LA VIE INTELLECTUELLE A ,",S, LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE

LA VIE INTELLECTUELLE A LYON DANS LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XVIII" SIÈCLE Contribution à l'Histoire littéraire de la Province THÈSE POUR LE DOCTORAT ÈS-LETTRES présentée à la FACULTÉ DES LETTRES DE L'UNIVERSITÉ DE

PAR PIERRE GROSCLAUDE PROFESSEUR DE PREMIÈRE SUPÉRIEURE AU LYCÉE DU PARC CHAR(;i,'. DE COURS COMPLÉMENTAIRES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON

PARIS ÉDITIONS AUGUSTE PICARD Rue Bonaparte 1933

A MONSIEUR DANIEL MORNET, professeur à la Sorbonne, hommage respectueux.

Au seuil de cet ouvrage, il m'est agréable d'adresser l'ex- pression de ma reconnaissance à tous ceux qui ont bien voulu témoigner quelque intérêt à mon travail, qui ont parfois heu- reusement aiguillé mes recherches et dont l'érudition fut pour moi, en Plusieurs circonstances, un très précieux secours. Je re- mercie l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, qui a libéralement mis à ma disposition ses procès-verbaux et ses mémoires manuscrits. Je remercie M. Josserand, inspec- teur primaire honoraire, ainsi que M. Péricaud, tous deux in- comparablement instruits des choses lyonnaises, qui m'ont sou- vent donné d'utiles conseils au cours de tant de conversations amicales et fécondes. Ma gratitude va aussi à lvI. Fabia, pro- fesseur honoraire à la Faculté des Lettres, membre de l'Institut, qui n'est pas seulement un incomparable latiniste, mais un Lyonnais très averti de tout ce qui concerne sa ville. Je n'ai garde d'oublier M. Jean Tricou, notaire, qui m'a communiqué plusieurs notes inédites fort curieuses; M. Eugène Vial, ancien président de l'Académie de Lyon, dont on connaît les importants travaux et qui m'a libéralement permis de consulter des manuscrits non encore livrés au public et conser- vés au Musée de Gadagne ; ilI. l'abbé Chagny, président de la Société littéraire et archéologique de Lyon, dont la rare bienveillance égale l'érudition; M. Antoine Sallès, député du Rhône, si averti des choses du théâtre; — mon collègue M. F. Dutacq, professeur au lycée Ampère et chargé de cours à la Faculté, aux conseils duquel j'eus Plus d'une fois recours. M. A. Trolliet s'est aussi mis obligeamment à ma disposition pour 7ne communiquer des renseignements concernant les loges maçonniques (dont il a lui-même étudié l'évolution pour le département de l'Ain). Je dois enfin une mention toute particulière à JI. Claudius Roux, secrétaire général de l'Académie de Lyon, conservateur- adjoint de la Bibliothèque de la Ville, et à M. G. NIagnien, membre de la Société littéraire, et également conservateur- adjoint de la Bibliothèque : j'ai trouvé chez eux, au cours de mes longues heures de travail, une complaisance éclairée, vraiment inépuisable, un désir constant de faciliter ma tâche; je souhaite à tous les travailleurs de rencontrer sur leur route des bibliothécaires semblables, grâce auxquels la recherche du document, même dans les cas 011, elle est vaine, n'engendre point la lassitude. Qu'ils soient tous deux spécialement remer- ciés ici. Enfin, je ne voudrais point oublier M. Marius Audin, imprimeur excellent et en même temps Lyonnais érudit et artiste, qui a donné toits ses soins à la présentation de cet ouvrage. P. G. Lyon, janvier 1933. INTRODUCTION

UN JUGEMENT DE LAMARTINE. — LYON EST-ELLE « UNE DES VILLES LES MOINS INTELLECTUELLES DE » ? — INTÉRÊT DU XVIIIe SIÈCLE. — COMMENT NOUS AVONS DÉLIMITÉ NOTRE ÉTUDE. — L'HISTOIRE LITTÉRAIRE PROVINCIALE : QUESTION DE MÉTHODE.

Dans son Histoire des Girondins, Lamartine, avant de raconter l'insurrection lyonnaise et le terrible châtiment dont la Convention victorieuse sut la payer, brosse un tableau fort suggestif du Lyon de son époque. S'il reconnaît au peuple lyonnais bien des qualités : caractère sérieux, goût du travail, honnêteté foncière —, s'il admire la grâce et la beauté de ses femmes —, par contre, il n'est pas tendre pour ses aptitudes intellectuelles et ne voit guère en lui qu'un peuple de marchands, peu préparé aux recherches de l'esprit. « Bien que doué de facultés riches par la nature et par le climat, l'intelligence du peuple y est patiente, lente et paresseuse. La contention exclusive et uniforme de la population tout entière vers un seul but, le gain, a absorbé dans ce peuple les autres aptitudes. Les lettres sont négligées à Lyon, les arts de l'esprit y languissent, les métiers sont préférés... La musique, le moins intellectuel et le plus sensuel de tous les arts, y est cultivée... Le choc des idées et des systèmes, qui agite et qui ébruite le monde intellectuel, s'amortit dans ses murs. Une telle ville change peu ses idées parce qu'elle n'a pas le temps de les réfléchir » 1. Et plus loin, en affirmant que le peuple lyonnais est plus républicain que monarchique, parce que « le travail est républicain et l'oisiveté monarchique », Lamartine fera observer que la ville de Lyon a cependant été « plus inat- tentive qu'aucune autre ville de France au mouvement et à l'intelligence de la philosophie sociale qui préparait la Révolution » 1. Dans l'Histoire de la Restauration, où il est aussi question de notre ville, il formule à nouveau ce jugement sévère et, à notre avis, injuste : « Cette ville, déclare-t-il, une des moins intellectuelles des villes de France, parce que son génie industriel et mercantile se tourne tout entier vers le travail, était aussi celle qui s'ac- commodait le mieux d'un régime de silence et d'arbitraire sous une main de soldat » 3. Une des villes les moins intellectuelles de France ! Lorsqu'il formulait ce jugement péremptoire, Lamartine ne songeait pas seulement au Lyon de la monarchie de Juillet, c'est tout le passé de la ville qu'il englobait dans une condamnation sommaire ; il méconnaissait ainsi le merveilleux essor de cette Renaissance qui fit de Lyon pour un temps la véritable capitale de notre pays: oui, Lyon « ville de commerce et de richesse, fière de ses souve- nirs romains, centre des relations entre l'Italie et la France », avait été aussi « un lieu d'élection pour les échanges intel- lectuels » 1, la vie des lettres y avait été intense et l'impri- merie lyonnaise avait brillé alors d'une gloire incontestée.

1. Girondins, éd. de 1847, liv. 49, t. VII, p. 112-113. 2. Ibid., p. 117-118. 3. Histoire de la Restauration, 1853, t. II, liv. 16. 4. Pierre DE NOLHAC, dans la Littérature française, de BÉDIER et HASARD, t. I, p. 170. Ne méconnaissait-il pas aussi d'autres périodes, moins étincelantes sans doute, mais d'activité féconde et de pensée vivante ? Serait-il téméraire d'essayer de prouver que, dans cette ferveur intellectuelle du XVIIIe siècle français, la part de la seconde ville de France n'a pas été nulle ? Trop longtemps l'histoire littéraire n'a considéré que Paris, comme si la province n'avait point manifesté elle aussi l'évolution des esprits, comme si le passage d'une époque à une autre ne s'était point traduit là aussi par des préoccupations intellectuelles, par des goûts littéraires, par des attitudes de pensée. Il est peu de périodes plus sugges- tives à cet égard que la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et il est juste de remarquer que les plus récents historiens de la littérature ont, dans l'analyse de cet « esprit public » par lequel se préparait la Révolution, tenu compte de l'activité provinciale où les grands courants d'idées se retrouvent à peine affaiblis. Nous nous sommes efforcé, quant à nous, d'étudier la ville de Lyon à l'époque de cette merveilleuse fermentation intellectuelle, à l'époque où, dans tous les grands centres provinciaux, surgissent des Académies, à l'époque où les journaux commencent à se répandre, où le nombre des bibliothèques s'accroît, où les livres prohibés s'infiltrent, où la « philosophie » suscite partout des disciples, des enthou- siastes ou des adversaires. Or, la matière était trop riche, les documents trop nombreux pour ne point nous inviter à limiter strictement notre étude. Si l'on est convenu de donner le nom de XVIIIe siècle au laps de temps qui s'écoule depuis la mort de Louis XIV (1715) jusqu'au début de la Révolution (1789), il est hors de doute que cette période de soixante-quinze ans environ peut se diviser en deux parties assez nettes, la première étant une période de préparation, de lutte encore modérée contre les préjugés et la tradition ; la seconde étant constituée par une quarantaine d'années décisives où les préoccupations littéraires le cèdent à la bataille philosophique, où les barrières s'abaissent qui tentaient d'entraver la diffusion des idées nouvelles, où l'on s'éloigne de plus en plus de l'état d'esprit et des habi- tudes de pensée du Grand Siècle : c est la période que l 'on peut faire commencer autour de 1750 : lancement de l'Ency- clopédie, séjour de en Prusse, approches du drame bourgeois, premières thèses de Rousseau, premières passes d'armes violentes entre les philosophes et leurs adversaires. Sans doute, il est difficile de tracer une limite très précise, qui, par sa précision même, risquerait d'être arbitraire : dans plusieurs de nos chapitres certains faits que nous exposons se rapportent aux années immédiatement anté- rieures : ainsi pour le théâtre où nous n avons pu passer sous silence le rôle d'un Jean Monnet sur la scène lyon- naise ; ainsi pour certaines communications académiques ou pour certains incidents de la vie de la société qui, se si- tuant entre 1740 et 1750, sont nécessaires à l'intelligence de l'activité intellectuelle postérieure, mais notre enquête n'est jamais remontée en deçà de 1740. Il ne faudrait point croire d'ailleurs que, durant ces trente ou trente-cinq premières années qui ont suivi la mort de Louis XIV, la vie de l'esprit à Lyon ne mérite pas notre attention et notre intérêt : l'Académie des Sciences et Belles-Lettres se constitue à l'aurore de ce siècle, et le nom de Brossette pourrait à lui seul répondre au dédain d 'un observateur superficiel, — Brossette correspondant et exégète de Boileau, Brossette qui, mêlé à tout le mouve- ment littéraire de la fin du XVIIe siècle et des quarante premières années du XVIIIe, occupa également une place éminente dans la société lyonnaise et beaujolaise et fut un lien vivant entre notre ville et Paris 1. Toutefois, ce n'est qu'après 1740 et même après 1750 que la vie intellectuelle se développe suivant un rythme

1 Ci en particulier, Trente lettres inédites de Claude BROSSETTE à M. de Sajnt- Fonds publiées et annotées par M. L. DE LONGEVIALLE (Villefranche, 1930), docu- ments intéressants sur la société lyonnaise et son activité intellectuelle de 1715 a 173 accentué et que l'activité des esprits présente les signes les plus remarquables. Et cela est d'autant plus vrai que la province est généralement en retard sur la capitale et qu'il en est pour Lyon à peu près comme pour la Bourgogne qu'à étudiée récemment M. Marcel Bouchardl : la province suit à quelque distance la vie parisienne, et les ébranle- ments de la capitale ne s'y répercutent pas toujours immé- diatement. Deux mots enfin sur la méthode que nous avons suivie pour mener à bien cette étude. Rendant compte de l'ou- vrage de M. Bouchard, M. Daniel Mornet prend soin de relever les défauts qui ont gâté jusqu'alors presque toutes les histoires littéraires qu'on a pu écrire sur les provinces françaises : « Ces histoires, dit-il, sont biographiques ou anecdotiques : elles nous racontent avec toutes les préci- sions possibles la vie d'écrivains de troisième ou dixième ordre ; elles collectionnent, avec plus ou moins de jugement critique, les on-dit sur ces écrivains et sur leurs œuvres. Elles sont esthétiques, c'est-à-dire qu'elles nous exposent les qualités ou défauts des œuvres. Enfin, elles sont pané- gyriques, c'est-à-dire que le jugement esthétique les conduit à démontrer que leur province est glorieuse et que les œuvres ne méritent pas l'oubli où elles sont presque toutes tombées. Or, la partie biographique et anecdotique, quand les anecdotes sont authentiques, est ou utile ou nécessaire, car on n'établit une histoire que sur des faits précis. Mais nous n'avons que faire, le plus souvent, du jugement esthé- tique ; cette analyse n'est utile que pour les œuvres restées dans la mémoire des hommes ; elle est inutile pour celles que jamais une thèse n'y a fait rentrer. Le panégyrique, par là même, est tout aussi superflu, si ce n'est pour la satisfaction de quelques douzaines d'érudits locaux » 2.

1. De l Humanisme à l'Encyclopédie, Essai sur l'évolution des esprits dans la bour- geoisie bourguignonne sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV ; Paris, 1929. 2. Revue d Histoire littéraire de la I'rance, janvier-mars 1931, p. 104. Nous flatterons-nous d'avoir évité tous ces écueils ? Du moins, notre intention n'a jamais été de faire une étude anecdotique, esthétique ou panégyrique. Nous avons mené notre enquête avec le seul souci de l'objectivité et de l'im- partialité, désireux seulement de montrer que, pour la période qui nous occupe, la vie provinciale est « une part importante de la pensée française » Si, chemin faisant, quelques figures se détachent, si quelques personnages lyonnais sortent de l'ombre et semblent présenter au lecteur quelque intérêt intrinsèque, si notre enquête produit ce résultat de faire juger plus équitablement une ville que beaucoup considèrent à tort comme uniquement vouée aux affaires, nous ne nous en plaindrons certes pas, mais nous répétons encore que notre but est autre et nettement distinct de ces conséquences accessoires. Déjà l'histoire littéraire de Lyon, envisagée comme elle l'est ici, avait tenté un universitaire distingué, André Ruplinger ; il avait écrit sur un des Lyonnais les plus représentatifs du XVIIIe siè- cle, Charles Bordes, une monographie qui nous a rendu de précieux services et qui avait été magistralement préfacée par M. Gustave Lanson 2. Ruplinger concevait une étude

1. Ibid. 2. Cf. encore G. LANSON, Programme d'Etudes sur l'histoire provinciale de la vit littéraire en France, dans Revue d'Histoire moderne et contemporaine, t. IV, 1902-1903. M. Lanson traçait un programme très complet : il insistait en particulier sur l'impor- tance du problème de la diffusion et de la pénétration des œuvres littéraires (« On vivait, on lisait... Qui lisait et que lisait-on? Voilà deux questions essentielles "), sur la fonction de la presse littéraire au XVIlIe siècle Les journaux ont été des intermédiaires actifs entre la philosophie et le public >-) et sur l'intérêt que présente- rait une étude mettant en relief Ite caractère et la valeur de ces publications provin- ciales; il montrait l'importance que présentent pour l'historien de la littérature les Académies provinciales C( exactement adaptées à l'état de la science et aux besoins des intelligences du XVIIIC siècle», «foyers de culture et de rayonnement scienti- fiques » et qui offraient presque partout un C( mélange curieux de littérature niaisotte et de vive intelligence scientifique et industrielle ». M. Lanson recommande de n'omettre ni l'histoire de théâtres provinciaux, publics et privés, ni l'histoire des collèges, ni les mémoires, journaux intimes, lettres, ni les mandements d'évêques, les discours de magistrats, les arrêts de justice, ni l'histoire de l'imprimerie et de la librairie, ni les catalogues et inventaires de bibliothèques. Programme, on le voit, très détaillé, particulièrement précis en ce qui concerne le XVIIIe siècle: nous ne nous flattons pas de l'avoii exactement rempli, mais seulement de nous en être inspiré. d'ensemble sur la période qui a précisément retenu notre attention, mais la guerre, où il a trouvé une fin glorieuse, l'a brutalement empêché de poursuivre ses travaux. Il écrivait dans Y Avant-propos de son petit ouvrage : « Ces pages peuvent servir d'amorce à une étude plus générale de l'influence de la philosophie à Lyon ». Tel est — pour une large part tout au moins — le dessein que nous avons poursuivi : nous savons que le sujet était vaste et que chacun de nos chapitres pourrait, à lui seul, se prêter à des développements beaucoup plus considérables, car nous ne prétendons point avoir épuisé tous les documents, mais, encore une fois, quelque respect que nous éprouvions pour les érudits locaux, nous n'avons retenu que les faits qui étaient susceptibles, par leur signification, de nous mener au but à atteindre : établir avec précision, pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, la contribution de Lyon à la pensée française. Puissions-nous n'avoir point tout à fait échoué dans nos efforts !

CHAPITRE PREMIER

L'ACADÉMIE DE LYON ET LE MOUVEMENT DES IDÉES

L'ACADÉMIE DE LYON : BREF HISTORIQUE. UNE DATE IMPORTANTE : 1758. — DE QUELQUES ACADÉMICIENS REMARQUABLES : BORDES, LES FLEURIEU DE LA TOUR- RETTE, BOLLIOUD-MERMET, PERNETTI. — LES MEMBRES ASSOCIÉS : VOLTAIRE, MARMONTEL, DAUBENTON, DUCIS. CONDORCET ET SON PROJET D'ASSOCIATION. LA FAMEUSE QUERELLE D'ALEMBERT-TOLOMAS A LA SOCIÉTÉ ROYALE.— LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE. L'INTÉRÊT QU'ELLE PORTE AUX APPLICATIONS PRATIQUES DE LA SCIENCE ! SUJETS DE CONCOURS. VARIÉTÉ DE SES TRAVAUX. LOCKE, LEIBNIZ, POPE. LES GRANDS DÉBATS DU SIÈCLE Y RETEN- TISSENT. POUR OU CONTRE LA « PHILOSOPHIE ». THÉORIES SOCIALES ET POLITIQUES. DISCUSSION DE QUELQUES GRANDES THÈSES.

LE DÉBAT SUR LES SCIENCES, LES LETTRES ET LES ARTS. PREMIÈRE RÉFUTATION DE ROUSSEAU PAR BORDES. DEUXIÈME DISCOURS DE BORDES. LES ACADÉMICIENS PRENNENT PARTI. L'ABBÉ JACQUET DISCIPLE DE Rous- SEAU. RIPOSTE DE BORDES. LA QUERELLE SE PROLONGE JUSQU'A LA FIN DU SIÈCLE.

LE DÉBAT SUR L'ÉTAT DE NATURE L'« ESSAI SUR L'ETAT DE NATURE» DE JACQUET. BORDES DÉFEND LA SOCIÉTÉ ET LA CIVILISATION. OUVRAGES DE JACQUET SUR LES MŒURS. JACQUET APOLOGISTE DE LA PHILOSOPHIE. Y-A-T-IL CONTRADICTION ?

LA QUESTION DES DÉLITS ET DES PEINES. BECCARIA JUGÉ ET CONDAMNÉ PAR L'AVOCAT GOY. JUSTIFICATION DE LA PEINE DE MORT ET DE LA QUESTION. GOY, FOUGUEUX ADVERSAIRE DE «L'ESPRIT DE NOUVEAUTÉ». ELOGE DE BECCARIA PAR SERVAN.

L'ESCLAVAGE ET LA TRAITE DES NÈGRES. UN MÉMOIRE DU PRÉSIDENT DUGAS. — L'ESCLAVAGE CONDAMNÉ PAR FROSSARD ET PAR MATHON DE LA COUR.

LE PROBLÈME DE L'EDUCATION. APRÈS 1762, LES MÉMOIRES SURGISSENT EN FOULE. L'ABBÉ LACROIX ET SON PLAN D'ÉDUCATION NATIONALE. PERNETTI ET L'HISTOIRE. BOR- DES : ÉDUCATION PRATIQUE ET UTILE A LA VIE SOCIALE. PERRACHE : INSTRUCTION ADAPTÉE AUX EXIGENCES DE L'INDUSTRIE ET DU COMMERCE ; ENSEIGNEMENT <( TECHNIQUE ». — CONTRE L'ENSEIGNEMENT DU LATIN. — L'ÉDUCATION DES COUVENTS CRITIQUÉE PAR PERNETTI. FORMER DES ESPRITS JUSTES ET « DES CŒURS SENSI- BLES ». — L'INSTRUCTION DES ENFANTS DE LA CAMPAGNE ET DE CEUX DES ARTISANS : MÉMOIRE DU P. GOURDIN. DANS QUEL ESPRIT DOIT ÊTRE DONNÉE L'INSTRUCTION RELIGIEUSE. VUES LIBÉRALES, ESPRIT NOVATEUR.

DIVERTISSEMENTS ACADÉMIQUES. POÈTES LÉGERS : VAS- SELIER ET (le... RÉCEPTIONS GALANTES. LES FEMMES A L'ACADÉMIE. — EFFUSIONS SENTIMENTALES : THOMAS ET Ducis. — ENTHOUSIASME SUSCITÉ PAR L'ABBÉ RAY- NAL. LES PRIX FONDÉS PAR RAYNAL.

HARDIESSE DE PENSÉE, LIBERTÉ DE LANGAGE : MILIEU PROVINCIAL LARGEMENT OUVERT A L'ESPRIT DU SIÈCLE.

L'Académie de Lyon mérite que nous commencions par elle notre enquête. Notre propos n'est point, d 'ailleurs, d'écrire exactement son histoire dans la deuxième moitié du siècle qui nous préoccupe : aussi bien cette histoire demeurerait à faire, et non seulement pour le xvme siècle, mais pour le xixe siècle également ' ; notre but est de retracer le rôle de tout premier plan qui fut tenu par cette compagnie au cours de la période que nous étudions, en nous attachant à montrer qu'elle ne fut étrangère à aucun courant de pensée, que presque toutes les idées, presque tous les grands débats du siècle trouvèrent chez elle un écho et parfois y résonnèrent avec ampleur. Comptant en son sein non seulement des érudits, mais aussi des hom- mes intelligents et ouverts à toute pensée neuve, elle créa autour des grandes thèses qui agitaient l'opinion quelques discussions longues et passionnées ; elle sut maintenir dans la deuxième ville de France un foyer intellectuel

i. Nous avons bien l'ouvrage de DUMAS, Histoire de l'Académie de Lyon, 2 vol. ; il renferme de nombreux détails, mais il est très ancien (1849) et, de plus, confus et mal composé. Signalons aussi l' Athénée de Lyon, de BOLLIOUD-MERMET, un Académicien que nous mentionnons plus loin ; cet ouvrage contient l'histoire de l'Académie depuis son origine jusqu'à 1785 environ (3 vol. in-fol.). Il n'a jamais été imprimé: Bollioud avait présenté son ouvrage à l'Académie le 4 juillet 1786, puis il l'avait repris pour y faire des additions et des corrections. Le manuscrit dis- parut après la Révolution. Achard-James en retrouva une partie dont il fit une copie qui... elle-même a disparu des dossiers de l'Académie. Ce n'était, d'ailleurs, que de sèches notices sans esprit critique. L'abbé Pernetti ébaucha lui aussi une histoire des délibérations de l'Académie: il nous a conservé la harangue de réception de en 1730 (Louis Racine passa quatre ans à Lyon, de 1728 à 17e2, comme directeur des gabelles et fit, chez Perrichon, prévôt des marchands, des lectures de son poème de la Religion) ; Palais des Arts, ms. 301. vivace ; gardant avec Paris des relations étroites et fré- quentes, ayant parmi ses associés quelques grands écri- vains qui se faisaient recevoir à leur passage, et dont plu- sieurs entretenaient avec certains de ses membres une cor- respondance régulière, l'Académie de Lyon occupa réelle- ment une des premières places parmi ces Académies de province qui jouèrent au XVIIIe siècle le rôle important que l'on connaît. En 1700 s'était constituée chez l'avocat Brossette, l'ami et le correspondant de Boileau, l'Académie des Sciences et Belles-Lettres. En 1713 fut fondée une Académie des Beaux-Arts qui n'était autre chose qu'un « Concert de musique composé de plusieurs citoyens de cette ville, amateurs en cet art ». La consécration officielle eut lieu onze ans après, en 1724, par des lettres patentes qui éta- blissaient une double Académie, celle des Sciences et Belles- Lettres, et celle des Beaux-Arts ; ces deux associations demeuraient nettement distinctes, ayant des buts tout à fait différents. Or l'Académie des Beaux-Arts, qui avait fait construire, dès 1724, une salle de concert (place des Cordeliers), se mit à organiser en avril 1736 des confé- rences sur la musique, les arts appliqués et même les sciences : il y eut désormais chez elle deux sections, la sec- tion des concerts et la section des conférences. Après que la ville de Lyon eut acquis (30 décembre 1741) la propriété de l'immeuble et du mobilier de l'Académie des Beaux- Arts (section des concerts), le dédoublement devint effec- tif : on dit Académie des Beaux-Arts et du Concert, ce qui signifiait qu'il y avait une Académie des Beaux-Arts et une entreprise de concerts. C'est à partir de février 1742 que les intérêts de l'Académie et ceux du Concert furent disjoints. Le Ier juin 1748, des lettres patentes consacraient cet état de choses et portaient désunion de la Société des Concerts qui gardait le nom d'Académie des Beaux-Arts et de la Société des Conférences qui recevait le titre de Société royale des Arts (le titre fut Société royale des Beaux- Arts à partir d'août 1756). La première qui n'était donc plus qu'une entreprise de concerts vécut jusqu'en 1774 ; la seconde qui ne borna point ses occupations à des confé- rences musicales, mais qui se consacra à des études sur les différents arts, et notamment sur les arts mécaniques, devait se confondre en 1758 avec l'Académie des Sciences et Belles-Lettres 1. Celle-ci n'avait pas eu l'existence complexe et tourmentée de sa voisine : elle s'était tranquillement développée pen- dant la première moitié du siècle. En 1757 prit corps un projet de fusion de l'Académie avec la Société royale des Beaux-Arts, et trois commissaires furent nommés par chacune des deux compagnies en vue d'étudier la question et d'envisager les modalités de la réunion 2. Au début de 1758, le fait est accompli et des lettres patentes portent réunion de l'Académie des Sciences et Belles-Lettres avec la Société royale. Le titre de la nouvelle compagnie était Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon. Le 23 août, les lettres patentes étaient enregistrées par le Parlement de Paris, et la première séance de l'Académie fusionnée eut lieu dans une salle de l'Hôtel de Ville, le 14 novembre 1758 3. Certes, tous les Académiciens lyonnais dont les procès-

1. Cf. Léon VALIAS, la Musique el Lyon au XVIIIe siècle, t. I; la Musique à l'Académie (Introduction, p. XIII et xiv), et Lyon ancien et moderne, t. II, p. 321 sqq. Voir aussi S. CHARLÉTY, Histoire de Lyon depuis les origines jusqu'à nos jours, mais il ne donne sur l'Académie que des indications sommaires. Le texte des lettres patentes de 1724 et de 1748 se trouve dans le dossier 264 des manuscrits du Palais des Arts (Règlements et délibérations de l'Académie de Lyon, fol. 2 et 10). Cf. également, ibid., fol. 14 (Statuts et règlements de l'Académie) et 102 (Observations sur la réunion des deur Académies). 2. l'. V. des séances de l'Académie des Sciences et Belles-Lettres, 16 août 1757; Palais des Arts, ms. 266. Ce dossier 266 comprend 21 volumes contenant le journal de toutes les séances de l'Académie (Acad. des Sciences et Belles-Lettres jusqu'en 1758, Acad. des Sciences, Belles-Lettres et Arts après 1758, de janvier 1740 jusqu'au 13 août 1793). En outre, 4 volumes (de 22 a 251 renferment le journal des séances de la Société royale des Arts, du 12 avril 1736 au 29 décembre 1755. 3. Ibid., séances du 14 février (lecture des lettres patentes pour la réunion des deux Académies), du 1" août, du 22 août. verbaux des séances nous ont transmis les noms ne furent pas des hommes de premier plan : aussi bien notre intention n'est-elle pas de les énumérer tous ni de consacrer à la plupart d'entre eux une notice précise. Toutefois il en est quatre ou cinq dont la part aux travaux académiques fut prépondérante et dont la valeur fut réelle : il est donc utile de les évoquer en quelques lignes. Il y avait Charles Bordes, à la fois poète léger, philosophe et homme de science qui appartenait, dès 1740, à l'Académie des Beaux-Arts, où il lut plusieurs mémoires sur les arts appliqués et qui entra, en 1744, à l'Académie des Belles- Lettres où il remplaça Nicolas Grollier, comte de Servières ; il lut, en guise de remerciement, un discours de vers et de prose mêlés, originalité qui fut vivement goûtée '. Dès lors, Bordes occupa pendant de longues années une très grande place à l'Académie, dont il fut à plusieurs reprises directeur. Nous retraçons plus loin l'histoire de sa polé- mique avec J.-J. Rousseau qu'il avait connu en 1740-41-42, principalement chez le prévôt M. de Mably 2, et dont il devint un adversaire acharné et peu courtois. Ami et admi- rateur de Voltaire, il se fit comme lui l'apologiste des arts, des lettres et des sciences, de la civilisation matérielle et même du luxe. En dehors de ses fameuses réfutations des thèses de Rousseau que nous examinerons plus loin, ses principales interventions à l'Académie furent en 1748 un Discours sur la fiction, en 1763 la lecture d'un mémoire qu'il intitule Pensées sur l'éducation, en 1769 celle d'une Dissertation sur les jardins d'Angleterre, qui lui avait été inspirée par un voyage qu'il fit en 1765 et qui remporta, si nous en croyons le compte rendu de la séance du 9 mai

1. Ibid., séance du 27 avril 1745. Cf., l'excellent opuscule d'André RUFI.INGER, Charles Bordes, 1912. Ce discours fut publié pour la première fois dans les Archives du Rhône, t. III, p. 40. nov. 1825. 2. Voir notre ouvrage J.-J. Rousseau ci Lyon. Sur la polémique Rousseau-Bordes, cf. plus loin, p. 32, sqq. 1769, un très vif succès 1. Ce fut lui qui répondit à Voltaire lorsque celui-ci prit séance à l'Académie le 26 novembre 1754 2. Il lut à plusieurs reprises des épîtres en vers ou des poèmes de ton badin et s'avisa un jour (13 février 1770) de donner lecture d'une traduction en vers latins du premier chant de la Henriade! Jacques-Annibal Claret de Fleurieu, seigneur de La Tourrette, né à Lyon en 1692, conseiller à la cour des Mon- naies, président de cette Cour en 1741, prévôt des mar- chands en 1740, fut secrétaire perpétuel de l'Académie, pour la classe des lettres, à partir de 1736. Tous les alma- nachs de Lyon signalent sa bibliothèque, fameuse par le nombre et par la rareté des volumes. Il fut l'ami et le corres- pondant de Voltaire, ainsi que son fils Marc-An toine- Louis, né en 1729, qui fut, lui, botaniste éminent et secrétaire perpétuel de l'Académie pour la classe des sciences, à partir de 1777. Marc-Antoine fut l'ami de Rousseau qu'il connut intimement en 1768 et 1770 3. Marmontel aussi fut lié avec le père et le fils et profita de leur hospitalité pendant un séjour à Lyon au retour d'un voyage dans le Midi en 1760 4. Ces deux personnages, si influents par leurs relations, sont liés à toute l'histoire de l'Académie dans la plus grande partie du siècle ; ils consacrèrent à cette compagnie, chacun dans leur domaine, le meilleur de leur temps et de leur activité intellectuelle. Une mention doit être réservée à Bollioud-Mermet, né en 1709, qui tenta, sous le titre d'Athénée de Lyon, une

1. Il décrit dans cette dissertation le parc Saint-James, le jardin de Vauxhall et le parc de Stove. Ajoutons qu'il avait donné, en 1762, une imitation libre et versifiée de deux idylles de Gessner. Le Discours sur la Fiction et les Pensées sur VEducation ont été imprimés dans les Œuvres diverses de Bordes ; Lyon, Faucheux, 1783, tome II, vol. 1 et vol. 2. 2. Cf. chap. V, Voltaire et Lyon. 3. Cf. notre ouvrage Rousseau à Lyon, chap. VI, les Derniers séjours. 4. «A Lyon nous donnâmes un jour à la famille de Fleurieu qui m'attendait à La Tourrette » (Mémoires, liv. VII, éd. Tourneux, t. II, p. 195). Marmontel décrit leur maison de campagne, de la Tourrette, à Eveux, près de L'Arbresle. histoire de l'Académie 1, et dont le nom revient souvent chaque fois qu'il s'agit d'étendre le rayonnement de l'Aca- démie et d'accroître son influence, ainsi qu'à de Bory, gouverneur du château de Pierre-Scize, aimable épicurien, très assidu aux séances et qui se spécialisait dans les tra- ductions en vers des Odes d'Horace. Notre attention sera retenue plus longtemps par l'abbé Pernetti. Jacques Pernetti (ou Pernetty), né à Lyon en 1696, esprit ouvert à toutes choses, traita devant ses confrè- res de nombreuses questions à l'ordre du jour, notamment des problèmes d'éducation (nous analyserons plus loin ses principales thèses) ; il fit paraître un certain nombre d'ouvrages dont les deux principaux sont Recherches pour servir à l'histoire de Lyon ou les Lyonnais dignes de mé- moire (1757, deux vol. in-12) et Tableau de la Ville de Lyon (1760, in-8° avec plan) ; il avait adressé le 27 mars 1760 un exemplaire de ce dernier ouvrage à Malesherbes qui lui répondit par la lettre suivante 2 : « Je vous suis très obligé, Monsieur, de l'ouvrage intéressant que vous m'avez envoyé ; votre loisir ne peut être mieux employé qu'à nous faire connaître votre patrie et ce n'est que du grand nombre de descriptions et d'histoires particulières qu'on peut attendre une bonne description et une histoire générale de France. De savants bénédictins nous ont donné, depuis quelques années, des ouvrages considérables sur plusieurs provinces ; le célèbre M. Schœpflin a déjà donné un gros volume de recherches sur l'Alsace et nous en attendons incessamment un second. Mais outre les histoires de nos provinces, il en faut aussi des villes et surtout de celles qui sont aussi recommandables par leur ancienneté que par leurs richesses et le nombre de leurs habitants. Cet ouvrage et celui que vous nous avez déjà donné sur les Lionnais

1. Cf. supra, p. l, note i. Sur tous ces académiciens, cf. DUMAS, op. cit., et surtout MONFALCON, Histoire monumentale de Lyon, t. III. 2. B. Nat., Mss Fonds français, 22.151, n° 85. dignes de mémoire feront partie de ce plan général et il serait bien heureux qu'il y eût dans toutes les grandes villes du royaume des gens de lettres qui se livrassent à un pareil travail et qui réunissent comme vous le goût à l'érudi- tion » 1. Pernetti participe activement à la vie intellectuelle lyonnaise jusqu'en juillet 1773, date à laquelle il quitte Lyon pour s'établir à Paris. L'Académie de Lyon compta parmi ses membres associés beaucoup de grands personnages et d'illustres écrivains. Le plus éminent fut Voltaire, dont nous disons ailleurs ses relations avec Lyon et les Lyonnais. Nous avons consulté avec fruit ce qui subsiste de la Correspondance académique, qui recèle encore, malgré de sensibles lacunes, bien des lettres intéressantes. Marmontel — dont nous savons les relations avec la famille Fleurieu de La Tourrette — écrit le 15 mai 1758 à Bollioud-Mermet, alors secrétaire de la Société royale (on est à la veille de la fusion des deux compagnies), pour lui demander de concourir au succès du Mercure de France dont

il prend la direction. « Le Mercure de France, dit Marmontel, n'est pas si essentiellement un ouvrage frivole qu'il ne puisse devenir solide et intéressant dans mes mains... Obtenez, je vous prie, pour l'avantage commun des lettres que la Société royale de Lyon daigne concourir au succès de ce journal en communiquant quelques-unes de ses obser- vations et de ses découvertes : je tâcherai de les employer de manière à mériter la confiance dont elle m'aura honoré» 2 Deux ans après, Daubenton écrit de Montbard à La Tourrette pour demander à être nommé membre associé

1. Citons parmi les autres ouvrages imprimés de l'abbé PERNETTI: Lettres philo- sophiques sur les Physionomies (deux éditions, 1746, 1760, et traduites en allemand) ; mais la paternité de cet ouvrage lui a été contestée. Les Abus de l'éducation sur la piété, la morale et l'étude ; Paris, 1728. Deux romans : le Repos de Cyrus ; Paris, 1732 et Jlistoirt- de Fej»r-ide ; Genève, 1750. Conseils de l'amitié à Ariste ; Francfort, 1738 (quatre éditions). Essai sur les coeurs ; Amsterdam, 1765. L'Homme sociable, 1767. 2. Palais des Arts, ms. 268, Correspondance académique, 1736-1792. de l'Académie (Il dit encore la Société royale, ignorant sans doute que les deux sociétés n'en forment qu'une et que le nom a changé). Daubenton, pour justifier sa demande, invoque son penchant pour l'agriculture, expose en raccourci ses occupations à Montbard et n'oublie pas de mentionner ses relations étroites avec Buffon : « J'ai, dit-il, de grandes facilités pour rassembler un grand nombre d'arbres curieux et étrangers. M. de Buffon, intendant du jardin du Roi, qui a toujours passé une partie de l'année dans cette ville et avec lequel je n'ai jamais cessé d'avoir des relations d'intimité, me les a procurés, soit du jardin du Roi, soit d'Angleterre, ou même de l'Amérique directement... « ... J'ai toujours entendu parler avantageusement de la Société royale de Lyon. Son travail embrasse toutes les hautes sciences. Mais elle n'a pas dédaigné d'y joindre l'étude des arts qu'on a longtemps regardés comme subor- donnés aux sciences et peu dignes, par là, d'occuper l'esprit humain. L'agriculture même, ce premier des arts, si négli- gée, si avilie pendant des siècles, fait l'objet des recherches de votre Société royale. Puis-je mériter, Monsieur, d'avoir l'honneur d'être associé aux dignes amateurs qui la compo- sent » (Signé : Daubenton, maire et subdélégué) \ En 1775, Ducis demande à son tour à être nommé aca- démicien associé 2. Il est agréé, comme bien on pense. Cinq ans plus tard, il offre à l'Académie des exemplaires de sa tragédie OEdipe chez Admète ; il annonce l'envoi prochain de sa tragédie Lear qu'il vient de faire recevoir à la Comédie- Française et de Macbeth qu'il y lira bientôt 3. Le 15 février 1783, il fait hommage à l'Académie, par l'intermédiaire de La Tourrette, de quarante exemplaires du Roi Lear4.

I. Ibid., 29 juillet 1760. 2. Ibid., 6 décembre 1775. 3. Ibid., Auteuil, 7 décembre 1780. 4. Mss de la Bibl. de la Ville, Fonds général 1724 (Legs Monfalcon, 1855): «Je désire vivement que cette tragédie obtienne les suffrages de l'Académie et que, si on la joue à Lyon, elle y produise la même sensation qu'à Paris ". Jussieu, également membre associé de l'Académie, y fait une communication sur « la méthode nouvelle qui a été introduite dans le jardin royal de Paris pour la classification des plantes » (10 septembre 1776). Le philosophe Condillac marque un jour sa présence par la lecture de réflexions sur « les causes physiques de la sensibilité et de la mémoire » (26 avril 1768) J. La Harpe est reçu solennellement en no- vembre 1779. Condorcet, qui était en rapports avec Marc-Antoine Claret de La Tourrette, proposa à celui-ci, en 1774, une association étroite de l'Académie des Sciences avec l'Aca- démie de Lyon. Nous possédons ce projet d'association des deux compagnies avec les observations de Bollioud- Mermet et de Charles Bordes qui l'accompagnent. Bordes surtout manifesta des craintes et fit des objections: le projet de Condorcet lui semblait mettre en péril l'indépendance de l'Académie de Lyon en faisant d'elle (du moins en ce qui concernait la section scientifique), une sorte d'annexe de l'Académie des Sciences ; il proposa de substituer un système d'associations et de correspondances individuelles qui n'en- gageraient point les Académies locales. Il montrait par là combien il s'attachait jalousement à la défense des préro- gatives de l'Académie lyonnaise 2. Mais l'événement le plus marquant dans l'histoire des relations de l'Académie de Lyon avec Paris fut sans contredit la querelle qui mit aux prises, en 1754 et 1755, le Père Tolomas, de la Société royale, avec d'Alembert. Charles-Pierre-Xavier Tolomas, père jésuite, professeur de rhétorique au collège de la Trinité et qui avait été reçu le 2 mars 1740 membre de la Société royale des Arts (dans

x. P. A., ms. 266, Procès-verbaux. 2. Cf. Bibl. de la Ville de Lyon, Mss Fonds Coste, 1033, 15 feuillets in-40. A. Ru- plinger relate ces négociations dans son livre sur Bordes (cf. le chapitre intitulé Patriotisme local) et y voit non sans raison la manifestation d'un esprit d'indé- . pendance locale très marqué. la classe de physique) prononça, le 30 novembre 1754. un discours latin au collège de la Trinité. Les Jésuites étaient alors en pleine guerre contre les Encyclopédistes, et Tolomas, sous couleur de défendre l'enseignement des Jésuites que d'Alembert avait attaqué dans l'Encyclopédie, prononça contre le philosophe un véhément réquisitoire, qu'il termina par une allusion outrageante à la naissance de d'Alembert, ainsi qualifié : « Homuncio cui nec est pater nec res ». Le discours fit grand bruit : Bourgelat, directeur de l'Acadé- mie d'équitation de Lyon et correspondant de l'Académie des Sciences de Paris, qui se trouvait être précisément en rapports avec d'Alembert, fait à Malesherbes, directeur de la librairie, une pittoresque relation de la séance au cours de laquelle, dit-il, le professeur de rhétorique « vomit pen- dant cinq quarts d'heure, en très mauvais latin, un torrent d'injures contre l'Encyclopédie et tous les Encyclopédistes))2. Voltaire aussi, dans une lettre du 6 décembre, à l'avocat Dupont, relate l'affaire : il est en ce moment à Lyon et, en se louant de n'avoir trouvé encore aucun prédicateur qui ait prêché contre lui, il constate que « les jésuites indis- crets » font une vive campagne contre les Encyclopédistes, mais qu'ils sont « moins craints qu'à Colmar ». Voltaire qualifie de sot et d'insolent le discours du P. Tolomas et déclare qu'il « a excité contre lui l'indignation publique ». D'Alembert était membre associé de la Société royale aux travaux de laquelle il s'intéressait. Bourgelat lui avait promis pour l'Encyclopédie un mémoire sur le mot Pressoir, dont un académicien s'était chargé. Il protesta aussitôt contre le discours injurieux de Tolomas et demanda répa-

1. Il était né à Lyon en 1705. Il succéda au P. Jouve connue bibliothécaire du collège de la Trinité. Il quitta Lyon en 1762, lors de l'expulsion des Jésuites et mourut à Avignon au mois de septembre de la même année. 2. Voir chap. III, la Librairie et l'imprimerie lyonnaises, p. 203. Nous reprodui- sons presque in-extenso la lettre de Bourgelat à Malesherbes. Sur cette affaire, cf. Revue du Lyonnais, Ire série, 1836, t. IV, p. 196, Querelle littéraire (d'.i.lembert, le P. Tolomas et la Société royale de Lyon). ration. Alors la discorde s'éleva entre les membres de la Société, les uns défendant Tolomas ou, du moins, soucieux d'étouffer l'affaire, les autres prenant avec éclat parti pour d'Alembert. Il reste de ce démêlé un certain nombre de lettres conservées dans les archives de l'Académie 1 et qui nous permettent de nous faire une idée très précise de la gravité que revêtit cette querelle ; ce sont : 1° Une lettre de d'Alembert à la Société royale, 30 jan- vier 1755, écrite sur un ton très vif et qui demande éner- giquement réparation: Messieurs, J'apprends de tous côtés, par différentes let- tres qu'un régent de rhétorique dont le nom se trouve écrit parmi les vôtres, a prononcé contre moy le 30 novembre dernier au collège des Jésuites de cette ville une harangue très inju- rieuse. Je ne puis croire, Messieurs, que si ce fait étoit vrai, une compagnie aussi équitable et aussi éclairée que la vôtre eût pu garder à cet égard un si long et si profond silence; Néanmoins la nouvelle me revient d'un si grand nombre d'en- droits que je ne scais Plus qu'en penser. La philosophie m'a appris depuis longtemps à mettre à des invectives le prix qu'elles méritent; mais l'honneur des lettres, de l'Encyclo- pédie, de ceux qui veulent bien y concourir avec moi, des différentes compagnies littéraires dont j'ai l'honneur d'être membre, et f ose ajouter de la vôtre Messieurs, ne me permet pas d'être indifférent sur les outrages publics d'un de vos confreres. J'ose donc espérer de votre Equité et de vos lumières, ou que vous voudrez bien me faire justice publique sur ce sujet de la manière que vous jugeréz le plus convenable, Olt que ceux d'entre vous qui ont assisté à cette harangue, voudront bien me faire parvenir un écrit signé d'eux tous et que je puisse rendre public, par lequel ils déclareront que cette ha-

1. Ms 268, Correspondance académique. Parmi ces lettres, cinq furent publiées en 1755; in-40 de 6 pages, sans nom d'imprimeur, probablement imprimé à Lyon. L'original de quelques-unes se trouve à la Bibl. Nat., N. Acq. 3348, n08 258 à 262. rangue, telle qu'elle a été prononcée, ne contenoit rien d'of- fensant ni d'injurieux. C'est un service important qu'ils rendront à l'auteur encore Plus qu'à moi. 2° La réponse du secrétaire perpétuel Bollioud-Mermet à d'Alembert (très déférente) : Bollioud assure d'Alembert de la réprobation suscitée chez les académiciens par les paroles attribuées au père Tolomas ; il s'efforce de le calmer en lui signalant l'attitude polie observée par le jésuite depuis l'incident. Cette harangue, fait-il remarquer, n'a point été prononcée en présence de l'Académie ; d'autre part, Tolomas a protesté qu'on l'avait desservi auprès de d'Alembert : il n'aurait jamais eu l'intention d'offenser le directeur de l'Encyclopédie. Bollioud s'excuse du retard qu'il apporte à répondre à d'Alembert : la lettre de ce dernier ne lui a été remise, assure-t-il, que le 14 février (Copie). 30 Une lettre du père Béraud à d'Alembert (21 février). Béraud était professeur de mathématique et d'astronomie au Collège de la Trinité et ami de d'Alembert. Il affirme à celui-ci qu'il n'y avait rien d'injurieux dans les paroles du père Tolomas. 40 Une lettre de Goiffon (28 février) qui donne sa démission de membre de la Société en raison de l'insulte subie par d'Alembert. 50 Une lettre de Tolomas à d'Alembert (25 février) ; il reconnaît avoir défendu l'enseignement des collèges atta- qué dans l'Encyclopédie, mais proteste de sa modération et de son respect pour d'Alembert. Il ajoute que la minute de son discours est déposée entre les mains du Prévôt des Marchands (CoPie). 6° Une lettre de l'abbé Audra (28 février) donnant sa démission 1.

1. Sur l'abbé Audra, chanoine de Saint-Just, voir L);VY-ScHM:iuER, L'n Lyonnais oublié, l'abbé Audra, dans Revue de l'Histoire de Lyon, 1908. Mêlé à la haute société lyonnaise, il présenta plusieurs mémoires à l'Académie: en 1751, une dissertation ur l'établissement et le progrès des sciences chez les Arabes ; en 1752, une disserta- 7° Une lettre de Bertaud (adressée à Clapasson, qui fai- sait fonction de directeur de la Société, en l'absence de Soufflot retenu à Paris), donnant également sa démission, (3 mars). 80 Une lettre de Soufflot, directeur de la Société (Paris, 11 mars), sans doute adressée à Bollioud-Mermet ; il s'efforce d'arranger les choses et, sur le point de faire plusieurs dé- marches, il demande des éclaircissements ; il « sollicite les moyens d'affermir un corps qui se désunit de lui-même et se détruit avant d'être bien formé ». 9° Une nouvelle lettre de Bertaud (7 mars), justifiant sa démission. 10° Une lettre de d'Alembert à Bourgelat (17 mars) ; il se dit très irrité, nullement apaisé par les dénégations qu'on lui oppose ou les demi-satisfactions qu'on essaye de lui donner ; il prie Bourgelat de rendre cette lettre publique ( Copie). 11° Une lettre de d'Alembert à Soufflot (datée seulement « ce dimanche matin »). Il lui demande d'employer tout son crédit pour lui faire obtenir réparation et signale la démis- sion de plusieurs membres de la Société ; il regrette d'avoir été absent lors de la visite que Soufflot lui a faite et informe ce dernier qu'il s'est rendu chez lui également. 12° Une réponse de Bollioud-Mermet à Soufflot (à Paris, 18 mars). Il relate les faits, signale le départ de trois aca- démiciens ordinaires et d'un associé; il prétend que Tolomas, à l'instigation de la Société, a écrit à d'Alembert «une lettre d'excuses et de désaveu», déclare regretter le bruit causé par cette affaire et met en lumière la conduite prudente

tion sur les miroirs ardents d'Archimède. Il faisait partie à la fois de l'Académie des Sciences et Belles-Lettres et de la Société royale. Après avoir quitté Lyon, il fut professeur d'histoire au collège royal de et devint un des auxiliaires les plus actifs de Voltaire dans la réhabilitation de Sirven. Dans l'affaire d'Alembert- Tolomas, il prit nettement position pour le directeur de l'Encyclopédie. Chargé, comme censeur, d'examiner un livre, il est jugé très favorablement par Bourgelat qui écrit à Malesherbes, le 10 avril 1761 : « L'abbé Audra est un homme dont je suis sur... » B. Nat., Nouv. Acq., 3344, 296). et modérée de l'Académie : « Tout le public de Lyon loue ces procédés » (Copie). 130 Une lettre écrite par le secrétaire de la Société royale (Bollioud) au duc de Villeroy, gouverneur de Lyon et pro- tecteur de l'Académie (29 mars). Il relate les faits et déclare que la Société est hors d'état de donner satisfaction à la demande de d'Alembert. Il avertit M. de Villeroy à cause du « bruit qui en retentit dans Paris » et pour qu'il ne soit pas prévenu-contre ses procédés (Copie). 140 Enfin, une lettre de d'Alembert à Bourgelat (7 avril), qui clot l'affaire. D'Alembert proteste d'abord contre le bruit qu'on a répandu de sa brouille avec Bourgelat auquel il affirme son dévouement et son amitié. Il reproche à la Société royale ses faux-fuyants, constate que la seule satis- faction qu'on lui donne est la lettre du Père Béraud, collègue de Tolomas ; il se plaint de ce que « les meilleurs sujets de cette Société » ne peuvent ni signer ni donner le certificat qu'il désire. C'est en vain que Soufflot écrit pour lui faire rendre justice et prétend se désintéresser de l'enregistrement des lettres patentes de la Société. Quant à lui, d'Alembert, c'est pour « confondre l'imposture » qu'il rend ses lettres publiques : aussi bien celle-ci sera la dernière. Il ajoute en post-scriptum : « Mille compliments à MM. de Villiers, Goiffon et à leurs compagnons de justice et de probité » (Il s'agit des démissionnaires). En somme, d'Alembert n'obtint pas tout à fait satisfac- tion : la Société ne voulait pas prononcer des sanctions contre Tolomas, qui d'ailleurs avait commis son incartade en un autre lieu, en une autre assemblée. Néanmoins l'his- toire de cette querelle nous est précieuse : si d'Alembert persista longtemps à exiger des réparations complètes, c'est qu'il se sentait fort : nous avons dit les relations qui existaient entre la Société royale et l'Encyclopédie ; plusieurs académiciens se montrèrent en cette circonstance les parti- sans zélés de d'Alembert et brisèrent ouvertement avec leurs confrères. On essaya d'atténuer la portée des paroles de Tolomas, mais nul ne se leva pour les justifier ou pour en partager la responsabilité. Tolomas, lui-même, courba la tête sous l'orage et ne sut qu'écrire une lettre assez piteuse où il s'efforça de passer sous silence la parole insultante coupable de tout l'éclat. Visiblement, d'Alembert était redouté et l'Académie ne voulait point prêter la main à l'offensive des jésuites contre les philosophes

Nous avons vu la Société royale consacrer la plus grande partie de son activité aux arts appliqués ; selon Bourgelat, « les membres de cette société ne perdaient point leur temps à disserter éloquemment sur des points inutiles ». Lorsque les deux compagnies eurent fusionné, dans l Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts désormais unifiée, une large place fut laissée aux applications pratiques de la science. C'est ainsi qu'il est question, dans les séances de l'Académie telles que les procès-verbaux nous les résument, de l'emploi des rames tournantes pour les navires, des moyens de rendre un bateau insubmersible, de la manière de marcotter les plantes 2, de la construction de moulins à eau, du problème de l'électricité et des découvertes récentes de Franklin 8, etc... Ce sont surtout les sujets mis presque annuellement au concours qui permettent de juger de l'intérêt que porte l'Académie aux questions d'ordre pratique, à toutes les inventions destinées à accroître le bien-être social et la richesse. Ainsi, en 1764, l'Académie propose pour le prix de physique : « Quelle est la qualité nuisible que l air con- tracte dans les hôpitaux et dans les prisons et quel serait le meilleur moyen d'y remédier ?», et, en 1765, pour le prix

1. D'Alembert fut toujours tenu eu grande considération par l'Académie de Lyon: en novembre 1775, elle acceptait avec empressement un portrait gravé de lui dont son ami Delaroche lui faisait hommage ; P. A., ms. 268. 2. Lettre de Daubenton, 5 août 1760; P. A., ms. 266. 3. 24 février 1767 ; ibid. des arts : « Trouver un moyen de durcir le cuir de façon à le rendre impénétrable aux balles de mousquet et aux atteintes du fer le plus tranchant et le plus affilé ». En 1762, il s'agit de la préparation de la soie, question qui intéresse spécialement l'industrie lyonnaise. En 1776, on demande si « les étangs considérés du côté de la population et de l'agriculture sont plus utiles que nuisibles ». Enfin, le prix des arts pour 1780 porte sur une question d'ordre plus pratique encore : « Quelle serait la manière la plus solide, la plus simple, la plus commode et la moins coûteuse de paver et nettoyer les rues, quais, places, de la ville de Lyon?». Il serait facile d'allonger la liste de ces exemples; il suffit de feuilleter les procès-verbaux de l'Académie pour être frappé de la curiosité toujours en éveil qu'elle témoigne, de cet esprit ouvert à toutes les nouveautés dans le domaine de la vie pratique et de la science utile : ne retrouvons-nous pas, d'ailleurs, ici l'un des traits les plus caractéristiques de l'esprit du XVIIIe siècle ? 1. La plus grande variété préside aux travaux de l'Aca- démie : littérature, histoire, questions de morale et de philo- sophie, problèmes sociaux; il est peu de domaines qui ne soient explorés, superficiellement sans doute, mais la diver- sité des talents justifie cet éclectisme et les séances ne pèchent point par monotonie. Littérature, d'abord. En 1742, Brossette (qui mourra l'année suivante) communique quelques lettres de Jean- Baptiste Rousseau, avec lequel il a entretenu « un com- merce littéraire» ; M. Clapasson lit, en 1764, un mémoire sur la vie de Pierre Corneille ; M. de Campigneulles analyse les pièces de Crébillon et fait une critique des ressorts drama- tiques employés par ce poète, ainsi que de son style (1767). Il continue ses remarques en 1768. Bordes prononce un éloge

1. La question si controversée de l'inoculation provoque en 1763 un long mémoire de M. RAST, à la séance du 19 juillet, mémoire intitulé Réflexions sur l'inoculation de la petite vérole. de Fontenelle (1760). Les littératures anciennes ont aussi leur place: examen du Promethée enchaîné d'Eschyle, par l'àbbé Jacquet (1777) ; un éloge d'Epictète par le Père Tolomas (1760) ; études sur Cicéron (1759), sur Callimaque (1742) ; considérations sur Salluste par M. Dugas (1748) ; lectures fréquentes (un peu trop fréquentes peut-être à notre gré !) de traductions en vers d'Odes d'Horace par M. de Bory, etc... Passons sur les travaux d'histoire et d'archéologie, et contentons-nous de noter que c'est l'histoire romaine qui retient de préférence l'attention des académiciens lyon- nais. En philosophie, ce sont les questions contemporaines qui dominent et qui suscitent des discussions : en 1742, le P. Bimet lit un discours sur la Théodicée de Leibniz ; le même, en 1755, lit une dissertation sur l'Essai sur l'en- tendement humain de Locke ; en 1758, nouvelle séance consacrée à la théodicée de Leibniz, à laquelle on oppose « une autre théodicée, plus conforme à la saine doctrine, à la philosophie chrétienne et à la raison ». Le problème du mal est longuement évoqué, et l'auteur du mémoire conclut que la permission du mal ne prouve pas que Dieu en soit l'auteur, que l'homme est libre dans l'hommage qu'il rend à la divinité et que l'abus de cette liberté n'est imputable qu'à l'homme seul. En 1762, l'abbé Pernetti donne une longue explication du système de Pope et notamment de la fameuse parole:Tout ce qui est, est bien'. Pope, fait remarquer l académicien lyonnais, distingue avec raison l'ouvrage de l'homme et l'ouvrage de Dieu; « il souffre le premier, il adore le second » ; peu lui importe le raisonnement captieux dont on se sert pour accuser Dieu du mal de l'homme 2 : « occupé de la bonté infinie du souverain Etre, celui de tous ses attributs qu 'il semble avoir voulu nous rendre le plus

1. Il s'agit d'un remerciement prononcé par Pernetti devant l'Académie de Ville franche qui venait de l'élire. 2. La même année, Rousseau fait retentir les mêmes accents dans la Profession de foi: « Homme, ne cherche pas l'auteur de ton mal: cet auteur est toi-même ». sensible, il l'adore dans les dons qu'il a répandus sur la terre avec tant de profusion ; c'est cette bonté qui le console dans tous ses maux, et, dans toutes les positions où il est placé, il trouve plus de sujet de reconnaissance que de plainte...Cette sagesse lui épargne les terreurs et les angoisses, fruits malheureux des systèmes monstrueux que la curio- sité et la crainte ont forgés... Il est persuadé que, non seu- lement tout ce qui est, est bien, mais que tout ce qui sera, sera bien aussi » Nous le constatons déjà, et nous le constaterons de plus en plus au cours de cette étude : l'Académie de Lyon n'est pas un cercle fermé où nul souffle extérieur ne pénètre. Ainsi, en 1754, la fameuse thèse de l'abbé de Prades, qui suscita aux Encyclopédistes les difficultés que l'on sait, provoque une réfutation d'un certain abbé Greppo qui critique vivement l'opinion suivant laquelle Moïse ne serait pas l'auteur des généalogies de la Genèse. A cette même époque, la Société royale était secouée de la façon que nous avons exposée par le conflit d'Alembert-Tolomas. L'année suivante (1756), le tremblement de terre de Lis- bonne, qui devait être l'occasion d'un grand débat sur la Providence, inspire, à l'Académie de Lyon, un assez long mémoire, fort médiocre d'ailleurs 2. A la même époque, une Dissertation sur l'imprimerie 3 fournit à son auteur l'occasion de protester contre les abus de la librairie que l'institution des censeurs royaux ne parvient pas à com- battre efficacement. « Sans l'imprimerie je doute que Luther et Calvin eussent fait tant de conquête sur l'Eglise romaine ; le seul dictionnaire de Bayle a plus nui au christianisme et à la morale que les persécutions et les invectives des païens ». , 1. P. A., ms. 129. 2. Ibid., IllS. 157, fol. 146 (Anonyme). L'auteur, qui donne une explication tout? théologique des maux de la création, attribue aux «crimes de l'homme" les accidents et les catastrophes qui s'abattent sur lui. 3. Ibid., 157, fol. 113. Au cours de ces continuels débats où l'on agite des idées nouvelles, il arrive sans doute que des thèses avancées soient battues en brêche ou même provoquent de vives ripostes : des exemples plus suggestifs encore que le précé- dent s'offriront à nous par la suite... Mais il est des cas où, par contre, des Académiciens ne redoutent point de parler le langage des philosophes : témoin ce parallèle entre Kléper et Galilée où l'auteur signale les combats que ces deux hommes eurent à soutenir « contre l'ignorance, le fanatisme et l'envie » ; témoin aussi certain discours de Jacquet sur la philosophie et les mœurs et même certain réquisitoire de Pernetti contre l'éducation des couvents 1. Au demeurant, les préoccupations des Académiciens lyonnais sont visiblement tournées vers les questions de morale et plus particulièrement de morale sociale, ou même, comme nous dirions aujourd'hui, de sociologie. On traite du bonheur de l'homme et des meilleurs moyens de l'assu- rer ; Pernetti lit des « réflexions morales sur les différentes affections du cœur humain » et distingue en particulier « les cœurs sages » qui n'ont besoin ni d'efforts pour faire le bien ni de combats pour éviter le mal, « les cœurs élevés » qui recherchent la gloire pour prix de leurs .travaux, et « les cœurs bas » qui sont mis en mouvement par les seuls motifs d intérêt et de crainte (1758) ; M. de Campigneulles

1. Parmi les adversaires des « philosophes », il faut citer au premier rang le P. Br- MET (déjà nommé) qui s'efforça à plusieurs reprises de réfuter ceux qu'il appelait «les nouveaux matérialistes», et TOLOMAS qui compare un jour la morale d'Epictète avec celle des philosophes du siècle (26 juin 1760, « Les philosophes, déclare-t-il, sont pour la seule religion chrétienne les plus intolérants des hommes ») ; qui, en mars 1761, s'attache à distinguer philosophie et incrédulité, montrant que seuls les faux philosophes sont susceptibles de s'éloigner de la religion. Citons également M. Go Y (dont il sera question plus loin), qui, en 1774, reprend cette distinction dans un discours intitulé Idée du vrai et du faux philosophe, où il fait remarquer que « l'usur- pation du nom de philosophe faite par quelques sophistes déserteurs de la religion et des mœurs a tellement dégradé cette honorable qualification qu'elle est de nos jours entendue en mauvaise part. « Les prétendus philosophes, ajoute-t-il, ou esprits forts, abusent sans cesse des noms de religion, de vérité, de nature, de bonheur, de vertu, d'humanité, beaux termes qu'ils prennent dans une fausse acception et qu'ils dénaturent par leurs actions et leurs sentiments » (Cf. plus loin, page 60). Parmi ceux qui, au contraire, professaient des idées hardies, se trouvaient Pernetti et Bordes. fait un éloge enthousiaste de la vertu de « l'humanité » (1766) ; M. de Garnevan lit un discours sur l'esprit social (1750) ; M. de Pusigneux parle de l'esprit de société et tente de le définir (1768) ; Pernetti disserte lui aussi sur la socia- bilité et sur les vertus que la vie en société réclame (4 juillet 1769 - II septembre 1770); tel autre prend pour thème l'utilité que présentent pour le bien public certaines qualités de cœur et d'esprit (1779). Les questions économiques et politiques ne sont pas absentes : en 1775, La Tourrette présente, de la part de l'avocat Bergasse, un exemplaire du discours que celui-ci a prononcé à l'Hôtel de Ville sur ce sujet : « Quelles sont les causes générales du progrès de l'industrie et du commerce et quelle a été leur influence sur l'esprit et les mœurs des nations » Dès 1751, M. Basset faisait l'analyse d'un livre intitulé les Principes du droit politique (Amsterdam, 1751) et visiblement teinté d'esprit libéral. En 1763, l'abbé de La Croix lit une traduction d'une partie de l'ouvrage italien de Raimondi sur les Souverains, et le procès-verbal de la séance note que l'auteur donne au monarque « des leçons sur l'administration de ses Etats, les moyens de les conserver et de les agrandir sans fouler les sujets et sur ce qu'il se doit à lui-même et aux peuples qu'il gouverne ». Mais, avant toutes choses, ce qui retient l'attention des académiciens lyonnais, ce sont quelques-unes des grandes thèses, des idées essentielles dont l'esprit du siècle est imprégné : de 1750 à 1789, dès avant 1750 même, la vie intellectuelle de l'Académie s'absorbe dans de longs et fréquents débats sur quelques-uns des grands problèmes d'ordre philosophique et social qui passionnèrent le XVIIIe siècle ; ce sont : les rapports des lettres, des arts et des sciences, avec les mœurs et la civilisation ; l'état de nature et l'homme social ; les méthodes d'éducation ; si nous ajoutons la question des délits, des crimes et des peines,

1. Sur Bergasse, cf. chap. II, la Société lyonnaise et l'opinioH, p. 113. celle de la traîte des nègres et de l'esclavage, nous pouvons constater, avant même d'aller plus loin, que l'Académie de Lyon ne boude pas son époque.

LE DÉBAT SUR LES SCIENCES, LES LETTRES ET LES ARTS. RÉFUTATIONS DES THÈSES DE ROUSSEAU. ROUSSEAU ET BORDES.

La question du progrès des sciences et des arts était « dans l'air » bien avant le discours de Rousseau ; aussi voit-on l'Académie de Lyon s'y intéresser : c'est ainsi que, dans l année 1740, elle est examinée à trois reprises, sous des aspects un peu différents sans doute. En avril, M. de Montdorge entretient ses collègues « des progrès qu'ont faits si rapidement les arts et les sciences dans notre siècle », et il voit la principale cause de ces progrès dans le soin que prennent ceux qui enseignent et cultivent les sciences d'en rendre l'accès facile. En mai, le président Dugas exa- mine si le goût des sciences et des lettres a dégénéré et « si les plaintes qu'on entend chaque jour contre la dépra- vation qui menace la république des lettres sont fondées ». Il conclut que le goût des lettres est au contraire plus épuré et plus sûr que dans le siècle précédent. Enfin, en décembre, M. Mathon entreprend de faire voir combien l'histoire des progrès des sciences et des arts est «plus curieuse, plus utile et plus intéressante que la vie des conquérants » V Survient le concours fameux de l'Académie de Dijon qui pose la question de la valeur morale des sciences et des arts et de leur influence sur la civilisation : J.-J. Rousseau

1. -P. V. de l'Acad. des Sciences et Belles-Lettres ; P. A., ms. 266. v fait la réponse que l'on sait et qui, d'un seul coup, lui assure la célébrité. Nous parlons ailleurs 1 des relations qu'avait nouées Bordes avec Jean-Jacques pendant que celui-ci remplissait les fonctions de précepteur chez M. de Mably et au cours de l'année qui suivit. Ces relations avaient été excellentes et ne laissaient nullement prévoir le duel qui allait se livrer après 1750. Qu'il eût été mu par une haine vigoureuse du paradoxe ou plus simplement par une rancœur d 'ami négligé, toujours est-il que Bordes ne tarda point à porter devant l'Académie de Lyon le débat sur la valeur des sciences et des arts et à s'inscrire en faux contre les affirmations de Jean-Jacques. Au reste, la thèse devait intéresser parti- culièrement l'opinion lyonnaise en raison même de la per- sonnalité de Rousseau : plusieurs Académiciens, plusieurs personnages en vue à Lyon l avaient connu dix ans aupa- ravant, lorsque, précepteur inhabile, il cherchait sa voie dans la littérature et la musique, et l'on dut prêter à ce premier écrit une attention d'autant plus vive que l auteur du discours de 1750 n'était point tout à fait semblable au jeune homme qui, vers 1741, cherchait à se pousser dans le monde et à s'y faire, pour y réussir, de solides appuis. Donc le 11 mai 1751, Charles Bordes entreprend de «faire l'apologie des arts et des sciences en réfutant un discours qui a remporté le prix de l Académie de Dijon en 1750 » Il suit la même méthode et le même ordre de développement que Rousseau dans son discours : 1° En invoquant les exemples d'Athènes et de Rome, il montre que la décadence de ces deux villes doit être attri- buée à d'autres causes qu'à l'excès de civilisation ; il met en parallèle les peuples barbares , 20 Il défend les arts et les sciences contre des reproches injustes, en particulier contre les griefs suivants : nourrir

1. Cf. notre ouvrage Rousseau à Lyon, chap. III. 2. P. A., ms. 266. Bordes poursuit sa réfutation dans la séance du 22 juin. une vaine curiosité, ne produire qu'erreur et incertitude, fomenter l'oisiveté, contribuer aux excès de luxe, amollir le courage des peuples. Le 17 août on lit à l'Académie le Discours du roi de Pologne que Stanislas écrivit en réponse à celui de Rousseau, et le procès-verbal de la séance s'exprime ainsi : « Il (le roi de Pologne) venge les arts et les sciences des mauvaises im- pressions qu'a voulu donner contre elles le citoyen de Genève qu'on sait être M. Rousseau, homme de beaucoup d'esprit, qui est actuellement à Paris et connu pour un amateur de lettres et de sciences malgré le système qu'il a adopté contre elles ». Le 31 août suivant (on voit, au faible intervalle qui sépare ces discours, à quel point l'Académie se passionne pour cette question), M. de Fleurieu de La Tourrette, essayant de concilier les deux thèses, lit des réflexions sur les discours de Rousseau et de Bordes. « Il cherche, dit le procès-verbal, à rapprocher des sentiments qui semblent contradictoires et il a distingué les sciences primitives de raisonnement et de moralité d'avec celles de pur agrément et a établi que les premières ont incontestablement servi à épurer les mœurs et que, si l'on ne peut accorder le même avantage aux secondes, il ne faut s'en prendre qu'à ceux qui en ont abusé, puisque dans le principe elles ont contribué à polir les mœurs et à être utiles par là à la société ». La querelle continua par une réponse fameuse de Rous- seau à Bordes 1. Celui-ci ne se tint pas pour battu et, l'année suivante (ier et 31 août 1752), il donna lecture à l'Académie d'un Discours sur les Sciences et les Arts, réplique à la réponse de Rousseau.

L'analyse de ce discours occupe dans le procès-verbal des séances quatre pages hors-texte et semble être de la main même de Bordes. Celui-ci se dit « plein d'estime et

L Elle se trouve dans toutes les éditions. Sur cette réponse et sur le deuxième discours de Bordes, cf. RUPLINGER, op. cit., p. 38-52. d'amitié pour son ingénieux adversaire», mais annonce qu'il va « entrer dans un examen réfléchi de cette grande ques- tion ». Il s'en prend d'abord au préjugé qui nous porte à croire sans preuves solides à la vertu des premiers Grecs et des premiers Romains ; il attaque notamment la fameuse légende de la pureté spartiate et fait voir à l'aide d'autres exemples empruntés à notre histoire nationale que l'igno- rance n'a jamais produit ni dû produire l'intégrité des mœurs. Les coutumes actuellement en honneur chez les peuplades sauvages font voir au contraire qu'elle verse le sang «par les mains des préjugés et des superstitions qu'elle enfante et qu'elle éternise ». Au reste, l'histoire de la primi- tive antiquité ne nous permet pas de nous faire une notion exacte de « la nature et de ses effets » ; l'ignorance et la science ne sont que des noms relatifs : Lycurgue était savant et philosophe, Athènes au temps de Marathon était très savante en comparaison des autres cités grecques, etc. Critiquant ensuite le « système d'égalité tant vanté chez les anciens», Bordes prouve que les mœurs sont parfaitement compatibles avec les richesses. Ces richesses ont été produites par l'inégalité, dont Bordes entreprend une véritable apo- logie. « L'inégalité seule enseigna aux hommes la légitime destination de leurs facultés naturelles, elle leur apprit à se rendre heureux les uns par les autres ; elle devint enfin la source féconde de tous les biens dont nous jouissons ». Il n'est pas interdit de penser que cette partie essentielle de la réponse de Bordes, si elle n'a pas suscité une réplique directe de Rousseau, l'a néanmoins fortement incliné à traiter à son tour le problème des origines de l'inégalité dans son discours de 1754- Somme toute, si les sciences et les arts (surtout les arts) paraissent liés à quelques abus, il n'est nullement prouvé que ces abus soient nécessaires ; en revanche, ils nous pro- curent d'incontestables avantages et « nous ôtent cette vieille dureté de mœurs qui a pu se faire respecter, mais qui se faisait haïr ». Dans une longue note placée à la fin du discours, Bordes s'attache enfin à relever scrupuleusement quelques propo- sitions concernant les abus de la philosophie et des lettres, que Rousseau venait de signaler dans la préface de sa comédie l'Amant de lui-même. Réfutation très précise et qui ne laisse rien passer, mais écrite sur un ton courtois, telle est cette seconde réponse de Charles Bordes à Rousseau. Celui-ci, en mai 1753, écrit à Bordes une lettre aimable : le discours de Bordes n'était pas encore public, mais Rousseau dit en avoir entendu parler par Duclos qui l'avait lu ; il ajoute ces paroles flatteuses à l'égard de son contradicteur qui n'est pas encore devenu son ennemi : « Vous êtes, de tous ceux qui se sont mis sur les rangs, le seul adversaire que j'ai craint, ou plutôt le seul dont j'aie espéré de nouvelles lumières... » 1. Mais Rousseau ne se décide point à répondre à l'argumen- tation de Bordes : dans une lettre à Mme de Créqui (datée primitivement de 1751 et qui est certainement de 1753) 2, nous lisons : « Le Discours de M. Bordes, tout bien pesé, restera sans réponse ; je le trouve quant à moi, fort au-des- sous du premier, car il veut encore mieux se montrer bon rhéteur de collège que mauvais logicien. J'aurai peut-être occasion de mieux développer mes idées sans répondre directement » 3.

I. DUFOUR et PLAN, Correspondance générale, t. II, p. 43. Rousseau n'a certaine- ment point été vexé par ce second discours : du moins il semble avoir accueilli avec bonne grâce cette contradiction pourtant sérieuse. Une lettre de Choiseul à Bordes (Paris, 29 mai 1753) que nous avons trouvée aux Archives départementales (Fonds Léon Galle, ms. 56), contient ces mots: « J'ai vu Rousseau, je lui ai parlé de votre ouvrage ; il en est fort aise et vous aime toujours ». 2. Ibid., p. 45, et note 2. M. Plan essaie de justifier la date de 1751, qui ne se trouve point d'ailleurs sur l'original ; pour ma part, je ne vois pas comment on pour- rait l'admettre. Dans la phrase: «Je le trouve, quant à moi, fort au-dessous du premier », il est impossible de voir une allusion à un autre discours qu'au premier discours de Bordes: la comparaison est toute naturelle, elle s'impose même ; pour- quoi supposer que Rousseau établit un parallèle entre le premier discours de Bordes et la réponse du roi de Pologne à laquelle il n'est pas fait la moindre allusion claire dans cette lettre ? Au reste, c'est le second discours de Bordes, celui de 1753, qui est, comme il le laisse prévoir ici, resté « sans réponse ». 3. Ruplinger indique qu'entre le premier et le deuxième discours de Bordes Cependant, le 8 mail 752, Bordes, voulant faire imprimer sa réponse à Rousseau 1, et désireux d'y prendre la qualité d'Académicien, demande, conformément aux règlements, que l'on nomme des commissaires pour l'examiner à nou- veau. Il aurait pu s'en tenir là. Peut-être fut-il vexé de constater que Rousseau ne lui répliquait point... Quoi qu'il en soit, ne voulant point lâcher sa proie, il donne lecture à la séance du 11 décembre de la première partie de la réponse qu'il s'est proposé de faire à la lettre de Rousseau sur la musique française. L'année suivante Bordes est nommé directeur de l'Aca- démie. Dès le 15 janvier, le procès-verbal signale qu'il a tenu ses confrères au courant des changements et des aug- mentations qu'il a faits à sa réponse à Rousseau sur la musique française. La question du progrès des sciences et des arts continue de nourrir les débats académiques. Le 2 décembre 1755, Fleurieu de La Tourrette lit un essai qui a pour titre Idée du progrès des sciences et des arts ; il en continue la lecture au cours des séances des 20 et 24 février 1756 2. En 1761, l'abbé de Pusigneux lit un discours dans lequel il examine « combien l'amour de la nouveauté a contribué ou nui au progrès des sciences et des belles-lettres ». Toutefois, il ne s'agit plus de la thèse même qui faisait le fond du débat

Rousseau a dû composer quelques-uns des Fragments des Institutions politiques publiés par Streckeisen-Moultou sur les conditions du bonheur d'un peuple, et que c'est probablement sous la même influence qu'il conçut son projet d'Histoire de Lacédémone dont il ne fit que la préface. Bordes, d'ailleurs, piqué au vif par l'allusion il Sparte qui se trouvait dans la réponse de Rousseau, entreprit dans son second dis- cours un réquisitoire méthodique contre les Spartiates, et la querelle se serait peut- être précisée et concentrée sur Sparte si Rousseau avait jugé bon de répondre. Le débat devait, du reste, s'élargir, puisque l'Académie de Dijon mettait en 1753 au concours la question de l'origine de l'inégalité. 1. Elle parut en 1753, à Avignon, chez François-Gérard. 2. L'auteur de l'essai est DUGAS en l'absence duquel La Tourrette en donna lec- ture. Il envisage le progrès des sciences et des arts en France, en Italie, en Espagne et en Allemagne. L'étude embrasse tout le règne de Louis XIV et même une partie du règne de Louis XV entre Rousseau et Bordes: il faut attendre l'année 1766 pour le voir reparaître et s'imposer à nouveau aux préoccupa- tions des académiciens lyonnais. Le 2 décembre de cette année 1766, l'abbé Jacquet ', qui vient d'être admis à l'Académie, traite dans son discours de réception de l'abus des sciences et des arts et « il examine la fameuse question de savoir s'ils ont été utiles ou nuisibles aux mœurs ». « Il y a seize ans, commençait Jacquet, qu'une Académie demanda si les sciences et les arts avaient épuré ou cor- rompu les moeurs : grande et importante question que nos pères auraient dû discuter et résoudre avant de les accueil- lir. Plus actifs que pensants, les hommes de tous les siècles entreprennent, établissent ; il faut des abus multipliés pour les forcer à réfléchir ». Avec des accents qui s'efforcent d'imiter ceux qui avaient rendu Rousseau célèbre, Jacquet incriminait les arts de la Grèce qui « pénétrèrent dans Rome après que l'or de Carthage leur eut ouvert les portes ». Il évoquait Carnéade et Caton et la Renaissance italienne largement redevable aux largesses des Médicis. Il rendait les lettres responsables de l'insensible abaissement des mœurs, de la gloire, « ce parfum dangereux qui enivre tant d'hommes, de l'envie, de la jalousie, de l'ambition». Au moins les lettres ont-elles le mérite d'étouffer «le fanatisme et la superstition » ? (ce n'était pas la seule fois que ces deux mots fameux du vocabulaire des philosophes devaient réson- ner aux oreilles des académiciens de Lyon). Non point ! « ces monstres odieux naissent de l'ignorance de la religion et non de l'ignorance des lettres ». Sans doute Jacquet prenait bien soin de dire qu'il décriait, non pas la science, mais l'abus qu'on fait de la science. Et il signalait avec éloge les sages précautions prises par cer- tains peuples anciens (Egyptiens, Brames, Chinois) qui, par des moyens différents, réservèrent la science à une

1. Quelques procès-verbaux portent Jacquier; c'est Jacquet qu'il faut lire. caste d'initiés. A la fin de son discours, toutefois, il semblait bien rejeter ces atténuations et sa conclusion se présentait sous une forme aussi nette et aussi tranchante que possi- ble : « Sans les lettres et les arts, nos mœurs seraient brutes et sans agrément, mais on ne les aurait pas énervées à force de les polir... Ignorants et grossiers nous serions du moins simples et dociles ; nous n'aurions pas ce masque hypocrite d'urbanité qui rend nos vices si contagieux ; nous serions peut-être méchants par faiblesse, mais nous ne le serions pas par principes ». Ce n'était pas seulement une critique des abus des lettres et des sciences, mais une franche condam- nation de l'activité intellectuelle et artistique elle-même, et c'était le langage même de Rousseau. Le 5 mai 1767, Bordes, alors directeur, riposte par une Apologie des sciences et des lettres 1. Dès le début de l'année suivante (9 février 1768), Jacquet récidive et lit un second discours, sur l'Influence des lettres à l'égard des mœurs qui n'est que la suite de celui de 1766, mais où il s'efforce, assez gauchement d'ailleurs, d'apporter quelque tempéra- ment aux conclusions de son précédent discours. Bien loin d'attribuer aux lettres et aux sciences l'abus de la corruption des mœurs, il fait voir que « ce n'est qu'à l'abus qu'en font quelques esprits dépravés qu'il faut attribuer ce désordre ». Les gens de lettres ont donc besoin d'être encouragés, mais, « comme on passe aisément les bornes de la raison et de l'utilité, ils sont quelquefois dans le cas d'être réprimés ou du moins contenus». Bordes, toujours en éveil, lui répond à la séance du Ier mars 2 ; il indique que, tandis que l'abbé Jacquet cherche à préserver les sciences et les arts des abus qui s'y introduisent, il travaille, lui, à « les disculper sur les imputations des censeurs et à les justifier des moindres soupçons à l'égard de la corruption de la morale » 3.

1. Cf. RUPLINGER, op. cil., p. 220-221. 2. RUPLINGER, p. 221, dit par erreur lcr mai. 3. P. A., iiis. 131, fol. 26 à 36, Sur l'utilité de la science et des arts ; très bien analysé par HePLINGER, op. cit., p. 229-233. D'autres académiciens entrent dans la lice : c'est ainsi qu'au cours de l'année 1767, Nonnotte prononce à son tour un Discours sur la justification des lettres et des arts atta qués par M. Rousseau '. Il s'emporte contre l'auteur du fameux paradoxe : « Le vice odieux que l'ingratitude ! mordre le sein de sa nourrice ! L'homme est né bon, soit ! mais il est né libre. C'est l'abus des connaissances en lettres et en arts qui peut être nuisible et dangereux. Rome fut-elle vertueuse quand elle ne connaissait point les lettres et les arts ? ». Il cite à l'appui l'assassinat de Romulus, l'attentat contre Lucrèce, il proclame que Cicéron et Mécène furent des hommes admirables et respectables, que Sénèque et Pline furent des modèles de vertu. Et, apostrophant Jean- Jacques, l'excellent académicien s'écrie : « Dites le nous, grondeur critique, où voulez-vous nous conduire et que prétendez-vous par vos déclamations injurieuses contre les talents ? Nous ne sommes point nés pour être des sauvages et nous nL&vons point le bonheur d'habiter sur les monta- gnes dont vous avez parlé avec tant d'enthousiasme... Nous admirerons toujours l'énergie et l'éloquence qui pa- raissent dans les écrits de M. Rousseau, nous déplorerons ses malheurs, nous le plaindrons dans ses disgrâces, mais nous ne pourrons jamais adopter ses sentiments sur nos goûts, sur notre gouvernement et sur notre religion ». On le voit, la critique devient générale et le blâme est très net qui vise en terminant le Contrat social ainsi que la Profession de foi. Nonnotte conclut cette diatribe en disant que la cor- ruption des mœurs dont on se plaint « vient de la déprava- tion du cœur humain qui a précédé l'étude des lettres et des arts ».

Le même Nonnotte, que, décidément, les lauriers de Bordes empêchent de dormir, prononce peu après, le 16 mars 1768, un autre discours sur « l'utilité et la nécessité de l'étude des

lettres et des arts », et onze ans plus tard, le 16 août 1779, 1. P. A., ms. 128, Mémoires littéraires, fol. 89. Les Procès- verbaux orthographient : Nonotte. M. AUDIN LYON

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