Benoît Delépine & Entretien avec Hervé Aubron De et Emmanuel Burdeau Groland au Grand soiR couverture : Benoît Delépine & Gustave Kervern dans Aaltra (2004)

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De Groland au Grand soiR collection dirigée par Emmanuel Burdeau

Directeur : Thierry Lounas Responsable des éditions : Camille Pollas

Conception graphique cyriac pour gr20paris

© Capricci, 2012

Isbn papier 978-2-918040-47-7 Isbn PDF web 979-1-023900-58-3

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Pour toute remarque sur cette version numérique : [email protected] Benoît Delépine & Gustave Kervern entretien avec Hervé Aubron De et Emmanuel Burdeau Groland au Grand soiR

10 — Après le travail par Emmanuel Burdeau

16 — Notes sur Groland par Hervé Aubron

27 — ENTRETIEN AVEC BENOÎT DELÉPINE & Gustave Kervern ci-contre : GK & BD par Richard Dumas. Paris, janvier 2012

Remerciements Ad Vitam Distribution, Delphine Beillard, Blutch, Richard Dumas, Agathe Hocquet, Gérard Martron, Nathalie Monnet, Emmanuel Pinganaud « Théo », Fred Poulet

Avec le soutien du Festival International de La Roche-sur-Yon

9 Après le travail Avant-propos

Le dernier mot de Benoît Delépine et de Gustave Kervern, dans ce livre, pourrait être l’un des premiers. Le sujet des films qu’ils coréalisent depuis maintenant huit ans est, confient-ils, « la libération de quelqu’un grâce à l’amitié et à l’art » ; il s’agit d’« échapper au dur monde du travail par l’amitié et par l’art ». Cette des- cription obéit à un principe énoncé plus tôt par les intéressés : « faire d’un souci un bonheur ». Car le souci vient en effet d’abord : avant de connaître le bonheur d’une échappée belle, les héros mis en scène par le duo sont brutalement congédiés, foutus à la porte ou à la retraite. Le télétravailleur d’Aaltra (2004) est menacé d’un licenciement puis mis hors d’état de nuire à la suite d’une bagarre qui l’oppose à un voisin ouvrier agri- cole : les voici tous deux condamnés à aller en fau- teuil roulant pour le restant de leurs jours. La fable du deuxième film, Avida (2006), est plus obscure, mais réduite à sa plus simple expression, elle raconte une histoire comparable, la balade aux confins de la France et de la Belgique d’un gardien sourd-muet, libéré par la force des choses — la mort de son patron —, et d’une mannequin devenue obèse afin de se soustraire aux canons de son métier, mais dont le poids est devenu tel qu’elle est à présent, si l’on peut dire, asservie à son affranchissement. Les films suivants continueront de creuser ce paradoxe d’un renvoi providentiel ou d’une libération sous contrainte. Fermeture d’usine sans préavis, pour

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Louise-Michel (2008), après quoi les ouvrières décident d’employer leurs indemnités à rémunérer l’assassinat de leur patron par un professionnel. Départ en retraite pour (2010), déclencheur d’un autre départ, sur les routes, où Serge va récolter les justificatifs dont il a besoin pour la toucher, sa retraite. Et maintenant, dans Le Grand Soir (2012), licenciement du vendeur de matelas joué par Albert Dupontel, qui rejoint sur d’autres chemins son frère, Benoît Poelvoorde, sans emploi mais non sans titre, puisqu’autoproclamé « plus vieux punk à chien d’Europe ». Interprétant eux-mêmes les rôles principaux, les deux auteurs s’étaient préparés dès Aaltra à jouer à la fois la servitude et la libération, le désœuvrement et l’effort. Les détails du récit de ce premier road-movie indiquent comment : si les voisins décident de gagner la Finlande, c’est en effet pour obtenir réparation du constructeur de la machine agricole qui leur a brisé le dos au cours de leur bagarre. Après maintes péripé- ties, ils finissent par découvrir un atelier au fond d’un hangar. Surprise : le patron a les traits du cinéaste Aki Kaurismäki. Surprise : lui aussi est en fauteuil, de même que tous ses employés. Sourire amusé : « Apparem- ment, vous connaissez bien mon matériel… Vous voulez travailler ici ? ». Oui, répondent les compères, moitié ravis, moitié inquiets, ce dont ni la pluie ni l’alcool ne suffisent à rendre compte. Leur perplexité se conçoit : à quelle tâche, dans quel ordre cet étrange patron-cinéaste peut-il donc les avoir intronisés ? La morale d’Aaltra tient du gag chuchoté, elle ne se paie pas de mots. Il faut cepen- dant tenter de la dire, car les films postérieurs l’ont reconduite peu ou prou. Du travail, nous suggérerait- elle, on ne se sort pas si brutalement, ni facilement, qu’on pourrait croire. Ce qui nous libère commence

11 par nous écraser, ce qui nous écrase nous libérera. Le mouvement qui, de gré ou de force, nous soustrait à la terre et à ses labeurs nous y ramène, de force ou de gré. S’arracher au travail c’est aussi revenir au point où son origine (l’usine) et sa fin (le fauteuil roulant) coïncident et se dérobent à la fois. C’est une même remontée à la source — impos- sible, inévitable — que narre Louise-Michel, où les tribulations de Louise et de Michel aux trousses du patron voyou les conduisent de la Picardie à Bruxelles, puis de la Bruxelles à Jersey, autre lieu où le travail rencontre son absence. Puis Mammuth, où son épouse s’étant plainte — d’une formule elle-même non dénuée de paradoxe : « Première journée de retraite et c’est l’anarchie ! » —, Serge s’évade en moto, mais pour reparcourir en sens inverse les étapes nombreuses de son curriculum. Et enfin Le Grand Soir, où le message de révolte s’épelle avec les lettres décrochées des enseignes du mercantilisme. Tandis que la moto file, les fiches de salaire s’envo- lent, à l’arrière. Elles s’envolent comme des confettis, comme le souvenir des « vies antérieures » de Serge, comme l’énergie dont a besoin l’antique machine pour rouler encore : traçons la route, passons à autre chose, oublions le passé… Soyons légers de cela même dont nous fûmes lourds, comme Gérard Depardieu est plus grâcieux et féminin que jamais, malgré sa masse et sa crinière de catcheur — comme Yolande Moreau et étaient grâcieux, déjà, dans Louise-Michel, malgré et grâce à l’incertitude de leur sexe. Les papiers s’envolent au vent mauvais des pesanteurs salariales, comme au vent meilleur de l’échappée enfin belle, certes, mais au plan suivant la moto est arrêtée sur le bord de la route et Serge ramasse ces mêmes papiers dans l’herbe, un par un. Après le travail vient toujours le

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temps d’un autre travail, fût-il d’un genre nouveau, buissonnier, transformant la paperasse en cueillette. Une part importante du cinéma de Delépine et Kervern passe dans la succession de ces deux moments de Mammuth. Il y a la décision de résumer chaque épi- sode par un seul plan, volontiers fixe, qui dit beaucoup sans pour autant faire de phrases. Il y a la capacité de passer d’une chose à son contraire sans davantage de phrases, de l’usine au désœuvrement, de la joie au désespoir distrait… Il y a une absurdité aussi mani- feste que benoîtement assumée. Un humour que pour cette raison on nommerait pince-sans-rire, ou dead pan, s’il ne s’autorisait pas aussi, par endroits, de salutaires énormités. Et il y a l’élan de fuir le travail pour y revenir, foncer et s’arrêter, moto et fauteuil roulant, ligne droite et retour en arrière, nouvelle vie et coup d’œil dans le rétroviseur. L’enchaînement de ces deux plans montre aussi qu’« échapper au dur monde du travail » n’est pas qu’un thème, fût-il enroulé sur lui-même, comme il apparaît dès Aaltra. Delépine et Kervern disent en effet encore, au moment de conclure : « Malgré toute sa joie, Groland était encore le monde du travail, de la télévision, de l’écriture, pour gagner notre vie. Le cinéma représente le stade d’après. » Mesure-t-on assez l’exceptionnel d’un tel propos ? S’ils sont légion, ceux qui sont récem- ment passés de la télévision au cinéma, peu — qui d’autre ? — ont décrit la transition en ces termes, non comme une promotion mais comme un allègement. Non comme une charge mais comme une décharge. Une planque ? Ce serait exagérer. Car non seule- ment le cinéma reste une promotion symbolique, mais il faut beaucoup de travail, c’est connu, pour arriver à ne pas travailler ou paraître ne plus s’en faire souci. L’essentiel demeure toutefois : échapper ne concerne

13 pas que le récit, la trajectoire des personnages ; échap- per concerne le cinéma lui-même, la manière d’y venir et la manière d’en faire. Échapper au travail concerne au premier chef le travail du film. C’est pourquoi ceux de Delépine et Kervern sont tissés autant de refus que d’affirmations : l’avant, le travail — la télévision, Groland, la logique du sketch, les caméos — y opèrent à la fois comme origine et comme repoussoir. C’est pourquoi leurs histoires d’évasion s’accordent à une forme alternant elle-même le ferme et le désinvolte. C’est pourquoi l’entre-deux leur convient : entre la télévision et le cinéma, entre le travail et ce qui lui succède, entre la signature de l’un et la signature de l’autre… La libération est en cours, mais elle n’est jamais tout à fait accomplie. Ce qui vient après le travail res- semblera longtemps encore à sa trace, sa mémoire ou son deuil. Mieux : son invisibilité n’est bien souvent que l’une des formes actuelles de sa visibilité. Pas d’erreur, donc : le seul paradis ici-bas est fiscal, ce n’est qu’une énième chimère du capitalisme. Une telle humi- lité fixe le prix de ce que, au terme de cinq films dont chacun a été une nouvelle étape, il n’est pas prématuré d’appeler d’un mot désignant justement ce qui est plus et moins qu’un travail, tout ensemble son triomphe et sa déroute : une œuvre.

Emmanuel Burdeau

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