Cécile Dérus

Les relations entre la Russie et la Chine de 1689 à 1860 : échanges diplomatiques et question des frontières

------DÉRUS Cécile. Les relations entre la Russie et la Chine de 1689 à 1860 : échanges diplomatiques et question des frontières, sous la direction de Françoise Lesourd. - Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3), 2017. Mémoire soutenu le 29/06/2017. ------

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Université Jean Moulin Lyon 3

Faculté des Langues

Lettres et Civilisation étrangères

Spécialité : Études Slaves

Master 2

Mémoire de recherche

Les relations entre la Russie et la Chine de 1689 à 1860 : échanges diplomatiques et question des frontières

préparé par Cécile Dérus

Sous la direction du Professeur Françoise Lesourd

Université Jean Moulin 2016-2017 Je tiens à remercier ma directrice de recherche Madame Françoise Lesourd pour ses précieux conseils qui m’ont aidée à réaliser ce mémoire. J’exprime ma reconnaissance à Madame Anne Maître, responsable des fonds slaves de la Bibliothèque Diderot de Lyon, pour sa grande assistance dans la recherche d’ouvrages nécessaires à la rédaction de mon étude. J’adresse aussi mes remerciements à Madame Constant, professeur d’anglais retraitée et à Madame Michèle Barge, institutrice en retraite, pour leur aide dans la relecture de ce travail. Je remercie également mes proches, qui m’ont encouragée et soutenue.

1 Avertissement

Pour ce travail de recherche, une décision dut être prise quant à la transcription des noms d’origine russe. Nous avons choisi d’utiliser la translittération française courante, pour faciliter la lecture de ce mémoire qui n’est pas entièrement un travail de slavistique1. En ce qui concerne les noms d’origine chinoise, nous avons préféré privilégier les pinyins pour écrire les noms des souverains de l’Empire Céleste. Vous pouvez trouver en annexe des petits tableaux pour connaître la prononciation correcte des pinyins. Pour les autres appellations d’origine chinoise et mandchoue, nous avons généralement utilisé une version romanisée (Wade-Giles). N’ayant aucune connaissance dans la langue mongole ou dans celle parlée au Turkestan et ne voulant commettre aucune bévue, l’auteur de ce mémoire a choisi d’utiliser les noms tels qu’ils sont présentés dans le livre de Peter Perdue, China marches West, the Qing conquest of Central Eurasia. London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010. Le calendrier julien fut adopté pour ce travail car il était celui qui était généralement employé dans l’Empire russe au XVII et XVIIIe siècle. Il est cependant important de préciser que la majorité des références concernant le XIXe siècle suivent le calendrier grégorien, une conversion a donc été effectuée. Pour passer du calendrier grégorien au julien au XIXe siècle, il faut retirer 12 jours.

1 Nous avons utilisé pour cela le tableau de Paris-Sorbonne disponible au lien suivant : www.recherches- slaves.paris-sorbonne.fr/Cahier9/Translitteration.doc. Les tableaux présentant les prononciations des pinyins p. 113 viennent du livre de Yuancun Virot-Xue, Mots et expressions clés du chinois. Studyrama, 2012, p. 12-13.

2 Introduction

L’étude des relations entre la Russie et l’Empire Céleste n’est pas un sujet nouveau. Nous pourrions étudier de nombreux aspects des relations entre ces deux pays. Mais, l’auteur de ce mémoire choisit de se pencher sur l’étude des relations diplomatiques et sur l’évolution du tracé de la frontière. Nous proposons de commencer l’étude de ces relations en 1689. Cette année-là, fut signé le premier traité officiel, le traité de Nertchinsk, entre l’Empire russe et l’Empire Qing. Plus encore, il est le premier traité de la Chine avec une puissance occidentale. Les contacts entre les deux pays ne datent pas des années 1680, ils remontent à l’époque de la dynastie des Ming qui précéda celle des Qing. Nous pouvons retracer les premiers contacts au XVIe siècle plus exactement. L'année 1689 marque aussi, et c'est important même si cela ne semble pas lié directement au sujet que nous présentons, l'accession au trône de Pierre le Grand, le Tsar qui permit à l'Empire russe de se positionner en tant que puissance émergente sur la scène européenne. Notre réflexion couvrira une période de près d’un siècle et demi, mais cela n'est pas sans raison. Le choix de la date de fin, 1860, a été réfléchi. En effet, à cette époque eurent lieu plusieurs événements importants qui nous permettent d’arrêter cette réflexion sur les relations entre les deux Empires à ce point et qui permettent d’appréhender toute cette période comme un ensemble cohérent. En 1860, entre la Russie et l’empire du Milieu fut signé le dernier des traités inégaux des années 1850-1860, celui que nous pouvons considérer comme une synthèse et une légitimation des deux précédents et qui remplaça le traité de Kiakhta qui avait assuré pendant plus de cent ans la stabilité des relations entre les deux contrées : il s’agit du traité de Pékin. Après ce traité, la délimitation de la frontière de l’Amour, zone qui suscita un grand intérêt en Russie, ne subit plus de changements majeurs. De plus, par celui-ci, l’Empire russe se vit confirmer légalement de nouvelles acquisitions territoriales d’une taille significative dans la région de l’Amour et de l’Oussouri, bien que dans les faits, ces régions étaient déjà depuis quelques années sous le pouvoir de la Russie. Celle-ci devint, grâce à son accès au Pacifique, une puissance maritime au même titre que les autres puissances européennes rivales présentes sur le territoire chinois. Nous assistons à une victoire territoriale russe qui nous montre une

3 situation bien différente de la fin du XVIIe siècle. Nous pouvons encore ajouter qu’en 1860 est fondée la ville de Vladivostok. Cette appellation est des plus significatives car en français « Vladivostok » peut se traduire par « Maître de l’Orient ». La Russie semble donc s’autoproclamer Maître de cette partie du monde. Auparavant, si nous avions dû attribuer un tel titre à un pays, nous aurions sans doute choisi la Chine. L’étude des relations diplomatiques de ces contrées et de l’évolution de la définition de la frontière nous amène à étudier les différents échanges qui eurent lieu entre les deux Empires : des échanges économiques, politiques et à nous pencher sur différents types de documents : des traités, des livres de comptes, des lettres… Donc pour percevoir cette évolution qui se produisit, autant dans les relations diplomatiques entre les deux pays, que dans la définition de la frontière, nos sources premières sont des traités russes et des écrits diplomatiques comme par exemple les instructions notifiées par les Tsars à leurs ambassadeurs. Bien qu'étudiant le chinois, l'auteur de ce mémoire ne possède pas une maîtrise suffisante du mandarin pour pouvoir lire et étudier des écrits relatifs à la diplomatie chinoise. De ce fait, le travail suivant adoptera plus facilement un point de vue centré sur la Russie que sur l'empire du Milieu, tout en ne le rejetant pas. Ainsi, il serait intéressant d’étudier pour quelles raisons et de quelles manières ces deux Empires vont développer des relations, se heurter, chercher à s’amadouer et à se dominer. L’aspect des relations diplomatiques qui se révèle d’abord à nous et ce depuis le début des relations officielles de la Russie avec l’Empire Céleste (après 1689) est de nature commerciale. Les relations commerciales, à une époque où les distinctions entre commerce et diplomatie sont encore très floues, semblent privilégiées par l’Empire russe. Nous pourrions donc étudier quelles en sont les intérêts, les spécificités et analyser le système de traité qui les garantit. Mais il ne faudrait pas résumer les relations entre les deux pays à des échanges de nature purement commerciale. Nous ne pourrions pas expliquer les variations de la politique de l’Empire du Milieu envers la Russie simplement par ces points. Il faudrait donc se demander si les peuplades limitrophes n’ont pas eu aussi une influence sur l’évolution des relations diplomatiques entre les deux Empires. C’est une question importante pour les cerner surtout au XVIIIe siècle, siècle durant lequel l’Empire Qing atteignit son apogée et en parallèle, l’Empire djoungar, disparut de l’Histoire. Enfin, il serait intéressant de se poser une autre question. Avec le XIXe siècle, nous observerons un changement dans l’équilibre des relations diplomatiques de plus en plus clair qui permit à

4 la Russie de se proclamer « Maître de l’Orient ». Il serait donc pertinent de se demander si la pénétration commerciale de la Russie, constatée dès la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle était un précurseur d’une expansion territoriale.

5 Partie I : Des premiers contacts au XVIIIe siècle : les intérêts économiques de l’Empire russe

Chapitre I. Le commerce, un intérêt premier pour la Russie depuis le début des relations diplomatiques entre les deux pays

1) Des premiers contacts à la « crise d’Albazine » : résumé concis du début des relations entre les deux pays jusqu’en 1689

Afin de comprendre ce qui amena ces deux Empires en expansion à se côtoyer et surtout à signer, au début de la période que recouvre notre étude, le premier traité entre la Russie et la Chine, qui résolut la première crise « majeure » entre les deux contrées, il convient d’abord d’expliquer de façon concise l’expansion russe en Sibérie et les premiers contacts qui se sont alors noués entre les deux pays. Au XVIe siècle, avec la prise de Kazan2, commença l’avancée des Russes, des Cosaques vers l’Est et ainsi, l’expansion de l’Empire dans une contrée encore largement inconnue. Ce sont les Cosaques de la Volga qui, les premiers, entamèrent l’exploration de la Sibérie. Au départ de la ville de Tioumen, (première ville de Sibérie construite en 1586), en suivant les voies fluviales, ils explorèrent toute la Sibérie. Débuta alors l’époque de la construction de villes comme Tomsk, Iakoutsk, Nertchinsk, Irkoutsk… Au Sud, dans la région de l’Amour, qui avait une sorte de pouvoir d’attraction, les Cosaques se retrouvèrent face à face avec les Chinois3. Les premières mentions de l’existence d’un Empire sédentaire au-delà de ces grandes étendues de déserts et de steppes, sont cependant datées du XVIe siècle. Cet Empire leur semblait toutefois bien lointain et tenait plus du rêve que de la réalité. En 1608, le voevoda de Tomsk décrivait ainsi la Chine4 :

Au-delà du pays d’Altan des Mongols, à trois mois de voyage, se trouve le pays de « Kitai ». Là on trouve des villes bâties en pierre et des maisons comme on en trouve à

2 Alexandre Bennigsen, Russes et Chinois avant 1917. Paris, Flammarion, coll. Questions d'histoire, 1974, p. 34. 3 Hélène Carrère d'Encausse, L'Empire d'Eurasie, une histoire de l'Empire russe de 1552 à nos jours. Fayard, 2005. 4 Alexandre Bennigsen, op.cit., p. 36. Le mot utilisé pour parler de la Chine, “Kitai”, est le nom utilisé par les Russes pour désigner la Chine. Nous trouvons une définition un peu plus précise dans ce même livre dans le glossaire p. 173

6 Moscou. Le tsar de Kitai est plus puissant qu’Altan Khan, souverain de la Mongolie. Il y a beaucoup d’églises dans les villes avec des clochers qui sonnent. Mais ces églises n’ont pas de croix et nous ne savons pas à quelle religion ils appartiennent. Les gens vivent comme les Russes. Ils ont des armes et font le commerce avec de nombreux pays desquels ils obtiennent des objets précieux du monde entier.

Grâce aux propos du prince Volynski, nous percevons quels avantages les Russes purent tirer de leur relations avec ce pays « Kitai ». Ils essayèrent rapidement de rentrer en rapport avec l’empire du Milieu mais la première tentative, initiée par le voevoda de Tomsk en 1608 fut un échec car le Cosaque envoyé ne put passer la Mongolie5. L’entreprise diplomatique de la Russie envers la Chine se développa durant le XVIIe siècle. En résumé, toutes les ambassades, qui se déroulèrent jusqu’en 1689, furent des échecs pour différentes raisons : problèmes dans les titres, problèmes avec le cérémonial chinois6 … Après cette brève contextualisation, il convient de se pencher sur la dispute de la vallée de l’Amour d’où dériva le Traité de Nertchinsk. Les premiers renseignements à propos de la région parvinrent aux colons en 1632 après la construction de Iakoutsk7, puis Maxime Perfiliev en entendit parler de nouveau par des Toungouses. Toutes ces informations ne furent obtenues qu’indirectement. La première tentative pour obtenir directement des précisions eut lieu en 1643. Entre ce moment et 1665, date de la fondation d’Albazine, les Russes, Cosaques et les Chinois entrèrent en conflit. L’expansion des Russes dans cette région fut stoppée durant quelques années par les Chinois8. La situation changea cependant en 1665. Le polonais Tchernigovski - un hors-la-loi en fuite - ainsi qu’un groupe d’une centaine de personnes arrivèrent à Albazine (l’ancienne capitale d’Albazi, un prince vassal de l’Empire Qing) et construisirent à cet emplacement une forteresse. L’existence d’une telle ville sur des terres qu’ils considéraient comme leur

5 Auparavant, en 1567, deux Cosaques nommés Petrov et Yalichev, sont parvenus à Pékin mais ils n’étaient pas porteurs de message ou de tribut donc ils ne furent pas reçus par l’empereur Ming. 6 Les envoyés devaient effectuer entre autres le kou tou, une « cérémonie de génuflexion exigée de tous les ambassadeurs reçus en audience par l’empereur de Chine. Le refus des envoyés russes de se plier au kou tou était généralement la cause des échecs des ambassades ». Par ce geste, le souverain de l’émissaire se reconnaissait vassal de l’Empereur d’où, semblerait-il, un refus des envoyés russes de se plier à ce cérémonial. 7 Mark Mancall, Russia and China, Their diplomatic relations to 1728. Cambridge. Harvard University Press, 1971, p. 20 sqq.. 8 Cf. en annexe p. 117 « Tribal peoples and Russian settlements in the sixteenth and seventeenth centuries ».

7 appartenant mécontenta les Qing9. Albazine subit ensuite pendant plus d’une vingtaine d’années divers affrontements avec les forces mandchoues, la majorité de ces combats finissant par un échec des Russes. L’apogée des affrontements autour de cette ville entre les Russes et les Chinois se déroula dans les années 1680. C’est à cette époque, que l’empereur Qing Kangxi10 (1654- 1722) finit d’installer fermement son pouvoir, de mater les révoltes et de récupérer les terres qui lui manquaient encore en 164411. L’inquiétude principale des Qing, outre la présence des Russes sur une terre qui leur appartiendrait nominalement, était la proximité des Russes avec leur terre d’origine, la Mandchourie. De plus, leur présence dans la région les empêchait également de se concentrer sur un problème qui dura encore environ quatre- vingts ans : la question djoungare. Avant d’attaquer les Russes, l’empereur Kangxi mit en place, durant les années 1670-1680, toute une série de mesures pour pouvoir les défier. Grâce à ces mesures et à une remarquable efficacité, les Qing purent s’établir sur les berges de l’Amour. Toutes ces actions des Chinois ne passèrent pas inaperçues aux yeux des Russes. Ils connaissaient leurs objectifs au moins depuis 1681 car nous apprenons par une lettre du voevoda de Nertchinsk qu’un officier avec de larges unités s’était présenté à Albazine, pour demander à entrer en pourparlers avec eux. Une délégation avait été formée pour répondre aux questions des Chinois. L’une d’elles était la raison de la présence d’une forteresse sur la rivière Zeia. Cette délégation a dû faire face à une forte intimidation des Chinois qui leur posèrent un ultimatum : ils devaient quitter la Zeia. A partir de ce moment, les Russes essayèrent de créer une défense dans la vallée de l’Amour. La présence de troupes chinoises proches d’Albazine pour « chercher des fugitifs » ne laisse pas l’ombre d’un doute dans l’esprit des habitants d’Albazine : l’attaque ne concernerait pas seulement le fort sur le Zeia. La situation ne fit qu’empirer en 1682. La raison n’était pas seulement le refus des Russes de démolir ce fort, mais s’y ajoutaient les plaintes de plus en plus

9 Depuis 1644, la précédente dynastie des Ming a été renversée et remplacée par une dynastie d’origine mandchoue, la dynastie des Qing. Cette dynastie est la dernière que va connaître la Chine. Elle prendra fin en 1911. 10 Le nom de « Kangxi » est le nom chinois de l’Empereur. Chaque empereur Qing a un nom personnel, un nom de règne chinois et un mandchou. Il faut donc faire attention à cela dans les documents. Dans le cas de Kangxi par exemple, son nom personnel est Xuanye et son nom de règne mandchou « Elhe taifin ». 11 Voir pour plus de renseignements Peter C. Perdue, China marches West, the Qing conquest of Central Eurasia. London. The Belknap Press of Harvard University Press, 2005. “Kangxi the ruler” p. 133.

8 nombreuses des chasseurs mongols locaux et le refus catégorique du gouvernement russe de renvoyer le « transfuge12 » Gantimour. Nous pouvons percevoir clairement l’irritation du souverain Qing dans sa lettre au nouveau voevoda d’Albazine Alexei Tolbouzin, qui fut un des derniers avertissements avant l’utilisation de la force13 :

Vous vous êtes installés sur mes domaines, pourchassant mes tributaires, persécutant mes chasseurs et pillant leurs réserves de fourrures. Vous avez donné asile au fuyard Gantimur et à sa suite. Partout le long de mes frontières, vous ne causez que des troubles. Aussi, en tant que Bogdokhan14, j’ai envoyé mon armée contre vous pour vous exterminer .

C’est un des derniers et non pas le dernier car il est à noter que l’Empereur envoya aussi des lettres en mai 1683 au Tsar demandant la destruction d’Albazine. Il ne faudrait pas croire que Moscou ne fit rien pour défendre l’Amour contre les Mandchous. Cependant, une multitude de problèmes logistiques, le manque de troupes et les soucis de commandement à distance ainsi que, semblerait-il, un certain manque d’intérêt des voevody de Sibérie rendirent cette défense impossible. En 1684, lors de la première attaque, il semble que la seule chose qui restait aux Albaziniens était la résistance ; bien que celle-ci ait semblé vaine par un manque de population et de moyens suffisants pour se défendre. L’empereur Qing était confiant dans leur victoire. Ses propos à son garde-officier favori le montrent clairement « Because our army is excellent and our equipment strong, in the long run the Russians cannot resist us, and they must offer up our territories and return our cities »15. Et en effet, la forteresse ne tint pas sous les assauts chinois. L’armée chinoise comptait environ trois mille hommes et fut menée par le Duc Pengcun. Avant de commencer le siège, celui-ci lut aux habitants un édit demandant qu’ils se rendent, ce qu’ils ne firent pas. Le siège ne dura pas longtemps. Le 23 juin, il commença l’attaque et quelques jours plus tard eurent lieu les négociations. La majorité des habitants, environ six cents, demandèrent à pouvoir retourner à Nertchinsk.

12 Le mot « transfuge » est adopté par Gaston Cahen dans ses ouvrages. On trouve une définition de ce mot dans « Les relations de la Russie avec la Chine et les peuplades limitrophes à la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 94, Fasc. 1 (1907), p. 49, « Il faut entendre par « transfuges » les gens qui passent la frontière de l’un ou de l’autre empire sans autorisation spéciale. Russes et Chinois les considèrent comme des déserteurs. ». 13 Pour voir la lettre qui suit dans son intégralité,voir Alexandre Bennigsen, op. cit., p. 107-108. 14 Ce nom est ici le titre utilisé pour désigner l’empereur de Chine. 15 Mark Mancall, op. cit., p. 132.

9 Sur le chemin de retour, quarante cinq hommes et leurs familles décidèrent de se rendre aux Mandchous. Certains allèrent à Moukden, d’autres à Pékin, ces derniers sont ceux que l’on va appeler les « Albaziniens ». Ceux qui souhaitaient revenir à Nertchinsk ne tardèrent cependant pas à demander à retourner à Albazine16. Alors qu’ils ne devaient repartir vers leur cité que pour récupérer leurs récoltes et s’installer ailleurs, ils reconstruisirent le fort d’Albazine. Cette nouvelle présence des Russes provoqua la levée d’une nouvelle armée en 1686 qui entama, elle aussi, un siège. Celui-ci fut bien plus long, car il dura dix mois. Le voevoda fut tué durant cet affrontement et remplacé par son lieutenant Baïton. C’est à peu près à ce moment-là (le 31 octobre) que des Courriers17, Nicéphore Venioukov et Ivan Favorov, arrivèrent à Pékin pour annoncer l’arrivée d’une ambassade.

2) Le premier traité de l’Empire Qing avec une puissance occidentale : le Traité de Nertchinsk

Avec la réception de deux lettres de l’empereur Kangxi le 15 novembre 1685, la Russie obtint de rentrer en pourparler avec l’empire du Milieu. Les lettres réclamaient encore l’évacuation d’Albazine et auraient indiqué des dispositions assez conciliantes à l’égard de la Russie18. Cette dernière saisit donc l’occasion qui s’offrait à elle. Les Tsars Pierre et Ivan choisirent de nommer comme ambassadeur Fiodor Alexeevitch Golovine, fils du voevoda de Tobolsk. Il obtint le titre de « Haut Ambassadeur plénipotentiaire ». L’ambassade était aussi composée de I.A. Vaslov, le voevoda de Nertchinsk, présent en tant que deuxième envoyé. C’est ce dernier qui renseigna Golovine sur l’Amour, étant donné le peu de connaissance de Moscou sur ce secteur. Selon les Jésuites présents du côté des Qing, le voevoda avait cependant des opinions bien définies sur la région de l’Amour, qui

16 Il s’agit du 10 juin 1685 plus précisément. 17 Il est important de faire la distinction entre les différents titres des envoyés à la Cour de l’Empire Céleste. Cette distinction est clairement expliquée par Gaston Cahen en note de bas de page dans « Les relations de la Russie avec la Chine et les peuplades limitrophes à la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 94, Fasc. 1 (1907), p. 45-62, « Les « Courriers » « Gontsy », ne sont que des porteurs de messages. Les « Envoyés » « Poslanniki », ne doivent pas être confondus avec les « Ambassadeurs », « Posly », dont le rang est supérieur. Ainsi Izbrant Ides n’était que « Poslannik », Izmaïlov « Envoyé Extraordinaire », et seuls les chefs des deux plus grandes ambassades dans la période considérée, Golovine et Savva Vladislavitch, eurent le titre, le premier, d’« Ambassadeur Plénipotentiaire », le second, d’ « Envoyé Extraordinaire et Ministre Plénipotentiaire ». 18 Gaston Cahen, Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan, 1912 p. 33.

10 n’étaient pas toujours les mêmes que celles du Gouvernement russe19. Cette ambassade était aussi composée de Semion Kornitski, un secrétaire de haut-rang et d’Andreï Belobotski, qui servait en tant que traducteur de latin. De plus, des clercs, des secrétaires, des courtiers accompagnaient les envoyés ainsi que cinq cent six soldats, auxquels se rajoutèrent en Sibérie mille quatre cents Cosaques. Quand les deux courriers arrivèrent à Pékin, ils annoncèrent l’arrivée du nouvel ambassadeur et délivrèrent, dans un même temps, une lettre des Tsars demandant une clarification de la situation de la région de l’Amour et exprimant un espoir pour une paix future avec l’Empire Qing. L’empereur mandchou voulait limiter autant que possible l’usage de la force militaire ; c’est pourquoi peu de temps après la réception de la lettre, le 3 Novembre 1686, il ordonna la levée du siège d’Albazine. Il communiqua aux Courriers cette dernière information et l’ordre arriva à Albazine juste avant une attaque de Langtan, un des membres les plus importants du côté mandchou déjà présent en 1685. Il faut savoir qu’à ce moment-là il ne restait plus que soixante-six hommes vivants dans Albazine. Mais leur situation ne fit qu’empirer à cause de la maladie et du manque de nourriture. Fin décembre, il ne demeurait plus qu’environ vingt hommes dont Baiton, malades et en état de malnutrition,. De son côté, l’ambassadeur partit de Moscou le 26 janvier 1686 et arriva à Selenginsk, lieu choisi pour entamer les négociations, le 22 octobre 168720. Accompagné d’une escorte diplomatique et militaire, il allait servir durant ces négociations à la fois de diplomate et de général. Il était parti de Moscou avec des instructions strictes, qui lui avaient été fournies au début de l’année 168621. De celles-ci, nous pouvons dégager deux thèmes centraux : le commerce et la politique22. La Chine était vue par la Russie comme un marché plein de potentiel. L’ambassadeur reçut au total trois séries d’instructions avant le

19 Voir dans le livre de Mark Mancall, op. cit., p. 143. 20 Un problème s’est posé pour certaines des dates citées en effet, malgré l’utilisation d’un même calendrier certaines dates ne sont pas les mêmes entre le livre de Gaston Cahen cité ci-dessous et celui de Mark Mancall cité ci-dessus. Par exemple, dans les deux livres Golovine part le 26 janvier 1686 mais il n’arrive pas à la même date à Selenginsk dans les deux. Il arrive le 22 octobre dans celui de G. Cahen et le 25 dans celui de M. Mancall (voir page 37 pour le premier et page 143 pour le second). Le problème s’est posé de nouveau pour les dates de réception des deuxième par exemple. Nous avons choisi de noter celles présentées par Gaston Cahen, pour être en accord avec le choix que nous avons fait un peu plus loin quant à la date du début des négociations du traité de Nertchinsk. Malgré ce choix, l’auteur de ce travail de recherche, n’étant pas un spécialiste, tient à indiquer les autres dates qui ont été trouvées. 21 Ces instructions sont disponibles, en annexe, dans le livre de Gaston Cahen, op. cit., p. III-VII en russe et en français et sont aussi disponibles dans le livre d’Alexandre Bennigsen, op. cit. p. 109-110 mais ce ne sont que les points essentiels de la première série d’instructions. 22 Gaston Cahen, op. cit., p. 36

11 début de la conférence : le premier est celui précédemment mentionné, le second daté du 14 juin 1687 et signé par le diacre de la Douma Fiodor Leontievitch Chakloviti traite presque exclusivement de la question de la frontière, la troisième gramota est datée du 29 octobre 1688. Le premier point, qui semble particulièrement important dans les instructions de Golovine est la question du commerce23. Il devait demander l’envoi d’ambassadeurs, « des indigènes de [leur] empire »24 à Moscou et devait aussi s’informer des voies fluviales, pour un certain nombre de fleuves listés, que les Russes pourraient emprunter pour aller en Chine. De plus, Golovine devait demander à ce que le commerce, que ce soit d’importation ou d’exportation, soit autorisé. Un des autres points les plus importants est celui concernant la frontière entre les deux Empires ; une frontière qui n’avait jamais été définie auparavant et représentait la cause la plus évidente de conflit entre les deux pays25. Sur ce point, Golovine reçut plusieurs séries d’instructions fondamentales qui ont modifiées les ordres quant à la définition de la frontière. Dans la première série, la frontière était fixée à l’Amour ou si cela n’était pas possible à ses affluents, la Bystra et la Zeia ou sinon à Albazine : là est la limite autorisée à Golovine. Le fort devait rester entre les mains des Russes et ceux-ci devaient garder des privilèges commerciaux. La série de juin, qui devait rester secrète est composée de sept articles. Golovine avait la permission d’accepter la destruction des forts présents, dont Albazine, en contrepartie de relations commerciales. Ici résidait l’intérêt de la Russie pour des relations commerciales avec la Chine. Mais, pour ces deux grands Empires, il en existait un d’un tout autre ordre dans la délimitation de frontières : la gestion de la mobilité des populations.26 Quand les frontières ne sont pas définies, les populations locales peuvent changer d’allégeance assez aisément, ce qui était problématique pour les deux pays. Le troisième point important, et non le moindre, abordé dans ses instructions est la question des « transfuges ». Golovine devait annoncer que Moscou était prêt à renvoyer les fugitifs à l’exception, importante, de Gantimour et de ses proches27. Gantimour est un chef toungouse qui vivait à l’origine près de la rivière Nertcha28 mais qui avait fui dans le Sud 23 Quelques-unes seraient les mêmes que celles de Milescu envoyé en Chine entre 1675-1678. Ibid., p. 37. 24 Ibid., p.IV. 25 Mark Mancall, op. cit., p.141-146. 26 Peter C. Perdue, “Boundaries, Maps, and Movement: Chinese, Russian, and Mongolian Empires in Early Modern Central Eurasia”. Taylor & Francis, Ltd., The International History Review, Vol. 20, No. 2 (Jun., 1998), p. 263-286. 27 Ibid., p.267-268 surtout ou Mark Mancall, op. cit., p.144. 28 La cité de Nertchinsk est donc bâtie sur les anciennes terres de Gantimour.

12 pour éviter les demandes de tribut des Cosaques. Néanmoins entre 1666 et 1667, il prit de nouveau la fuite mais cette fois, pour se placer sous contrôle russe. En 1686, la Russie n’envisageait en aucun cas de retourner Gantimour sous prétexte de son changement de religion, mais elle refusait aussi de le rendre aux Mandchous car les autres populations s’étant placées sous leur contrôle risqueraient aussi de changer de camp. Les négociations n’eurent cependant pas lieu à Selenginsk comme prévu mais à Nertchinsk. En effet, les deux camps essuyèrent des problèmes qui amenèrent à modifier le lieu de rencontre. Golovine et le reste de son ambassade se retrouvèrent assiégés à Selenginsk par des Mongols en fuite à cause de l’avancée de l’armée de Galdan, chef des Djoungars, qui lui aussi cherchait à étendre son empire. Golovine réussit à mettre un terme à ce siège fin mars 1688 et décida alors de se venger. Il mena ses soldats vers le Khilok, où se trouvaient les Mongols et les battit le 30 septembre. Il leur imposa ensuite un traité de soumission. De leur côté, les Mandchous s’étaient heurtés à l’armée de Galdan et avaient été contraints de revenir à Pékin. Ivan Loginov, membre de l’ambassade fut envoyé à Pékin par Golovine et s’informa du lieu de conférence. Nertchinsk fut choisi car plus éloigné des manigances de Galdan. Les ambassadeurs chinois arrivèrent fin juillet et les Russes peu après29. La composition de l’ambassade mandchoue montre l’intérêt que portait Kangxi à ces négociations. Ses ambassadeurs, au nombre de sept, étaient tous des membres importants de l’Empire. Nous pouvons citer par exemple l’oncle de l’Impératrice, le prince Songgotu30, le président du Lifan Yuan31 ou encore l’oncle maternel de l’Empereur. Il est bien sûr crucial de noter la présence des Jésuites du côté mandchou. Les négociations commencèrent le 12 août 168932. La demande des Russes d’une stricte égalité entre les deux camps, fut à peu près observée ce qui montre une disposition conciliante des Mandchous en ce qui concerne le cérémonial33. Les Chinois possédaient

29 Il reçut à peu près à ce moment-là une gramota du Prikaz de Sibérie qui lui demandait de détruire Albazine si les Chinois demandaient sa reddition. 30 Le nom de ce prince peut aussi être trouvé écrit , entre autres, « Songotu ». 31 Le « Lifan yuan » est le bureau chargé de la surveillance des « Barbares du Nord ». Il est intéressant de noter que les Russes sont comptés parmi ceux-ci. 32 Nous retrouvons dans ce cas-là, le problème mentionné auparavant. M. Mancall et P. Perdue écrivent que les négociations ont commencé le 22 août et non le 12 août comme G. Cahen. Nous avons cependant choisi de noter ici la date proposée par G. Cahen car la date de fin de négociation et de signature de traité de Nertchinsk est en accord avec celle présente sur le traité de Nertchninsk suivant que nous avons étudié : Нерчинский договор 27-го августа 1689 год (Договор N° 44) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Россия, Том 3, 1891, с. 175-178. 33 Mark Mancall, op. cit.,.p. 153-156.

13 une vision « verticale » des relations entre les Nations. Si nous simplifions quelque peu nous pouvons dire qu’ils plaçaient la Chine sur un piédestal et les autres pays à un rang bien inférieur. Les Russes, eux, adoptaient un point de vue « horizontal » : toutes les Nations étaient au même niveau34. Malgré des difficultés de protocole au début des négociations, celles-ci purent continuer. Seulement à trois reprises, les ambassadeurs se rencontrèrent durant des séances plénières. Le reste des échanges se fit grâce à des messagers de second rang. Les Jésuites présents, Jean-François Gerbillon et Thomas Pereira, jouèrent un rôle important aussi dans ces négociations. Le choix de la langue latine comme langue officielle donna aux Jésuites un rôle d’intermédiaires indispensables. Ne pouvant faire face à la pression des Mandchous, qui étaient en large supériorité numérique, Golovine fut obligé de céder sur plusieurs points. Le traité qui ressortit de ces échanges et qui fut signé le 27 août, peut être perçu comme un compromis35 36 . Le traité de Nertchinsk37, qui fait foi, est écrit en latin et composé de six articles. Nous distinguons, comme dans les instructions de Golovine, trois thèmes clés : le commerce, la frontière et les transfuges. La question du commerce n’est que peu abordée dans ce traité. Dans l’article 6, il est seulement indiqué que le commerce entre les deux pays était maintenu et que les marchands qui voulaient aller commercer dans l’autre pays devaient avoir un document officiel montrant qu’ils en avaient l’autorisation. C’est une concession des Mandchous. Les conditions relatives au commerce furent mieux définies dans les années suivantes.

Ayant égard au présent traité de paix et d’union réciproque entre les deux couronnes, toutes sortes de personnes de quelque condition qu’elles puissent être pourront aller et venir réciproquement, avec toute sorte de liberté, des terres sujettes à l’un des deux Empires dans celles de l’autre pourvu qu’ils payent les patentes par lesquelles ils confirment qu’ils

34 В.С. Мясников, “Россия и Китай: контакты государств и цивилизаций”. Общественные науки и современность. № 2, 1996, c. 72-80. Mais là aussi il faudrait quelque peu nuancer cette affirmation car même pour les États occidentaux qui suivent ce principe tous les pays ne sont pas vus comme égaux. 35 Mark Mancall, op. cit., p. 156-158. 36 Une traduction en français du traité de Nertchinsk est disponible dans le livre de Alexandre Bennigsen, op.cit., p. 110-113. Il faut cependant faire attention car les noms utilisés ne sont pas les noms qu’utilisent les Russes. 37 Voir Нерчинский договор 27-го августа 1689 год (Договор N° 44) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Россия, Том 3, 1891, с. 175-178.

14 viennent avec permission : et il leur sera permis de vendre et d’acheter tout ce qu’ils jugeront à propos, et de faire un commerce réciproque.38

Pour la question des transfuges, il est intéressant de noter que dès la signature du traité les transfuges devaient retourner dans leur pays d’origine. Cette mesure ne concernait donc en rien ceux qui avaient fui avant la signature. Le problème de Gantimour et de ses proches était donc réglé. Il est aussi précisé dans l’article 5 que les populations autochtones devaient rester là où elles étaient. Le problème des changements d’allégeance était donc aussi résolu. Le traité aborde aussi les problèmes de vols, meurtres, chasses et pillages mais la question de la frontière, sans doute la plus complexe, est celle qui comporte le plus d’articles. Grâce à ce traité, nous pouvons aisément nous apercevoir d’un manque de connaissance de la géographie de cette région dans les deux pays. La Russie fut celle qui perdit le plus de territoires par la définition de cette frontière. Elle fut dépouillée de la région de l’Amour et des revenus qu’elle en tirait39. Mais elle espérait compenser avec le commerce qui avait été assuré. La frontière passait entre Albazine, le fort devait être détruit (article 3), et Nertchinsk. Au début de l’article 1 et 2, il est écrit40 :

38 Cette traduction vient du livre de Alexandre Bennigsen p. 112-113. 39 Alexandre Bennigsen dans son livre p. 59 mentionne une perte de revenus qui s’élevait à dix milles roubles en peaux de zibeline par an. 40 La traduction suivante ne vient pas du livre de A. Bennigsen. C’est une traduction qui est proposée par l’auteur de ce mémoire.

15 La rivière nommée Gorbitsa, qui en descendant se jette dans la rivière Chilka, depuis le côté gauche, située près de la rivière Tchiornaia, deviendra une frontière entre les deux Empires. Pareillement, depuis les hauteurs de cette rivière, la puissance des deux États est séparée par les « montagnes de pierre » qui commencent depuis les hauteurs de la rivière et continuent jusqu’à la mer ; ainsi toutes les rivières, petites ou grandes, qui se jettent dans l’Amour depuis le versant sud de ces montagnes seront à l’Empire Qing. De même, toutes les rivières qui coulent depuis l’autre coté de ces montagnes seront sous la domination de l’Empire russe [….] (article 2) De plus, la rivière nommée Argoun, qui se jette dans la rivière Amour servira de frontière.

Les « montagnes de pierres » mentionnées sont les monts Stanovoï41. La région située entre ces monts et la mer d’Okhotsk resta un « no man’s land ». Les deux pays n’avaient pas encore une connaissance géographique suffisante sur la région pour pouvoir définir la frontière. Le fort d’Argoun ne fut pas détruit, au contraire d’Albazine, mais déplacé sur la rive gauche de la rivière qui porte le même nom. Ainsi sont définies pour la première fois les relations entre les deux Empires. Ce traité fut appliqué jusqu’aux traités suivants dans les années 1720.

3) Le rôle des Jésuites dans la diplomatie : des intermédiaires indispensables dont les pays vont vouloir s’affranchir

Durant la conférence du Traité de Nertchinsk en 1689, il a été mentionné la présence de deux Jésuites qui servirent d’intermédiaires entre les deux camps, P. Gerbillon et Pereira. Il conviendrait d’abord, avant d’expliquer plus précisément le rôle de ces Jésuites dans la conception du premier traité entre l’empire du Milieu et une puissance occidentale, de décrire rapidement la mission des Jésuites en Chine42. Ils avaient une position importante à la cour des empereurs chinois puis mandchous, tout du moins pour les premiers des empereurs Qing. Ils servirent par exemple comme astronomes. Un des

41 Natalia Platononva, « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762», Histoire, économie & société, N°3(30e année), 2011, p. 7-8, Armand Colin. 42 Joseph Dehergne, « Jésuites en Chine ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis.

16 plus célèbres apports des Jésuites, sous le règne de Kangxi, est sans doute leur atlas (Huangyu Quanlan Tu), qui permet de découvrir des cartes de la Chine43. Ils avaient su gagner la confiance de l’empereur Qing, Kangxi, en lui dévoilant leurs connaissances du monde, aspect alors inconnu de l’Empereur, et en l’instruisant en géométrie ou encore en lui procurant des armes. Mais les Jésuites jouèrent, semblerait-il, un rôle important dans la diplomatie, et pour ce qui nous concerne, dans les relations diplomatiques entre l’Empire du Milieu et l’Empire russe. Avant même la conférence pour le traité de Nertchinsk, alors qu’ils étaient dans la cour mandchoue, ils aidèrent à plusieurs reprises les Russes, et ce, au détriment de leur hôte. Nous pouvons citer le soutien apporté par les Jésuites, ou tout particulièrement par le Jésuite Ferdinant Verbiest à Milescu44 lors de son séjour à Pékin45. Il était devenu un des intermédiaires en chef et un interprète pour les affaires relatives aux Russes. Il montra, comme le firent d’autres Jésuites par la suite, une volonté d’aider Milescu. En effet, une fois qu’ils étaient ensemble et que Milescu dictait en latin la lettre du Tsar au Jésuite, un jeune homme apparut soudainement. Le Jésuite se mit à parler en latin et feignit de lire en retour. Il expliqua ensuite au représentant du Tsar que ce jeune inconnu était un favori de l’Empereur qui devait vérifier si Milescu pouvait bien converser en latin. Le Jésuite n’agissait pas sans interêt : il voulait ouvrir une voie entre Rome et Pékin, qui passerait par Moscou. Mais cela ne minimise pas la valeur des informations apportées par Ferdinant Verbiest. Le plus intéressant pour nous, dans le cadre de l’étude des relations diplomatiques entre la Russie et la Chine depuis 1689, est la révélation à l’ambassadeur des plans pour l’Amour pour la prochaine décennie des Mandchous46. Il lui aurait été dit que les Mandchous, qui auparavant n’avaient pas fait le lien entre les Cosaques présents sur l’Amour et les ambassades russes, avaient maintenant compris que Nertchinsk et Albazine n’étaient pas indépendants. Il aurait aussi prévenu l’ambassadeur que les Mandchous se serviraient de la fuite de Gantimour pour comprendre les buts des Russes. Il aurait aussi ajouté que si le Tsar refusait de retourner Gantimour, il devrait se préparer à guerroyer car les Mandchous seraient prêts à le faire et à prendre Nertchinsk et Albazine.

43 Peter C. Perdue, art.cit., p. 263-286. 44 Milescu, de son nom complet Nikolaï Gavrilovitch Spathari, a été envoyé en Chine pour représenter le Tsar de 1675 à 1678. Pour en savoir plus, voir dans le livre de M. Mancall p. 65-110. 45 Mark Mancall, op. Cit., p.98-101. 46 Selon Mark Mancall p. 100, il n’est cependant pas sûr que le Jésuite ait vraiment eu accès aux plans militaires des Qing. Mais dans son spisok, Milescu cite Verbiest comme étant sa source d’information, quand il décrit avec une grande exactitude le cours des événements de la prochaine décennie.

17 Nous pouvons ensuite nous pencher sur l’époque de l’apogée de l’influence des Jésuites dans la diplomatie entre les Russes et les Chinois : 1689 et la conception du traité de Nertchinsk. Les vrais vainqueurs de cette conférence ne seraient pas les Mandchous comme nous pourrions le penser mais les Jésuites47. Les Jésuites ont réussi ce tour de force en imposant le latin comme langue faisant foi pour la diplomatie entre les deux pays. En effet, le problème au début était de choisir dans quelle langue communiquer. Aucune des parties ne pouvait imposer sa langue natale à cause de « l’illusion d’égalité » qui devait permettre le bon déroulement des négociations entre ces deux Empires. Il ne faut cependant pas croire qu’aucun des deux belligérants n’avait de traducteur de la langue de la partie opposée : les Mandchous avaient un traducteur de russe mais ils ne l’ont pas employé. Ils ne pouvaient donc pas mener ces négociations en mandchou, en chinois ou en russe. Il restait donc à choisir entre le mongol et le latin. Le premier jour, ils décidèrent d’utiliser le latin, n’ayant que peu de confiance dans les capacités des traducteurs de mongol. Cette langue des Jésuites leur semblait plus objective. Les Russes pourtant comprirent vite, semblerait-il, que les Jésuites ne traduisaient pas fidèlement la totalité des échanges, ils auraient ajouté des mots et les Jésuites les auraient empêchés à plusieurs reprises d’adopter la langue mongole à la place du latin. Ils se seraient assurés ensuite que les deux camps ne se parleraient pas en mongol entre les différentes séances, en haranguant l’une et l’autre partie – chacune à leur tour – qu’elle ne devait pas converser avec le camp adverse autrement qu’en latin. Ils auraient essayé d’être en bon terme avec chacune des deux ambassades. Grâce aux succès des négociations durant la conférence, ils obtinrent de Kangxi un édit de tolérance en 1692. Ils agirent donc, semblerait-il, pour se positionner comme des intermédiaires indispensables à la communication entre les deux Empires. Mais ces intermédiaires se heurtèrent rapidement à une hostilité certaine des deux pays.48 L’ambassadeur Golovine les accusait de partialité envers l’empereur Qing49. Il n’avait pas une très bonne opinion des Jésuites ce qui est clairement visible dans ses propos émanant de la seconde conférence50 :

47 Peter C. Perdue, op.cit., p161-173. 48 Gaston Cahen, art. cit., p.57-59. 49 Ils auraient refusé d’ajouter une clause secrète concernant Albazine, qu’ils auraient été les seuls à comprendre car en latin. 50 Gaston Cahen, op.cit., p.VII-IX

18 A cette même session les hauts ambassadeurs voyant que les Jésuites suscitaient toute sorte d’opposition et retenaient les ambassadeurs [chinois] dans leur inclination à la paix éternelle ordonnèrent à Andrei Belobotskii de parler aux Jésuites en secret et de leur promettre la faveur des Hauts Souverains et un salaire, mais qu’ils poussassent les hauts ambassadeurs à toute inclination à la paix. […] dans la conversation des hauts ambassadeurs plénipotentiaires avec eux, les Jésuites, ils montrèrent une grande opposition à l’établissement de la frontière et ne laissèrent jamais le dzargoutcheï et les autres envoyés parler avec les hauts ambassadeurs par l’entremise de l’interprète mongol, et, aux questions, le dzargoutcheï s’excusa, sous prétexte qu’il avait pour instruction de ne parler que de ce que disaient les Jésuites et qu’il n’osait parler devant eux au moyen du mongol.

La situation des Jésuites n’alla pas en s’améliorant du côté mandchou car après la mort de Kangxi, sous les empereurs Yongzheng et Qianlong51 particulièrement, les Jésuites subirent des persécutions. Il en allait de même avec le gouvernement russe qui, malgré tout, utilisait les Jésuites présents en Chine. Ces derniers d’ailleurs ne cessaient de chercher leurs faveurs, surtout à partir de l’aggravation des persécutions52. Les Jésuites leur furent, par exemple, tout à fait nécessaires lors du séjour d’Isbrand Ides à qui ils fournirent des informations ou encore à Lorenz Lang lorsqu’il était à Pékin en tant qu’agent commercial. Un vieux Jésuite prévint l’agent des manœuvres des Mandchous quand ceux-ci tentèrent, sous un faux prétexte, de passer la frontière pour implanter des bornes-frontières. Celles-ci leur auraient permis, lors du traité, d’affirmer leur ancienneté et ainsi de délimiter comme ils le voulaient la frontière. Les Jésuites jouèrent aussi un rôle dans l’établissement, la signature du traité de Kiakhta53 car c’est grâce au Jésuite Parrenin que Savva Vladislavitch, l’ambassadeur, put recevoir de précieuses informations de Maci, un membre des Bannières Jaunes54.

51 Pour connaître les dates de règne de ces empereurs et des autres souverains (Qing, russes ou djoungars), cf. en annexe p. 114. . 52 Gaston Cahen, op. cit., p. 175 sqq.. 53 Ibid. p. LX-LXV 54 En Mandchourie, depuis le début du XVIIe siècle, un système de bannière avait été organisé, divisant la population du pays en huit groupes. Chaque groupe n’avait pas le même rang dans la société : La bannière jaune était le groupe le plus élevé et constituait avec deux autres bannières l’élite du pays.. L’appartenance a ces groupes était héréditaires, seules les femmes en se mariant pouvait changer de groupe. Pour plus de renseignements voir James Z. Gao, Historical Dictionary of Modern China (1800- 1949). The Scarecrow Press, Inc., Historical dictionaries of Ancient Civilizations and Historical Areas, N°25, 2009, p. 18.

19 Les deux camps essayèrent rapidement de se séparer de ces intermédiaires qui étaient à la fin du XVIIe siècle indispensables grâce aux écoles de langue. Grâce à ces écoles, ils cherchèrent à former des traducteurs, des spécialistes qui remplaceraient les Jésuites et ainsi écarteraient ce tiers. Du côté russe plusieurs écoles furent créées. Une école de mongol fut ouverte en Sibérie, à Irkoutsk plus précisément, par Antoni Platkovski, archimandrite du couvent de l’Ascension, comme le lui avait suggéré Izmaïlov, envoyé du Tsar en Chine. Cet archimandrite fut à la tête de la mission orthodoxe à Pékin et il supervisa l’apprentissage des élèves. Les Russes avaient besoin de former des experts de chinois. Grâce au traité de Kiakhta, l’article 5, des étudiants russes au nombre de six avaient reçu la permission de venir étudier à Pékin. Les Mandchous eux aussi avaient besoin de former des spécialistes de la Russie, des « Kreminologists55 ». Une école de langue russe apparut sous le règne de Kangxi à Pékin, elle est nommée « Eluosi Wenguan». Même si l’enseignement paraissait médiocre avant le XIXe siècle, l’école permit la formation d’officiers pour s’occuper des relations avec la Russie.

Chapitre II. L’État russe et le commerce à Pékin : les caravanes d’État et le monopole

1) Établissement et développement du monopole de l’État et rôle des caravanes commerciales officielles

Le Traité de Nertchinsk, comme nous l’avons vu, ne semblait pas des plus avantageux pour la Russie puisqu’elle perdait des territoires. Mais celle-ci espérait qu’en cédant sur ces points-là, elle accéderait au marché chinois dont elle attendait obtenir de bons profits. Le gouvernement à la fin du XVIIe siècle ne savait pas encore quel rôle il entendait jouer dans ce commerce avec la Chine. Nous pouvons séparer la période entre le traité de Nertchinsk et celui de Kiakhta en 3 parties56. La première période de 1689 à 1697 est une période durant laquelle le capital privé dominait dans ce commerce. Vient ensuite la période de 1698 à 1705. Durant ces quelques années, l’État établit progressivement son monopole. La dernière période fut marquée par une baisse du profit de l’État. Dès la conclusion du traité une caravane commerciale, organisée par Golovine, fut envoyée en Chine. Mais il ne s’agissait encore que d’une caravane privée tout comme la suivante de

55 Expression utilisée dans le livre de Mark Mancall, p. 202. 56 Ce découpage est proposé par M. Mancall p. 179-180.

20 1691 ou celle qui suivit encore en 169257. Ce commerce était dominé par les familles de marchands comme les Filatiev, les Lousin ou encore les Nikitin et les Ouchakov et il fallait une mise de fonds très importante pour pouvoir envoyer des caravanes en Chine. L’envoi de 1692 à 1695 d’Everardt Isbrand Ides58 en Chine par l’État, peut être compris comme un signe du questionnement de l’État quant à l’intérêt que pouvait avoir pour lui une implication directe dans ce commerce. La supplique du marchand d’origine danoise au Tsar, dans laquelle il demandait la permission d’aller en Chine par la Sibérie, est assez célèbre59. Son vœu exaucé, il fut mandaté en Chine en tant qu’envoyé diplomatique et commercial accompagné par des marchands privés. Il devait fournir au gouvernement des informations sur le marché chinois, ses ressources, ses prix et devait s’informer en détail des produits les plus avantageux à l’importation. Le rapport de l’envoyé apporta quelques renseignements à ce propos60. La vente des produits importés par les marchands et ce qu’ils en obtinrent démontra tout à fait le potentiel de ce marché. Pour 14 097 roubles de valeur totale de fourrures vendues, ils achetèrent pour 37 941 roubles de produits chinois. Ides obtint aussi grâce aux Jésuites, l’autorisation de faire venir des caravanes du Tsar à Pékin. La première caravane officielle de 1698 fut organisée en réponse à ce succès. Les caravanes des années suivantes, 1695, 1696 et 1697 ne firent que confirmer ce potentiel. Les recettes des douanes furent, elles aussi, en augmentation. Par exemple, entre 1690 et 1699, elles passèrent de 1 148 à 15 233 roubles. L’augmentation fut d’autant plus évidente en 1693 quand eut lieu le remaniement du régime douanier en Sibérie. Nous avons souligné que le traité de Nertchinsk de 1689 ne définissait que très peu les relations commerciales et n’indiquait rien quant aux conditions de ce commerce. Mais grâce à ce traité, le commerce avec la Chine était ouvert. Cette lacune commença à être comblée dans les années qui suivirent. Nous pouvons aussi noter qu’entre le traité de Nertchinsk et celui de Kiakhta, le gouvernement s’efforça d’améliorer son revenu en or et argent qu’il obtenait grâce au commerce. Le but final de la création des monopoles, pour certains produits, n’était réalisé que dans la mesure où ces marchandises pouvaient servir à accroître les profits de l’État. Celui-ci tendit à s’immiscer de plus en plus dans ce commerce avec la Chine jusqu’à établir un monopole. La première action de Moscou pour

57 Pour plus d’information sur celles-ci voir l’article de Natalia Platonova, at.cit., p. 8. 58 Nous pouvons trouver différentes orthographes pour son prénom et nom : Everard ou Elizar’, Isbrand ou Isbrant Ides. 59 Gaston Cahen, op.cit., p. XXVI-XXXI. 60 Ibid., p. XXXVI.

21 le contrôle du gouvernement russe sur ce marché, fut de faire passer un oukase remaniant le régime douanier. Il est important de mettre en avant que l’État, au départ, ne comptait pas monopoliser tout le commerce avec la Chine. Son souhait étant que ce commerce ne soit accessible qu’à ses caravanes61. Il ne s’agissait encore que d’une surveillance rapprochée de ces activités commerciales. A partir de 1693, les marchands devaient payer une dîme pour chaque entrée et pour chaque sortie de marchandises. Ils étaient taxés de 10 % pour les sorties de marchandises vers la Chine. Cet oukase exigeait des marchands désirant se rendre en Chine une gramota et un oukase impérial. Chaque passeport de marchands contenait un rapport détaillé de ses marchandises qui devait être vérifié à la douane. Cet oukase interdisait aussi aux fonctionnaires d’État et à leurs proches de s’impliquer dans ce commerce. L’exportation de fourrures, coûtant plus de quarante roubles la quarantaine, de renards noirs, noirs-fauves et fauves fut interdite. En 1698, une nouvelle étape pour le développement du commerce avec la Chine fut franchie. En effet, cette année-là, un nouvel oukase62 fut publié qui adoucissait d’une certaine façon le précédent. Ce code des relations restera en vigueur, avec quelques modifications, jusqu’aux années 172063. Ce traité montre clairement la volonté de l’État de remplir ses caisses. De nombreux points sont consacrés aux différentes conditions de levée de la dîme, source de revenus de l’État ; d’autres, au problème de l’entrée des marchands sans passeport, au rôle du chef de la douane à Verkhotourie. Nous constatons bien dans cet oukase une légère levée des restrictions car les biens des marchands n’étaient plus inspectés dans chaque ville mais seulement à Verkhotourie et à Nertchinsk. Il réglemente aussi la fréquence de départ pour la Chine des caravanes (6e point). Celles-ci à partir de 1698 durent partir tous les deux ans et non plus tous les ans comme c’était le cas depuis 1694. Le trop grand nombre de caravanes pouvait menacer le marché. Enfin, dans ce document, nous remarquons que l’État a prohibé un certain nombre de produits auparavant encore accessibles au commerce privé. Il est intéressant de noter qu’en étudiant l’histoire de ces produits, nous observons la même évolution dans la conduite de l’État : il s’informe de l’intérêt que pourrait avoir un produit, s’en réserve le privilège et l’accorde à un concessionnaire avant de lui-même prendre les choses en mains. Nous pouvons classer ces produits en différentes catégories : les produits interdits à la

61 Clifford M. Foust, Muscovite and Mandarin: Russia’s Trade with China and its setting, 1727-1805. Chapell Hill, The University of North Carolina Press, 1969, p. 7-8. 62 Cet oukase est disponible dans l’annexe du livre de G. Cahen p. IX-XVIII. 63 Ibid., p. 55 sqq..

22 vente pour des raisons de sécurité, des raisons politiques comme les armes à feu, la poudre à canon (5e point) ; par ailleurs, l’or et l’argent ne devaient pas sortir du territoire (7e point) car ils étaient le support de la « santé » de l’État et étaient la raison d’être du commerce avec la Chine64... Le gouvernement chercha par tous les moyens à en obtenir davantage. Les caravanes officielles durent ramener le plus d’or possible En plus de cela, l’État trouvant la masse d’or insuffisante, décida d’adjoindre aussi l’or des particuliers. Ainsi, depuis décembre 1697, la dîme ne fut plus payée en nature mais en or ou argent. Ces mesures favorisaient grandement l’État russe65 et il s’agissait donc d’une sorte de monopole détourné de l’or et de l’argent. La troisième catégorie d’objets illicites comprend des fourrures, le tabac et la rhubarbe (5e, 8e, 10e points). Ils étaient réservés à l’État car considérés comme étant une bonne source de profits. Les fourrures précieuses furent déclarées interdites à l’exportation. Ce monopole de l’État pour le commerce des zibelines et des renards de prix ne datait pas de 1698 mais de 1697. Une série d’oukases le montre. Un oukase de mars 1697 indique que le commerce de zibelines et des renards de couleur noire est réservé au Fisc. Un autre de mars aussi nous précise la liste des produits interdits. Les voevody de Tobolsk et les chefs des douanes furent mis au courant en septembre de la même année de l’existence du monopole impérial. Ce traité peut donc être considéré comme une sorte de compromis entre l’État et les marchands privés. L’État avait besoin des marchands privés pour les ventes et pour les revenus qu’il obtenait des dîmes. Des marchands privés pouvaient accompagner les caravanes de l’État. En 1706, pour faire face au poids considérable de la concurrence des particuliers et dans le but de les décourager définitivement de toute tentative de commerce avec la Chine, le gouvernement leur interdit tout commerce avec ce pays sous peine de mort. Le monopole du commerce avec l’Empire Qing est le point d’aboutissement de toutes les mesures prises auparavant par l’État. Un anglais, l’ambassadeur Charles Whithworth écrivit cette même année que « la Cour de Russie est presque devenue une maison de commerce 66». Mais les autorités mandchoues entravèrent rapidement le fonctionnement du commerce en Chine de cette « maison ». Leur mécontentement à l’égard de l’attitude des marchands, des transfuges mongols, des incidents frontaliers et de l’absence de frontière définie entre la Mongolie et la Sibérie entraîna le refus de laisser entrer sur leur territoire la

64 Mark Mancall, op. cit., p. 172-179. 65 Gaston Cahen, op. cit., p. 54-73. 66 Natalia Platonova, art. cit., p.10.

23 caravane d’Istopnikov. Jusqu’en 1718, le gouvernement mandchou ne s’était jamais opposé à l’entrée d’une caravane commerciale officielle, bien au contraire. Une ambassade fut donc envoyée en 1719 pour régler le problème. A la tête de cette caravane se trouvait le capitaine de la Garde Impériale Lev Izmaïlov.67 Cette ambassade était aussi composée, entre autres, du médecin écossais John Bell68, de Lorenz Lang69 - qui joua un rôle significatif par la suite – et d’Ivan Glazounov qui étaient tous deux des secrétaires. La mission d’Izmaïlov était avant tout de rétablir le commerce entre les deux pays, de permettre l’entrée de la caravane d’Istopnikov et d’obtenir l’autorisation de laisser un consul permanent à Pékin. Il devait aussi discuter, par exemple, en ce qui concerne les caravanes, de la volonté du gouvernement russe qu’elles prennent en charge leurs subsistances en Chine70.Les négociations furent difficiles. L’Empereur voulait délimiter la frontière entre la Sibérie et la Mongolie et régler les problèmes qui étaient source de son mécontentement. L’ambassadeur déclara ne pas en avoir les pouvoirs. Istopnikov parvint cependant à obtenir des résultats, notamment l’autorisation de laisser Lang comme agent commercial et l’entrée de la caravane encore stationnée à la frontière.

2) Les caravanes officielles : organisation, structure, nombre, produits et routes empruntées

Il paraît donc intéressant d’étudier ces caravanes officielles de plus près. Seize caravanes officielles ont entrepris le long et périlleux voyage jusqu’à Pékin entre 1698 - date de la première caravane officielle - et 1755 - date de la dernière caravane officielle. Entre 1698 et 1727, date du traité de Kiakhta, dix caravanes furent envoyées, la onzième étant bloquée depuis quelques temps à la frontière en 1727. Nous proposons en annexe un tableau qui les récapitule71. La onzième caravane, celle de Tretiakov et Molokov renferma

67 Ibid., p.11-12. 68 John Bell écrivit le livre Travels from St.-Petersburg in Russia to various parts of Asia. Il est au service de la Russie depuis 1714. 69 Nous pouvons trouver différentes écritures de ce nom et de ce prénom par exemple : Lorenz Lange comme dans l’article de N. Platonova ou Laurent Lang comme dans le livre de G. Cahen. 70 Ce point-là a d’abord fait face à un refus des Mandchous car cela découlait de l’idée que si les caravaniers restaient à Pékin c’était par la grâce de l’empereur. Ils étaient donc des invités. 71 Tableau issu de l’article de Natalia Platonova « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, N°3 (30e année), 2011, p. 25, Armand Colin.. Cf. en annexe p.115.

24 la quantité de valeurs la plus importante et partit le plus longtemps de 1722 à 1729. Le détail de cette caravane fut consigné dans un livre de comptes détaillé72. Les caravanes officielles, aussi nommées dans les documents comme les « grandes » caravanes en contraste avec les caravanes illégales qui allaient en Chine appelées « petites caravanes », n’étaient pas gérées par un seul et unique organisme. Le commerce frontalier, tout comme celui des caravanes officielles qui allaient à Pékin et la région frontalière elle-même, possédaient un système administratif assez complexe73 74. Le Sénat, situé juste en dessous du Tsar dans l’échelle du pouvoir, créé en 1711, avait la faculté, ainsi que les conseils suprêmes impériaux, de définir les orientations à suivre dans la politique intérieure et extérieure. Avant les réformes de l’administration centrale effectuées par Pierre le Grand entre 1717 et 1724, deux organismes se devaient d’organiser les caravanes : le Bureau des Ambassades et le Bureau de Sibérie. Le Bureau des Ambassades laissa la place en 1718 au Collège des Affaires étrangères. Ce Collège exerçait un pouvoir essentiellement sur les questions d’ordre domestique comme par exemple la présence militaire en Sibérie, tant qu’il existait un lien avec les relations étrangères. Il dirigeait aussi en grande partie l’organisation des caravanes surtout pour les questions de protocole et de relations diplomatiques. Le second Bureau vit ses compétences partagées entre la Chancellerie de Sibérie, située dans la capitale et le gouverneur de Sibérie, qui résidait à Tobolsk en 1709. Mais ce changement ne dura pas très longtemps car dans les années 1730, le second Bureau retrouva sa place afin de centraliser les affaires relatives à la Sibérie. Après les réformes administratives, le Collège du commerce dut lui aussi exercer une fonction liée au commerce intérieur et extérieur de l’État et donc au commerce de la Russie avec la Chine. Cet appareil administratif complexe ne fonctionnait pas toujours correctement pour différentes raisons75. La première était le problème du chevauchement de leurs autorités. La seconde était les luttes d’influence entre les

72 Pour trouver ce livre, ainsi que sa traduction et des commentaires voir l’ouvrage de Gaston Cahen, Le Livre de Comptes de la caravane russe à Pékin en 1727-1728. Paris, F. Alcan, 1911. 73 Voir l’article de Natalia Platonova, « Les caravanes russes à Pékin au XVIIIe siècle. Aspects financiers et comptables d'un commerce entre les deux Empires », XIVes Journées d'histoire de la comptabilité et du management. Histoire des entreprises du transport. Évolutions comptables et managériales, sous la direction de Cheryl Susan Mc Watters et Henri Zimnovitch, L'Harmattan, Collection Presses Universitaires de Sceaux, Sceaux, 2009, p.1-32, ou encore de la même auteur « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, N°3 (30e année), 2011, p. 3-27, Armand Colin.. Les deux présentent quelques différences. 74 Cf. en annexe un organigramme administratif des caravanes commerciales russes en Chine au XVIIIe siècle venant du second article précédemment cité p. 116. 75 Clifford M. Foust, op.cit., p. 85-87.

25 départements et Collèges… Le Bureau des Ambassades (le Collège des Affaires étrangères) devait donner aux caravaniers des lettres de passages rédigées en trois langues : le russe, le latin et le mongol. Chacune était scellée. Le Bureau de Sibérie avait pour tâche de constituer une cargaison et il se servait pour cela du iasak prélevé aux autochtones de Sibérie. Le iasak n’était déjà plus à cette époque un tribut mais un impôt permanent qui permettait à l’État de remplir des entrepôts de fourrure. Le reste des fourrures nécessaires était acheté par les voevody dans les marchés et foires ou pris comme dîme aux marchands. Le dernier moyen de se procurer des fourrures était de s’approprier celles des particuliers76. Chaque caravane était une « unité » qui avait un but défini. Les caravanes ne possédaient pas un modèle défini à suivre dans leur organisation. Nous pouvons néanmoins remarquer un schéma récurrent, bien qu’il existe entre elles quelques variations. Il est important de noter que jusqu’en 1730, l’État n’avait pas son propre personnel en charge des caravanes. A la tête de celles-ci se trouvait le commissaire77. C’était un important marchand qui se mettait au service de l’État. Ces marchands étaient la plupart du temps des gens du négoce qui avaient de l’expérience. Ils ont souvent été auparavant des tselovalniki [celoval’niki]78 ou des assistants du chef. Ensuite, ils devenaient commissaires et partaient en Chine, généralement, deux fois. Nous pouvons citer quelques noms à cela : Stepan Liangousov, chef de la première caravane officielle, était un riche marchand de Moscou. Un de ses assistants n’était autre qu’Ivan Savateev, marchand qui fut nommé à la tête de deux caravanes officielles, celle de 1702- 1704 et celle de 1708-1710 ; ou encore l’exemple de Gousiatnikov, qui fut le second d’Oskolkov et qui devint après commissaire, entre 1714 et 1719. Avec ces commissaires, se trouvaient donc des tselovalniki, des domestiques, des soldats, des secrétaires, des ouvriers… La taille des caravanes au début était remarquable. Elles regroupaient près de cinq cents hommes. Ce nombre diminua fortement en 1704 avec les limitations imposées par la Chine : seuls deux cents à deux cent vingt personnes avaient la permission d’entrer. Les livres de comptes comme celui de 1727-1728 nous permettent de comprendre quels étaient les produits les plus vendus ou achetés.79 Malgré les souhaits du 76 Ils obtenaient au retour le double de ce qui leur avait été pris. 77 Ce titre est porté par le chef de la caravane depuis 1710, Gaston Cahen, op.cit. p. 112. 78 Voilà la définition donnée par N. Platonova dans son article « Les caravanes russes à Pékin au XVIIIe siècle. Aspects financiers et comptables d'un commerce entre les deux Empires » p.12n, pour tselovalniki « avaient en charge la police locale, la levée des impôts et la vente de certains produits pour le Trésor. Au XVIIIe siècle, ils accompagnaient les caravanes en Chine à titre de priseurs ou vendeurs privés ». 79 En plus, des livres de G. Cahen, dans le livre de C. Foust,op. cit., p.330-360 est un chapitre consacré à ces produits.

26 gouvernement russe, la majorité des produits ramenés n’étaient pas de l’or ou de l’argent qui auraient pu renflouer les caisses de l’État car ces matériaux étaient rares en Chine. La majorité des échanges, cela est clairement visible dans les livres de comptes, était basée sur le troc. Les Russes vendaient en grande majorité, sauf exceptions, de la fourrure. On peut compter parmi ces exceptions : les cuirs de Russie, les draps de Hollande, des objets d’art européens mais cela ne représentait qu’une infime quantité de ce qui était exporté. Pour la vente des fourrures, ils devaient considérer plusieurs facteurs : le poil, la grandeur de la fourrure, la couleur mais aussi l’authenticité. Tous ces facteurs faisaient varier le prix des fourrures. On compte parmi les différents types de fourrures : des fourrures d’écureuil, d’hermine, de renard (celles qui ont le plus grand nombre de variétés), des zibelines. D’autres types de fourrures, peu nombreux, étaient vendus : fourrure de lynx, de loutre, de castor du Kamtchatka… Les Chinois préféraient acheter des pans de fourrures à la place de la fourrure entière. Ils achetaient donc en général par paire les pattes de fourrures de renard et de zibeline, les queues par cent, les ventres par mille… Le nombre de zibelines fléchit cependant rapidement, car, dès la première moitié du XVIIIe siècle leur présence sur le marché diminua de plus en plus. La raison était naturelle : la chasse intensive de ces animaux amena à une raréfaction de leur nombre. En ce qui concerne les marchandises importées, il est plus difficile de les définir car elles sont plus variées. La majorité des produits étaient des soieries. Les satins chinois sont de trois types : des us80, des kanfa ou damas81 et des atlas82. Les Russes ramenaient aussi des « kitaïka », des cotonnades, des plantes (thé, l’anis étoilé, rhubarbe recherchée pour ses vertus médicinales …) et le tabac en boule aussi appelé « la boule chinoise », mettant un terme au monopole du tabac anglais. Les caravaniers suivaient tous le même trajet pour vendre leurs produits83. Nous pouvons le diviser en deux parties : le trajet depuis Moscou jusqu’à la région frontalière et le trajet depuis les villes frontalières jusqu’à Pékin. Le premier tronçon était le plus long. Il fallait au minimum une demi-année pour atteindre la frontière. Depuis Moscou, les caravaniers passaient dans les villes suivantes : Iaroslavl, Vologda, Veliki Oustioug, Solikamsk, Verkhotourie, considérée comme la porte d’entrée en Sibérie, Tioumen, Tobolsk, Tomsk, Krasnoiarsk, Irkoutsk ; puis ils franchissaient le lac Baïkal, longeaient les

80 Us : « satin mince et étroit » 81 Kanfa : « satin épais » 82 Atlas : « satin ordinaire ». Ces trois définitions sont données par Natalia Platonova, art. cit., p. 17. 83 Pour mieux visualiser le trajet effectué par les caravanes cf la carte disponible en annexe p. 118.

27 rivières Ouda, Tchita, Ingoda et Chilka pour enfin atteindre Nertchinsk. Trois routes existaient pour aller à Pékin depuis la région frontalière84. La première, la plus ancienne partait de Tobolsk, passait par le lac Iamychev et la Djoungarie. La seconde, depuis Selenginsk, s’engageait à travers la Mongolie extérieure, par Ourga, Kalgan. La dernière, elle, débutait à Nertchinsk et traversait la Mandchourie. Mais après 1689, la route de Nertchinsk fut privilégiée par rapport à la plus ancienne. C’est dans cette ville que les caravanes se formaient définitivement avant d’entrer en Chine. Cependant après 1706, la seconde route fut préférée par les caravaniers car étant nettement plus courte. En effet, au départ de Selenginsk, soixante-dix jours étaient nécessaires, contre cinq mois et demi de Nertchinsk.

3) Les acteurs du commerce et de la diplomatie des années 1720 : Lorenz Lang, Savva Vladislavitch

Deux personnes ont joué un rôle tout particulièrement important pour les relations commerciales et diplomatiques des deux pays : Lorenz Lang et Savva Vladislavitch. Les documents sur la vie de Lorenz Lang semblent assez peu nombreux85 mais nous pouvons tout du moins relater quelques points clés de sa vie. Lorenz Lang était, semble-t-il, un ingénieur d’origine suédoise. Il fit son premier voyage en Chine non pas avec l’ambassadeur Izmaïlov, mais en 1715 en compagnie d’un médecin anglais, nommé Harwing, qui avait été demandé par l’empereur Qing. Il revint ensuite, comme nous l’avons vu, avec le capitaine de la Garde Royale en Chine en tant que secrétaire. Il était particulièrement apprécié grâce à ses qualités de diplomate, sa connaissance des Chinois et des Jésuites, avec qui il était rentré en contact dès son premier voyage à Pékin, mais aussi grâce à son dévouement vis à vis de la Couronne. Dès son arrivée à Pékin avec l’ambassade, il chercha à renouer avec les Jésuites présents sur place, comme P. Parrenin ou P. Joachim Bouvet86 qui pouvaient lui être des plus utiles grâce à leur place dans la Cour

84 Il en existerait, selon Savva Vladislavitch, six, mais deux ont été véritablement utilisées depuis1689. Pour connaître les autres voir dans le livre de Gaston Cahen, Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan, 1912, p. LXXI-LXXII. Celle de Kerulen, normalement fermée a été utilisée, exceptionnellement, par Lang en 1731. 85 Gaston Cahen, op. cit., p. 172 sqq.. 86 Les informations suivantes proviennent du livre de Cahen dans les pages précédemment citées. Le Père Parrenin fut présent en Chine dès 1698 et y vécut jusqu’à sa mort malgré les persécutions de l’empereur Yongzheng à l’égard des Jésuites. Il fut d’ailleurs enterré aux frais de l’empereur Qing. Le second Jésuite cité, Joachim Bouvet arriva en Chine en 1687 et y mourut en 1730.

28 des Qing. Il fut le seul à rester à Pékin en 1721 après le départ du reste de l’ambassade. Lang écrivit un journal sur son séjour, utile pour connaître les événements qui se sont déroulés durant cette courte période87. Nous pouvons découper le séjour du Suédois en deux parties88 : avant et après l’arrivée de la caravane dont Izmaïlov avait obtenu l’autorisation d’entrée. Lang était donc resté en tant qu’agent commercial. Même s’il n’était pas considéré comme tel, il était traité par les Chinois comme un envoyé tributaire et avait donc une position assez ambiguë. Il cumulait trois rôles : d’abord, il devait s’occuper du commerce de la caravane, mais aussi des affaires de la Cour ou de ses marchands et enfin de la diplomatie. Là encore, même si Lang était un agent commercial pour la Russie, il avait obtenu des tâches en relation avec la diplomatie. Il ne tarda pas à faire face à de nombreuses difficultés et à se retrouver mêlé aux intrigues de la Cour89. Une des premières difficultés rencontrées par Lang fut l’établissement de communications entre son consulat et Selenginsk. Nous pouvons le considérer comme un «consul » même s’il n’en avait pas le titre. Il dut affronter le problème de la présence de cinquante soldats entourant le « Palais des ambassadeurs » ou en chinois « Eluosi nanguan ». C’était dans ce palais que devaient résider les caravaniers et, par la suite, Lang. Les transactions étaient également entravées par les Mandchous. Ils avaient refusé une avance de deux cents taëls à Istopnikov. Lang dut donc lui-même leur la faire parvenir. Les problèmes de nature commerciale ne s’arrêtaient pas là. En effet, la vente des fourrures de la caravane, qui était arrivée le 20 septembre 1721 semblait compromise. Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs. La présence des ministres de l’Empereur venus au Palais pour acheter inspirait la peur aux acheteurs qui n’osaient venir. Ces mêmes ministres voulaient aussi acheter des fourrures pour l’Empereur à des prix modiques90. Lang dut protester et envoya une lettre au Lifan yuan le 22 novembre. Le

87 Le titre exact de cette relation est « Journal de la résidence de Sieur Lange, agent de sa Majesté Impériale de la Grande Russie à la cour de la Chine dans les années 1721 et 1722 ». Ce livre est disponible sur Google play en français du XVIIIe siècle. 88 Mark Mancall, op. cit., p. 224 sqq.. 89 Lang qui faisait face à des difficultés pour obtenir de l’argent demandé par Istopnikov pour la caravane obtient un « don » de 1000 liang d’un mystérieux bienfaiteur. Il découvre rapidement que ce bienfaiteur est le 9e fils de l’Empereur. Ce fut peut-être un effort pour établir des relations avec les Russes. Voir dans le livre de M. Mancall p. 228 pour plus de détails. 90 3 taëls pour une paire de zibelines qui a été estimée à 20 taëls. Le « taël » est une unité monétaire. Le mot « taël » est celui utilisé par les Portugais et autres européens pour le « leang » . 1 léang = 1 rouble et 40 kopecks. Voir pour plus d’informations l’article de N. Platonova « Les caravanes russes à Pékin au XVIIIe siècle. Aspects financiers et comptables d'un commerce entre les deux Empires », XIVes Journées d'histoire de la comptabilité et du management. Histoire des entreprises du transport. Évolutions comptables et managériales, sous la direction de Cheryl Susan Mc Watters et Henri Zimnovitch, L'Harmattan, Collection Presses Universitaires de Sceaux, Sceaux, 2009, p.15 ou Gaston Cahen,

29 Palais des ambassadeurs fut donc ouvert mais l’attitude des gardes à l’entrée du Palais entravait également le commerce. Les mandarins prélevaient sur chaque marchand un droit d’entrée et les marchands coréens présents à Pékin ne pouvaient entrer. La situation ne fit qu’empirer. Le 16 avril 1722, Lang fut mis au courant de l’expulsion des marchands chinois et russes d’Ourga quelques semaines auparavant et de l’arrêt des Courriers acheminant des paquets qui lui étaient destinés. L’Empereur avait décidé en mai 1722 de ne permettre l’entrée d’aucun Russe sur ses terres jusqu’au règlement des problèmes qui avaient été déjà exposés à Izmaïlov : la question des transfuges, la délimitation de la frontière entre la Mongolie et la Sibérie… L’épisode dont nous avons déjà parlé91 avait mis en lumière les manœuvres des Mandchous et montré leur volonté de définir cette frontière. La situation empira encore davantage car le 4 mai, Lang fut réveillé en pleine nuit pour être interrogé sur le contenu d’une lettre, Lang refusa d’obéir aux Chinois qui exigeaient l’ouverture de la missive. Il finit cependant par l’ouvrir et la lire, croyant ainsi mettre fin à cet incident. Mais celui-ci était sérieux, semble-t-il, aux yeux des Mandchous. Peu de temps après, les relations entre les deux pays furent coupées et Lang expulsé. Lang comprit alors l’importance de cette décision du gouvernement. Il tenta de clarifier la situation, d’étudier les raisons de cet arrêt et demanda même des éclaircissements. Mais la décision, comme il l’apprit le 10 mai, était irrévocable. Lang fit une autre tentative auprès du « premier ministre » qui échoua, il dut donc se préparer au départ. Il partit après pour Selenginsk où il resta et où il continua de jouer un rôle actif dans la diplomatie car Lang et Glazounov étaient chargés de régler les questions de transfuges et de frontières. Le lieutenant-colonel Boukhgolts avec ses troupes devait les soutenir. Ils avaient la possibilité de communiquer directement avec le gouverneur général de Sibérie depuis 1724. Le 13 août de la même année, Lang informa le Tsar de Russie de la présence à Selenginsk de deux ministres de l’Empereur venus avec les pleins pouvoirs pour résoudre les différents contentieux. Un oukase du 23 janvier de cette année lui avait donné une autorité représentative. Environ un an et demi plus tard, le 11 août 1725, un « Envoyé Extraordinaire et Ministre plénipotentiaire » fut nommé par la nouvelle souveraine Catherine I : il se prénommait Savva Vladislavitch. Il est important de comprendre

Le Livre de Comptes de la caravane russe à Pékin en 1727-1728. Paris, F. Alcan, 1911, p. 111-123. 91 Voir dans le point sur le rôle des Jésuites dans la diplomatie. Un vieux Jésuite avait prévenu Lang que les Mandchous voulaient passer la frontière sous un faux prétexte pour poser des bornes frontières qui auraient servi plus tard quand le temps de la délimitation de la frontière serait venu.

30 l’importance de cette nomination : aucun pays auparavant n’avait eu le droit d’avoir un représentant permanent, même la Corée92. Les deux empires et leurs nouveaux souverains voulaient stabiliser leurs relations, établir la paix au plus vite afin de pouvoir se tourner chacun vers son intérêt central93 : l’Asie Centrale pour la Chine et l’Europe pour la Russie. L’importance accordée par le gouvernement russe au commerce était à l’origine de l’établissement des relations entre les deux États. L’ambassade de Savva Vladislavitch fut la plus importante qui eut jamais lieu. Savva Vladislavitch-Ragouzinski était un Serbe né à Ragouz d’une famille princière94. Il vécut de 1669 à 1738 et joua un rôle majeur dans la diplomatie russe. Il se rendit en Russie vers la fin du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe, où il attira l’attention du Tsar assez rapidement car en 1710 il fut nommé comte de Ragouza. Il fut envoyé comme diplomate par le Tsar à de nombreuses reprises : en Moldavie, en Dalmatie ou encore en Italie pour négocier un concordat avec le Saint-Siège. Il était donc un diplomate et un marchand expérimenté quand il fut nommé en tant que « Envoyé Extraordinaire et Ministre plénipotentiaire ». Ne lui manquait que l’expérience de la Chine. Le reste de l’ambassade était composée de spécialistes ou d’hommes étant déjà allés en Chine. Nous retrouvons donc Lorenz Lang qui a été nommé comme expert de la Chine, Ivan Boukhgolts ou encore Glazounov. Cette ambassade comprenait environ cent vingt personnes et mille cinq cents soldats. Dans cette ambassade, il y avait aussi des géodésiens95 et des élèves de langues, que Savva Vladislavitch avait pris à l’école d’Irkoutsk, futurs élèves de la mission orthodoxe, et des membres du Clergé. Comme il était de coutume, l’ambassadeur et ses compagnons avaient le droit d’amener avec eux des marchandises qu’ils pouvaient vendre à Pékin pour une valeur maximale de vingt mille roubles. Un des premiers traits de la personnalité de l’ambassadeur, et qui semble le distinguer particulièrement des précédents, était son caractère minutieux et sa pensée lucide et raisonnable. Savva Vladislavitch avait effectué une préparation méticuleuse avant son départ. Quand, le 14 septembre 1725, il reçut ses instructions - composées de quarante-cinq paragraphes - exposant la volonté du gouvernement, il se renseigna pour savoir plus précisément quelles étaient les attentes 92 La Corée était un État tributaire de la Chine. 93 Il est intéressant de noter, bien que ce soit complètement fortuit, le fait que les souverains des trois empires qui nous intéressent dans ce mémoire (la Chine, la Russie et la Djoungarie dont on parlera plus longuement après) sont morts à peu près en même temps : Kangxi en 1723, Pierre le Grand en 1725 et Tsewang Rabdan en 1727. 94 Mark Mancall, op. cit., p. 239. 95 Les premiers issus de l’Académie des Sciences de Russie vont être remplacés par des géodésiens que l’ambassadeur choisit en Sibérie.

31 minimales et maximales de l’État, pour bien connaître la marge de manœuvre dont il disposerait96. Il est à remarquer que l’État russe semblait prêt à faire des concessions pour que la paix soit établie97. Le souci premier durant le voyage fut de rassembler des informations sur les régions frontalières. Cette collecte d’informations n’était pas aisée mais devait servir à l’établissement d’une carte qui aiderait à la délimitation de la frontière. Dans cet objectif, deux commissaires, Etienne Kolytchov et Piotr Ivanovitch Vlasov98, étaient présents. Chacun avait un rôle bien défini. L’ambassadeur, ses agents et secrétaires s’occupaient de la diplomatie ; Lang et la caravane de Tretiakov du commerce ; Kolytchov et les géodésiens de la frontière ; l’évêque et autres membres du Clergé des affaires religieuses ; le lieutenant-colonel s’occupait de la sécurité de l’ambassade et enfin les élèves de langue et un interprète de Mongol, des traductions. L’ambassade quitta la capitale le 12 octobre 1725.

Chapitre III. L’établissement de la stabilité grâce au traité de Kiakhta et la fin du monopole de l’État

1) Le traité de Kiakhta et la stabilité : préparation, analyse et conséquences

Avant l’arrivée de l’ambassade à Pékin quelques problèmes surgirent. La carte qui avait été dressée à l’initiative du Prince Dolgoroukov par un géodésien d’Irkoutsk, pour négocier la délimitation de la frontière, n’avait pas satisfait l’ambassadeur. Il décida donc de renvoyer le géodésien et ses assistants pour qu’ils améliorent leur travail. En avril 1726, il sépara donc en deux groupes ceux qu’il envoya étudier la région frontalière. Ils devaient dresser une carte mais aussi noter des informations sur la géographie physique et les ethnies locales. Ils devaient faire diligence. L’ambassadeur avant même son arrivée correspondait déjà avec les ministres chinois. La caravane de Stepan Tretiakov99, partie en

96 Une traduction d’une partie des instructions du Collège des Affaires étrangères datant du 14 septembre 1725 et celles du Collège du Commerce sont disponibles dans l’annexe du livre de G. Cahen p. LII-LVIII pour les premières et p. LIX-LX pour les secondes. Les premières sont rangées par thème. 97 On peut le voir car dans les instructions que l’ambassadeur reçut, il lui fut demandé de faire des compromis pour ce qui est du cérémonial. Plus encore, pour ne pas outrager l’empereur mandchou ou ses ministres, dans sa lettre, l’impératrice alors qu’elle mentionne le titre de l’Empereur ne va signer qu’avec son seul prénom. 98 Celui-ci mourut peu de temps après, en 1726, et son successeur Mikhaïl Krenitsyn aussi en septembre 1727, laissant le premier commissaire seul pour accomplir cette tâche. 99 Pour plus de renseignements sur cette caravane, veuillez vous référer au tableau présent dans le point nommé Les caravanes officielles : organisation, structure, nombre, produits et routes empruntées. Plus

32 1722, avait été arrêtée à la frontière. L’immobilisation de la caravane à la frontière était des plus préjudiciables pour les caravaniers et leurs marchandises puisque les marchandises, les fourrures et autres produits, s’abîmaient à cause des mites et des intempéries. Il était donc primordial de les faire entrer en Chine le plus vite possible. La caravane servit donc aussi de moyen de pression sur l’État russe. Il demanda l’autorisation d’entrée de cette caravane ainsi que celle d’un homme d’Église. Il envoya aussi à P. Parrenin une lettre dans laquelle il lui demandait des informations. Un dernier événement est à mentionner : la mort de Tretiakov le 2 mai 1726100. Dmitri Molokov, son second, fut nommé provisoirement chef de la caravane. Peu avant d’entrer en Chine, Savva Vladislavitch annonça ne pas pouvoir se charger de l’évêque « il renonce à prendre un aussi grand personnage qu’un évêque, dont le titre effraie les Chinois101 ». Il choisit donc à sa place l’archimandrite qui était à la tête de l’école de langues de Sibérie, Antoni Platkovski. Il rentra enfin en Chine et resta à Pékin durant environ six mois. C’est une période de temps considérable. Le seul envoyé étant resté plus longtemps était Lang. Nous pouvons découper le séjour de Savva Vladislavitch en deux parties : la période des négociations à Pékin et celle des négociations à la frontière. A Pékin, l’ambassadeur dut faire face aux ministres de l’Empereur qui ne tarissaient pas de reproches envers les Russes. Mais, contrairement à Golovine, ambassadeur qui fut présent pour les négociations du traité de Nertchinsk, Vladislavitch s’était préparé à ce face à face. Il avait prévu de somptueux présents, avait un contact au sein des Mandchous grâce au Jésuite Parrenin. Les négociations n’en restèrent pas moins délicates, les Mandchous étaient obstinés, même s’ils voulaient la paix comme les Russes, ils employaient des méthodes d’intimidation102. Il fut nécessaire d’établir vingt brouillons de proposition de traité. Chacun fut rejeté. Chacun s’en plaignit. Mais les négociations portèrent leurs fruits. Les lignes générales du futur traité avaient été définies le 21 Mars 1727. L’ambassadeur

d’informations sont disponibles dans le livre de Gaston Cahen, Le Livre de Comptes de la caravane russe à Pékin en 1727-1728. Paris, F. Alcan, 1911 ou dans le livre du même auteur nommé Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan, 1912, p. 227- 244. 100 La date de la mort de Tretiakov n’est pas la même dans tous les documents. Dans le livre de G. Cahen p. 209, il est noté « Lang venait à peine de quitter Savva Vladislavitch pour retourner à Selenginsk qu’il recevait, le 14 mai 1726, une lettre de tous les tselovalniki, datée du 3 mai, et lui annonçant la mort de Tretiakov survenue la veille ». Mais N. Platonova dans son article « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 » p. 12 mentionne que sa mort serait survenue en 1723. 101 Gaston Cahen, op. cit., p. 209-210. 102 Les membres de l’ambassade ont été privés de nourriture pendant un moment, pendant un mois n’ont eu qu’une eau saumâtre. A cause de cela, près de la moitié du personnel de l’ambassade dont Vladislavitch est tombée malade.

33 obtint le minimum de ce qui lui avait été demandé dans ses instructions. Mais le problème majeur restait encore à résoudre. La démarcation de la frontière ne pouvait se faire à Pékin par manque de connaissances géographiques de la région entre la Mongolie et la Sibérie. La seconde partie de la négociation devait donc se dérouler à la frontière, là-bas ils devaient signer le traité définitif. Arrivé en Mongolie, il reçut deux gramotas qui lui annonçaient la nomination de Molokov en tant que commissaire et celle de Platkovski comme chef de la mission orthodoxe. Comme souhaité par l’ambassadeur, le commerce était interdit en Mongolie. Nous pouvons déjà avoir un aperçu de l’influence de Savva Vladislavitch. Après cette mission, il semble même que ses propos aient fait loi103. Les négociations à la frontière pouvaient sans doute se faire dans de bonnes conditions car la plus grande partie du traité était déjà définie et les deux pays étaient animés d’un même désir de paix. Les Russes voulaient s’occuper de leur principal centre d’intérêt et, de son côté, la Chine était beaucoup moins puissante qu’il n’y paraissait à cause du conflit qui l’opposait à la Djoungarie (l’empire voisin qu’elle voulait éliminer depuis la fin du XVIIe siècle). Au début, les négociations furent pourtant entravées par le comportement de Longkodo, l’un des représentants de l’Empereur. Celui-ci enchaîna les demandes extrêmes mais il fut vite retiré des pourparlers. Le premier traité, dit de Boura104, considéré comme un traité préliminaire fut signé peu après, le 20 août 1727. L’ambassadeur russe expliqua les raisons de ce succès au Collège des Affaires étrangères. Il indiqua cinq raisons : le départ de Longkodo105, la présence des troupes de Boukhgolts, les premières fortifications, les informations reçues du Jésuite Parrenin et de Maci ainsi que les renseignements donnés par un espion nommé Galdan. Le traité de Boura est un traité préliminaire consacré à la question de la définition de la frontière. Il définit environ 2 600 miles de frontière soit environ 4 184 kilomètres106. La nouvelle frontière débutait à la petite rivière de Kiakhta et finissait à la source de l’Argoun, qui est le point le plus à l’Ouest défini par le précédent traité (1689). La frontière fut ainsi fixée, de façon assez détaillée, depuis la mer d’Okhotsk jusqu’aux territoires djoungars. Certaines zones restaient indéfinies mais le manque de connaissances

103 Ibid., p. 225. 104 Voir Буринский трактат 20-го августа 1727 года (Договор N° 45) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с. 179-181. 105 Ce représentant, après son rappel, va tomber en disgrâce. 106 Clifford M. Foust, op. cit., p. 42.

34 géographiques ne permettaient pas de les fixer. Cette frontière resta ainsi, exceptées quelques modifications, jusqu’au milieu du XIXe environ. Elle fut marquée par des bornes frontières. Glazounov et Kolytchov furent envoyés, l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest avec des représentants de la Chine pour la délimiter. Leurs lettres de délimitation furent échangées le 12 octobre107 pour Glazounov et le 27108 pour Kolytchov avec leurs collègues chinois. Avec le traité de Boura, l’ambassadeur russe obtenait la permission pour la caravane de Molokov de pénétrer sur le territoire Qing. Elle avait donc attendu à la frontière environ trois ans. Un problème se posa cependant de nouveau le 13 novembre 1727 car le modèle du traité envoyé par Pékin n’était pas conforme à ce qui avait été décidé. Il fut tout de suite rejeté par l’ambassadeur qui demanda à Lang d’intervenir. Une nouvelle ébauche fut envoyée le 14 juin 1728. Elle était datée du 21 octobre 1727 et fut aussitôt ratifiée109 110. Ce nouveau traité, dit de Kiakhta, est composé de onze articles. Il incorpore à la fois des éléments du traité de Nertchinsk, certaines des mesures prises en 1693 et des éléments spécifiques des instructions reçues par Savva Vladislavitch, ainsi que le traité de Bura. Nous nous proposons d’étudier ce traité en mettant en avant les différents thèmes clés. Le premier article proclame la paix éternelle entre les deux empires. Les Russes comme les Chinois devaient faire en sorte d’éviter tout conflit. L’article 3 est une redite du traité de Boura. Des cartes assez précises de la région ont été échangées. La délimitation était tout à fait en accord avec les instructions de l’ambassadeur. Dans ces dernières, il lui était recommandé de ne céder aucun territoire de Transbaïkalie, ni de céder Selenginsk, Nertchinsk ou Oudinsk. Il ne devait donner aux Chinois aucun territoire de valeur, ce qu’il réussit à faire. En effet, les régions de Transbaikalie et les autres localisations mentionnées

107 Voir pour la lettre du 12 octobre : Разменное письмо, или запись, учиненная при урочище Абагай- тусопке 12 октября 1727 г. (N°46) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с.181-186. 108 Voir Разменное письмо или запись 27 октября 1727 г.(N°47) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с.187-189 109 Cela explique la différence entre la date de ratification et la date qui figure en en-tête dans le document suivant : Кяхтинский трактат, 21 октября 1727 г. (Договор N°48) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с. 189-197. 110 Pour voir le tracé de la nouvelle frontière cf. en annexe p 119.

35 précédemment restèrent du côté russe111. Mieux encore, la souveraineté de la Russie s’étendait jusqu’aux régions qui se situent au Sud de Selenginsk. C’étaient des lieux encore méconnus des Russes. Les Mandchous pouvaient avoir été mécontents de cette délimitation mais ce mécontentement était secondaire car ils avaient vraiment besoin qu’une frontière soit tracée entre la Mongolie et la Sibérie. Ainsi, le pouvoir pouvait resserrer le contrôle et régler plus facilement les problèmes de transfuges. L’intérêt de délimiter une frontière était de pouvoir contrôler les mouvements de populations natives et le commerce transfrontalier. L’article 7 est également consacré à la question de la délimitation de la frontière.

En ce qui concerne la rivière Ouda et les lieux de là-bas, l’ambassadeur russe Fiodor Alexeevitch [Golovine], le haut dignitaire de la Chambre intérieure Samgutu112 se sont accordés pour dire que : ce point restera indéfini pour l’instant, mais à l’avenir soit par des lettres soit par des Envoyés sera défini ; et ainsi il fut écrit dans les protocoles113.

Les ambassadeurs mandchous voulurent régler cette affaire, mais l’ambassadeur refusa, n’ayant pas reçu d’instructions à ce propos. La portion de territoire autour de l’Ouda, qui n’avait pas été définie en 1689, le resta donc encore jusqu’au XIXe siècle. Le manque d’informations géographiques fut aussi une des raisons du refus et resta un problème récurrent dans la définition des frontières. Dans l’article 3, le thème de la violation de la frontière est aussi abordé. Le même propos se trouve dans l’article 10 ainsi que la question de l’application des punitions dans l’espoir d’empêcher tout conflit futur. Il est intéressant de noter que dans cet article, est stipulée la création d’un système juridique basé sur une responsabilité de deux pays qui n’ont pas le même sens du mot « justice ». Ce traité définit

111 Voir dans le livre de G. Cahen p. 204. 112 Le nom de « Samgutu » est sans doute une variante du nom de « Songgotu », l’oncle de l’Impératrice. 113 Cette traduction est proposée par l’auteur de ce mémoire.

36 donc des sanctions qui rentraient dans les normes des deux pays. « This article, perhaps the most interesting in the entire treaty, was a conscious effort to bridge the cultural barrier between Chinese and Russian society. 114». Cette volonté de « créer un pont entre les cultures » peut être, semble-t-il, aussi visible dans l’article 9. L’histoire des relations entre les deux empires a montré jusque-là que les problèmes de forme, engendrés par les différences culturelles, dans la correspondance entre les souverains, étaient souvent source de conflit. Les ambassadeurs s’en seraient rendu compte et auraient voulu pallier cette difficulté. L’article 10 stipule que les deux organismes qui devaient correspondre entre eux étaient le Lifan yuan et le Sénat et non plus les souverains. L’article 5 aussi est important puisqu’il permit la construction d’une église orthodoxe à Pékin et le séjour d’hommes d’Église et de leurs élèves115. Enfin, le dernier point sur lequel nous voulons nous arrêter, primordial pour les Russes, est le commerce. L’article 4 est consacré à cette question. Dans celui-ci, le commerce caravanier à Pékin et le commerce à la frontière sont définis. Pour ce qui est du commerce caravanier, à partir de 1727, les caravanes ne pouvaient désormais plus venir à Pékin que tous les trois ans avec au maximum deux cents membres. Toutes provisions ou animaux étaient à la charge des marchands et non des Chinois. Exceptés les produits qui étaient interdits, tous les autres pouvaient être achetés ou vendus. Un autre type de commerce légal est mentionné dans cet article : le commerce frontalier. Les échanges commerciaux, qui n’avaient pas lieu dans la capitale, se déroulaient dans la zone frontalière. Avec ce traité, deux localisations officielles pour les marchands russes, chinois, mandchous ou même mongols furent fixées : une ville près de Selenginsk qui devait remplacer la ville d’Ourga, lieu de commerce non-officiel, et une près de Nertchinsk pour remplacer Naoun aussi appelée Tsitsikhar. Ces deux villes étaient Kiakhta et Tsouroukhaitou. Ainsi est établi le traité de Kiakhta. Il peut être considéré comme un succès, semble-t-il, car il fut la pierre angulaire des relations entre les deux pays, à quelques modifications près, jusqu’au Traité de Pékin, radicalement différent116.

114 Mark Mancall, op. cit., p. 253. 115 Cette demande d’une Église n’est pas nouvelle. Izmaïlov avait aussi pour instruction d’obtenir la construction d’une Église, ce qu’il avait obtenu. Ides aussi avait pour instruction de faire une telle demande. 116 Ibid., p. 255.

37 2) Les années 1750-1760, signes d’un échec total de l’État dans le commerce avec la Chine ?

Avec le traité de Kiakhta, le commerce caravanier subit donc quelques petits changements. Les caravanes n’allaient plus en Chine que tous les trois ans et le commerce des particuliers était restreint à la frontière. Le gouvernement avait vu ses profits chuter depuis la première décennie du siècle117. Durant les premiers temps, après l’établissement du monopole, le commerce caravanier semblait lucratif. Nous pouvons observer dans le tableau que les expéditions du début du siècle semblent porter leurs fruits118 : L’apogée des profits obtenus semble avoir été atteint en 1705-1709, avec la caravane de Khoudiakov. Les caravaniers partirent de Russie avec 184 000 roubles de marchandises. Ils repartirent avec 426 636 roubles de produits chinois. Le Trésor obtint pour 270 000 roubles de bénéfices. La suivante de Savateev, encore une fois, paraît aussi avoir été avantageuse pour l’État car celui-ci obtint pour 223 000 roubles. La deuxième de Khoudiakov aurait aussi été source de bénéfices119. Mais cela changea clairement ensuite. Nous pouvons le voir aisément dans le tableau. Alors que le chiffre d’affaires baissait, les dépenses pour les préparations au départ restaient les mêmes. Pour ce qui est de la caravane de Molokov, de nombreuses données sont disponibles. Les conditions des négociations à Pékin ne furent pas très bonnes malgré un accueil favorable. La présence de nombreux soldats autour du Palais des Ambassadeurs, ainsi que les interrogatoires sur la richesse des acheteurs menés par les Mandarins, qui donnaient les billets d’entrée, ne pouvaient que faire hésiter les marchands les plus aisés. La vente fut donc assez déplorable et les Mandarins les poussaient à vendre et à partir rapidement. Ce qu’ils firent. Il est intéressant de voir quelles marchandises ont été échangées : 120

Cette caravane représentait une valeur de 285 403 roubles, dont 274 905 roubles en fourrures. [...]A Pékin, on réussit à vendre seulement 46 425 pattes et 3 253 queues de zibeline, 45 250 pattes de renard, 581 castors, 2 006 loutres, 1 376 380 écureuils (97%), 3 421 lynx (95%) et 3 040 pattes de lynx, 2 300 peaux de phoque. Pour le reste, 24 249 zibelines (48%) et 9 425 ventres de zibeline (67%), 45 057 renards (31%), 284 259

117 Mark Mancall, op. cit., p. 179-180 parle d’un déclin du profit dès 1705 alors que Natalia Platonova dans son article p. 18 écrit que la première décennie fut lucrative. 118 Voir le tableau présent p. 114 nommé « la chronologie des caravanes russes en Chine (1698-1755). 119 Natalia Platonova, art. cit., p. 18-19. 120 Ibid., p. 19.

38 hermines (55,5%), 39,5 cuirs de Russie (84%), 176 poods de « dents de morse » (82%), 472, 5 archines de Toiles de Hollande (89,5%), 1 191 miroirs (99%) durent être ramenés. Les marchandises furent échangées contre 4 090 postav de satin et d’atlas, 3 578 postav de satin étroit et de damas, 14 705 tun’ de Nankin, 2 156 taëls d’or et 23 960 taëls d’argent, 350 000 perles, 23 103 livres de thé, 1 500 livres d’anis étoilé, 751 boîtes de tabac chinois, ainsi que des ustensiles vernis et en argent.121

N’ayant pas pu négocier la totalité des marchandises, la caravane les vendit en Mongolie. Ils réussirent à obtenir pour 221 325 roubles au total de marchandises122. Suite aux difficultés rencontrées par les caravaniers lors de leur séjour, nous ne pouvons donc pas dire qu’elle obtint le résultat escompté. Cette caravane ainsi que les suivantes des années trente, ne firent que confirmer le problème : le système caravanier ne produisait plus les profits attendus par l’État. Quand nous nous penchons à nouveau sur les données qui nous sont accessibles, cette chute de profit est claire. La caravane de 1731 dirigée par Lang fut accueillie avec bienveillance. La raison de cette bienvenue vient peut-être du retour de la première ambassade chinoise partie pour Saint-Pétersbourg. La satisfaction de l’empereur mandchou quant à l’accueil reçu par son ambassade, l’aurait rendu plus accommodant. Toujours est-il que la caravane ne fit pas autant de bénéfices que l’aurait souhaité le gouvernement : pour un capital de départ de 100 000 roubles, des préparations qui avaient coûté 85 000 roubles, elle ne ramena que pour 216 300 roubles de marchandises. Le malheur ne s’arrêta pas là : en 1737, lors de l’incendie du local du Bureau de la Sibérie, une partie de la marchandise fut perdue. Le résultat économique de la caravane de Firsov fut encore pire123. Il fallut donc trouver une solution afin de stopper cela. L’État a toujours accordé une grande importance à ce commerce caravanier alors qu’il ne lui rapportait pas autant. Mais, ce commerce lui laissait une marge de bénéfice qui semblait de plus en plus faible. Au cours des années qui précèdent 1727, la politique de l’État, au sujet du commerce et son monopole, n’avait cessé de changer. Depuis 1719, en Russie, prenait

121 1 pood ou poud= 16,38 kg, 1 archine = 0,71 m, 1 postav de damas ou d’atlas = 16 à 18 archines. Enfin le tun’ = « 10 koneck , dont chacun est égal à 7,5 archines ». Ces données viennent des notes de l’article de N. Platonova p. 17-18. Pour en savoir plus sur ces unités de mesure, voir le livre de G. Caston Le Livre de Comptes de la caravane russe à Pékin en 1727-1728. Paris, F. Alcan, 1911, p. 111-123. 122 Les bénéfices réalisés par le Trésor sont inconnus. Les documents sur les caravanes ont été détruits lors de l’incendie des locaux du Bureau de Sibérie en 1737. 123 Selon les données de N. Platonova pour un capital de départ de 159 719 roubles, elle ramena pour 164 631 roubles de marchandises chinoises. Avec le coût des préparations qui s’élevait à 59 719 roubles, l’État n’eut que 30 265 roubles de bénéfices.

39 place un processus d’adoucissement des monopoles124. Cette même année avait lieu la proclamation de la liberté du commerce en Sibérie pour une grande quantité de produits excepté certains comme les zibelines, fourrures, potasses… Des oukases de 1722 indiquaient que le commerce avec la Chine était surveillé avec attention aux points clés des échanges comme Selenginsk ou les postes de douane. En Mongolie, il concernait uniquement les produits qui ne pouvaient être vendus dans l’empire du Milieu. En 1723, une nouvelle modification était apportée : l’or chinois n’était plus utilisé comme dîme comme précédemment. L’or pouvait être ramené de l’Empire voisin librement. Cependant, des restrictions quant à sa vente subsistaient. Il ne pouvait être vendu qu’au Palais des Monnaies. Les marchands ne pouvaient pas non plus l’exporter. En 1727, une nouvelle étape fut franchie. En effet, cette année-là, quelques privilèges importants furent abolis. Dans cette évolution du commerce et du monopole de la Russie, l’opinion de Savva Vladislavitch joua un rôle important. Il ne fut pas le seul à se prononcer sur le commerce avec la Chine et à proposer des « remèdes 125». Mais il était la personne qui, semble-t-il, était la plus écoutée. Comme il a été dit auparavant, les propos du comte ont souvent fait loi. Il exprima son opinion sur la question du commerce avec la Chine dans deux rapports : l’un datant du 31 août 1726, l’autre du 28 septembre de l’année suivante. Un dernier document de 1730 aide à percevoir dans leur ensemble ses idées sur la Chine. Il estimait que la Chine était un pays riche. Une possibilité d’accroissement économique pour la Russie existait mais les fraudeurs l’en empêchaient. Il proposait différentes solutions pour pallier les problèmes de la Russie par exemple, l’interdiction de commercer en Chine pour les marchands privés. Pour éviter toute concurrence, il faudrait répartir les tâches : la vente des fourrures à Pékin et celle du reste, plus accessible aux populations locales et aux Mongols, à la frontière. Il pensait que seuls les Sibériens devaient avoir le droit de commercer à cet endroit. Ainsi, il n’y aurait pas de concurrence au commerce officiel. Il ajouta aussi que, pour lui, il vaudrait mieux privilégier des caravanes de petite taille plutôt que de stopper ce commerce caravanier. Lang proposa lui aussi des solutions dans son rapport du 30 juin 1730. Selon lui, il serait plus bénéfique au gouvernement de développer le commerce frontalier que le commerce caravanier. Il voulait que l’achat de fourrures

124 Gaston Cahen, op. cit., p. 237 sqq.. 125 Expression employée par G. Cahen. Lang aussi en proposa tout comme Dolgoroukov. Voir pour plus de renseignements dans le livre de M. Mancall p. 260 et 262. Voir aussi dans l’annexe du livre de G. Cahen Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan,1912, p. LXXX-XCVI.. Les idées de Savva Vladislavitch sont p. LXVII-LXXI et p. LXXIII-LXXX.

40 pour les marchands ne se fasse qu’auprès du Trésor. Ensuite, ils les vendraient dans les villes comme Kiakhta. L’État obtiendrait donc de l’argent grâce aux douanes et à la vente des fourrures. Ainsi, il pourrait ensuite envoyer les caravanes officielles échanger en Chine les recettes obtenues contre de l’or et des pierres précieuses126. L’impact de toutes ces idées est facilement visible : le 30 décembre 1726, le gouvernement interdit le commerce des fourrures en Chine pour les marchands privés. Il fut suivi le 3 janvier par un autre oukase précisant le précédent127 : Les caravanes, par exemple, ne devaient pas avoir une cargaison dépassant, en valeur totale, cent mille roubles. A sa tête étaient nommés un agent et un fonctionnaire du Prikaz de Sibérie. Le reste de la caravane était composé des membres suivants : deux commissaires, quatre tselovalniki, deux interprètes, deux teneurs de compte, deux copistes. A ceux-là s’ajoutait une troupe de soldats. Ce qu’il est important de noter ici est qu’aucun d’eux n’avait le droit de commercer pour son compte. Les tâches étaient ainsi divisées : l’un des agents se rendait à Pékin alors que l’autre restait en Sibérie pour préparer la caravane suivante. L’oukase suivant du 12 novembre 1739, tout comme celui de 1731, prohibèrent l’exportation de fourrures de prix en Chine par des marchands privés. Lang s’exprima sur la question de l’avenir du monopole en 1739. Il estimait que le monopole exclusif de l’État russe n’était en rien profitable pour celui-ci. L’État devrait céder l’exploitation du commerce à une compagnie. Les marchands de cette compagnie devraient acheter des fourrures à un prix fixe et payer une douane de 20 %. Cette idée a plu, semble-t-il, à l’Impératrice Anna Ivanovna car cette même année, elle enjoignait les marchands de créer une compagnie comme celle-ci. Mais cet appel aux marchands resta un échec. En 1740 et 1741, elle renouvela sa demande mais personne ne se manifesta128. Elle promulgua aussi l’arrêt du commerce caravanier de l’État. L’oukase de 1743 interdit l’importation de produits chinois dans l’Empire russe par des Occidentaux. L’État continue d’essayer de mettre un terme aux fraudes et à la contrebande. La dernière des caravanes de l’État fut envoyée en 1753. Mais comme les autres caravanes, elle eut à faire face à de nombreuses difficultés et n’obtint pas le résultat escompté. La fin du monopole exclusif de

126 Transformées au préalable en rixdales. On trouve aussi en russe le mot « efimki » pour désigner les rixdales. Le rixdale est une monnaie ancienne utilisée en Hollande et dans certains pays du Nord de l’Europe. 127 Voir dans l’article de Natalia Platonova p. 22. et voir dans le livre de Gaston Cahen p.243-244. 128 À cause du commerce frontalier qui leur semblait beaucoup plus bénéfique.

41 l’État fut la décision de Catherine II, le 31 juillet 1762. A partir de cette date, le commerce avec l’Empire Qing n’était plus monopolisé par la Couronne. Nous pouvons énoncer deux problèmes principaux qui ont conduit à la fin du commerce caravanier officiel et à la fin du monopole du commerce avec la Chine, outre les entraves que posait le gouvernement Qing. Ils ont été présents dès le début de l’implication directe de l’État et ont toujours posé problème malgré les efforts de l’État pour les bloquer. La première raison que l’on peut citer était la concurrence avec le commerce des privés. Avec le traité de Kiakhta, ce « double commerce » fut officialisé. Le commerce frontalier existait auparavant de façon non-officielle dans les villes comme Ourga, Naoun. Avec le traité de 1727, Kiakhta et Tsouroukhaitou, les remplacèrent. Le commerce à Kiakhta129 prit une importance considérable et fleurit grandement. En 1759, on atteignait là-bas déjà pour 1,4 millions de roubles de transactions bilatérales130. Et cela continua à augmenter malgré les interruptions du commerce. Les marchands préféraient ce commerce frontalier plus sécuritaire. Le commerce caravanier demandait aussi plus d’argent, beaucoup de temps et était assez périlleux. Il ne semblait donc pas bénéfique à ces marchands. A la frontière, ils pouvaient faire autant, voire plus de profit. Cela porta tort au commerce de l’État. La deuxième raison est le problème de la corruption, de la fraude qui sévissaient à l’intérieur même de l’appareil gouvernemental. Nous distinguons trois types de fraudeurs131 : les marchands, les Boukhariotes et les voevody de Sibérie et leurs subalternes. Les voevody de Sibérie envoyaient souvent leurs propres caravanes, malgré l’interdiction de l’État. La distance était telle, qu’ils se sentaient libres de faire ce que bon leur semblait. Ils favorisaient leurs propres profits. Les Chinois accueillaient tous les messagers qui venaient dans l’Empire avec un sceau. Ce trafic illégal à Pékin, en plus de celui du gouvernement, eut des conséquences visibles : la surabondance de fourrures et donc la baisse de leur prix par exemple ; l’accroissement du mécontentement des Chinois, exaspérés par la trop grande présence de Russes dans leur pays. Les différents oukases visaient à limiter ce commerce illicite. L’exemple le plus connu d’un voevoda puni pour ce genre de crimes fut le prince Gagarin, Gouverneur général de Sibérie au début du XVIIIe siècle. A cause de ses exactions, il fut destitué puis décapité en 1721132. Certains marchands

129 Pour plus de renseignements sur Kiakhta, son commerce voir dans le livre de Clifford M. Foust, op.cit., p. 68-104. 130 Natalia Platonova, art. cit., p. 23. 131 Gaston Cahen, op. cit., p. 66-72. 132 La multiplication des textes de lois pour les contrer et la précision des instructions données en 1692 à la douane de Verkhotourie révèle l’étendue du problème.

42 présents dans les caravanes d’État fraudaient aussi. Ils avaient le droit d’amener avec eux une certaine quantité de marchandises privées, qu’ils devaient vendre après celles de l’État. Mais certains vendaient leurs marchandises avant celles de l’État. Les Boukhariotes profitaient de leur position avantageuse pour frauder. Il était presque impossible de savoir quand ils vendaient pour leur propre compte ou pour ceux qu’ils représentaient, les Djoungars. Ils profitaient de ce flou.

3) Une évolution du commerce entre les pays qui ne reste pas sans difficultés : la menace de la guerre dans les années 1760 et la rupture des années 1785-1792

Le traité de Kiakhta a permis la stabilisation des relations entre les deux pays. Néanmoins, après 1728, nous pouvons assez aisément voir que certains problèmes, récurrents, n’avaient pas été réglés par ce traité. Les relations commerciales entre eux avaient été stabilisées mais ne restaient pas sans heurts comme le montre la crise des années 1762-1768 ou encore la rupture commerciale dans les années 1785-1792. Cette tension dans les années 1760 ne fut pas seulement causée par un seul problème, c’est une accumulation d’incidents, de vexations survenues dans les années trente à cinquante, qui déboucha sur une rupture des relations entre les deux Empires et à une menace de guerre133. Ils sont, pour la plupart, répétitifs dans l’histoire de leurs relations. La majorité des problèmes qui ont mené à ce climat de grande tension n’est pas directement inhérente au commerce. Ils étaient plus liés à la politique, aux questions de contrôle et de territoires, de transfuges ou aux crimes comme le vol (de bétails entre autres), le meurtre… Le commerce fut donc touché par des interruptions dues à ces raisons. Nous pouvons citer quelques unes des vexations qui ensemble, ont menacé de détruire les relations entre l’Empire Céleste et l’Empire tsariste. La question des transfuges se posa par exemple dès le début des années trente. Suite aux combats entre la Chine et la Djoungarie mais aussi ceux entre Mongols et Djoungars, de nombreux sujets de ces empires essayaient de passer en Sibérie. En 1731, par exemple, environ 10 000 iourtes ont immigré en Sibérie et seules 2 142 ont été ramenées en Chine. L’année suivante ce fut près de 5 000 dans la région de Nertchinsk. Les Chinois, irrités, accusèrent les Russes de ne pas

133 Clifford M. Foust, op. cit., p. 236-279.

43 se dépêcher de retourner ces fugitifs. Cette accusation se retrouva à de nombreuses reprises dans les années qui suivirent. En 1735, le Collège des Affaires étrangères demanda aux autorités sibériennes de rendre tous les transfuges au gouvernement chinois. Mais ce type de cas ne fut pas le seul la seule origine du problème. Celui des vols de bétails mina aussi les relations. L’un des premiers incidents de cet ordre fut le vol de bétail par un Mongol, après que celui-ci ait tué deux Russes, en 1732. Les autorités chinoises généralement étaient assez respectueuses des règles fixées par les traités et résolvaient les problèmes causés par leurs compatriotes. Les Russes l’étaient moins. Les demandes ne firent alors qu’augmenter et les ennuis s’accumulèrent. Avant la crise de 1762-1768, à de nombreuses reprises, l’Empire Qing interrompit les relations entre les deux pays par mesure de représailles : ce fut le cas en 1733, 1737, 1744, 1750, 1751, 1756, 1759, 1761134. Ces interruptions étaient tout à fait légales. En effet, le traité de Kiakhta permet à l’un des pays de couper toute relation avec l’autre tant que le problème à l’origine de cette rupture diplomatique n’était pas réglé. La plupart de ces suspensions ne mirent pas à mal le commerce frontalier. Le commerce à Kiakhta était, semble-t-il, à son summum en 1759. L’affaire d’Amursana ne fit que rajouter de l’huile sur le feu. Amursana fut le dernier chef de l’Empire Djoungar. Il a fui en Sibérie où il mourut de maladie. Les Mandchous réclamaient que son corps soit restitué, les Russes refusèrent. La présence croissante des Russes dans la région de l’Amour était encore une raison de mécontentement chez les Chinois. La montée de la tension eut lieu entre 1758 et 1762. Durant ces quelques années, nous pouvons voir une détérioration certaine des relations et parallèlement à un accroissement des défections des Mongols. La dégradation se traduisit par l’augmentation des forces armées à la frontière. Le gouverneur général Iakobi suppliait la couronne pour avoir plus de troupes, il insistait sans cesse sur la faiblesse militaire de la Russie dans la région frontalière. Déjà en 1757, la Couronne décidait d’accroître le nombre de soldats présents à Irkoustsk. Les Chinois ne restaient pas non plus inactifs : en 1758, les autorités chinoises avaient envoyé des soldats près de la frontière sur l’Irtych. Cet acte fut répété en 1759. En 1761, des soldats chinois étaient positionnés face à Kiakhta. En 1762, aucun des problèmes cités auparavant n’avait encore été résolu. Le côté chinois continua de faire pression pour l’affaire d’Amursana ainsi que pour les vols de bétail. Ils étaient aussi

134 Alexandre Bennigsen, op. cit., p. 66 sqq..

44 mécontents du changement de localisation de la douane135. Il ne faut pas croire qu’avant l’acmé de la crise, il n’y avait eu aucune conférence entre les deux parties pour régler leurs différends. En 1762, Iakobi et le Dzarguchei136 se rencontrèrent pour discuter de la majorité des problèmes, mais ce fut un échec. L’Impératrice décida d’envoyer une ambassade afin d’éviter une guerre, qui couperait les relations entre les deux pays. Elle fut dirigée par le Grand Chambellan Tchernychiov, accompagné entre autres du capitaine Kropotov, mais elle se solda par un insuccès. La situation empira dans la seconde moitié de 1762 car le commerce à Kiakhta diminuait et les produits s’accumulaient. En 1763, Catherine II semblait penser qu’une guerre entre les deux pays était possible. Elle ordonna d’ailleurs, de masser des troupes dans la région. L’arrêt du commerce eut lieu en avril 1764. Mais les produits continuaient d’affluer et les échanges avec les Mongols se poursuivirent jusqu’en 1767. Après, le commerce semble stopper. A cette époque, il ne restait plus aucun marchand chinois ou mongol à Maimaicheng. Pour preuve de cette situation tendue entre les deux couronnes, en 1764, ce fragment de la réponse de Catherine II à l’Empereur :

Nous sommes bien étonnés que dans sa correspondance diplomatique avec une puissance voisine et qui ne lui cède en rien [le gouvernement chinois] n’observe aucune des règles de la politesse et de la bienséance. Vos injures ne sont pas des arguments. Elles ne sont que l’ignoble arme des ignorants qui ne peuvent réfuter les justes arguments d’un rival. Quant à nous, nous possédons deux moyens de mettre fin à vos grossières insultes et à votre insupportable prétention – ou bien les ignorer avec mépris, les comptant pour de la fureur irraisonnée ou bien les châtier. Nous avons le pouvoir d’user des deux...137

L’impératrice, après 1765, refusa de continuer de communiquer avec la Chine suite aux propos de plus en plus grossiers du Lifan yuan dans ses courriers. Les deux pays continuèrent à battre froid pendant environ quatre ans. Catherine II décida d’organiser une conférence durant laquelle, les officiels présents étudièrent les causes de cette dégradation

135 Elle va à Troickosavsk. 136 Le « Dzarguchei » est le Mandarin responsable des fonctions d’administration à la frontière et de police. Il était choisi tous les deux ans parmi les officiers du Lifan yuan. Il devait s’occuper du commerce et des marchands et résidait à Maimaicheng, ville sœur de Kiakhta du côté Mongol. Pour plus de renseignements voir dans le livre de Foust p. 95 et les suivantes. Le nom de cette ville est d’ailleurs très intéressant car cela signifie en chinois « ville de commerce ou ville de ventes et achats », il s’agit en fait plus d’une description de ce qu’est cette ville. 137 Cette citation est une traduction qui est présente dans le livre de Alexandre Bennigsen, op. cit., p.40.

45 des relations et suggérèrent des mesures d’ordre militaire à prendre comme le renforcement de la frontière ou encore des changements dans l’administration de la Sibérie. Mais aucune de ces propositions n’aboutit. Cependant peu de temps après ces suggestions furent approuvées. En 1766, Catherine II décida d’envoyer une autre ambassade avec à sa tête le capitaine Kropotov avec les pleins pouvoirs afin de régler les problèmes de frontière. Cette ambassade parvint à un accord avec les autorités chinoises car le 16 octobre 1768 fut signé un protocole additionnel au traité de Kiakhta. Par cet avenant, ils réglaient les problèmes des fugitifs138, des crimes à la frontière et la question des taxes. Ce fut l’épisode le plus ardu des relations entre les deux pays depuis 1728 et ce, jusqu’à 1851. La menace de la guerre avait été prise au sérieux par la Russie dès les années 1750. « La frontière fut réouverte en 1768 et une ère de paix relative et de bonne entente s’ensuivit, qui devait durer jusqu’en 1851139 ». Nous pouvons parler en effet pour les quatre-vingts ans, environ, qui suivirent d’une « paix relative ». Elle reste « relative » car les relations entre les deux pays ont encore connu quelques complications dans les années 1780-1790140. Il convient de noter que ces relations, malgré des tensions restaient en général assez amicales tout au long de leurs échanges. Pendant trois jours en 1775, le commerce fut interrompu suite à un désaccord autour de la compréhension de quelques points du protocole de 1768. Ce ne fut qu’un épisode mineur. Bien vite, il est clair que les problèmes itératifs qui avaient mis le feu aux poudres dans les années 1730 à 1760 n’étaient pas tous réglés. L’arrêt du commerce en 1778 pour deux ans nous le montre. Les années suivantes furent relativement calmes. Un incident, en 1784, a entraîné l’interruption des relations commerciales sur la période la plus longue et difficile du XVIIIe siècle141. Elle dura six ans, onze mois et vingt-trois jours. Des Bouriates russes, menés par un certain Oulaldzai, avaient attaqué et volé un marchand chinois d’Ourga. Le Major Nalabardin, officier gradé présent à la frontière décida de les punir et, de sa propre initiative, de les envoyer au Nord-Est de la Sibérie. Les autorités chinoises en furent très contrariées. Selon elles, s’il avait respecté le protocole de 1768 ces hommes auraient dû être punis à la frontière. Le Sénat et le Lifan yuan se tancèrent à ce sujet. Le Lifan yuan, peu satisfait de 138 Les fugitifs d’avant la signature du protocole n’ont pas à être retournés à l’Empire qu’ils ont fui. Ainsi, le problème avec les restes d’Amursana est réglé. 139 Ibid., p. 68. 140 Clifford M. Foust, op. cit., p. 301-315. 141 Il est intéressant d’étudier pour cette crise le point de vue d’ Alexandre Radichtchev, présent en Sibérie lors de ce long arrêt des relations entre les deux pays. Pour lui, cette interruption n’a pas que des côtés négatifs pour la Russie. Voir l’article de Natalia Platonova, « Alexandre Radichtchev en Sibérie et le commerce russo-chinois au XVIIIe siècle », Slavica Occitania, 2012, Vol.35, p. 23-47.

46 la réponse apportée par le Sénat, proclama l’arrêt du commerce à Kiakhta le 26 Mars 1785. Ce problème fut une entrave aux bonnes relations entre les deux pays pendant des années. Il faut dire aussi que jusqu’à 1787, l’Impératrice était accaparée par la guerre avec les Turcs. Il faut savoir que même s’il n’y eu aucune préparation militaire du côté russe en vue d’une guerre, les discussions sur la guerre n’étaient pas totalement absentes. Les deux gouvernements se rendirent compte par la suite, que cette affaire était aussi due à l’incompétence d’officiers présents à la frontière. Les deux camps opérèrent d’ailleurs des changements. Au début de 1788, l’Impératrice désirait mettre fin à cette dispute le plus rapidement possible. L’arrêt du commerce leur était préjudiciable. En 1790 se déroula une première conférence mais les représentants des deux pays devaient d’abord prendre leurs instructions auprès de leurs souverains. Le nouveau Gouverneur général Pil était présent. Il insista auprès de l’Impératrice pour pouvoir altérer l’article 10 du traité de Kiakhta sur les punitions pour les crimes à la frontière. Les deux camps se firent face de nouveau en février 1792. Le protocole de 1792, appelé aussi traité international, apporta quelques modifications quant aux punitions : chaque pays s’occuperait des sanctions de ses sujets. Un des points importants était ainsi réglé. Le traité de Kiakhta et le protocole additionnel de 1768 étaient aussi confirmés. Les échanges commerciaux reprirent fin avril142. Le traité de Kiakhta et ses protocoles furent confirmés à nouveau en 1818. Nous pouvons donc bien dire que ce traité avec ses quelques modifications fut réellement la base de la stabilité des relations entre les deux pays. Ce, jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le Traité additionnel de Pékin en

142 Clifford M. Foust, op. cit., p. 315-329.

47 Partie II : L’Empire russe, L’Empire Qing et les peuplades limitrophes : intérêts, neutralité et conquête.

Chapitre I : Russie et Djoungarie : des relations sous l’œil attentif de l’Empire Qing

1) La Russie à la recherche de clients djoungars

Pour permettre de comprendre toutes les variations de la politique chinoise envers la Russie au XVIIIe siècle, il est indispensable de prendre en compte l’Empire qui fut pendant longtemps une épine dans le pied des Qing : l’Empire djoungar143. Les premiers contacts entre l’Empire russe et l’Empire djoungar précédent le début de la période que nous étudions. En effet, nous pouvons trouver des traces, dans les documents, d’envois de représentants de Galdan, le Kontaicha144, dans l’Empire russe entre 1674 et 1675, mais aussi de messagers en 1676, 1677, 1678, 1679, 1681145. Des caravanes de Boukhariotes146, agents commerciaux et diplomatiques du Kontaicha, étaient aussi

143 Il conviendrait de noter d’abord, les difficultés terminologiques qui peuvent être rencontrées, quant à la dénomination de ce peuple. En effet, dans tous les livres, les auteurs n’utilisent pas les mêmes dénominations. Par exemple, et cela peut facilement porter à confusion, Gaston Cahen dans ses ouvrages utilise pour désigner les habitants de cet empire le terme de « kalmouk ». Or, ce terme est utilisé dans la majorité des autres ouvrages pour désigner les habitants de la Basse-Volga, qui avaient fuit cet empire au début du XVIIe siècle. Nous pouvons trouver les termes suivants pour les désigner : Oïrat, Mongols occidentaux ou encore Eleuthes. Françoise Aubin, dans son article, «KALMOUKS». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, nous éclaire quelque peu sur l’utilisation de ces noms : « Toutefois, les conflits internes ne les [les djoungars] épargnèrent pas non plus, de sorte que les vagues confédérations qu’ils formaient à la manière des empires traditionnels des steppes étaient dominées tantôt par une ethnie, tantôt par une autre, dont ils adoptaient le nom durant la période de sa suprématie. Le nœud de toute l’histoire des (Oirad), ou Mongols occidentaux, repose donc sur l’identification des noms multiples sous lesquels le monde les a connus : Les J̌ ungars (ou en transcription populaire, les Djoungars ou Dzoungars ou Dzungar) ; les Olöts, devenus, sous la plume des missionnaires européens du XVIIIe siècle, les Eleuthes ; les Dörbet, les Torgūt ; les Čoros, les Khoršūt (ou Qošūd, Qoshot) ; en Russie enfin, les Kalmouks. ». Nous choisissons donc d’utiliser cette terminologie pour le reste du travail. Les Kalmouks désigneront seulement les habitants de la basse-Volga partis au XVIIe siècle. Pour quelques renseignements supplémentaires sur le nom « Eleuthe » voir l’article de Françoise Aubin, « ELEUTH ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, 144 Le terme de « Kontaicha » est le titre utilisé par les Russes et les Jésuites, entre autres, pour désigner les souverains de Djoungarie. 145 Gaston Cahen, Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan, 1912, p. 136 sqq.. 146 Les Boukhariotes sont des musulmans qui habitaient le Turkestan oriental. Il faut faire attention ici car ces Boukhatiotes ne sont donc pas, semble-t-il,des habitants du khanat de Boukhara, mais de la « Petite Boukharie ». zone correspondant au territoire du bassin du Tarim situé au Turkestan oriental ; Gaston Cahen, op. cit., p. 137 et dans le livre de Vadime Elisséeff, The Silk Roads : Highways of Culture, Unesco, Paris, 1998, p. 249.

48 présentes en Russie. En 1683, par exemple, une caravane de soixante-dix d’entre eux, dirigée par deux agents du souverain, porteurs d’une lettre pour le Tsar, arriva à Irkoutsk. Il conviendrait, avant d’aller plus loin, d’expliquer la montée en puissance de l’Empire djoungar et ainsi d’introduire quelques éléments importants pour mieux comprendre pourquoi cet empire fut perçu comme un danger par la Chine, alors que cela ne fut pas toujours le cas. Le père de Galdan fut le premier à élever le régime djoungar en l’affirmant comme un pouvoir militaire majeur en Asie Centrale147. Après la mort de son père et la crise de la succession, ce fut Galdan, aussi nommé Boshugtu khan, qui prit le pouvoir. Il affirma rapidement sa puissance aux dépens des autres membres de sa famille. Puis il commença son entreprise de conquête par le Turkestan Oriental entre 1680 et 1685. Grâce à l’annexion de ce territoire, il obtint en même temps les Boukhariotes. Il entreprit ensuite la conquête de la Mongolie dès 1688. Il réussit à vaincre les Khalkhas148 et continua son avancée. Il faut savoir qu’en 1690, son empire s’étendait du à la Mandchourie149. L’Empire Qing n’allait sûrement pas laisser vivre un empire qui avait le potentiel de menacer l’équilibre des pouvoirs de la zone. Le Traité de Nertchinsk a eu un rôle primordial dans l’évolution des relations entre les deux Empires. Galdan pensait que la Russie pourrait s’allier à lui et ainsi se venger des Khalkhas qui les avaient attaqués et assaillis à Selenginsk. Il pensait qu’ils pourraient se coaliser contre des ennemis communs : pas seulement les Mongols mais aussi les Mandchous. Il envoya des messagers à l’ambassadeur Golovine, alors qu’il était à Irkoutsk – sur le point de repartir à Moscou – le 22 février 1690. Dans cette lettre, Galdan demandait aux Russes de se battre à ses côtés150. Il en envoya aussi à Nertchinsk, voire à Tobolsk, le 14 août de la même année et peut-être même à Moscou en 1693-1694. Une missive du Kontaicha aurait été portée à Moscou à cette période. A l’intérieur, le Kontaicha informait le Tsar de sa victoire sur les Khalkhas et lui offrait son amitié.

147 Peter Perdue, “Military Mobilization in Seventeenth and Eighteenth-Century China, Russia, and Mongolia”, Modern Asian Studies, Cambridge University Press, Vol. 30, No. 4 (October, 1996), p. 763 sqq.. 148 Les Khalkhas selon la définition de Françoise Aubin dans son article, « KHALKHAS ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, sont des membres de l’« ethnie principale de la République Mongole (…) ils appartiennent au groupe ethno-linguistique des Mongols orientaux ». 149 Alexandre Bennigsen, Russes et Chinois avant 1917. Paris, Flammarion, coll. Questions d'histoire, 1974, p. 44. Pour des informations beaucoup plus détaillées sur l’histoire de Galdan et l’expansion de l’Empire de Galdan, voir le livre de Peter C. Perdue, China marches West, the Qing conquest of Central Eurasia. London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2005, p. 138-161 et p.174-208. 150 Gaston Cahen, « Les relations de la Russie avec la Chine et les peuplades limitrophes à la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 94, Fasc. 1 (1907), p.49-50.

49 Golovine refusa cette offre d’alliance. Il aurait informé le Khan qu’il avait tenté de le joindre en 1688 pour discuter d’une coalition mais que ses messagers n’avaient pu l’atteindre151. Le traité de Nertchinsk venait juste d’être signé et la Russie ne pouvait pas se permettre de se mettre à dos l’Empire Qing alors que le droit de commercer avec eux venait juste de lui être accordé. La Chine ne verrait pas d’un bon œil cette alliance avec son ennemi auquel elle comptait se consacrer pleinement après la signature du traité. Un tel pacte ne serait donc pas profitable à l’Empire russe. Golovine n’y voyait donc pas d’intérêt. Il se devait avant tout d’empêcher les Mongols payant le iasak de quitter le territoire, de protéger les Russes présents en terres djoungares. Cependant, l’ambassadeur encouragea le Kontaicha dans sa mission. Les Chinois, semble-t-il, furent satisfaits de l’attitude adoptée par les Russes. Cela pourrait être considéré comme un signe de l’attention que portait l’Empire Qing à tout développement dans les relations de la Russie avec l’Empire à exterminer152. Galdan était donc arrivé trop tard. Les Russes ne s’interposèrent donc pas dans la guerre qui eut lieu et qui entraîna l’écrasement de Galdan le 12 juin 1696. Mais, l’Empire russe, tout en restant observateur, fit preuve de bienveillance à l’égard des Djoungars. Ils cherchaient à s’en faire des clients privilégiés. Les Boukhariotes avaient le droit à des privilèges dans l’Empire russe153. Dans les instructions qui furent données aux chefs de douanes le 30 août 1693, nous ne pouvons remarquer aucune différence de traitement entre les sujets de l’Empire et ces agents commerciaux. La seule restriction qui était imposée était l’interdiction de leur vendre des armes à feu. En 1696, les voevody eurent pour instruction de bien recevoir les envoyés du Kontaicha et de ne pas les laisser rester trop longtemps pour réduire le coût payé par l’État. Dans les instructions de 1697, il était précisé aux nouveaux gouverneurs de Tobolsk que les Djoungars « ne devront être ni molestés, ni baptisés de force, ni achetés comme esclaves par les particuliers, ce trafic est réservé à l’État »154. L’oukase général réglementant le commerce avec la Chine de 1698 indiquait de bonnes dispositions à leur égard. Le douzième point leur est consacré155. Il est répété qu’un accueil bienveillant devait leur être accordé et que la dîme ne devait pas être levée sur les Boukhariotes présents en tant que messagers de seigneurs puissants. Alors que les marchands russes devaient payer sur leurs

151 Peter C. Perdue, op. cit., p. 171-172. 152 Gaston Cahen, art.cit., p.50. 153 Gaston Cahen, op. cit., p. 139 sqq.. 154 Ibid. p. 139. 155 Il est disponible, ainsi que sa traduction, dans l’annexe du livre précédemment cité p. IX-XVIII.

50 transactions le dixième, eux ne devaient payer que le vingtième. L’interdiction de leur vendre des armes était maintenue tout comme celle de ne pas les laisser emporter de l’or et de l’argent, ceux-ci manquant déjà cruellement au Trésor.

Ne leur laisser emporter de Sibérie, sous aucun prétexte, de l’or, de l’argent, de la poudre, du plomb, des canons, des boulets, des mèches, des mousquets, des carabines, ni aucune arme employée dans les expéditions militaires, à moins que des gramotas officielles, envoyées de Moscou, n’ordonnent de laisser passer quelqu’un.

Après l’arrivée au pouvoir de Tsewang Rabdan156, la politique des Russes à l’égard des Djoungars n’a donc pas changé. Le neveu de Galdan avait au début comploté avec l’Empire Qing contre son oncle. Il créa d’ailleurs une rébellion contre celui-ci. Tsewang Rabdan prit le pouvoir en 1697. Il réussit à maintenir pendant un certain temps un double jeu entre les deux grands Empires : Il avait le soutien de la Chine mais, en même temps, il demandait à la Russie, en septembre 1694, une aide financière. Un homme d’un certain rang avait été envoyé en 1699 au Lac Iamychev pour négocier avec les Djoungars157. Il devait aussi construire en ce lieu des forteresses qui avaient pour but de protéger et d’appuyer le trafic d’esclaves de l’État. Nous n’avons pas de renseignements sur les échanges entre les pays durant les premières années du XVIIIe siècle mais, nous savons que les relations entre les deux pays se dégradèrent ensuite très vite.

2) Tentative d’entreprise commerciale russe et dégradation des relations sous l’œil chinois

Les relations entre les deux pays ne furent en effet pas toujours des plus amicales. Il est particulièrement intéressant d’étudier l’impact de ces relations russo-djoungares sur celles avec la Chine et l’attitude adoptée par l’empire du Milieu. Le Kontaicha Tswang Rabdan se montra hostile envers les Russes à plusieurs reprises158. Les relations entre les deux pays s’étaient déjà compliquées suite à l’expansion de l’Empire au Nord et à l’Ouest

156 Nous pouvons le trouver aussi nommer dans certains livres « Raptan ». Dans le livre de M. Mancall par exemple, il est nommé « Tsewang Raptan » alors qu’il est nommé « Tsewang Rabdan » dans celui de Perdue. 157 Nous avons trouvé le nom de ce lac écrit de différentes manières comme par exemple Yamysh dans le livre de Peter Perdue. La transcription choisie ici est celle que l’on trouve dans le livre de Gaston Cahen. 158 Gaston Cahen, op. cit., p. 142 sqq. et dans le livre de Mark Mancall, op.cit., p. 210-213.

51 qu’entreprenait Tsewang Rabdan mais la situation empira en 1713159. Un oukase impérial du 20 juin 1713 ainsi qu’un prikaz du gouverneur général de Sibérie enjoignaient l’envoi du cosaque Ivan Dmitriev Tcheredov avec une lettre au Kontaicha. Dans ce courrier étaient énoncées les différentes plaintes et exigences de l’Empire russe. Nous pouvons énumérer quelques griefs de la Russie : les Eleuthes pillaient les gens qui habitaient à Baraba et Kouznetsk. Ils auraient aussi été à l’origine de la destruction de Bakan et auraient aussi volé, tué un commis d’un marchand nommé Matveï Poppa (auparavant détenteur du monopole de la rhubarbe). Le gouvernement voulait faire cesser ces crimes, demandait réparation ou encore la restitution des biens volés. Tcheredov dut attendre environ un mois, du 27 octobre au 21 novembre 1713, avant d’être reçu par le Kontaicha en personne. Il ne put avoir que deux audiences auprès du souverain, le 21 novembre et le 29 février de l’année suivante. Le monarque lui présenta à son tour, une lettre qui énumérait ses propres réclamations. Selon lui, les Russes avaient envahi des territoires lui appartenant. Il demanda la destruction des forteresses de Krasnoïarsk, Kouznetsk et Tomsk. Les Cosaques, selon lui, auraient aussi commis des crimes envers ses propres sujets comme le pillage. Le Kontaicha voulut seulement rendre une partie de ce qui fut volé, mais il ne négligea pas de lever une dîme sur les produits restitués. L’envoyé du Tsar dut repartir avec ce bilan assez médiocre le 21 mars 1714. Le 4 octobre 1714, il était de retour chez lui à Tara. Il était revenu avec une caravane et deux envoyés du souverain djoungar. Les marchands auraient atteint Tobolsk le 30 octobre, mais par contre les émissaires ne purent quitter la Sibérie. L’entreprise industrielle, qui était aussi une expédition militaire, de Pierre le Grand compliqua encore plus la donne160. Dès 1712, le gouverneur général de Sibérie, le prince Gagarin, avait entendu parler de sable d’or au Turkestan et en aurait aperçu chez des Boukhariotes présents à Tobolsk. Il proviendrait, selon eux, d’un endroit dont les Russes ne connaissaient pas l’existence, nommé « Erket » sur le Daria161. Gagarin décida de recueillir de l’or, donc envoya un boiar de Tobolsk, Grigori Trouchnikov à « Selim et Daba », localisés dans le Sud-Ouest. Ces villages étaient censés être des centres miniers aurifères. Dans un de ces courriers au Tsar, il informait ce dernier que le voyage pour atteindre

159 Cf. dans l’annexe la carte nommée « The Zhungar Empire » p. 120. 160 Mark Mancall, op. cit. p. 211. 161 Selon Peter Perdue dans son livre p. 211-212 quand les Boukhariotes parlaient de « Erket », écrit « Eskel » dans son ouvrage, situé sur le fleuve Amou-Daria , ils parlaient probablement en fait de Yarkand, qui n’est pas sur ce fleuve.

52 « Erket » ne prenait que quelques semaines de l’Irtych, si les Russes prenaient des forts pour relais. Le Tsar voulut en savoir plus. Il est intéressant de rappeler ici la devise de Pierre le Grand : « Gold is the heart of the state »162. Si le commerce en Chine avait fortement intéressé le Tsar, c’était avant tout pour l’or qu’il pensait acquérir afin de remplir à nouveau les caisses de l’État qui se vidaient à cause des guerres incessantes. Pierre le Grand semblait envisager à ce moment-là la possibilité de favoriser les Djoungars au détriment des Mandchous163. Il décida donc d’envoyer le lieutenant-colonel Boukhgolts avec des experts, des ingénieurs et des artilleurs suédois ainsi que deux mille soldats à Tobolsk pour leur permettre de construire des forts à plusieurs localisations situées en territoires djoungars : le long de l’Irtych, au lac Balkach, Iamychev, mais aussi au lac Zaisang. Cette expédition avait aussi pour but d’enquêter sur les ressources en or de la région et de tenter de s’emparer de Yarkand. Ils devaient passer l’hiver à Tobolsk avant de gagner Yarkand. Le Gouverneur général de Sibérie, le 17 février 1715, informait le Kontaicha de la présence de l’expédition dirigée par Boukhgolts et l’assurait des intentions amicales de la Russie. Il ajoutait que les territoires réclamés par le souverain ne lui appartenait pas. Dans cette même lettre, le prince Gagarin promettait de l’aide au Kontaicha à la condition qu’il ne s’interpose pas dans cette mission. L’expédition rencontra cependant vite des problèmes. Les Djoungars détruisirent de ce fait, peut-être toute chance d’alliance avec l’Empire russe. Le lieutenant-colonel arriva à Tobolsk le 13 novembre 1714164. En Juillet 1715, il quitta la ville accompagné du reste du corps de l’expédition. Il remonta le cours de la rivière Irtych pour atteindre le lac Iamychev le 1er octobre de la même année et commença à construire le fort. La situation se compliqua l’année suivante. Un lieutenant, porteur d’une lettre du chef de l’expédition, fut capturé par des Cosaques. Le frère du Kontaicha et son meilleur général, nommé Tsering Dondub, envoya au lieutenant-colonel, le 21 février, une lettre menaçante. Cette menace eut un effet réel. En effet, le groupe fut attaqué par une troupe de dix mille Djoungars. Ils étaient bien plus nombreux que les Russes, ceux-ci se retrouvèrent donc forcés de battre en retraite. Ils détruisirent la forteresse le 9 février 1716165. Les Russes redescendirent ensuite l’Irtych et construisirent de nouveau un fort en aval du premier. Boukhgolts laissa à la tête de cette nouvelle forteresse le major Veliaminov-Zernov. Cette nouvelle forteresse est

162 Peter Perdue, op. cit., p. 212. 163 Mark Mancall, op. cit., p. 211. 164 Gaston Cahen, op. cit, p. 144 sqq.. 165 Peter Perdue, op. cit., p. 212.

53 Omsk. Les forces restantes du corps expéditionnaire durent rentrer. Mais ce qui nous intéresse ici est la réaction de la Chine à ce désastre pour la Russie. Cette attitude nous indique, encore une fois l’attention portée à tout développement. Elle nous montre aussi qu’à cette époque la Chine cherchait à ménager la Russie, le bon accueil de l’ambassade chinoise de 1712-1715 étant aussi une des raisons de cette attitude bienveillante. La Chine aurait utilisé cette malheureuse défaite comme un prétexte pour intervenir.166 Dans une lettre datée du 23 avril 1717, l’Empire Qing aurait proposé une alliance offensive contre le Kontaicha au gouvernement russe. Cet accord ne se fit cependant pas. La Russie décida d’utiliser ces dispositions favorables de la Chine à son égard pour envoyer une ambassade car l’intérêt premier de la Russie était, à cette époque, le commerce. Cette ambassade eut entre autres pour rôle d’obtenir des renseignements sur l’armée chinoise et sur cette guerre menée par l’Empire Qing, qui commençait à inquiéter le gouvernement russe. Le Gouverneur général de Sibérie essaya de remédier à cet échec. En mars 1717, il envoya au souverain djoungar une proposition d’alliance. Cependant, l’attention du Kontaicha n’était plus tournée vers les Russes mais vers les Mandchous. Quand il fut démis de ses fonctions, le prince Gagarin préparait une deuxième expédition auprès du Kontaicha. Mais il fut rappelé par le Tsar à Saint-Pétersbourg, où il fut interrogé avec Boukhgolts. Pierre le Grand décida de continuer à enquêter sur cet or. Il désigna pour cette tâche, en janvier 1719, le major Ivan Mikhailovitch Likharev.167 Celui-ci dut aussi faire face aux Djoungars et malheureusement ne put franchir le lac Iamychev.

3) L’échec de la soumission et le revirement chinois

L’expédition de Likharev avait donc été un échec. Ivan Tchérédov fut renvoyé auprès du Kontaicha en juin 1719. Il apporta une nouvelle lettre contenant les récriminations de l’Empire russe depuis 1714 et une proposition de soumission à la Russie. Cela semble être un renouvellement de l’offre d’alliance de la Russie168. Le gouvernement russe sollicitait, comme dans la précédente, la fin des conflits opposant les deux nations. Mais l’arrivée du messager, le 20 décembre, ne se passa pas très bien. Il fut arrêté, exilé ; la

166 Gaston Cahen, art. cit., p.52. 167 Mark Mancall, op. cit., p. 213. 168 Ibid., p. 213 sqq. ; Gaston Cahen, op. cit., p. 147 sqq..

54 lettre lui fut soustraite et il ne put voir le Kontaicha qu’une année après. Le messager repartit environ un mois après. Le résultat de cette mission semble assez médiocre mais reste assez intéressant car montre un changement dans l’attitude du souverain à l’égard de l’Empire russe. Les défaites de l’Empire djoungar face à la Chine sont, peut-être, à l’origine de ce revirement. Le souverain se trouvait dans une situation assez difficile à ce moment-là. Le Kontaicha reprocha à la Russie d’avoir permis à l’ambassade chinoise de 1712 de s’entretenir avec Ayuki, le chef des Kalmouks. Il pensait que la Chine était venue pour négocier une alliance avec les Kalmouks de la Basse-Volga et ainsi créer un accord sino-kalmouk contre la Djoungarie. Le souverain protesta aussi contre les baptêmes forcés des Kalmouks. Il répondit aux suggestions du Tsar concernant sa soumission de manière assez équivoque. Il ne refusa pas la demande de soumission, mais posa seulement comme condition que la Russie lui remette les Mongols. « As his Majesty the Tsar has conferred the Mungats on the Khan Ayuki, let him confer on me the Mongols who have risen against me, and then we will tell where the gold is to be found. 169». Tout en présentant une requête impossible à réaliser, le Kontaicha n’oublia pas de rappeler au Tsar ce qui l’avait poussé à venir explorer ses terres : l’or. Il envoya en Russie deux ambassadeurs pour défendre ses intérêts et empêcher, dans un même temps, toute alliance de la Russie qui lui serait défavorable 170. Le 6 septembre, une fois arrivés à la capitale, les représentants du Kontaicha furent aussitôt reçus. Ils offrirent en échange d’un pacte contre les Mandchous, les ennemis de la Djoungarie depuis l’époque de Galdan, de donner libre accès aux prospecteurs. Pierre le Grand aurait accepté car deux mois plus tard, Saint-Pétersbourg envoyait un ambassadeur auprès du Kontaicha pour obtenir son acte de soumission : le capitaine d’artillerie Ivan Ounkovski171. Cette ambassade fut la dernière tentative de la Russie de soumettre la Djoungarie. Alors que ses deux ambassadeurs étaient en Russie, Tsewang Rabdan recevait une ambassade chinoise qui lui demandait, elle aussi, de se soumettre à leur Empereur. Il refusa préférant s’allier aux Russes. Malgré les échecs des missions précédentes dans la recherche d’or, Pierre le Grand ne voulut pas s’arrêter dans sa quête. Le souverain djoungar avait repoussé des armées

169 Mark Mancall, op. cit., p. 213. 170 Gaston Cahen dans son livre p.148 parle de deux ambassadeurs alors que M. Mancall p. 214 ne parle que d’un ambassadeur. 171 Pour en savoir plus sur la mission de l’ambassadeur et sur ses échanges avec le Kontaicha et son représentant, voir dans le livre de Peter Perdue p. 223-227.

55 russes à deux reprises mais pourtant il continuait d’exprimer un intérêt pour une entente avec l’Empire russe contre l’Empire Qing. Le capitaine d’artillerie était donc envoyé pour négocier avec le souverain et recevoir son acte de soumission. Il fut désigné par un oukase à ce poste le 5 novembre 1721. Ses instructions sont datées du 31 décembre172. Nous pouvons résumer ces dernières en quelques phrases : l’ambassadeur avait pour mission de promettre au souverain une démarche de l’Empire russe auprès de l’Empire Qing et s’il signait un acte de soumission alors une aide militaire serait possible. Il devait aussi montrer au Kontaicha que l’or, que pourraient découvrir les prospecteurs russes, lui serait aussi avantageux. Le souverain aurait le droit à sa part et son pays sortirait gagnant d’un tel échange. Mais, Ounkovski devait aussi obtenir, par mesure de sûreté, des terres pour construire des forts, qui permettraient une communication entre ces places fortes éloignées et la Sibérie. Le gouverneur général de Sibérie, le Prince Tcherkaski, le 26 juin 1722, envoyait un message au Kontaicha dans lequel il l’informait du retour des prisonniers djoungars et boukhariotes. Il voulait régler les problèmes qui subsistaient entre les deux pays par consentement mutuel. En février 1722, il quitta Moscou. Il atteignit son but en novembre. Ce qu’il est important de noter ici, est que lors de son arrivée auprès du souverain djoungar, l’Empereur mandchou Kangxi était décédé, laissant la place au nouvel Empereur Yongzheng. Ounkovski fut de retour le 3 avril 1724 à Moscou. La mission de l’ambassadeur ne fut pas remplie en totalité, le résultat semblait même assez piètre. Son journal est d’une aide précieuse pour savoir ce qu’il s’est passé173. Le 22 décembre, un noble, nommé Zaisang, était venu pour donner à l’ambassadeur une liste de question, de la part de son souverain. Cette énumération est disponible dans le journal d’Ounkovski. Ce qui nous intéresse également ici est le point de vue sur la Chine qui nous est offert par les deux parties.

Zaisang : The Kontaicha asks that the Mongol submit themselves to the beneficent protection of your Imperial Highness, as Ayuki Khan submitted ; and we would rejoice at this, and request an army of twenty thousand men [to be used] against the Chinese Khan, and nothing else.

172 Gaston Cahen, op. cit., p. 149. 173 Peter Perdue, op. cit., p. 224-225.

56 Unkovskii : On this subject I explained to the Kontaisha in detail that when he committed himself to written negotiations, as were done with Ayuki Khan, then His Imperial Highness would defend you, as his subjects, against your enemies ; but he would first attempt to persuade the Chinese Khan by his orders to commit no injuries against you, and if the Chinese Khan did not listen, then he would find ways of bringing support to you.

Le souverain djoungar attendait donc plus qu’une aide défensive en échange de sa soumission. Les Djoungars allèrent même jusqu’à demander l’aide de la Russie pour écraser les Khalkhas, assujettis à l’Empire Qing depuis 1686. Nous pouvons remarquer que l’ambassadeur évita toute promesse d’un quelconque soutien direct : « but he would first attempt to persuade the Chinese Khan by his orders to commit no injuries against you, and if the Chinese Khan did not listen, then he would find ways of bringing support to you. ». Mais cette alliance ne vit jamais le jour. L’Empereur mandchou Yongzheng envoya une nouvelle ambassade auprès du Kontaicha. Celle-ci avait pour mission de lui proposer la paix. Ce changement dans la politique chinoise à l’égard de la Djoungarie eut un effet certain sur la politique du Kontaicha envers la Russie. Alors qu’en 1720, il était dans une position précaire, défait par une Chine menaçante à plusieurs reprises : à ce moment-là, ce n’était déjà plus le cas. Le soutien de l’Empire russe ne lui était plus nécessaire174. Il ne voulait cependant pas se mettre à dos la Russie. Il désirait que le commerce entre les Russes et les Boukhariotes continue. Au retour, l’ambassadeur fut accompagné d’une caravane de Djoungars et Boukhariotes. Ces marchands eurent une liberté de commerce totale et n’eurent pas à payer de douane. Le Kontaicha décida d’envoyer aussi en Russie un représentant nommé Darja175. Le changement dans la politique de Pierre le Grand semble être arrivé trop tard. La proposition de paix de l’ambassade chinoise empêcha tout développement d’une alliance entre la Russie et la Djoungarie. La présence de l’envoyé du Kontaicha en Russie chargé de négocier avec l’État russe, déplut à la Chine176. Ces relations éveillèrent même le doute dans l’Empire Qing. L’Empire avait montré jusqu’à là des dispositions bienveillantes à l’égard de la Russie, mais le climat devint vite orageux.

174 Gaston Cahen, op. cit., p. 151. 175 Comme beaucoup de noms chinois, mongols et djoungars ce nom possède diverses variantes. 176 Gaston Cahen, art. cit., p.54.

57 Chapitre II : Les actions des Qing pour faire face aux Barbares de l’Ouest : neutralisation de la Russie et contact avec les Torgūts pour l’élimination du dernier peuple barbare

1) L’ambassade de 1712-1715 aux Kalmouks, un événement significatif aussi pour l’Empire russe.

L’Empire Qing était aux XVIIe et XVIIIe siècle dans un processus d’expansion. Il a donc voulu s’occuper des Barbares qui pouvaient s’opposer à lui. Les Khalkhas n’étant plus un problème depuis la fin du XVIIe siècle du fait de leur choix de chercher protection auprès de la Chine pour parer aux attaques de Galdan, il restait encore trois peuples barbares qui pourraient être des menaces : Les Djoungars, les Russes et les Kalmouks. Les Chinois essayèrent donc de s’occuper d’eux un par un. Ce fut auprès des Kalmouks que l’Empereur Kangxi envoya la première mission diplomatique officielle de 1712 à 1715. Nous pouvons penser à plusieurs raisons pour l’envoi d’une telle mission : d’abord, peut- être, à cause de la guerre sino-djoungare. Peu de temps avant le départ de cette mission, en 1708-1709, la Chine, battue par son ennemi, se retrouvait en position de faiblesse. Les Kalmouks, comme nous l’avons noté précédemment sont des Mongols qui ont fui leur pays d’origine, la Djoungarie, au début du XVIIe siècle. Ils vivaient au début du XVIIIe siècle dans la Basse-Volga et étaient assujettis au Tsar de Russie. Néanmoins, leur relation avec la Russie n’est pas toujours des meilleures177. Ils étaient exonérés des taxes mais devaient joindre l’armée. La Russie essaya de gagner la faveur des Kalmouks. Ils durent signer pas moins de six traités avec le Khan Ayuki entre 1673 et 1710. Ce dernier était en rivalité avec le Kontaicha, que ce soit Galdan ou son successeur, avec qui il partageait des liens de parenté. Il semblerait qu’il avait un lien avec le père de Galdan du fait d’alliances entre les familles. La sœur d’Ayuki, le Khan kalmouk, était mariée au chef des Khochoutes178 ; une des filles du Khan était mariée à Tsewang Rabdan, le Kontaicha. Le propre fils du Khan, suite à un différent, avait fui les terres de son père et s’était réfugié, avec plusieurs milliers de Tourgouthes179, chez le Kontaicha. Celui-ci, sur l’instance du Khan, lui avait retourné son fils mais pas les Kalmouks partis avec lui. Un neveu du Khan, Arabjur, qui était parti

177 Peter Perdue, op. cit., p.214-220 et Gaston Cahen, op. cit., p. 115-133. 178 Les Khošut ou Khochoutes sont des membres d’une des tribus présentes en Djoungarie. Voir la définition de Françoise Aubin p. 48. 179 Les Tourgouthes ou Torgūt sont une des ethnies qui sont regroupées sous le nom de « Kalmouk ». Voir la définition proposée dans l’article de Françoise Aubin, Aubin, Françoise, « KALMOUKS ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis.

58 pour le Tibet entre 1698 et 1703180, n’avait pu revenir chez lui. Il resta donc comme « hôte » de la Chine. En 1712, le Khan demanda le retour de son neveu. La Chine profita de cette opportunité pour dépêcher une ambassade auprès du Khan. Le Lifan yuan adressa une lettre, le 16 juin 1712, au Gouverneur général de Sibérie requérant le droit de passage pour une ambassade chinoise. Pékin pensait utiliser la promesse d’un accueil favorable pour les marchands russes comme contrepartie au droit de traverser la Russie afin d’atteindre les terres du Khan Ayuki. A ce moment-là, la caravane de Khoudiakov était présente à Pékin. Parmi les membres de cette ambassade, nous citerons entre autres : le vice-président du Lifan yuan, le précepteur de l’héritier Qing, quatre des sujets du neveu d’Ayuki, Arabjur, mais surtout celui qui va nous intéresser le plus : Toulichen. Il n’était pas le chef de cette mission mais il était un historien officiel. Il écrivit un récit de ce voyage à son retour nommé Journal d’une mission à l’étranger181. Le prince Gagarin communiqua au chef du Prikaz de Sibérie, Golovkin, la volonté du gouvernement mandchou d’envoyer une ambassade. Pour le Gouverneur général de Sibérie cette délégation semblait fort importante, même s’il ne comprenait pas le but d’une telle ambassade inédite. Il estimait que l’objectif pouvait être de pousser le Khan à s’opposer au Kontaicha. Mais le prince avait peur d’un possible succès chinois qui rapprocherait la Chine des portes de la Sibérie. Le Sénat accorda l’entrée à la mission, comme le stipule l’arrêt du Sénat daté du 26 novembre 1712. Le Gouverneur de Kazan avait cependant pour mission de s’enquérir du dessein de cette ambassade. Il devait aussi empêcher toute alliance entre Ayuki et les Mandchous qui l’opposerait au Kontaicha. Les instructions données aux ambassadeurs sont séparables en deux parties182 : une partie relative à Ayuki et ses sujets et une concernant la Russie. Dans la première partie, l’Empereur aurait exprimé une volonté de réunir le neveu et l’oncle. Mais, la Chine, dans les faits, ne rendit jamais le neveu du Khan à son oncle. Il pensait qu’Ayuki, étant en rivalité avec Tsewang Rabdan, proposerait une alliance contre ce dernier. Il demanda à l’ambassadeur de refuser. « If Ayuki says, « Let us having joined together, strive to attack Tsewang Rabdan in a pincer movement from both sides, » you should definitely not say anything. Say only, « Tsewang Rabdan is [on very ] good [term with ] the Great Khan

180 Les Kalmouks, tout comme les chinois, sont de religion bouddhiste. Le khan était en relation avec le Tibet. Ses prêtres et médecins venaient de ce pays. 181 C’est de cet ouvrage que les informations sur la mission auprès des Kalmouks viennent en majorité. 182 Peter Perdue, op. cit., p. 215 et Gaston Cahen, op. cit., p. 123.

59 [Kangxi].183 » Ainsi, l’ambassadeur devrait affirmer au souverain que l’Empereur n’avait pas l’intention d’attaquer la Djoungarie alors que, comme nous le savons, celui-ci n’avait eu de cesse de vouloir la détruire. Dans la seconde partie concernant la Russie, les envoyés devaient accepter tout entretien avec le Tsar. Nous observons dans les propos suivants que l’Empereur leur demanda de suivre les lois russes, de faire preuve d’adaptabilité. « [If the Tsar sends you an envoy] it is all right to meet him following the laws of his country184 ». Il donna aussi des instructions sur les réponses à fournir en cas de questions sur les armements chinois. Les ambassadeurs devaient être prudents : « the envoys were also told that Russian customs were degenerate and corrupt185 ». Ils devaient dépeindre un pays paisible et discipliné à des personnes qui n’étaient pas raffinées. Les envoyés devaient aussi prêter une attention particulière à la géographie de la Sibérie. Il ne faut pas oublier que les deux pays ne se connaissaient que peu, les Russes peut-être un peu mieux que les Chinois grâce aux informations récoltées lors des voyages des caravanes, mais les deux n’étaient pas bien au fait l’un de l’autre. La description de la Sibérie qui fut présentée par Toulichen ne fut, cependant, pas des plus positives. Le Prince Gagarin les informa que Pierre le Grand ne désirait pas recevoir la mission. L’ambassade partit de Pékin le 23 juin 1712. Elle passa par Selenginsk où elle resta quelques mois. Quand ils traversèrent Tobolsk, les ambassadeurs purent rencontrer le Gouverneur Général de Sibérie. Le commissaire de la caravane présente à Pékin voulait un prêtre et Kangxi un médecin. Les ambassadeurs pouvaient amener le prêtre avec eux s’ils recevaient un bon accueil. Le 12 juillet 1714, la mission diplomatique parvint à rejoindre Ayuki. Elle ne resta qu’environ quinze jours. Le Khan leur accorda des audiences à deux reprises. Durant la première rencontre avec le souverain, les ambassadeurs lui remirent la lettre de Kangxi. Ils discutèrent aussi au sujet du neveu du Khan. Les envoyés de l’Empereur l’informèrent qu’il ne pourrait voyager par les terres djoungares trop dangereuses. Une voie par la Sibérie serait préférable. Le Khan répondit qu’il devait en discuter avec le père et frère d’ Arabjur. Il leur répondit la fois suivante. Sa réponse semble tout à fait habile. Il leur annonça que le Tsar serait celui qui s’occuperait de régler le problème. La route par la Sibérie dépendait entièrement de la bonne volonté de la Russie. Si elle refusait de permettre l’utilisation de cette route alors la Chine et les Kalmouks

183 Peter Perdue, op. cit., p. 215. 184 Ibid., p. 216. 185 Ibid., p. 217.

60 seraient isolés. Ayuki, semble-t-il, aurait fait ressortir pendant cette ambassade les similitudes entre Mandchous et Kalmouks. Sur le chemin du retour, à Tobolsk, l’ambassade proposa au prince Gagarin de réduire le nombre de personnes présentes à la frontière, ce que Gagarin refusa. Kangxi sembla satisfait de cette ambassade, qui ramena avec elle et c’est très important, quelques religieux russes. Grâce à eux fut entamée la première mission orthodoxe russe à Pékin. Sans nous attarder, voici ce que nous pouvons retenir de cette mission orthodoxe186. Elle eut à la fois un rôle religieux et scientifique, grâce à ses bibliothèques. Elle joua aussi un rôle économique. Les marchands russes, lors de leurs séjours à Pékin, étaient aidés par les missionnaires. Les religieux de la « Mission spirituelle russe à Pékin » jouaient en effet un rôle diplomatique. Le changement de son titre en « Mission spirituelle et diplomatique » quelque temps après la fin de notre étude, en est un signe certain. Un des plus célèbres sinologues, V.P. Vasiliev, avait dit un jour « Les recherches et la description d’un pays voisin, plus proche de nous que certaines de nos propres frontières, est pour nous non seulement une obligation scientifique mais un devoir politique187 ». Les missionnaires envoyaient souvent des rapports secrets en Russie, la Chine ne l’ignorait pas. Ils étaient aussi victimes de désinformation et étaient surveillés. Il faut savoir que cette mission était la seule présence européenne en Chine. Ce qui était également inédit était sa présence de façon permanente dans la capitale, privilège qui ne fut accordé à aucune puissance européenne au XVIIIe siècle. Ils ne furent non plus jamais persécutés au contraire des autres religieux. Il semble difficile de déterminer les buts véritables qui amenèrent l’Empire Qing à envoyer cette mission. Il ne s’agirait pas d’une volonté de s’allier avec les Kalmouks contre les Djoungars, rien dans les instructions des ambassadeurs ne l’indiquait. L’Empereur avait l’air heureux à leur retour. Un simple accueil cordial des Russes ne semble pas en être la seule origine ; d’autres raisons en seraient la cause. La réponse à cette interrogation fut connue en 1730. Les ambassadeurs de la nouvelle ambassade apprirent à Glazounov, que la première mission auprès des Kalmouks avait eu pour but d’inviter les Djoungars à revenir en Djoungarie, de leur assurer une protection de la Chine et de susciter

186 Pour en savoir plus, voir l’article de Geneviève Javary, « La Mission spirituelle russe à Pékin d'après des travaux récents », Cahiers du Monde russe, Vol. 35, No. 4 (Octobre - Décembre 1994), p. 881-893 ou encore voir dans le livre de Gaston Cahen, Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan, 1912, p.215-267. 187 Geneviève Javary, art. cit., p. 887.

61 un sentiment de nostalgie. Par leurs similitudes, un rapprochement possible, entre les Mandchous et les Kalmouks avait après tout été annoncé par Ayuki lui-même.

2) La « neutralisation » de la Russie et le traité de Kiakhta, les « machinations » Qing.

Les Mandchous considéraient, au XVIIIe siècle, qu’ils possédaient trois adversaires auxquels ils devaient prêter attention : les Djoungars, les Tourgouthes ou Kalmouks, assujettis à l’Empire russe et les plus puissants, les Russes. Dans les années 1712-1715, les Mandchous avaient déjà engagé, semble-t-il, les premières démarches pour un rapprochement avec les Kalmouks. Une première étape avait été franchie en créant une certaine mélancolie chez les Kalmouks. Mais avant de pouvoir exterminer définitivement l’Empire djoungar, les Mandchous se rendirent compte qu’ils devaient déjà écarter la puissance russe. Le déroulement des relations entre les Russes et les Eleuthes fut observé avec attention par les Qing comme nous l’avons vu précédemment. Les propositions de paix de la Chine avec la Djoungarie empêchèrent le développement d’une quelconque alliance entre ses deux plus grands ennemis, ce qui aurait été sans doute dangereux pour la Chine, depuis déjà longtemps prise par une guerre qui la fatiguait188, bien qu’une telle union eût été improbable189. Ils avaient compris qu’ils devaient trouver une solution irrémédiable permettant d’écarter toute possibilité d’agrément entre les deux qui serait en leur défaveur. Une fois obtenue, il n’y aurait plus aucun ennemi qui pourrait entraver leurs desseins. Les Mandchous décidèrent pour cela de faire pression sur les Russes. Quand Tsewang Rabdan meurt en 1727, ses ennemis ont déjà bien entamé le mécanisme de « neutralisation190 » de la Russie en Asie Centrale. Le processus a été entamé avant même l’ambassade d’Ounkovski dans les années 1720. Il avait commencé à la fin des années 1710 et s’était concrétisé dans les années 1720. Le traité de Nertchinsk ne semblait donc pas suffisant pour prévenir un renouvellement de l’intérêt russe en Asie Centrale. Le commerce caravanier, cher à la Russie, servit de moyen de pression pour les Mandchous191. La première raison qui avait mené à l’établissement des

188 Mark Mancall, op. cit., p. 215. 189 Clifford M. Foust, op. cit., p. 57. 190 Expression utilisée par Gaston Cahen dans ses ouvrages dont son article « Deux ambassades chinoises en Russie au commencement du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 133, Fasc. 1 (1920), p. 84. 191 Mark Mancall, op. cit., p. 216-217.

62 relations entre les deux pays, comme nous l’avons vu, était de nature commerciale. La stratégie du gouvernement Qing était la suivante : la Russie, qui avait tellement à cœur ce commerce, devait être amenée à penser que de nouvelles négociations étaient indispensables pour que les échanges puissent continuer. Les Qing devaient tout d’abord amenuiser les contacts de nature commerciale. De ce fait, les Russes croiraient qu’un renouvellement de ces échanges et des profits qui en découlaient, était compromis. Cette « machination » chinoise fut échafaudée en trois étapes, grâce à trois lettres, toutes adressées au Gouverneur général de Sibérie. Le 27 août 1717, une lettre du Lifan yuan fut remise à Gousiatnikov192. La dernière caravane, selon le Lifan yuan, n’avait pas porté ses fruits, il faudrait donc attendre plusieurs années avant l’envoi d’une autre. Dans ce courrier, le Lifan yuan ajoutait que le commerce ne devrait plus se faire à Pékin. Il devrait être seulement frontalier, dans les régions en dehors de la Grande Muraille, à Ourga sans doute. A ce moment-là, au Nord, une caravane, qui n’était pas envoyée par le Gouvernement, essayait de rentrer sur le territoire chinois mais se vit refuser l’accès. Les intentions du gouvernement, exprimées dans cette première lettre, furent donc mises à exécution. A la suite de ce développement, une deuxième lettre fut envoyée au Prince Gagarin, dans laquelle ces événements étaient expliqués. La caravane d’Ispotnikov apportait avec elle une lettre du voevoda d’Irkoutsk, Stepan Rakitin. Le troisième et dernier billet, daté du 3 juin 1719, fut une réponse à cette lettre de recommandation. Grâce à celui-ci, nous avons les détails de la politique mandchoue : la prohibition du commerce avec la Russie était annoncée par le Lifan yuan car, selon lui, ces échanges n’étaient en rien nécessaires ni profitables pour leur Empire. Le Lifan yuan annonçait dans cette lettre à Gagarin que les produits, fourrures et marchandises européennes, obtenus par l’intermédiaire des chasseurs russes et des Européens présents à Canton, étaient suffisants. Il énumérait toutes sortes de raisons pour justifier ce refus de continuer le commerce avec la Russie : le prix des fourrures trop élevé, la qualité médiocre des fourrures vendues à la Cour, l’attitude déplorable des marchands russes… Ainsi, les véritables motivations de la Chine quant à l’écriture de telles lettres se révèlent au travers de la phrase suivante : « Now in our state it is a time of war, so is it worthwhile for us for your Russians who come here for the purpose of trade always to tie up state funds in this

192 Gousiatnikov est le marchand qui fut à la tête de la caravane d’État partie en 1714 et revenue en 1719. Il s’agit de la caravane qui précède celle d’Ispotnikov. Voir le tableau en annexe.

63 fashion ? »193. Cela nous indique que ces démarches des Mandchous sont liées à l’Asie Centrale. Par le contenu de cette missive, nous comprenons également que le gouvernement chinois est encore ouvert à la discussion et que cette discussion sera liée à la question de l’Asie Centrale. Quelques lignes après, le Lifan yuan demandait aux Russes de questionner leur souverain pour décider de « what belongs to great commerce […] and when about that you will receive an answer, at that time we shall see what should be done. ». Grâce à ces quelques phrases, il est clair que l’intérêt principal de l’Empire Qing n’était pas l’interruption du commerce mais de régler la question de l’Asie Centrale, de stopper les actions de la Russie dans cette région du monde. La capitale reçut cette lettre le 20 décembre 1719. Les « machinations » de la Chine ne s’arrêtèrent pas là. Les Chinois voulaient des négociations qui leur permettraient de se tourner pleinement vers la Djoungarie. Ils utilisèrent tous les « outils » à leur disposition pour atteindre leur but : l’agent commercial Lorenz Lang peut être considéré comme l’un d’eux194. Cette nomination exceptionnelle d’un agent commercial présent sur une longue durée en Chine montre la volonté de l’Empire d’engager des négociations. Son expulsion en 1722 avait pour but de favoriser le début de négociations, qui cette fois porteraient leurs fruits. Pékin pensait que la Russie ne voudrait pas risquer de perdre ce consulat et serait prête à négocier activement. A ce même moment, l’Empereur apprenait les événements se déroulant en Djoungarie. L’objectif de la Chine resta le même malgré le changement d’Empereur. A cause de l’ambassade de Darja les relations se firent cependant plus tendues. La Chine devait « neutraliser » à tout prix la Russie. Il semblerait que le traité de Kiakhta aurait donc eu ce rôle-là195. Selon toutes apparences, celui-ci semble favorable à la Russie car il permettait à l’Empire russe d’obtenir plus de territoires et plus de libertés commerciales ; tout en permettant à la Chine d’obtenir ce qu’elle voulait : « la certitude que la Russie ne puisse conclure d’alliance offensive contre elle, la neutralisation de la Russie, c’est-à-dire la liberté complète de ses mouvements contre les Eleuthes196 ». Néanmoins, l’utilisation d’un terme aussi fort que 193 Cette citation et la suivante sont issues du livre de M. Mancall p. 217. 194 Mark Mancall, op. cit., p. 234. 195 Pour plus de précisions voir dans le livre de Gaston Cahen cité auparavant ou dans son article « Les relations de la Russie avec la Chine et les peuplades limitrophes à la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 94, Fasc. 1 (1907), p. 45-62, 196 Gaston Cahen, « Deux ambassades chinoises en Russie au commencement du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 133, Fasc. 1 (1920), p. 84. Le nom « éleuthe » est une

64 celui de « neutralisation » semble porter à controverse197. Si nous ne pouvons envisager l’utilisation du terme de « neutralisation » tout du moins peut-on, peut-être, parler de possible neutralité. Le traité en lui-même n’indique en rien cela. Dans le premier article, il est écrit que198 :

Ce nouveau traité a été fait expressément pour qu’entre les deux Empires la paix soit plus solide et éternelle et à partir de ce jour, chaque État doit diriger et maîtriser ses sujets et respecter la paix grandement, chacun doit regrouper et restreindre durement les siens pour que personne ne puisse déclencher d’affaires néfastes.

Il n’y a donc dans celui-ci aucune mention ouverte de la guerre opposant la Chine et la Djoungarie ou à une quelconque neutralité russe. Cependant, cet entrefilet indique que la Russie ne devait pas créer de tensions avec la Chine et donc s’impliquer auprès des Djoungars sans risques de rupture de traité, ce que la Russie ne voudrait en aucun cas. Une certaine neutralité était donc attendue de cette dernière. Mais, rien légalement ne l’y obligeait.

3) Les premières ambassades chinoises en Russie : la continuité du traité de 1727

Les hauts gradés de l’État Qing n’avaient été satisfaits ni par le traité de Kiakhta ni par le résultat de leur mission auprès des Tourgouthes. Tout ce que le gouvernement chinois pouvait espérer grâce au traité était une possible neutralité de la Russie. La guerre avec le Kontaicha était au détriment de la Chine. Quelques années plus tard, en août 1731, des appellations utilisées pour parler des Djoungares. 197 Clifford M. Foust, op. cit., p. 57. 198 Кяхтинский трактат, 21 октября 1727 г. (Договор N°48) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с. 190.

65 les Chinois vont essuyer une défaite écrasante contre le nouveau Kontaicha, le fils de Tsewang Rabdan, . Les Chinois décidèrent de passer à l’étape suivante199, par l’envoi d’une ambassade en Russie pour féliciter le nouvel Empereur, Pierre II. Le Lifan yuan envoya une lettre, le 3 juin 1729, pour en avoir l’autorisation, qu’il reçut le 23 octobre. Leur mission était la bienvenue en Russie. Pékin devait simplement informer les autorités russes du nombre de membres de l’ambassade, de leur rang …Elle comprenait, entre autres, un membre éminent : le vice-président du Lifan yuan. Le 31 octobre, le gouvernement russe ordonnait à Ivan Glazounov d’aller les accueillir. Féliciter le nouvel empereur n’était pas l’unique but de cet envoi diplomatique exceptionnel200. Les représentants chinois portaient des présents au nouveau Tsar, mais ils devaient aussi se présenter devant le souverain kalmouk. Il s’agissait d’une double mission, d’une double ambassade : une adressée à la Cour de Russie et l’autre aux Kalmouks. Le 3 mars 1730, à l’arrivée d’Ivan Glazounov à la frontière, à Kiakhta plus précisément, l’ambassade était déjà présente. Les ambassadeurs restèrent assez vagues quant à leurs intentions. Les envoyés n’avaient aucune lettre pour le Tsar, les deux seules qu’ils avaient, étaient l’une de la part du Lifan yuan pour le Sénat et l’autre de l’Empereur pour le Khan. Glazounov apprit seulement qu’ils étaient venus chercher une aide militaire. Le reste des informations obtenues bien que disparates permirent de mieux comprendre les autres buts de la mission. Les Chinois voulaient entre autres : le retour des chefs djoungars qui avaient fui la Chine, le renouvellement d’une promesse de non-violation des frontières Qing et, en conséquence, la neutralité de la Russie et l’obtention d’une autorisation pour une alliance avec les Kalmouks. Il est à noter que l’objectif primordial de la Chine, étant donné qu’il existait déjà des agréments en ce qui concerne l’extradition de fugitifs, était un accord actif avec les Russes et/ou leurs vassaux. Nous pouvons donc considérer cette mission comme une suite du traité de 1727201. L’Empire russe pouvait se servir de cette opportunité pour améliorer les conditions du commerce et obtenir des avantages. Celui-ci rencontrait encore des problèmes en partie causés par la bureaucratie mandchoue. Les

199 Clifford M. Foust, op. cit., p. 58-67 et voir aussi les articles de Cahen nommés précédemment. 200 Cette ambassade est en effet assez inédite car c’est la première fois qu’une ambassade chinoise entre en Russie d’Europe. Si l’on considère comme G. Cahen que les Kalmouks ne sont que des sujets chinois partis de leurs terres d’origine et que la rencontre à la frontière pour le traité de 1689 peut ne pas être prise en compte car elle s’est passé en Mongolie, alors nous pouvons considérer ces missions comme les premières des Chinois auprès de Barbares. Cf. Gaston Cahen, « Deux ambassades chinoises en Russie au commencement du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 133, Fasc. 1 (1920), p. 84. 201 Clifford M. Foust, op. cit., p. 59.

66 Russes avaient déjà protesté à deux reprises en 1730 suite à la non-réussite du commerce à Pékin. Il faut préciser qu’à cette période, une nouvelle caravane était en pleine préparation. Pendant l’accomplissement de sa mission, Galzounov dut surmonter deux petits problèmes202. L’ambassade était venue pour congratuler Pierre II, mais celui-ci était mort le 18 janvier 1730. Anna Ioannovna lui succéda. Glazounov devait donc résoudre ce problème délicat car s’il apprenait aux envoyés que le Tsar était mort, il risquait de les embarrasser mais les laisser dans l’ignorance ne semblait pas non plus une bonne solution. Les autorités décidèrent donc de leur envoyer une lettre officielle leur annonçant la nouvelle quand ils seraient déjà en route pour Moscou et donc dans l’impossibilité de rebrousser chemin. Cet incident fut réglé sans problème. Mais un autre subsistait : les ambassadeurs devant se rendre auprès des Tourgouthes. Ils choisirent de ne pas les laisser partir directement auprès du Khan depuis Tobolsk. Ils durent dans un premier temps être reçus à la Cour de Russie comme l’autre ambassade. En janvier 1731, la mission diplomatique arrivait à Moscou. Entre leur arrivée et la première rencontre avec l’impératrice Anna Ioannovna, le Conseiller Privé Stepanov tenta, sans résultat, de connaître les véritables intentions des ambassadeurs. La première audience, durant laquelle les envoyés délivrèrent la missive du Lifan yuan, eut lieu le 26 janvier203. En réponse, le Sénat sollicitait en contrepartie de l’acceptation de la demande des Chinois concernant les Tourgouthes, un accueil favorable pour la caravane russe. Cependant, les Mandchous étaient avertis que l’accès aux Kalmouks ne pourrait se faire, dans le futur, qu’avec l’approbation de la souveraine russe. Les ambassadeurs émirent aussi des requêtes associées à la guerre en cours. Ils demandèrent le retour des fugitifs et, le 9 février, auraient parlé d’un possible sectionnement des territoires djoungars entre les deux pays. Toutes les réponses des autorités russes restèrent vagues204. La proposition des Chinois d’une entente n’était pas plus explicite mais leurs demandes impliquaient que la Russie reste neutre ou, du moins, qu’il y ait une alliance passive entre les deux Empires. Même si la Russie refusa toute union claire entre les deux pays, cette mission ne fut pas un échec : de vagues promesses furent faites. L’Impératrice n’interdit pas directement l’entrée de troupes chinoises si cela était nécessaire. Cette ambassade était donc un succès pour les Chinois et une bonne opportunité pour les Russes de se plaindre. Elle quitta Moscou le 8 mars ; la

202 Gaston Cahen, art. cit., p. 86. 203 Pour en savoir plus sur le déroulement de cette audience voir dans le livre de Clifford M. Foust p. 60-61. 204 Ibid., p. 62 sqq..

67 moitié de la délégation put continuer son voyage vers les Kalmouks et leur nouveau Khan, Tseren Donduk et l’autre repartit vers la frontière. Durant toute la visite des ambassadeurs au nouveau Khan, le lieutenant-colonel Beklemichev était présent. Ces audiences, en majorité, ne menèrent à rien. Il s’agissait plus d’un retour sur l’histoire des relations entre les Chinois et les Kalmouks. Les ambassadeurs de l’Empire du Milieu leur demandèrent de retourner les fugitifs djoungars et proposèrent d’envoyer en pèlerinage à la capitale les chefs kalmouks. La première demande fut accordée verbalement, la seconde cependant demandait l’accord de la Russie. Le 15 Juin, emportant avec eux une lettre pour l’Empereur, les représentants partirent vers Tobolsk où le reste de l’ambassade attendait. Ils se dirigèrent ensuite vers Tomsk, où se déroula une série de conférences avec le Secrétaire d’État qui avait suivi la moitié d’entre eux en terres kalmouks. Les motifs de l’envoi de cette seconde mission aux Tourgouthes sont, comme pour la première, assez difficiles à déterminer. Leurs souhaits étaient donc sans doute une neutralité et non pas la volonté d’une alliance offensive contre les Djoungars, en partie car cela risquerait de contrarier la Russie. Les aspirations de la Chine étaient peut-être de jouer sur les rivalités et relations familiales existantes pour trouver un autre prétendant au trône djoungar qui leur conviendrait mieux ou de chercher à continuer ses efforts de raviver un passé commun, une nostalgie205. Quelque fut cette raison, cette ambassade fut la dernière. La suivante ne put les atteindre. A la nouvelle de la mort de Pierre II, l’Empereur décida d’envoyer une deuxième ambassade206. La première était alors encore présente en Sibérie. Sur le chemin du retour, à proximité de Tomsk, la première mission coudoya la seconde. Le Sénat, à la réception du rapport du lieutenant-colonel Boukhgolts lui annonçant l’envoi d’une nouvelle ambassade à la cour de Russie et d’une autre auprès des Kalmouks avait refusé l’accès aux terres de ces derniers. L’ambassade alla donc seulement à Saint-Pétersbourg. Elle y arriva le 27 avril 1732 et fut reçue à la cour de l’Impératrice Anna Ioannovna. Elle apportait avec elle de somptueux présents. Après les avoir remis, les envoyés prirent congés et repartirent vers la Chine. Nous pourrions considérer ces deux ambassades comme étant simplement la suite l’une de l’autre, mais il semblerait que ce ne soit pas le cas. La situation du côté chinois dans « ce contentieux » avec la Djoungarie n’était pas des plus favorables surtout après la victoire du Kontaicha en 1730. Une position neutre de la Russie semblait donc vraiment

205 Gaston Cahen, art. cit., p. 87-88. 206 Clifford M. Foust, op. cit., p. 63 sqq..

68 nécessaire. Après ces ambassades et ce, durant quelques années, les relations entre les deux pays furent cordiales. Elles peuvent donc être aussi perçues comme le « chapitre final » de l’histoire commencée en 1725207. Malgré l’absence d’alliance explicite entre les Mandchous et les Russes ou entre les Mandchous et les Kalmouks, du fait de l’opposition de la Russie, nous pouvons dire que la Russie consentit à une neutralité. Cette neutralité sans garantie d’aucune sorte en 1728, semble ici être bien plus effective.

Chapitre III. La « réunion » des peuples : la fin des Djoungars et le retour des Kalmouks

1) La fin de l’Empire djoungar : la victoire des Qing

Le chapitre de l’histoire de la Chine, marqué par la fin d’un Empire et une expansion inédite du pays, semble n’avoir aucun rapport avec les relations entre les Empire Qing et russe, mais nous pensons qu’il est important de développer ce propos pour pouvoir inclure le retour des Kalmouks en terres Qing comme un chapitre final dans l’apogée de l’Empire Qing, au sommet de sa grandeur en cette fin du XVIIIe siècle208. La Djoungarie, grand empire nomade, connaissait depuis la mort de Galdan Tseren en 1745209, une période de troubles, de querelles intestines. Le problème de la succession au trône amena plusieurs fois des princes à entrer en conflit. Ce sont ces dissensions qui précipitèrent le déclin de l’Empire. Le Kontaicha avait laissé derrière lui trois fils et une fille. En 1746, le successeur qui fut désigné fut son second enfant, Tsewang Dorij Namjal. Celui-ci était connu pour être violent et paranoïaque. Il avait peur que le reste de la fratrie essaye de prendre sa place. Ce qui fut le cas. Son frère aîné, nommé Lama Darja, essaya de l’assassiner alors qu’il était à la chasse en 1750 afin de prendre le pouvoir. Le Kontaicha eut cependant vent de ce complot et décida de faire face à ses conspirateurs. Mais sa

207 Ibid., p. 65-67. 208 Voir en annexe p. 121 la carte nommée « L'essor de l'Empire des Qing en Asie au milieu du XVIIIe siècle ». 209 Voir dans l’article de Peter Perdue, “Military Mobilization in Seventeenth and Eighteenth Century China, Russia, and Mongolia”, Modern Asian Studies, Cambridge University Press, Vol. 30, No. 4 (Oct., 1996), p. 767-768. Voir aussi dans le livre du même auteur, China marches West, the Qing conquest of Central Eurasia. London. The Belknap Press of Harvard University Press, 2005, p. 270-289. Pour une connaissance générale de l’évolution de la guerre entre les deux pays voir dans le livre d’Alexandre Bennigsen, op. cit., p.44-46.

69 tentative de les vaincre fut un échec. Il fut emprisonné avec un autre de ses frères, Dashi Dawa, à Aksu. Le gouvernement Qing suivait avec attention ces rebondissements. La période des conflits internes ne faisait que continuer car Lama Darja, qui était maintenant devenu Kontaicha, entra en conflit avec deux membres majeurs de l’Empire, deux chefs nommés respectivement Dawaci et Amursana. Le premier était d’origine noble, il était le descendant de Tsering Dondub. L’autre était le prince d’une tribu khoit et le descendant de Tsewang Rabdan, il n’était donc pas un membre de la noblesse djoungare. Dawaci refusa d’écouter les ordres de son souverain qui lui ordonnait de ramener les hommes de Dashi Dawa réfugiés en Chine. Il essaya plutôt de se soumettre à l’Empereur Qing Qianlong et prit la fuite avec Amursana. Ils revinrent plus tard pour le combattre mais ce ne fut pas l’un des deux chefs qui tua le Kontaicha Lama Darja mais les propres troupes du souverain. Dawaci fut nommé « Da Taiji » autrement dit « Grand Chef » des Djoungars. Mais une fois sur le trône, le nouveau Khan changea. Il se mit à haïr Amursana. Ce dernier, qui avait gagné peu à peu en pouvoir grâce à des alliances, proposa au « Da Taiji » une séparation du territoire en deux, ce que Dawaci refusa. Il attaqua et obligea son ennemi à fuir le pays. C’est à ce moment-là qu’Amursana signa son « pacte faustien » avec les Qing210 : si avec l’aide de cinq mille hommes, il soumettait la Djoungarie alors le trône serait sien. Amursana n’est pas le premier à chercher refuge auprès des Qing211. D’autres Djoungars avaient déjà fui leur pays pour échapper aux conflits internes. Mais ce qui démarque Amursana des autres hauts-gradés exilés, est le fait que, lui, a eu la possibilité de retourner en Djoungarie. Qianlong profita de l’occasion qui se présentait pour se mêler des affaires des Djoungars. Il fut décidé par l’Empereur chinois que deux armées seraient envoyées contre le « Da Taiji », chacune composée de vingt-cinq mille soldats212et prenant un parcours différent : l’une par la route du Nord passait par Uliyasutai alors que l’autre utiliserait la route de l’Ouest qui part de la ville de Barkol. Amursana servirait comme second dans l’armée qui prendrait la route du Nord. Les troupes partirent en mars 1755. L’Empereur légitimait une telle action, en affirmant, que Dawaci n’était qu’un usurpateur violent. Il comparait à cette attitude le « bon » comportement qu’avait adopté un de ses

210 L’expression de « pacte faustien » présente ici est une traduction de l’expression utilisée par Peter Perdue dans son livre p. 272 « Amursana reached Khobdo and made the fateful Faustian bargain ». 211 Peter Perdue, op. cit., p.272. 212 Une carte claire des campagnes de Qianlong entre 1755 et 1760 est disponible p. 273 dans le livre de Peter Perdue.

70 prédécesseurs Galdan Tseren. L’Empereur voyait dans cette campagne contre le Khan des Djoungars une bonne opportunité pour renforcer son contrôle à la frontière mongole. Les participants à ce conflit étaient les suivants : les Qing et les Djoungars, en conflit depuis plus d’un demi-siècle ; les Khalkhas, qui devaient fournir de l’aide pour les futurs campagnes militaires, les Kazakhs, qui recevaient des offres des deux côtés du combat et les Russes en tant qu’observateurs. Les Djoungars ont cherché à obtenir l’appui des Russes mais ceux-ci savaient qu’en Sibérie ils n’étaient pas en position de force et ne pouvaient donc pas faire face aux armées chinoises. Ils refusèrent donc d’accueillir des transfuges djoungars sur leurs terres. La campagne, la première de trois grandes campagnes213, fut assez brève. Peu enclin au combat, souvent en état d’ébriété, sans alliés, son armée peu coordonnée, Dawaci était largement en position de faiblesse. Beaucoup de soldats de son armée choisirent de se rendre. Apprenant l’approche des armées ennemies, il choisit de fuir vers le Sud-Ouest d’Ili, puis, de nouveau quelque temps après vers le Sud. Mais il fut capturé et emmené à Pékin, où il fut marié de force à un membre de la famille de l’Empereur. Ce fut donc un succès éclair. L’Empereur Qing était fier d’avoir réussi là où ses prédécesseurs avaient échoué. Mais le problème djoungar ne s’arrêta pas avec l’élimination de l’élite de l’Empire djoungar : Amursana, à son tour, se révolta contre les Qing214. Après sa victoire sur Dawaci, Amursana avait félicité l’Empereur. Il avait même obtenu un titre équivalent à celui de général (Jiangjun), mais il ne voulait pas se contenter de cela. Il désirait obtenir plus que tout le titre de Khan des Djoungars. Mais Qianlong n’était pas d’accord et voulait laisser seulement à Amursana le titre de Khan des Khoits, sa tribu d’origine. Il ne serait qu’un des quatre Khans régnant. Amursana rejeta l’offre affirmant que les Djoungars avaient besoin d’un seul et unique Khan. Il commença alors à rassembler des troupes. L’Empereur aurait hésité à entamer une action. Il demanda néanmoins, le 20 août 1755, la capture d’Amursana à Bandi – chef d’une des armées contre Dawaci. Mais Amursana leur échappa. La seconde campagne de Qianlong commença le 28 août 1755. L’an 1755 peut être considéré comme l’année marquant le début du déclin de la Djoungarie. La rébellion d’Amursana fut pendant un temps victorieuse mais la situation changea rapidement215. Une nouvelle armée fut envoyée contre

213 Peter Perdue, art. cit. p. 767-768. 214 Ibid., p. 275 sqq. 215 Du côté des Mandchous, la situation était cependant encore compliquée par la révolte du prince khalkha Chingunjav. Cette rébellion dura de l’été 1756 jusqu’en janvier de l’année suivante. Ce fut la plus grande

71 lui ; en position de faiblesse, il dut battre en retraite. Il se souleva à nouveau, mais son armée fut défaite et ses chefs furent tués soit par les Chinois soit par la variole. Il décida donc de se réfugier en Sibérie avec ses hommes et sa famille. Il mourut à Tobolsk en 1757 de la variole. Comme nous l’avons vu précédemment, la fuite en Sibérie et le non-retour de sa dépouille compliquèrent les relations entre la Russie et la Chine. Actuellement, les historiens chinois affirment que l’Empire russe voulait utiliser Amursana pour propager leur influence sur la Djoungarie216. Certains pensent même que la responsabilité de la révolte d’Amursana incombe à la Russie. « They blame the Amursana rebellion mainly on the Russians, who had tried to slit apart the « naturally united » Chinese Mongolian nationality »217. Le point de vue des historiens russes n’est bien sûr pas le même, ils pensent qu’il s’agit là d’une action courageuse pour faire face à l’expansionnisme de l’Empire Qing. Toujours est-il qu’en 1758, les armées chinoises avaient ravagé la Djoungarie et mis fin à l’obstacle djoungar – rival depuis environ un siècle dans une guerre discontinue mais acharnée ;« and Dzhungaria disappeared from history, the name Dzhungar itself prohibited – Eleuth or Oirat took its place. »218. Au début du XVIIIe, trois Empires existaient dans cette région d’Asie ; à la fin de ce même siècle, il n’en restait plus que deux qui se faisait face et qui se rapprochaient du fait de leurs expansions géographiques.

2) L’apogée de l’expansion de l’Empire Qing : l’annexion du Turkestan

L’Empire Qing était presque à son acmé après la chute du pays ennemi, la Djoungarie. Cette conquête va entraîner celle d’un autre territoire : le Turkestan chinois aujourd’hui connu sous le nom de « » ou « nouveau territoire » en chinois219. Elle peut être considérée comme « the capstone on the empire’s relentless expansion220 ». Même si le règne de l’Empereur Qianlong constitue le paroxysme de la dynastie Qing, il n’en reste pas moins marqué par des conflits multiples. En plus des campagnes qui menèrent à

révolte khalkha qui exista durant la dynastie des Qing. Pour en savoir plus sur les Khalkhas, voir dans le livre de Peter Perdue p. 175-1780, p. 276 sqq. ou dans le livre de Clifford M. Foust p. 253. 216 Ibid., p. 289. 217 Ibid. 218 Clifford M. Foust, op. cit., p. 252. 219 Voir dans l’article de Jean Chesneaux et Jacques Gernet, « CHINE - Histoire jusqu'en 1949 ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, dans la sous-partie nommée “Expansion et apogée”. 220 Peter Perdue, op. cit., p. 289.

72 la disparition de la Djoungarie, il en entreprit d’autres pour conquérir un territoire encore plus conséquent. Ces opérations militaires permirent à l’Empire Qing d’acquérir un nouveau territoire tapissé d’oasis.221 Les oasis du Turkestan du Sud étaient administrées par des familles saintes, des Makhdumzada Khojas. Cette région avant la chute de l’Empire djoungar était sous l’égide de ce dernier. Les Djoungars les surveillaient avec une grande attention et utilisaient les habitants de cette zone pour obtenir des provisions. Khoja Mahmut avait été nommé chef de tout le Turkestan par le Kontaicha Tsewang Rabdan. Son successeur emprisonna cependant Khoja Mahmut à Ili. Il est intéressant de noter que le plus jeune de ses fils, nommé Khoja Jihan fut gardé prisonnier par les Qing ainsi que son autre frère. Après sa libération en 1755, le jeune Jihan avait rejoint la révolte d’Amursana mais avait réussi à échapper à l’armée Qing. Il avait voulu amener son frère aîné à s’insurger à son tour. Il pensait qu’ils devaient saisir leur chance pour se rebeller car avec la chute de la Djoungarie, ils n’étaient plus sous le contrôle de quiconque. Il ne fallait donc pas se soumettre à l’Empire Qing :

If we follow the court’s orders to submit, we will be imprisoned in , just like Zunghars. My ancestors for generations were under others’ control. Now, by chance, the powerful [Zunghar] state has collapsed, and so no one is pressing on us. If we do not seize this opportunity to create an independent state, we will be slaves forever. That would be a disaster. The Central Kingdom has now taken Zungharia, but has not yet decided its policy [toward Turkestan]. Its troops cannot come here, and if they do come, we will resist them until their supplies are exhausted. We can break them without fighting.222

Le jeune Khoja Jihan montre les mêmes ambitions que celles des Djoungars : il voulait l’autonomie de son pays. Son frère aîné, Burhan ad-Din, aurait été convaincu par ses propos car il décida de se révolter. Ils formèrent une armée avec l’aide de notables locaux et se retranchèrent dans Kucha. L’empereur Qianlong décida d’envoyer une armée de dix mille hommes pour les assiéger. Le général, sûr de lui, négligea les préparatifs, ce qui lui fut fatal car l’armée des deux frères réussit à sortir de la ville et à fuir vers l’Ouest. Suite à son échec, le général fut exécuté.

221 Ibid., p. 289-292. 222 Peter Perdue, op. cit., p. 290.

73 Du côté des Khojas, tout ne se passe pas non plus comme prévu car ils ne reçurent pas l’aide qu’ils voulaient à Aksu et se dirigèrent donc encore plus à l’Ouest. Ils occupèrent alors les villes de Yarkand et Kachgar, lieux où, ils se préparèrent au combat. Qianlong envoya un nouveau général, nommé Jaohui, pour s’occuper de cette affaire, c’est ce même général qui finit de mater les Djoungars. Mais l’armée du plus jeune des frères submergea par son nombre l’armée des Qing lors du combat près de Yarkand223. Ceux-ci se retrouvèrent dans une situation désespérée car pendant trois mois, ils furent assiégés par leurs ennemis. Ils tinrent jusqu’à l’arrivée de nouvelles forces qui changèrent la donne. Pendant ce temps-là, à Kachgar, les Qing, épaulés par l’ancien chef de Kachgar, eurent l’avantage sur les deux frères qui fuirent mais furent capturés et tués. Qianlong proclama le 12 décembre 1759, à la fois la fin des campagnes djoungars et l’arrivée des têtes des rebelles à Pékin. Il proclamait avoir amené « eternal peace and security on the borders224 ». L’empire Qing atteint à cette époque là le summum de son expansion – son ampleur n’est plus la même de nos jours. Il s’étend « de la mer d’Okhotsk au lac Balkhach, englobant non seulement le Tibet et le Turkestan chinois, mais le territoire de l’Ili, la Mongolie Extérieure et l’île de Taïwan225 ». Son prestige était affirmé dans de nombreux pays voisins dont la Birmanie, le Népal, la Corée ou encore le Vietnam et le Siam, qui se reconnaissaient vassaux de la Chine.

3) Le retour des Tourgouthes dans l’Empire Qing (1771)

Considérée comme la dernière phase majeure dans l’apogée de la dynastie Qing, nous étudions ici ce qui est considéré par des historiens comme la dernière étape d’une union de peuples sous l’égide Qing. « The return of the Torghuts was, as the Russians would put it, the final ‘gathering of peoples' under the all-encompassing Qing embrace226 ». Les Djoungars sont tombés sous leurs coups, puis le Turkestan et voilà maintenant le retour des expatriés au début du XVIIe siècle. Il était d’ailleurs, pour certains

223 Dans son livre, Peter Perdue parle de quatre soldats pour un. 224 Ibid., p. 291. 225 Voir dans l’article de Jean Chesneaux et Jacques Gernet, « CHINE - Histoire jusqu'en 1949 ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, dans la sous-partie nommée “Expansion et apogée”. 226 Peter Perdue, op. cit., p. 298.

74 historiens chinois, inévitable227. Thomas De Quincey a écrit au début du XIXe siècle à propos de celui-ci :

There is no great event in modern history, or perhaps it may be said more broadly, none in all history, from its earliest records, less generally known, or more striking to the imagination, than the fight eastwards of the principal Tartar nation across the boundless steppes of Asia in the latter half of the last century […] In the abruptness of its commencement, and the fierce velocity of its execution, we read the wild barbaric character of those who conducted the movement. In the unity of purpose connecting this myriad of wills, and in the blind but unerring aim at a mark so remote, there is something which recalls to the mind those almighty instincts that propel the migrations of the swallow and the leeming, or the life-withering marches of the locust.228

Avant de parler du retour d’une partie des Kalmouks en Chine, il semble important de parler de leur départ de la Mongolie de l’Ouest. Au début du XVIIe siècle, vers 1616, une partie des Mongols occidentaux, des Tourgouthes décidèrent de quitter la Mongolie de l’Ouest, le Tarbagatai plus précisément. A la tête de ce mouvement de migration se trouvait Kho-Orlog. Ils cherchaient à échapper aux troubles qui existaient dans les steppes de cette région et à trouver de nouveaux pâturages229. Ils partirent donc vers l’Ouest. Ils durent faire face à des tribus turques mais parvinrent jusqu’à la Basse-Volga, partie où la Russie, à l’époque, n’avait pas encore affirmé fermement son pouvoir. Les Tourgouthes avaient constitué des communautés indépendantes, à la tête desquelles se trouvaient leurs chefs. Après leur allégeance au Tsar, ils avaient encore un statut assez indépendant, tenant plus de l’allié indépendant que du vassal. Leur terres avaient une importante superficie, sous Ayuki230, de trois cent mille à quatre cent mille mètres carrés. Malgré la distance, ils maintenaient encore des contacts, comme nous l’avons vu, avec le Tibet, la Mongolie et les Qing, à qui ils envoyaient des missions de tribut malgré leur assujettissement au Tsar. Les différentes ambassades chinoises auprès des Kalmouks avaient pour but, en partie, de susciter une certaine mélancolie chez ces habitants de la Basse-Volga. La pression des Russes sur les Kalmouks se fit progressivement de plus en plus forte. Leur autonomie se trouve peu à peu limitée durant le XVIIe et XVIIIe siècle. Les

227 Ibid., p. 293. 228 Peter Perdue, op. cit., p. 292. 229 Ibid., p. 292-299 ou dans le livre d’Alexandre Bennigsen, op.cit., p. 47-48. 230 Ayuki vécut de 1669 à 1724.

75 Russes cherchèrent à intervenir de plus en plus dans l’administration locale et augmentèrent les demandes de participation au service militaire. Le statut des Kalmouks était assez semblable à celui des Cosaques. Il faut aussi savoir que les Kalmouks n’étaient pas tellement appréciés de leurs voisins, qu’ils soient chrétiens ou musulmans231. Ces raisons rendirent la situation de plus en plus insoutenable et entraînèrent le départ d’une grande partie des Kalmouks. Ces derniers craignaient aussi une sédentarisation forcée. Selon Khodarkovsky, ces motifs sont bel et bien à l’origine du problème. « Russia’s growing control of Kalmyk administrative affairs, its excessive demands for Kalmyk cavalry, the loss of prime pasture lands to expanding military and agricultural colonies, and fear of coercive settlement and coercion were among the critical factors contributing to the Kalmyks’ decision to depart for Jungaria ». La situation ne va pas s’améliorer pour les Kalmouks car en 1762, Catherine II décréta que le Khan ne pourrait plus choisir lui-même ses conseillers. Il aurait besoin de l’approbation impériale. Mais l’Impératrice n’arrêta pas là ses exigences. Elle ordonna la réquisition de vingt mille cavaliers kalmouks232. Les Kalmouks s’opposaient à cette adjuration car ils avaient besoin de forces pour faire face aux Kazakhs et Kuban. Finalement, dix mille d’entre eux durent rejoindre la guerre contre les Ottomans en 1769. Mais, décidant de braver les ordres, ils rentrèrent chez eux dès septembre. Ces problèmes-là ne sont pas les seuls facteurs à l’origine du retour des Tourgouthes en Djoungarie : les rivalités internes ont aussi participé à ce malaise. Cette rivalité était entre Tsebek Dorji Tayishi, noble kalmouk qui briguait le trône et celui qui était le Khan choisi sous la pression des Russes, Ubashi, le petit-fils d’Ayuki. Tsebek Dorji haïssait les Russes et voulait quitter ces terres qui étaient sous leur contrôle. Il adressa d’ailleurs une déclaration aux nobles kalmouks pour les persuader de quitter la Basse- Volga pour d’autres contrées. Il dit ceci233 :

In all respects, your rights are limited by the Russians. Not only do their officials mistreat the Kalmyks, but also the government itself seems to have the intention of turning these independent steppe people into settled peasant. [...] You have no other choice in the future

231 Voir dans l’article de John L. Mish “ The return of the Turgut : A mandchu inscription from Jehol”, Journal of Asian History, Harrassowitz Verlag, Vol. 4, No. 1(1970), p. 80-82 232 Il existait 41 523 tentes. 233 Peter Perdue, op. cit., p. 295.

76 except to bend your neck under the yoke of slavery, or to quickly leave the Russian empire to escape your destruction. The decision you make will determine your fate.

Le Khan décida donc de partir. Pensant utiliser à son avantage le fait que tous les soldats russes n’étaient pas encore revenus de la guerre, le départ fut programmé pour le début de l’année 1771. Au début, il voulait attendre la gelée de la Volga pour que les populations kalmouks installées sur la rive gauche puissent les rejoindre. Mais ils durent partir plus tôt car le gouverneur avait appris leur projet. Ceux qui restèrent furent les habitants de la rive gauche, il y avaient environ 13 000 tentes. Le 5 Janvier 1771, ils furent de 150 000 à 170 000 personnes à prendre le départ, soit plus de 30 000 tentes. Mais le voyage fut éprouvant. Les Tourgouthes durent subir le froid, la traversée de déserts, la faim, la maladie et les harcèlements des Kirghizes. A la fin de cette triste épopée, il ne resta plus que 70 000 personnes, soit 15 000 tentes. Ils perdirent toutes illusions durant ce voyage pour de nouveaux pâturages. Les Tourgouthes qui étaient partis, ne voulaient sans doute pas au début se livrer aux Qing. Ils souhaitaient certainement vivre de façon indépendante. Mais ils vont vite se rendre compte que cela n’est pas possible. C.D. Barkman écrit ceci « The Kamyks had escaped Russian tentacles only to be ensnared in Chinese ones234 ». C’est ce qui se passa en effet. Ils durent déjà faire face à la méfiance des officiers à la frontière. Les Russes s’étaient lancés à la poursuite des fuyards et demandaient aux Chinois de ne pas les laisser passer, comme le Traité de Kiakhta le stipulait. Mais l’Empereur refusa de les rendre une fois qu’ils eurent passé la frontière. Les deux États rentrèrent donc en conflit indirectement pour le contrôle de cette Horde. Qianlong affirmait que les Tourgouthes n’étaient en aucun cas des transfuges mais des sujets de l’Empereur Qing. La soumission de cette population était pour l’Empereur une source de prestige. Mais, il n’en restait pas moins que l’Empereur Qing Qianlong restait méfiant à leur égard. Il décida donc de les disperser sur son territoire. Certains furent envoyés dans la vallée d’Ili, où résidaient les quelques rescapés de l’Empire, mais les autres furent envoyés soit à l’Est, soit dans la région de Khovdo en Mongolie Extérieure. L’Empereur ordonna la construction de trois stèles en l’honneur du retour des Tourgouthes. Une fut posée à Ili et deux autres à . Celles-ci étaient gravées en quatre langues : le mongol, le mandchou, le chinois et le tibétain. Le titre de ce texte était

234 Ibid.

77 « Turhute Quanbu Guishunji » soit en français « Archive sur le Retour à l’Obéissance de la Tribut entière des Tourgouthes235 ». C’est un résumé de l’arrivée des Tourgouthes, écrit par l’Empereur lui-même en moins de quinze minutes. Ce retour marquait une fin « the second ending to the millennial struggle of the settled empire with the steppe ». Avec celui-ci, le prestige et la puissance de l’Empire Qing semble être arrivée à son plein apogée. Cependant, comme nous allons le voir ensuite, cette puissance Qing va rapidement devoir faire face à de nombreuses difficultés.

235 Ce titre est une traduction du titre en anglais disponible dans le livre de Peter Perdue p. 297 « Record of the Return to Obedience of the Entire Torghut Tribe ».

78 Partie III : Pénétration commerciale comme précurseur d’une expansion territoriale ?

Chapitre I : Regain d’intérêt pour l’Amour et ambitions territoriales

1) La préfiguration de l’expansion territoriale

Il ne faudrait pas croire que les velléités expansionnistes de la Russie aient commencé avec le début du XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, certains hommes importants du gouvernement avaient déjà été animés par de pareils désirs. Une telle volonté n’a pas surgi subitement avec l’entrée dans un nouveau siècle. Nous allons donc rapidement exposer ici les actions qui, au XVIIIe siècle, préfigurèrent l’expansion territoriale du XIXe siècle. Lorenz Lang, tout comme Savva Vladislavitch avait exprimé, déjà, au début du XVIIIe siècle de telles pensées expansionnistes. Ils avaient tous deux songé à se mesurer à la Chine. Même si ces idées n’étaient que des propositions qui ne se sont pas réalisées, il semble opportun de les analyser. Lorenz Lang, à son retour de Chine dans les années 1720, aurait signifié qu’il leur fallait profiter de la position de faiblesse de la Chine pour affirmer leurs ambitions et chercher à augmenter leur territoire dans la région de l’Amour. « We even believe that this is an excellent time to seek the extension of our frontier to the Amur river236 ». Le gouvernement n’en fit rien. Dans son mémorial en deux parties de 1731, Savva Vladislavitch réfléchit sur les bénéfices et préjudices qu’apporteraient une guerre avec la Chine237. Il proposa d’abord une guerre limitée avec la Chine pour acquérir le territoire de l’Amour. Selon l’ancien ambassadeur, elle apporterait la gloire à l’Empire russe et serait profitable, mais cette campagne ne serait pas aisément gagnée. D’abord, il faudrait surmonter les problèmes de logistique qui ont toujours miné les explorations russes. Les résultats d’une telle guerre seraient assez faibles, donc un conflit de ce type ne serait pas la meilleure option. Dans la seconde partie de sa réflexion, néanmoins il étudia les avantages à tirer d’une guerre totale avec la Chine, pour obtenir l’intégralité du territoire chinois. Pour que cela soit réalisable, un certain nombre de conditions préalables doivent être réunies. Ce sont les suivantes : la Russie ne doit plus être en conflit depuis un

236 Citation provenant du le livre de Tien Fong Cheng et John Leighton Stuart, A history of Sino-Russian Relations. Washington D.C. . Public Affairs Press, 1957. p. 28. 237 Voir dans le livre de Mark Mancall, Russia and China, Their diplomatic relations to 1728. Cambridge. Harvard University Press, 1971, p. 257.

79 temps certain et doit avoir rassemblé des fonds à hauteur de quelques millions. Selon Savva Vladislavitch, les Chinois ne sont pas des guerriers, ce qui est à l’avantage de la Russie. De plus, les Mandchous, à la tête de l’Empire n’appartiennent qu’à une infime portion de la population totale de l’Empire238 et ne sont pas appréciés par les Chinois. Il pensait donc qu’une attaque de la Russie par le Nord provoquerait un soulèvement des Chinois, obligeant les Mandchous à diviser leurs forces. L’Empire russe pourrait alors vaincre les Mandchous facilement et conquérir la Chine. Mais toutes ces conditions n’ont jamais été réunies et cette proposition jamais approuvée, la Russie préférant alors la paix et le commerce à une extension territoriale. Un peu plus tard, une personnalité eut des desseins similaires, qui peuvent être considérés comme préfigurant l’expansion territoriale du XIXe siècle : il s’agit du Gouverneur Général Ivan Iakobi (1726-1803)239. Il est le fils de Bartholomew Iakobi, ancien commandant de Selenginsk et a vécu quinze ans de sa vie dans cette ville. Il était donc sans doute présent lors de la détérioration des relations entre la Russie et la Chine dans les années 1750-1760. Il fut le Gouverneur d’Astrakhan, de Saratov, le Gouverneur général d’Oufa et Simbirsk et enfin celui d’Irkoutsk et de Kolyvan en 1783. Il fut démis de ses fonctions en 1788 suite à une dénonciation pour intrigue dans l’élaboration d’une guerre contre l’Empire du Milieu et irrespect contre le Sénat. Plus tard, il fut acquitté. La proposition de Iakobi d’entrer en guerre avec la Chine est ce qui nous intéresse tout particulièrement ici. Il est à noter que l’on ne connaît pas la date précise d’écriture de cette proposition, cela serait néanmoins sans doute avant la mort de l’Impératrice Catherine II en 1796. Cet écrit commence par une explication visant à montrer le but d’une telle motion « The Russians, who yielded to no one in arrogance toward their own vassals in the Russo-Chinese frontier, could not accept such behavior. Iakobi was certain that the Manchu empire was "a colossus which can be crushed like porcelain"240 ». La Chine était dans les années 1790 à son apogée, elle montrait une certaine arrogance. Il fallait donc agir et modifier l’attitude de la Chine envers la Russie. L’ambassadeur général développa son argumentation en trois parties : description de la frontière entre les deux pays, puis, détail des opérations militaires nécessaires pour une guerre et enfin rédaction d’un rapport sur

238 Selon Mark Mancall, les Mandchous étaient quatre millions alors que les Chinois, à l’époque, étaient environ deux cents millions. 239 Voir l’article de John P. LeDonne, « Preconsular ambitions on the Chinese border, Gorvernor general Iakobi’s proposal of war on China », Cahiers du monde russe, Vol. 45, No. 1-2 (2004)© EHESS, Paris, p. 31-60. 240 Ibid., p. 42.

80 leurs conséquences en ce qui concerne la frontière, le commerce et les relations avec les Kazakhs et les Mongols. Il décrivit donc d’abord de façon détaillée la délimitation de la frontière telle qu’elle était au moment où il rédigea ce document. A cette époque-là, les frontières n’étaient pas très bien gardées, seulement vingt mille soldats étaient mobilisés. Avec si peu de troupes, les Russes ne pourraient faire face à une offensive chinoise mais étaient suffisamment nombreux pour affronter de petites invasions mongoles ou kazakhes. Le Gouverneur général n’aimait pas le tracé de cette frontière qu’il jugeait trop sinueux et trop long. Il voulait redéfinir cette délimitation entre la Russie et la Chine mais pour cela, il fallait d’abord guerroyer contre cette dernière. Pour rendre possible cette offensive, il proposa la création de nouveaux corps militaires (trois au total). Ces troupes viendraient de Russie d’Europe. Mais leur déplacement dans un tel environnement soulevait encore des problèmes de logistique. Pour les résoudre, chaque bataillon se voyait attribuer une mission dans cette préparation à la guerre. Par exemple, le deuxième avait la mission la plus ardue : « From Nertchinsk, it would move to the Argun, cross the river at Tsurukhaitui, take the Khailar in Eastern Mongolia, follow the Argub to where it merges with the Shilka to form the Amur241 ». Ils devraient ensuite descendre l’Amour, construire sur la rive droite à intervalles réguliers de nouvelles forteresses et occuper des villages. Ensuite viendrait l’artillerie. Iakobi pensait qu’avec l’occupation de la vallée par les Russes, ils pourraient forcer les Mandchous à livrer à l’Empire russe les deux rives du fleuve et à négocier à nouveau les traités. Dans le cas d’un refus, le premier corps commencerait à bouger et irait attaquer Pékin. Nous pouvons donc comprendre aisément qu’un des intérêts principaux du Gouverneur général était l’acquisition de la vallée de l’Amour. Mais il avait des buts qui allaient beaucoup plus loin : Il proposa une nouvelle délimitation de toute la frontière entre les deux pays. Il fixa même dans son document les sections encore indéfinies à la fin du XVIIIe siècle242. Il établit, par exemple, la frontière à l’Est laissée indéterminée par les traités de 1689 et de 1727. Avec cette nouvelle délimitation de la frontière, outre une grande partie des steppes kazakhes, il englobait une grande partie de la Mongolie dont Ourga, la vallée de l’Amour, et même des terres du Nord de la Mandchourie, ce qui était

241 Ibid.. 242 Pour voir cette délimitation de la frontière ainsi que les mouvements de troupes proposés par Iakobi, voir la carte présente en annexe issue de l’article de J.P. LeDonne nommée « L’expédition proposée par Iakobi contre la Chine » p. 122.

81 osé sachant que la dynastie régnante en Chine venait des terres centrales de la Mandchourie… Ces propositions ne sont qu’une des nombreuses recommandations des élites de l’Empire. Ces idées n’étaient pas réalisables pour plusieurs raisons : tout d’abord, le Gouverneur général n’avait pas suffisamment de connaissances géographiques de ces régions frontalières, ensuite, les Russes n’avaient pas assez de ressources pour pareille entreprise. Enfin, une telle démarche aurait demandé un changement dans la politique de l’État.

2) Le regain d’intérêt pour la Sibérie et la région de l’Amour au XIXe siècle

L’Extrême-Orient au début du XIXe siècle était loin d’être un intérêt primordial pour les membres du gouvernement russe. La situation ne changea drastiquement que plus tard, vers le milieu du XIXe siècle, plus précisément en 1842 avec le Traité de Nankin signé par la Grande-Bretagne et l’Empire Qing243. Cependant, dès les années 1820, lorsque Mikhaïl Mikhaïlovitch Speranski est devenu l’un des administrateurs du bureau du Gouverneur général de Sibérie, des changements ont commencé en Sibérie dont la réorganisation de l’administration. L’attention du gouvernement se porta de nouveau sur cette zone à cause de ces réformes mais aussi en raison de la chute des chiffres des importations et exportations du commerce avec la Chine. Comme nous l’avons vu précédemment, le commerce frontalier, depuis le Traité de Kiakhta de 1727, était réalisé dans deux villes, Kiakhta et Tsitsikhar, mais il s’est vite concentré en quasi totalité sur Kiakhta. Le gouvernement russe ne pouvait se dispenser de ses revenus de Kiakhta244. Avant le développement du commerce maritime, cette ville servait souvent de lieu de transition pour le thé chinois exporté vers l’Europe occidentale et pour les produits européens occidentaux importés en Chine. Quelques chiffres pour appuyer ces propos : avant 1850, 15 à 20 % des revenus douaniers de l’État venaient du commerce de Kiakhta. Si l’on tient compte à la fois les taxes directes et indirectes, cela correspond à 20 % des revenus de l’État. Les exportations russes en Chine n’ont fait qu’augmenter entre 1829 et 1850. Elles représentaient 28,9 % à 67,4 % du commerce de

243 Voir dans le livre de S.C.M. Paine, Imperial rivals, China, Russia, and their disputed Frontier. England. Routledge, Taylor&Francis Group, 2015, p. 28-43. 244 Ibid., p. 31-32.

82 l’Empire russe passant par ses frontières en Asie. Pour exemple, l’exportation de coton manufacturé en Russie a connu un accroissement : alors qu’il était de 2 % en 1829, il passa à 51,5 % en 1850. Entre 1847 et 1851, 50 % des exportations de produits russes partaient vers l’Empire Qing245. Néanmoins, les revenus issus du commerce avec la Chine dans les années 1820 régressèrent. La Russie perdit à cette époque son rôle d’intermédiaire pour le commerce du thé entre la Chine et l’Europe et par la même, une partie de ses revenus. Le commerce entre la Russie et la Chine se faisait uniquement par voie terrestre. Mais, à cette époque, le commerce maritime se développa et s’imposa : il était moins cher mais aussi plus rapide. Ce changement dans la nature du commerce entraîna une baisse des profits de la Russie. Il ne faut pas croire que les Russes n’aient jamais cherché à se lancer dans le commerce par la mer. En 1806, deux navires russes avaient accosté à Canton, ville dans laquelle les Européens commerçaient avec la Chine246. Néanmoins, quand le gouvernement chinois apprit leur présence, il les expulsa ; les Russes furent obligés de quitter la ville. Selon Pékin, les Russes avaient interdiction de commercer par voie maritime car ils avaient déjà le droit de le faire par la terre. Les marchands russes se virent donc limiter à un commerce terrestre, ce qui joua vite en leur défaveur. Mais, au début du XIX e siècle, ils suivaient encore scrupuleusement les traités fixés aux siècles précédents car l’Empire voisin leur semblait encore puissant. L’exportation vers la Chine n’était pas le seul problème, l’importation de produits chinois aussi en était un. Prenons l’exemple du thé : le thé chinois fut introduit en Russie pour la première fois en 1638 à Tomsk par des marchands chinois247. Mais il ne devint populaire que fin XVIIIe- début XIXe siècle. Par la suite, le thé représenta jusqu'à 90 % des exportations ! La chute de la rentabilité de ce commerce ne fut pas la seule raison à l’origine de ce regain d’intérêt du gouvernement russe. Il convient de savoir qu’à cette époque, plus précisément entre 1815 – défaite de Napoléon – et 1871 – unification de l’Allemagne - le principal rival de la Russie était l’Empire britannique. Les deux pays étaient entrés dans ce que l’on intitule « the Great Game », une compétition entre eux pour l’affirmation du meilleur. Le développement du commerce britannique à Canton pendant la première moitié du siècle inquiétait grandement Saint-Pétersbourg. Cette rivalité ne fit

245 S.C.M. Paine, op. cit., p. 32. 246 Voir dans le livre de Tien Fong Cheng et John Leighton Stuart, op. cit., p. 31. 247 Voir dans la frise chronologique du livre d’Alexandre Bennigsen, op. cit., p. 9.

83 qu’augmenter avec le développement rapide de leur commerce après 1831. Grâce à cette évolution des échanges sino-britanniques, l’influence de la Grande-Bretagne ne fit que s’accentuer. Le gouvernement de l’Empire britannique fit même pression sur Pékin pour obtenir ce qu’il souhaitait, c’est-à-dire l’ouverture de nouveaux ports au commerce, les Européens étant restreints à celui de Canton. Leur puissance se concrétisa en 1842 avec le premier traité inégal de Nankin. A cette même période, un autre écueil eut lieu, à l’origine d’une décision importante : l’effondrement du commerce des fourrures de Sibérie du fait d’une chasse excessive. La raison à l’origine de l’expansion de l’Empire russe au XVIe et XVIIe siècle était le profit tiré du commerce des fourrures. Avec l’effondrement de ce type d’échanges, et donc la baisse des profits ainsi que les inquiétudes causées par la puissance maritime de leur ennemi dans le « Great Game », Saint-Pétersbourg prit une décision capitale : l’abandon des terres qui avaient été obtenues en Amérique. L’Empire russe ne se tourna donc plus vers une expansion vers l’Est sur d’autres territoires, mais, choisit d’explorer et de s’étendre vers le Sud, vers l’Empire Qing. Il ne faudrait pas croire que la Russie n’ait pas continué d’explorer la région frontalière avant que la victoire des Anglais sur les Chinois ne pousse les Russes à intervenir248. Mais cette exploration resta sporadique. Les Russes, tout comme les Chinois d’ailleurs, ne connaissaient pas précisément la géographie de la région. En 1803, l’Empire russe avait envoyé Ivan Fiodorovitch Kruzenshtern explorer l’estuaire de l’Amour. Il devait évaluer la valeur économique et stratégique de cette rivière. Mais ces reconnaissances furent incomplètes et désignèrent l’embouchure de l’Amour comme étant non-navigable. L’explorateur a même conclu que l’île de Sakhalin était une péninsule… De telles conclusions indiquaient au gouvernement que cette région avait trop peu de valeur stratégique pour permettre d'atteindre le Pacifique. Mais d’un autre côté, cette supposée impossibilité de naviguer sur l’Amour - seul fleuve important de la région traversant la Sibérie d’Ouest en Est - était un « atout » pour la Russie, puisque aucune puissance étrangère, comme la Grande Bretagne, de plus en plus présente, ne pourrait utiliser le fleuve pour pénétrer en Sibérie. En 1832, un nouvel explorateur, le colonel Mikhaïl Vassilievitch Ladyzhenski, fut envoyé par le gouvernement afin de déterminer précisément la localisation des bornes délimitant la frontière sur la rivière Gorbitsa et aussi l'intérêt

248 S.C.M. Paine, op. cit., p. 33 sqq..

84 militaire de l’Amour. Cependant, celui-ci parvint à des conclusions bien différentes. Le Colonel se rendit jusqu’à Albazine, ancien lieu de discorde entre les deux pays. Selon lui, l’Amour possédait une véritable valeur stratégique. Il préconisa même la militarisation du bassin du fleuve. Mais cela ne se fit pas. La navigabilité du fleuve n’avait pas encore été établie fermement. Une troisième mission fut envoyée en 1842 par l’Académie impériale des Sciences afin d’établir des observations de la Sibérie de l’Est et du Nord249. Alexander von Middendorf fut à la tête de cette expédition. Non seulement le groupe devait étudier la géographie de ces régions de Sibérie, mais aussi se pencher sur le climat, l’ethnographie, la végétation ou encore l’étude des ressources naturelles présentes. A la fin de la période d’étude, le chef du groupe avait rassemblé ses données dans quatre livres. Il avait également établi que l’Amour était navigable et pourrait servir d’axe de transport. Ces résultats arrivèrent en 1845 alors que la Russie était largement en position de faiblesse suite au traité de 1842. Mais cette expédition ne fut pas la dernière pour déterminer l’importance de l’Amour : une autre fut envoyée en 1846 avec comme chef Alexandre M. Gavrilov. De nouveau, celui-ci aboutit à la conclusion, que l’embouchure de l’Amour n’était pas navigable et que Sakhalin était une péninsule. A cette époque, l’Empire russe ne connaissait donc pas correctement la région et semblait être submergé d’avis contradictoires sur la question. La valeur de la Sibérie fluctuait en fonction de celle accordée à l’Amour : tant que le gouvernement croyait que ce fleuve n’était pas navigable et donc ne pouvait servir de voie pour accéder à l’Océan Pacifique, alors la valeur accordée à la Sibérie ne pouvait être que réduite. Ce manque d’informations fiables amena à une division du gouvernement russe entre les partisans d’une politique active en Extrême Orient et ceux d’une politique passive. Parmi ceux du premier camp, nous pouvons citer : Alexandre Sergeevitch Menchikov, Ministre de la Marine, ou encore Lev Alexeevitch Perovski, le Ministre de l’Intérieur. Ils étaient inquiets par la vulnérabilité de la frontière à l’Est, la présence croissante d’étrangers n’aidait en rien, celle de la Grande-Bretagne tout particulièrement. L’autre camp accordait peu d’importance à la Sibérie. Il ne pensait pas que la Russie puisse être comparée à la Grande-Bretagne. L’exploration de la région ne lui semblait être qu’un danger pour le traité de Kiakhta. Il ne voulait pas créer de tensions. Dans ce camp se trouvaient : le Comte Karl Vassilievitch Nesselrode, Ministre des affaires étrangères et

249 Ibid., p. 34.

85 Fiodor Pavlovitch Vronchenko, Ministre des Finances ou encore Piotr Dmitrievitch Gortchakov, le Gouverneur général de la Sibérie occidentale.

3) Les acteurs majeurs de l’expansion et de la diplomatie russe du début du siècle

Une étape importante est franchie le 26 août 1847 à sept heures du matin avec la nomination d’un personnage qui joua un rôle majeur dans la diplomatie et dans l’expansion de la Russie en Extrême-Orient : Nikolaï Nikolaïevitch Mouraviov250. Le gouvernement était préoccupé par le déclin du commerce, sa rivalité avec l’Empire britannique mais aussi pour la sécurité de la frontière. L’Empereur choisit donc de nommer Mouraviov en tant que Gouverneur général de la Sibérie orientale. Il est intéressant de noter que, plus tard, ce même Gouverneur sera connu sous le nom d’Amourski. Lors de son entretien avec Nicolas Ier, il semblerait que ce dernier lui ait fait comprendre qu’il avait de grands projets pour l’Amour, bien que cela n’ait pas été formulé explicitement251. Mouraviov n’avait aucune connaissance spécifique des relations entre la Russie et la Chine ou sur la partie Est de la Sibérie mais avait déjà accompli lors de sa nomination un certain nombre d’opérations. Il se fit rapidement sa propre opinion sur la Sibérie et l’Amour : pour lui, l’Empire devait renforcer sa position en Sibérie pour pouvoir devancer son grand ennemi. La Grande- Bretagne était pour lui une menace pour cette région252. Peu de temps après sa nomination, il avait réclamé au gouvernement une liberté totale en ce qui concerne l’Extrême-Orient ainsi que de l’aide pour l’exploration de l’embouchure de l’Amour et celle de la mer d’Okhotsk253. L’Empereur Nicolas Ier décida de nommer un deuxième personnage, pour aider Mouraviov, qui eut lui aussi une grande importance durant la décennie qu’il nous reste à étudier : il s’agit de Guennadi Ivanovitch Nevelskoï, un jeune officier de la Marine. Celui-ci eut donc pour principal intérêt l’exploration de l’Amour. Selon lui, l’Amour était navigable, « he described his conviction that the Amur river was too large a waterway to

250 Voir l’article de T.C. Lin, « The Amur Frontier Question between China and Russia, 1850-1860 », Pacific Historical Review, University of California Press, Vol. 3, N° 1 (Mars, 1934), p. 1-27 251 Tien Fong Cheng et John Leighton Stuart, op. cit., p. 31 sqq.. 252 S.C.M. Paine, op. cit., p. 36-37. Les propos suivants de Mouraviov, écrits dans une lettre de 1848, sont assez clairs sur son point de vue concernant la menace anglaise « The British need only learn about all of this and they would certainly occupy Sakhalin and the mouth of the Amur ; it would be a sudden matter, without any consultation of Russia, which, however, would lose all of Siberia, because whoever controls the left[northern] bank and the mmouth of the Amur will control Siberia ». 253 Tien Fong Cheng et John Leighton Stuart, op. cit., p. 32.

86 end in sand banks 254». Nevelskoï et Mouraviov voulait tous les deux une expansion des terres russes en Extrême-Orient. Mais une telle politique n’est pas acceptable avant 1853, fin de la période durant laquelle a prévalu une politique passive. Officiellement, le gouvernement respectait les traités signés dans les siècles précédents. Mais, comme nous allons le remarquer rapidement, Mouraviov et Nevelskoï étaient éloignés de la capitale, ils prirent donc un certain nombre de libertés. Le gouvernement ne pouvait pas les contrôler. Entre 1847, la nomination de ces deux personnages et 1853, se déroulait une période d’hésitation dans le gouvernement entre les deux politiques. Mais très tôt Mouraviov a voulu le convaincre d’adopter une politique active. En 1849 et 1850, dans ses notes, Mouraviov exprima son opinion sur la stratégie à suivre par l’Empereur en Extrême- Orient. En premier lieu, il faudrait sécuriser la frontière, puis, la Russie devrait s’occuper du commerce avec la Chine et le raffermir. Enfin, la Russie devrait chercher à influencer grandement les Qing. Il écrivit en 1849255 :

If at the mouth of the Amur, instead of a British fortress, [there] stood a Russian Fortress, just like the ones at the port of Petropavlovsk on Komchatka, and if a flotilla went between them, and to be doubly sure, if garrisons, crews and officers were provided from Russia proper for these fortresses and for the flotilla, then with these moderate means Russian control would be guaranteed forever over Siberia and over all of its infinite riches and particulary over its gold, which has already become a necessity for her, as welle as over the even richer deposits which … are to be found on the left bank of the Amur.

Ces arguments ont persuadé le gouvernement d’adopter une politique d’exploration. A ce moment-là, il ne souhaitait pas obtenir l’Amour, mais il était ouvert à une exploration maritime dans les environs du fleuve Amour tout en prohibant celle sur le fleuve lui-même. L’État désirait uniquement, officiellement, que les zones comme la rive gauche de l’embouchure du fleuve ou encore l’île Sakhalin ne soient pas occupées par quelqu’un d’autre que des Russes ou Chinois. L’Empereur décida, à cette époque, d’envoyer une nouvelle mission d’exploration pour vérifier si les détails géographiques utilisés dans le traité de 1689 étaient véridiques car les résultats de Middendorf remettaient en doute leur exactitude. Ces nouvelles explorations se feraient en secret avec pour chef le lieutenant- colonel Akhte. 254 S.C.M. Paine, op. cit., p. 36. 255 Ibid., p. 37.

87 Nevelskoï, depuis son envoi auprès de Mouraviov, n’était pas resté inactif. Il avait commencé l’exploration de l’Amour, sans attendre les ordres « I decided to act outside orders. I had and now have one of the two [choises], either by acting according to instructions forever to lose for Russia such important regions as Amur and Ussuri areas, or to act independenlty, to adapt to local circumstances and contrary to the instructions given me. I chose the latter.256 ». Il réussit à prouver que Sakhalin n’était en rien une péninsule, en conséquence l’embouchure de l’Amour prit de la valeur257. Mais les nouvelles de la navigabilité de l’embouchure du fleuve, obtenues au début de l’année 1850, avaient été mises en doute par le Comité Spécial, que sa constante insubordination irritait258. Nevelskoï avait navigué sur un fleuve qui était considéré comme appartenant à la Chine. Les membres du Comité lui ordonnèrent de ne plus naviguer sur l’Amour et d’éviter toute situation pouvant créer des tensions avec les Chinois. Mais il continua de désobéir : Il fonda un port en août 1850, nommé Nikolaevsk, pas loin de l’embouchure du fleuve. Il planta à cet endroit le drapeau russe marquant ainsi l’appartenance de ces terres. Quand Mouraviov et Nevelskoï furent convoqués par le Comité Spécial en décembre 1850, il n’est pas étonnant que ce dernier fut puni et rétrogradé à cause de ses actions259 Mais Mouraviov, également présent à la cour, put rencontrer l’Empereur lors d’une audience spéciale et plaider la cause de Nevelskoï. Il réussit à faire entendre son point de vue et obtint du Tsar la réintégration du rang de Nevelskoï. De plus, concernant Nikolaevsk, dont la fondation avait mécontenté le ministère des affaires étrangères, le Tsar refusa que les Russes se retirent du port « When the Russian flag has once been hoisted, it must not be lowered ». Une nouvelle chance était donc accordée à Nevelskoï. Dans un nouveau livret d’instructions qui lui fut remis, on lui ordonna d’arrêter ses explorations, de ne pas aller plus loin. A partir de ce moment-là, commença une nouvelle étape dans l’avancée des Russes et l’occupation de l’Amour. Mouraviov remarqua le manque de protestation des Chinois face à une telle violation de leurs terres. Il fut encouragé par cette inaction des Mandchous

256 Ibid., p. 37. 257 Tien Fong Cheng et John Leighton Stuart, op. cit., p. 32. 258 Ses propos seront, en 1852, appuyés par les résultats obtenus par Akhte, qui arriva aux mêmes conclusions que Nevelskoï concernant l’Amour. 259 Un autre événement a enragé les membres du comité montrant la désobéissance flagrante de l’officier. Il ne devait en aucun cas créer des tensions avec leurs voisins mais il fit le contraire : un jour quand il rencontra des Mandchous à la proximité du fleuve Amour, il les accusa d’être entrés en territoire russe et les menaça d’une arme. Il leur dit même que la Russie n’autoriserait pas les bateaux chinois à naviguer sur l’Amour. Pour en savoir plus, voir dans le livre de Paine, op. cit., p. 39.

88 et décida d’en profiter. Il demanda au gouvernement de lui fournir des forces armées pour continuer l’expansion. Sa requête lui fut accordée, il réunit alors une armée d’environ dix mille hommes. Avec elle, il continua d’avancer et fonda de nombreuses villes le long de la rive gauche du fleuve durant les années qui suivirent. Nous pouvons citer par exemple : Blagovechtchensk, Khabarovsk ou encore Mariinsk.260 Il occupa aussi la baie Imperatorski. Il adjoignit même l’île Sakhalin. En 1853, Mouraviov pensait que la Russie ne devait pas se limiter à une occupation de la rive gauche du fleuve : elle devait s’emparer de toute la région. Tout ceci s’est fait sans qu’il n’y ait aucune protestation du côté chinois, celui-ci était en effet trop occupé par ses troubles internes. A cette époque encore, le Ministère des Affaires étrangères n’était pas en accord avec les actions entreprises par Mouraviov. La Guerre de Crimée (1853-1856) qui se déroula à cette époque, eut aussi une incidence sur le développement de l’expansionnisme russe261. En 1853, l’Empereur Nicolas Ier, craignant une attaque de l’Empire britannique sur ses terres en Extrême-Orient, permit à la première expédition navale de descendre l’Amour. La situation ne fit qu’empirer pour les Russes car en 1854, les Français et les Britanniques se joignirent aux Turcs. Mouraviov, dans sa lettre au gouvernement de l’Empire Céleste, se servait de la guerre de Crimée pour justifier l’utilisation de l’Amour « as Russia was now at war with Britain and France it was necessary to transport troops and provisions via the Amur to protect Russian territory on the Pacific coast262 ». En mai, la flotte naviguait sur l’Amour. L’Empire Qing protesta mais n’entra jamais en action. En automne 1854, les Français et Anglais attaquèrent Petropavlovsk, situé à Komchatka. La défense victorieuse de la cité par Mouraviov attira l’attention du peuple russe sur l’Extrême-Orient. L’année suivante, le gouvernement russe annonça à une Chine affaiblie que la rive gauche de l’Amour était maintenant à eux. La Russie réclamait aussi la zone se situant entre l’Amour et l’Oussouri ainsi qu’un droit de navigation sur ces fleuves. La Chine refusa de leur accorder ce droit. Ne tenant pas compte des propos des autorités chinoises, la Russie envoya encore trois expéditions de grande envergure sur l’Amour. La défaite de la Russie en 1856 amena aussi à un changement important. La Russie, qui s’était imposée, depuis la défaite de Napoléon, comme une puissance sur la scène internationale, voit avec cette défaite son prestige mis en péril. Il lui

260 T.C. Lin, « The Amur Frontier Question between China and Russia, 1850-1860 », Pacific Historical Review, University of California Press, Vol. 3, N° 1 (Mars, 1934), p. 9. 261 S.C.M. Paine, op. cit., p. 39-43 ou dans le livre de Tien Fong Cheng et John Leighton Stuart, op. cit., p. 32 sqq.. 262 Ibid.,p. 33.

89 faudra donc redorer son blason. La Russie choisit alors de se tourner vers l’Extrême- Orient, la Chine. Les succès récents de la Russie dans la région pourraient aider à le redorer.

Chapitre II : La Russie veut sa part :la Chine entre deux feux

1) La faiblesse de la Chine : les guerres internes, d’opium et l’ouverture de l’ère des traités inégaux

Après la période de l’apogée mandchoue sous le règne de Qianlong, l’Empire du Milieu a connu une période assez longue de faiblesse et de troubles. Les points faibles du pays ressortirent au début du XIXe siècle263. Toujours est-il que plusieurs facteurs ont amené la Chine à une position d’infériorité qui profita aux États européens et à la Russie, surtout dans les années 1850-1860. Cette dernière respecta les traités tant que la Chine semblait forte mais dès qu’elle montra des signes évidents de fragilité, la Russie voulut en profiter et, à l’image des autres pays présents, désira recevoir sa « part ». De nombreux problèmes internes tels que la dépréciation de l’argent, la corruption qui gangrenait l’État ou encore le déclin de l’économie ont participé à l’apparition d’un malaise dans la population. Les Européens n’ont pas amélioré la situation : ils bénéficiaient de tarifs préférentiels et concurrençaient la Chine sur son propre territoire et cette concurrence participa à l’effondrement de l’économie. De nombreuses tensions naquirent entre les Européens et les Chinois. Les premiers firent pression constamment car ils n'étaient pas satisfaits des restrictions qui leur étaient imposées264. Comme nous l’avons vu précédemment, les marchands européens ne pouvaient faire leurs échanges qu’à Canton. Mais même là encore, des restrictions avaient été posées au XVIIIe siècle. Ils pouvaient commercer uniquement par l’intermédiaire d’une société commerciale chinoise nommée Cohong et celle-ci pouvait fixer les prix comme bon lui semblait. Les Européens développèrent aussi une contrebande dans les provinces du Sud qui joua un rôle clé : celle de l’Opium. Celle-ci était si importante qu’elle devint un problème de nature politique et

263 Jean Chesneaux et Jacques Gernet, art. cit., dans la sous-partie nommée “Crise de croissance et déclin économique”. 264 Ibid., le paragraphe nommé « Ouverture forcée aux nations occidentales ».

90 économique265. En 1838, un envoyé extraordinaire de l’empereur Daoguang, Lin Zexu est envoyé à Canton. Il avait pour tâche de détruire tout l’opium présent dans la ville, ce qu’il fit en le brûlant. Ce geste symbolique le fit rentrer dans l’histoire chinoise comme un « héros » du nationalisme chinois. Mais ce même geste entraîna aussi une riposte militaire des Britanniques qui possédaient la majorité des stocks d’opium détruits. La première guerre dite « de l’opium » était déclarée. Mais la différence entre la Chine et un Empire maritime comme la Grande-Bretagne, qui a déjà connu la Révolution industrielle, était considérable. Les Britanniques sortirent vainqueur du conflit en 1842 et imposèrent à la Chine le premier traité dit « inégal » : le Traité de Nankin. Grâce à lui, les Britanniques obtinrent entre autres, l’accès à cinq ports266 et le droit au libre commerce. L’ère des traités « inégaux » n’en était qu’à ses prémices, car la soif de l’Occident n’était pas encore étanchée. La France et les États-Unis à leur tour dans les années suivant la première guerre de l’opium, imposèrent à la Chine des traités afin d’obtenir des privilèges semblables. Outre les Européens et les traités dits « inégaux », les troubles internes qui se multipliaient dans les années 1850 entraînèrent aussi le déclin de l’Empire qui semblait avoir perdu le « mandat du Ciel »267. La première révolte des années 1850 et la plus importante fut celle des Taiping (« grande harmonie » en chinois) qui éclata en 1851268. Elle atteignit son apogée entre 1853-1854. L’intervalle entre 1853 et 1856 fut une période critique durant laquelle la dynastie régnante a presque failli disparaître. Déjà en 1852, Mouraviov avait remarqué que cette sédition était une menace pour la continuité de la dynastie Qing. Beaucoup de Chinois, et même le Ministre des Affaires Étrangères russe en 1853, pensaient à l’éventualité d’un renversement du pouvoir. Mais cette rébellion s’achevant après la fin de notre étude, en 1864, n’a pas été la seule révolte à ébranler le pays. Nous pouvons en citer au moins deux autres nées dans les années 1850 : l’insurrection des Nian269 et la révolte des Panthay. L’accumulation de tous les soulèvements qui eurent lieu durant ces quelques années était tout aussi problématique. De plus, ces problèmes demandaient l’attention de l’État Qing et l’empêchaient de retenir les

265 Voir dans l’article de Marc Pénin « PREMIÈRE GUERRE DE L'OPIUM ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis 266 Les cinq ports sont les suivants : Canton, Shanghai, Ningbo, Amoy et enfin Fuzhou. 267 Jean Chesneaux et Jacques Gernet, art. cit., dans le paragraphe nommé “les soulèvements populaires”. S.C.M. Paine, op. cit., p. 41-42. 268 Jean Chesneaux et Jacques Gernet, art. cit., « La révolte des Taiping » La révolte aurait commencé en 1850 et pas 1851 comme il est noté dans le livre de Paine dont nous avons adopté la date « In 1851, The Taiping Rebellion had broken out ». 269 Ibid., le paragraphe nommé « L’insurrection des Nian »

91 autres États, par exemple l’inertie des Qing à la pénétration des Russes dans un territoire qu’ils considéraient comme le leur. Les Russes ont compris progressivement que les Qing étaient dans une position défavorable. La correspondance entre 1851 et 1858 de Nicolas Ier avec l’archimandrite Palladi, présent dans la capitale avec la Mission orthodoxe russe, nous renseigne sur cette époque de troubles et les problèmes qui rongeaient l’État mandchou. L’archimandrite écrivit dans une lettre de Mai 1856270 :

At the current time, as a consequence of internal turmoil and the disastrous war which has enfeebled the government to the extreme, amidst dangers which here usually suggest either the disintegration of the empire or its complete loss, the [Chinese] government finds itself in the same situation which the Chinese, indifferently but with certitude, call the dynasty’s day of reckoning for not following the laws of Heaven. Under these circumstances, given the preoccupied state of the government, all actions by foreign powers on the borders of the empire are construed as the beginning of the partition of its possessions in the expected final upheaval.

Le Tsar était informé en 1856 par le Ministre des Affaires Étrangères que seules quatre provinces n’étaient pas touchées par les troubles. Comme nous avons pu le noter, l’Empire était déjà affaibli et la Guerre de l’Opium n’en était pas la cause. La raison de l’effondrement du système commercial au XIXe siècle n’est ni lié à la faiblesse de l’Empire Qing271, ni au problèmes du commerce à Canton. Plusieurs facteurs rentraient en compte : la propagation de l’opium par les Européens et l’incapacité du gouvernement chinois de la juguler face à leur puissance militaire supérieure. Au départ, malgré les difficultés auxquelles devaient faire face l’Empire, le système tributaire le protégeait272, lui créait une image de supériorité à la fois culturelle et morale. Mais les Européens et les Américains refusaient d’accepter ce système. Ils voulaient au contraire le commerce libre et voulaient répandre leurs idées dans l’Empire sans entrave. La manière de penser européenne, l’économie libérale étaient en

270 S.C.M. Paine, op. cit. p. 41-42. 271 Mark Mancall, op. cit.,, p. 276. 272 Une phrase du livre de Paine, p. 50, définit clairement ce qu’est ce « système de tributs » : « China had conducted its foreign relations through the tributary system, whereby unsinicized peoples, that is, barbarians, recognized Chinese suzerainty, by making periodic tribute missions to Peking along accepted routes and under a Chinese escort. The Chinese had seen the world not as a patchwork of competing civilizations, let alone as independent, legally equal nation-states. Rather, they saw the world as a dichotomy between one civilization, Chinese, and the barbarism beyond ».

92 inadéquation avec le système tributaire. Il s’est donc effrité et désintégré. La Chine se retrouvait donc dans un état précaire au milieu du XIXe siècle.

2) Les mauvais calculs de la Chine envers la Russie

Vers la fin des années 1850, toute une succession de mauvaises perceptions et informations ont joué en défaveur de l’Empire Qing et, à contrario, ont été favorables à l’Empire russe273. Avant que ne débute la seconde guerre entre les puissances occidentales et la Chine, dite « Seconde guerre de l’Opium », en 1857, certains membres éminents de l’Empire espéraient encore un retour du système tributaire et des traditions chinoises et le départ des Barbares présents dans leur Empire. Les Chinois, comme nous l’avons vu auparavant, n’étaient pas prêts à faire face aux forces européennes. Du côté de l’Empire russe, ce qui joua en la défaveur des Qing, ce fut tout d’abord une série de représentations erronées274. Alors que les Chinois avaient du mal à comprendre les Européens, ils appliquaient aux Russes leur système traditionnel de pensée : les Russes étaient vus comme des membres d’un peuple barbare à caractère potentiellement dangereux pour l’Empire. Le gouvernement Qing n’avait pas, semble-t-il, encore fait le lien entre les États européens présents à Canton et dans d’autres ports de la Chine, et les Russes qui eux étaient venus par la terre et non par la mer. Il semblerait qu’avant 1858, globalement, les chroniqueurs chinois ne faisaient pas de comparaison entre les actions des Russes et celles des autres États en Chine. Ils n’ont fait la connexion qu’après les traités de 1858. Il aurait existé aussi une énorme confusion dans le contenu des relations entre l’Empire russe et l’Empire britannique. Une des origines peut-être de cette confusion pourrait être le rapport communiqué à l’Empereur Xianfeng concernant la Guerre de Crimée en 1858. « Their memorial described Turkey as a Russian Vassal which "recklessly defied authority" by murdering Russian subjects in Turkey and afterward by invading Russia. Hen Russian forces threatened to defeat Turkey, the latter had enlisted the help of Britain and France, whose naval forces Russia subsequently obliterated »275. Mais le malentendu ne s’arrêta pas là. Même l’issue finale de la guerre semblerait ne pas avoir été

273 Ibid., p. 49-70. 274 Ibid., p. 51-54. Pour ce qui est de la perception qu’avaient les Russes des Chinois voir dans le livre d’Alexander Lukin, The bear watches the dragon, Russia’s perceptions of China and the evolution of the Russian-Chinese Relations since the Eighteenth Century. Great Britain, Routledge, Taylor&Francis Group, 2015, p7-13 pour ce qui est du XVIIIe siècle et p. 13 et les suivantes pour le XIXe siècle. 275 S.C.M. Paine, op. cit., p. 52.

93 transmise correctement. Un historien aurait écrit :« Russia is still as strong and prospereous as before. England appears as if it lacks the power to oppose her.276 ». Ils auraient aussi mal analysé la véritable force de la Russie. Il l’aurait estimée plus puissante au niveau naval que la Grande Bretagne, ce qui les aurait conduit à adopter une politique qui ne fut pas en leur faveur. De plus, du fait de leur mauvaise connaissance du monde européen, les Mandchous n’ont pas pu utiliser favorablement la rivalité entre la Grande-Bretagne et la Russie. Enfin, la volonté du gouvernement mandchou de régler séparément les négociations avec les barbares venant par les terres et ceux venant par la mer, pour éviter toute coopération, ne joua pas à leur avantage. La Russie était tout à fait d’accord pour régler ses problèmes loin des autres pays d’Occident. La Chine se trouvait en position de faiblesse par rapport à la Russie, un allié lui aurait été nécessaire pour pouvoir limiter les ambitions russes. Mais l’Empire Qing choisit de ne pas demander d’aide suivant leurs convictions traditionnelles. Cela leur porta préjudice. L’Empire Qing fit encore un mauvais calcul en manquant une opportunité qui lui aurait peut-être permis de reprendre un peu pied277. Les Chinois n’avaient pas conscience que la position des Russes près de leur frontière était quelque peu délicate. En effet, la Russie devait faire face à des problèmes d’ordre financier, logistique… Le nombre de soldats à la frontière mongole et mandchoue était de seulement vingt-trois mille en 1857. A ces problèmes s’ajoute une marine faible. Les troupes en nombre insuffisant ne pouvaient faire face. La militarisation de manière permanente de la frontière n’eut lieu qu’à partir de la fin du siècle avec la création du Transsibérien. Tout déploiement de soldats ne pouvait qu’être temporaire. Si un conflit avait explosé avec les Chinois, les Russes auraient été en difficulté. La Russie, malgré ses échecs militaires peu de temps auparavant, conservait d’elle- même l’image d’une grande puissance, donc comme toutes les autres grandes puissances, elle voulait avoir sa part. De plus, la guerre étant terminée, le gouvernement décida de s’occuper de la Chine. Il décida donc de nommer trois ministres plénipotentiaires pour protéger toutes les affaires relatives à la frontière et au commerce entre les deux pays. Il y avait parmi eux : Mouraviov, qui obtint les pleins pouvoirs pour gérer la frontière sur l’Amour en 1856 ; l’année suivante, le comte Evfimi Vassilievitch Poutiatine, qui sera envoyé en Chine et enfin, l’Adjudant Général Nikolaï Pavlovitch Ignatiev, nommé en tant

276 Ibid. 277 Ibid., p. 57-64.

94 qu’agent diplomatique temporaire. Ces trois personnages jouèrent un rôle clé dans la diplomatie des années suivantes, ils purent permettre l’acquisition de gros territoires, ainsi que l’obtention des mêmes privilèges que les autres puissances étrangères. Tout comme Mouraviov et Nevelskoï auparavant, les trois représentants de l’État russe agirent assez librement. Déjà en 1854, Mouraviov avait obtenu le pouvoir de résoudre les problèmes de frontières et en 1855, le nouveau Tsar lui ordonna de négocier un nouveau traité afin d’obtenir des avantages commerciaux au Nord de la Chine et d’assurer à la Russie la possession de la rive gauche de l’Amour278. Mouraviov avisa d’ailleurs le Gouverneur de Kirin, fin 1855, que cette rive de l’Amour avait été revendiquée jusqu’à la mer par l’Empire russe. Il ne prit pas en compte la réponse du Gouverneur, qui clamait que ces terres appartenaient à la Chine. Il osa même ajouter que d’autres localités, en territoire chinois, devaient être intégrées par la Russie. La réponse de l’Empereur mandchou aux propos de Mouraviov fut assez paradoxale et ne put aider les officiers présents à la frontière : ceux-ci devaient empêcher toute navigation et colonisation des Russes près de l’Amour mais en même temps ils devaient, en secret, prendre des mesures défensives. Les Russes n’ont jamais tenu compte des protestations chinoises et ont continué de naviguer et de coloniser. L’Empereur demanda toujours aux officiers de raisonner les Russes, mais rien ne fit. Il leur donna donc l’autorisation de manière temporaire de naviguer pour sauver la face. Xianfeng aurait été effrayé par les Russes.279 La faiblesse des Russes dans cette zone a pu être clairement attestée car ils ont été expulsés de la province de Kirin et de celle de Heilungkiang à trois reprises – en 1850, 1852, 1857. L’ordre de l’Empereur à ses officiers de ne pas se battre contre les forces ennemies, a été à l’avantage de la Russie. Entre 1853 et 1856, les actions des Britanniques et des Français, et ensuite le commerce ont servi de prétextes aux Russes pour occuper l’Amour. La question de la frontière ressurgit en 1857. Cette même année, Poutiatine avait été nommé comme négociateur avec la Chine afin que la Russie, entre autres, obtienne les mêmes privilèges que les autres pays et aussi pour tenter de résoudre les problèmes de délimitation des frontières. Sa nomination avait pour but de poster quelqu’un avec une position plus conciliante que celle de Mouraviov qui ne faisait pas l’unanimité280. En effet,

278 Pour plus de renseignements sur les négociations ayant eu lieu en 1855, voir dans l’article de T.C. Lin, art . cit., p. 13. 279 S.C.M. Paine, op. cit., p. 59-60. 280 Pour en savoir plus sur la mission exacte de l’envoyé voir dans l’article de T.C. Lin, art. cit., p. 14 sqq..

95 Poutiatine ne s’était jamais prononcé en faveur d’une occupation de la rive gauche de l’Amour. Au mois de mars, le gouvernement demandait l’autorisation d’envoyer son ministre à la capitale pour négocier, le ministre plénipotentiaire offrit à l’Empereur son aide pour gérer la question britannique. Mais l’Empereur refusa. A cette époque, le gouvernement chinois ne comprenait pas pourquoi les Russes voulaient parlementer à Pékin et non pas à la frontière, où s’était déroulée la conférence avortée de 1855 avec Mouraviov. De plus, Xianfeng aurait affirmé qu’il n’y avait rien à négocier, ce qui semble assez paradoxal car l’édit impérial envoyé à la même époque contenait les différents problèmes que les deux pays devaient résoudre281. Il semblerait qu’à ce moment-là les autorités chinoises aient informé Poutiatine que « China is only interested in following the former precedences and maintaining eternal peace 282».

3) Le rôle de médiateur et succès de la Russie : les traités de Tientsin et d’Aigoun

Le ministre plénipotentiaire Poutiatine s’était vu refuser l’accès à l’Empire Qing. Il fixa donc une date limite, avant laquelle le gouvernement chinois devait l’amener à Pékin. Mais ce dernier n’en fit rien, Poutiatine décida donc de partir pour l’embouchure de Peiho, située à proximité de Tientsin, sans que la permission ne lui soit accordée. Mais là-bas, il se vit refuser l’autorisation de se rendre à Pékin. Entre 1857 et 1858, Poutiatine essaya encore négocier la question de la frontière. Au début de l’année 1858, le gouvernement russe le changea d’affectation : dorénavant, sa principale préoccupation devait être d’ordre commercial. Sa mission était d’obtenir pour les Russes les mêmes droits que les Britanniques ou les Français. Il ne devait en aucun cas intenter une action militaire283. Les problèmes de définition de la frontière seraient à la charge de Mouraviov. Par cette répartition des tâches, le Ministre plénipotentiaire Poutiatine put essayer de jouer son rôle d’« intermédiaire » entre les deux côtés car depuis 1857 les hostilités entre les Britanniques, avec les Français cette fois, et les Chinois avaient repris. L’envoyé russe d’ailleurs quitta Peiho pour se déplacer jusqu’à Hong Kong où se trouvaient les envoyés

281 S.C.M. Paine, op. cit., p. 62. 282 T.C. Lin, art. cit., p. 15. 283 Il semblerait que Poutiatine, quoique censé représenter une position plus « douce » que celle de Mouraviov, avait proposé fin décembre 1857 un bombardement du Peiho car il pensait, semble-t-il, que la diplomatie ne permettrait pas à la Russie d’acquérir la rive gauche de l’Amour. Il semblerait que Mouraviov se soit opposé à une telle proposition et aurait demandé au Tsar de répartir les tâches, comme il le fut.Voir pour plus de renseignements dans l’article de T.C. Lin p. 17.

96 français, britanniques et américains. Il les suivit ensuite à Shanghai en mars 1858 puis à Tientsin. Durant un an, le Ministre plénipotentiaire essaya en vain d’entrer en négociation avec le gouvernement chinois. En général, les autorités ne voulaient pas répondre à ses courriers. Poutiatine, comme beaucoup d’autres envoyés d’Europe et - Ignatiev par la suite -, était mécontent de l’attitude adoptée par l’Empire Qing « If the Chinese government does not follow decent advice… then it should be taught a good lesson, it needs to be trashed284 ». Depuis que les Britanniques avaient réussi à prendre Canton en décembre 1857, ils ne cessaient de faire pression sur la capitale. Poutiatine profita de la montée des tensions pour réitérer l’offre qu’il avait déjà formulée auparavant : être un médiateur entre les représentants français et britanniques et ceux de l’Empire Qing285. Une fois qu’il eut réussi à les convaincre, il joua de sa position pour satisfaire les demandes de la Russie. Il utilisa les Européens comme une menace contre les Chinois : s’ils ne lui accordaient pas ce qu’il voulait alors les forces françaises et britanniques pourraient prendre Tientsin et Pékin et renverser le pouvoir en place. Il proposa même de l’aide militaire de la Russie à la condition que l’on accède à ses requêtes concernant les territoires demandés par son pays et l’obtention des mêmes privilèges que les autres contrées. Mais, le représentant du Tsar jouait un double jeu à l’insu des autorités chinoises. En effet, l’envoyé contacta aussi les Britanniques et leur préconisa, pour augmenter la pression qui pesait sur les Chinois, de progresser vers Pékin. La situation prit un nouveau tournant quand les forts de Taku furent attaqués par les forces alliées ennemies en mai. Le 20 mai, il semblerait qu’un officiel chinois, qui était en charge de la Mission orthodoxe de Pékin, désespéré par la situation décida d’accepter la demande du Ministre plénipotentiaire d’agir comme médiateur. Il était même prêt à faire des compromis. Les Chinois avait compris la nature des ambitions des Russes mais ne pouvaient rien faire car il était trop tard et ils se trouvaient dans une situation plus que délicate. Les Chinois, pressés de tous les côtés, cédèrent et signèrent quatre nouveaux « traités inégaux » avec les États présents286. Les Russes signèrent en mai et en juin 1858, leur deuxième et troisième « traités inégaux ». Le premier fut celui de Kouldja ou Ili signé le 25 juillet 1851 aussi nommé l’ « Accord commercial d’Ili »287 288. Les représentants des

284 S.C.M. Paine, op. cit., p. 64. 285Les envoyés américains se proposaient eux aussi d’occuper une pareille position. 286 Ibid., p. 65. 287 Il semble que ce traité ne fut promulgué par contre que dix ans plus tard. 288 Voir Торговый трактат, заключенный в Кульдже 25 июля 1851 г. (Договор N° 32)

97 deux parties étaient Yishan, un commandant de garnison mandchou et Kovalouski, un envoyé russe. Il est assez long, composé de dix-sept articles, qui sont comme le montre son autre nom, tous en lien avec le commerce. Avec sa signature, la Russie obtenait entre autres, l’ouverture de Tarbagatai et d’Ili à un commerce sans taxe (article 3). De plus, les marchands avaient maintenant la possibilité de construire des églises, des maisons et des entrepôts (article 13). Il définit aussi que faire en cas de vols, d’incidents ( article 6 et 7). D’autres articles sont consacrés à la période de temps limite durant laquelle les marchands pourront être présents (article 8), à la question de la fuite de criminels (article 10) ; un autre informe de la nomination d’un consul (article 2) … Poutiatine réussit donc à tirer profit de sa position avantageuse et de la situation plus que délicate de la Chine en lui arrachant un traité inégal qui fut signé le 1er juin 1858, le traité de Tientsin289. Remarquons que celui de juin 1858 posa moins de problèmes que ceux des autres pays. La raison en est simple : la nature des conflits entre les pays européens et l’Empire Qing est commerciale, alors qu’entre l’Empire russe et les Qing, elle est d'ordre territorial. Le traité du 1er juin est surtout de nature commerciale donc créa moins de tensions entre les représentants. Il comprend douze articles, parmi ceux-ci nous pouvons en mettre certains en exergue. L’article 2 traite de la correspondance entre les deux empires, qui ne se fera plus entre le Sénat et le Lifan yuan mais entre le Ministère des affaires étrangères et le premier membre du Conseil Suprême de l’Empire. De plus, à partir de la signature de ce traité, les Russes peuvent aussi commercer par la mer par sept ports, tout comme le pouvaient déjà les pays européens et les États-Unis (article 3).

In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 242-247. 289 Voir Трактат, заключенный в Тянь-цине 1 июня 1858 г. (Договор N°34) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 249-254.

98 L’article 4 nous montre la levée de toutes les restrictions sur le commerce terrestre que ce soit concernant le nombre de marchandises, de personnes... Il mentionne aussi que le commerce maritime suivra les règlements généraux sur le commerce étranger dans les ports. Le droit de présence de consuls, dans les ports qui leur sont ouverts, leur est maintenant garanti (article 5). L’article 7 concerne la justice et l’action de concert entre le Consul de Russie et le gouvernement chinois. Le suivant concerne la liberté religieuse. L’article 9 est intéressant, il promet le plus tôt possible la délimitation de la frontière encore indéfinie.

La question de la délimitation de la frontière avait été traitée peu de temps auparavant par Mouraviov mais Poutiatine n’apprit la signature d’un autre traité concernant la frontière que trois jours après la signature de celui de Tientsin. Les articles restants concernent la mission orthodoxe et l’organisation d’un service de poste. Le premier paragraphe du dernier article montre que Poutiatine réussit à sécuriser la position de la Russie dans le futur. En vertu de cet article, la Russie obtiendra aussi tous les privilèges ou droits que pourront acquérir les autres pays dans l’avenir.

Le Ministre plénipotentiaire Poutiatine ne fut donc pas le premier à signer un traité en 1858 avec l’Empire Qing, il fut devancé par Mouraviov290. Un problème se posait du côté chinois : la Chine n’avait pas assez de connaissances géographiques sur la région Nord de

290 La majorité des négociations ne furent pas menées par Mouraviov mais par Piotr Nikolaevitch Perovski, un conseiller d’État au Ministère des Affaires Étrangères.

99 l’Empire et ne savait donc pas localiser précisément la frontière que proposaient les Russes. Les officiels de l’Empire et l’Empereur ne connurent la position des quelques villages mandchous situés le long de l’Amour que trois ans plus tard. Les négociations se déroulèrent à Aigoun et ne durèrent que six jours, du 11 au 16 mai. Les demandes de Mouraviov étaient les suivantes : « The boundary to be drawn starting the juncture of the Shilka and the Aigun, the following the Amur, ascending the Ussuri to its source, joining the Tumen river at its source and following it to the sea291 ». Cette frontière est à peu près la même que celle qui existe encore actuellement. L’Amour est vraiment important pour les Russes car selon Mouraviov « [H]e who controls the mouth of the Amur will control Siberia, at least as far as the [Lake] Baikal, and firlmy control it292 ». Il demandait en plus la liberté de naviguer sur ces rivières pour les deux peuples, que les sujets de l’Empire Qing vivant sur les territoires qui appartiendront à la Russie migrent vers la rive droite de l’Amour293 et la liberté de commerce entre les habitants des deux rives des deux fleuves (l’Oussouri et l’Amour). Sa dernière demande fut rejetée par les représentants de l’Empereur Qing. Il désirait la « révision des traités existants ». Les envoyés de l’Empereur avaient ordre de ne négocier que pour ce qui pouvait concerner la région de l’Ouda, les Chinois n’étaient donc pas plus en accord avec la première demande. Ils cherchaient à garder la délimitation négociée environ cent trente ans auparavant. Mais le Ministre plénipotentiaire affirma ne rien vouloir entendre et les menaça d’utiliser la force. Il leur laissa jusqu’au lendemain pour réfléchir et approuver ce qu’il avait proposé. Des modifications de taille furent cependant apportées avant la signature du traité le 16 mai.

291 T.C. Lin, art. cit., p. 18-19 pour connaître les demandes de Mouraviov. 292 S.C.M. Paine, op. cit., p. 49. 293 Tien Fong Cheng parle de trois ans pour effectuer cette migration alors que T.C. Lin ne parle que d’un an.

100 Le traité dit « d’Aigoun » est composé de seulement trois articles294. Le premier est consacré au nouveau tracé de la frontière. La zone se situant entre la mer et l’Oussouri devrait être gérée par les deux côtés. La navigation sur les fleuves Amour, Oussouri et Soungari serait possible pour les Chinois et les Russes seulement. Les Chinois habitant la rive gauche pourraient rester et les zones dans lesquels ils seraient localisés, passeraient sous juridiction Qing295. Le deuxième concerne les échanges commerciaux entre les habitants riverains des deux fleuves que nous avons déjà mentionnés : l’Amour et l’Oussouri. Mais ce traité a été assez problématique. En effet, l’Oussouri faisait partie de la province de Kirin et normalement, le représentant de l’Empereur Qing, Yi-shan, n’avait aucune autorité sur ce territoire. Les Russes n’avaient que faire de la légitimité du traité pour l’Empire Qing. La validité de cet accord peut donc être remise en question. Yi-shan aurait dit à l’Empereur que ce traité n’était qu’une mesure de sécurité pour éviter aux Chinois de faire face à d’autres troubles, ce qu’ils ne pouvaient se permettre. Il semblerait donc, rien ne prouve que l’envoyé considérait cet écrit comme un traité permanent établissant des frontières définitivement. Il aurait pensé en terme de diplomatie traditionnelle chinoise : il cédait pendant un temps pour reprendre plus tard. Il est possible que l’Empereur ait volontairement laissé une confusion quant à la ratification du traité296 car il espérait peut-être, comme son envoyé, éliminer d’abord ceux qui mettaient le plus en danger son pays et ensuite se pencher sur ce problème de frontière. Quoi qu’il en soit le traité d’Aigoun n’a pas été ratifié complètement par le souverain. Les Ministres plénipotentiaires ont donc réussi à soutirer à l’Empire Qing, si fier, des avantages commerciaux. Même si la question de la délimitation de la frontière dans la province de Kirin reste problématique, nous pouvons quand même voir dans ces années-là une victoire russe. Un peu plus tard, sans doute pour « garder la face », l’Empereur Qing aurait soutenu avoir accordé la rive gauche de façon « temporaire ». Mais il refusa de leur laisser la région côtière.

294 Voir dans Договор заключенный в Айгуне 16 мая 1858 г. (Договор N° 33) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 247-248. 295 Les Russes avaient essayé de les relocaliser vers la rive droite. 296 S.C.M. Paine, op. cit., p. 82.

101 Chapitre III : Capitulation de la Chine : le traité additionnel de Pékin (1860)

1) La « perte de la face » de la Chine et le changement d’opinion sur les Russes

Le concept de « garder la face » est très important en Chine et dans la politique étrangère de ce pays297. Il n’y a pas dans notre culture européenne de notion qui soit tout à fait comparable. Si nous devions chercher un équivalent dans notre culture cela correspondrait peut-être à la « dignité nationale ». Il est vital pour les Chinois de toujours garder la face, même l’Empereur est concerné par ce concept. Quand les Européens refusèrent de faire la génuflexion traditionnelle devant l’Empereur, le kou tou, ils commettaient un crime de lèse-majesté car refusaient de « donner la face ». De même, lors d’une victoire sur un second parti, le premier parti pour être considéré comme un honorable gagnant, se devait d’accomplir un geste symbolique pour « donner la face » au parti perdant. Mais les Européens, les Russes compris, ne respectaient pas cela, leurs victoires se devaient d’être totales. Le perdant, dans le cadre de l’ère des traités inégaux, la Chine, ne pouvait donc pas garder entièrement la face. La Chine, à cette époque, commença à changer ses perceptions et opinions sur les Russes298. Comme nous l’avons déjà vu auparavant, ils étaient considérés comme faisant partie des barbares de l’Ouest au même titre que les Kalmouks et les Djoungares avant leur disparition. Pour preuve, toutes les affaires en Chine relatives à ces barbares de l’Ouest et à ceux du Nord, étaient traitées par le même bureau, le Lifan yuan, la « Cour chargée des affaires barbares », alors que celles liées aux États européens et américains étaient sous la supervision du Grand Conseil. La Russie était donc bien traitée à part, non considérée comme un pays d’Europe mais en tant que territoire barbare. Cependant, en 1858, avec le Traité de Tientsin, les Russes passèrent sous la juridiction du même organisme299.

297 Ibid., p. 54-57. 298 S.C.M. Paine, op. cit., p. 79 sqq. 299Трактат, заключенный в Тянь-цине 1 июня 1858 г. (Договор N°34) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 249-250.

102 L’opinion et l’attitude des Chinois envers les Russes se modifia aussi dans ces années-là. Plusieurs propos nous montrent cette évolution. En juillet 1859, Nikolai Pavlovitch Ignatiev, agent diplomatique temporaire à Pékin nommé au début de l’année 1859, écrivit le texte suivant300 : « The Chinese, who have lived with us in friendship for over a century, have now started to look upon us as enemies, but no poen ones like the British but as secret ones because of our impotence or faintheartedness ». Même si cette affirmation d’un siècle d’amitié reste quelque peu discutable, il est vrai que les relations entre les deux pays ont été durant cette période relativement cordiales. Cette évolution semble être appuyée par les écrits d’un mémorialiste chinois qui en parlant de Lord Elgin, le chef des émissaires britanniques, écrit qu’il est « deceitful and savage, quite unlike a normal personn » mais il aurait ajouté que « the Russian barbarians […] are still more deeply to be hated301 ». La perception des Russes aurait donc évolué. Le représentant de l’Empereur en 1860 aurait même dit : « We humbly believe that the various barbarians have the habits of curs and swine. The English barbarians are the most unrighteous and uncontrollable, but the Russian barbarians are the most cunning302 ».

Grâce à cette mise en parallèle des deux peuples nous pouvons dire que, peut-être, maintenant les Chinois ont bel et bien conscience de la culture partagée entre les deux pays.

300 Ibid., p. 85. 301 Ibid. 302 Ibid., p. 79.

103 2) La fin du traité de Kiakhta, le début de celui de Pékin

Ignatiev arriva en Chine pour remplacer Piotr Nikolaevitch Perovski, celui qui avait aidé Mouraviov lors des négociations pour le traité d’Aigoun303. Après son retour à la capitale de l’Empire Qing, celui-ci avait essayé, en vain, d’amener l’Empereur à ratifier le traité d’Aigoun, il réussit cependant pour celui de Tientsin. Perovski voulut aussi amener les Chinois à négocier un traité additionnel, dans lequel serait définie la section la plus orientale de la frontière. Cependant, cet avenant ne vit pas le jour car le gouvernement Qing ne voyait plus cette définition de la frontière comme indispensable. Les autorités chinoises trouvaient ce diplomate trop proche de la Mission orthodoxe pour mener à bien les négociations. Il fut donc remplacé par Ignatiev. Quand Ignatiev arriva en bordure de l’Empire, la situation en Chine était des plus tendues. Il parvint à Kiakhta le 17 avril de l’année 1859. Il apporta avec lui les armes proposées par Poutiatine en échange de dispositions plus favorables de la Chine. Mais l’Empire ne voulut ni de ces armes, ni même le rencontrer ni le laisser entrer sur le territoire. Nous retrouvons ici l’importance de « garder la face ». Les Chinois, même dans leur situation, essayèrent de s'en tenir à leur conception de la suprématie chinoise. Néanmoins, l’agent diplomatique atteignit Pékin le 15 Juin 1859. Une fois là-bas, Ignatiev chercha à discuter à nouveau sur le Traité d’Aigoun, selon lui, traité beaucoup plus important que celui de Tientsin, mais les autorités ne voulurent rien entendre. Quand, le 28 juin, il rencontra les représentants de Xianfeng, les mêmes que ceux auxquels avait dû faire face son prédécesseur, ceux-ci lui dirent qu’il pouvait repartir dans son pays car le traité de Tientsin avait déjà été ratifié. Un des envoyés de l’Empereur ajouta que l’Empire Qing n’allait pas confirmer le traité d’Aigoun car la Russie ne se voyait autoriser l’occupation de la rive gauche que de manière temporaire. Les représentants abordèrent aussi la question de la présence russe dans la région côtière de l’Oussouri. Ils décrivirent les actions des Russes comme une « violation de leur amitié ». Mais Ignatiev contrecarra cet argument en mettant en avant le fait que la Russie avant même que ce traité ne soit négocié, avait déjà dans la réalité le contrôle de la région. Les négociations durant les séances suivantes ne furent pas des plus amicales. Les représentants de l’Empereur auraient même menacé d’utiliser la force pour récupérer la région côtière. Le traité signé par Yi-shan ne pouvait être considéré

303 Ibid., p. 84 sqq..

104 comme légal car aucun sceau adéquat n’y avait été apposé. Les Chinois ajoutèrent que toute future négociation concernant la frontière ne devrait se faire qu’avec le gouverneur militaire de Kirin. L’agent diplomatique ne fit que peu de progrès avant la fin de l’année 1859 : il put obtenir des Chinois uniquement la reconnaissance de l’existence du traité d’Aigoun, qui restait encore considéré comme non-valide, et l’admission que la rive Est de l’Oussouri n’était pas habitée. Ignatiev décida de reformuler l’offre, - proposée auparavant par Poutiatine et qui lui avait été profitable-, d’officier en tant que médiateur entre l’Empire Qing et les forces occidentales304. Il pensait que c’était la seule manière d’assurer à l’Empire russe des bénéfices. Il souhaitait faire croire à un côté comme à l’autre que son influence sur la force adverse était plus importante que ce qu’elle n’était en réalité. Il décida donc d’utiliser à son avantage la guerre qui était en cours. Les Chinois auraient informé les Anglais de leur désaccord avec la Russie, au grand effroi des représentants de celle-ci. Mouraviov et Ignatiev « voyaient la Chine au travers du prisme de la guerre anglo-russe305 »306. Les deux représentants étaient conscients que les forces anglaises présentes en Chine, à hauteur de vingt et un mille soldats et plus de cent navires, dépassaient sans doute les forces de la Russie stationnées dans toute l’Extrême-Orient. Ils auraient pu être un danger pour la Russie. Les deux hommes n’avaient pas non plus le soutien total du gouvernement. Mais la situation tourna rapidement en faveur de l’agent diplomatique temporaire Ignatiev. Il semblerait que les Chinois, le 6 septembre 1860, aient fait une bavure, qui joua clairement en leur défaveur. En effet, ils avaient capturé deux émissaires britanniques ainsi que d’autres personnes de différentes nationalités. Entendant cette nouvelle, les forces alliés partirent pour Pékin. Mais là encore l’Empereur commit une erreur importante : il fit exécuter l’un des émissaires. Il préféra ensuite prendre la fuite, laissant seulement derrière lui son demi-frère, le prince Kung. Les forces étrangères, le 1er octobre 1860, s’emparèrent de la capitale de l’Empire Qing307. Le palais d’été fut détruit un peu plus tard par les forces françaises et britanniques, en représailles aux exécutions et tortures perpétrées sur les otages (la moitié des otages environ avait été tuée). L’agent diplomatique fit parvenir aux Chinois une missive dans laquelle il affirmait qu’un tel événement était de leur faute et

304 S.C.M. Paine, op. cit., p. 86. 305 Ibid., p. 87. 306 Pour en savoir plus sur les relations entre la Russie, la Chine et la Grande-Bretagne en 1860, voir T. S.Tsiang, «China, England and Russia in 1860». The Cambridge Historical Journal, Vol. 3, No. 1 (1929), p. 115-121 307 Voir dans le livre de Tien Fong Cheng, op. cit., p. 36.

105 qu’il aurait pu être évité s’ils avaient accepté son offre. Les Français et Britanniques faisaient pression sur le Prince Kung, lui demandant de punir les hommes à l’origine des meurtres et, en contrepartie, leur donner une compensation monétaire et entériner le traité de Tientsin. Les forces européennes reprendraient le combat s’ils n’avaient pas obtenu gain de cause sous deux jours. Le Prince Kung prit alors une décision qui ne fit pas l’unanimité dans le gouvernement : il accepta la proposition d’Ignatiev. Celui-ci demanda en contrepartie d’être informé de toutes les négociations entre les puissances alliées et l’Empire Qing et l’acceptation de toutes les demandes des Russes (territoriales, commerciales, ou d’une quelconque autre nature). Cette position donna au représentant une possibilité de contrôler les relations entre les deux camps « In this we got the opportunity to control the relations of the Chinese government with the allies308 ». Les Chinois capitulèrent devant les alliés : le 12, devant les Britanniques et le 13 octobre, devant les Français. Ils signèrent les traités de Pékin309. Ignatiev réussit à obtenir de la Chine un traité additionnel qui fut signé le 2 novembre310, peu de temps après le départ des Français et Britanniques de la Capitale. Il était parfaitement au courant des négociations des autres pays mais voulut que les siennes ne se fassent qu’en secret. Elles commencèrent le 14 octobre. Parmi les envoyés de l’Empereur aucun, à la demande de l’agent diplomatique russe, n’avait pris part aux négociations avec les Britanniques et les Français. Le traité additionnel de Pékin est composé de quinze articles. Nous remarquons rapidement qu'il est une sorte de synthèse des deux traités de 1858, il affirme la légitimité des ces derniers. Les trois premiers articles sont consacrés à la question de la délimitation de la frontière311 : le premier définit la frontière à l’Est - il reprend l’article 9 du traité de Tientsin et le premier du traité d’Aigoun. L’Amour et l’Oussouri serviront de frontière entre les deux Empires. L’Empire russe obtint enfin la région côtière, qui a été si difficilement arrachée aux Mandchous, berceau de la dynastie régnante. Nous retrouvons

308 S.C.M. Paine, op. cit., p. 88. 309 Pour en savoir plus sur les privilèges obtenues par ces Etats voir dans ce même livre p. 89. 310 Дополнительный договор, заключенный в Пекине 2(14) ноября 1860 г. (Договор N°50) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. Том 3, 1891, с. 200-211. 311 Au début, les représentants chinois ne voulaient toujours que céder la rive gauche temporairement et ne voulaient en aucun cas donner la zone côtière aux Russes. Mais Ignatiev n’en démordit pas. Il fit en contrepartie quelques compromis : le nombre de marchands russes présents à Pékin sera limité à deux cent, les sujets de l’Empire Qing habitant le long de l’Oussouri resteront assujettis à l’Empire, la Russie ne réclamera pas la présence de consulats dans certaines villes comme Kalgan.

106 aussi une des concessions faites aux Chinois. Les sujets de l’Empire Qing pourront rester là où ils habitent et resteront sujets de l’Empire.

Dans le second article, la frontière occidentale est définie pour la première fois. Quand le traité de Kiakhta avait été signé au XVIIIe siècle, les deux Empires ne s’étaient pas encore étendus dans ces régions d’Asie Centrale. Mais après l’expansion de l’Empire Qing vers le milieu du XVIIIe siècle et celle de la Russie au milieu du siècle suivant, les deux Empires étaient côte a côte. Le besoin de fixer la frontière dans cette région se fit alors sentir312.

312 S.C.M Paine, op. cit., p. 101.

107 L’article 3 parle de la nomination des délégués qui devront établir les cartes. Les articles 4 à 9 concernent principalement le commerce entre les deux pays. La Russie obtient grâce à ces articles : un commerce libre et affranchi de toutes taxes le long de la frontière à l’Est ; le droit de marchander à Pékin, en partant de Kiakhta, et de commercer à Kalgan et Ourga sur le chemin de la capitale, un consulat pourra être établi à Ourga. Le nombre maximum de marchands russes dans un même lieu est de deux cents. Le trafic est aussi permis « à titre d’essai » à Kachgar, situé dans le Xinjiang (article 6). L’article 7 donne le droit de commercer librement dans les villes ouvertes aux échanges. L’article suivant liste les villes dans lesquelles des consulats pourront être construits : Ili, Tarbagatai, Kachgar, Ourga. De même, les Chinois pourront aussi en créer dans des villes de Russie. Ce même article parle aussi de la résolution des litiges, contestation ou crimes graves. Le reste des articles aborde les questions suivantes : celle de la fuite d’un individu, de la communication entre les pays, du système de poste ... Durant ces quelques années, grâce aux traités de Tientsin, d’Aigoun - même si des problèmes se posent quant à la question de sa ratification - et celui de Pékin, la Russie a pu obtenir de nombreux privilèges et territoires. Ils sont clairement distinguables de ceux de 1689 et 1727. Le traité de Pékin reprend les termes de ceux de Tientsin et d’Aigoun, tout en confirmant la suprématie de la Russie victorieuse. La Chine, malheureusement, ne se rend compte que trop tard qu’elle s’est faite duper par son « médiateur ». Il semble que la « perte de la face » de l’Empereur soit irrémédiable.

108 3) La victoire territoriale de la Russie : la Russie « Maître de l’Orient » ?

Grâce à ces traités, surtout celui de Pékin, la Russie acquiert officiellement de nombreux territoires, soit une superficie d’environ quatre cent mille miles carrés rien que pour la frontière à l’Est313 314. En 1860, l’Empire russe obtient de nouveau, légalement, ce qu’il avait perdu avec le traité de Nertchinsk en 1689 et plus encore. L’Empire Qing de son côté a perdu en trente ans environ sept cent vingt-neuf milles miles carrés315. Avec l’acquisition de la région côtière, les Russes obtinrent un accès au Pacifique et purent donc devenir une puissance maritime grâce à cette entrée. Cet événement participa à l’augmentation du prestige de la Russie. Un autre épisode important se déroula en 1860 : la fondation de la ville de Vladivostok. Le choix du nom même de Vladivostok pour cette ville, qui joua un rôle important dans cette partie de la Sibérie, est significatif : « Maître de l’Orient ». Est-ce que le choix de ce nom en 1860 ne signifie pas que l’Empire russe se proclame Maître de l’Orient ? Une chose est certaine. Si, comme nous l’avons vu auparavant, l’Empire Qing au milieu du XVIIIe siècle est à son apogée, a acquis une taille à jamais égalée, la situation au XIXe siècle est tout autre. Alors qu’auparavant, que ce soit au XVIIe ou au XVIIIe siècle, nous aurions pu attribuer ce titre à la Chine, il paraît assez clair qu’au XIXe siècle, la Russie a remporté une victoire territoriale sur son voisin et a même pu prendre à la dynastie régnante, les Qing, une partie de son pays natal. Nous observons un renversement de situation. En 1689, les Mandchous n’ont eu que peu de mal à faire partir le peu de Russes présents en Sibérie et sont sortis vainqueurs des négociations de cette année-là. Mais en 1860, la Russie s’est imposée avec un traité qui lui permettrait de se saisir de ce titre de « Maître de l’Orient ».

313 400 000 miles carrés est égale à environ 1 036 000 kilomètres carrés (cette valeur en kilomètre carré n’est qu’une approximation) 314 Pour en savoir plus sur les conséquences du traité de Pékin, voir dans le livre de Paine p. 92 et les suivantes. 315 729 000 miles carrés est égale à environ 1 888 000 kilomètres carrés.

109 Conclusion

Les relations diplomatiques entre l’Empire russe et l’Empire Qing, que nous avons ici voulu étudier, ont évolué depuis le premier traité de 1689 : le traité de Nertchinsk. Avec ce même traité, les deux pays établissaient pour la première fois officiellement les échanges commerciaux et délimitaient une frontière commune. Au début de leurs relations, l’attention de la Russie était portée sur les échanges commerciaux. Les instructions des différents envoyés des Tsars et l’intérêt porté par l’État au potentiel du marché chinois en sont bien les signes. L’État russe n’a d’ailleurs pas tardé à vouloir imposer son monopole sur tous les produits qui lui seraient profitables. Mais, ce monopole et le commerce caravanier commercial officiel se heurtèrent vite à de multiples difficultés qui les précipitèrent vers leur fin. Le Traité de Kiakhta en 1727 vint cependant stabiliser les relations entre les deux pays et régler une partie des problèmes récurrents qui entravaient les échanges des deux pays. Deux crises d’importance eurent lieu dans les années qui suivirent ; malgré tout, nous pouvons quand même noter que leurs rapports étaient relativement « amicaux ». Mais pour comprendre l’évolution des relations de la Russie et de la Chine, tout particulièrement au XVIIIe siècle, il convient de prendre en compte les peuplades limitrophes aux deux Empires, tout particulièrement la Djoungarie, pays qui fut pendant une période assez longue une épine dans le pied de l’Empire Qing. L’Empire russe et la Djoungarie développèrent des transactions d’ordre commerciale dès le XVIIe siècle, et tenta même d’amener le Kontaicha à se soumettre. Ces relations étaient surveillées par la Chine qui ne voyait pas d’un bon œil ces rapprochements. La Chine décida au XVIIIe siècle de s’occuper de ces peuplades barbares de l’Ouest une par une. Elle réussit, grâce à deux ambassades auprès des Kalmouks, peuple assujetti à la Russie, à réveiller, semble-t-il, une sorte de nostalgie des terres qu’ils avaient quittées. Ils se rapprochèrent aussi de la Russie, grâce aux premiers envoyés diplomatiques chinois en Russie d’Europe, afin de s’assurer qu’elle reste neutre dans la guerre qui opposait la Chine à la Djoungarie. La « neutralité » de la Russie, qui n’était en rien une certitude après le traité de 1727, semble après ces ambassades plus sûre. Ces dernières peuvent être vues comme une prolongation du traité de Kiakhta. Enfin, le retour des Kalmouks dans l’Empire Qing en 1771, peut être considéré comme le dernier chapitre de l’apogée de la Chine, après l’écrasement de la Djoungarie et l’annexion du Turkestan chinois. La Chine semble donc être à son apogée

110 après cette moitié du XVIIIe siècle. Mais celle-ci fut éphémère. La Chine dès la fin du XVIIIe siècle se trouve de plus en plus affaiblie. Les Russes, de leur côté, ont eu au XIXe siècle un regain d’intérêt pour l’Extrême-Orient. Des hommes comme Mouraviov ou Nevelskoï jouèrent un rôle clé dans l’expansion de leur nation dans cette zone. Voyant la faiblesse de la Chine, la Russie ne tarda pas à vouloir s’assurer les mêmes avantages que les autres pays européens et américains qui signèrent des « traités inégaux » avec la Chine. Les premiers traités inégaux de la Russie furent signés dans les années 1850. Mais la Chine résistait encore, essayant de « garder la face » le plus possible. Cependant, en 1860, la Chine dut capituler. La Russie obtint cette année-là, un traité décisif des Chinois, le traité additionnel de Pékin, qui légalisait les acquisitions territoriales de la Russie et définissait la frontière russe dans sa totalité. En 1860, il semble vraiment que l’on puisse remettre le titre de « Maître de l’Orient » à la Russie.

111 Index des documents en annexe :

Tableaux de prononciation des pinyins Chronologie des souverains de l’empire Qing et de Russie et de Djoungarie entre 1689 et 1860 Tableau : La chronologie des caravanes commerciales russes en Chine (1698-1755) Organigramme administratif des caravanes commerciales russes en Chine au XVIIIe siècle

Carte n°1 : Tribal peoples and Russian settlements in the sixteenth and seventeenth centuries Carte n°2 : Itinéraire des caravanes commerciales russes à destination de Pékin (1698- 1755) Carte n°3 : The sino-russian frontier Carte n°4 : The Zhungar Empire Carte n°5 : L'essor de l'Empire des Qing en Asie au milieu du XVIIIe siècle Carte n°6 : L’Expédition proposée par Iakobi contre la Chine Carte n°7 : L’Empire russe de la fin du XVIIe siècle à 1860

112 Tableaux de prononciation des pinyins316

316 Yuancun Virot-Xue, Mots et expressions clés du chinois. Studyrama, 2012, p. 12-13.

113 Chronologie des souverains de l’empire Qing et de Russie et de Djoungarie entre 1689 et 1860317

Empereurs Qing318 319: Nom chinois Années de règne Nom chinois Années de règne Kangxi 1662-1722 Jiaqing 1796-1820 Yongzheng 1723-1735 Daoguang 1821-1850 Qianlong 1736-1795 Xianfeng 1851-1861

Empereurs de Russie 320: Nom Années de règne Nom Années de règne Ivan V(avec Pierre) 1682-1696 Pierre III 1762 Pierre I (dit le Grand) 1689-1725 Catherine II 1762-1796 Catherine I 1725-1727 Paul I 1796-1801 Pierre II 1727-1730 Alexandre I 1801-1825 Anne 1730-1740 Nicolas I 1825-1855 Ivan VI 1740-1741 Alexandre II 1855-1881 Elizabeth 1741-1762

Souverains djoungars 321:

Nom Années de règne Nom Années de règne Galdan 1671-1697 Lama Darja 1750-1753 Tsewang Rabdan 1697-1727 Dawaci 1753-1755 Galdan Tseren 1727-1745 Amursana 1755-1757 Tsewang Dorij Namjal 1746-1750

317 Cette chronologie vient en partie de l’ouvrage de Peter C. Perdue China marches West, The Qing conquest of Central Eurasia, page 569-570 (Appendix A) 318 Tous les renseignements sur les souverains de la dynastie Qing d’après 1795 viennent du livre de Peter Perdue 319 Tout le reste des informations sur les Empereurs vient du site du Metropolitan Museum of Art de New York : http://www.metmuseum.org/toah/hd/chem/hd_chem.htm. 320 Tous les renseignements sur les souverains russes viennent de Histoire de la Russie, des origines à 1996 de Riasanovski p.673-674 321 Dans le cas des chefs djoungars, la liste s’arrête bien sûr à la mort du dernier khan en 1757.

114 Source : PLATONOVA Natalia, « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, N°3 (30e année), 2011, p. 25, Armand Colin.

115 Source : PLATONOVA Natalia, « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, N°3 (30e année), 2011, p. 27, Armand Colin.

Source : PLATONOVA Natalia, « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, 2011, N°3 (30e année), p. 27.

116 Carte n°1

CHINA MARCHES WEST: THE QING CONQUEST OF CENTRAL EURASIA by Peter C. Perdue, Cambridge, Mass.: The Belknap Press of Harvard University Press, Copyright © 2005 by Peter C. Perdue.

117 Carte n°2

Source : PLATONOVA Natalia, « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, 2011, N°3 (30e année), p. 26, Armand Colin.

118 Carte n°3

CHINA MARCHES WEST: THE QING CONQUEST OF CENTRAL EURASIA by Peter C. Perdue, Cambridge, Mass.: The Belknap Press of Harvard University Press, Copyright © 2005 by Peter C. Perdue.

119 Carte n° 4

CHINA MARCHES WEST: THE QING CONQUEST OF CENTRAL EURASIA by Peter C. Perdue, Cambridge, Mass.: The Belknap Press of Harvard University Press, Copyright © 2005 by Peter C. Perdue. 120 Carte n°5

Source : « CHINE, Empire des Qing», Encyclopædia Universalis [en ligne] (http://www.universalis.fr/encyclopedie/chine-histoire-jusqu-en-1949/)

121 Carte n°6

© LeDonne, John P.

122 Carte n°7

©La Grande Encyclopédie Librairie Larousse 1976

123 Bibliographie :

I. Sources primaires :

1. Traités :

Нерчинский договор 27-го августа 1689 год (Договор N° 44) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с. 175-178.

Буринский трактат 20-го августа 1727 года (Договор N° 45) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с. 179-181.

Кяхтинский трактат, 21 октября 1727 г. (Договор N°48) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с. 189-197.

Торговый трактат, заключенный в Кульдже 25 июля 1851 г. (Договор N° 32) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 242-247.

124 Договор заключенный в Айгуне 16 мая 1858 г. (Договор N° 33) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 247-248.

Трактат, заключенный в Тянь-цине 1 июня 1858 г. (Договор N°34) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. издание второе. Том 1, 1902, с. 249-254.

Дополнительный договор, заключенный в Пекине 2(14) ноября 1860 г. (Договор N°50) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел. Том 3, 1891, с. 200-211.

2. Lettres :

Разменное письмо, или запись, учиненная при урочище Абагай-тусопке 12 октября 1727 г. (N°46) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с.181-186.

Разменное письмо или запись 27 октября 1727 г.(N°47) In : Сборник действующих трактатов конвенций и соглашений заключенных Россией с другими государствами и касающихся различных вопросов частного международного права, издано по распоряжению Г. министра иностранных дел.. Том 3, 1891, с.187-189.

125 II. Sources secondaires :

1. Encyclopédies et dictionnaires :

A) Encyclopédies en ligne :

AUBIN, Françoise, « KALMOUKS ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 26 mai 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/kalmouks/

AUBIN, Françoise, « ELEUTH ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/eleuth/

AUBIN, Françoise, « KHALKHA ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/khalkha/

AUBIN, Françoise, « OÏRAT ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/oirat/

CHESNEAUX, Jean, GERNET, Jacques, « CHINE - Histoire jusqu'en 1949 ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/chine-histoire-jusqu-en-1949/

DEHERGNE, Joseph, « Jésuites en Chine ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/jesuites-en-chine/

PENIN, Marc, « PREMIÈRE GUERRE DE L'OPIUM ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/premiere-guerre-de-l-opium/

126 WILL Pierre-Étienne, « QING [TS'ING] LES, dynastie mandchoue (1644-1911) ». Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 18 février 2017. URL: http://www.universalis.fr/encyclopedie/qing-ts-ing-les-dynastie-mandchoue/

B) Encyclopédies ou dictionnaires

« Canton », La grande Encyclopédie. Librairie Larousse, n°11, 1972, p. 2281.

« Chine », La grande Encyclopédie. Librairie Larousse, n°14, 1972, p. 2755-2757.

« Mandchourie », La grande Encyclopédie. Librairie Larousse, n°36, 1974, p. 7555.

« Russie », La grande Encyclopédie. Librairie Larousse, n°50, 1976, p. 10663, p. 10666, p. 10668-10669.

« Sibérie », La grande Encyclopédie. Librairie Larousse, n°52, 1976, p. 11088.

CARATINI, Roger, « Kalmouk », Dictionnaire des nationalités et des minorités en U.R.S.S. Paris, Librairie Larousse, p.99-102, 1990, consulté le 23 février.

GAO, James Z., « Banner system », Historical Dictionary of Modern China (1800-1949). The Scarecrow Press, Inc., Historical dictionaries of Ancient Civilizations and Historical Areas, N°25, 2009, p. 18.

2. Ouvrages généraux sur l'Histoire de la Russie :

CARRERE D’ENCAUSSE, Hélène, L'Empire d'Eurasie, une histoire de l'Empire russe de 1552 à nos jours. Fayard, 2005.

HELLER, Michel, Histoire de la Russie et de son Empire. Perrin, coll. Tempus, 2015, p. 685, p. 1087-1089.

MEAUX, Lorraine (de), La Russie et la tentation de l'Orient. Paris, Fayard, 2010.

127 RIASANOVSKY, Nicholas V. Histoire de la Russie, Des origines à 1996. Robert Laffont, coll. Bouquins, 2005, p. 214, 383, 422.

3. Ouvrages sur les relations sino-russes :

BENNIGSEN, Alexandre, Russes et Chinois avant 1917. Paris, Flammarion, coll. Questions d'histoire, 1974.

CAHEN, Gaston, Le Livre de Comptes de la caravane russe à Pékin en 1727-1728. Paris, F. Alcan, 1911.

CAHEN, Gaston, Histoire des relations de la Russie avec la Chine sous Pierre le Grand (1689-1730). Paris, F. Alcan, 1912.

CHENG, Tien Fong, STUART, John Leighton, A history of Sino-Russian Relations. Washington D.C., Public Affairs Press, 1957, p. 1-51.

FOUST, Clifford M., Muscovite and Mandarin: Russia’s Trade with China and it’s setting, 1727-1805. Chapell Hill, The University of North Carolina Press, 1969.

LUKIN, Alexander, The bear watches the dragon, Russia’s perceptions of China and the evolution of the Russian-Chinese Relations since the Eighteenth Century. Great Britain, Routledge, Taylor&Francis Group, 2015, p3-47.

MANCALL, Mark, Russia and China, Their diplomatic relations to 1728. Cambridge. Harvard University Press, 1971.

PAINE, S.C.M., Imperial rivals, China, Russia, and their disputed Frontier. England. Routledge, Taylor&Francis Group, 2015, p1-106.

128 PERDUE, Peter C., China marches West, the Qing conquest of Central Eurasia. London. The Belknap Press of Harvard University Press, 2005.

4. Articles en ligne sur les relations sino-russes :

BEAUVOIS, Daniel, « Le "Système asiatique" de Jean Potocki ou le rêve oriental dans les Empires d'Alexandre I et de Napoléon. 1806-1808 », Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 20, No. 3/4 (Jul. - Dec., 1979), p. 467-485, consulté le 27 mai 2016. URL: http://www.jstor.org/stable/20169864

CAHEN, Gaston, « Deux ambassades chinoises en Russie au commencement du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 133, Fasc. 1 (1920), p. 82- 89, consulté le 25 mai 2016. URL : http://www.jstor.org/stable/40943676

CAHEN, Gaston, « Les relations de la Russie avec la Chine et les peuplades limitrophes à la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe siècle », Revue Historique, Presses Universitaires de France, T. 94, Fasc. 1 (1907), p. 45-62, consulté le 23 mai 2016. URL : http://www.jstor.org/stable/40941552

LEDONNE, John P., « Preconsular ambitions on the Chinese border, Gorvernor general Iakobi’s proposal of war on China », Cahiers du monde russe, Vol. 45, N° 1-2 (2004), p. 31-60 © EHESS, Paris, consulté le 16 Janvier 2017. URL : http://monderusse.revues.org/8678

LIN, T.C., « The Amur Frontier Question between China and Russia, 1850-1860 », Pacific Historical Review, University of California Press, Vol. 3, N° 1 (Mars, 1934), p. 1-27, consulté le 27 avril 2017. URL : http://www.jstor.org/stable/3633454

129 MISH, John L., “The return of the Turgut : A mandchu inscription from Jehol”, Journal of Asian History, Harrassowitz Verlag, Vol. 4, N°. 1(1970), p. 80-82, consulté le 24 avril 2017. URL : www.jstor.org/stable/41930000

МЯСНИКОВ, В.С., “Россия и Китай: контакты государств и цивилизаций”. Общественные науки и современность. N° 2. 1996. c. 72-80. Consulté le 26 janvier 2017 URL: http://ecsocman.hse.ru/ons/msg/18081718.html

JAVARY, Geneviève, « La Mission spirituelle russe à Pékin d'après des travaux récents », Cahiers du Monde russe, Vol. 35, N°. 4 (Oct. - Dec., 1994), p. 881-893, consulté le 24 mai 2016 URL: http://www.jstor.org/stable/20170934

KRAKOWSKY, Edouard, «Le mystère russe et le secret chinois», Politique étrangère, N°3(1954) p. 309-316, consulté le 16 janvier 2017 URL : http://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1954_num_19_3_6297

PERDUE, Peter C., «Boundaries, Maps, and Movement: Chinese, Russian, and Mongolian Empires in Early Modern Central Eurasia», The International History Review, Taylor & Francis, Ltd., Vol. 20, N°. 2 (Jun., 1998), p. 263-286, consulté le 20 février 2017. URL: http://www.jstor.org/stable/40108221

PERDUE, Peter C., «Military Mobilization in Seventeenth and Eighteenth-Century China, Russia, and Mongolia», Modern Asian Studies, Cambridge University Press, Vol. 30, No. 4 (Oct., 1996), p. 757-793, consulté le 12 février 2017. URL: http://www.jstor.org/stable/312949

PLATONOVA, Natalia, « Alexandre Radichtchev en Sibérie et le commerce russo-chinois au XVIIIe siècle », Slavica Occitania, 2012, Vol. 35, p. 23-47, consulté le 27 et le 18 mai 2016.

130 URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00811897

PLATONOVA, Natalia, « Le commerce des caravanes russes en Chine du XVIIe siècle à 1762 », Histoire, économie & société, N°3 (30e année), 2011, p. 3-27, Armand Colin, consulté le 9 février 2017. URL : http://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2011-3-page-3.htm

PLATONOVA, Natalia, « Les caravanes russes à Pékin au XVIIIe siècle. Aspects financiers et comptables d'un commerce entre les deux Empires », XIVes Journées d'histoire de la comptabilité et du management. Histoire des entreprises du transport. Évolutions comptables et managériales, sous la direction de Cheryl Susan Mc Watters et Henri Zimnovitch, L'Harmattan, Collection Presses Universitaires de Sceaux, Sceaux, 2009, p.1- 32, consulté le 19 mai 2016. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00565787

TOLMACHEVA Marina, “The Early Russian Exploration and Mapping of the Chinese Frontier”. Cahiers du Monde russe, EHESS, Vol. 41, No. 1 (Jan. - Mar., 2000), p. 41-5, consulté le 2 février 2017. URL: http://www.jstor.org/stable/20171167

TSIANG, T. S., «China, England and Russia in 1860». The Cambridge Historical Journal, Cambridge University Press, Vol. 3, No. 1 (1929), p. 115-121, consulté le 21 mars 2017. URL: http://www.jstor.org/stable/3020651

131 Table des matières

Page de remerciements ...... 1

Avertissement ...... 2

Introduction ...... 3

Partie I : Des premiers contacts au XVIII e siècle : les intérêts économiques de l’Empire russe ...... 6

Chapitre I : Le commerce, un intérêt premier pour la Russie depuis le début des relations diplomatiques entre les deux pays ...... 6

1) Des premiers contacts à la « crise d’Albazine » : résumé concis du début des relations entre les deux pays jusqu’en 1689 ...... 6

2) Le premier traité de l’Empire Qing avec une puissance occidentale : le Traité de Nertchinsk ...... 10

3) Le rôle des Jésuites dans la diplomatie : des intermédiaires indispensables dont les pays vont vouloir s’affranchir ...... 16

Chapitre II : L’État russe et le commerce à Pékin : les caravanes d’État et le monopole ...... 20

1) Établissement et développement du monopole de l’État et rôle des caravanes commerciales officielles ...... 20

2) Les caravanes officielles : organisation, structure, nombre, produits et routes empruntées ...... 24

3) Les acteurs du commerce et de la diplomatie des années 1720 : Lorenz Lang, Savva Vladislavitch ...... 28

Chapitre III : L’établissement de la stabilité grâce au traité de Kiakhta et la fin du monopole de l’État ...... 3 2

1) Le traité de Kiakhta et la stabilité : préparation, analyse et conséquences ...... 32

2) Les années 1750-1760, signes d’un échec total de l’État dans le commerce avec la chine ? ...... 37

132 3) Une évolution du commerce entre les pays qui ne reste pas sans difficultés : la menace de la guerre dans les années 1760 et la rupture des années 1785-1792 ...... 43

Partie II : L’Empire russe, L’Empire Qing et les peuplades limitrophes : intérêts, neutralité et conquête...... 48

Chapitre I : Russie et Djoungarie : des relations sous l’œil attentif de l’Empire Qing ...... 48

1) La Russie à la recherche de clients djoungars ...... 48

2) Tentative d’entreprise commerciale russe et dégradation des relations sous l’œil chinois ...... 51

3) L’échec de la soumission et le revirement chinois ...... 54

Chapitre II : Les actions des Qing pour faire face aux barbares de l’Ouest : neutralisation de la Russie et contact avec les Tourgouthes pour l’élimination du dernier peuple barbare ...... 58

1) L’ambassade de 1712-1715 aux Kalmouks, un événement significatif aussi pour l’Empire russe...... 58

2) La « neutralisation » de la Russie et le traité de Kiakhta, les "machinations" Qing...... 62

3) Les premières ambassades chinoises en Russie : la continuité du traité de 1727 ...... 65

Chapitre III : La « réunion » des peuples : la fin des Djoungars et le retour des Kalmouks ...... 69

1) La fin de l’Empire djoungar : la victoire des Qing ...... 69

2) L’apogée de l’expansion de l’Empire Qing : l’annexion du Turkestan ...... 72

3) Le retour des Tourgouthes dans l’Empire Qing (1771) ...... 74

Partie III : La pénétration commerciale comme précurseur d’une expansion territoriale ? ...... 79

Chapitre I : Regain d’intérêt pour l’Amour et ambitions territoriales ...... 79

1) La préfiguration de l’expansion territoriale ...... 79

2) Le regain d’intérêt pour la Sibérie et la région de l’Amour au XIX e siècle ...... 82

3) Les acteurs majeurs de l’expansion et de la diplomatie russe du début du siècle ...... 8 6

133 Chapitre II : La Russie veut sa part :la Chine entre deux feux ...... 90

1) La faiblesse de la Chine : les guerres internes, d’opium et l’ouverture de l’ère des traités inégaux ...... 90

2) Les mauvais calculs de la Chine envers la Russie : ...... 93

3) Le rôle de médiateur et succès de la Russie : les traités de Tientsin et d’Aigoun ...... 96

Chapitre III : La Capitulation de la Chine : le traité de Pékin (1860) ...... 102

1) La « perte de la face » de la Chine et le changement d’opinion sur les Russes ...... 102

2) La fin du traité de Kiakhta, le début de celui de Pékin ...... 104

3) La victoire territoriale de la Russie : la Russie « Maître de l’Orient » ? ...... 109

Conclusion ...... 110

Annexe ...... 112

Bibliographie ...... 124

134