Sommaire | juillet-août 2018

Éditorial 4 | Desproges à l’Académie ! › Valérie Toranian

Dossier | Le rire est-il mort ? 8 | Riss. « On peut encore rire de tout en mais il faut du courage » › Valérie Toranian 26 | L’ADN desprogien. Filiations littéraires et panthéon personnel › Florence Leca Mercier et Anne-Marie Paillet 35 | Shocking ! Ces plaisanteries qu’on n’ose plus faire 46 | Philippe Meyer. « Desproges aurait ri de son ascension posthume comme d’une ultime blague » › Marin de Viry 56 | Réseaux sociaux. Le rire sous haute surveillance › Philibert Humm 61 | Quelques aspects de l’humour juif › Adam Biro 68 | Histoire juive › Philippe Trétiack 74 | Oscar Wilde et la pensée pince-sans-rire › Jean-Pierre Naugrette 82 | La caricature, une « fleur du mal » ? › Robert Kopp 87 | Car « le rire est le propre de l’homme » › Jean-Paul Clément

Littérature 94 | Bernard de Fallois. Souvenirs d’une vie d’éditeur › Valérie Toranian et Robert Kopp 112 | Journal adriatique › Olivier Guez 119 | Des livres, des vignes, des hommes, des arbres › Sébastien Lapaque

2 JUILLET-AOÛT 2018 127 | Une thèse, impasse ou tremplin › Michel Delon 131 | Dylan Thomas, un Gallois au bal masqué › Céline Laurens

Études, reportages, réflexions 142 | Le numérique menace-t-il la démocratie ? › Annick Steta 149 | Une société cryptographiée › Kyrill Nikitine

Critiques 154 | Livres – Deux minutes d’horreur pour l’éternité › François d’Orcival 157 | Livres – Bounine et la révolution › Frédéric Verger 160 | Livres – Être hors de la littérature conduit, parfois, à mieux y entrer › Patrick Kéchichian 163 | Livres – Faute(s) de mémoire › Stéphane Guégan 166 | Cinéma – Terrence Malick et l’amour › Richard Millet 169 | Cinéma – Manifeste pour le courage et la loyauté › Isabelle Barbéris 172 | Expositions – L’abstraction musicale de František Kupka › Bertrand Raison 175 | Disques – Debussy made in France › Jean-Luc Macia

Les revues en revue

Notes de lecture

JUILLET-AOÛT 2018 3 Éditorial Desproges à l’Académie !

ierre Desproges aurait-il goûté le culte dont il est plus que jamais l’objet trente ans après sa mort ? « Il me semble l’entendre rire de cette ascension comme d’une ultime et savoureuse blague », nous dit Philippe Meyer. « Monsieur Cyclopède quasiment à l’Académie française ? Étonnant, Pnon ? » On n’en finit plus de déplorer la perte de cet humoriste sub- versif amoureux de la langue française. Le public le découvre en interviewer absurde aux côtés de Jacques Martin dans « Le Petit Rapporteur », avant qu’il ne connaisse la gloire en procureur général au « Tribunal des flagrants délires » sur France Inter en 1980. À l’époque, le politiquement correct ne sévissait pas, les réseaux sociaux non plus, et Desproges s’en donnait à cœur joie. « S’il vivait encore, serait-il au pinacle ou en correctionnelle ? a demandé le journaliste et auteur Philibert Humm à sa fille Perrine, qui a eu la bonne idée de publier un magnifique et jouissif Desproges par ­Desproges (1) répertoriant blagues, lettres, documents et archives de son père. « On ne peut évidemment pas le savoir, répond-elle. Mais je suis convaincue qu’il serait resté chiant ! Chiant et utile. » Aujourd’hui, regrette Philippe Meyer, nous sommes saturés de comiques rebaptisés humoristes qui pensent « qu’ils promeuvent le bon, le bien, le juste et qu’ils pourfendent le méchant ». Les temps changent. L’humour se communautarise. Le plus simple désormais consiste à rire avec les siens. « Il est aujourd’hui admis que les musulmans peuvent à loisir moquer les musulmans, les juifs les juifs, les homos les homos », écrit Philibert Humm. C’est moins ris- qué. À tel point que certains refusent de donner leur pedigree pour se préserver un espace de liberté !

4 JUILLET-AOÛT 2018 Les femmes, les nazis, la religion, les Noirs, les étrangers, le foot… Pour pourfendre la veulerie, la bêtise et le ridicule de ses contempo- rains, Desproges n’avait peur d’aucun sujet explosif, comme le montre le florilège de citations que nous avons sélectionnées dans ce dossier. Mais cette impertinence n’était pas l’unique signature de l’humo- riste. Desproges était un véritable auteur qui maniait, tordait, réinventait la langue française avec jubilation. « La première filiation [...], c’est la veine burlesque, le plaisir de jouer avec la langue, qui remonte à François Rabelais, dont [il se réclamait] », écrivent Florence Leca Mercier et Anne- Marie Paillet, toutes deux maîtres de conférences, enseignant la linguis- tique et la stylistique. On trouve aussi chez lui la tradition d’une « iro- nie humaniste à la Voltaire », les faux proverbes façon Pierre Daninos et Pierre Dac, la désinvolture d’un Alphonse Allais avec ses aphorismes paradoxaux et ses pseudo-citations littéraires : « Comme disait Himmler, on ne peut pas être au four et au moulin. » Et bien sûr Alexandre Via- latte, « dont il goût[ait] les chroniques autant que les vins vieux ». L’humour n’est pas donné à tout le monde. L’esprit français pos- sède le sien, les Anglais leur célèbre wit, dont ils ne se départissent jamais, quelles que soient les circonstances : « même dans les heures les plus sombres, raconte Jean-Pierre Naugrette, les parlementaires britanniques, Churchill en particulier, savaient que gagner la guerre, à l’extérieur, passait par la victoire à la maison, dans les joutes oratoires ». Pour Adam Biro, auteur du Dictionnaire amoureux de l’humour juif (2), « les blagues antisémites ne sont pas des witz juifs d’origine. [...] Elles servaient [...] les desseins des antisémites. Néanmoins la moquerie [...] a été récupérée par les juifs – par autodérision ». Cette « fameuse autodérision juive, celle où nous offrons en riant notre face noire, [...] où nous reprenons à notre compte les poncifs des accusations », signifie ceci : « vos critiques, messieurs les antisémites, arrivent trop tard ; nous avons pris les devants, nous avons dit sur nous-mêmes tout le mal avant vous. Et d’ailleurs, nous sommes les premiers à [en] rire ». « On peut rire de tout mais pas avec tout le monde », disait Pierre Desproges. En France on meurt pour le droit de rire de tout. Comme les dessinateurs de Charlie Hebdo exécutés par des tueurs islamistes le 7 janvier 2015, parce que leur hebdomadaire satirique avait osé carica-

JUILLET-AOÛT 2018 5 turer le Prophète. Nous avons rencontré le dessinateur Riss, qui a repris courageusement les rênes de Charlie Hebdo après l’attentat. Un héros moderne qui risque chaque jour sa vie. Il évoque dans un long entretien son enfance, ses inspirateurs, son itinéraire, depuis ses premiers dessins à la Grosse Bertha jusqu’au comité de rédaction de Charlie Hebdo aux côtés de Cabu, Charb et Wolinski. Riss, rescapé de la tuerie, au cours de laquelle il fut blessé, raconte la vie après la mort : « Pour nous ce n’est pas fini, nous sommes toujours le lendemain du 7 janvier 2015, c’est un lendemain qui ne finit pas. [...] Je vis avec la moitié de ma vie. » Contrairement au journaliste Philippe Lançon, qui vient d’écrire un magnifique récit, le Lambeau (3), Riss n’a pas publié de témoignage personnel. Pas encore. S’il le fait, ce sera pour éveiller les consciences assoupies, frileuses, qui regardent ailleurs. « Aujourd’hui nous sommes un peu dans Soumission de Michel Houellebecq, regrette-t-il : “On s’y fera”. Le milieu islamo-gauchiste est toujours là pour répliquer, pour occuper le terrain ; eux sont vraiment dans une logique de com- bat. » Depuis l’attentat, certains dessinateurs qui frappent à la porte de Charlie demandent à signer d’un pseudonyme. « On peut les com- prendre », dit Riss, fataliste. « Nous pensions que cette facilité d’hu- mour était un acquis, or ce n’est pas vrai. On est confrontés à des mouvements de reflux. » Peut-on rire de tout en France aujourd’hui ? Certains veulent y croire. Encore faut-il que les rieurs soient prêts à défendre leur droit à rire autant que les amuseurs leur droit à divertir et à moquer l’époque. Et que les réseaux sociaux, hypocritement relayés par les médias clas- siques, ne se transforment pas en seuls juges de paix du bon et du mau- vais goût au nom de la bien-pensance. Valérie Toranian

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1. Pierre Desproges, Desproges par Desproges, préface de Philippe Meyer, Éditions du Courroux, 2017. 2. Adam Biro, Dictionnaire amoureux de l’humour juif, Plon, 2017. 3. Philippe Lançon, le Lambeau, Gallimard, 2018.

6 JUILLET-AOÛT 2018 dossier LE RIRE EST-IL MORT ?

8 | Riss. « On peut encore rire › Philibert Humm de tout en France mais il 61 | Quelques aspects de faut du courage » l’humour juif › Valérie Toranian › Adam Biro

26 | L’ADN desprogien. 68 | Histoire juive Filiations littéraires et › Philippe Trétiack panthéon personnel › Florence Leca Mercier et 74 | Oscar Wilde et la pensée Anne-Marie Paillet pince-sans-rire › Jean-Pierre Naugrette 35 | Shocking ! Ces plaisanteries qu’on n’ose plus faire 82 | La caricature, une « fleur du mal » ? 46 | Philippe Meyer. › Robert Kopp « Desproges aurait ri de son ascension posthume 87 | Car « le rire est le propre de comme d’une ultime l’homme » blague » › Jean-Paul Clément › Marin de Viry

56 | Réseaux sociaux. Le rire sous haute surveillance Riss « ON PEUT ENCORE RIRE DE TOUT EN FRANCE MAIS IL FAUT DU COURAGE » › Entretien réalisé par Valérie Toranian

Le dessinateur Riss, de son vrai nom Laurent Sourisseau, est un miraculé de la tuerie islamiste du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Après l’attentat, il a courageusement repris les rênes de l’hebdomadaire satirique. « Ceux qui sont morts, explique-t-il, je les connaissais depuis des années. Ils m’ont aidé à me construire. Je me dis que s’ils étaient là, ils feraient la même chose. J’essaie de leur être fidèle. » Malgré le danger, malgré les attaques dont Charlie Hebdo est encore l’objet, Riss et son équipe continuent d’exercer leur droit à l’irrévérence. Dans cet entretien, Riss le pudique parle de sa jeunesse, de ses inspirations, de ses maîtres, de la tyrannie des minorités, de la menace qui pèse sur la liberté d’expression au nom de la sensibilité… Et de l’avenir de Charlie.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous conscience d’être un héros moderne ?

Riss Absolument pas. On n’appréhende pas le regard «porté sur nous. Nous sommes dans notre journal, comme avant. La manifestation du 11 janvier 2015 était très impressionnante et désta-

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bilisante. Les réactions dans le monde entier étaient invraisemblables. Trois ans et demi après, je ne sais pas ce que les gens voient de nous. Pour moi, le héros est une notion de fiction. Dans la réalité, qu’est-ce que cela veut dire ?

Revue des Deux Mondes – Avez-vous le sentiment d’être un miraculé ?

Riss D’un point de vue personnel, oui.

Revue des Deux Mondes – Comment êtes-vous arrivé à Charlie Hebdo ?

Riss Avant Charlie, je travaillais pour un journal, la Grosse Bertha. Et avant la Grosse Bertha, j’étais étudiant en province. J’ai fait des études de droit parce que je voulais découvrir un univers totalement vierge. C’était passionnant car cette discipline est à l’intersection de plein de domaines. J’ai fait mon service militaire, qui fut une année sans liberté, sans discussion, sans prise de parole, sans possibilité

de dire ce que l’on pense, sans autorisation Caricaturiste et auteur de bandes d’aller et venir… Il fallait toujours tout dessinées, Riss est directeur de la justifier. Ce n’était pas une mini dictature publication de Charlie Hebdo. mais c’était un monde où les libertés fondamentales étaient considé- rablement réduites. En retournant à la vie civile, à la fac de droit, j’ai redécouvert la vie normale et j’ai été sidéré de constater que les gens n’étaient pas très libres. Ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient mais n’en faisaient pas grand-chose. Ils étaient timides, coincés, n’osaient pas. Pourtant le droit vous enseigne la liberté ! Je me souviens d’un professeur qui nous avait parlé de l’arrêt « Hara-Kiri » du Conseil d’État : le journal avait été interdit sous le général de Gaulle. La motivation donnée était la protection de la jeunesse, or on s’était aperçu que c’était faux. Le Conseil d’État avait alors ajouté un nou- veau critère, l’exactitude ! Je ne sais pas si j’aurais fait un bon juriste, mais je pense qu’il faut directement créer le droit. Il faut être acteur, c’est une matière dynamique. Il y a toujours un temps de décalage entre l’évolution de la société et le droit : les juristes sont un peu à la

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traîne. Je me sentais peut-être plus fait pour être acteur de la réalité que pour théoriser juridiquement sur le droit. Je me suis dit que le dessin me servirait à cela.

Revue des Deux Mondes – À quel moment arrive le dessin dans votre vie ?

Riss Dès la maternelle. Je regardais chez ma grand-mère les albums d’Astérix et Obélix et les dessins d’humour de Pèlerin Magazine. Une de mes grands-mères travaillait à chez un éditeur comme manuten- tionnaire. Elle avait récupéré un album de Pilote qu’elle m’avait donné et c’est là que j’ai découvert Cabu, Gébé, etc. Je devais avoir 7 ans. Cela m’avait impressionné. J’étais gosse, je ne comprenais pas tout ce que je lisais mais plus je vieillissais, plus je relisais ce même Pilote, et plus je saisissais les subtilités. J’aimais bien les dessins un peu « vaches », un peu « durs » à la Cabu ou Reiser, les dessins avec un trait et un humour rudes. Parallèlement, je découpais les dessins du Canard enchaîné qui me faisaient rire. Je me souviens de ceux sur Jean Royer pendant la campagne électorale de 1974 : au lendemain du premier tour, un des- sin le représenta nu ; la légende « À l’heure du dépouillement » m’avait fait énormément rire ! J’avais 8 ans. Je regardais aussi les dessins dans le Monde signés Plantu, Konk et Chenez, qui a ensuite rejoint l’Équipe. Au lycée, j’ai découvert d’autres dessinateurs. J’ai eu des périodes Gotlib, Franquin, etc. On copie et on assimile la technique. Je m’étais confectionné un catalogue avec toutes les mains décalquées de Gotlib. C’était toujours très sophistiqué. Le dessin est un appren- tissage solitaire. J’ai travaillé à la plume – je voulais dessiner aussi finement que Franquin, qui réalisait des petits personnages avec des poils –, puis j’ai fait de la gouache. Aujourd’hui, je travaille au pin- ceau avec de l’encre. Pour les illustrations des procès, j’utilise du crayon classique.

Revue des Deux Mondes – Le dessin numérisé existe-t-il chez Charlie ?

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Riss On voit arriver des dessinateurs qui ont tout sur ordinateur – alors que j’ai toujours une trousse bourrée de crayons : pour moi, le dessin est un artisanat et son support est le papier. Mais je reconnais l’utilité de l’ordinateur, notamment pour les montages. Je me souviens de Cabu et de ses planches immenses !

Revue des Deux Mondes – Comment a commencé votre relation à la chose politique ?

Riss J’ai goûté assez tôt à ce qui se passait autour de moi. Chez mes parents, le poste de radio était posé sur une armoire, dans la cuisine. C’était assez angoissant d’entendre ce qui en sortait. La guerre du Viêt Nam était un cauchemar absolu. J’entendais aussi les histoires sur le bloc de l’Est. Dans les journaux que je lisais chez ma grand-mère, il y avait des cartes de l’Europe qui montraient le déploiement des missiles Pershing en face des missiles SS-20. Nous étions au milieu. C’était effrayant ! On dit que l’époque actuelle est anxiogène mais cette époque-là était pire. J’étais convaincu qu’un jour la guerre écla- terait. Le terrorisme se déployait en Europe : l’Irlande, les Brigades rouges, l’ETA en Espagne, les attentats en France…

Revue des Deux Mondes – Dans quel milieu politique avez-vous grandi ?

Riss Je suis issu d’une famille d’agriculteurs vendéens et d’arti- sans bretons, tous catholiques. Un monde qui vote plutôt à droite. Le monde rural aime la stabilité, or la gauche représente l’instabilité, les grèves, c’est plus aventureux. Peut-être que la gauche n’a jamais su bien parler au monde rural. Je me souviens de la première manifesta- tion à laquelle j’ai participé, c’était contre la dictature en Argentine. D’un seul coup, on faisait quelque chose, les gens vous regardaient dans la rue ! Je devais avoir 12 ou 13 ans. Mon père m’avait fait lire des témoignages de torture en Argentine dans le Monde. Ces choses- là marquent. Je pensais être de gauche mais je ne savais pas tellement ce que c’était. Quand je suis arrivée à Charlie Hebdo, j’ai découvert d’autres gauches plus radicales, que je ne connaissais pas du tout.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 11 le rire est-il mort ?

Revue des Deux Mondes – Admiriez-vous des figures politiques, littéraires ?

Riss Je n’ai jamais été dévot ; les posters de chanteurs ou d’hommes politiques dans ma chambre, très peu pour moi ! Je trouvais aliénant de me mettre sous l’autorité d’une figure, même admirable. Je préfé- rais les voiliers. La musique classique m’impressionnait énormément, comme la lit- térature. Les romans me semblaient inaccessibles. Je cherchais un inté- rêt fonctionnel dans mes lectures ; elles devaient m’aider à comprendre quelque chose de politique. Je lisais des livres d’histoire. Le procédé romanesque me déconcertait, ce qui est une erreur car la littérature permet de dire ce que les livres d’histoire ne peuvent pas relater. Ma culture littéraire est chaotique, elle passe par ce que l’école m’a appris. En grandissant, j’ai élargi ma palette. C’est la même chose pour la philosophie. Étudiant, je me rappelle être allé à la librairie Mollat et avoir acheté l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé de Hegel en pensant que cela m’aiderait à découvrir cette discipline. J’ai été vacciné : il faut deux heures pour lire une phrase et trois jours pour la comprendre ! Je me suis toujours senti un peu novice dans cette sphère-là. Quand je suis arrivé à Paris, j’entendais parler de gens qui avaient fait « khâgne ». Je ne savais pas ce que cela voulait dire. Et « Ulm » ! J’ai fait ce que j’ai pu à mon niveau, comme la plupart des gens à Charlie. Cavanna avait son certificat d’études, Charb avait juste un bac, Tignous a fait l’école Boule…

Revue des Deux Mondes – Entrer à Charlie n’était-il pas impressionnant ?

Riss Si, mais je me suis dit qu’il fallait tenter ma chance. Je ne voulais pas me retrouver à 50 ans avec des regrets. Comme j’étais en province et que je ne connaissais personne, je devais trouver un travail à Paris. Je me suis rendu à l’ANPE de Bayonne, où j’ai vu une affiche : « la SNCF embauche à Paris-Nord ». J’ai passé les tests et j’ai été pris.

12 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 « on peut encore rire de tout en france mais il faut du courage »

Je suis arrivé à Paris le 3 janvier 1991. Le même mois, la guerre du Golfe a éclaté et la Grosse Bertha a commencé à paraître. Peu de jour- naux proposaient alors des dessins : il y avait le Canard enchaîné, l’Idiot international ; Charlie Hebdo n’existait plus. Je m’installe à Paris en juin et en juillet 1991 j’apporte un petit paquet de dessins à la Grosse Ber- tha, située au 12, rue Chabanais, dans un ancien bordel. Je monte les escaliers, il n’y avait aucune pancarte indiquant la rédaction ; sur une porte, je lis : « Bureau d’études Urba-Gracco » (soit le bureau d’études pour le financement du PS, les fameuses fausses factures !). La Grosse Bertha était là : une petite pièce avec une secrétaire de rédaction, une maquettiste, une table et rien d’autre. Je dépose mes dessins. J’achète le journal le jeudi suivant et je vois deux de mes dessins publiés. J’ai ressenti une sensation bizarre : quand vous dessinez dans votre coin, vous êtes tranquille ; quand vous êtes publié, vous êtes mis à nu et jugé. Tant pis, c’était le jeu. Il s’agissait d’un dessin sur le 14-Juillet et un autre sur les bonnes manières de Nadine de Rothschild (elle venait de sortir un livre sur le sujet). Toutes les semaines j’apportais ma livrai- son de dessins, certains passaient, d’autres non, je ne comprenais pas les critères de choix. Je pensais que comme dans le théâtre, le dessin avait des règles, des unités de temps, de lieu, d’espace… Au bout d’un an, j’ai compris que ce qui intéressait la rédaction étaient mes dessins les plus libres, sans « codes ». Il ne faut pas trop calculer, il faut accep- ter de se dévoiler et de se mettre en danger.

Revue des Deux Mondes – Vous donniez vos dessins et vous repartiez. N’était-ce pas un peu frustrant ?

Riss Au début, je déposais les dessins sans rien dire et repartais. J’avais la trouille qu’une personne s’approche de moi pour me dire : « Tes dessins sont sympas mais tu n’y arriveras pas. » Je me préparais à l’échec. Je n’en menais pas large, tout m’impressionnait. J’avais entra- perçu Cabu mais je n’osais pas lui parler. Puis, petit à petit, je suis resté un peu plus. Je voyais Charb, très à l’aise avec tout le monde, tout mon contraire, et Tignous avec ses bagues et ses chaussures pointues.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 13 le rire est-il mort ?

Moi je portais un manteau tristoune à la Colombo ! Je n’avais pas le look d’un dessinateur. Un jour Cabu vient me parler (j’avais dessiné Rocard écartelé par quatre chevaux) : « Il faut que tu fasses des décors, des mises en scène. » Je ne pensais pas qu’on avait le droit de faire ce qu’on voulait dans le dessin. Cela m’a décoincé : j’ai pris conscience que je pouvais faire ce que je voulais. C’est la première chose que m’a dite Cabu.

Revue des Deux Mondes – Comment se passe le passage à Charlie ?

Riss Le rêve de Cabu était de refaire un Charlie Hebdo, disparu depuis dix ans. L’éditeur Jean-Cyrille Godefroy lui a proposé de créer avec lui la Grosse Bertha. Cet éditeur n’était pas aussi radical dans sa démarche satirique que pouvait l’être Philippe Val, arrivé après. Il y a eu un clash en juin 1992 et Godefroy a viré Val. Cabu a suivi Val et toute l’équipe ! Val m’a appelé : « On monte un autre journal, tu nous rejoins ? » En une semaine, on a fait un journal sans savoir qu’il s’appellerait Charlie. Le lundi, jour de bouclage, on n’avait toujours pas de titre. Charb m’annonce que ce sera Charlie Hebdo. J’étais pani- qué ! Notre première réunion s’est déroulée dans un bureau minuscule rue Denfert-Rochereau,­ les gens étaient debout. Tout le monde était partant. J’étais un peu naïf au début : je savais que le premier Charlie avait connu beaucoup de procès. Moi j’amenais mes dessins et me disais : s’il y a un problème, ils me le diront ; ils doivent connaître le droit de la presse, les lois… J’amène un jour un dessin de Caroline de Monaco dans une position pas très flatteuse – j’avais lu un article dans Paris Match où elle disait vouloir divorcer de Philippe Junot ; comme ils s’étaient mariés à l’église, l’Église catholique avait examiné des « aspects de leur vie intime »... J’étais sidéré qu’en 1991 il existât encore des choses pareilles. J’avais fait un dessin très cru montrant les évêques en train d’examiner Caroline de Monaco. Il a été pris, donc je me suis dit : très bien, ça doit aller. Erreur : ce fut notre premier procès ! Les Grimaldi gagnaient toujours leurs procès. Et là, ils l’ont perdu. Tout de suite, nous étions dans le bain. Nous étions harcelés

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par l’association catholique intégriste Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne). Ils nous ont fait des dizaines de procès. Certains dessins ont été deux fois en cassation. Ils voulaient nous étrangler économiquement. C’est un peu cela qui avait perdu le premier Charlie. L’armée faisait aussi des procès pour l’antimilitarisme. L’Agrif avait inventé un concept : le racisme anti-chrétien. Quand il y a eu le procès des caricatures, les islamistes ont repris le concept : le racisme anti-musulman. L’Agrif voulait qu’une jurisprudence enté- rine cette notion, ce qui aurait été catastrophique. La 17e chambre ne l’a jamais entérinée. La religion n’est pas une race. En 2006, lors du procès contre les caricatures de Mahomet, je me suis dit : si on est condamnés, c’est un retournement de jurisprudence. Logiquement la 17e chambre ne pouvait pas accepter le concept. Heureusement, ils ont été cohérents.

Revue des Deux Mondes – Vous souvenez-vous de dessins pour les- quels Charlie a été condamné ?

Riss Charb a été condamné pour injures : il avait dessiné des pilotes français prisonniers des Serbes en Bosnie, en les traitant d’as- sassins : « Gardez les deux assassins, rendez l’avion. » Il a été aussi condamné pour un dessin représentant un ministre de la Fonction publique qui faisait entrer dans une chambre à gaz tous les fonction- naires ; ce n’est pas passé ! La dernière fois que j’ai dû comparaître physiquement devant la 17e chambre, c’était il y a un an, pour un dessin de Nadine Morano dans les bras de De Gaulle. Vous pouvez être condamné pour des dessins liant croix gammée et Le Pen : vous associez deux idéologies. D’ailleurs, coller des croix gammées par- tout banalise le nazisme.

Revue des Deux Mondes – Comment faites-vous l’équilibre entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas dessiner ? Comment le droit influence-t-il vos dessins ?

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 15 le rire est-il mort ?

Riss La 17e chambre défend plusieurs valeurs et notions. Je vérifie que les dessins et propos ne marginalisent pas. On peut être condamné pour stigmatisation, rejet et haine de l’autre. On connaît les critères de la 17e chambre. Charlie Hebdo n’a jamais dit être contre le droit. Il faut du droit. On accepte les règles du droit et donc on accepte d’être condamné. L’humour doit être créatif. Il faut inventer des expressions nouvelles, des situations graphiques nouvelles, sinon on reste dans des tombereaux d’injures. On doit faire passer nos révoltes et nos indignations par la création, sinon nous ne sommes pas des dessinateurs. La satire est un travail de création, ce n’est pas uniquement dire ce qu’on pense. On passe autant de temps à réfléchir à la façon de formuler qu’à dessiner. Il ne s’agit pas uniquement de dégoupiller une grenade, il faut assumer, avoir des convictions.

Revue des Deux Mondes – « La liberté d’expression est un droit si on s’en sert », avez-vous dit. Peu de dessinateurs, de journalistes, d’humoristes osent se risquer sur des sujets sensibles. Pire, on se demande s’il n’y a pas un consensus. Ne sommes-nous pas en train de vivre une période de recul ?

Riss La 17e chambre est beaucoup plus ouverte qu’on ne le croit. Elle a aussi pour mission de donner des garanties de création, de liberté d’expression. La religion est devenue un énorme problème. Dans les années quatre-vingt-dix, le spectacle terrifiant que donnait l’islam se situait en Algérie. On voyait cela de loin sans imaginer que cela arrive- rait en France. Cabu avait fait un dessin sur l’élection de Miss Monde au Nigeria en 2002. Les islamistes n’avaient pas voulu de l’événement. Résultat : 200 morts. Cabu avait fait un dessin : Mahomet organisait l’élection de Miss Sac à Patate ; en titre : « Je choisis la Belle de Fonte- nay » ! On avait reçu des menaces par fax. On a eu une petite protec- tion d’un ou deux jours, puis tout s’est calmé. D’année en année, les choses se sont durcies. Maintenant on ne fait plus rien sur l’islam ; on ne peut même pas publier des dessins qui appartiennent au patrimoine, à l’histoire graphique du pays. Des dessins de l’Assiette au beurre sont

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assez redoutables : on voit par exemple Mahomet sur sa monture, les yeux fous, son cheval piétinant un tas de têtes coupées. On ne peut pas publier cela, même à titre documentaire. Alors faut-il encore dessiner sur ces choses-là ? Les décisions de la 17e chambre ne concernent pas uniquement Charlie Hebdo, c’est un droit de tous les citoyens, de tous les journaux. Tous les médias sont responsables de la liberté d’expression et de sa vitalité. Ce n’est pas à Charlie Hebdo de servir d’alibi. Si tout le monde s’y mettait, les islamistes auraient beaucoup plus de mal à attaquer. Ce fut le problème en 2006. Val pensait que d’autres journaux publieraient les caricatures, mais seul l’Express a suivi.

Revue des Deux Mondes – La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens (1) est un livre glaçant. Des jeunes de 14-18 ans, issus de quartiers populaires, s’expriment et remettent clairement en ques- tion la possibilité de rire de tout…

Riss L’enquête ne m’a malheureusement pas surpris. Les citoyens sont timides. La liberté fait peur : il faut l’assumer, la créer, la recréer, il faut se battre pour elle. Ces lycéens pensent être dans le droit chemin en s’imposant des contraintes. Ils ne supportent pas de cohabiter avec des formes d’expression plus libres, cela les ferait douter d’eux-mêmes, remettrait en cause l’absolue de la religion. Quand on rit, c’est qu’on doute. Les jeunes sont en quête de repères, ils pensent que s’insérer dans des interdits et les voir s’appliquer à tous sont les bons repères.

Revue des Deux Mondes – Sommes-nous en train de faire basculer nos valeurs vers une « protection de la sensibilité » ?

Riss Le terme « sensibilité » est redoutable ; il est tyrannique. La sen- sibilité n’est pas une valeur juridique. Elle est infinie. On ne peut pas lui donner une assise juridique sinon il n’y a plus de droit, de socle minimum. Chacun vit dans sa logique ; nous sommes dans l’ordre de la secte. C’est très anglo-saxon. Les gens ont une identité et l’imposent contre le réel. Si les profs n’arrivent plus à transmettre ce qui est, il faut fermer les écoles !

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Revue des Deux Mondes – Que pensez-vous des déclarations d’Em- manuel Macron aux Bernardins : « Nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il nous importe, à vous comme à moi, de le réparer » ?

Riss On a l’impression que le président dévoile ses convictions reli- gieuses. Lui qui a une très haute idée de la fonction du chef de l’État, l’écorne. Quand on est chef de l’État, on a une responsabilité à l’égard des Français, de tous les Français. Jusqu’où peut-on aller dans la satis- faction des discours communautaristes et identitaires ? Il n’y a plus de vision de l’intérêt général, supérieur, on donne un peu satisfaction à tout le monde. C’est un clientélisme intellectuel. Qu’est-ce que ça donne ? Une société fractionnée. Les athées et les laïcs doivent réap- prendre le sens du combat. Ils roupillent depuis des années. Ceux qui réagissent sont les plus radicaux, les plus réactionnaires, ils ont toutes les audaces. Et personne n’ose rien dire. Rien ne dure éternellement, tout peut se casser la figure en démocratie du jour au lendemain. C’est ce que je ressens. Il faut réagir sinon on va se faire piétiner. Il faut faire exister les choses par le combat. On ne peut pas seulement évoquer la loi de 1905 comme une incantation. Quand j’ai écrit le texte sur Ple- nel (2), j’ai tapé au maximum. Il n’y a que ça qu’ils comprennent : les coups de poing. Nous sommes aujourd’hui un peu dans Soumission de Michel Houellebecq : « On s’y fera. » Le milieu islamo-gauchiste est toujours là pour répliquer, pour occuper le terrain ; eux sont vraiment dans une logique de combat.

Revue des Deux Mondes – La France n’aurait-elle pas besoin d’un vrai credo républicain ?

Riss Certains proposent des réponses, comme Manuel Valls, le Printemps républicain… La laïcité est malheureusement aussi dans la bouche de Marine Le Pen. Comment faire comprendre que la laï- cité n’a rien à voir avec l’islamisme de gauche ou le Front national ? Sur certains réseaux sociaux, Charlie est traité de journal raciste ! Il ne

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faut pas se laisser impressionner. Ce sont des réponses idéologiques, des techniques staliniennes, de menace, d’intimidation : à l’époque de la guerre froide, vous étiez ou prosoviétique ou proaméricain, vous ne pouviez pas être entre les deux. Je ne vais pas répondre aux attaques d’interlocuteurs qui n’enrichissent pas le débat. Ce sont des idéologues, des commissaires politiques, installés dans des logiques de déstabilisation.

Revue des Deux Mondes – La question de l’islam politique et de l’identité a fracturé la gauche en deux...

Riss Tout passe aujourd’hui par les identités intimes. La gauche est devenue une gauche très à l’anglo-saxonne, très libérale, qui développe une vision ultra-individualiste.

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il une communautarisation de la scène humoristique ?

Riss Oui. Dans le Monde, j’ai lu un reportage sur le festival de Jamel Debbouze à Marrakech. Il n’y avait aucun recul, aucune ironie sur la religion. L’humour est très conservateur, sans audace. Les humo- ristes fuient les problèmes difficiles. Maintenant, il y a un clientélisme en politique, dans l’humour, dans le journalisme. Tout est segmenté. C’est une approche très « Ikea » : il y a des meubles pour telle catégo- rie, telle idée pour tel genre. Quand on parle de la vision universaliste, on a l’impression d’être un vieux con.

Revue des Deux Mondes – On peut de moins en moins rire de tout en France ?

Riss On peut faire ce que l’on veut, mais il faut avoir le courage de le faire.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 19 le rire est-il mort ?

Revue des Deux Mondes – Vous avez créé un prix littéraire Charlie, pour que l’esprit de Desproges continue à vivre. Cet esprit existe-t-il toujours ?

Riss Pierre Desproges, et même Coluche, évoluaient dans un environnement où la crainte de voir les blagues provoquer des choses déplaisantes n’existait pas. Il y avait un optimisme, on se disait que cela n’aurait pas de conséquences. Aujourd’hui, on se demande si les bla- gues ne vont pas inciter ou conforter les gens. Vont-ils comprendre le second degré qui permet de dire ce que l’on veut ? Tout est pris au pre- mier degré. Si Desproges refaisait ses blagues dans le contexte actuel, je ne suis pas sûr qu’il serait compris. L’environnement a changé parce que nous pensions que cette facilité d’humour était un acquis, or ce n’est pas vrai. On est confrontés à des mouvements de reflux. Il faut se réimprégner d’un esprit combatif pour faire comprendre les choses. Ce n’est pas facile.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi avez-vous assisté au procès d’Abdelkader Merah, le frère de Mohamed Merah, auteur de la tuerie antisémite de Toulouse ?

Riss Au début je n’avais pas prévu de le suivre. J’y suis allé par hasard puis j’ai décidé d’assister à tout. On avait vraiment en face de nous un cas, quelqu’un qui allait dire ce qu’il avait dans le ventre et comprendre le processus. L’affaire Merah inaugurait ce qui allait se reproduire par la suite. Je voulais prendre les devants, pour ne pas me laisser surprendre le jour où s’ouvrira notre procès. Ce sera une épreuve pour tout le monde.

Revue des Deux Mondes – La peur est-elle présente au quotidien ?

Riss On y pense. Pour nous ce n’est pas fini, nous sommes tou- jours le lendemain du 7 janvier 2015, c’est un lendemain qui ne finit pas. On peut se dire que le procès sera un jalon, une autre étape.

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Quand on voit l’évolution de la société française, tout peut arriver. Les policiers qui nous gardent sont aux aguets, il faut faire attention à tout. Les menaces existent toujours. On ne sait pas si c’est terminé. Nous sommes dans cette incertitude.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous mis longtemps à vivre avec la peur ?

Riss Au lendemain de l’incendie des locaux de Charlie en 2011, nous avons eu une protection que je voulais arrêter au bout de quelques mois. Et puis il y a eu Merah à Toulouse. Quand j’ai vu ce qu’il avait fait dans l’école juive, je me suis dit que c’était ce qui nous attendait à Charlie : s’attaquer à un symbole et tirer sur des gens. Ils ont tiré sur n’importe qui. Finalement j’ai gardé ma protection jusqu’au début 2013. Seul Charb a conservé la sienne suite aux menaces d’al-Qaida. 2013 et 2014 se passent. J’avais dit à Charb que sa protection ne servait plus. Rien ne nous indiquait qu’on était encore en danger. La foudre nous est tombée sur la tête. On ne peut plus désormais relâcher la tension.

Revue des Deux Mondes – Philippe Lançon a publié un très beau livre sur son expérience, le Lambeau (3). Avez-vous envie d’écrire ?

Riss Oui, mais je me demande tout le temps ce qui est légi- time, ce qui intéresse les gens. Je ne veux pas que ce soit redondant, voyeuriste, du « porno terrorisme ». Tout ce qui s’est passé autour de Charlie en 2015, comme l’attitude inqualifiable d’Edwy Plenel, m’est resté en travers de la gorge. Il y a tellement de choses à dire que je ne saurais pas par quel bout commencer. Les gens voudraient qu’on raconte des choses personnelles et humaines : le tragique, la souffrance, etc. Un rescapé du 13 novembre pourrait raconter la même chose ; il a vécu le même genre de terreur. Quelle est la sin- gularité du 7 janvier ? On est obligé d’en revenir à la politique. Ce n’est pas un attentat aveugle. Ce ne sont pas des pauvres gens à Nice

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ou pris au hasard dans une salle de spectacle : nous avons été visés parce que nous étions Charlie, nous devions disparaître. Je préfère parler de cela plutôt que de l’aspect personnel. Les gens vous tirent vers l’émotion pour vous faire parler de vous et pas du politique. Or je veux que l’aspect politique soit abordé.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes très pudique : on ne vous a pas entendu vous exprimer sur le sujet...

Riss On est toujours dans la pièce, on n’est pas sortis. Si vous faites entrer des gens extérieurs, ils ne vont pas comprendre. On n’est pas seul dans la pièce, c’est un événement collectif : il y a d’autres victimes et certaines familles n’ont pas envie des détails. On a beau avoir subi cet événement, il ne nous appartient pas personnellement. Il y a ceux qui viennent vers nous en nous demandant de raconter car ils veulent savoir. Ils ne se rendent pas compte que nous sou- haitons aller dans l’autre sens. Cela fait des mois que je dois aller voir le dossier d’instruction, mais je n’ai pas envie d’y aller, il y a tous les détails, les photos, etc. Entre l’aspect politique, pour moi primordial, et l’aspect personnel, délicat, on marche sur des œufs. Je n’ai pas encore trouvé de forme pour parler de ça. Luz et Lançon ont trouvé la leur.

Revue des Deux Mondes – Cela ne vous aiderait-il pas ?

Riss Si je pouvais faire quelque chose qui rende les gens combatifs, pourquoi pas ? Si c’est juste pour raconter mes misères personnelles, toutes les victimes d’attentat peuvent le faire. Ce que l’on ressent, ce ne sont pas seulement des faits, ce sont des sensations, des odeurs, des bruits, des rythmes. On pourrait presque avoir une approche artis- tique. Avec un témoignage et des faits, les gens ramènent cela à un événement. Les sensations intimes sont difficiles à décrire. Peut-être que la fiction peut aider à aller au-delà du livre d’histoire. On peut en parler avec les gens qui ont vécu la même chose car on est à l’aise, on

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a les mêmes références, les mêmes codes, on ne se choquera pas, on pourra se confronter. Les autres ne peuvent pas bien comprendre, bien interpréter. Il faut trouver les ponts entre l’ultra-individuel et l’univer- sel. Je ne les ai pas encore trouvés…

Revue des Deux Mondes – Ressentez-vous la « culpabilité » du survivant ?

Riss Oui. Ceux qui sont morts, je les connaissais depuis des années. Ils m’ont aidé à me construire. Une partie de ce que je suis vient d’eux. C’est comme s’il y avait un trou noir de vingt-cinq ans. Parfois je retrouve des copains du collège ou du lycée de la vie d’avant, avant d’avoir poussé la porte de la Grosse Bertha. Du jour où j’ai poussé cette porte jusqu’au 7 janvier, cela n’existe plus. Je vis avec la moitié de ma vie. C’est sûr qu’il y a un sentiment de culpabilité. On a honte de jouir de la vie. Peut-être que notre éducation chrétienne nous culpabilise... Je me dis que s’ils étaient là, ils feraient la même chose. J’essaie de leur être fidèle. D’ailleurs Lançon le dit, ils sont toujours à côté de nous, on les entend. Quand je discute au journal, ils parlent encore. On peut sans trop de risques dire : « ils auraient dit cela, etc. » Cela nous fait du bien de les entendre encore parler. C’est une manière de garder leur présence à nos côtés.

Revue des Deux Mondes – Vous allez ouvrir Charlie à de nouveaux actionnaires...

Riss Depuis 1992, la règle veut que seuls les salariés puissent être actionnaires. J’ai appris avec Charb à exercer cette tâche aux côtés de Bernard Maris et de Cabu. Ce n’est pas évident de s’occuper d’un journal, surtout de celui-là. Il faut des gens capables d’assumer tout ce qu’il faut assumer. Ce n’est pas du tout confortable, contrairement à ce que certains pensent.

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Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui est le plus pesant ?

Riss Faire les bons choix pour que dans cinq ou dix ans le journal soit toujours là. Charlie est un journal unique, il ne faut pas le galvauder. C’est un bien précieux pour la collectivité et pour nous. On ne peut pas faire les choses à la légère. Nous faisons entrer des actionnaires pour qu’un jour ils prennent des décisions sur l’avenir du journal. L’éditorial et le gestionnaire sont imbriqués. De la même façon qu’on a fait entrer de nouveaux dessinateurs, il faut initier les nouveaux actionnaires.

Revue des Deux Mondes – Voulez-vous passer le relais ?

Riss À long terme, c’est bien ce qui arrivera. On n’est pas éternels. Au lendemain du 7 janvier, ma préoccupation était de continuer. Des actionnaires sont morts le 7, il faut en trouver d’autres. C’est la vie d’une entreprise, c’est logique. On nous a fait entrer, Charb et moi. Maintenant je vais faire entrer d’autres personnes. Et ainsi de suite. C’est le grand cycle de la vie. C’est aussi pour rassurer les lecteurs, qui sont parfois inquiets de savoir si psychologiquement on va bien. Ils ont peur que le journal soit fragile alors que j’essaie de le blinder, à tout point de vue : éditorialement, juridiquement, économiquement, etc. S’il m’arrive quelque chose, il ne faut pas qu’il y ait un vide juridique.

Revue des Deux Mondes – Une nouvelle formule se profile en septembre…

Riss On va essayer de rafraîchir et réorganiser le journal. Il y aura toujours 50 % de textes et 50 % de dessins. Les gens attendent d’être étonnés toutes les semaines. Si la rédaction ne s’étonne pas elle-même, elle n’étonnera pas le lecteur. Il faut s’emballer pour des choses qui nous passionnent. Pour les dessins, c’est pareil, on essaie de se réinven- ter toutes les semaines. Le niveau d’exigence du lectorat est bien plus élevé qu’il y a trente ou quarante ans. La presse papier n’est plus reine, elle est au milieu de plein de trucs.

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Revue des Deux Mondes – Vous avez de nouveaux talents dans l’équipe ?

Riss Il y a toujours des gens qui proposent des choses, avec plus ou moins de talent. Parfois des rédacteurs veulent rester anonymes. On peut les comprendre…

1. Anne Muxel et Olivier Galland, la Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Presses universitaires de France, 2018. 2. Riss, « Jamais », édito de Charlie Hebdo, 15 novembre 2017. 3. Philippe Lançon, le Lambeau, Gallimard, 2018.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 25 L’ADN DESPROGIEN. FILIATIONS LITTÉRAIRES ET PANTHÉON PERSONNEL › Florence Leca Mercier et Anne-Marie Paillet

élange savoureux et cocasse du ludique et du polémique, entre langue littéraire et vulgarité maîtrisée, l’humour bien particulier de Pierre Desproges s’inscrit dans une tradition fran- Mçaise à la fois littéraire et populaire. Filiations littéraires

Desproges, sans doute le plus littéraire des humoristes français, se considérait lui-même comme un « écriveur », et il se met en scène, parodiant cette tradition de la langue littéraire française, soucieuse d’élégance, « cherchant sans y croire l’idée fulgurante d’où jaillirait l’une de ces pages implacables où la délicatesse nacrée du style le dispute à la clairvoyance rigoureuse de l’analyse austère au lyrisme glacé » (1). La première filiation, la plus ancienne, c’est la veine burlesque, le plaisir de jouer avec la langue, qui remonte à François Rabelais, dont l’humoriste d’ailleurs se réclame :

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« François Rabelais fut en son temps le plus éblouissant serviteur des belles-lettres françaises, non pas malgré, mais à cause de l’artisanale magie de son verbe dont les superbes jurons colorés déculottaient déjà ces hémi- plégiques du langage qui cachent leurs mots crus et montrent au tout-venant leurs langues cuites, surbouil- lies, sans saveurs et sans images. (2) »

C’est de cette jouissance de la langue que témoignent les nom- breux néologismes, comme « complexoïde », « émouvance », le tru- culent « zigounipiloupiler » ; ou les mots-valises (télescopage de deux mots) tels « perversatile », ou « libidœil ». Mais l’humour de Desproges est loin d’être gratuit. On reconnaît la tradition d’une ironie humaniste à la Voltaire lorsqu’il dénonce les fanatismes ou la guerre en feignant d’en valoriser les codes. Il suffit d’ouvrir le premier chapitre du Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis, intitulé « Les bonnes manières à la guerre », qui pose la question insolite, mais cruciale : « L’ennemi, pourquoi faire ? » « L’altesse et la sérénité, […] ça ne s’attrape pas au lit comme la vérole ou le droit d’aînesse » : ce n’est pas Voltaire qui parle, c’est bien Desproges dans les Chroniques de la haine ordinaire (à partir d’un calembour sur « altesse sérénissime », il est vrai) qui suggère cette fausse

équation entre les privilèges et la maladie Florence Leca-Mercier, maître de vénérienne, qui « s’attrape au lit », rappe- conférences à Sorbonne-Université, lant également le mot de Figaro au Comte et Anne-Marie Paillet, maître de conférences à l’École normale Almaviva : « vous vous êtes donné la peine supérieure de Paris, enseignent la de naître ». Voltaire, lui, comparait, en sens linguistique et la stylistique. Elles ont inverse, la vérole, maladie très européenne, publié ensemble : « Je suis un artiste à… la controverse : « dans notre continent, dégagé » Pierre Desproges : l’humour, le style, l’humanisme (Rue d’Ulm, cette maladie nous est particulière, comme 2014) et le Sens de l’humour. Style, la controverse » (Candide). La vérole semble genres, contextes (L’Harmattan, 2018). un prétexte pour introduire un autre fléau, la controverse, qu’on ne s’at- tendait pas à voir invitée ici – au lecteur d’apprécier le sous-entendu... Ce discours critique imprévisible, Desproges en use pour dénoncer la

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 27 le rire est-il mort ?

torture, en amorçant l’énoncé sur un élément totalement anodin, et même loufoque, pour aboutir à une dénonciation grave :

« Bien plus que le costume trois pièces et la pince à vélo, c’est la pratique de la torture qui permet de distinguer à coup sûr l’homme de la bête. (3) »

Il exploite ici la tradition du faux éloge, du paradoxe ironique : supé- riorité de l’homme sur l’animal ?… Voltaire dans le Dictionnaire philo- sophique ne s’y prenait pas autrement pour dénoncer la guerre, dans cet écosystème bien particulier : « les mouches sont nées pour être mangées par des araignées, les araignées par les hirondelles, les hirondelles par les pies-grièches, les pies-grièches par les aigles, les aigles pour être tués par les hommes, et les hommes, pour se tuer les uns les autres. » Endormir la vigilance pour assurer l’effet de choc : Desproges, dans ses phrases qui font le grand écart entre deux univers, l’a appris des plus grands. Quant à la dénonciation des stéréotypes, bourgeois, racistes ou machistes, Desproges a un illustre prédécesseur :

« Blondes : plus chaudes que les brunes (Voy. brunes) » « Brunes : plus chaudes que les blondes (Voy. blondes) »

Desproges ? Non : Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues (le renvoi illogique manifeste évidemment le second degré de l’énoncé). Clichés et idées reçues, emblèmes de la médiocrité qu’il exècre, sont bien pour Desproges une cible privilégiée. Bon nombre de défi- nitions de Flaubert sont en fait des prescriptions, rappelant le genre du manuel ou du guide, dont s’inspire Desproges. « Italie : doit se voir immédiatement après le mariage », écrivait Flaubert. Desproges ajoute une touche d’absurdité, en répondant ainsi à la question « Qui emmener en voyage de noces ? » :

« Au départ, afin de mettre toutes les chances de votre côté pour que votre voyage de noces soit un succès total, […] la première chose à faire est de partir SEUL. »

28 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 l’adn desprogien. filiations littéraires et panthéon personnel

Plus proche de nous, on peut déceler dans la désinvolture de Des- proges l’héritage d’Alphonse Allais et sa « fumisterie », ses aphorismes paradoxaux, son humour noir (« À quoi bon prendre la vie au sérieux, puisque de toute façon nous n’en sortirons pas vivants ? »). L’image de Desproges « ni de droite ni de gauche », contre toute forme de médio- crité, rappelle la posture de cet écrivain, à la fois anarchiste et réac- tionnaire, qui était chroniqueur comme lui, et qui a débuté sur scène (celle du Chat-Noir). Quant au mélange du littéraire et du vulgaire, des niveaux de langue que cultivait Allais, Desproges le systématise avec le voisinage de l’imparfait du subjonctif et de termes grossiers : « Pourquoi a-t-il fallu, comme un vieux con de cheval qui retourne au picotin, que je poussasse la porte à battants pour aller réclamer un demi ? (4) » D’Alphonse Allais, Desproges hérite encore la fabrique de fausses citations, comme cette plaisanterie volontairement douteuse, attri- buée à un homme tristement célèbre, non pour sa phrase mais pour ses crimes contre l’humanité : « car, comme le disait Himmler, on ne peut pas être au four et au moulin » (5). Desproges s’inscrit également dans cette tradition bien française du jeu avec les proverbes et les expressions figées, allant d’Allais à Pierre Daninos et à Pierre Dac en passant par Jules Renard : « Par- tir, c’est mourir un peu, mais mourir, c’est partir beaucoup » ; « Je me suis toujours demandé si les gauchers passaient l’arme à droite » (Allais). Même jeu chez Desproges, sur les clichés littéraires : « Je sentis le fa se dérober sous mes pas alors que, normalement, c’est le sol, c’est vous dire à quel point j’étais bouleversé » (6) ; aussi bien que sur des expressions courantes : « je suis gaucher contrariant », ou « je suis un artiste dégagé » (7). En même temps qu’à une fête du langage, on assiste à une critique acerbe de la bien-pensance, lorsqu’il oppose ainsi la pauvreté cachée à la misère voyante, « la lèpre avec moignon sur rue » (8). C’est ce mélange bien particulier du loufoque incongru et du para- doxe à la Voltaire qui fait l’humour proprement desprogien : « Les ani- maux sont moins intolérants que nous : un cochon affamé mangera du musulman. (9) »

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 29 le rire est-il mort ?

Au panthéon de l’humour desprogien

« Humoriste, c’est un mot grave et prétentieux comme philosophe, ou spécialiste : je ne suis pas un spécialiste de l’humour. C’est par humilité que je ne veux pas être humoriste. En revanche, c’est par vanité que je ne veux pas être comique. Un comique, c’est un type qui a le nez rouge, qui pète à table, qui se met une fausse barbe : ça me glace totalement » (10).

S’il ne veut donc pas être Coluche ; s’il salue en Pierre Perret l’ama- teur de bonne chère plutôt que l’humoriste (« Pierrot, mon frère, comme moi tu sais ce que jouir veut dire » (11)) ; s’il se veut avant tout irrécupérable, dans tous les sens du terme, Pierre Desproges a néanmoins un panthéon personnel, et ses fleurs d’humour noir et vachard sont entées dans un terreau fertile qui va d’Alexandre Vialatte à l’Almanach Vermot. Ce célèbre éphéméride est une source durable d’inspiration potache. Tout amateur se souvient de « Il faut tout plier, tout peut se plier » (12), parodie approximative de la chanson de Brel « Ne me quitte pas » ; ou encore de : « Il fallait qu’un homme se levât et qu’il fustigeât l’inconduite des enfants. Il est né, c’est Serre » (13). Mais chez Desproges l’Almanach Vermot est élevé au rang des belles- lettres, nourri de prose Grand Siècle, tout en périodes classiques, avec imparfaits du subjonctif et clausules. Les hommages que le procureur au « Tribunal des flagrants délires » rendit à ses modèles sont nombreux, éloges empoisonnés (on ne se refait pas), mais parfois sans mélange : « Même pour rire, je suis inca- pable d’enfoncer Cavanna » ; et à propos de Reiser, il souligne « sa luxuriante carrière d’humoriste graphique » (14). Sa famille de cœur est hétéroclite par les genres artistiques mais reliée par un même ADN de provocation et d’iconoclastie. Aux côtés des écrivains, des humoristes, on trouve des dessinateurs (Cavanna, Reiser, Serre, Siné, Sempé) ; des showmen (Pierre Doris, Pierre Dac, Francis Blanche, Jacques Martin, Jean Yanne, « qui a plus fait pour la promotion du mauvais goût en France que Jaruzelski pour la pro-

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motion de Solidarność en Pologne » (15)) ; des chanteurs (Boby Lapointe, Georges Brassens, qui « était plus qu’un chanteur. C’était une très belle langue » (16)). Dans ce panthéon, il convient de distinguer ceux avec qui il se sent des affinités électives par leur conception de l’humour (humour noir, mauvais goût, provocation parfois extrême), et ceux qui sont aussi des modèles stylistiques, comme Vialatte et, pour la partie scène, les duos Pierre Dac-Francis Blanche et Jean Yanne-Jacques Martin, grâce à qui le jeune Desproges trouvera sa voie et sa « voix », c’est-à-dire ce phrasé si particulier, équivalent vocal de la période oratoire à l’écrit, qui rend distingués le plus pourri des calembours ou la plus borderline des saillies. La première rencontre est celle de l’humoriste Pierre Doris :

« Quand j’étais étudiant, je claquais tout mon argent de poche à entraîner nuitamment des connes lettrées à l’Échelle de Jacob ou à la Galerie 55 pour aller me sub- juguer les neurones à sarcasmes sous l’éclat ravageur des horreurs salubres que Pierre Doris rugissait en rafales au- dessus de nos coca-rhum » (17).

Chez Doris, comme chez le dessinateur Serre, dont il gratifie les Petits anges d’une « Préface puérilophobique », ou encore Siné, « ce dessinateur haineux, raciste et borné », qui « a foutu des boutons de rage à plusieurs générations de bien-pensants » (18), Desproges appré- cie le dynamitage des tabous ; il jubile, et honore le courage de ces humoristes à endosser le rôle du bouffon qui profère les mots incon- venants et prend le risque d’assumer l’opprobre d’un discours dont, pour notre confort, nous ne retirons qu’un lâche rire de libération. La mort, la maladie, les enfants, la vieillesse, la pauvreté, les grands drames du siècle comme la Shoah, rien n’est tabou pour Doris ni pour Desproges. Pierre Doris évoque ainsi dans un sketch radiophonique la pauvreté de sa famille : « Dans ma famille nous mangions à la carte : nous nous mettions à table, mon père sortait un jeu de cartes et c’est celui qui tirait l’as de trèfle qui bouffait. (19) » Humour noir, auquel

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fait écho chez Desproges ce conseil aux personnes âgées pour « vieillir sans déranger les jeunes » : « À table, broutez sobrement, sans forcer sur les protides qui sont hors de prix. (20) » Desproges salue chez l’autre Pierre son affectation de misogynie, de gérontophobie et de puérilophobie, le summum du mauvais goût et de la jubilation étant d’associer les catégories concernées à la mort : « J’avais un frère merveilleux, très en avance pour son âge puisqu’il était mort-né ». Nous retrouvons cette noirceur chez Desproges : « Tiens le chat n’est plus sur mémé, sans doute qu’elle est froide. (21) » Desproges ira cependant plus loin, lui qui n’hésite pas à battre sa coulpe après avoir plaisanté sur les fours crématoires : « Quarante ans ont passé, mais toutes les plaies ne sont pas refermées, c’est pourquoi, afin qu’ils ne me tiennent pas rigueur de l’esprit grinçant que j’affiche ici dans le seul but d’être à la mode, je prie sincèrement les anciens nazis de bien vouloir m’excuser de me moquer d’eux aussi sottement et aussi peu charitablement. (22) » Puis vint Vialatte (1901-1971), écrivain et chroniqueur, « d’une prose infiniment élégante, d’un humour plus tendre et plus désespéré qu’un la mineur final dans un rondo de Satie » (23). L’élégance de cette phrase desprogienne, toute en balancements ternaires, épouse l’élégance de celle de Vialatte et la définition (« un humour tendre et désespéré ») pourrait s’appliquer à l’« écriveur » lui-même, tant le désespoir est le fond de son humour. À Vialatte, dont il goûte les chroniques autant que les « vins vieux » (24), il emprunte plus que les titres de ses Chroniques, ou le genre de l’almanach ‒ il lui doit un style : le sens de la phrase périodique ; de la ponctuation (« La ponctuation, c’est la respiration du texte. C’est sa vie même », disait Vialatte) ; l’art de la formule conclusive décalée : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », clausule récurrente devenue le véritable mot de passe des vialattiens, à laquelle fait écho, dans les Chroniques de la haine ordinaire le fameux : « Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m’étonnerait qu’il passe l’hiver » ; enfin l’effet de surprise : « La distinction demande des dons. Si on en manque, chercher à l’obtenir en cultivant habituellement des soucis élevés, tels que sauver la France, avoir les oreilles propres, employer le

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subjonctif » (25) auquel répond le desprogien conseil : « Pour lutter contre le mal de mer, sucez une noix de muscade. Si vous n’avez pas de noix de muscade, allez-y à bicyclette. (26) » Chez Vialatte, Desproges se forge un style, sublimant la provoca- tion et la vulgarité par le travail de la langue, ce qu’il synthétise par l’expression « verve massacrante et anglo-rabelaisienne » (27). Au pastiche littéraire se joint donc la verve journalistique, avec cet art de la pointe que Desproges cultive en affûtant ses phrases :

« Il n’y a pas de justice sociale. La solution ? Elle est simple : il suffit de prendre aux riches pour don- ner aux pauvres. Et vice versa. En temps de paix, par exemple, les riches auront le droit de prendre la sueur au front des pauvres. Et en temps de guerre, les pauvres auront le droit de prendre la place des riches. Au front également. (28) »

L’humour de Desproges, loin de se réduire au jeu de mots, se déploie en effet en jouant sur toutes les formes d’amplification, de digression ou de bifurcation inattendue ‒ et c’est lui qui nous attend au virage, de la phrase grand écart, incisive, à la phrase queue-de-poisson :

« le Pr Léon Métastasenberg émet une hypothèse fort séduisante, certes, mais moins que ma belle-sœur Fabienne dont la peau dorée […] me donne envie de mordre dedans, […] quand l’air chaud de foin coupé s’exhale au crépuscule de juillet. De juillet de l’année dernière. Cette année, on se gèle les couilles. (29) »

La vulgarité sublimée, il la retrouve chez Cavanna (comparé à Rabelais), « l’un des derniers honnêtes hommes de ce siècle pourri » (30) ; et chez Jean Yanne, dont il salue « la rude voix faubourienne

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chargée d’iconoclastie salace et d’irrespect fondamental […] qui sin- geait Bossuet » (31). En résumé, Desproges cède avec ivresse à ce « plaisir aristocratique de déplaire », cher à Baudelaire lorsqu’il parle du mauvais goût : « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire » (32). Et c’est ce plaisir qu’il partage avec ceux que nous avons regroupés sous le nom de « panthéon desprogien ». La mention de Baudelaire ici, comme celle de Flaubert plus haut, n’est pas fortuite. Par ses filiations, ses choix, son style, Desproges apparaît bien comme un dandy de l’humour. Tous ceux dont il se revendique ont en partage l’humour comme élégance du désespoir.

1. Pierre Desproges, Vivons heureux en attendant la mort, Seuil, 1997. 2. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, Seuil, 1990. 3. Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Seuil, 1997. 4. Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, Seuil, coll. « Points », 1987. 5. Pierre Desproges, Textes de scène, Seuil, 1988. 6. Pierre Desproges, Vivons heureux en attendant la mort, op. cit. 7. Pierre Desproges, Textes de scène, op. cit. 8. Pierre Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, op. cit. 9. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit. 10. Libération, 3 mars 1986. 11. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit. 12. Pierre Desproges, Textes de scène, op. cit. 13. Préface à Claude Serre, Petits anges, Glénat, 1985. 14. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit. 15. Idem. 16. Interview de Frank Tenaille, Parole et musique, n° 63, octobre 1986. 17. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit. 18. Pierre Desproges, « Réquisitoire contre Siné », 13 décembre 1982, les Réquisitoires du Tribunal des flagrants délires, vol. 5, PMP Prod./Tôt ou tard, 2002. 19. Pierre Doris, « Mémoire de radio », https://www.youtube.com/watch?v=iOJvSYW_g_E. 20. Pierre Desproges, Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis, Seuil, 1997. 21. Idem. 22. Pierre Desproges, « Réquisitoire contre Pierre Perret », 30 novembre 1982, les Réquisitoires du Tribu- nal des flagrants délires, vol. 6, PMP Prod./Tôt ou tard, 2002. 23. Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, op. cit. 24. Pierre Desproges, Textes de scène, op. cit. 25. Alexandre Vialatte, Almanach des quatre saisons, Julliard, 2001. 26. Pierre Desproges, l’Almanach, Payot et Rivages, 1989. 27. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit. 28. Pierre Desproges, Textes de scène, op. cit. 29. Pierre Desproges, Les étrangers sont nuls, Seuil, coll. « Points », 1998. 30. Pierre Desproges, Fonds de tiroir, op. cit. 31. Idem. 32. Charles Baudelaire, « Fusées », in Œuvres complètes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2004, p. 396.

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« La langue, c’est la seule chose que je respecte », déclarait Pierre Desproges. « Artiste dégagé », « extrême de rien », il s’amusait à rire du sacré, de l’intouchable, de ce qui doit inspirer le respect absolu. Minorités, politiques, croyants, nul n’échappait aux flèches du maître de l’anticonformisme…

Nazisme

« Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un juif que jouer au Scrabble avec . » Vivons heureux en attendant la mort, Éditions du Seuil, 1983.

« Ma tante Pauline nous a déshérités, la salope. C’est mon frère qui a eu les deux immeubles du XVIe que ma tante Pauline avait acquis à bas prix en 1943. À l’époque, ses meilleurs amis, David et Rachel Cohen, avaient deux immeubles avenue Foch et puis un jour, comme ça, pendant l’été 1943, ils ont été invités à aller camper en Pologne, grâce à des organisateurs allemands auxquels ma tante Pauline avait donné l’adresse des Cohen. Un peu bousculés dans

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l’euphorie du départ, les Cohen avaient vendu les deux immeubles à ma tante pour quarante mille francs de l’époque. Elle les avait aussi convaincus de lui confier tous leurs bijoux et hier encore elle attendait leur retour pour les leur rendre quand elle fut terrassée par une hémorragie cérébrale alors que, coïncidence, elle était en train de regarder à la télé un reportage sur les nouveaux camps de vacances ouvriers en Pologne. » « Réquisitoire contre Jean-François Davy », 15 septembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

« Comme disait à peu près Himmler, qu’on puisse être à la fois juif et allemand ça me dépasse. C’est vrai, il faut savoir choisir son camp. Enfin, tout ça c’est du passé, l’antisémitisme n’existe plus… si. Enfin, je veux dire que de nos jours quand même on peut dire qu’il y a moins d’antisémites en France que de juifs. » « Réquisitoire contre Daniel Cohn-Bendit », 14 septembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

« “Faute avouée est à moitié pardonnée”, disait Pie XII à Himmler. » Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.

« Aujourd’hui encore, Adolf Hitler est détesté d’une foule de gens. Mais demandez-leur si c’est le peintre ou l’écrivain qu’ils n’aiment pas, ils resteront cois. » Les étrangers sont nuls, Éditions du Seuil, 1992.

Femmes

« La femme est assez proche de l’homme, comme l’épagneul bre- ton. À ce détail près qu’il ne manque à l’épagneul breton que la parole, alors qu’il ne manque à la femme que de se taire. Par ailleurs, la robe de l’épagneul breton est rouge feu et il lui en suffit d’une. » Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Éditions du Seuil, 1985.

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« Dépourvue d’âme, la femme est dans l’incapacité de s’élever vers Dieu. En revanche, elle est en général pourvue d’un escabeau qui lui permet de s’élever vers le plafond pour faire les carreaux. C’est tout ce qu’on lui demande. » Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Éditions du Seuil, 1985. « Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Plus je connais les femmes, moins j’aime ma chienne. » Textes de scène, Éditions du Seuil, 1988. « On ne dit plus un avortement mais une interruption volontaire de grossesse, ceci afin de ménager l’amour-propre du fœtus. » Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990. « Le MLF… ça me rappelle une histoire authentique dans un lycée américain, à Seattle, sur le fronton duquel était inscrit : “Tu seras un homme, mon fils.” Le MLF a transformé cette phrase de Kipling en “Tu seras un homme, ma fille.” Le MLF, c’est le meilleur agent de publicité du machisme à poil dur. Il est au machisme ce que Séguéla est à la lessive et aux hommes providentiels. » Les Nouvelles littéraires, 31 mars 1983. « Dorothée, vous permettez que je vous appelle ma bien-aimée ? La pétillante exubérance de vos yeux, la troublante malice de votre pipe… la troublante malice de votre bouche à faire les pitres selon saint Matthieu, l’érotisme acidulé de votre voix de gorge profonde quoique enfantine, mais l’avaleur n’attend pas le nombre des avalés, l’ourlet gracile de vos oreilles sans poils aux lobes, la finesse angélique de votre mou de nez de putain… de votre bout de nez mutin dont la pointe rose se dresse vers la nue comme le goupillon trempé d’amour que Mgr Lefèvre agite à la sainte Thérèse [...] Mais je m’écarte du sujet. Cette femme m’a rendu fou. Vous m’avez rendu fou, Dorothée, déli- cieux petit cabri sauvage indomptable – vous permettez que je vous appelle délicieux petit cabri sauvage indomptable ? » « Réquisitoire contre Dorothée », 25 novembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

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« L’accusée, non contente d’être femme – mais qui le serait –, se targue véhémentement de féminisme primaire et d’antiphallocratie viscérale, occupant le plus clair de ses loisirs bourgeois à la défense frénétique de la cause des femmes dont elle soutient ouvertement les luttes grotesques et impies, pendant que, chez elle, la vaisselle s’accu- mule. [...] N’en doutons pas, n’en doutons jamais : “il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme. Il y a un principe mau- vais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme.” » « Réquisitoire contre Gisèle Halimi », 20 octobre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

« Féminin moi-même au point de préférer faire la cuisine plutôt que la guerre, on ne saurait me taxer d’antiféminisme primaire. Je le jure, pour moi, la femme est beaucoup plus qu’un objet sexuel. C’est un être pensant comme Julio Iglesias ou moi, surtout moi. » Vivons heureux en attendant la mort, Éditions du Seuil, 1983.

Politique

« Jacques Séguéla est-il un con ? La question reste posée. [...] De deux choses l’une : ou bien Jacques Séguéla est un con, et ça m’éton- nerait tout de même un peu ; ou bien Jacques Séguéla n’est pas un con, et ça m’étonnerait quand même beaucoup. [...] Jamais je ne me per- mettrais sans preuves d’insulter un prévenu, même et surtout quand il s’agit, comme aujourd’hui, d’un handicapé publico-maniaque de type Napoléon de gouttière minable et incurable, confit dans sa suffisance et bloqué dans sa mégalomanie comme un marron dans le cul d’une dinde. Oui, je sais la comparaison est ordurière et je prie le syndicat des dindes de bien vouloir m’excuser. » « Réquisitoire contre Jacques Séguéla », 25 octobre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

« Brice Lalonde, on me dit que vous êtes écologiste ? Est-ce bien raisonnable ? Vous êtes amoureux de la nature ? Je dis bravo. C’est

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beau, c’est sublime ! C’est même incroyable qu’un garçon aussi peu gâté par la nature soit si peu rancunier… » Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.

« Le suffrage universel, c’est la loi du plus grand nombre. C’est la loi de la Masse. Et vous avez déjà vu sa gueule, à la Masse ? Vous avez déjà discerné la moindre lueur de vivacité intellectuelle dans l’œil de la Masse rentrant de l’usine ? Vous l’avez déjà vue briller au golf, la Masse ? Non. Et vous n’êtes pas près de la voir briller. Car enfin, nom de Dieu, qu’est- ce que la Masse sinon une fourmilière de bipèdes sans ambition, juste bons à rester dans le Peuple qui, il faut bien le dire, a toujours consti- tué la frange la plus minable d’une société, quel que soit le régime en place. [...] Dans son remarquable ouvrage Quinze ans loin de la Masse, Robinson Crusoé exprime avec infiniment de sensibilité cette délicate émotion qui naît naturellement au cœur de l’homme quand il sait s’éloi- gner de la Masse : “Seul sur mon île avec mes frères animaux, jour après jour je remerciais Dieu de m’avoir permis de goûter au paradis terrestre à l’écart de toute promiscuité populacière. Loin des travailleurs, loin des jeunes, loin des handicapés, loin des femmes battues, loin des vieux, des pauvres, des non-voyants, des non-entendants,­ des non-comprenants, loin, enfin, de ce bouillon d’inculture tonitruant qui compose l’huma- nité, je fus presque déçu lorsque je rencontrai mon premier Nègre : je ne me résolus à la sodomie qu’à des fins purement hygiéniques, et en dehors des liens sacrés du mariage.” » « Réquisitoire contre Moustache », 19 novembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

Religion

« La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs. Sèche. Aride. En trois mots : “Dieu est mort.” Dieu s’est éteint il y a moins d’une heure, en son domicile paradi- siaque, à la suite d’une longue et cruelle maladie. Il était âgé de … Il était âgé. Il est encore trop tôt pour mesurer pleinement la portée de cette dis-

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parition dont les conséquences pèseront sur l’humanité tout entière. […] Reporter – Comment Dieu était-il dans la vie courante ? On dit qu’il était resté très simple ? Henri de Nazareth – Dieu était infiniment bon et infiniment aimable, comme cela est dit très justement dans sa biographie. Ce qui frappait d’emblée, chez Dieu, c’était son égalité d’humeur, même quand il lui arrivait de déconner. Car il déconnait. Divinement, certes, mais ça lui arrivait. Reporter – Souvent ? Henri de Nazareth – Ah oui, quand même. La peste, Dachau, Hiroshima, tout ça c’était lui. Même la défaite de Saint-Étienne, c’était lui. Il ne faut pas avoir honte de le dire. » Vivons heureux en attendant la mort, Éditions du Seuil, 1983.

« Ce n’est pas Dieu qui me contredira : si le sang de son fils avait été du figeac, je n’aurais jamais sombré dans l’athéisme. » Desproges par Desproges, Éditions du Courroux, 2017.

« Vous ricanez de mes idolâtries en croix, de mes rabbins frisés, de mes prophètes enturbannés. Qu’un rut impie vous taraude, et vous mettez la main au cul sacré de vierges fluo qui flottent au fond des grottes des Hautes-Pyrénées. » « Taxi », FR3, 21 novembre 1986, en partie repris dans Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.

« Le juif renâcle à l’idée de se mélanger au peuple non élu… en dehors des heures d’ouverture de son magasin. » Pierre Desproges se donne en spectacle, Théâtre Grévin, 1986.

« Maudite soit la sinistre bigote grenouilleuse de bénitier qui bran- lote son chapelet en chevrotant sans trêve les bondieuseries incanta- toires de sa foi égoïste rabougrie. Mais maudit soit aussi l’anticlérical primaire demeuré qui fait “croacroa” au passage de mère Teresa. » Vivons heureux en attendant la mort, Éditions du Seuil, 1983.

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« L’exemple vient d’en haut : “Suicidez-vous jeune, vous profiterez de la mort”, nous dit le Christ avant de s’autodétruire sur la croix à l’aube de sa trente-troisième année. » Vivons heureux en attendant la mort, Éditions du Seuil, 1983.

« Je vais maintenant appeler sur moi la colère de Dieu. Afin de limiter au maximum les risques d’excommunication et d’implosion, je prierais tout d’abord les chrétiens congénitaux de bien vouloir s’écar- ter de leur récepteur. » « Rentabilisons la colère de Dieu », « La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède », FR3, 22 février 1983.

« Ils s’assoient exprès sur des chaises cloutées pour avoir mal au cul pendant des siècles. Ça, c’est des gens qui ont la chance de croire en Dieu. » Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.

« Les animaux sont moins intolérants que nous : un cochon affamé mangera du musulman. » Chroniques de la haine ordinaire, Éditions du Seuil, 1997.

« Quand quarante mille juifs s’entassent dans le Vel’ d’Hiv’, il faudrait être armé d’une singulière mauvaise foi pour les taxer de snobisme. » Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.

« Ce n’est pas non plus parce que Julio Iglesias a survécu à Brassens qu’il faut se mettre soudain à douter de l’existence de Dieu. Les étrangers sont nuls, Éditions du Seuil, 1992.

« Il faut être anormal pour ne pas penser à cette abominable finalité des humains. Anormal ou catholique pratiquant… ou les deux car l’un ne va généralement pas sans l’autre ! » TéléStar, 4 décembre 1982.

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Académie française

« Quand il a fini d’écrire des conneries dans le dictionnaire, à quoi sert un académicien français ? À rien. À rien du tout. Non mais regar- dez-le, voyez ce triste spécimen de parasite de la société qui trémousse sans vergogne son arrogance de nantis sur le banc vermoulu de l’infa- mie populaire. Voyez-le glandouiller sans honte dans ce minable tri- bunal de pitres grotesques, à l’heure même où des millions de travail- leurs de ce pays suent sang et eau dans nos usines, dans nos bureaux et même dans nos jardins où d’humbles femmes de la terre arrachent, sans gémir à la glèbe hostile, les glorieuses feuilles de scarole desti- nées à décorer les habits verts des quarante plésiosaures grabataires qui souillent le quai Conti du chevrotement comateux de leurs pen- sées séniles. N’avez-vous pas honte, monsieur d’Ormesson, de vous commettre ainsi avec ces trente-neuf vieilles tiges creuses ? Rien dans la cafetière, tout dans la coupole ! Vous qui êtes encore jeune et frin- guant, malgré les rides affreuses qui commencent à défigurer, de façon dramatique, votre visage naguère aristocratique de beau poupon. » « Réquisitoire contre Jean d’Ormesson », 16 septembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

Football

« Le football. Quel sport est plus laid, plus balourd et moins gra- cieux que le football ? Quelle harmonie, quelle élégance l’esthète de base pourrait-il bien découvrir dans les trottinements patauds de vingt-deux handicapés velus qui poussent des balles comme on pousse un étron. Quel bâtard en rut de quel corniaud branlé oserait mani- fester publiquement sa libido en s’enlaçant frénétiquement comme ils le font par paquets de huit ? [...] Je vous hais, footballeurs. Vous ne m’avez fait vibrer qu’une fois : le jour où j’ai appris que vous aviez attrapé la chiasse mexicaine en suçant des frites aztèques. » « À mort le foot », Chroniques de la haine ordinaire, Éditions du Seuil, 1997.

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Xénophobie et racisme

« J’adhérerai à SOS-Racisme quand ils mettront un s à “racisme”. Il y a des racistes noirs, arabes, juifs, chinois et même des ocre-crème et des anthracite-argenté. Mais à SOS-Machin, ils ne fustigent que le Berrichon de base ou le Parisien-baguette. C’est sectaire. » Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.

« Les Français sont nuls. Pas tous. Pas mon crémier, qui veut voir la finale Le Pen-Marchais arbitrée par Polac à la salle Wagram, mais les Français coincés chafouins qui s’indignent parce qu’on a dit « prout-prout-salope » dans leur télé. Changez de chaîne, connards, c’est fait pour ça, les boutons. Quand vous voyez trois loubards tabasser une vieille à Strasbourg-Saint-Denis, vous regardez ailleurs. Eh bien, faites pareil quand il se passe vraiment quelque chose dans votre téléviseur. » Les étrangers sont nuls, Éditions du Seuil, 1992.

« Ce qui frappe d’emblée dans la personne de Yannick Noah, me disait tout à l’heure mon ami Rabol [pianiste noir du “Tribunal des flagrants délires”] ce n’est pas le tennisman. C’est le Nègre. [...] Croyez- moi chers auditeurs, je préférerais avoir dans ce box la princesse Grace de Monaco. Ou la comtesse de Paris, dont l’énorme cu… culture nous changerait un peu de toute cette vermine populassière. Hélas, je ne peux que conseiller aux racistes viscéraux de retourner se masturber en lisant Mein Kampf. » « Réquisitoire contre Yannick Noah », le 26 novembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

« Penchons-nous sur un Chinois moyen. C’est facile. Le Chinois moyen est tout petit. Qu’observons-nous ? Le Chinois moyen est exac- tement comme un Japonais. On ne peut absolument pas distinguer un Japonais d’un Chinois. C’est vraiment pareil. Lors de la récente visite du Premier ministre japonais en Chine, le chef du protocole nippon a baisé le maire de Pékin dans les chiottes du Royal Bolchevik Hôtel de

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la capitale chinoise. “Je croyais que c’était ma femme”, a-t-il déclaré de bonne foi. “Nous nous ressemblons beaucoup, nous autres jaunes”, a-t-il ajouté avant de se faire hara-kiri, 10, rue des Trois-Portes. » Les étrangers sont nuls, Éditions du Seuil, 1992.

« Quand un Blanc dit qu’un Noir est un con, on dit que le Blanc est raciste. Quand un Noir dit qu’un Blanc est un con, on dit que le Blanc est un con. » Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Éditions du Seuil, 1985.

« Le Portugais a du mérite à laisser ainsi éclater sa joie sur nos écha- faudages et dans nos pelleteuses. Car grande est sa misère. Le Portugal est le plus pauvre des pays de l’OCDE après la Turquie. Il faut le faire. Certains Portugais sont tellement pauvres qu’ils ne possèdent qu’un seul magnétoscope. » Les étrangers sont nuls, Éditions du Seuil, 1992.

« Comment reconnaître un Wallon d’un Flamand ? C’est bien simple. Portons un Belge à ébullition. S’il s’insurge, ou s’il menace d’en référer à la Ligue des droits de l’homme, c’est un Wallon. S’il se laisse bouillir en disant “ouille, ça brûlenbeek”, c’est un Flamand. » Les étrangers sont nuls, Éditions du Seuil, 1992.

« Vous naquîtes à Castelsarrasin, monsieur Perret. Ah, Castelsarra- sin, rude cité médiévale aux lourds vestiges de pierre ! [...] cette ville si belle qu’aujourd’hui encore on l’appelle la Sarcelles du Sud. Autant Castelsarrasinus Ier était fier et bien membré, autant son fils Castel- sarrasinus II était lâche et mou. Velléitaire et peu consciencieux, il arrêta les Arabes à moitié en 1632. C’est alors que, dans sa prison de Castelsarrasin, le sultan Ahmed Ali Ka-hassoul, pour tuer le temps en attendant la mort, se mit à inventer le plat qui allait porter son nom, le ka-hassoul, qui, passant plus tard du couscoussier géant à la petite cas- serole garonnaise, troqua son nom barbare de ka-hassoul pour celui, plus tendre à l’oreille, de kaaa-soulé. Le cassoulet enfin inventé, il ne

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restait plus qu’à exterminer les Arabes et à inventer le vin rouge, car un cassoulet sans vin rouge c’est aussi consternant et incongru qu’un curé sans latin ou qu’une femme à genoux sans porte-jarretelles, rayer la mention inutile. » « Réquisitoire contre Pierre Perret », 30 novembre 1982, « Le Tribunal des flagrants délires », France Inter.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 45 Philippe Meyer « DESPROGES AURAIT RI DE SON ASCENSION POSTHUME­ COMME D’UNE ULTIME BLAGUE » › Entretien réalisé par Marin de Viry

Le portrait que nous donne Philippe Meyer de Pierre Desproges est celui d’un artiste comique qui s’est construit par sa curiosité pour la chanson, le cabaret, la poésie, le roman, et qui n’a pu percer que parce que son environnement affectif et familial a créé les conditions de sa réussite. Homme-orchestre pudique, Pierre Desproges appartient à une génération de comiques moralistes au sens du Grand Siècle : il ne fait pas la morale, mais il constate que l’homme, y compris lui-même, en aurait bien besoin. C’est pour cela que les comiques contemporains du « camp du bien », s’ils se réclament de lui rituellement, n’atteignent que très rarement la profondeur de son humour.

Revue des Deux Mondes – Quelle est la place de Pierre Desproges dans le paysage français ? Se raccroche-t-il à une certaine tradition ou bien est-il complètement isolé ?

«Philippe Meyer D’abord, je parle de Pierre rempli de l’étonne- ment amusé et joyeux de sa reconnaissance par les institutions : il a été joué à la Comédie-Française, la BnF l’honore, des expositions lui sont consacrées, la Revue des Deux Mondes se penche sur son œuvre…

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Il me semble l’entendre rire de cette ascension comme d’une ultime et savoureuse blague. Monsieur Cyclopède quasiment à l’Académie française ? Étonnant, non ? Il est évident qu’Alexandre Vialatte est son premier inspirateur. C’est une divinité amicale qui n’écrase pas mais qui inspire, qui ouvre des portes, qui surprend, dont on ne se lasse jamais et qui a une forme de distance avec les événements ; il faut faire confiance aux événe- ments, disait Vialatte, ils ne manqueront Philippe Meyer est journaliste et pas de se produire ! Cela pourrait être une écrivain. des phrases qui éclairerait la vision du monde de Pierre Desproges. Vialatte est une divinité tutélaire, source de réconfort et d’inspiration et qui montre que pour pouvoir rire de tout, il faut beaucoup prendre sur soi. Ajoutons toute la bande des années cinquante et soixante. Il y a Pierre Dac et Francis Blanche, Pierre Repp, aujourd’hui passablement oublié, Bernard Haller, tous ces gens qui jouent avec la langue, avec des situations comiques bur- lesques ou grotesques, comme celles que créent les gags téléphoniques de Francis Blanche qui ne cherchent à démontrer ni la bonté ni la méchanceté de l’humanité et se contentent, si j’ose dire, de provoquer des réactions loufoques. Il faut prendre au sérieux le sketch dans lequel Pierre s’en prend à un critique cinématographique qui a cru pouvoir écrire « C’est un film qui n’a pas d’autre ambition que celle de nous faire rire » et l’apostrophe d’un « elle est immense, l’ambition de faire rire » et conclut par un féroce « Pauvre petit censeur de joie, tu sais ce qu’il te dit, monsieur Hulot ? ». Desproges est très loin de ceux qui aujourd’hui, sous le nom d’humoristes, pensent qu’ils promeuvent le bon, le bien, le juste et qu’ils pourfendent le méchant. Pourfendre le ridicule, la veulerie, la méchanceté, Pierre l’a fait mais il a toujours pris soin, et je crois que c’est là le propre de l’humoriste, de savoir ce qu’il avait en lui du défaut qu’il brocardait chez les autres. Dans l’un de ses sketches, il mène une lutte victorieuse contre un gérant de supérette qu’il contraint, parce que c’est la loi, à ne lui vendre que deux des quatre piles d’un paquet. Rentré chez lui, il s’aperçoit que l’appareil pour lequel il a fait cet achat fonctionne avec quatre piles. Tous les côtés déplaisants de l’humanité

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qu’il voyait autour de lui, il savait qu’il les avait en lui-même à un degré variable. Cet humour qui se connaît lui-même, je ne le trouve aujourd’hui que chez peu d’humoristes patentés.

Revue des Deux Mondes – Vous n’avez pas cité Raymond Devos…

Philippe Meyer J’aurais pu et même dû le citer, comme j’aurais pu et dû citer Sol, l’humoriste québécois qui se moquait de la presse et de ses « rétracteurs en chef ». Mais on ne peut pas parler de Pierre sans parler de son goût pour la chanson ; être chanteur était sa première idée et je trouve qu’il avait une belle voix. Il y a quelques chansons interprétées par lui, notamment une qu’il chante à sa fille Perrine, et une autre, qui atteint un sommet de ridicule, dans laquelle Théodore Botrel, l’auteur de la Paimpolaise, chante les splendeurs de la mitrail- leuse pendant la guerre de 1914. Pierre l’interprète très bien. Je me souviens chez lui des disques de Brassens usés par le pick-up à force d’être écoutés. C’est l’une des seules personnes que je connaisse avec qui j’avais pu parler de Paolo Conte quand il était inconnu. Et quand Paolo Conte est venu au Théâtre de la Ville au milieu des années quatre- vingt pour une seule représentation, j’avais écrit un papier sur lui dans l’Express, et Pierre et moi avons appelé beaucoup de personnes pour les déplacer. Il adorait la chanson. La bande Georges Brassens, Raymond Devos, Catherine Sauvage, Serge Reggiani, Monique Morelli, Mau- rice Fanon, Cora Vaucaire, Boby Lapointe… c’est son univers, ce sont les personnes qu’il a écoutées avec d’autant plus de ferveur que « cela ne se faisait pas ». Il est d’une génération et d’un milieu où il y avait des choses qui étaient considérées comme tout à fait inconvenantes… comme écouter Brassens, Ferré, Brel. Pierre était un fan des cabarets et jusqu’à leur fin il les a fréquentés, notamment la Galerie 55, rue de Seine, le dernier à avoir fermé. Bien plus que le théâtre, c’était le lieu où il était bien.

Revue des Deux Mondes – Comment organise-t-il l’interaction avec le public ? A-t-il une intention à son égard, et si oui, laquelle ?

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Philippe Meyer À mon avis, non. Je n’ai jamais eu le sentiment chez lui de percevoir un message, ni la volonté d’en délivrer un ; il était individualiste, sceptique, un anarchiste qui, comme souvent les anarchistes, aimait les règles mais pas trop, juste ce qu’il faut. La gram- maire, il la vénérait, comme tout ce qui était autour de la langue. Il n’avait pas non plus l’intention de monter sur scène et à la fin, il ne voulait plus le faire. Il voulait confier ses textes à quelqu’un d’autre. Permettez-moi une vantardise : je suis la seule personne vivante, ou même morte, à qui il ait donné un texte de lui parce qu’il s’était trompé dans son agenda : il avait pris deux engagements simultanés. Il avait écrit une fable, « Le coq et la poule », que je suis allé dire. À distance, il avait plus le trac que moi ! Il avait aussi cette idée, comme Brassens, qu’un type « bien » ne fait pas ça ; on ne montre pas son der- rière ; chaque fois qu’il disait un gros mot, il pouffait de rire, il le disait dans sa barbe, comme Brassens, qui regardait ses chaussures… comme s’il s’inquiétait de ce que sa mère allait en penser !

Revue des Deux Mondes – Il était donc plus un auteur qu’un comédien ?

Philippe Meyer Dans son esprit, oui. Au début, ça n’a pas marché, on ne l’attendait pas là. Les gens qui l’avaient entendu gratuitement à la radio n’avaient pas envie de payer pour le voir sur scène. Puis il y a pris goût, il savait jouer avec le public ; plus tôt, il avait fait de la scène, contraint et forcé par la nécessité de gagner sa vie ; quand il avait quitté « Le Petit Rapporteur », l’émission de Jacques Martin, avec qui il s’est fâché, il n’avait plus grand-chose pour mettre du beurre dans ses épinards. Il a fait l’aboyeur à l’Olympia, il présentait des vedettes, il écrivait des textes : bref, il savait se tenir en scène. Certains des trucs qu’il disait comme des gags n’étaient pas des gags. Exemple, les rappels : quand va-t-on arrêter cette coutume qu’il trouvait sotte ? Quand le plombier a fini une réparation chez vous, est-ce qu’il sonne à nouveau pour redonner un coup de clé de 12 ? Il avait beaucoup observé les autres, dont , avec qui il s’entendait très bien, même s’ils n’avaient pas du tout le même

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humour. À mon avis, Le Luron était un type complètement paumé qui ne vivait que pendant les périodes où il était en scène ou à la télévi- sion. Il avait un côté autodestructeur comme parfois chez les gens qui sont tout d’un coup touchés par la gloire, dont ils savent intimement qu’elle est excessive. Dans sa loge, il avait accroché des coupures de journaux et un bristol sur lequel était écrit : « Vous êtes prié d’assister à la messe d’obsèques de Thierry Le Luron en l’église de la Made- leine, tel jour, telle heure ». Et en dessous était imprimé : « Invitation valable pour deux personnes ». C’était l’impresario de Le Luron, Paul Lederman, qui l’avait écrit ! C’était le genre de chose que Pierre aimait. J’aurais dû parler aussi d’André Frédérique, de Sempé, de Chaval…

Revue des Deux Mondes – Peut-on lire Desproges, indépendamment de le voir ?

Philippe Meyer C’est une colle car j’entends Pierre quand je le lis ! Mais je suis sûr qu’on peut. L’entendre est un supplément que je par- tage avec ceux qui l’ont connu ou vu sur scène. Son point d’honneur, c’était d’avoir des idées et d’écrire. C’était un anxieux terrible, il avait en permanence un carnet à portée de main ; dans son lit, s’il se réveil- lait, il écrivait une idée pour un portrait… Il en avait fait un de Patrick Poivre d’Arvor. Pierre le détestait : à ses yeux, il concentrait toutes les impostures de l’époque. Cela aurait pu donner une charge terrible, mais pas du tout, il a trouvé l’angle : il a pris Poivre par l’un des aspects de sa vanité qui était de se prendre pour un écrivain… Pierre a résumé ainsi le roman pour lequel Poivre se pavanait de studio en studio : c’est l’histoire d’une leucémique qui tombe amoureuse d’un leucémique. C’est écrit dans un style leucémique ! C’est ça son honneur : que va- t-on tirer comme arme ? Pierre ne se serait pas permis des facilités. Même pour faire le portrait de Jean-Marie Le Pen, qui était pour lui une vraie détestation ; Pierre ne votait jamais mais il s’est inscrit sur les listes électorales dans la crainte que Le Pen soit un jour candidat éligible : « Il y a plus d’humanité dans la queue de mon chien que dans l’œil de Le Pen » : la messe est dite !

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Revue des Deux Mondes – L’intention, finalement, est extrêmement textuelle...

Philippe Meyer Il était très content d’avoir publié un roman. Je pense que ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, mais il a été plutôt bien accueilli par le public. Je l’ai vu anxieux de savoir ce qu’on en pen- serait, mais je ne l’ai pas entendu manifester l’idée de recommencer. Parlons d’Hélène, qui a été celle qui a permis à Pierre de devenir Des- proges. Il était complètement à la dérive, il buvait trop. Il ne savait pas quoi faire, il avait essayé trente-six métiers, trente-six misères. À cette époque, il a 30 ans. Hélène a dix ans de moins que lui, elle est aux Beaux-Arts à Nantes et fait partie d’une bande de copains qui se raccroche à Pierre. Pierre partage un appartement avec son ami Jacques Catelin, rue Godot-de-Mauroy. Indépendamment du coup de foudre qu’il y a entre eux, Hélène le comprend. Et elle lui procure une tranquillité d’esprit et une affection qui lui permettent de vivre. C’est elle qui a renoncé à son métier, qui n’avait pas sa place dans leur aventure commune. Ils ont été nombreux à lui demander de leur confier ses textes. Pierre mettait ses textes au coffre-fort et il disait à sa femme et à ses filles que c’était leur assurance-vie ! On a vu arriver les vautours et les rapaces de partout. Hélène a empêché le pillage de ses textes, de ses sketches et de ses images, comme ça a été le cas pour Coluche. Elle a fait vivre les textes car elle savait que c’était un écrivain qui avait besoin d’être interprété. L’autre sujet d’émerveillement, c’est que trente ans après sa mort, les jeunes qui ont découvert ses sketches et qui n’étaient pas nés quand Pierre est mort le considèrent comme un élément de leur patrimoine. Tous les ans, les bureaux des élèves de différentes grandes écoles envoient des montages de textes… Hélène surveillait cela très bien pour qu’on ne les dénature pas. Un jour, Hélène m’a invité à dîner sur la péniche qu’elle habitait près du pont de Saint-Cloud. Après avoir bu un excellent champagne (elle était au moins aussi connaisseuse que Pierre), elle m’a montré un montage de textes fait par le bureau des élèves de HEC qui voulait en faire un spectacle de fin d’année. C’était remarquable, sans doute le meilleur montage qu’elle ait jamais reçu. Mais dans l’allusion aux « Filles de

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Camaret » d’un des textes, ils avaient remplacé Camaret par Paimpol. Nous les avons appelés et nous leur avons chanté cette incontournable chanson de salle de garde qu’ils ignoraient…

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui fait le fond du succès de ­Desproges ? Sa langue, qui emprunte à la fois à Audiard et à Saint- Simon, une construction syntaxique extraordinairement savante ?

Philippe Meyer Cela va même jusqu’à la morphologie des mots. Il avait inventé pour la pluie le mot « pistouille » ! « Une pluie qui pistouille. » Cela mériterait d’entrer dans l’usage. On voit bien ce que c’est qu’une pluie qui pistouille ! Il ne fait pas ça en prof de français avec l’idée de dire « bande de petits cons, vous avez 2 000 mots de vocabulaire ». Non, c’est un locuteur exalté. Comme il en jouit, ça fait sourire, cela crée la curiosité bienveillante. Mon hypothèse quant aux raisons de son succès posthume – bientôt il aura eu plus de succès mort que vivant –, c’est que Pierre était un moraliste et non quelqu’un qui faisait la morale. Aujourd’hui, nous sommes saturés de comiques, rebaptisés humoristes, qui prescrivent. Pierre ne prescrit rien et s’il prescrit quelque chose, c’est par l’exemple, par ce goût de la langue, cette façon de ne pas prendre les choses au sérieux. Cela pouvait éner- ver. Je me souviens d’avoir vu la haine dans les yeux de Philippe Val un jour où je soutenais que Pierre était apolitique. Philippe Val disait que cela n’existait pas, que les apolitiques étaient forcément de droite. Pierre rétorquait : « Qu’on soit de droite ou de gauche, on est hémi- plégique, disait Raymond Aron, qui était de droite. » Il savait bien qu’on n’y échappe pas, mais on peut échapper à l’appartenance avec cette définition du militant que donnait Ambrose Bierce : « C’est un militaire qui porte son uniforme à l’intérieur. »

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il des humoristes, des gens de scène qui se réclament de lui, et chez lesquels on peut trouver une forme de continuité stylistique ?

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Philippe Meyer Tous se réclament de lui, c’est une espèce de génu- flexion que l’on fait avant de se lancer dans le métier ! Tous disent « mon héros, c’est Pierre Desproges ». Même ceux qui ne sont absolu- ment pas compatibles avec lui et que Pierre aurait repoussés, ce type de comique qui se prend au sérieux et qui se donne, si j’ose dire, la position du missionnaire. Ou d’autres qui ne font rien, qui surfent sur les facilités qu’offre la télévision. D’une certaine manière, même quand on a été un mauvais élève (ce qui était son cas), on a été formé par l’école dans laquelle on a grandi. Cette école-là a donné le goût des textes et le goût de s’en moquer. Sans doute Pierre ne s’est intéressé aux textes que quand il a été libre de s’y intéresser, quand cela n’était plus une prescription du programme.

Revue des Deux Mondes – J’ai vu qu’il écrivait beaucoup en famille notamment dans Desproges par Desproges (1)...

Philippe Meyer Oui c’est un livre magnifique, dont je me réjouis – autre vantardise – d’avoir écrit la préface. C’est un tra- vail qu’Hélène avait commencé en rassemblant un maximum de documents et d’archives et que les filles de Pierre, particulièrement Perrine, ont continué avec Cécile Thomas. Elles ont mis en forme et enrichi les archives. Pierre et Hélène y sont tels qu’eux-mêmes. C’est Perrine qui a édité ce livre et elle a eu bien raison. Il y a des reproductions des lettres de Pierre à ses amis quand il est en Algérie. Il y a des dessins un peu maladroits et amusants. On voit bien que l’écriture est une façon de surmonter le poids des choses. En les écrivant, on se les approprie, tout en se mettant à distance d’elles. Même dans les petites lettres qu’il écrit à sa mère… Ça lui est venu tout de suite.

Revue des Deux Mondes – Il y a aussi l’enchantement. Ce qui m’a frappé dans ce livre, c’est qu’il écrit la vie familiale qu’il est en train de vivre. Par exemple, sa mère fait un règlement pour les toilettes en

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disant qu’il ne faut pas mettre autre chose que ce qu’il doit y avoir. Il ajoute un astérisque à « chose » et écrit en bas de page « de la merde par exemple »...

Philippe Meyer Il passe son temps à enchanter la vie familiale. C’est un enfant solitaire bien qu’il n’ait pas été enfant unique, et il fabrique un monde. Pas avec des soldats de plomb mais avec des mots. Comme pendant la guerre d’Algérie. Il faut imaginer Desproges en troufion, pendant la guerre d’Algérie… cela lui va comme des moufles à un lion ! Le rapport de Pierre à l’écriture est un rapport personnel, vital, nécessaire et pas commercial. Il ne cherche pas les « trucs » qui vont faire rire.

Revue des Deux Mondes – En Algérie il a été écrasé par les événe- ments, cela a été une période dans laquelle son type d’humour a été mis à l’épreuve ?

Philippe Meyer Je n’en ai jamais parlé avec lui. On ne parlait pas du passé. On avait des projets, qui ont plus ou moins marché. Et puis nous aimions nous voir. Il avait deux autres qualités dans la vie, indé- pendamment d’avoir une cave admirable. Sa première qualité, c’est que quand il aimait quelque chose, il cherchait à le partager. J’ai dit que, pour la venue de Paolo Conte nous nous étions constitués en une espèce d’agence de réclame. Tout comme pour une pièce de Jérôme Deschamps qui se donnait aux Amandiers à Nanterre et qui s’appelait « La veillée ». Elle a commencé en ne marchant pas, avant d’enfin connaître le succès. C’était la satire la plus drôle que je connaisse de l’univers des « cultureux ». Un autre exemple : Pierre avait vu le film de Patrice Leconte Tandem. Il m’a appelé en me disant que je devais absolument aller voir ce film, même si l’idée ne m’enchantait pas. J’y suis allé et j’ai trouvé le film formidable. Il m’a proposé de dîner avec Patrice Leconte deux jours plus tard, alors que j’avais éreinté deux de ses films dans l’Express. Ce n’était donc agréable pour personne. Il m’a convaincu de venir et j’ai un très bon souvenir de cette soirée. Pierre

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savait faire des tables où l’on rencontrait des gens qu’on n’aurait jamais rencontrés ailleurs, et avec qui on passait une bonne soirée (Gene- viève Dormann, que je détestais, par exemple, et son compagnon, un journaliste 200 mètres à droite de Jean-Marie Le Pen sur l’échiquier politique !). Ce jour-là il avait invité aussi Antoine de Caunes, qui est le type le mieux élevé de tout le paysage audiovisuel français. La bonne chère et le bon vin aidant, il a fait ça avec des tas de gens. Il savait qu’il avait en lui, avec une intensité plus ou moins grande, les défauts dont il se moquait chez les autres. Il se comportait comme s’il refusait de prendre ses opinions pour des jugements. De la même façon, il arrivait à faire sortir chez les autres le peu de choses qui pouvait nous faire pas- ser une soirée ensemble sans s’engueuler. Cela m’a d’autant plus frappé que longtemps après, j’ai rencontré Geneviève Dormann et je lui ai demandé si elle se souvenait qu’on avait dîné ensemble chez Pierre Desproges. Elle m’a jeté un regard féroce et m’a dit qu’elle détestait tout ce que je faisais !

1. Pierre Desproges, Desproges par Desproges, préface de Philippe Meyer, Éditions du Courroux, 2017.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 55 RÉSEAUX SOCIAUX. LE RIRE SOUS HAUTE SURVEILLANCE › Philibert Humm

eut-on rire de tout ? Certainement. Et plus encore de ceux qui posent cette question, puis, sans attendre, vous assènent la réponse de leur devinette : « Oui mais pas avec tout le monde. » Pierre Desproges avait le sens de la formule, c’est incontestable, mais il n’a pas hélas Pfourni d’explication de texte. Qu’entendait-il par « tout le monde » ? Les imbéciles qui ne comprennent pas ? Ou ceux qui ne veulent pas comprendre ? Les autres ? Les pas-comme-nous ? Les faibles, les forts, les méchants ? Difficile de statuer. Le plus simple, le plus sûr, consiste encore à rire avec les siens. Il est aujourd’hui admis que les musulmans peuvent à loisir moquer les musulmans, les juifs les juifs, les homos les homos et les sapiens itou. Qui songerait à taxer Pierre Bénichou d’anti­ sémitisme ? Et Fabrice Éboué de négrophobie (quand bien même il serait métis, ça compte pareil) ? Personne. Mais il faut bien admettre que cette loi réduit considérablement le champ d’action. Un jeune humoriste a trouvé la parade. Haroun, c’est son nom, refuse de décliner son pedigree. Les journalistes ont bien essayé de lui tirer les vers du nez, rien à faire, il n’obtempère pas. Et débarrassé du car-

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can de ses origines, s’en donne à cœur joie. Il traite tout à la fois d’Israël et de la Palestine, de Marseille et de Bures-sur-Yvette, des quartiers diffi- ciles et des quartiers difficiles d’accès… À l’entendre il n’est pas le seul : « Bien sûr qu’on peut encore rire de tout. Il suffit d’être précis, honnête dans ses intentions et de savoir s’y prendre. Gaspard Proust par exemple va très loin et n’est pas attaqué. Blanche Gardin, pareil, Pablo Mira et d’autres encore. » Son confrère suisse Thomas Wiesel partage son avis : « Oui, on peut rire de tout. J’avais même une blague sur l’avortement, mais j’ai choisi de ne pas la garder… » Professeur à l’université Paris-Ouest et auteur de nombreux livres sur le rire à l’époque moderne, Alain Vaillant tempère ces ardeurs. « Il faut bien comprendre que le rire, depuis quelques années, est devenu un phénomène de masse. Et que toute massification culturelle induit des phénomènes de lissage ou d’affadisse- Philibert Humm est journaliste. Dernier ment. D’autre part nous vivons dans un ouvrage publié : le Tour de France par monde où ce rire est devenu un élément deux enfants d’aujourd’hui (avec Pierre prédominant, qui irrigue notre société de Adrian), Éditions des Équateurs, 2018). consommation organisée. Il suffit aujourd’hui qu’un Laurent Ruquier change d’employeur pour faire fléchir le modèle économique d’une station tout entière… (1) » La censure la plus à craindre serait donc économique, les patrons de chaîne et d’antenne préférant tenir la bride de leurs amuseurs pour ne pas risquer d’entamer les audiences. Et la chose n’a pas échappé à l’humoriste Stéphane Guillon qui, pendant la promotion de son dernier livre, fustigeait à la télévision le manque d’audace de cette même télévision : « L’époque a changé. La télé est moins joyeuse, plus formatée si vous voulez. L’impertinence maintenant, c’est un peu comme le Canada Dry : c’est de la fausse impertinence. Ça a la même couleur, mais ça n’en est pas. » Tout dépend de ce qu’on appelle l’impertinence, lui répond en chœur la nouvelle génération. Pour Haroun, le monde évolue, par- tant l’humour aussi : « Aujourd’hui ça n’a plus rien de subversif de se moquer des talonnettes de Sarkozy. C’est même assez navrant. Je crois qu’on tend vers quelque chose de plus introspectif, de plus profond. Donc l’impertinence change et il faut l’accepter. C’est comme si on regrettait qu’il n’y ait plus de chansonniers… »

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 57 le rire est-il mort ?

Du temps de ces derniers chansonniers, au milieu des années quatre- vingt, Michel Leeb imitait « l’Africain », lèvres retroussés, yeux rou- lants et la France riait de bon cœur. Désormais, la séquence provoque le malaise. Même Anne Roumanoff, épinglée en 2014 pour avoir singé l’accent antillais d’une ministre par ailleurs guyanaise, admet qu’elle ne s’y risquerait plus. « Lorsqu’on s’émeut des susceptibilités de telle ou telle communauté, observe Alain Vaillant, on oublie qu’elles signifient la reconnaissance de ces mêmes communautés. Le fait qu’il soit plus dif- ficile de rire de l’autre veut dire que cet autre est accepté, et considéré en égal. Je cite toujours l’exemple des homosexuels. Il était d’usage de bla- guer sur le sujet il y a trente ou quarante ans, précisément parce qu’on n’acceptait pas l’homosexualité. Depuis qu’elle est davantage entrée dans les mœurs, il est plus délicat d’en plaisanter. » D’autant plus délicat que l’intensification des moyens de commu- nication multiplie la portée. « Prenez le cas des caricatures de Maho- met. Tant qu’elles sont imprimées en quatrième d’un journal danois, les remous provoqués sont faibles. Mais à l’instant où la publication est relayée sur Internet, hors contexte, la polémique enfle. Je pense que ce sentiment d’un rire qui ne peut plus avoir la même méchanceté vient en grande partie du fait que le rire de communication, c’est-à-dire entre les personnes, l’emporte sur le rire de représentation. Puisque tout le monde communique avec tout le monde, vous ne pouvez plus vous moquer indûment de vos prochains, qui se retrouvent, au moins vir- tuellement, en face de vous. » Or le rire, s’il passe les frontières, ne souffre pas toujours l’expor- tation. En 1953, le regretté Pierre Daninos publiait déjà un Tour du monde du rire (2), rappelant que certaines galéjades ne passaient pas la Loire et inversement. À l’échelle nationale, il prenait l’exemple du pétomane Joseph Pujol, qui faisait se gondoler les Français des années dix mais n’aurait pas déridé un Anglais. L’humour est une chose sérieuse, disait Raymond Devos, « avec laquelle il ne faut pas plaisanter ». Si sérieuse que les humoristes à leur tour semblent être devenus des gens sérieux, respectables et appelés à peser dans le débat public. L’exemple de Yassine Belattar est édifiant. Longtemps l’humoriste, certifié « fréquentable », a fait l’unanimité.

58 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 réseaux sociaux. le rire sous haute surveillance

François Hollande dans les derniers jours de sa présidence est allé l’en- tendre au Bataclan, Emmanuel Macron en a fait un soutien de cam- pagne et, fin novembre, Léa Salamé l’invitait à débattre dans « L’Émis- sion politique », entre un essayiste, deux députées et un ancien ministre des Affaires étrangères. Un adoubement qui a fait grincer quelques molaires. Quinze jours après la diffusion, l’hebdomadaire Marianne publiait un portrait à charge, traitant l’humoriste de « faux clown et vrai danger ». On apprenait notamment que « sa proximité avec l’islam poli- tique via les Frères musulmans n’est un secret pour personne ». Sinon pour Belattar lui-même, que Gilles-William Goldnadel qualifiait dans la foulée d’« islamiste » sur l’antenne de RMC. Les semaines suivantes, l’impétrant déchu a raconté sur scène combien cette tribune avait jeté le trouble : « Avant j’avais un public cool, tranquille. Et d’un coup je suis devenu le Kev Adams des barbus ! Ça fait quinze jours que j’ai pas payé un taxi. Les mecs me disent : “Pour la Palestine, frère’’… Donc non, malheureusement, pour ceux qui sont venus chercher ça ce soir : ce n’est pas un spectacle antisémite. Du moins pas que… » Yassine Belattar et consorts amusent parce qu’ils dérangent, appuient où ça fait mal. Leur rôle est capital et sans doute est-ce en les diabolisant qu’on enfante le diable. Dieudonné est à ce titre un cas d’école. Sa radia- tion des médias, son ostracisation sont devenus sa meilleure publicité. Et le brandon de sa radicalisation. Pour Belattar, non seulement « on peut, mais on doit rire de tout. C’est une urgence ». À la seule condition d’être drôle : « Dès l’instant où ça n’est pas marrant, c’est forcément blessant. Regardez ce qu’il se passe avec Gad Elmaleh : si son sketch sur les Asiatiques était bon, il n’en serait pas arrivé là. C’est tout. » Cette frontière entre le bon et le mauvais goût est aujourd’hui tenue par les réseaux sociaux, juges de ligne qui sifflent ou non la sor- tie de jeu. « Tant mieux, estime Haroun. Des gens ont la parole qu’ils n’avaient pas hier. Ça nous pousse, nous les humoristes, à toujours nous remettre en question, à aller chercher plus de finesse, pour faire rire sans renoncer à ce qu’on dit. Parce qu’en fait, c’est souvent une question de forme plus que de fond. » Yassine Belattar abonde dans son sens : « Oui les réseaux sont plutôt une bonne chose. Je vois ça comme une vigie citoyenne. »

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 59 le rire est-il mort ?

Une vigie qui n’hésite pas à descendre du mât pour se substituer aux procureurs. L’animateur Tex en a récemment fait les frais, remercié après dix-sept ans d’antenne pour une blague sur les violences conjugales. La question n’est pas tant de savoir si la blague était bonne – elle ne l’était pas – que de déterminer s’il est encore permis de raconter de mauvaises plaisanteries. Et le cas échéant d’en rire. Tex, qui n’avait pourtant pas enfreint de loi, a été remercié, comme on dit poliment, après quelques heures de cabale. Un procès sans appel puisqu’il n’y a pas eu de procès. Peut-être le temps est-il venu de s’interroger sur le crédit accordé à ces réseaux sociaux, dont les médias traditionnels se font volontiers le relais. Sont-ils réellement représentatifs de l’opinion ? Et dignes de présider au tribunal de la pensée et de la bonne moralité réunies ? Avec leurs foucades et leurs emballements, ils font songer à certains mouvements de foule. Cette foule dont Victor Hugo écrivait qu’elle est « l’ennemi du peuple ».

« Au bout du compte, conclut Alain Vaillant, je crois que ce débat du “peut-on toujours rire de tout ?” est en réalité le faux nez d’une autre question, qu’on n’ose poser direc- tement : “peut-on encore parler de tout ?” Mais comme cette question est très lourde d’implications idéologiques, et s’attaque frontalement à ce qu’il est convenu d’appeler le “politiquement correct”, on la dévie vers un question- nement plus neutre, d’ordre artistique ou culturel sur le rire – quitte à aboutir à une problématique qui, je le répète, n’est pas la bonne. Ce qui fait que tout le monde discute à l’infini d’un faux problème. Et comme souvent dans ces cas-là, on finit par faire d’un faux problème un vrai. »

Reste à se demander ce qu’en aurait pensé Desproges. S’il vivait encore, serait-il au pinacle ou en correctionnelle ? « On ne peut évi- demment pas le savoir, répond Perrine, sa fille. Mais je suis convaincue qu’il serait resté chiant ! Chiant et utile. » Chiant parce qu’utile. Au fond le propre des bouffons.

1. Alain Vaillant, la Civilisation du rire, CNRS Editions, 2016. 2. Pierre Daninos, le Tour du monde du rire, Hachette, 1953.

60 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 QUELQUES ASPECTS DE L’HUMOUR JUIF › Adam Biro

abord, une affirmation : l’antisémite n’est pas celui qui n’aime pas les juifs mais celui qui n’aime pas le judaïsme. (D’ailleurs, pourquoi faudrait- il aimer les juifs ? En ce qui me concerne, j’évite les philosémites autant que les antisémites.) D’À qui en veut, à qui s’en prend l’antisémite ? À moi en tant que juif, dans mon ensemble, à mon corps entier, à ma personne ? En quoi ce corps est-il différent de tous les autres corps, en quoi est-il juif ? Ou à toutes les composantes de mon être psychique ? Déteste-il toutes mes pensées, toutes mes affections, dégoûts, attirances, souffrances et bonheurs ? Tous mes actes, toutes mes actions ? Comment fait-il le tri de ce qu’est juif dans cet ensemble, ce qui ne l’est pas et ce qui est simplement et généralement humain ? En réalité, si l’antisémite, occidental, oriental, déteste le judaïsme, c’est rarement à cause d’une expérience personnelle, mais c’est parce qu’on lui a appris cette haine. Nous, juifs, nous avons l’humour, nous n’avons que l’humour pour y répondre. En effet, même si la position antisémite n’est tenable ni his- toriquement, ni intellectuellement, ni philosophiquement, ni sociologi- quement, la victoire emportée par un juif dans une disputatio n’a jamais convaincu l’Inquisition, la tirade de Shylock n’a pas mis fin à l’expulsion

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 61 le rire est-il mort ?

des juifs d’Angleterre, l’utilité nationale des savants et écrivains juifs alle- mands n’a pas empêché leur déportation par d’autres Allemands, l’édu- cation chrétienne n’a pas empêché les nazis de jeter des nouveau-nés dans les flammes – aucun argument n’a fait changer d’avis les antisémites. L’humour cependant est une arme. Imbattable, irréfutable car irra- tionnelle. La fameuse autodérision juive, celle où nous offrons en riant notre face noire, où nous nous montrons, pliés de rire, sous notre plus mauvais jour, celle où nous reprenons à notre compte les poncifs des accusations, est une arme puissante : vos critiques, messieurs les anti- sémites, arrivent trop tard ; nous avons pris les devants, nous avons dit sur nous-mêmes tout le mal avant vous. Et Adam Biro est éditeur et écrivain. d’ailleurs, nous sommes les premiers à rire Derniers ouvrages publiés : Dictionnaire de nos défauts vrais et surtout supposés amoureux de l’humour juif (Plon, 2017) ; – les vrais ne font guère rire –, parce que les Ancêtres d’Ulysse (La Chambre d’échos, 2018). notre sens de l’humour est proverbial, et › [email protected] parce que cette blague antisémite, quand elle est racontée par un juif à un autre juif et quand elle devient un witz, se libère de son côté nauséabond pour retrouver les fonctions premières de l’humour, la rupture, le chemin de travers, le jeu, le jeu de mots, l’absurde, la transgression, le manque de respect. Cependant les blagues antisémites ne sont pas des witz juifs d’ori- gine. Pourquoi ? Parce que leur seul but est d’épingler des caractéris- tiques dont on a affublé les juifs au cours de l’histoire, le grand nez, la radinerie, l’avarice, la lâcheté, l’affairisme, la volonté de domination, la saleté, la concupiscence, l’amour immodéré du luxe et de la luxure, le goût du secret et de la conspiration, la malhonnêteté et j’en dirais et j’en dirais, toutes les tares humaines. Elles servaient, servent les desseins des antisémites. Néanmoins la moquerie de ces tares a été récupérée par les juifs – par autodérision d’une part, et surtout par amour de l’humour d’autre part. Le fameux Lustgewinn de Freud, le « gain de plaisir ». Comment reconnaît-on une blague antisémite ? Un seul critère : elle est racontée par un antisémite. Le même witz dit, mot à mot, par un juif ne l’est pas. Et si la blague racontée par un antisémite n’a pas la même signification, n’est pas la même que le même witz raconté par un juif, c’est que l’intention n’est pas la même.

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« On peut rire de tout mais pas avec tout le monde » : la célèbre phrase de Pierre Desproges résume parfaitement mon propos. Des exemples ? « Quelle est la plus courte blague juive ? Dieu soit loué. » Voici une parfaite blague antisémite : les juifs sont prêts à faire de l’argent avec tout, à vendre ou louer tout – même Dieu. Ils n’ont aucun sens du sacré, ils ne respectent rien – même pas Dieu. Et où ai-je trouvé ce witz ? Dans un livre sur le judaïsme écrit par un juif, qui n’est pas antisémite, très loin de là. Et il nous fait rire, et nous rions de bon cœur. « Kohn et Grün descendent dans un hôtel. Le matin, Grün demande à Kohn : “As-tu pris une douche ?” Kohn répond : “Pour- quoi ? Il en manque une ?” » Voici une autre blague parfaitement anti- sémite : les juifs, en plus d’être sales, sont voleurs. Et cette affreuse blague antisémite devient un excellent witz juif et nous fait rire, et nous rions de bon cœur. Parce que c’est moi qui le raconte, et à vous. Freud, curieusement, n’utilise pas le terme « autodérision », Selbst­ verspottung, qui est pourtant, à mon avis, l’une des bases de l’humour juif. Dans Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten (en français le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1)), il parle d’« histoires imaginées par des juifs et dirigées contre des particularités de la race juive. » (En 1905, l’expression « race juive » n’était pas encore cho- quante.) Et il ajoute : « J’ignore […] s’il arrive fréquemment qu’un peuple se moque dans une aussi large mesure de sa propre nature. » L’énumération et l’étude des nombreuses raisons historiques, reli- gieuses et sociales de l’autodérision juive et ses motivations positives et négatives dépasseraient le cadre de cet article. Contentons-nous d’af- firmer qu’autodérision n’est jamais auto-haine. Il n’y a pas dewitz juif avec de la haine de soi, l’humour juif ne témoigne jamais de mépris de soi-même. Le « héros » ridicule, porteur de nombreux défauts, en apparence perdant, sort toujours victorieux, par le haut, la tête haute, grâce à l’humour qui est précisément un gage, un moyen de survie. L’humour juif est un humanisme. Toujours. Le witz qu’on raconte crée des liens – la blague juive d’un antisémite, par sa haine, élève un mur. Rire amical d’une part – rire gras et sarcasme de l’autre.

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« La Bible s’ouvre riante avec la Genèse », écrit Victor Hugo dans la préface de Cromwell. Qu’est-ce à dire ? Dans la Genèse (17, 18), Dieu annonce au premier juif, Abraham, centenaire, que sa femme Sarah, 90 ans, lui donnera un fils. En entendant cette nouvelle incroyable, que fait notre père Abraham ? Il se prosterne, bien sûr, et puis… il se met à rire ! L’histoire des juifs commence par le rire ! Et Sarah, qui, cachée, a écouté l’annonce divine, rit aussi. Pourquoi ? D’incrédulité, pensant que Dieu se moque d’elle ? Je dis non. Je dis qu’elle riait de bonheur. (Pour la petite histoire : dans une traduction protestante de 1878, Abraham, entendant la promesse divine sourit, laissant le rire à Sarah qui n’est qu’une femme. En effet, le rire est bête – comme les femmes. L’Ecclésiaste dit : « Mieux vaut le chagrin que le rire. » Voyez- vous ça !) Et ce n’est pas tout, écoutez bien : l’Éternel ordonne au pre- mier couple juif d’appeler ce fils qui va naître Yitzhak, Yts-haq, Isaac, « qui rira » ou « qui a ri » ! Que voulait donc signifier Dieu par ce rire, par ce nom ? Que l’histoire de son peuple élu commencera par le rire, l’humour, et continuera toujours ainsi ? Qui rira ? Dieu lui-même, de plaisir de donner une descendance aux premiers juifs, et d’aider ainsi les juifs à devenir une grande nation ? Ou est-ce Yitzhak, le fils, qui rit et qui rira, conscient de son destin, de son devenir, de son rôle plus qu’historique ? Ou encore ce sont les parents qui rient et riront, d’avoir, à leur grand âge, un enfant, un successeur, un héritier, qui pourra bâtir cette grande nation ? Ou encore est-ce tout le peuple juif qui rit et rira de bonheur de devenir une grande nation ? Nos enne- mis antisémites ont tout fait pendant des millénaires pour transformer ce rire en sanglots. (Discours de hitler – minuscule ! – du 30 janvier 1939 : « Je présume […] que le rire sonore de la juiverie en Allemagne s’étrangle à présent dans sa gorge. ») En vain. Si nous avons souffert, nous avons toujours ri. L’humour nous a sauvés. Permettez-moi, pour finir, de raconter un witz et d’essayer de l’interpréter. Un homme s’adresse à son rabbin : « Rebe, je suis malheureux, je veux mourir ! » La réponse du rabbin : « La mort n’est pas une solution.

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– Parce que cette vie de misère qui est la mienne est une solu- tion ? », réplique l’homme. Et le rabbin : « Non, ce n’est pas non plus une solution. – Alors quelle est la solution ? – Quelqu’un t’a-t-il dit qu’il y avait une solution ? », demande le rabbin. Ce witz provoque invariablement le rire. Un rabbin sûr, voire fier… de son ignorance, de son incapacité de remplir son rôle, c’est-à- dire d’apporter de l’aide à celui qui en a besoin, de son nihilisme, de son désespoir… Maintenant si je reprends ce witz en transformant la question finale du rabbin en affirmation – si à la question « Alors quelle est la solu- tion ? » la réponse est « Il n’y a pas de solution » –, il n’y a plus de witz. On ne rit plus, il n’y a plus aucune trace d’humour, au contraire, nous sommes dans l’épaisseur tragique de la vie, sans aucun gain de plaisir. Tant qu’il y a une question, la discussion, la vie peut se poursuivre. L’absence de question met fin à tout, l’absence de question sur la vie signifie la mort. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est une nouvelle question du fidèle malheureux, exigeant une nouvelle réponse, et ainsi de suite… Le questionnement est une autre clé non seulement de l’humour juif, mais du judaïsme. (Il y en a d’autres : l’étude, le chemin, la vie…) Les witz les plus célèbres se terminent par une question – je devrais dire : s’arrêtent sur une question, se trouvent suspendus par une ques- tion, laissant une ouverture, une possibilité à une suite, voire, appelant une suite pour que cela devienne un pilpoul, une discussion talmu- dique sans fin. J’en cite deux, très connus. En 1944, une des mauvaises années dans la longue suite des mauvaises années des juifs français, Lebensztejn rencontre Rosen- zweig dans la célèbre rue des juifs, rue des Rosiers, dans le Marais parisien. « Dis, Rosenzweig, as-tu entendu que des jumelles otaries sont nées dans le zoo d’Uppsala ? » Rosenzweig réfléchit puis demande tout bas : « Dis, Lebensztejn, c’est bon pour nous, ça ? »

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Ce witz d’une certaine profondeur et d’une grande portée his- torique ne signifierait rien, n’existerait même pas si Rosenzweig, au lieu de poser la question à Lebensztejn : « C’est bon pour nous, ça ? », « nous » étant évidemment les juifs, au lieu de questionner, aurait énoncé une affirmation : « oui, mais les Américains sont à deux kilo- mètres de Paris » ou « je ne m’intéresse pas aux otaries ; je tremble pour ma vie, je m’intéresse à mon destin, à celui de ma famille ». Ce dialogue ne serait jamais devenu un witz, n’aurait fait rire personne, car sa réalité aurait été tristement banale. Sans la réponse en forme de question, ce temps de suspens où tout bascule n’aurait pas existé, l’au- diteur ou le lecteur n’aurait pas eu à reconstruire la réalité du dialogue, comme il devait, doit faire quand l’approche de l’armée américaine est remplacée par un fait divers anodin, parfaitement ridicule voire blessant dans son anormalité, la naissance d’absurdes otaries, animaux quasiment mythiques que ni Rosenzweig ni Lebensztejn n’ont évi- demment jamais vus en France et dont l’existence leur est totalement indifférente dans l’hypothétique zoo d’une lointaine ville d’une Scan- dinavie heureuse épargnée par la guerre, ignorant les rafles, quand, eux, ils luttent pour leur existence, pour leur survie, pour un simple lendemain, également hypothétique. Un autre witz-question, archi-connu, résumant en trois mots tout le destin juif : Slama rencontre Taïeb à l’aéroport de Roissy. « Où vas-tu, Taïeb ? », lui demande-t-il. « En Laponie. – En Laponiiiiieeeee ? Mais c’est très loin ! – Ah oui ? Loin d’où ? », demande à son tour Taïeb dans une ques- tion qui ne peut susciter aucune réponse. Loin d’où ? Loin du sein maternel ? D’une vraie patrie ? D’une patrie mythique perdue où l’on vit, vivrait sans danger, sans anti­ sémites ? D’une patrie inexistante ? De HaShem, Celui dont on ne prononce pas le nom ? Du bonheur ? De la vraie vie ? Le questionnement est une constante de la pensée juive. La beauté, la poésie du credo quia absurdum de Tertullien sont chrétiennes, ne tolérant aucun doute, aucune question. La foi est révélée à jamais ;

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questionner est un péché, exprimer un doute appelle le bûcher. Rien de tel chez les juifs ; le doute, la question sont non seulement le fon- dement de l’humour juif, mais aussi celui du Talmud et de toute réflexion aussi bien religieuse que simplement vitale. En effet, rien n’est donné, rien n’est sûr, rien n’est acquis, tout est incertain, tout doit être tourné, retourné, questionné, étudié – ce n’est pas par hasard que la théorie de la relativité est due à un juif. Pourquoi un juif répond à une question par une autre question ? Mais pourquoi ne répondrait-il pas par une question ?

1. Sigmund Freud, Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, 1905 ; le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, traduit par Denis Messier, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1988 ; coll. « Folio essais », 1992.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 67 HISTOIRE JUIVE › Philippe Trétiack

ar un hasard heureux, le magazine Télérama auquel je collaborais dans les années quatre-vingt occupait boulevard Malesherbes à Paris des locaux sis dans le même pâté de maisons que l’Arche, le magazine du Fonds social juif unifié (FSJU). Architecte et familier Pde l’histoire parisienne, je proposai à Roger Ascot, alors rédacteur en chef de l’Arche, un article sur les rues de la capitale à patronyme juif. J’y relevais au fil du texte quelques bizarreries symboliques tel le fait qu’à la station de métro Jourdain la rue de Palestine bute sur la rue des Solitaires et que les Rothschild, en dépit de leur surface finan- cière, n’ont droit dans notre capitale qu’à une impasse. Roger Ascot me convoqua dans son bureau et me signifia trois choses. Première- ment que j’avais commis quelques erreurs dans l’article, ce qui reste à prouver, ensuite… qu’il ne publierait pas l’article mais que, troisième notification, il me commandait une chronique d’humour mensuelle. Et il ajouta : « Je veux qu’elle soit drôle et courte. Si l’un de ces deux critères n’est pas rempli, vous êtes viré. » Elle a tenu vingt-quatre ans. Nanti de cette mission, je fis aussitôt appel à mon camarade Pierre Antilogus, avec lequel je venais de signer le best-seller, Bienvenue à ­l’Armée rouge, le premier guide pratique du collabo (1) et nous nous mîmes au travail. Bien vite, il nous apparut que nous tenions une pépite : nous étions en quelque sorte investis de la seule chronique

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antisémite « officielle » de France. L’humour juif étant par essence de l’auto­dérision, nous allions nous en payer une tranche. Ce qui s’est ensuivi l’a démontré. Nous avons été adulés, haïs, incompris – et sou- vent par des juifs. Certains ont lu au premier degré ce qui devait se lire au minimum au quatrième, ce que tout lecteur occasionnel de la Torah ou simple amateur de bagels au pavot fait dans le mouvement. Bref, ça a secoué et ce dès notre première Philippe Trétiack est journaliste chronique, en décembre 1984. Les fêtes et écrivain. Dernier livre publié : de Noël et de Hanouka tombaient cette l’Architecture à toute vitesse. 56 règles année quasiment les mêmes jours. Nous glanées autour du monde (Le Seuil, 2016). inventâmes un sympathique personnage › [email protected] consensuel et transcommunautaire que nous nommâmes Papanouka. Ce fut une bronca des religieux. Nous eûmes ensuite l’immense courage de nous attaquer aux questions qui fâchent. Tel le sport. Ah ! l’image du juif scrofuleux, flageolant sur ses jambes d’intellectuel, inapte au tacle comme au double salto ! Nous en fîmes nos choux gras. Enfonçant les clichés, nous écrivîmes dans ce papier noyé de sueur ceci :

« Les juifs sont nuls en sport ? Certes mais c’est que les épreuves courantes ne sont pas faites pour eux. Deman- dez à un juif de courir le marathon de 42 kilomètres, il est nul, mais demandez-lui de parcourir 4 200 kilo- mètres avec trois enfants, des valises et les cosaques au cul, il est imbattable. »

Dans cet article venait l’apothéose : après avoir rappelé qu’aux anneaux, la figure de la croix de fer le gêne aux entournures, nous ajoutions « certes le juif est piètre tireur… mais quelle cible ! ». Ce fut une déferlante d’injures. J’appris beaucoup plus tard que dans tous les clubs sportifs Maccabi de la planète, notre texte traduit en anglais et en hébreu avait été affiché comme le parangon de l’article antisémite ! Il faut reconnaître aux directeurs successifs de l’Arche une ouverture d’esprit considérable car l’humour juif hélas n’est pas toujours par- tagé par les juifs eux-mêmes. Et rien n’est plus rasoir qu’un juif dénué

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d’humour. Il devient sentencieux, pesant, synagogal sans élévation, un brin IIIe République. Il pèse et sans répit car comme l’a si bien signifié Emmanuel Levinas : « seul le poids est infatigable ». Tout de même, afin d’éviter tout malentendu (en pure perte), notre chronique signée Trétiack et Antilogus fut soulignée d’un « en liberté » lui-même un peu lourdingue. Et elle perdura, sans quasiment connaître de censure. Un jour, Meïr Waintrater, devenu le rédacteur en chef de l’Arche à la suite de Roger Ascot, nous fit suivre un courrier. Celui-ci était barré d’un grand point d’interrogation tracé de la main même du pré- sident du FSJU qui, l’ayant réceptionné, cherchait à en connaître la cause. Un certain Moïse Cohen y exigeait que cesse la publication dans les pages de l’Arche d’une chronique tenue par « deux antisémites signant sous les pseudonymes de Trétiack et Antilogus ». Ce même Moïse Cohen, dont nous soupçonnâmes par la suite qu’il devrait représenter le Likoud (la droite israélienne) en France, menait une campagne de discrédit de l’Arche. Il agissait ainsi afin de briser les rapports étroits que cette revue entretenait avec le Parti travailliste (de gauche en Israël). Comme il se réclamait d’une association de com- merçants du Sentier scandalisés par nos écrits, nous fîmes remarquer à notre rédacteur en chef qu’il convenait pour commencer d’enquêter sur la représentativité de cette association de commerçants, dont il se révéla qu’elle ne regroupait pas grand-monde, si ce n’est personne. Alors nous écrivîmes à notre tour que si Moïse Cohen continuait à traiter nos noms de pseudonymes nous nous réserverions le droit de le traîner en justice et qu’il connaîtrait alors une traversée du désert à côté de laquelle celle de son illustre prédécesseur n’aurait été qu’une partie de campagne. Fin de l’affaire. Il y en eu d’autres. Nous signâmes en novembre 1985 une chro- nique intitulée « Rainbow Warrior : la filière juive ». Nous y révélions que le bateau coulé comme on le sait à Auckland en Nouvelle-Zélande l’avait été non seulement par les trois équipes bien connues mais par une quatrième composée de plongeurs de chez Jo Goldenberg (le traiteur-restaurateur de la rue des Rosiers). Habitués à nettoyer des assiettes de tarama et de carpe farcie nappées d’une graisse tenace, ces tripatouilleurs avaient su nettoyer la scène comme personne. À sa

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parution, je reçus un appel d’Edwy Plenel, alors journaliste d’inves- tigation au Monde. Il désirait en savoir un peu plus sur cette équipe juive. Franchement, je tombai des nues ! Il est vrai que le patron de Médiapart n’est pas connu pour son humour dévastateur, mais tout de même ! En avril 1986 notre chronique intitulée « T.V. 5736 » sema le trouble dans le cabinet du ministre de la Culture. L’affaire fut dévoi- lée par le Canard enchaîné et Libération qui révélèrent que François Léotard avait planché toute une matinée sur cette télé juive annon- cée. Notre article aurait pourtant dû mettre la puce à l’oreille de ses collaborateurs car la grille de programme annonçait ceci : « 5 heures : Façonnier lance ta machine, 9 h 30 : Parlons Israël. Léon Israël et Gérard Israël se reçoivent à tour de rôle pour discuter d’Israël », etc. Notre objectif, on l’aura compris, était de coller au plus près de l’actualité pour en tirer une lecture juive assez délirante. L’humour étant comme on le sait une façon de se tirer d’embarras sans se tirer d’affaire, nous avions choisi de nous tirer des balles dans le pied. Nous donnions régulièrement des nouvelles de l’avancée du grand complot juif, comptant les points que nous marquions. Ainsi à la grande question de savoir où se cachait la pédale permettant d’ac- tionner le fameux GCJM – le Grand Complot juif mondial – nous révélâmes qu’elle se situait juste sous le bureau de BHL chez Gras- set, que Mahmoud Ahmadinejad, le président iranien, était évidem- ment un homme à nous (comprenez le Mossad). Et quand Alain Finkielkraut fut engagé par l’Arche pour y tenir lui aussi une chro- nique, nous en dénonçâmes le procédé. Qu’avions-nous besoin d’un comique de plus ! Nous étions déjà là, et pour le signifier nous écri- vîmes : « Nous tenons par ailleurs à rappeler que nous avons entamé la rédaction d’un ouvrage sur les meilleures blagues de Heidegger et que nous n’accepterons pas qu’Alain Finkielkraut nous en pique l’idée. D’ailleurs qu’il le sache, notre travail est en bonne voie. Des blagues de Heidegger, nous en avons déjà trouvé deux ! » Nous don- nions des tas de conseils : comment toucher le pactole en se fai- sant rembourser, sur photo et par l’Iran, une baraque en ruines en la faisant passer pour une cible de Tsahal à Beyrouth (« La grande

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tombola », octobre 2006). Osions poser les treize vraies questions qui angoissent les juifs de France : « Existe-t-il à Paris un bon res- taurant juif topless ? », « GTI, laquelle choisir ? »... Nous avions nos têtes de Turc, en premier lieu les Sépharades, ces « meilleurs amis des juifs » (pour les Sépharades évidemment les meilleurs amis des juifs ce sont les Askhénazes). Nous les brocardions à la rafale. Nadine de Rothschild fut notre inspiratrice en matière de bon goût et il faut reconnaître qu’en dépit de ce que nous lui fîmes subir, elle ne cher- cha jamais à nous exterminer, tout comme Marek Halter et Jacques Attali, le chef d’orchestre bien connu. Edgar Reichmann, alors critique littéraire au Monde, a dit un jour qu’Antilogus et moi-même étions les deux meilleurs humoristes juifs de langue française, ajoutant que dans notre usage de la langue nous arrivions à magnifier le yiddish. Il rappelait ainsi la formule célèbre de Franz Kafka sur le fait que les juifs, même quand ils ne le parlent pas, comprennent beaucoup mieux le yiddish qu’ils ne le pensent. Et il est vrai que nous abusions à loisir des images, des cascades verbales, du ridicule, de la catastrophe et d’une outrance vraiment démesu- rée. Seule évidemment la lecture des textes peut la faire saisir. On y découvre alors combien la culture juive est nourrie, c’est le cas de le dire, de recettes de cuisine. Ainsi et très souvent lorsque nous évo- quions la saumure, les cornichons malossol et autres facéties gustatives, nous butions sur une énigme orthographique, l’un de nous lâchait à l’autre : « Ne t’en fais pas, j’irai vérifier sur un bocal. » Le schmatès (le vêtement) nous inspirait aussi bien évidemment et si nous n’avons pas eu le Goncourt, nous avons eu, et très souvent, un prix d’ami chez Warsavax ou Strudel & Cie (voir « La chute de la maison Tati », qui s’achève par cette formule : « Oubliez le titan Tati, bonjour le riqui- qui », décembre 2003). Plus que tout, l’incertitude sur l’état de l’anti- sémitisme donnait matière à nos chroniques. Quand Israël envoya un ambassadeur au Vatican, nous prîmes la plume pour mettre en garde l’État hébreu contre le malencontreux faux pas qui ferait retomber la hargne des chrétiens sur nous autres, tribu perdue en terre de France. Il fallait bien le rappeler : « Shmuel Trigano ? Otage. Meïr Waintrater ? Otage. Nous-mêmes ? Otages. Shalom Tricots ? Troisième étage. »

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En 2008 suite au bradage de l’Arche en version papier par le FSJU, nous avons interrompu notre collaboration au magazine. Toutes nos chroniques furent réunies dans un seul ouvrage pour être enfin publiées. Le titre était trouvé : « Le grand complot juif enfin expli- qué aux goyim et autres victimes ». L’éditeur et ami Bertil Scali s’était engagé avec enthousiasme dans le projet… Le temps lui manqua pour le concrétiser car il fit faillite. De notre faute ? Allez savoir, le complot juif est plein de mystères.

1. Philippe Trétiack et Pierre Antilogus, Bienvenue à l’Armée rouge, le premier guide pratique du collabo, Jean-Claude Lattès, 1984.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 73 OSCAR WILDE ET LA PENSÉE PINCE-SANS-RIRE › Jean-Pierre Naugrette

ers la fin des années soixante-dix, la princesse Anne d’Angleterre, venue donner une conférence devant la Cambridge Union, fut saluée par des étudiants cha- huteurs avec ce slogan : « You think it’s wit, we think it’s shit ! ». Faut-il traduire ? Le jeu de mots irrévéren- cieux,V qui repose sur la sonorité voisine, en anglais, de deux vocables que le sens oppose, implique que la notion de wit, si difficile à traduire en français, est l’apanage de l’esprit cultivé, ici incarné par les étudiants, face à la royauté supposée inculte. (Même si le prince Charles fit des études tout à fait honorables au Trinity College de la même université.) Le discours de la princesse avait-il été trop long ? Comme dit Polonius dans Hamlet, « Brevity is the soul of wit » (acte II, scène 2), « la brièveté est l’âme de l’esprit », ou bien, de manière plus familière, « les plaisante- ries les plus courtes sont toujours les meilleures ». On parle souvent d’humour britannique. Le mot wit, avec toutes ses strates de sens, transcende et dépasse largement ce cadre. C’est au XVIIe siècle qu’apparaît, dans la comédie de la Restauration des années 1660, après la fermeture des théâtres par Cromwell, un person-

74 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 le rire est-il mort ?

nage qui se confond avec le type d’humour qu’il pratique : le wit est un bel esprit raffiné, un peu précieux – mais précieux aussi au sens où il a du prix –, qui se caractérise par sa repartie, sa capacité à rétorquer par jeu de mots, à clouer le bec à ses interlocuteurs ou contradicteurs par des traits ou des saillies. Ce personnage est littéralement l’esprit qu’il incarne : il est un wit parce qu’il pratique le wit. Comme dit le poète Alexander Pope dans son poème « Essai sur la critique » (1711) :

« Le vrai esprit n’est autre que la nature d’avantages parée, Ce qu’on a souvent pensé, mais jamais si bien exprimé, Ce qui, dès l’abord, est frappé au sceau de la vérité, Qui nous renvoie l’image de notre pensée. »

Boileau disait à peu près la même chose, déjà, dans son Art poétique (1674) :

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Que la pensée n’existe pas seule mais doive transiter par les mots justes si elle veut un tant soit peu trouver une audience en société, voilà l’exigence du wit, personnage qui se situe à la frontière entre l’intellec-

tuel et le mondain, entre le penseur et le cau- Jean-Pierre Naugrette est professeur seur : pour Pope et Boileau, la pensée doit de littérature anglaise du XIXe siècle être affûtée par le polissage des mots pour la à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson bien dire. Alors que le fop de ces comédies- et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi là n’est qu’un gandin, un dandy cherchant traducteur et romancier. Derniers souvent à imiter les mœurs vestimentaires ouvrages parus : Destination Cérès françaises et utilisant des termes pédants (Le Visage vert, 2017) et les Poésies d’amour de Thomas Hardy (édition et savants (1), le true wit ou « vrai esprit » bilingue, Circé, 2018). incarne sa pensée par son langage : il est ce › [email protected] qu’il pense par ce qu’il dit. Dès lors, il scintille de mille feux, il brille par l’éclat de son esprit – qui n’a plus rien à voir avec l’humour dans ce qu’il aurait de simplement plaisantin ou blagueur. Les débats à la Chambre des Communes sont traditionnellement placés sous le signe du wit :

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rien de tel qu’un trait d’esprit pour déstabiliser, voire démolir son adver- saire, même et surtout si l’on s’adresse à son contradicteur député par la formule de politesse immuable, « Right Honorable Gentleman ». Le film les Heures sombres de Joe Wright (2017) montre bien que même (et sur- tout) dans les heures les plus sombres, les parlementaires britanniques, Churchill en particulier, savaient que gagner la guerre à l’extérieur pas- sait par la victoire à la maison, dans les joutes oratoires. Lorsque Rudyard Kipling dédie ses Simples contes des collines (1888) à « the wittiest woman in India », à « la femme la plus spiri- tuelle d’Inde », on pense qu’il avait probablement en tête Mrs Bur- ton, épouse du major F. C. Burton, du 1er régiment de cavalerie du Bengale, stationné à Peshawar. Preuve s’il en était besoin que même dans les régions les plus reculées de l’Inde, une femme anglaise pou- vait incarner le wit, le pratiquer, et donc, du même coup, attendre de ses invités un pareil comportement. Lord Dufferin, le vice-roi des Indes, avait été prompt à apprécier le wit des parents de Kipling : « Le manque d’éclat et Mme Kipling ne sauraient cohabiter dans la même pièce », avait-il déclaré. Le wit, c’est le contraire du terne.

Humour à froid et pince-sans-rire : de l’ironie britannique

Une autre notion, typiquement britannique, apparaît ici. Celle de l’humour tongue-in-cheek, ou ce qu’on appelle deadpan humour. Il faut remonter au XVIIIe siècle pour saisir à quel point l’ironie peut être une arme rhétorique pour qui sait la manier – le mot « ironie », on le sait, vient du grec ancien εἰρωνεία [eirôneía], « action d’interroger en fei- gnant l’ignorance ». Avec sa Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729), Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, proposait un « humble plan » : vendre les nourris- sons irlandais comme de la viande afin de réduire – de manière défini- tive, précisait-il – la question de la misère. « Pour Dublin même, on peut évaluer à mille familles les acheteurs habituels de viande de bébé. Mais en comptant les achats exceptionnels pour les agapes familiales (telles

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que mariages ou baptêmes) la ville offrirait un débouché pour environ vingt mille pièces (2). » Au passage, précise-t-il, son plan aurait le mérite de faire baisser le nombre des papistes, « qui se font chaque année plus envahissants, grâce à leur forte natalité » (3). Et puis, « un bébé sain et bien nourri constitue à l’âge d’un an un plat délicieux, riche en calories et hygiénique » (4). Qui pourrait s’opposer raisonnablement à ce plan ? André Breton devait faire figurer ce texte dévastateur dans son Antholo- gie de l’humour noir. Un siècle plus tard, dans l’Angleterre victorienne de Charles Dickens, il est devenu impensable : on ne saurait proposer de traiter ainsi, même (surtout) pour rire, la question du child labour, des enfants errants, pauvres, abandonnés, exploités dans des fabriques. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, une once de politiquement correct s’est introduite dans le traitement des questions sociales. L’humour à froid ou pince-sans-rire subsiste toutefois en Angle- terre. Il suffit de revoir une émission de la chaîne ITV3 intitulée « An audience with Peter Ustinov » (1988) pour constater que le célèbre comédien et imitateur n’avait pas son pareil, dans ce one-man show de plusieurs heures, pour sortir des traits d’esprit sans jamais se départir de son masque impassible. La manière dont il évoque l’ancien président Ronald Reagan, accueillant à la Maison-Blanche le prince Charles « et sa jolie femme David », avant de lui proposer d’aller séjourner à « camp Diana », est irrésistible. (On ne sait, bien sûr, si Reagan a effectivement fait cette bourde, mais à voir Ustinov gratifier la salle d’un salut militaire et d’un sourire niais, on se dit qu’il aurait pu la faire.) Il existe en Angle- terre une émission télévisée de la BBC, « Have I Got News for You », tellement culte qu’elle dure depuis 1990, bien qu’elle joue constam- ment à la marge du procès en diffamation. Animée jusqu’en 2002 par Angus Deayton, elle invite régulièrement Ian Hislop, rédacteur en chef du magazine satirique et d’investigation Private Eye, et le comédien Paul Merton. Tous deux sont adeptes de l’humour à froid. Hislop, que l’on présente parfois comme l’homme à qui l’on a fait le plus de procès en Angleterre, est un petit bonhomme rondouillard et jovial, dont le phy- sique contraste avec les traits acérés qu’il lance dès qu’il prend la parole – il est vrai, ponctués d’un grand éclat de rire. Merton, qui ressemble à un éternel étudiant, ne rit jamais : c’est sa signature. Les têtes de Turc de

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l’émission sont l’Establishment. La famille royale n’est jamais épargnée : « Fergie vient de déchirer son voile de mariée », annonce Deayton avec le plus grand sérieux. On s’attend à voir apparaître la duchesse d’York, ancienne épouse du prince Andrew : l’image suivante montre un hippo- potame dans un zoo malmenant un drap. Le 6 avril dernier, alors qu’on évoque l’affaire de l’empoisonnement d’un agent double par les Russes, Hislop pose la question : « Qui a le premier révélé l’affaire ? Boris [John- son, ministre des Affaires étrangères].C’est normal, avec un nom pareil. C’est un agent dormant. » Lorsque j’ai vu « Have I Got News for You » pour la première fois, j’ai cru, pendant quelques secondes, qu’il s’agissait d’un vrai journal télévisé. Le présentateur a la posture, le visage, les mimiques de celui qui annonce des événements réels. L’humour tongue-in-cheek ou deadpan est à l’op- posé de la caricature : il ne charge pas, il incarne en creux. Il ne grossit pas le trait, il l’évide de manière souterraine. Il est plus redoutable que la cari- cature telle qu’on la pratiquait au XIXe siècle en France avec le Charivari, ou bien aujourd’hui avec « Les Guignols ». Il n’a rien de commun avec l’imitation politique, qui accentue les tics de langage, et qui, à force de faire rire aux dépens de qui on imite, finit par le rendre sympathique. Le seul équivalent français de « Have I Got News for You » serait « Le Petit Rapporteur », l’émission de Jacques Martin et de Bernard Lion, qui se présentait elle aussi comme un journal télévisé – l’interview de Françoise Sagan par Pierre Desproges fut un sommet de l’humour pince-sans-rire. Son irrévérence face au pouvoir de l’époque explique sa brièveté, à peine plus d’un an (19 janvier 1975-27 juin 1976). Rien à voir avec la longé- vité de l’émission anglaise, qui dure depuis vingt-huit ans.

Oscar Wilde, l’art de l’aphorisme et le wit

On croit souvent que les procès à l’encontre d’Oscar Wilde, qui devaient le conduire à purger une peine de deux ans de travaux forcés à la geôle de Reading, avaient été faits contre son homosexualité, alors proscrite par la loi anglaise. C’est oublier que c’est Wilde lui-même, après avoir été traité en 1895 de « somdomite » (sic) par le marquis de

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Queensberry, le père de son jeune amant Lord Alfred Douglas, qui avait traduit le marquis en justice. (Queensberry était connu pour avoir codi- fié les règles de la boxe.) Comme si, outre l’accusation obscène, Wilde ne supportait pas la faute d’orthographe, ni la faute de goût : à l’avant- première de sa pièce l’Importance d’être constant, Queensberry avait fait déposer un grossier bouquet de légumes devant la loge du dramaturge. « Dans notre pays, il suffit qu’un homme ait de la distinction et de la cervelle pour qu’aussitôt toutes les langues communes se déchaînent contre lui », écrit Wilde dans le Portrait de Dorian Gray. Irlandais comme lui, Wilde partage avec Swift un humour pince- sans-rire et provocateur qui va de pair avec un mépris affiché des classes laborieuses ou populaires : « Je sympathise tout à fait avec la rage qui dresse la démocratie anglaise contre ce qu’elle appelle les vices des classes supérieures. Les masses estiment que l’ivrognerie, la bêtise et l’immoralité devraient être leur apanage exclusif, et que si l’un d’entre nous se couvre de ridicule, il chasse sur leurs terres », écrit-il encore dans Dorian Gray. En cette fin de siècle victorienne qui voit la montée des questions sociales (l’Angleterre industrielle est alors un véritable laboratoire matériel et intellectuel pour le marxisme), Wilde campe sur une posture aristocratique qui prend à rebours le naturalisme en littérature, l’avènement de l’art de masse, l’utilitarisme ambiant. Adepte de l’art pour l’art énoncé en France par Théophile Gautier, il défend une conception de l’art comme « inutile », au sens où il ne saurait « servir » à quoi que ce soit : d’où la fameuse dernière phrase de la préface à Dorian Gray, « Tout art est complètement inutile », au sens où il ne saurait être utilisé. Face aux forces de la machine et du travail qui émergent, il affirme la forme de l’art, qui ne doit rien à personne, surtout pas à la société : « L’art n’exprime jamais rien d’autre que lui- même. Il est doté d’une vie indépendante, au même titre que la pen- sée, et il se développe purement selon son propre modèle. Il ne sera pas nécessairement réaliste à une époque de réalisme, ni spirituel sous le règne de la foi », écrit-il dans son essai le Déclin du mensonge (5). En réalité, qu’il s’agisse de ses pièces de théâtre, de ses romans et nouvelles, de ses essais ou de ses déclarations personnelles, Wilde n’épargne rien dans la société anglaise de son temps, ni aucune classe.

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« À vrai dire, en Angleterre, les gens s’efforcent de briller au petit- déjeuner. C’est épouvantable ! Seuls les gens ternes brillent au petit- déjeuner », déclare Mrs Cheveley dans la pièce Un mari idéal (6). Pour Wilde, loin de relever d’une superficialité mondaine, le wit doit être une arme contre l’air du temps. Regrettant que l’ironie swiftienne soit devenue impossible dans l’Angleterre des années 1890, Wilde se sert du wit comme dernier rempart depuis lequel il décoche ses traits d’esprit contre des assaillants qui, au nom de la modernité et du pro- grès, font assaut de conformisme. « La gravité est le seul refuge des gens sans profondeur ! (7) » On comprend mieux dès lors la condamnation funeste d’Oscar Wilde par les tribunaux anglais. Non point pour homosexualité – pra- tique fort courante chez les gentlemen de l’époque. Comme dit Stephen Fry dans sa préface aux Aphorismes, ce n’est pas « l’inversion sexuelle, mais l’inversion morale, politique, spirituelle et artistique » qui lui fut reprochée par ses contemporains (8). Les pièces de Wilde étaient très populaires, son théâtre faisait salle comble, les rires fusaient : selon Sigmund Freud dans son essai de 1905 le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, le plaisir est le « résultat du mot d’esprit » qui lève les inhibitions (9). Freud s’appuie sur la théorie du philosophe anglais Herbert Spencer qui dans son essai Physiologie du rire de 1860 défi- nissait le rire comme « un phénomène de décharge de l’excitation psychique » (10). Mais comme dit Shakespeare dans Peines d’amour perdues, « la fortune d’une plaisanterie dépend de l’oreille de celui qui l’écoute, jamais de la langue de celui qui la fait » (acte V, scène 2). Cette remarque, citée par Freud dans son essai sur le mot d’esprit – Der Witz en allemand, le vits juif, le wit anglais – pourrait désigner une méprise entre Wilde et le public anglais, et le double bind, les barreaux derrière lesquels il s’était lui-même enfermé aussi sûrement que dans sa geôle de Reading. D’une part, en s’appuyant sur le théâtre et la comédie pour faire passer ses aphorismes, il risquait de voir le public rire à gorge déployée le temps d’une séance, puis rentrer chez lui reprendre sa vie habituelle. Contrairement à l’ancienne société de la Restauration, le wit n’était plus un modèle intellectuel à imiter, et le fameux castigat ridendo mores

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ne fonctionnait plus comme avant. Or Wilde, dont le père était un chirurgien de l’ouïe, ne l’entendait pas de cette oreille : d’après lui, l’art l’emportait sur la vie, ses aphorismes étaient censés sinon trans- former la société, du moins la combattre. Le wit wildien semble être conçu par son auteur comme une autre manière, non pas de rire, mais de vivre. Sur scène, ses personnages débitent leurs vérités et leurs para- doxes avec le plus grand sérieux. Dès lors, il risquait, comme dans toute société qui aurait perdu son sens de l’humour à froid, d’être pris à son propre sérieux, lui qui ne l’était pas tout à fait tant il était pro- vocateur, et pratiquait ce qu’on pourrait appeler la pensée pince-sans- rire : « Je n’ai rien d’autre à déclarer que mon génie », dit-il en arrivant à New York. Mais dans ce cas, ses aphorismes devenaient aussi dévas- tateurs que les bombes des anarchistes qu’il raille dans le Crime de Lord Arthur Savile. Déclarer « une idée qui n’est pas dangereuse n’est pas digne de ce nom » (11) pouvait faire sourire ou rire un instant. Mais dite avec le plus grand sérieux, voilà qui rendait terriblement dange- reuse la pensée pince-sans-rire.

1. George Etherege, l’Homme à la mode, ou Sir Fopling Flutter, 1675. 2. Jonathan Swift, Modeste proposition et autres textes, traduit par Émile Pons, Gallimard, coll. « Folio », 2012, p. 31. 3. Idem, p. 29. 4. Idem, p. 24. 5. Oscar Wilde, Aphorismes, traduit par Béatrice Vierne, Arléa, 2008, p. 71. 6. Oscar Wilde, Un mari idéal, traduit par Jean-Michel Déprats, Gallimard, coll. « Folio théâtre », 2015, acte I, p. 83. 7. Oscar Wilde, « Dans la conversation », in Aphorismes, op. cit., p. 220. 8. Idem, p. 19. 9. Sigmund Freud, le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, traduit par Marie Bonaparte et M. Nathan, Gallimard, 1930, p. 238. 10. Idem, p. 240. 11. Oscar Wilde, « Le critique en tant qu’artiste », in Aphorismes, op. cit., p. 218.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 81 LA CARICATURE, UNE « FLEUR DU MAL » ? › Robert Kopp

Le rire est satanique, il est donc profondément humain. » C’est ce qu’affirme Charles Baudelaire, qui se situe ainsi clairement dans la tradition de Bos- suet, de Thomas Hobbes et de Joseph de Maistre. Et par-delà eux dans celle de l’Ecclésiaste et de saint «Augustin. La phrase se trouve dans « De l’essence du rire », premier de trois fragments qui subsistent de l’un de ses projets les plus anciens (1). Comme beaucoup de ses camarades qui avaient 20 ou 25 ans au milieu des années 1840 et cherchaient à se faire une place dans les lettres, Baudelaire essayait de se faire connaître par le biais de la critique d’art, suivant en cela les exemples prestigieux de Diderot, de Stendhal, de Henri Heine et de Théophile Gautier, entre autres. Et comme quelques-uns de ses amis, dont Champfleury, il a focalisé son attention sur un nouveau genre alors émergeant : la caricature. Il pen- sait même qu’il serait utile et urgent d’entreprendre « une histoire générale de la caricature dans ses rapports avec tous les faits politiques et religieux, graves ou frivoles, relatifs à l’esprit national ou à la mode » (2). Ce sera Champfleury qui le fera, Baudelaire s’attachera à la philo- sophie et à la psychologie de la caricature (3).

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Le Salon – mot qui désigne à la fois l’événement où se pressaient un million de visiteurs et le compte rendu de celui-ci – était alors l’événement phare de l’année artistique. Baudelaire a sacrifié à ce rituel dès 1845 et il en profité pour annon- Robert Kopp est professeur à cer comme étant « sous presse » une étude l’université de Bâle. Dernières sur la peinture moderne et « pour paraître publications : Album André Breton prochainement », une autre sur David, (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008), Un siècle de Guérin et Girodet et une troisième sur la Goncourt (Gallimard, 2012), l’Œil de caricature. Ces projets étaient alors loin Baudelaire (avec Jérôme Farigoule et d’être prêts et ce n’est que dix ans plus tard alii, Paris-Musées, 2016). › [email protected] qu’un premier chapitre consacré à l’étude philosophique et psychologique du rire paraissait dans une obscure petite revue, le Portefeuille, le 8 juillet 1855. Il sera suivi, deux ans plus tard, par une étude sur les caricaturistes français, puis sur les caricaturistes étrangers. Baudelaire semble avoir d’abord proposé ses pages, retravaillées plusieurs fois, à la Revue des Deux Mondes. Mais celle-ci avait décliné l’offre, François Buloz n’ayant visiblement pas envie de récidiver après la publication de dix-huit « Fleurs du mal », le 1er juin 1855. Il n’avait pas vu que cette réflexion sur le rire relevait du même esprit que celui qui avait inspiré les poèmes, l’esprit d’un « des fils légitimes ou illégi- times du célèbre voyageur Melmoth » (4). Melmoth, un être double, un répondant allégorique du poète, défini comme « l’être déclassé, l’individu situé entre les dernières limites de la patrie humaine et les frontières de la vie supérieure » (5). On aura reconnu le thème favori de Baudelaire faisant écho à Pascal des « deux postulations simulta- nées » qui, « à toute heure », déchirent l’homme : « l’invocation à Dieu, ou spiritualité », « le désir de monter en grade », et l’invocation à Satan, « l’animalité », « la joie de descendre » (6). Les deux premiers Salon de Baudelaire se terminent sur un constat d’échec. Après un éloge intempestif de Delacroix qui, tout au long de la vie de Baudelaire, restera la référence absolue en matière de peinture, il constate que la grande peinture est morte, tout comme la poésie, d’ailleurs. Plus exactement, que « la grande tradition », celle justement que représente Delacroix, « s’est perdue », et que

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« la ­nouvelle n’est pas faite ». Qu’il n’y a pas de peintre de cette vie moderne et contemporaine qui a pourtant sa beauté, son « côté épique », et qu’a admirablement rendue Balzac dans sa Comédie humaine, par exemple. « Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau. (7) » Ce ne sont évidemment pas les peintres alors à la mode, les Ernest Meissonnier, Hippolyte Flandrin ou Paul Delaroche, et encore moins les favoris de Louis-Philippe, Ary Scheffer et Horace Vernet, qui sauront créer cette tradition nouvelle. Scheffer, dont les tableaux religieux, tels Saint Augustin et sa mère, sainte Monique, et le portrait de Lamennais avaient un succès considérable et qui enseignait le dessin aux enfants du roi, se voyait rangé dans la catégorie des « singes du sentiment ». Quant à Vernet, le grand ordonnateur du musée de l’Histoire de France au châ- teau de Versailles, Baudelaire le considérait comme « l’antithèse absolue de l’artiste » : « ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une mas- turbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français » (8). Le seul tableau vraiment moderne que Baudelaire avait découvert dans ces années-là remontait à un demi-siècle : le Marat de David, conservé à Bruxelles et qui avait été exposé exceptionnellement au Bazar Bonne-Nouvelle en 1846 :

« Le divin Marat, un bras pendant hors de la baignoire et retenant mollement sa dernière plume, la poitrine percée de la blessure sacrilège, vient de rendre le dernier soupir. Sur le pupitre vert placé devant lui [...]. L’eau de la bai- gnoire est rougie de sang [...]. Tous ces détails sont his- toriques et réels, comme dans un roman de Balzac. (9) »

Bref, il s’agit d’une authentique pietà moderne, les termes soulignés par Baudelaire l’indiquent clairement. Sinon, malgré une attention de tous les instants, Baudelaire – avant de se rabattre sur Constantin Guys – ne trouve pas le « peintre de la vie moderne » dont il rêve, celui qui saurait représenter le monde contem- porain dans ce qu’il a de plus significatif : l’habit noir.

84 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 la caricature, une « fleur du mal » ?

« N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souf- frante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? [...] Nous célébrons tous quelque enterrement. (10) »

Or, à défaut de grande peinture, Baudelaire se demande si ce ne sera pas un genre mineur qui finira par prendre la place restée vacante : la caricature. Elle existait certes depuis la Renaissance. Mais comme genre mineur, sinon marginal. Il existe quelques planches célèbres d’Albrecht Dürer et de Léonard de Vinci. Et plus tard de Jacques Cal- lot. Toutefois, ce n’est qu’avec la satire des mœurs de William Hogarth qu’elle prend de l’importance. Le rire devient un instrument de la critique sociale. Et sous la Révolution et l’Empire, il est utilisé comme arme de propagande politique. Tous les partis en usent et en abusent, ne reculant d’ailleurs pas devant la vulgarité. Un des registres favoris est désormais celui de la scatologie. Grâce à de nouvelles techniques d’impression et notamment de la lithographie, la caricature fait au début du XIXe siècle son entrée dans la presse. Or, malgré ce support éphémère, certaines de ces carica- tures, loin d’être vouées à une rapide disparition « comme les feuilles volantes du journalisme », s’inscrivent dans la durée, parce qu’elles « contiennent un élément mystérieux, durable, éternel ». Et quel est ce mystère ? « C’est l’introduction de cet élément insaisissable du beau jusque dans les œuvres destinées à représenter à l’homme sa propre laideur morale et physique ! (11) » Représenter l’homme moderne, c’est ce que Baudelaire demande à l’art et à la poésie. La caricature, ce n’est pas le beau classique, ni le laid moderne, c’est le beau dans le laid, c’est proprement une « fleur du mal ». Mais aussi une fleur de la modernité. Car le rire moderne n’est plus celui d’Aristophane et de Plaute. Il change de nature au fur et à mesure que la civilisation progresse. « Les nations verront s’augmenter en elles les motifs de comique à mesure que s’accroîtra leur supériorité. (12) » Ce serait toutefois mal connaître Baudelaire que de croire que ce progrès n’est pas, à ses yeux, en même temps un signe de décadence. « L’hu- manité s’élève, et elle gagne pour le mal et l’intelligence du mal une

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force proportionnelle à celle qu’elle a gagné pour le bien. » Si le rire est souvent l’expression d’une supériorité, il témoigne également d’un sentiment d’orgueil et revêt donc un côté démoniaque. Satanique, dit Baudelaire. Inconscient, dira Freud. Il n’y a guère de comique innocent. Et l’innocence ne fait pas rire. Voyez Paul et Virginie. Le rire s’accommode mal de la pureté, même en poésie. « Fuis du plus loin la Pointe assassine, / L’Esprit cruel et le Rire impur », recommande Verlaine dans son Art poétique. Le rire n’est pas le propre non plus de la religion : « Le Verbe incarné n’a jamais ri. (13) » Ce qui n’empêche pas le blasphème, qu’il arrive à Baudelaire de pratiquer, dans « Les litanies de Satan », par exemple. Mais l’essentiel est ailleurs. Il est dans cette proximité que Baudelaire se reconnaît avec Daumier et Goya, qui ont su exprimer tous deux ce qu’il appelle « le monstrueux vraisemblable », « l’absurde possible» (14), subvertissant ainsi les catégories esthétiques traditionnelles en posant clairement la question de la beauté du laid. Elle est au cœur même non seulement de la caricature mais de toute l’esthétique moderne. Elle est au cœur de la vie moderne, qui « fourmille de monstres innocents ». Et le Sei- gneur a laissé faire.

« Ô Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ? (15) »

1. Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 532. 2. Idem, p. 523. 3. Champfleury,Histoire de la caricature antique, Dentu, 1865, suivie de quatre autres volumes consacrés respectivement à la caricature moderne (1865) au Moyen Âge (1870) et la Renaissance (1872), sous la République, l’Empire et la Restauration (1874), sous la Réforme et la Ligue (1880). L’ensemble a été réim- primé plusieurs fois ; Baudelaire y est cité à de maintes reprises. 4. Charles Baudelaire, op. cit., tome II, p. 531. 5. Idem, p. 534. 6. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XI, in Œuvres complètes, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 682-683. 7. Charles Baudelaire, op. cit., tome II, p. 496. 8. Idem, p. 470. 9. Idem, p. 409. 10, Idem, p. 494. 11. Idem, p. 526. 12. Idem, p. 533. 13. Idem, p. 527. 14. Idem, p. 570. 15. Charles Baudelaire, « Mademoiselle Bistouri », in le Spleen de Paris, XLVII, in Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 356.

86 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 Intemporel CAR « LE RIRE EST LE PROPRE DE L’HOMME »

› Jean-Paul Clément

Chaque mois, Jean-Paul Clément puise dans notre patrimoine littéraire un texte qui résonne avec l’actualité.

Que de fois n’a-t-on pas repris cette formule, mais – au fait – François Rabelais nous fait-il vraiment rire ? Sa prose est-elle « drolatique » ? Oui, par ses jeux de mots (calembours), contrepèteries, anagrammes, borborygmes, gauloiseries parfois scatologiques, non sans lien à une tradition littéraire, celle de François Villon, Clément Marot, ou de la parodie de romans de chevalerie, les hyperboles, les clins d’œil, les rapprochements incongrus : tout est bon pour atteindre ce but. Le rire de Rabelais est une « machine de guerre » visant à saper les bases d’une antique société issue du Moyen Âge (éducation, religion, justice…).

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 87 le rire est-il mort ?

Le Tiers livre (1546) est consacré aux aventures de Panurge, qui veut se marier : il enquête auprès des philosophes et des médecins, des théologiens et des juristes, des sages et des fous ; il interprète ses songes, tire au sort, discute avec ses amis. Toutes les réponses sont défavorables mais on peut les interpréter à double sens et Panurge s’obstine. De toute cette enquête, deux épisodes sont restés célèbres : le dia- logue avec le philosophe Trouillogan, qui doute de tout – Molière s’en inspirera dans le Mariage forcé – et l’histoire du juge Bridoye, qui tire au sort les sentences – Beaumarchais fera de lui le Brid’oison du Mariage de Figaro. Rabelais, fils d’un avocat, s’est déjà moqué, dans Pantagruel (cha- pitre x), des complications de la procédure et de la sottise des juges, qui ne savent, comme les médecins de Molière, que citer des textes. Ici, il s’amuse à les parodier, en soulignant par des « comme vous » répétés que le juge Bridoye n’est pas plus sot que les autres juges. Le comique consiste à ridiculiser la manie des références, en les plaçant à tort et à travers ; et à jouer sur les mots en justifiant le tirage au sort par des axiomes juridiques. Il faudra quatre chapitres à Rabelais pour épuiser les ressources de ce procédé, sous lequel se dissimule l’attaque plus sérieuse d’un humaniste épris de vraie justice. On croirait lire la novlangue technocratique de l’administration bruxelloise !

« Au jour subséquent, à l’heure de l’assignation, Pan- tagruel arriva en Mirelingues (1). Les Président, Séna- teurs et Conseillers le prièrent entrer avec eux et ouïr la décision des causes et raisons qu’alléguerait Bridoye, pourquoi (2) aurait donné certaine sentence contre l’élu Toucheronde, laquelle ne semblait du tout équitable à icelle cour centumvirale (3). Pantagruel entre volontiers, et là trouve Bridoye au milieu du parquet (4) assis, et, pour toutes raisons et excuses, rien plus ne répondant, sinon qu’il était vieux devenu et qu’il n’avait la vue tant bonne comme de coutume ; alléguant plusieurs misères

88 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 car « le rire est le propre de l’homme »

et calamités que vieillesse apporte avec soi, lesquelles not. per Archid. D (5) LXXXVI c. (6) tanta. Pourtant (7), ne connaissait-il tant distinctement les points des dés, comme avait fait par le passé. Dont pouvait être qu’en la façon qu’Isaac, vieux et mal voyant, prit Jacob pour Esaü (8), ainsi à la décision du procès dont était question il aurait pris un quatre pour un cinq, notamment référant que lors il avait usé de ses petits dés, et que, par dispo- sition de droit, les imperfections de nature ne doivent être imputées à crime, comme appert ff.(9) de re. milit. l. (10), qui cum uno ff. de reg. jur. l. fere. ff. de edil. ed. per totum, ff. de term. mod. l. Divus Adrianus resolut. per Lud. Ro (11) in l. si vero. ff. fol. matr. Et qui autrement ferait non l’homme accuserait, mais Nature, comme est évident, in. L. maximum vitium. C (12) de lib. Praeter. « Quels dés, demandait Trinquamelle, grand président d’icelle cour, mon ami, entendez-vous ? – Les dés, répondit Bridoye, des jugements Alea judicio- rum (13) desquels est écrit par Docto. 26 quaest. 2. Cap. Sors. l. nec. emptio. ff. de contrahend. empt. l. quod debe- tur ff. de pecul. et ibi Barthol (14) ; et desquels dés vous autres, messieurs, ordinairement usez en cette votre cour souveraine ; aussi font tous autres juges en décision des procès, suivant ce qu’en a noté D. Henr. Ferrandat (15), et not. gl. in. c. fin. de sortil. et l. sed. cum ambo. ff. de judi. Ubi Doct (16), notent que le sort est fort bon, honnête, utile et nécessaire à la vidange des procès et dissensions. Plus encore apertement l’ont dit Bald., Bart. et Alex.(17) C. communia de leg. si duo. – Et comment, demandait Trinquamelle, faites-vous, mon ami ? – Je, répondit Bridoye, répondrai brièvement, selon l’en- seignement de la loi ampliorem, § in refutatoriis, C. de appela, et ce que dit Gl. L. ff. quod met. cau. Gaudent de brevitate moderni (18). Je fais comme vous autres, mes-

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sieurs, et comme est l’usance de judicature, à laquelle nos droits commandent toujours déférer : ut not. Extra (19) de consuet. c. ex literis, et ibi Innoc. Ayant bien vu, revu, lu, relu, paperassé et feuilleté les complaintes, ajourne- ments, comparutions, commissions, informations, avant procédés, productions, allégations, intendits, contredits, requêtes, enquêtes, répliques, dupliques, tripliques, écri- tures, reproches, griefs, salvations, récollements, confron- tations, acariations, libelles, apostales, lettres royaux, com- pulsoires, déclinatoires, anticipatoires, évocations, envois, renvois, conclusions, fins de non procéder, appointe- ments, reliefs, confessions, exploits (20) et autres dragées et épiceries (21) d’une part et d’autre, comme doit faire le bon juge selon ce qu’en a no. Spec (22) de ordinario § 3 et tit. de offic. omn. jud. § fin. et de rescriptis praesenta ,§ 1 je pose sur le bout de la table en mon cabinet tous les sacs du défendeur, et lui livre chance premièrement, comme vous autres, messieurs. Et est not. l. favorabiliores. ff. de reg. jur. et in c. cum sunt. eod. tit. lib. VI. qui dit : Cum sunt partium jura obscura, reo favendum est potius quam actori (23). Cela fait, je pose les sacs du demandeur, comme vous autres, messieurs, sur l’autre bout visum visu (24), car opposita juxta se posita magis elucescunt (25) ut not. in li. I. § videamus, ff. de his qui sunt sui vel alic. jur. et in l. munerum. j. mixta ff. de muner, et honor. Pareillement, et quant et quant (26) je lui livre chance. – Mais, demandait Trinquamelle, mon ami, à quoi connaissez-vous l’obscurité des droits prétendus par les parties plaidoyantes ? – Comme vous autres, messieurs, répondit Bridoye, savoir est quand il y a beaucoup de sacs d’une part et d’autre. Et lors j’use de mes petits dés, comme vous autres, messieurs, suivant la loi, semper in stipulationibus, ff. de reg. juris, et la loi versale versifiée (27) que ; eod. tit. Semper in obscuris quod minimum est sequimur (28)

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canonisée (29) in c. in obscuris eod. tit. lib. J’ai d’autres gros dés bien beaux et harmonieux, desquels j’use, comme vous autres, messieurs, quand la matière est plus liquide (30), c’est-à-dire quand moins y a de sacs. – Cela fait, demandait Trinquamelle, comment sententiez-­ vous, mon ami ? – Comme vous autres, messieurs, répondit Bridoye : pour celui je donne sentence, duquel la chance livrée par le sort du dé judiciaire, Tribonien (31), prétorial, premier advient (32). Ainsi commandent nos droits, ff. qui pot. in pig. l. potior. leg. creditor C. de consul., l. I, Et de reg. jur. in VI. Qui prior est tempore, potior est jur (33). »

1. Pays imaginaire « qui est delà la rivière de Loire ». 2. Pour justifier pourquoi. 3. De cent personnes : ce mot latin était réservé au Parlement de Paris (note de Jean Plattard, auquel nous empruntons aussi les notes juridiques qui suivent in Œuvres complètes, Fernand Roche, 1929). 4. « Enceinte réservée où juges et accusés étaient parqués, séparés du public ». 5. Cette initiale signifie « Distinction », division des recueils de droit canonique. 6. Canon (règle). « Comme il est noté par l’Archidiaconus, division LXXXVI règle… » 7. C’est pourquoi. 8. Voir le récit de la Genèse, ch. XXVII. 9. Ce signe désigne le Digeste, le grand recueil juridique du VIe siècle. 10. Loi. (Suit une série de références bouffonnes). 11. Ludovicus Romanus (ou Pontanus) est un auteur de Commentaires sur le Code et le Digeste (XVe siècle). 12. Cette initiale désigne le Code de Théodose (Ve siècle). 13. Les hasards des jugements. Cette expression, courante chez les juristes, est prise par Bridoye au sens littéral, car alea, « hasard », signifie aussi « dé » ; c’est pourquoi il joue la sentence aux dés… 14. Bartole, professeur italien de droit (XVe siècle). 15. Jurisconsulte français du XVIe siècle. 16. Où les docteurs. 17. Balde (XVIe siècle), Bartole (XVe siècle) et Alexandre (XVIe siècle), jurisconsultes italiens. 18. « Les modernes aiment la brièveté ». Vieux dicton de la langue du droit. 19. Les Extravagantes du pape Jean XXII (au XIVe siècle). 20. Cette longue énumération présente dans leur ordre normal presque tous les actes de la procédure du XVIe siècle, depuis la plainte (ou complainte) et la citation ou ajournement jusqu’à l’appel (ou relief d’ap- pel) et à la signification par exploits. Rabelais s’amuse à grossir la liste par des synonymes : « acariation » est le nom méridional de la confrontation des témoins ; « fin de non procéder » est le nom d’ensemble des incidents qu’il vient de citer. 21. Celui qui gagne le procès envoie au juge des dragées et des sucreries. Le mot « épices » désigne par la suite les honoraires des juges. 22. Speculator, surnom du jurisconsulte Guillaume Durand. 23. « Quand les droits des parties sont obscurs, on doit favoriser l’accusé (ou défendeur) plutôt que l’ac- cusateur (ou demandeur) ». Bridoye lance donc le premier coup de dés en sa faveur. 24. Face à face. 25. « Quand les contraires sont rapprochés, la lumière jaillit mieux », autre axiome plaisamment appliqué par Bridoye qui met face à face les « sacs » des plaideurs, c’est-à-dire leurs dossiers. 26. En même temps. 27. Écrite en lettres majuscules (versales) et sous forme d’un vers pentamètre latin. 28. « Toujours dans les causes obscures nous nous en tenons au minimum », c’est pourquoi il use ici des « petits » dés ! 29. Adoptée par le droit canonique. 30. Claire. 31. Tribonien, jurisconsulte qui constitua le Digeste. 32. Dont la chance arrive en tête : désigné par le tirage au sort. 33. « Qui est premier dans le temps est plus fort dans le droit ».

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LITTÉRATURE

94 | Bernard de Fallois. Souvenirs d’une vie d’éditeur › Valérie Toranian et Robert Kopp

112 | Journal adriatique › Olivier Guez

119 | Des livres, des vignes, des hommes, des arbres › Sébastien Lapaque

127 | Une thèse, impasse ou tremplin › Michel Delon

131 | Dylan Thomas, un Gallois au bal masqué › Céline Laurens Bernard de Fallois SOUVENIRS D’UNE VIE D’ÉDITEUR › Entretien réalisé par Valérie Toranian et Robert Kopp

Nous avions rendez-vous au Bistrot de Paris. Un décor un peu à l’ancienne, des années soixante, l’époque de ses débuts. Une conversation à bâtons rompus. Ce fut la dernière de toute une série. La seule qu’il nous ait été donné d’enregistrer, les précédentes ayant servi de mise en bouche. Bernard de Fallois avait traversé son siècle en le marquant de quelques grands livres : l’édition du Contre Sainte-Beuve et de Jean Santeuil de Marcel Proust. Il avait imposé quelques grands écrivains, dont Marcel Pagnol, Georges Simenon, Emmanuel Berl, Vladimir Volkoff. Il fut aussi l’éditeur de Raymond Aron, de Jacqueline de Romilly, d’Alain Peyrefitte, de Dominique Schnapper, d’Alain Besançon, de Françoise Chandernagor. Il connaissait tout de la vie littéraire et éditoriale de la seconde moitié du XXe siècle. S’il en parlait volontiers, il ne songeait guère à rassembler des mémoires. Nous garderons de lui le souvenir d’un convive caustique et désabusé, qui semblait avoir fait sienne la maxime de La Rochefoucauld : « Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre. » Sa curiosité pour de nouveaux auteurs ne l’avait pourtant pas quitté, en atteste la découverte de Joël Dicker. Et sa vivacité est restée intacte jusqu’au bout. Notre conversation a eu lieu quelques semaines seulement avant sa mort, le 2 janvier 2018.

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Bernard de Fallois Il y a un siècle que je ne suis pas venu ici. Cela fait vraiment un siècle ! Arrivé à un certain âge, une grande partie du passé bascule dans l’histoire. Vous ne voyez plus les années passées

comme vous les voyiez habituellement, Bernard de Fallois était éditeur. Après dans une sorte de continuité. Vous les voyez une carrière chez Hachette, puis aux comme un bloc qui s’éloigne. J’assigne Presses de la Cité, il avait créé les Éditions de Fallois en 1987. une date à cette cassure : le XXIe siècle. La seconde moitié du XXe siècle, c’est mon époque. Le début du XXIe, je le vois bizarrement, non pas flou, mais un peu vide. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait plus personne, mais les personnes vivantes ne me paraissent pas vraiment existantes. Elles existent moins que celles avec lesquelles j’ai vécu. J’ai un peu pitié d’elles… Prenons l’exemple du cinéma, qui a commencé en 1925-1930 et qui s’est éteint au milieu des années quatre-vingt. C’est tombé d’un seul coup. Je pensais que cela allait être remplacé par autre chose, je croyais même être au début d’un âge nouveau… Hélas, non : j’ai vu le début et la fin ! Maintenant, il n’y a plus jamais de « beau film » ; il n’existe plus que les séries télévisées… De la même manière, le marché a fait disparaître l’art. Il n’y a que le théâtre qui a plus ou moins résisté. On le croyait mort dans les années vingt, à cause du cinéma, justement. Or, pour des raisons dif- férentes, il s’est mis à renaître…

Revue des Deux Mondes – Allez-vous au théâtre ?

Bernard de Fallois Très rarement. C’est Jacques Copeau qui a relancé le théâtre littéraire, par le Vieux-Colombier, avant la Première Guerre mondiale et dans les années qui ont suivi le conflit. Et ce sont ses élèves du Cartel des quatre qui ont continué le combat, non sans mal. Mais il a marqué le théâtre jusqu’à aujourd’hui. Jean-Louis Barrault, Giorgio Streh- ler, Peter Brook, Ariane Mnouchkine ne seraient pas ce qu’ils sont sans lui. Mais le XXe siècle a surtout été le siècle du roman. Le plus grand best-seller est un roman, la Gloire de mon père, de Marcel Pagnol. Il représente 50 à 60 millions de volumes rien qu’en France. Or c’est

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Hélène Lazareff qui a suscité ce texte. Elle avait dit à Pagnol : « Je donne, à la fin de chaque année, un conte pour Noël. Pouvez-vous m’en écrire un ? » Pagnol accepte, puis il oublie. Elle le rappelle : « Il me faut le conte pour deux heures, je vous envoie un cycliste. » Pagnol, embêté, dit au coursier : « Ne bougez pas, je serai un peu en retard, mais je m’y mets. » Enfin, il donne au cycliste quelques pages qui paraissent dans Elle. C’était le début du Château de ma mère. Après quoi Pagnol s’est dit qu’il ne pouvait pas ne pas en faire un vrai livre. Il a même fini par en faire trois : la Gloire de mon père, le Château de ma mère et le Temps des secrets, tous publiés par Pastorelli à Monte-Carlo.

Revue des Deux Mondes – C’était en 1957-1958. À cette époque, connaissiez-vous déjà Pagnol ?

Bernard de Fallois Non, je ne le connaissais pas du tout à cette époque-là. Mais je l’ai connu un peu plus tard à cause de cette histoire. Pagnol se publiait lui-même. Il était aussi doué en affaires qu’en écri- ture. Pour lui, les éditeurs étaient des voleurs. Il avait donc décidé de se publier tout seul et il le faisait à Monaco, sous pseudonyme. Peu après cette publication dans Elle, j’avais commencé à travail- ler chez Hachette pour Le Livre de poche. Un jour, Guy Schoeller me dit : « Bernard, faites attention, Sven Nielsen est en train d’ache- ter la Gloire de mon père pour une collection pour enfants aux Presses de la Cité. Il paraît que le livre a beaucoup de succès. » Je me le procure, je le lis et lui dis : « Mais ce n’est pas du tout un livre pour enfants, c’est un livre pour tout le monde, il ne faut pas le lais- ser chez Nielsen, c’est pour nous ! » C’est alors que j’ai téléphoné à Pagnol pour lui dire que je voulais le voir de toute urgence. Il ne connaissait pas Le Livre de poche, qui n’existait que depuis trois ans. Je lui explique : « Cette collection, vous ne pouvez pas la faire vous- même. Vous pouvez publier à 1 000 exemplaires, à 5 000, à 10 000 peut-être. Mais chez nous, c’est beaucoup plus. » Et je lui fais une proposition à 100 000 exemplaires.

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La conversation se prolonge. Et vous allez voir à quel point il était génial. « Alors, combien j’aurai ? » Habituellement, on donnait 5 % aux auteurs ; l’éditeur, lui, se réservait 10 %. « Oui, mais je ne passe jamais par un éditeur. L’éditeur, c’est moi, le contrat est signé directe- ment avec moi, donc ce sera 10 %. » Je lui annonce que le livre sera vendu 2 francs. « Pourquoi pas 3 ? » Dans cette collection, le volume simple – jusqu’à 220 pages – était alors à 2 francs, le double – de 220 à 340 pages, à 3, le triple à 4. « Où est la loi qui fixe cela, peux-tu me la montrer ? » C’était évidemment une simple habitude. « Alors, rien ne t’oblige à t’y tenir. Moi, je vaux bien au moins un volume double ! » Et nous avons fait sauter le verrou… Peu de temps après, Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, sur ordre de l’Élysée, a fait bloquer les prix. Les gens de Hachette étaient très ennuyés. Mais je leur ai expliqué que grâce à Pagnol, c’était nous qui décidions ce qui était un volume simple, double ou triple. Ainsi, on a pu sauver la collection. J’avais été reçu par Giscard à l’époque. Cela m’avait amusé. Je le lui avais demandé. Il me recevait par ennui et m’écoutait avec un air de dire : « Je me fiche complètement de ce que vous me racontez. Bloquer les prix du Livre de poche, je trouve cela idiot ; mais je ne peux faire autrement puisque c’est l’Élysée qui me l’impose. »

Revue des Deux Mondes – Le Livre de poche était-il seul à voir ses prix bloqués ? Une mesure plutôt symbolique ?

Bernard de Fallois Oui, Le Livre de poche était le seul, ils n’arri- vaient pas à bloquer le reste de l’édition. C’était d’ailleurs une époque où l’on bloquait les prix un peu trop souvent et pendant trop long- temps. Un ou deux ans, cela passait, puis, brusquement, cela énervait les gens, car les salaires étaient bloqués en même temps.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous contribué à la création du Livre de poche ?

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Bernard de Fallois Pas au tout début. Au début, c’était Henri Filipacchi tout seul. Je l’avais connu par Roger Nimier. Conseil- ler auprès de Gaston Gallimard à partir de 1956, Nimier s’occu- pait notamment du secteur poche. Gallimard et Hachette étaient alors très liés ; ils avaient de nombreuses collections en commun et s’étaient notamment associés pour la distribution. Dans les années vingt, Gallimard ne se portait pas très bien, la maison passait son temps à frôler la faillite. Alors, le père de Guy Schoeller, René Schoeller, directeur général de la maison Hachette, monte, au début des années trente, un modèle de distribution sur celui des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP) : il veut distribuer les livres comme la presse. Sauf que les libraires disaient : « Non, on ne veut pas de votre envoi d’office. » Les représentants de Hachette étaient donc chargés d’arriver sans être vus, en longeant les librairies, puis d’ouvrir la porte et de lancer leur ballot en criant : « C’est le paquet Hachette ! » Et de partir en courant. Cela marchait un peu, mais les libraires étaient furieux. C’est alors que Filipacchi a eu une idée de génie : il fallait que le paquet contînt quelque chose dont les libraires ne pouvaient pas se passer. Il est donc allé trouver Gallimard qui, au départ n’avait aucune envie d’être distribué par un tiers. Mais Filipacchi proposait d’acheter à compte ferme 70 % ou 75 % de toute la production, selon le type d’ouvrage, ce qui signifiait que Gallimard n’avait plus qu’à fixer son prix d’équilibre et il était sûr de ne jamais perdre de l’argent.

Revue des Deux Mondes – Un contrat de génie qui a permis à Galli- mard de publier ce qu’il voulait…

Bernard de Fallois En effet. Le contrat a été reconduit plusieurs fois, jusqu’à la rupture en 1972 marquée par la création de la col- lection « Folio ». Les renégociations de 1942, de 1949 et de 1956 limitaient progressivement les avantages consentis au départ par Hachette et finissaient par ne plus concerner que 50 % des livrai- sons effectuées et non la totalité de la production. Les discussions

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ont été âpres ; chez Gallimard il y avait ceux qui voulaient la rupture et les autres. Claude Gallimard était plutôt partisan de la rupture ; il n’avait pas envie de passer sous les fourches caudines de Hachette.

Revue des Deux Mondes – Mais la création du Livre de poche avait été très mal perçue par les tenants de la littérature progressiste…

Bernard de Fallois En effet, un charmant crétin, dont j’ai oublié le nom, avait même écrit un article dans les Temps modernes pour dire que le livre de poche était une invention pour vendre plus de livres aux bourgeois. Cela dit, le format poche existait déjà en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Au début des années trente, Albatross Books avait lancé une série de livres à bon marché à Hambourg puis, en 1935, Allan Lane créa Pengouin Books, destiné à ne publier que d’anciens titres figurant au catalogue. Sur le même modèle, Simon & Schuster, en 1939, lança Pocket Books, qui fut le modèle de Fili- pacchi. Mais aujourd’hui, beaucoup de ses maisons appartiennent à Bertelsmann, qui, depuis quelques années, est devenu un des plus grands groupes au monde.

Revue des Deux Mondes – Une des critiques qu’il vous est arrivé de formuler à l’égard de l’édition, n’est-ce pas la concentration dans de grands groupes ?

Bernard de Fallois Les grands éditeurs sont des gestionnaires, ce ne sont pas des amateurs de livres. C’est pourquoi ils ont misé sur le numérique. Ne plus gérer des stocks, c’était une vision paradisiaque ! J’ai, pour ma part, toujours été sceptique quant à la mort de l’édition papier. Périodiquement, on a annoncé la mort du livre et la dispari- tion des libraires. Les grands éditeurs s’y préparaient, ils avaient sour- noisement envie de cela. J’attends de voir… On nous a toujours cité le fameux exemple américain. Tout le monde croit que l’Amérique préfigure ce que va être notre avenir. Ceux qui disent cela n’ont pas compris une chose : c’est qu’en Amérique,

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l’édition, ce n’est presque rien. Les Allemands déjà avaient voulu m’ex- pliquer comment ils comptaient conquérir le marché en adaptant le produit au consommateur, plutôt que d’adapter le consommateur au produit. Il y a un traité génial là-dessus de Paul Valéry, Une conquête méthodique. On a voulu expérimenter les méthodes américaines en France dès les années soixante-dix. C’était l’époque des clubs de lec- ture, mais elle n’a duré qu’un temps. C’était France Loisirs. Qu’en reste-t-il ? Et que reste-t-il de Bertelsmann en France ?

Revue des Deux Mondes – Pourquoi la formule des clubs de lecture a-t-elle périclité ?

Bernard de Fallois À partir du moment où les Français ont cessé d’ouvrir leur porte. Le coût d’un adhérent a alors doublé. Tout le monde appréciait France Loisirs : vous vous abonnez, cela ne coûte rien, vous recevez un catalogue, vous êtes tenu d’acheter un volume par trimestre ; si vous ne voulez pas choisir, on vous vend le livre du trimestre qui coûte l’équivalent de 5 euros. L’aventure a séduit des millions de personnes. Mais cela s’est effondré très vite.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi ?

Bernard de Fallois Tout reposait sur la façon dont on recrutait les adhérents. On sonnait chez les Français en apportant un livre « qui ne vous coûtera rien ». Très vite, on a gagné 500 000 adhérents, puis un million, puis deux millions. Le calcul était simple : chaque adhé- rent que vous recrutiez vous coûtait tant ; il fallait qu’il reste abonné pendant deux ans pour que vous rentriez dans vos fonds ; s’il restait au-delà de deux ans, vous étiez bénéficiaire. Pendant deux ou trois ans, les objectifs n’étaient pas atteints et le bilan s’enfonçait chaque année davantage dans le rouge. Il fallait remettre de l’argent. Sven Nielsen sollicitait les banques, qui n’étaient pas partantes. Il a fini par englou- tir tout son argent personnel. Puis, au bout de trois ans, nous avons atteint l’équilibre et puis ça a commencé à monter, monter, monter…

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Pendant dix ans, tous les éditeurs rageaient contre Nielsen en disant : « À lui seul, il gagne plus d’argent que toute l’édition française réu- nie. » Cela a duré vingt-cinq ans, puis cela s’est tassé à cause d’un changement de mœurs dans les années quatre-vingt-dix.

Revue des Deux Mondes – Le marketing téléphonique n’a-t-il pas pu remplacer le porte-à-porte ?

Bernard de Fallois Non.

Revue des Deux Mondes – Comment avez-vous été visionnaire par rapport au numérique ? Qu’est-ce qui vous a fait penser que les liseuses ne séduiraient pas ?

Bernard de Fallois Peut-être qu’un jour on préférera lire sur un écran. Mais pour l’instant, je trouve beaucoup plus agréable d’avoir un livre dans ma poche, pas seulement à cause de mon âge. Sur une tablette, on peut lire un article de journal, s’informer des dernières nouvelles, mais je ne pense pas qu’on lira ainsi À la recherche du temps perdu…

Revue des Deux mondes – Peut-être y a-t-il un rapport plus sensuel au livre. Peut-être aussi que des gens qui ont passé leur journée devant un écran n’ont pas envie de regarder encore un écran au moment de se détendre…

Bernard de Fallois Je ne sais pas trop. Toujours est-il que le plai- sir n’est pas le même. De plus, les psychologues spécialistes des réac- tions nous disent qu’il faut être prudent avec les écrans : la lecture sur écran n’imprime pas la mémoire de la même manière que la lecture sur papier, aussi la mémoire ne se développe-t-elle pas de la même manière non plus. Cela aura des conséquences fâcheuses dans l’éducation.

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Je me sers beaucoup des écrans, je reçois beaucoup de mails et j’en envoie sans arrêt. J’ai avec moi pour travailler deux personnes qui sont beaucoup plus jeunes que moi. Quand je leur demande de se rappeler les mails envoyés à quelqu’un il y a quinze jours, elles n’y arrivent pas. Et que font-elles ? Elles vont à leur écran. Dès qu’elles ont envoyé un mail, c’est fini, elles ne se souviennent plus de rien, alors qu’avec l’habitude des livres, ce n’est pas fini. La mémoire fonctionne comme un muscle : quand elle n’est pas entraînée, elle s’atrophie. J’en sais quelque chose, car j’ai perdu d’un seul coup la mémoire des noms il y a deux ou trois ans. Une des fonctions de la mémoire s’est trouvée atteinte par l’âge, alors que le reste est intact.

Revue des Deux Mondes – C’est admirable ! Généralement cela arrive bien plus tôt…

Bernard de Fallois Cela m’est arrivé deux fois dans ma vie. Une première fois, quand j’étais très jeune, à 32 ou 33 ans. J’avais été prof depuis l’âge de 21 ans et j’avais eu à peu près 1 500 élèves, trois classes d’une quarantaine d’élèves chaque année. À partir du deuxième trimestre, je connaissais tous les noms, si bien qu’au bout de dix ans, j’avais 1 500 noms dans la tête, qui ne servaient plus à rien, mais qui y avait été inscrits. Puis, j’ai eu subitement une crise mémorielle telle qu’il m’est arrivé, en allant à un dîner, de devoir frapper chez la concierge pour demander à quel étage habitaient mes amis. Puis ma mémoire est revenue et elle est restée intacte jusqu’à il y a deux ou trois ans. Mais vous qui êtes jeunes, que pensez-vous du XXIe siècle ?

Revue des Deux Mondes – Il sera sans doute plein de surprises, mais pas nécessairement de celles qu’on imagine, si on le compare à la fin du XXe siècle. Si l’on réfléchit aux grands débats qui font l’actualité – la religion, l’identité –, qui aurait pu prévoir il y a trente ans que nous serions captivés par ces questions d’un autre âge ?

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Bernard de Fallois L’effondrement du christianisme en Europe en une génération, c’est tout de même extraordinaire…

Revue des Deux Mondes – Et aussi le démenti de la fin de cette croyance… Ne croyez-vous pas que le retour du religieux qui arrive par l’islam se traduira aussi chez les catholiques ?

Bernard de Fallois L’islam, c’est autre chose. L’Europe véritable- ment croyante est à 10 %, alors que du temps de mes parents elle était à 80 %.

Revue des Deux Mondes – Vous vous définissez comme agnostique et pourtant, vous dites que la Bible a été la lecture la plus déterminante de votre vie…

Bernard de Fallois Je suis complètement agnostique, en effet. Mais cette lecture fut très importante. J’ai gardé le souvenir d’un texte dont chaque passage, comme dans un roman, imprimait quelque chose.

Revue des Deux Mondes – Et le premier livre que vous avez publié, lorsqu’en 1987 vous avez créé votre propre maison d’édition, a été consacré à des entretiens avec Mgr Lustiger…

Bernard de Fallois C’est en effet le premier livre que j’ai publié, mais le projet remontait beaucoup plus loin. J’avais demandé un livre à Mgr Lustiger des années auparavant. Il avait commencé par dire non, parce qu’il n’aimait pas écrire, il aimait parler. Un peu plus tard, j’ai demandé à deux amis, Dominique Wolton et Jean-Louis Missika, qui avaient fait un livre d’entretiens avec Raymond Aron, le Spectateur engagé, s’ils se sentaient capables de faire la même chose avec le car- dinal. Ils l’ont convaincu et à peine un an et demi après, le livre était prêt. Sauf que Mgr Lustiger a été convoqué par trois ecclésiastiques de l’archevêché, des sortes de directeurs spirituels, qui lui ont expliqué

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que son livre ne paraîtrait pas, parce qu’il risquait de faire du tort aux fidèles et que tout n’était pas fait pour être compris par tout le monde. Lustiger leur fait part de son étonnement et aussi de ne pas voir le principal intéressé, c’est-à-dire moi. « Il n’a pas à être là ! », lui fut-il répondu. On était en plein Moyen Âge !

Revue des Deux Mondes – D’où vous venait cette idée de demander un livre à Mgr Lustiger ?

Bernard de Fallois Je l’avais entendu un jour évoquer son par- cours à la radio. Tout ce qui lui était arrivé me paraissait intéressant, original : sa naissance dans une famille juive ashkénaze, sa conver- sion au catholicisme pendant la semaine sainte en 1940, alors qu’il avait 14 ans, ses études, son ordination, son action comme aumônier des étudiants à la Sorbonne dans les années cinquante et soixante. Je ne le connaissais pas à cette époque. Je ne suis entré en contact avec lui que dans les années quatre-vingt, lorsque je lui ai demandé un livre. Les entretiens sont donc resté bloqués. Un an passe, puis deux. La publication semblait hors de portée. Je propose à mes auteurs de les payer, ainsi, si jamais le livre paraissait, il n’y aurait plus que les droits de l’éditeur à régler. Ils étaient furieux. Missika, un juif d’Afrique du Nord, à mon avis pas plus croyant que moi, râlait, disant qu’il avait servi la soupe à un salaud qui avait trahi sa religion ! Et Wolton, de son côté, me disait que lorsque Lustiger et Missika parlaient ensemble, il se sentait totalement à l’écart. Moi, pendant que le livre reste interdit, je quitte les Presses de la Cité et fonde ma petite maison. Puis, un jour, Lustiger me convoque : « J’ai beaucoup réfléchi, je vais demander l’avis de trois personnes indépendantes, des chrétiens laïcs. Vous irez les voir de ma part. » Je leur ai donc porté le livre. Ils étaient tous favorable à la publication. Finalement, le livre a encore été envoyé à Bruxelles, chez quelqu’un dont j’ai oublié le nom, qui devait être le confes- seur de Lustiger. Il a levé l’interdiction et nous pouvions enfin

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paraître… Le livre a très bien marché et je l’ai gardé à mon cata- logue pendant des années. Mais, il y a quelques mois, j’ai eu un appel du Livre de poche, qui l’avait repris, me disant qu’ils allaient le retirer de leur programme, car on n’en vendait plus assez. Les temps changent !

Revue des Deux Mondes – Un autre de vos succès a été C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte…

Bernard de Fallois C’est cela qu’il eût fallu mettre dans la « Pléiade » et non pas les Mémoires, qui sont un peu compassés. De Gaulle, dans ses Mémoires, se regarde écrire, alors que C’était de Gaulle, c’est autre chose…

Revue des Deux Mondes – Saviez-vous que Peyrefitte prenait des notes ? Est-ce vous qui lui aviez demandé de vous les confier ?

Bernard de Fallois Nous sommes devenus très amis à l’époque de son livre sur la Chine, en 1973, d’autant que j’avais dit à tout le monde que je n’y croyais pas du tout. J’avais même engueulé la mai- son Fayard en disant qu’il était absurde de tirer à 10 000 exemplaires et qu’un tirage de 5 000 était bien suffisant. On a finalement tiré à 15 000 et trois mois plus tard on en était à 500 000 ! Du coup, Pey- refitte, à qui je n’avais pas caché la chose, était très content de moi, si bien que, trois ans plus tard, lorsque j’ai alors quitté Hachette pour les Presses de la Cité, il m’a proposé son livre suivant, le Mal français. Un peu plus tard, Peyrefitte m’a dit qu’il avait écrit un livre sur de Gaulle mais qu’il voulait attendre vingt ans avant de le publier. Je lui écrivais donc chaque année une lettre pour Noël en lui disant « vous avez mes vœux, mais le premier serait que vous n’attendiez pas vingt ans pour sortir ce livre ». Et à chaque fois, il me téléphonait : « Je vous promets que je le ferai, mais cela sera dans vingt ans. » En effet, il s’est exécuté au bout de vingt ans. Je n’étais plus dans le groupe Hachette et Fayard avait un nouveau directeur, Claude Durand, à

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qui Peyrefitte avait demandé que je sois coéditeur à 50 %. Quel ne fut pas mon étonnement quand Peyrefitte m’a montré une lettre que lui avait adressée Durand et dans laquelle j’étais présenté comme un antigaulliste notoire. Les confrères ont de ces amabilités…

Revue des Deux Mondes – Claude Durand n’était pas beaucoup plus gaulliste que vous… Et, d’ailleurs, d’où vient votre antigaullisme ?

Bernard de Fallois Non, il n’était pas gaulliste mais comme édi- teur, il voulait 100 %… Quant à ma propre position, il serait trop long de tout vous raconter. Je suis antigaulliste et en même temps, je suis persuadé que je suis le seul à connaître de Gaulle et à le com- prendre. Quand j’en parle, les gens me donnent souvent raison… Ce que je dis ne relève pas d’un antigaullisme banal.

Revue des Deux Mondes – Dans quel milieu avez-vous grandi ? Quelle était votre famille ?

Bernard de Fallois Je suis un mélange, français par mon père et argentin par ma mère. Mon père n’avait pas beaucoup de famille, il parlait peu de lui. Ma mère était venue très jeune d’Argentine et est tombée amoureuse d’un Français qu’elle a épousé. Elle avait beaucoup de famille en Argentine, mais je n’y suis jamais allé, ce sont eux qui venaient nous voir. Mon père travaillait comme employé dans une compagnie d’assurances ; il gagnait sa vie très modestement. L’avantage d’une double nationalité, c’est qu’on est immunisé contre le nationalisme, même sans le savoir. À 15 ans, j’étais très patriote. J’avais vécu la défaite avec tristesse. Mais quand l’idée euro- péenne a surgi, je me suis demandé comment je n’y avais pas pensé avant, tellement cela me paraissait évident.

Revue des Deux Mondes – Où étiez-vous quand les Allemands sont arrivés ?

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Bernard de Fallois En septembre 1939, dans toutes les familles, on disait qu’il fallait faire quitter Paris aux enfants. Mon frère et moi sommes donc partis au Mans, où j’ai fini ma troisième. En juin 1940, ma mère a réuni trois sous et a dit à mon père d’acheter une voiture d’occasion pour partir. L’obsession des Français était de se sauver avant l’arrivée des Allemands. Nous sommes donc partis dans une vieille voi- ture brinquebalante et sommes arrivés jusqu’aux Sables-d’Olonne. Vous savez que j’aime beaucoup les anecdotes, elles me reviennent en parlant. Alors que nous allions traverser la Loire, une dame nous a appelés du bas-côté de la route. Ma mère est allée lui parler et elle est revenue en disant : « Mme Vendroux demande si on peut lui donner un peu d’es- sence, elle est en panne et elle n’a plus de nouvelles de son gendre depuis huit jours. » C’est la première fois que j’ai entendu parler de De Gaulle. Je connaissais son nom. Mais mon père était plutôt Action française et avec Pétain, c’était enfin un maurassien qui arrivait au pouvoir.

Revue des Deux Mondes – Combien de temps êtes-vous resté aux Sables-d’Olonnes ?

Bernard de Fallois Environ un mois. Puis, je suis allé au lycée Janson-de-Sailly en septembre 1940 pour faire ma seconde. J’en ai gardé de très bons souvenirs. Auparavant, j’étais chez les jésuites à Franklin. La pédagogie y était excellente, mais l’ambiance était diffé- rente, un peu fermée, un milieu bourgeois, catholique, pas forcément riche. C’est celui que j’ai retrouvé quand j’ai été prof à Stanislas. Je préférais Janson. C’était l’ouverture totale. Dans ma classe de seconde, nous étions entre trente-cinq et quarante. La moitié était des juifs. En première, ils n’étaient plus qu’un tiers, et à la fin de l’année, il n’en restait plus que trois. Les autres étaient partis. Mais j’ai perdu deux amis parce que leurs parents ne croyaient pas qu’ils étaient en danger. Paris était alors couvert de bicyclettes, il n’y avait plus de voi- tures. Le climat était singulier, ce n’était pas de l’antipathie, c’était autre chose. Mon frère a été arrêté fin 1943. Il avait préparé Saint-

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Cyr et était entré dans l’équivalent de Saint-Cyr en zone libre, organisé par la pseudo-armée française que les Allemands nous avaient laissée. Quand la zone libre a été occupée, beaucoup sont partis dans le maquis. À partir de ce moment-là, nous n’avions plus de nouvelles de mon frère. Puis, un soir, six mois plus tard, il est revenu à Paris et le lendemain, à 6 heures, les Allemands ont sonné à la porte pour venir le chercher. Qui pouvait l’avoir dénoncé, sinon le concierge ? À l’époque, on ne pouvait pas entrer dans un immeuble sans sonner à la porte et passer par le concierge. Comme beaucoup de déportés, quand il est revenu, il ne racon- tait pas grand-chose. Ses enfants l’interrogeaient, mais il était assez taciturne. Un jour, il m’a dit : « Il faut éviter de juger. Moi, par exemple, j’ai été dénoncé par un de mes camarades. Qui dit que je n’aurais pas fait la même chose si j’avais été torturé ? Je suis sûr que ce type était un garçon très bien, il faut éviter de juger. » Cela m’a beaucoup frappé…

Revue des Deux Mondes – Vous aviez un professeur d’allemand à Janson ?

Bernard de Fallois Je vais vous faire un aveu : en cinquième, j’ai été inscrit par mon père en allemand plutôt qu’en anglais. Mais dès la deuxième leçon, cette langue ne m’a pas plu et j’ai arrêté d’aller en cours. J’ai passé toute ma scolarité sans aller en cours d’allemand. Aux examens, je me suis fait représenter par un cama- rade. Mon père était d’avis qu’il fallait apprendre la langue de ses ennemis. Je trouvais cela idiot. À la rigueur, il faut leur tirer dessus. Il n’y a pas besoin de savoir la langue pour cela. Résultat : je n’ai appris ni l’allemand ni l’anglais. En revanche, j’aimais beaucoup le grec et le latin.

Revue des Deux Mondes – C’est donc de la guerre que date votre pas- sion pour la littérature. Aviez-vous eu de bons professeurs ?

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Bernard de Fallois Oui, il y avait d’assez bons professeurs, très variés, des fous, des pittoresques… Il y avait de tout, c’était bien ! Il a les hasards de la vie. Au Mans, en 1939, j’avais un camarade que j’aimais beaucoup. Il s’appelait Michel Sciama et sa mère était Hélène Lange, une cousine de Marcel Proust. On s’est beaucoup fréquentés tout au long de la guerre, jusqu’au moment où il a été déporté. Par miracle, il a survécu. Sa mère me conseillait beaucoup de livres. C’est ainsi que j’ai lu tout Proust à 15 ans, alors que la plupart des gens le découvrent bien plus tard, et qui plus est, je l’ai lu dans une famille où on en parlait comme d’un parent.

Revue des Deux Mondes – À l’époque, Proust n’était pas tellement à la mode…

Bernard de Fallois Non, pas tellement… Avant les années qua- rante, je ne peux pas savoir, mais tout de suite après la guerre, mes amis qui étaient en khâgne me regardaient avec pitié lorsqu’ils apprenaient que je voulais travailler sur Proust. L’heure était au marxisme, au communisme. François Furet, qui avait été avec moi à Janson, et qui a fait l’arc de cercle complet, me demandait : « Comment peux-tu lire cela ? » Suivant le catéchisme d’alors, il fallait abandonner la littérature et faire de l’histoire. Proust n’était pas bien vu du tout…

Revue des Deux Mondes – Les auteurs qui avaient la cote, c’étaient Jean-Paul Sartre et un peu Albert Camus ?

Bernard de Fallois Je crois. Mais les gens que j’ai fréquentés, c’étaient ceux qu’on appelait les hussards, Michel Déon, Jacques Lau- rent, Roger Nimier.

Revue des Deux Mondes – Comment avez-vous rencontré ce dernier ?

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Bernard de Fallois Par un garçon que j’ai connu fin 1941 dans une librairie, Roland Laudenbach. On est devenu amis et par lui j’ai connu toute sa bande. Il aimait faire rencontrer ses amis. C’est lui qui a créé La Table ronde. Jacques Laurent, je ne l’ai connu que plus tard, il était en zone libre et la zone libre était aussi loin pour nous que l’Argentine. Déon aussi, je l’ai connu plus tard. Il n’y avait pas de contact entre la zone libre et la zone occupée. Certains recevaient des colis de nourriture de province. Nous crevions de faim ! Je peux vous dire que je sais ce que c’est ! Dans les deux années qui ont suivi la Libération, on était encore émerveillé de trouver quelque chose dans une pâtisserie. Mais la moitié des Parisiens avait des parents en province…

Revue des Deux Mondes – Nous ne pouvons pas nous quitter sans évo- quer votre dernier succès, Joël Dicker. Comment l’avez-vous connu ?

Bernard de Fallois Il avait soumis plusieurs manuscrits à des fon- dations en Suisse et il avait reçu de l’une d’elles un prix qui consis- tait à donner à un éditeur l’argent nécessaire pour la publication. Le texte fut envoyé à Vladimir Dimitrijević, de L’Âge d’homme, qui l’a fait passer à une de ses amies, qui me l’a fait lire. C’était un livre sur l’Occupation et sur un réseau de Résistance envoyé à Londres auprès de Churchill. L’idée était originale, pas de grosses erreurs. Je m’étais donc associé à L’Âge d’homme pour publier les Derniers Jours de nos pères. Ce fut un demi-échec, on a vendu 500 exemplaires en France et 2 000 en Suisse. Puis, une des amies françaises de Dicker lui a suggéré de m’en- voyer son livre suivant, la Vérité sur l’affaire Harry Québert. Je l’ai immédiatement appelé pour lui dire que je voulais le publier dans le mois. Il était très surpris, car il pensait qu’il en avait encore pour un an de travail sur le texte. Je l’avais lu en deux nuits ! Depuis mon enfance et Alexandre Dumas, je n’avais pas rencontré un tel coefficient de lisibilité. Rien à voir avec Agatha Christie, que j’ai découverte quand je suis arrivé chez Hachette et dont j’ai immédia-

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tement suggéré de publier les œuvres complètes. Agatha Christie se lit en un jour et une nuit, tandis que Dicker se lit en trois jours et deux nuits… J’ai fait des tests autour de moi ; j’ai fait lire le livre à plusieurs personnes qui avaient plus de 70 ans et toutes l’ont lu en trois jours… C’est un cas exceptionnel de lisibilité. C’est un garçon doué. Il fera des choses très intéressantes. D’ailleurs son livre suivant est également très original, bien que très différent. C’est un type plus que doué.

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L’auteur de la Disparition de Josef Mengele retourne à Trieste, où il a longtemps cultivé sa mélancolie.

Samedi 28 avril 2018

La vitesse, le mouvement perpétuel, la liberté, je suis un futuriste passéiste : j’adore voyager en voiture. Nous grimpons ce matin à bord de notre bolide en direction de Rijeka. La nonchalance a du bon, parfois. L’Albergo della Posta, contacté trop tard, n’a plus de chambre ce soir. Nous avons décidé de quitter Trieste, notre camp de base pour la semaine. Plaisirs d’Europe : nous franchissons trois frontières en moins de temps qu’il n’en faut pour quitter l’agglomération parisienne. L’Italie, la Slovénie, la Croatie : bienvenue en Istrie, péninsule aux contours de diamant, parsemée de douces collines, de clochers vénitiens sur le littoral et de monastères byzantins, belle comme la Toscane mais tout le monde l’ignore, tant mieux. La route serpente à travers des pommiers en fleurs et des forêts vert tendre, des oliviers, quelques villages assoupis. L’Istrie est une oasis de calme où Rome envoyait

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ses vénérables guerriers et l’Empire austro-hongrois ses tuberculeux. Des nobles vénitiens y prirent leur retraite. À l’écart des grands axes, elle a longtemps été le refuge des persécutés (Grecs, Macédoniens, Albanais fuyant les Turcs) et des solitaires : des égarés. Le temps est splendide et la voiture allemande ronronne en plon- geant vers le spectaculaire golfe de Kvarner dont les eaux émeraude miroitent au soleil. Au large, nimbées de brume mauve, les îles de Cres et de Krk (la langue croate fait peu de cas des voyelles ; les panneaux pour Trieste indiquent la direction de Trst). Nous nous garons sur le port de Rijeka. À première vue, la ville est aimable : elle échappe au triste sort des perles dalmates (Zadar, Split, Dubrovnik) défigurées en Disneyland adriatique. Des immeubles décatis grignotés par la glycine et la lumière clémente, de larges ave- nues ombragées de platanes et de figuiers ; une entêtante odeur de jasmin en fleur : il est temps de nous restaurer, au Na Kantunu, une konoba (une trattoria croate) sur un quai attenant au marché aux poissons. Les hommes et les rois s’évanouissent, reste la cuisine. Qui s’inté- resse à l’histoire d’une ville dévore ses auberges. Le goût de l’histoire (I) : faute de scampi alla busara (un classique de la cuisine italienne hérité de la tradition istrienne et dalmate, à base de vins blancs ou

rouges de ces régions), je commande des Olivier Guez est journaliste et écrivain. pljukanci, des pâtes courtes dont la tex- Dernier ouvrage publié : la Disparition ture rappelle les orecchiette des Pouilles. de Josef Mengele (Grasset, 2017). Rijeka, qui s’appelle Fiume en italien (du nom du fleuve, en réalité un minuscule bras de mer, qui séparait la ville italienne de Sušak, la ville croate), a longtemps hébergé une forte minorité italienne. Quatre mille Italiens y vivent encore, nous indique-t-on au Cercle italien de la rue Uljarska. Rijeka-Fiume est passée sous souveraineté italienne au lendemain de la Première Guerre mondiale. En 1919, Gabriele d’Annunzio, le poète pilote, grimpa sur un cheval blanc et envahit la ville à la tête d’un corps de légionnaires. Il se fit pro- clamer Commandante et se comporta en empereur romain, si bien que Mussolini l’imita : Fiume est considéré comme le berceau du fascisme italien.

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Nous déjeunons à l’ombre d’un immense navire rouillé, le yacht de Tito qui musarde au soleil (et sous la pluie) depuis des décennies. Personne ne sait quoi en faire depuis l’explosion de la Yougoslavie. Un serveur croit savoir qu’il pourrait « lever l’ancre » prochainement mais ignore sa destination finale. Pendant que la ville regarde le match de foot Zagreb-Rijeka à la télévision ou fait la sieste, nous visitons une exposition consacrée au rattachement de la ville à la Yougoslavie, en 1948, dans un musée adjacent à l’ancien palais du gouvernement où D’Annunzio régna. Des photos en noir et blanc montrent des manifestants brandissant des portraits de Tito et de Staline. En un siècle, Rijeka a changé quatre fois de nationalité : austro-hongroise, italienne, yougoslave, croate. Si en périphérie la ville est hachurée de tours socialistes, son centre a l’indolence d’une ville méditerranéenne (malgré quelques immeubles fascistes) et possède des palais néoclassiques jaune Marie- Thérèse, typiques des grandes cités austro-hongroises de la fin du XIXe siècle. À l’époque, Rijeka était une métropole cosmopolite et l’un des plus grands ports d’Europe, d’où la célèbre société de navigation Adria (son emblème, un globe, coiffe encore son ancien siège sur le quai) appa- reillait des bateaux à vapeur chargés de blé hongrois vers le Brésil et de café au retour. La ville abritait des chantiers navals et la plus grande raffinerie de pétrole au monde avant la Première Guerre mondiale. C’est aussi à Rijeka que fut inventée la torpille sous-marine. Au soir tombant, il fait bon flâner sur le Korso et boire un verre devant la mer. Rijeka est un petit trésor comme l’Europe en recèle encore.

Dimanche 29 avril

Je croise souvent des octogénaires au cours de mes voyages. Nous partageons les mêmes hôtels et les mêmes restaurants, une certaine nostalgie, des lieux de villégiature identiques, comme Opatija, la sta- tion balnéaire mondaine de l’Empire austro-hongrois que fréquen- tèrent François-Joseph et sa cour, des aventuriers et des dilettantes

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fortunés, des artistes, James Joyce, Anton Tchekhov, Gustav Mahler. De Rijeka, il faut parcourir une vingtaine de kilomètres le long des eaux limpides du golfe de Kvarner pour gagner Opatija. L’Istrie connut un certain essor lorsqu’elle revint aux Autrichiens après le Congrès de Vienne. Ils y construisirent des routes, quelques usines et plus tard, en 1873, une ligne de chemin de fer qui permit au littoral, et notamment à la douce Opatija, de devenir la Riviera des Habsbourg. Aux premiers rayons de soleil printanier, la bonne société viennoise grimpait à bord du Südbahn et découvrait les rivages luxuriants de l’Adriatique au bout de treize heures de voyage : l’Adria- tique est la mer de la Mitteleuropa. Comme à Brighton, à Deauville et en Ligurie, on construisit des palaces, des villas néoclassiques et des casinos, on aménagea des parcs, des promenades et des kiosques à musique, c’était la Belle Époque d’avant le cataclysme de la Grande Guerre. Ces hôtels, de même que le Café Wagner, déploient encore leur charme désuet. Les socialistes yougoslaves semblent ne pas avoir souffert de la même fureur iconoclaste que les bolcheviques russes. En face de notre hôtel, au 114 de la rue du Maréchal-Tito, une plaque discrète commémore la mémoire de Léo Sternbach, né à Opa- tija, en 1908. Le nom de Sternbach ne me disait rien. Ces décou- vertes, en revanche, m’étaient plus familières, elles sont célébrissimes : toute une gamme d’antidépresseurs et de médicaments – et surtout le Valium, l’opium des masses – qui ont fait la fortune des laboratoires Roche, dont Sternbach fut le chimiste en chef, des décennies durant. Il a grandi à Opatija, où son père, un juif polonais, avait ouvert une pharmacie : la ville accueillait alors des curistes, des cardiaques et des poitrinaires. Lorsqu’Opatija devint italienne (et prit le nom d’Abba- zia), les Sternbach retournèrent en Pologne, où le jeune Léo étudia la chimie. Il réussit à émigrer aux États-Unis en 1941, avant que l’Eu- rope sombre dans les ténèbres. Le goût de l’histoire (II) : à la fin des années soixante-dix, mon gyné- cologue de père exerça quelques mois à l’hôpital universitaire de Bel- grade. Je l’y rejoignis, minuscule, avec ma mère, au terme d’un voyage chaotique de plusieurs jours en Renault 12. Depuis, ma madeleine (l’une d’elles, disons), ce sont les grillades yougoslaves, des boulettes

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de viandes hachées, des côtelettes et des brochettes cuites au barbecue et assaisonnées de sauce au paprika, de kajmak et d’oignons frais, que l’on dévore dans un pain oriental doré au four. Je convaincs Annabelle de déjeuner dans une gargote, loin des restaurants chics du front de mer. Les Croates, catholiques, ont toujours regardé vers le nord, en direction de l’Autriche et de l’Allemagne, mais ils ont conservé ces traditions yougoslaves, balkaniques en fait, héritées de l’Empire otto- man, qui occupa le sud-est de l’Europe pendant des siècles : d’Opatija à Beyrouth, on mange la même chose, à quelques variantes près. Pour digérer, nous empruntons la promenade François-Joseph, un long chemin côtier qui relie le village de pêcheurs de Volosko à la station balnéaire de Lovran. Au détour d’une crique, nous plongeons dans l’azur frisquet, seuls au monde, heureux comme des enfants.

Lundi 30 avril, mardi 1er mai

La vie devrait être un grand port de mer. Claudio Magris a peut- être écrit cette phrase à la terrasse du café Tommaseo qui embrasse la baie grandiose de Trieste. Nous nous y étions rencontrés un matin de juillet 2009 pour parler de l’Italie de Berlusconi et de littérature d’Europe centrale. J’ai toujours adoré Trieste, ou plutôt l’idée de Trieste – après tout, je ne connais pas si bien la ville, cette excroissance italienne en terre slave, slovène et croate. J’aime son histoire, euro- péenne, cosmopolite, que symbolise la fontaine allégorique des quatre continents et du commerce sur l’immense Piazza dell’Unita, face à la mer. Un Strasbourgeois aime les villes de frontière. Trieste ne ressemble à aucune cité italienne. Pas (ou si peu) de ruines romaines ni de palais Renaissance, aucune église grandiose, mais des rues et des boulevards coupés au cordeau, suivant le plan d’une ville abstraite et préméditée (par des urbanistes et des architectes viennois), comme Saint-Pétersbourg. Trieste fut le grand port de l’Autriche, la grande sœur de Rijeka, son pendant hongrois sur le golfe de Kvarner, un archipel de cultures (et de cuisines) où se croisèrent des Grecs et des Serbes, des juifs et des Arméniens, des Allemands, des Italiens et

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des Slaves, qui en firent le principal débouché maritime de l’espace danubien, son avant-poste naval et commercial au Levant : un floris- sant port de transit, un emporium adriatique. De Trieste s’élançaient des navires vers Salonique et Bombay, les mers du Sud. Ici naquirent le géant de l’assurance Generali et les cafés Illy. « Des hommes, des animaux, des machines, tout un mouvement, de l’aube au coucher du soleil, un mouvement de départ et d’arrivée : de ces rives pour le monde et du monde à ces rives… », écrit Giani Stuparich dans Trieste dans mes souvenirs. Lundi soir, nous longeons le front de mer. Le ciel est rose, la tou- relle du château Miramare ivoire, et perché au loin sur une corniche surplombant le golfe, s’esquisse le château Duino de la famille Tour et Taxis où Rilke écrivit ses élégies. Longtemps, j’ai cultivé ma mélanco- lie à Trieste, l’art de l’esquive et l’ironie, si chères à Italo Svevo, l’un de mes écrivains préférés, un Triestin, évidemment. L’âme double de Trieste (cœur italien, raison autrichienne) n’a pas résisté aux tourments du XXe siècle. Rattachée à l’Italie en 1918, Trieste devint un laboratoire du fascisme où l’on mena une poli- tique d’italianisation forcée à l’encontre des minorités. C’est d’ici que D’Annunzio s’élança sur son cheval blanc à la conquête de Fiume. Après 1945, le rideau de fer coupa la ville de ses débouchés naturels. D’autres ports, en Italie et en Yougoslavie, la remplacèrent : le monde se passa de Trieste. Non loin de la cathédrale San Giusto, des plaques et des statues honorent les Triestins morts au combat : sous l’uniforme autrichien (1914-1918), italien (1915-1918), fasciste, sur le front russe (1941- 1945), parmi les partisans, contre les nazis, pour le rattachement défi- nitif de la ville à l’Italie, contre la Yougoslavie, dans l’immédiat après- guerre... Les ambiguïtés de l’histoire de Trieste, sa grandeur déchue, ses cafés élégants et surannés (le San Marco, le Garibaldi, le Stella Polare), et la Bora, ce vent du nord-est qui balaye et le ciel et la mer, tout me séduit à Trieste. Pendant qu’Annabelle dévore la Conscience de Zeno, le chef-d’œuvre d’Italo Svevo, et déambule chez les antiquaires, je tombe sur l’écrivain voyageur Paolo Rumiz au Caffé Tommaseo. Svevo, Saba, Joyce (qui

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enseigna longtemps à l’école Berlitz de Trieste et y conçut Ulysse), Stu- parich ; Magris et Rumiz aujourd’hui : pourquoi Trieste produit-elle tant d’écrivains talentueux ? « C’est une ville d’identités plurielles. Le Triestin a l’habitude de changer d’avis parce qu’ici, il est impossible d’avoir un point de vue unique sur les choses. Il y a celui du front de mer et celui du plateau du Carso qui domine la ville ; celui du Slave, de l’Italien, et du Germanique… La ville est mystérieuse. Beaucoup de gens ne connaissent pas leur vrai nom, la plupart des patronymes slaves et allemands ont été italianisés. » Je n’étais plus revenu à Trieste depuis 2009. Je trouve que la ville a beaucoup changé. Elle est plus animée et plus jeune, comme si la Bora avait chassé la mélancolie (ou alors, c’est moi qui ai beaucoup changé). Rumiz m’explique : les Chinois et les Russes achètent des emplacements au port, Trieste sera le terminal de la « nouvelle route de la soie ». Trieste renaît. Ainsi ces supertankers qui languissent dans la rade au crépuscule rose, ce 1er mai.

118 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 Aujourd’hui et toujours DES LIVRES, DES VIGNES, DES HOMMES, DES ARBRES › Sébastien Lapaque

u début des années deux mille, quand Alexandre Chartogne, rejeton d’une lignée de vignerons éta- blis à Merfy, dans la Marne, était stagiaire chez Anselme Selosse, la première chose que ce dernier lui a demandé de faire, c’est de l’aider à ranger sa bibliothèque.A Authentique ! Le jeune homme doué était venu à Avize pour percer les secrets de son aîné concernant le travail des sols, la vinification et l’oxydation maîtrisée des vins clairs. Et voilà qu’il s’est retrouvé au milieu Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro des livres. Ce qui ne l’a pas empêché d’aller littéraire. Il collabore également au faire un tour dans les vignes et en cuverie. Monde diplomatique. Son recueil Mais tout a commencé par les livres. Parfait Mythologie française (Actes Sud, 2002) a été récompensé du prix vigneron au sens où l’entend Pline l’Ancien Goncourt de la nouvelle. Dernier dans son Histoire naturelle, Anselme Selosse ouvrage publié : Théorie d’Alger est un artisan qui s’obstine à chercher le (Actes Sud, 2016). › [email protected] secret de l’univers dans les ouvrages anciens et modernes de quelques auteurs choisis. Tandis que les enfants perdus de la génération Y caquettent en réseau, les livres continuent de lui procurer des enchantements variés.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 119 aujourd’hui et toujours, par sébastien lapaque

Je me soumets volontiers à ses recommandations de lecture. C’est grâce à Anselme que j’ai découvert les travaux de l’agronome japonais Masanobu Fukuoka, grâce à lui que j’ai lu la Révolution d’un seul brin de paille et l’Agriculture naturelle, théorie et pratique pour une philosophie verte. Mort en août 2008 à l’âge de 95 ans, Masanobu Fukuoka est un philosophe-paysan japonais qui a tenté d’apprendre à ses contempo- rains à effacer les catastrophes de la société industrielle en revenant aux sources mêmes de la civilisation paysanne dans une espèce de corps-à- corps amoureux avec la terre. Limiter autant que possible les interventions humaines pour lais- ser faire la nature : voilà toute la toute la philosophie de Masanobu Fukuoka. Anselme Selosse l’a adoptée en faisant en sorte qu’elle demeure une pensée vivante – dont le jour au jour livre le récit et la nuit à la nuit donne connaissance, comme dit le Psaume XVIII – et jamais un système. En février 2004, à l’occasion d’un premier voyage au Japon, il a même eu le privilège d’être présenté à l’agro- nome nippon.

« J’avais entendu parler de lui par l’Italien Francesco Batuello, ami de Frédy Girardet, le chef suisse du res- taurant de l’Hôtel de Ville à Crissier. Francesco Batuello est un gastronome étonnant, qui a tout vu, tout lu, tout bu. Il n’est pas considéré par hasard comme le meilleur gourmet du monde par les Américains. Dans les années 1999-2000, lorsqu’il m’a parlé de Masanobu Fukuoka, j’ai retenu son conseil et lu la Révolution d’un seul brin de paille. Quelques années plus tard, lorsque des clients japonais m’ont invité dans leur pays, je leur ai demandé s’il était possible de rencontrer Masanobu Fukuoka. J’avais un contact grâce à Yasuko Goda, la directrice de Racines, le plus grand importateur de vins naturels au Japon. Cette très grande dégustatrice connaissait Masanobu Fukuoka et allait me permettre de lui être présenté. »

120 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 des livres, des vignes, des hommes, des arbres

Tous ceux qui, un jour dans leur vie, ont vécu ce genre de face-à- face intimidant avec un maître admiré imaginent la scène. Au pays du Soleil-Levant, la rencontre singulière entre Anselme Selosse et Masa- nobu Fukuoka semble avoir été lumineuse et émouvante comme une page de roman de Jun’ichirō Tanizaki, Yukio Mishima ou Yasunari Kawabata. On imagine le gravier blanc méticuleusement ratissé aux abords de la maison, les pièces sombres aux portes coulissantes, les tapis rouges dans la chambre du maître, les femmes silencieuses en kimono à longues manches, le thé offert à l’hôte de marque, le paysage aux teintes douces par la fenêtre et un océan de sérénité aux alentours.

« Quand je suis allé rendre visite à Masanobu Fukuoka dans sa ferme familiale, sur l’île de Shikoku, il avait déjà plus de 90 ans. Il était alité. Ce n’est pas facile d’avoir une conversation avec quelqu’un dont on ne comprend pas la langue. J’étais tétanisé, attentif à ne perdre aucun des mots qui sortaient de la bouche du traducteur. Fukuoka m’a dit : “Seul le paysan peut comprendre son pays.” Il parlait peu. Je le sentais dans la compréhension, dans l’aide. Mes ques- tions le faisaient réfléchir, mais il n’était pas dans la posture d’un enseignant ou d’un maître s’adressant à son élève. Il m’a proposé de m’envoyer des grains d’orge pour que je les sème. J’ai vite senti que Masanobu Fukuoka n’était pas un homme prétendant délivrer des clefs à ses interlocuteurs. Il n’avait pas la vanité de les rendre intelligents comme quelqu’un qui dominerait tout. J’ai été frappé par son humilité. Le mot s’applique à tous ses compatriotes mais à lui de manière plus forte encore. Ce qu’il voulait faire par- tager, ce n’était pas tant son savoir que sa sagesse. C’était l’époque où j’avais décidé d’abandonner la biodynamie. Je lui ai expliqué que je n’aimais pas les églises et les chapelles. Comment a-t-il entendu cela ? Lui qui n’était ni un gourou ni un grand maître a dû comprendre. Sa conviction était que seule une personne intimement liée à une terre peut en ressentir toutes les subtilités. »

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Marqué par les leçons du bouddhisme zen et du taoïsme, Masa- nobu Fukuoka ne craignait ni les prétendus paradoxes ni les contra- dictions apparentes. Ce savant qui se méfiait de la science attendait plutôt leur réconciliation finale, quand l’un devient l’autre. Depuis Shikoku, l’île où l’ombre chérie des samouraïs glisse au bord des temples, l’agronome parlait d’or :

« Je reste simplement un homme, juste un vieux cor- beau, pour ainsi dire. À l’observateur intermittent, je peux paraître humble ou arrogant. Je dis toujours aux jeunes gens qui montent à mon verger de ne pas essayer de m’imiter et cela me met vraiment en colère que quelqu’un ne prenne pas à cœur ce conseil. Je demande plutôt qu’ils vivent simplement dans la nature et s’ap- pliquent à leur travail quotidien. Non, je n’ai rien d’ex- traordinaire, mais ce que j’ai entrevu est immensément important. (1) »

Loin du progrès fallacieux et de ses exigences dévorantes, les pré- ceptes de Masanobu Fukuoka sont porteurs d’avenir pour l’agricul- ture mondiale. Des céréaliers les ont notamment mis en œuvre au Bré- sil et en Uruguay en introduisant le semis direct sous couvert. Cette pratique sans labour ni hersage consiste à semer le grain à travers une couche de culture intermédiaire – radis, sarrasin, trèfle, luzerne – ou sur le chaume. Pour coucher les végétaux au sol et obtenir un couvert végétal fertile, on utilise un rouleau hacheur de type Rolofaca. En France, ces applications révolutionnaires de l’agriculture sauvage qui permettent de ne pas épuiser le sol en limitant les interventions méca- niques et de répondre en partie au réchauffement climatique ont été baptisées « techniques culturales simplifiées » (TCS). L’acronyme fait sourire Anselme Selosse : « C’est bien français, ça ! Au lieu de méditer l’esprit des choses, on les enferme dans des mots. » N’importe. L’idée forte de ces nouvelles pratiques culturales, aux- quelles feraient bien de prêter attention ceux qui prétendent nourrir le monde (2) et donner leur pain quotidien à bientôt 10 milliards

122 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 des livres, des vignes, des hommes, des arbres

d’êtres humains sur la Terre, est que la nature fait très bien les choses toute seule, sans les interventions prométhéennes de l’homme dont les conséquences sont souvent l’inverse des effets escomptés. Face aux vignes, face aux arbres, face aux céréales, l’homme doit avoir l’humilité de reconnaître qu’il n’est créateur de rien, qu’il use du monde sans en être ni le maître ni le possesseur. La route est longue pour avoir enfin l’audace de substituer la contemplation aux gestes inutiles. Mais elle est ouverte. Chassant les dieux faux et trompeurs de l’abondance industrielle, le paysan japonais Masanobu Fukuoka et les agronomes français Claude et Lydia Bourguignon (3) ont déblayé pour l’avenir. La règle du non-agir a profondément mar- qué Anselme Selosse. « Il faut passer plus de temps à contempler, à réfléchir, à essayer de savoir si la nature a besoin de vous qu’à inter- venir de manière désordonnée. Il faut regarder la nature, apprendre à l’écouter. » Comme de toute chose, il y a un secret de la nature ; mais c’est un secret qu’elle ne garde pas. On peut le lui faire dire. En toute confiance, elle parle. Longtemps, déjà, qu’Anselme Selosse a appris à l’écouter.

« Oui ou non, la nature a-t-elle besoin de moi face à tel épisode climatique, à tel champignon ou à tel escargot ? Quand la réponse est non, je m’abstiens de faire quoi que ce soit. Ce sont des choses que j’ai apprises au contact de vignerons bourguignons, des personnages redon- dants dans ma vie, tel Aubert de Villaine, le cogérant du domaine de la Romanée-Conti, ou Sylvain Pitiot, le régisseur du Clos de Tart. Ils m’ont aidé à approfon- dir jour après jour et saison après saison les notions de calme, de sérénité, de justesse, d’équilibre, d’harmonie. C’est très important, dans un itinéraire personnel, ces rencontres avec des êtres pleins de sagesse. À force de ne côtoyer que des énervés ou des extrémistes, on peut basculer. Personne n’est touché du doigt de Dieu, on ne se nourrit qu’au contact des autres. »

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Alexandre Chartogne l’a compris en rangeant naguère la biblio- thèque d’Anselme Selosse : pour toucher en même temps à la saveur, à la sagesse, au sublime, soit à une quintessence de perfection, loin des bruits du siècle et des intérêts du temps, le vigneron a également eu recours au texte. Les livres ! On se souvient de la leçon puissante et délectable de messire François Rabelais dans le prologue de Gargantua­ :

« À l’exemple du chien, il convient que vous soyez assez sages pour flairer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis l’attaque. Puis il vous faut, par une lecture soigneuse et de fré- quentes méditations, rompre l’os et sucer la substanti- fique moelle avec le ferme espoir de devenir habiles et courageux au fil de cette lecture. »

C’est ainsi, tout au long de son existence, qu’Anselme Selosse a eu recours aux livres comme d’autres ont recours aux forêts. Les deux images coïncident. « Livre » ne vient-il pas du latin liber, un mot désignant la pellicule située entre le bois de l’arbre et son écorce exté- rieure sur laquelle on écrivait avant l’invention du papyrus ? C’est en tout cas l’étymologie que soutient saint Jérôme dans une lettre écrite en 375-376, depuis le désert de Judée, à son confident Nicéas, sous- diacre d’Aquilée, dans le nord-est de l’Italie actuelle. Jérôme y évoque les mœurs des peuples sauvages peints par Cicéron dans sa Rhétorique.

« Comme le papier et le parchemin n’étaient pas encore connus, ils écrivaient ou sur des tablettes de bois bien polies, ou sur des écorces d’arbres. De là vient qu’on appelait ceux qui portaient les lettres, tabellarii, messagers ; ceux qui les écrivaient, librarii, copistes, du mot liber, qui signifie cette petite écorce qui est immédiatement attachée au tronc de l’arbre. Si des hommes grossiers et sans aucune civilisation avaient établi entre eux un commerce si doux et si agréable, comment pouvons-nous y renoncer, nous qui vivons dans un siècle où règnent la politesse et les beaux-arts ? (4) »

124 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 des livres, des vignes, des hommes, des arbres

À suivre saint Jérôme à la lettre, on est tenté d’établir un parallèle entre la bibliothèque et la forêt. La compagnie des livres, autant que celle des arbres, permet de pratiquer le fameux shinrin yoku cher aux Japonais, le « bain de forêt » qui diminue le stress et rétablit l’harmo- nie loin des bruits de la grande ville et des ondes électromagnétiques. Quand il n’est pas dans sa bibliothèque, Anselme Selosse s’y emploie dans sa vigne, qu’il envisage comme une petite forêt qu’il a appris à mieux connaître après la lecture la Vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent (5) du forestier allemand Peter Wohlleben. C’est un livre qui rend humble face à la nature. On y apprend que les arbres vivent très bien sans les hommes, qu’ils sont capables de communication et d’auto-organisation, notamment grâce à la vie du sous-sol quadrillée par des millions de kilomètres de cham- pignons qui ont le don de transporter des informations d’un arbre à l’autre. « La forêt crée elle-même son milieu idéal », observe Peter Wohlleben, qui montre, observations à l’appui, que les arbres ont un comportement social. Dans Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les ani- maux et les civilisations (6), un homonyme d’Anselme, le microbio- logiste Marc-André Selosse, propose une explication scientifique aux puissantes intuitions de Peter Wohlleben. Ce professeur du Museum d’histoire naturelle de Paris est le grand spécialiste mondial des myco- rhizes, associations symbiotiques des champignons et des racines des plantes. Lydia et Claude Bourguignon ont appris à Anselme Selosse à prêter la plus grande attention à l’édaphon, mot désignant l’ensemble des organismes vivant dans le sol – animaux, végétaux, champignons, bactéries, microbes – pour comprendre comment ses vignes se por- taient. Le vigneron ne pouvait donc qu’être très attentif aux travaux de Marc-André Selosse.

« Il a établi de manière certaine que lorsqu’on dit que les arbres discutent entre eux, ce n’est pas une image. Et si les arbres savent répondre aux dangers grâce à leur système racinaire, s’ils se montrent capables de commu- niquer entre eux, je ne vois pas pourquoi les vignes n’en

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feraient pas autant. Ces voies nouvellement ouvertes me passionnent. Je songe à ces arbres touchés par une maladie qui envoient des informations à leurs voisins afin qu’ils synthétisent une protéine capable de rendre la vie plus difficile aux parasites. C’est extraordinaire. On va pouvoir réfléchir et travailler là-dessus pendant des siècles. À l’origine de ce que je ne nommerai pas mon rejet, mais mon éloignement du mouvement bio, il y a eu la sensation que les gens ne réfléchissaient pas assez, qu’ils appliquaient des recettes, sûrs d’eux, sans se poser des questions. Et j’ai fait partie de ces doctri- naires, à l’époque où je défendais José Bové. Mais j’ai fini par refuser cet enfermement, qui conduisait à ne plus réfléchir. J’ai abandonné le côté systématique et sectaire. Aucun paysan ne détient la vérité. Nous savons juste deux ou trois choses qui nous conviennent mieux qu’aux autres. À ceux qui pensent différemment de nous, à ceux dont nous sommes persuadés qu’ils font fausse route, il nous appartient d’aider à comprendre les améliorations qu’ils pourraient obtenir s’ils changeaient un peu leurs pratiques. »

Ainsi parle le vigneron champenois établi à Avize, sur la côte des Blancs.

1. Masanobu Fukuoka, la Révolution d’un seul brin de paille, une introduction à l’agriculture sauvage, traduit par Bernadette Prieur Dutheillet de Lamothe, Guy Trédaniel Éditeur, 2005, p. 39. 2. Cf. We Feed the World, film documentaire d’Erwin Wagenhofer, 1 h 36, 2005, 1 DVD Édition Montparnasse. 3. Lydia et Claude Bourguignon, Manifeste pour une agriculture durable, Actes Sud, 2017. 4. Saint Jérôme, « Lettre VIII », in Correspondance, tome I, Lettres I-XXII, texte établi et traduit par Jérôme Labourt, Les Belles Lettres, 1949. 5. Peter Wohlleben, la Vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent, traduit par Corinne Tresca, Les Arènes, 2017. 6. Marc-André Selosse, Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civili- sations, Actes Sud, 2017.

126 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 UNE THÈSE, IMPASSE OU TREMPLIN

› Michel Delon

Tout finit en Sorbonne. Tout se décompose en thèses. » Le soupir que note Paul Valéry dans ses Cahiers en 1925 ou 1926 dit assez le peu d’estime dans lequel il tient l’exercice académique. Aux poètes et aux romanciers l’invention, l’ouverture de pers- «pectives neuves ; aux thèses et autres travaux sorbonicoles l’accumu- lation et le rangement laborieux. Les uns créent, les autres mettent en fiches. Le sarcasme des écrivains à l’encontre de l’Université n’est pas nouveau. Rabelais ridiculise déjà Maistre Janotus de Bragmardo, bégayant son latin de cuisine et ressassant des formules creuses pour réclamer les cloches de Notre-Dame, et Molière n’est pas plus tendre avec Thomas Diafoirus offrant à la belle Angélique une grande thèse contre les circulateurs, partisans de la circulation du sang. Il est vrai que le rituel de la thèse était alors formel. On payait, on défendait oralement une formule consacrée et on recevait un titre qui ne ser- vait pas à grand-chose. La Révolution n’anéantit pas tant l’ancienne

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 127 littérature

­institution universitaire qu’elle ne constata son inanité. Une université nouvelle se crée sous l’Empire, la thèse latine est remplacée par une thèse en français, censée être neuve et originale, la thèse complémen- taire en latin rappelle le rôle traditionnel de la langue ancienne (le latin disparaîtra, puis la thèse complémentaire elle-même ne survivra pas à Mai 68). Dans le domaine littéraire, l’histoire se substitue à la rhétorique, la thèse devient un travail conséquent en épaisseur, bardé de notes de bas de page et complété d’une bibliographie. La thèse dont se gaussaient Rabelais et Molière était vide, celle dont Valéry se plaint est trop pleine. Charles Coustille a eu l’heureuse idée de s’intéresser au prurit académique qui a pourtant saisi nombre d’écrivains modernes (1). À l’aube du siècle, Victor Segalen se lance dans une thèse de médecine, « Les névroses dans la littérature contemporaine », mais c’est fina- lement « Les cliniciens ès-lettres », qu’il défend en janvier 1902 et qui a été pour lui Michel Delon est professeur à la Sorbonne. Il est notamment l’auteur un échauffement, une mise en jambes. Il du Dictionnaire européen des donne à des revues littéraires des chapitres Lumières (PUF, 1997) et de Sade, un prévus pour la thèse. Quelques années plus athée en amour (Albin Michel, 2014). › [email protected] tôt, Stéphane Mallarmé lui-même cher- chait à sortir d’une crise existentielle et littéraire en esquissant une thèse sur la science du langage. Il prévoyait d’apprendre le sanscrit, le grec et le latin et prenait des notes. La thèse est alors remède et exor- cisme. Elle devait devenir pour Charles Péguy un cheval de Troie afin de combattre dans ses murs mêmes la Sorbonne et son scientisme. Le rédacteur des Cahiers de la quinzaine, installé rue de la Sorbonne, s’en prend à Gustave Lanson et à ses collègues qui conçoivent les disciplines littéraires comme des « sciences humaines ». Aux chro- nologies jalonnées de panneaux explicatifs, Péguy oppose le ressasse- ment de son style et l’approfondissement de ses intuitions. Sa thèse reste à l’état de notes, mais une série d’articles incendie le rationa- lisme des sorbonnards. L’Action française se déchaîne parallèlement contre cette nouvelle Université qui braderait la tradition culturelle, mais Péguy refuse de mêler ses imprécations aux siennes. Un peu

128 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 une thèse, impasse ou tremplin

plus tard, René Crevel va pareillement transformer une velléité de thèse sur le matérialisme de Denis Diderot en un pamphlet contre le musée Dupuytren de la sénilité sorbonnarde : formule qui reparaîtra sur les murs de la vieille maison en 1968. Ni projet fugitif ni propos paradoxal d’écrire une thèse contre la Sorbonne, la volonté de Jean Paulhan ne manque ni de sérieux ni de durée. Pendant près de trente ans, l’ancien enseignant à Mada- gascar devenu éminence grise de la maison Gallimard accumule les manuscrits d’une « Sémantique du proverbe », complétée d’une thèse secondaire sur les proverbes malgaches. Le travail devient pro- gressivement le journal d’une synthèse impossible, l’étude clinique de l’incapacité à se soumettre au modèle académique. Et lorsque Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir lancent à la Libération les Temps modernes chez Gallimard, Jean Paulhan confie à Giuseppe Ungaretti : « C’est universitaire en diable. » Paulhan a préféré les chemins buissonniers et la maison de la rue Sébastien-Bottin en a fait son style, même si une collection comme la « Bibliothèque des idées » a publié nombre de thèses ; ces Antithèses de Charles Crous- tille sont également une thèse, mais soutenue aux Hautes Études, qui savent jouer de leur différence avec la Sorbonne, sans compter qu’après Mai 68, la Sorbonne a éclaté entre plusieurs universités de sensibilité différente. Le cas de Roland Barthes n’est pas moins fascinant. Après avoir travaillé plus de dix ans à un doctorat de lexicologie sur le vocabu- laire social des années 1825-1835, jamais achevé, l’auteur du Degré zéro de l’écriture a obtenu un poste de directeur d’études à l’École pratique des hautes études et, de ce fait, dirigé sans thèse un grand nombre de thèses, en théorisant cet exercice comme le fantasme d’un livre, comme l’aventure d’un désir et finalement, dans le meil- leur des cas, au rebours du préjugé anti-académique, comme le sur- gissement d’un objet nouveau. Barthes a formé nombre d’écrivains d’aujourd’hui. Chantal Thomas, pour ne prendre que son exemple, a soutenu avec lui une thèse sur Sade, puis une habilitation sur les pamphlets contre Marie-Antoinette avant de se faire connaître

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comme la romancière des Adieux à la reine. Un poste d’enseignant ou de chercheur est devenu fréquent pour un écrivain, et le roman de campus un genre à la mode. Le héros de Michel Houellebecq dans Soumission a soutenu une thèse sur Huysmans : consécration et caricature du travail doctoral.

1. Charles Coustille, Antithèses. Mallarmé, Péguy, Paulhan, Céline, Barthes, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2018.

130 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 DYLAN THOMAS, UN GALLOIS AU BAL MASQUÉ › Céline Laurens

« Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ; – On s’amuse avec nous sur l’échiquier de l’être – Et puis, nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant. » Omar Khayyam

oint zéro : c’est le 27 octobre 1914, à Swansea, modeste ville maritime du Pays de Galles, que naquit Dylan Thomas, bouffon à la voix d’or, ogre sybarite, qui consuma son être en seulement trente-neuf années et P près de 268 poèmes. « J’ai rêvé ma genèse dans une sueur de songe, crevant La coque en rotation, fort Comme un muscle moteur, à pleins gaz fonçant À travers la vision et la poutrelle des nerfs. (1) »

Fils d’un professeur de lettres à la grammar school locale, relativement protégé de la misère ambiante de cette vieille ville portuaire tentant de se moderniser grâce à l’industrie du plomb, du cuivre, du nickel et du fer, Dylan Thomas fait ses classes. Cette période imprégnera son œuvre, lui qui se décrira par la suite comme un éternel adolescent, preuve en est :

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entre 15 et 20 ans, ce sont déjà plus de 250 poésies qui fusent sous sa plume, contre seulement 18 durant les moins prolixes vingt années qui suivront. L’origine, les prémisses ; le leitmotiv du qu’est-ce que naître et qu’est- ce qu’être au monde se retrouvera aussi bien traité sous forme « méta- physique » dans ses poèmes (le moment de la naissance, de la tombée de l’âme dans la chair et le choc de l’exposition de cette chair aux formes de la sensibilité), que de manière plus « descriptive » et pleine de gouaille dans ses pièces, roman, ou scénarios (trouver sa place, être

façonné par une ambiance et la marche du Céline Laurens est critique littéraire temps). Les guillemets accompagnant les pour le magazine Lire et journaliste termes de poète « métaphysique » et d’écri- à Radio Notre-Dame. Elle collabore régulièrement avec des maisons vain « descriptif » sont de rigueur : l’œuvre d’édition telles qu’Actes Sud théâtre de Dylan Thomas est mouvante, unique et Rue Fromentin. et peine à entrer dans des cases. C’est une › [email protected] disposition à rendre son être poreux au monde et aux éléments, une capacité à subir le plus possible, accentuée par une réception permise par l’attente et la zone, qui façonnent l’adolescent et seront caractéris- tiques de toute son œuvre.

« Dans le quartier de la mer, Mr. et Mrs. Floyd, mar- chands de coques, dorment dans un silence de mort, rides contre rides, édentés, salés et brunis comme deux vieux harengs saurs dans une boîte. (2) »

La zone, l’origine, revenons-y. De Swansea, dépeinte dans Portrait de l’artiste en jeune chien, il gardera toujours en tête « les usines aux cheminées désaffectées, la rue grise, la rivière écumée, les hommes en casquette et cache-nez, en grappes autour des façades maussades des bureaux d’embauche et de la bibliothèque municipale ». Un purita- nisme extrême règne et peu de distractions sont envisageables pour égayer le commun des mortels : restent les promenades en front de mer, la lecture. C’est là qu’émergent ses affinités pour certains auteurs. Hostile aux poètes classiques, qu’il affuble du titre de « vieux fossiles », il découvre les modernes, Ezra Pound, T.S. Eliot, Stephen Spender

132 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 dylan thomas, un gallois au bal masqué

ou encore W.H. Auden, affectionne particulièrement William Butler Yeats, Thomas Hardy, D.H. Lawrence et adule un romancier : James Joyce. Durant le reste de ses temps libres, et notamment les longues heures de cours consacrés aux disciplines qu’il dédaigne (toutes sauf l’anglais), il commence à rédiger des saynètes et des poésies pleines d’humour, un second degré qu’il érigera en philosophie de vie, hérité de la figure paternelle qui, comme le souligne Hélène Bokanowski, « s’en prenait sans cesse à Dieu et lui imputait toutes les misères ter- restres. Ainsi, s’il pleuvait, il brandissait les poings en direction du ciel en fulminant : c’est encore sa faute à Celui-là » (3). Les 43 premiers poèmes de Dylan Thomas donnent à voir la chair et sa fragilité, la place de l’être dans le cosmos, les fluides, la mort, l’être au monde, la notion de subconscient freudien. S’y exprime un aède post-métempsychose fraîchement débarqué, explorant de sa plume encore trempée de liquide amniotique des terres inexplorées et brûlées par les rayons d’un premier soleil tyrannique. La poésie thomasienne peut être dite symboliste dans l’acceptation hégélienne du terme, le poète y produit un art où la raison n’a pas encore pris conscience d’elle-même, elle est aussi matérielle et sibylline que la figure du sphinx. L’énigme du souffle mouvant la matière y est portée au parangon par l’usage d’un lexique organique, une mélodie « des glandes et des nerfs, du sexe animal et des muqueuses travaillées par la mort » (4), guettant les traces du moteur premier dans sa création, l’image dans le tapis. Par ailleurs, une chose lui importe déjà plus que tout : le son. Comme un nouveau-né, un être non corrompu par le raisonnement, un buvard primitif, Dylan Thomas guette la sensation pure et tend l’oreille comme une bête aux abois de la langue. Comme il le confia plus tard à Richard Jones, un étudiant :

« J’ai voulu écrire de la poésie, parce que j’étais tombé amoureux des mots. Les premiers poèmes que j’ai connus avant, avant de savoir lire, étaient des comptines, j’ai aimé leurs mots, leurs mots seuls. Ce que les mots représentaient, voulaient dire ou symbolisaient, n’avait qu’une importance secondaire. (5) »

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 133 littérature

La question de l’être au monde, la sonorité : les caractéristiques de la poésie de Dylan Thomas sont déjà au rendez-vous, bientôt com- plexifiées et influencées par l’histoire et les évolutions scientifiques de l’époque dans laquelle il se meut. La Grande-Bretagne est en pleine crise, l’ancienne Europe se fissure, la guerre se prépare, les figures de Mussolini et de Hitler commencent à sourdre. Mais c’est également une période où l’aviation se développe, où le communisme triomphe en Union soviétique, où la radio s’invite dans les logis, où les décou- vertes d’Albert Einstein enchantent les foyers et insufflent aux esprits un vent d’imaginaire supraterrestre : la quatrième dimension. Ces poèmes de jeunesse, par leur complétude et leur fougue, seront sa malédiction. Comment faire quand on délivre dans la fleur de l’âge, aussi parfaitement, le message que d’autres mettent une vie entière à saisir et à formuler ? Comment faire quand, contrairement à un Rim- baud, on n’en a pas terminé avec la poésie, mais qu’elle en a presque terminé avec nous ?

L’artiste dans l’arène de la culture

« Il portait un imperméable aux poches gonflées de manuscrits froissés et d’une flasque de cognac, un chan- dail à col roulé et des pantalons qui bien que petits étaient encore trop grands pour lui. Sur sa tête bouclée était juché un chapeau rond du type qu’il considérait comme “la marque du poète”. (6) »

C’est ainsi que Pamela Hansford Johnson décrit le jeune Dylan Thomas, 19 ans, fraîchement débarqué à Londres pour fuir le chô- mage de sa ville natale. La chance est de son côté et sans qu’elle se révèle mirifique, il commence à collaborer à divers journaux. D’un naturel timide, même si la campagne lui déplaît, car selon lui « le domaine public y cerne trop le domaine privé », les grandes villes lui sont fortement désagréables. Plus tard, il évoquera Londres en ces termes :

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« Je viens de passer trois sinistres journées à Londres, cité des morts qui s’agitent. C’est vraiment une ville de fous qui me remplit d’épouvante. Les pavés me résonnent jusque dans le crâne, je n’y retournerai pas de long- temps ; son intelligentsia a un cerveau si actif que rien n’y demeure ; son brio a des relents de vase, rien n’y dif- férencie le bon du mauvais. »

Ni provincial, ni citadin, ni solitaire, ni à son aise dans les milieux mondains, il ne se reconnaissait pas non plus dans le travail des poètes de l’époque qu’étaient Cecil Day-Lewis, Wystan Hugh Auden, Louis MacNeice, Stephen Spender. Comme le rappelle Marc Alyn, ceux- ci « s’étaient groupés en vue d’élaborer un lyrisme capable d’exalter et de servir le présent concret : celui de la politique, de la science et des faits divers. Pour ces poètes comme plus tard pour Éluard, le but de la poésie était “la vérité pratique”, même si elle devait perdre en chemin quelques-uns de ses plus secrets pouvoirs. Auden et ses amis prônaient un langage simple, en prise directe avec les conversations quotidiennes de l’usine ou de la rue, les rythmes du jazz et la trépida- tion des machines » (7). D’inspiration marxiste, cette renaissance poétique se voulait un collectif performatif. Si l’idée même de groupe ne correspondait pas à un individualiste comme Dylan Thomas, d’autant plus distant de sa poésie qu’elle était le reflet de sa « lutte individuelle pour aller vers une certaine mesure de lumière », il partageait en revanche ses préoc- cupations sociales. Mais sa vision des choses était plus générale, car il envisageait la misère humaine comme un fatum lié à des circons- tances, certes matérielles, mais également métaphysiques. On essaya par la suite de le ranger aux côtés de poètes comme George Barker ou David Gascoyne, réunis dans l’Apocalyptic Movement, aux tendances néo-romantiques, mais celui-ci ne dura pas. C’est dès l’année 1939 que Dylan Thomas fut porté au pinacle et considéré comme le plus grand des jeunes poètes britanniques. Ce n’est pas sa poésie seulement qui fit de lui une vedette et lui permit de mieux gagner sa vie. Après Mort et initiations (1946), presque inca-

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pable d’écrire, il se vit proposer des poetry readings et des rédactions de scénarios par la BBC, qui faisait dans ses programmes culturels une bonne place à la poésie. Sa voix de stentor, son don hors du commun pour réciter ses propres textes comme en transe, ses frasques « gla- mourisèrent » son image et le firent passer au statut de vedette. John Lehmann notait :

« Il se donnait un mal inouï pour régler le minutage, le volume et les effets de sa voix et se livrait à une ges- ticulation incantatoire pour trouver l’expression juste. Tout cela donnait à ceux qui entendaient la retrans- mission une impression de facilité quasi divine ; hantés par cette voix mélodieuse, d’innombrables auditeurs écoutaient, fascinés, ce poème auquel, par la suite, ils eussent été bien incapables de donner une interpréta- tion logique. (8) »

On se l’arrachait et surtout les Américains, friands de personna- lités, qui mirent à sa disposition les plus puissants moyens de diffu- sion : télévision, cinéma, disques, radio. Ceux-ci s’attachèrent plus à l’homme qu’à son œuvre, à son « naturel ». Théâtre, conférences, dialogues, commentaires, au diable la supplication d’Artaud :

« Je veux dire que s’il nous importe à tous de manger tout de suite, il nous importe encore plus de ne pas gas- piller dans l’unique souci de manger tout de suite notre simple force d’avoir faim… Art et culture ne peuvent aller d’accord contrairement à l’usage qui en est fait uni- versellement ! (9) »

Dylan Thomas dit oui aux projecteurs et passe du statut d’artiste à celui d’acteur culturel. Il s’en acquittera d’ailleurs très bien, mais cette vie sociale l’éloignera définitivement du recueillement néces- saire à l’écriture poétique et le fera définitivement sombrer dans l’alcoolisme. Il appartient désormais à tout le monde et joue le jeu

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que l’on attend de lui, celui de l’homme à femmes, loufoque, buveur excessif, de toutes les soirées. Les jeux du cirque médiatique ont leur gladiateur. Amoureux de la gent féminine, buveur, excessif, certes Dylan Tho- mas l’était. Mais l’alcool n’était pas pour lui un moyen de trouver l’inspiration, c’était un outil pour surmonter son impression de jouer un rôle au milieu de ses semblables. Comme il le confiait à Lawrence Durrell : « Quand je suis en compagnie d’admirateurs, de “fans” ou d’écrivains, je commence à sentir que j’y suis sous des moyens fraudu- leux. C’est pourquoi je me mets à faire le clown. » Marc Alyn l’explique également dans le volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » consacré à Thomas :

« Ce que Dylan Thomas cherchait dans l’alcool était le contraire de ce que les ivrognes en attendent générale- ment ; il ne buvait pas pour quitter terre et rêver – la poésie remplissait ce rôle dans sa vie intérieure – mais pour oublier sa hantise de la fuite et demeurer en place. Il se lestait littéralement d’alcool, comme le scaphan- drier chausse des semelles de plomb, pour mieux coller au réel que l’adolescent en lui dénonçait. (10) »

Sa vie durant, Dylan Thomas ne put se départir de cette impression d’être en trop et ailleurs qu’à sa place et la plaisanterie et le scandale furent pour lui des moyens d’éluder cette gêne. Il se complut dans le personnage acclamé du poète, de l’extravagant. Comme le relatait sa femme Caitlin dans son autobiographie, Double Drink Story, Dylan Thomas avait adopté une méthode qu’il nommait the instant Dylan, qui consistait à adopter le visage que son interlocuteur attendait de lui. D’ailleurs, il s’amusait régulièrement à voler des chemises chez les gens qui l’invitaient, une manière d’accepter son statut d’impos- teur, conscient d’être le rouage d’une grande machine, celle décrite par Guy Debord, celle où la culture annihile l’art et l’artiste, cette non-­miscibilité de deux sphères admirablement décrite en ces termes par Philippe Muray :

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« La Culture n’a pas le même projet que les artistes, mais ils ne le savent pas. La Culture n’est qu’une des voix par lesquelles parle l’espèce ; et l’espèce ne veut qu’une chose : perdurer au détriment des individus. Ce que les artistes de jadis savaient. Ce que les prétendus “artistes contem- porains” ignorent... Il existe la même différence entre la Culture et l’art qu’entre la procréation et le sexe, entre l’instinct de survie anonyme de la collectivité humaine et cette négation rayonnante de toute collectivité que repré- sente un acte érotique isolé en coulisses. (11) »

Essentiellement individualiste, ayant toujours refusé d’être rangé dans une case, Dylan cède face à la chaleur des accolades de ses frères générationnels, lui qui cultivait sa différence, lui qui refusait catégo- riquement de jeter les yeux sur Proust, Dostoïevski et bon nombre de classiques adoubés pour ne pas corrompre sa prose, lui qui envi- sageait avec horreur et dédain ce qui touchait à la psychologie, à la philosophie ou à l’analyse critique (pardon, Dylan, pour cet humble article), comme le soulignait sa femme Caitlin : « Lorsque l’on essayait d’interpréter quelques vers obscurs de sa poésie, Dylan se jetait à terre, s’entortillait dans le tapis, se griffait comme une hyène piquée par les mouches. Cela finissait toujours par un sommeil bruyant. » Le poète, au contact trop fréquent des siens, s’étiole et se lasse. Toujours plus d’alcool, la vendetta de ses organes ne tarde pas à le rattraper, revanche des choses déniées, sa carcasse crie et l’accuse. La prison du corps lui intente son procès, verdict, coup de maillet : « la mort pour maltrai- tance à long terme ». L’apothéose du spectacle se joue le 9 novembre 1953. À New York, alors qu’il est sur le point de rejoindre à Hollywood Igor Stravinsky, avec qui il collabore à un livret d’opéra, Dylan Thomas s’effondre durant une party et est transporté d’urgence à l’hôpital, où il décède quelques heures plus tard. Sa fin n’a rien à envier, par son côté farce, à celle de Balzac décrite par Octave Mirbeau et elle est admirablement relatée par Patrick Reumaux dans sa préface (12) (une pépite) à Ce monde est mon partage et celui du démon. Sous une tente à oxygène,

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Dylan Thomas respire encore, à sa porte des scientifiques, bien sûr, mais aussi des critiques, journalistes, écrivains, psychiatres et sa femme qui, ivre morte, pénétrant dans la chambre, casse en mille morceaux une statue de la Vierge, envoie valdinguer un crucifix pendu au mur, détruit des pots de fleurs, hurlant un « le sale type est-il mort ou vivant ? », avant d’être évacuée en camisole de force. C’est bien mal entouré pour un homme ayant écrit « les poètes vivent, marchent, accompagnés de leurs poèmes ; car un voyant n’a besoin d’aucune compagnie » que Dylan Thomas tira sa révérence.

« La nuit est proche Forme nitrique qui sur elle bondit, temps et acide ; Et je lui dis ceci : avant qu’au feu Le doigt du temps jette ses os, Qu’elle inhale ses morts, aspirant La chair et la semence de leurs vies, Et que sa main se signe sur leurs yeux graves de Gitans Et puis que son poing se referme Ta tombe, vis fichée dans la mamelle et le nombril Goulet de la narine, Sous le masque et l’éther, tandis qu’ils ensanglantent Les bistouris ; les funérailles antiseptiques. (13) »

1. Dylan Thomas, « J’ai rêvé ma genèse », Dix-huit poèmes, Pierre Seghers, 1962. 2. Dylan Thomas, Au bois lacté, in Œuvres complètes, tome I, Seuil, 1970. 3. Hélène Bokanowski et Marc Alyn, Dylan Thomas, Pierre Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1962. 4. Idem. 5. Idem. 6. Idem. 7. Idem. 8. Idem. 9. Antonin Artaud, le Théâtre et son double, Gallimard, 1985. 10. Hélène Bokanowski et Marc Alyn, op. cit. 11. Philippe Muray, « Et pourquoi des artistes en temps de culture ? », Désaccord parfait, Gallimard, 2000. 12. Patrick Reumaux, préface à Dylan Thomas, Ce monde est mon partage et celui du démon, Points, 2008. 13. Dylan Thomas, Ce monde est mon partage et celui du démon, op. cit.

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

142 | Le numérique menace-t-il la démocratie ? › Annick Steta

149 | Une société cryptographiée › Kyrill Nikitine LE NUMÉRIQUE MENACE-T-IL LA DÉMOCRATIE ? › Annick Steta

e 17 mars 2018, l’hebdomadaire britannique The Observer et le quotidien américain The New York Times publiaient une enquête révélant comment Cambridge Analytica, un cabinet de conseil en communication politique, avait utilisé les données personnelles de millions d’utilisa- Lteurs de Facebook afin de mener des campagnes destinées à influencer les électeurs américains. Les articles publiés dans The Observer (1) et dans le New York Times (2) reposaient largement sur le témoignage de Christopher Wylie, l’ancien directeur de la recherche de Cambridge Analytica. Ce lanceur d’alerte expliqua comment la société avait pro- cédé pour obtenir ces données et détailla l’usage qu’elle en avait fait. Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter dans le temps et tenter d’entrouvrir la « boîte noire » qu’est Facebook. En avril 2010, l’entreprise fondée et dirigée par Mark Zuckerberg annonça le lan- cement d’une plate-forme ouverte à des applications extérieures. Les développeurs de ces applications pouvaient demander à des utilisateurs de Facebook de les autoriser à accéder non seulement à leurs données personnelles, mais aussi à celles de leurs « amis » sur le réseau social. Au nombre des données accessibles figuraient notamment le sexe, la

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localisation géographique, la date d’anniversaire, le parcours scolaire et universitaire, la sensibilité politique, le « statut relationnel » (céliba- taire, en couple, marié…) et l’appartenance religieuse. Trois ans plus tard, l’Américain Aleksandr Kogan, jeune professeur à l’université de Cambridge, créa une application de quizz nommée « thisisyourdigi- tallife ». Il l’utilisa tout d’abord pour réaliser des travaux de recherche. Le groupe britannique SCL, maison-mère de Cambridge Analytica,

lui proposa début 2014 de lui accorder un Annick Steta est docteur en sciences financement permettant de rétribuer les économiques. individus acceptant de répondre à un ques- › [email protected] tionnaire conçu comme un test psychologique. L’application collecta ainsi les données personnelles d’environ deux cent soixante-dix mille utilisateurs et celles de leurs « amis » Facebook. Évalué dans un pre- mier temps à 50 millions, le nombre d’utilisateurs concernés serait en réalité plus proche de 87 millions. Facebook modifia en 2014 ses règles de fonctionnement de façon à limiter l’accès des développeurs d’applications aux données des utilisateurs : une tierce partie ne pou- vait plus accéder aux données personnelles des « amis » de l’utilisateur d’une application sans avoir préalablement recueilli leur consente- ment. En dépit de l’entrée en vigueur de règles plus strictes, Aleksandr Kogan ne détruisit pas les données qu’il avait collectées. Le 11 décembre 2015, le quotidien britannique The Guardianrévéla que Cambridge Analytica participait à la campagne de Ted Cruz, can- didat aux primaires républicaines pour l’élection présidentielle amé- ricaine de 2016 (3). Plus de deux ans avant que n’éclate le scandale Cambridge Analytica, les pratiques illicites de cette entreprise étaient connues et documentées. L’article publié par le Guardian indiquait que l’équipe de campagne de Ted Cruz espérait prendre l’avantage sur les autres candidats républicains grâce à des profils psychologiques créés au moyen de données collectées auprès de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook, sans autorisation explicite dans la plupart des cas. Le quotidien précisait que Cambridge Analytica était pour partie détenue par le milliardaire américain Robert Mercer, qui sou- tint Ted Cruz avant de se rallier à Donald Trump. Facebook répondit à la publication de l’article du Guardian en affirmant avoir fait pression

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sur Aleksandr Kogan et Cambridge Analytica de manière à obtenir que les données personnelles utilisées de façon illicite soient détruites. En 2016, Donald Trump eut à son tour recours aux services de Cam- bridge Analytica. Lors d’une réception donnée quelque temps après son élection, il félicita publiquement les Mercer qui, selon lui, avaient joué un rôle essentiel en améliorant l’organisation de sa campagne. La détermination du rôle exact joué par Cambridge Analytica dans sa victoire permettrait d’éclairer une des questions les plus importantes posées aux démocraties contemporaines : dans quelle mesure l’utili- sation des technologies de l’information permet-elle d’influencer le résultat d’une consultation électorale ? Dans un courrier électronique adressé à l’universitaire américain Matthew Hindman, Aleksandr Kogan a présenté les principes selon lesquels fonctionnait le modèle statistique qu’il avait conçu et qui avait été utilisé par Cambridge Analytica. Celui-ci ne reposait que pour une petite partie sur des informations permettant de déterminer le profil psychographique des utilisateurs, c’est-à-dire de segmenter une population donnée en fonction des opinions, des styles de vie, des attitudes, des croyances et des personnalités des individus. Il accor- dait davantage d’importance à des caractéristiques démographiques comme le sexe, l’âge et l’appartenance ethnique (4). Un travail de recherche publié en 2013 contribue à éclairer la logique sous-jacente au modèle développé par Aleksandr Cogan. Michal Kosinski, David Stillwell et Thore Graepel ont montré que l’analyse des « likes » des utilisateurs de Facebook a un important pouvoir prédictif. Elle per- met de déterminer avec une très grande précision un certain nombre d’attributs des individus concernés : sexe, âge, orientation sexuelle, appartenance ethnique, convictions politiques et religieuses, niveau d’intelligence, dépendance à des substances addictives, etc. Le modèle conçu par ces trois auteurs permettait par exemple de prédire la sen- sibilité politique des individus appartenant à l’échantillon dans 85 % des cas (5). Si l’approche retenue par Aleksandr Kogan n’est pas rigoureusement identique à celle développée par Kosinski, Stillwell et Greapel, elle relève néanmoins de la même logique. Son pouvoir prédictif est par ailleurs équivalent ou supérieur. L’exploitation d’un

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nombre plus important de données permet probablement d’identifier correctement certaines caractéristiques personnelles des utilisateurs de Facebook dans plus de 90 % des cas (6). Plusieurs enquêtes ont été ouvertes de façon à faire la lumière sur les pratiques de Cambridge Analytica, qui a cessé toute activité depuis le début du mois de mai. Elles sont notamment conduites par la Federal Trade Commission, l’agence indépendante chargée de pro- téger les droits des consommateurs aux États-Unis, par le Bureau du commissaire à l’information (Information Commissioner’s Office) au Royaume-Uni, et par la Commission électorale britannique, qui se penche sur le rôle que pourrait avoir joué Cambridge Analytica dans le référendum de 2016 sur l’appartenance du pays à l’Union euro- péenne. Le président du Parlement européen, Antonio Tajani, a par ailleurs déclaré que l’Union chercherait à savoir si les données person- nelles de citoyens européens avaient été partagées illégalement.

Le « péché originel » de l’Internet

La mission confiée à Cambridge Analytica par ses clients consis- tait à trouver le moyen d’identifier les internautes les plus susceptibles de voter pour leur camp et de les inciter à faire de la sorte le jour du scrutin. Or le fonctionnement des réseaux sociaux facilite ce type de démarche. Il consiste en effet à enfermer les individus dans des « cocons » où ils sont largement protégés des opinions différentes des leurs. Les algorithmes développés et constamment améliorés par ces entreprises ont pour particularité de présenter aux utilisateurs des informations semblables à celles qu’ils paraissent avoir appréciées par le passé. Amazon et Netlix reposent sur des principes similaires : l’his- torique de consultations et d’achats d’un client permet de savoir quel produit il pourrait avoir envie d’acquérir et de le lui proposer. Ethan Zuckerman, directeur du Center for Civic Media du Massachusetts Institute of Technology (MIT), a rappelé dans un article paru dans The Atlantic qu’une large partie du Web reposait sur un pacte impli- cite : en échange de services gratuits, dont font partie les moteurs

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de recherche, les messageries électroniques et les réseaux sociaux, les utilisateurs acceptent que les entreprises collectent leurs données per- sonnelles et les utilisent pour monétiser leur audience à travers des messages ciblés. C’est ce qu’il a appelé le « péché originel » de l’Inter- net (7). À ses yeux, le scandale lié à la mise en lumière des pratiques de Cambridge Analytica n’est que le révélateur d’un problème infiniment plus vaste : les technologies de l’information permettent désormais de « transformer les émotions en armes à l’échelle du monde » (8). Dans une interview accordée au Guardian en mars 2018, le lan- ceur d’alerte Christopher Wylie a détaillé la méthode employée par Cambridge Analytica pour influencer le comportement des électeurs : « Nous savions à quels types de message vous seriez sensibles, où vous pourriez y être exposés, et combien de fois nous devrions vous y expo- ser de façon à ce que vous changiez d’avis à propos d’un sujet donné. [C’était] une machine de propagande proposant un service complet. » Ce micro-ciblage (micro-targeting) permet de personnaliser les mes- sages adressés aux électeurs. Christopher Wylie a expliqué à plusieurs journaux européens, dont Libération, comment Cambridge Analytica avait servi les intérêts de Donald Trump : « Vous trouvez un groupe qui est plus susceptible qu’un autre de croire aux théories conspira- tionnistes, puis vous le nourrissez avec les rumeurs qu’il attend. Le travail [de Cambridge Analytica] consistait aussi à créer des narrations qui répondaient aux attentes de certaines personnes et permettaient de renforcer la cause non seulement des Républicains, mais des candi- dats de l’alt-right. (9) » Directeur exécutif de la campagne de Donald Trump, puis conseiller stratégique du président des États-Unis jusqu’en août 2017, Steve Bannon a participé à la définition des objectifs de Cambridge Analytica. Selon Christopher Wylie, cette entreprise était l’arsenal avec lequel Bannon voulait mener une « guerre culturelle ». L’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche en constitua la première victoire. L’ancien directeur de la recherche de Cambridge Analytica estime par ailleurs que cette société a joué un « rôle crucial » dans le référendum portant sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. « Il y a deux aspects dans le scandale », a-t-il précisé. « D’une part, Cambridge Analytica a admis […] avoir travaillé avec le

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groupe de campagne Leave.EU. D’autre part, AggregateIQ [une entre- prise canadienne issue de Cambridge Analytica] a aussi travaillé sur un système qui a permis à Leave.EU de dépasser son plafond de dépenses, et d’utiliser près d’un million de livres sterling pour cibler la popu- lation. Sans AggregateIQ, le camp du “leave” n’aurait pas pu gagner le référendum, qui s’est joué à moins de 2 % des votes. Or, 40 % du budget de Vote Leave est allé à AggregateIQ. Si vous ciblez un petit nombre spécifique de personnes avec des milliards de publicité, cela peut suffire à gagner suffisamment d’électeurs. (10) » S’il paraît impos- sible de prouver que Cambridge Analytica a fait basculer le vote en faveur du « leave », les méthodes employées peuvent néanmoins laisser craindre qu’un certain nombre d’électeurs aient été manipulés. La possibilité de gagner des voix en utilisant le « big data » et le micro-ciblage renforce le pouvoir d’influence d’organisations ayant des objectifs politiques et disposant de moyens financiers importants. Ainsi que l’a montré Jamie Bartlett dans The People vs Tech (11), le recours à une science du comportement caractérisée par l’utilisation de déclencheurs et d’incitations annihile le débat d’idées. Sous l’effet de ce phénomène, le pouvoir politique se déplace : il appartient de moins en moins à ceux qui défendent des idées et de plus en plus à ceux qui ont la capacité d’exploiter des masses colossales de données. Face à cette situation, deux réponses s’imposent. La première consiste à durcir la réglementation de l’utilisation des données per- sonnelles collectées sur Internet. En la matière, l’Union européenne est beaucoup plus exigeante que les États-Unis. Adopté par le Parle- ment européen en avril 2016, le règlement général sur la protection des données (RGPD) est entré en vigueur le 25 mai 2018 dans tous les pays membres. Il unifie et renforce la protection des données person- nelles. Chaque individu doit notamment être en mesure de savoir ce qui est fait de ses données et avoir la possibilité de s’opposer à leur col- lecte. Mieux encadrer l’utilisation des données personnelles ne suffira toutefois pas à régler un problème qui s’enracine dans les comporte- ments des individus. Dans l’écrasante majorité des cas, les utilisateurs de services en ligne ne jettent qu’un regard distrait aux formulaires par lesquels ils autorisent une entreprise à accéder à leurs données.

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Peu nombreux sont ceux qui comprennent comment sont valorisées les traces qu’ils laissent sur le Web. C’est pourquoi la seconde réponse consiste en un effort d’éducation. Pour faire vivre la démocratie, les pouvoirs publics doivent donner aux citoyens les outils permettant de se familiariser avec le modèle économique des entreprises du numé- rique. Plus largement, les individus doivent être dotés de clés leur permettant de décrypter les tentatives de manipulation dont ils sont l’objet. Les « fake news » n’abusent que ceux qui les prennent pour argent comptant – d’abord parce qu’ils ont envie d’y croire, ensuite parce qu’ils n’ont pas le réflexe de soumettre ce qu’on leur présente comme une information à une grille d’analyse serrée. Cette formation de l’esprit critique est le plus sûr rempart que les démocraties peuvent édifier pour repousser les assauts de ceux qui, comme Steve Bannon, entendent se servir d’Internet pour mener une guerre culturelle.

1. Carole Cadwalladr et Emma Graham-Harrison, « Revealed: 50 million Facebook profiles harvested for Cambridge Analytica in major data breach », The Observer, 17 mars 2018. 2. Matthew Rosenberg, Nicholas Confessore et Carole Cadwalladr, « How Trump consultants exploited the Facebook data of millions », The New York Times, 17 mars 2018. 3. Harry Davies, « Ted Cruz using firm that harvested data on millions of unwitting Facebook users », The Guardian, 11 décembre 2015. 4. Matthew Hindman, « How Cambridge Analytica’s Facebook targeting model really worked – according to the person who built it », The Conversation, 30 mars 2018. 5. Michal Kosinski, David Stillwell et Thore Graepel, « Private traits and attributes are predictable from digital records of human behavior », Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), 2013. 6. Matthew Hindman, art. cit. 7. Ethan Zuckerman, « The Internet’s original sin », The Atlantic, 14 août 2014. 8. Ethan Zuckerman, « This is so much bigger than Facebook », The Atlantic, 23 mars 2018. 9. Le terme alt-right, abréviation d’alternative right, désigne aux États-Unis une tendance politique aux contours imprécis regroupant différentes sensibilités d’extrême droite. 10. « Christopher Wylie : “Sans Cambridge Analytica, il n’y aurait pas eu de Brexit” », propos recueillis par Sonia Delesalle-Stolper, Libération, 26 mars 2018. 11. Jamie Bartlett, The People Vs Tech: How the Internet Is Killing Democracy (And How We Save It), Ebury Press, 2018.

148 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 UNE SOCIÉTÉ CRYPTOGRAPHIÉE › Kyrill Nikitine

n 2008, l’œil divin estampillé sur tous les dollars ne devint plus que l’incarnation de l’œil blafard de Bernard Madoff, le génie de l’arnaque par système pyramidal : payer les intérêts des premiers investisseurs avec l’argent des derniers entrés sans que quiconque ne soit au cou- Erant. La même année, une ou plusieurs personnes créèrent, sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, le protocole Bitcoin, l’antisystème pyramidal. Les créateurs des premières crytomonnaies se sont donné pour but de proposer un modèle alternatif aux systèmes financiers. Derrière les quelque 1 600 cryptomonnaies actuelles et les courses au profit qui s’embrasent autour d’elles, nous assistons à un véritable changement de paradigme socio-économique. Changement d’outils, de valeurs, d’acteurs et de territoires : de ces nouvelles communautés émergent de nouvelles structures démocratiques qui s’auto-organisent par le biais d’algorithmes mathématiques et d’outils informatiques. Un défi inédit qui nous ramène à une réflexion essentielle : définir une monnaie n’a jamais été une question d’argent. La nature de cette monnaie, comme son nom l’indique, est d’abord cryptographique, elle est un calcul, une donnée computationnelle et informationnelle. Elle est un outil d’échange à travers un tout nou- veau territoire socio-économique, celui d’Internet et de ses flux inter-

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nationaux. Cette nature est antérieure à sa conversion sur le marché boursier. Début 2018, le bitcoin est passé d’environ 20 000 dollars à moins de 6 000 en l’espace de deux mois. Ces montagnes russes provoquées par les spéculateurs en disent long sur ceux qui n’y voient qu’une source de profit. Une grave erreur d’analyse, selon Maël Rol- land, chercheur en analyse de la socialisation monétaire : « Ceux qui voient le bitcoin comme une monnaie supérieure aux autres se trompent. Elle représente une perspective d’avenir uniquement parce qu’elle ne repose pas sur les mêmes rouages sociaux que les monnaies classiques qui, elles, sont dans l’échec. (1) » Premier élément, la transaction financière cryptographiée dans le réseau déplace la relation de confiance entre les individus : on substi- tue une confiance en la personne par une confiance en une technique informatique. C’est la fameuse blockchain ou chaîne de blocs. Selon

l’informaticien et mathématicien Jean- Kyrill Nikitine est écrivain et Paul Delahaye, elle peut se définir comme journaliste. Il a publié le Chant du étant « une base de données transaction- derviche tourneur (2011). › [email protected] nelle distribuée, un grand livre comptable décentralisé et partagé qui stocke et transfère de la valeur ou des don- nées sur Internet de façon transparente, sécurisée et autonome car sans organe central de contrôle. Ce registre est vérifiable et protégé contre la falsification par un système de confiance répartie entre les membres ou participants » (2). Un réseau donc à la fois sécurisé et partagé qui aspire à un pro- tocole financier le plus transparent possible. Grâce à un système de canevas informatiques, cette chaîne de blocs permet aux individus d’interagir sans se faire confiance car une fois dans le réseau, ils ne peuvent pas tricher (du moins, techniquement). Ces nouveaux outils garantissent l’unilatéralité d’un flux financier et empêchent toute dépense fantôme ou double-spending (le fait de pouvoir faire des transactions simultanées alors qu’elles dépassent les gains pos- sédés). Vous ne pouvez dépenser que ce que vous avez : un système construit pour empêcher l’apparition de réseaux alimentés par de l’argent-crédit ou de l’argent-dette. Pour qu’une transaction finan- cière puisse se faire, il faut montrer patte blanche, soit la totalité

150 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 une société cryptographiée

de l’historique des transactions ayant circulé et précédé la tran- saction actuelle. Cette réactualisation du registre publique est la condition sine qua non pour une transparence dans les procédures des échanges. À travers ces innovations, le mode de gouvernance créé par le pro- tocole Bitcoin amène ses acteurs sur de nouvelles formes de consensus et pose la question suivante : peut-on améliorer voire créer de nouvelles formes de statu quo sociaux par un protocole informatique ? C’est en tout cas l’ambition du système. En effet, tant que tous les acteurs du réseau ne se sont pas accordés entre eux, le système ne peut intégrer de nouveaux codes. Cet équilibre maintenu par des intérêts particu- liers empêche les uns et les autres de s’accaparer le tout. Tout devient décentralisé. Si une partie du réseau est attaquée, d’autres logiciels ou nœuds informatiques par lesquels les échanges transitent continuent de travailler. Il n’y a donc pas un seul registre public mais des milliers de duplicatas actifs en temps réel : un véritable compte public qui bous- cule la logique des comptes bancaires actuels. Sur le plan juridique, tout reste à faire. Comment adapter ces règles entre initiés pour le grand public ? Comment penser une démocratisation équilibrée de cette pratique ? Pour les crypto-mon- nayeurs, il s’agit d’éviter les erreurs de l’histoire et notamment celles qui sont nées des unions entre les banques, les industriels et les États au XIXe siècle, quarante ans après l’abandon de l’étalon-or, où le sys- tème libre-échange-système démocratique a fait faillite. Selon Maël Rolland, la conception de nouvelles règles sociales de transparence doit suivre la transparence informatique déjà mise en place par les crypto-monnaies : « Les futurs organes de régulation qui doivent accompagner ces réseaux ne doivent pas confondre anonymat et confidentialité. Nous ne sommes pas obligés de tout savoir sur tout le monde pour justifier une meilleure régulation. Il faut comparti- menter les informations, créer plus d’organes intermédiaires et se poser cette question essentielle du “qui doit savoir quoi sur qui et grâce à quoi”. (3) » Un tournant juridique à ne pas manquer, selon Xavier Lavayssière, développeur et chercheur en systèmes crypto- graphiques : « Nous devons éviter les dichotomies de nos systèmes

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bancaires classiques. Il est possible à l’heure actuelle d’être en pos- session de toutes les données personnelles d’un individu mais cela n’empêchera pas ce dernier de blanchir de l’argent par l’utilisation du cash. (4) » En attendant cette prise de conscience, force est de constater que ces réseaux sont peut-être bien les organes infranationaux et interna- tionaux les plus aboutis et les plus autonomes qui aient jamais existé depuis l’invention d’Internet. Pour Xavier Lavayssière, les dés sont jetés : « Grâce aux outils 2.0, ces monnaies sont devenues des entités socio-politiques à part entière. Elles ont acquis une puissance réga- lienne et leurs communautés de nouveaux territoires. Ces réseaux partent d’une construction matériellement hors de portée de l’action des États, ces derniers ne sont donc plus en position de force. Ils sont face à un phénomène qui les dépasse et ils ne peuvent que négo- cier. (5) » D’Internet est né un nouvel espace de souveraineté. Un espace où, malgré la différence des investissements entre les acteurs, les réseaux bousculent l’ordre établi entre les banques, les multina- tionales et les États. Un train à prendre et qu’il s’agirait de ne pas manquer, selon Maël Rolland : « Il ne tient désormais qu’aux États de considérer les crypto-monnaies comme une nouvelle organisa- tion sociale qui peut changer la face du monde et non pas comme un énième jouet financier. (6) »

1. Propos recueillis par Kyrill Nikitine. 2. Jean-Paul Delahaye, « Qu’est ce qu’une blockchain ? », www.scilogs.fr/complexites/quest-quune-blockchain. 3. Propos recueillis par Kyrill Nikitine. 4. Idem. 5. Idem. 6. Idem.

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LIVRES CINÉMA 154 | Deux minutes d’horreur 166 | Terrence Malick et l’amour pour l’éternité › Richard Millet › François d’Orcival 169 | Manifeste pour le courage 157 | Bounine et la révolution et la loyauté › Frédéric Verger › Isabelle Barbéris 160 | Être hors de la littérature EXPOSITIONS conduit, parfois, à mieux y entrer 172 | L’abstraction musicale de › Patrick Kéchichian František Kupka › Bertrand Raison 163 | Faute(s) de mémoire › Stéphane Guégan DISQUES 175 | Debussy made in France › Jean-Luc Macia LIVRES Deux minutes d’horreur pour l’éternité › François d’Orcival

est le moment le plus important de la fabri- cation d’un journal, celui où tout commence. C’Cela s’appelle la conférence de rédaction, ou le comité. La « conf » a lieu le matin de la livraison du numéro précédent pour lancer la copie du suivant. À Charlie Hebdo, elle se tient le mercredi en fin de matinée. Le 7 janvier 2015 est donc un mercredi. La bande à Charb, les Cabu, Wolinski, Tignous, Riss, Maris et les autres, est réunie autour de la table. Échange de blagues, d’apostrophes, et de cette « forme théâtrale d’indignation » familière à un écri- vain reporter, critique littéraire et artistique à Libération et à Charlie, Philippe Lançon, 51 ans. Il voit là rassemblés « des artistes, des militants, peu de journalistes, encore moins de bourgeois » – comme lui. Mais il aime cet air de liberté et de connivence. Ce jour-là, on parle de Michel Houellebecq et de son roman Soumission, des musulmans, des quartiers, des banlieues abandonnées... Lançon est à la fois présent et déjà loin, il doit remettre une critique de la Nuit des rois de Shakespeare, mais il a dans la poche un billet d’avion pour l’université de Princeton, où il doit aller enseigner la litté- rature française… À 11 h 25, peut-être 11 h 28, quelque chose se passe à l’entrée du journal. Un bruit. Mais « lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive ? » Comment les tueurs ont-ils su que c’était l’heure de la « conf » ? La tragédie dure deux minutes. Deux minutes d’horreur absolue. Lançon se retrouve plaqué au

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sol, allongé, en sang. La mâchoire arrachée par une balle de kalachnikov ; son épaule frappée par une autre. Il est comme mort. Mais vivant, parmi les morts… Trois ans après, il raconte. Dans la collection « Blanche » de Gallimard, les titres des livres sont généralement suivis par leur genre, « roman », ou « récit », ou « essai ». Pour le Lançon (1), rien. Parce que c’est beaucoup plus fort qu’un récit, et que ce n’est pas non plus un roman ; aucun roman- cier n’aurait eu assez d’imagination pour en dire autant, en inventer autant, en décrire autant. Ces deux minutes-là font un monument littéraire. « Les mots permettent d’aller plus loin [que l’événement], écrit Lançon, mais quand on est allé si loin, d’un seul coup, malgré soi, ils n’explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions. » Sorti du cauchemar, il se réveille aux urgences. L’hôpital est une ville, sa chambre un théâtre, son corps un tuyau. Il est entré, écrit-il, « dans le monde où ce qui est ne peut être vraiment dit ». Et pourtant ! Quel cadre extraordinaire d’exploration, quelle richesse de réflexions, quel monde d’humanité et de souffrance, de tendresse et de douleur. Un monde incroyablement peuplé, par le personnel soi- gnant et le va-et-vient des visages du dehors ; ils occupent sa chambre, les couloirs, le bloc opératoire. Le premier per- sonnage, le personnage central même, c’est le pansement, « le lambeau » ; tout gravite autour de lui. Et d’abord un monde féminin qui l’apaise et le calme, nourrit ses rêveries, ces infirmières de jour et de nuit dont il n’oublie aucune, Corinne à la douceur d’ange, Marion aux yeux de chat, Annette aux yeux clairs, la « marquise des langes », Chris- tiane, méchante et sensuelle, Linda, Ornella, Aïcha, Laura, et puis celle qui domine tout, qui occupe ses pensées, parce qu’elle le reconstruit, Chloé, sa chirurgienne.

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À côté de cette vie intérieure, sa vie de survivant et de rescapé, il y a la vraie vie, à commencer par ses femmes à lui, Gabriela, danseuse à New York, Marylin, son ex-épouse – son frère et ses parents, ses gardes du corps, ses copains du journal, Serge July, Laurent Joffrin qui lui apprenait à cou- per les adjectifs dans ses premiers papiers. Quelle distribu- tion balzacienne, associée à ses références littéraires, musi- cales, artistiques, les Hemingway, Pascal, Chateaubriand, Rimbaud, Céline, Aron, Tintin et mille autres, sans oublier le défilé des souvenirs d’enfance, et des souvenirs tout court, qui ont précédé les deux minutes d’horreur. Tout le livre est marqué par une infinie pudeur, une constante retenue dans l’écriture. De l’hôpital au « château des Invalides », ce n’est pas seu- lement une mâchoire que le blessé de guerre a refaite, c’est toute une existence. À un moment, il se souvient d’avoir décidé avec son frère de s’inscrire à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité. Il ne l’a pas fait ; pourquoi diable l’aurait-il fait ? La mort, il savait mieux que personne ce que c’était, et la dignité, c’était sa vie, pas la mort. Il est revenu sur les lieux de l’attentat – il voulait retrouver un livre de jazz – il a revu la salle de « conf », mais la table avait disparu, la table qui les avait tous réunis, emportée comme pièce à conviction.

1. Philippe Lançon, le Lambeau, Gallimard, 2018.

156 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 LIVRES Bounine et la révolution › Frédéric Verger

van Bounine, Prix Nobel de littérature en 1933, est un écrivain célèbre mais que les amateurs ont ten- I dance à humer comme une fleur tardive, un peu véné- neuse. Cela tient peut-être à sa position inconfortable dans l’histoire de la littérature russe : cet héritier de Tolstoï et de Tchekhov, publie son premier roman à 40 ans en 1910, au moment où les romans d’Andreï Bielyï annoncent les boule- versements esthétiques à venir. Pourtant, à l’époque comme aujourd’hui, sa puissance et son originalité sont évidentes : elles consistent en une lucidité, une cruauté sans cesse entre- mêlées à une faim brûlante, sensuelle, jamais rassasiée, de la beauté du monde. À la veille de la révolution, il occupait dans le monde artistique russe la position paradoxale d’un classique embarrassant à la fois Anciens et Modernes par son excès : excès de dureté, de pessimisme dans sa vision des êtres, notamment du paysan russe si souvent idéalisé dans la mentalité de l’époque, excès de couleur, de sensualité et de sexualité. Une des caractéristiques de Jours maudits, le journal qu’il a tenu de 1918 à 1919 (1), est d’ailleurs que Bounine voit dans les évènements historiques la preuve que sa vision des choses n’avait rien d’excessif. Il s’agit d’un ouvrage remarquable, aussi captivant d’un point de vue historique que littéraire. Bounine commence à tenir ce journal en janvier 1918 à Moscou, près d’un an après le début de la révolution, un peu plus de deux mois après que les bolcheviques ont chassé le gouvernement pro- visoire et une semaine à peine avant qu’ils ne dispersent l’Assemblée constituante élue en novembre, évènement qui figure dans l’une des premières entrées. (On comprend

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d’ailleurs à la lecture du journal que la prise du pouvoir par les bolcheviques ne fut pas ressentie comme l’évènement fondamental que nous y voyons : d’abord parce que l’As- semblée constituante apparaissait comme la source future du pouvoir et, une fois qu’elle fut dispersée, parce qu’ils semblaient être incapables de le conserver). Interrompu en mars 1918, le journal reprend à Odessa en avril 1919 et court tout le long du printemps, alors que règne en ville la terreur bolchevique et se répand partout la guerre civile. C’est au spectacle de la violence anarchique, qui le boule- verse et l’afflige, que Bounine consacre le plus de pages : pour lui, elle a été encouragée, instrumentalisée et à la fin institutionnalisée par les communistes mais ils ne l’ont pas créée : elle a surgi d’une haine profonde d’une part impor- tante du peuple pour les élites apparue dès février 1917. Sans être universelle, elle a néanmoins touché tant de monde à la ville comme à la campagne qu’elle est devenue le moteur de la révolution. La terreur a d’abord été la ter- reur du peuple. L’ordre des choses ne doit pas être inversé, c’est elle qui a rendu possible la prise de pouvoir des bolche- viques (en cela, son analyse sur le vif correspond aux ana- lyses des historiens d’aujourd’hui comme Orlando Figes). Il s’en prend aussi souvent avec férocité aux mensonges, à la futilité, aux illusions des intellectuels et des littérateurs qui par leur populisme et leur refus de la réalité ont fait le lit des horreurs de la révolution. Il y voit un mélange répu- gnant de bêtise et d’opportunisme car le paradoxe ironique qu’il souligne à plusieurs reprises est que ce discours pétri d’illusion et de mensonges constitue un moyen de récolter les avantages les plus concrets. C’est là que le témoignage historique est indissociable de la création littéraire : le monde de la révolution a révélé la vérité de la Russie. Mais, avec sa violence, son atmosphère d’apocalypse, ce monde, où la beauté, la noblesse ne sur- gissent plus que sur le mode de la nostalgie, finit par ressem-

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bler à une œuvre de Bounine. Tout le journal est traversé par la constatation à la fois enivrante et désespérée d’avoir eu raison ou, plutôt, impression plus enivrante encore pour un artiste, d’avoir bien vu, de savoir bien voir : dureté, vulga- rité, illusion et mensonge, résurgence de l’archaïque, beauté déchirante des paysages, des ciels. Révolution et guerre civile mettent aussi en valeur un des thèmes de l’œuvre, présent dès le Village, son premier roman : le mélange de fascination et de répulsion qu’éprouve Bounine pour le paysan russe. Au printemps 1919, il note des souvenirs de conversations avec les paysans de sa terre natale en septembre 1917. Même en traduction, la transcription de leurs propos est frappante de couleur, d’expressivité, mélange d’absurdité, de cruauté, de bêtise, de douceur ou de sagesse auquel répond le mélange de répugnance et d’admiration que l’auteur éprouve en les écoutant. Derrière le chagrin, le désespoir, la pitié que font naître en lui les évènements, on sent toujours chez Bou- nine une jouissance cachée de l’apocalypse. Pas, comme chez ceux qu’ils méprisent, parce qu’elle détruit, mais parce qu’elle fait apparaître la beauté et la noblesse des choses qui brûlent.

1. Ivan Bounine, Jours maudits, traduit et présenté par Jean Laury, Bartillat, 2018.

JUILLET-AOÛT 2018 159 LIVRES Être hors de la littérature conduit, parfois, à mieux y entrer › Patrick Kéchichian

n livre qui n’a l’air de rien, ne ressemble à rien, ne pèse presque rien. Un auteur qui a pris la déci- U sion, sa vie durant, de ne pas écrire, ou plus pré- cisément de ne pas faire, comme on dit, œuvre. Des pages blanches ? Non, pas vraiment. Alors, surtout, ne passez pas votre chemin. Apprenez à connaître, ou à entrevoir, à deviner ce qui anime l’auteur en question, Roberto Bazlen (1902-1965), à partir de quelques rares fragments publiés après sa mort, dont ces surprenantes Lettres éditoriales (1). Peu de choses à dire sur Bazlen, et cela est heureux, conforme à sa figure, neutre, toujours en voie d’effacement… Il était de Trieste, où il ne vécut pas toute sa vie, et fréquentait les milieux littéraires et éditoriaux. Il était proche d’Italo Svevo, d’Umberto Saba, d’Eugenio Montale, de Virgilio Giotti (2)… Daniele Del Giudice en fit le personnage, ou plutôt le sujet, le point de fuite, de son roman le Stade de Wimbledon (3). Très logiquement, William Marx, dans l’Adieu à la littérature, consacre quelques pages au Triestin, en qui il voit l’« incarnation du dernier écrivain, celui en qui la littérature trouve sa fin » (4). Pour des amis éditeurs chez Bompiani ou Einaudi, Baz- len rédigea quelques notes de lecture, en vue d’éventuelles traductions et éditions d’œuvres. Ces fragments furent ras- semblés en 1968 et traduits en 1999 au Passeur. Ils sont ici repris, avec, en préface, un texte du magnifique Roberto Calasso, qui avait déjà servi dans l’édition d’une autre tra- duction de pages de Bobi, comme on le nommait – même

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si un paragraphe reste obscur (5). En apparence, Bazlen n’avait pas une idée sacralisée (ou sacralisante) de la littéra- ture. Plus précisément, il repoussait toute idolâtrie attachée à cet exercice et/ou à celui qui l’exerce. C’était un peu, si l’on veut simplifier et figurer les choses pour le public d’au- jourd’hui, un anti-Sollers. « Je crois, disait-il, qu’on ne peut plus écrire de livres. Donc, je n’écris pas de livres. Presque tous les livres ne sont que des notes en bas de page gonflées en volumes. Je n’écris que des notes en bas de page. » Mais venons-en à ces surprenantes Lettres éditoriales. Ordinairement, il y a une juste séparation des rôles et des fonctions : l’éditeur d’un côté, en premier, décidant (ou non) de faire paraître un livre ; de l’autre, le critique, qui lit, juge et commente un livre édité, le recommandant à ses contemporains, sans la certitude d’être écouté. D’em- blée, ici, cet ordre est perturbé. Calasso, éditeur lui-même, parla un jour de « l’édition comme genre littéraire » (6). Nous y sommes. Bazlen, je l’imagine dans son bureau ou sa chambre, solitaire, lisant des livres d’auteurs réputés, recon- nus, la plupart du temps incontestés, comme s’il lisait un premier roman, l’œuvre d’apprentissage de quelque gode- lureau voulant se frayer un chemin dans les Lettres. Le lec- teur, dans son cabinet, n’éprouve pas la moindre timidité ou réserve. Il y a en lui de la candeur, mais une candeur plus attachée à l’expérience qu’à l’innocence. Cela peut bien aller de Robert Musil, Heimitio von Doderer, Knut Hamsun et Witold Gombrowicz à quelques Français, tombés sous ses yeux et sa plume, comme par hasard : André Dhôtel, Pierre- Jean Jouve, Pierre Minet, Alain Robbe-Grillet ou Maurice Blanchot. Ce qui frappe dans ces notes, c’est leur singula- rité discrète, sans tambour ni trompette. Comme il y a des fragments d’écriture, il y a ici des fragments de lecture. De cette singularité, les attendus sont les suivants : une imper- tinence affirmée mais involontaire, candide comme je l’ai dit ; un goût du paradoxe et de la question plus que de la

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réponse ; un refus discret mais véhément de toute totali- sation ou synthèse du jugement ; une subjectivité oblique – sans retour obligé sur soi –, que l’on peut dire savante, ou cultivée, ou très bien informée ; la liberté enfin, celle que le lecteur craint souvent d’assumer face à des sentences d’auto- rité : telle œuvre est incontestable, prière de ne point y tou- cher. Chacune de ces notes mériterait d’être citée, analysée. La plus emblématique est sans doute celle qui concerne, en avril 1961, ­l’Espace littéraire de Maurice Blanchot – qui en savait long sur l’absence de l’écrivain succombant au « regard d’Orphée », s’évanouissant dans un rêve. Citons pour terminer cette vue d’ensemble, très actuelle, née sous la plume de Bazlen, qui pourrait être le « premier venu » de Jean Paulhan. Elle est citée par Calasso : « Autrefois on naissait vivant et peu à peu l’on mourait. À présent on naît mort – rares sont ceux qui parviennent à devenir peu à peu vivants. »

1. Roberto Bazlen, Lettres éditoriales, traduit par Adrien Pasquali, L’Olivier, 2018. 2. Un conseil fervent de lecture : Virgilio Giotti, Notes inutiles, Éditions de la revue Conférence, 2015. 3. Daniele Del Giudice, le Stade de Wimbledon (1983), traduit par René de Ceccatty, réédition, Seuil, 2018. 4. William Marx, l’Adieu à la littérature, Minuit, 2005. 5. Roberto Bazlen, le Capitaine au long cours, traduit par René de Ceccatty, Éditions Michel de Maule, 1987. Un autre court texte de Bazlen sur Trieste fut traduit par Monique Baccelli et René de Ceccatty : Trieste, Allia, 2000 et 2015. 6. Titre du dernier chapitre de la Folie qui vient des Nymphes, traduit par Jean-Paul Manganaro, Flammarion, 2012.

162 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 LIVRES Faute(s) de mémoire › Stéphane Guégan

es vertus romanesques de la réminiscence ne sont plus à démontrer et Marcel Proust n’est pas le seul L à nous avoir enveloppés dans le charme de ses sou- venirs involontaires, ces petites épiphanies surgies du quo- tidien. Il est beaucoup plus rare qu’un romancier soumette ses personnages aux effets persistants d’un trauma imagi- naire, sinon passablement reconfiguré par celui ou celle qui s’en dit hanté… Ils sont deux, une sœur et un frère, Zoé et Félix, à pousser le dernier roman de Michel Zink vers les béances de la mémoire et les pièges de la violence (1). Le bruit des armes, toujours distant, s’y fait le révélateur des âmes en peine, ou en quête du grand frisson. Car Bérets noirs, bérets rouges, malgré l’ironie possible de son titre, à mi-distance de Stendhal et Roger Nimier, n’est pas un roman de guerre, même si l’Indochine de la déconfiture et l’Algérie des « événements » offrent à l’auteur plus qu’un prétexte à peindre son trio de lycéens au présent bouleversé et au passé trouble… Qu’est-il arrivé, au juste, à Zoé et Félix durant l’été de la Libération ? De qui portent-ils les stig- mates ? Et pourquoi 1957, l’année de toutes les incertitudes politiques, aura-t-elle été le déclencheur du drame auquel le lycée du Parc, cette heureuse caserne lyonnaise, apporte un cadre inattendu ? Faisant durer le plaisir, en fin connaisseur de la littérature à emboîtements, Michel Zink ne conduit au bout du suspense qu’après avoir égaré, par gourmandise, son narrateur et son lecteur. La part de l’autobiographie y est certaine, mais tout attendrissement proscrit, toute nos- talgie éconduite.

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Roman à plusieurs voix, Bérets noirs, bérets rouges n’en prête aucune aux supposées douceurs du bon vieux temps. Son principal narrateur, Robert Chavasson, la soixantaine confortable, raffinée et satisfaite, n’a pas pour habitude de regarder en arrière, il préfère les saveurs de sa vie bien calée et semble désormais plus avide de bons alcools et de romans policiers que de la couche de son épouse… Se retourner sur les années défuntes ? Il n’y verrait que le tableau peu réjouissant d’un père mort à Diên Biên Phu et d’une grand- mère brisée par le décès précoce d’un autre fils, enlevé dès 1942 à l’affection des siens, sa femme et sa fille entre autres, dans des circonstances obscures… Quant à son propre des- tin, celui d’un expert-comptable qui aura sacrifié au confort des notables de plus hautes ambitions, mieux vaut ne pas en dérouler le film à rebours. Un soir pourtant, l’inconnu frappe à la porte du grand bourgeois méfiant : l’homme qui se présente ne paie pas de mine. Petit, vieux, obséquieux, il porte un nom, Bruno Wolf, aussi inquiétant que sa requête. Cet ancien professeur de khâgne s’est fait précéder d’une lettre un peu mielleuse à laquelle Chavasson, on le devine, n’a pas répondu sans regretter l’intrusion soudaine qu’elle annonçait dans le trésor bien gardé des secrets de famille. Quelque chose toutefois l’intrigue, l’excite peut-être et le force presque à savourer, par avance, les confidences que ce Wolf devra lui faire pour en obtenir d’autres. Les morts, Chavasson le sait, continuent à parler à travers nous si on ne les oblige pas à se taire. La mort, justement, venait elle aussi de frapper à la porte des vivants, Félix avait rejoint le monde des ombres, lui l’ombrageux magnétique. C’est en apprenant sa dispa- rition que Bruno, soudain rattrapé par sa jeunesse, s’était senti envahi par le besoin de retrouver celui qui avait été la grande, l’unique amitié de leur adolescence lyonnaise… Et Félix l’avait mené à Chavasson, le lecteur comprendra pourquoi plus tard, il jouit d’abord de la rencontre cocasse

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de l’expert-comptable et de l’ex-professeur de khâgne, chacun surjouant son personnage, avant de se prendre au jeu de l’autre. Drôle et cruel, de plus en plus complice à mesure que les langues se délient, le huis clos intéresse autant Michel Zink que ce qu’il finit par nous apprendre de la mystérieuse passion qui avait uni, entre la chute du gouvernement Mollet et les accords d’Évian, Bruno, Félix et la belle Zoé… Aussi brune que son frère était blond, aussi rayonnante qu’il était renfermé, Zoé aura exercé sur les deux garçons une sorte de protection maternelle, vite brouillée de désirs moins innocents. Quand se dessine le triangle, en 1957, ils ont la douzaine, elle quinze. On ima- gine bien que leurs jeux d’enfants n’auront qu’un temps et que les transferts iront bon train. Alors que le FLN et les partisans de l’Algérie française mettent le territoire national à feu et à sang, la tension monte entre les trois amis que l’actualité déchire. Mais la flambée ravive d’autres terreurs, bien plus anciennes. Pour tenter d’expliquer à Bruno ce qui anime Félix dans sa haine farouche des indépendantistes, Zoé lui avoue, un jour, qu’elle a assisté à la mort atroce de leur père ! « Que sait-on d’une souffrance quand on ne l’a pas ressentie ? », s’interrogeait Drieu la Rochelle. Bruno allait vivre soixante ans avec ce mystère, ce doute… On n’en dira pas plus, de peur de dissiper le clair-obscur dans lequel Michel Zink se plaît à baigner ses personnages, confondant leurs certitudes comme leurs vanités avec une séduction toute féline, et un humour implacable.

1. Michel Zink, Bérets noirs, bérets rouges, Éditions de Fallois, 2018.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 165 CINÉMA Terrence Malick et l’amour › Richard Millet

epuis The Tree of Life, Palme d’or à Cannes, en 2011, Terrence Malick est entré dans une manière D que la critique appelle « expérimentale » – épithète qui ne signifie pourtant rien d’autre que l’approfondissement esthétique de sa vision du monde, laquelle déroute les zélotes du prêt-à-penser… Une œuvre commencée en 1973 avec la Balade sauvage, film suivi, cinq ans plus tard, des Mois- sons du ciel et, en 1998, après vingt années d’un silence qui a contribué à créer un mythe Malick, de la Ligne rouge, admi- rable film de guerre où la bande-son trouve cette dimension méditative et lyrique qui sera une des marques du cinéaste. En 2005, le Nouveau Monde revisite l’histoire de la princesse indienne Pocahontas. Vient ensuite The Tree of Life, ample méditation sur la place de l’homme dans la nature, dans la famille, dans l’amour, dans ses relations avec son origine. Rassembler dans un coffret trois des derniers films de Malick sous la rubrique « Trois films d’amour » (1) est presque une redondance : son œuvre tout entière est une interroga- tion singulière sur l’amour, sa dimension énigmatique et unique, à quoi l’emploi de la voix off donne un lyrisme obsé- dant. Malick n’a cependant rien d’un cinéaste New Age : ce chrétien d’origine assyro-chaldéenne a travaillé sur Kierke- gaard, Wittgenstein et Heidegger, dont il a traduit en anglais le Principe de raison. Le premier de ces récents films, À la merveille (2012), évoque l’amour d’un Américain, Neil (Ben Affleck), et de Marina (Olga Kurylenko), jeune Ukrainienne qui, divorcée, vit en France avec sa fille Tatiana. La merveille est ici le Mont- Saint-Michel, où les deux amants ont vécu l’acmé de leur pas- sion, mais aussi la renaissance opérée par l’amour. Marina et sa fille suivent Neil en Oklahoma, où ils vivent heureux, avant que

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le couple se désagrège et que l’enfant se révolte contre son père d’adoption. Marina et Tatiana rentrent en France. Neil renoue avec une amie de jeunesse, Jane (Rachel McAdams). Marina revient seule aux États-Unis, vit de nouveau avec Neil, qui lui sacrifie Jane ; mais elle retombe dans la déréliction, et fréquente un prêtre, le père Quintana (Javier Bardem), lui aussi en proie au doute – devant le « silence » de Dieu. Ces personnages ne nous sont pas donnés dans un scénario psychologique rassu- rant mais par éclats : Malick vise la vérité profonde des êtres, laquelle ne peut qu’être imparfaite, ou partielle, dans la défaite de l’amour et le silencieux miroir céleste ; d’où le recours à la voix off plutôt qu’au dialogue, à la célébration des corps et des visages plus qu’à leur dimension sociale. Ainsi voit-on souvent les femmes tourner sur elles-mêmes, jouer, rire, danser devant l’homme au cours de noces qui font du couple le réceptacle du divin en même temps que le lieu de sa misère – la merveille n’étant plus, dès lors, que le paradis perdu de l’amour. On retrouve en 2015, dans Knight of Cups, ce lyrisme qui remplace le dialogisme au profit d’une vérité plus énigma- tique et plus large sur les individus. Scénariste en vogue, Rick (Christian Bale) traverse une crise qui le conduit à remettre en question ses rapports avec le système hollywoodien, et aussi avec lui-même. Son union avec Nancy (Cate Blanchett) bat de l’aile, alors qu’il est l’homme de sa vie – cliché qui, dans ce contexte, garde à l’expression son sens profond. Rick cherche la vérité sur soi, donc sur la nature de ce qui le lie à autrui : des femmes splendides (Natalie Portman, Freida Pinto, Imogen Poots, Teresa Palmer), ses frères (dont l’un vient de mourir), et son père, incarné par un Brian Dennehy croyant et violent, et plus impressionnant encore, dans sa vieillesse, qu’en ses rôles de policier… Le scénario obéit ici, plus que dans À la merveille, à une logique de crise autant qu’aux débordements et aux « égarements du cœur et de l’es- prit », pour plagier un titre de Crébillon : bâti sur quelques figures du tarot, ce film est le plus déroutant des trois. Il nous permet de suivre un homme en pleine dérive, dans quelques

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instants de sa vie, jusqu’au cœur d’une obscurité dont seuls le sortiront sans doute l’éclaircissement de ses relations avec son père et l’amour que lui portent les femmes, comme on le voit avec le beau personnage de Karen, strip-teaseuse douée de voyance. Là encore la voix off célèbre et enjoint bien plus qu’elle ne raconte ou donne des mots d’ordre. Comment exister dans l’amour ou le défaut d’amour : voilà une des constantes des derniers films de Malick. Song to Song (2017) fait se nouer deux histoires d’amour dans le milieu de la musique populaire, à Austin, au Texas. Faye (Rooney Mara), jeune guitariste de rock, devient l’intermit- tente maîtresse de Cook (Michael Fassbender), magnat de l’industrie musicale. Elle tombe amoureuse de BV (Ryan Gosling), chanteur débutant soutenu par Cook, qui découvre les relations du chanteur avec Faye et tombe amoureux de Rhonda (Natalie Portman), ex-institutrice devenue serveuse de restaurant. Il l’épouse. BV apprend que Faye a été la maî- tresse de Cook, qui l’a par ailleurs dépouillé de ses chansons. Ils se quittent. La personnalité de Cook est si délétère qu’elle conduit Rhonda au suicide. Faye se tourne vers une femme, Zoey (Bérénice Marlohe), et BV vers Amanda, une femme mûre (Cate Blanchett). Faye et BV tentent de nouveau leur chance ensemble, puis se séparent. Les relations entre ces per- sonnages sont ambiguës, mêlant l’amour, le sexe et le business. Ce marivaudage douloureux, parfois tragique, mêle les destins comme la bande-son des musiques très éloignées les unes des autres : Gustav Mahler et le hard-rock, la country et Maurice Ravel ou Arvo Pärt. Plus largement, c’est la dimension musicale de ces films qui nous touche : splendeur des corps, des visages, des voix, des langues (le français, l’anglais, l’espagnol dans À la mer- veille), beauté d’une écriture qui fait de ces films hors genre de grands poèmes cinématographiques.

1. Terrence Malick, « Trois films d’amour », coffret de 3 DVD, Metropolitan Vidéo, 2017.

168 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 CINÉMA Manifeste pour le courage et la loyauté › Isabelle Barbéris

e sont des « camarades » et des frères d’armes – Rosa, Sorouine, Tamara, Hira, Diljîn – que C nous suivons à travers la caméra de Stéphane Bre- ton (1) et son regard d’ethnologue, un regard qui s’attache aux gestes, aux corps, aux paysages, au détail du vernis écaillé sur la crosse d’un fusil ou des perles du foulard d’une combattante. De celles, nous dit-on, que « les islamistes détestent, car s’ils sont tués par elles, ils n’iront pas au para- dis ». Les choses sont ainsi posées et l’on sait alors, grâce à cette annonce qui restera la seule intervention du narrateur, de quel côté se situe la peur. Du côté de Daesh. Rien à voir avec Kurdistan. La guerre des filles (2016), le documentaire de Mylène Sauloy, dont les figures prin- cipales étaient aussi ces « filles du feu ». Mais ici, pas d’in- terviews, pas de « grands témoins » ni d’experts, bref pas de motifs documentaires : le fleuve d’images, lent et tendu, de Filles du feu nous fait pénétrer autrement cette chair de l’histoire. Le combat de ces femmes et de ce peuple, nous y accédons non par la géopolitique, non par l’histoire mais par le mythe, par le flux et une sensibilité cinéma- tographique qui se rapproche du vitalisme. Le film décrit un quotidien d’attente, de sacrifices, de deuils, rythmé par des pas dans les gravats ; le tempo dilaté du tour de guet ; le bruit d’un avion de chasse couvrant brusquement la conversation de la veillée d’armes… Sobre mais très travaillée, la bande-son participe de cette immersion, à certains égards oppressante et taciturne, dans le quotidien

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sans horizon du combat, mais en ménageant quelques brèches ouvertes par l’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Sans spectaculaire ni démonstration, le film parvient à s’extraire du hurlement médiatique grâce à une construc- tion en épure où se croisent Virgile, Dante et Eschyle. La sobriété du traitement épouse avec une forme de candeur l’héroïsme qui se dégage de ces femmes mises au premier plan. Ce sont elles qui, dès le prologue, nous ouvrent la voie, en nous délivrant tout de suite une clé de compré- hension. L’on croise avec elle le cadavre enseveli d’un isla- miste que les deux combattantes finissent de recouvrir, sans le toucher. Puis, après quelques trous d’obus, l’on se retrouve dans un champ d’herbes hautes, à réinventer des gestes de cueillette et de bouquet. Noli me tangere : l’on ne verra jamais l’ennemi, pas plus que le « loup » dont il est question dans la tente. L’on ne verra pas non plus la caméra, quasiment absentée, mais sans affectation. Ce n’est pas non plus le « spectacle » de l’absence de contact. On sent la pré- sence et la proximité de Stéphane Breton. Mais ce dernier ne « scénarise » pas la rencontre. Il filme chez ces gens non l’idéologie mais l’attachement à la justice et aux leurs, ce qui rend le film assez mutique : le discours s’est raréfié. La première séquence se déroule dans un campement. La manière de filmer les gestes nous fait intégrer la tem- poralité de l’attente, des sentinelles, des tours de garde, des veillées. Lorsque l’on parle, il n’est pas question que de guerre mais l’on sent la détermination au combat dans la conduite de chaque parole et de chaque geste. Entre murs criblés et cris d’oiseaux, il y a ensuite cette séquence dantesque de retour dans le village en décombres, défiguré et en partie méconnaissable pour ses anciens habitants. Ce moment rétrospectif nous conduit au centre du film : le décompte impossible, par lambeaux, des amis morts – Rochat, Nouda, Delovane, Rojda, Didar – mais aussi le récit des « bons moments ». Un récit sans regard à la

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caméra, sans pathos à part les deux larmes – deux, ni plus, ni moins – de Nouda avant de mourir. La séquence la plus fantastique qui fait définitivement décoller le documentaire vers le mythe reste la traversée d’un village en ruines désormais peuplé d’une horde de chiens errants, hurlants et effrayés, par deux combattantes sans états d’âme. Le film s’achève de manière chorale : sur un rassemble- ment, la constitution d’un bataillon, et le début d’une opéra- tion. Breton filme non seulement la part centrale des femmes dans le commandement, la logistique de l’armement, mais aussi le respect et la camaraderie des hommes dans leur intério- risation du combat. C’est encore une manière de filmer de quel côté se situe la vraie force, face à la peur. Tous les indices sont là pour reconstituer un récit documen- taire : les noms des villages ; la petite photo d’Öcalan suspendue au rétroviseur ; la présence vespérale du drapeau kurde. Mais ce n’est pas l’objet principal du film, pas plus que l’histoire des unités de défense féminine et de la diaspora kurde. Stéphane Breton filme sans ostentation la place des femmes, leur savoir militaire, la précision de leurs gestes : observer, ne jamais abandonner sa position, préparer minu- tieusement les assauts. Il assume de suivre ces femmes pour ne restituer que l’essentiel : l’absence d’affectation, l’absence de « théâtre » de la part des combattants kurdes, à côté des- quels les islamistes semblent déguisés. Filmer l’héroïsme est une réponse imparable à la barbarie. Il y a une séquence amu- sante où l’une des combattantes répond à un frère d’armes, plus barbu et enturbanné que les autres : « Tu es déguisé en islamiste » ? Ce trait d’esprit suffit à pulvériser l’adversaire, à le réduire en pacotille et en parodie. Ce manifeste pour le courage et la loyauté, peut-être que Stéphane Breton l’adresse également à ses propres compatriotes.

1. Stéphane Breton, Filles du feu, Quark Productions, Arte France Cinéma, 80 minutes, 2017.

JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 171 EXPOSITIONS L’abstraction musicale de František Kupka › Bertrand Raison

rantišek Kupka aura côtoyé tous les courants de la modernité. Né en 1871 dans la partie orientale de F la Bohême de l’ancien Empire austro-hongrois,­ qui sera rattachée au nouvel État tchécoslovaque à la fin de la Première Guerre mondiale, il meurt en banlieue parisienne, en 1957. Entre ces deux dates, celui qui aura été un des pionniers de l’abstraction au tournant du siècle dernier n’aura guère profité des joies de la reconnaissance. La pos- térité, assez chiche, préfère placer sur le podium des incon- tournables « inventeurs » de la peinture abstraite l’indé- boulonnable trio composé par Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch et Piet Mondrian. Non seulement Kupka a oublié de se vendre, mais son refus viscéral d’appartenir à quelque groupe que ce soit n’a pas favorisé les relais médiatiques qui ont si bien servi d’autres artistes – voyez les surréalistes. Et puis, il faut s’y faire, la vie austère du Tchèque n’a rien de très folichon à côté du parcours tonitruant d’un Pablo Picasso. Et pourtant, malgré cette réserve, quel itinéraire ! Issu d’un milieu modeste, le jeune Kupka, placé comme apprenti sel- lier, parvient à s’inscrire à l’École des beaux-arts de Prague puis à celle de la capitale autrichienne. À la suite de la Séces- sion de Munich, la Sécession viennoise, au mitan des années 1890, va peu à peu prendre son essor. La ville vit au rythme de l’Art nouveau et le souvenir des décors géométriques de l’architecture nourrira très certainement les bases du voca- bulaire de Kupka si on pense aux plans verticaux que l’on retrouve comme des leitmotivs picturaux ­ponctuant son

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travail après 1912, l’année-clé de son entrée en abstraction. Période effervescente aussi où le peintre baigne dans la phi- losophie allemande (Schopenhauer, Nietzsche) et grecque à ce détail près que la Mitteleuropa de l’époque est aussi fascinée par la théosophie et l’occultisme. Et cela n’a rien d’une anecdote puisque Kandinsky et Mondrian se montre- ront très friands de ce genre d’expérience spirituelle. D’ail- leurs Kupka gagne sa vie comme médium tout en donnant des cours de dessin. Dans cette atmosphère mystique de l’Europe centrale fortement inspirée par les écrits du scien- tifique et théologien suédois Emanuel Swedenborg (1688- 1772), l’idée d’une continuité de la vie entre la terre et le ciel favorisera « le développement du mouvement spiritua- liste » (1). Attiré donc par ces correspondances sensibles entre les deux univers et séduit par l’ésotérisme ambiant, Kupka ne dédaigne pas fréquenter la communauté de Karl Wilhem Diefenbach, peintre-­prophète, dirigeant intransi- geant d’un phalanstère végétarien aux environs de Vienne consacré à « la vie saine ». C’est sous la férule de ce flam- boyant gourou que, sommé d’exprimer sur la toile ce qu’il entend, il va prendre la mesure des relations entre le son et la peinture. Autrement dit, comment rendre palpable l’invi- sibilité musicale ? Objectif qu’il poursuivra contre vents et marées malgré l’hostilité d’une critique largement dérou- tée, voire offusquée, par l’explosion sans repère de cette « musique des sphères » d’un nouveau type présentée lors du Salon d’automne, en cette fameuse année 1912. Mais nous n’en sommes pas encore là. Les choses doivent mûrir. Sous l’influence des œuvres de Stéphane Mallarmé, d’Odi- lon Redon et d’Edgar Poe, il doit encore arpenter les che- mins du symbolisme et de ses mystères. Dès son installation définitive à Paris en 1896, nouveau changement : Kupka, pour subvenir à ses besoins, se mue en dessinateur de presse talentueux pendant une dizaine d’années. Ses impeccables caricatures, sous lesquelles on devine son désir d’aller au

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bout de sa quête artistique, dénoncent avec fougue l’argent, la religion et les va-t-en-guerre de tout poil. Il illustrera au passage l’Homme et la terre, du géographe libertaire Éli- sée Reclus, encyclopédie géohistorique que cet assoiffé de connaissances feuillette de long en large. Le voilà prêt ou presque à faire le grand saut. En fait, confie-t-il à son ami le poète Josef Machar, « On n’a pas besoin de peindre des arbres alors qu’on en voit de mieux faits sur le chemin des galeries. Je peins, oui, mais seulement des conceptions, ou, si tu veux, des synthèses, des accords et ainsi de suite. (2) » Les accords, justement, ils s’échelonnent de 1909 à 1912. Et dans cet ordre chronologique, au choix, trois huiles : les Touches de piano. Le Lac ; Madame Kupka dans les verticales et Amorpha, fugue à deux couleurs. Les deux premières éli- minent progressivement l’environnement. Le lac est qua- siment absorbé par les touches de piano qui structurent l’ensemble de la toile, le paysage périphérique s’alignant sur une succession de pans verticaux. Quant à Mme Kupka, à l’exception de son visage, elle disparaît sous l’enveloppe de la grille verticale. Enfin Amorpha donne congé à la peinture traditionnelle, les arabesques, les spirales et les cercles ont pris le pas sur l’emploi des formes de la nature. L’interpéné- tration des surfaces colorées impose la fugue des couleurs. Toutefois, il ne s’agit pas pour autant de faire de Kupka le seul père de la peinture abstraite. Ils furent plusieurs, dira Marcel Duchamp, au chevet de ce « gigantesque enfant », et c’est très bien ainsi. Il convient donc de les différencier et d’écouter le silence musical de František Kupka.

1. Linda Dalrymple Hederson, « František Kupka et Emanuel Swedenborg », Kupka, Réunion des musées nationaux, 2018, p. 89 (catalogue de l’exposition « Kupka. Pionnier de l’abstraction », au Grand Palais à Paris, jusqu’au 30 juillet 2018). 2. 25 juin 1904, Kupka, op. cit., p. 271.

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laude Debussy est mort voici juste cent ans et il est normal que de multiples hommages lui soient C rendus. Il fut l’un des compositeurs qui assurèrent la transition entre le romantisme et la modernité. Loin du dogmatisme des dodécaphonistes ou des surenchères des postromantiques, il inventa une liberté expressive fondée sur l’instinct, le naturel et une légèreté que l’on a facilement assimilée à l’esprit français et abusivement à l’impression- nisme pictural. Français, Claude Debussy l’était assurément et impressionniste peut-être quand on écoute ce chef- d’œuvre qu’est la Mer. Reste que son apport harmonique et structurel va au-delà de ces classifications scolaires. Parmi les nombreux disques parus récemment, un nous marque parce qu’il résume bien tout cela. Un orchestre français (l’Orchestre national de France) et un chef bien de chez nous (Emmanuel Krivine) dans deux œuvres embléma- tiques : la Mer justement et Images pour orchestre (1). Ces titres font évidemment référence à l’univers pictural mais pas de naturalisme dans cette mer miroitante, plutôt un regard poétique, sans volonté descriptive des vagues, du vent, de l’horizon. C’est la mixture instrumentale, les entre- chocs rythmiques, les nervures sonores qui nous plongent (sans mauvais jeu de mots) dans cet univers maritime. Et le côté français de cette partition est souligné par la vigueur du geste de Krivine couplée avec une légèreté instrumentale qui n’insiste jamais sur les effets pour nous laisser rêver face à l’océan. À cet égard cette interprétation se place dans le droit-fil des grands chefs français du siècle dernier comme Pierre Monteux, Désiré-Émile Inghelbrecht ou Charles

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Munch. Les musiciens du National ont – et c’est heureux en cette époque de mondialisation qui nivelle tout – conservé la tradition de leurs aînés, cette fraîcheur et ces idioma- tismes qui ont magnifié le répertoire national. Leur lecture d’Ibéria, point central d’Images, le confirme. Cette page qui symbolise la fascination de tant de musiciens français pour l’Espagne (songez à Georges Bizet, Emmanuel Chabrier, Édouard Lalo ou Maurice Ravel) est ici rendue sans insis- tance, sans « espagnolades » mais avec un sens comme inné de la danse et des élans qui soulignent les micro-détails par lesquels Debussy tente d’insuffler des effluves venus d’outre- Pyrénées. La qualité remarquable de l’enregistrement met en valeur ces fresques dont les moindres touches nous sautent aux oreilles. L’entente entre Krivine et le National s’annonce fructueuse. Signalons que le même éditeur (Erato-Warner) publie un gros coffret (2) avec l’intégralité des œuvres de Debussy, piochant notamment dans l’immense catalogue Pathé-EMI et dans celui d’Erato, avec des interprétations de qualité, souvent de référence, anciennes ou récentes et jamais décevantes. L’Opéra de Paris a la chance d’avoir depuis près de dix ans un directeur musical de la trempe de Philippe Jordan, qui nous a donné d’admirables exécutions et a porté l’or- chestre au plus haut niveau. Jordan, qui va quitter Paris dans deux ans, est également chef du Wiener Symphoniker, le deuxième orchestre de la capitale autrichienne, avec lequel il enregistre une intégrale des symphonies de Beethoven. Leur deuxième CD contient la Quatrième symphonie et ce sommet qu’est la Cinquième (3). Bien sûr, on ne cherchera pas ici à les comparer au Wiener Philharmoniker, inégalable assurément, mais on découvre avec plaisir que, loin de Giu- seppe Verdi, Richard Wagner et Richard Strauss, le fils du grand Armin Jordan sait installer une vision et servir le génie beethovénien sans contourner les difficultés. Le classicisme

176 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 disques

détendu de la n° 4 nous conduit sur des chemins bariolés au fil de rythmes parfaitement tenus. Quant à la grande n° 5, elle évite ici toute boursouflure : le destin frappe sans emphase, les montées dynamiques sont observées avec un nuancier précis et toujours intuitif avant l’euphorie exaltée du final. Le côté théâtral ne surprend pas de la part de ce grand chef d’opéra mais l’on y gagne une lecture foison- nante, atypique et instructive sur l’art de Beethoven. « Majesté », « Gloria », « Enfers » : trois titres bien choisis pour des disques de musique baroque. Le premier est évidem- ment majestueux puisque Vincent Dumestre et son excellent Poème harmonique nous livrent « trois grands motets pour le Roi-Soleil » de Michel-Richard de Lalande (4). Ce CD s’achève par le grandiose Te Deum livré dans un grand appa- rat sans trop de pompe mais avec une délicatesse qui rend peu pesantes les interventions des instruments et des choristes (l’ensemble Aedes). On est aussi épaté par le rare Deitatis Majestatem, aux accents plus légers mais aux exubérances cho- rales portées par un souffle plus festif qu’orant. Une fête, oui, sonore et savoureuse grâce à la direction enjouée et parfaite- ment stylée de Dumestre. Les chanteurs solistes sont de bon niveau, avec notamment la soprano Emmanuelle de Negri et le ténor Cyril Auvity. Une splendeur toute versaillaise. Le Gloria est celui, célébrissime, de Vivaldi donné avec une ferveur toute vénitienne par Diego Fasolis et ses Baroc- chisti (5). Mais ce disque vaut surtout par l’interprétation exceptionnelle et déroutante du contre-ténor Franco Fagioli et de la soprano Julia Lezhneva. Le premier accumule les exploits vocaux dans le Nisi Dominus pour alto et orchestre, avec du panache et des excès ornementaux que l’on par- donne volontiers. La seconde, au timbre manquant un peu de rondeur mais aux vocalises virtuoses, interprète avec verve le motet Nullo in mundo pax sincera. Quelques écarts de justesse ne gâchent pas trop la frénésie qui parcourt ce disque stimulant.

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Enfin les Enfers sont ceux qu’ont décrits Jean-Philippe­ Rameau et Christoph Willibald Gluck dans leurs opéras les plus fameux. Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion ont réuni une anthologie de ces évocations infernales en les couplant avec une messe (ici morcelée) qu’un anonyme a écrite sur des thèmes de Castor et Pollux de Rameau (6). Le résultat est troublant, nous faisant passer du style baroque finissant du Français aux accents déjà classiques et nova- teurs de Gluck. Mais l’interprétation sauve tout : direction pleine de panache, parfois tellurique, de Pichon et chan- teurs hors pair. Le baryton Stéphane Degout en est l’artisan principal (voix somptueuse, déclamation idéale), entouré par la fine fleur du chant baroque français (Emmanuelle de Negri, Nicolas Courjal, Mathias Vidal, Stanislas de Barbey- rac, etc.). Fascinant.

1. Claude Debussy, la Mer, Images par Emmanuel Krivine, CD Erato 0190295687045. 2. Claude Debussy, Complete Works, interprètes divers, 33 CD Erato 0190295736750. 3. , Symphonies nos 4 et 5 par Philippe Jordan, Wiener Symphoni- ker, CD Sony WS014. 4. Michel-Richard de Lalande, Majesté, par Vincent Dumestre, CD Alpha 968. 5. Antonio Vivaldi, Gloria, Nisi Dominus, Nullo in mundo pax sincera par Julia Lezhneva, Franco Fagioli et Diego Fasolis, CD Deutsche Grammophon 8125547. 6. Enfers, œuvres de Jean-Philippe Rameau et Christoph Willibald Gluck par Raphaël Pichon, CD Harmonia Mundi HMM 902288.

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Limite › Sébastien Lapaque

La Revue littéraire › Robert Kopp

Raskar Kapac. Gazette artistique et inflammable › Bruno Deniel-Laurent

Commentaire › Olivier Cariguel LES REVUES EN REVUE Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

Limite La Revue littéraire « En Arche ! » N° 73, mai-juin-juillet 2018 N° 10, mai 2018 Léo Scheer | 260 p. | 10 e 112 p. | 10 € Depuis quatorze ans, la Revue littéraire Les animaux ont la parole, dans le der- trace sa route, insensible aux modes, mais nier numéro de cette revue « d’écologie non à l’actualité. Chaque numéro apporte intégrale » qui a le don d’exaspérer les son lot de textes inédits d’auteurs que l’on imbéciles. C’est ainsi qu’il est question croyait connaître et de nouveaux venus de fermes, de viande, d’abattoirs, de dans la République des lettres. Car Léo végétariens, de foie gras, de biodiver- Scheer, Angie David et Richard Millet, sité, de vaches, de veaux, de moutons et en dépit de « l’océan de médiocrité » qui de cochons dans cette livraison trimes- submerge une France en ruine, ne déses- trielle. Sociologue à l’Institut national pèrent pas de dénicher quelques pages qui de la recherche agronomique (INRA), méritent d’être sauvées du déluge. Ainsi, Jocelyne Porcher tente de tenir une dans le tout dernier numéro, on décou- ligne de crête difficile entre les adeptes vrira une série de réflexions – délicates, de l’exploitation industrielle des bêtes féroces, amères – de Guido Ceronetti, et les partisans de la libération ani- tirés de son livre de raison, tenu de 1988 male. Avec ce raisonnement judicieux. à 1998, Per le strade della Vergine (Adel- « Le terme “élevage industriel” est un phi, 2016), des poèmes catalans de haute oxymore. Soit il s’agit d’élevage et, spiritualité de Susanna Rafart traduits par compte tenu des multiples rationalités Jean-Yves Casanova, d’autres poèmes de de l’élevage, notamment relationnelles Robert Marteau, un entretien avec Fran- et morales, il ne peut être industriel. çoise Bonardel à partir de son livre Jung Soit il s’agit d’industrie et dans ce cas, et la gnose (Pierre-Guillaume de Roux), il n’est pas question d’élevage. » Pour bref de quoi nous persuader que les forces finir, Johannes Herrmann lance ce mot de l’esprit ne sont pas mortes. Les nom- d’ordre auquel nous accordons immé- breuses et importantes notes de lecture diatement notre faveur : « Prome- concernant les lettres de Claudel à Rosalie nez-vous­ dans les bois ! » › Sébastien Vetch ou de Philippe Sollers à Dominique Lapaque Rolin nous confortent dans cette impres- sion. Sans parler de la suite du Journal de Richard Millet. › Robert Kopp

180 JUILLET-AOÛT 2018 JUILLET-AOÛT 2018 les revues en revue

Raskar Kapac. Gazette Commentaire artistique et inflammable N° 161, printemps 2018 « Raskar s’encanaille avec 292 p. | 26 € Federico Fellini ! » N° 11, mai 2018 Commentaire, revue trimestrielle fondée Éditions du Rocher | 8 p. | 4,50 e par Raymond Aron, souffle ses quarante bougies. Elle nous offre une révélation Les tintinophiles savent que Rascar choc sur l’un de ses anciens collabora- Kapac est un prince inca momifié qui teurs, le philosophe Alexandre Kogève. hante les cauchemars nocturnes du jeune D’origine russe et naturalisé français reporter belge dans les Sept Boules de cris- en 1937, ce neveu de Kandinsky avait tal. Il est aussi question de spectres dans tenu en haleine ses auditeurs à Paris au Raskar Kapac, sauf que derrière cette cours de son séminaire sur Hegel avant- « gazette artistique et inflammable » se guerre. Considéré comme un « esprit tiennent trois jeunes gens modernes tirés supérieur », il bénéficiait de relations à quatre épingles et droits comme des I, haut placées. Le voilà propulsé après- dont l’univers esthétique fait la part belle guerre à la direction des relations éco- aux grands fauves du XXe siècle, avec nomiques extérieures du ministère des une furieuse prédilection pour les sui- finances. Il voyage beaucoup, notam- cidés, les réprouvés, les intoxiqués, bref ment en URSS. C’est un personnage les génies « fêlés » – ceux dont Michel insaisissable, provocateur, se disant « fils Audiard disait qu’ils sont « bienheureux de Staline ». puisqu’ils laissent passer la lumière ». À la DST, on le tient à l’œil. Raymond Après avoir présenté un numéro zéro Nart travaille à la division soviétique. consacré à Jean-René Huguenin, les ras- Tenace, il suit de longue date Kojève, kar-kapiens se sont depuis épanchés sur qu’il soupçonne d’être un agent du Chaïm Soutine, Corto Maltese, Maurice KGB, sans avoir de preuves formelles. Ronet, Guy Hocquenghem, Henry de Difficile de percer une « vache sacrée », Monfreid… Conscients que l’enthou- lui rétorquent ses collègues. Le contre- siasme de leur jeunesse ne suffirait pas espionnage est une affaire de longue à donner consistance à leur gazette, nos patience. L’accès à des archives rou- trois jeunes hommes n’hésitent jamais à maines puis soviétiques livrées par inviter de glorieux aînés – Gabriel Matz- d’anciens agents confirma cette thèse neff, Michel Maffesoli Michael Lonsdale audacieuse qui aurait pu être l’affaire ou Alfred Eibel –, qui peuvent ainsi livrer du siècle. Une passionnante enquête à de précieux témoignages. La 11e édition rebondissements de Raymond Nart sur de la « gazette », sortie en mai 2018, « un énigmatique philosophe conseiller nous promettait, rien de moins, de nous des princes ». › Olivier Cariguel « encanailler avec Federico Fellini ». › Bruno Deniel-Laurent

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NOTES DE LECTURE

Histoire des cocotiers. Journal Negro Anthology 1997-1999 Nancy Cunard (dir.) Olivier Maulin › Charles Ficat › Bruno Deniel-Laurent Orwell, écrivain des gens Donne-moi la main pour ordinaires traverser Kévin Boucaud-Victoire › Isabelle Lortholary › Sébastien Lapaque

Le Voleur d’orchidées Souviens-toi de nos enfants Susan Orlean Samuel Sandler › Marie-Laure Delorme › Sébastien Lapaque

Ode à la fatigue La Splendeur escamotée de frère Éric Fiat Cheval ou le Secret des grottes › Marie-Laure Delorme ornées Jean Rouaud Les Commencements › Bertrand Raison Giuseppe Bonaviri › Charles Ficat notes de lecture

RÉCIT des amitiés ambiguës – et de touchants Histoire des cocotiers. Journal épisodes érotico-sentimentaux dont les 1997-1999 enjeux et les courbures sont moins fri- Olivier Maulin voles qu’ils n’en ont l’air. La lecture de Rue Fromentin | 192 p. | 20 € ces pages est d’autant plus intéressante qu’elles n’étaient évidemment pas desti- Sacré « prince des poètes » et « roi de nées à être un jour publiées, aussi l’on Montmartre » – dans le XVe arrondis- saluera le flair de l’éditeur Jean-Pierre sement ! – par une mystérieuse Brigade Montal, qui, dévoilant les états d’âme du goût, animateur du Cercle littéraire d’un jeune écrivain français en devenir, cosaque et inspirateur de réjouissantes nous invite à nous replonger dans les performances – il a célébré le cinquan- méandres de ce qui fut l’âge de tous les tième anniversaire de la mort de Mar- possibles. › Bruno Deniel-Laurent cel Aymé en organisant une traversée pédestre, nocturne et charcutière de Paris, de la rue Poliveau à la rue Lepic –, RÉCIT Olivier Maulin s’est imposé dans le pay- Donne-moi la main pour sage éditorial français avec une douzaine traverser de romans picaresques et flamboyants Marion Ruggieri peuplés d’anarchistes reclus, de ratés Grasset | 96 p. | 13 e merveilleux et de beautés lasses aux seins lourds. Mais avant de devenir un auteur Longtemps les jeunes gens des siècles (barbu) à petits succès, Olivier Maulin précédents ont parcouru les terres ou a été un jeune homme glabre et che- les mers étrangères pour parfaire leur velu se désespérant de n’avoir rien écrit éducation et découvrir ce qu’il était ni rien fondé. Histoire des cocotiers, issu convenu d’appeler « la vie », c’est- d’un journal intime qu’il a tenu dans les à-dire ses affres et ses deuils. Dans le ultimes années du siècle dernier, nous court récit sensible et sentimental de laisse donc découvrir un étonnant Mau- Marion Ruggieri, jeune femme bien lin, exotique, velléitaire et inquiet, un d’aujourd’hui, la traversée est plus écrivain sans œuvre qui, s’éloignant de rapide qu’antan, restreinte à la ligne 4 la gauche « à la vitesse d’un avion super- du métro parisien, entre les stations sonique », passe d’un lit à l’autre, des Odéon et Porte-de-Clignancourt. chambrettes de Ménilmontant aux pou- Cette traversée n’en sera pas moins ini- sadas de Cachoeira. Écrit sans fioritures tiatique et formatrice. Tout commence ni fausse pudeur, ce journal fait alterner par un court message reçu un samedi quelques bavardages superficiels sur l’ac- soir, non pas un courrier (ni « petit tualité – le procès Papon ou les guerres bleu » ni lettre manuscrite), mais un de Yougoslavie sont autant d’occasions SMS, sur son smartphone : « Ma Rion, de casus belli sur lesquels se fragilisent je ne t’ai pas donné de nouvelles parce

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que ça n’allait pas. Je suis à l’hôpital ROMAN et je n’en ai plus genre que pour une Le Voleur d’orchidées semaine. » Il est signé de l’écrivaine Susan Orlean et romancière Emmanuèle Bernheim Traduit par Sylvie Schneiter et annonce une mort qui surviendra Éditions du Sous-Sol | 310 p. | 22,50 e une dizaine de jours plus tard. Entre ces deux événements – le SMS et le Il a deux surnoms : « Fauteur de décès – il y a l’ultime visite que la troubles » et « Cinglé à peau blanche ». narratrice fait à son amie chère, et le John Laroche, 36 ans, comparaît en voyage pour s’y rendre : Odéon, Saint- 1994 devant un tribunal de Floride. Michel, Châtelet, Les Halles, Étienne- Il est accusé du vol de plus de deux Marcel, Réaumur-Sébastopol, Stras- cents orchidées et broméliacées dans bourg-Saint-Denis, jusqu’au terminus. les marais de Fakahatchee. Il travail- À l’allée, à chaque station que la nar- lait, jusqu’à récemment, pour les riches ratrice éprouve comme une escale, ce Séminoles. Il créait une pépinière et un sont surtout les souvenirs qui défilent, laboratoire de culture d’orchidées dans paroles, dîners parisiens ou vacances la réserve de la tribu à Hollywood en passées ensemble. Au retour et dans Floride. Son rêve : devenir un million- le sens inverse, ce sont les sentiments, naire grâce à une plante. Aujourd’hui, les impressions, les réflexions qui sub- John Laroche risque une lourde amende mergent Marion Ruggieri. Entre les et une peine de prison. Le New Yorker deux, ces quelques minutes auprès envoie Susan Orlean enquêter sur ce fait de la mourante. Et puis c’est tout, et divers peu banal. c’est LE tout. Car la force de ce petit La journaliste découvre l’univers des livre est bien là : décrire avec modes- orchidophiles de Floride et nous pro- tie, pudeur et élégance une première pose une galerie de portraits, une plon- vraie rencontre avec la mort ; et rendre gée dans un monde original, une histoire hommage à Emmanuèle Bernheim, de l’orchidée, une visite de la Floride. qui, jusqu’à son dernier souffle, dis- Les orchidées passent pour les plantes pense courage, énergie et légèreté aux à efflorescences les plus évoluées de la visiteurs à son chevet. « Tu as été mon planète. Des fleurs protéiformes où tout premier enterrement », écrit Marion est original : le parfum, les couleurs, la Ruggieri, et c’est peu dire qu’il fait son structure. L’achat et l’entretien d’orchi- œuvre : ainsi l’auteure, mère angoissée dées peuvent coûter beaucoup d’argent. d’un petit garçon, reconsidère-t-elle Elles provoquent, comme aucune autre le risque de vivre (et donc de mourir) fleur, de véritables passions. Il est pos- comme une aventure qu’il faut mener sible d’opérer avec elles des mutations, à pleines dents, fatalement et joyeuse- des croisements, des clonages. Il existe ment. › Isabelle Lortholary des milliers d’orchidées. On ne peut les inventorier car leur nombre ne cesse

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d’évoluer. Depuis toujours, la chasse à nous est pas donnée toute faite. C’est à ces objets de désir sans fin est une acti- chacun de nous qu’il appartient de faire vité risquée. la sienne. Aussi la vie est une tâche. » Le Voleur d’orchidées est une longue Dans Ode à la fatigue, le philosophe enquête de près d’un an sur la passion, Éric Fiat montre combien la fatigue est le désir, la quête. Un hommage aux révélation de notre condition d’homme excessifs et aux originaux. La journa- sans cesse inquiet dans le monde. liste elle-même se mettra en tête, en L’auteur souligne l’existence de bonnes crapahutant dans les marais de Faka- fatigues, comme celles qui accom- hatchee, de voir une orchidée fantôme pagnent la victoire du sportif ou la tâche en fleur. John Laroche a connu des bien accomplie du travailleur. Les mau- obsessions successives. Les tortues, les vaises fatigues, amenées par une société fossiles, les miroirs. Quand il décide de de la performance et de la compéti- mettre fin à son amour des orchidées, tion, n’ont rien à voir avec les bonnes, il se tourne vers les ordinateurs : « Et découlant du désir et du devoir choisis. j’en ai marre des plantes, je vais m’in- L’homme sollicité de toutes parts dans téresser à ce qui ne meurt pas. Toutes un monde en perpétuellement change- ces choses qui vous clamsent dans ment perd la possibilité de se retirer en les bras, c’est insupportable. » Susan soi pour s’y ressourcer. Orlean découvre qu’une passion est Éric Fiat distingue bien paresse et une manière de réduire un monde trop fatigue. Mais si la fatigue n’est pas un vaste et de le rendre ainsi aimable. La vice, elle est une des raisons principales recherche de l’objet du désir donne du de nos médiocrités. Car lorsqu’on est sens au chaos du monde. › Marie-Laure épuisé, on laisse libre cours à la lâcheté, à Delorme la colère, à la cruauté ou à l’impatience. L’homme épuisé va être plus enclin à l’égoïsme, c’est-à-dire à se préserver lui ESSAI avant les autres. L’auteur de la Pudeur Ode à la fatigue dessine une éthique de la fatigue située Éric Fiat entre bonnes et mauvaises fatigues. Éditions de l’Observatoire | 410 p. | 17 e Les fatigues « claires-obscures » nous apprennent beaucoup sur nous. Elles Pourquoi sommes-nous fatigués ? Parce nous rappellent à l’humilité, elles nous que nous subissons les effets du temps, exhortent à prendre le risque d’être fati- parce que nous nous efforçons d’être et gués en allant vers le monde, elles nous rencontrons de la résistance dans notre disent qu’on peut s’accomplir dans le persistance. L’homme a mille possibili- dépassement. Les bonnes fatigues nous tés d’habiter le monde et les choix à faire enseignent aussi à déposer les armes sont sources d’une angoisse éreintante. pour rêver. › Marie-Laure Delorme Selon José Ortega y Gasset : « La vie ne

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LITTÉRATURE regard anthropologique sur les êtres et Les Commencements les choses. Au détour du chapitre « Les Giuseppe Bonaviri placentas », on ne sera pas étonné de Traduit, postfacé et annoté par Philippe retrouver mentionné l’ouvrage Italie Di Meo du Sud et magie d’Ernesto De Mar- La Barque | 176 p. | 22 € tino, le grand historien des religions et ethnologue. Aussi attaché soit-il Giuseppe Bonaviri (1924-2009) est à la Sicile, dont les Commencements tout sauf un inconnu en France. Une constituent une ode inspirée, Bonaviri quinzaine de ses titres ont été traduits, ouvre son recueil par une évocation de dont le célèbre Tailleur au fond de la New York, que tant d’émigrés siciliens grand-rue, d’abord publié chez Einaudi ont rejoint, et plus loin aborde dans en 1954 (en 1978 chez Denoël). Mais « Addis-Abeba » une autre émigration, il reste encore à découvrir. La vogue vers l’Éthiopie cette fois, pour laquelle actuelle du roman italien contribuera son père partit en 1938, à l’époque de peut-être à l’exhumer. On ne pou- l’occupation italienne. C’est dire si ce vait imaginer meilleure introduction livre, nourri de poésie antique, est riche à l’œuvre de cet auteur que ce recueil et mérite une attention particulière. complexe, les Commencements, publié › Charles Ficat en 1983 en Italie. Il s’agit d’une succes- sion de proses et de vers : chaque texte est suivi d’un poème qui s’y rapporte. HISTOIRE LITTÉRAIRE Au cœur du livre, on retrouve Mineo, Negro Anthology sa ville natale en Sicile, située au sud Nancy Cunard (dir.) de Catane. Ces brefs chapitres pro- Introduction et notices biographiques de posent des expériences, des tableaux, Sarah Frioux-Salgas des portraits, des méditations qui ne Nouvelles Éditions Place | 912 p. | 119 € sont pas sans rappeler les Images de pensée de Walter Benjamin. Boniviri Pour publier une somme pareille de se penche sur les humbles métiers, les plusieurs kilos, de plus de 900 pages, détails du quotidien, les proches de la dans sa langue d’origine avec des intro- famille, le prosaïque en somme, auquel ductions et des notices en français, il n’y il donne une résonnance universelle. avait que les Nouvelles Éditions Place, La Sicile devient un centre du monde successeur des Éditions Jean-Michel qu’il magnifie en ces proses ciselées et Place, qui avaient réédité en fac-similé ces vers pleins d’entrain. « La nuit, à nombre de revues surréalistes. C’est un Mineo, deux éléments incontestables monument qui vient d’être réhabilité : dominaient : les ténèbres et les ber- la Negro Anthology publiée en 1934 par ceuses des mères », écrit-il. Cardio- Nancy Cunard chez l’éditeur londo- logue de profession, Bonaviri porte un nien Wishart. Ce livre est consacré à

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toute la variété du monde noir – qu’on BIOGRAPHIE n’appelait pas encore à l’époque « négri- Orwell, écrivain des gens tude ». Dans cette folle entreprise qui ordinaires impressionne par son gigantisme, elle Kévin Boucaud-Victoire a sollicité pas moins de cent cinquante- Éditions Première Partie | 96 p. | 10 € cinq auteurs qui ont rédigé deux cent cinquante articles portant sur toutes Né en 1988, Kévin Boucaud-Victoire les disciplines : culture populaire, socio- est une figure emblématique de ce logie, politique, histoire, musique, art, que l’on peut nommer la « génération sport… Venant d’horizons différents, Michéa » – du nom du philosophe ils ont composé sous la direction de la montpelliérain dont les analyses cri- belle Anglaise engagée une foisonnante tiques du capitalisme ont exercé une si mosaïque sur les cultures noires à tra- forte influence sur les enfants rebelles vers le monde. La dimension politique de la génération Y. Qui le croira ? Pen- militante se retrouve tout au long du dant que des bataillons de mutants livre, contre la colonisation, la discrimi- se faisaient des ampoules aux pouces nation, la ségrégation, et s’accompagne en jouant à Mario Kart ou à Call of d’une mise en page très moderne pour Duty – et que d’autres imaginaient des l’époque et d’une iconographie très start-up qui allaient leur permettre de riche. La liste des intervenants com- vendre du vent –, une poignée de cœurs porte des noms aussi prestigieux que sombres, garçons et filles, lisaient Pier Langston Hugues, William Carlos Wil- Paolo Pasolini, Charles Péguy, Simone liams, W.E.B. Du Bois, Theodore Drei- Weil. Et George Orwell, ainsi que nous ser, Zora Neale Hurston, Ezra Pound et, le révèle ce vif petit livre. À suivre Kévin côté francophone, Jacques Roumain, Boucaud-Victoire, on se souvient que Léon Pierre-Quint, Georges Sadoul, l’œuvre de l’écrivain anglais demeure Jean-Joseph Rabearivelo, Robert Gof- largement méconnue chez nous. Socia- fin, Benjamin Péret ou René Crevel. liste révolutionnaire ? Antifasciste liber- Les textes de ces derniers, par exemple, taire ? Anarchiste conservateur ? On ne ont été traduits en anglais par le jeune sait pas dans quelle case le ranger et cela Samuel Beckett. Bien connue pour sa chiffonne les agents de la circulation liaison tumultueuse avec Louis Aragon idéologique – « écrivain inclassable » dans les années vingt, Nancy Cunard n’étant pas un état civil reconnu. Parmi accomplit avec cet opus démesuré une tant de textes de George Orwell peu avancée majeure du XXe siècle. Cette ou pas lus, Kévin Boucaud-Victoire anthologie fit l’objet d’une exposition a une tendresse particulière pour le en 2014 au musée du quai Branly- Lion et la Licorne, publié à Londres en Jacques Chirac sous la direction de février 1941. Pour cause. À le relire, on Sarah Frioux-Salgas. › Charles Ficat s’aperçoit que le programme socialiste minimal exposé dans cet article – natio-

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nalisation des banques et des principales son bras à son épouse Myriam et qui industries, resserrement de l’éventail écrit pour elle, ne nomme l’assassin des des revenus, mise en place d’un système siens. En Algérie, lorsqu’il a été ques- d’éducation sans privilège de classe tion d’enterrer ce terroriste islamiste – fait passer Benoît Hamon pour un né en France dans la région natale de Petit Chanteur à la croix de bois avec sa mère, le quotidien Liberté a trouvé son projet de revenu universel. De son seul les mots pour le nommer : « Gar- temps, Orwell avait compris que l’on ne dez vos ordures. » C’est peu dire qu’on pouvait pas compter sur les hommes de a mal à la France à la lecture de ce livre gauche trop bien habillés. Depuis Jean bouleversant. Coupable d’avoir rompu Jaurès peint par Péguy dans Notre jeu- son antique alliance avec Israël, et par là nesse, le crime originel de ces délicats sa fidélité à son destin, notre patrie est est leur indifférence aux joies des gens coupable, lorsqu’elle fait semblant de ne ordinaires, à l’idée simple et belle de pas entendre le monstre qui tape au car- patrie charnelle : « Il est étrange, mais reau de l’auberge, de laisser vivre dans néanmoins indubitable, que n’importe l’angoisse plusieurs centaines de milliers quel intellectuel anglais se sentirait plus de ses enfants. Notre patrie ? Ses diri- coupable de se lever quand on joue le geants ? Qu’importe. Jonathan, Gabriel God Save the King que de piller le tronc et Arié ne sont plus là. Ils ont été tués des pauvres. » Kévin Boucaud-Victoire : parce qu’ils étaient juifs dans la France retenez ce nom. › Sébastien Lapaque de Nicolas Sarkozy. Ce qui est poi- gnant, dans le livre de Samuel Sandler, c’est qu’il aime la France quand même. ESSAI Comme les Français juifs ont conti- Souviens-toi de nos enfants nué d’aimer leur pays malgré l’affaire Samuel Sandler Dreyfus, comme ils ont continué de l’ai- Grasset | 128 p. | 14 € mer malgré la Shoah. Sa sœur aînée est moins patiente que lui : Léa, qui a porté « Je ne sais plus pleurer les morts ni l’étoile jaune pendant l’Occupation, qui consoler les vivants », écrit Samuel a vu plusieurs des siens partir pour les Sandler dans les premières pages de ce camps, a préféré s’établir en Israël plutôt livre qui ressemble à une prière dans une que de voir des musulmans fanatiques langue oubliée. Au père et au grand-père poursuivre l’œuvre de mort des nazis. dont le fils, Jonathan, les deux petits- L’histoire de la famille Sandler, dont enfants, Gabriel et Arié, ont été assas- les racines étaient profondes et dont sinés devant le collège-lycée juif Otzar le houppier a été brutalement dévasté, Hatorah, le 19 mars 2012 à Toulouse, c’est l’histoire de juifs européens dont les larmes manquent pour pleurer. Mais les tribulations ne cessent pas. Un sen- les mots sont justes. À aucun moment, timent domine à sa lecture : la honte. cet homme brisé, qui ne cesse de prêter › Sébastien Lapaque

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sources terrestres, confinent désormais ESSAI la figure animale à un rôle subalterne, La Splendeur escamotée de frère négligeable. Revanche terrible de ceux Cheval ou le Secret des grottes qui, autrefois dominés par la vie sau- ornées vage, prennent soin d’en réduire la pré- Jean Rouaud sence pour s’affranchir de cette humi- Grasset | 288 p. | 19 € liante tutelle. La partition des cavernes décorées orchestre comme à Lascaux le En guise d’introduction, il convient réveil du soleil après sa plongée dans les peut-être d’avoir à portée de main ténèbres. Or ce retour illustré par la pré- quelques images des grottes ornées sence des chevaux scandant le rythme indissociablement liées à ces lieux aux solaire de l’orient au couchant sera certes noms mythiques que sont Lascaux, repris par la mythologie grecque mais le Chauvet, Rouffignac, Cussac, Alta- règne déjà chancelant de cet attelage se mira, Göbekli Tepe… Il suffit alors de brisera définitivement sur le trône du suivre le guide, de se laisser emporter Roi-Soleil réunissant sur sa personne dans le dédale des âges et d’arpenter tous les attributs du rayonnement. les rives lointaines du Paléolithique. L’homme a remplacé le soleil-cheval Réaliser aussi que l’intervalle temporel et abdiqué sa part animale. La grande qui nous sépare de Lascaux équivaut à cavalcade souterraine se termine dans celui qu’il y a entre Chauvet et la grotte l’enclos anonyme de nos élevages et les des bords de la Vézère. Tout au long de zoos désormais remplacent la splendeur ce circuit du fond de notre nuit, Jean des allégories oubliées. › Bertrand Raison Rouaud scrute l’art pariétal à la lumière de la torche de ses intuitions. Pas de découpage ni d’analyse, il est plutôt question de regard et tout le livre tourne autour d’une obsession essentielle. Ce sera, page après page, l’évocation de ce moment de bascule où la grande fresque des aurochs, des bisons, des mam- mouths va peu à peu disparaître face au règne de l’homme divinisé. Les animaux défilant sur ces somptueux bestiaires de pierre, fiers de leur autonomie souve- raine, vont perdre de leur prestige. Les successeurs de ces artistes, ceux que Jean Rouaud appelle « les mains d’or », s’em- ploient à prendre le dessus, et, s’empa- rant progressivement de toutes les res-

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97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

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