HISTOIRE-GÉOGRAPHIE | LETTRES | ARTS T D C

TEXTES ET DOCUMENTS POUR LA CLASSE

QUITTER SON PAYS . reseau-canope.fr/revue-tdc www

| 15 SEPTEMBRE 2016

| 7 euros ISSN 0395-6601 REVUE BIMESTRIELLE

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QUITTER SON PAYS | 1105 | 15 SEPTEMBRE 2016

4 L’ESSENTIEL LETTRES 6 « LE VOYAGEUR ET L’AVENTURIER, 32 POÉTIQUE DE LA MIGRANCE DES FIGURES CONSTRUITES » Alexis Nuselovici Interview de Sylvain Venayre 12 38 LES SIRÈNES SE SONT HISTOIRE ARRÊTÉES À LAMPEDUSA L’ÉPREUVE DE L’EXPÉRIENCE Sandrine Bazile 12 L’ÉLARGISSEMENT DUJean-Gaël MONDE Barbara 42 POÉSIE ET EXIL Romain Bertrand Stéphane Baquey 16 18UNE EUROPE EN MOUVEMENT ARTS PhilippeINTÉGRITÉ Rygiel DU CORPS ET IMMUNITÉ Anne-Marie Moulin 50 CINÉMA DE L’EXIL 22 UNE HISTOIRE Olivier Schefer QUI S’ÉCRIT Hélène Bertheleu 56 FIGURER LES MIGRATIONS 22 Marie-Laure Allain Bonilla 26 MIGRER DANS UN MONDE GLOBALISÉ LE SAVANT ET LE CRIMINEL 62 MUSIQUES TSIGANES Éric Janin Marc Renneville Filippo Bonini Baraldi

26 64 RESSOURCES

CORPS MEURTRIS, CORPS RECONSTRUITS 66 ? ABONNEMENT Sophie Delaporte

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HISTOIRE LETTRES ARTS Le Brésil, une terre Migrer aux temps anciens Parcours de Marc Chagall e convoitée au xvi siècle Vivre la migration : Persepolis La diaspora philippine une expérience individuelle ou les figures de l’exil dans le monde et universelle L’immigration en région Centre Migrer dans Le tourisme international la langue d’écriture CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES 4

TDC N O 1105 L’ESSENTIEL |

QUITTER SONPAYSQUITTER sans douteartificielles, sontapparues, comme« rience sensible àlafoispersonnelleetuniverselle, aupointquedescatégories, artistes etlesécrivains àquestionnerlaconditionhumaine àl’aunedecetteexpé- La migration estaussileressort d’unecréation protéiforme. Nombreux sontles représentations mentales. l’ailleurs etlafrontière commeréalités administratives maiségalement comme Plus largement, lamigration interroge lesappartenances, lededansetdehors, question ou non du retour, du pays à la nostalgie d’origine, au statut d’étranger. des migrants soulève desquestionnementscommuns liésaudéplacement, àla Si ledésirdequittersonpays peutrelever decausestrès diverses, l’expérience migrations peinentàêtre envisagées autrement quesousl’angled’unecrise. aux côtesdeCalais, despays d’Amérique latineàlafrontière étatsunienne, les De la frontière serbo-hongroise à l’île italienne de Lampedusa, des turques plages les migrations transfrontalières sontsynonymes dedrames humainsquotidiens. la quêted’uneviemeilleure. Pourtant, dansuncontexte defermeture desÉtats, entreprise périlleuse, elle estaussiuneaventure humainepositive, répondant à que celuidanslequelellessontnées. Silamigration asouvent représenté une lation mondiale. depersonnesvivent En2015, dans unpays autre 244 millions Au début du xxi ENJEUX — — — d’exil » ou«artsdediaspora ». Migrant MILLE ETUNMIGRANTS Expulsé Clandestin de résider dansl’Étatoùilsetrouve. dispose pasdutitre deséjourluipermettant etquine etpoliciers contrôles douaniers qui entre dansunÉtatensedérobant aux ce termedésignecommunémentlemigrant qui qualifieuneactivitéillégaleetsecrète, de reconduction danssonpays d’origine. lequel ellesetrouve) ou qui estencours d’une obligationdequitterl’Étatdans d’une mesure d’expulsion (c’est-à-dire de vie et ses perspectives d’avenir.de vieetsesperspectives région) envued’améliorer sesconditions unautrevolontaire pays vers (ouuneautre quisedéplacedemanière d’une personne acceptéeduterme.universellement Ils’agit pas auniveau internationaldedéfinition pour lesmigrations (OIM),iln’existe QUELLES SONTLESFIGURESARTISTIQUESDEL’EXIL QUELLE ESTL’AMPLEUR DESMIGRATIONS ACTUELLES D’UN INDIVIDUÀSONPAYS NATAL MIGRATIONCOMMENT LA RECOMPOSE-T-ELLE LERAPPORT

Selon l’Organisation internationale Personne étrangèrePersonne ayant fait l’objet

Forme substantivée del’adjectif e siècle, lenombre demigrants delapopu- estévalué à3,5 % ? Voyageur Immigré Émigré Exilé d’entrer surleterritoire d’un autre État. que cedroit s’accompagne a prioridecelui à chacunledroit dequittersonpays, sans l’OIM, ledroit internationalreconnaît durablement dansunautre État.Selon pays derésidence pours’installer plus oumoinslongue, pourdesraisons de sonlieurésidence, pourunedurée avec installer. l’intentionde s’y un Étatdontilnepossède paslanationalité de sonpays etdesaculture. à sonsentimentdesetrouver endehors renvoie aussi àl’état émotionneldel’exilé, qui désigneunphénomènesocial,l’exil de sonpays d’origine. Plusquelamigration,

Personne contrainte Personne devivre endehors

littérature migrante L’émigré estceluiquiquitteson

L’immigré estceluiquiserend dans

Personne qui se déplace hors quisedéplacehors Personne ? ?

», « cinéma 1 2

Ces cartes, comme différents objets documentaires et artistiques, 1. Détail d’une carte tracée par H. S., réfugié afghan, ont été réalisées à Grenoble en 2013 dans le cadre du projet pour décrire son parcours. « Cartographies traverses » qui a réuni douze personnes en situation 2. Carte-maquette réalisée par Nasruddin Farouk Gladeema, de demande d’asile, des artistes plasticiens et deux géographes originaire du Soudan. (voir l’interview, p. 6).

personnelles (comme le tourisme) Expatrié Individu qui a migré hors de soit qu’il n’en ait jamais eu, soit qu’il l’ait ou professionnelles. À la différence de son pays d’origine, dans une démarche perdue. L’une des raisons majeures de la migration ou de l’exil, le voyage suppose volontariste ou sous la contrainte. Ce l’apatridie est la dissolution d’un État qui un retour dans le lieu d’origine et suggère terme désigne généralement une personne se sépare en plusieurs (la « succession l’absence de contrainte. disposant d’une bonne situation sociale d’États »). La Convention de 1954 relative au qui a décidé de s’installer dans un pays statut des apatrides organise leur condition Réfugié Personne qui se trouve hors étranger pour des raisons professionnelles juridique. de son pays et qui, selon les termes ou personnelles (études, etc.). de l’Office français de protection Demandeur d’asile Personne ayant des réfugiés et apatrides (OFPRA), « craint Rapatrié Réfugié, prisonnier de guerre formulé une demande d’admission sur avec raison d’[y] être persécutée du fait ou interné civil ayant fait l’objet d’une le territoire d’un État en qualité de réfugié, de sa race, de sa religion, de sa nationalité, opération de retour dans son État d’origine. et qui est dans l’attente d’une réponse de son appartenance à un certain groupe Ce terme peut aussi s’appliquer aux de la part de l’autorité compétente. social ou de ses opinions politiques », diplomates et fonctionnaires internationaux Travailleur migrant temporaire et ne veut pas en conséquence y retourner rappelés dans leur pays en raison Travailleur qui séjourne dans le pays ou se réclamer de la protection d’une crise survenue dans l’État où ils qui l’emploie pour une période limitée de ce pays. L’Agence des Nations unies sont en poste. pour les réfugiés (UNHCR) a la charge spécifiée dans son contrat de travail. du sort des réfugiés à l’échelle mondiale. Apatride Individu qui n’est considéré comme Le statut de réfugié procure une ressortissant par aucun État en vertu Voir les « Termes clés de la migration » autorisation de séjour dans l’État où de son droit sur la nationalité ou de sa sur le site de l’OIM : la personne se trouve. Constitution. L’apatride est sans nationalité, www.iom.int/fr/termes-cles-de-la-migration

L’ESSENTIEL 5 interview « LE VOYAGEUR ET L’AVENTURIER,

Interview de Sylvain Venayre, DES FIGURES professeur d’histoire contemporaine à l’Université Grenoble Alpes, par Marielle Chevallier CONSTRUITES »

Au xixe siècle, les pratiques du voyage se transforment et se spécialisent, tandis que le récit de voyage s’autonomise et s’érige en genre littéraire à part entière.

Qu’est-ce qui distingue le voyage de la met en place, au même moment, l’in- sens, la singularité de la destination migration, le voyageur de l’aventurier ? dustrie du voyage d’agrément. Il faut empêche parfois de comprendre ce qui C’est d’abord le regard que l’on pose dès lors distinguer, dans les termes, se joue dans l’expérience du voyage, sur le déplacement. Une migration peut celui qui voyage en quête de savoir et dans sa plus grande généralité. être un voyage, mais le plus souvent celui qui recherche d’abord le plaisir, Dans un autre ordre d’idées, les elle présente un caractère contraint. d’où l’invention du « touriste » au tour- chercheurs qui travaillent sur les Quand on évoque le voyage, on pense nant des xviiie et xixe siècles. Par oppo- migrations contemporaines ont mon- plutôt à quelque chose de désirable. sition à cette catégorie, « l’aventurier », tré que le point d’arrivée des migrants Le voyageur et l’aventurier sont des tel qu’on se met à le penser un siècle n’est qu’exceptionnellement celui qui figures construites pour se représenter plus tard, est celui qui part pour vivre était prévu au départ. Quand on leur l’expérience du déplacement dans l’es- des expériences qui se veulent diffé- demande de réaliser eux-mêmes la pace, et le travail de l’historien consiste rentes de celles des touristes. carte de leur voyage, ainsi que l’a fait à comprendre la manière dont ont été ma collègue géographe de l’université pensées ces catégories. Un voyageur, La destination importe-t-elle toujours ? de Grenoble Sarah Mekdjian, le résul- à la fin du xviiie siècle et au début du Les historiens ont d’abord travaillé à tat obtenu est très éloigné de ce qui est xixe siècle, c’est quelqu’un qui part à partir de la question des destinations. produit a posteriori par les historiens ou la recherche de connaissances. Dans la Il existe de très nombreux travaux sur les géographes des migrations : rien à logique des Temps modernes, le voyage le voyage en Italie et en Suisse, les deux voir entre le flux représenté sur une est le principal mode de production du destinations d’origine du tourisme, ou carte et la réalité d’un trajet marqué savoir. L’ambiguïté tient au fait que se encore sur le voyage en Orient. À mon par l’aléatoire et le hasard (voir ill. p. 5, et le travail de Bouchrat Khalili p. 57). PROFIL | SYLVAIN VENAYRE Sylvain Venayre est un spécialiste d’histoire Sur quelles sources travaille l’histo- culturelle. Il s’est ainsi successivement intéressé rien du voyage ? à l’aventure et au voyage. Il a notamment L’histoire des migrations est quanti- publié La Gloire de l’aventure : genèse d’une mystique tative, celle des voyages est en grande moderne, 1850-1940 (Aubier, 2002), Panorama partie qualitative. Les sources sont les du voyage (1780-1920) : mots, figures, pratiques (Les Belles Lettres, 2012), récits, des textes normatifs tels que les Écrire le voyage : de Montaigne à Le Clézio (Citadelles & Mazenod, 2014) guides de voyage, les journaux, les cor- et, très récemment, Une guerre au loin : Annam, 1883 (Les Belles Lettres, 2016). respondances, mais aussi les romans.

6 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Qui voyage au xixe siècle ? le monde des vérités d’expérience, ce « Carte de l’Afrique » Jusqu’à une époque récente, le voyageur qui est le principe fondateur de l’an- de George Frederick Cruchley, vers 1865, sur laquelle les zones appartenait à l’élite sociale. Au milieu thropologie. Cette anthropologie des blanches correspondent aux du xviiie siècle, Jean-Jacques Rousseau Lumières fournit la matrice de tous les espaces inexplorés par les Européens, déplore que ceux qu’il nomme les voyages savants du xixe siècle − ceux Londres, British Library. voyageurs « de long cours » − soldats, des biologistes, des botanistes, des marins, marchands, missionnaires – ne géologues… – ainsi que les voyages de que se définit progressivement le tou- soient pas philosophes. Or il appelle ceux qu’on appellera par la suite les risme. Mais pour être touriste, il faut de ses vœux un philosophe capable explorateurs. C’est par rapport à cette du temps, ce qui implique d’avoir de de sortir de son cabinet et de dire sur catégorie de voyageurs professionnels l’argent.

INTERVIEW 7 interview

Peut-on recenser les différents types Pourtant, si fantasmés qu’ils aient pu désir n’existait pas. Mais au xixe siècle, de voyages ? être, les dessins du xviiie siècle suppo- on invente une catégorie pour le Le xixe siècle a dressé une typologie des saient l’existence de populations dans nommer, ce qui correspond bien, en voyages. Les voyages d’études, dans la ces territoires. Le blanc de la carte fait Europe occidentale, à un changement logique du Grand Tour du xviiie siècle disparaître le territoire au profit d’un d’époque. (la visite de l’Europe par les jeunes gens espace encore inconnu, qu’il devient des classes supérieures pour parfaire légitime de s’approprier. Walter Benjamin a posé l’hypothèse leur éducation), ont pour but de véri- Cette lecture est tributaire du dis- que le récit de voyage pourrait être à fier les connaissances livresques. Les cours colonial qui, à la fin du xixe siècle, la source même de la littérature. Qu’en voyages de découverte, dont la figure a réinterprété toute l’histoire des explo- pensez-vous ? cardinale est l’exploration, visent à pro- rations comme devant conduire à la On peut admettre que les textes litté- duire un savoir nouveau. Les voyages de construction des empires. Ainsi René raires les plus anciens ressemblent à santé, qui existent depuis l’Antiquité, Caillié, qui arrive à Tombouctou en des récits de voyage : naturellement, sont considérablement renouvelés au 1828, est-il présenté comme le précur- on pense à l’Odyssée. Mais ce que xixe siècle par l’invention des stations seur de la colonisation de la ville qui ne l’on peut identifier en historien, c’est thermales, balnéaires, hivernales. Les sera pourtant prise par la canonnière la manière dont le récit de voyage pèlerinages, qui peuvent être considé- de Joseph Joffre qu’en… 1894 ! Il s’agit acquiert un statut littéraire au sein de rés comme la forme la plus ancienne donc de légitimer l’emprise coloniale ce que, au xviiie siècle, on commence de voyage en ce sens que c’est le désir par l’antécédence du voyage ; pourtant, à définir comme la littérature. C’est à même du voyageur qui fournit le motif on serait bien en peine de trouver dans ce moment-là que le récit de voyage du déplacement, sont encore nom- le récit de voyage de Caillié un appel à devient un genre autonome. Genre breux. Enfin, les voyages touristiques la colonisation de Tombouctou. d’abord méprisé à cause des intentions visent à jouir du spectacle du monde. D’autres historiens montrent en mêmes des auteurs qui prétendent ne revanche que les voyages de décou- pas faire œuvre littéraire, mais être sim- L’expédition coloniale tient-elle une verte ne préparent pas la colonisa- plement des traducteurs de l’expérience place spécifique dans la diversité des tion ultérieure. Hélène Blais souligne de la réalité. Les littéraires spécialistes voyages ? dans sa thèse (voir Savoir +) que, lors des récits de voyage montrent pourtant Il y a eu un grand débat parmi les his- des missions maritimes françaises l’inverse. Une bonne part de ces récits toriens du courant Science and Empire dans le Pacifique, les marins, en quête (dont le modèle dans la littérature fran- pour savoir si les voyageurs ont été ou de points d’appui, n’ont pas choisi çaise est L’Itinéraire de à Jérusalem non les fourriers de la colonisation. les îles qui seront colonisées plus que François-René de Chateaubriand Le fait de voyager dans un espace, qui tard (Nouvelle-Calédonie et Tahiti). publie en 1811) sont en grande partie sera ensuite colonisé, d’en rapporter Aujourd’hui, c’est la position majori- inventés par leurs auteurs, peut-être un récit, est-il sous-tendu par un désir tairement partagée par la communauté moins influencés par la réalité que par d’appropriation de la part du voyageur/­ historienne. Cela n’infirme pas pour leurs lectures précédentes. découvreur ? À cela les tenants des autant la lecture qu’Edward Said, consi- postcolonial studies répondent que le déré comme le fondateur des postcolo- Stendhal écrit : « Je ne prétends pas regard du voyageur est, par définition, nial studies, a pu faire du résumé poli- dire ce que sont les choses, je raconte impérialiste. Par exemple, Mary Louise tique du Voyage en Orient d’Alphonse de la sensation qu’elles me firent » (Rome, Pratt (voir Savoir +) le décèle dans le Lamartine (1835). Il y perçoit un appel à Naples et Florence, 1817). Les relations désir du voyageur de surplomber l’es- la colonisation du Liban par la France. de voyage ne nous en disent-elles pas pace, de rechercher les points les plus Mais il faut remettre ce texte dans son davantage sur le voyageur que sur le élevés, de voir se dérouler l’espace contexte politique : alors que la France voyage ? devant ses yeux comme sur une carte. vient de s’installer en Algérie, que Stendhal comme Chateaubriand sont D’autres historiens ont travaillé sur l’Égypte s’émancipe de l’Empire otto- des bons exemples du glissement que la transformation de la cartographie. man, Lamartine développe un discours le récit de voyage opère vers la littéra- Au début du xviiie siècle, les cartes de qui sert d’abord son projet politique ture, puisque le sujet du récit n’est plus l’Afrique sont encore peuplées de per- personnel, l’élection à la députation. l’espace traversé mais le voyageur. Ce sonnages, d’animaux, de reliefs ima- qui est perçu comme « intéressant », ce ginaires. Toutes ces représentations L’exotisme est-il une invention n’est plus la distance ni l’espace, mais fantasmées sont progressivement éli- occidentale ? les sensations, les aventures, les senti- minées au profit du blanc de la carte Le mot « exotisme », en tant que désir ments, l’expérience intime de celui qui (voir ill. p. 7). Le blanc représente le désir de ce qui vient de loin, apparaît dans voyage. Le Voyage autour de ma chambre de savoir ce qui existe à cet endroit du les années 1830. Cela ne signifie pas de Xavier de Maistre (1794) devient monde. Il est donc appelé à disparaître. que, dans les siècles précédents, ce d’ailleurs, à la fin du xixe siècle, une

8 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS montré que les codes littéraires sont différents. Tout ce qui dénote la science (chiffres, notes de bas de page, etc.) est réservé aux hommes. Les femmes sont cantonnées à la sphère du pittoresque (que l’on pourrait définir par le plaisir pris à contempler la variété changeante du spectacle du monde) qui, selon, les mentalités de l’époque, s’accorde- rait mieux à leur nature changeante. Il existe bien sûr des exceptions : les femmes peuvent voyager dans des espaces interdits aux hommes, comme dans le cas des harems ou des bains. Elles peuvent dès lors en rapporter des récits « scientifiques ». Cependant, la voyageuse qui s’assume est considérée comme un « cas » et il n’est pas rare de la voir se travestir en homme pour s’assurer une plus grande tranquillité. « 112 Days to San Francisco », affiche publicitaire pour la Merchant’s Express Line Comment évolue la représentation of Clipper Ships, vers 1860, de la « frontière » au cours du dernier collection de la New-York Historical Society. siècle ? Le xixe siècle étant celui de la construc- tion des identités nationales, cette figure idéale de l’histoire du voyage. les moyens de transport. La création de question est naturellement cruciale. Du L’esthétique romantique, bien sûr, n’est la Black Ball Line, dans les années 1810, fait de la colonisation, les Européens pas pour rien dans la promotion de la qui relie Boston (puis New York) à créent énormément de frontières. À la subjectivité du voyageur. Liverpool, en est la preuve : les navires fin du xixe siècle, surtout à partir de la doivent partir à heure fixe, quels que conférence de (1885), la plupart Quand apparaissent les premiers soient le temps et l’état de la cargaison, des missions d’exploration sont claire- guides de voyage ? alors que précédemment on attendait ment présentées comme des missions C’est une histoire longue puisque les que les cales soient pleines et les vents de délimitation de frontières. itinéraires de pèlerinages du Moyen cléments. En même temps, la révolution des Âge peuvent être considérés comme transports alimente le désir de leur les premiers guides à destination des Quelle est la place des femmes dans effacement. L’un des rêves de l’époque voyageurs. À partir du xvie siècle se cette histoire ? est celui de la navigation aérienne. On développe une forme d’industrie du Sur les registres des hôtels de Suisse pense que la possibilité de diriger les guide. Là où le xixe siècle innove, c’est au xixe siècle, il y a autant de femmes ballons permettra d’abolir des fron- dans la création des collections : guides que d’hommes. Les femmes voyagent tières… L’histoire a montré qu’il n’en Baedeker, Joanne, etc. Ce phénomène donc, sans aucun doute possible. Mais fut rien. est contemporain de l’émergence du ces voyages sont entourés de normes tourisme et bien sûr du développement différentes. D’abord les femmes qui des transports. se déplacent seules sont suspectes, à moins d’être veuves. Dans les Quels facteurs transforment les moda- années 1860, on voit apparaître dans Savoir + lités du voyage à partir du xixe siècle ? les trains les premiers compartiments Blais Hélène, Voyages au grand océan : On n’a pas attendu la « révolution » réservés aux femmes. géographies du Pacifique et colonisation, des transports, celle de la navigation Ensuite, l’expérience féminine 1815-1845, Éditions du CTHS, Paris, 2005. à vapeur et des chemins de fer, pour du voyage ne se transmet pas de la Irvine Margot, Pour suivre un époux : les e penser la vitesse, comme l’atteste par même manière. Leurs récits ne sont récits de voyages des couples au xix siècle, Nota Bene, Montréal, 2008. exemple l’invention de la « diligence ». pas publiés ou, s’ils le sont, c’est avec Imperial Eyes : Travel e Pratt Mary Louise, Ce qui change au xix siècle, c’est le des préfaces justifiant la publication. Writing and Transculturation, Routledge, désir de régularité et de sécurité dans Margot Irvine (voir Savoir +) a aussi Abingdon, 2007.

INTERVIEW 9

SH CI IS ET NO CI ER SE G É O G R A P H I E

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L’ÉLARGISSEMENT DU MONDE Romain Bertrand

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UNE EUROPE EN MOUVEMENT Philippe Rygiel

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UNE HISTOIRE QUI S'ÉCRIT Hélène Bertheleu

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MIGRER DANS UN MONDE GLOBALISÉ Éric Janin

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

13. © Roland and Sabrina Michaud/akg-images 14. © Costa/Leemage 15. © Picture from History/akg-images 17. (1) © Légendes Cartographie 18. © Bridgeman Images 19. Source : Library of Congress, Prints and Photographs Division, Washington D.C., LC-USZ62-7386 20. © North Wind Pictures/Leemage 21. © Museum of the City of New York/Bridgeman 23. © Association Médiation 24. © Slawko Antoniw 25. © Sylvain Sonnet/ hemis.fr 27. © FNSP, Sciences Po. Atelier de cartographie, 2015 28. © Michele Amoruso/Pacific Press/Getty Images 29. © Réseau Canopé, 2016 histoire

Par Romain Bertrand, L’ÉLARGISSEMENT directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Sciences Po/CNRS) DU MONDE

À l’âge moderne, les situations de contact se multiplient entre les Européens et le reste du monde, mais la « découverte » est un processus réciproque qu’il convient de réinterroger.

L’ARRIVÉE de Christophe Colomb aux Bahamas, en d’Africains originaires de Sénégambie, des pourtours du octobre 1492, puis celle de Vasco de Gama à Calicut, en Inde, golfe de Guinée et d’Angola génère, au xvie siècle, une en mai 1498, sont censées former le point de départ d’un importante main-d’œuvre servile, que les Portugais et les « âge des grandes découvertes » signant l’entrée de l’Europe Espagnols mettent à profit à l’occasion des expéditions de dans la « modernité ». Le caractère proprement « moderne » « découverte » et de « pacification ». La colonisation espa- de ce processus d’expansion reste toutefois sujet à caution, gnole du Mexique, puis portugaise du Brésil, est ainsi insé- puisqu’il débute dès l’orée du xve siècle avec la conquête parable de l’émergence d’un premier système de la traite portugaise des escales atlantiques (Madère en 1419, les négrière dans l’Atlantique sud. Açores en 1427) et qu’il prend appui sur un ensemble d’ins- Il n’y a, enfin, aucune raison de réserver à l’Europe seule titutions médiévales. Ainsi les ordres militaires religieux le projet ou la capacité d’une description savante du monde, – comme l’Ordre du Christ, fondé en 1319 – jouent-ils un rôle puisque les Ottomans et les Chinois se lancent à la même considérable dans les entreprises ultramarines du roi Henri époque dans d’importantes entreprises de cartographie des le Navigateur, et le régime de l’encomienda au Mexique et au confins de leurs aires d’influence respectives. Composée en Pérou – qui implique la conversion des sujets tributaires au 1513, la carte de l’amiral ottoman Piri Reis ne le cède en christianisme – est-il le décalque de celui appliqué aux rien, en précision et en étendue, à celles des Européens : on musulmans vaincus lors de la Reconquista, laquelle débute y discerne les côtes de l’Afrique orientale comme celles du au xie siècle et s’achève l’année même de la « découverte de Brésil, découvert par Pedro Álvares Cabral en 1500. Passée la l’Amérique » avec la reddition de l’émir nasride de Grenade, conquête de Pékin en 1644, les empereurs mandchous de la Abû ’Abdillah (Boabdil), le 2 janvier 1492. Au xvie siècle, les nouvelle dynastie Qing diligentent de vastes enquêtes sur les comptes rendus de voyages en Asie et aux Amériques mœurs des habitants du Xinjiang, de la Mongolie et du Tibet. empruntent également beaucoup aux récits médiévaux de pérégrinations orientales – tels ceux de Marco Polo (1298) ou d’Odoric de Pordenone (vers 1350). LA FORMATION DES AMÉRIQUES IBÉRIQUES

L’implantation des Espagnols dans les Caraïbes ouvre la voie UNE DILATATION DU MONDE à l’exploration de la péninsule du Yucatán, cœur du monde maya, puis des côtes orientales du Mexique. La prise de Parce qu’elle renvoie avant tout à un imaginaire de la Tenochtitlán (Mexico) par Hernán Cortés et ses alliés tlaxcal- conquête des Amériques et de l’Asie, l’expression de tèques en août 1521 marque le début de l’asservissement des « Grandes Découvertes » tend à minorer l’importance des populations amérindiennes. Dans le cadre de l’encomienda, mondes africains dans les processus de dilatation ultra- les conquistadors se voient allouer le droit de lever un tribut marine de l’Europe à l’époque moderne. Outre que les sur chaque Indien qui leur a été « confié », c’est-à-dire dont fidalgos (nobles) portugais qui participent aux campagnes ils doivent assurer l’éducation chrétienne. Après avoir vaincu de l’Inde ont presque tous connu l’épreuve du feu au Maroc, les résistances locales dans la région du Jalisco au début des les premiers comptoirs portugais de la « route des Indes » années 1540, puis remporté la « guerre des Chichimèques » se situent sur les côtes du Mozambique et du Kenya. Qui au sortir des années 1580, les Espagnols consolident l’orga­ plus est, la réduction en esclavage de dizaines de milliers nisation politique et administrative de leurs territoires

12 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS l’autorité des Anciens – ces auteurs grecs et romains dont la cosmographie continue à avoir force de loi. Ainsi le chroni- queur Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, dont l’Historia general de las Indias paraît à Séville en 1535, excipe-t-il de son séjour aux Caraïbes et à Panama pour se moquer ouverte- ment des spéculations de Pline l’Ancien et de Ptolémée sur les climats tropicaux.

LA PREMIÈRE CIRCUMNAVIGATION

À compter de la découverte de la « mer du Sud » (le Pacifique) par Vasco Núñez de Balboa, en 1513, les Espagnols envi- sagent de rallier les Indes orientales (l’Asie) par voie mari- time depuis l’isthme de Panama. Le traité de Tordesillas, signé en juin 1494 avec le Portugal, leur interdit en effet de naviguer à l’est du golfe de Guinée. En 1518, le roi Charles Ier – futur empereur Charles Quint – accepte l’offre de services de Fernand de Magellan, un ancien soldat portugais qui a séjourné plusieurs années en Inde et à Malacca et qui prétend que l’estuaire du Río de la Plata ouvre un passage vers les îles Moluques. À la tête d’une expédition de cinq vaisseaux, Magellan franchit en novembre 1520 le détroit qui sépare la Patagonie de la Terre de Feu, transitant ainsi de ­l’Atlantique au Pacifique. Il atteint en mars 1521 les Philippines, où il trouve la mort le 27 avril, lors d’une bataille menée à Mactan. Les survivants de l’expédition se rendent à Brunei, sur la côte nord de Bornéo, puis à Zamboanga, au sud de l’île de Mindanao. Ils gagnent en novembre 1521 l’île de Tidore, où se cultivent le clou de girofle et la noix muscade, puis font escale à Timor avant de rallier d’une traite le cap de Bonne-Espérance, et de là Sanlúcar de Barrameda (le port de Séville), en septembre 1522. Rapidement connue par les récits de Maximilianus Transylvanus (1523) et d’Antonio Pigafetta (1526), cette première circumnavigation permet d’affiner les mappemondes produites à Anvers et à Nuremberg. Bien qu’érigée en exploit sans précédent par les chroni- queurs castillans, l’expédition de Magellan n’a pratiquement aucune portée politique ou économique, ne serait-ce que parce que les Portugais sont déjà présents depuis plusieurs « Ile de Chypre », carte du cartographe ottoman années aux îles Moluques. Nommé amiral puis vice-roi Piri Reis (1470-1554/55), in Kitabi Bahriye des Indes par Manuel Ier, Afonso de Albuquerque s’empare (Livre du navigateur), 1521-1554/55, gouache sur papier, Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Ms Aya Sofya 2612. d’Ormuz (à l’entrée du golfe Persique) en 1507, de Goa (sur la côte occidentale de l’Inde) en 1510 et de Malacca (sur la péninsule Malaise) en 1511. En 1512-1513, une expédi- mexicains (la vice-royauté de Nouvelle-Espagne). Au sortir tion commandée par Antonio de Abreu quitte Malacca et des révoltes almagriste et pizarriste des années 1540, ils font gagne l’île d’Ambon, puis les sultanats de Ternate et Tidore, de même dans leurs possessions andines (la vice-royauté où les Portugais installent des comptoirs fortifiés dès les du Pérou). La formation des Amériques espagnoles, conco- années 1520. L’expédition commerciale de Jorge Álvares mitante de la création d’importantes enclaves côtières atteint en 1513 la ville côtière chinoise de Guangzhou, portugaises au Brésil, avec la fondation en 1565 de Rio de mais l’ambassade menée en 1516 auprès de la Cité impé- Janeiro, provoque un brusque élargissement de l’horizon des riale par Fernão Pires de Andrade et Tomé Pires connaît un savoirs européens (▶ voir module pédagogique en ligne). La échec cuisant. Ce n’est qu’en 1557 que l’empereur Longqing description des mœurs singulières des Indiens, mais aussi accorde aux Portugais un droit de présence dans la presqu’île d’une flore et d’une faune inconnues, nourrit la critique de de Macau, où se tient dès lors une foire annuelle durant

L’élargissement du monde 13 histoire

laquelle les Européens acquièrent en grandes quantités soies les relations ultramarines entre Espagnols et Portugais. et porcelaines. Quoiqu’une poignée de négociants portugais Celles-ci ne prennent un tour irénique qu’à compter de aient accidentellement gagné l’île de Tanegashima (au sud l’union des Couronnes, lorsque le roi d’Espagne Philippe II de Ky ¯ush¯u) en 1543, il faut attendre la fondation du port devient roi du Portugal en 1580. Mais les vents du danger de Nagasaki, en 1571, à l’initiative du gouverneur Omuraˉ se mettent alors à souffler depuis l’Atlantique. Mettant à Sumitada et du jésuite António Vieira, pour que le commerce profit de précieuses informations nautiques dérobées à nippo-portugais prenne son essor. Les réseaux religieux Goa par Jan Huygen Van Linschoten, qui publie en 1595 son – ordres mendiants comme les Franciscains, ou Compagnie Itinerario des « routes de l’Inde », les Hollandais rallient le de Jésus, créée en 1540 – jouent en effet un rôle essentiel sultanat de Banten, sur la côte nord de Java, en 1596, puis dans la circulation des savoirs entre l’Europe et l’Asie aux les îles Moluques en 1599. La fondation en mars 1602 de la xvie et xviie siècles. Installé en Chine à compter de 1583, le Compagnie des Indes néerlandaises orientales (Vereenigde jésuite Matteo Ricci traduit ainsi en chinois, en 1607, avec Oostindische Compagnie, VOC), sur le modèle de l’East India l’aide du mandarin converti Xu Guangqi, les Éléments de Company créée à Londres en décembre 1600, se traduit par géométrie d’Euclide. un rapide déclin de la présence militaire portugaise en Asie : les Portugais sont chassés d’Ambon et de Banda en 1605- 1609, de Malacca en 1641 et de Ceylan (Sri Lanka) en 1658. CONCURRENCES IMPÉRIALES Fondée en 1619 à Java sur les ruines de la cité de Jakarta, Batavia devient la capitale administrative de la VOC en Bien que magnifiée dans les Décadas da Ásia de João de Barros Asie. En 1646, prenant acte de la montée en puissance des et de Diogo do Couto et les Lusíadas (1572) de Luís de Camões Hollandais, le souverain de l’empire javanais de Mataram, – où le roi Sébastien Ier se trouve comparé à Alexandre le Amengkurat Ier, signe un traité de reconnaissance diploma- Grand –, l’expansion portugaise en Asie ne se traduit pas par tique mutuelle avec le gouverneur-général Cornelis Van Der d’importantes conquêtes territoriales mais par la création Lijn. La VOC s’implante au Japon, à Dejima, en 1641, puis crée et la mise en réseau d’enclaves fortifiées sises aux marches en 1652 la ville du Cap, à la pointe méridionale de l’Afrique : de puissantes sociétés politiques qui conservent leur pleine ses réseaux s’étendent désormais d’un bout à l’autre des indépendance – l’empire moghol sur le sous-continent mers orientales. indien, l’empire Ming en Chine. La vice-royauté portugaise des Indes (l’Estado da Índia), dont la juridiction s’étend des factoreries des côtes de l’Afrique orientale aux fortalezas des îles Moluques, se trouve d’ailleurs rapidement assiégée par les puissances européennes concurrentes, tout d’abord dans le Pacifique. Après plusieurs tentatives infructueuses, les Espagnols parviennent en 1565 à s’établir sur l’île de Cebu, aux Philippines. Les troupes de Miguel López de Legazpi s’em- parent en 1570 de l’île de Panay puis, en 1571, de Manille, la capitale du royaume du raja Suleyman. À l’instar de Mexico, Manille devient, au tournant du xviie siècle, une véritable ville-monde où se côtoient des serviteurs philippins nés à Cebu ou dans les Sulu, des soldats et des missionnaires espagnols et métis en provenance du Mexique, des esclaves africains venus du Brésil et de l’Inde portugaise, des marins malais et javanais, des négociants japonais et des artisans chinois (que les Espagnols nomment les Sangleyes). Si le traité de Saragosse, ratifié en 1529, situe les Philippines dans le « domaine réservé » du roi d’Espagne, la question de l’accès aux épices des îles Moluques envenime

Folio du Codex Vaticanus 3738 du dominicain Pedro de Los Ríos montrant les conquistadors de Hernán Cortés s’emparant de Tenochtitlan en 1521 et un frère espagnol baptisant un aztèque, 1570-1589, Bibliothèque du Vatican.

14 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Carte de Banten (côte ouest de Java) en 1596, lors de l’arrivée des Hollandais.

RENCONTRE OU REDÉCOUVERTE ? gorge de Venise ». La prise de Constantinople par Mehmet II en 1453, puis la conquête de la péninsule Arabique par les Il existe donc deux scénarios distincts de la « rencontre troupes de Sélim Ier en 1517-1518 font basculer une impor- ibérique » avec les mondes lointains aux xvie et xviie siècles. tante section de ces routes de la soie et des épices sous Le premier, qui débute avec l’arrivée des Espagnols aux domination ottomane – rendant d’autant plus impératif, Caraïbes, s’apparente à une situation de « premier contact » : pour les Portugais, le maintien d’une connexion autonome il procède de l’établissement d’une connexion entre l’Europe avec l’Inde et l’Insulinde. et le monde mésoaméricain. Européens et Amérindiens se Premier contact avec les mondes mésoaméricains ou « découvrent » pour la première fois, et aucun des systèmes énième rencontre avec l’Asie : la « découverte » est dans tous de savoir soudainement mis en présence ne sort indemne les cas un processus réciproque. Si les Européens cherchent de l’épreuve – pas plus la glose scolastique des Anciens que à savoir, particulièrement lors de la controverse de Valladolid l’énonciation rituelle aztèque du monde. Le second, qui s’en- (1550), si les Indiens du Mexique ont une âme, les Indiens clenche avec l’entrée de Vasco de Gama dans l’océan Indien, taïno de Porto Rico se demandent, eux, si les Européens ont tient moins d’une « découverte » que d’une redécouverte, un corps mortel – ainsi immergent-ils leurs prisonniers et implique la transformation d’une connexion indirecte en espagnols dans l’eau pour voir s’ils se noient et si leurs connexion directe. L’Europe et l’Asie entretiennent de fait chairs se putréfient. Pour le dire dans les termes ironiques des liens commerciaux et culturels depuis la haute Antiquité de Claude Lévi-Strauss, qui emprunte le récit de cette anec- et l’océan Indien constitue, à l’aube de l’époque moderne, dote à Oviedo y Valdés, « les Blancs invoquaient les sciences la plus dense zone d’interactions marchandes au monde. Si sociales alors que les Indiens avaient plutôt confiance dans les Portugais se lancent dès les années 1490 à l’assaut de la les sciences naturelles » (Tristes Tropiques, 1955). « route des Indes » en cherchant à contourner l’Afrique, c’est précisément parce qu’il existe, depuis les années 1350, un circuit d’échanges reliant la Méditerranée orientale, la pénin- sule Arabique, le sous-continent indien et la Chine. Mais ce circuit est puissamment segmenté : les négociants génois Savoir + et vénitiens achètent aux marchands persans, arméniens et mamelouks les épices et les résines rares que ceux-ci Bertrand Romain, L’Histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident (xvie-xviie siècle), Seuil, coll. Points histoire, Paris, 2014. acquièrent auprès de leurs homologues gujaratis, qui les Gruzinski Serge, Les Quatre parties du monde : histoire négocient à prix coûtant à Malacca, Sumatra et Java. Ainsi d’une mondialisation, Seuil, coll. Points histoire, Paris, 2006. Tomé Pires peut-il écrire dans sa Suma Oriental (vers 1515) Subrahmanyam Sanjay, Vasco de Gama : légende et tribulations que « celui qui règne sur Malacca tient dans ses mains la du vice-roi des Indes, Seuil, coll. Points histoire, Paris, 2014.

L’élargissement du monde 15 histoire

Par Philippe Rygiel, UNE EUROPE professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Ouest-Nanterre- La Défense EN MOUVEMENT

Au xixe siècle, les Européens quittent en masse leurs foyers pour les pays neufs en quête d’une vie meilleure. Ces migrations recomposent le peuplement mondial.

DANS LE MONDE du second xixe siècle, les migrants sûrs sous l’effet du développement de la marine à vapeur transcontinentaux proviennent généralement d’Europe. Les et du chemin de fer. Il faut ainsi 114 jours pour gagner flux les plus importants les emportent vers le continent depuis l’Europe un port du Queensland (Australie) vers 1850, américain, même si ce n’est pas une destination exclusive. 99 jours en 1880 et 57 en 1891. Durant la même période, le De nombreux Italiens vont ainsi gagner l’Amérique du Sud taux de mortalité à bord est passé de 4 % à 3 ‰. Les puis- à la fin du siècle. Les habitants des îles Britanniques sont santes compagnies de transport qui émergent alors sont nombreux aussi à se diriger vers les périphéries éloignées du donc des acteurs essentiels de cette histoire, d’autant que monde britannique, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Des leurs agents sont intéressés aux départs. Les compagnies travailleurs chinois sont mobilisés en Californie et dans de de navigation ou de chemin de fer s’emploient à provoquer nombreuses parties de l’empire britannique. Malgré cela, le ces mouvements, parfois par le moyen de vastes campagnes trajet le plus fréquemment parcouru est celui qui emmène de publicité. un habitant de l’Europe vers l’Amérique du Nord. Les histo- Bien des raisons poussent des millions d’hommes et de riens établissent à 55 millions le nombre de départs depuis femmes à être attentifs à leur appel et à s’embarquer pour l’Europe entre le début du xixe siècle et le début du xxe siècle. une destination lointaine. Certains Européens fuient un Trente-trois millions d’Européens auraient gagné les États- danger pressant. C’est particulièrement le cas des popula- Unis, un peu moins de cinq millions le Canada. Les Britan­ tions juives de la zone de résidence de l’empire russe, c’est- niques et les Allemands sont particulièrement nombreux à-dire à l’ouest de celui-ci, qui sont confrontées à partir des parmi eux durant la première partie du siècle. À la fin du années 1880 à un antisémitisme d’État parfois particulière- xixe siècle, le migrant européen vient souvent d’Italie ou ment brutal. Celui-ci se traduit dans un premier temps par ­d’Irlande, mais également de régions aujourd’hui polonaises une législation qui nuit à leur activité économique, puis par que quittent aussi bien des catholiques de langue polonaise des pogroms, ce qui provoque une très importante vague de que des Juifs issus des marges du monde russe ou encore des départs. Plus d’un million de personnes quittent ces régions uniates (catholiques de rite oriental) ukrainiens. à la fin du xixe siècle, la plupart en direction de l’Amérique Cette circulation à l’échelle mondiale, qui est d’abord une du Nord. circulation des Européens, s’intensifie à partir du milieu du Beaucoup sont attirés par les besoins en main-d’œuvre xixe siècle, quel que soit l’indicateur que nous utilisons. Les et en population des États et des économies des nouveaux États-Unis enregistrent 30 000 à 40 000 entrées annuelles mondes. Dans un système où le capital circule assez libre- au début du xixe siècle, puis plus de 300 000 annuellement ment, certaines régions sont stimulées, surtout durant la durant la décennie 1850. À l’aube du xxe siècle, le nombre seconde moitié du xixe siècle, par des investissements euro- annuel d’entrants aux États-Unis dépasse le million. péens massifs – en particulier britanniques – attirés par la perspective de profits rapides offerts par l’accès à des terres et à des ressources naturelles jusque-là peu exploitées. Ces LES FACTEURS DE LA MOBILITÉ dernières connaissent une croissance exceptionnellement rapide et voient en quelques décennies se constituer des L’une des raisons de l’intensification des circulations est industries puissantes et se construire des villes gigan- que la durée et le coût des déplacements diminuent tout tesques. Chicago, fondée en 1833, compte à sa création au long de la période, alors que les voyages deviennent plus 350 habitants. Idéalement située à la pointe sud de la région

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1. Les migrations transcontinentales durant En millions de personnes la seconde moitié du xixe siècle. 12 2. L’émigration européenne par décennie, 1871-1960. 10 Émigration totale

8 les premières décennies du xxe siècle, composée en large majorité de migrants européens et de leurs descendants. 6 Les migrations européennes du xixe siècle apparaissent

4 liées à la forte polarisation des espaces qui caractérise la période, dont l’autre face est la spécialisation agricole accrue 2 de nombreuses régions. Durant la première moitié du siècle, Émigration vers les USA en effet, les campagnes européennes abritent souvent de 0 multiples industries servant généralement des marchés 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 locaux, qui tendent à décliner à partir du milieu du siècle, Source : Bruno Marinot, Les migrations internationales en Europe et aux États-Unis, 1840-1940, Neuchâtel, éditions Alphil, 2006, page 24. en partie sous l’effet du développement des moyens de 2 transport modernes. Cela conduit, dans des campagnes qui connaissent également une forte croissance démogra- phique, à un sous-emploi chronique synonyme de pauvreté, des Grands Lacs et au débouché des grandes plaines améri- dont les formes extrêmes se rencontrent en Irlande. La caines, rapidement connectée aux métropoles de l’est par le grande famine des années 1840 y fait un million de morts chemin de fer, la cité devient un centre industriel puissant, et provoque deux millions de départs pour l’Angleterre ou qui totalise 300 000 habitants en 1870 puis 1,7 million en les nouveaux mondes, pour une population totale, au début 1900. La population de la ville est alors, et demeurera durant des années 1840, de neuf millions d’habitants.

Une europe en mouvement 17 histoire

une immigration massive. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que des législations commencent à opérer un tri parmi les candidats à l’immigration et que sont mis en place, aux États-Unis surtout, les instruments d’une telle politique. À cette date sont surtout visés les migrants définis comme « non blancs », premières cibles des opposants à une immi- gration sans contrôle. La Keep Australia white policy adoptée par le tout jeune Parlement australien en 1901, l’Alien labor act canadien de 1897, le Chinese exclusion act américain de 1882, que complète un accord avec le Japon en 1906, ont surtout pour but et pour effet de limiter l’essor rapide de l’immigration asiatique qui cristallise les oppositions au moment où sont définis les caractères de nations que leurs fondateurs vont affirmer comme blanches. La Première Guerre mondiale constitue le terme de cette séquence historique. Désorganisant pour un temps les flux, remodelant profondément les équilibres économiques mondiaux et ceux des sociétés en guerre, elle est suivie, quelques années plus tard, par la fermeture des frontières de la plupart des grands pays d’immigration du siècle précé- dent. Les lois de quotas américaines, adoptées en 1921 et 1924, signalent la fin de l’autorisation donnée aux masses européennes de circuler assez librement au sein des limites du monde occidental. Ford Madox Brown, The Last of England (Le Voyage), 1860, huile sur toile, 47,7 × 43,8 cm, Cambridge, Fitzwilliam Museum. VOYAGES ET VIES MIGRANTES

DES ÉTATS FAVORABLES AUX MIGRATIONS Les migrants européens du xixe siècle sont prodigieusement divers par le sexe, la provenance, l’origine, les coutumes ou Ces logiques économiques ne peuvent cependant produire les parcours, même s’ils sont, pour une majorité d’entre de tels effets que parce que les États intéressés consentent eux, des hommes, jeunes au moment du départ, issus des à la mobilité des personnes, et que de nombreux Européens campagnes ou du prolétariat urbain. Les récits qu’ils font perçoivent ces possibilités de circulation accrues comme des difficultés d’une vie en migration présentent souvent des opportunités. Les pays européens lèvent peu à peu les des points communs. Le voyage, évoqué fréquemment sur entraves au départ qui étaient de mise durant la période le mode épique, en constitue un moment clé. Les passagers moderne : la règle du bon gouvernement des États voulait en de troisième classe des bateaux qui sillonnent l’Atlantique effet que la richesse provienne exclusivement des hommes, évoquent le traitement brutal infligé par des matelots dont dont les forces permettent la mise en valeur des terres et ils ne comprennent pas les ordres, donnés en anglais. À leur dont le nombre garantit la puissance des armées. La lente arrivée, du moins à la fin de la période, les représentants pénétration des normes libérales et la crainte des effets de l’État d’immigration examinent, épouillent, interrogent, possibles de l’accumulation de prolétaires dans les grands décident surtout de qui pourra poursuivre le voyage. Ellis centres urbains conduisent à la disparition progressive des Island, petite île au large de New York où, à partir de 1892, restrictions au départ. La Constitution de 1867 permet ainsi les migrants sont examinés par les représentants du bureau aux sujets de la double monarchie austro-hongroise de ne d’immigration américain, vit passer 12 millions de migrants, plus demander la permission des autorités locales pour dont 2 % environ ne purent gagner le continent. Elle demeure quitter le pays. À la fin du xixe siècle, seul l’empire russe le lieu symbole des grandes migrations européennes et de pratique encore un assez strict contrôle des départs. la bureaucratisation de leur traitement. Durant une longue période, les États de peuplement Le périple du migrant est une aventure, mais aussi une européen récent dressent peu de barrières à l’entrée des première confrontation à la condition d’immigrant et aux immigrants. Ce phénomène s’explique dans une large formes de domination qui la définissent. Le travail qui mesure par le souci de disposer de colons, qui permettent lui est réservé est souvent le plus dur, le plus sale, le plus de justifier une souveraineté sur des espaces encore souvent dangereux. Nombreux, durant la première moitié du siècle, contestés, mais aussi par la puissance politique des repré- à tenter de s’établir comme fermiers sur les terres ouvertes sentants des forces économiques et sociales intéressées à à la colonisation des nouveaux mondes, les immigrants se

18 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Un inspecteur américain examine les yeux des immigrants, Ellis Island, LES MIGRANTS SAISIS port de New York, vers 1913. PAR LES SCIENCES SOCIALES retrouvent ensuite soutiers de l’industrialisation, au fond Une part de ce que nous savons des migrants européens des mines, sur les chantiers, dans les ateliers de la grande e du xix siècle nous est fournie par les travaux des industrie. On les compte en grand nombre parmi les ouvriers premiers sociologues américains, particulièrement des abattoirs ou des usines sidérurgiques de Chicago, parmi ceux de l’école de Chicago. ceux de la confection à New York. La méconnaissance de e Née à la fin du xix siècle de l’observation des réalités la langue, le peu de protection juridique à laquelle peut sociales de la métropole en formation, cette école prête, prétendre un pauvre qui n’est pas même citoyen, l’igno- dès l’origine, une attention soutenue aux migrants, rance des règles et des normes du nouvel environnement, nombreux dans la ville, et fait de l’étude de leur adaptation mais aussi, pour beaucoup, la difficulté à transformer à la réalité américaine, menée au moyen d’enquêtes des compétences de travailleur agricole en atouts sur un ethnographiques, une question centrale. L’enquête marché du travail urbain, conspirent à les cantonner dans consacrée aux paysans polonais présents aux États-Unis les travaux les plus ingrats. Ils sont les victimes idéales de par William I. Thomas et Florian Znaniecki, publiée en 1918, tous les prédateurs, parfois de compatriotes un peu plus eut très vite un statut de classique. Robert E. Park, un autre anciennement installés qui peuvent faire payer fort cher une des fondateurs de cette école, élabora une théorie des place où dormir, une chambre souvent d’un faible confort rapports interethniques et de l’assimilation. Ces auteurs et d’une propreté douteuse. Le logement du migrant récent, eurent, tant par la méthode que par leurs thèmes ou arrivant dans une ville dont la population croît plus vite que le vocabulaire qu’ils mirent en place, une influence durable ses capacités d’hébergement et ses infrastructures, est géné- sur les discours savants consacrés aux migrations. ralement médiocre et fait l’objet de descriptions horrifiées et d’enquêtes accablantes. Celles menées par Jacob Riis dans le

Une europe en mouvement 19 histoire

New York de la fin du xixe siècle, illustrées de photographies La ruée vers l’or en Californie (1848-1856) : frappantes (voir ill. p. 21), sont demeurées célèbres. des prospecteurs creusent la terre près d’un cours d’eau dans les Rocheuses (Sierra Nevada), d’autres Beaucoup de migrants sont de plus en butte à l’hostilité s’occupent à l’orpaillage, vers 1850, lithographie d’une partie de la population du pays d’accueil, voire des colorisée d’après une illustration du xixe siècle. autorités, qui se traduit parfois de manière violente. Des Italiens sont tués dans les mines de charbon d’Armstrong en Pennsylvanie en 1874, lynchés en Virginie et à la Nouvelle- italiens chargés d’éclairer le Parlement sur les départs Orléans en 1891. En Pennsylvanie encore, des mineurs slaves massifs pour le Nouveau Monde, tel migrant répond ainsi en grève sont pris pour cible et tués en 1886, puis en 1897 qu’en Amérique, ses enfants pourront acquérir une éduca- (massacre de Lattimer), sanglante litanie dont nous ne tion et « devenir quelqu’un », ce qui n’a guère de chance donnons ici que quelques exemples. d’être leur lot en Italie. L’expérience du migrant, de plus, est rarement une expé- rience solitaire. Souvent, des réseaux familiaux, ou origi- DES AVENTURES COLLECTIVES naires d’une même localité, enserrent la migration, procu- rant information, emploi et logement. Une lecture tragique de l’expérience migrante qui ne retien- Dans les grandes villes, des communautés migrantes drait que ses drames et ses infortunes, si elle n’est pas naissent. Les Polonais de Chicago, au prix de lourds sacri- sans fondement, ne permet pas de comprendre le départ fices financiers, parviennent à ériger des églises monumen- des millions d’hommes et de femmes qui ont traversé les tales, qui ne servent pas seulement de lieux de culte et de océans, mobilisant souvent toutes leurs ressources. Il faut rencontre. La plupart des associations polonaises ont leur pour cela se souvenir qu’un travailleur mal payé, mal logé, siège à proximité de l’église Saint-Stanislas-Kostka, érigée en mal traité, peut cependant considérer son sort plus enviable 1867 : elles s’emploient à nourrir la vie culturelle du groupe que celui qu’il aurait connu dans son pays d’origine, ou qu’il mais aussi à le doter de sociétés de secours mutuel, et pourrait espérer à son retour, plus susceptible aussi de lui organisent également des formations permettant à chacun permettre de parvenir à ses fins. En effet, les conditions de de tenir sa place au sein de la société américaine. Saint- travail et de logement ne sont souvent pas moins rudes dans Stanislas, rebâtie et agrandie en 1881, est aujourd’hui encore les zones de départ et les formes de domination politique un point de repère connu de tous les habitants de la cité des et sociale pas forcément moins brutales. Aux enquêteurs Grands Lacs.

20 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Jacob Riis, Cinq cents une place, locataires dans un immeuble rapide du capital. Leurs périples sont donc liés à l’édification bondé de la rue Bayard à New York, 1889, photographie, New York, de ­l’Occident contemporain, et au surgissement en son sein Museum de la ville de New York. d’un nouveau cœur industriel et urbain, au point qu’il est impossible d’imaginer ce que serait un monde bâti sans leur travail. Il est également bien difficile de concevoir ce qu’au- MIGRATIONS DE MASSE ET MODERNITÉS rait été l’histoire des îles Britanniques, de la Scandinavie ou des pays de langue allemande si ces régions avaient compté L’impact des migrations européennes du xixe siècle sur les à la fin du xixe siècle quelques millions d’habitants et de États et les régions qu’elles affectèrent ne se limite cepen- pauvres de plus. dant pas à quelques marques dans le paysage urbain. Il est peu d’aspects de la vie des sociétés européennes et améri- caines qui n’en aient profondément reçu l’empreinte. C’est Savoir + grâce au travail de migrants que furent construits les routes, Bade Klaus J., L’Europe en mouvement : la migration de la fin les voies de chemin de fer, les canaux, les usines et les villes du xviiie siècle à nos jours, Seuil, coll. Faire l’Europe, Paris, 2002. d’Amérique et d’Océanie, et que furent injectés dans l’éco- Brun Jeanine, America ! America ! Trois siècles d’émigration nomie mondiale les produits de ces vastes terres. aux États-Unis (1620-1920), Gallimard, Paris, 1994. L’émergence de nouveaux pôles puissants de l’économie Green Nancy, Et ils peuplèrent l’Amérique : l’odyssée des émigrants, mondiale et les bouleversements géopolitiques provoqués Gallimard, coll. Découvertes, Paris, 1994. par celle-ci sont aussi leur œuvre. L’introduction de millions Mariot Bruno, Les Migrations internationales en Europe et aux États-Unis des années 1840 aux années 1940, Alphil, Neuchâtel, 2006. de travailleurs simultanément à l’investissement massif de Rygiel Philippe, Le Temps des migrations blanches : migrer capitaux privés a nourri sur la longue durée la croissance en Occident du milieu du xixe siècle au milieu du xxe siècle, Éditions des régions d’arrivée tout en permettant une accumulation publibook universités, Paris, 2010.

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Par Hélène Bertheleu, UNE HISTOIRE maître de conférences à l’université François-Rabelais de Tours, département de sociologie, laboratoire CNRS Citeres QUI S’ÉCRIT

L’émergence récente de la mémoire des migrations est le fait d’acteurs divers et participe à la construction d’une société plus respectueuse de sa diversité.

L’INTÉRÊT porté à l’histoire et à la mémoire des migra- historique de l’immigration, que le traitement sociopolitique tions est récent en France, beaucoup plus qu’en Amérique peine à voir comme un phénomène ancien, structurel et du Nord et dans d’autres pays d’Europe. Ce n’est que depuis constitutif de la nation. les années 1990 que des chercheurs travaillent à une meil- Ainsi, il faut prendre en compte les conditions sociales leure connaissance et reconnaissance des apports des et politiques au sein desquelles ces actions se développent. migrations à la société française, rejoignant des préoccupa- La sociologie a bien montré, par exemple, les formes tions politiques qui ont débouché sur l’ouverture à Paris en d’assignation­ identitaire auxquelles sont soumis ceux 2007 d’un musée national dédié aux immigrations passées. qui prennent publiquement la parole pour ou au nom des Quatre points éclairent le processus de construction des migrants en France : « étrangers », « immigrés », « beurs », mémoires des migrations en France : le contexte, les acteurs « issus de l’immi­gration » ou plus récemment « franco-­ impliqués, les processus à l’œuvre et leurs conséquences. musulman » (sans parler des nombreux vocables dévalo- risants, voire insultants) sont les catégories usuelles qui expriment les relations asymétriques et la place marginale UNE RECONNAISSANCE TARDIVE réservée à de nombreux migrants et aux descendants de leurs familles, notamment lorsqu’elles sont originaires Pour bien comprendre les mémoires des migrations, il de pays ou de régions autrefois colonisés. Leurs prises de faut d’abord interroger le contexte sociopolitique qui va parole politiques, aussi citoyennes soient-elles, sont souvent permettre, ou non, la « carrière » locale, nationale ou inter- entendues comme la manifestation d’une culture minori- nationale de cette mémoire collective. Si les chercheurs taire ou d’un vécu trop « particulier », comme le signale, connaissent assez bien le fonctionnement social de la dans les années 2000, la prolifération du mot « communau- mémoire, l’exploration des mémoires des migrations est tarisme » au sein de la société française ou de sa version plus récente. Leur spécificité ne tient pas à une particularité des scientifique, l’« ethnicisation » de la société. Le sentiment migrants eux-mêmes mais au rapport social complexe qui d’être menacé par la diversité culturelle amène certains lie la nation française aux nombreuses populations qui l’ont élus, intellectuels ou journalistes à interpréter ces prises constituée d’hier à aujourd’hui. En effet, historiquement, les de parole comme autant de formes de visibilisation jugées mémoires légitimes, et plus encore le patrimoine, se sont aussi « ethniques » qu’inacceptables et dangereuses pour construits dans un contexte national qui a privilégié l’efface- le régime républicain. Ce sont là des contraintes sociales ment des particularités, qu’elles soient régionales ou migra- qui pèsent sur la capacité de dire et d’agir des acteurs et les toires. Les lieux ou les traces de l’immigration présents dans amènent à choisir un répertoire d’actions plutôt qu’un autre. les mémoires individuelles et collectives parviennent diffi- cilement à trouver une légitimité suffisante pour prendre place dans notre imaginaire national, être reconnus, sélec- LES ACTEURS DE LA MÉMORIALISATION tionnés et patrimonialisés. On observe ainsi aujourd’hui une situation paradoxale : si les migrations sont l’objet d’une D’autres paramètres comme la position sociale et les compé- hypervisibilité médiatique encouragée par la politisation tences professionnelles des mobilisés sont déterminants : ils de la question migratoire tant au niveau national qu’inter- contribuent à rendre cette mémoire plus ou moins audible national, on constate une certaine invisibilité du processus ou au contraire inouïe. Les profils sociologiques des acteurs

22 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Affiche du film documentaire Et si hier m’était conté… d’Abdelaziz Znibaa et Mohamed Elouaroudi, association Médiation, 2006.

qui se mobilisent au nom de la mémoire sont variés : travail- souvenir et pouvoir transmettre aux générations futures. leurs sociaux, enseignants, historiens amateurs, parents Le travail mémoriel procède alors d’un véritable « itinéraire d’élèves, notables locaux, artistes, membres d’associations, moral » reconstitué, expériences vécues et remémorées qui, professionnels de l’urbain ou de la politique. Les raisons pense-t-on, valent la peine d’être racontées, partagées et de s’engager sont multiples : certains, ayant eux-mêmes transmises à travers une narration, une réalisation collec- connu une trajectoire migratoire, se sentent directement tive, une performance ou un événement qui feront trace. concernés par cette histoire et ressentent l’urgence face Cette démarche volontariste n’exclut pas des sentiments à la disparition progressive des anciens et de leurs souve- d’ambivalence quant à l’opportunité de rendre publique nirs ; d’autres sont plutôt motivés par le processus de cette mémoire collective. La discrétion défendue ou prati- reconnaissance d’une période ou de trajectoires passées quée par le plus grand nombre a en effet l’avantage de n’ex- qui ont été trop longtemps ignorées : ils veulent raviver le poser personne à la réprobation, à l’évaluation, au jugement,

Une histoire qui s’écrit 23 histoire

Sainte-Olga, église ukrainienne gréco-catholique de rite byzantin, à Corquilleroy (Loiret), 1961-1963.

polonais se considèrent aujourd’hui comme les déposi- taires d’une mémoire composite où le passé d’ouvrier ou de syndicaliste se noue étroitement avec un vécu de travailleur étranger. Les descendants de migrants portu- gais ont une tout autre manière de commémorer les trajec- toires de leurs ancêtres : beaucoup choisissent de taire le souvenir de la migration elle-même, pour ne retenir, dans l’espace public, que quelques marqueurs culturels autour desquels se ­cristallise l’identité portugaise en France. Ainsi, épurée de ce qui pouvait les identifier à des immigrés, caté- gorie peu valorisante, la mémoire de ceux qui furent des Portugais revendique aujourd’hui plutôt une place au sein d’une identité européenne considérée comme englobante. parfois au blâme. Cette discrétion correspond aussi au fait Il est moins aisé de revendiquer la mémoire des siens que, pour une partie de ceux que nous appelons ici – abusive- lorsqu’on se sent descendant d’un « peuple » ancienne- ment – des descendants de migrants, cette quête mémorielle ment colonisé par la France. Ce rapport colonial passé pèse ne fait pas sens ou, simplement, ne correspond ni aux souve- lourd sur le processus de mémorialisation : le cheminement nirs tels qu’ils sont intimement entretenus, ni aux formes mémoriel est souvent douloureux, pris en charge par un d’appartenance aujourd’hui revendiquées. écrivain, un artiste, un comédien qui témoignent indivi- D’autres s’engagent parce qu’ils épousent en quelque duellement et avec émotion de la trajectoire de leur famille. sorte la cause mémorielle et patrimoniale d’un ami, voisin Ils racontent la souffrance qui a accompagné le départ du ou collègue. Ces « initiés » se mobilisent par loyauté, parce pays, l’installation en France ou la vie de travailleur immigré. que les liens tissés avec des migrants les ont amenés à vivre Plus rarement, certains tentent de lier l’histoire singulière des expériences fortes, voire bouleversantes. Ils se révèlent de leur famille à celle de la colonisation ou de la guerre pour souvent des porteurs de projet particulièrement efficaces : l’indépendance. Se référant à une période récente dont les n’étant pas eux-mêmes directement concernés, ils éprouvent conséquences et les souvenirs sont encore vifs, les narra- moins le sentiment d’ambivalence mentionné plus haut et tions sont subjectives, marquées de blessures intimes que n’hésitent pas à mobiliser leurs réseaux associatifs ou poli- l’art parvient à exprimer de façon sensible, bien mieux qu’un tiques pour faire converger les causes et porter publiquement récit historique à visée scientifique (voir article p. 56-61). une manifestation culturelle ou une requête patrimoniale. Les milieux associatifs sont ici fortement représentés, permettant que les activités de collecte, de conservation et RETROUVER UN HÉRITAGE COMMUN de mise en valeur soient assumées collectivement. Dans telle association de travail social ou d’éducation populaire Aujourd’hui, la légitimité sociale de l’immigration et de ses dont les activités sont en partie dédiées à l’accompagnement mémoires est en fabrication et s’étoffe au fur et à mesure de migrants et de leurs familles, la collecte des souvenirs que l’histoire sociale et culturelle des migrants est mieux auprès d’anciens migrants est conçue comme un devoir : connue : on s’éloigne ainsi progressivement du stéréotype il s’agit de faire œuvre de connaissance alors même que de l’immigré pour trouver une grande variété de trajectoires l’oubli a déjà considérablement pesé sur leurs conditions de sociales, de motifs de départs ou de mobilité, de modes vie et de vieillesse, mais aussi d’accomplir une démarche de d’insertion, de modalités d’acculturation, de sentiments réhabilitation de ces anciens, dignes d’attention. d’appartenance, en fonction du genre, du milieu social, du pays d’origine ou de la génération. La présence des migrants commence à être explorée pour elle-même et non pas seule- UN CHEMINEMENT MÉMORIEL DIFFÉRENCIÉ ment, comme c’était souvent le cas, à la marge de l’histoire ouvrière, industrielle ou urbaine. Les formes de mobilisation varient fortement en fonction L’objectif visé de ces engagements est souvent celui de du groupe migratoire considéré, de l’époque d’arrivée et la reconnaissance locale. Lorsque l’ouvrage, le journal ou le du lien sociohistorique qui le relie à la société française. film réalisé dans un cadre scolaire ou dans le quartier est On observe ainsi des variations importantes entre les distribué aux familles, les récits qu’ils véhiculent débutent ­migrations européennes et les migrations postcoloniales. une « carrière patrimoniale » dont l’intimité nous échappe : À Bourges, par exemple, des descendants de migrants les gens conservent le fascicule et le montrent à l’occasion

24 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Cité nationale de l'histoire de l'immigration, Paris, avril 2008.

aux visiteurs ou aux petits-enfants. Certains s’y sont forte- national de l’histoire de l’immigration au palais de la ment investis et resteront repérés localement comme des Porte Dorée, à Paris. Il faut toutefois préciser que ce que gens engagés, presque des spécialistes de cette mémoire. l’on appelle aujourd’hui le patrimoine a changé : ce n’est La mémoire collective n’émerge dans l’espace public que plus seulement l’emblème et le trésor de l’unité nationale, lorsqu’elle est coproduite par une convergence de volontés sa définition s’est élargie et sa version démocratisée ou d’acteurs différents aux compétences diverses. La mobi- « ethnologique » propose qu’il soit capable de reconnaître lisation parvient alors à pérenniser cette mémoire en lui et de montrer à la fois l’universalité et la diversité cultu- donnant une consistance, une forme matérielle, en l’ins- relle. Cela pose la question des effets de la cristallisation de crivant dans une production tangible qui matérialisera le cette mémoire en patrimoine : faut-il craindre l’affirmation souvenir, éventuellement la commémoration, en tout cas d’identités simplifiées ou communautaires ? Au contraire, l’idée d’un héritage commun. ces représentations mettent en scène des personnes aux La situation est très différente lorsque la collecte de appartenances multiples, souvent complexes, qui tentent témoignages ou d’objets est mise en œuvre dans le cadre d’être à la fois d’ici et d’ailleurs, avec un sentiment d’ap- d’une politique d’accompagnement des populations partenance qui se révèle labile, variant selon les situations. touchées par la démolition de leurs logements ou par de Ces cheminements de mémoires qui se développent en fortes transformations urbaines : ce sont alors des profes- France ne manquent pas de travailler les représentations que sionnels du social ou de l’urbain qui décident, sans copro- les citoyens se font de la société. Dans un contexte européen duction avec des groupes mobilisés, de faire la mémoire des fragile, marqué par la mondialisation économique et des autres. Dans nos différents terrains d’étude, c’est une situa- formes renouvelées du nationalisme, la patrimonialisation tion particulièrement fréquente où les effets de ces inves- de l’histoire migratoire d’une partie non négligeable de la tissements au nom de la mémoire sont des plus incertains, population apporte une réponse aux inquiétudes politiques voire apparaissent potentiellement contre-productifs. En qui interrogent la consistance de l’identité nationale et effet, dans ces nombreux cas, les professionnels qui portent cherchent les ingrédients permettant d’assurer la cohésion ces projets envisagent la mémoire des migrants moins pour de l’ensemble sociétal. Ces patrimonialisations émergentes ce qu’elle signifie (pour les concernés) que comme une des participent, sans aucun doute, à la construction d’un « nous » modalités de la mémoire des lieux et de ses habitants. plus inclusif et plus respectueux de la diversité des mondes sociaux de ceux qui vivent ensemble en Europe.

VERS UNE PATRIMONIALISATION ? Savoir + Depuis les années 2000, des opérations patrimoniales se sont développées un peu partout, au Musée dauphinois Amar Marianne, Bertheleu Hélène, Teulières Laure (dir.), Mémoires des migrations et temps de l’histoire, PU François-Rabelais, Tours, 2015. de Grenoble, au Musée portuaire de Dunkerque, à Lyon Bertheleu Hélène (dir.), Au nom de la mémoire : patrimoine pour le cimetière sénégalais ou la place du Pont, à Saint- des migrations en région Centre, PU François-Rabelais, Tours, 2014. Étienne pour les jardins ouvriers ou encore à Bobigny Bertheleu Hélène (dir.), Mémoires des migrations en France, pour son cimetière musulman, etc., sans oublier le Musée du patrimoine à la citoyenneté, PU de Rennes, Rennes, 2016.

Une histoire qui s’écrit 25 géographie MIGRER DANS UN MONDE Par Éric Janin, professeur de chaire supérieure en CPGE GLOBALISÉ

Les migrations transfrontalières répondent à des nécessités vitales pour les pays d’accueil et de départ, mais souffrent de l’absence d’une « gouvernance migratoire » mondiale.

LES MIGRATIONS transfrontalières sont devenues une élevé. Cette migration des cerveaux (brain drain), qui prend problématique planétaire et constituent un enjeu détermi- parfois la forme de « fuite » quand les individus décident de nant dans la compréhension du monde moderne. Jamais ne pas rentrer dans leur pays d’origine (7 étudiants chinois dans l’histoire des sociétés les migrations internationales sur 10 intégrant une université étrangère – souvent améri- n’ont été aussi importantes (elles sont définies, selon l’ONU, caine – ne retournent pas en Chine après leurs études), comme toute mobilité d’individus, définitive ou pour une constitue un phénomène minoritaire dans le volume total durée de séjour supérieure à une année, pour une motivation des migrants, parfois compensé par des migrations de retour économique et/ou politique en direction d’un pays tiers ; les (brain gain). C’est le cas également d’une migration récem- mobilités de loisirs et de tourisme sont donc exclues de cette ment apparue, celle des « seniors » des pays développés qui définition). En 2015, 244 millions de personnes vivaient dans décident de passer leur retraite dans un pays du Sud où leur un pays autre que celui dans lequel elles sont nées (ONU). Il pension leur octroie un surplus de pouvoir d’achat. s’agit d’un record historique résultant d’une nette massi­ Mais dans la très grande majorité des cas, il n’y a pas fication du phénomène depuis 25 ans. De 152 millions en de « migrations volontaires », pour reprendre l’expression 1990, le nombre des migrants internationaux est passé à de Gildas Simon (voir Savoir +). Les migrants sont générale- 173 millions en 2000 (+ 13,8 % sur la décennie) pour atteindre ment contraints de migrer vers un autre pays. Tout d’abord 222 millions en 2010 (+ 28,3 %). En 25 ans le stock de migrants pour des raisons économiques : les migrants internatio- a crû de 92 millions d’individus ! On pourrait compter près naux sont majoritairement des travailleurs (150 millions de de 320 millions de migrants dans le monde en 2020. Malgré personnes, soit 61 % du total) selon l’Organisation internatio- l’intensification du processus, le phénomène migratoire nale du travail. Ils partent vers des pays où les opportunités international ne croît pas beaucoup plus rapidement que la de trouver un emploi sont plus importantes. Près des trois population mondiale : la part des migrants dans la démo- quarts (72 %) sont en âge de travailler (entre 20 et 64 ans). graphie planétaire reste stable, aux alentours de 3,5 %, pour- Mais les migrants sont contraints de se déplacer aussi pour centage inférieur à celui du début du xxe siècle, quand une des raisons politiques, en raison de guerres civiles (Nigeria, partie très substantielle de la population européenne fuyait Syrie, Somalie), de persécutions à l’encontre de minorités le continent pour l’eldorado américain (voir article p. 16-21). (les Rohingyas du Myanmar) ou de violation des Droits de l’homme en règle générale (Soudan, Érythrée). Pour le Haut- Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies, ce sont plus DES FACTEURS MULTIPLES de 20 millions de personnes qui se trouvaient dans cette situation en 2015 (dont les 5 millions de réfugiés palestiniens Derrière ces chiffres se cache un phénomène d’une grande pris en charge dans les camps de l’United Nations Relief and complexité, car le « profil-type » du migrant n’existe pas. Works Agency), majoritairement dans des camps situés dans Certains migrent à la faveur d’une opportunité profession- les pays voisins de ceux qu’ils ont fuis. Les réfugiés disposent nelle, souvent en rapport avec un niveau de qualification d’un statut international (défini par la Convention de Genève

26 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Principaux mouvements migratoires, 2013

Les données ne représentent pas des Note sur les données : flux de migrants à proprement parler, Par « migrants », les auteurs entendent, mais une photographie des effectifs selon les pays, les étrangers (personnes qui (stocks) en 2013. n'ont pas la nationalité du pays dans lequel Les flèches montrent l'origine ils résident) ou les personnes nées à Australie et la destination des migrants, l'étranger. et N.-Zélande ces personnes ayant pu se déplacer Les données ont été compilées à partir des avant 2013. effectifs bilatéraux de migrants issus des recensements nationaux et des estimations de la division Population des Nations unies.

Stock de migrants, 2013 (en millions)

18,4 flux entre régions 1 Espace Schengen 2 Europe hors espace Schengen flux à l’intérieur 10 3 Asie Centrale, Biélorussie, Ukraine Asie des régions du Sud-Est et Pacifique 5 Asie de l’Est 1

0,4

Seuls les flux supérieurs à 400 000 sont représentés soit 94 % du stock total de migrants. Russie Inde

Asie centr., B., U. Sous- 3 cont. indien

Am. du Nord

Golfe Persique H.E.S. Pr.-Orient 2 et Caucase Mexique Espace Sch. 1 Sciences Po - Atelier de cartographie, 2014 Afrique du Nord Afrique Am. centrale de l'Est et et du Centre Caraïbes Afrique de l'Ouest

Afrique méridionale Am. du Sud Source : United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2013), Trends in International Migrant Stock: Migrants by Destination and Origin (United Nations database, POP/DB/MIG/Stock/Rev.2013), www.un.org

de 1951) qui s’accompagne d’une série de droits (notamment Les principaux mouvements le droit d’asile) et de garanties, si tant est que le pays d’ac- migratoires en 2013. cueil les reconnaît et les applique (ce qui n’est pas toujours le cas, notamment dans de nombreux pays d’Afrique et d’Asie). Cela aboutit à des situations dramatiques de congestion : DE NOUVEAUX CHAMPS MIGRATOIRES le Liban accueille aujourd’hui 1,5 million de Syriens, soit l’équivalent du tiers de sa population. Mais dans bien des Une nouvelle géographie mondiale des migrations est en cas les migrations sont combinatoires : un individu migre train de se structurer, autour de champs migratoires régio- parce qu’à la fois la pauvreté et les menaces – politiques, nalisés et polarisés. Si les foyers récepteurs des mondes ethniques, confessionnelles – l’ont contraint à quitter son développés restent attractifs, le phénomène migratoire pays d’origine. s’est planétarisé et les flux ne concernent pas uniquement

Migrer dans un monde globalisé 27 géographie

Camps de réfugiés à Idoméni, à proximité de la frontière gréco-macédonienne, 7 mars 2016.

ce sont des pays en développement qui accueillent la très grande majorité des réfugiés. Les réfugiés syriens sont prin- cipalement installés dans les pays limitrophes − Turquie, Jordanie, Liban, etc. – qui ne garantissent pas toujours leur sécurité et leur bien-être. À une autre échelle, les grandes métropoles mondialisées constituent très souvent la destination finale des migrants : Istanbul, Paris, New York, Londres sont les réceptacles de la migration planétaire. Les opportunités d’emploi y sont plus nombreuses et les solidarités socioculturelles plus fortes en raison des migrants déjà installés. C’est au cœur de ces métropoles que l’on retrouve désormais les membres des diasporas marocaine, malienne, philippine, indienne, mexi- caine… Mais tous n’ont pas cette chance. des populations quittant les pays du Sud pour se diriger Migrer demeure un acte risqué, dangereux, parfois vers ceux du Nord. Selon l’ONU, le continent européen est mortel. Selon l’Organisation internationale pour les migra- aujourd’hui le premier foyer de réception, avec 76 millions tions (OIM), au moins 5 393 migrants ont trouvé la mort en de migrants (30 % du total mondial) dont 53 millions dans 2015, mais les chiffres de la mortalité réelle sont sans doute l’Union européenne. L’Europe, ancien continent d’émigra- nettement plus élevés. Les zones les plus dangereuses sont tion, s’est transformée en terre d’immigration à la faveur les interfaces entre Nord et Sud : mer Méditerranée, frontière de la multiplication des conflits en Afrique et au Moyen- américano-mexicaine, mers d’Asie du Sud-Est, etc. Orient ; elle a ainsi accueilli plus d’1 million de personnes en 2015, soit cinq fois plus que l’année précédente en raison d’une « crise » migratoire sans précédent. L’Amérique du LE POIDS ÉCONOMIQUE DES MIGRANTS Nord (54 millions de migrants, dont 46 pour les États-Unis) demeure un foyer majeur pour les flux migratoires en prove- Les travailleurs migrants ont une double importance nance d’Amérique du Sud. Si l’on y ajoute les 8 millions de économique à l’échelle planétaire. Dans le pays d’accueil, migrants en Océanie (essentiellement en Australie et en ils contribuent à la croissance en proposant leur force de Nouvelle-Zélande), les mondes développés concentrent travail. Mais ils participent également au développement donc un peu moins de 140 millions de migrants, soit 57 % économique de leur pays d’origine car ils y rapatrient une du total. Les mondes en développement ont vu s’ouvrir de part très significative de leurs revenus, permettant ainsi nouveaux « corridors » migratoires et sont devenus des d’assurer les dépenses de subsistance et la couverture régions d’immigration et de transit qui accueillent 43 % du des besoins prioritaires de ceux « restés au pays », famille, total des migrants internationaux, principalement en Asie proches, voire communauté tout entière du village d’ori- (30 %) et en Afrique (8,5 %), alors qu’ils n’en accueillaient gine, dont les membres ont souvent financé leur départ. que 38,7 % en 2005. Ainsi il n’est pas rare de voir des villages entiers du Kerala Ce qui est nouveau, c’est le développement des courants (Sud-Ouest de l’Inde) ou du Népal totalement vidés de leur migratoires entre pays du Sud qui regroupent 40 % du total population masculine partie travailler sur les chantiers (contre 45 % pour les migrations du Sud vers le Nord) avec de construction du Qatar ou d’Arabie saoudite. Près d’un l’apparition de nouveaux foyers d’accueil tel que les pétro- milliard de personnes dans les mondes en développement monarchies de la péninsule Arabique. L’inversion du modèle dépendent aujourd’hui de ces transferts de fonds qui tran- classique Sud-Nord et le rééquilibrage au « profit » des sitent par des organismes reconnus (Western Union) ou par mondes en développement se confirme : ainsi entre 2009 le biais de mécanismes plus informels (le hawala des pays et 2014, le nombre de personnes nées au Mexique parties musulmans, le hundi indien ou bien le fei ch’ien chinois). Ces s’installer aux États-Unis (870 000) a été inférieur à celui des remises sont estimées en 2015 par la Banque mondiale à personnes vivant aux États-Unis et migrant vers le Mexique environ 601 milliards de dollars dans le monde, dont 441 à (environ 1 million, pour la plupart d’anciens migrants mexi- destination des pays en développement, l’Inde (72 milliards), cains qui retournent dans leur pays d’origine pour des la Chine (64 milliards), le Mexique (26 milliards) ou bien les raisons diverses : fin de vie active, difficultés d’insertion, Philippines (23 milliards) étant les principaux pays réci- dynamisme économique de certaines régions…). Par ailleurs, piendaires (▶ voir le module pédagogique en ligne). Cette

28 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS démographique dans les pays développés nécessitant de Envois de fonds des migrants Pays récipiendaires, en milliards de dollars, faire appel à des forces vives pour la durabilité des systèmes prévisions 2015 de retraite…, autant de facteurs qui vont contraindre des dizaines de millions d’individus à migrer dans les prochaines INDE 72 décennies. CHINE 64 Une nouvelle variable entre désormais dans la question 30 PHILIPPINES de la migration internationale : la migration environnemen- MEXIQUE 26 tale. Bien que ce processus ne traverse pas encore massive- NIGERIA 21 ment les frontières, les phénomènes climatiques comme ÉGYPTE 20 la désertification, les sécheresses répétées, la remontée du niveau des océans dans des régions de forte concentration PAKISTAN 20 littorale de population constituent des menaces qui se BENGLADESH 16 précisent et vont s’intensifier dans les prochaines années 12 VIETNAM et décennies. Ce sont les pays où se combinent la misère INDONÉSIE 11 sociale, la forte densité de population, les risques de conflit ou les troubles politiques qui sont les plus concernés, en Envois de fonds des migrants Afrique, en Asie (Bangladesh) ou en Océanie. Part des fonds dans le PIB des pays récipiendaires en %, en 2014 Encore faut-il que les opinions publiques et les acteurs politiques soient préparés à la polarisation des zones d’ac- TADJIKISTAN 42 cueil et ne se referment pas derrière des frontières qui n’ont RÉP. KIRGHIZE 30 rien d’infranchissable, en élaborant de véritables politiques NÉPAL 29 migratoires, car, comme le dit Catherine Wihtol de Wenden TONGA 28 (voir Savoir +), « la légitimité des migrations internationales MOLDAVIE 26 est fragile voire contestée ». Il est impératif de changer de LIBERIA 25 paradigme, notamment dans les pays développés, et de passer de la rhétorique de l’« invasion », associée à la xéno- BERMUDES 23 phobie et à la peur de l’altérité, à celle de l’échange dans HAÏTI 23 la dignité et le respect au nom de l’humanité tout entière. COMORES 20 Grâce à l’action de l’OIM et de l’ONU notamment, on assiste GAMBIE 20 Source : Banque mondiale, 2015 progressivement à une prise en compte du processus migra- toire mondialisé dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030. Il est désormais inscrit qu’il faut Remises des migrants, 2015. « faciliter la migration et la mobilité de façon ordonnée, sans danger, régulière et responsable ». En parallèle, on a vu apparaître la mention du terme « migrants » dans l’accord contribution aux économies nationales d’origine est impor- adopté à la Conférence de Paris sur le climat (COP 21, 2015) : tante et peut représenter jusqu’à 42 % du PIB au Tadjikistan, autant de pas qui pourraient mener à l’établissement d’une 28 % au Népal, 23 % en Haïti… gouvernance mondiale de l’immigration. Alors que l’affaire des « Panama papers » a dernièrement révélé l’extrême mobilité transnationale des capitaux, QUELLES POLITIQUES MIGRATOIRES ? souvent dans des conditions de grande opacité, voire d’illé- galité, il est étonnant de constater que ce qui est toléré pour Le monde est en mouvement et les hommes et les femmes la finance internationale ne l’est pas pour le genre humain. de cette planète n’échappent pas à cette dynamique des Le droit à la mobilité et, plus largement, à la migration et au « vases communicants ». Les disparités de plus en plus franchissement des frontières, doit être réaffirmé comme flagrantes entre territoires « gagnants » et « perdants » de un droit universel de l’homme, ce qu’il est depuis 1948. Car la mondialisation financière, la multiplication des conflits à l’heure de la mondialisation, nous sommes tous des locaux ou régionaux d’intensité variable, aux conséquences migrants potentiels. sous-estimées par la communauté internationale (Corne de l’Afrique, Sahel…), les processus sournois d’épuration ethnique ou religieuse orchestrés par des autorités ou des Savoir + gouvernements autoproclamés (Moyen-Orient), la satura- Simon Gildas, La Planète migratoire dans la mondialisation, tion démographique dans des régions où les ressources Armand Colin, Paris, 2008. s’amenuisent (Afrique subsaharienne), la concentration de Wihtol de Wenden Catherine, Atlas des migrations : un équilibre la pauvreté urbaine ou rurale (Asie du Sud), le vieillissement mondial à inventer, Autrement, coll. Atlas/Monde, Paris, rééd. 2016.

Migrer dans un monde globalisé 29 REPRISE DU VISUEL DE COUVERTURE L E T T R E S

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POÉTIQUE DE LA MIGRANCE Alexis Nuselovici/Nouss

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LES SIRÈNES SE SONT ARRÊTÉES À LAMPEDUSA Sandrine Bazile

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POÉSIE ET EXIL Stéphane Baquey

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

33. © Michèle Laurent 34. © Tristan Jeanne-Valès 35. Photo : © Rowan Durrant. Avec l’aimable autorisation de la galerie Gazelli 36. © Aurel 37. © Paolo Pellegrin/Magnum Photos 39. © ADAGP, Paris 2016. Photo : © Denise Andrade. avec l’aimable autorisation du studio Vik Muniz 40. © Iturria/Sud-Ouest 41. © Bansky 43. (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski 44. (C) The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais/image of the MMA 45. (1) Source : fondation Saint-John Perse (2) Droits réservés 46. © Eugénie Denarnaud 47. (1) © Patrick Box/Rapho (2) © Marion Kalter/Akg-Images (3) © Renaud/Leemage lettres

Par Alexis Nuselovici/Nouss, POÉTIQUE professeur en littérature générale et comparée, université d’Aix-Marseille DE LA MIGRANCE

Si le concept de « littérature migrante » est encore flou, l’importance des migrations contemporaines, dont cette littérature se fait l’écho, légitime un essai de nouvelle définition.

ON NE S’ÉTONNERA PAS qu’une littérature censée écriture migrante, littérature immigrante, littérature (issue) passer des frontières ne présente que des limites floues. Le de l’immigration, littérature immigrée, littérature frontalière syntagme « littérature migrante » désigne-t-il une produc- ou des frontières, et encore les désignations, plus ciblées, tion littéraire écrite par des écrivains migrants ou descen- de littérature néoquébécoise, littérature « beur », littérature dant de migrants, ou celle qui traiterait de thèmes liés à la franco-maghrébine, littérature africaine de langue française, migration, tels que le déracinement, la nostalgie, le passage littérature caraïbe ou antillaise, etc., sans compter les appel- des langues ? La confusion règne et le second critère semble lations recourant aux variantes préfixantes de « culturel » : souvent devoir être légitimé par le premier, comme si seuls littérature interculturelle, multiculturelle ou transculturelle. des écrivains directement et biographiquement concernés par le processus migratoire pouvaient écrire des ouvrages relevant de la catégorie. Ce sera l’espace culturel des « étran- ENTRE LES AUTEURS ET LES ŒUVRES gers du dedans » (voir Savoir +), selon le titre d’un ouvrage paru au Québec, auquel il convient d’attribuer la genèse de Si la biographie de l’auteur influence l’appartenance au cette notion ou du moins son identification. courant et le détermine, une faille méthodologique initiale marque le domaine des littératures migrantes. Car si Jules Verne vogua en Atlantique et en Méditerranée, il ne s’aven- UNE NOTION FLOUE tura pas Vingt mille lieues sous les mers, De la Terre à la Lune ni jusqu’Au centre de la Terre. À la dérive biographisante, rame- La constitution d’un tel corpus, accompagnée de son étude, nant la littérature migrante à l’identité de ses auteurs, deux y commence en effet dans les années 1980, avant d’être grandes objections se font entendre. Premièrement, combien relayée en France, mais avec moins de force, notamment de temps demeure-t-on un « écrivain migrant » et, lorsqu’on parce que la notion doit rivaliser avec d’autres désignations cesse de l’être, l’œuvre perd-elle – y compris rétroactivement – et particulièrement celle de « littérature francophone ». Dans son appartenance à la littérature migrante ? Deuxièmement, le monde anglophone, migration literature ou migrant litera- toute littérature n’est-elle pas migrante dans la mesure où ture doit trouver ses marques par rapport à la postcolonial l’acte littéraire produit un écart par rapport à la norme des literature, alors qu’en Allemagne la Migrantenliteratur doit usages d’une langue dans une société donnée, ce que Marcel régler ses comptes avec le discours postnational et qu’aux Proust affirmait en clamant que les chefs-d’œuvre littéraires États-Unis l’ethnic literature questionne l’homogénéité d’une étaient écrits comme en langue étrangère ? culture canonisée. On comprend immédiatement que, de On peut affiner la critique lexicalement selon les dési- même que chaque culture linguistique et/ou nationale gnations précitées ou structurellement à partir des notions possède ses normes en matière d’accueil de l’étranger, de systèmes, de centres, de périphéries et des rapports chaque système littéraire aménage une place spécifique à complexes les reliant. Il demeure que la catégorie accuse la littérature dite « migrante ». Ce qui ne se fait pas sans un succès qu’il serait dommage de n’attribuer, même s’il y hésitation à l’intérieur d’une sphère linguistico-culturelle contribue, qu’au besoin institutionnel des études littéraires puisque, par exemple, le lexique francophone oscille, au de se trouver de nouveaux objets d’étude afin d’assurer singulier ou au pluriel (autre indétermination et autre financement et continuité à leurs élus. La réussite est aussi aveu de difficulté conceptuelle), entre littérature migrante, idéologiquement fondée, non sans paradoxe puisqu’une

32 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS POÉTIQUE DE LA MIGRANCE

Le Dernier Caravansérail (Odyssées) : Origines et destins, « Sur la route minorisée qui choisit stratégiquement un dispositif expressif de l’Australie », création collective du Théâtre du Soleil dirigée en dehors de ses codes propres ; enfin, pour l’exercice d’une par Ariane Mnouchkine, Cartoucherie, 2003. Avec les comédiens Duccio Bellugi-Vannuccini, Sébastien Brottet-Michel, Virginie Colemyn, liberté lorsqu’un auteur dit dans un tel cadre ce qu’il n’aurait Sarkaw Gorany, Maurice Durozier, Dominique Jambert. pu dire ailleurs. Mais la réception de cette littérature doit-elle retenir sa valeur sociologique sans que soient véritablement dégagés des traits formels spécifiques ? critique littéraire affichant une attention tolérante et géné- reuse reconstituerait dans sa typologie un ghetto pour ceux et celles dont elle espère la sortie de l’enfermement social. LES FORMES D’UN GENRE : Quoi qu’il en soit, la catégorie garde son intérêt autant dans L’ÉCRITURE DE LA MIGRANCE le contexte d’une mondialisation multipliant déplacements transfrontaliers et croisements de langues et de cultures que La notion de genre littéraire suppose de choisir les critères dans le cadre, plus conflictuel, des migrations contempo- qui la guideront, définissant soit un régime expressif (la raines. De fait, une interrogation sur la littérature migrante sainte trinité générique : épique, dramatique, lyrique), soit croise différents axes de réflexion tels que ceux qui portent une catégorie formelle (sonnet, nouvelle ou oraison funèbre, sur la nature des frontières, le sort de l’État-nation, le plura- par exemple), soit un discours, à savoir l’usage de la langue lisme culturel (métissage, créolisation, hybridité), l’héritage dans une situation socioculturelle. Pour ce qui est de la litté- du cosmopolitisme, les dispositifs de nomadisme ou la rature migrante en tant que genre littéraire, on constate la constitution des diasporas. diversité des aspects qui la constituent, agissant principa- Si l’expression « littérature migrante » n’a pas manqué lement selon le dernier modèle. Une première approche d’être reprise dans plusieurs espaces culturels de la franco- oppose le registre fictionnel et le registre biographique, prose phonie (nord-américaine, européenne ou méditerranéenne), romanesque (romans, nouvelles, contes) dans le premier les significations et les enjeux idéologiques qui s’y attachent cas, récit autobiographique ou mémoires dans le second ne convergent pas. La reconnaissance d’un tel courant peut cas. À cette distinction entre écritures à la première ou à la valoir pour un effet d’exotisme dans une culture dominante troisième personne du singulier ou du pluriel, il convient séduite par l’intrusion d’une altérité dans ses codes litté- ­d’adjoindre d’autres catégories scripturaires comme l’écri- raires ; pour une revendication politique dans une culture ture poétique, dont les formes vont de la confession intime

Poétique de la migrance 33 lettres

En attendant Godot de Samuel Beckett (1948), L’EXPÉRIENCE DU DÉPLACEMENT mise en scène de Jean Lambert-Wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet, avec Michel Bohiri et Fargass Assandé, 2014. Le renvoi de l’œuvre à l’auteur dans cette dernière perspec- tive risque encore une fois d’entraîner des effets pervers. Il est alors nécessaire de poser le postulat suivant : ou une au chant élégiaque, ou la rédaction d’essais qui peuvent littérature migrante est « en soi » migrante, fondée sur une adopter une orientation militante ou une visée réflexive sans poétique de la migrance et la reflétant, produisant ce qu’on dissimuler leur ancrage biographique. nommera une langue de (la) migrance, ou elle n’est pas. La Une seconde approche s’attache aux traits formels et différence entre « migration » et « migrance » opère à partir interroge la facture langagière du texte, les effets de pluri- d’une sémantique morphologique : la désinence « -ion » linguisme, de bilinguisme ou de diglossie, les emprunts à des indique une opération dont la valeur tient dans le résultat ou formes littéraires étrangères au code d’accueil, les mélanges dans le produit tandis que « -ance » insiste sur le processus de registres échappant aux normes et aux conventions, les en ce qu’il est constant et inachevé/inachevable. La migration insertions de figures rhétoriques inhabituelles, l’usage de la rend compte d’un parcours, abouti ou non, mais jugé en fonc- dérision. Une volonté d’écriture fragmentaire ou non tota- tion de l’arrivée, tandis que la migrance veut témoigner d’une lisante repérable dans certaines œuvres a amené des théo- expérience de déplacement et de sa transmissibilité. Ainsi riciens à inscrire la littérature migrante dans l’horizon plus fondée, une littérature migrante rassemblera des auteurs large d’un postmodernisme cultivant l’indétermination sur ayant connu ou pas un déplacement géographique mais qui le plan esthétique comme sur le plan de l’identité subjective. admettent tous dans leurs principes créatifs une volonté de Une troisième approche distingue les thématiques abor- déstabilisation de la langue et du récit, à l’image du dépla- dées dans les ouvrages et les référents culturels mis à contri- cement des migrants. Franz Kafka ou Fernando Pessoa, sans bution : insécurité sociale, douleur du départ, révolte contre avoir quitté Prague ou Lisbonne, sont des écrivains de l’exil. les contraintes socioculturelles, notamment religieuses, Dans cette perspective, une littérature dite « migrante » revendication d’identités marginales, dynamiques inter- devra d’abord faire migrer langue et écriture, quel que soit culturelles positives ou négatives. le statut de l’écrivain. Si l’on accole l’étiquette à Joseph

34 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Kalliopi Lemos, Navigating in the dark, ou de Kateb Yacine, qu’elles choisissent la flamboyance ou part three, installation, crypte le dénuement, le lisse ou le rugueux, la transparence ou de l’église Saint-Pancras, Londres, 1er octobre-31 novembre 2011. l’impureté, l’obéissance ou la rébellion à l’endroit du code langagier, toutes font dériver le lecteur vers des paysages dont l’étrangeté dérange ses perceptions et ses jugements, Conrad en arguant de son passage du polonais à l’anglais et l’amenant à éprouver les vertiges de la migrance. du choix de ce dernier comme langue d’écriture, on oublie souvent que l’anglais de Conrad est sa troisième langue, sa deuxième étant le français, appris et pratiqué lors de ses DESTINS MULTIPLES, RÉCITS années d’exil en France avant son installation en Grande- DIVERS : L’EXIL COMME RÉGIME NARRATIF Bretagne. De même pour Vladimir Nabokov qui, du russe à l’anglais, transita par le français dans lequel il écrivit. Comme pour tous les phénomènes sociaux, l’histoire des Une écriture migrante, donc, fera la littérature migrante et migrations enregistre des accélérations et des mutations. la rendra apte à traduire ce qu’implique le cheminement L’Europe connaît depuis une décennie une mutation radi- migratoire. Un exemple puissant en a été donné lorsqu’en cale dans les mouvements migratoires qu’elle reçoit et 2014, Jean Lambert-Wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel elle y réagit avec peine. Pour cause de guerre ou de misère, Bozonnet montèrent à la Comédie de Caen En attendant Godot pour des raisons politiques, économiques, voire environne- de Samuel Beckett avec Vladimir et Estragon identifiés à des mentales, des étrangers tentent d’arriver en Europe. Cette migrants en attente d’un visa ou d’un passeur. actualité, avec les situations dramatiques qu’elle entraîne, a De même que pour tout phénomène échappant aux mis en lumière l’importance du récit dans le destin du sujet normes intellectives et sensibles, l’expérience migratoire migrant. À deux titres : l’arrivant, s’il veut être admis comme cherchera à être dite par des moyens reflétant les bles- réfugié, doit fournir un récit de son parcours qui satisfera sures et les métamorphoses de l’identité et de la parole. aux conditions d’octroi du statut, au point que certains Les langues d’Aimé Césaire, de René Depestre ou d’Édouard scenarii sont préférés parce qu’ils ont fait preuve d’effica- Glissant, celles de Rachid Boudjedra, de Mohammed Dib cité. Par ailleurs, on constate, recueillis sur des sites internet

Poétique de la migrance 35 lettres ou sur papier, une prolifération de récits de vie comme si les exilés, dépouillés de leur appartenance sociale quand ce n’est pas de tout document officiel, éprouvaient le besoin MIGRATION OU EXIL ? de se reconstituer une identité en racontant leur histoire. En second lieu, malgré l’importance médiatique accordée Ces deux notions occupent des champs sémantiques à l’actualité migratoire, les opinions publiques semblent proches et il importe de mesurer la pertinence timides à réagir. L’une des difficultés majeures tient à ce de leurs emplois. La différence tient au regard posé que Sigmund Freud appellerait le « syndrome de la masse » respectivement sur les deux phénomènes, qui fera qui frappe tous ceux qui arrivent dans l’Union européenne, de la migration une situation sociale et de l’exil les privant d’un nom et d’un visage. Contrairement aux une expérience humaine. Conséquemment, les approches migrations précédentes, d’ampleur moindre et de nature méthodologiques prendront en compte la dimension différente, les exilés d’aujourd’hui sont perçus comme une collective pour la première, le facteur individuel masse qui nie aux arrivants toute subjectivité et toute indi- pour le second. Il ne s’agit pas de les opposer mais de les vidualité. Le terme même de « migrant », dans sa neutralité, considérer en complémentarité. Si la migration peut épouse l’anonymat propre à une rationalité gestionnaire et à se donner en chiffres, l’exil exige des mots car seul le récit une catégorisation strictement socio-économique. redonnera au processus migratoire la charge de vécu et de mémoire fondant une subjectivité. Tandis que les discours ambiants sur la migration mettent DE LA LITTÉRATURE MIGRANTE l’accent sur l’intégration dans la société d’accueil, l’expérience À LA LITTÉRATURE EXILIQUE exilique conjoint les pôles du départ et de l’arrivée dans une dynamique de multi-appartenance. Porteur d’une Une des vocations essentielles de la littérature est de donner mémoire et d’une histoire plurielle, le migrant est d’abord accès à des expériences humaines sortant des normes du un exilé dont l’expérience peut enrichir le vivre-ensemble. connu dans une société donnée. La littérature migrante n’y échappe pas et cette potentialité la fait précisément muer en littérature exilique. Elle devient patrie des sans-patrie, offrant l’hospitalité à ceux que la loi repousse. Trois fonc- les classifications des œuvres selon des critères d’appar- tions lui reviennent : témoigner de la nature des parcours tenance nationale. La littérature migrante jouera donc un migratoires ; mettre en mots leur part d’indicible ; rendre rôle majeur dans la compréhension des phénomènes migra- visible ce que les pouvoirs souhaitent conserver invisible. toires contemporains, suscitant une connaissance de ces À cela s’ajoute une dernière fonction, des plus subversives, itinéraires de métissage et de ces identités déracinées qui qui concerne l’histoire littéraire et qui consiste à brouiller peut aider à l’élaboration de politiques d’accueil adéquates.

« Migrants, l’Europe en action », dessin d’Aurel sur le blog « À main levée », Le Monde, 27 avril 2015.

36 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Migrants érythréens sur un bateau en bois Gilgamesh ou le Rˉamˉayana pour d’autres traditions). Non au large de la côte libyenne, peu avant d’être secourus seulement la production littéraire cernée sous l’appellation par Médecins sans frontières, 27 juillet 2015. de littérature migrante est incluse dans le genre de la litté- rature exilique, mais c’est elle qui a aidé à la prise de conscience ayant mené à sa constitution et à son examen On parlera alors d’une littérature exilique en miroir du critique dans la mesure où elle attira l’attention sur la néces- phénomène exilique, constituée, pour la francophonie, du sité de ne pas appliquer des critères strictement géogra- corpus associé à la littérature migrante (au Québec Émile phiques à l’histoire des littératures nationales. On peut venir Ollivier, Sergio Kokis, Ying Chen, Régine Robin… ; en France d’ailleurs et écrire ici. En ce sens, la littérature migrante Tahar Ben Jelloun, Alain Mabanckou, Fatou Diome, Azouz ouvre à ce que, depuis Goethe, on nomme la littérature Begag…) auquel s’adjoint une production contemporaine mondiale et, plus récemment, la littérature-monde. écrite sur le fond des migrations récentes (Laurent Gaudé, Mathias Énard…). Ce courant prolonge l’élan d’un mouve- ment qui, de l’antique au moderne, épouse l’expérience de l’exil : depuis l’Odyssée, histoire des errances d’Ulysse en SAVOIR + Méditerranée, jusqu’à l’Ulysse de James Joyce, histoire des Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, errances du Juif Leopold Bloom à ; depuis Tristia (Les XYZ, coll. Théorie et littérature, Montréal, 2005. Tristes), recueil des lettres à ses proches du grand poète latin Lê Linda, Par ailleurs (exils), Christian Bourgois, Paris, 2014. Ovide, banni sur les rives de la mer Noire, jusqu’à Tristia, Moisan Clément, Hildebrand Renate, Ces étrangers du dedans : recueil de poèmes du Russe Ossip Mandelstam que Staline une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Nota Bene, coll. Études, Québec, 2001. exilera en Sibérie. Parmi les œuvres fondatrices, on comptera Nouss Alexis, La Condition de l’exilé : penser les migrations aussi les récits religieux ou mythologiques (l’Exode de l’An- contemporaines, Maison des sciences de l’homme, coll. Interventions, cien Testament, la Fuite en Égypte du Nouveau Testament Paris, 2015. et l’Hégire dans le Coran pour les monothéismes ; l’Épopée de Nouss Alexis, Plaidoyer pour un monde métis, Textuel, Paris, 2010.

Poétique de la migrance 37 lettres LES SIRÈNES

Par Sandrine Bazile, maître de conférences en langue SE SONT ARRÊTÉES et littérature françaises à l’université de Montpellier (ALFA-LIRDEF) À LAMPEDUSA

Images d’immigrés en errance à Lampedusa, questionnement sur le naufrage de peuples aux portes de l’Europe, voilà qui autorise sans doute la construction d’un motif littéraire moderne.

LAMPEDUSA, ses allures de rocher calcaire désertique, (Lampedusa Beach) –, ou encore une odeur – celle de la pêche ses falaises abruptes, ses anses profondes, ses petites plages dans Eldorado. Des clichés, çà et là, détails à peine réalistes, de sable blond, sa mer d’un bleu limpide, à mi-chemin entre ponctuent ces récits comme autant d’éléments attendus l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique… du décor – les palmiers, le sommet de l’Albero del Sole, Une situation intermédiaire qui fait précisément de cette le calvaire en bois, le nom de la plage la plus célèbre, la île de carte postale, vouée au tourisme et à la pêche, un point silhouette générale de l’île aux allures de table – et résonnent d’entrée privilégié pour les immigrés irréguliers entassés sur a posteriori comme le refus même du pittoresque produit par des embarcations de fortune. Le 3 octobre 2013, le naufrage les brochures de voyage. de l’une d’elles, en faisant trois cents morts, tous clandes- En réalité, la Lampedusa de ces textes apparaît, à l’image tins africains, émeut l’opinion publique et propulse l’île dans de la description ambivalente qu’en fait Marilyne Desbiolles, la lumière éclatante d’un destin tragique fait d’exodes, de « chiffrée et secrète », « fermée comme une huître », « aride naufrages et de morts. Autant d’éléments aptes à susciter et caillouteuse », « perdue en haute mer, en mer profonde une réflexion artistique sur notre société moderne écartelée et inquiétante » : une île secrète, comme celles des récits entre désir de fraternité et intérêts économiques. mythologiques, peuplée de monstres et de destins tragiques, une île résolument ancrée, non pas seulement entre le ciel et l’eau, mais aussi entre terre et mer. L’auteure insiste sur UNE ÎLE, ENTRE TERRE ET MER cette constante ambivalence : le nom de l’île renverrait d’ail- leurs tantôt à la « roche » – du grec λέπας (lépas) –, en réfé- Les ouvrages du corpus (voir Savoir +) offrent à double titre rence à son relief rocailleux ou à un type d’huître répandue une vision impressionniste de Lampedusa. Impressionniste sur l’île, tantôt à la « torche » – du grec λαμπάς (lampás) –, d’abord parce que ces textes construisent souvent un en raison des lumières disposées pour guider les marins. « non-lieu » chargé de résonances littéraires et cinémato- Reprenant à son compte cette étymologie incertaine mêlée graphiques multiples – chez Maylis de Kérangal, Le Guépard à une onomastique toute personnelle, la narratrice imagine de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa (filmé par Lucchino les initiales « L » communes aux trois îles des Pélages non Visconti) ; Papillon de Franklin J. Schaffner, chez Fabrizio comme des « ailes » mais comme des « herses », signa- Gatti – et traversé par des imaginaires personnels qui lant, par un jeu d’homophonie, le danger des medusa et de mêlent la mythologie et la culture populaire – notamment « monstres marins plus terrifiants encore ». la chanson. Centre d’une mer elle-même au centre des terres, Impressionniste ensuite, parce que l’île est réduite à une mi-lanterne mi-rocher, lumière au milieu de la nuit en même série de lieux – le cimetière, les rues dans Eldorado de Laurent temps qu’obstacle fatal, Lampedusa devient dès lors l’in- Gaudé –, une impression générale – la clarté dans Lampedusa carnation de ce mirage occidental : elle apparaît à la fois Beach de Lina Prosa –, des taches de couleur – « elle a un point comme la promesse d’un ailleurs inaccessible et celle d’un bleuté sur sa plus haute côte, un halo jaune à sa droite » malheur à venir.

38 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Vik Muniz, Lampedusa, Venise, 2015. aujourd’hui ironiquement (Lampedusa). Car à Lampedusa, En titre sur le journal : point de salut pour le refugié, menacé de toutes parts. Il y a « Migrants, des centaines de morts ». d’abord l’Etna qui gronde au loin, les poissons qui attendent leur pitance ; il y a aussi la mer décrite comme un monstre endormi : tantôt mère nourricière, elle n’est plus désor- « DES HOMMES ONT CHOISI LE PARADIS mais qu’une « mangeuse de bateaux », sorte de minotaure POUR ENFER » moderne qui reçoit en offrande les cadavres humains (Et les poissons…, Eldorado). Le motif du paradis – celui, perdu, du pays quitté ou celui, Et le paradis soudain de se changer littéralement en inaccessible, du pays d’accueil – est d’ailleurs récurrent au enfer : si Gaudé use du chiasme pour parler d’un « enfer sein de ce corpus dont les titres évoquent tous un « là-bas », à traverser » pour « goûter le paradis d’un ailleurs », Denis tour à tour refuge possible pour ces clandestins simplement Heudré choisit le paradoxe : « Ils ont choisi le paradis pour avides d’un avenir, chez Anne-Lise Heurtier, ou Eldorado, enfer. » L’histoire moderne ne peut répéter ni la promesse pour les migrants de Gaudé. Réminiscence du motif de l’île du retour dans sa patrie du héros homérique exilé ni l’hos- méditerranéenne comme halte salvatrice dans l’odyssée du pitalité légendaire des peuples de la Méditerranée. Et Gatti voyageur, comme secours du rocher contre les flots agités de conclure : « Quoi qu’il arrive, l’exil ou la mort ou l’errance, de la mer, Lampedusa se réinvente même sous la plume de c’est toujours en enfer. Parce que sur la route des hommes Desbiolles comme l’une des escales possibles d’Ulysse séduit simples, l’enfer est l’enfer. Et ce qui semble le paradis n’est par l’accueil de ses habitants et le calme de ses plages, ainsi presque jamais un paradis. » que l’imagine également le recueil de Josué Guébo. Pourtant, Notre corpus souligne ainsi, souvent avec violence, la les mots qui accueillaient jadis en lettres capitales les étran- souffrance de ces hommes, obligés d’abandonner les leurs gers – « Bienvenue à Lampedusa, l’île du salut » – résonnent (Eldorado), leur pays et leur culture (Refuges), confrontés

Les sirènes se sont arrêtées à lampedusa 39 lettres

à l’inconfort – la promiscuité, la chaleur, la soif, la faim – 1942) devient alors le seul tombeau, l’unique « suaire » (Bleu comme à l’insoutenable – la violence, le viol (Lampedusa naufrage) capable d’accueillir ces hommes dont la traversée, Beach), la mort d’un enfant chez Laurent Gaudé. Traités dans les ténèbres silencieuses, s’apparente à celle du Styx : il comme des animaux, entassés, spoliés par les passeurs faut aussi à ces « ombres » errantes – le terme parcourt l’en- sans scrupules, ils vivent l’enfer du naufrage, étymologique- semble du corpus – payer aux passeurs, figures modernes de ment celui de la ruine et de la destruction. Les corps noyés Charon, le prix de leur passage, comme si elles aussi s’ac- d’abord, devenus chair à poissons, semblent se dissoudre quittaient par avance du prix d’une mort certaine. dans la « profondeur des abîmes qui engourdit et disloque » « Eau silencieuse, eau sombre, eau dormante, eau inson- (Lampedusa Beach), réduits à la puanteur de corps gangrénés, dable », la mer incarne ici une « mort en profondeur », « une pris dans les filets des pêcheurs, comme de vulgaires pois- mort immobile » (Bachelard, op. cit.) décrite, dans Lampedusa sons « avariés » (Eldorado). Beach, comme une lente descente verticale : si l’on pose un Mais la mer n’est pas la seule à engloutir les hommes, pied, ce n’est pas sur le rivage mais « sur le fond » ; « on dirait l’indifférence des autres hommes est un moyen plus terrible qu’il y a du sable. C’est peut-être Lampedusa Beach, la partie encore : elle autorise la disparition d’êtres dans l’ano- sous-marine de Lampedusa, la plage de ceux qui sont en nymat – au fond de l’eau, au bord d’une route, jetés d’un dessous ». Et le corps de Shauba, cette Ophélie moderne, de bateau, enterrés dans une tombe sans nom… De fait, pour se fondre dans cet univers aquatique : ses cheveux volettent rassembler ces corps perdus, anonymes, faute de pouvoir « comme des algues filamenteuses », une sardine l’em- les sauver ou les nommer, il faut se résoudre à compter : brasse, l’eau entre peu à peu dans ses poumons et la voici données géographiques chiffrées de l’île, décompte des femme-espadon… Se lève alors, mue par la « mélancolie du cadavres, mentions récurrentes des sommes extorquées noyé », une armée silencieuse qui menace la bourgeoisie par les passeurs… Décompter, inventorier, recenser encore bien-pensante qui se dore au soleil sur les plages d’Espagne et toujours pour mieux souligner l’absurde de cette tragédie comme sur celles de Lampedusa (Et les poissons…). Ce silence, – à l’image de ces 1 500 dollars qu’il faut donner « pour voir récurrent dans notre corpus, qui tranche avec la fureur des mourir son fils de soif » (Eldorado) – ou pour rendre l’horreur éléments et celle des hommes, dit à la fois le caractère non pas acceptable mais seulement tangible : « Un jour, on implacable de la nature aride et sauvage et l’indifférence de connaîtra les chiffres. Et on n’y croira pas. Et ça nous laissera l’Occident ; il dit aussi le désespoir de ces réfugiés dont on un goût détestable » (Et les poissons…). ne comprend pas la langue et que l’on a privés de leur voix.

L’AMER POUR TOMBEAU LES SIRÈNES SE SONT-ELLES ARRÊTÉES À LAMPEDUSA ? L’ensemble des textes insiste ainsi sur cette déshumanisa- tion qui confine au dégoût, dégoût des corps en putréfaction La chanson Lampedusa (2015) du groupe Debout sur le zinc comme de l’indifférence des hommes : « Veni vedi vomi », tout comme le dessin d’Iturria (2011, voir ill. ci-contre) ironise tragiquement Heudré pour qui la Méditerranée a attestent, dans l’imaginaire collectif, l’actualisation du un « bleu amer » et s’est muée en un « amer cimetière ». mythe de la sirène dont le chant magique séduisait les La mer qui « communique avec toutes les puissances de la marins pour les conduire au naufrage : dans notre corpus, nuit et de la mort » (Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, les sirènes modernes – celles des trains et des bateaux – ne sont que les signaux illusoires de notre monde occidental. Mais, d’une façon plus inattendue, le chant des sirènes est aussi celui de ces hommes-poissons dont la plainte s’élève des flots silencieux (Eldorado) ; il est aussi la chanson de Fadoun, la jeune réfugiée de Lampedusa dont le chant mélancolique, dans une langue inconnue, berce la narra- trice et l’endort dans l’espoir d’une vie meilleure ; il est enfin cette vieille chanson italienne – Lu pisci spada (L’Espadon) de Domenico Modugno (1954) – qui revient comme un leit- motiv lancinant dans Lampedusa Beach. Autant de chants qui s’élèvent et que relaient souvent d’autres voix en écho, comme en témoigne la polyphonie constitutive de ces textes (notamment Refuges) : l’oncle et la tante adoptifs de Shauba

Iturria, « Carla Bruni, sirène de Lampedusa, chante Trenet », Sud-Ouest, 17 février 2011.

40 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Banksy, Calais, 2015. ou diatribe, qu’ils prennent des accents lyriques ou qu’ils empruntent le réalisme puissant du reportage, semblent pourtant réaffirmer leur confiance en l’humanité : il est des et Mohamed, dans le dernier volet du Triptyque du naufrage, voix pour rendre compte et dénoncer. Il est en somme une la narratrice de Lampedusa qui mêle son chant d’exil à voix qui s’élève des flots à l’unisson pour rester debout, ne celui de Fadoun… Gatti endosse ainsi symboliquement pas sombrer, s’indigner et rendre la dignité. l’identité d’un réfugié kurde pour entrer dans le camp de Cette voix rappelle que, d’un mythe à l’autre, « d’une île Lampedusa et témoigner ; le prénom qu’il choisit, Bilal, nom à l’autre, l’immigration se poursuit » (À ce stade de la nuit), et du premier muezzin, esclave noir affranchi compagnon de qu’écrire cette tragédie, c’est construire ce « paysage » Mohammed, semble incarner cette voix des silencieux. De syncrétique dans lequel nos histoires, nos cultures, se même, dans Eldorado, Salvatore – « Sauveur » –, le comman- croisent et des voix se répondent. dant qui sillonne les mers à la recherche de clandestins à sauver, choisit de refaire à l’envers le chemin de croix de ces migrants : construit véritablement comme une figure SAVOIR + christique, il redonne à un jeune clandestin le courage de continuer son voyage en acceptant de passer à ses yeux pour Desbiolles Maryline, Lampedusa, L’École des loisirs, Paris, 2012. Massambalo, dieu des voyageurs et protecteur des émigrés, Gatti Fabrizio, Bilal sur la route des clandestins, Liana Levi, et, ce faisant, ranime l’espoir en l’humanité. Paris, 2007. Alors, à l’image des paysans de la Basilicate dont le cri Gaudé Laurent, Eldorado, Actes Sud, Arles, 2007. de désespoir, Le Christ s’est arrêté à Eboli, titre du roman auto- Guébo Josué, Songe à Lampedusa, Panafrika, Arles, 2014. biographique de Carlo Levi, laissait à penser que Dieu les Heudré Denis, Bleu naufrage, élégie de Lampedusa, La Sirène étoilée, Trégunc, 2015. avait oubliés, faut-il croire que les sirènes se sont arrêtées Heurtier Anne-Lise, Refuges, Casterman, Paris, 2015. à Lampedusa, laissant les hommes périr en silence dans Kerangal Maylis de, À ce stade de la nuit, Gallimard, Paris, 2015. l’indifférence générale ? Faut-il croire que personne ne peut Liddel Angelica, Et les poissons partirent combattre les hommes, sonner l’alerte pour les secourir, que plus aucune plainte ne Théâtrales, Montreuil, 2008. saura émouvoir nos cœurs occidentaux, que la fraternité est Prosa Lina, Le Triptyque du naufrage : Lampedusa Beach, Lampedusa morte ? Les textes de notre corpus, qu’ils se fassent élégie Snow, Lampedusa Way, Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2012.

Les sirènes se sont arrêtées à lampedusa 41 lettres POÉSIE ET EXIL

Par Stéphane Baquey, La poésie française moderne a inventé des manières de dire l’exil maître de conférences en littérature, dont le modèle s’est déplacé et le discours renouvelé en d’autres université d’Aix-Marseille (AMU) contextes culturels et historiques.

DE VICTOR HUGO à Kateb Yacine, la figure du poète en droit. « Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma exil s’est déplacée entre Paris et le monde méditerranéen, conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté », lieu aujourd’hui d’une tragique crise migratoire. Edward W. déclare alors Hugo. Avec la même ampleur, il a pu donner Said avait noté l’écart entre le poète en exil et la poésie d’un à cette condition une dimension intime (Les Contemplations, exilé : « Rencontrer un poète en exil, à la différence de lire 1856), historique (La Légende des siècles, 1859) ou métaphy- la poésie d’un exilé, c’est découvrir les antinomies de l’exil sique (La Fin de Satan et Dieu, inachevés), dimensions indis- incarnées et endurées avec une intensité unique » (voir sociables les unes des autres. Son exil insulaire n’est pas Savoir +). La distance semble plus grande encore entre le celui d’un vaincu. « Parce qu’un songeur vient, dans la poète et le migrant. L’exil est d’un côté un ethos où la situa- forêt profonde / Ou sur l’escarpement des falaises, s’as- tion du poète se prolonge en une poétique : non sans pres- seoir / Tranquille et méditant l’immensité du soir, / Il ne tigieux antécédents, d’Ovide à Dante, cette figure du poète s’isole point de la terre où nous sommes » (« L’exilé satis- en exil s’est constituée, pour la modernité poétique, au cours fait », in L’Art d’être grand-père, 1877). La solitude de l’exilé du second xixe siècle. De l’autre, l’exil est une manière de est peuplée. Elle a la vision de l’aventure de l’humanité, à reconsidérer la condition de migrants qui n’ont pas de lieu laquelle est adressé le poème. où faire entendre leur voix. Nommer les migrants « exilés » Le cygne de Baudelaire est, lui, « comme les exilés, ridi- est un changement lexical bienvenu pour reconnaître leur cule et sublime ». Le grotesque du cygne, comme celui de dignité et leurs droits (Alexis Nouss, voir Savoir +). Voilà qui « L’albatros », s’est éloigné de l’idéal. La dérision du sublime incite à relire la poésie de l’exil. s’est aggravée, exposée aux changements de Paris, la ville moderne. Si la solitude d’Hugo est immensément peuplée, Baudelaire est seul parmi la foule. La nudité de l’exilé était DEUX EXILS MODERNES : HUGO ET BAUDELAIRE chez Hugo celle, glorieuse, que le droit donnait à une voix souveraine. Chez Baudelaire, le flâneur des boulevards est Charles Baudelaire, le 7 décembre 1859, envoie à Victor exilé des mondes qu’unifiaient l’imagination et le riche Hugo « Le cygne », qui prendra place dans les « Tableaux alliage des correspondances. Il est soumis aux chocs de l’es- parisiens » de la seconde édition des Fleurs du mal (1861). Le pace urbain, transformé par la technique, et devient proche, dernier quatrain associe l’exil du Je à d’autres exils : « Ainsi dans la défaillance même de son héroïsme, des vaincus dans la forêt où mon esprit s’exile / Un vieux Souvenir sonne d’un ordre nouveau. « Le promeneur solitaire et pensif » des à plein souffle du cor ! / Je pense aux matelots oubliés sur « Foules » (Petits poèmes en prose, XII, 1869) jouit cependant une île, / Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor ! » des fantasmagories de la multitude et plaint « les prêtres La pensée, gardant mémoire d’un poème du premier roman- missionnaires exilés au bout du monde ». Baudelaire, Hugo : tisme français, « Le Cor » d’Alfred de Vigny, associe ainsi, deux exils et deux lyrismes modernes, l’un vécu dans la au seuil de la modernité poétique, deux figures du poète dissonance intérieure, l’autre depuis une grandeur lointaine. comme exilé. Peu après le 2 décembre 1851, jour du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, Hugo, proscrit, avait pris le POÉTIQUES DE L’EXIL : MALLARMÉ ET VERLAINE chemin de l’exil. En 1859, il refuse depuis Guernesey l’am- nistie accordée, et publie la première série de La Légende des Pour des poètes qui ne possèdent plus l’aura publique d’Hugo, siècles. Au-delà de la contestation de la légalité du Second il reste, après Baudelaire, à approfondir l’exil dans l’art même Empire, il revendique l’exil. En exil s’affermit une voix du poème. La figure et le discours du poète se situent dès lors qui, environnée par l’océan, ne dépend plus de quelque en marge des échanges sociaux : Paul Verlaine rassemble allégeance sociale, mais se fonde sur l’universalité du les portraits des Poètes maudits (1884 et 1888) ; Stéphane

42 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Mallarmé diagnostique une « Crise de vers » (Divagations, Charles Hugo, Victor Hugo sur le rocher 1897). Ce dernier a connu l’exil alors qu’il avait été nommé des Proscrits, Guernesey, vers 1853, photographie, 17 × 17 cm, Paris, musée d’Orsay. professeur d’anglais à Tournon. L’isolement provincial dont il se plaint dans sa correspondance devient, avec le long chan- tier d’« Hérodiade », une expérience fondamentale du vide de troublait leur parole profonde, / Les exile. À leur tour ils soi et du monde, rencontrée en « creusant le vers » (lettre à exilent le monde » (« Prologue »). Dans le même recueil, Henri Cazalis du 28 avril 1866). Dans le même temps, il veut passent les « Grotesques » : « – Donc, allez, vagabonds sans croire qu’en œuvrant dans l’obscurité de la langue, il travaille, trêves, / Errez, funestes et maudits, / Le long des gouffres et à l’insu de l’époque, à une démocratie à venir. des grèves, / Sous l’œil fermé des paradis. » Verlaine a dès Dans Poèmes saturniens (1866), Paul Verlaine disloque lors déployé une autre poétique de l’exil, celle de la chanson l’épopée hugolienne et constate, après Baudelaire, la faussement mineure, en particulier dans les Romances sans dissociation de l’action et du rêve. Les Dieux, person- paroles, tandis qu’il a abandonné le projet d’une geste socia- nifications de l’idéal, se sont retirés : « Le monde que liste, Les Vaincus. Puis, il a cherché refuge dans l’humilité

Poésie et exil 43 lettres

un nouveau poème : « Exil », paru en 1942, en revues, sous la signature de Saint-John Perse. « Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil » : l’analogie de situation est grande avec Hugo après décembre 1851. Pourtant, Saint- John Perse n’aura pas en son exil, auprès des poètes fran- çais, l’autorité qui avait été celle d’Hugo – c’est plutôt le résistant de l’intérieur, René Char, qui s’impose en exemple. Chez lui, l’histoire humaine devient une réalité fuyante face au témoignage de l’immensité de l’élément, de la « grande chose errante par le monde ». Et le poème, répondant à cet être en mouvement, est rêvé comme « une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible ». Le « lieu pur » et le « mot pur » de l’exil reposent, dans l’ampleur non métrique de la célébration, sur le néant mallarméen. Aux « princes de l’exil » revient charge d’intendance de la profu- sion errante, plus que la vision d’une humanité glorieuse. Quant au poète, qui se voue à l’exil, habiter son nom revient pour lui à habiter un lieu d’échanges où l’éclair a effacé les différences : « “J’habiterai mon nom”, fut ta réponse aux questionnaires du port. »

EXILÉS ICI : BONNEFOY, ROUBAUD, HOCQUARD

L’après-guerre fut pour beaucoup un temps du soupçon en poésie. Participer de l’Histoire et de la culture était devenu Étienne Carjat, Charles Baudelaire, vers 1863, suspect de complicité avec la barbarie moderne. Quant à New York, The Metropolitan Museum of Art. l’élément naturel, vers lequel se tournait un vœu de récon- ciliation, voire d’habitation, il ne se donnait pas simplement en une langue elle-même portée à l’abstraction. « Exilé ici chrétienne (voir Arnaud Bernadet, L’Exil et l’utopie : politiques j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre de toutes les de Verlaine, 2007). Avec Guillaume Apollinaire s’épuisent ces littératures », écrivait déjà Arthur Rimbaud dans l’une des poétiques symbolistes de l’exil, avant même que ne naissent « Vies » d’Illuminations (écrite en 1873-1874), qui se terminait les avant-gardes qui, dans le premier xxe siècle, ont radi- par un défi aux successeurs : « Qu’est mon néant auprès de calement engagé la poésie dans les changements culturels la stupeur qui vous attend ? » et politiques de la modernité. « Le larron », l’un des plus Ce lieu d’exil et d’errance a été celui d’Yves Bonnefoy, anciens poèmes d’Alcools (1913), est la reprise et la dérision quand, en 1947, il s’est éloigné du surréalisme. La puis- tout à la fois de l’exil qui récite l’histoire de l’humanité et sance du rêve et de l’imagination est périlleuse lorsqu’elle de celui qui se replie sur une conscience poétique : « Mais se contente de détruire ou de dévaluer l’ici. Au contraire, le ce n’est pas l’exil que je viens simuler », y répond un « beau cheminement de la poésie et des essais de Bonnefoy a été Naufragé » à des hôtes énigmatiques. de tenter de concilier le paradoxe d’une quête d’un « vrai lieu » : comment « affirmer follement cet ici et ce mainte- nant qui sont déjà, c’est vrai, un là-bas et un autrefois » ? SAINT-JOHN PERSE : L’EXIL RECOMMENCÉ ? (L’Improbable, 1959). L’exil ne suscite pas le vœu d’un refuge en un ailleurs, ce qui serait une attitude gnostique. Mais l’ici Le diplomate Alexis Leger avait cessé, depuis 1925, d’être le n’en est pas moins clivé par la perspective d’un ailleurs où le poète Saint-John Perse, quand, en mai 1940, il est congédié lieu se donne dans l’unité de la présence. Dans L’Arrière-pays du poste de secrétaire général du quai d’Orsay. Commence, (1972), Bonnefoy s’interroge sur cette condition d’« exilés, en juillet, un exil aux États-Unis qui devait durer jusqu’en témoignant contre le lieu de l’exil ». Les chefs-d’œuvre de 1957. Arrivant à New York, il doit s’enregistrer comme l’art, musique, peinture, poésie, nous appellent ailleurs, mais étranger sur l’Alien Registration Act. Sa proscription intervient c’est avec pour seul but de retrouver, ici, la présence : « C’est après-coup : c’est en octobre que le gouvernement de Vichy à la limite ce monde-ci tout entier, qui, aimé d’abord comme le déchoit de la nationalité française (Henriette Levillain, une musique et dissous ensuite comme présence, revient Saint-John Perse, 2013). Durant l’été 1941, sur la grève de comme présence seconde, restructurée par de l’inconnu, Long Beach Island, au large du New Jersey, il conçoit enfin mais vivante et en rapport plus intérieur avec moi. »

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1. Saint-John Perse, langage. La correspondance d’une société, d’un paysage et côte bretonne, vers 1935. d’une tradition formelle, qui existait idéalement à l’époque 2. Édition du poème « Exil » paru initialement des troubadours, la poésie française l’a peu à peu perdue en revue en 1942, éditions La Baconnière. depuis la « Crise de vers ». Que faire quand cet art est privé des conditions de son exercice ? Chez Emmanuel Hocquard, cette interruption d’une Pour Jacques Roubaud, l’arrière-pays est la Provence du tradition cesse d’être une difficulté. Ayant grandi à Tanger xiie siècle, lieu d’éclosion de la lyrique des troubadours, non jusqu’en 1956, devenu écrivain, son usage des signes a loin des lieux de sa propre enfance, à Carcassonne, dans les adopté la forme de cette ville (Un privé à Tanger, 1987). Ses années 1940 (La Fleur inverse : l’art des troubadours, 1986). Son livres exemplifient une Grammaire de Tanger (2007-2012). Dans œuvre poétique s’affirme avec un livre de sonnets : ∈ (1967). l’expérience des échanges à Tanger s’effaçaient les catégo- Par son titre, le symbole mathématique de l’appartenance, il ries de temps et d’espace. Auteur des Élégies (1990), Hocquard pose la difficulté de la participation à l’ici. Autant Bonnefoy se définit comme un « élégiaque inverse », dans l’indiffé- est baudelairien dans son attention envers la finitude de rence au « partage des temps et des lieux », à la fissure de l’ici, autant est mallarméenne la conscience linguistique de l’exil. Une grève, sur un bord du détroit de Gibraltar, n’est Roubaud. Chez lui, l’exil est un exil dans la langue, alors pas séparée de l’autre rive par un exil, mais la reflète, dans que la poésie est une forme de vie reposant sur un art du l’indifférence de l’ici et du là-bas.

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Gobeurs* de paysage, cimetière phénicien, à laquelle Bonnefoy a voulu échapper. L’exil a toujours déjà Marshan, Tanger, 2012. (* Gobeurs commencé, dans un monde empli d’une douce tristesse : est un terme de l’auteure Juliette Valéry.) « Ils ne savent pas qu’ils ne vont plus revoir / Les vergers d’exil et les plages familières. » Mais, dans le même temps, les images ont chez ce grec-orthodoxe la réelle présence DÉRIVES EN MÉDITERRANÉE : SCHEHADÉ, d’icônes devenues de simples présences familières : « Je n’ai JABÈS, MEDDEB plus de bruits / Mais les fers vieillis d’une image. » Edmond Jabès, né en 1912, a grandi au Caire dans une L’âge des empires coloniaux a implanté la langue française famille de la communauté juive installée au début du en Méditerranée à la fin du xixe siècle. Qu’il y ait présence xixe siècle. En 1957, après la crise de Suez, il est contraint coloniale ou non, des poètes ont été au xxe siècle instruits de partir et choisit de résider à Paris. Lui qui avait habité dans la langue et la culture françaises. Ils en ont réinvesti la poésie française au Caire commence alors une œuvre la poésie, tout en la déplaçant, en contrepoint, en d’autres génériquement inclassable, Le Livre des questions (1963-1973). contextes et histoires. Au cours de ce déplacement de la L’expérience de l’exil trouve ainsi son lieu dans les ques- modernité poétique, d’autres mémoires sont entrées en tionnements du livre. D’un côté, Jabès retrouve l’une des dérive. Les cultures religieuses des monothéismes ont ainsi préoccupations centrales de Mallarmé, celle du livre comme connu un processus de sécularisation intérieure. Et souvent, « instrument spirituel ». De l’autre, c’est une condition juive pour ces écrivains francophones, Paris est devenu le lieu qu’il interroge, tout à la fois dans l’Histoire du xxe siècle et en d’élargissement cosmopolite d’une expérience culturelle de sa mémoire culturelle, y retrouvant une éthique du question- l’exil, à distance de Beyrouth, du Caire ou de Tunis. nement. « La parole, dont je fus la médiation et la douleur, Le Libanais Georges Schehadé, né en 1905 à Alexandrie, découvre que le vrai lieu est le non-lieu où Dieu se tient, où Il n’a quitté Beyrouth pour faire de Paris sa résidence prin- resplendit de n’être pas, de n’avoir jamais été. » Le livre est le cipale qu’en 1978. Également dramaturge, il est avant tout lieu du questionnement sur le retrait de Dieu. Le sujet en exil poète, publiant une succession de suites toutes intitulées y médite la responsabilité qui incombe dès lors aux hommes. Poésies, de la première, en 1938, à la septième éditée après Dans Phantasia (1986), le Tunisien Abdelwahab Meddeb sa mort, survenue en 1989. L’expérience de l’exil n’est pas devenait flâneur de Paris, loin de la médina de Tunis et de exempte chez lui de la gnose surréaliste – cette fascination l’espace méditerranéen. S’est alors imposée à lui, comme

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avant tout comme poète. C’est un vaste cycle de l’exil, au centre duquel se trouve une figure féminine en qui le même et l’autre sont irrémédiablement mêlés. L’intuition du tour- noiement d’une subjectivité, arrachée par la violence colo- niale à la tribu ancestrale, précipitée par l’Histoire dans le

1. Abdelwahab questionnement politique du devenir révolutionnaire de la Meddeb en 1995. nation et de l’internationalisme, plongée dans le dilemme

2. Edmond Jabès de l’errance au dehors ou de l’emprisonnement au dedans, en 1986. se trouve dans un poème daté de 1947, « Loin de Nedjma » :

3. Kateb Yacine « Le temps se trouble / Et j’erre / Autour du centre / Par vers 1965. Nedjma renié / En tournant / Le tournant décisif » (L’Œuvre 2 en fragments, rassemblée en 1986). Dans la trajectoire de Yacine coïncident la précarité du migrant, l’intensité de la une injonction, la vocation de l’exil : « Mon corps grouillant poésie et la conscience de l’exil. Poète, il place Baudelaire au me restitue la pensée de l’exil, sans que le désarroi paralyse. plus haut, dans l’épreuve individuelle de la dépossession Sois exilé parmi les exilés. » Flâneur immigré, son courant de fraternelle. Intellectuel, il ne renonce pas à une responsabi- pensée le conduit à retrouver cette vocation dans sa culture, lité civique qui, pour lui, commence auprès du peuple algé- en un islam vécu comme reposant sur l’exil, de la répudia- rien. Cette poésie de l’exil, après d’autres, peut témoigner tion d’Agar par Abraham à l’Hégire du prophète Mohammed : pour le présent. « L’islam est né en exil, il finira en exil. » Plus encore, la relec- ture de la mystique soufie, d’Ibn ‘Arabi ou de Sohrawardi, conforte cette quête d’une « résidence dans le non-lieu de l’étranger » (L’Exil occidental, 2005). C’est dans un livre testa- mentaire paru quelques jours avant sa mort, Portrait du poète en soufi (2015), qu’a culminé l’expression­ poétique de cette SAVOIR + universalisation de la relation. Benjamin Walter, Charles Baudelaire (1938-1939), Payot et Rivages, Paris, 2002. Berque Jacques, Dépossession du monde (1964), Seuil, Paris, 1987. KATEB YACINE : LA DÉPOSSESSION DU MONDE Nouss Alexis, La Condition de l’exilé : penser les migrations contemporaines, Maison des sciences de l’homme, coll. Interventions, Paris, 2015. Le « cycle de Nedjma », que Kateb a tenu en chantier pendant Rancière Jacques, Mallarmé : la politique de la sirène (1996), vingt ans, de 1947 à 1966, est une somme poétique, théâtrale, Fayard, Paris, 2012. romanesque et journalistique. L’œuvre la plus connue en est Said Edward W., Réflexions sur l’exil et autres essais (2000), Actes Sud, le roman Nedjma (1956). L’écrivain algérien se définissait Arles, 2008.

Poésie et exil 47

A R T S

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CINÉMA DE L’EXIL Olivier Schefer

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FIGURER LES MIGRATIONS Marie-Laure Allain Bonilla

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MUSIQUES TSIGANES Filippo Bonini Baraldi

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

51. © Everett/Rue des Archives 52. (1) © RDA/Rue des Archives (2) © Paradis Films 53. © Le Cercle noir pour Fidelio. Photo Ziv Koren 54. © Sylvain George/Noir Production 55. © RDA/Rue des Archives 57. © ADAGP, Paris 2016. Photo : Benoît Pailley. Avec l’aimable autorisation du nouveau musée d’Art contemporain de New York 58. © ADAGP, Paris 2016. Photo : © Phaophanit et Oboussier Studio, 59. © Mona Hatoum. Avec l’aimable autorisation de White Cube 60. (1) Photo : avec l’aimable autorisation de l’artiste et du musée Brandhorst (2) Musée des Beaux-Arts du Canada 63. © Mel Bay 64. © Archives Charmet/Bridgeman Images 65. © United Archives/Nolte/Bridgeman Images arts

Par Olivier Schefer, CINÉMA maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne DE L’EXIL

De nombreux cinéastes ont fait de l’exil leur thème de prédilection. Réalité historique autant qu’expérience humaine, la migration est étroitement liée à l’histoire du cinéma.

L’EXIL est l’une des questions les plus brûlantes du À plus d’un titre, la situation de l’exilé évoque la position monde contemporain qui voit se multiplier les mouvements instable de l’artiste. Créateur solitaire et incompris par son migratoires vers l’ouest de populations chassées de leur époque, l’artiste n’est-il pas parfois en exil parmi les siens, à terre par les conflits du Moyen-Orient et d’Asie ou par la l’instar de « L’Albatros » de Charles Baudelaire, figure allégo- pauvreté en Afrique. L’Ours d’or du festival de Berlin a ainsi rique du poète ? « Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses couronné en 2016 Fuocoammare, un documentaire de ailes de géant l’empêchent de marcher » (in Les Fleurs du Gianfranco Rosi consacré à la vie de migrants traversant la mal, 1859). Méditerranée pour arriver sur l’île de Lampedusa, située entre la Sicile et l’Afrique (voir article p. 38-41 sur le motif littéraire que représente aujourd'hui ce lieu). Mais l’histoire L’AMÉRIQUE, du cinéma a depuis longtemps partie liée avec plusieurs TERRE PROMISE DU CINÉMA problématiques de l’exil, telles que le déracinement, la perte d’identité, la pauvreté, le choc entre les cultures. Les liens entre le septième art et les questions migratoires sont pour ainsi dire consubstantiels à l’histoire du cinéma lui-même. Entre 1892 et 1924, la plus grande migration de DIFFÉRENTES FORMES D’EXIL l’histoire humaine conduit près de seize millions d’Euro- péens (jusqu’à dix mille personnes par jour) vers l’Amé- La situation instable des exilés, contraints de quitter leur rique : Italiens, Allemands, Juifs polonais, Grecs, Danois, pays pour des raisons politiques et économiques, est abordée Roumains, Irlandais…, mais aussi Russes et Arméniens de par différents genres cinématographiques, aussi bien le Turquie. La grande aventure visuelle du xxe siècle naît en burlesque (Charlie Chaplin, The Immigrant, 1917), l’épopée somme au moment où s’opère la conquête de l’Amérique. historique (Elia Kazan, America America, 1963), le drame L’« usine à rêves », ainsi qu’on a parfois nommé le cinéma, réaliste (Philippe Lioret, Welcome, 2009) que le drame roman- devient la terre promise des aspirants à une vie nouvelle, tique (James Gray, The Immigrant, 2013). une sorte d’Eldorado promettant bonheur et grands spec- Si l’état d’exilé s’apparente souvent à celui du vaga- tacles populaires. bond errant, soumis à des conditions de vie difficiles, voire L’industrie hollywoodienne n’a cessé de se nourrir des tragiques, elle peut aussi évoquer la solitude du prophète ou vagues successives d’immigration de plusieurs générations de l’homme d’État visionnaire : l’épisode biblique de l’Exode d’Européens, parfois pauvres, que ce soit au début du cinéma (deuxième livre de l’Ancien Testament), au cours duquel muet dans les années 1910, lors de l’invention du parlant, vers Moïse conduit le peuple hébreu hors d’Égypte vers la Terre 1929, ou durant l’âge d’or des grands studios ­d’Hollywood promise d’Israël, a donné lieu à une grande fresque ciné- de 1930 aux années 1950 (Paramount, 20th Century Fox, matographique de Cecil B. DeMille, Les Dix Commandements MGM, Warner Bros., RKO). Aujourd’hui encore, Hollywood (1923), dont il propose un remake parlant et en Technicolor attire un grand nombre d’acteurs et de réalisateurs du en 1956. On prête par ailleurs à Abel Gance le projet d’une monde entier, dont plusieurs sont devenus des stars ayant séquence non réalisée sur l’exil de Napoléon Bonaparte – ce adopté la nationalité américaine, comme l’Autrichien héros du romantisme –, pour sa fresque de 1927 intitulée Arnold Schwarzenegger, la Sud-Africaine Charlize Theron, Napoléon. la Mexicaine Salma Hayek.

50 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS CINÉMA DE L’EXIL

America America, film EXODE ET RÉCIT D’APPRENTISSAGE réalisé par Elia Kazan avec Stathis Giallelis, 1963. Américain ou non, le cinéma d’exil déploie un récit visuel dans lequel on retrouve certains éléments de la littéra- Durant l’âge d’or d’Hollywood, deux immigrés s’associent­ ture antique de voyage et du roman d’apprentissage du au sein de la RKO : le Français Jacques Tourneur travaille en xixe siècle. étroite collaboration avec le réalisateur russe Val Lewton, Au début de son film le plus autobiographique, America dans le grand studio hollywoodien où il dirige une section America, Elia Kazan dit en voix off : « Mon nom est Elia Kazan. consacrée au cinéma de série B. Sous couvert de genre Je suis grec par le sang, turc de naissance et américain parce fantastique (dit alors horror film), la trilogie noire de Tourneur que mon oncle a fait un voyage. » Kazan relate ainsi les aven- – La Féline (1942), Vaudou et L’Homme léopard (1943) – inter- tures de ce dernier quittant son village natal, en Anatolie, où roge les relations complexes entre les populations issues les chrétiens sont soumis à la domination musulmane, pour de ­l’Europe ou de l’Afrique et le Nouveau Monde. La Féline se rendre à Constantinople et rejoindre l’Amérique, comme met ainsi aux prises une émigrée serbe qui tente vainement il en a le désir secret. En racontant le long et difficile périple de réussir sa vie avec un architecte américain. Sa méta- qui a mené de nombreux migrants vers le centre adminis- morphose animale (en femme-chat) incarne littéralement tratif d’Ellis Island, chargé du flux des arrivants sur le terri- l’étrangeté de la situation de l’exilé qui se vit comme un toire américain, Kazan ne filme pas seulement la découverte monstre, un être anormal, égaré dans un monde dont il d’une terre promise, dont la statue de la Liberté apparaît ignore les codes et les normes. aux nouveaux venus comme le symbole même de l’espoir.

Cinéma de l’exil 51 arts

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1. The Immigrant, film muet réalisé par Charlie Chaplin avec Charlie Chaplin, Edna Purviance et Kitty Bradbury, 1917.

2. L’Éternité et un jour, film réalisé par Theo Angelopoulos avec Achileas Skevis et Bruno Ganz, 1998.

Tel Charlot dans The Immigrant, malmené sur le navire qui traverse l’Atlantique, le héros de Kazan, Stavros, vit un véri- table chemin de croix, au cours duquel il perdra son argent et ses illusions. Le but final de cette migration, qui occupe le dernier tiers du film, importe peut-être moins que le récit 2 des déboires des migrants, que Martin Scorsese, réalisateur de Gangs of New York (2002), raconte aussi dans un documen- taire, Italianamerican (1974), en questionnant ses parents sur sa manière, ce type de cinéma, inspiré de l’Exode biblique la migration de leur famille venue de Sicile. vers la Terre promise, est l’héritier indirect de la littérature En suivant les aventures souvent difficiles de ses prota- d’apprentissage, le Bildungsroman, « roman de formation » gonistes, le cinéma raconte, à travers des situations d’exil, dont le poète allemand Goethe a fourni au xviiie siècle un l’apprentissage éprouvant de la vie, comme le fait John modèle avec Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister Ford dans son adaptation du roman de John Steinbeck Les (1795-1796). Ce roman relate les aventures d’un jeune Raisins de la colère. Dans ce film de 1940, le réalisateur relate homme qui délaisse le foyer familial pour suivre une troupe la vie d’une famille qui, chassée de ses terres à la suite de de comédiens, et mener une vie itinérante dont il tirera dans la crise de 1929, se bat pour survivre et garder sa dignité. À sa vieillesse des leçons de sagesse.

52 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS VOYAGE INITIATIQUE ET SENTIMENT D’EXIL

À travers des situations historiques concrètes, le cinéma consacré à l’exil soulève des questions existentielles sur l’identité des individus et la relativité des mœurs et des coutumes. La métaphore du voyage dont use souvent ce cinéma est une manière très pertinente de rendre compte du parcours initiatique des migrants – parcours aussi bien extérieur qu’intérieur –, ainsi que des différents sentiments qu’il leur procure (deuil occasionné par la perte du foyer, espoir d’une vie nouvelle). C’est donc souvent le voyage en lui-même, avec ses tours et détours innombrables, qui devient l’objet principal du film. Le réalisateur grec Theo Angelopoulos revisite le mythe d’Ulysse à l’époque contemporaine dans L’Éternité et un jour (Palme d’or du Festival de Cannes en 1998). Dans l’Odyssée, Homère raconte les aventures du roi d’Ithaque, chassé après la guerre de Troie par Poséidon qu’il a outragé. Ce dernier condamne le héros à errer sur les mers pendant dix ans avant de pouvoir rejoindre sa patrie où les prétendants au trône tentent de le remplacer auprès de Pénélope, son épouse. Le voyage d’Ulysse, errant sur les océans, tombant de Charybde en Scylla, est devenu le symbole du voyage initiatique et de l’aspiration nostalgique à la patrie perdue. Le personnage principal du film d’Angelopoulos, Alexandre, interprété par Bruno Ganz, est un écrivain malade qui se sent exclu de sa propre vie. « Pourquoi ai-je vécu ma vie en exil ? », se demande-t-il en revisitant son passé perdu. Ce film, qui entrecroise présent et passé, fait du sentiment d’exil une métaphore du temps qui fuit et l’objet d’une méditation mélancolique sur la perte des êtres chers, pour Alexandre celle de sa femme, une Pénélope qu’il ne pourra plus rejoindre. Cet Ulysse moderne croise sur sa route un Free Zone, affiche du film enfant albanais, jeune clandestin exploité par des malfrats réalisé par Amos Gitaï, 2005. peu scrupuleux. L’exil intérieur et l’exil extérieur se font écho, la mélancolie du vieil homme malade se réfléchit dans Palestinienne sont amenées à se rencontrer pour raisons une situation de crise contemporaine. professionnelles. Leur relation tendue, au sein de laquelle D’une autre façon, le réalisateur israélien Amos Gitaï émergent quelques moments de complicité, est l’occasion s’attache dans son œuvre à des situations concrètes d’exil de filmer les frontières géographiques, avec leurs checkpoints qui rejoignent ou engendrent un mal-être existentiel. Son (le passage d’Israël en Jordanie), mais aussi d’interroger les documentaire intitulé Journal de campagne (1983) questionne frontières linguistiques. Comme le dit Leila, la jeune femme ainsi la politique israélienne dans les territoires occupés en palestinienne que rencontre Hanna : « Il faudrait toujours Palestine. Il suit notamment des populations musulmanes apprendre la langue de son ennemie. Ainsi les choses iraient dépossédées de leur terre par l’armée. Par ailleurs, Gitai peut-être mieux. » décrit dans sa trilogie des villes un exil contemporain qui Le cinéma voué à l’exil extérieur (historique) et intérieur se caractérise moins par le voyage forcé que par le senti- (existentiel) explore très souvent les frontières, les limites ment de ne plus appartenir à aucune tradition. C’est une entre des territoires et les zones de passage. Il s’attache à forme de désœuvrement et de désillusion qui se déploie sur l’exploration de « non-lieux », pour reprendre une formule fond de crise politique au Moyen-Orient. Devarim (1995), qui de l’anthropologue Marc Augé : zones de transit, barrages, ouvre cette trilogie, suivi de Yom Yom (1998) et Eden (2001), espaces portuaires (Non-lieux, introduction à une anthropologie dresse un tableau assez sombre de la déroute sentimentale de la surmodernité, 1992). La langue que nous parlons constitue et politique de trois trentenaires à Tel-Aviv. Le sentiment la première de ces frontières : il n’est pas indifférent que le d’exil s’accompagne également chez Gitaï d’une réflexion personnage de L’Éternité et un jour de Theo Angelopoulos erre politique, non partisane, sur les frontières entre Israël et sur les traces d’un poète ancien qui « achetait » des mots la Palestine. Dans Free Zone (2005), une Israélienne et une comme pour retrouver une patrie perdue.

Cinéma de l’exil 53 arts

Qu’ils reposent en révolte, l’Allemagne d’avant la chute du Mur. Mais quelque chose film sur les migrants de Calais change radicalement dès lors que la quête initiatique de réalisé par Sylvain George, 2010. l’exil devient une déambulation sans finalité précise. Dans son ouvrage intitulé Cinéma 1 : l’image-mouvement (1983), le philosophe français Gilles Deleuze analyse la nature DE L’EXIL À L’ERRANCE de cette modification. Il estime que le cinéma moderne remet profondément en cause le schéma narratif classique. Ce Le cinéma moderne et contemporain est, en grande partie, schéma, présent dans les grandes épopées historiques de habité par un sentiment tenace d’exil, qui n’est pas toujours D. W. Griffith (Naissance d’une nation, 1915) ou de John Ford rattaché à des cas concrets de migration. L’exil ou le senti- (La Chevauchée fantastique, 1939), consiste à associer de diffé- ment d’exil devient l’occasion d’une traversée des paysages, rentes façons des personnages à une action, tandis que le souvent réalisée sous forme de plans-séquences et de travel- cinéma moderne italien (Michelangelo Antonioni) ou fran- lings. À ce titre, ce type de cinéma rejoint certaines préoccu- çais (la Nouvelle Vague) bouleverse cette structure narrative pations esthétiques du road movie, cette forme américaine de linéaire. Parmi les caractéristiques du nouveau cinéma, voyage libre, voire libertaire sur les routes qu’initie Dennis Deleuze identifie ce qu’il appelle « la forme-balade », une Hopper en 1969 avec Easy Rider. Le cinéaste allemand Wim manière de raconter et de filmer qui dénoue la relation de Wenders propose d’autres types de parcours initiatiques : causalité entre les protagonistes et l’action, celle-ci perdant Faux mouvement (1975), libre adaptation du roman d’ap- de son importance. À bien des égards, ce cinéma moderne prentissage de Goethe Les Années d’apprentissage de Wilhelm d’avant-garde transforme la quête initiatique de l’exil et du Meister, ou Au fil du temps (1976), un road movie à travers voyage des migrants vers une terre promise en une errance

54 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS QUAND L’EXIL TOURNE AU CAUCHEMAR

Genre très populaire, le cinéma contemporain de zombies marque tout à la fois le terme de la grande épopée des migrants vers une terre promise et l’entrée dans une ère nouvelle marquée par la violence économique endé- mique et la perte d’idéaux. On aurait tort de ne voir dans ce genre, consacré par le cinéma de George A. Romero (La Nuit des morts-vivants, 1968) et des séries telles que The Walking Dead (2010-2016), qu’un divertissement superfi- ciel. Historiquement, le zombie est une figure maléfique du vaudou haïtien, comme le rappelle à sa façon le premier film de zombies de l’histoire du cinéma, White Zombie (1932) de Victor Halperin. Le zombie désigne un mort ramené à une vie artificielle par un sorcier qui le destine à être exploité dans les champs de canne à sucre. Qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une réalité, ce revenant transformé en esclave est indissociable de la culture noire (le vaudou est une reli- gion d’Afrique) et de la traite négrière qui conduisit sur le chemin douloureux de l’exil plusieurs millions ­d’Africains vers le Nouveau Monde. Figure allégorique des exclus et des vagabonds, le zombie erre de façon chaotique dans des cimetières, à la campagne ou dans des centres commer- ciaux comme dans Dawn of the Dead, dont le titre français est Zombie, de George A. Romero (1978). Dans le documentaire en noir et blanc, assez expéri- mental, qu’il consacre à la « jungle » de Calais, Qu’ils reposent en révolte (2010), le réalisateur français Sylvain George donne notamment la parole à un migrant qui déclare : « Je ne suis White Zombie, affiche ni vivant, ni mort, ni homme, ni animal. » Calais apparaît ici du premier film de zombies réalisé comme un Ellis Island d’un nouveau genre, à l’ère de la par Victor Halperin, 1932. surveillance et des contrôles de flux. Les migrants qui se scarifient la peau des doigts, en effaçant leurs empreintes digitales, pour échapper aux contrôles d’identité sont les désordonnée, sans but, une balade où s’expriment la solitude nouveaux zombies de notre époque, apatrides et condamnés et le désarroi des protagonistes. De manière emblématique, à errer sans fin. En filmant les corps au plus près, sans angé- le film de Jean-Luc Godard Pierrot le fou (1965), sorte de road lisme et parfois avec poésie, le réalisateur fait exister des movie dans la France des années 1960, commence par un vies le plus souvent invisibles. clin d’œil à la grande épopée des migrants qui découvraient Manhattan. Comme ils quittent Paris pour une errance vers le sud à travers la France, Jean-Paul Belmondo et Anna Karina voient la réplique de la statue de la Liberté près du pont de l’Alma : « La Liberté reconnaissant deux des siens Savoir + leur adressa un salut fraternel », dit la voix off. Au lieu de Benoliel Bernard, Thoret Jean-Baptiste, Road Movie, USA, Hoëbeke, marquer le terme de la quête des migrants, ce symbole est le Paris, 2011. signe d’un autre départ, celui d’un exil inversé menant vers Deleuze Gilles, Cinéma 1 : l’image-mouvement, Minuit, coll. Critique, l’inconnu : la liberté nouvelle d’une génération, celles des Paris, 1983. années 1960, rebelle à l’ordre établi et à ses valeurs jugées Piégay Baptiste, Toubiana Serge, Exils et territoires : le cinéma trop bourgeoises (la famille, le travail). Le parcours initia- d’Amos Gitaï, Cahiers du Cinéma, 2003. tique de l’exil se brise et ouvre la voie à des déambulations Schefer Olivier, Figures de l’errance et de l’exil : cinéma, art et anthropologie, Rouge Profond, coll. Débords, Pertuis, 2013. libertaires ou désespérées de par le monde. « Qu’est-ce que Schefer Olivier, Des revenants : corps, lieux, images, Bayard, j’peux faire ? J’sais pas quoi faire », se lamente Marianne, le coll. Le rayon des curiosités, Paris, 2009. personnage joué par Anna Karina, en faisant les cent pas Tylski Alexandre, Les Émigrants du cinéma (Europe-Amérique), sur une plage. dossier Mag Film, Réseau Canopé, 2013, www.reseau-canope.fr.

Cinéma de l’exil 55 arts FIGURER

Par Marie-Laure Allain Bonilla, historienne de l’art contemporain LES MIGRATIONS

Accentuées au xxe siècle par les guerres et la globalisation, les migrations affectent les pratiques artistiques. Existe-t-il des spécificités à cet art contemporain ?

LOIN d’être une « nouvelle » tendance dans le champ l’emprunt, l’origine ou l’original, que les artistes contempo- de l’art, comme le laisse penser l’actualité, la question des rains (issus ou non de l’immigration) mettent à mal, produi- migrations – incluant celles de l’exil et de la diaspora – s’est sant des œuvres qui portent en elles les traces d’une hybri- toujours posée dans l’art, que ce soit en termes de circula- dation, d’un métissage ou d’une créolisation. tion des images, des formes, des objets, des idées ou des personnes. Elle est néanmoins un sujet clé pour comprendre les itinéraires et préoccupations des artistes dès le début du PEUT-ON PARLER xxe siècle. En effet, depuis quelques années, un pan entier D’UNE ESTHÉTIQUE DE L’EXIL ? de la recherche en histoire de l’art essaie de retracer les trajectoires d’artistes extra-occidentaux, leur présence au Si des thèmes sont récurrents dans les œuvres, et appar- cœur des grandes capitales européennes et des cercles tiennent au lexique de l’émigration, il n’existe néanmoins d’avant-garde afin de mettre en lumière les influences pas une esthétique propre à l’exil (ou à l’émigration) ni un mutuelles, mais aussi leur apport crucial au renouvellement « art diasporique » identifiable en tant que tel. L’état d’exil des pratiques artistiques européennes. Ces trajectoires ont est régi par une « impermanence » constante ; chaque bien souvent été oubliées, reléguées aux marges d’une expérience est singulière. L’exilé(e) est solitaire (banni), le histoire qui s’est concentrée sur les productions dominantes réfugié est politique (ayant souvent fui en masse), l’expatrié (comprendre celles des hommes blancs). Ainsi, le peintre vit volontairement dans un autre pays, quant à l’émigré, il cubain Wifredo Lam, proche des surréalistes et de Pablo occupe une position ambivalente puisqu’il s’agit d’une Picasso, ou le peintre sud-africain Ernest Mancoba, un des personne qui migre pour diverses raisons. L’émigré peut membres fondateurs du mouvement CoBrA, sont aujourd’hui être exilé, réfugié ou expatrié. Il peut appartenir ou non à réhabilités dans le récit de l’histoire de l’art européen du une diaspora. Se rapportant initialement à la situation des xxe siècle. communautés juives installées hors de Palestine, le terme Depuis les années 1990, les phénomènes migratoires de « diaspora » renvoie par extension à l’état de dispersion sont régulièrement le sujet d’expositions et de publica- d’un peuple, d’une communauté ; par métonymie, il désigne tions, particulièrement dans le contexte nord-américain également cette communauté elle-même. La diaspora peut et britannique (la France s’ouvre à ces questions depuis un être le résultat d’un mouvement contraint (Juifs, Africains- peu moins d’une dizaine d’années). Cette apparition dans Américains) ou non (Chicanos, Chinois). Il convient de distin- le registre de l’art contemporain, alors que ces phénomènes guer les migrations choisies (caractère volontaire) et celles étaient déjà largement étudiés en littérature, est le résultat qui tombent sous le coup de facteurs politiques empêchant d’une conjoncture postcoloniale et post-guerre froide. Les tout retour. Il n’existe donc pas d’essence de l’émigration qui raisons sont multiples selon les contextes, mais il ne faut pas donnerait lieu à une esthétique propre, même si, encore une négliger le rôle joué par les politiques du multiculturalisme fois, des similitudes existent entre les expériences, donnant qui ont mis l’accent sur les populations marginalisées (dont lieu à un lexique partagé. font partie les immigrés) en demandant leur reconnaissance Prenons par exemple le pavillon de la République d’Ar- et leur intégration au sein de la société dominante. De plus, ménie à la Biennale de Venise en 2015. Hormis le fait que la globalisation croissante enjoint à repenser les échanges les artistes réunis dans ce pavillon appartiennent à la dias- culturels et les notions telles que l’authenticité, l’imitation, pora arménienne, il n’existe pas d’unicité formelle entre les

56 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS œuvres présentées. Celles-ci, produites spécialement pour Bouchra Khalili, The Mapping Journey Project, l’exposition ou non, furent sélectionnées pour répondre à un 2008-2011, installation vidéo, couleur et son, dimensions variables, vue de l’exposition « Here and Elsewhere », thème choisi par la commissaire d’exposition. Les artistes New York, New Museum, 2014. usent de différents médiums (installation multimédia, dessin, film, vidéo, sculpture, texte, peinture) pour s’inter- roger sur ce que signifie être arménien, mener un travail la représentation », enfermés dans des conceptions stéréo- mémoriel sur le génocide ou créer des œuvres conceptuelles typées et exotiques de leur expérience d’être « Autre » dans usant de symboles culturels arméniens, montrant la pluri- une société. vocalité de l’« arménité ». Si les artistes sont choisis pour Cela se vérifie particulièrement pour les artistes travail- représenter leur pays au sein de la communauté du monde lant de façon conceptuelle, qui se retrouvent souvent aux de l’art, ils ne représentent en revanche pas l’essence de ce prises d’analyses identitaires ou sociales stéréotypées et que serait un art national. C’est le risque qu’implique l’idée réductrices de leurs processus artistiques. En ce sens, Anish de représentation nationale, une notion ambivalente dans Kapoor (né en 1954 à Bombay, installé à Londres depuis un monde où l’exil et la migration sont les conditions d’exis- le début des années 1970) a toujours résisté à ce que son tence d’une part non négligeable de la population. œuvre soit lue au prisme de sa biographie et de son identité, souhaitant que son travail soit regardé, évalué, et apprécié pour sa valeur artistique. Il a par exemple toujours refusé LE PIÈGE IDENTITAIRE qu’elle soit présentée dans les expositions ne regroupant que des artistes indiens ou « noirs » britanniques (dans ce La migration (ancienne ou récente, contrainte ou volontaire) contexte, « noir » désigne toute personne « non blanche »). constitue un fait biographique. Privilégier cette information Il est aujourd’hui le seul artiste « noir » britannique de sa pour expliquer l’œuvre d’un artiste revient non seulement génération lauréat, en 1991, du Turner Prize (décerné à un à la réduire à un moment qui n’a pas nécessairement un artiste contemporain par la Tate Britain) et mondialement impact sur son travail, mais aussi à en ignorer les caractéris- reconnu pour ses sculptures et installations monumentales. tiques plastiques. La placer dans une trajectoire individuelle L’œuvre de Vong Phaophanit est à cet égard un autre bon consiste à lui renier son inscription dans l’histoire de l’art. exemple. Né au en 1961, il étudie aux Beaux-Arts de Ce n’est pas parce qu’un artiste est africain-américain qu’il Paris entre 1980 et 1985, date depuis laquelle il est installé va (ou doit) interroger la couleur de sa peau, ses origines afri- à Londres. Il travaille avec des matériaux tels que le riz, le caines ou la traite des Noirs dans son travail. Appartenant néon, le caoutchouc, le métal ou le bambou, moins pour leurs à une diaspora, ayant vécu l’exil ou étant issu d’une géné- connotations sociales, économiques et historiques que pour ration d’immigrés, les artistes se heurtent au « fardeau de leur matérialité. Son installation Atopia (1997) est composée

Figurer les migrations 57 arts

suggérée ici est celle de l’informité du buna qui déborde du cadre des étagères de façon imprévisible, créant un contraste avec la rigidité de la structure métallique.

REPRÉSENTER L’EXPÉRIENCE DU DÉPLACEMENT

L’imaginaire diasporique se constitue autour d’éléments fondamentaux qu’on retrouve dans les œuvres des artistes : le mythe du pays natal, le retour aux origines, la mémoire, ainsi que les expériences de voyage, de migration et de déménagement. L’art se fait le passeur de ces témoignages, autobiographiques ou indirects, fictifs ou réels. La repré- sentation même du voyage ou de l’appel du voyage s’in- carne dans différents motifs. L’océan devient un espace à franchir devant lequel on rêve d’une nouvelle vie et au-delà duquel on se projette. Valises, ballotins ou voitures char- gées de paquets symbolisent le départ imminent. Les cartes deviennent un outil conceptuel et visuel pour évoquer les déplacements (voir aussi le projet « Cartographies traverses » p. 5, cité dans l’interview p. 6). Bouchra Khalili (née en 1975 à Casablanca, basée à Berlin et Oslo) consacre plusieurs œuvres aux trajets d’immigrés en ayant recours à la carte. The Constellations (2011) est une série de huit sérigraphies reprenant la carte du ciel avec des points reliés par des poin- tillés mais transposant en réalité des itinéraires : d’Annaba à Marseille en passant par Milan, ou de Jalalabad à Rome en passant par Téhéran. Si ces constellations figurent la repré- sentation nue d’une trajectoire d’un point A à un point B de façon poétique et conceptuelle, vidant celle-ci de tous les dangers et embûches qui l’ont constituée, le projet The Mapping Journey Project (2008-2011) vient compléter cet évide- ment (voir ill. p. 57). Il cristallise quinze années passées à recueillir la parole de ces immigrés pour la rendre visible dans l’espace public. L’aboutissement formel de ce projet consiste en huit vidéos, accompagnées de sérigraphies. Chaque écran cadre une carte (généralement centrée sur le Nord de l’Afrique et l’Europe) sur laquelle une main tenant un stylo trace des lignes tortueuses. Ces lignes sont commentées en voix off par la personne qui les trace. La Vong Phaophanit, Atopia, 1997, question des frontières et de leur franchissement surgit alors polybutadiène, étagères en acier galvanisé, comme l’élément le plus important de l’histoire de chacune ficelle, dimensions variables, Berlin. des personnes relatant son voyage. de quatre tonnes de buna (un caoutchouc synthétique), frag- mentées en morceaux oblongs disposés sur une structure DISTANCE ET FRAGMENTATION faite de rayonnages en métal galvanisé. Au début bien formé, le buna se met à dégouliner peu à peu et à tomber sur le sol. Représenter l’expérience du déplacement, c’est aussi dire Du grec ancien ἀτοπία (ἀ : sans ; τοπος : lieu), l’atopie renvoie l’expérience de la distance, et celle d’être étranger dans ici moins à sa définition médicale (prédisposition génétique un autre pays. Dans la vidéo Measures of Distance (1988), à développer des allergies) qu’à l’idée d’une chose qui n’est Mona Hatoum (née en 1952 à Beyrouth, installée à Londres pas circonscrite à un lieu et/ou qui n’a pas de logique. Au depuis 1975) aborde la relation mère/fille, la sexualité fémi- regard de la biographie de Phaophanit, le choix de ce terme nine mais aussi la question de l’exil (celui de sa famille, de pourrait être une évocation de sa position d’exilé, mais il se la Palestine vers le Liban, et le sien, d’un Beyrouth pris dans rapporte en réalité au travail effectué sur la matière. L’atopie la guerre civile vers Londres). Elle utilise une série de photos

58 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Mona Hatoum, Measures of Distance, 1988, vidéo, couleur, son, durée : 15 min, A Western Front video production, Vancouver, 1988.

qu’elle avait prises de sa mère dans une scène intime de sa LE PAYS NATAL toilette quotidienne avec lesquelles elle réalise une vidéo. Sur ces images très pixélisées, elle appose le texte de lettres Le thème du chez-soi est aussi un élément important. que sa mère lui a adressées en arabe. La bande sonore mêle L’ancrage est au cœur des préoccupations de l’émigré car des enregistrements de discussions en arabe entre les deux il sait que tout foyer est provisoire et doit être reconstruit. femmes et la lecture en anglais qu’Hatoum fait des lettres Cet ancrage peut prendre la forme de reconstitutions d’in- de sa mère. Measures of Distance superpose différentes strates térieurs à l’échelle 1, ou de photographies documentant de son expérience fragmentée d’exilée, faisant écho à celle le retour au pays natal. La condition de l’émigré le fait se vécue par nombre d’artistes, et plus largement à celle des (re)tourner vers ses racines, tissant des ponts entre passé émigrés pris entre deux cultures, entre deux langues. L’œuvre et présent, comme en témoigne l’installation Spoken Softly de Zineb Sedira (née en 1963 à Paris de parents algériens, elle with Mama (1998) de María Magdalena Campos-Pons (voir vit à Londres depuis 1998) évoque aussi cette fragmentation ill. p. 60). Ici c’est un double exil qui est évoqué : le sien, de de l’expérience à travers la langue. Mother Tongue (2002) est Cuba aux États-Unis (née en 1959 à Cuba, elle vit à Boston un dispositif vidéo avec trois écrans présentant simultané- depuis 1991), et celui, plus ancien, des esclaves africains ment trois saynètes. L’artiste confronte trois générations (la dans les plantations. Dans une pièce au sol et aux murs sienne, celle de sa mère et celle de sa fille), chacune parlant noirs, l’artiste a disposé sept tables à repasser à la verticale une langue différente. La discussion tourne autour du quoti- en demi-arc de cercle. Trois d’entre elles servent de support dien de l’enfance. Dans la première, Sedira interroge en fran- à des projections vidéo, les quatre autres comportent des çais sa mère qui lui répond en arabe. Dans la deuxième, elle reproductions de portraits de femmes en noir et blanc. Les s’adresse en français à sa fille qui lui répond en anglais. La vidéos montrent l’artiste en train de réaliser une action : troisième montre la confrontation entre la petite-fille et sa pieds nus, faisant les cent pas, claquant trois fois les talons grand-mère qui ne peuvent se comprendre, chacune parlant à chaque demi-tour ; épluchant une grenade ; portant une une langue que l’autre ne connaît pas. Par un dispositif pile de draps pliés sur la tête. Chacune des vidéos se clôt sur simple, Sedira interroge néanmoins la complexité de la diffé- l’image d’une femme issue d’une génération différente (l’ar- rence culturelle, de l’appartenance à plusieurs cultures, ainsi tiste, sa grand-mère maternelle et une tante). Au sol, devant que la transmission et la perte de l’identité qui surgissent de et autour des planches, une multitude de dessous de plats ces situations de déplacements multiples. et de fers à repasser en pâte de verre blanche sont disposés.

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1. Isaac Julien, Western Union : Small Boats, 2007, installation vidéo, cinq écrans, film couleur 35 mm transféré sur DVD, son, 18 min 22.

2. María Magdalena Campos-Pons, À voix basse, maman, 1998, planches à repasser couvertes de soie et organdi brodés, reports photographiques, draps en coton brodé, fers à repasser et supports en verre moulé, bancs en bois, projections vidéo (six pistes), son en stéréo, 8,6 × 11,7 m (installation aux dimensions variables), Ottawa, musée des Beaux-Arts du Canada. 1

2

60 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS L’artiste lie son histoire personnelle au contexte historique pour rallier l’Europe, mais aussi d’engagement médiatisé afro-cubain, rendant hommage aux femmes de sa famille, comme c’est le cas d’Ai Weiwei (né en 1957 à Pékin), qui a descendantes d’esclaves amenées du Nigeria à Cuba par les lui-même connu l’exil. Délocalisant son atelier sur l’île de Espagnols, ayant travaillé toute leur vie comme domestiques. Lesbos, installant quatorze mille gilets de sauvetage le long L’usage de certains symboles, comme la grenade qui renvoie des colonnes du Konzerthaus de Berlin et distribuant des au mythe de Perséphone (condamnée à vivre la moitié du couvertures de survie à des stars de cinéma lors d’un gala temps dans le monde des Enfers et l’autre sur Terre pour organisé dans le cadre du Berlin Film Festival, Ai Weiwei crée avoir rompu son jeûne en goûtant un pépin de grenade), la controverse en transformant des objets de survie en ou les claquements de talons (évoquant le personnage œuvre d’art dotée d’une valeur marchande à fort potentiel. de Dorothy dans Le Magicien d’Oz qui pouvait rentrer chez Néanmoins, il interpelle frontalement sur la réalité des elle si elle claquait trois fois les talons en prononçant la inégalités sociopolitiques et nous rappelle que les migra- phrase magique « There’s no place like home »), figure la condi- tions, loin d’être circonscrites à un espace géographique ou tion d’exilée de Campos-Pons, prise entre deux mondes et à une classe sociale, sont l’affaire de tous. pour qui l’idée de chez-soi se loge dans l’imaginaire. Un imaginaire qui n’est pas seulement individuel, mais aussi collectivisé. Savoir +

Bourriaud Nicolas, Radicant : pour une esthétique de la globalisation, PRENDRE POSITION Denoël, Paris, 2009. SUR L’ACTUALITÉ DES MIGRATIONS David Catherine (dir.), Wifredo Lam, catalogue d’exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2015. Grenier Catherine (dir.), Modernités plurielles : 1905-1970, Les artistes apportent leurs témoignages sur l’expérience de catalogue d’exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2013. la migration, en parlant à la première personne du singulier Gruson Luc (dir.), J’ai deux amours : la collection d’art contemporain, ou en explorant l’histoire réelle ou fictive d’un tiers. catalogue d’exposition, Cité nationale de l’histoire de l’immigration/ L’actualité tragique des migrations vers l’Europe trouve diffé- Montag éditions, Paris, 2011. rents échos dans l’art contemporain. Il peut s’agir de films Van Assche Christine (dir.), Isaac Julien, catalogue d’exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2005. comme celui de Bouchra Khalili rapportant la parole d’émi- Van Assche Christine (dir.), Mona Hatoum, catalogue d’exposition, grés, ou de films oniriques comme celui d’Isaac Julien, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2015. Western Union : Small Boats (2007), rendant hommage aux Zabunyan Elvan, Black Is a Color (une histoire de l’art africain-américain migrants africains qui tentent la traversée de la Méditerranée contemporain), Dis Voir, Paris, 2004.

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Par Filippo Bonini Baraldi, MUSIQUES ethnomusicologue, chercheur à l’Instituto de Etnomusicologia (INET-md FCSH, Universidade Nova de Lisbonne) TSIGANES

Pour la plupart sédentarisés, les musiciens tsiganes reprennent les airs de la culture locale, partageant une approche commune de l’emprunt musical plutôt qu’un corpus homogène.

TOUT DISCOURS sur les Tsiganes – y compris lorsqu’il la misère, et en cela ne diffèrent pas de bien d’autres peuples s’agit de musique et plus généralement d’art – devrait se qui tentent d’intégrer les pays riches d’Europe. préoccuper avant toute chose de contrecarrer les stéréotypes Le troisième stéréotype concerne la condition sociale et qui leur sont communément associés. Nous commencerons le rapport au travail. L’image dominante est celle du Tsigane par en dresser une liste rapide. pauvre, rétif au travail, préférant faire la manche dans la rue (en ville) ou voler des poules (à la campagne). Il est vrai que, dans les pays de l’Europe de l’Est, de nombreux Roms vivent ENTERRER LES STÉRÉOTYPES dans une précarité extrême, et certains se débrouillent comme ils peuvent. Rappelons qu’en Roumanie les Roms Le premier est celui d’un peuple aux caractéristiques étaient esclaves jusqu’à une époque récente (milieu du uniformes, dont tous les membres se ressemblent et sont xixe siècle), et qu’ils y sont encore plus discriminés qu’en bien identifiables par leur « étrange » manière de vivre, de Europe occidentale, y compris par les politiques publiques. s’habiller, etc. Or, le terme français « Tsiganes » et ses équi- Malgré cela, beaucoup d’entre eux travaillent comme valents dans d’autres langues européennes (Zingari, Gypsies, ouvriers agricoles, souvent sous-payés, en Slovénie, en Gitans…) désignent non pas une population aux traits cultu- Allemagne ou en Espagne. D’autres encore vivent dans des rels homogènes, mais plutôt une nébuleuse de groupes avec conditions plus aisées, et pratiquent des activités profes- des différences parfois très marquées, dont le seul point sionnelles tout à fait ordinaires (commerçants, ouvriers, commun est peut-être leur stigmatisation négative par ceux chauffeurs…). qui ne se considèrent pas comme « Tsiganes ». Cette diver- Le dernier stéréotype concerne la musique et la danse. sité se reflète dans les autodénominations utilisées par ce(s) L’image préconçue, dérivée d’un fantasme occidental de peuple(s) : Roms dans l’Europe de l’Est, Sinti en Italie du passion, de sensualité, de talent et de liberté, est celle du Nord, Manouches en France, Travellers en Irlande, etc. Elle Tsigane jouant, chantant et dansant sans arrêt, idéale- se reflète aussi dans les langues parlées, qui sont dans ment autour d’un feu de bois. Cette image, liée surtout aux certains cas des variantes du romanès (langue dérivée du femmes, a été véhiculée par de nombreuses œuvres d’art sanscrit parlé dans le Nord-Est de l’Inde) et, dans d’autres dites « érudites » (pensons à la Zemfira de Puškin, la Carmen cas, celles des pays où ils résident (roumain, italien, français, de Mérimée, l’Esmeralda de Victor Hugo…). Les couver- anglais, etc.). tures des partitions de musique, les pochettes des albums, Le deuxième stéréotype est lié au nomadisme. Il est les affiches des festivals « tsiganes » véhiculent aussi cet commun d’imaginer les Tsiganes se promenant en petits imaginaire romantique (voir ill. ci-contre qui reprend les groupes familiaux et s’installant aux marges des villes, stéréotypes de la fête tsigane). En réalité, les Tsiganes ne souvent dans des logements très précaires (caravanes, jouent pas autour d’un feu au milieu de la nature, mais dans baraques), prêts à être abandonnés lors d’un nouveau départ. des contextes variés et plus habituels que ce que l’on croit. En réalité, la grande majorité des communautés tsiganes, Dans les pays de l’Est européen, les Roms ou les familles surtout en Europe de l’Est (Roms) et en Espagne (Gitans), est mixtes qui peuvent se le permettre inscrivent leurs enfants sédentarisée depuis l’avant Seconde Guerre mondiale au au conservatoire, et nombreux sont ceux qui enseignent moins. Plus que des nomades, ceux que l’on voit arriver dans dans les écoles publiques ou jouent dans des orchestres les villes françaises sont des migrants qui fuient la guerre ou de musique classique. Par ailleurs, si certaines familles ont

62 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Couverture de Gypsy Violin, livre de partition avec CD de Mary Ann Harbar pour flûte et violon, Melbay, 2002.

fait de la musique une activité professionnelle, transmise De sorte que parler de « musique tsigane » au sens de père en fils, d’autres groupes tsiganes n’ont pas de lien général n’a pas de fondement : il est préférable de mettre en privilégié avec la musique et l’art. avant la notion de « style tsigane ». Cette expression repose sur l’idée que dans chaque région où ils se trouvent, les Roms, les Manouches, les Gitans s’approprient le répertoire UN STYLE TSIGANE local joué par les Gaje (les non-Tsiganes) et le transforment à leur goût et à leur manière. Ainsi, en Roumanie du Sud, les La persistance de ces stéréotypes dans l’imaginaire occi- Tsiganes jouent des hora et des sîrba (danses traditionnelles dental explique pourquoi, lorsque l’on parle de « musique roumaines), en Serbie des kolo, en Transylvanie et Hongrie tsigane », on ne sait pas vraiment à quoi on se réfère. des csárdás et des magyar nóta, en Italie du Sud des tarantelle, Qu’est-ce que la musique tsigane ? Celle jouée par les en Andalousie du flamenco, etc. Toutes ces musiques sont Tsiganes ? Celle jouée pour les Tsiganes ? Celle qui présente- liées à un territoire, à une région, à un village. Lorsqu’ils rait des traits formels (mélodies, rythmes, etc.) différents des se les approprient, les Roms peuvent éventuellement les autres musiques « populaires », qui renverraient hypothéti- appeler tarantella zingara ou csárdás romani et affirmer qu’ils quement à une origine indienne de ces peuples ? Écartons interprètent des airs « tsiganes originaux ». Cependant, il de suite cette dernière possibilité : la plupart des musico- s’agit généralement des mêmes mélodies jouées par les logues s’accordent sur l’impossibilité de trouver des traits musiciens roumains, serbes, italiens ou espagnols, reprises communs aux différentes expressions musicales des Roms, dans un style différent, un style romano ou tsigane. des Manouches, des Gitans, des Sinti... À la différence de On peut alors se demander si, dans les différentes la langue, la musique est soumise à des transformations régions d’Europe, ces transformations des répertoires rapides et parfois imprévisibles, et il ne paraît pas possible locaux produisent des résultats musicaux similaires. Par de retracer l’origine et l’histoire de ces populations à partir exemple, il est commun de penser que les musiques en style de la seule analyse des échelles et des rythmes. romano sont plus rapides, plus virtuoses, plus exubérantes,

Musiques tsiganes 63 arts

c’est-à-dire jouées avec des formules rythmiques et mélo- voulaient et appréciaient, mais précisément cette extraor- diques plus élaborées que les versions en style gajicano (non dinaire habileté d’adaptation ; ils voulaient que le musicien tsigane). Mais là aussi, il s’agit d’un cliché, et toute tentative sente ce qu’ils sentaient et que l’instrument sonne de la de généralisation se heurte à des contre-exemples : si en même manière » (voir Savoir +). Transylvanie les airs de danse « tsiganes » sont généralement plus rapides et plus ornementés que les danses roumaines ou hongroises, de l’autre côté des Carpates, en Moldavie UNE TRADITION PERPÉTUÉE roumaine, cette règle est renversée, et le style romano est généralement plus sobre et moins rapide que le style gajicano. Aujourd’hui encore, quand il joue dans des noces, des bals Comment expliquer cette extraordinaire flexibilité et ou des baptêmes, le musicien tsigane observe, scrute, « lit » adaptabilité des musiques jouées par les Tsiganes ? Pour en ses clients pour deviner leurs préférences et, en fonction répondre à cette question, il est utile d’examiner de plus de ce qu’il détecte, choisit ce qu’il va jouer. Le répertoire se près comment les Roms conçoivent le métier de musicien, construit alors dans le hic et nunc de la performance, et le notamment dans l’Europe de l’Est, où vit la plus grande résultat sonore d’une fête est une sorte d’image acoustique population de Tsiganes européens. de la communauté mobilisée pour l’occasion. Ce stratagème professionnel, subtil et raffiné, dépasse le temps de la perfor- mance et devient un véritable investissement pour le futur. UNE MUSIQUE AU SERVICE DU PUBLIC Le musicien de métier sait mémoriser les chansons préfé- rées de ses clients et les « restituer » au bon moment, par Lorsque l’on s’intéresse aux musiciens professionnels de exemple lorsqu’il rencontre la même personne, des mois l’Est européen, un leitmotiv émerge : pour qu’elle soit effi- ou des années plus tard, dans une autre fête. Les clients cace, il faut que la musique puisse correspondre aux goûts qui profitent de cette adresse musicale personnalisée ont la du client, qu’elle soit façonnée « à son image ». Autrement certitude de vivre un moment privilégié, et dans ces circons- dit, le musicien tsigane qui joue contre rémunération adapte tances donnent des pourboires aux musiciens. « Le Tsigane son répertoire et sa manière de jouer aux personnes qui est comme le diable ! », disent d’eux-mêmes certains musi- l’embauchent et le paient. Il s’agit d’une véritable éthique ciens de Transylvanie pour indiquer ce talent à tirer profit professionnelle, aujourd’hui explicite dans le discours des de toute situation. musiciens eux-mêmes, et dont il est possible de comprendre Cette manière particulière d’envisager le métier de musi- les fondements historiques. cien explique l’extraordinaire variabilité et souplesse des À l’époque de l’empire austro-hongrois, de nombreux répertoires « tsiganes », qui s’adaptent à chaque contexte Tsiganes sont intégrés dans l’armée comme musiciens-­ recruteurs. Sur la place des villages, ils jouent des danses pour les hommes (appelées verbunkos, de l’allemand Werbung, « recrutement »), afin de les convaincre, dans l’enthousiasme de la danse et de la fête, de s’enrôler dans l’armée. Les qualités du musicien-recruteur tsigane sont alors évaluées de manière pragmatique, en fonction du nombre de personnes qu’il contribue à recruter lors d’une séance de musique : le montant de son salaire dépend de ce calcul. C’est pourquoi le musicien adapte les verbunkos au cas par cas, en intégrant des éléments musicaux différents selon les traditions propres à chaque lieu, mais aussi selon les goûts et le style personnel de chaque danseur. Cette rela- tion forte, « personnalisée », entre les musiciens tsiganes et leur public perdure lorsqu’apparaissent les orchestres tsiganes (milieu du xviiie siècle), qui jouent principalement dans les salons aristocrates de l’Europe centrale et orientale. Selon Bálint Sárosi, dans ce contexte, « ce n’était pas l’indé- pendance dans le jeu du musicien qu’ils [les aristocrates]

Danse de recrutement pour les régiments hongrois de l’Empire autrichien dans lesquels étaient intégrés de nombreux Tsiganes, lithographie colorisée extraite de l’ouvrage Costumes de Hongrie, Vienne, 1810, Paris, Bibliothèque nationale de France.

64 TDC NO 1105 | QUITTER SON PAYS Violoniste d’un orchestre tsigane jouant à Budapest (Hongrie) dans les années 1930, pour les clients d’un restaurant.

et se transforment en fonction des goûts des communautés relation intracommunautaire, considérée comme toujours environnantes. Cela explique aussi pourquoi les musi- transitoire et éphémère, est à la base même de leur concep- ciens que l’on croise dans le métro ou dans les places de tion de l’identité. nos villes préfèrent jouer des valses musette plutôt que Dans ces moments, les Tsiganes se souviennent de leurs des hora roumaines : ces airs, que pourtant ils maîtrisent proches disparus ou lointains en jouant « leurs » airs. En bien plus que les chansons d’Édith Piaf, ne sont pas, à leurs Roumanie, la nuit de la Toussaint, il n’est pas rare de voir les yeux, adaptés au voyageur d’un wagon de métro. Plus musiciens interpréter les mélodies préférées des défunts précisément, ce ne sont pas « ses airs », et il est donc peu auprès de leur tombe. Voilà pourquoi le statut social de cette probable qu’il paiera pour les entendre. Car aux yeux des profession est toujours très élevé au sein des communautés Roms, le propriétaire d’une musique n’est ni le créateur, ni roms : en se souvenant des airs préférés de chacun et en l’interprète, mais plutôt le « récepteur », le destinataire de sachant les jouer au bon moment, les musiciens opèrent l’acte musical. Il y a là un bel exemple de déconstruction de comme des véritables archives de la mémoire locale. Et si les notre conception de la propriété, au moins dans le domaine personnes d’âge mûr voient d’un mauvais œil les musiques ­artistique, fondée uniquement sur l’idée, plutôt rigide, de de variété internationale à la mode chez les plus jeunes, ce « droits d’auteur ». Ainsi, lorsque l’on demande à un Rom n’est pas tant parce qu’elles risquent de faire oublier la quelle est « sa » chanson, il va répondre que c’est celle qui musique d’antan, mais surtout les personnes qui y sont l’émeut le plus ; et si on lui demande ce qu’est la « musique associées. tsigane », il va répondre que c’est celle qui « marche » chez les Tsiganes, celle qui les fait danser, chanter ou pleurer. Savoir +

LA MUSIQUE Asséo Henriette, Les Tsiganes : une destinée européenne, COMME LIEU DE MÉMOIRE Gallimard, coll. Découvertes, Paris, 1994. Bonini Baraldi Filippo, Tsiganes, musique et empathie, Maison des sciences de l’homme, Paris, 2013. L’activité musicale des Tsiganes ne se limite pas à ce Pasqualino Caterina, Dire le chant : les gitans flamencos contexte professionnel et, de l’Est européen à l’Andalousie, d’Andalousie, CNRS éditions/Maison des sciences de l’homme, des fêtes internes internes à la communauté ont lieu régu- Paris, 1998. lièrement. Dans ces contextes, ce n’est pas le profit écono- Piasere Leonardo, Roms, une histoire européenne, Bayard, mique qui est recherché, mais plutôt une manière parti- Montrouge, 2011. culière d’être ensemble. Que ce soit dans une juerga (fête, Sárosi Bálint, Gypsy Music, Corvina Press, Budapest, 1978. réunion) flamenca, un mulatšago (célébration) chez les Vlach Stewart Michael, The Time of the Gypsies, Westview, Oxford, 1997. de Hongrie ou une fête spontanée dans les quartiers tsiganes Stoichiţă Victor Alexandre, Fabricants d’émotions : musique et malice dans un village tsigane de Roumanie, Société d’ethnologie, de Transylvanie, les Roms cherchent à dépasser les conflits Nanterre, 2008. et à atteindre, par le chant ou la musique instrumentale, Williams Patrick, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, une unité, une empathie entre « frères » (phrala). Ce mode de Cité de la musique/Actes Sud, Paris, 2001.

Musiques tsiganes 65 RESSOURCES

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Directeur de la publication Régie publicitaire Les textes cités dans TDC le sont à titre Jean-Marc Merriaux Catherine Rastier documentaire : les opinions qu’ils peuvent exprimer [email protected] doivent être appréciées de ce point de vue. Rédactrice en chef Tous droits de reproduction, de traduction et Sophie Leclercq Abonnement Tél. 03 44 62 43 98 d’adaptation réservés pour tous pays. Rédactrice en chef adjointe Sylvie Gendrot Fax 03 44 58 44 12 © Réseau Canopé 2016 [email protected] Dépôt légal septembre 2016 - ISSN 0395-6601 Secrétaire de rédaction Anne Dartigues Rédaction Crédits photographiques 60, bd du Lycée - 92170 Vanves Page de couverture : Le Dernier Caravansérail Référents disciplinaires [email protected] (Odyssées) : Origines et destins, « Sur la route Marielle Chevallier (histoire-géographie), de l’Australie », création collective du Théâtre Catherine Klein (lettres), TDC est une publication de Réseau Canopé du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine, Délégation aux arts et à la culture (arts) Téléport 1, Bât. @ 4, BP 80158 Cartoucherie, 2003. Avec les comédiens Sébastien Avec la collaboration 86961 Futuroscope Cedex Brottet-Michel, Serge Nicolaï, Sarkaw Gorany, de Jean-Marie Génard, Tél. 05 49 49 78 78 Dominique Jambert, Maurice Durozier, Rendez-vous de l’histoire Virginie Colemyn, Stéphanie Masson, Alba Gaïa Imprimerie Kraghede-Bellugi. Direction artistique Jouve Samuel Baluret © Michèle Laurent 1, rue du Docteur-Sauvé Page 5 : © Mabeye Deme Conception graphique et mise en pages 53100 Mayenne Page 7 : © British Library Board. Tous droits réservés/ Catherine Challot Bridgeman Images Iconographie Page 9 : © Collection de la New-York Historical Laurence Geslin, Adeline Riou Society/Bridgeman Images

RESSOURCES 67 FICHE DE DOCUMENTATION Quitter son pays TDC, 15 septembre 2016, no 1105, 72 p. Disciplines : histoire-géographie, lettres, arts CDU : 314.15 Dewey : 304.8 Descripteurs Motbis : aventure : voyage ; cinéma ; colonisation ; croissance économique ; déplace- ment de population ; droit d’asile ; Europe ; exil ; expédition scientifique ; France ; frontière territo- riale ; fuite des cerveaux ; Grandes découvertes ; identité culturelle ; industrie du tourisme ; littéra- NUMÉRO DU 1er NOVEMBRE 2016 ture d’exil ; mémoire (philosophie) ; mémoire col- lective ; migration de population ; migrant ; mobi- lité géographique ; musique traditionnelle ; AU-DELÀ DES MOTS mutation économique ; œuvre artistique ; poésie ; politique de l’immigration ; récit ; réfugié ; LANGUES ET LANGAGES ­Tsiganes ; violation des droits de l’homme ; voyage

© Danica Dakić, VG Bild-Kunst Bonn © ADAGP, Paris 2016 Bonn © ADAGP, Bild-Kunst VG Dakić, © Danica LETTRES | ARTS | SCIENCES Danica Dakić, Zid/Wall, 1998, installation vidéo

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