LES POCHES DE L'ATLANTIQUE DU MEME AUTEUR

Sous la signature Hervé Cras :

« JAGUAR », « CHACAL », « LÉOPARD », la 2 Division de contre-torpilleurs à Dunkerque. DUNKERQUE.

Sous le pseudonyme de Jacques Mordal :

A LA POURSUITE DU « BISMARCK ». LA BATAILLE DE CASABLANCA. BIR-HACHEIM. LA TRAGIQUE DESTINÉE DU « SCHARNHORST » (en colla- boration avec Albert Vulliez). CASSINO. MARINE INDOCHINE. LA MARINE A L'ÉPREUVE. LA BATAILLE DE DAKAR.

JEAN BART. LA MARINE FRANÇAISE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE (en collaboration avec l'amiral Auphan). HISTOIRES DE LA FLOTTE FRANÇAISE DE COMBAT. VINGT-CINQ SIÈCLES DE GUERRE SUR MER. NARVIK. LES CANADIENS A DIEPPE. LA BATAILLE DE (1944-1945). HOLD-UP NAVAL A GRANVILLE. JACQUES MORDAL

PRESSES DE LA CITÉ PARIS © Presses de la Cité, 1965 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. INTRODUCTION

Il y avait déjà, croyait-on, une semaine que Hitler avait quitté ce monde pour aller exposer à son Souverain Juge une cause qui ne devait pas être facile à plaider. Berlin était tombé. Il ne restait plus en Allemagne que des bribes de territoires encore libres. De l'Est comme de l'Ouest, le déferlement des armées alliées sur le sol du III Reich avait pris l'ampleur d'un raz de marée. L'inévitable était survenu : un peuple ne peut pas indéfiniment résister à peu près seul à une coalition qui groupe la moitié de l'univers et le Grand Amiral Donitz, successeur désigné du Fiihrer, n'avait pris le pouvoir le 1 mai 1945 que pour mettre fin à la tragédie. Ses représentants étaient aux prises à Reims avec ceux du général Eisenhower, commandant suprême des Forces expéditionnaires alliées en Europe. Arraché par cette nouvelle au lit d'hôpital auquel m'avait conduit quinze jours plus tôt un vieux souvenir de 1940, j'avais non sans peine obtenu mon exeat du médecin traitant, juré de ne faire aucune imprudence, d'observer religieusement ses pres- criptions, emporté les drogues auxquelles il entendait me condam- ner. Bref, mille difficultés surmontées, je roulais à travers la Flandre maritime, éblouissante de lumière par cet après-midi printanier, anxieux de rejoindre mes camarades à Loon-Plage, au P.C. des fusiliers marins du bataillon de Dunkerque avant que le rideau ne tombe. En traversant Oye-Plage, je vis monter au clocher un énorme pavillon tricolore, le plus grand certainement qu'il avait été possible de dénicher dans le coin, puis, sur la place du village, déboucher un garde champêtre tout chenu qui pédalait de son mieux, guidant sa bicyclette d'une main, tenant de l'autre une sorte d'olifant dans lequel il soufflait à pleins poumons. Et c'est ainsi que j'appris que les Allemands avaient signé. Cette nuit même, très exactement une minute passé minuit, les hostilités s'arrêteraient partout en Europe. Si l'on excepte les prisonniers, les déportés, le demi-million de soldats, marins et aviateurs qui se battaient effectivement, pour la grande masse des Français, cela ne changeait pas grand-chose. Pour eux, la fin de la guerre, cela avait été plutôt la libération de leur village. Maintenant que la guerre s'était transportée au cœur de l'Allemagne, l'arrêt du combat n'avait plus la même portée. C'était un grand jour bien entendu, mais sa signification n'était pas aussi évidente qu'il y a quelques mois ou quelques semaines le départ du dernier occupant. Pour la grande masse peut-être, mais cependant pas pour tout le monde. Car il restait encore, ce 8 mai, plus de 150 000 Fran- çais occupés! Il pouvait bien être trois heures de l'après-midi lorsque le clocher de Loon-Plage m'apparut, curieusement découpé en forme de parenthèse par un obus qui lui avait enlevé comme un immense quartier d'orange. Je trouvai au P.C., l'une des dernières maisons sur la route de Dunkerque, le commandant du bataillon en conver- sation avec le maire du pays. — Alors, Monsieur le Commandant, la guerre elle est finie? — Ailleurs, je ne sais pas. Mais ici, je n'ai reçu aucun ordre. — Mais je croyais que la radio... La conversation fut interrompue par des grondements dans le Sud. — Vous voyez, remarqua l'officier de marine, comme la guerre est finie par ici. Depuis quelques jours en effet, les canonniers de l'amiral Fri- sius s'acharnaient sur tous les objectifs qui s'offraient à eux sur le pourtour du camp retranché. Pas plus tard que l'avant-veille, on avait encore enterré des habitants de Loon-Plage et il avait fallu disperser les enfants dans les villages de l'arrière. Mais c'étaient les derniers soubresauts. Le canon finit par se taire pour de bon et les pétarades qui se firent entendre la nuit venue, les lueurs qui trouaient le ciel étaient celles des dernières fusées dorénavant inutiles que la garnison de Dunkerque lançait à tort et à travers pour manifester à sa façon son soulagement de voir la fin d'une épreuve qui, pour elle non plus, n'avait pas toujours été drôle. Et ce fut ce soir-là, sous un hangar de Loon- Plage, le plus étonnant des bals improvisés, mêlant dans son tourbillon, aux habitants des deux sexes et de tous les âges, soldats anglais, tchèques, F.F.I., fusiliers marins... On avait même trouvé à boire, et des fleurs pour tous ces héros... y compris ceux qui venaient de courir les plus graves dangers dans un hôpital militaire de la capitale! Je crois bien que je dus faire un discours et le brigadier de gendarmerie ne me tint pas quitte que je n'eusse fait danser sa femme. Le supplice ne fut pas pour moi. Ainsi donc, la bataille s'arrêtait seulement devant Dunkerque au soir de ce 8 mai 1945, alors que depuis le 20 mars la dernière des quatre armées allemandes qui l'année précédente tenaient gar- nison sur notre sol avait été boutée hors de France, que le Rhin était passé partout, la première armée américaine sur l'Elbe et la première française dans la vallée du Danube, les Anglais dans le Schleswig-Holstein et les Russes à Berlin! Comment donc pouvait-il se faire qu'il restât des soldats allemands chez nous, ailleurs que dans les cimetières ou dans les camps de prisonniers? Et c'est qu'il n'y en avait pas qu'à Dunkerque !

En se retirant vers sa frontière, l'armée allemande avait laissé sur nos côtes de cent à cent vingt mille combattants qui occupaient des secteurs d'une étendue non négligeable et fort intelligemment choisis pour nous causer le maximum d'embarras. Prisonniers de fait, car ils ne pouvaient guère sortir de ces poches, mais pri- sonniers armés, actifs, entreprenants, immobilisant pour leur sur- veillance des forces relativement importantes et surtout bloquant des ports souvent intacts qui nous faisaient cruellement défaut pour le ravitaillement en vivres, en combustible et en munitions des armées alliées engagées dans la course au Rhin. D'un autre côté, cent vingt mille combattants exclus de la bataille au moment où l'Allemagne acculée n'aurait pas eu trop de toutes ses forces pour défendre ses frontières, cette politique a été souvent critiquée. Elle correspondait à un double objectif. Le premier, rapidement déçu, fut de conserver aussi longtemps que possible des bases rapprochées pour la bataille de l'Atlan- tique; le second, pleinement atteint, de nous interdire l'usage des grands ports — intacts — de Saint-Nazaire, Nantes. La Pallice et Bordeaux à un moment où les armées alliées. terri- blement à court pour leur ravitaillement en étaient réduites à marquer le pas, non du fait de la résistance ennemie, mais tout simplement parce qu'elles n'avaient plus d'essence à mettre dans les réservoirs de leurs chars. Ces retards permirent le rétablis- sement extraordinaire sur la Moselle d'un ennemi qu'on voyait déjà battu pour Noël. La guerre en fut prolongée de six mois. Dans quelle mesure ce fut un bénéfice pour l'Allemagne, c'est une autre question et il n'est pas dans mon propos de la discuter ici. L'objet de cet ouvrage, c'est l'histoire des Poches de l'Atlan- tique. Comment elles furent créées, pourquoi le commandement allié en toléra l'existence dans certains cas alors que dans beau- coup d'autres il ne reculait pas devant les plus grands sacrifices pour les éliminer, ce que fut l'existence des populations enfermées dans ces poches et comment elles furent délivrées en fin de compte, soit du fait de la capitulation sans conditions de toutes les forces armées allemandes, soit à la suite d'opérations victo- rieuses entreprises quelques jours avant la fin des hostilités. Les Poches de l'Atlantique, puisque le nom leur est resté, s'échelonnaient en réalité de l'Escaut à la Bidassoa : mer du , Manche, golfe de Gascogne. Si les ordres du Führer avaient été exécutés — et exécutables — ce sont toutes les forte- resses, pratiquement tous les ports qui auraient été défendus « jusqu'au dernier homme », depuis Walcheren jusqu'à Bayonne. Mais Hitler n'était pas seul en cause. Il y avait ses soldats qui, malgré toutes leurs qualités, n'étaient peut-être pas disposés à se faire tuer jusqu'au dernier. Il y avait le commandement allié bien décidé à ne respecter les forteresses que là où il estimerait trop coûteux ou sans intérêt de les réduire. C'est ainsi qu'en mer du Nord et en Manche, toutes les poches seront réduites l'une après l'autre à l'exception de Dunkerque, alors que sur le littoral atlantique, si l'on excepte Brest dont la libération fut d'ailleurs atrocement coûteuse, toutes les forteresses de la côte tenaient encore à la mi-avril 1945. Ouessant, Noirmoutier et l'île d'Y eu exceptées, toutes les îles étaient encore occupées. Aucun port n'y était utilisable sauf Bayonne, soit parce que l'ennemi les occupait, soit qu'il en contrôlât les accès. Dans quelles conditions s'étaient formées ces poches, c'est ce que je vais m'efforcer de montrer maintenant. Disons tout de suite que les choses se passèrent de façon sensiblement différente au nord de la Loire dans le secteur des VII et XV armées alle- mandes et au sud, dans celui de la I. Cela pour une raison très simple : au nord de la Loire, tous ces ports furent attaqués par des forces régulières pourvues de puissants moyens. Au sud du fleuve, la I armée allemande se retira sur ordre pour ne pas être coupée, sans avoir été attaquée par des forces régulières et sans autre opposition que celle des F.F.I. qui manquaient tota- lement de moyens. Le temps qu'on puisse leur en donner, la guerre était virtuellement finie, et son terme n'aurait sans doute pas été reculé de seulement vingt-quatre heures si l'on avait renoncé à dégager de vive force les abords de Bordeaux en attaquant Royan, la pointe de Grave et l'île d'Oléron. Dès l'instant que la bataille eut lieu tout de même, il ne reste plus qu'à la raconter en lui faisant la part qu'elle mérite dans cette histoire des Poches de l'Atlantique.

Loon-Plage, septembre 1944 Royan, Le Verdon, octobre 1964 Paris, février 1965.

J. M.

CHAPITRE PREMIER

« ATLANTIK FESTUNGEN »

1. — COMMENT NAQUIRENT LES FORTERESSES

Jadis tous les ports avaient leurs remparts, exactement comme les places fortes de l'intérieur. Les campagnes n'étaient pas sûres et le péril pouvait se présenter du côté de la terre tout autant que de la mer. Puis, à mesure que le pays s'organisait suffi- samment pour qu'il fût possible de se défendre seulement sur la frontière, les côtes et les ports ne furent plus défendus que contre la mer. Qui aurait pu penser lorsque commença la Seconde Guerre mondiale, que Cherbourg, Brest ou Lorient pussent être menacés de l'intérieur? Les vieilles fortifications de Vauban étaient pour la plupart déclassées et l'on considérait plutôt comme une gêne cette ceinture qui bridait l'expansion de la ville. Des pièces de fort calibre interdisaient l'approche loin en mer, mais pour barrer les routes à terre, il n'y avait pas une mitrailleuse. L'expérience n'allait pas tarder à montrer le vice de cette conception. Pas un seul de nos ports ne fut attaqué du large, et, l'invasion venue, il fallut, non sans efforts, retourner les canons de l'artillerie de côte de Dunkerque pour défendre le port et les plages contre un ennemi qui venait de partout sauf de la mer. Les Allemands comprirent la leçon. A peine installés chez nous, ils s'étaient mis en devoir d'organiser leur défense des côtes, d'abord contre la mer, sans doute, mais aussi contre le ciel et la terre. Dans le sillage des armées conquérantes avaient suivi des détachements de canonniers marins et d'artillerie de côte de l'armée. Sommairement implantées tant qu'il ne s'agissait encore que de protéger les bases d'invasion contre l'Angleterre, ces défenses vont prendre une importance considérable lorsque, pour garder toute sa liberté d'action à l'Est, Hitler prendra la décision de passer à l'Ouest sur la défensive en confiant à l'Orga- nisation Todt le soin d'édifier le Mur de l'Atlantique. Les fondations en étaient à peine posées lorsque, dans la nuit du 27 au 28 février 1942, les Anglais exécutèrent contre le nouveau radar de Bruneval sur la côte du pays de Caux un remarquable coup de main qui plongea le haut commandement allemand dans la consternation et conduisit le Führer à donner des consignes qui devaient être à l'origine de la constitution, deux ans et demi plus tard, de ces fameuses poches de l'Atlan- tique. Ces consignes furent transmises à l'O.K.W. — Oberkommando der Wehrmacht, état-major du commandant suprême des Forces armées allemandes — sous la forme de la Directive n° 40 qui prévoyait une sérieuse mise en garde de tous les points sensibles situés à fleur de côte, à portée des commandos britanniques. Un mois plus tard, nouvelle alerte, et celle-ci beaucoup plus sérieuse puisqu'il s'agissait cette fois de l'affaire de Saint-Nazaire (nuit du 27 au 28 mars). Les précautions furent renforcées, on s'inquiéta sérieusement de la sécurité des îles de l'Atlantique... Et lorsque, couronnant le tout, les Anglais se furent imaginé d'exécuter contre Dieppe l'opération amphibie du 19 août 1942 qui devait, en cas de réussite, amener l'occupation du port par un enveloppement effectué sur ses arrières, la nécessité d'une défense organisée aussi bien vers la terre que contre la mer s'imposa définitivement. Le Mur de l'Atlantique s'édifiait. Moins rapidement et moins solidement sans doute que ne l'aurait voulu Hitler, pour mille raisons sur lesquelles il serait trop long de s'étendre et tout d'abord à cause de sa longueur, car il n'intéressait pas seulement la France, mais toutes les côtes de l'Europe occidentale du cap Nord à la Bidassoa. A partir de novembre 1942 il fallut encore l'étendre à la côte française de la Méditerranée. Pour améliorer les choses et peut-être aussi contrôler les ini- tiatives de l'Organisation Todt qui avait fini par devenir un véritable Etat dans l'Etat et menait ses travaux sans se soucier le moins du monde des demandes du commandement, Hitler, à la fin de l'année 1943, avait chargé le maréchal Rommel d'en faire l'inspection, puis, quelques semaines plus tard, de prendre le commandement du secteur qui paraissait le plus directement menacé, c'est-à-dire celui qui s'étend de la Loire aux bouches de l'Escaut. Simultanément apparaissait la première liste des forteresses côtières qui devraient quoi qu'il arrivât, être défendues à tout prix : Ijmuiden, Hook van Holland, Dunkerque, Bou- logne, Le Havre, Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint- Nazaire, Gironde Nord (Royan) et Gironde Sud (Le Verdon) 1 Le 4 mars 1944, un ordre complémentaire ajoutait à cette liste les forteresses de Jersey, Guernesey et Aurigny. Survint le 6 juin le débarquement de Normandie. Trois semaines plus tard, la première de ces forteresses, Cherbourg, tombait aux mains des Alliés après une défense héroïque que le Führer n'en considéra pas moins comme insuffisante. Le commandant du LXXXIV corps d'armée responsable de ce secteur fut relevé. Menacé d'une commission d'enquête, le com- mandant de la VII armée, Generaloberst Friedrich Dollmann, fut emporté par une attaque d'apoplexie. Les consignes les plus draconiennes furent données. Dorénavant les forteresses devraient se défendre jusqu'au dernier homme. Un mois plus tard, après cinquante-cinq jours d'une bataille harassante, la I armée américaine perçait enfin à l'ouest de Saint-Lô ce sac, apparemment increvable dont les forces alliées avaient, vainement jusqu'alors, tenté de déchirer les parois en attaquant successivement dans toutes les directions. Une semaine encore et les blindés de Patton s'engageaient dans le goulot

1. Ordre du 19 janvier 1944. d'Avranches. La guerre de mouvement commençait : il n'était que trop évident que l'inondation désormais allait rapidement s'étendre à nos provinces maritimes de l'Ouest. On connaissait la liste des forteresses à défendre jusqu'au bout. Mais quelle attitude adopter pour les autres ports? Sans parler de l'intérêt extrême qu'ils présentaient pour la Kriegsmarine, il était de première importance d'en interdire l'usage à l'ennemi. Mais comment ? Hitler qui n'avait pas encore digéré l'affaire de Cherbourg y revint longuement le 31 juillet devant les généraux Jodl et War- limont.

Le commandant en chef à l'Ouest... aura à veiller à ce que ce soient les officiers les plus valeureux qui soient mis dans ces places et non pas des bavards comme ce type qu'on avait mis à Cherbourg, qui lança une proclamation fanfaronne, alla en première ligne dans le blockhaus le plus avancé, attendit alors l'arrivée de l'ennemi et hissa le drapeau blanc... Cela, c'est intolérable, et c'est pourquoi aussi il nous faut revoir la liste de tous ces commandants de place. L'affaire de Cherbourg doit nous servir d'avertissement. Ça ne peut marcher comme ça. C'est une honte...

Puis, sa bile déversée, il revient à des propositions plus constructives :

...Le premier point est de déterminer les ports qui doivent nous rester à tout prix, en ne tenant aucun compte des gens qui y vivent, afin de rendre impossible à l'ennemi d'amener un nombre d'hommes illimité 1 Une note du 3 Bureau de la Marine adressée le 3 août à l'amiral Krancke commandant la Marine en France et sur le théâtre Ouest, classe ces ports en deux catégories : — ceux qui peuvent être aisément détruits ou rendus inuti- lisables, Saint-Nazaire par exemple, dont les bassins se videront si l'on en détruit les écluses.

1. Hitler s Lagebesprechungen. Traduction française parue en 1964 chez Albin Michel sous le titre : Hitler parle à ses généraux. Cf. Conversation du 31 juillet 1944, pp. 243, 248 et 249. — ceux qu'il est pratiquement impossible de détruire du fait de leur nature ou de leurs dimensions. Les premiers pourraient sans inconvénients être abandonnés à l'ennemi. Les autres devraient être défendus à tout prix. L'amiral Krancke eut vite fait de répondre que tous les ports français de l'Atlantique entraient à son point de vue dans cette deuxième catégorie. Brest et Lorient, ports naturels, offriraient toujours des zones de débarquement accessibles, même après destruction des installations portuaires. Dans l'estuaire de la Loire, Saint-Nazaire et Nantes alignaient des kilomètres de quais dont la destruction paraissait bien problématique ; en Gironde également, il serait impossible de tout détruire... En somme, il ne restait qu'à s'accrocher partout. Aussi bien, la très dangereuse percée exécutée par le VIII corps américain en Bretagne n'avait pas tardé à s'émousser en vue des ports. Le 10 août, les Américains ne tenaient encore aucun de leurs objectifs principaux : Saint-Malo, Brest et Lorient-Quiberon. Par ailleurs les Allemands occupaient toujours Lézardrieux, Paimpol, l'Aberwrac'h, l'Aber-Benoît, Le Conquet, Audierne, Concarneau, la rivière d'Etel, Carnac... Même dans ces tout petits ports, ils semblaient décidés à se défendre pour de bon. Voyez plutôt ce qui s'est passé à Concarneau où le chef de la défense a repoussé, le 16 août, l'ultimatum d'un détachement blindé américain. L'attaque commence le lendemain, menée conjointement par les chars américains et par les « Terroristes » — lisez F.F.I. — comme les Allemands baptisent uniformément tous ces combat- tants sans uniformes qui inspirent effectivement à beaucoup d'entre eux une sainte terreur. De fait, ces derniers ont commencé à s'infiltrer dans la place où la Kriegsmarine se met en devoir de démolir les installations portuaires. Mais l'attaque a échoué car elle était insuffisamment soutenue et, pour le 20, le comman- dement local allemand peut encore se déclarer maître de la situation. Il pourra même faire procéder par voie de mer à l'évacuation d'un matériel important avant de déposer les armes le 23 août. Il aura donc fallu huit jours pleins pour prendre Concarneau ! Un port charmant, mais d'un débit ridicule si l'on songe aux besoins fantastiques des Forces expéditionnaires alliées. Que sera-ce pour les grands ports?... Une note de l'amiral Krancke en date du 16 août nous l'expose : « Il est essentiel que les ports importants des côtes Sud et Ouest restent interdits à l'ennemi aussi longtemps que possible quand le front de l'Ouest aura été replié sur la Seine, de façon à ralentir le courant des renforce- ments ennemis. C'est pourquoi l'on envisage de défendre Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Pallice, La Rochelle, Royan, Le Verdon, Sète, Marseille et Toulon en y concentrant tout le per- sonnel dont l'évacuation sur l'Allemagne n'est plus possible... » Le 17, il ajoutait à cette liste Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de- Luz en raison de l'importance des batteries de côte implantées dans ce secteur.

2. — SITUATIONS DIFFÉRENTES SUR LA MANCHE ET SUR L'ATLANTIQUE

Ce même jour, la décision finale était prise par le Führer dans un ordre dont j'ai cru devoir citer de longs extraits en raison de son importance :

Ordre d'opérations de l'état-major du Führer en date du 17 août, pour l'Oberbefehlshaber West et le commandant en chef de l'Armee- gruppe G. 1. L'Armeegruppe G se repliera, sauf les forces qui se trouvent encore à Toulon et à Marseille, et prendra le contact avec l'aile sud de la Heeresgruppe B qui se prépare à la recueillir sur la ligne Sens-Dijon-frontière suisse. 2. Pour protéger la retraite des troupes qui se trouvent dans le sud-ouest de la France, les arrières devront être sévèrement tenus en main et des combats retardateurs devront être livrés sur les positions de défense désignées. La 11 Panzerdivision demeurera dans la vallée du Rhône en protection contre les opérations aéroportées et comme arrière-garde pour la XIX Armée. 3. ... 4. Les forteresses et les secteurs de défense sur les côtes occidentale et méridionale de la France seront défendues jusqu'au dernier homme; Marseille et Toulon seront défendues respectivement par une division. 5. La marine soutiendra la défense des forteresses et des secteurs de défense en engageant toutes les forces disponibles. Lorsque les unités navales ne seront plus en état d'intervenir, les équipages et l'artillerie seront mis à la disposition de la défense terrestre.

Les termes Armeegruppe et Heeresgruppe se traduisent de la même façon en français : Groupe d'armées. En allemand mili- taire, la Heeresgruppe l'emporte en importance sur l'Armee- gruppe. En la circonstance, le Groupe d'armées G auquel s'adres- sait principalement cet ordre comprenait la I" armée sur le lit- toral du golfe de Gascogne, de la Loire à la frontière d'Espagne et la XIX sur le littoral méditerranéen. Ces deux armées étaient effectivement moins fortes que les VII et XV qui constituaient au moment du débarquement de Normandie la Heeresgruppe B de Rommel. On remarquera d'ailleurs qu'il n'était pas fait mention des forteresses de la Manche dans cet ordre assez exceptionnel en ce que, pour une fois, Hitler autorisait et même ordonnait un repli stratégique. Il n'y en a pas beaucoup d'autres exemples. En vérité, la mesure s'imposait. Le VI corps américain et l'armée de Lattre venaient de débarquer en Provence. Leurs forces poussaient rapidement dans les Alpes et vers la vallée du Rhône. Si l'on ne parvenait pas à les empêcher de faire leur jonction avec les forces de Normandie — dont les éléments avancés se trouvaient à la date du 17 août devant Chartres et devant Orléans — les deux armées de l'Armeegruppe G (général Blaskowitz) se verraient la retraite coupée. Sur le littoral de la Manche, la situation se présentait diffé- remment tant que l'adversaire n'avait pas encore franchi la Seine. Il est vrai que ce n'était plus qu'une question de jours car, pas plus tard que le 20 août, la 79 D.I. américaine était établie au nord du fleuve en aval de Mantes. Dix jours encore, et c'est toute la II armée britannique qui prend un départ foudroyant pour franchir en moins d'une semaine la distance qui sépare la Seine de l'Escaut tandis que la I armée canadienne entreprend de nettoyer le littoral. La prise d'Anvers, le 4 sep- tembre, met la XV armée allemande dans une situation aussi difficile que celle où se trouvait la I" quinze jours plus tôt, et c'est par un véritable tour de force qu'elle parviendra, en traver- sant les bouches de l'Escaut, à s'extirper de la nasse où on aurait pu la croire irrémédiablement enfermée. Accrochées à leurs fortifications, les garnisons du Havre, de Boulogne, de Calais, vont résister pied à pied, non pas jusqu'au dernier homme, certes, mais assez longtemps pour obliger les troupes d'élite du I corps britannique et du II corps canadien à livrer de violents combats appuyés par une aviation dévasta- trice dont les villes et leurs habitants seront les premiers à supporter le poids écrasant. Les poches de la Manche orientale : Le Havre, Boulogne, Calais — Dieppe avait été évacuée sans combats — n'auront qu'une existence éphémère. Plus à l'Ouest, Saint-Malo et Brest succomberont également après de très violents combats. Mais sur le beffroi de Dunkerque comme dans le ciel des îles anglo-normandes, la zwastika flottera jusqu'au dernier jour. Les îles anglo-normandes... c'était une affaire britannique. Nous y reviendrons comme pour Dunkerque où le maréchal Montgomery, commandant le XXI groupe d'armées, estima que le jeu n'en valait pas la chandelle. Ces exceptions faites, toutes les forteresses dont la côte était hérissée depuis la frontière belge jusqu'à l'extrémité de la péninsule armoricaine se trouvèrent à un moment quelconque au cœur de la bataille, exposées aux assauts des armées régulières débarquées sur les plages de Nor- mandie, auxquels elles finirent par succomber. L'histoire de leur libération fait intégralement partie de celle de la bataille de France. Au contraire, sur le littoral du golfe de Gascogne, de Lorient jusqu'à la Gironde, les choses furent totalement différentes. Après avoir de justesse manqué la libération de Lorient, le comman- dement allié, instruit par la dure expérience de Brest, n'insistera pas pour réoccuper les ports auxquels l'ennemi s'accroche, trop content d'en laisser la surveillance aux Forces Françaises de l'Intérieur. Satisfait de n'avoir aucune division à engager au sud de la Loire, il eût bien volontiers laissé geler ce front si, pour des raisons totalement étrangères à la conduite générale de la guerre, le gouvernement français n'avait tenu à attaquer les forteresses de la Gironde qui furent réduites dans les trois der- nières semaines.

3. — CHRONOLOGIE DE LA LIBÉRATION DES PORTS

Pour mieux fixer les idées, je rappellerai pour commencer les dates de libération de ces ports en soulignant les noms de ceux autour desquels devaient se constituer les « Poches de l'Atlan- tique » que les Allemands appelèrent « Atlantik Festungen ».

Anvers, prise intacte le 4 septembre, demeura bloquée jusqu'à la réduction des poches de l'Escaut, Breskens, le 22 octobre, Walcheren, le 3 novembre. Zeebrugge demeura sur la ligne de feu pratiquement jusqu'à la réduction de la poche de Breskens. Ostende, prise le 9 septembre. Nieuport, le 8 septembre. Dunkerque, occupée jusqu'à la capitulation générale. Calais, prise le 1 octobre. Boulogne, prise le 22 septembre après une semaine de très durs combats.

Dieppe, prise sans combat le 1" septembre. Fécamp, prise sans combat le 2 septembre. Le Havre, prise le 12 septembre après une semaine de bombar- dements ininterrompus par l'aviation et par les cuirassés ou monitors britanniques. Honfleur, libérée le 26 août. Caen, dont la prise avait été manquée le 6 juin, fut partiellement libérée le 9 juillet, mais son épreuve ne prit fin réellement que six semaines plus tard lorsque la guerre s'éloigna de l'Orne.

Port-en-Bessin, Grandcamp, Isigny, Carentan furent dégagés dans les premiers jours, au cours de la bataille de la tête de pont. Cherbourg, qui fut la première poche, était coupée depuis le 16 juin lorsque la bataille prit fin le 27. Granville tomba comme un fruit mûr le 31 juillet tout de suite après la réussite de la percée américaine à l'ouest de Saint-Lô.

Saint-Malo se défendit du 4 au 17 août avec un furieux achar- nement et ne fut dégagée tout à fait que le 1 septembre lorsque la garnison de l'île de Cézembre se rendit.

Les petits ports de la côte Nord de Bretagne : Saint-Brieuc, Paimpol, Lézardrieux, Morlaix, Carantec, furent pris les uns après les autres entre le 6 et le 17 août.

Brest, furieusement défendue par les parachutistes du général Ramcke, se refusa plus de six semaines. Il fallut réduire la ville en cendres avant d'y entrer le 18 septembre et son défenseur qui était passé sur la rive sud de la rade ne se rendit que le 19. Le souvenir cuisant de cette bataille qui avait immobilisé un corps d'armée et distrait une aviation dont le général Patton avait le plus grand besoin sur la Meuse ne fut pas étranger à la décision d'Eisenhower d'abandonner à leur sort les autres poches de l'Atlantique. Douarnenez où 300 Allemands résistaient encore le 20 septembre n'exigea que quelques coups de canon et la menace d 'un seul avion. Bénodet avait été évacuée dès le 11 août ; Concarneau résista jusqu'au 23 comme on le sait. Viennent ensuite les « forteresses » de Lorient et de Quiberon, puis celle de Saint-Nazaire, qui demeureront occupées jusqu'à la fin. Nantes a été prise dès le 12 août, mais demeurera jusqu'à la fin aussi inutilisable que Bordeaux. Les Sables-d'Olonne ont été évacués sans combat au cours de la retraite de la I armée allemande. La Pallice-La Rochelle resteront occupées jusqu'au bout, mais Rochefort a été libérée le 12 septembre dans les circonstances que je vais dire. Puis voici Royan et Le Ver don, Festung Gironde Nord et Sud qui interdisent l'utilisation de Bordeaux libérée le 28 août et ne seront attaquées qu'au mois d'avril 1945. Plus au sud enfin, les ports d'Arcachon, de Bayonne et de Saint- Jean-de-Luz ne furent pas défendus et connurent leur délivrance par le départ spontané de leurs garnisons.

Ainsi donc, les Alliés abordaient la campagne d'automne en laissant sur leurs arrières sept poches occupées par plus de cent mille hommes et sans un seul port sur l'Atlantique en dehors de Brest, au demeurant dans un bien triste état. Le commandement suprême interallié était résigné à laisser ces poches derrière lui sous la simple surveillance d'un mince cordon de troupes. Pour des raisons qui n'étaient pas toutes militaires, le chef du Gouvernement provisoire de la République française tenait à réduire de vive force, au moins celles de la Gironde qui bloquaient le port de Bordeaux, exactement comme celles de l'Escaut barraient l'accès du port d'Anvers. Mais il y avait, entre Bordeaux et Anvers, deux différences essentielles. Question de débit d'abord. Anvers a un trafic plusieurs fois supérieur à celui de Bordeaux. Question de distances ensuite. Anvers se trouvait sur les arrières immédiats du front, du moins à son extrémité septentrionale ; de son extrémité méridionale, c'est-à-dire, la trouée de Belfort, il n'était éloigné que de 430 kilo- mètres à vol d'oiseau. Pour Bordeaux, les distances se chiffraient respectivement à 800 et 640 kilomètres. En moyenne, 215 kilo- mètres d'un côté, 720 de l'autre. Si grossier que soit le calcul, il permet toutefois de s'en faire une idée satisfaisante. Mais c'étaient des arguments d'un autre ordre qui dictaient la position du G.P.R.F. Il obtint l'accord des Alliés pour attaquer les poches de la Gironde dans les tout premiers jours de janvier. Hitler l'en empêcha en mettant le feu aux Ardennes, puis ce fut la crise de Strasbourg et la réduction de la poche de Colmar qui retint toutes les disponibilités de l'armée française jusqu'au 9 février. Encore restait-il à achever la libération de la basse Alsace et à passer le Rhin pour participer avec les Alliés à la campagne d'Allemagne. Bref, l'attaque des poches de la Gironde ne put être déclenchée qu'à la mi-avril. A trois semaines de la capitulation allemande, l'affaire présentait évidemment encore moins d'intérêt sur le plan de la logistique, mais les arguments d'ordre psychologique n'avaient rien perdu de leur force dans l'esprit du général de Gaulle et de certains de ses conseillers militaires. Et c'est ainsi que Royan fut attaqué le 14 avril pour tomber le 16. Le 20, c'était le tour du Verdon ; le 1 mai, celui de l'île d'Oléron. La capitulation de Reims mit fin le 8 mai à cette activité de la dernière heure, sauvant du même coup La Rochelle des destructions irréparables auxquelles son défenseur allemand n'aurait pas manqué de procéder si les Forces Françaises de l'Ouest avaient eu le temps matériel de déclencher l'attaque dont les préparatifs étaient menés activement par l'état-major du détachement d'Armée de l'Atlantique. Avant de conclure cette énumération, il reste à dire un mot des îles. En Manche, les îles anglo-normandes étaient propriété de la couronne britannique et le gouvernement de Sa Majesté ne voyait aucun intérêt à gaspiller ses forces et à mettre en danger la vie de ses loyaux sujets pour l'avantage discutable d'avoir à prendre en charge une garnison fort importante mais déjà tout aussi sûrement captive que si elle avait été enfermée derrière les barbelés de quelques « P.o. W's cages ». On n'atta- qua donc ni Jersey, ni Guernesey, ni Sercq, ni Aurigny, encore que, de cette dernière, totalement évacuée par sa population, les batteries allemandes demeurassent en état de tirer sur le continent Plus au sud, les îles Chausey n'avaient pas été défendues. Cézembre, comme je l'ai dit plus haut, résista quatorze jours encore après la chute de Saint-Malo. Bréhat, l'île de Batz, Ouessant, Molène, Sein, Noirmoutier, Yeu furent réoccupés sans difficultés. En revanche les Allemands s'accrochèrent à Groix qui bloque l'entrée de Lorient et à Belle-Ile, devant Quiberon. En baie de Loire, les petites îles de Houat et Hoëdic consti- tuaient une sorte de no man's land qui fut occasionnellement le théâtre d'escarmouches sans grande portée. Ré faisait partie intégrante des défenses de La Rochelle, Oléron constituait un avant-poste pour la poche de Royan et interdisait dans la pra- tique toute activité à Rochefort. La première ne fut pas attaquée ; la seconde, comme je l'ai dit, fut enlevée de vive force une semaine avant la capitulation de Reims. Je vais raconter maintenant comment se forma la poche de Dunkerque dont l'histoire est nettement séparée. Puis nous nous transporterons sur la côte de l'Atlantique pour y assister à la création des autres poches, voir ce que fut leur existence au cours de ces longs mois de siège, à quelles négociations — assez exceptionnelles, il faut bien le dire — cette existence donna parfois naissance, et enfin ce que furent les combats dont certaines d'entre elles furent l'enjeu.

1. Cette sage politique eut tout de même son revers, car elle permit aux Allemands des Iles d'exécuter contre Granville dans la nuit du 8 au 9 mars un remarquable coup de main. Voir à ce propos, J. MORDAL, Hold-up naval à Granville, France-Empire, 1964.

CHAPITRE II

NOUVELLE ÉPREUVE POUR DUNKERQUE

1. — L'ARMÉE CANADIENNE RENONCE A DUN- KERQUE

« Vingt mille sinistrés, dix mille foyers atteints, quatre-vingt- deux pour cent des maisons détruites, cinquante et une rues complètement rasées et quarante-trois endommagées. Douze mille immeubles démolis quand on n'en comptait encore que soixante mille pour la France entière. Cinquante-huit mille personnes réduites à coucher dans des caves humides sur les cent mille que comptait l'agglomération... » Tel avait été, d'après un rapport de Mgr Couvreur, délégué du Secours national, en date du 18 novembre 1941, le prix payé par Dunkerque en 1940 pour le sauvetage des Forces Expéditionnaires britanniques et d'une partie de la 1" Armée française 1 Pour le port, autant valait n'en point parler. A l'approche du mois de septembre 1944, il ne présentait plus aucun intérêt stratégique. On pouvait comprendre que l'ennemi s'accrochât au Havre qui commande l'accès de la basse Seine et de Rouen, à Boulogne et Calais pour les aires de lancement de VI qui

1. Cité par A. CHATELLE et L. MOREEL : Dunkerque libérée, , 1955. pullulaient dans leur voisinage et pour les grosses batteries qui commandaient le passage du pas de Calais. Mais Dunkerque... Un port dévasté, aux écluses crevées, encombrées de carcasses

de navires et dont il ne restait plus qu'à faire sauter les quais — les fourneaux de mines étaient prêts — avant de s'en aller; des plages, séduisantes à première vue, puisqu'elles avaient permis quatre ans plus tôt d'arracher à la captivité des dizaines de milliers de combattants alliés, mais inutilisables en réalité

pour décharger le matériel car leur pente est trop faible pour

accueillir les grands engins de débarquement. Qu'on se rappelle seulement les interminables navettes d'embarcations qu'il avait

fallu organiser sous le feu de l'aviation allemande pour transporter les troupes, non pas même sur de gros transports mais sur des destroyers à faible tirant d'eau qui ne pouvaient pourtant s'appro- cher de la côte à moins de quinze cents ou deux mille mètres. Ce n'était pas là qu'on pourrait débarquer des canons et des chars. Les L.C.T. s'échoueraient à plus de cinq cents mètres

du rivage; quant aux grands L.S.T. ce n'était pas même la

peine d'y songer. Non, Dunkerque n'avait plus, pour la suite des opérations, de quoi intéresser qui que ce fût. Les Allemands, peut-être, en raison de la puissante artillerie de côte qu'ils y avaient rassemblée... et encore cette artillerie ne pouvait battre

la côte anglaise ni barrer le détroit. Tout au plus, pourrait-elle obliger le trafic allié à s'écarter un peu de la côte. Etait-ce suffisant pour y maintenir dix ou douze mille hommes qui

eussent été plus utilement employés ailleurs ? ou, pour se

placer dans l'autre camp, ce port délabré justifiait-il le moindre effort ?

Ce ne fut pourtant l'avis ni de Hitler qui, dans sa directive

du 4 septembre, maintenait Dunkerque au même titre que Fles- singue, Boulogne ou Calais sur la liste des positions à tenir coûte que coûte, ni du général Simonds commandant le II corps canadien qui, précisément le même jour, donnait l'ordre à la 2 D.I. canadienne de nettoyer la côte « de Dunkerque à la frontière hollandaise ». La 2 D.I. canadienne avait été en 1942, sous les ordres du général Roberts, l'héroïne malheureuse du fameux débarque- ment de Dieppe Reconstituée par la suite sous les ordres du major général Foulkes, elle avait pris à la conquête de Caen, puis à la réduction de la poche de Falaise, une part prépondérante ; elle s'était ensuite durement battue sur la basse Seine avant d'entrer à Dieppe le 1 septembre pour y laver l'affront de 1942. On l'y avait laissée reposer quatre jours, si bien que tous les obstacles étaient levés devant elle lorsqu'elle se remit en route le 6 avec Calais comme objectif. Elle en atteignit les abords sans la moindre difficulté et en commença même l'investissement. Mais sur ces entrefaites, le général Simonds lui confia une nouvelle mission qui ne lui permettait pas de s'attarder devant cette place. La réduction de Calais fut laissée aux soins de la 3 D.I. pour le jour où elle en aurait fini avec Boulogne... ce qui n'était pas encore pour demain ! Foulkes emmena la 2 sur la route de Dunkerque. Le 8 septembre au matin, sa 5 brigade, brigadier Megill, était à , à 17 kilomètres de l'objectif où l'attendaient dix mille Allemands commandés par un amiral bien décidé à ne pas se laisser faire. Nous aurons l'occasion d'en reparler. Le même jour, le Calgary Regiment atteignait Loon-Plage, à onze kilomètres de Dunkerque. Le tout était de les franchir, ces onze derniers kilomètres!

Or, la conquête de Loon-Plage n'avait pas été une partie de plaisir. « A very slow, tedious and costly job, une tâche inter-

minable, fastidieuse et coûteuse. » L'opposition était si vive que bientôt les compagnies de tête s'étaient trouvées réduites à une trentaine d'hommes. Soutenus par l'artillerie de la forte- resse et par leurs mortiers, les défenseurs ne décrochèrent que le 9, au moment où, sur la droite des Calgary, le Black Watch

occupait Coppenaxfort sur le canal de la haute Colme pour s'y voir également harassé par les mortiers ennemis. De ce côté, décidément, les choses n'allaient pas toutes seules.

1. Cf. J. MORDAL, Les Canadiens à Dieppe, Presses de la Cité, 1962. Pendant la semaine qui suivit, la 5 brigade ne gagna pas un kilomètre, et ce n'est que le 17 septembre qu'elle fut à Mardyck, ou dans ce qu'il restait de ce petit village. C'est là, sur l'ancien canal de Mardyck, qu'à la fin du mois de mai 1940, l'amiral Abrial avait improvisé la défense vers l'ouest du « Camp retranché de Dunkerque » et que les soldats de la 68 D.I. du général Beaufrère s'étaient sacrifiés pour per- mettre l'embarquement du Corps Expéditionnaire britannique et d'une partie de la I armée française. C'est encore cette position qui va fixer la limite occidentale de la Festung Dün- kirchen une fois encore défendue par un marin. De ce côté, désormais, les Alliés n'avanceront plus jusqu'à la capitulation générale des forces allemandes. Une fois encore la géographie obligeait l'histoire à se recom- mencer. En atteignant à Pont-à-Roseaux le cours de l'ancien canal de Mardyck, les Canadiens abordaient également la zone des inondations que l'ennemi avait tendues depuis des mois pour s'abriter derrière elles 1 Exactement comme nous l'avions fait en 1940, mais avec cette différence essentielle qu'il avait pu, tout à loisir, prendre les mesures nécessaires pour que ces inon- dations fussent complètes, et c'était maintenant une petite mer intérieure de soixante-dix kilomètres de tour qui défendait les abords de la place au sud de la route Calais-Dunkerque-Furnes, pénétrant largement en Belgique. La 4 brigade, brigadier Cabeldu, qui opérait à la droite de la 5 dut s'arrêter à Spycker et au Grand Millebrugghe ; il lui fallut encore se battre pendant deux jours devant que les Allemands n'évacuèrent que le 16 après l'avoir truffée de mines et de pièges qui causèrent plus de cent morts dans la population. Plus à droite encore, la 6 brigade, général Gauvreau, avait dû contourner les Moëres inondés, puis passer la frontière belge à pour prendre Furnes, Nieuport et se rabattre vers la frontière française à La Panne, aidée par la Brigade

1. La décision de tendre les inondations avait été prise le 27 janvier 1944. Blanche, les F.F.I. belges, si je puis dire... mettons plutôt les F.B.I. Mais ici aussi la résistance se raidissait à mesure qu'on se rapprochait de Dunkerque. Alors que dès le 9 septembre, le 18th Armored Car Regiment avait sans difficulté atteint Ostende dont il trouva le port partiellement détruit et infesté de mines 1 que le bataillon du South Saskatchewan avait pris Nieuport presque sans coup férir, les Cameron Highlanders piétinaient devant Bray-Dunes où, du 12 au 14, ils attaquèrent sans succès les positions avancées du camp retranché vers l'est. Les Saskat- chewan durent venir à la rescousse et il fallut en outre l'inter- vention des Typhoon de la R.A.F. pour achever le nettoyage du secteur le 15 septembre. La prise de effectuée le même jour par les Canadiens français du Fusiliers Mont Royal, lieutenant-colonel Sauvé, donnait à la 2 D.I. le contrôle de ce qu'on appelle le goulet de Bray-Dunes, c'est-à-dire de cette étroite bande littorale suffisamment élevée (quelques mètres à peine d'ailleurs) pour être inaccessible aux inondations. Mais l'avance s'arrêta là. Ici aussi, le front se retrouvait fixé pour des mois. Dès le lendemain d'ailleurs, la 2 D.I. passant la main à la Brigade blindée tchèque du général Liska se mettait en route pour rejoindre le front d'Anvers. Ainsi, tandis que les éléments d'avant-garde de la I armée canadienne atteignaient la mer du Nord à Ostende, cinq jours après la chute d'Anvers aux mains de la II armée britannique, Le Havre immobilisa jusqu'au 12 septembre tout un corps d'armée, Boulogne résista jusqu'au 22 septembre, et ce n'est que le 1 octobre que la 3 D.I. canadienne fit son entrée à Calais. On ne peut s'empêcher de penser qu'une stratégie plus auda- cieuse eût conduit le maréchal Montgomery commandant le 21 groupe d'armées britannique à négliger le littoral de la Manche comme Bradley, commandant le 12 groupe américain

1. Il ne pourra entrer en service avant le 18 septembre.

va négliger celui de l'Atlantique, Brest excepté. Que la I armée canadienne, se contentant de laisser une sorte de cordon sani- taire devant Le Havre, Boulogne, Calais et Dunkerque, eût couru aussi vite qu'elle le pouvait à la mer du Nord et à l'Escaut, toutes forces réunies, on peut imaginer que la poche de Breskens dans laquelle la XV armée allemande s'était retranchée après la prise d'Anvers n'aurait pas tenu si longtemps, que ladite XV armée n'aurait pas réussi comme elle l'a fait à faire passer près de 120 000 hommes d'une rive à l'autre de l'Escaut, et que dans ces conditions, le dégagement de l'accès d'Anvers aurait été réalisé bien plus tôt. Ainsi, pour libérer Le Havre réduit au sixième de sa capacité d'avant-guerre, Boulogne, qui servit surtout par ses plages, Calais, dont les capacités modestes avaient encore été réduites par les destructions, pour ne pas prendre Dunkerque enfin, Montgomery avait négligé de concen- trer tous ses efforts au dégagement d'Anvers, un port intact, capable d'absorber 40 000 tonnes de matériel en vingt-quatre heures. Et cela au moment où une très grave crise de ravitaille- ment allait arrêter Patton sur la Meuse et provoquer un ralen- tissement général de l'avance alliée dont les Allemands sauront profiter pour opérer un remarquable redressement. D'autres facteurs intervenaient sans doute, cette peste des VI qui depuis le 14 juin harcelaient Londres, ces canons à longue portée de Gris-Nez... Mais surtout, il faut bien le dire, les plans alliés n'avaient pas sérieusement étudié ce que l'on ferait après la traversée de la Seine que personne n'avait prévue si rapide. C'est ce qui explique pourquoi l'avance du 21 groupe d'armées fut quelque peu incohérente, mélange de hardiesse et de timidité. Hardiesse dans la poussée sur Anvers, plus encore dans cette opération d'Arnhem, d'une conception folle- ment audacieuse, mais qui peut-être pouvait réussir si l'audace avait été poussée jusqu'au bout parce qu'on n'ose

1. On relève, parmi les causes de l'échec d'Arnhem, le fait qu'on n'avait pas osé larguer les parachutistes anglais à proximité immédiate de leur objectif final, le pont sur le Neder Rijn à Arnhem, à cause de la puissance pas laisser derrière soi les garnisons du Havre, de Boulogne et de Calais dont la réduction va retenir des moyens qui feront cruellement défaut sur l'Escaut. Au moins eut-on la sagesse de ne pas insister sur Dunkerque. Dommage que cette solution ne soit pas intervenue quinze jours plus tôt avant Le Havre. Le cours de la bataille de France pouvait en être radicalement transformé. Mais cela, je le reconnais bien volontiers, c'est de la stratégie après coup!

2. — L'AMIRAL FRISIUS PREND LE MANCHE

Donc, voici constituée la poche de Dunkerque, nettement séparée des autres poches de l'Atlantique et surtout, née dans des conditions tout à fait différentes. Mais passons maintenant chez l'ennemi, voir comment il s'est organisé.

Tandis que les dernières formations de la XV armée se hâtaient vers la poche de Breskens pour tenter de franchir l'Escaut, quelques éléments des garnisons de Nieuport et d'Ostende s'étaient repliés sur Dunkerque, la retraite coupée vers l'Est. Si l'on y ajoute la garnison de la forteresse, une bonne partie de la 226 division d'infanterie qui se trouvait dans le secteur et tous les isolés que la retraite y aura conduits, l'on arrive pour la poche de Dunkerque à des effectifs de l'ordre de 12 000 à 15 000 hommes au moment de l'investissement. Qui allait prendre le commandement? La marine n'était repré- sentée à Dunkerque que par le capitaine de vaisseau de réserve Schneider, Hafenkommandant depuis juin 1940. D'autre part, le commandant de la 226 D.I. était le lieutenant général von

de la D.C.A. La 1 D.A.P. britannique fut lâchée à près de 10 kilomètres plus à l'ouest, alors qu'en Normandie, on n'avait pas hésité à faire sauter les hommes droit sur l'objectif. Kluge. Et voici que d'ordre du Führer, on avait expédié à Dunkerque, comme Festung Kommandant, un certain colonel von Wittstadt, qui ne pouvait évidemment pas prendre von Kluge sous ses ordres, d'où une regrettable dualité de commandement fort préjudiciable à la défense de la forteresse. Là-dessus, le commandant du Secteur maritime du pas de Calais, contre-amiral Frisius, dont le poste de commandement se trouvait à Boulogne, se vit dans l'obligation de quitter ses quartiers établis sur la commune de Wimille dans les faubourgs est du port, au moment où la 3 D.I. canadienne débouchant de la route de Montreuil en atteignait les faubourgs sud le 3 septembre 1944. Une seule position de repli possible pour l'Admiral pas de Calais, Dunkerque. Frisius était un homme énergique et parfaitement organisé. Comme dérivatif à ses soucis de métier, il avait deux passions, les fleurs et la musique classique. C'est dire avec quel regret il dut quitter la ravissante propriété de l'Espagnerie nichée en contrebas de la route de Calais à la sortie de Boulogne au- dessus de la petite vallée du Denacre, oasis de verdure et de sérénité dans ce désert de ruines que représentait Boulogne. Il n'y manquait pas un arbre, pas une fleur. Si l'on excepte les champs de mines qui entouraient le parc et où gisaient quelques cadavres de bestiaux que personne n'avait osé enlever — peu gênants d'ailleurs au cours de cet hiver rigoureux —, les traces de l'occupation s'y limitaient à un abri bétonné soi- gneusement dissimulé sous les bâtiments intacts, et à une plaque portant la devise de la marine allemande, empruntée à un poème de Gorch Fock : « Seefahrt ist not ! ». Cela mis à part, il ne restait de Boulogne qu'un épouvan- table chaos exécuté à frais communs par le Bomber Command britannique et par les équipes de démolitions de la Kriegsmarine. Avant de s'en aller, le 3 septembre, les services du capitaine de corvette Margner, Hajenkommandant, avaient mis le point final à leur activité en mouillant dans les passes vingt-quatre mines et vingt-quatre charges explosives flottantes. Les marins allemands n'avaient plus rien à faire à Boulogne dont la défense Imprimé en France TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C - MESNIL (EURE). - 481 Dépôt légal : 3 trimestre 1965. N° d'éditeur : 2048 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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