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Langues, Cultures, Communication -L2C- Volume 3 – N° 2 Juillet – décembre 2019

Espace, Représentation

Préparé par Abdelkader BEZZAZI (Réédition)

Espace de la passion et passion de l'espace dans Une page d’amour d'Emile Zola

Abdeslem KCHIKACH

Édition électronique Édition imprimée URL :https://revues.imist.ma/index.php?journal=L2C Dépôt légal : 2017PE0075 ISSN : 2550-6501 ISSN : 2550 - 6471

Publications du Laboratoire : Langues, Cultures et Communication (LCCom) Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Mohammed Premier Oujda, Maroc Espace de la passion et passion de l'espace dans Une page d’amour d'Emile Zola

Abdeslem KCHIKACH Université Mohammed Premier Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Oujda

La ville de Paris est un espace dont la présence constitue l'ossature des Rougon-Macquart d'Emile Zola. Cet espace urbain n'est pas seulement un thème ou un objet d'étude ; il est une condition a priori du récit. Dans La Curée, par exemple, le motif de l'inceste n'existe que dans la mesure où l'action du roman se déroule à Paris. Dès le début du roman, les désirs inavoués et vagues de Renée s'expriment en termes spatiaux. Le Café Riche, où Maxime et Renée soupent, est l'endroit par excellence de l'adultère. Le mobilier, qui a des "coquetteries de boudoir", renforce par son ambiguïté fonctionnelle, la dualité parfaite de cet espace à la fois intime et public. On y retrouve notamment une table pour manger et de la vaisselle, mais aussi un divan trop large, "un véritable lit". Cependant, la représentation de l'espace parisien varie d'un roman à l'autre. Véritable gouffre qui engloutit les ouvriers de L'Assommoir, "bordel de l'Europe" dans , lieu de la révolution dans La Débâcle, il est dans Une Page d'amour au service d'une psychologie. Le lecteur peut y lire les désirs souterrains qui animent les protagonistes. C'est ce nouvel aspect de Paris qui nous intéresse dans cet article. Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de s'arrêter un peu sur la description romanesque dans le roman naturaliste. Le retour de la description de Paris à la fin de chacune des cinq parties d'Une Page d'amour a pu paraître à certains critiques comme un défaut de construction. Une telle désapprobation réductrice s'inspire souvent d'intentions polémiques. Dans un article repris dans Le Roman expérimental, Zola fournit une réponse au procès qu'on faisait à la description naturaliste : "Nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoricien. Nous estimons que l'homme ne peut

L2C -Vol III - N°2 – Espace, Représentations 193 être séparé de son milieu (..) ; et, dès lors, nous ne noterons pas un seul phénomène de son cerveau ou de son cœur, sans en chercher les causes ou le contre-coup dans le milieu. De là ce qu'on appelle nos éternelles descriptions" (E. Zola, 1968, 1299). Mais une telle réaction ne nous paraît pas satisfaisante car elle ne rend pas compte de la valeur de la description dans Une Page d'amour. Certes, les cinq descriptions de Paris reflètent les sentiments d'Hélène Grandjean ou de sa fille Jeanne, captent les diverses phases de la passion amoureuse et de ses conséquences, fournissent des évocations réalistes de Paris à diverses saisons ; or, ces descriptions dépassent de loin les limites de ces fonctions mimétiques. En effet, les descriptions de Paris envisagées dans l'Ebauche ne sont pas mises dans la dépendance de la fiction : elles ne sont pas destinées à livrer des informations relatives au cadre de vie des personnages. La description est plutôt exploitée dans le sens d'une naturalisation de l'espace dépouillé de son histoire, devenu un élément et, comme tel, animé d'une vie énorme sans commune mesure avec la vie des protagonistes. Aussi Paris est-il objet de fascination. Fixés à leur fenêtre, les personnages y découvrent leur destin ; car si Zola s'est appliqué à contrarier le cours de la fiction par le jeu de descriptions ordonnées et symétriques, il n'en a pas moins placé ces morceaux à des moments pertinents du récit. Cette étendue mouvante et vivante déploie sous les yeux des personnages une sorte de figuration spatiale des forces inconscientes dont ils se sentent les objets. De là vient cette alternance de la description et du monologue dans le dernier chapitre de chaque partie. L'immensité parisienne est lieu de rêve et de mystère, avec tout ce que cela implique d'indicible, de communion instinctive, de risques confusément perçus. Parfois, comme dans la quatrième partie, Zola associe étroitement l'angoisse et la violence à l'interrogation sur la sexualité. L'animation du décor parisien provoque alors chez Jeanne inquiétude et dégoût. Mais alors même qu'elle rassure, la ville de Paris conserve quelque chose d'inquiétant ; l'image de l'océan suscite celle de "ces fonds sous-marins que l'on devine par les eaux claires, avec leurs forêts terrifiantes de grandes herbes, leurs grouillements pleins d'horreur, leurs monstres entrevus." (Une Page d'amour, Les Rougon-

L2C -Vol III - N°2 – Espace, Représentations 194 Macquart, t.2, 849). Plus qu'il ne s'harmonise à l'état d'âme, l'espace révèle donc à l'être qui le contemple ce qu'il porte en lui sans en avoir pris conscience jusque-là. La révélation du Paris printanier est celle de la nostalgie de l'amour ; Paris illuminé par le soleil couchant amène Hélène à reconnaître la passion qui brûle en elle. Sans rapport direct avec le progrès de l'intrigue, la description est liée à l'évolution des personnages par un jeu de relations figurées. Ce jeu est rendu aisé par l'emploi des mêmes images dans l'analyse psychologique. L'être humain est parcouru par les mêmes forces qui l’environnent. Parfois, une communication directe est établie entre le monde extérieur et la vie intime sous la forme d'une véritable transfusion de substance. C'est ainsi que Jeanne convalescente se laisse envahir par les énergies de la terre : "Et elle resta les deux mains dans la terre chaude, somnolente, au milieu de la grande vibration du soleil. Un flot de santé remontait en elle et l'étouffait" (Ibid., 957). Mais, plus fréquemment, les sentiments eux-mêmes sont décrits et nommés à l'aide des mêmes images, qu'il s'agisse de leurs manifestations extérieures -flot de paroles que laissent échapper les personnages1, flot de sang qui leur monte au visage2-, ou qu'il s'agisse de la façon même dont ils sont éprouvés : tantôt les êtres se perdent dans une sorte de milieu intérieur liquide3, tantôt ils subissent le déferlement irrésistible d'un flot prêt à déborder4. La passion elle-même se trouve personnifiée, devient un personnage nourri par la circulation du liquide vital5. La transfiguration de Paris n'est donc pas étrangère à l'action du roman et au travail de la passion amoureuse ; mais ce qui rétablit une correspondance entre les deux univers, celui de la ville et celui du drame

1. "Puis Rosalie s'excusa avec un flot brusque de paroles "(Ibid., 867); "Hélène tâchait de contenir le flot de protestation qui montait à ses lèvres "(Ibid., 874). 2. "Il la regardait parfois, secoué d'un tressaillement subit, le visage enflammé par un flot de sang "(Ibid., 888); " Tout le sang de son cœur montait à ses joues," (Ibid., 1020. 3. "Ils se comprenaient souvent sans ouvrir leurs lèvres, le cœur tout d'un coup noyé de la même charité débordante " (Ibid., 830); " Tout les baignait dans une passion qu'ils emportaient avec eux, autour d'eux, comme le seul air qu’il pussent vivre "(Ibid., 921). 4. "C'était, en elle, comme un grand ruissellement de sensation et de pensées confuses" (Ibid., 902); "Cet engourdissement, qui l'avait tenue comme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la brûlait "(Ibid., 1046). 5. "Leur amour, lui aussi, prenait des forces ; du sang lui venait "(Ibid., 941).

L2C -Vol III - N°2 – Espace, Représentations 195 intime, si nettement distingués l'un de l'autre dans l'Ebauche, c'est tout un réseau de métaphores qui aboutissent à la constitution d'une véritable mythologie de Paris. Ce traitement de l'espace n'a donc pas pour visée de démontrer ou de vérifier, comme dans L'Assommoir, la théorie de l'influence du milieu sur l'homme. Partant de l'idée de faire œuvre de psychologie, Zola utilise le paysage parisien comme une technique romanesque, un moyen qui lui permet, sans qu'il ait recours à des commentaires et à des explications lassants et arbitraires, de rendre la passion visible, comme il le déclare dans le dossier préparatoire : « (…) étudier la passion (...), mais l'étudier comme personne ne l'a encore fait, l'analyser de tout près, la toucher du doigt et la montrer." (Ebauche, Les Rougon-Macquart, t.2, 1680). La passion que Zola veut décrire, tout en estimant apporter quelque chose de nouveau, est un objet concret. Le roman est, donc, une monographie de la passion que l'on peut isoler pour en faire apparaître l'évolution et les conséquences. Mais la psychologie sur laquelle se fonde Zola n'a rien de classique. Privilégiant les opérations qui échappent à la conscience, elle aboutit à doter la passion d'une existence autonome. La passion est alors un élément étranger qui s'implante dans la personnalité et en détourne les ressources à son profit. L'analyse psychologique telle que la pratique Zola vise à rendre sensible la profondeur d'une transformation de ce genre. Pour cela, le romancier distribue dans le texte les indices permettant à ses lecteurs d'identifier le mécanisme de la passion. Ces indices apparaissent dans les descriptions de Paris, que Zola qualifie de "poétiques" (Ibid., 1681). Certes, chaque fin de partie immobilise les personnages pour les placer en situation d'observation et justifier l'existence du morceau descriptif ; mais « poétiques », revenant comme un chant, ces descriptions s'attachent, après une vue générale de Paris, à l'énumération des changements qui affectent l'apparence de ce décor ; la description de ces changements n'intervient que lorsque les personnages nous ont été présentés dans un état de soumission à la passion. La dernière page du roman, après la cinquième description, formule la leçon à tirer : "Ce compagnon de toutes ses journées gardait la sérénité de sa face géante (..), témoin muet des rires et des larmes dont

L2C -Vol III - N°2 – Espace, Représentations 196 la Seine semblait rouler le flot. Elle l'avait, selon les heures, cru d'une férocité de monstre, d'une bonté de colosse "(Une Page d'amour, 1092). Sous des apparences variées, une même force géante se laisse percevoir, une force pareille à celle du désir qui s'empare d'Hélène et de sa fille. La vie psychologique est ainsi hantée par des présences inquiétantes, sur lesquelles la volonté et la conscience n'ont aucun pouvoir. L'analyse de la passion met en œuvre les mêmes images dynamiques que la description de Paris. Mettant l'accent sur les processus inconscients, Zola se réclame de la psychologie de profondeur, et c'est à ce titre que la transfiguration du décor parisien, attribuant à la grande ville le mode de présence et le dynamisme des éléments, en fait le révélateur de la vie secrète et du destin des personnages. La description naturaliste dépasse donc largement la fonction purement mimétique de représenter objectivement les états subjectifs des personnages. Autant que de la technique du reflet des passions, elle relève de l'esthétique de la passion des reflets. Mais surtout, la description constitue non pas un aspect gratuit, surnuméraire, du discours naturaliste, mais un élément crucial du texte, sorte de point de tension et de concentration du drame fondamental du récit. Loin de donner une image stable, apprivoisée, rassurante, de l'univers ambiant, elle présente la vision troublante, « déréalisante », d'un monde en état de crise, d'une réalité qui se désarticule, se désagrège et qui échappe même au geste impérieux de la description. Elle se désignerait mieux -si le mot existait- comme dis-scription.

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