JEAN-CHARLES DESGROUX

En 1986, le monde de la musique est secoué par un tube d’un genre ROCK FUSION nouveau. Le producteur Rick Rubin a l’idée de remettre au goût du jour « Walk This Way » des rockeurs d’Aerosmith en y associant , HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES les rappeurs de Run-D.M.C. et pose la première pierre à l’édifice d’une fusion sonore inédite. Dans son sillon, et les poursuivent l’expérience en passant au shaker le rock, le funk, le rap, le punk, la pop et le metal, imités ensuite par des groupes comme Rage Against the Machine ou qui y ajoutent des ingrédients plus extrêmes encore. L’hybridation devient JEAN-CHARLES DESGROUX la norme, et les années deux mille voient l’avènement du genre, sous l’influence des poids lourds comme Linkin Park, System of a Down, Deftones ou Slipknot. Entre , et nü-metal, cette anthologie explore trente-cinq années de métissages musicaux à travers cent de leurs œuvres les plus représentatives.

Né en 1975 à Biarritz, Jean-Charles Desgroux est un spécialiste du hard rock et du heavy metal. Ayant œuvré pour Rock Sound, Crossroads ou Rock&Folk, il est aujourd’hui animateur radio sur Heavy1. Aux éditions Le mot et le reste, il a publié les deux anthologies Hair Metal et Stoner ainsi que les biographies d’Alice Cooper et . ROCK FUSION

Prix : 22 euros 9HSMDQB*djhddd+ M ISBN : 978-2-36139-733-3 — LE MOT ET LE RESTE R

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JEAN-CHARLES DESGROUX

ROCK FUSION

funk, hip-hop, nü-metal & autres métissages

le mot et le reste 2021

Pour Naomie et Myriam, always. « Anger is a gift » Zach de la Rocha

« I know the feeling It is the real thing The essence of the soul » Faith No More INTRODUCTION

En musique, comme en cuisine d’ailleurs, la fusion désigne le mariage de styles et de saveurs jusqu’alors supposément hermé- tiques, ou étrangers les uns aux autres. Oser assortir et confronter des cultures établies pour atteindre de nouvelles sphères inspi- rantes et doublement plus créatives : voilà à quoi mène la recherche d’une certaine esthétique dans le mélange. Marier cuisine asiatique ou caribéenne aux carcans de la gastronomie française ? Quelle effronterie ! Oser accoupler rock et hip-hop ? Quelle révolution ! Beaucoup ont grimacé avant d’y avoir goûté – et nombreux sont ceux qui ont fini par y succomber, les alliances ayant fini par devenir une norme. Une norme parmi les autres normes : le brassage des cultures permettant ainsi de dynamiter les barrières et de réunir les peuples, dans un élan d’inventivité. Tout rentre alors dans le domaine du possible, le mot même de « fusion » nous ramenant à des concepts de chimie entre les atomes. Et si au fond cette fusion ne remontait pas déjà aux années cinquante, lorsque le folk, le hillbilly et la country des blancs rencontraient le blues, le gospel et le rythm’n’blues des noirs ? Socialement, culturellement, et même politiquement, cet alliage des genres, ce mariage des « races », était déjà des plus inaccep- tables pour les gardiens de la morale – d’autant que cela déboucha tout simplement sur la naissance du rock’n’roll. Trente ans après 1954, année de naissance de ce rock’n’roll (qui en réalité germait depuis bien plus longtemps), l’acte fondateur de la fusion moderne apparaît sur MTV un après-midi de juillet 1986, et réunit, en 3 minutes 38 d’un single inoubliable, deux mondes isolés chacun dans son coin à regarder ses doses de clips respec- tifs. D’un côté les amateurs de musiques afro-américaine, qu’elles soient rythm’n’blues, soul, funk ou plus contemporaines encore telles que le hip-hop dont on perçoit alors les toutes premières vagues à grande échelle – et de l’autre les rockeurs, majoritaire- ment blancs, dominés par toute une génération de chevelus prêts

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à jouer le jeu de l’image extravertie où la musique passe même de plus en plus souvent en second plan. Oh, bien sûr pouvions- nous déjà voir rockeurs blancs et musiciens noirs jouer ensemble, comme à l’occasion du single caritatif « We Are The World » à peine un an plus tôt, avant de venir fouler les scènes du Live Aid en 1985, mais jamais ne les avions-nous entendus mélanger leurs cultures à ce point. Eddie Van Halen avait bien été commandité pour signer le solo démonstratif du « Beat It » du Roi de la Pop , mais l’incursion s’arrêtait là à un bref effet de style – entre autres pour rameuter les fans de guitare autour du funk ultra-sophistiqué et fédérateur supervisé par Quincy Jones. Juillet 1986 donc : les guitares crues et dures viennent s’immiscer dans le beat habituellement vierge du hip-hop, et un refrain plus éraillé vient déchirer le flow limpide des couplets échangés entre les deux MCs. Le riff de Joe Perry et la gouaille de Steven Tyler ­s’autorisent une collaboration sur une reprise de leur propre morceau, un hit mineur de 1975, réactualisé par le trio de hip-hop le plus en vogue de l’époque, Run-D.M.C. – et échafaudé dans l’ombre par un producteur visionnaire, Rick Rubin. « Walk this way » est-il d’ailleurs en train de fredonner dans sa barbe : « c’est ainsi que ça va se passer ». Et de déterminer, en un moment ­d’intense persuasion et d’orchestration, l’avenir de la musique pour les décennies à suivre.

PRÉCISION SUR LE TERME « FUSION »

Curieusement, le terme fusion n’est employé qu’en France, là où les Anglo-Saxons ne parviennent à circonscrire l’ensemble de cette vaste scène qu’avec les termes rap metal et funk metal, sensiblement plus précis au regard des nouvelles inspirations, et sous couvert du plus généraliste encore : l’alternatif. Dans l’hexa- gone, souvent la confusion règne autour du mot qui, dans la musique contemporaine, définit une, voire deux autres époques et courants distincts.

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Le premier désigne le virage rock qu’entreprit Miles Davis à la fin des années soixante avec ses albums In A Silent Way et Bitches Brew, qui a donc donné naissance au jazz fusion avec la présence d’une rythmique plus dure, et celle du guitariste John McLaughlin à l’œuvre sur des opus qui ont provoqué une ouverture inédite au sein d’un genre musical répondant certes à plusieurs écoles depuis le début du xxe siècle, mais fondamentalement conservateur. Cette brèche a donc enfanté dès le début des années soixante-dix des formations comme Mahavishnu Orchestra ou Weather Report, et parallèlement, d’autres artistes comme Santana ainsi que l’icono- claste Frank Zappa et ses Mothers Of Invention. L’autre figure incontournable d’un deuxième mouvement simi- laire dans son désir de repousser les limites des genres, c’est bien sûr Jimi Hendrix. À partir de 1967 et du mouvement psychédé- lique auquel il est associé, le guitariste gaucher décoche des notes et des sons qui le font passer pour un extraterrestre électrique : baignant certes dans un halo de légendes sexuelles et de voyages cosmiques sous substances hallucinogènes, Hendrix exploite de fond en comble les possibilités de son instrument et bénéficie simultanément des incroyables avancées technologiques, tant en termes d’amplification, de distorsions, d’effets de pédales et de techniques en studio – ce qui le pousse à faire construire son propre laboratoire sonique à New York, l’Electric Ladyland. Il poursuit alors la libre exploration entamée par Miles Davis, dans bon nombre de directions musicales, qu’elles soient hard, blues, jazz ou funk. Et c’est notamment à travers son chef-d’œuvre Electric Ladyland en 1968 que le guitariste marie rock psychédélique et funk, notam- ment avec des morceaux a priori simples comme « Crosstown Traffic », qui généreront des conséquences colossales sur la décennie à venir, et au-delà. Quasi instantanément, de nouvelles formations métissées transforment leur rythm’n’blues initial en combo funk rock détonnant : Sly & The Family Stone – et son orchestre mixte – produit un cocktail explosif et sexuel, qui compte autant sur le martèlement irrésistible du funk de James Brown que sur les trouvailles miraculeuses d’Hendrix.

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Mais s’il existe un groupe qui représente davantage encore la folie des années soixante-dix et la liberté qui caractérise l’essence même de cette fusion entre rock et funk, c’est Funkadelic. Collectif protéi- forme, Funkadelic est l’œuvre d’un guitariste du niveau d’Hendrix,­ Eddie Hazel, et surtout d’un gourou excentrique meneur de revue qui répond au nom de George Clinton – et qui sera l’un des points de mire principaux des Red Hot Chili Peppers à la création de leur petit groupe en 1983. Avec des disques aussi déterminants que Funkadelic, Free Your Mind… And Your Ass Will Follow et Maggot Brain, Funkadelic symbolise cette fusion, autant que son miroir Parliament, tous deux prolongés par l’expérience Parliament-Funkadelic et la nébuleuse des musiciens du P-Funk All Stars qui croisent le fer sur disque et en concert – ici avec ­d’anciens lieutenants de James Brown dans son backing band The Pacemakers, en tête le bassiste Bootsy Collins, jumeau cosmique de George Clinton, plus énergique encore que la Stone Family de Sly. Le grand maître d’une mythologie afro crée un univers entre science-fiction, glam et psychédélisme hendrixien, aussi appelé Afrofuturism et dont le véhicule est un vaisseau spatial scénique, le Mothership. Y gravitent les musiciens les plus déterminants et influents de l’histoire du funk, parfois issus du jazz (tels que Maceo Parker), et dont les hymnes viendront bientôt habiller les platines des futurs DJs de hip-hop. D’autres groupes s’engouffreront dans une voie semblable, faisant autant rugir leurs guitares que rutiler leurs cuivres dans un groove irrépressible, tels le White Trash band d’Edgar Winter avec Rick Derringer (le méconnu « Give It Everything You Got » sur le premier album de 1971 qui porte le simple nom du projet, un must tout en exclamations de sax, de trompettes et de basse sous wah wah), ou encore Mother’s Finest. Avec un son plus hard que d’aucuns considèrent comme le tout premier groupe de fusion « troisième génération », le groupe d’Atlanta compte deux voix, celle de Joyce “Baby Jean” Kennedy et celle de Glenn “Doc” Murdock, qui se répondent sur des guitares nettement plus heavy et sur un rythme tout aussi funk, et ce dès 1976 avec un album comme Mother’s Finest (et son morceau culte « Niggiz Can’t Sang

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Rock’n’Roll »), réitéré plus tard avec Another Mother Further en 1977, ainsi que le Live qui les consacre, avec ce juste équilibre entre Sly & The Family Stone et Led Zeppelin.

NAISSANCE DU HIP-HOP

C’est dans le Bronx, l’un des cinq grands boroughs de New York situé au-delà d’Harlem au nord de Manhattan que naît le hip-hop au milieu des années soixante-dix : un moyen d’expression rudimen- taire et spontané créé au cœur de certains domiciles d’une commu- nauté noire et caribéenne, dans un périmètre réduit ­d’immeubles délabrés. C’est le DJ Kool Herc, d’origine jamaïcaine, qui élabore son sound system à l’aide de deux platines vinyles et d’une petite table de mixage, parvenant ainsi à isoler le beat de certains morceaux soul, jazz ou funk, voire de solos de percussions (le breakbeat), et à le faire durer dans une boucle rythmique répétée à l’envi et ponctuée de scratches – des motifs dérapants générés par une action manuelle sur la surface du 33-tours, le DJ repositionnant ainsi avec précision le diamant sur une partie d’un sillon où peut reprendre à la croche près le pattern de batterie dudit beat. Cette base entraînante s’apparente à une forme de mantra propice à la transe : par-dessus, un MC (Master of Ceremony), vient calquer en cadence des motifs vocaux scandés, souvent improvisés : ce fux verbal est d’autant plus remarquable selon son habileté à assembler les rimes, souvent avec un dessein fédérateur. Ce fow, ingénieux et févreux, est alors au cœur de cette nouvelle musique qui laisse place aux mots, signifcatifs, et dont la verve est autant inspirée par les prêches des pasteurs, que par les discours des fgures de la lutte pour les droits civiques, ou encore la fougue de simples animateurs radio populaires chez leurs frères. Véritables sessions tenues à même le trottoir, dans le périmètre du quartier, les block parties au succès croissant poussent les amateurs, de plus en plus nombreux, à organiser leurs battles dans des parcs, et bientôt dans des salles communautaires du quartier – puis dans des clubs dédiés. Y sont alors repérées des stars du

13 ROCK FUSION micro qui ne tardent pas à coucher sur un maxi 45-tours leurs prouesses techniques : apparaissent ainsi les premières légendes du hip-hop, Kurtis Blow, Sugar Hill Gang, Grandmaster Flash et bien sûr Afrika Bambaataa. Armé d’une conscience politique et surtout de la volonté de réunir tous les laissés pour compte de cette communauté, le musicien fonde la Zulu Nation, et étend ainsi cette nouvelle culture de la rue à d’autres formes d’expres- sion artistique, telles que la danse ou le graffti qui colorent des quartiers minés par la pauvreté, le chômage, la drogue et les guerres de gangs. La volonté de ces prêcheurs d’une nouvelle ère étant de fédérer ces milliers de défavorisés, de les éloigner de la violence, de les valoriser, et de prolonger le laborieux combat pour leurs droits civiques. Les textes des MCs, de plus en plus élaborés, sont emprunts de messages sociaux et politiques. « The Message » de Grandmaster Flash en est l’un des postulats les plus célèbres, doublé d’un 45-tours à grand succès, propulsant cette musique au-delà de son underground, avant de toucher un plus vaste public, d’abord afro-américain et urbain, puis blanc, jusqu’à conquérir toute la planète. Certains DJs infuents expérimentent et développent leur son en étoffant leur beat, en y incorporant notamment des cuivres, extraits de l’univers funk, ou même des bribes de refrains. Ainsi les répertoires de James Brown et des géants de la musique noire sont tour à tour pillés pour garnir des bandes sonores davan- tage sophistiquées. Et rapidement, les plus culottés vont plus loin encore : en 1980, Afrika Bambaataa and the Soulsonic Force sort « Planet Rock », l’un des premiers tubes de hip-hop à intégrer des éléments purement électroniques, en récupérant la mélodie du célèbre « Trans-Europe Express » des pionniers allemands de la musique synthétique, Kraftwerk.

HIP-HOP ET ROCK ?

Au début des années quatre-vingt, le succès du hip-hop amène certains artistes blancs à se pencher sur le phénomène et à s’en

14 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES approprier quelques ficelles : égérie de l’underground new-yorkais, Debbie Harry n’hésite pas à rapper quelques vers sur le bien nommé « Rapture », l’un des hits de son groupe Blondie en 1981, entre funk, disco et new wave. De l’autre côté de l’Atlantique, en Angleterre, toutes les voies sont ouvertes en termes d’innovations et de mixité : si Adam Ant en goûte de son côté, The Clash marient phrasé rappé et reggae sur le classique « The Magnificent Seven », le tube qui ouvre leur quatrième album Sandinista ! en 1980. Les Anglais ne récoltent-ils pas l’ire des punks purs et durs en ayant osé mélanger leur rock abrasif avec le dub et les sons de Kingston, inventoriant dans leur musique d’autres sonorités urbaines empruntées aux minorités ethniques qui peuplent leurs quartiers prolétaires ? Led Zeppelin étaient eux aussi des précurseurs en termes de fusion : dès l’album Houses Of The Holy en 1973, n’entendions-nous­ pas les Anglais s’essayer au reggae avec « D’Yer Mak’er » – en soi la phonétique de « Jamaica » ? – ou au funk avec entre autres « Trampled Under Foot » sur Physical Graffiti en 1975 ?

Mais en termes de premiers mariages alors contre-nature, ce sont tout d’abord les Afro-Américains qui vont intégrer le rock en autorisant leurs DJs à laisser tourner des boucles de guitare sur leur beat. Grâce à leurs collections de disques, les DJs, toujours prompts à dénicher des breakbeats rythmiques appropriés, choi- sissent ainsi tant des extraits de batteurs chevronnés du label Stax, de sessions de l’incontournable James Brown ou du funk de Sly & The Family Stone, mais aussi parfois quelques 33-tours aussi craquants de Mountain ou Led Zeppelin, réputés pour leurs frappes lourdes et précises. Certes dénué de la moindre guitare, le quintette afro-américain Cold Crush Brothers sort un single dénommé « Rap » en 1982, inspiré par les sons innovants d’Afrika Bambaataa à peine quelque temps plus tôt – Bambaataa qui ne tarde pas à monter l’éphémère Timezone, un side-project en compagnie du producteur Bill Laswell et surtout de John Lydon, l’ex-Johnny Rotten des Sex Pistols. Leur fait marquant reste le single « World Destruction »

15 ROCK FUSION en 1984, sensiblement illustré de riffs menaçants qui soulignent son caractère anxiogène, élevant les consciences autour du danger nucléaire et de l’escalade alors entretenue par le président Ronald Reagan, utilisé dans le vidéoclip.

Les premiers à véritablement expérimenter en la matière et à aller bien plus loin sont les New-Yorkais de Run-D.M.C., dès 1984, avec leur tube « Rock Box » : le single comporte l’habillage clas- sique de n’importe quel morceau de hip-hop tel que défini depuis déjà dix ans, breakbeat et flow particulièrement maîtrisé, mais il est surtout original pour son emploi d’une guitare électrique, quasi omniprésente et surtout originale, un musicien étant convié à jouer en boucle ce riff entêtant, et même à digresser librement sur une suite de solos typiques du hard-rock blanc, alors de plus en plus populaire aux États-Unis. Son succès est colossal, d’autant que le clip associé passe en boucle sur MTV, la chaîne câblée née en 1981 intégralement dédiée à la musique et à ses nouveaux supports promotionnels, permettant ainsi l’incursion de cette nouvelle culture dans tous les foyers américains, et de toucher les popula- tions adolescentes, qu’elles soient modestes, de classes moyennes ou aisées. Suite à un tel coup d’éclat qui voit le premier album du trio être certifié or en à peine six mois, le groupe réitère l’année suivante avec le même exercice : « King Of Rock », qui donne son nom à l’album – un comble. Leurs vidéos et leurs concerts détonants les consacrent en effet comme de véritables rock stars, entièrement vêtus de noir comme des fils de Black Panthers (chapeaux feutres, pantalons et manteaux en cuir, jogging, et baskets Adidas…) – et l’Amérique succombe à leur hip-hop aussi inventif qu’attractif.

RICK RUBIN ET DEF JAM

Rick Rubin, d’origine juive, est alors un étudiant vivant à Long Beach, une station balnéaire de l’État de New York. Il est très actif au sein de la scène punk hardcore locale et décide de ­s’investir davantage dans la création d’un petit label do it yourself pour

16 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES pouvoir supporter lui-même son groupe Hose : il n’a alors que dix-neuf ans lorsqu’il édite en 1982 son premier single sur sa fragile structure, Def Jam. Il parvient à donner quelques concerts dans diverses villes américaines baignant dans la culture hardcore, notamment auprès de groupes plus établis comme Hüsker Dü, Circle Jerks ou encore Minor Threat, frayant d’ailleurs une amitié avec son leader Ian MacKaye, qui lui explique les rudiments de la gestion de son propre label, Dischord Records. À la rupture de Hose, il se désintéresse petit à petit de la scène et se passionne pour le hip-hop, dont il fréquente les lieux dédiés, et s’acoquine avec certaines de ses personnalités, tels que le DJ Jazzy Jay. Au point de se pencher plus sérieusement encore sur les techniques de produc- tion encore grossières et d’enregistrer à son compte quelques singles en studio, qu’il publie alors dès 1983. Sa rencontre avec le producteur, manager et promoteur Russel Simmons avec lequel il s’associe, est alors déterminante : ensemble, ils entérinent la création de Def Jam Recordings, alors qu’il est encore inscrit à l’Université de New York. Avec sa connaissance du campus, de la ville, de sa scène underground et de certains de ses acteurs influents, il trouve de jeunes poulains et ainsi de quoi alimenter leur structure en nouvelles sensations. Il participe à l’enregistre- ment du deuxième album de Run-D.M.C., à nouveau produit par Simmons, et fort de cette expérience, travaille avec un groupe de hardcore qu’il suivait sur le circuit – les . Un trio de punks habitué du CBGB, et que Rubin parvient à instrumentaliser en infléchissant le style vers une tendance complètement hip-hop. C’est ainsi que le jeune groupe d’impertinents sort son premier maxi chez Def Jam Recordings en 1985 : « Rock Hard » conserve les attributs popularisés par Run-D.M.C., avec un beat matraqué, un croisement de trois flows braillards et surtout un célèbre sample de guitare, le riff du « Back In Black » d’AC/DC. C’est sur cette matrice qu’il réalise l’année suivante la supervision de leur premier album Licensed To Ill, popularisé par des tubes à la croisée entre hard-rock et hip-hop, tels que « (You Gotta) Fight For Your Right (To Party) » et « No Sleep Till Brooklyn », rehaussé du solo ­hystérique de Kerry King, guitariste du groupe de thrash metal

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Slayer, qui vient de sortir son chef-d’œuvre de brutalité, Reign In Blood, lui aussi produit par Rubin.

WALK THIS WAY

Après avoir sorti le premier album de LL Cool J en ayant simul- tanément découvert Public Enemy – qu’il signe en 1986 avant de produire leur premier album Yo! Bum Rush The Show – Rick Rubin assiste à la préparation de l’enregistrement du troisième opus de Run-D.M.C. Raising Hell, entre fin 1985 et début 1986. Il soumet alors à son partenaire Russel Simmons, à nouveau en charge de la production du groupe de son frère Joseph, de reprendre le morceau « Walk This Way » du groupe de hard-rock américain Aerosmith. Le groupe en avait déjà utilisé quelques brefs extraits, le DJ Jam Master Jay ayant exploité sa copie du 33-tours de Toys In The Attic pour mettre en boucle l’intro de batterie de sa plus célèbre chanson à l’occasion de quelques impro- visations en concert – et ce sans jamais en entamer le riff ni la moindre ligne vocale. Avec le consentement de Simmons, Rubin essaye de persuader les trois rappeurs de réaliser une cover inté- grale de « Walk This Way » en la réinterprétant conjointement avec le groupe, qui est en train de se refaire une santé, après une bonne demi-douzaine d’années ­d’errances, de lourds problèmes de drogue, d’acrimonie et de séparations houleuses. L’idée de Rubin est révolutionnaire : non seulement permettrait-elle de rendre Aerosmith plus sexy et à la page, mais surtout à Run-D.M.C. de conquérir le marché captif des amateurs de rock, avec un posi- tionnement aussi hybride et assumé, entre ancienne et nouvelle école, entre jeunes et fans de la génération précédente, et surtout entre noirs et blancs. Joseph “Run” Simmons et Darryl “D.M.C.” McDaniels n’y croient toujours pas, seul Jason “Jam Master Jay” Mizell, qui connaît le disque, se montre plus favorable ; ils finissent par accepter, mais avec grand scepticisme… Du groupe Aerosmith, convaincu, seul le guitariste Joe Perry et le chanteur Steven Tyler sont conviés pour des raisons de budget, le premier mettant en

18 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES boîte son riff caractéristique ainsi qu’un solo tintamarresque, le second les lignes de chant du deuxième couplet, et surtout sa voix éraillée pour le chorus, endiablé. Le résultat est phénoménal, mais la sortie en single n’est provoquée que par la maison de disques Profile Records ; en effet, ni Rubin ni le groupe, toujours aussi mitigé, ne souhaitant une parution en 45-tours, le premier extrait choisi étant « My Adidas » en mai 1986, beaucoup plus représen- tatif de leur personnalité et de leur son. Le succès du morceau revisité est propulsé par un matraquage radio intensif à partir de juillet, et surtout de sa diffusion massive sur MTV. Le clip met en scène les deux groupes, qui jouent simultanément dans l’enceinte du même local de répétition, tout juste séparé par une cloison, chacun étant ennuyé par le chahut de l’autre : tout un symbole. La réunion attendue s’opère lorsque Tyler, excédé, défonce le mur à coups de pied de micro et impose son refrain lors de la jam entre les rappeurs. Enfin, la deuxième partie de la vidéo voit tous les artistes cohabiter sur la même scène, d’abord avec défiance, puis en totale harmonie, des pas de danse étant même échangés au cours du solo de Perry, devant une foule enthou- siaste. Non seulement Run-D.M.C. devient le groupe de hip-hop le plus célèbre de sa génération, mais « Walk This Way » propulse Aerosmith sur une nouvelle rampe de lancement, qu’ils confirme- ront avec leur album Permanent Vacation, qui s’écoulera à plus de cinq millions d’exemplaires à sa sortie l’été suivant, avec son hard-rock revitalisé.

BEASTIE BOYS

« Walk This Way » en quatrième place du Billboard, un million de copies vendues aux États-Unis : le tube prépare le terrain pour les Beastie Boys qui sortent leur premier album six mois plus tard, en novembre 1986. Licensed To Ill est alors logiquement catapulté à la première place du hit-parade américain, et terminera sa course avec plus de dix millions d’unités vendues, notamment grâce à ses sept singles, typiquement hip-hop, potaches, et souvent très rock.

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En effet, à la fois nourris par leur passé de groupe punk hardcore, leur connaissance de la scène rock et par les ambitions artis- tiques de Rubin qui les oriente, les Beastie Boys assemblent leurs morceaux en piochant dans une très vaste discothèque : outre le funk ou même le hip-hop qu’ils recyclent copieusement, c’est dans le rock, voire le hard-rock, qu’ils continuent de puiser leurs sons de prédilection : l’oreille attentive reconnaîtra tout au long de Licensed To Ill d’innombrables samples et références empruntées à Led Zeppelin, et The Clash dès le premier extrait « Rhymin’ & Stealin », ainsi justement nommé, mais également le Steve Miller Band, à nouveau AC/DC, Creedence Clearwater Revival ou Joan Jett ailleurs. C’est en grande partie avec l’impor- tance de la richesse des samples rock que l’on peut comprendre tout le talent des trois jeunes new-yorkais, à l’instar du heavy « Looking Down At The Barrel Of A Gun » sur Paul’s Boutique, un deuxième album plus mûr et incompris paru en 1989, qui étourdit avec ses échantillons piochés tant chez Mountain que chez Pink Floyd, l’Incredible Bongo Band ou Led Zeppelin pillé, tant pour les beats métronomiques et la frappe assourdissante du bûcheron John Bonham que pour certains riffs. Et parmi sa bonne centaine d’échantillons sélectionnés, l’auditeur attentif reconnaîtra des traces de Black Sabbath, AC/DC, les Beatles, Alice Cooper (sur « What Comes Around »), tout autant récupérés que des extraits élastiques à souhait des rois du funk et de la soul, d’Isaac Hayes aux Bar-Kays, en passant par Afrika Bambaataa ou le P-Funk All-Stars.

FUSION RAP METAL

Il faudra ensuite attendre 1991 pour qu’un nouvel évènement majeur vienne porter le phénomène à un tout autre palier. C’est alors l’effet inverse de l’affaire Run-D.M.C. / Aerosmith qui s’opère : Anthrax, un combo de thrash né dans le Queens à New York avec autant de membres d’origine italienne ou de confession juive, reprend « Bring The Noise » de Public Enemy, non seule-

20 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES ment avec son aval mais avec toute sa participation, Chuck D partageant ainsi son propre flow avec Scott Ian (le guitariste ryth- mique du groupe) et bien sûr son fidèle acolyte Flavor Fav. Le morceau est très fidèlement reproduit, mais surtout dynamité par la batterie de Charlie Benante, ainsi que par les riffs doublés de Ian et de Dan Spitz. Un vidéoclip réalisé en commun voit même le jour, tel une grosse fête entre le groupe qui joue en situation live sous un métro aérien en compagnie des rappeurs. Plus inattendue encore, une tournée internationale en co-tête d’affiche est mise en branle suite au succès du single, leurs deux publics bien distincts étant enfin réunis – une véritable révolution culturelle est alors en marche. « They said this tour would never happen » : voilà ce que l’on peut entendre sur un extrait du live The Island Years. Chaque soir les rappeurs ouvraient les hostilités avant qu’Anthrax ne pour- suive le déroulé de sa tournée Persistence Of Time, le grand final voyant enfin tous les artistes partager la même scène pour jammer sur le titre initiateur et sceller une collaboration inédite. Si « Bring The Noise » jouit d’un retentissement bien moindre qu’un « Walk This Way » qui brassait alors un très vaste public, le morceau permet à la communauté metal de s’ouvrir enfin, de s’ini- tier à d’autres univers musicaux et de façonner son identité vers des sphères désormais potentiellement commerciales. C’est ainsi que parallèlement au phénomène grunge qui accapare ­l’ensemble des médias, les années 1991-1992 voient se multiplier tant de nouveaux noms et de disques qui s’engouffrent dans cette voie, des plus radicaux aux plus pop.

Enfin, troisième acte fondateur de l’éclosion du rap metal à grande échelle, c’est bien la production d’un album où groupes de rock alternatif, de grunge, de metal ou de hardcore s’associent avec des groupes de hip-hop eux aussi établis pour composer des morceaux ensemble, de les interpréter et d’en établir une compilation qui sert de bande originale à un film de série B, Judgement Night. Si le long-métrage, médiocre, passe complètement inaperçu, le disque trouve son public, aussi bien dans la sphère metal déjà aguerrie avec Anthrax, que dans la galaxie alternative du festival Lollapalooza

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– nombreux étant ceux ici présents à avoir jusque-là participé aux premières éditions de l’évènement, tels Cypress Hill, Pearl Jam, Dinosaur Jr., mais aussi House Of Pain, Boo-Yaa T.R.I.B.E. et Ice-T côté hip-hop. À ces illustres initiés s’ajoutent d’autres cadors du thrash metal tels que Slayer, du hardcore (Biohazard), ainsi que d’autres acteurs clé de la fusion – Run-D.M.C., Living Colour, Helmet, et surtout Faith No More. Le magazine dira de cette compilation que « Judgement Night et son alliance du rap avec le rock est similaire au mariage entre le hillbilly et la musique “de race” qui a tout démarré en premier lieu… c’est une renaissance inspirante » – doublé d’un pic commercial pour le genre, avec l’émergence d’un côté de Rage Against the Machine, et de l’autre la suprématie des Red Hot Chili Peppers sur l’ensemble de la scène rock, avec au milieu une déferlante de groupes plus ou moins novateurs, et son océan de suiveurs.

C’est ainsi en trois étapes marquantes, en moins de sept ans, que le rap metal s’est établi comme une nouvelle donne cultu- relle, en inondant le marché mainstream du disque, majoritaire- ment adopté par le public blanc. À ces trois chapitres historiques s’ajoute la présence très remarquée du rappeur Ice-T : au cours de sa carrière solo, le chanteur a lui aussi développé des sono- rités empruntées au rock et au metal au point d’avoir monté son propre projet annexe de hardcore metal, Body Count, unique- ment en compagnie d’anciens camarades de lycée, tous adeptes de heavy metal, qu’ils mélangent avec la verve gangsta de leur leader – également le signe d’une certaine radicalisation, proche de l’identité politique du hip-hop ou de son aspect canaille et menaçant. Outre l’adhésion massive du public metal, Body Count créée la sensation en festival et suscite la polémique au niveau national avec son single « Cop Killer », en pleine crise Rodney King aux États-Unis – un scandale qui a pour précédent le fameux « Fuck The Police » de N.W.A – qui finit par être censuré, et retiré de l’album : l’occasion pour Ice-T de participer activement dans la défense du premier amendement de la Constitution Américaine, censée garantir à tous la liberté d’expression… Une liberté

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­d’expression toute relative et bien mise mal, l’industrie du disque étant condamnée à devoir elle-même signaler les propos injurieux, vulgaires et subversifs de ses œuvres avec l’apposition systéma- tique des fameux stickers « Parental Advisory – Explicit Lyrics » sur les pochettes des albums hip-hop et metal, systématiquement ciblés par les associations de morale et de bien-pensance, adeptes d’une certaine forme de censure.

FUSION FUNK METAL

Parallèlement à l’essor du rap metal, les années 1987-1992 caracté- risent également l’ascension du funk metal, qui prend évidemment ses racines dans le funk rock des années soixante et soixante-dix avec des groupes déjà plus ou moins métissés comme Sly & The Family Stone, Funkadelic, Parliament ou Mother’s Finest. Soit des formations plus exubérantes qui viennent prolonger l’énorme héri- tage de James Brown via le filtre d’Hendrix, et ainsi même conta- miner les géants du rock des seventies, à commencer par (son tube « Fame » en 1975), les Rolling Stones (notam- ment sur Black And Blue), Led Zeppelin, Aerosmith (« Sweet Emotion » et « Last Child »), Thin Lizzy (« Johnny The Fox »), mais également Deep Purple. Alors loin de son classicisme initial et une fois le Mark III du groupe institué avec l’arrivée du bassiste chanteur Glenn Hughes, ce passionné de funk et de soul, véri- table dévot de Stevie Wonder, était au tout début de la décennie le frontman agile de Trapeze, un power trio hard funk britannique, dont le troisième LP You Are The Music… We’re Just The Band en 1972 est exemplaire. Les années quatre-vingt ont vu le funk devenir plus sophis- tiqué, formulé par des productions clinquantes – voire carré- ment « blanchi » pour son acceptation par le biais de MTV, avec comme base le Thriller de Michael Jackson qui va redéfinir voire raffiner à la fois ses sonorités et ses angles d’approche pour toute une décennie. Prince est bien sûr le challenger du Roi de la Pop ainsi couronné par les institutions médiatiques, qui déploie tout

23 ROCK FUSION son génie à travers des albums et singles, entre pop et même rock, sa maîtrise de la guitare électrique étant louée depuis Purple Rain en 1984, autant admiré pour la portée dramatique de son refrain que pour son solo. Certains artistes osent même le crossover entre la pop funk du petit prince de Minneapolis et le hard FM qui rassemble un très vaste public : dans les années 1987-1988, des groupes comme Def Leppard et Bon Jovi connaissent des succès majeurs avec des albums multi-platines et des tournées marathon qui ne négligent aucun comté du territoire américain, leur juste équilibre entre hard-rock apprivoisé et signatures radiophoniques étant en train de devenir une norme : si les groupes chevelus de Los Angeles s’en rapprochent sans imagination, une autre frange plus métissée en adopte les codes, tels Dan Reed Network qui s’offre un grand écart convaincant entre les poseurs de Sunset Boulevard et Prince. Des musiciens plus intègres aux origines afro-américaines ou cari- béennes trouvent dans le hard-rock de quoi muscler leur jeu, qu’il soit funk, ska, reggae ou jazz. C’est ainsi qu’au même moment apparaissent des formations hybrides, colorées et fantasques, complètement inédites, telles que Fishbone et Living Colour. Ces musiciens talentueux n’ont pas attendu que le marché américain pullule de centaines de groupes interchangeables, aussi démons- tratifs que frimeurs et travestis pour durcir leur propos : c’est en se frottant depuis longtemps aux scènes punk hardcore de Los Angeles pour les uns ou de New York pour les autres qu’ils ont trouvé le regain d’énergie nécessaire pour affiner leur équation. Et outre l’inspiration évidente trouvée chez leurs grands frères de couleur (Jimi Hendrix, Sly Stone, George Clinton), c’est en décou- vrant les que ces musiciens appliqués (et parfois même diplômés) trouvent la folie et le feu sacré recherchés. Les Bad Brains sont nés dans l’émulsion de la scène locale de Washington DC, mais ont irradié celle de l’East Village à Manhattan, en brûlant notamment les planches du CBGB. Sous fond d’activisme poli- tique rageur, de mysticisme jamaïcain et de croisement inédit entre hardcore et reggae, les Bad Brains apparaissent comme la réfé- rence incontournable de la scène fusion, tant en termes d’image,

24 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES

­d’attitude, que de créativité – et peuvent être considérés comme les MC5 du genre.

Mais c’est sans conteste un jeune groupe de quatre blancs fantai- sistes originaires de Los Angeles que la fusion entre funk, rock et punk trouve ses meilleurs représentants.

RED HOT CHILI PEPPERS

Fils d’un dealer de Hollywood qui lui fait partager ses grou- pies, ses joints et même ses premières lignes de cocaïne, rencontre ses futurs camarades dans le lycée Fairfax High School, en plein quartier de Melrose. Soit un véritable incubateur de futures stars, situé dans un quartier très bohème (aujourd’hui conservé comme tel mais ultra-branché et gentrifié), plutôt sale et qui est alors au début des années quatre-vingt le théâtre de la frénésie punk de West Hollywood, autour de Fear et The Germs – looks excessifs et consommation de drogues dures à l’appui. Ils ont à peine vingt ans lorsqu’ils forment les Red Hot Chili Peppers en 1983 : Jack Irons en est le batteur, Hillel Slovak le guitariste, Flea le bassiste et Kiedis le chanteur. Imprégnés de l’énergie punk de leur quartier, ils désirent avant tout produire une relecture plus pimentée encore du P-Funk, voire de Defunkt, un groupe de jazz fusion lui aussi secoué par une fièvre punkisante. Si les prestations des Red Hot semblent animées par un usage abusif de stupéfiants, l’énergie et la folie déployées dépassent l’entendement : les quelques archives vidéo de passages TV et lives d’époque témoignent de ce que l’on peut communément appeler un beau bordel sur scène, ce qui les amène à être signé par Enigma Records, sous licence EMI America, pour sept albums. Le premier, enregistré par Andy Gill, le leader de Gang Of Four, peine à capturer l’extravagance du quatuor, d’autant que Slovak et Irons ont momentanément quitté le groupe pour tenter une aven- ture parallèle dans What Is This?, un autre combo particulièrement en vue avec notamment la présence du chanteur Alain Johannes.

25 ROCK FUSION

Mais les bases des Red Hot sont belles et bien là : du funk et un chant ouvertement rappé. Le guitariste revient à temps en 1985 pour enregistrer Freaky Styley, cette fois produit à Detroit par leur idole George Clinton, avec le concours de Maceo Parker au saxophone et de Fred Wesley au trombone, notamment sur l’ode à leur ville, une reprise personnalisée, forcément métissée et laid- back des Meters (« Hollywood (Africa) »). Les rythmes sont soit groovy à souhait, soit saccadés, frénétiques et tribaux ; la basse claque, slappée ou ronde ; la guitare est psychédélique, agitée et stridente – et les vocaux sont schizophrènes, tant dans un flow maîtrisé que dans des exclamations givrées, en jouant avec les labiales. L’ombre d’Iggy Pop s’affine sur la personnalité de Kiedis, tant sur sa propension à pousser des cris d’animaux, que sur sa façon acrobatique de se mouvoir sur scène. Les cuivres sont ainsi quasi omniprésents sur ce deuxième album qui se rapproche le plus de leur interprétation de Funkadelic, adoubé par leur maître (ou de Sly & The Family Stone comme en témoigne leur cover de « If You Want Me To Stay »), et les compositions de qualité sont légion, certaines se proflant même vers une équation punk funk alors inédite (« Catholic School Girls Rule »). L’image et l’attitude des Red Hot sont d’évidence infuencées par leur fantasme autour du P-Funk, ainsi que par les drogues et un fort appétit sexuel – l’humour et l’autodérision en sus, tel qu’en témoigne la pochette où, déguisés et bondissants, ils ­s’intègrent dans des poses saugre- nues à un tableau de Michel Ange. Le troisième The Upflift Mofo Party Plan les hisse un cran au-dessus en termes de popularité : le rayonnement des Red Hot Chili Peppers franchit les frontières en 1987 lorsqu’ils tournent en Europe, bien que le groupe soit secoué par de lourds problèmes d’addictions à l’héroïne : si Rick Rubin était leur premier choix comme producteur, ce dernier décline face à tant d’obstacles et le jeune Michael Beinhorn lui façonne un son bien plus puissant et métallisé dans les studios de la tour Capitol Records. Si certains morceaux comme « Funky Crimes » conservent l’empreinte du précédent, l’album sonne comme une fête haute en couleur et est déjà généreux en hymnes, tel « Fight Like A Brave » : la basse

26 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES de Flea y est percutante et rivalise avec les riffs plus cinglants de Slovak sur des morceaux qui prennent clairement une tournure funk metal – d’autres laissent entrevoir un potentiel plus mélo- dique, exploité bien plus tard (« Behind The Sun »). La trajectoire est stoppée nette par le décès d’Hillel Slovak, d’une overdose d’héroïne en juin 1988 – suivi par le départ de Jack Irons qui ne peut encaisser le choc. Au-delà de la tragédie, l’on conserve de cette époque la pochette de leur mini compilation quatre titres The Abbey Road EP, sortie deux mois avant le drame pour présenter le groupe au public britannique – le quatuor singeant la traversée du célèbre passage piéton emprunté par les Beatles, mais intégralement nus, à l’exception d’une simple chaussette blanche en guise de cache-sexe. Flea et Kiedis choisissent de poursuivre l’aventure mais, sans jamais renier ni leur énergie ni leur soif d’expérimentation, rentrent dans une logique offensive de conquête du marché mondial, et pansent leurs plaies dans l’action. Sans être encore le coup d’éclat fédéra- teur, leur album Mother’s Milk est une réussite artistique, toujours enregistré sous pression par Michael Beinhorn, et renforcé par un single pétaradant, « Higher Ground », une reprise de Stevie Wonder, où le public découvre le nouveau visage des Red Hot, avec le batteur Chad Smith et le guitariste John Frusciante, émule de Jimi Hendrix, qui ont tous deux intégré le groupe entre l’été 1988 et le mois de novembre, entre tournées chaotiques, deuil, caprices et constants problèmes de dope. Mother’s Milk est leur premier disque à être certifié or après sa sortie en août 1989, et suite à leur fin de contrat avec EMI, ils signent avec Warner Bros., et scellent enfin une collaboration prolifique avec Rick Rubin pour ce qui va d’abord s’avérer être leur chef-d’œuvre. Blood Sugar Sex Magik inscrit les quatre Californiens comme le plus gros groupe fusion de la planète dès sa sortie en 1991, avant de tout simple- ment devenir l’un des géants du rock depuis bientôt trente ans.

27 ROCK FUSION

JANE’S ADDICTION

Certes le guitariste Dave Navarro connaitra une exposition bien supérieure avec son intégration dans les Red Hot Chili Peppers entre les années 1994 et 1998, alors responsable de la couleur si particulière de l’album One Hot Minute. Mais en compagnie du bassiste Eric Avery, du batteur Stephen Perkins et de l’étrange créa- ture Perry Farrell, chanteur et attraction fantasque, il est l’un des quatre piliers du groupe Jane’s Addiction, autre épiphénomène de l’underground angeleno auprès des aînés rouges et chauds. Aussi avides de dérives sexuelles que d’expériences narcotiques, les quatre musiciens de Jane’s Addiction représentent selon certains canons le Los Angeles bohème des années quatre-vingt. Comme un cocktail de cet apprentissage décadent au quotidien, le groupe pratique une musique qui défie tout autant les règles et les frontières entre les genres, en partant d’une base classique autour de Led Zeppelin, à laquelle se superposent et s’entrechoquent des couches hautement psychédéliques, gothiques, folk, glamour – et bien entendu funk. Entre le jeu de guitare de Navarro, texturé et agressif, et la basse de Eric Avery, l’affiliation à cette tendance groovy est explicite à travers bon nombre de leurs premières compositions, toutefois assombries par une tonalité métallisée qui les situe en pole posi- tion pour le statut de groupe fondateur d’une fusion funk metal. À cela s’ajoutent une batterie tribale et surtout la voix perchée, androgyne et stridente de Perry Farrell qui, aujourd’hui encore, représente quasiment à lui seul cette génération alternative – qu’il baptise même Alternative Nation, tout d’abord comme un idéal socioculturel, puis comme une véritable manœuvre marketing symbolisée par ce que sont devenus l’esprit et la forme du festival Lollapalooza qu’il a créé en 1991. Mais avant cela Jane’s Addiction marque le public avec deux albums similaires dont les pochettes génèrent autant l’une que l’autre le scandale de par leurs visuels dérangeants : deux sœurs siamoises entièrement nues et le crâne en feu, reliées par les épaules et les hanches sur un large fauteuil à bascule pour Nothing’s Shocking en 1988, et un ménage à trois entre Farrell et deux parte-

28 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES naires également nues, drapés dans de la soie rouge sur un lit façon autel vaudou, du véritable junk art sculpté comme des poupées en papier au milieu d’un cabinet de curiosités – soit l’iconique Ritual de lo habitual en 1990, dernier grand disque du quatuor, déjà sur le fil du rasoir en termes de tensions internes et de spirales infernales liées à l’héroïne. Entre les deux, un univers tour à tour chamarré, érotique, halluciné et chaotique se bouscule : une seule vingtaine de chansons qui concourent déjà, à peine à l’aube de la décennie alternative, à l’édifice de la fusion, dans sa perfection, son éloquence, son irrévérence et sa mixité. Indifféremment, « Been Caught Stealing », « Jane Says », « Stop! », « Mountain Song », « Three Days », « Summertime Rolls », « Ain’t No Right » ou « Ted, Just Admit It… » (et son refrain martelé avec conviction : « sex is violent ») sont écrits et interprétés en très peu de temps, mais égalent le meilleur des Red Hot Chili Peppers et de Faith No More. Trois groupes qui, de 1988 à 1992, restent parmi les plus influents du genre funk metal, et qui d’ailleurs tournent entre eux, tel Faith No More qui ouvre pour les Red Hot aux États-Unis pendant deux mois fin 1987, au cours de leur tournée The Upflift Mofo Party Plan.

FAITH NO MORE

Est-ce leur éloignement de Los Angeles qui explique une telle inté- grité artistique ? Il est reconnu que les artistes originaires de San Francisco font montre d’une originalité doublée d’une extrava- gance qui puise dans l’esprit libertaire de la ville, secouée dans les années soixante par le mouvement hippie, puis par l’émancipation de la communauté homosexuelle au cours de la décennie suivante. Fief de la contre-culture psychédélique faisant l’apologie du LSD, épicentre du mouvement contestataire étudiant contre la guerre du Vietnam, berceau du funk électrique de Sly & The Family Stone et de la pop soul cuivrée de Blood Sweat & Tears, racines du hard-rock brut de Blue Cheer, terrain miné des pères du hardcore

29 ROCK FUSION moderne Dead Kennedys et enfn vaste banlieue ayant abrité les acteurs les plus infuents du thrash metal : voilà ce qui compose l’ADN du San Francisco artistique lorsque Faith No More se forme à la toute fin des années soixante-dix, d’abord comme un groupe étudiant épris de post-punk, sous le nom de Sharp Young Men. Ce n’est que quelques années plus tard, autour de 1982-1983­ que le groupe (alors rebaptisé Faith. No Man.) est fnalement au complet : le clavier et le guitariste rejoignent ainsi les deux pères fondateurs du groupe, le bassiste Bill Gould et le batteur . Et après avoir fait l’essai avec quelques chan- teurs et chanteuses (dont ), leur choix s’arrête sur , enfant adopté par une mère d’origine juive et un père métis natif-américain et afro-américain. Très expérimentaux tout au long des années quatre-vingt, les musiciens dispensent deux albums inégaux, parfois brouillons et indigestes, mais desquels ressort un single qui annoncera le fil conducteur à venir : « » introduit le premier et lui donne son nom, et sera même repris deux ans plus tard avec davantage de soin sur , un nouveau jet qui vient réévaluer d’un cran tout leur potentiel. En quatre minutes, « We Care A Lot » présente une idée de la trame musicale du groupe : une basse épaisse qui claque avec groove comme d’épais câbles en metal, une batterie martiale et tribale martelée par un fondu de musiques africaines, un riff thrash acéré, des claviers atmos- phériques puisés dans la new wave, ainsi qu’un chant scandé sans grande personnalité, approximatif et parfois faux, soutenu par des chœurs braillards mais mélodiques. Ailleurs, l’auditeur peut énumérer bon nombre d’autres influences (gothiques, pop, ethniques, punk, hip-hop, metal), le spectre assumé par le groupe étant sans limite mais toujours assujetti à ce jeu de basse slappée qui souligne une forte dominante funk. Avec des guitares épaisses qui contrastent avec les synthétiseurs et une telle rythmique parfai- tement en phase, des morceaux comme l’instrumental « Pills For Breakfast », « As The Worm Turns » (d’ailleurs réenregistré en 1992), puis « Faster Disco », « Introduce Yourself », « Chinese Arithmetic » ou « The Crab Song » laissent entrevoir la réussite

30 FUNK, HIP-HOP, NÜ-METAL & AUTRES MÉTISSAGES de 1989, The Real Thing, avec une esthétique sonore funk métal- lisée déjà signée par le producteur Matt Wallace qui prépare là le terrain. Avant de rentrer en studio à la fin de l’année précédente, tout le matériel est déjà composé en vue de ce troisième album – mais ils viennent de se séparer de Chuck Mosley, peu investi, désinvolte, et aux capacités bien inférieures au potentiel affiché par les autres, d’autant qu’il est sujet à des problèmes de drogue. Ils trouvent en , alors actif au sein du groupe Mr. Bungle, le chanteur rêvé – talentueux, inventif, excentrique, fougueux et bosseur. Avec une telle personnalité, à seulement vingt ans, Patton possède tous les atouts pour que le nouvel album de Faith No More atteigne un nouveau palier attendu – d’autant que le jeune homme en écrit toutes les paroles en quelques jours à peine, avant d’en- tamer l’enregistrement. Il y apporte des saveurs inédites, outre son timbre de voix encore nasillard et limité, mais qui laisse imaginer un remarquable potentiel, tant au niveau des mélodies que de ses techniques, tout en apportant une forte dose d’humour décalé, de mauvais goût et de burlesque. L’album sort en juin 1989, mais il faudra attendre janvier 1990 pour que le monde découvre pleine- ment Faith No More avec son single « Epic », l’une des chansons les plus révélatrices de la sphère fusion, à la fois sur le terrain du rap metal que du funk metal, avec ce chant rappé percutant sur les couplets, en alternance avec son refrain enjoué. Plus surpre- nant encore, tout l’album est d’une originalité telle que Faith No More deviendra dès lors l’un des groupes les plus imités du circuit, souvent au grand dam de ses protagonistes. Par la suite, le groupe délaissera le son si caractéristique de The Real Thing pour une direction plus singulière encore, bien au-delà de la simple fusion funk metal à laquelle il est systématiquement associé. En 1992, Angel Dust est un tour de force artistique, toujours sous la supervision de Matt Wallace : aucun hit attendu pour surfer sur la matrice de « Epic », ce qui leur vaudra la désaffection du public américain – mais en revanche une reconnaissance internationale par la reprise fidèle et très commerciale du standard « Easy » des Commodores, sommet de pop soul interprété par un Mike Patton dans la peau d’un crooner, son timbre de voix se bonifiant avec

31 ROCK FUSION profondeur et variété. On pourra autant l’entendre éructer des insanités scatophiles (son obsession) que pousser des cris porcins suraigus et saturés, tout en s’essayant à l’easy listening, la bossa- nova, le jazz ou le gospel, en particulier sur le sous-estimé King For A Day… Fool For A Lifetime en 1995, une nouvelle réussite aussi dense qu’hétérogène.

IMAGERIE ET ATTITUDE

Si certains optent pour le simple jean-t-shirt, d’autres s’essayent à des tenues chamarrées – et dreadlocks interminables pour le batteur de Faith No More, qu’il conserve encore à ce jour –, les apparences vestimentaires deviennent petit à petit des impératifs paradoxalement bien codés, qui correspondent à un background culturel, géographique ou social déterminé. Et les groupes, poussés par des directeurs artistiques et des managers tenaces, en multi- plient les poncifs, jusqu’à une quasi-caricature.

Caractéristiques de l’univers hyper urbain de New York ou Los Angeles, les scènes East et West Coast sont des repères de premier choix pour immortaliser pochettes de disques, vidéoclips et shoo- tings photo bien normés. Grillages, logements délabrés, murs tagués, fameux canaux d’évacuation d’eau de Los Angeles, et poses aussi menaçantes, façon gang patibulaire : voilà ce qui compose l’imagerie collective du rap metal – d’autant que tous les groupes originaires des scènes hardcore, surtout new-yorkaises, évoluent dans les mêmes quartiers que les groupes de hip-hop classiques. Musiciens qui s’inspirent de leur propre passé, ou des clans avec qui ils entretiennent des relations ambiguës, tous sujets aux règle- ments de compte, au trafic de drogue, aux guerres de territoires, que cela soit le Lower East Side de Manhattan, le Bronx, Brooklyn (avant sa gentrification), ou bien sûr tous les ghettos situés au sud du Downtown de Los Angeles, Compton, Watts, South Central – territoires meurtris par les drive-by-shooting si souvent évoqués dans les clips.

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