6 Protestantisme RÉFORME NO 3879 • 24 DÉCEMBRE 2020

Marc Boegner, un colonialisme contrarié

Jean-François Zorn Historien et missiologue de l’Institut protestant de théologie.

Ce mois de décembre 2020 marque les 50 ans de la mort de Marc Boegner (18 décembre 1970). Homme de conviction, ce responsable protes- tant était aussi un citoyen de son temps. D’abord favorable à la colo- nisation dans une perspective idéali- sée d’apports culturels multiples, et notamment religieux, il aura le cou- rage de se confronter à ses sombres versants pour prendre le parti d’une transition responsable vers l’auto- nomie des Églises et l’indépendance des États.

n sait peu aujourd’hui que Marc Boegner n’a pas été que pasteur, docteur de l’Église O et président de nombreuses institutions protestantes. Sa licence de droit acquise en 1901, alors qu’il n’a pas commencé ses études de théologie, lui vaut d’être nommé en 1923 professeur d’assurer, dans les territoires occupés aux nationaux et aux étrangers » (art. 6). Marc et Mary lue à celles des pays alliés (France et à l’Institut de droit international de par elles sur les côtes du continent afri- Non seulement Boegner ne trouve rien à Boegner dans une Royaume-Uni). Il écrit : « Il semble donc La Haye. Il y dispense un cours intitulé cain, l’existence d’une autorité sufsante redire à ces dispositions, mais il estime posy (prononcer que nous soyons devant un régime de « Les missions protestantes et le droit pour faire respecter les droits acquis et, qu’elles ont permis de rappeler à l’ordre « pousse ») liberté complète, qui promet aux missions international ». le cas échéant, la liberté du commerce certaines nations qui ne respectaient pas malgache le droit, garanti par la grande majorité et du transit dans les conditions où elle la liberté religieuse dans les territoires des puissances, d’exercer leur apostolat Une « action réparatrice » serait stipulée » (art. 35). Concernant nouvellement conquis1. Au terme de sous la protection des traités internatio- C’est là qu’il développe sa conception « Les missionnaires chrétiens, les savants, la Première Guerre mondiale, Boegner naux. » Dans l’une de ses conférences de la colonisation en présentant le traité les explorateurs, leurs escortes, avoirs et montre que les traités de Versailles et de Carême de 1932, intitulée « L’Église qui, en 1885, concluait la conférence collections, [ils sont] l’objet d’une pro- de Saint-Germain de 1919 vont dans et la colonisation », Boegner estime que de Berlin instituant un double droit, tection spéciale. La liberté de conscience le même sens, en réglant le problème « la mission chrétienne apparaît comme à la colonisation et à la mission. « Les et la tolérance religieuse sont expressé- des sociétés allemandes de mission une action réparatrice [souligné par l’au- puissances signataires ont l’obligation ment garanties aux indigènes comme expulsées et dont l’œuvre a été dévo- teur]. Ce que des Blancs détruisent par Un positionnement ambivalent au tournant des années 1940

Boegner est le type du grand notable, de ceux que le régime Patrick Cabanel apprécie et recherche, notamment au sein des Églises, pour Historien, directeur d’études à l’École pratique des hautes études bâtir une société fondée sur l’autorité et les hiérarchies. Le en histoire et sociologie des protestantismes. Conseil national, destiné à remplacer les anciennes assemblées parlementaires, et formé d’hommes nommés par le régime, lui ouvre ses portes, et il siège, en prenant beaucoup d’intérêt Après une période d’allégeance au régime de Vichy, à cette fonction. Pendant des mois, en 1941, il a parcouru la Marc Boegner choisira d’intervenir dans le cours des zone non occupée pour prononcer, parfois devant les préfets, événements en empruntant la voie du plaidoyer, des une conférence sur « les protestants français et la rénovation recours légaux, du dialogue avec les autorités. Avec nationale » : il y épouse largement les principaux motifs de la celui de Dietrich Bonhoeffer, pour qui la guerre impose Révolution nationale, à commencer par la repentance après une forme de pragmatisme, son exemple illustre toute la la défaite, la dénonciation de l’égoïsme des couples (com- difficulté, pour le chrétien, de trouver un positionnement prendre : le contrôle des naissances), le moralisme. face à la violence. Un travail d’influence l n’est pas simple de présenter l’attitude de Marc Boegner Il a ses entrées auprès du Maréchal, de l’amiral Darlan, de au cours des années 1940 : comme pour tous les Français, , ou encore des protestants qui gravitent autour de Portrait de Marc Boegner Ielle a varié au cours de la guerre ; et comme ceux de la zone Vichy, dont le publiciste René Gillouin. Il accomplit certaines occupée (il s’est installé à Nîmes jusqu’en avril 1943, avant démarches en compagnie du cardinal Gerlier, le primat des l’éthique de responsabilité à celle de conviction. Cette dernière de regagner ), il a plus longtemps adhéré au sentiment Gaules ; et quoique très inégale (il ne représente pas même 2 % aurait conduit à une attitude « confessante », de dénonciation de légitimité du régime de Vichy. Fils de préfet, neveu de des Français), cette forme d’« union sacrée » est passablement publique de la politique choisie par le régime, en matière de pasteurs en vue, président de tout ce qui est à présider dans fatteuse à la fois pour l’homme et pour le protestantisme. Il a collaboration, de lutte contre les communistes ou les gaullistes, le protestantisme français (Fédération protestante de France évoqué en 1945 une « politique de présence » : on pourrait dire ou d’antisémitisme. Boegner a préféré les rencontres avec les

FPF], Église réformée de France ERF], Société des missions), qu’il a préféré, au nom des charges qui étaient les siennes, dirigeants, les échanges souvent très francs (d’après ses car- © SMEP/DÉFAP ; MARUGIAMBRUNI90 VIA WIKIMEDIA COMMONS RÉFORME NO 3879 • 24 DÉCEMBRE 2020 7

Marc Boegner, un colonialisme contrarié

leurs méthodes brutales, par leur cupi- religieuses autonomistes, puisées dans droits de chaque homme. Boegner se les missionnaires ne soient plus, pour un dité, par leur alcool, par leur débauche, le protestantisme présent à Madagascar livre alors à un impitoyable réquisitoire temps plus ou moins long, que les conseil- d’autres Blancs cherchent à le réparer par depuis cent trente ans et dans la religion contre « les erreurs funestes de l’Adminis- lers ecclésiastiques et scolaires ». Il note leur amour, par leur désintéressement, traditionnelle à la base du nationalisme tration » pendant et juste après la Deu- encore que « chez certains d’entre eux, par leurs sociétés de tempérance, par le malgache. Cette insurrection provoque xième Guerre mondiale : le maintien une tendance à voir dans le christianisme rayonnement de pureté qui émane de leur la mort de près de 30 000 Malgaches, du travail forcé malgré la charte de San l’accomplissement d’un sentiment reli- vie ou de la vie de leur foyer. Au nom de 2 250 militaires et 200 civils européens. Francisco et le préambule de la Consti- gieux ancestral est aisément discernable. Le premier bilan côté Églises fait état de tution française. Boegner estime qu’« un Et si l’on veut qu’il y ait un jour, comme 325 chapelles détruites. Les leaders du sens inné de la justice a été froissé chez les il se doit, une véritable Église de Jésus- La preuve de l’action positive Mouvement démocratique de la rénova- Malgaches. L’Ofce du riz a exaspéré le Christ à Madagascar, il convient d’aider de la colonisation n’arrivera tion malgache (MDRM), dont certains mécontentement de la masse. Le retour les chrétiens malgaches d’aujourd’hui à sont membres de l’Assemblée nationale de France ou d’Afrique du Nord des tirail- éviter le risque redoutable d’une Église jamais. Marc Boegner en fait française, sont accusés. leurs malgaches démobilisés, aigris par qui soit un moyen pour le peuple d’at- l’amère expérience en 1947 Accompagné de son épouse et du l’existence ballotée, a été un autre facteur teindre à ses fns nationales ». pasteur André Roux, responsable de de troubles. Nombreux étaient ceux qui Il considère alors que le nationalisme Jésus-Christ, les missionnaires qu’envoie la formation des missionnaires, Marc avaient vu de près le et rappor- malgache pourrait avoir des efets aussi l’Église sont d’infatigables réparateurs Boegner, au double titre de la Mission taient des armes. » C’est tout cela qui a néfastes sur la nature de cette unité que de brèches faites dans l’âme indigène et de Paris et de la Fédération protestante nourri « les espérances les plus folles », le nationalisme des chrétiens allemands dans la vie des sociétés indigènes par le de France, conduit la délégation. Il don- selon lui, des candidats du MDRM aux sur l’Église évangélique allemande, contact brutal avec la civilisation maté- nera deux interviews à son retour en élections législatives successives, encou- mouvement qu’il a combattu pendant rielle, amorale ou immorale, des peuples France, à Réforme le 27 septembre 1947 ragés par « le grand soufe d’indépen- la Deuxième Guerre mondiale. Cette qui les colonisent2. » et au Figaro le 22 octobre. Il y évoque dance venu d’Indonésie et du monde analogie entre les deux types de nationa- les causes de la révolte. Le « complot arabe ». lisme, confortée par le fait que s’y mêlent L’insurrection malgache malgache » visait rien de moins que des deux côtés des formes de paganisme Ces déclarations témoignent d’un d’assassiner tous les Européens, admi- Autonomie sans rupture et de racisme, est sans doute discutable incontestable optimisme vis-à-vis de nistrateurs, colons, missionnaires, Interrogé par Réforme sur une préten- d’un point de vue historique. Elle n’en l’œuvre coloniale contemporaine, sans parler des Malgaches de nationa- due responsabilité des missions protes- demeure pas moins un point de vue dès lors qu’elle se montre capable de lité française. Même si l’entreprise a tantes dans la rébellion, il ne nie pas que alors partagé parmi les missionnaires dépasser les erreurs du passé et d’être en grande partie échoué, la confance des catéchistes et des pasteurs relevant de cette époque, qui souhaitent que les aussi « avantageuse aux populations entre étrangers et Malgaches est brisée de plusieurs missions protestantes aient Églises auxquelles la mission a donné indigènes qu’à ceux qui les colonisent ». et il faudra beaucoup de temps pour appartenu au MDRM et participé à des naissance s’acheminent vers une auto- Mais la preuve de cette action positive de rétablir un climat favorable. Boegner réunions secrètes. S’ils sont coupables, la nomie sans rupture avec le siège pari- la colonisation n’arrivera jamais. Marc fait part de son trouble : « J’avoue avoir justice les punira. Ils seront condamnés sien. Telle sera la tâche essentielle que Boegner en fait l’amère expérience lors éprouvé une étrange stupeur en rencon- à mort ou aux travaux forcés en 1948, « le président Boegner » va accomplir de son voyage à Madagascar de juillet trant des Blancs qui m’ont paru revenir mais graciés en 1949 et amnistiés en jusqu’en 1968 à la Mission de Paris.• à septembre 1947, alors que l’insur- d’un autre monde » (Figaro), ces der- 1956. Quant au problème de la consti- rection qui a éclaté dans le pays vient niers « donnant souvent l’impression tution d’une Église protestante unie mal- d’être matée par le gouvernement fran- d’ignorer qu’un monde nouveau est né gache, Boegner afrme que tel est bien 1. « Missions et gouvernements. De l’acte çais. Cette insurrection est exemplaire dans les soufrances et les détresses de le but à atteindre. Mais « les Malgaches de Berlin au traité de Versailles », d’un mouvement autochtone inspiré la dernière guerre » (Réforme) et qu’il demandent davantage, écrit-il, ils veulent Le Monde non chrétien, n° 1, 1930. d’idées politiques indépendantistes et accorde davantage d’importance aux une Église protestante malgache, dont 2. Paris, Je Sers, 1932. Un positionnement ambivalent au tournant des années 1940

nets), les lettres d’avertissement rédigées au nom de la FPF ou prend alors une initiative typique de son style, et celle-ci est de l’ERF, mais non destinées à être rendues publiques (certaines très efcace ; il se rend à Berne pour négocier avec les autori- ont circulé, contre son gré, et ont pesé auprès de l’opinion). tés suisses un accord sur le non-refoulement par celles-ci de Repères biographiques Ce travail d’infuence et de pression avait sa légitimité, et Juifs en grand danger, dont la FPF leur donnerait le nom et aurait pu produire des résultats ; sans doute a-t-il contribué à leur garantirait la parfaite honorabilité. La (puis les) liste(s) de Marc Boegner (1881-1970) est probablement le pasteur protéger les mouvements de jeunesse chrétiens (en général) « non-refoulables » ont permis de sauver quelques centaines de français le plus connu du XXe siècle. Fils d’un préfet des et une minorité protestante suspecte d’anglophilie et de gaul- juifs, les passages en Suisse étant principalement assurés par , neveu et biographe de Tommy Fallot, il est pas- lisme aux yeux de bien des pétainistes (mais non du Maréchal, une poignée de jeunes gens et de jeunes femmes de la Cimade, teur à Aouste-sur-Sye (Drôme) à la suite de ce dernier, qui répète à Boegner combien il apprécie le protestantisme…). y compris Madeleine Barot et Mireille Philip. puis professeur à l’École de théologie de la Société des Le rôle de Boegner est alors à peu près terminé : c’est sur le missions de Paris. En 1918 et pour 35 ans, il est pasteur L’accord suisse de non-refoulement terrain qu’agissent désormais pasteurs, paroissiens accueillant de l’Église réformée de Passy-Annonciation. Mais sur d’autres points, et d’abord l’antisémitisme, le pasteur des Juifs ou des réfractaires au STO, maquis ; résistance civile De 1929 à 1961 il préside la Fédération protestante de n’a obtenu aucun résultat ; peut-être a-t-il même perdu du ou spirituelle et résistance en armes conjuguent leurs eforts France, de 1938 à 1950 l’Église réformée de France, de temps, alors que ses collègues Bertrand, à Paris, et Trocmé, au dans les terroirs protestants. En octobre 1945, lors de l’assem- 1938 à 1968 le comité de la Société des missions. De Chambon, l’avaient pressé de parler publiquement. Lorsqu’un blée générale du protestantisme réunie à Nîmes, Boegner lit 1938 à 1954 il est aussi un dirigeant majeur du Conseil homme d’Église dénonce les déportations, le 20 août 1942, son un long et passionnant rapport sur les années écoulées, qui est œcuménique des Églises. texte puissant n’est pas dû à Boegner, mais à l’archevêque de aussi un plaidoyer pro domo. À distance, c’est l’ambivalence Il couronne sa carrière par son élection à l’Académie Toulouse, Mgr Saliège. Dûment informé par Madeleine Barot, de son attitude qui retient l’attention : il s’est montré, au début, française en 1962. Il est à la fois le « chef » des protes- au nom de la Cimade, et Henri Manen, aumônier aux Milles, loyal au nouveau régime, il a tenté en vain de peser sur son tants et une personnalité connue dans le monde poli- de ce qui se passe dans les camps de la zone non occupée, cours, il a rappelé les limites que César ne peut enfreindre tique aussi bien que dans l’opinion, avant comme après Boegner rompt enfn le silence, à l’occasion de l’assemblée au détriment des droits de Dieu, il a fni par contourner les les années 1940. du musée du Désert, le 6 septembre 1942. Bien des pasteurs mesures antisémites. Il a été un préfet plutôt qu’un prophète, P. C. et des familles l’avaient précédé dans l’aide aux Juifs et la mise a-t-on pu dire. Chacun de nous peut préférer l’un ou l’autre de en place de terres de refuge, à l’image des Cévennes. Boegner ces visages, l’une ou l’autre des éthiques évoquées plus haut…•