UNIVERSITE D’ANTANANARIVO

ECOLE NORMALE SUPERIEURE

DEPARTEMENT DE FORMATION INITIALE LITTERAIRE

PARCOURS FORMATION D’ENSEIGNANT DE FRANÇAIS

MEMOIRE EN VUE DE L’OBTENTION

DU CERTIFICAT D’APTITUDE PEDAGOGIQUE DE L’ECOLE NORMALE

(CAPEN)

LA TERRE D’EMILE ZOLA : UNE EPOPEE TELLURIQUE ?

Présenté par :

Nivohanta Marie RAZAFIARISAONA

Dirigé par :

Mme Sahondra RANAIVOZANANY

Maître de conférences

UNIVERSITE D’ANTANANARIVO

ECOLE NORMALE SUPERIEURE

DEPARTEMENT DE FORMATION INITIALE LITTERAIRE

PARCOURS FORMATION D’ENSEIGNANT DE FRANÇAIS

MEMOIRE EN VUE DE L’OBTENTION

DU CERTIFICAT D’APTITUDE PEDAGOGIQUE DE L’ECOLE NORMALE

(CAPEN)

LA TERRE D’EMILE ZOLA : UNE EPOPEE TELLURIQUE ?

Présenté par :

Nivohanta Marie RAZAFIARISAONA

Membres du jury :

- Présidente : Mme Liliane RAMAROSOA, Professeur titulaire. - Juge : M. Rivo RANOELISON, Maître de conférences. - Rapporteur : Mme Sahondra RANAIVOZANANY, Maître de conférences. Date de soutenance : 23 Juin 2015

REMERCIEMENTS

La réalisation de ce mémoire a été possible grâce au concours de plusieurs personnes à qui je voudrais témoigner toute ma reconnaissance.

J’adresse en premier lieu mes remerciements à Dieu qui m’a donné les forces physique et morale pour accomplir ce travail de longue haleine.

Ensuite, je tiens à remercier sincèrement le Professeur Sahondra RANAIVOZANANY, le directeur de mon mémoire, pour ses conseils, son accessibilité, sa compréhension et pour le thème très passionnant qu’elle m’a suggéré et qui m’a fait comprendre la phrase célèbre de Senghor : « Instruire ne suffit pas. Il faut faire aimer ».

Mes remerciements s’adressent également aux Professeurs Liliane RAMAROSOA et Rivo RANOELISON qui, malgré leurs multiples occupations, ont daigné respectivement de présider le jury et d’évaluer ce mémoire.

Je remercie aussi tous les formateurs du parcours FEF sans lesquels je ne parviendrais jamais au terme de mes études, et la promotion Zénith pour sa collaboration et les bons moments que nous nous sommes partagés, qui ont rendu plus supportables ces longues années de dur labeur.

Je n’oublie pas ma famille, plus particulièrement, mon père, pour le soutien matériel et moral qu’elle m’a apporté. Qu’elle puisse trouver dans ce travail la récompense des efforts qu’elle a fournis tout au long de mon cursus.

Enfin, merci à Jo dont une seule phrase a suffi pour m’encourager à terminer ce mémoire dans le meilleur délai.

NOTE LIMINAIRE

L’édition de La Terre que nous utilisons dans ce mémoire est Garnier Flammarion 1973. Nous l’abrégeons par LT.

INTRODUCTION GENERALE

La littérature, longtemps réservée à la peinture des mœurs de la haute société depuis l’époque classique jusqu’au romantisme, s’est progressivement ouverte aux classes moyenne et inférieure à l’époque réaliste.

Ainsi, Balzac, le père de ce mouvement, ouvre-t-il la voie au peuple de la campagne dans la littérature. Avant lui, cette race n’y apparaissait qu’occasionnellement, sinon timidement, et ce, dans les genres mineurs comme les confessions, les mémoires et quelques morceaux détachés. Mais il a été le premier à l’avoir introduite dans le roman.

Les romans ayant comme sujet la vie rurale portent alors le nom générique de « romans champêtres » et se distinguent de ce que Paul VERNOIS appelle « roman rustique » et qu’il définit comme « roman qui s’inscrit dans le cadre exclusif de la campagne et dont les protagonistes essentiels sont des paysans »1. Toujours selon lui, un vrai roman rustique se doit d’attacher ses personnages au travail des champs, le seul critère qui puisse définir leur condition de vie et à partir duquel toute compréhension de la classe paysanne peut s’effectuer. Nous allons donc nous baser sur ces caractéristiques du roman rustique pour retracer son évolution.

Parmi les quatre œuvres champêtres balzaciennes, Les Paysans, le plus célèbre, retient le plus notre attention. Cet ouvrage n’a, réellement de « paysan » que son titre. En effet, l’auteur y raconte, selon les mots qu’il place dans la bouche d’un de ses personnages, la guerre entre ceux qui n’ont rien et ceux qui ont tout2, c’est-à-dire, entre les paysans et les grands propriétaires. Mais une autre guerre se trouve en réalité au fond de cette première : celle de la bourgeoisie de province qui se sert des paysans pour ruiner le grand propriétaire. Si tel est le projet de Balzac, rien ne nous étonne qu’il mêle plusieurs bourgeois à ses ruraux. Cet ouvrage ne répond donc pas à la définition du roman rustique donnée par Vernois. En plus, le romancier se rend compte que la race paysanne est, à cette époque, victime de l’exploitation capitaliste et détournée de ses aspirations spontanées par la bourgeoisie de province, qui la corrompt, l’abrutit et la pousse contre le grand propriétaire. Le vrai paysan est donc, selon ses conceptions, une « espèce en voie de disparition ». Par conséquent, il détache complètement ses personnages du travail des champs et met en scène des paysans abrutis, passant tout leur temps à comploter contre le détenteur de la terre. Là encore, le roman balzacien s’éloigne du genre rustique. Le point de vue de Rudolf ZELLWEGER résume les caractéristiques de

1 Paul VERNOIS, Le Roman rustique de George SAND à Ramuz : ses tendances et son évolution (1866-1925), Nizet, 1962, p 16. 2 Honoré de BALZAC, La Comédie humaine, tome 6, Seuil, 1966, p. 35.

2 l’œuvre champêtre balzacienne : « quoique ce ne soit pas un vrai romancier des champs, le rôle de Balzac dans l’histoire du genre rustique est loin d’être négligeable. Le seul titre de son grand récit Les Paysans [...] a fait beaucoup pour attirer l’attention des contemporains sur les habitants de la campagne. Nous savons aussi que sa façon de les représenter a provoqué la réaction de George SAND ; ainsi il a agi directement sur le développement ultérieur du genre »3.

C’est vrai, ayant passé la moitié de sa vie et surtout ses années de jeunesse au fond de la campagne, Sand s’est indignée de la fausseté des représentations que Balzac donne des paysans et lui écrit : « ces êtres vulgaires m’intéressent plus qu’ils ne vous intéressent. Je les grandis, je les idéalise, en sens inverse dans leur laideur ou leur bêtise »4. Elle dote alors ses paysans de meilleurs qualités physiques et morales : la beauté, la force, la vertu, l’intelligence, l’amour du devoir, le désintéressement, etc. Grande continuatrice de la tradition pastorale, Sand base ses intrigues sur une histoire d’amour dont la fin est toujours heureuse. Son principale objectif est, selon ses propres mots, de « détourner la vue et distraire l’imagination en se reportant vers une idée de calme, d’innocence et de rêverie »5. Ses histoires sont donc, contrairement à celles de Balzac, plaisantes et apaisantes. Henri PAJOT lui rend hommage en déclarant : « ses tableaux, aux teintes adoucies, sont malgré cela [son idéalisme], plein de relief, et le charme qu’ils dégagent, séduit et enchante »6.

Cependant, tout comme Balzac, elle n’aborde pas la vraie vie des hommes des champs. Les travaux de la terre sont aussi absents dans ses romans. Notamment, la désignation fréquente de Germain, le héros de La Mare au diable, par «le laboureur », semble lui suffire pour assigner à ce personnage la fonction de paysan. En outre, l’idylle l’emporte sur la peinture de la vraie vie paysanne parce que « son intention première est de narrer, selon la formule de Guy ROBERT, une fraîche histoire d’amour qu’elle orne d’un cadre rustique »7. Paul VERNOIS a donc raison de soustraire l’œuvre champêtre sandienne de la catégorie du vrai roman rustique.

3 Rudolf ZELLWEGER Les débuts du roman rustique : Suisse, Allemagne, (1836-1856), Edition E. Droz, 1941, p 109. 4 Cité par P. VERNOIS, op. cit., p 29. 5 Cité par Rémy PONTON, « Les images de la paysannerie dans le roman rural à la fin du dix-neuvième siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, Vol. XVII, n° 17-18, Le Seuil, p 62. 6 Henri PAJOT, Le paysan dans la littérature française : simple étude, Société d’Editions littéraires, 1896, p.28. 7 Guy Robert, « La Terre » d’Emile Zola. Etude historique et critique, Les Belles Lettres, 1952, p 55.

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Mais l’année 1887 marque un grand tournant pour le roman rustique. L’entrée en scène de Zola apporte une nouvelle manière d’aborder le thème rustique et comble ce que les œuvres antérieures avaient de lacunaire.

Avant d’étudier les innovations qu’il a apportées dans le genre, passons à une brève biographie de l’auteur.

Né à Paris le 02 avril 1840 et mort dans cette même ville le 29 septembre 1902, Emile ZOLA est le fils d’un ingénieur vénitien, François ZOLA, et d’une beauceronne, Emilie AUBERT. Son père meurt quand il a sept ans. En 1870, il épouse Alexandrine Meley qui n’est jamais arrivée à lui donner une descendance. Voilà pourquoi il fonde en 1888 un second ménage avec Jeanne ROZEROT qui lui donne deux enfants. De sa longue attente de la progéniture vient son culte de la fécondité que l’on trouve dans plusieurs de ses œuvres, y compris La Terre.

Beaucoup, parmi ses biographes, soulignent son attachement au monde rural. En effet, il vivait en Aix-en-Provence jusqu’à ses dix-huit ans et quitte amèrement cet endroit en 1858 pour se rendre à Paris qu’il quitte encore souvent pour des fréquentes excursions à la campagne et pour des vacances au bord de la mer. En 1878, il s’installe à Médan. Ses notes sur La Terre laissent supposer que c’est cette installation au village qui lui inspire ce roman.

Quant à ses influences littéraires, il est reconnu pour le rôle qu’il a joué dans le mouvement naturaliste dont il est le théoricien et le chef de file. Il projette alors de développer dans Les Rougon-Macquart les concepts du mouvement. Il n’y manquait pas mais d’autres talents cachés se dévoilaient au fur et à mesure de son écriture : il est aussi un poète symboliste et épique. Plusieurs écrivains et chercheurs découvrent, en effet, l’empreinte de l’écriture symboliste et épique dans son œuvre. Notamment Marcel GIRARD qualifie son art de « symboliste matérialiste »8 et surtout de « visionnaire »9, et Jules LEMAÎTRE considère Zola lui-même comme « un poète épique et un poète pessimiste »10.

8 Marcel GIRARD, « Naturalisme et symbolisme », Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises (CAIEF), 1954, N°6, Ed. Association internationale des études françaises, p . 106. 9 Girard évoque souvent ce caractère visionnaire de l’art zolien dans ses analyses, notamment dans l’article ci- dessus, pp. 103-104, et dans la préface de LT, p. 27. 10Jules LEMAITRE, « Emile Zola », Les Contemporains : études et portraits littéraires. Première série, publié par Pascale LANGLOIS, Frédéric GLORIEUX et Vincent JOLIVET sur le site 2013, consulté le 08 avril 2015, section I.

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C’est donc d’un regard à la fois naturaliste, symboliste et épique que le romancier observe la campagne française du dix-neuvième siècle, aboutissant à un roman inédit.

Contrairement aux Paysans de Balzac et aux ouvrages qui ont précédé le sien, Zola intitule son roman La Terre. En plus, à la différence de ce qu’il a fait avec ses ouvrages antérieurs, il s’est gardé de recourir à la métaphore comme L’Assommoir pour suggérer l’anéantissement de l’homme sous l’effet de l’alcool, ou pour évoquer l’éclosion d’une « armée noire et vengeresse » couvée par la terre. Après une mûre réflexion, il s’en est tenu à ce titre fort simple mais lourd et chargé de matière. Il insiste donc dès l’ébauche du roman sur la prééminence de la terre sur les personnages : « La terre, dit-il, c’est l’héroïne de mon livre [...] Un personnage énorme, toujours présent, emplissant le livre »11. Pour expliquer ce titre, Marcel GIRARD ajoute : « La Terre et non Les Paysans comme chez Balzac. Le mythe énorme emplit le livre, la terre jouant le rôle central, toujours présente, imposant son poids et son rythme au fil des saisons »12. Qu’il soit donc bien clair que ce quinzième volume des Rougon-Macquart est un roman de la terre et non des paysans, comme ce que les prédécesseurs de Zola ont fait. Les paysans n’y sont donc présentés qu’en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec la terre. Cette importance accordée à la terre suggère déjà qu’il sera question de son apologie. De là, l’intitulé de notre mémoire : « La Terre d’Emile Zola : une épopée tellurique ? ». Le choix de ce sujet a résulté de notre collaboration avec notre encadreur, tandis que la décision de travailler sur un sujet de littérature nous est revenue.

Qu’est-ce qui spécifie donc La Terre des romans champêtres qui l’ont précédé ?

Pour ne parler d’abord que de personnages, ceux de La Terre sont exclusivement des paysans : les cabaretiers, les épiciers, jusqu’au maire Hourdequin. On peut donc déjà supposer que ce roman répond à la définition du roman rustique donnée par Vernois. Mais sa façon de présenter ses personnages le confirme. Il ne refoule plus, en fait, le paysan travaillant la terre à l’arrière plan du roman. D’abord, fidèle aux principes naturalistes, il le rattache à sa condition, c’est-à-dire au travail des champs, à la rudesse de ce travail et de la vie en générale, à laquelle répond la rudesse des mœurs. Ses paysans ressemblent donc à ceux de Balzac : âpres au gain, immoraux, cruels, voire criminels, mais ils ont encore un plus : un appétit sexuel débordé. Leur trait que Zola met le plus en vogue, c’est leur attachement à la glèbe : ils adorent la terre au point de ne plus la posséder mais d’être possédés par elle. C’est alors qu’entre en jeu son

11 Cité par Marcel GIRARD, Archives de LT, p.492. 12 Marcel GIRARD, préface de LT p. 16.

5 talent symboliste et épique. La terre cesse, en effet, d’être une simple terre et acquiert une valeur symbolique et mythique. Elle jaillit en personnage énorme, agissant sur les sentiments du paysan, dictant ses actes et décidant sur son sort. Cependant, à la célébration incessante de la terre répond la simplification des traits du paysan. C’est peut-être ces raisons qui font dire à Zola qu’il fait le « poème vivant de la terre ». Zola aborde donc le thème du monde rural en poète. Il le traite également en philosophe car ce roman constitue pour lui un cadre pour étudier la condition humaine : il présente la liaison de l’homme à la terre comme une fatalité.

Pour résumer donc de manière plus claire la spécificité de La Terre, empruntons la phrase de Gérard GENGEMBRE qui dit que « Zola renouvelle le roman rustique par la mise en évidence d’une fatalité qui attache le paysan à sa condition et à la glèbe »13, et celle de Paul VERNOIS selon qui Zola a « le premier souligné le lien intangible de l’homme à la glèbe et précisé avec plus de netteté que quiconque le thème fondamental de tout roman rustique »14. La Terre est donc le premier roman rustique authentique. En outre, en peignant tout du spectacle des mœurs campagnardes, Zola, selon Paul VERNOIS, a aussi ouvert la voie au roman rustique de tendance sociale.

Cependant, ce roman a valu à son auteur plus d’opprobre que de gloire. Les thèmes qu’il y traite et la manière dont il les traite ont fait frémir plus d’un lecteur. Nous ne pouvons pas parler de la réception de cette œuvre sans évoquer le fameux Manifeste des Cinq, un article paru dans Le Figaro le 18 août 1887, c’est-à-dire tout de suite après la publication du roman, où cinq disciples de Zola se sont retournés contre lui et dénoncent l’immoralité de La Terre. Ainsi disent-ils : « les imbéciles achètent Les Rougon-Macquart […] par la réputation de pornographe que la vox populi y a attachée […] la note ordurière est exacerbée […] descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l’immondice »15. Sans vouloir juger la pertinence de ces remarques, soulignons au moins que Zola ne fait preuve d’aucune retenue dans la description des scènes érotiques, et qu’il fait circuler du début jusqu’à la fin du roman le fumier et l’excrément.

13 Gérard GENGEMBRE, préface de La Terre, Pocket, 1994, p.8. 14 P. VERNOIS, op.cit., p 136. 15 Cité par Marcel GIRARD, Archives de LT, pp. 499-500.

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Le résumé du roman nous permettra d’éclaircir davantage tous les points que nous venons de soulever et de mieux comprendre ce que nous allons encore démontrer dans la suite de l’analyse.

L’histoire débute à la période des semailles où l’on voit Jean Macquart semer dans les champs du grand propriétaire Hourdequin. Vient ensuite le partage, chez le notaire, des biens du vieux Fouan qui souffre profondément à l’idée de céder ses terres. La discussion, vivement aigre, laisse apparaître l’âpreté du paysan au gain. Le curé du village se brouille éternellement avec les habitants à cause de leur irréligion. Buteau, le benjamin des Fouan, mécontent du partage, refuse sa part, quitte sa famille et Lise, sa cousine qu’il a engrossée.

Le fermier Hourdequin surprend sa servante-maîtresse avec un valet. Pour apaiser son chagrin, il s’en va dans les champs. Mouche, le père de Lise et de Françoise, meurt. Pendant la veillée, la campagne est ravagée par la grêle. Les villageois paniquent tellement que les deux sœurs oublient le corps de leur père pour s’en aller dans les champs. Après la mort de Mouche, Jean veut d’abord épouser Lise, qui lui préfère Buteau. Il se retourne alors vers Françoise. Buteau revient, finit par accepter sa part et épouse Lise au moment où les élections législatives agitent les esprits.

Buteau traverse ses premières années de possession comme un moment passionnel et extatique. Il se donne tout entier à la terre. En outre, lui et son frère ne tiennent pas leurs engagements vis-à-vis de leur père. Il ne rêve que de terre et Jésus-Christ « boit » son argent au cabaret. Arrive le temps des moissons. La rudesse du travail des champs se décuple sous le grand soleil, et l’appétit sexuel également. Buteau, qui désire Françoise, tente de la violer, mais c’est à Jean qu’elle se donne. Tout de suite après, Palmyre meurt aux champs, épuisée par le dur travail. Puis, Lise accouche en même temps que sa vache met bas. Enfin, Jean, de plus en plus épris de Françoise, décide de la demander en mariage, mais Buteau, la désirant aussi et redoutant le partage des biens des filles Mouche, lui livre une bataille féroce.

Fouan est exploité puis rejeté par ses enfants chez qui il réside successivement. Buteau, qui s’obstine à avoir Françoise et, par cette occasion, à garder définitivement la part de la jeune fille dans l’héritage, et Lise qui finit par la détester, chassent Françoise de chez eux. Entre temps, le village s’émeut à nouveau pour des préoccupations politiques. Françoise se réfugie chez la Grande, qui envenime encore la situation et parvient à faire expulser les Buteau après le mariage de la jeune fille avec Jean.

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Recueillis par une voisine, les Buteau vivent la perte de leurs biens dans une déception totale et veulent se venger. Ils commencent par voler le magot du vieux Fouan qui périt ensuite dans la misère, abandonné de tous. Aidé de Lise, Buteau parvient enfin à violer Françoise, enceinte de cinq mois, ensuite, Lise la tue. Françoise meurt sans avoir nommé ses agresseurs. Les méfaits de la crise agricole se font sentir de plus en plus. Par ailleurs, la mort de Françoise sans testament fait des Buteau ses héritiers. Ils chassent Jean puis étouffent Fouan, le témoin du meurtre. Se refusant à partager plus longtemps l’existence de ces êtres criminels, Jean quitte Rognes après l’enterrement du vieux en émettant des réflexions philosophiques sur le rapport de l’homme avec la terre.

Ce résumé montre déjà la grandeur et l’importance de la terre dans la vie des paysans et laisse donc apparaître l’idée d’épopée tellurique.

Dans quelle mesure peut-on donc qualifier ce roman d’épopée de la terre? Telle est la question principale qui conduira notre réflexion tout au long de ce travail. De cette problématique découlent trois questions intermédiaires, à savoir : qu’est-ce que l’épopée ? Quels traits de l’épopée retrouve-t-on dans La Terre ? Et comment Zola procède-t-il à l’exaltation de la terre ? Il existe différentes démarches pour étudier les textes littéraires mais nous estimons la démarche hypothético-déductive la plus appropriée pour instruire cette problématique dans la mesure où celle-ci nous incite à émettre des hypothèses de réponse que nous allons vérifier dans la suite de notre travail pour aboutir à des résultats concluants, les validant ou non. Par ailleurs, nous effectuerons une analyse littéraire et presque linéaire du corpus pour vérifier ces hypothèses.

Dans ce roman, Zola agrandit la terre et lui rend hommage en empruntant les thèmes et procédés caractéristiques de l’épopée. Cette phrase résume les postulats que nous allons vérifier au cours de ce travail.

Ce mémoire est alors structuré en trois parties dont la première consistera en une étude de la poétisation de la terre, qui constitue un aspect de son exaltation. Nous allons ensuite considérer dans la deuxième partie la figure de la terre divinisée. Puis nous aborderons dans la troisième et dernière partie la plus importante caractéristique de l’épopée : les exploits de la terre en tant qu’héroïne du livre.

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PARTIE I : LA POETISATION DE LA TERRE

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Avant d’étudier la poétisation de la terre, revenons d’abord à l’intitulé de notre mémoire « l’épopée tellurique » parce que tout part de là. Selon Henri BENAC, le mot « épopée » a une origine grecque, et signifie « action de faire un récit ». « Du roman avec lequel elle se confondait à l’origine, elle se distingue en ce qu’elle a pour but d’exalter un sentiment collectif. L’épopée est donc une histoire élaborée de manière littéraire, qui garde le souvenir d’un événement historique transformé par la légende ». Quand à son évolution, BENAC retient deux périodes : d’abord, à l’époque classique, l’épopée prend pour sujet « une grande action patriotique, souvent militaire », « le merveilleux païen l’emporte sur le merveilleux chrétien », elle met en scène « des personnages nombreux dont se détache le héros principal [...] sans défaut, doué de forces exceptionnelles, remplissant [...] un destin utile à la collectivité » ; puis, au 19e siècle, « on admet pour sujet toute grande action symbolique, patriotique, religieuse, mais aussi humanitaire », « le merveilleux païen disparaît [...] et fait place au merveilleux chrétien [...] ou à un art visionnaire qui anime les choses », « le style [...] garde aux descriptions et aux images leur grandeur et leur couleur [...], au rythme son ampleur et conserve des procédés du Moyen-âge (répétitions, reprises) ». Enfin, « le style épique impose récit et description, agrandit et simplifie les choses, fait appel aux images symboliques, à la déformation, aux merveilleux, aux visions surnaturelles et cosmiques (l’univers participe au drame). Ces effets et sa passion aident le lecteur à sortir du réel »16. En outre, selon Le Robert, l’épopée est « un long poème (et plus tard, parfois, récit en prose de style élevé), où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l’histoire et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait ». En joignant ces deux définitions, nous pouvons retenir que l’épopée est un récit à caractère poétique, qui célèbre un héros ou un fait, mêlant le réel à l’imaginaire, ayant recours à des procédés d’agrandissement et de simplification, aboutissant ainsi à la déformation de ce réel. Les critiques et les chercheurs s’accordent sur le caractère épique de La Terre. Notamment, Guy ROBERT attribue son originalité à la « transfiguration lyrique et épique que Zola sait imposer au réel »17 ; Jules LEMAITRE prévient le lecteur de l’ouvrage, qui était sur le point de sortir en 1886, qu’il sera épique et pessimiste ; et Gérard GENGEMBRE nous fournit même l’expression-clé de notre sujet en qualifiant ce roman d’« épopée tellurique »18. En nous basant sur ces diverses caractéristiques de l’épopée, nous allons donc démontrer que Zola écrit dans le quinzième volume de la série des Rougon-Macquart une épopée de la terre.

16 Henri BENAC, Guide des idées littéraires, Hachette, 1988, pp 167-170. 17 Guy ROBERT, op. cit., p.360. 18 Gérard GENGEMBRE, « Les clés de l’œuvre » dans La Terre, Pocket, 1999, p.VI.

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Un récit épique est donc essentiellement poétique et La Terre en est un. La poétisation de la terre s’inscrit dans son exaltation. Comme nous l’avons mentionné plus haut, Zola, en l’écrivant, voulait en faire « un poème vivant de la terre ». Comment a-t-il donc poétisé la terre ?

Avant de répondre à cette question, nous pensons nécessaire de définir le concept de « poésie ». Il est toujours difficile de donner un sens exact aux termes « poésie » et « poète » car leur conception variait suivant l’époque et le courant de pensée. Mais comme nous avons souligné l’influence de Zola par l’art symboliste, nous estimons que la conception symboliste de la poésie et du poète convient le mieux pour définir l’art zolien. Selon Arthur Rimbaud, « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »19. Par son hypersensibilité et son pouvoir d’introspection, le poète nous montre la réalité du monde sous une forme inattendue. Jean COCTEAU dit que la poésie nous aide à voir ce que nous ne voyons plus par habitude : « Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement »20. La fonction du poète peut alors devenir une fonction « éclairante ». Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous révèle le quotidien sous un autre jour. C’est bien de cette manière que Zola poétise la terre. Cette terre qui fait tellement partie du quotidien du paysan qu’il ne la voit plus : « le paysan ne voit pas la terre» souligne l’auteur à maintes reprises dans le roman, est recréée par l’auteur, agrandie, rendue plus belle et plus intéressante par le biais de plusieurs images insolites. Parmi ces images, celles de la Beauce marine et de la Beauce féminine retiennent plus l’attention.

19 Arthur RIMBAUD, Lettre du voyant, adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871. 20 Jean COCTEAU, Le Secret professionnel, 1922.

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CHAPITRE I : LA TERRE-MER

De manière symbolique, l’écrivain superpose deux univers normalement bien distincts mais entre lesquels il a établi une correspondance : le champ de céréales et la mer. Il a recours à cette métaphore à deux moments de l’histoire : au printemps et à l’été.

A. La vision d’une terre-mer

1. La mer verte et la mer blonde

En premier lieu, la Beauce printanière est peinte par le romancier comme une mer verte. A travers une gradation continuelle, il rapproche d’abord la poussée progressive du blé de la montée graduelle de l’eau. En effet, le passage « au ras du sol, il n’y eut qu’une ombre verdâtre, à peine sensible »21, qui renvoie à l’état des champs au moment de la germination, peut être pris comme la description d’une petite source. Ensuite, l’auteur suggère la montée du volume d’eau dans l’extrait « ce vert tendre s’accentua, des pans de velours vert, d’un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s’épaissirent »22 . Le thème de la mer est encore implicite dans ces passages où l’auteur ne fait que l’introduire mais c’est la suite qui nous permet d’affirmer qu’ils renvoient à la formation d’un grand volume d’eau. En effet, vers le stade final de la croissance du blé, il voit le champ comme une mer verte : «Partout du blé, la mer de blé envahissante, débordante, couvrant la terre de son immensité verte »23.

En second lieu, la Beauce estivale est décrite comme une mer blonde. Si la couleur verte est fortement utilisée dans la peinture de la Beauce printanière, le jaune et ses dérivées comme le blond et la dorure, caractérisent l’été où le blé mûr flamboie sous les rayons du soleil. Sachant le climat caractéristique de cette saison, l’on sait déjà que le romancier dirigera sa loupe vers la chaleur et en donnera une vision amplifiée. La présence du champ lexical du feu souligne cette insistance sur la chaleur : « flamme », « incendie », « flamboiement », « houle de feu », « flambante ». Le tableau que Zola brosse de la Beauce reflète alors cette chaleur estivale : « C’était maintenant une mer blonde, incendiée, qui semblait refléter le flamboiement de l’air » 24. Plus loin, il ajoute : « Tout semblait de ce jaune, de cette dorure

21 LT, p. 204. 22 Idem. 23 LT, p. 205. 24LT, p. 236.

12 des beaux soirs de moisson »25. Ainsi, la couleur blonde du blé mûr semble luire puis étinceler sous les rayons jaunes du soleil. Zola souligne ici l’harmonie entre le temps et la culture, aboutissant au tableau d’un paysage monotone. En outre, il utilise un oxymore où il associe les deux éléments les plus opposés de la nature, à savoir l’eau et le feu, dans les passages suivants : « mer [...] incendiée, qui semblait refléter le flamboiement de l’air [...] mer roulant sa houle de feu, au moindre souffle »26. Un troisième élément est présent dans ce dernier passage, qui apparaît nécessaire dans la collaboration des deux premiers : le vent. Zola présente ainsi l’eau et le feu comme deux éléments associés et non opposés : la mer contient du feu et en crache sous l’action du vent. Le quatrième et dernier élément naturel est la terre, mais elle se confond avec la mer. La campagne estivale se présente donc comme un monde en diapason où les quatre éléments de la nature coexistent et collaborent. L’évocation de ces éléments permet une exaltation de la nature et surtout de la terre, tel que Gérard GENGEMBRE le souligne en disant « C’est la nature qui l’emporte [...] La Terre, ou le triomphe d’un des éléments fondamentaux [...] Elle autorise une célébration de la nature [...] construisant un véritable mythe où triomphe un des quatre éléments de la cosmogonie »27.

2. Une peinture dynamique et impressionniste de la Beauce

a. Un tableau dynamique

La description de la Beauce marine n’est pas statique. Elle présente l’évolution de la culture au fil des saisons et à la longueur de la journée. En effet, le foisonnement des indicateurs temporels marque l’écoulement du temps.

D’abord, celui de la saison apparaît à travers « de novembre [début de l’hiver] à juillet [été] »28, « C’était l’époque où la Beauce est belle de sa jeunesse »29 (printemps). Parallèlement à ces trois indicateurs temporels, l’auteur nous livre une peinture représentative des trois moments cruciaux de la culture dans : « D’abord, dans les grands carrés de terre brune, il n’y eut qu’une ombre verdâtre, à peine sensible [renvoyant à ‘‘novembre’’, aux semailles ].Puis ce vert tendre s’accentua, des pans de velours vert, d’un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s’épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua

25LT, p. 249. 26 LT, p. 236. 27 Gérard GENGEMBRE, « Les clés de l’œuvre » dans La Terre, Pocket, 1999, p VII. 28 LT, p. 204. 29 Idem.

13 de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l’avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l’infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats [printemps] »30. Le mois de juillet, l’été, la moisson, sont représentés par « le moment où […] les hautes tiges jaunissent »31.

Ensuite, l’écoulement de la journée se montre à travers le terme et les expressions : « Le matin », « A mesure que montait le soleil » et « quand le soir tombait ». En même temps, Zola quitte la vision réaliste pour glisser vers une vision symbolique de la Beauce : « Le matin [...] un brouillard rose s’envolait. A mesure que montait le soleil, [...] une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d’une houle, qui partait de l’horizon, se prolongeait, allait mourir à l’autre bout [...] Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairés étaient comme des voiles blanches [...] »32 où les termes « brise », « houle » et « voiles blanches » relèvent du champ lexical de la mer. Zola mêle donc l’image réaliste de la Beauce à son image symbolique en décrivant l’évolution de la culture suivant les saisons d’un côté et son apparence marine au fil de la journée d’un autre côté.

b. Une peinture impressionniste

Ce tableau dynamique suggère le mouvement et l’état de la mer à la longueur des saisons et de la journée mais reflète surtout le goût du romancier pour la peinture impressionniste dans la mesure où il juxtapose les couleurs comme les petits coups de pinceau d’un peintre dans « le vert jaune du blé, le vert bleu de l’avoine, le vert gris du seigle », utilise des couleurs composées, à savoir « vert jaune », « vert bleu » et « vert gris », pour traduire les nuances les plus variées, il mélange peu les couleurs et préfère utiliser les primaires et leurs dérivées, notamment le vert et le jaune, le vert et le bleu, le rouge, l’incarnat et le rose, le jaune, la dorure et le blond. Tous ces procédés sont caractéristiques de la peinture impressionniste, mais le plus important est que Zola, à l’image des peintres de ce mouvement, semble fasciné par les effets produits par les variations constantes et imperceptibles de la lumière sur le paysage. Notamment, « Le matin [...] un brouillard rose s’envolait », « Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairés étaient comme des voiles blanches ». Dans le second extrait, on dirait que c’est le vif éclairage qui donne aux façades lointaines l’apparence des voiles blanches. Mais c’est surtout dans les passages décrivant la mer blonde qu’apparaît ce principal caractère du tableau impressionniste car, tel que nous l’avons

30 LT, p. 204. 31 Idem. 32 Idem.

14 expliqué (cf. supra, p. 12), il semble que ces couleurs blonde, jaune et dorure résultent surtout de l’action de la lueur du soleil sur la couleur du blé mûr.

Le recours à l’impressionnisme permet à l’auteur de rendre ses tableaux encore plus beaux, et d’inciter ses lecteurs à admirer davantage le paysage champêtre qu’il décrit. Il permet également une exaltation de la nature en nous peignant la Beauce sous toutes ses apparences et en toutes saisons.

B. Un vrai paysage marin

1. Le champ notionnel de la mer

Un vrai univers marin se dégage de ce rapprochement de la terre à la mer. L’écrivain met en œuvre une métaphore filée pour le peindre. Comme le blé est comparé à la mer, cela va de soi que, d’abord, son inclination sous le coup du vent soit comparée à une vague : « Continuellement, une ondulation se succédait à une autre, l’éternel flux battait sous le vent du large »33, ensuite, les bâtiments à des pirogues dans : « des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches », les clochers à des mâts, dans « des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain »34 ; puis, dans la phrase « Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu’une épave »35, le moulin hors d’usage signalé mille fois par le romancier est comparé à une épave, un navire hors d’usage mais qui flotte encore ; et puis, le paysan est comparé tantôt à un pêcheur tantôt à un matelot. Zola le compare à un pêcheur dans ce passage: « Buteau, par le mauvais temps, la regarda aussi, cette Beauce ouverte à ses pieds, de même que le pêcheur regarde de sa falaise la mer démontée, où la tempête lui vole son pain »36 et à un matelot dans : « Au bord de ce champ, au milieu de l’étendue sans bornes, ils avaient la face rêveuse et figée, la songerie des matelots, qui vivent seuls, par les grands espaces »37 où le thème de la mer est évoqué par l’expression « étendue sans bornes » d’abord et l’aspect mélancolique de la scène ensuite, qui est suggéré par les

33 LT, p. 204. 34 Idem. 35 LT, p. 205. 36 Idem. 37LT, p. 64

15 termes « rêveuse », « songerie » et « seuls ». Enfin, le « bois lointain »38 est comparé à un continent. Ainsi, Zola énumère-t-il les différents éléments de la campagne en leur attribuant les divers éléments caractéristiques de la mer. Nous pouvons organiser ces derniers en un champ notionnel de la mer selon le schéma suivant :

mouvement : « houle », « ondulation », « brise »

LA MER transport : « voiles blanches », « mâts », « épave »

paysage : « continent »

acteurs : « pêcheur », « matelot »

2. Un univers sensible et paisible

A travers ce champ notionnel se dresse un vrai tableau du paysage marin avec tous ses éléments caractéristiques. Ce tableau est animé de vastes ondulations et de diverses sensations : tactile à travers « sensation humide »39 et auditive à travers « murmurante »40. Le romancier le présente donc comme un monde poétique dans la mesure où il éveille notre sensibilité en nous présentant un univers mélancolique et en faisant appel à nos divers organes de sens : la vue d’abord en contemplant en même temps que Buteau ce beau paysage, le toucher et l’ouïe ensuite, à travers cette « sensation humide et murmurante ». Une impression de fraîcheur et de douceur se dégage de cette description dans la mesure où le mot « humide » possède une connotation positive par rapport à « froide » et « murmurante » contient déjà une idée de douceur. Zola a donc bien su rendre ces impressions de fraîcheur, de douceur et de mélancolie qui envahissent l’être quand on se trouve au milieu d’une grande étendue de champ. Il l’apparente aux sensations que l’on peut avoir au beau milieu de la mer. En outre, la brise soufflant par haleine régulière, les ondulations successives, les façades vivement éclairées, et ces diverses sensations, montrent un univers marin paisible. Ces procédés font des passages où il développe la métaphore de la terre-mer, une des pages les plus poétiques du roman, et qui mérite donc que l’on y accorde quelque analyse.

38 LT, p. 205. 39 Idem. 40 Idem.

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3. Un langage fluide

Le thème de la fluidité est également véhiculé par le rythme et la sonorité des phrases de ces passages. D’un côté, l’abondance des longues phrases comme « A mesure que montait le soleil, dans l’air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d’une houle, qui partait de l’horizon, se prolongeait, allait mourir à l’autre bout », contenant cinq propositions, évoque le mouvement continu de la mer. D’un autre côté, l’allitération en [b] dans certains passages comme « les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes »41 où ce son revient neuf fois, et celle en [l] dans d’autres comme « une mer blonde, incendiée, qui semblait refléter le flamboiement de l’air » où cette consonne revient six fois, marquent la présence de l’eau, parce que [b] et [l] sont des consonnes fluides.

C. Les sens de la métaphore

1. Une manière d’insister sur la prolificité de la terre

a. Une vision hyperbolique de la quantité du blé

Dans le développement de la métaphore, nous constatons que l’auteur exagère sur la quantité du blé. Il utilise alors deux procédés.

La gradation d’abord pour insister sur la poussée progressive du blé : « Déjà, l’îlot gris d’un village avait disparu à l’horizon, derrière le niveau croissant des verdures. Il ne restait que les toitures de la Borderie, qui, à leur tour, furent submergées »42. Ainsi, tour à tour, le village disparaît-il selon la hauteur des bâtiments, au fur et à mesure que monte le blé : « l’îlot gris d’un village » d’abord, puis la Borderie qui comporte les plus grands bâtiments de Rognes.

L’hyperbole ensuite en parlant du village qui disparaît et des toitures de la Borderie submergées, car il faut que les tiges montent plus haut que les maisons pour pouvoir les immerger. Ce même effet de grossissement se fait sentir quand le narrateur dit ne voir de la

41 LT, p. 204. 42 LT, p. 205.

17 campagne immense que du blé : « Rien que du blé, sans qu’on aperçût ni une maison ni un arbre, l’infini du blé ! »43. Dans cet extrait, l’hyperbole se fait remarquer au niveau lexical à travers l’usage des termes et expressions « Rien que », « sans que » et « infini », et au niveau syntaxique par la double négation « ni…ni… ». A entendre Zola, il semble que rien n’existe dans la campagne à part le blé. On remarque également cette insistance sur l’abondance du blé par la répétition et la place du mot « blé » dans cette phrase. En effet, il y revient deux fois et se trouve à son début et à sa fin, donc à des positions qui le mettent en exergue.

Puis, la présence du champ lexical de l’inondation à travers les mots « submergées », « envahissantes », « débordante », et « couvrant » ne fait qu’intensifier cette exagération. La quantité du blé est donc pareille à celle de l’eau de la mer.

Tous les procédés mis en œuvre par l’auteur, à savoir le lexique, la syntaxe, la reprise et la place du mot « blé » contribuent donc à insister sur son abondance. Une abondance qui hante le regard de l’écrivain, le pousse à agrandir la réalité, et le fait voir une mer à la place des champs. Comparer le champ de céréale à la mer constitue donc une manière pour Zola d’insister sur la quantité du blé. Le site synonymo.fr cite d’ailleurs le mot « mer » comme synonyme de « abondance ».

b. La terre-mer et la terre-mère

Si le blé abonde, alors, la terre est fertile. Dans le passage suivant, après avoir souligné l’abondance du blé, le narrateur passe directement à la déclamation de la fertilité du sol : « Rien que du blé, sans qu’on aperçût ni une maison ni un arbre, l’infini du blé ! Parfois, dans la chaleur, un calme de plomb endormait les épis, une odeur de fécondité fumait et s’exhalait de la terre. Les couches s’achevaient, on sentait la semence gonflée jaillir de la matrice commune, en grains tièdes et lourds »44. Les termes et expressions « odeur de fécondité », « couches », « semence gonflée », « grains tièdes et lourds » soulignent le caractère fécond de la terre. Cette fécondité est d’une telle intensité que le nez de Buteau, qui représente celui de l’écrivain, arrive à en sentir l’odeur. Ayant donc tiré plus loin notre analyse, nous pouvons en déduire que comparer la terre à la mer est une manière, pour Zola, de clamer un hymne à la fécondité de la terre. D’où la métaphore de la terre-mer n’est rien d’autre que celle de la terre- mère. Le romancier confond délibérément et implicitement les deux mots homophones « mer » et « mère » pour nous livrer sa vision de la fécondité de la terre. Ce procédé nous

43LT , p. 237. 44 LT, p. 237

18 rappelle où la confusion entre ces deux termes est bien explicite : la mer qui inonde le roman, à laquelle est associée la métaphore filée de la maternité, notamment celle de la menstruation, est tout d’abord le synonyme d’une apologie de son homophone « mère ».

2. Une manière d’insister sur l’immensité de la terre

Nous remarquons que Zola ouvre et clôt le long passage où il compare la campagne printanière à une mer verte, par une observation sur l’immensité de la terre. Ainsi, avant de décrire l’état de cette dernière selon les différentes étapes de la culture, voit-il à travers le regard de Buteau « dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue »45. Cette introduction annonce donc le lien entre la comparaison de la terre à la mer d’une part et l’immensité de la terre d’autre part, qui sera évoquée tout au long du développement de la métaphore dans certains passages comme « et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profondes, sans bornes » où la mer de céréales est qualifiée de « sans bornes », et « une brise […] qui partait de l’horizon, se prolongeait, allait mourir à l’autre bout » où les termes « horizon » et « à l’autre bout » évoquent l’immensité des champs. Puis, il termine ce long passage par une mise en parallèle, dans une seule et même phrase, de l’image de la terre-mer avec l’immensité du sol : « Partout du blé, la mer de blé envahissante, débordante, couvrant la terre de son immensité verte ». La séquence « Partout du blé, la mer de blé » évoque la Beauce marine et le terme « immensité » montre sa grandeur. De même, l’auteur clôt le passage où il compare la campagne estivale à une mer blonde en utilisant une antithèse opposant la petitesse de l’homme à l’immensité de la terre : « Et devant cette plaine, cette moisson géante, une inquiétude venait, celle que l’homme n’en vît jamais le bout, avec son corps d’insecte, si petit dans cette immensité »46. Si Zola compare donc la terre à la mer, c’est pour suggérer l’immensité et, par la même occasion, mettre l’accent sur l’insignifiance de l’être humain et de sa condition.

Ce chapitre nous a donc permis d’étudier un aspect de la poétisation de la terre : sa comparaison à la mer. La Beauce est assimilée à la mer à deux moments de l’histoire : au

45 LT, p. 204. 46 LT, p. 237.

19 printemps, elle est peinte comme une mer verte et pendant l’été comme une mer blonde. Dans la première comparaison, à travers des procédés de gradation, le romancier apparente d’abord de manière implicite la poussée progressive du blé à la montée graduelle de l’eau mais c’est vers le stade final de la croissance du blé qu’il assimile explicitement la Beauce printanière à une marée verte. Dans la seconde comparaison, il nous peint les champs de blé mûr sous la lueur du soleil estival comme une mer blonde. Une peinture dynamique et impressionniste de la Beauce se dégage de ces descriptions: dynamique parce que le tableau que l’auteur nous brosse montre les diverses apparences revêtues par la Beauce au fil des saisons et de la journée, et impressionniste du fait même de ce dynamisme et des divers procédés qu’il utilise. Les divers éléments du paysage champêtre s’intègrent alors à la métaphore filée de la mer. On peut les organiser en un champ notionnel de la mer, à travers lequel se profile un vrai paysage marin paisible et animé de plusieurs sensations. Le thème de la fluidité est également véhiculé par le rythme et la sonorité du texte, à travers les longues phrases et l’allitération en [R]. On peut donner deux sens à la métaphore de la terre-mer. D’un côté, elle est une manière d’insister sur la prolificité de la terre car d’abord, tout au long du développement de la métaphore, nous remarquons que l’auteur donne une vision hyperbolique de la quantité du blé, or si le blé abonde, la terre est fertile ; comparer la terre à la mer constitue donc une autre manière de la comparer à son homophone « mère ». D’un autre côté, Zola ôte la frontière qui sépare ces deux mondes et établit une correspondance entre eux pour faire ressortir leur point commun : l’immensité.

Là apparaît le caractère symboliste de l’écriture zolienne dans La Terre. C’est ce caractère même qui confère en premier une dimension poétique à l’œuvre et les différents procédés que nous avons énumérés viennent après lui. Tel que Jean Cocteau le dit (cf. supra, p. 11), la terre que le paysan ne voit plus car elle fait partie de sa vie quotidienne, est recréée par le romancier et apparaît sous un nouveau jour. Qui aurait imaginé, en effet, que l’on pourrait rapprocher les champs pleins de blé à la mer ? Et qui pourrait nier la beauté de ce paysage serein, monotone, harmonieux, en mouvement, plein de sensations et immense ? Cette métaphore autorise donc une célébration, non seulement de la terre, mais de la nature toute entière, des saisons et des jours, conférant ainsi une dimension épique au roman. La seconde image que nous allons maintenant analyser est celle de la terre-femme.

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CHAPITRE II. LA TERRE-FEMME

Dans l’optique de la poétisation de la terre, Zola la soustrait du rang des objets inanimés, lui souffle une vie, lui attribue un corps et une âme et la peint comme une femme. La métaphore de la terre-femme est l’une des images les plus caractéristiques du roman que nous étudions. Elle est une manière, pour Zola, de peindre l’amour du paysan pour la terre. Le romancier n’innove pas tout à fait car « cette image de la terre féminine, mère nourricière, selon Cecile PERREL, est un classique de la mythologie »47. Plusieurs écrivains exploitent en effet la figure mythique de la terre-femme, notamment Homère, dans son hymne dédié à la terre, exalte « Gaia, Mère de tous, aux solides fondements, très antique, et qui nourrit sur son sol toutes les choses qui sont.»48. Toujours selon Cecile PERREL, Zola attribue à la terre « la pose, les membres et les attributs » de la femme49. On distingue alors deux catégories de femme dans La Terre : l’une humaine et l’autre la terre elle-même. Comme ce qu’il a fait dans la peinture des personnages féminins de ses autres œuvres, Zola s’appuie sur deux aspects : l’aspect féminin d’abord, qui considère la femme comme un objet de désir, et l’aspect maternel ensuite, qui relève de son aptitude à se reproduire. Mais que ce soit dans l’un ou dans l’autre, il nous livre une exaltation de cette terre féminine. Nous allons donc analyser l’image de la terre-femme suivant cette structure.

A. Eloge de la terre-femme

1. La terre : un objet de désir

a. L’évocation de l’amour charnel

La terre apparaît dans ce roman comme une femme très attirante, un objet de désir permanent. Ce désir est purement physique. En effet, le narrateur cite quelquefois des parties du corps humain pour l’évoquer, à savoir : les os, la chair, les mains, les doigts. Notamment, Jésus-Christ dit à propos de Fouan : « Ca devait le tenir bien fort, ce furieux désir de posséder, qu’ils ont dans les os [...] tous les anciens mâles »50. Les os étant la partie la plus profonde, la plus interne du corps humain, leur évocation dans cet extrait montre à la fois l’intensité, la profondeur du désir de posséder chez les vieux, et l’aspect physique de ce désir.

47 Cecile PERREL, « La Terre » d’Emile Zola – Fiche de lecture, Primento, 2011, p. 14. 48Traduction de Leconte de Lisle, 1893, pp. 437-438. 49 Cecile PERREL, op. cit., p. 14. 50 LT, p. 327.

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Les critiques, notamment Gérard GENGEMBRE, ont donc raison de dire que la passion que les paysans de La Terre éprouvent pour la terre est « viscérale »51, c’est-à- dire relève du plus profond de l’être, provient du fond de soi-même, relatif aux viscères. Le comportement physique de Buteau au moment de la reconquête de l’héritage de Françoise le confirme d’ailleurs. En fait, le terme « entrailles » dans ce passage : « Ah ! la terre, elle le tenait aux entrailles plus encore que la maison ! »52 renvoie aux viscères, aux organes qui logent à l’intérieur du ventre, la partie centrale et vitale du corps humain. Son emploi montre alors l’attachement à la fois physique et profond du paysan à la terre. Ensuite, à la vue de la pièce, « Toute sa chair s’était mise à trembler de joie, comme au retour d’une femme désirée et qu’on a crue perdue »53. L’emploi du mot « chair » montre déjà clairement que l’amour du jeune homme est charnel, d’autant plus que la terre est comparée à une femme reconquise dans « comme au retour d’une femme désirée et qu’on a crue perdue ». L’attraction qu’exerce la terre sur le paysan ressemble donc réellement à celle exercée par une femme à un homme. Ce tremblement de la chair fait allusion à sa contraction lors d’une excitation. Alors, Buteau semble désirer la terre comme s’il voulait faire l’amour à une femme : « Son cœur se gonflait, allait vers elle, dans cette idée qu’il la possédait de nouveau, à jamais »54.

b. Insistance sur la féminité de la terre

Suite à cette attraction, Buteau semble restituer les gestes d’un homme amoureux qui essaie de reconnaître son amante. En effet, il « l’écrasa, la renifla »55 comme s’il étouffait la femme d’une étreinte et essaie par la suite de la reconnaître par son odeur. Le verbe « renifler » montre que cette pièce que Buteau a perdue, a une odeur, particulière parce qu’elle lui a permis de la reconnaître : le narrateur confirme que « c’était bien sa terre, et il retourna chez lui, chantonnant, comme ivre de l’avoir respirée »56. En attribuant une odeur à la terre et en faisant de cette odeur un moyen, pour Buteau, de reconnaître que c’était la sienne, Zola la revêt d’une caractéristique purement humaine. Cette odeur marque alors la sensualité de la terre-femme car elle éveille les sens de Buteau et produit chez lui une sorte de satisfaction qui se traduit par les mots « chantonnant » et « ivre ». Cette importance accordée à l’odeur rapproche l’esthétique zolienne du symbolisme qui voit en l’odeur une preuve de l’existence d’un autre monde qui se cache derrière le monde perceptible.

51Gérard GENGEMBRE, préface de La Terre, Pocket, 1994, p. 13. 52 LT, p. 450. 53 Idem. 54 LT, p. 451. 55 Idem. 56 Idem.

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En outre, cette sensualité est d’une telle intensité qu’à l’approche de la terre, l’homme meurt d’envie de la posséder. Le narrateur décrit cette envie de manière hyperbolique. En fait, il dit à propos de Fouan : « la terre, la terre qu’il avait tant désirée, tant possédée »57. La répétition du mot « terre », accompagnée de sa mise en emphase, d’un côté, et l’emploi de l’adverbe « tant » pour insister sur « désirée » et sur « possédée », d’un autre côté, martèlent l’idée que la terre fait l’objet d’un désir intense. Plus loin, faisant allusion à Fouan, Jésus- Christ dit : « Ca devait le tenir bien fort, ce furieux désir de posséder, qu’ils ont dans les os comme une rage, tous les anciens mâles ». Le narrateur insiste ici sur l’intensité du désir qu’éprouve le vieux pour la terre, en le qualifiant de furieux et en le comparant à une rage. « furieux » et « rage » désignent un état psychologique d’irritation, de violence, donc évoquent l’intensité et la violence du désir. C’est la même concupiscence qui anime le corps de Jean vis-à-vis de Françoise quand « son amitié pour cette gamine tournait à une rage de désir »58. Tout comme elle, la terre allume donc également chez « les mâles », un désir charnel brûlant, elle nous est donc présentée comme une femme extrêmement sensuelle.

2. Exaltation de la terre-femme et dénigrement de la femme humaine

Zola compare souvent dans le roman la terre-femme à la femme humaine. L’analyse de certains passages nous permettra de déduire qu’il dote la première de qualifications positives et semble dénigrer la seconde.

a. La terre comme refuge

En matière d’amour, les personnages féminins du roman semblent très durs, à cœur de pierre. Notamment, Françoise considère comme étranger Jean, son mari, « le garçon qu’elle n’avait pu aimer d’amour, dont elle emportait l’enfant, sans le faire, comme si elle était punie de l’avoir commencé »59. La Cognette, surtout, la figure typique de la femme fatale dont la « féminité fascinante et perverse exploite la concupiscence qu’elle fait naître, vide l’homme de sa force et le détruit »60, ruine son maître Hourdequin jusqu’à sa mort, sachant l’attachement sexuel de celui-ci à elle. C’est là que la terre-femme intervient : « Toujours, ses querelles avec la Cognette finissaient ainsi : après avoir tempêté et serré les poings, il cédait la place, oppressé d’une souffrance que soulageait seule la vue de son blé et de ses avoines

57 LT, p. 407. 58 LT, p. 238. 59 LT, p. 427. 60 Henri MITTERAND, Zola et le naturalisme, PUF, 1986, p88.

23 roulant leur verdure à l’infini »61. Le mot « tempêté » et l’expression « serré les poings » exprimant la colère, la Cognette, apparaît donc, dans cet extrait, comme une source de colère et de souffrance. Mais « soulageait » exprime une idée de remède qui est ici constitué par la vue du champ. La terre est donc décrite comme une femme accueillante, apaisante et pleine d’affection auprès de laquelle Hourdequin se retire quand la femme humaine le rebute.

b. La terre fidèle VS la femme volage

La terre est présentée dans le roman comme la seule vraie femme, celle sur qui le paysan peut compter car elle n’est pas volage comme la femme humaine. Pour exprimer cette idée, Hourdequin se pose deux questions rhétoriques : « Est-ce qu’il y avait d’autre femme qu’elle ? Est-ce que ça comptait les Cognette, celle-ci ou celle-là, l’assiette où l’on mange tous, dont il faut bien se contenter quand elle est suffisamment propre ? »62 L’expression « l’assiette où l’on mange tous » est une métaphore évoquant de manière ironique l’inconstance de la femme humaine représentée ici par la Cognette qui trompe son maître Hourdequin avec tous les valets de la ferme. Elle est très péjorative car présente la femme humaine comme un outil passe-partout, dans la souillure de son sexe. Aussi, celle-ci ne compte pas, n’a aucune valeur aux yeux des hommes, par rapport à la vraie femme qu’est la terre. Cette dernière, par contre, est décrite de manière positive. En effet, dans le passage « la terre collait à ses pieds, il la sentait grasse et fertile, comme si elle eût voulu le retenir d’une étreinte »63, le mot « collait » et l’expression « retenir d’une étreinte » présentent la terre comme une femme collante, fidèle, câline et pleine d’affection, d’autre part, « grasse et fertile » montre sa fécondité. Ces questions oratoires sont donc une manière de souligner que la terre est la seule femme qui soit, celle qui est fidèle, fertile, pleine d’affection et de sensualité, contrairement à la femme humaine qui trompe constamment les hommes.

En bref, Zola fait dans La Terre une apologie de la terre-femme. Il la peint d’abord comme un objet de désir en insistant sur le caractère charnel et l’intensité de l’amour du paysan pour elle puis en donnant une vision hyperbolique de sa sensualité pour expliquer le genre d’attraction qu’elle exerce sur le paysan. Il exalte ensuite la terre-femme et dénigre la femme humaine. Tandis que cette dernière est décrite comme une source de souffrance pour

61 LT, p. 122. 62 LT, p. 124. 63 Idem.

24 les hommes, une femme légère et volage, la première se présente comme un refuge, une consolation dans cette souffrance étant donné son affection, sa fidélité et sa sensualité. Comme dans l’épopée, l’auteur orne, à travers cette comparaison, son héroïne de tous les caractères positifs, l’agrandit moralement et physiquement de manière à catalyser l’enthousiasme du lecteur et à la distinguer de tous les autres personnages féminins du roman. Par ailleurs, cette insistance sur la sensualité de la terre va de pair avec le mythe de sa fécondité qui va constituer le fondement du sous-chapitre suivant.

B. hymne a la terre-mère

Son aspect maternel approche surtout la terre de la femme. C’est ce que les autres écrivains évoquent souvent quand ils développent la métaphore de la terre-femme. Zola rend hommage à la terre, notre mère commune en célébrant sa fécondité et en insistant sur son rôle nourricier.

1. Mythe de la fécondité

Le terme « mythe » désigne, dans une acception plus simple, l’expression allégorique d'une idée abstraite, l’exposition d'une théorie, d'une doctrine sous une forme imagée. Selon Henri BENAC, il est synonyme de « symbole », « allégorie »64. En outre, le Dictionnaire universel francophone explique le verbe « mythifier » par « conférer à (une chose, un fait, un personnage) une dimension mythique, quasi-sacrée » et la plupart des dictionnaires en ligne l’explique par « idéaliser, amplifier, rehausser ». Alors, nous pouvons soutenir que le mythe amplifie, sanctifie le concept qu’il représente. Voilà pourquoi les personnages du mythe sont souvent divinisés et l’épopée fait toujours appel au mythe, pour ne pas dire que le mythe est inhérent à l’épopée. Le thème de la fécondité occupait toujours une place tellement importante dans l’œuvre zolienne qu’elle tournait au mythe. La Terre n’y fait pas exception. En effet, tout au long de ce roman, l’auteur célèbre la fécondité de la femme et surtout de la terre. Il fait ainsi appel à un réseau allégorique de ce concept, poétise le fumier qui est un excellent agent fertilisateur, afin d’inciter les gens à procréer.

64 Henri BENAC, op. cit. p. 344.

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a. Un réseau allégorique de la fertilité

Le sol rendu par Zola est d’une telle fertilité qu’on peut percevoir cette dernière en l’approchant. L’allégorie étant un procédé stylistique qui représente de façon concrète et imagée les divers aspects d’une idée abstraite, nous pouvons affirmer que Zola propose ici un réseau allégorique représentant la fécondité de la terre sous forme de plusieurs réalités perceptibles. Il attribue en fait à ce concept abstrait, une forme concrète. Elle est alors douée d’une existence physique que le paysan peut sentir à travers ses différents organes de perception, à savoir : le toucher, la vue, l’odorat, voire le goût.

a.1. La graisse et la chaleur : symboles de la fécondité

Les personnages du roman arrivent à sentir la fertilité du sol par la peau, et ce, sous forme de graisse ou de chaleur. Hourdequin, par exemple, la sent par la graisse : « La terre collait à ses pieds, il la sentait grasse, fertile ». Les deux propositions juxtaposées de cette phrase sont reliées par un rapport de conséquence, c’est-à-dire que la terre colle à ses pieds, donc elle est fertile. La substance colloïdale contenue dans le sol est ici comparée à la graisse, l’élément qui symbolise souvent, chez Zola, la fertilité, non seulement de la terre mais aussi de la femme car Buteau, dans le passage suivant, juge la fertilité de sa femme Lise, par sa graisse : « Aussi ouvrait-il l’œil, se surveillant avec sa femme, si grasse, la mâtine, qu’elle goberait la chose [l’enfant] du coup »65. Un autre élément faisant appel à la sensation tactile est la chaleur. Cette dernière marque également la fécondité. Avant d’expliquer la correspondance entre ces deux notions, nous tenons à souligner que, dans l’ébauche du roman, Zola affirme qu’il mettra un peu de terre chez Françoise : « je puis mettre de la terre dans Louise [Françoise], un peu abêtie, très bien portante, [...] fertile, grasse en odeur [...], femme de bonne heure [...] Elle grise ceux qui l’approchent, comme la terre »66. La comparaison va donc à double sens : en général, la terre est comparée à la femme mais dans certains cas, la femme est aussi comparée à la terre. La prolificité de cette jeune fille reflète donc celle de la terre, le sol semble la lui transmettre d’ailleurs au moment de la moisson. Au cœur du battage, elle a « la peau entière brûlante, dégageant autour d’elle comme une onde de flamme qui tremblait, visible, dans l’air »67 ; ensuite pendant le combat de Jean avec Buteau, « elle était entre les deux hommes, chaude

65 LT, p. 207. 66 Cité par Marcel GIRARD, Archives de LT, op. cit., p. 493. 67 LT, p. 274.

26 d’une telle poussée de sang, qu’ils en sentaient venir le rayonnement jusqu’à eux »68. Les mots « brûlante », « flamme », « chaude » et « rayonnement » appartiennent au champ lexical de la chaleur. Ces mots, appuyés par la « poussée de sang », nous laissent imaginer que Françoise est en chaleur, en période d’ovulation. La chaleur est donc un signe de fécondité. Dans le premier passage, la chaleur est tellement intense qu’elle se transforme en « flamme qui tremblait, visible dans l’air ». Cette fois-ci, un autre organe de sens intervient : la vue. La fécondité est donc aussi, selon Zola, un phénomène visible à l’œil nu.

a.2. La fertilité du sol : sensible à l’odorat

Zola accorde, comme les poètes symbolistes, une grande importance à l’odeur car elle révèle l’existence d’une autre réalité au-delà de celle qui est perceptible. Il en attribue une à la fécondité. Notamment, pendant la moisson, « une odeur de fécondité fumait et s’exhalait de la terre »69, et pendant la préparation du fumier, l’« odeur de fécondité »70 de ce dernier semble sortir de Françoise. Les mots « odeur », « fumait » et « s’exhalait », appartenant au champ lexical de l’odorat, prouvent que la fécondité a une vraie existence physique et par conséquent, une propriété physique, qui est l’odeur.

a.3. Le fumier : symbole de la fécondité

Ce qui semble symboliser la prolificité de la terre est, maintenant, le fumier. Nous réservons encore dans la page suivante un sous-chapitre pour sa poétisation, donc nous allons nous contenter de le mentionner ici, car il constitue également une allégorie de la fécondité. L’odeur du fumier est, selon ce dernier passage, celle de la fécondité, donc fumier = fécondité. En plus, dans son fantasme de l’excrément, Hourdequin appelle l’engrais humain « fleuve fertilisateur » : « Et lui, dans sa passion, voyait Paris [...] lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l’engrais humain »71, voire « fécondité » dans la phrase « Lentement, le sol buvait cette fécondité »72. Le fumier qui est un agent fertilisateur, est donc utilisé par Zola comme allégorie de la fécondité.

68 LT, p. 275. 69 LT, p. 237. 70 LT, p. 394 71 LT, p. 385. 72 Idem.

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a.4. La fertilité du sol : sensible au goût

Dans la séquence « le sol buvait cette fécondité », le verbe « buvait » qui demande comme complément un nom concret, un objet buvable et ayant un goût, attribue à la fécondité une existence concrète, un caractère comestible, et par conséquent, un goût.

En bref, le romancier donne à la fertilité du sol une existence physique palpable au toucher, sensible à l’odorat, au goût, et visible à l’œil nu. Elle prend alors la forme de la graisse, de la chaleur et du fumier. Mais à la base de ce réseau allégorique, il utilise un autre procédé : l’exagération. Il faut que la fécondité de la terre soit extrême pour être perceptible par les différents organes de sens. La notion même de fécondité est abstraite mais l’auteur lui prête une existence concrète pour insister sur son intensité. Là, il rejoint encore les points de vue des peintres symbolistes, notamment Tristan CORBIERE qui recommande que l’on peigne « uniquement ce qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais »73 et Frederic WATTS qui affirme : « Je peins des idées et non des choses »74. Ces diverses sensations, c’est Zola qui les révèle au commun des mortels car c’est lui qui arrive à communiquer avec le monde invisible grâce à son hypersensibilité qu’il transmet à ses personnages. Tant elle est valable pour lui la déclaration faite par Rimbaud sur le dérèglement des sens du poète et sur son caractère voyant (cf. supra, p. 11). Ce mélange d’allégorie et d’exagération participe donc à la poétisation et à la célébration de la fécondité de la terre et de la femme.

b. Poétisation du fumier

L’engrais, que nous considérons dans la vie quotidienne, comme un déchet, se transforme sous la plume de Zola en un objet poétique, du fait qu’il est une source de fécondité. C’est donc ce caractère fécond du fumier que le romancier poétise et qu’il rapproche de la fertilité de la femme. Voilà pourquoi nous rattachons ce thème dans la métaphore de la terre-femme.

b.1. Source de virilité, de jouissance et de bien-être

L’auteur assimile le fumier à la femme en le décrivant comme source de virilité et de jouissance masculine dans la phrase : « la puanteur du fumier que Jean remuait, l’avait un peu

73 Cité par Elisabeth LIEVRE-CROSSON, Du réalisme au symbolisme, Milan, 1945, p. 32. 74 Idem, p. 34.

28 ragaillardi. Il l’aimait, la respirait avec une jouissance de bon mâle »75. La virilité se traduit par le mot « ragaillardi » et l’expression « bon mâle ». Ces termes s’ajoutent à « aimait » et « jouissance » pour montrer que le fumier, qui représente la fertilité du sol, provoque une satisfaction physique chez ce personnage. Puis, le mot « jouissance » a une connotation sexuelle car il est suivi de l’expression « bon mâle ». Le fumier est donc, par sa prolificité, peint comme une femme. L’engrais, plus précisément la fécondité, se présente également comme source de bien-être féminin. En effet, Françoise, « ayant du fumier jusqu’aux cuisses », « disparaissait […] au milieu de la vapeur chaude à l’aise et le cœur d’aplomb dans l’asphyxie de cette fosse remuée [...] elle avait l’air très grand, saine et forte, comme si elle eût poussé là, et que cette odeur de fécondité fût sortie d’elle »76. Le thème de la chaleur revient avec l’expression « vapeur chaude » pour insister sur la fertilité du fumier. Les expressions et les mots « à l’aise », « cœur d’aplomb », « grand », « saine » et « forte » traduisent la sensation de bien- être qui envahit Françoise, grâce à la présence du fumier. Par ailleurs, la locution conjonctive « comme si » introduit la relation entre la grandeur, la santé et la force de Françoise d’une part, et « l’odeur de fécondité » du fumier, d’autre part. La prolificité du fumier semble donc se transmettre à la jeune femme et se confond avec la sienne.

b.2. Le fantasme de l’engrais humain

Le processus de valorisation du fumier atteint son apogée dans le fantasme de l’« engrais humain » chez Hourdequin. « Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l’engrais humain. Des rigoles partout s’emplissaient, des nappes s’étalaient dans chaque labour, la mer des excréments montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l’odeur. C’était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu’elle en avait reçue. Lentement, le sol buvait cette fécondité, et de la terre gorgée, engraissée, le pain poussait, débordait, en moissons géantes »77. Hourdequin donne plusieurs appellations mélioratives au fumier humain, à savoir : « fleuve fertilisateur », « engrais humain », « mer des excréments », « fécondité ». Nous constatons d’abord qu’il utilise une hyperbole en parlant de « fleuve » et de « mer », des mots désignant un flot d’eau. C’est donc une manière d’insister sur l’abondance des excréments. Mais cette abondance n’est pas néfaste car le déchet humain est qualifié de fertilisateur, assimilé à la fécondité. Ensuite,

75 LT, p. 384. 76 LT, p. 394. 77 LT, p. 385.

29 quand il dit : « C’était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu’elle en avait reçue », il considère l’engrais humain comme un signe de vie. Par ailleurs, il le décrit comme une potion magique, car la terre l’ayant « bu », « le pain poussait, débordait en moissons géantes ». Le processus d’agrandissement du pain se fait par gradation ascendante suivant les termes « poussait », « débordait », puis « géantes » pour souligner le pouvoir fertilisateur de l’excrément. En outre, une sensation de gaieté se dégage de cet extrait, avec les mots « rigole », « plein soleil », avec l’image de la grande ville qui rend aux champs la vie qu’elle en a reçue, qui est peinte comme un acte de bienfaisance car la terre se trouve après « gorgée », « engraissée », revitalisée en bref. L’odeur du fumier souvent évoquée dans le roman à travers les expressions « la puanteur du fumier », « l’asphyxie de cette fosse remuée », « odeur de fécondité », et la phrase « Toute la Beauce en restait tiède et odorante »78, est donc bonne car elle est assimilée à celle d’une femme féconde.

Par sa prolificité, l’engrais est alors comparé à la femme. Il est décrit sur une note positive. En conséquence, son image glisse de la réalité vers une représentation symbolique dont la finalité est l’éloge de la fécondité. Là apparaît le caractère poétique de cette représentation : tout en sachant l’utilité du fumier, tout le monde le considère comme un déchet, mais grâce à cette représentation inhabituelle, il le redécouvre et porte un regard nouveau là-dessus. Quel est donc l’aboutissement de ce dithyrambe de la fécondité de la terre et de la femme ? Où le romancier veut-il en venir ?

c. Hymne à la vie

Tel que nous l’avons vu dans l’introduction, la femme de Zola était stérile. Il a donc passé de longues années à rêver d’une descendance, de là vient son obsession pour la fécondité. Or, d’un autre côté, la limitation de naissance a déjà fait son ravage à cette époque et les gens aptes à procréer ne font pas d’enfant mais limitent la sexualité à son rôle de plaisir. La célébration de la fécondité de la terre constitue donc, certes, un moyen de la poétiser et de l’exalter, mais se présente aussi comme un appel à la procréation. Nous verrons pourquoi mais considérons d’abord un dernier aspect de l’éloge de la fécondité :

78 LT, p. 386.

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c.1. Exaltation de la maternité

Les mots utilisés par Zola sont quelquefois révélateurs de l’estime qu’il porte à la maternité. Voilà pourquoi nous allons procéder à une analyse lexicale de certains passages relatifs à cet effet.

Dans les deux phrases suivantes, certains termes évoquent la grandeur de la fécondité :

P1 : « Les couches s’achevaient, on sentait la semence gonflée jaillir de la matrice commune, en grains tièdes et lourds.»79 P2 : « Elle [Lise] arrondissait ce ventre énorme, qui semblait la bosse d’un germe, soulevée de la terre féconde.»80 Dans P1, les termes « gonflée » et « lourds », affichent une image agrandie du grain de blé, et, par conséquent, de la fertilité du sol. Ensuite, le verbe « jaillir », exprimant une idée d’éruption, d’explosion, rapproche les grains de blé à un volcan, à quelque chose de très puissant. Puis, comme la taille du blé montre le degré de fécondité du sol, la fécondité apparaît également comme une force puissante. Enfin, comme le mot « couche » appartient au jargon de la maternité, l’écrivain rapproche la terre au moment de la moisson, à une femme qui accouche, et exalte, de cette manière, la maternité de la terre-femme. Inversement, dans P2, il compare le ventre enflé de Lise à une plante en germination, en insistant sur la fécondité de la terre d’une part, et à celle de la jeune femme d’autre part, parce qu’il qualifie son ventre d’énorme, un adjectif de plus grande intensité locutoire par rapport à « grand ». En utilisant cet adjectif, il offre alors une vision agrandie du ventre de Lise et de la maternité ; une vision qui va s’accentuer au moment de l’accouchement dont la description concentrera le maximum d’exagération. Il compare en effet son vagin au « trou bâillant d’un tonneau défoncé »81 où la Frimat pouvait disparaître, à une « gueule de four »82, puis à « une vraie cathédrale où le mari devait loger en entier »83. Avec ces termes, l’écrivain nous affiche une image agrandie du sexe féminin au moment de l’accouchement. Cette image a une apparence effrayante mais elle montre la grandeur de la maternité, et l’estime que l’auteur a pour elle.

79 LT, p. 237. 80 LT, p. 243. 81 LT, p. 259. 82 Idem. 83 LT, p. 261.

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La maternité est donc décrite comme quelque chose de très puissant à travers des termes mélioratifs, suggérant sa grandeur et sa puissance. Ce qui montre déjà l’admiration de Zola envers elle et l’invitation qu’il adresse à la femme à être mère. Cette invitation est explicite dans d’autres passages.

c.2. Appel à la procréation

Zola écrit dans La Terre un véritable « hymne à la vie »84, un appel à la fécondité. De nouveau, il compare la femme humaine à la terre-femme au moment où Jean possède Françoise et où celle-ci lui demande d’éjaculer à l’extérieur : la « semence humaine, ainsi détournée et perdue, tomba dans le blé mûr, sur la terre, qui, elle, ne se refuse jamais, le flanc ouvert à tous les germes, éternellement féconde »85. En disant : « la terre, elle, ne se refuse jamais », « elle » est mis en emphase pour dire que Françoise se refuse. Il s’agit, là, d’une comparaison de l’attitude de Françoise à celle de la terre. La séquence « ne se refuse jamais, le flanc ouvert à tous les germes, éternellement féconde », traduit les qualités de la terre. Une image de la terre généreuse, accueillante et d’une prolificité éternelle se dresse alors à côté de la femme (Françoise) dédaigneuse et de fécondité limitée. Les adjectifs « détournée » et « perdue » expriment, par conséquent, le regret de l’auteur qui déplore le refus de la maternité chez la femme et admire par contre, la générosité éternelle et la fécondité de la terre.

En fait, Zola sanctifie l’acte sexuel et la fécondité car ils sont sources de vie. C’est par leur seul moyen que la race humaine subsiste et la fécondité constitue une arme pour affronter la mort. Il condamne alors la relation sexuelle dont l’unique but est le plaisir : «Le Zola de 1900, peut-être parce que la paternité a tout changé en lui, exècre le refus de la procréation, exalte la natalité, les familles nombreuses, la patrie féconde », affirme Henri MITTERAND86. Il semble alors dénoncer l’attitude de la jeune fille, et l’encourager, de cette façon, à accepter la fécondité pour assurer la continuité de la vie.

En résumé, Zola fait dans ce quinzième volume des Rougon-Macquart un éloge vibrant de la fécondité de la terre en lui donnant une existence physique, en poétisant le fumier et en agrandissant la maternité. Donc, en même temps qu’il fait appel à des images symboliques pour nous donner une idée de ce qu’est la fécondité, il en amplifie et en idéalise la description, aboutissant ainsi à une vision mythique de ce concept. Enfin, un passage où il

84L’expression est de Gérard GENGEMBRE, préface de La Terre, Pocket 1994, p14. 85 LT, p. 245. 86Henri MITTERAND, La Vérité en marche, Gallimard, 1995, p. 120.

32 loue la fertilité éternelle du sol et dénonce le refus de la fécondité par la femme, explicite le but de cet éloge : il s’agit d’un appel à la procréation, à la vie. Par ailleurs, toujours dans la perspective d’exalter la terre-mère, il nous décrit une terre « enceinte ».

2. L’image de la terre grosse

La terre est peinte par Zola comme une mère parce qu’elle présente toutes les caractéristiques de cette dernière, à commencer par la fertilité que les humains exploitent pour la faire produire. Mais comme elle est comparée à la femme, sa reproduction est à caractère humain : elle est sexuée, passe par une grossesse et se termine par un accouchement. Une question se pose alors : qui est son partenaire ?

Zola ne décrit que rarement la femme travaillant la terre mais c’est l’homme qu’on voit souvent dans les champs, les femmes s’occupant du foyer et du bétail. De ce fait, il noue un lien intime entre l’homme et la terre, fait d’eux des amants, voire des époux : « voilà des siècles que vous êtes mariés à la terre »87 dit Lequeu aux paysans qui boivent dans un cabaret. De plus, c’est surtout chez l’homme, le paysan, qu’il décrit la passion de la terre. De cette représentation se dégage alors une image érotique des travaux de la terre.

a. De l’image réelle à l’image érotique des travaux champêtres

Considérant la terre comme une femme, le romancier décrit les travaux relatifs à l’agriculture comme un accouplement soit entre l’homme et la terre, soit entre un homme et une femme accomplissant les différentes tâches de l’agriculture.

a.1. Les travaux champêtres comme acte générateur entre le paysan et son champ

Au début de l’histoire de la longue lutte de Jacques Bonhomme pour accéder à la possession, Fouan s’exprime comme suit : « la terre fécondée de son effort [effort de l’esclave], passionnément aimée et désirée pendant cette intimité chaude de chaque heure, comme la femme d’un autre que l’on soigne, que l’on étreint et que l’on ne peut posséder »88. A travers les expressions « fécondée de son effort » et « intimité chaude », le travail de l’esclave est décrit comme un accouplement entre lui et la terre, les termes « fécondée »,

87 LT, p. 441. 88 LT, p. 102.

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« aimée », « désirée », « intimité », et « étreint » renvoyant au champ lexical de la relation sexuelle. La terre est ainsi comparée à la femme. En outre, Buteau, « A aucune époque quand il s’était loué chez les autres, n’avait fouillé la terre d’un labour si profond : elle était à lui, il voulait la pénétrer, la féconder jusqu’au ventre »89. Il est clair d’abord que le narrateur rapproche la terre à la femme, parce qu’il lui attribue un ventre, voire un vagin à travers les termes « fouillé », « profond », et surtout « pénétrer » qui appartient au jargon de l’acte sexuel. Ces mots suggèrent l’existence d’un trou chez la terre, que l’on peut assimiler au vagin. Cette allusion à l’appareil génital féminin et l’expression « féconder jusqu’au ventre », qui fait écho avec « labour si profond », donne au labour une connotation sexuelle : il est décrit comme un acte sexuel entre Buteau et la terre. Par conséquent, le matériel de labour avec lequel le jeune homme « fouille » son champ n’est autre que son appareil reproducteur, et le substantif « jouissance » utilisé dans la phrase qui précède ce passage, à savoir : « Un an se passa, et cette première année de possession fut pour Buteau une jouissance »90, se prête à une double interprétation : il renvoie aussi bien à la satisfaction mentale d’être propriétaire qu’à la satisfaction sexuelle, plus précisément à l’éjaculation.

a.2. Les travaux champêtres comme acte générateur entre les paysans eux-mêmes

 Le début du battage comme phase d’excitation

La description des travaux champêtres subit, à un certain moment, une transfiguration. Tantôt, elle est réaliste, mais tantôt, elle se trouve chargée d’une valeur érotique. Aussi, au début d’un long passage sur le battage à deux, quand on dit : « Elle [Françoise] prit un fléau au long manche et au battoir de cornouiller [...] A deux mains, elle le fit voler au-dessus de sa tête, l’abattit sur la gerbe, que le battoir, dans toute sa longueur, frappa d’un coup sec »91, la peinture est bien réaliste avec la description minutieuse de l’outil de travail et du mouvement de la batteuse. Mais au fur et à mesure de l’avancement de la tâche, quand « ils s’échauffèrent » et « le rythme s’accéléra »92, cette réalité subit une transfiguration : de la simple description du battage s’en dégage une image érotique. En effet, « Françoise, maintenant, avait le sang aux joues, les poignets gonflés, la peau entière brûlante, dégageant autour d’elle comme une onde de flamme, qui tremblait, visible, dans l’air. Un souffle fort

89 LT, pp. 203-204. 90 LT, p. 203. 91 LT, p. 273. 92 Idem.

34 sortait de ses lèvres ouvertes [...] Et à chaque coup, lorsqu’elle relevait le fléau, son genou droit tendait sa jupe, la hanche et les seins s’enflaient »93. Au fur et à mesure du battage, Françoise se métamorphose et prend l’allure d’une femme en pleine extase : elle a « le sang aux joues », « la peau entière brûlante », « un souffle fort sortait de ses lèvres ouvertes », « sa hanche et son sein s’enflaient ». Si nous reformulons ces détails de manière plus claire, un tableau d’une femme en pleine excitation se dresse car elle rougit, la chaleur de son corps monte et sa respiration s’accélère. En outre, cette même chaleur, sa hanche et ses seins qui s’enflent prouvent qu’elle est une femme fertile.

 Le déshabillement

Au cœur du battage, comme après les préliminaires d’un rapport sexuel, Françoise se trouvant bien réchauffée, le romancier la déshabille peu à peu : « toute une ligne s’indiquait rudement, la nudité même de son corps de fille solide. Un bouton du corsage s’arracha, Buteau vit la chair blanche, sous la ligne hâlée de son cou, une montée de chair que le tour de bras, continuellement, faisait saillir, dans le jeu puissant des muscles de l’épaule »94. Plus loin, il ajoute : « la gorge soulevée de son corsage défait »95. Le mot « nudité » et l’énumération de quelques parties du buste de Françoise, à savoir « la chair blanche, sous la ligne hâlée du cou », les muscles de l’épaule, voire la gorge, appuie l’idée qu’elle se trouve nue, prête à l’acte.

 L’acte sexuel proprement dit

A travers le verbe « exciter » dans « il semblait s’en exciter davantage, comme du coup de reins d’une bonne femelle, vaillante à la besogne »96, qui appartient également au jargon de la relation sexuelle, et à travers la comparaison des mouvements de la batteuse au « coup de rein d’une bonne femelle, vaillante à la besogne », on voit clairement que Zola nous peint le couple de batteurs comme deux amoureux en pleine relation sexuelle. C’est plus bas qu’il nous explicite sa vision, à travers le regard de Jean : « il les regarda comme s’il les surprenait ensemble, accouplés dans cette besogne chaude, d’accord pour cogner juste, au bon endroit, tous les deux en sueurs, si échauffés, si défaits, qu’on les aurait dits en train plutôt de

93 LT, p. 274. 94 LT, p. 274. 95 LT, p. 275. 96 LT, p. 274.

35 planter un enfant que de battre du blé »97. La locution conjonctive « comme si » et l’expression « on […] aurait dits» introduisent la comparaison des deux batteurs à deux amoureux copulant. Cette image devient de plus en plus visible à travers les mots et expressions « accouplés », « cogner juste, au bon endroit », « tous les deux en sueurs », « si échauffés » et « si défaits », les trois dernières expressions traduisant l’état physique de deux personnes en pleine relation sexuelle. Enfin, la comparaison culmine, prend sa forme la plus explicite dans la dernière phrase de cet extrait, c’est-à-dire : « on les aurait dits en train plutôt de planter un enfant que de battre du blé ». Le grain mentionné précédemment qui « sautait, pleuvait en grêle, sous le toc-toc haletant du couple de batteurs »98, se présente donc comme la semence, le fruit qui résulte de cet accouplement. Enfin, tout comme la comparaison de la terre à la femme, celle des travaux champêtres à l’acte sexuel, est également à double sens : l’acte sexuel est aussi quelquefois assimilé au travail de la terre. Ainsi, Buteau considère Lise comme un terrain à labourer en disant qu’ « il labourait dur et ne semait pas »99, pour signifier qu’il couchait avec elle autant qu’il voulait sans pour autant lui faire un enfant. En outre, l’accouplement entre la vache de Françoise et le bœuf de la Borderie, est considéré par le narrateur comme un « coup de plantoir qui enfonce une graine »100.

b. Comparaison de la terre à une femme enceinte

Après le labour et les semailles, la terre se trouve enceinte de l’œuvre de l’homme. Zola la peint comme une femme qui s’étourdit après une fécondation en écrivant : « la plaine en prenait [prenait de la semence] un frisson, jusque dans les lointains noyés, où les semeurs épars ne se voyaient plus »101. Le terme « frisson » personnifie la terre et la rapproche de la femme qui s’enfièvre au début d’une grossesse. Par ailleurs, en prêchant la nécessité de limiter la naissance, Buteau s’exclame comme suit : « Du blé ! oh du blé, tant que le ventre enflé de la terre pouvait en lâcher! Mais des mioches, c’était fini, jamais»102. A travers l’expression « ventre enflé », il prête à la terre le physique d’une femme enceinte, et met en parallèle la terre et la femme, le blé est ainsi comparé aux mioches.

97 Idem. 98 LT, p. 274. 99 LT, p. 207. 100 LT, p. 43. 101 LT, p. 37. 102 LT, p. 207.

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En outre, la comparaison va également à double sens : dans la plupart des cas, la terre ensemencée est comparée à une femme enceinte, mais à un moment, la femme enceinte est aussi assimilée à la terre. Ainsi, dans l’extrait : « sous le ciel de flamme, elle arrondissait ce ventre énorme qui semblait la bosse d’un germe, soulevée de la terre féconde », le romancier compare le ventre de Lise à une plante en germination. Enfin, la période d’accouchement de la terre se situe pendant la moisson où la semence enfouie depuis quelques mois dans son ventre, donne naissance à une multitude de blé. Le narrateur évoque cet événement en ces mots : « Les couches s’achevaient, on sentait la semence gonflée jaillir de la matrice commune, en grains tièdes et lourds ». L’expression « les couches s’achevaient » fait de la terre une vraie femme et fait référence à la fin d’une grossesse; le verbe « jaillir » donne une idée d’expulsion, et les grains tièdes et lourds constituent le fœtus expulsé. Dans le développement de la métaphore de la terre enceinte, le champ lexical de la grossesse est omniprésent, utilisé pour décrire la terre afin de souligner son identification à la femme, à savoir : « flanc » (souvent répété), « ventre enflé », « couches », « fécondité », et « germe » (souvent répété).

En guise de conclusion, l’image que Zola donne des travaux de la terre a donc un caractère épique dans la mesure où elle subit une déformation : dans un premier temps, le romancier les décrit vraiment tels quels avec les outils de travail et son déroulement, mais au fil du récit, il les charge d’une valeur érotique et symbolique pour mettre l’accent sur la féminité et la fécondité de la terre. Une féminité qui fait que l’homme, le paysan, semble lui faire l’amour en la travaillant et une fécondité qui semble se transmettre aux paysans qui côtoient la terre jour et nuit, et les pousser à « s’aimer ». Les travaux champêtres sont donc peints à travers un langage sexuel très voluptueux et imagé, qui fait dire à Henri MITTERAND : « Tout s’érotise, du labourage aux semailles et à la moisson »103. L’aspect maternel de la terre ne se limite pas à sa fécondité et à sa représentation comme une femme enceinte ; il est surtout véhiculé par son rôle nourricier.

103 Cité par Marie-Aude de LANGENHAGEN et Gilbert GUISLAIN, Zola, Studyrama, 2005, p. 173.

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3. La terre nourricière

Zola considère le rôle nourricier de la terre comme une des origines de l’amour des paysans pour elle. Dans l’ébauche, il projette « peindre [...] l’amour de la terre nourricière, la terre dont nous tirons tout, notre être, notre substance, notre vie »104.

En tant que nourricière, la terre revêt trois apparences au fil de l’histoire. D’abord, de manière réaliste, le romancier la décrit comme image de la nourriture tout au long du roman, ensuite, à certains moments, il quitte le tableau réaliste et utilise une synecdoque montrant le pain, et non le blé, pousser directement du sol, puis vers la fin, le rôle de la terre glisse de celui de nourrice vers celui de nourriture. Cette dernière représentation se conjugue avec la dramatisation croissante de l’histoire.

a. La terre : symbole de la nourriture

Partant d’une représentation plus réaliste de la terre nourricière, le romancier nous décrit le sol en tant que lieu de culture d’où poussent nos diverses plantes vivrières. Au moment du partage chez le notaire, par exemple, Fouan réfléchit sur les récoltes des années de sa jeunesse : « Telle parcelle représentait des mois de pain et de fromage »105. De même, pendant les crises de ses dernières années, en contemplant ses anciennes pièces, « des souvenirs confus [...] se levaient du passé : cette pièce, en telle année avait rapporté tant d’hectolitres »106. Dans ces extraits se dresse clairement un profil de la terre nourricière. La parcelle détenue par chaque paysan constitue, à ses yeux, l’image de la nourriture. Plusieurs autres phrases du roman explicitent cette image de la terre nourricière, mais l’omniprésence du champ lexical de la nourriture les caractérise toutes, à savoir : « pain », « fromage », « nourrir » (et ses dérivés), « manger », « faim »,…

b. La synecdoque du pain poussant de la terre

A certains moments, le romancier glisse de la réalité et donne une représentation plus imagée de la terre nourricière en nous montrant le pain pousser de la terre. Buteau, par exemple, flaire bon « le pain qui pousse »107 dans la terre, et la clausule du roman est très représentative de cette idée : « Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre »108.

104 Cité par Marcel GIRARD, Archives de LT, p. 492 105 LT, p. 51. 106 LT, p. 407. 107 LT, p. 204. 108 LT, p. 483.

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L’auteur utilise dans ces passages une synecdoque prenant le pain pour le blé, car c’est ce dernier qui pousse, en fait, de la terre et non le pain. Ce procédé lui permet d’insister sur le fait que notre nourriture vient de la terre, étant donné que le pain est directement mangeable et qu’il provient du blé qui, lui, demande encore une transformation pour être consommable. Aussi nous donne-t-il cette allusion du pain qui pousse de la terre.

c. De la terre nourricière à la terre nourriture

Cette image réelle de la terre se trouve de plus en plus transfigurée au milieu et vers la fin du roman où son statut passe de celui de nourrice à celui de nourriture. En effet, quand on dit : «les insectes humains vivant de sa chair [de la chair de la terre] »109, et « quand vous serez à manger la terre avec les taupes »110, au lieu d’être une femme qui produit de la nourriture, elle en devient une qui est directement mangeable, d’autant plus que le terme « chair » avec lequel l’auteur personnifie la terre, renvoie à quelque chose de comestible. Les verbes « vivant de » et « manger » entraîne ainsi le changement de trait catégoriel du nom « la terre » qui désigne un objet inanimé, incomestible, mais qui revêt, grâce à ces verbes, les traits d’un objet biologique et comestible. La comparaison de l’homme à l’insecte (cf. infra, p. 60) s’inscrit donc dans la représentation de la terre nourricière, étant donné que le point commun entre ces deux êtres vivants réside sur le fait qu’ils doivent fouiller le sol pour manger, autrement dit, ils mangent le sol. Cette représentation permet d’abord à l’auteur d’insister davantage sur le rôle nourricier de la terre, ensuite, comme on la rencontre au milieu et dans la dernière partie du roman qui concentre le maximum de drame, celle la plus tragique, elle participe donc à cette dramatisation en suggérant la condition misérable de l’homme relégué au rang des insectes et se nourrissant de boue.

109 LT, p. 410. 110 LT, p. 309.

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Conclusion de la première partie Cette première partie nous a permis d’étudier la poétisation de la terre, qui s’effectue à travers sa comparaison à la mer puis à la femme. Tout d’abord, la Beauce est comparée à la mer à deux moments : de la fin de l’hiver où les plantes sont en germination jusqu’à la fin du printemps où la croissance du blé touche à sa fin, elle est peinte comme une marée verte, ensuite pendant l’été où le champ de blé mûr reflète la lueur du soleil, elle est assimilée à une marée blonde. Il nous présente alors une peinture dynamique et impressionniste de la Beauce : dynamique parce que l’apparence qu’elle revêt évolue suivant la saison et l’heure de la journée, et impressionniste du fait même de ce dynamisme. Un vrai paysage marin, paisible, mélancolique, animé de diverses sensations et ondulations, se dégage, en outre, de cette description et le langage utilisé par l’auteur suggère le thème de l’eau. Enfin, la métaphore de la terre-mer n’est autre qu’une apologie de son homophone « terre-mère » dans la mesure où l’auteur se base sur une vision hyperbolique de la quantité du blé, donc sur la fécondité de la terre, pour en arriver à cette comparaison. Zola s’est également basé sur le point commun entre la terre et la mer, à savoir l’immensité, pour les rapprocher. Cette métaphore constitue donc pour lui une autre manière d’insister sur la grandeur terrestre. A côté de cette métaphore, le romancier poétise également la terre en en déployant une seconde image : celle de la terre-femme. Rappelons d’abord que la personnification de la terre s’oriente vers le but de la promouvoir comme objet poétique et surtout de la grandir et que cette métaphore est une manière de peindre la passion du paysan pour la terre. Dans un premier temps, il fait l’éloge de la terre-femme. La terre apparaît d’abord comme un objet de désir : l’amour du paysan pour elle est évoqué en termes d’amour purement physique, charnel et le champ lexical du corps humain vient étoffer cette image, puis à travers un langage voluptueux, il donne une vision hyperbolique de la féminité de la terre en insistant sur l’intensité du désir de la posséder chez le paysan. Ensuite, il procède à une comparaison de la terre-femme à la femme humaine. Si cette dernière, par ses vices, n’inflige que douleur et souffrance à l’homme, la terre, de par sa sensualité, son affection et sa fidélité, se présente comme un remède à ces maux, une consolatrice. Alors, tandis qu’il raille la femme humaine, il ne tarit pas d’éloge pour la terre-femme. Dans un deuxième temps, il clame un hymne à la terre-mère en faisant appel au mythe de la fécondité, en faisant l’éloge de sa maternité, et en rendant hommage à son rôle nourricier. Le mythe de la fécondité apparaît d’abord à travers son réseau allégorique où l’auteur la présente sous forme de graisse, de chaleur, de fumier et lui donne une odeur et un

40 goût, ensuite à travers la poétisation du fumier quand il le décrit comme une source de virilité, de jouissance et de bien-être puis met en scène un personnage fantasmant sur l’engrais humain. Ce mythe aboutit enfin à un hymne à la vie, où, louant la prolificité éternelle de la terre et dénonçant le refus de la maternité par la femme, Zola incite cette dernière à la procréation. D’autre part, il célèbre également la terre-mère en la décrivant comme une femme enceinte. La reproduction se fait d’abord par voie sexuée et, à travers un langage sexuel, la description des travaux champêtres glisse de la réalité vers un univers érotique où ils apparaissent comme un acte générateur entre le paysan et son champ ou entre les paysans eux-mêmes. Puis, la terre ensemencée est peinte comme une femme enceinte, et vice-versa, la femme enceinte est assimilée à la terre ensemencée. Enfin, le moment de la moisson est considéré comme la période d’accouchement. Le champ lexical de la grossesse vient étoffer cette métaphore, et, de cette manière, terre et femme ne font qu’un dans le roman. Par ailleurs, l’écrivain déclame un hymne à la terre-mère à chaque fois qu’il rappelle son rôle nourricier. La représentation de la terre nourricière évolue au fil de l’histoire. Tout au long du roman, le sol est décrit comme l’image de la nourriture, ensuite, l’auteur utilise la synecdoque du pain pousser directement du sol pour nous rappeler que c’est à lui que nous devons notre « substance », mais vers la fin, pour bien appuyer l’effet de dramatisation et la conclusion qu’il veut faire sur la triste condition humaine, l’auteur transfigure l’image de la terre nourricière : au lieu de produire de la nourriture, la terre se transforme elle-même en nourriture, en un objet comestible et directement mangeable. Cette vision de la terre est poétique dans la mesure où elle renouvelle d’abord sa représentation en faisant appel à des images symboliques, suscitant ainsi l’intérêt et l’admiration du lecteur envers cette terre que le paysan ne voit plus parce qu’elle fait trop partie de sa vie quotidienne. Ensuite, elle est poétique de par la personnification elle-même de la terre, qui rapproche l’esthétique zolienne du symbolisme car ce procédé est très caractéristique de l’écriture symboliste. Notamment, le peintre Odilon Redon, à propos de son tableau L’Araignée souriante, déclare que son originalité « consiste à faire vivre humainement des êtres invraisemblables selon les règles du vraisemblable »111. Par ailleurs, la poétisation de la terre s’inscrit encore dans sa vision épique étant donné que, du début jusqu’à la fin, elle s’oriente vers un embellissement et une éloge de la terre, ensuite, le procédé rhétorique le plus dominant est l’exagération, permettant d’agrandir ce personnage, et enfin, elle ne présente pas la terre telle quelle mais transfigure son image et en aboutit à une vision maritime et féminine.

111 Cité par Elisabeth LIEVRE-CROSSON, op. cit., p40.

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Le processus d’agrandissement de la terre va maintenant atteindre un stade plus élevé. En fait, tout en la personnifiant, le romancier la divinise aussi.

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PARTIE II. LA TERRE DIVINISEE

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A l’image de l’épopée où les dieux sont constitués par les personnifications des divers éléments (la Terre, le Ciel, l’Orage, par exemple) et forces (notamment l’Amour) de la nature, La Terre a aussi sa divinité, à savoir la terre elle-même, que l’écrivain élève au rang des dieux après lui avoir attribué les diverses caractéristiques de la femme. Elle a alors le pouvoir et la grandeur d’une déesse, et la race humaine lui témoigne respect et dévotion. Dans cette perspective, Zola fait appel à un certain moment à la figure mythologique de celle-ci en la peignant comme la déesse Gaia. En contrepartie, il donne une représentation simplifiée du paysan pour mieux encenser la terre. Notre étude va donc se porter sur ces deux points.

CHAPITRE I : HOMMAGE A GAIA

Une dimension mythologique de la terre semble se profiler dans le roman à chaque fois que Zola la peint en tant que mère dont l’homme tire tout et où il finit par retourner. Dans son projet de faire de la terre l’héroïne du livre, le romancier entend peindre « la terre nourricière qui donne la vie et qui la reprend »112. C’est donc bien le profil de Gaia, la déesse de la vie et de la mort, qui se dresse dans le roman. Nous allons donc structurer ce chapitre en fonction des attributs de ce personnage mythologique.

A. La déesse de la vie

1. Gaia, la génitrice de toute chose

En comparant souvent la terre au ventre d’une femme, Zola lui confère une puissance divine et semble rappeler la figure mythologique de la déesse Gaia. Ainsi l’appelle-t-il souvent « matrice commune », c’est-à-dire utérus commun, génitrice de tous les êtres. Pour mieux cerner cette idée, considérons la phrase « Comme les semences devaient dormir ! quel bon repos dans ces flancs glacés, jusqu’au tiède matin où le soleil du printemps la réveillerait à la vie !»113. D’abord, par l’usage du mot « flancs », le sous-sol est comparé au ventre d’une femme, et les semences à l’embryon. Ensuite, l’expression « bon repos » donne une image apaisante de ces « flancs » ; « tiède matin » et « soleil du printemps » expriment l’espoir à la vie qu’ils annoncent. Le sous-sol rappelle donc le ventre de la mère, et Zola le décrit comme

112 Marcel GIRARD, Archives de LT, p.492. 113 LT, p. 107.

44 un endroit paisible et prometteur. Aussi, les divers passages qui donnent cette vision du sol enceinte constituent-ils une célébration de la terre, notre origine. En outre, dans la phrase : « Il la sentait la mère commune, qui lui avait donné sa vie, sa substance », Hourdequin considère la terre comme la mère qui l’a mis au monde et l’appellation « mère commune » véhicule son amour, son affection, sa reconnaissance, donc son hommage envers elle qui lui a donné le jour et le nourrit.

2. Le mythe de l’origine

Zola reprend maintes fois dans le roman le mythe de la création de l’homme à partir de l’argile. Selon Marie-Aude de LANGENHAGEN et Gilbert GUISLAIN, il montre que « l’homme est fondamentalement parent de la terre »114. La phrase de Hourdequin que nous venons de citer illustre bien cette idée. C’est donc à cause de ce lien de parenté que les paysans de La Terre se sentent comme si on leur avait coupé un membre quand on leur arrache une parcelle de terre. Notamment, Fouan, après avoir signé l’acte de vente d’une des parcelles qu’il a léguées à Jésus-Christ, regarde autour de lui, « comme après une opération, quand on vous a coupé la jambe et qu’on la cherche »115. En outre, pour peindre ces idées que la terre nous donne la vie et que nous sommes fortement liés à elle, Zola assimile ses personnages aux plantes. Nous pouvons citer entre autres Delphin qui est « attaché à la terre comme un jeune chêne »116, qui s’épaissit, « les membres gourds, la tête cuite sous le soleil, poussé en force, ainsi qu’une plante du sol »117. Il finit par se comparer lui-même à « un arbre qui crève quand on l’arrache »118. La comparaison de cet adolescent à une plante foisonne dans le roman, pour montrer l’origine terrestre de l’homme et son profond attachement à la terre. L’illustration de Michel OTTHOFFER sur la page de couverture de La Terre, édition Garnier-Flammarion 1973, est assez signifiante pour représenter l’idée de l’homme poussant de la terre.

114Marie-Aude de LANGENHAGEN et Gilbert GUISLAIN, op. cit., p. 173. 115 LT, p. 321. 116 LT, p. 335. 117 LT, p. 425. 118 LT, p. 436.

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Source : illustration de Michel OTTHOFFER sur la page de couverture de La Terre, Garnier Flammarion, 1973.

Cette image montre un morceau de terre en argile d’où pousse un homme tout en argile de la tête jusqu’au pied. Un semoir accroché au cou, il est en train de semer. On voit ses pieds fortement ancrés au sol et tirer leur origine de la profondeur de celui-ci. Elle illustre donc bien le mythe de l’origine de l’homme que Zola développe tout au long du roman, un mythe qui n’est pas biblique car selon la bible, Dieu a conçu l’homme à partir de l’argile, mais selon cette image, c’est l’argile elle-même qui donne naissance à l’homme, sans l’intervention d’une divinité. Cette représentation fait donc de la terre la divinité créatrice de la race humaine. Elle renvoie plutôt au merveilleux païen qu’au merveilleux chrétien et confère à La Terre un aspect épique. En outre, puisque le corps de l’homme y est fait entièrement d’argile et ses pieds servent de racines le fixant au sol, cette image renforce l’idée que l’homme est fondamentalement parent de la terre et illustre le point de vue de Hourdequin qui voit en la terre la « mère commune, qui lui avait donné sa vie, sa substance », étant donné que le terme « substance » désigne, selon le Centre National de Ressources Textuelles et

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Lexicales, la « chair, les tissus qui forment un être vivant »119. Enfin, Gaia ne se contente pas de nous donner la vie mais, pour l’entretenir, elle s’épuise à nous nourrir. C’est ce que nous pouvons déduire de la partie de l’image qui montre l’homme en train de semer.

3. La déesse de la fertilité

Gaia est aussi considérée, dans la mythologie grecque, comme déesse de la fertilité. Selon Pierre GRIMAL, « La Terre, puissance et réserve inépuisable de fécondité, passa pour la Mère Universelle et la mère des Dieux »120. Comme la race humaine descend d’elle, elle lui a transmis sa fertilité. Zola suggère souvent, dans le roman, cette transmission de la prolificité de la terre aux paysans. Notamment, dans ce passage : « à la [Françoise] sentir brûlante et suante contre sa face, il [Jean] l’avait empoignée. Cette odeur âcre de fille, ce parfum violent de foin fouetté de grand air, le grisaient, raidissaient tous ses muscles, dans une rage brusque de désir »121, la terre semble appeler les deux jeunes gens à s’unir. En fait, sous la chaleur, le corps de Françoise est brûlant, suant et odorant. Cette chaleur et cette odeur lui viennent, certes, du soleil, mais lui semblent aussi transmises par les champs nus, fraîchement fauchés, qui dégagent, eux aussi, une odeur et de la chaleur : « les odeurs de la terre chaude s’exhalaient plus fortes »122. Mêlé à cette odeur de Françoise, le foin répand également un « parfum violent ». Tous ces effluves dont la terre est la vraie origine se trouvent à la base du désir de Jean pour Françoise. John C. LAPP souligne que la fécondité de la nature, chez Zola, se transmet à l’homme123, donc la nature devient un catalyseur de l’union de l’homme avec la femme. Nous avons cité, par ailleurs, dans la poétisation du fumier, l’exemple de l’« odeur de fécondité » de celui-ci qui semble sortir de la jeune femme (cf. supra, p. 29). Enfin, la position de la femme qui travaille dans les champs, que Zola compare souvent à la « posture d’une femelle qui s’offre », semble souvent allumer l’envie sexuelle de l’homme. Entre autres, citons le cas de Françoise et de Buteau : « Quand il se relevait […] et qu’il la voyait trop en arrière, les fesses hautes, la tête au ras du sol, dans cette posture de femelle qui s’offre, sa langue paraissait se sécher davantage »124. Puis il finit par la violer.

119 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, substance 2012, consulté le 08-04-2015. 120Pierre GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, 1951, p. 162. 121 LT, p. 156. 122 LT, p. 157. 123 John C. LAPP, Les Racines du naturalisme : Zola avant Les Rougon-Macquart, Bordas, 1972, p. 35. 124 LT, p. 240.

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Nous pouvons conclure à partir de ces trois exemples que tout ce qui concerne la terre : l’odeur et le geste des travailleurs, l’exhalaison du fumier, etc., constituent une incitation à l’accouplement ; en d’autres termes, la terre appelle les gens à s’accoupler, à faire de la vie, à son image. Prendre la terre en tant que source de fertilité est alors une autre manière de la peindre en tant que source de vie car c’est la fertilité qui engendre la vie.

Zola célèbre donc dans le roman Gaia, la déesse de la vie. Cependant, Henri MITTERAND caractérise la nature peinte par le romancier, par des ambivalences. En effet, dans plusieurs de ses ouvrages, y compris La Terre, « réapparaissent des paysages qu’on pourrait dire à la fois érogènes et anxiogènes, lyriques et tragiques, euphoriques et désespérés » 125. C’est bien le cas de la terre : elle est érogène puisqu’elle pousse les paysans à l’amour, donc à faire de la vie, mais elle est également anxiogène car « dans ses profondeurs matricielles, [...] elle est souterrain et tombe, réceptacle de la mort aussi bien que source de la vie, lieu d’origine et lieu de retour »126. De même avis que lui, Olivier GOT affirme que « la figure de la terre-mère montre une ambivalence : elle apparaît à la fois comme une mère aimante et mauvaise mère, source de vie et déesse de la Mort »127. C’est cet aspect apparemment négatif de Gaia que nous allons maintenant développer.

B. La terre : déesse de la mort

1. La terre : origine et fin de toute chose

Tout, jusqu’aux moindres détails, semble, dans le roman, rappeler que ce qui vient de la terre y revient. Par exemple, la « pauvre maison » patrimoniale des Fouan, qui se plie sous le coup du vent, renferme déjà cette idée : « A force de la pousser, les vents de la Beauce l’avaient fait pencher en avant : elle pliait, elle était comme ces très vieilles femmes dont les reins se cassent »128. D’après sa description, cette maison est faite de moellons et de terre, et date déjà de trois siècles. Elle est donc vieille et à l’image de ces « vieilles femmes dont les

125 Henri MITTERAND, Zola et le naturalisme, op. cit., p. 71. 126 Idem, p.72. 127Olivier GOT. Les Jardins de Zola, psychanalyse et paysage mythique dans « Les Rougon-Macquart », L’Harmattan, 2003, p. 157.

128 LT, p. 136.

48 reins se cassent », c’est-à-dire qui se penchent en avant, elle se courbe, elle aussi. Ce qui fait qu’elle finira par s’écrouler et revenir à la terre d’où elle sort. D’autre part, selon Hélène POIRĒ, « l’odeur première du récit est une odeur de cendres - la poussière assume sa présence, règne tout au long du parcours […] rappelant que "Tu es poussière et tu retourneras en poussière" »129. C’est bien vrai, la poussière est omniprésente dans le roman : dans la boue envahissant les chemins de Rognes en période d’hiver, dans les poussières qui « au moindre coup de vent, [...] s’envolaient, couvrant les talus et les haies de leur cendre »130, ou encore dans le cendre que « le vent emportait de la ferme brûlée »131, etc. Cette maison dont Zola parle plusieurs fois comme dans un refrain, avec les mêmes mots, et la poussière qui envahit le village de Rognes, sont donc autres choses qu’un simple décor : elles s’intègrent dans le développement du mythe de l’origine et de la fin de l’homme en rappelant que l’homme vient de la terre et y retournera. C’est dans ce sens que Marcel GIRARD qualifie l’auteur des Rougon-Macquart de romancier visionnaire : « sa perception du réel n’est jamais neutre [...] Il est rare qu’il accepte un fait ou une chose comme purement objectifs ; les détails qu’il retient ont un sens, ils entrent dans son univers intérieur [...] les substances, les formes, les couleurs, les bruits, les silences, tout peut s’interpréter dans son œuvre en termes relatifs à l’humanité »132.

Par ailleurs, la terre nous est peinte des fois comme une vraie déesse meurtrière. Elle semble tuer l’homme. Ainsi, quand le narrateur dit à propos de Fouan : « il s’affaiblissait, il se courbait davantage vers la terre, qui semblait le rappeler à elle »133, le sol semble exercer sur le vieil homme une force d’attraction qui l’appelle à la rejoindre.

2. Une représentation positive de la déesse de la mort

a. La nécessité de la mort

Une parabole biblique dit: « Si le grain ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits »134. D’autre part, Mircea ELIADE précise que « la création ne

129Hélène POIRE, « La Terre » de l'un (1887), « La Terre » de l'autre (1937): regards en parallèle sur Émile Zola et Jorge Amado », Université Laval, [2004 ?], p. 8. 130 LT, p. 281. 131 LT, p. 482. 132 Marcel GIRARD, préface de LT, p.28. 133 LT, p. 222. 134 Jean 12, 24.

49 peut se faire qu’à partir d’un être vivant qu’on immole [...] L’idée fondamentale est que la vie ne peut naître que d’une autre vie qu’on sacrifie »135. C’est de cet œil que Zola regarde la mort. En effet, pendant la fumure, « la matière décomposée retournait à la matrice commune, la mort allait refaire de la vie »136. La « matière décomposée » de la première proposition est une paraphrase de « la mort » de la seconde. Elle désigne les êtres passés à la pourriture et qui vont fumer la terre et lui permettre de faire des nouvelles vies. Il en est de même pour la plainte de Fouan qui devait « mourir, pourrir en elle, l’indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse »137. Il est donc clair que la terre crée une vie à partir d’une autre qu’elle détruit. D’où la nécessité de la mort. C’est ainsi que l’un des thèmes-clés du naturalisme, à savoir le cycle éternel de la vie et de la mort, apparaît dans La Terre : les êtres vivants viennent du sol, grandissent, vieillissent, puis retournent au sol pour le fertiliser et lui permettre de donner naissance à d’autres êtres vivants.

b. La vision optimiste de la mort

Peindre la terre en tant que déesse de la mort n’aboutit donc pas chez Zola à une image négative de celle-ci. La désignation fréquente de la mort par « retour » constitue un euphémisme, une atténuation de cette idée. En réalité, cet événement chez Zola, selon les termes de Mircea ELIADE, « n’est pas une fin définitive, n’est pas l’anéantissement absolu, ainsi qu’elle est conçue parfois dans le monde moderne. Le mort est assimilé à la semence qui, enterrée au sein de la terre-mère, donnera naissance à une plante nouvelle. Ainsi peut-on parler d’une vision optimiste de la mort, car la mort est considérée comme un retour à la mère, une réintégration provisoire du sein maternel »138.

Ainsi le romancier compare-t-il souvent le mort à la semence. Notamment dans ce passage : « dans la terre, il distingua le cercueil, diminué encore, avec son étroit couvercle de sapin, de la couleur blonde du blé ; et des mottes grasses coulaient, le recouvraient à moitié, il ne voyait plus qu’une tache pâle, comme une poignée de ce blé que les camarades, là-bas, jetaient aux sillons »139, Zola assimile le cercueil de Fouan à la semence en lui donnant la « couleur blonde du blé » puis en le comparant à « une poignée de [...] blé ». Ce n’est donc pas par hasard qu’il fait mourir son personnage pendant les semailles mais il veut établir une correspondance entre le corps de Fouan et le blé jeté aux sillons. En outre, il reprend le thème

135 Cité par Olivier GOT. Op. cit., p. 157. 136 LT, p. 383. 137 LT, p. 407. 138 Cité par Olivier GOT. Op. cit., p. 157. 139 LT, p. 477.

50 de la fécondité de la terre dans l’expression « mottes grasses ». On peut donc en déduire qu’à l’image de la semence, le corps de Fouan enterré donnera naissance à une autre vie grâce à la fertilité du sol. La clausule du roman : « Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre » est donc bien représentative de l’idée de régénération et de l’hommage que l’auteur rend à Gaia, la déesse de la mort (« morts »), de la vie (« semences ») et la nourrice (« pain »).

La représentation de la terre en tant que déesse de la mort n’entrave donc pas son exaltation ; au contraire, elle y contribue dans la mesure où celle-ci, à l’image de la mort, est peinte comme une puissance à la fois supérieure et utile à l’homme. D’autre part, cette divinisation du sol est encore accentuée par les cultes que le paysan lui rend.

C.Les cultes rendus à la terre

Le paysan adore la terre comme une vraie déesse. De ce fait, il est prêt à tout sacrifier pour elle, à commencer par lui-même. La terre occupe toute sa pensée et se trouve à l’origine de tous ses actes, et s’il est nécessaire de sacrifier la vie d’autrui pour la garder, il le fait sans hésitation.

1. Le don de soi

Le paysan se donne tout entier à son champ. Il lui offre son corps, son cœur, et son temps.

Par exemple, Fouan, « jadis très robuste [...] s’était desséché et rapetissé dans un travail si dur, dans une passion de la terre si âpre, que son corps se courbait, comme pour retourner à cette terre »140. Au fur et à mesure qu’il travaille la terre, le corps de Fouan passe du robuste à sec et petit jusqu’à disparaître complètement en son sein. Il laisse donc son corps à la merci de son champ qui semble se nourrir de sa chair même, car au fil du travail, Fouan perd petit à petit ses muscles. Plus loin, le narrateur ajoute qu’il « ne s’était pas épargné, tapant des deux poings, furieux de voir que le travail ne suffisait pas. Il y avait desséché le muscle de son corps, il s’était donné tout entier à la terre »141. Les expressions « ne s’était pas épargné » et « tapant des deux poings » montrent qu’il avait donné le meilleur de lui-même,

140 LT, p. 48. 141 LT, pp. 102-103.

51 qu’il avait fourni le maximum. En bref, le don de soi est exprimé explicitement dans « il s’était donné tout entier ».

En outre, la terre est le seul être qui sache dompter le cœur du paysan. Il n’aime personne en dehors d’elle et est prêt à donner jusqu’à son dernier souffle pour être avec elle. Ainsi, Fouan « avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfant, ni personne, rien d’humain : la terre ! »142. Quand on dit que le vieux « avait aimé la terre en femme qui tue », il est clair que celui-ci accepte de mourir pour elle. C’est là le plus grand amour. Ensuite, la dernière phrase de cette citation confirme l’idée que nous venons d’avancer : la terre est le seul être à qui le paysan donne son cœur. Personne ne compte en dehors d’elle, même pas ceux que nous considérons les plus chers : l’épouse et l’enfant.

Enfin, le don de soi se manifeste par l’entière disponibilité du paysan vis-à-vis de son champ. Nous avons dit qu’il est prêt à lui offrir sa vie, mais il lui consacre aussi tout son temps. Jour et nuit, il se met en position de marche et s’apprête à tout abandonner s’il perçoit que son champ est en danger. Nous avons vu dans le résumé que les filles Mouche abandonnaient le corps de leur père pour constater les dégâts de la grêle. En outre, une chose est détestée par l’ensemble des paysans : flâner et traîner sans occupation. Ainsi emploie-t-il chaque minute de sa journée pour des travaux champêtres. Ce dialogue de Jean avec Lise nous en donne une idée :

« -Quoi donc ? on ne se repose pas, même le dimanche ! […]

-Dame ! pas plus le dimanche qu’en semaine, la besogne ne se fait toute seule ! […]

-Laissez donc ça, je vais l’expédier, moi, votre travail !

Mais elle refusa [...] si elle ne faisait pas ça, elle ferait autre chose : est-ce qu’on pouvait flâner ? Elle avait beau se lever dès quatre heures, et le soir coudre encore à la chandelle, jamais elle n’en voyait le bout »143.

Nous voyons donc que le paysan ne se repose jamais : il utilise chaque minute de sa journée, et chaque jour de la semaine, même le dimanche. Et cette jeune femme trouve que ce n’est encore rien face à la grandeur de la besogne. Buteau, lui aussi, s’ennuie quand il ne travaille pas. En effet, lors du baptême de sa fille, à la sortie de la messe et dans l’attente de la

142 LT, p. 51. 143 LT, p. 138.

52 réception du soir, il était « mécontent de cette après-midi perdue, ôta sa veste et se mit à battre »144 du blé. Ces passages, tout en évoquant la rudesse du travail, montrent donc que le paysan consacre tout son temps à la terre.

Le paysan se donne donc tout entier à sa terre, comme à une déesse : il se tue de travail et offre son corps comme un outil à l’entière disposition de celle-ci. Il lui offre également son cœur en lui témoignant amour et dévotion. Enfin, il lui consacre tout son temps et est prêt à la servir quoi qu’il fasse, où qu’il soit et à n’importe quel moment.

Une impression de grandeur et de souveraineté de la terre se dégage de cette représentation, aboutissant à une vision épique de celle-ci : elle est donc la maîtresse, le paysan n’est que son instrument ou son serviteur et ne pourra jamais avoir le dessus sur elle.

2. Le sacrifice humain

A l’image des dieux antiques que les peuples païens honoraient d’un sacrifice animal et parfois humain, la terre semble, elle aussi, réclamer du sang, et ce du sang humain surtout car « autant que l’engrais, la terre semble boire avidement le sang » écrit Gérard GENGEMBRE145.

Pour commencer, faisons l’inventaire des personnages qui meurent au fil du roman à cause de la terre.

Le premier est Palmyre qui meurt dans le champ de façon symbolique : « Elle était allongée, la face au ciel, les bras en croix, comme crucifiée sur cette terre, qui l’avait usée si vite à son dur labeur et qui la tuait »146. D’abord, sa position allongée sur la terre suggère déjà que c’est cette dernière qui se trouve à l’origine de sa mort, une vision qui se confirme par la suite dans « cette terre [...] qui la tuait ». La croix sur laquelle elle se trouve clouée est donc la terre, source de ses souffrances et de ses douleurs. Mais c’est surtout ce corps en forme de croix qui attire plus l’attention. Cette image évoque celle du Christ crucifié, donc souligne la valeur sacrificielle de la mort de la jeune fille. Vient ensuite le meurtre de Françoise par sa sœur et son beau-frère qui veulent récupérer la terre que celle-ci leur a arrachée au moment du partage. Etant donné qu’elle est enceinte d’un enfant qui aurait pu lui succéder, ceux-ci n’ont

144 LT, pp. 272-273. 145 Gérard GENGEMBRE, préface de La Terre, Pocket, 1994, p. 8. 146 LT, p. 248.

53 d’autre alternative que de la tuer avec l’enfant. Il leur faut donc sacrifier la vie de leur petite sœur pour garder sa part. Puis Delphin, le personnage le plus attaché à la terre, a sacrifié son propre index afin d’échapper au service militaire qui constitue, pour lui, un danger, une sorte de bêche qui le déracinerait du sol. Enfin, l’assassinat de Fouan est déclenché par celui de Françoise dont il est témoin. Le laisser vivre aurait donc empêché les Buteau de jouir bien à l’aise des titres de rente qu’ils lui ont volés, et des terres de Françoise qui venaient juste de leur revenir.

La terre se trouve alors à l’origine de la mort de tous ces personnages. Il semble qu’il faut sacrifier la vie d’un être humain pour pouvoir la garder. Cette vision de la terre ne fait que se confirmer vers la fin du roman quand le thème du sang fait son entrée en scène. En effet, c’est la terre elle-même qui semble exiger du sang. Par quelques procédés de grossissement, Zola insiste sur la quantité de sang qu’elle demande pour produire. Selon Lequeu, il faut « du sang, des ruisseaux de sang, pour qu’elles [les terres] puissent redonner du pain aux hommes qui naîtront après nous ! »147. Ensuite, Buteau, « devant tout le sang que ce furieux avait demandé, ce fleuve de sang qu’il lâchait du geste sur la terre, [...] disparut »148. Le registre tragique marque fortement ces passages pour évoquer le massacre que les habitants de Rognes se sont fait pour posséder la terre. Chacun de ces passages contient un double procédé d’insistance, à savoir la répétition du mot « sang », et l’hyperbole dans « ruisseaux de sang » et « fleuve de sang » transformant l’eau qui doit irriguer la terre en sang, afin de souligner l’abondance de ce liquide vital. En outre quand on dit : « du sang [...] pour qu’elles puissent redonner du pain », le sang semble nécessaire, au même titre que l’engrais, pour que la terre produise. Les réflexions de Jean sur les conditions humaines renforcent cette idée : « il est possible qu’il faille du sang et des larmes pour que le monde marche »149. Cette analyse nous renvoie alors à l’image de la terre en tant que déesse de la mort, celle qui détruit la vie qu’elle a faite pour en refaire une autre.

Ce thème du sacrifice humain s’inscrit dans la divinisation et la célébration de la terre, mais donne place également au merveilleux païen dans le récit, conférant, de la sorte, un caractère épique à l’œuvre.

147 LT, p. 443. 148 Idem. 149 LT, p. 482.

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Dans ce roman, la terre présente alors les deux caractères ambivalents de la déesse antique Gaia. Elle est d’abord source de vie. Pour exprimer cette idée, l’auteur la peint comme génitrice de toute chose, fait appel au mythe de l’origine de l’homme, et la décrit comme déesse de la fertilité. Cependant, elle est aussi déesse de la mort. Zola nous rappelle à travers d’images symboliques que tout ce qui vient de la terre y retourne. Toutefois, la terre en tant que déesse de la mort est encore peinte sur une note positive car la mort semble nécessaire étant donné que la terre ne peut faire une vie qu’à partir de la destruction d’une autre et que, grâce à sa fertilité, le défunt pourra retourner à la vie. Ce roman constitue donc un hommage à Gaia, l’origine et la fin de toute chose. Comme avec toute autre divinité, les paysans du roman lui rendent régulièrement des cultes, à commencer par le don de soi qui se manifeste par le don de leur corps, de leur cœur et de leur temps. Ils lui offrent également des sacrifices humains car le sol semble réclamer du sang pour produire. Cette divinisation de la terre est un aspect de son grandissement épique et comme Zola mêle la figure mythologique de celle-ci à ses personnages humains, ce roman se rapproche vraiment de l’épopée. Par ailleurs, l’auteur adopte un point de vue différent vis-à-vis du paysan : s’il chante ses louanges à la terre, il réduit les créatures qui s’agitent sur elle à leur plus simple représentation, à des êtres misérables, toujours afin d’agrandir davantage la terre.

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CHAPITRE II : UNE IMAGE SIMPLIFIEE ET AVILIE DU PAYSAN

Nous avons vu dans l’introduction que l’homme des champs était encensé par la pastorale : bien portant, sain d’esprit et d’âme, il était un homme libre et grand. Par contre, par une sorte de simplification que Zola applique à la peinture des siens, ceux-ci suscitent à la fois l’antipathie et la pitié des lecteurs. En effet, il les présente comme une créature insignifiante, il les réduit à leurs traits animaux, puis les peint comme des prisonniers de la terre. Jules LEMAITRE dans son étude sur Zola analyse surtout ces procédés de simplification et d’agrandissement que le romancier met en œuvre dans la peinture de l’homme et du monde. Il nous fournit donc le document nécessaire pour cette étude.

A. Une créature insignifiante

Si une impression de grandeur et de souveraineté de la terre se dégage de la description de la Beauce au début du roman, la fin est plutôt dominée par la petitesse de l’homme. L’incipit et l’excipit de l’œuvre montrent donc le contraste entre la grandeur terrestre et l’insignifiance de l’humanité qui est représentée par le paysan.

1. Un être infiniment petit

a. Insistance sur la petitesse du paysan

Zola ouvre et clôt le premier chapitre que nous pouvons considérer comme incipit du roman, respectivement par une insistance sur l’immensité du sol et la petitesse du paysan. En effet, « le ciel vaste », « les dix lieues de culture », « les grands carrés de labour », ce paysage « sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue »150 contrastent avec la petitesse de Françoise que Jean voit s’éloigner : « il regarda Françoise décroître parmi les cultures, toute petite derrière sa vache indolente, qui balançait son grand corps. Lorsqu’il remonta, il cessa de la voir ; mais au retour, il la retrouva, rapetissée encore, si mince qu’elle ressemblait à une fleur de pissenlit, avec sa taille fine et son bonnet blanc. Trois fois de la sorte, elle diminua, puis il la chercha, elle avait dû tourner devant l’église »151.

La petitesse de la jeune fille est soulignée dans ce passage à deux niveaux. D’abord au niveau lexical par l’usage des verbes et des adjectifs relatifs à cet effet : « décroître »,

150 LT, p. 35. 151 LT, p. 44.

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« rapetissée », « diminua » d’un côté, et « taille fine », « toute petite » et « si mince » d’un autre, dont les deux derniers, à savoir « toute petite » et « si mince », sont encore appuyés par les adverbes d’insistance « toute » et « si », pour insister sur cette petitesse. Au niveau rhétorique, l’écrivain fait appel à une gradation descendante d’abord pour décrire la diminution progressive de la taille de Françoise au fur et à mesure qu’elle s’éloigne car, au début, elle est « toute petite », ensuite, elle est « rapetissée encore », puis « diminua » jusqu’à disparaître. Ensuite, il la compare à une fleur de pissenlit, toujours pour accentuer sa finesse.

En outre, l’évocation de la petitesse de l’homme prend de plus en plus d’ampleur au moment de l’enterrement. Pendant l’inhumation de Fouan, la prise de conscience de Jean tourne à l’obsession. En effet, dès qu’il voit la fosse de Fouan, il s’exclame : « Elle est trop petite »152. Cette remarque est d’une grande importance, du fait que cette fosse ramène l’homme à sa dimension réelle par rapport à la terre. Cette exclamation gagne ensuite toute l’assistance : « le cercueil apparut brusquement d’une telle petitesse que tous en furent frappés. Jean, demeuré là, en éprouva un saisissement. Ah ! le pauvre vieux si décharné par l’âge, si réduit par la misère de la vie, à l’aise dans cette boîte à joujoux, une toute petite boîte de rien »153. Comme d’habitude, la mort incite les gens à des réflexions sur la condition humaine, et c’est grâce à elle que les paysans de Rognes prennent ici conscience de la petitesse de l’humanité, une prise de conscience qui se traduit par leur stupéfaction : « frappés », « saisissement ».

Il faut dire que Zola mêle à la description du cercueil des procédés d’exagération. En fait, au point de vue syntaxique, pour insister sur la petitesse de la bière, il appuie les termes qui la décrivent, d’abord, par une locution conjonctive liée à un degré d’intensité, à savoir « telle… que » dans « telle petitesse que », ensuite, par les adverbes d’insistance « si » et « toute » dans « si réduit » et « toute petite boîte ». Au point de vue rhétorique, il compare le cercueil à une « toute petite boîte de rien », c’est-à-dire à une boîte insignifiante, à un jouet : « boîte à joujoux ». Ce procédé réduit davantage l’estime que l’auteur a pour le corps humain et pour l’existence humaine. Enfin, au point de vue sémantique, il faut que la petitesse de la bière aille au-delà de notre imagination pour qu’elle frappe l’assistance de stupéfaction. Tous ces procédés nous aident aussi, nous lecteurs, à nous comporter comme l’assistance et à comprendre enfin à quel point l’humanité est insignifiante.

152 LT, p. 470. 153 LT, p. 475.

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b. Petitesse du paysan VS grandeur de la terre

Tout en simplifiant la représentation de l’homme, Zola ne cesse d’agrandir la terre. Ainsi souligne-t-il par l’intermédiaire de Jean l’écart entre la taille de Fouan et celle de la terre dans cette phrase : « Il ne tiendrait pas grand-place, il n’encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre dont l’unique passion l’avait brûlé jusqu’à fondre ses muscles »154. L’opposition entre la petitesse du corps de Fouan et l’immensité du sol y est mise en relief par la double litote dans « Il ne tiendrait pas grand-place » pour signifier que Fouan n’occupera qu’une toute petite place dans la terre, et dans « il n’encombrerait pas trop cette terre » pour dire que cette dernière ne sentira pas même sa présence.

En outre, l’auteur rappelle la passion de la terre chez Fouan en faisant appel au champ lexical du feu dans « brûler » et « fondre » pour souligner son intensité. D’une part, ce rappel pourrait exprimer la pitié de l’auteur pour son personnage qui s’est donné tout entier à la terre pendant son existence et qui ne reçoit pourtant en retour qu’un tout petit bout d’elle à sa mort, et d’autre part, il pourrait exprimer sa vision optimiste de la mort parce que Fouan s’acharne pendant son vivant à posséder la terre, alors qu’à sa mort, une toute petite portion d’elle suffira largement pour le satisfaire. Mais la seconde interprétation nous semble finalement rejoindre la première parce qu’elle voit aussi l’insignifiance et la rudesse de l’existence humaine et présente la mort comme une libération.

2. Un personnage faible

La petitesse de l’homme conduit à sa représentation comme un être faible et pitoyable. En effet, dans le passage que nous avons cité plus haut (cf. supra, p. 56), la comparaison implicite du corps de Françoise à celui de sa vache « indolente » qui « balançait son grand corps », ensuite l’assimilation de la jeune fille à une fleur de pissenlit, une des fleurs les plus faibles, les plus petites et les plus chétives, font ressortir l’idée que sa vie (et celle de toute l’humanité) est vouée à la faiblesse et à l’impuissance. Cette hypothèse sera vérifiée d’ailleurs à la fin du roman où ce personnage mourra après une longue souffrance.

Comme sa petitesse, la faiblesse du paysan et de la race humaine tout entière se démontre aussi et s’amplifie au moment de la mort. En effet, « ce fut comme dans un éclair, elle [Lise] culbuta Françoise, de toute la force de ses poignets. Trébuchante, la malheureuse

154 LT, p. 475.

58 tourna, s’abattit à gauche, jetant un cri terrible [...]. Et ce fut tout, une seconde avait suffi, l’irréparable était fait »155. Zola insiste dans cet extrait sur la brièveté du temps qui a suffi pour tuer Françoise : « ce fut comme dans un éclair », « ce fut tout », « une seconde avait suffi ». De manière hyperbolique, il souligne donc à quel point l’homme est faible, à quel point il est facile à tuer.

Enfin, cette petitesse et cette faiblesse du paysan expliquent son impuissance face à la besogne qui l’attend. C’est ce que l’écrivain essaie de nous montrer dans ce passage : « ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l’air par quelque gros travail, s’acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse »156. De nouveau, Zola simplifie les traits de l’homme et agrandit ceux de la terre. Cette opposition est mise en évidence d’abord par la comparaison de celui-ci au plus petit animal qui soit, la fourmi, d’un côté, et par la dramatisation du travail champêtre à travers les adjectifs de forte intensité locutoire « démesurée » et « géante » d’un autre côté ; ensuite, par l’antithèse entre les adjectifs « démesurée », « géante » qualifiant la besogne, et « petitesse » se rapportant aux semeurs. Le paysan, avec sa taille misérable, est donc impuissant et insignifiant face à la vaste terre qui demande un dur travail.

Le paysan est donc peint comme une créature vraiment insignifiante vis-à-vis de la terre du fait de sa petite taille et de sa faiblesse que l’auteur évoque plusieurs fois dans le roman de manière hyperbolique et de façon imagée. De ce fait, Zola n’espère pas grand-chose de l’homme mais repose tout son espoir sur la terre qui « malgré la souillure des hommes […] demeure et ne ment pas »157. En outre, une autre représentation découle de cette insignifiance du paysan.

B. Le paysan rabaissé à ses traits animaux

Si notre analyse s’est limitée dans le sous-chapitre précédent à la petitesse physique du paysan, celui-ci va nous permettre d’étudier sa petitesse morale parce que démontrer l’animalité du paysan revient à considérer son immoralité. Les traits animaux que nous allons évoquer ici touchent donc aussi bien la physiologie que la psychologie du paysan.

155 LT, p. 422. 156 LT, p. 45. 157 Gérard GENGEMBRE, préface de La Terre, Pocket, 1994, p 14.

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Tel que Zola l’annonce dans son Roman expérimental, il étudie l’homme de la même manière que le biologiste dissèque un animal. Grand héritier de Charles Darwin, il fait apparaître de temps en temps dans ses écrits quelques vestiges de l’animalité chez ses personnages. Ainsi ne recule-t-il devant aucune obscénité. Dans ses études sur Zola, Jules LEMAITRE précise : « il nous apparaît […] comme le poète brutal et triste des instincts aveugles, des passions grossières, des amours charnels, des parties basses et répugnantes de la nature humaine. Ce qui l’intéresse dans l’homme, c’est surtout l’animal et, dans chaque type humain, l’animal particulier que ce type enveloppe. C’est cela qu’il aime à montrer et c’est le reste qu’il élimine [...]. Eugène Delacroix disait que chaque figure humaine, par une hardie simplification de ses traits, par l’exagération des uns et la réduction des autres, peut se ramener à une figure de bête : c’est tout à fait de cette façon que M. Zola simplifie les âmes »158. Nous allons donc d’abord identifier cet « animal particulier » que le type paysan enveloppe, puis nous essayerons de démontrer que l’auteur rapproche ses personnages des hommes primitifs.

1. Les insectes humains

Zola fixe comme première ambition de décrire l’homme de la glèbe, celui qui travaille la terre et qui tire d’elle sa subsistance et sa forme de pensée. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’il choisisse l’insecte comme l’animal le plus représentatif de la race paysanne. Tel qu’il le projette dans l’ébauche en disant : « l’homme, le paysan n’est qu’un insecte s’agitant sur elle [la terre], peinant pour lui arracher la vie »159, Zola assimile souvent le paysan à un insecte quand il veut évoquer la terre nourricière.

Cette métaphore apparaît tantôt explicitement dans des passages comme : « Si la terre était calme, bonne à ceux qui l’aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient à la déshonorer et à en empoisonner l’approche »160, à travers la comparaison des villages à des nids de vermine et l’expression « insectes humains » elle-même. Elle est encore explicitée dans la séquence « quand vous serez à manger la terre avec les taupes ». Elle se montre tantôt implicitement quand l’auteur met l’accent sur la petitesse et le foisonnement des paysans dans les champs, comme dans l’extrait suivant : « Maintenant chaque parcelle de la petite culture avait le sien [son semeur], ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l’air par

158 Jules LEMAITRE, op. cit., section II. 159 Cité par Marcel GIRARD, Archives de LT, p. 492. 160 LT, p. 410.

60 quelques gros travaux, s’acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse ». L’insistance sur la multitude dans « multipliaient », « pullulaient » qui renvoie à l’agitation des fourmis, et sur la taille des semeurs dans « petitesse », leur donne vraiment l’apparence d’insectes. Elle permet également à l’écrivain de considérer les paysans, non dans leur individualité mais comme un ensemble homogène, un tas, une masse, rappelant ainsi la foule de l’épopée qui lutte ensemble.

Cette appellation d’«insectes humains » a aussi une connotation péjorative. Elle exprime la petitesse morale du paysan. En effet, elle est faite d’oxymore rappelant l’expression « la bête humaine » et suggérant l’animalité du peuple de la campagne. Déjà, l’assimilation des villages à des nids de vermine dans le passage que nous venons de citer traduit l’image négative que l’auteur donne des paysans, étant donné que le terme « vermine » connote la canaillerie, les mauvaises mœurs. Les verbes « déshonorer » et « empoisonner » viennent appuyer cette idée et réduisent encore l’image du cultivateur à un vrai ennemi terrestre, d’autant plus que dans l’ébauche, l’auteur prévoit de peindre le fait que « le paysan est l’animal farouche, meurtrier au milieu de la terre bienfaisante et calme »161. Nous allons donc maintenant nous tourner vers ce caractère féroce de l’homme des champs, qui le rapproche de l’humanité primitive.

2. Le paysan : un homme primitif

Le paysan zolien, proche de celui de Balzac, tient beaucoup de l’homme primitif. Sans éducation, il agit selon ses instincts. Langenhagen et Guislain analysent dans le détail ce caractère des paysans zoliens. Selon leur formule, le romancier «multiplie à loisir les métaphores animales pour désigner la sauvagerie des paysans et le porc l’emporte de loin. Proches des bêtes, les paysans en acquièrent les mœurs présumées […] L’équivalence entre l’homme et l’animal est […] saisissante, les êtres étant toujours asservis à leurs besoins vitaux : la nourriture, la boisson et la reproduction»162. Toutefois, il n’est pas le seul personnage zolien qui se laisse guider par ses instincts. Jules LEMAITRE affirme que « Zola supprime chez l’homme le libre arbitre, élimine le vieux fond de la psychologie classique qui consistait essentiellement dans la lutte de la volonté et de la passion »163. Donc, ce caractère

161 Cité par Marcel GIRARD, Archives de LT, p 492. 162 Marie-Aude de LANGENHAGEN et Gilbert GUISLAIN, op. cit., p. 166. 163 Jules LEMAITRE, op.cit ., section III.

61 se remarque chez tous ses personnages. En outre, Gérard GENGEMBRE souligne que le roman zolien est « marqué par le pessimisme schopenhauerien qui voit dans l’homme le jouet des forces de la nature (dont le désir) et dont, source de souffrance, la vie n’est qu’une lutte sans espoir »164. Si la pastorale, suivant le raisonnement de la psychologie Classique, considère le paysan comme une créature supérieure, un homme cultivé, capable de maîtriser ses passions pour rester fidèle à son devoir, Zola le réduit, tel qu’il le fait avec ses ouvriers et ses bourgeois, à ses seuls traits animaux.

a. Fortement attaché à la terre

L’attachement profond du paysan à la terre constitue le premier comportement qui le rapproche de l’humanité primitive qui ne connaissait aucune autre ressource que le sol.

Les paysans de La Terre, hostiles à l’instruction et à la nouveauté, considère en fait le travail champêtre comme le plus digne de l’homme. Notamment, ils exècrent Jean « parce qu’il était ouvrier, qu’il sciait et rabotait du bois, au lieu de labourer la terre »165. Ils estiment donc le travail de la terre comme un honneur.

La terre est la plus grande passion du paysan. Nous allons résumer en quelques lignes les origines et les manifestations de cette passion, que nous avons déjà eu l’occasion de développer dans les chapitres précédents.

D’un côté, Zola fait appel au mythe de l’origine et de la fin de l’homme pour expliquer cet attachement. Selon lui, l’homme est lié dès sa naissance jusqu’à sa mort à la terre-mère par une sorte de cordon ombilical. De ce fait, il semble perdre une partie de son corps quand on lui arrache une parcelle. D’un autre côté, la passion tellurique chez le cultivateur résulte du rôle nourricier que détient la terre vis-à-vis de lui. C’est d’elle en fait qu’il tire tout : son être, sa substance et sa vie. C’est la raison la plus importante de toutes, car elle est liée à l’instinct de survie : le paysan tient donc instinctivement à sa terre comme le bébé est attaché à sa mère. D’où l’aspect primitif de cet attachement.

En outre, le désir de posséder la terre coïncide avec celui de posséder la femme. Il se donne tout entier à elle et s’apprête à éliminer tout ce ou tous ceux qui entravent son projet de la posséder. Voilà pourquoi cesse tout sentiment familial ou humain dès que la question de propriété entre en jeu.

164 Gérard GENGEMBRE, « Les clés de l’œuvre » dans La Terre, Pocket 1999, p XLVI. 165 LT, p 143.

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Cet attachement du paysan à la terre est, certes, vu par Zola comme une de ses grandeurs parce qu’en tant que romancier socialiste, il accorde plus d’importance au travail de la terre qu’à l’industrie, pour moraliser la société. Ainsi fait-il dire à Hourdequin : « Cela [l’accession de tous à la propriété], certes, était excellent, car l’ouvrier se trouvait dès lors attaché à la terre. Et l’on pouvait ajouter, en faveur de la petite propriété, qu’elle faisait des hommes plus dignes, plus fiers, plus instruits »166. Mais il se trouve également à l’origine de la dégradation des mœurs paysannes et de leur monstruosité. Voilà pourquoi il fait du paysan un homme primitif sans éducation et sans morale, n’obéissant qu’au seul instinct de garder ou de gagner plus de terre.

b. Un être gouverné par ses instincts

b.1. L’instinct de survie

La lutte pour la survie, comme nous l’avons signalé, se manifeste chez le paysan par son attachement à la terre nourricière. Comme une grande partie de la surface cultivable est encore détenue par la bourgeoisie et la noblesse, les petits propriétaires n’ont jamais assez de terre. Ils s’éliminent donc entre eux afin d’en garder plus et comme il s’avère plus difficile de voler à autrui, ils se tuent entre famille. Alors, guidés par le seul instinct de garder ou de gagner plus de terre, leurs cœurs s’endurcissent et ils oublient tout lien de parenté et tout sentiment humain puis agissent comme une bête féroce.

Notamment, Lise qui était d’une grande tendresse avec sa sœur Françoise au moment où leur père détenait encore toute leur terre, finit par l’exécrer, voire la tuer, pour annuler le partage de leur héritage après la mort du père Mouche. Ainsi aide-t-elle avec ferveur son mari à violer sa petite sœur enceinte pour empêcher le bébé de naître : « A l’appel de son homme, elle n’eut pas une hésitation, s’avança, empoigna la jambe gauche de sa sœur, l’écarta, s’assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer »167. Poussée par son envie de reprendre la part de Françoise, Lise oublie complètement le lien de sang qui l’unit à cette femme dont elle participe au viol : « elle n’eut pas une hésitation ». Puis ses comportements montrent vraiment une femme enragée : « s’avança », « empoigna la jambe », « comme si elle avait voulu la broyer ». Cette rage finit par la pousser au crime après le viol, elle tue de ses propres mains sa sœur et regarde avec satisfaction le sang qui coule : « Lise, béante de voir se réaliser si vite ce qu’elle avait voulu, regardait la robe coupée se tacher d’un flot de sang. Etait-ce

166 LT, p. 163 167 LT, p. 420.

63 donc que le fer avait pénétré jusqu’au petit pour que ça coulât si fort ? »168. Lise ne frémit point devant le flot de sang ; au contraire, elle est satisfaite de son acte parce qu’elle n’a rêvé que de la mort de sa sœur depuis longtemps : « béante de voir se réaliser si vite ce qu’elle avait voulu ». L’auteur accentue sa monstruosité dans la question : «Etait-ce donc que le fer avait pénétré jusqu’au petit pour que ça coulât si fort ? », c'est-à-dire qu’au lieu de regretter son acte, Lise se rassure si elle l’a bien fait.

Ensuite, ce même personnage et son mari étouffent puis brûlent leur père Fouan parce qu’il a été témoin du meurtre. L’auteur décrit minutieusement cet épisode pour faire ressortir la cruauté du couple meurtrier. Notamment, l’évocation de l’odeur de la graisse dans : « Ca sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes »169, rappelle l’appartenance de l’homme à la race animale et inscrit la description dans le cadre naturaliste, mais dénonce surtout le caractère monstrueux de la scène.

Ces exemples montrent à quel point les paysans sont insensibles, sadiques et immoraux. Il faut, en effet, que Lise manque de cœur pour participer au viol de sa petite sœur qui est, de surcroît, enceinte de cinq mois ; en plus, le violeur n’est autre que le mari de Lise. Ensuite, elle ne se contente pas de cet acte mais va jusqu’à la tuer de ses propres mains. Puis, son sadisme se manifeste par l’euphorie qu’elle éprouve en voyant couler fort le sang de sa victime et par son indifférence en sentant l’odeur de graisse de son beau-père grillé. Le peuple de la campagne est donc un peuple barbare ; sa petitesse n’est pas seulement d’ordre physique mais aussi moral.

Les Buteau ne témoignent aucune hésitation, ne reculent devant aucun crime pour amasser plus de terre. Il ne faut pourtant pas oublier que Fouan, lui aussi, a attendu avec impatience la mort de son père pour hériter vite et tranquillement de lui : « Un vieux, se dit-il, ca ne sert à rien et ça coûte. Lui- même avait souhaité la fin de son père »170. Ces attitudes du paysan figurent parmi les raisons qui font dire à Catherine LAVARENNE qu’ « une génération [doit] dévorer la précédente pour accéder au savoir [à la terre] »171. Nous pouvons donc rapprocher les paysans de la Terre des animaux et de l’humanité primitive, qui s’éliminaient suivant le principe de la sélection naturelle pour assurer leur survie et celle de

168LT, p. 422. 169 LT, p. 465. 170LT, pp 407-408. 171 Catherine LAVARENNE, « La Porosité des frontières dans " la Terre" de Zola », L’Imaginaire de l’écrit dans le roman 02-2014, sans pagination, consulté le 08-04-2015.

64 leur descendance. Aussi, pour avoir suffisamment de terre à cultiver, les plus forts, représentés par la jeune génération, qui a hâte d’être propriétaire, éliminent les plus faibles, représentés par les vieux et les gens comme Françoise, qui gardent encore quelque vestige de vertu au milieu de l’abrutissement général.

Outre cet instinct de survie qui fait accrocher férocement le paysan à la terre, une autre pulsion se trouve à la base de ses attitudes et ses actes.

b.2. L’instinct sexuel :

Le paysan est peint par Zola comme un être extrêmement sensuel et d’une sexualité débordée, du fait qu’il côtoie jour et nuit la terre féconde et les bêtes, et que les travaux et la vie champêtre sont très durs. « Volontiers animalisés par leurs portraits, affirme Gengembre, les paysans de La Terre donnent libre cours à leur instinct sexuel »172. Comme nous l’avons mentionné, tout ce qui entoure le paysan semble l’inciter à l’accouplement (cf. supra, p. 48), par conséquent, il ne maîtrise plus ses pulsions sexuelles et semble même gouvernés par elles.

Le paysan zolien laisse alors libre cours à son instinct sexuel, fait l’amour avec n’importe qui, n’importe où et dans n’importe quelle situation, à l’image des bêtes. Le sexe est devenu comme un jeu pour les enfants. La Cognette couche avec tous les valets de la ferme et, sachant cela, Hourdequin, son maître et son amant, n’arrive pas à se passer d’elle. Jean, tout en étant reconnaissant de la bonté du fermier envers lui et conscient de la dévotion qu’il lui doit, « éprouve le besoin physique de cette vicieuse ». Ensuite, torturé par son envie pour Françoise, il tire par les pieds une femme qui dort entre son mari et un frère, puis couche avec, sans se soucier d’eux. Buteau ne rêve que de terre et de sexe : « il rêvait une vie de pacha, soigné, caressé, gorgé de jouissance. Pourquoi n’aurait-il pas épousé les deux sœurs, si elles y consentaient ? »173. Contrairement aux paysans de George SAND et aux personnages des ouvrages psychologiques des temps anciens, comme Phèdre par exemple, qui répriment leurs passions pour rester fidèles à leur devoir, ceux de Zola laissent délibérément triompher les leurs.

Pour les personnages que nous venons de citer et d’autres encore, ce comportement pourrait se comprendre parce que Zola ne les a pas dotés de caractères spécifiques mais les a peints comme des gens ordinaires. Il en est deux pourtant qui méritent notre attention.

172 Gérard GENGEMBRE, préface de La Terre, Pocket, 1994, p. 10. 173 LT, p. 295.

65

Françoise d’abord, celle pour qui l’auteur appelle notre sympathie, qui a « le renom d’une fameuse tête » car « l’injustice l’exaspérait »174, celle qui, pendant des années, a lutté courageusement pour ne pas céder à son beau frère, et qui n’a pourtant atteint l’orgasme qu’avec lui, lors de son viol. En effet, « quand Buteau l’eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu’elle le serra de ses bras à l’étouffer, en poussant long cri »175. Vaincue par son instinct sexuel, elle oublie que cet homme est son beau frère. Elle l’a d’ailleurs désiré depuis longtemps mais a toujours refoulé son désir. Palmyre ensuite, le personnage le plus vertueux du roman, qui est, selon les mots de Marcel GIRARD, « une sorte de sainte », « une martyre », dont « le corps misérable [...] recèle une âme sublime »176, et qui couche pourtant avec son frère parce qu’il la viole et la bat quand elle refuse. L’inceste est donc partout et marque l’animalité et l’immoralité du paysan.

Les exemples prouvent que le paysan agit surtout selon ses instincts. Tandis qu’il ne semble pas lutter contre sa passion de la terre, il essaie de dominer quelques unes de ses autres passions, notamment ses pulsions sexuelles, mais n’y arrive pas. Tel que l’affirme Jules LEMAITRE, c’est la bête qui l’emporte : « rien n’est plus fort que les instincts de l’animalité ni que la veulerie et l’avachissement »177. L’affirmation de Gérard GENGEMBRE sur la marque dans l’œuvre zolienne du pessimisme schopenhauerien qui voit dans l’homme le jouet des diverses forces de la nature, est donc bien valable pour le paysan zolien.

De par cette sexualité débordée, l’amour n’a aucune valeur affective. S’il n’est pas basé sur une question d’intérêt, il est réduit à une question de sexe. Prenons l’exemple de Jean, l’homme le plus raisonnable et le plus amoureux du roman, qui n’aime pourtant Françoise que d’un amour érotique et se marie avec elle seulement pour satisfaire son envie et pour jouir à l’aise du corps de la jeune fille : « Jean, malade, se cassait la tête à chercher comment il pourrait bien ravoir Françoise. Il y avait déjà un mois qu’il l’avait tenue, justement là […] et elle s’échappait sans cesse, peureuse. Il désespérait de ne jamais recommencer. C’était un désir croissant, une passion envahissante. Tout en conduisant ses bêtes, il se demandait pourquoi il n’irait pas carrément chez les Buteau réclamer Françoise en

174LT, p. 137. 175 LT, p. 420. 176 Marcel GIRARD, préface de LT, p 24. 177 Jules Lemaître, op cit. , section IV.

66 mariage »178. C’est donc le refus de la jeune fille, ce désir croissant et cette passion envahissante qui poussent Jean à la demander en mariage.

En bref, l’homme des champs apparaît dans le roman comme un homme primitif parce que, sans éducation, il agit seulement en fonction de ses instincts. C’est surtout pour remplir son ventre qu’il s’attache farouchement à la terre, ensuite, il n’a aucun principe sur la sexualité mais donne libre cours à ses instincts, puis ses sentiments sont réduits à des sensations. Décrit comme tel, il se trouve réellement rabaissé à ses traits animaux, et à un homme immoral.

En bref, le paysan se trouve dans La Terre rabaissé à ses traits animaux. Le romancier l’assimile d’abord aux insectes pour suggérer la misère de sa condition et de sa mentalité. Cette petitesse morale du paysan réapparaît ensuite quand l’auteur le décrit comme un homme incapable de gérer ses pulsions et dont le corps l’emporte sur l’âme. Tel un animal, il agit alors selon le seul ordre de ses instincts et est capable de tuer et de violer n’importe qui pour amasser plus de terre. Voilà pourquoi le crime et l’inceste emplissent le roman.

Toutes les pensées, les actes et les sentiments du paysan sont donc dictés par la terre. Il n’est plus maître de son être mais devient un éternel captif de celle-ci.

C. Un personnage soumis à la terre

Par l’adoration sans bornes que le paysan témoigne pour la terre, Zola fait de lui un personnage soumis, un prisonnier de ses champs et décrit le lien qui l’attache à la glèbe comme une fatalité.

1. Le lexique de la soumission

Dans plusieurs passages, après s’être plaints de l’ingratitude de la terre, nombreux personnages s’affirment encore ses prisonniers. Zola utilise souvent la métaphore de la prison pour nous rendre compte de l’ascendance qu’exerce la terre sur les paysans. Notamment, à propos de Hourdequin, il écrit : « La terre qu’il aimait tant, d’une passion sentimentale, intellectuelle presque, l’achevait [...] Et pas moyen de briser la geôle, jamais il ne s’était senti

178 LT, p. 263.

67 davantage le prisonnier de sa terre, chaque jour, l’argent engagé, le travail dépensé, l’y avaient rivé d’une chaîne plus courte »179. Malgré l’amour de Hourdequin, sa terre se montre ingrate parce qu’elle l’«achevait ». Or, plus elle est improductive, plus le cultivateur s’attache à elle. Cet attachement est comparé par le narrateur à un emprisonnement. Ainsi pouvons- nous relever des mots appartenant au champ lexical de la prison, à savoir « geôle », « prisonnier » et « chaîne ».

La notion d’esclavage, plus horrible, s’ajoute à celle de prison, pour marteler cette idée de soumission du paysan à la terre. Elle fait son entrée en scène avec cette parole de Jésus- Christ : « la terre [...] mais elle se fout de toi la terre ! Tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces, ta vie, imbécile ! »180. L’emploi du verbe « s’en fout » rappelle la puissance et l’indifférence de la terre, comme celle d’une déesse lointaine. Ensuite, celui du terme « esclave » pour désigner le paysan fait de lui un vrai serviteur et de la terre son seigneur. Ainsi, la soumission de celui-ci à son champ est complète quand le jeune homme affirme qu’il lui prend tout, à commencer par son plaisir, ses forces, puis sa vie. L’énumération de ces éléments se fait par gradation ascendante pour nous faire découvrir à quel point le paysan est dominé par la terre : il lui offre tout, depuis ce qu’il a de plus simple : son plaisir, ses forces, jusqu’à ce qu’il a de plus cher : sa vie.

2. La liaison fatale entre l’homme et la terre

a. La condamnation de l’homme au travail de la terre

Le mérite de La Terre, comme nous l’avons vu dans l’introduction, repose sur l’étude du lien intangible qui attache le paysan au sol. Cette étude passe de la réalité au mythe parce qu’elle aborde d’abord la terre nourricière, forme de richesse aux yeux du cultivateur, et ensuite la liaison fatale qui unit l’homme à la terre et qui fait que, lié à elle par une sorte de cordon ombilical du début jusqu’à la fin de sa vie, l’homme, le paysan ne pourra jamais se détacher d’elle quoi qu’il arrive.

Vers la fin du roman, pour conclure l’histoire, Jean, le porte-parole du romancier, émet des réflexions philosophiques sur cette histoire de la terre qui vient de marquer son existence. Il commence par évoquer la faillite de la terre de la Beauce : « Le sol, disait-on, passerait en

179 LT, p. 445. 180 LT, p. 233.

68 d’autres mains, les moissons des pays de là-bas viendraient écraser les nôtres, il n’y aurait plus que des ronces dans nos champs »181. Dans cette phrase, Jean fait allusion à la crise qui tuera l’agriculture française. Mais il continue sa méditation par une question rhétorique : « Et après ? Est-ce qu’on peut faire du mal à la terre ? Elle appartiendra quand même à quelqu’un qui sera forcé de la cultiver, pour ne pas crever de faim »182. Quoi qu’il arrive donc, quelque ingrate que la terre soit, l’homme ne peut pas se fâcher contre elle, comme il ne peut pas bouder contre son ventre. L’emploi de l’adjectif « forcé » montre la fatalité, c’est pour dire que l’homme est condamné à travailler la terre, qu’il le veuille ou non, pour survivre.

b. Une triste représentation de la vie des champs

Zola se laisse maintenant envahir par cette « ébriété morose » 183 signalée par Jules LEMAITRE. Toujours à travers la réflexion de Jean, il s’apitoie sur l’humanité : « Qu’est-ce que notre malheur pèse dans la plus grande mécanique des étoiles et du soleil ? Il se moque bien de nous le bon Dieu ! Nous n’avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour »184. Le registre devient lyrique. Au niveau lexical, les termes « malheur », « pèse », « duel » et « terrible » évoquent la tristesse et la rudesse de la vie des champs ; la phrase « il se moque bien de nous le bon Dieu » traduit le sentiment d’être abandonné par la protection divine. Ce passage reprend en fait, le mythe biblique du pécher originel. La liaison fatale entre l’homme et la terre traduit alors la malédiction de la race humaine par Dieu qui la condamne à gagner son pain à la sueur de son front : « Nous n’avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour ». En outre, l’abondance de l’indice de subjectivité « nous » et de ses dérivés marque l’implication de l’auteur et l’expression de ses sentiments personnels qui apparaissent également au niveau grammatical à travers l’usage de la forme exclamative.

L’impression est donc triste. La vie de l’homme des champs est vouée à la douleur, à une lutte perpétuelle avec ses semblables : « duel terrible et de chaque jour », et à des travaux forcés : « quelqu’un qui sera bien forcé de la cultiver », pour pouvoir trouver de quoi porter à la bouche. Et pourtant, après s’être « esquinté » pendant toute sa vie, « quand on arrive difficilement à joindre les deux bouts »185 selon l’expression de Fouan, « l’existence s’en va en fumée »186. L’attitude que Zola adopte vis-à-vis du paysan et de toute l’humanité, vers la

181 LT, p. 482. 182 LT, p. 482. 183 Jules LEMAITRE, op.cit., section IV. 184 LT, p. 482. 185LT, p. 103. 186 LT, p. 481.

69 fin du roman, confirme encore le point de vue de Gengembre sur la marque dans l’œuvre zolienne du pessimisme schopenhauerien qui voit la vie comme une lutte sans espoir.

3. La terre rédemptrice de l’humanité

Nous tenons toutefois à souligner que Gengembre, avant de parler du caractère pessimiste de l’œuvre zolienne, précise qu’elle « tend vers l’idéal de la régénération »187. Tel que nous l’avons signalé plus haut (cf. supra, p.59), Zola a misé sur la terre, l’impassible, la femme éternellement féconde, la seule qui « demeure et ne ment[e] pas ». Aussi, vers les dernières pages du roman, oppose-t-il à l’image simplifiée et triste du paysan, une apologie de la terre.

Jean, notamment, « regarda les bosses de terre fraîche sous lesquelles Françoise et Fouan dormaient. Ses colères du matin, son dégoût des gens et des choses s’en allaient, dans un profond apaisement. Il se sentait, malgré lui, peut-être à cause du tiède soleil, envahi de douceur et d’espoir »188. A la vue de la fraîcheur de la terre, qui annonce sa fécondité et la possibilité de régénération, malgré les maux que lui ont causés les paysans de Rognes, Jean retrouve l’espoir et la paix profonde. Par l’évocation de cette terre fraîche qui recouvre les corps de Françoise et de Fouan, il semble croire que sa femme retournera à la vie grâce à cette terre. Rappelons que l’enterrement a lieu pendant les semailles et que le mort, comme nous l’avons signalé plus haut est assimilé à la semence.

Il croît également à l’immortalité de la terre et à son impassibilité : « Et la terre seule demeure l’immortelle, la mère d’où nous sortons et où nous retournerons, elle qu’on aime jusqu’au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec nos abominations et nos misères »189. L’opposition entre le calme de la terre et l’agitation de l’homme est très claire dans cette phrase. L’image de la terre, mère aimante et généreuse car elle continue toujours à faire de la vie, à nourrir le paysan malgré son abrutissement, vient alors adoucir celle du paysan. Malgré la noirceur qui domine le roman, il est clos sur un ton de douceur et d’espoir.

187 Gérard GENGEMBRE, « Les clés de l’œuvre » dans La Terre, Pocket 1999, p. XLVI. 188 LT, p. 482. 189 Idem.

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En guise de conclusion, contrairement à la représentation dithyrambique que Zola donne de la terre, il brosse un tableau simplifié et aigri du paysan.

Il le présente d’abord comme une créature vraiment insignifiante en mettant l’accent sur sa petitesse et sa faiblesse physique, et ce, de manière à insister sur l’immensité de la terre. Pour ce faire, il fait appel à des procédés lexical et stylistique, mêle figures d’atténuation, d’amplification et d’opposition pour confronter l’insignifiance du paysan et de toute l’humanité à la grandeur terrestre.

Ensuite, il rabaisse le cultivateur à ses traits animaux. D’une part, son image éternellement courbé, tirant sa nourriture de la terre, lui vaut l’appellation d’« insecte humain », une métaphore suggérant la misère de sa condition et de sa mentalité. D’autre part, en poussant à l’exagération la description de la passion de la terre et des pulsions sexuelles chez l’homme de la glèbe, l’écrivain lui ôte toute capacité de réflexion et tout sentiment humain, puis met en contraste sa petitesse morale à la grandeur terrestre. Ainsi, le paysan de La Terre se rapproche-t-il des hommes primitifs qui, sans éducation, s’attachaient fortement à la terre, leur seule ressource, et agissaient selon les seuls ordres de leurs instincts.

Alors, le paysan zolien n’est point un être libre : son corps étant déjà subjugué par ses différentes pulsions, tout son être et toute son existence sont encore soumis à la terre. Il apparaît dans un premier temps comme un prisonnier, voire un esclave de la glèbe, et le champ lexical de la soumission vient étoffer cette représentation. Zola en vient ensuite à décrire la liaison de l’homme à la terre comme une fatalité : il présente d’abord le paysan et toute l’humanité comme condamnés à travailler la terre. Une tristesse se dégage de cette représentation et le ton du livre devient lyrique. Cette humanité triste sera pourtant sauvée par la terre, du fait de sa générosité et sa fécondité éternelle qui lui permettront de survivre.

La simplification et l’avilissement de l’image du paysan s’inscrivent encore dans l’épopée de la terre parce qu’elles permettent à l’auteur d’agrandir davantage celle-ci, de la diviniser et permet également à la terre de se détacher des autres protagonistes et s’afficher comme un personnage grandiose, une héroïne. En outre, ce procédé d’animalisation des personnages, selon Lemaître, ajoute lui-même à l’air d’épopée « car il arrive, par le mensonge de cette réduction, à rendre à des figures modernes une simplicité de type primitif »190.

190 J. Lemaître, op.cit., section VII.

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Par ailleurs, si la description de la terre est dominée par les procédés symbolistes, obéissant à une visée poétique, la représentation du paysan s’inscrit plutôt dans l’écriture naturaliste parce qu’elle est plutôt axée sur l’analyse du corps du paysan et de ses pulsions. Elle rapproche ainsi les personnages de ce quinzième volume de ceux des autres. Puis, elle développe de manière implicite quelques principes-clés du mouvement, notamment le darwinisme dans la représentation des paysans qui s’éliminent pour pouvoir occuper la terre et survivre.

Nous tenons enfin à souligner que les traits que l’auteur retient des paysans ne leur sont pas propres, à savoir : la petitesse et la faiblesse de leur corps ainsi que leur obéissance à leurs instincts. N’importe qui, des ouvriers, des bourgeois, voire des nobles, lâché au milieu d’une grande étendue de champs, peut montrer la petitesse et l’insignifiance de l’homme, et Zola a également démontré la luxure chez les classes ouvrière et bourgeoise. Les caractères qui seraient propres au paysan sont donc son attachement viscéral et sa soumission à la terre qui représente pour lui une forme de richesse. La plupart de ces traits que Zola analyse chez ses paysans peuvent donc se retrouver chez d’autre catégorie sociale. Dans ce cas nous confirmons l’affirmation de Vernois que « le roman rustique n’est aux yeux de l’auteur [Balzac] qu’un cadre commode pour étudier in vivo ces perversions du caractère humain » et qu’« A ce titre, Balzac pourra inspirer Zola »191.

191 Paul VERNOIS, op.cit., p 27.

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Conclusion de la deuxième partie

L’exaltation de la terre va, dans le roman, jusqu’à sa divinisation. Pour ce faire, l’auteur fait d’abord appel au mythe de Gaia en rendant hommage à la terre, déesse créatrice de toute chose, divinité de la fertilité mais aussi de la mort. De même, les paysans lui rendent aussi régulièrement des cultes en lui offrant tout leur être et des sacrifices humains quand elle semble réclamer du sang. Aux antipodes de cette grandeur terrestre, la race paysanne est avilie par le romancier et se trouve réduite à sa plus simple représentation. En effet, en mettant l’accent sur la petitesse et la faiblesse physique du paysan, l’écrivain le présente comme une créature insignifiante comparée à la terre immense. Ensuite, se basant sur le fait qu’il est perpétuellement courbé vers le sol, il l’assimile à l’insecte. La métaphore de l’insecte humain souligne donc la misère de la condition paysanne et de l’humanité en général mais aussi sa misère morale. Puis, il le rapproche de l’homme primitif pour montrer sa barbarie et son immoralité. Le paysan est alors le prisonnier et l’esclave de la glèbe ; il lui est fatalement lié et est condamné à la travailler quoi qu’il arrive. Son existence est pitoyable mais adoucie et sauvée par son attachement à la terre qui est une mère généreuse, féconde et éternelle.

Tel que Lemaître l’annonce dans son étude sur Zola, ce dernier déploie, comme dans l’épopée, une philosophie naïve et rudimentaire en présentant ses personnages comme des hommes primitifs et en décrivant la terre comme une divinité192. L’ordre de la nature se trouve ainsi renversé : à force d’animaliser l’homme, Zola finit par diviniser la terre. C’est là que l’on remarque le caractère épique de l’œuvre. Suite à une exagération des caractères animaux du paysan, à la réduction de ses traits humains, à la personnification puis la divinisation de la terre, cette dernière se détache des autres protagonistes du roman et s’affiche comme « un personnage de grandeur hors-nature au milieu de[s] personnages nains »193 que constituent les paysans ; en bref, comme une héroïne.

192 Jules Lemaître, op.cit., section VII. 193 Il s’agit d’une critique adressée par Zola aux personnages de Balzac, dans Les Romanciers naturalistes, citée par Philippe HAMON dans Texte et idéologie, PUF, 1984, p. 68.

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PARTIE III. LA TERRE HEROÏNE DU LIVRE

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Le concept de « héros » est problématique, selon Philippe HAMON, surtout à l’époque globalement réaliste qu’il caractérise par « une certaine "crise du héros" […] une méfiance ou "soupçon" à l’égard de toute composition un peu trop "pyramidale" » 194. En effet, par souci de vérité, les auteurs réalistes, selon la formule de Zola, « tuent le héros »195. Ils brouillent alors autant que possible leur système de personnages pour empêcher le lecteur de les hiérarchiser en principal et secondaire. Selon Hamon, Zola figure parmi ceux qui procèdent à cette déshiérarchisation. C’est peut-être la raison pour laquelle les points de vue des lecteurs divergent sur l’identification du héros de La Terre : certains attribuent ce statut à Jean, et d’autres à la Grande en expliquant qu’elle énonce la moralité de l’histoire.

Quant à nous, nous maintenons la position que nous avons défendue dès les premières pages de ce travail et soulignons avec Zola que la terre est l’héroïne de ce roman éponyme. Ce terme d’ « héroïne » se définit « par rapport à une norme intertextuelle rhétorique, par rapport à certains genres […] comme la tragédie ou l’épopée »196, il est donc utilisé dans son sens épique, et coïncide avec l’actant-sujet du schéma de Greimas.

Zola vêtit la terre de deux apparences : celle de la femme et celle de la divinité. Elle est donc mi-femme mi-déesse, et ressemble au demi-dieu, la première signification du terme « héros » dans la mythologie grecque et reprise par l’épopée. La terre est donc la vraie héroïne du livre, que l’on prenne ce mot dans le sens que nous venons de développer, ou dans son sens courant qui désigne le personnage principal d’une œuvre. Pour reprendre le mot de Zola, elle est le personnage le plus « mouvementé » du roman, c’est-à-dire le plus agissant, « le support d’une action à la fois permanente et déterminante pour les transformations narratives des personnages eux-mêmes »197 parce que tout dépend d’elle. Elle qui est grande, forte, éternelle, le fil auquel tient toute la vie du paysan, elle, que ce dernier aime de tout son corps et de tout son être. En prenant donc la terre comme principal personnage du roman, nous allons essayer de dresser un schéma actantiel de ce dernier, pour mieux cerner sa structure et surtout les différents exploits de la terre en tant qu’héroïne du livre.

194 Philippe HAMON, op. cit., p. 63. 195Cité par Philippe HAMON, op. cit., p. 68. 196 Philippe HAMON, op. cit., p. 45. 197 Idem, p. 85.

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DESTINATEUR OBJET DESTINATAIRES

-la terre elle-même Inconnu la continuité de la vie -tous les êtres vivants

ADJUVANTS SUJET OPPOSANTS

-les éléments du cosmos -les éléments du la terre -les paysans cosmos -les paysans

Schéma actantiel du roman

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CHAPITRE I. LA QUETE DE LA CONTINUITE DE LA VIE ET

L’AFFRONTEMENT AVEC PLUSIEURS FORCES

La terre est l’héroïne du roman. La force qui la pousse à agir demeure un mystère mais tous ses actes semblent s’orienter vers le but de faire une vie : d’abord, tous les êtres sortent d’elle et elle les nourrit, ensuite, elle leur transmet la fertilité pour qu’ils poursuivent la création, puis, quand ils vieillissent, elle les fait mourir afin de les réincarner dans d’autres nouvelles vies. Nous pouvons donc considérer la continuité de la vie comme objet de la quête dont la réussite profitera à la terre elle-même et à tous les êtres vivants étant donné qu’elle sera toujours en mesure de donner naissance à de nouveaux êtres et de les nourrir. Mais pour parvenir à cette fin, elle doit affronter plusieurs forces.

L’épopée raconte en général les exploits héroïques de son personnage principal pour mettre à l’épreuve puis en valeur ses qualités. L’histoire se déroule donc dans un cadre agonistique et met en scène plusieurs forces qui s’éliminent entre elles. La lutte est également omniprésente dans La Terre où celle-ci affronte toutes les entités qui se mettent à l’encontre de la quête de la continuité de la vie, dont les divers éléments du cosmos et le paysan lui- même. Très intenses, ces forces se ruent toutes sur elle pour la détruire ou pour détruire la vie qu’elle fait.

A. Les différentes forces en présence

Comme dans l’épopée, les divers états et les éléments de la cosmogonie, à savoir la sécheresse, le froid, la pluie, etc. acquièrent aussi chez Zola une sorte de force divine destructrice de la culture et des efforts des paysans. Le seul et long passage consacré à la grêle198 nous fournit un bel exemple du caractère destructif et maléfique que Zola attribue à ces éléments dont il donne une image terrifiante à l’aide d’une certaine exagération.

198 Les extraits cités dans la section « Les forces cosmiques » sont tous tirés de ce long passage : LT, pp. 130- 133.

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1. Les forces cosmiques

a. Des images terrifiantes du cosmos

Le narrateur évoque l’aspect terrifiant des divers éléments du cosmos à travers plusieurs images.

D’abord, il utilise la métaphore filée de l’armée en comparant le souffle de la tempête au « galop d’une armée dévastatrice », la grêle à des balles dans « il y eut un crépitement de mousqueterie, une pluie de balles s’abattait », et le bruit de la grêle à une mitraillade. Il compare également cette grêle à « de vrais œufs de poule » pour insister sur sa grosseur, ainsi qu’à une arme tranchante dans le passage : « les menues branches, les fruits, en était coupés comme avec des couteaux ». Les mots appartenant au champ lexical de l’armée abondent dans ces extraits pour étoffer la métaphore, à savoir : « galop », « mousqueterie », « balles », « sabraient », « mitraillade », représentant chacun un état ou un élément du cosmos. Ces procédés nous offrent une vision hyperbolique du ravage fait par la tempête.

Par ailleurs, une image d’un esprit maléfique semble se dégager de la description de la tempête. En effet, quand on dit : « un grand souffle entra, éteignit les lumières, à droite et à gauche du mort », ce souffle ne ressemble pas au souffle ordinaire. D’abord, il est grand, ensuite, il semble venir du monde des ténèbres car il éteint la lumière qui éclaire le mort, comme pour s’emparer de lui. Puis, « comme elles rallumaient les chandelles, le souffle de tempête revint, plus terrible ». On dirait que la présence de la lumière irrite le vent et intensifie sa colère, car il « revint, plus terrible ». Voilà pourquoi il semble animé d’un esprit maléfique.

Au fur et à mesure que le vent et la pluie s’intensifient, cette fureur devient de plus en plus intense : « le bruit devenait assourdissant, un train lancé à toute vapeur sur un pont de métal, roulant sans fin ». Cette fois-ci, le narrateur utilise la métaphore du train, un train qui n’est pas ordinaire, nous rappelant le « train fou » de La Bête humaine qui effrayait les spectateurs, car il semble semer la terreur par son bruit et sa précipitation : l’usage de l’adjectif « assourdissant » et l’image de ce train fait de métal qui roule à grande vitesse sur un pont de métal, donne une vision tellement horrifique de la tempête qu’elle se transforme en une bête enragée prête à tout dévorer.

Se joignant à la tempête, le paysage est aussi présenté comme muni d’un esprit maléfique. En fait, « un hurlement prolongé montait, grandissait, des profondeurs de la

78 campagne ». Dans ce passage, le paysage se transforme d’abord en bête méchante, à travers l’usage du mot « hurlement », puis en une sorte de gouffre terrifiant, à travers l’expression « profondeurs noires ». Cette vision s’accentue après dans le passage, « elle fouillait des yeux la nuit épaisse, impénétrable » où les adjectifs « épaisse » et « impénétrable » rappellent les ténèbres du gouffre.

b. Un langage dramatique

Le fond de ce texte évoque donc, de manière hyperbolique et tragique, la grandeur, la force et l’aspect terrifiant de l’univers cosmique lors du passage d’une tempête dans le village de Rognes. Epousant ce fond, sa forme suggère également la tristesse et la panique suscitées par le fléau, voire les bruits de la tempête. Une étude du rythme et de la sonorité de ce texte nous permettra de démontrer cette harmonie imitative et suggestive entre son signifié et son signifiant.

Certaines phrases qui se trouvent au cœur des évènements sont très longues. Par exemple : « Il n’y avait pas de coups de tonnerre ; mais de grands éclairs bleuâtres, incessants semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore, et la nuit n’était plus si sombre, les grêlons l’éclairaient de rayures pâles, innombrables, comme s’il fût tombés des jets de verre », contenant cinq propositions juxtaposées. D’autres sont plus courtes mais présentent une énumération, une succession de plusieurs évènements, notamment : « Le vent soufflait en furie, les balles obliques sabraient tout, s’amassaient, couvraient la terre d’une couche blanche » où trois verbes différents à savoir « sabraient », « s’amassaient » et « couvraient », donc trois propositions différentes, sont rattachés au seul sujet « les balles obliques ». Ces procédés d’allongement de phrase traduisent, en quelque sorte, le mouvement continu de l’eau, de la pluie, et permettent en même temps au narrateur de tenir le lecteur en haleine afin de le mêler dans la panique générale qui sous-tend le récit. En outre, ils relèvent du registre épique dans la mesure où ils amplifient l’allure des phrases, dramatisant ainsi les ravages de la grêle.

Ensuite, les sons dominants sont [b], [l], [s], [d], [t] et quelques passages sont marqués par l’allitération en bilabiales et en chuintantes.

Les consonnes fluides [b] et [l] prédominent dans la totalité du texte sur la grêle. Mais nous allons prendre un seul exemple pour chaque son. La phrase « de grands éclairs bleuâtres, incessants, semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore » contient huit [b].

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Et « Le ruissellement de la pluie continuait, de petits souffles mouillés rasaient le sol, faisaient couler les chandelles »199 dix [l]. La fluidité de ces consonnes rime avec celle du temps. Par ailleurs, [b] est un son doux, mélancolique, donc son abondance dans le premier passage traduit la tristesse due aux ravages da la grêle. Le son [s] abonde également dans cet extrait et l’ensemble du texte. Il renvoie aux bruits du vent. Il en est de même pour les consonnes chuintantes dans la phrase « Je vas chercher ma lanterne, faut que je sache le dégât », comportant cinq chuintantes. Cette allitération en sifflante et en chuintante imite donc le bruit du vent.

Plusieurs passages sont aussi marqués par les apico-dentales [t] et surtout [d], et ce, dans ceux qui expriment la douleur des paysans suite à la destruction de leurs cultures. Notamment : « était-ce possible de perdre en un quart d’heure, le fruit d’un an de travail ? » qui contient cinq [d] et deux [t]. Il s’agit en fait de sons durs et explosifs qui mettent en relief la cruauté et la violence du temps.

A la rudesse de ces sons répond la douceur des bilabiales [m] et [p]. On les remarque dans les passages comme « une nappe blanchissante, qui avait comme une lumière propre, la pâleur de millions de veilleuses » qui contient trois [m] et quatre [p]. Ce passage est sinistre, ironique mais mélancolique, du fait que le narrateur utilise la métaphore de la nappe blanchissante, un objet d’ornement, pour évoquer le désastre de la grêle. Mais l’aspect morose de la scène est évoqué par « la pâleur de millions de veilleuses » et l’abondance de ces bilabiales accentue cette morosité.

Cette étude nous a permis de comprendre l’intensité des forces cosmiques contre lesquelles la terre va se heurter. Celles-ci sont décrites à travers plusieurs images : tantôt à travers la métaphore de l’armée pour souligner leur violence, tantôt à travers l’évocation d’un esprit et d’une bête maléfique pour montrer leur aspect effrayant. Le narrateur décrit cette scène avec un langage à la fois épique et dramatique faisant sentir à travers le rythme et la sonorité du texte la terreur et la mélancolie qui le fondent. Conformément à la définition que nous avons donnée de l’épopée (cf. supra, p. 10), et à l’image de l’épopée antique où les éléments de l’univers acquièrent une sorte de force surnaturelle, l’univers cosmique participe également au drame dans La Terre. Nous verrons plus loin les dégâts que les divers éléments de cet univers causent à la terre, mais nous allons voir, pour le moment, d’autres ennemis de celle-ci.

199 LT, p. 132.

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2. Les paysans

Peint comme un animal farouche et meurtrier au milieu de la terre bienfaisante et calme, le paysan apparaît comme opposant à la quête de la continuité de la vie. Aussi, Hourdequin dit-il : « Un paysan serait mort de faim plutôt que de ramasser dans son champ une poignée de terre et de l’apporter à l’analyse d’un chimiste [...] Depuis des siècles, le paysan prenait au sol, sans jamais songer à lui rendre, ne connaissant que le fumier de ses deux vaches et de son cheval dont il était avare »200.Ce passage dépeint de manière hyperbolique l’avarice et l’égoïsme du paysan. Une avarice extrême car il préfère mourir de faim que de dépenser pour entretenir sa terre, et un égoïsme qui consiste à toujours exploiter le sol sans jamais se soucier de son état : « le paysan prenait au sol, sans jamais songer à lui rendre ». C’est de cette manière qu’il le détruirait et que celui-ci deviendrait de moins en moins fertile jusqu’à ne plus produire car Hourdequin conclut que le paysan « tuerait la terre »201.

Ce profil du paysan et son statut d’opposant se confirment vers la fin du roman dans la réflexion de Jean : « si la terre était calme, bonne à ceux qui l’aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair suffisaient à la déshonorer et à en empoisonner l’approche ». Les adjectifs « calme » et « bonne » renvoient à la « terre bienfaisante », et le déshonneur et la poison que l’homme porte à la terre, font de lui un « animal farouche », un vrai ennemi de la glèbe.

En outre, les paysans semblent faire du mal à la terre en s’entretuant : « Françoise tuée, Fouan tué, les coquins triomphants, la vermine sanguinaire et puante des villages déshonorant et rongeant la terre »202. Les verbes « déshonorant » et « rongeant » font de leur sujet « la vermine sanguinaire » un vrai ennemi de la terre. Ainsi, le sang qui sert de fertilisateur, comme nous l’avons montré précédemment, présente-t-il aussi un côté néfaste s’il provient de l’assassinat d’un proche. La terre seule sait, en effet, à quel moment faire mourir un être, elle est la seule qui possède cette prérogative mais en tuant ses proches, l’homme détruit la vie qu’elle fait. Voilà pourquoi le sang qu’il verse la déshonore et la ronge.

200 LT, p. 161. 201 LT, p. 162. 202 LT, p. 482.

81

L’homme constitue donc un vrai opposant à la quête de la continuité de la vie. D’où les diverses appellations et qualifications négatives : « avare », « vermine », « insectes humains », « peuple imbécile », « coquins », « salopes », etc. que Zola attribue aux paysans.

Toutes ces forces: cosmiques et humaines, avec leur intensité, leur violence et leur malveillance, vont donc se ruer sur la terre et la vie qu’elle crée et entretient. Elles vont réellement l’attaquer et la faire souffrir.

B. La terre souffrante

1. L’attaque de la terre par ses adversaires

Après avoir étudié la puissance des éléments du cosmos, concentrons-nous sur les ravages qu’ils ont faits sur la terre. Le narrateur nous fait part des dégâts causés par la grêle en ces mots : « les haricots et les poids rasés au pied, les salades tranchées, hachées, sans qu’on pût songer seulement à en utiliser les feuilles. Mais les arbres surtout avaient souffert : les menues branches, les fruits en étaient coupés comme avec des couteaux ; les troncs eux- mêmes meurtris, perdaient leur sève par les trous de l’écorce. Et plus loin, dans les vignes, c’était pis [...] Les ceps semblaient fauchés, les grappes en fleur jonchaient le sol [...] non seulement la récolte de l’année était perdue, mais les souches, dépouillées, allaient végéter et mourir »203. Toutes les cultures ont donc eu leur part de souffrance, mais c’est la destruction des souches qui marque le plus la faillite de la terre. On sent la ruine totale à travers les mots exprimant l’idée de ravage et de brisure : « rasés », « tranchées », « hachées », « coupés », « meurtris », « fauchés », « dépouillés ».

La terre semble alors vaincue, une image de la terre martyre se dresse dans les passages relatifs au mauvais temps et à l’abrutissement de la race humaine. Dans la phrase : « On aurait dit le galop d’une armée dévastatrice qui approchait [...] au gémissement des champs éventrés »204, le champ se trouve personnifié afin de mieux montrer sa dévastation. Aussi, l’adjectif « éventré » lui attribue-t-il un ventre, que la tempête défonce. Puis le nom « gémissement » traduit sa plainte, son cri, suite à cet éventrement. La terre est donc dépeinte,

203 LT, p. 133. 204 LT, p. 130.

82 dans cette phrase, comme un être souffrant. Il en est de même pour la vision de Fanny de la « campagne mitraillée, perdant le sang par ses blessures » où elle compare la terre à une personne blessée par un fusil et qui saigne.

En outre, les paysans, avec leur avarice et leur égoïsme la martyrisent aussi. Hourdequin conclut sa plainte sur leur attitude en ces mots : « et c’était ainsi que la Beauce, l’antique grenier de la France [...] se mourait peu à peu d’épuisement, lasse d’être saignée aux quatre veines et de nourrir un peuple imbécile »205. La terre de la Beauce y apparaît comme une femme généreuse mais souffrante. Généreuse parce qu’elle nourrit tout le peuple français : « grenier de la France ». En contre partie, ce peuple la saigne aux quatre veines. L’idée de la terre qui saigne réapparaît donc dans ce passage où elle est peinte comme une mère mourante.

La terre est donc comparée à une personne battue, blessée, voire agonisante, suite à l’attaque des éléments du cosmos et des hommes. Elle semble vaincue. Une dernière image intensifie ce désastre : celle où la souffrance de la terre se mêle à celle du paysan, aboutissant à une vision apocalyptique.

2. Une vision apocalyptique

Le village est envahi par la terreur car la tempête se transforme tantôt en une « armée dévastatrice », tantôt en une bête féroce ; en plus, le paysage est habité par une sorte d’esprit maléfique. En outre, la brusque disparition du fruit des efforts des paysans, nous fait penser à la fin du monde. En effet, ils perdent « en un quart d’heure le fruit d’un an de travail »206. Vient ensuite l’ironie de la « nappe blanchissante » qui représente un bel outil de décoration, mais qui est faite, ici, de grêle. L’effort des agriculteurs semble donc décoré par le fléau de la grêle.

A côté de ce désastre, le narrateur retient l’attention des lecteurs sur le foisonnement des lanternes dont les agriculteurs se servent pour découvrir les dégâts. Ainsi dit-il : « On ne distinguait sur le sol, que la couche épaisse de grêlons, une nappe blanchissante, qui avait comme une lumière propre, la pâleur de millions de veilleuses, à l’infini »207. Toujours d’un

205 LT, p. 162. 206 LT, p. 133. 207 LT, p. 131.

83 ton ironique, Zola complète la décoration par des « millions de veilleuses ». Il exagère sur le nombre de lanternes car Rognes ne compte qu’environ trois cents habitants, alors qu’il voit des millions de veilleuses. Cette exagération, comme nous l’avons précisé précédemment, donne au récit une allure épique car elle nous rappelle la foule de l’épopée luttant et souffrant ensemble. La pâleur des lanternes révèle donc le côté sinistre de la scène et leur vraie signification : elles symbolisent la souffrance des cultivateurs. En effet, comme il fait noir, le narrateur, qui regarde parfois par les yeux des personnages, ne voit pas les paysans mais plutôt leurs lanternes, et lit à travers les mouvements et les états de celles-ci, leurs sentiments. Aussi dit-il : « c’était pis, les lanternes pullulaient, sautaient, s’enrageaient, au milieu de gémissements et de jurons »208. La séquence « pullulaient, sautaient, s’enrageaient » évoquant une gradation ascendante de l’affolement des lanternes, et le terme « gémissements » renvoyant à une souffrance profonde, nous pouvons conclure que l’insistance sur le nombre et les mouvements des lanternes traduit aussi et amplifie la panique qui emplit la campagne et la douleur qui envahit les agriculteurs. Ces sensations sont présentes dans tout le texte à travers les mots : « terrifia », « terrible », « furie », « tremblait », « affolée », d’un côté, renvoyant au champ lexical de la peur, et « cri », « misère », « doléances », « plaintes », « larmes », « lamentation », « gémissements »,…d’un autre côté, appartenant au champ lexical de la douleur. On voit donc réapparaitre le talent de romancier visionnaire de Zola dans ces pages où il se sert des lanternes pour nous faire part des sentiments et des réactions des cultivateurs.

Mais ce qui rend la représentation plus apocalyptique, c’est la comparaison des lanternes à des étoiles tombées par terre, dans la phrase « le village s’étoilait de points lumineux »209. L’exagération sur leur nombre dans « millions de veilleuses » renvoie peut-être aussi à cette métaphore des étoiles. Cette sinistre image rappelle la fin du monde.

L’étude des passages sur la grêle et sur les caractères des paysans montre alors une terre apparemment battue : les divers éléments du cosmos se ruent sur la culture et le paysan sur la terre elle-même. La quête de la continuité de la vie semble alors échouer. Cependant, la suite de l’histoire, sa fin surtout, prouve que la terre finit par emporter la victoire. Ce n’est donc là que des péripéties, des épreuves auxquelles elle se trouve soumise avant d’atteindre le vrai statut d’héroïne.

208 LT, p. 133. 209 LT, p. 131.

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CHAPITRE II. LE TRIOMPHE DE LA TERRE

Malgré la violence des affrontements, la terre finit par sortir vainqueur grâce à l’aide de plusieurs adjuvants qui se trouvent, soit en elle-même : sa fécondité éternelle et sa puissance divine, soit dans la nature qui se caractérise toujours, chez Zola, par des ambivalences : les forces cosmiques, qui lui ont causé la ruine, deviennent, à un certain moment, des agents fertilisateurs, l’aidant à faire de la vie ; de même, l’homme qui la fait « saigner aux quatre veines », a quand même besoin de la cultiver pour survivre.

A. L’appui de plusieurs forces

1. Les forces cosmiques

Les éléments du cosmos deviennent, à un certain moment, utiles à la terre s’ils ne sont pas excessifs.

Notamment, la pluie n’est pas seulement utile mais indispensable à la culture. Aussi, après une terrible sécheresse, vient-elle au secours du sol, comme un sauveur : « lente, douce, interminable, la pluie ruisselait toujours ; et il entendait la Beauce boire, cette Beauce sans rivière et sans source, si altérée. C’était un grand murmure, un bruit de gorge universel, où il y avait du bien-être »210. Les termes « lente », « douce » et « ruisselait » indiquent le débit de la pluie et montrent qu’il ne s’agit pas, là, d’un déluge mais d’une « eau bienfaisante » comme le narrateur le précise vers la fin du chapitre. Ensuite, pour expliquer les bienfaits de cette pluie, il procède à une personnification de la Beauce en la comparant à un « meurt-de-soif » qui boit gloutonnement quand il trouve de l’eau car on peut entendre le « grand murmure » et le « bruit » de sa gorge. En donnant à Buteau la faculté de sentir ces sensations de la terre, Zola semble lui prêter l’état d’âme poétique des surréalistes.

En contrepartie, la chaleur est aussi, des fois, bien utile à la culture. Notamment, pour la vigne : « depuis trois semaines, il n’avait pas plu ; le raisin dont on désespérait, à cause de l’été humide, venait de se mûrir et de se sucrer brusquement ; et c’était pourquoi ce beau soleil, si chaud pour la saison, les égayait tous »211. La chaleur est, dans ce passage, décrite positivement pour montrer son utilité. Le narrateur la peint en ces mots : « beau soleil », « les égayait tous », c’est-à-dire qu’elle est source de gaieté. Elle est donc utile car intervient dans le mûrissement du raisin.

210 LT, p. 208. 211 LT, p. 334.

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2. Les hommes

Malgré leur insouciance à l’égard de la terre, les paysans contribuent aussi à la réussite de la quête. Nous avons vu plus haut qu’ils étaient condamnés à la cultiver s’ils voulaient vivre. Donc, après des incidents comme ceux de la grêle, ils prennent part à la réparation des dégâts. Par exemple, après la tempête, « les premières semaines furent très dures [pour Lise et Françoise], car il s’agissait de réparer les dégâts de la grêle, de bêcher, de replanter les légumes »212. Le paysan prend donc soin de la terre pour qu’elle produise à nouveau. Juste avant cette phrase, le narrateur émet ce jugement : « Certes, il y avait encore là du travail ; mais elles ne se portaient pas mal, Dieu merci ! elles en verraient bien la fin ». Ce qui veut dire qu’après le passage de la grêle, la terre redeviendra fertile et donnera une bonne récolte.

B. La réussite de la quête

1. Le triomphe de la terre sur les forces cosmiques

La terre possède, en elle-même, des qualités qui lui permettent d’affronter ses ennemis. La pluie, la foudre, la grêle et les autres éléments du cosmos, ne sont que passagers, mais sa fécondité est éternelle. Alors, après leur passage, elle redevient féconde et peut donner naissance à des nouvelles plantes. De même, nous avons vu dans la partie précédente qu’elle est énorme et puissante ; la taille de ces éléments est pourtant minime par rapport à la sienne même s’ils semblent puissants. Ce qui nous laisse affirmer que, malgré quelque souffrance, la terre sort vainqueur de la lutte.

2. Le triomphe de la terre sur l’humanité

C’est surtout contre l’humanité qu’elle victorieuse, une victoire qui ne fait qu’amplifier l’écart entre elle et celle-ci. L’auteur fait l’éloge de l’héroïne vers la fin du roman, à travers les réflexions de Jean : « qu’importait ! les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre. Toujours la terre, la nourrice serait là [...] Elle avait l’espace et le temps,

212 LT, p. 135.

86 elle donnait tout de même du blé »213. La première phrase de cet extrait montre l’impuissance de l’homme face à la terre : ils peuvent s’entretuer, mais ils ne pourront jamais lui faire du mal car « elle avait l’espace et le temps », c’est-à-dire qu’elle est vaste et éternelle. Cette idée est ensuite reprise dans la question rhétorique contenue dans le passage : « les moissons des pays de là-bas viendraient écraser les nôtres, il n’y aurait plus que des ronces dans nos champs. Et après ? Est-ce qu’on peut faire du tort à la terre ? Elle appartiendra quand même à quelqu’un, qui sera bien forcé de la cultiver, pour ne pas crever de faim »214. Comme nous l’avons signalé antérieurement, la première phrase de cet extrait montre la ruine de la terre et la suite, l’incapacité de l’homme à se détacher d’elle. Deux idées s’y opposent donc : la terre deviendra mauvaise mais le paysan ne peut pas se passer d’elle. Nous avons vu, en fait, qu’avec sa taille d’insecte et son insignifiance, il n’arrivera jamais à avoir le dessus sur elle, d’autant plus que c’est elle qui le nourrit, donc il n’a pas d’autre parti à prendre que de se recourber vers elle : il est « bien forcé de la cultiver pour ne pas crever de faim ». Il n’est d’ailleurs que son instrument, elle se sert de lui pour atteindre son but. Là réside son triomphe contre l’humanité.

En outre, sa parfaite indifférence à nos joies et à nos malheurs confirme sa souveraineté vis-à-vis de l’homme. Ainsi, « elle n’entre pas dans nos querelles d’insectes rageurs, elle ne s’occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, éternellement en besogne »215. Quoi qu’il nous arrive donc, et quoi que nous fassions, la terre travaillera toujours, elle ne cessera jamais de produire, et la vie continuera : « elle qui refait continuellement de la vie [...] même avec nos abominations et nos misères »216. La clausule du roman : « des morts, des semences, et le pain poussait de la terre » résume donc le dénouement de l’histoire : les hommes peuvent s’entretuer et ronger la terre, mais tant qu’ils l’ensemenceront, elle continuera toujours à produire. D’où, elle a atteint son objectif : assurer la continuité de la vie.

213 LT, p. 482. 214 LT, p. 482. 215 Idem. 216 Idem.

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Conclusion de la troisième partie

La terre est donc la véritable héroïne du roman éponyme de Zola. Poussée par une force inconnue, elle se fixe un objectif : celui d’assurer la continuité de la vie. Si sa quête réussit, tous les êtres vivants pourront en profiter.

Mais le chemin vers cette réussite est plein d’obstacles. La terre doit y affronter plusieurs forces dont les éléments du cosmos et les paysans eux-mêmes. A travers plusieurs procédés d’exagération, un langage épique et dramatique, le romancier injecte à ces éléments cosmiques une âme maléfique, transformant ainsi le paysage en une bête féroce prête à attaquer la terre. En outre, il présente de manière hyperbolique l’avarice, l’égoïsme et la cruauté des paysans comme des forces destructrices de la vie que la terre crée et entretient.

Souffrante, elle semble alors perdre la bataille. Les cultures sont détruites par ces éléments cosmiques que nous avons énumérés, les paysans épuisent le sol par son avarice et le manque d’entretien. Le romancier personnifie la terre en la comparant à une personne souffrante, et suggère une vision apocalyptique de la campagne pour insister sur les ravages de la tempête.

Mais grâce à quelques unes de ces forces opposées que nous avons citées et qui deviennent, à un certain temps, des adjuvants, elle se relève et emporte la victoire. Notamment, par l’intervention de quelques éléments du cosmos, la terre refait de la vie après le passage de la tempête, d’autre part, l’homme ne peut pas vivre sans elle et est forcé de la cultiver. Elle triomphe alors des forces cosmiques et des hommes et continue à faire de la vie, d’où la réussite de sa quête.

A l’issue de cette dernière partie, nous pouvons conclure que La Terre présente la structure de l’épopée. En fait, ce roman met d’abord en scène plusieurs personnages : d’un côté, les paysans sont décrits comme une multitude, une foule, et d’un autre côté, une héroïne centrale se détache de cette foule : la terre, qui les prédomine et fait l’objet d’une exaltation tout au long de l’œuvre. Cette héroïne, mi-femme mi-déesse, ressemble elle-même aux demi- dieux de l’épopée antique, qui ont une origine à la fois humaine et divine, et se trouve douée de forces exceptionnelles. Ensuite, l’histoire se déroule dans un cadre agonistique où la terre affronte, tantôt seule, tantôt avec les paysans, plusieurs opposants constitués par la personnification des divers éléments de l’univers qui acquièrent, eux aussi, une force surnaturelle et participent au drame. Puis, comme dans la tradition épique, l’héroïne sort

88 vainqueur, permettant ainsi de louer sa grandeur. Par ailleurs, le registre utilisé dans le récit des exploits de la terre est également épique : il est caractérisé par l’usage très fréquent des figures d’amplification, que ce soit au niveau du contenu du récit ou au niveau syntaxique par les divers procédés d’allongement de phrase, aboutissant ainsi à l’amplification des traits de la terre et à la dramatisation de ceux des forces opposées.

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CONCLUSION GENERALE

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En se proposant d’ « écrire le poème vivant de la terre », Zola concentre son talent de poète dans la peinture de celle-ci. La première partie offre donc une étude de la poétisation de la terre. Dans un premier temps, nous avons étudié l’image de la terre-mer. La Beauce printanière est assimilée par Zola à une marée verte et la Beauce estivale à une marée blonde. Le romancier nous présente ainsi un tableau dynamique et impressionniste de la campagne beauceronne. Un vrai paysage marin, paisible, mélancolique et animé de plusieurs sensations et ondulations, se dégage à partir du champ notionnel de la mer. Comparer la terre à la mer n’est, enfin, qu’une manière de la comparer à l’homonyme de ce mot, « mère » et d’insister sur sa fécondité. Il permet également de dégager le point commun entre ces deux mondes, à savoir : l’immensité. Cette métaphore permet donc à l’auteur d’encenser la terre. Dans un second temps, nous avons analysé l’image de la terre personnifiée. En fait, la vision poétique de la terre se dégage aussi dans sa comparaison à une femme. En premier lieu, il exalte la terre-femme. A travers un langage très voluptueux et divers procédés d’insistance, il évoque la passion tellurique du paysan en termes d’amour physique et charnel, puis insiste sur la féminité de la terre. Ensuite, il procède à une comparaison de la terre-femme à la femme humaine pour mieux encenser la première et mieux dénigrer la seconde. En second lieu, il célèbre la terre en tant que mère. Pour ce faire, il mythifie d’abord le thème de la fécondité. Ainsi fait-il appel à un réseau allégorique de ce concept, poétise le fumier qui est un objet vulgaire mais qui fait l’objet d’une revalorisation du fait de sa prolificité. Ce mythe de la fécondité débouche à un hymne à la vie où l’auteur incite la femme à la procréation, en lui donnant comme modèle la terre. Ensuite, il assimile la terre ensemencée et au moment de la moisson à une femme enceinte. Mais avant cela, toujours à travers un langage érotique, il décrit les travaux champêtres comme un acte sexuel entre le paysan et son champ ou entre les paysans eux-mêmes. Cette représentation s’inscrit dans le développement de la métaphore de la terre-femme mais constitue également un moyen d’agrandir et de poétiser les travaux des champs. Puis, la période de la moisson est décrite comme un accouchement. Enfin, l’écrivain déclame un hymne à la terre-mère à chaque fois qu’il rappelle son rôle nourricier. La représentation de la terre nourricière évolue au fil du roman. Tantôt, l’auteur décrit le sol comme image de la nourriture, tantôt, il utilise la synecdoque du pain pousser directement du sol, et vers la fin du roman, il transfigure l’image de la « terre nourricière » en « terre nourriture » pour rendre hommage à la première et pour insister sur la triste condition humaine.

91

Nous avons vu dans la deuxième partie que la célébration de la terre va, dans le roman, jusqu’à sa divinisation. Pour ce faire, l’auteur fait d’abord appel au mythe de Gaia en rendant hommage à la terre, déesse créatrice de toute chose, de la fertilité mais aussi de la mort. Alors, pour la vénérer, le paysan lui rend régulièrement des cultes en mettant tout son être en sa disposition et en lui offrant des sacrifices humains. En contrepartie de cette terre agrandie, l’image du paysan se trouve avilie et réduite à sa plus simple représentation. En effet, il est présenté comme une créature faible et insignifiante comparée à la terre immense. Ensuite, il est assimilé à l’insecte et aux hommes primitifs pour souligner la misère de sa condition, son animalité et sa bassesse morale. Il devient ainsi prisonnier et esclave de la glèbe à laquelle il est fatalement lié et dont il ne pourra se détacher quoi qu’il en soit. Son existence est pitoyable mais adoucie et sauvée par son attachement à la terre.

Dans la troisième et dernière partie, notre étude porte sur les différentes luttes de la terre en tant que vraie héroïne du livre, et consiste en un schéma actantiel de celui-ci. La terre est la véritable héroïne du roman éponyme de Zola. Elle se fixe un objectif : celui d’assurer la continuité de la vie. Si sa quête réussit, tous les êtres vivants pourront en profiter. Mais avant d’atteindre réellement ce statut d’héroïne, le romancier lui fait subir plusieurs épreuves. Elle doit affronter la violence des forces cosmiques, l’égoïsme, la stupidité et la cruauté des hommes. Souffrante, elle semble alors perdre la bataille. Mais grâce à l’intervention de quelques unes de ces forces cosmiques, qui deviennent à d’autre moment des adjuvants et l’aident à redevenir fertile, et grâce aux hommes qui sont quand même condamnés à la travailler pour survivre, elle emporte la victoire. Elle triomphe alors des divers éléments du cosmos et de l’humanité, et continue à produire, à faire de la vie ; d’où la réussite de la quête.

Revenons, pour terminer, aux diverses caractéristiques de l’épopée que nous avons évoquées dans l’introduction de la première partie, pour résumer les principales raisons qui nous ont permis de démontrer que La Terre de Zola est une épopée tellurique.

D’abord, le sujet a une portée symbolique et humanitaire. L’action est basée sur le rapport qu’entretiennent les paysans et la race humaine toute entière avec la terre qui est leur origine, leur nourrice, leur source de richesse et leur lieu de retour. La terre y est donc présentée comme le fil directeur auquel tient toute la vie du paysan. De là vient son agrandissement. Elle s’y affiche alors comme un personnage réel, au même titre que les paysans.

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Si on se réfère à l’ébauche du roman où l’auteur explicite ses intentions, la définition du ROBERT convient mieux à La Terre que celle de BENAC parce que Zola n’y exalte pas un sentiment collectif comme dans les épopées de guerre, mais une héroïne : la terre. Il l’agrandit de façon à catalyser l’enthousiasme et l’admiration du lecteur envers elle et à ce que celui-ci la redécouvre. Aussi, les différentes représentations qu’il donne d’elle s’oriente vers ce but. D’abord, il évoque la beauté du paysage champêtre en le comparant à un paysage marin. Ensuite, il rapproche la terre de la femme pour exalter sa fécondité et pour lui rendre hommage, elle qui nous a donné le jour et qui nous nourrit. A cette même occasion, il la pare des meilleures qualités physiques et morales pour la distinguer des autres personnages féminins du roman. Cette personnification constituant une étape de son éloge, l’auteur ne s’arrête pas là mais va jusqu’à sa divinisation. Elle y est donc présentée comme un être doué de forces surnaturelles, comme le héros de l’épopée antique. Un fossé se creuse entre elle et les autres personnages, qui lui témoignent dévotion et admiration. Par cette personnification et cette divination, l’auteur transforme la terre en vraie héroïne et la rapproche des demi-dieux de l’épopée antique. Enfin, comme ceux-ci, elle subit plusieurs épreuves avant d’atteindre le vrai statut d’héroïne. Le dénouement du roman justifie qu’elle les a surmontées et se consacre à son apologie. En réussissant sa quête, elle remplit « un destin utile à la collectivité » car, comme nous l’avons signalé dans la troisième partie, cette quête profite à tous les êtres vivants, à toute l’humanité. A l’inverse de ce dithyrambe de la terre, l’écrivain simplifie l’image des paysans pour souligner l’écart entre elle et eux, afin de mieux l’encenser.

Par ailleurs, tous les procédés d'écriture qui appuient le grandissement épique sont utilisés. D’abord, les figures d’analogie évoquent d’un côté, la beauté, la force et la grandeur de la terre, notamment, les métaphores de la terre-mer, de la terre-mère, la comparaison de la terre à la déesse Gaia, la métaphore de l’insecte humain ; et d’un autre côté, elles suggèrent la violence des affrontements, notamment, la métaphore de l’armée, la comparaison de la tempête à un esprit maléfique, de l’homme à un animal farouche et de la campagne ravagée à une personne agonisante. Ensuite, les figures d’insistance, à savoir l’hyperbole, l’accumulation, la gradation, la répétition, surabondent et participent à la célébration de la terre et à l’amplification des scènes. Enfin, les phrases sont généralement amples, leur rythme et la sonorité épousent le fond et suggèrent également cette exagération et dramatisation générales des scènes.

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Enfin, le style fait souvent appel au merveilleux, aux visions surnaturelles et cosmiques. Le merveilleux païen coexiste avec le merveilleux chrétien à travers la référence à la mythologie gréco-romaine et aux mythes bibliques. En plus, comme les autres romans zoliens, La Terre met aussi en exergue son art visionnaire. D’abord, Gaia n’est que la personnification de la terre, ensuite, les objets et les divers éléments du paysage s’y trouvent animés d’une vie presque humaine ou surhumaine et participent au drame.

Ces procédés que nous avons évoqués ne sont pas propres à La Terre car plusieurs œuvres de Zola présentent une dimension épique. On les rencontre notamment dans Germinal, l’œuvre la plus épique que le romancier ait écrite, dans la description du Voreux qu’il divinise aussi en le transformant en un monstre dévorateur de chair humaine, pour suggérer l’anéantissement du peuple par le régime capitaliste. De même, il transfigure l’image du « train fou » vers la fin de La Bête humaine en une bête sauvage incontrôlable et fantastique semant la terreur tout au long de son trajet, pour symboliser le Progrès dont la marche implacable est porteuse de violence et de mort. Ensuite, ces descriptions concentrent également le maximum d’exagération pour dramatiser la figure de la mine et l’affolement du train. Enfin, le système des personnages et le cadre de déroulement de l’histoire dans Germinal, s’apparentent également à ceux de La Terre et de l’épopée, étant donné que Zola y fait mouvoir une foule de mineurs dirigée par un héros qu’il dote de bonnes qualités et se livrant ensemble à une lutte pour l’amélioration de leurs conditions.

Pour terminer, La Terre est donc bel et bien une épopée tellurique et un roman de la terre plutôt que des paysans, comme son titre l’indique. Il présente, certes, une vision pessimiste des hommes des champs mais cette vision est adoucie par celle de la terre, et l’histoire se termine sur un ton rassurant. Nous pouvons donc en déduire que ce roman n’est pas une œuvre noire et pessimiste du monde rural, tel qu’on l’a toujours considéré ; au contraire, c’en est une apologie. Par ailleurs, comme nous nous sommes inclinés dans cette étude de la vie rurale sur l’aspect poétique et philosophique de la question, comme Zola embrasse dans cette œuvre la vie rurale dans sa totalité, et comme plusieurs critiques et chercheurs s’accordent sur le caractère réaliste du tableau, une étude sur la réalité économique, politique et sociale de la campagne française du 19e siècle à travers ce roman nous amènera à une meilleure compréhension de l’œuvre et à une meilleure connaissance de ce monde.

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BIBLIOGRAPHIE

Corpus

ZOLA Emile, La Terre, Garnier Flammarion, Paris, 1973, pp. 506.

Editions préfacées et commentées de La Terre par :

- GENGEMBRE Gérard : Pocket, Paris, 1994 pour la préface et le commentaire (pages numérotées de 1 à15), et Pocket, Paris, 1999 pour « Les clés de l’œuvre » (pages numérotées de I à XXXVI). - GIRARD Marcel : Garnier Flammarion, Paris, 1973.

Ouvrages généraux - BEAUD Michel, L’Art de la thèse, La Découverte, Paris, 1985, pp. 160.

- BENAC Henri, Guide des idées littéraires, Hachette, Paris, 1988, pp. 559. - Centre National de Ressources Textuelles et lexicales, http://www.cnrtl.fr/lexicographie/. - Dictionnaire universel francophone, AUPELF-UREF/Hachette/Edicef, Paris, 1997, pp. 1554. - GINGRAS François-Pierre, Comment citer des sources sur Internet dans un travail scientifique ? < http://aix1.uottawa.ca/~fgingras/metho/citation.html> 21 mars 2005. - GRIMAL Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, Paris, 1951, pp. 579.

- V. BOMPIANI et R. LAFFONT, Le Nouveau dictionnaire des auteurs, V. BOMPIANI et éd. R. LAFFONT, S.A., Paris, tome III, 1994, pp. 3500.

Romans champêtres - BALZAC Honoré de, « Les Paysans », La Comédie humaine, tome 6, Seuil, Paris, 1966, pp 9-120. - SAND George, La Mare au Diable, Hachette, Paris, 1999, pp.225.

Ouvrages et articles sur Emile Zola et le naturalisme

- GIRARD Marcel, « Naturalisme et symbolisme », Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises (CAIEF), 1954, N°6, Ed. Association internationale des études françaises, pp. 97-106. - GOT Olivier, Les Jardins de Zola, psychanalyse et paysage mythique dans « Les Rougon-Macquart », L’Harmattan, Paris/Budapest/Torino, 2002, pp. 255. - HAMON Philippe, Texte et idéologie, P.U.F, Paris, 1984, pp. 227. - HAMON Philippe, Le Personnel du roman : Le système des personnages dans Les Rougon-Macquart d’Emile Zola, Librairie Droz S.A., Genève, 1998, pp. 327. - LANGENHAGEN Marie-Aude de, et GUISLAIN Gilbert, Zola, Studyrama, Levallois-Perret, 2005, pp. 296. - LAPP John C., Les Racines du naturalisme : Zola avant Les Rougon-Macquart, Bordas, Paris, 1972, pp. 157. - LEMAITRE Jules, « Emile Zola », Les Contemporains : études et portraits littéraires. Première série, Librairie H. Lecène et H. Oudin, Paris, 1886, pp. 355, reproduit par Pascale LANGLOIS, Frédéric GLORIEUX et Vincent JOLIVET 2013, consulté le 08 avril 2015. (Les références à cet article que nous avons citées sont tirées de la version électronique qui n’est pas paginée mais structurée en sept sections) - LIEVRE-CROSSON Elisabeth, Du réalisme au symbolisme, Milan, Toulouse, 1945, pp. 64. - MITTERAND Henri, Zola et le naturalisme, PUF, Paris, 1986, pp. 127. - MITTERAND Henri, Zola : La Vérité en marche, Gallimard, France, 1995, pp. 176. - TROYAT Henri, Zola, Flammarion, Paris, 1992, pp. 420.

Ouvrages et articles se rapportant à La Terre

- LAVARENNE Catherine, « La Porosité des frontières dans " la Terre" de Zola », L’Imaginaire de l’écrit dans le roman Université de Québec à Montréal, 02-2014, sans pagination, consulté le 08-04-2015. - MARCILHACY Christiane, « Emile Zola, " historien" des paysans beaucerons », Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 1957, Vol. 12, N° 4, pp. 573-586.

Consulté le 08 avril 2015. - PAJOT Henri, Le paysan dans la littérature française : simple étude, Société d’Editions littéraires, Paris, 1896, pp.79. - PERREL Cecile, « La Terre » d’Emile Zola – Fiche de lecture, Primento, Namur Belgique, 2011, pp. 15. - POIRE Hélène, « La Terre » de l'un (1887), « La Terre » de l'autre (1937): regards en parallèle sur Émile Zola et Jorge Amado », Canada, Université Laval, [2004 ?], pp. 20.

- PONTON Rémy, « Les images de la paysannerie dans le roman rural à la fin du dix- neuvième siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, Vol. XVII, n° 17- 18, Le Seuil, pp. 62-71. - ROBERT Guy, La Terre d’Emile Zola. Etude historique et critique, Les Belles Lettres, Paris, 1952, pp. 490. - VERNOIS Paul, Le Roman rustique de George SAND à RAMUZ : ses tendances et son évolution (1866-1925), Nizet, Paris, 1962, pp. 560. - ZELLWEGER Rudolf, Les débuts du roman rustique : Suisse, Allemagne, France (1836-1856), E. Droz, Paris, 1941, pp. 381.

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION GENERALE ...... 1 PARTIE I : LA POETISATION DE LA TERRE ...... 9 CHAPITRE I : LA TERRE-MER ...... 12 A. La vision d’une terre-mer ...... 12 1. La mer verte et la mer blonde ...... 12 2. Une peinture dynamique et impressionniste de la Beauce ...... 13 a. Un tableau dynamique ...... 13 b. Une peinture impressionniste ...... 14 B. Un vrai paysage marin ...... 15 1. Le champ notionnel de la mer ...... 15 2. Un univers sensible et paisible ...... 16 3. Un langage fluide ...... 17 C. Les sens de la métaphore ...... 17 1. Une manière d’insister sur la prolificité de la terre ...... 17 a. Une vision hyperbolique de la quantité du blé ...... 17 b. La terre-mer et la terre-mère ...... 18 2. Une manière d’insister sur l’immensité de la terre ...... 19 CHAPITRE II. LA TERRE-FEMME ...... 21 A. Eloge de la terre-femme ...... 21 1. La terre : un objet de désir ...... 21 a. L’évocation de l’amour charnel ...... 21 b. Insistance sur la féminité de la terre ...... 22 2. Exaltation de la terre-femme et dénigrement de la femme humaine ...... 23 a. La terre comme refuge ...... 23 b. La terre fidèle VS la femme volage ...... 24 B. hymne a la terre-mère ...... 25 1. Mythe de la fécondité ...... 25 a. Un réseau allégorique de la fertilité ...... 26 a.1. La graisse et la chaleur : symboles de la fécondité ...... 26 a.2. La fertilité du sol : sensible à l’odorat ...... 27 a.3. Le fumier : symbole de la fécondité ...... 27 a.4. La fertilité du sol : sensible au goût ...... 28 b. Poétisation du fumier ...... 28 b.1. Source de virilité, de jouissance et de bien-être ...... 28 b.2. Le fantasme de l’engrais humain ...... 29 c. Hymne à la vie ...... 30 c.1. Exaltation de la maternité ...... 31 c.2. Appel à la procréation ...... 32

2. L’image de la terre grosse ...... 33 a. De l’image réelle à l’image érotique des travaux champêtres ...... 33 a.1. Les travaux champêtres comme acte générateur entre le paysan et son champ ...... 33 a.2. Les travaux champêtres comme acte générateur entre les paysans eux- mêmes ...... 34  Le début du battage comme phase d’excitation ...... 34  Le déshabillement ...... 35  L’acte sexuel proprement dit ...... 35 b. Comparaison de la terre à une femme enceinte ...... 36 3. La terre nourricière ...... 38 a. La terre : symbole de la nourriture ...... 38 b. La synecdoque du pain poussant de la terre ...... 38 c. De la terre nourricière à la terre nourriture ...... 39 PARTIE II. LA TERRE DIVINISEE ...... 43 CHAPITRE I : HOMMAGE A GAIA ...... 44 A. La déesse de la vie ...... 44 1. Gaia, la génitrice de toute chose ...... 44 2. Le mythe de l’origine ...... 45 B. La terre : déesse de la mort ...... 48 1. La terre : origine et fin de toute chose ...... 48 2. Une représentation positive de la déesse de la mort ...... 49 a. La nécessité de la mort ...... 49 b. La vision optimiste de la mort ...... 50 C.Les cultes rendus à la terre ...... 51 1. Le don de soi ...... 51 2. Le sacrifice humain ...... 53 CHAPITRE II : UNE IMAGE SIMPLIFIEE ET AVILIE DU PAYSAN ...... 56 A. Une créature insignifiante ...... 56 1. Un être infiniment petit ...... 56 a. Insistance sur la petitesse du paysan ...... 56 b. Petitesse du paysan VS grandeur de la terre ...... 58 2. Un personnage faible...... 58 B. Le paysan rabaissé à ses traits animaux ...... 59 1. Les insectes humains ...... 60 2. Le paysan : un homme primitif ...... 61 a. Fortement attaché à la terre ...... 62 b. Un être gouverné par ses instincts ...... 63 b.1. L’instinct de survie ...... 63 b.2. L’instinct sexuel : ...... 65

C. Un personnage soumis à la terre ...... 67 1. Le lexique de la soumission ...... 67 2. La liaison fatale entre l’homme et la terre ...... 68 a. La condamnation de l’homme au travail de la terre ...... 68 b. Une triste représentation de la vie des champs ...... 69 3. La terre rédemptrice de l’humanité ...... 70 PARTIE III. LA TERRE HEROÏNE DU LIVRE...... 74 CHAPITRE I. LA QUETE DE LA CONTINUITE DE LA VIE ET L’AFFRONTEMENT AVEC PLUSIEURS FORCES ...... 77 A. Les différentes forces en présence ...... 77 1. Les forces cosmiques ...... 78 a. Des images terrifiantes du cosmos ...... 78 b. Un langage dramatique ...... 79 2. Les paysans ...... 81 B. La terre souffrante...... 82 1. L’attaque de la terre par ses adversaires ...... 82 2. Une vision apocalyptique ...... 83 CHAPITRE II. LE TRIOMPHE DE LA TERRE ...... 85 A. L’appui de plusieurs forces ...... 85 1. Les forces cosmiques ...... 85 2. Les hommes ...... 86 B. La réussite de la quête ...... 86 1. Le triomphe de la terre sur les forces cosmiques ...... 86 2. Le triomphe de la terre sur l’humanité ...... 86

CONCLUSION GENERALE ...... 90

UNIVERSITE D’ANTANANARIVO

ECOLE NORMALE SUPERIEURE

DEPARTEMENT DE FORMATION INITIALE LITTERAIRE

PARCOURS FORMATION D’ENSEIGNANT DE FRANÇAIS

MEMOIRE EN VUE DE L’OBTENTION DU

CERTIFICAT D’APTITUDE PEDAGOGIQUE DE L’ECOLE NORMALE (CAPEN)

Intitulé : La Terre d’Emile ZOLA : une épopée tellurique ? Résumé La Terre restait longtemps un roman maudit à cause de la représentation qu’Emile ZOLA y donne des paysans. Contrairement à la bergerie de la pastorale, il nous livre un tableau dru, cru des mœurs campagnardes. Guidés par le seul instinct de gagner et de garder plus de terre, les paysans zoliens sont, en fait, des gens immoraux, hyper sensuels et criminels. L’odeur du sang, mêlée à celles du coït et du fumier, emplissent alors le livre. D’où le scandale provoqué par sa publication. Cependant, une étude plus approfondie de ce roman et du contexte de sa publication nous mène à supposer que son auteur, en l’écrivant, n’avait pas l’intention d’avilir le monde rural. « Ecrire le poème vivant de la terre » était son projet, d’après l’ébauche. Il voulait donc écrire un roman de la terre et non des paysans. Il procède alors à un grandissement épique de celle-ci qui émerge comme une figure grandiose et possède toutes les qualités d’une héroïne : la grandeur physique et morale, la force surhumaine, la capacité à diriger une foule et à lui imposer sa domination. D’un autre côté, les paysans sont présentés comme ses simples sujets, des « insectes têtus », dont la vie est vouée à la misère et à l’éternelle soumission à elle. Le calme éternel de la terre contraste avec leur agitation continue. Son image poétique vient alors adoucir la rudesse de la vie des champs. Elle est toujours là à produire et la race paysanne survivra. La Terre est donc, malgré la dure représentation des mœurs campagnardes, une apologie du monde rurale.

Mots clés : agrandissement, apologie, célébration, champêtres, épopée, Emile Zola, exaltation, fécondité, héroïne, La Terre, mythe, mythologie, naturalisme, paysans, poésie, réalisme, roman rustique, symbolisme, terre, etc.

Nombre de pages : 95.