Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art

6 | 2009 Devenir-animal

Pierre-Olivier Dittmar (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/88 DOI : 10.4000/imagesrevues.88 ISSN : 1778-3801

Éditeur : Centre d’Histoire et Théorie des Arts, Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques

Référence électronique Pierre-Olivier Dittmar (dir.), Images Re-vues, 6 | 2009, « Devenir-animal » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 31 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/88 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.88

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SOMMAIRE

Le devenir sans l’animal Pierre-Olivier Dittmar

L’élégance animale. Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann Bertrand Prévost

Hybridation et métamorphoses au seuil des cathédrales Franck Thénard-Duvivier

Le tremblement de la figure analogique chez Rabelais. Entre la bête et l’homme Louise Million

La famille Billingham. Ray, Liz, Jason et autres animaux Marion Duquerroy

Varia

Devenir-animal pour rester-humain Logiques mythiques et pratiques de la métamorphose en Sibérie méridionale Charles Stépanoff

Simulations incorporées et tropismes empathiques. Notes sur la neuro-esthétique Filippo Fimiani

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Le devenir sans l’animal

Pierre-Olivier Dittmar

1 Comme tous les concepts deleuziens, le devenir-animal1 connaît une fortune importante dans la création artistique et la critique d’art depuis une quinzaine d’années. La chose est pour le moins paradoxale tant la proposition deleuzienne est complexe et peut, dans bien des cas, se révéler un piège redoutable2.

2 L’appât est ici constitué par le terme animal. Un bel appât, attirant, avec tout ce qui fait de lui une figure articulatoire de la pensée occidentale : le grand partage entre nature/ culture, animé/inanimé, le propre de l’homme et le sale de la bête, etc.

3 Mais l’« animal » deleuzien n’est qu’un leurre. Deleuze est trop sensible à l’éthologie, trop détaché du vieil humanisme transcendantal pour ne pas prendre la mesure de l’incroyable diversité de l’animé dans la nature. Que serait un devenir-animal s’il devait à la fois participer du devenir-sanglier et du devenir-libellule ? Quel est le sens d’un devenir-animal, si l’on admet que l’homme est aussi un animal ? (peut-on devenir ce que l’on est déjà ?) En somme, quel est ici le sens du mot « animal » ?

4 C’est un topos éculé de la philosophie que d’affirmer que l’unité de la catégorie n’a de sens que par opposition à l’Homme3. Deleuze sait parfaitement que l’« animal » n’existe pas, ou plutôt qu’il n’existe qu’en tant que construction théorique, qu’il constitue une formulation parmi d’autres du devenir minoritaire. Pour reprendre la belle expression d’Anne Sauvagnargues, le devenir-animal, c’est avant tout un devenir-anomal4.On pourrait à ce titre souscrire à la proposition de Jacques Derrida qui, en voulant rendre justice à la fabuleuse profusion des expériences et des mondes que recouvre le terme animal, propose de le remplacer par celui d’animot. Un néologisme qui rappelle, à chaque fois qu’on le prononce, qu’il recouvre une multiplicité (cf. animaux), et à chaque fois qu’on le lit, qu’il ne s’agit que d’un mot, d’un concept5.

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5 En gardant tout cela à l’esprit, le devenir-animal s’impose comme un concept abstrait, un outil servant avant tout à penser le devenir-minoritaire. Mais l’usage purement heuristique de ce terme générique ne doit pas faire oublier que Deleuze décrit aussi des devenir-animaux singuliers, à partir d’exemples précis. Guère d’« animal » dans ces exemples-là, mais des animaux bien identifiés, des loups, des guêpes, des tiques, etc. Autant d’expériences originales élaborées au sein de communautés d’intérêts et/ou d’affects, impliquant des coévolutions, des déplacements substantiels au sein de chaque règne6.

6 Mordre à l’appât, c’est prendre l’animal comme une catégorie homogène, en oubliant qu’il s’agit d’une construction culturelle infiniment moralisée par 2000 ans de christianisme. C’est considérer comme typiquement animal un fatras de valeurs et de comportements : une sexualité débridée, le rapport de prédation, le corps et ses désirs... Comme si les humains n’avaient pas de corps, comme si le struggle for life n’était pas une naturalisation du capitalisme, comme si l’érotisme et la dépense n’étaient pas, comme l’a montré Bataille, des éléments majeurs de rupture avec la naturalité. Vieilles lanternes7.

7 Prendre le devenir-animal pour synonyme de la bestialité, même en attribuant à cette dernière une valeur positive, c’est reconduire et renforcer le dualisme chrétien et c’est nier l’incroyable richesse des mondes animaux tels que les éthologues nous les font découvrir, et qui constituent sans doute un des bouleversements les plus profonds de l’étude de la nature au cours des trente dernières années8. Il ne s’agit pas ici de rejeter d’un bloc l’esthétique de la bestialité, qui participe largement d’une esthétique de la transgression (et qui possède ses propres chefs d’œuvres), mais simplement de rappeler que l’animal n’a rien à faire ici.

8 L’article de Bertrand Prévost, qui ouvre ce volume, joue en quelque sorte un rôle d’antidote contre une telle conception étriquée de l’animalité. En discutant les postulats du zoologue Adolph Portmann, l’auteur oblige à considérer la diversité des formes animales comme un événement esthétique majeur qui, loin d’être un effet collatéral de l’évolutionnisme, en fournit au contraire le moteur et la raison, ouvrant la porte à une autre histoire du vivant, à la fois moins darwinienne et plus spinoziste.

9 Un des enjeux de ce numéro était d’identifier différentes formes historiques du devenir-animal ; il s’agissait en somme, conformément à l’esprit interdisciplinaire qui anime la revue, de sortir le devenir-animal de son cadre habituel (la philosophie et l’art contemporain) pour le confronter à d’autres milieux, d’autres contextes épistémologiques et historiques, en assumant le risque de perdre de vue la stricte orthodoxie deleuzienne.

10 Les articles de Franck Thénard-Duvivier et de Louise Millon se situent à deux extrémités d’un même problème, celui des rapports hommes-animaux dans le cadre de l’ontologie analogique propre à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance9. Si la chrétienté occidentale a multiplié pendant cette période les représentations associant l’homme à l’animal, c’est avant tout par le biais du symbolisme, de la métaphore, de la similitude et autres formes d’analogisme. C’est ainsi que le Physiologos (IIe siècle), les différents bestiaires et les encyclopédies, mettent en parallèles10les mondes humains et animaux, énumérant les similitudes de rapports entre les deux séries, et actant par le même mouvement la distance irréductible qui sépare les deux règnes11. Dans ce contexte, les différentes représentations de métamorphoses ou d’hybridité s’imposent comme des contre-modèles, des figures morales marquant la dégradation de l’homme

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et le brouillage des catégories consécutif à la Chute. Les proliférantes figures hybrides situées au portail des libraires de la cathédrale de Rouen, donnent ainsi l’image chrétienne d’un monde où « tout est bestourné », où l’existence même du devenir est un symptôme de la Chute, s’opposant en tout point à une animalité paradisiaque constituée d’essences immuables.

11 En étudiant le « tremblement analogique » à l’œuvre dans la geste rabelaisienne, Louise Millon révèle la troublante déstructuration de la cosmologie médiévale opérée par l’auteur de Pantagruel. En détournant les analogies à des fins expressives, en faisant boiter la grande machine à métaphores, Rabelais infléchit les parallèles et multiplie les zones d’indéterminations entre les deux règnes. Ce faisant, il ouvre la porte à une conception nouvelle du devenir-animal, reprise de façon systématique par Montaigne dans l’Apologie de Raymond de Sebonde, qui ira jusqu'à affirmer, dans une fulgurance : « Quand je me joue à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a elle la sienne »12

12 Enfin, les articles de Marion Duquerroy et de Charles Stépanoff interrogent chacun, de façon très différente, des formes contemporaines du devenir-animal.

13 Deux séries de photographies de Richard Billingham fournissent la matière au premier article, articulant autour de l’animalité un discours plus complexe qu’il n’y paraît. Les photos de l’album Ray’s a Laugh mettent en scène la famille du photographe et ses animaux dans une effarante intimité. Par la mise en scène de la proximité des corps humains et animaux, du mélange de leurs territoires respectifs, par ses effets de montage soulignant l’altération partagée des carnations sous les coups de la misère, Billingham fait de la pauvreté un « milieu » entre les hommes et leurs pets, un espace de dissolution capable de venir à bout des frontières les mieux gardées. Cette série initiale est à juste titre mise en miroir par l’auteur avec un travail plus récent du photographe consacré aux zoos. Dans ces deux travaux, la place de l’animalité semble en tous points opposée. Le zoo n’est-il pas un espace classificatoire par excellence ?13 celui dont les grilles et les barrières – particulièrement soulignées par les images de Billingham – matérialisent les séparations entre les différentes espèces ? Le photographe est visiblement fasciné par ces cages, il y retourne « certain que d’un jour sur l’autre rien n’aurait changé ». Mais on aurait sans doute tort de voir ici une opposition entre une hybridité miséreuse et un ordre idéal : la tristesse des bêtes, les dents de la girafe s’usant sur les barreaux de sa cage ne laissent pas un instant supposer en Billingham un défenseur d’un fixisme autoritaire.

14 En dernier lieu, c’est sans doute le devenir-ours des chamanes sibériens, tel que Charles Stépanoff le décrit au retour d’un terrain récent, qui offre les rapprochements les plus évidents avec le devenir-animal deleuzien. En opposant co-existence d’identités chez le chamane à la transformation occidentale, l’auteur décrit bien un devenir : « le chamane devient bien un ours, non pas un ours per se replié sur son identité taxinomique, mais un ours relationnel » ; comme chez Deleuze, la ligne de l’ours et celle de l’humain co- évoluent ici de façon asymptotique sans jamais se croiser : « Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitations, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes »14.

15 La réflexion entamée dans ce numéro sera prolongée par une série de séminaires cet automne. Par ailleurs, le comité de rédaction est heureux d’annoncer un nouveau partenariat entre Images-revues et les éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. Ce

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rapprochement nous permettra de mener une campagne de traduction plus ambitieuse. Qu’Emmanuelle Corne et toute l’équipe des éditions de la MSH soient ici remerciées de leur soutien.

NOTES

1. Le concept de devenir-animal traverse toute l’œuvre tardive de Gilles Deleuze, qui y consacre un chapitre entier dans Mille Plateaux. Une présentation synthétique des différents aspects de ce concept a été proposée par Anne Sauvagnargue, « Deleuze. De l’animal à l’art » , in Paola Marrati, Anne Sauvagnargues, François Zourabichvili, La philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004, p. 120-226. 2. On se fera une bonne idée de cette production, très protéiforme, en consultant Becoming Animal. Contemporary Art in the animal Kingdom, Nato Thompson dir., North Adams, MASS MoCA Publications, 2005. 3. Sur cette question cf. G. Bartholeyns, P.-O. Dittmar, Th. Golsenne, V. Jolivet, M. Har-Peled, « L’humain par ses limites » in Adam et l’astragale. Essais d’anthropologie et d’histoire sur les limites de l’humain, Idem. dir., Paris, MSH, 2009, p.1-18. Consultable en ligne à l’adresse : http:// editionspapiers.org/publications/l-humain-et-ses-limites 4. Anne Sauvagnarges, op. cit., p. 150 et suiv. 5. Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 65. 6. Dominique Lestel a développé à ce propos le concept de communautés hybrides, cf. L’animal singulier, Paris, Seuil, 2004, passim. 7. Pierre-Olivier Dittmar, « Le propre de la bête et le sale de l’homme », in Adam et l’astragale, op. cit., p. 153-172. 8. Sur ces bouleversements on lira l’article récent de Suzanne de Cheveigné et Frédéric Joulian, « Internalités et externalités des ‘natures de l’homme’ », Techniques et culture, 50 (2008), Les natures de l'homme, p. 11-15. 9. Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture, Paris, Gallimard, 2006. 10. Françoise Armengaud, « Au titre du sacrifice : l’exploitation économique symbolique et idéologique des animaux », in Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, Boris Cyrulnik dir., Paris, 1998, p. 857-886. 11. Gilles Deleuze et Felix Guattari, « 1730-Devenir intense, devenir animal, devenir imperceptible » in Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, 1980, p. 289. 12. Montaigne, Les Essais, II, XII, « Apologie de Raymond de Sebonde », Paris, Pléiade, 2007, p. 474. 13. Frédéric Joulian & et Christophe Abegg, « Zoos et cause animale », Techniques et culture, 50 (2008), Les natures de l'homme, p. 121-142 ; voir aussi dans le même numéro : Garry Marvin, « L’animal de zoo », idem, p.102-119. 14. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 8.

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INDEX

Mots-clés : animalité, Deleuze (Gilles), nature Keywords : animality, becoming-animal, nature

AUTEUR

PIERRE-OLIVIER DITTMAR Pierre-Olivier Dittmar Ingénieur d'Etude à l'EHESS (GAHOM), a co-écrit Image et transgression au Moyen Age (PUF, 2008), co-dirigé Adam et l'astragale. Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain (MSH, 2009)

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L’élégance animale. Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann

Bertrand Prévost

1 La question des animaux artistes est sans doute une bien mauvaise manière de poser le problème d’une esthétique animale. Se demander si certains animaux « font de l’art » – si le chant des oiseaux est comparable à l’art vocal humain, si les chimpanzés sont capables de peinture, etc. – c’est envisager le problème en des termes exclusivement poïétiques, autrement dit dans des conditions qui sont déjà spécifiquement humaines et qui faussent nécessairement le point de vue (à commencer, bien évidemment, par la question de l’intentionnalité). Pire, peut-être : c’est une manière qui pèche par sa profonde abstraction, car toujours on en vient à comparer un statut abstrait et général de l’animalité à un statut tout aussi universel et idéal d’humanité. Bref, une façon de ne pas regarder.

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Fig. 1.

A. Portmann, Die Tiergestalt, Bâle, F. Reinhardt, 2e éd.1960.

2 Commençons donc par regarder, par regarder des animaux. D’emblée nous sommes frappés par la profonde expressivité d’un monde parcourus de signes intenses : cris, couleurs, mouvements, formes, motifs… Mieux : comment ne pas être saisi par l’élégance souveraine qui affecte très souvent les formes animales ? La précision des zébrures, veinures, marbrures et autres taches qui ornent le pelage de nombreux mammifères ; les couleurs éclatantes de la livrée des poissons tropicaux et des perroquets ; les dessins stupéfiants de régularité sur les coquillages ; la délicatesse et la minutie des motifs – bandes, rubans, ocelles – sur les ailes des papillons ; les plumes et leurs extraordinaires qualités : non seulement les couleurs et les motifs, mais encore tous les effets de brillance, de matité, de velouté, d’irisation… Cette élégance ne s’arrête pas aux formes locales mais caractérise encore la configuration générale des animaux : pensons aux crêtes, aux crinières, aux queues, à toutes les formes d’appendice, aux ailerons… La sûreté, l’exactitude et la finesse de toutes ces formes font fatalement signe du côté non pas tant de nos arts plastiques (la peinture par exemple) que du domaine immense de l’ornementation et de la parure. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Jacques Derrida ouvre son essai sur les animaux par une dialectique de la nudité et du vêtement1.

3 Une élégance animale ? – le terme est choisi à dessein. Il a quelque chose du paradoxe puisqu’il contrevient manifestement à l’une des oppositions canoniques de notre civilisation, en prêtant aux animaux et à leur « naturalité » un trait d’artificialité qui revient, pense-t-on, à nous seuls êtres humains. Dans les années cinquante du siècle passé, un zoologiste suisse qui avait toute la rigueur du biologiste autant que la profondeur du philosophe a voulu prendre cette élégance au sérieux : il s’agit d’Adolf Portmann2. Il revient à ce savant génial et un peu oublié, du moins presque totalement méconnu en France, d’avoir considéré les formes animales en posant la question,

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extrêmement délicate, de leur sens – geste qui ne revenait pas moins à donner quelques jalons fondamentaux pour une sorte de sémiotique naturelle ou d’esthétique naturaliste : quel est le sens des formes vivantes3 ? Ce n’est pas exactement aux formes animales elles-mêmes que Portmann prêtait toute son attention que sur leur extraordinaire nature expressive, que sur ce qui, dans ces formes, les transfigure en de véritables apparences. Toutes les explications fonctionnalistes, finalistes ou utilitaristes – toutes d’inspiration darwinienne – achoppent sur cette irréductibilité expressive. Le métabolisme, la reproduction (par le dimorphisme sexuel, les parades nuptiales), le camouflage, en un mot, toutes les fonctions qui contribuent à la conservation de l’espèce, ne peuvent rendre tout à fait compte de ces formes animales, discrètes ou extravagantes. Les couleurs bariolées du plumage des perroquets, pour ne prendre que cet exemple, ne souffrent aucune explication biologique dans les termes d’une utilité pour l’espèce. Elles paraissent totalement gratuites. A supposer même qu’une justification fonctionnelle vienne localement rendre compte d’un motif ou d’une forme, toujours elle butera devant la prodigalité morphologique et chromatique, la richesse d’invention voire le délire des formes animales. Au-delà de la critique sans cesse réitérée d’un darwinisme utilitariste, le geste portmannien était – et demeure toujours – extrêmement polémique au regard des développements modernes et contemporains de la biologie. Cette dernière, en effet, n’a eu de cesse de marquer son désintérêt pour la forme animale. Tandis que le lent mouvement historique des sciences du vivant s’est déployé du macroscopique au microscopique, en descendant toujours plus en profondeur dans la matière vivante (du corps à la cellule, au chromosome, au gêne…4), le regard de Portmann portait cette nécessité de tenir en égard la dimension macroscopique, en tant que dimension problématique en soi. La biologie ne ferme certes pas totalement les yeux sur les formes vivantes, mais c’est le plus souvent dans un simple souci taxinomique : les formes n’ont de sens qu’à être identifiées pour être classées, elles ne sont qu’un prétexte pour être rangées dans des cases et non regardées pour elles-mêmes. Ce n’est pas en « donnant un nom à un objet de collection, en classifiant l’animal » que l’on rend compte de la richesse des phénomènes, qui pour elle-même se trouve de fait reléguée au second plan5. Les développements contemporains de la morphogenèse, cette science qui emprunte tant à la physique qu’à la biologie et qu’aux mathématiques, ne changent pourtant pas véritablement la donne6 : parce que son point de vue se focalise sur les conditions physiques du développement des formes (quels dynamismes sont à l’œuvre dans les taches du léopard, les plis du cerveau, les stries des empreintes digitales, etc. ? ), la morphogenèse n’est en fin de compte que le nouvel avatar d’un mécanisme qui rate précisément le dynamisme dont il croit rendre compte.

4 Si Portmann visait bien une morphologie, qui d’ailleurs serait loin de négliger les apports de la morphogenèse, ce n’est qu’en tant qu’il plaçait le « dynamisme » dans la forme même, et non dans son seul développement ou sa croissance : autrement dit dans le mouvement d’apparition de la forme, d’une forme conçue davantage comme événement perceptif que comme état de choses. Telle est bien la pierre angulaire du différend avec la biologie : articuler esthétique et biologie, en ce que cette articulation supposait de prime abord d’accorder une pleine réalité à l’expressivité des formes animales comme phénomènes sensibles. Science naturelle des apparences, biologie de la présentation : c’est donc en zoologiste, mieux, en biologiste, que Portmann introduisait la question de l’apparence dans le monde animal.

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5 On entend déjà les critiques : tous ces phénomènes esthétiques ne seraient pas réels et objectifs, mais n’auraient d’existence que dans la tête du zoologiste esthète, ou du collectionneur de coquillages et de papillons... Introduire l’élégance (soit un régime symbolique) dans le règne animal (soit un régime naturel), relèverait tout simplement d’une esthétisation proprement culturelle. Mais toute la force de Portmann tient précisément à balayer d’un revers de main cet argument subjectiviste, et à conférer une réalité objective à ces apparences sensibles. Aucune esthétisation du monde animal, aucune vision anthropocentrique des formes naturelles : ce n’est pas « pour l’homme » que se dessinent les marbrures sur la coquille des mollusques, ce n’est pas pour l’œil humain que se colorent les plumes des perroquets. Autant dire qu’il ne s’agit en rien de savoir si ces formes sont belles.

6 L’objectivité de ces formes tient à leur nature expressive. Le point de vue n’est en rien celui d’une anthropologie ou d’une psychologie – même si la question de l’intérêt historique, culturel et anthropologique, donc, porté aux formes naturelles a tout son sens (on pense bien évidemment au développement des Kunstundwunderkammern, à l’aube de la modernité), mais bien d’une histoire naturelle, voire d’une philosophie de la nature. La leçon du philosophe anglais Whitehead n’aura jamais eu autant de sens : « Pour la philosophie naturelle, toute chose perçue est dans la nature. Nous ne pouvons pas faire le difficile. Pour nous, la lueur rouge du crépuscule est autant une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les hommes de science expliqueraient le phénomène »7. Autrement dit, les apparences animales, en tant qu’expressives, sont bien des faits de nature et ne renvoient pas simplement à un changement dans notre (ou une) perception subjective. De même que Whitehead critiquait toute « théorie des additions psychiques à l’objet connu dans la perception »8, il sera revenu à Portmann d’en finir avec l’idée d’une forme ajoutée au corps de l’animal, d’une apparence additionnée à un métabolisme.

7 En se contentant d’une plate description taxinomique – manière, justement, de ne pas vraiment décrire les formes qui se présentent à elle – la biologie laisse de côté autant la singularité de ces formes que leur variabilité. C’est peut-être sur ce point que se révèle la limite d’une interprétation d’inspiration plus ou moins phénoménologique de la pensée portmanienne9. Le thème de l’apparition, la question d’une apparence « gratuite » s’y prêtaient assez logiquement. L’accent sera donc mis sur une « donation première », sur « un surgissement originaire qui excède toute fonctionnalité »10. Mais l’intérêt de Portmann n’est pourtant pas d’avoir ajouté au dossier de la sempiternelle question métaphysique « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » – question de l’origine et de ce qui passerait pour son « énigme » . Son intérêt se porte au contraire vers une autre question, très proche dans sa formulation, mais toute différente en réalité : « pourquoi ceci plutôt que cela ? » , en l’occurrence : pourquoi cette forme-ci plutôt que cette forme-là ? « Il est certes vrai de dire que toutes les fleurs servent la reproduction de leur espèce, mais cette affirmation est incapable d’expliquer pourquoi une fleur donnée devrait avoir cette forme plutôt que celle- là »11 . C’est une logique de la distinction formelle que visait Portmann, ce qu’il nommait encore un « plan structural » par opposition à une seule « fonction structurale »12 . Constamment, on le voit insister sur « l’autonomie relative » , sur la « valeur particulière des figures »13 . Soit l’exemple classique des cornes : « On ne voit dans les cornes qu’un moyen de défense ou un signe distinctif des sexes (ce qui est d’ailleurs exact), mais on oublie que cela ne suffit pas pour expliquer la complexité des formes animales »14 . Autrement dit, l’unité

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synthétique de la fonction n’explique pas pourquoi la nature se serait embarrassée d’une pluralité de formes. Ou encore, à propos des couleurs vives de certains gastéropodes qui seraient de simples avertissements pour d’éventuels prédateurs signalant qu’ils ne sont pas bons à être consommés, Portmann remarque très justement que « ce qu’il y a de plus caractéristique, à savoir précisément la diversité des motifs et la loi morphologique stricte de chaque espèce individuelle, n’est pas expliqué ; on explique seulement ce qui leur est commun à tous, c’est-à-dire l’aspect frappant »15 . En un mot, la dimension métaphysique, bien réelle, de la pensée portmanienne, porte moins sur l’origine généreuse et gratuite des apparences animales – encore une façon, peut-être plus subtile que le simple fontionnalisme, de ramener l’abondance à la tyrannie de l’Un. Ce qui importe au contraire, c’est de penser pour elles-mêmes la richesse, la profusion, la variabilité de ces phénomènes, non d’une manière abstraite et générale, mais du point de vue d’une souveraine différenciation des formes, du point de vue de leur singularité.

Fig. 2

A. Portmann, Die Tiergestalt, Bâle, F. Reinhardt, 2e éd.1960.

8 La question demeure toujours pourtant de savoir si la gratuité de cette élégance animale a un sens : l’a-fonctionnalité des formes animales est-elle encore une fonction, ou bien doit-elle s’interpréter comme une pure dépense, un excès originaire, un luxe sans fin ? Cette dernière lecture trouverait son exemple chez et ses armes théoriques chez . Quand Caillois considère les développements morphologiques inouïs chez certains insectes, c’est une sorte d’absurdité naturelle qui vient donner leur principe génétique : « A quoi riment les superstructures déconcertantes qui ombragent ces homoptères comme autant de parasols torturés ? Il est douteux qu’elles possèdent la moindre valeur protectrice. (…) Ces appendices ramifiés et encombrants, s’ils évoquent parfois quelque chose, ne ressemblent à rien et, en tout cas, ne servent qu’à gêner

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considérablement le vol de l’insecte. Ce sont de pures excroissances « ornementales » aériennes, qui bifurquent à l’improviste, de façon saugrenue et absurde, tout en conservant un « souci » évident d’équilibre et de symétrie »16 .

9 Portmann dépasse cette interprétation dans les termes d’une totale absence de signification ou d’une pure dépense. Le zoologue n’ignorait pas que la théorie de l’évolution pouvait rendre compte de certains cas extrêmes en invoquant l’hypothèse d’une luxuriance ou d’une « hypertélie » pensés comme autant d’excès d’une nature trop prodigue. Mais « ce concept (d’excès) n’a de sens que si l’on part d’une simple autoconservation prise comme norme : seulement dans ces conditions l’on peut parler de luxe, de prodigalité, d’hypertélie, en tant que la moyenne serait la conservation »17 . Le zoologue suisse ne mène ici rien d’autre qu’une critique en règle de la dialectique et de ses fausses contradictions : la différence ne s’oppose à la norme que tant que l’on tient la norme en estime, que tant qu’on lui prête une réalité. En l’occurrence, il n’y a « excès » dans la forme animale que si l’on part du présupposé non critiqué d’une fonction première de conservation.

10 Le tour de force de Portmann est au contraire d’avoir réinséré les apparences animales dans la vie animale même, indépendamment de toute fonction de conservation. L’élégance des animaux n’est pas extérieure à la vie, sa réalité objective l’y inscrit bien au contraire en son cœur. En un mot, « paraître est une fonction vitale »18 . « L’organisme a aussi à apparaître, […] il doit se présenter dans sa spécificité »19 . Portmann aura dû en passer par l’invention d’un concept fondamental : celui d’autoprésentation ou de présentation de soi (Selbstdarstellung). Le souci qu’il a toujours manifesté pour respecter la singularité des formes animales n’est pas que d’ordre épistémologique. C’est dans les apparences mêmes qu’il convient désormais d’inscrire cette singularité. Ce qui se cherche dans l’apparence, c’est la singularité, au sens d’une distinction spécifique et individuelle. Se distinguer doit être entendu comme une fonction organique à part entière : « Tous les êtres doués de relation au monde possèdent aussi le caractère de l’autoprésentation, qui a été le plus souvent méconnu jusqu’ici. Les parties nécessaires à la relation au monde sont à chaque fois façonnées selon une particularité typique du groupe, une singularité qui se manifeste dans de nombreuses structures et de nombreux modes de comportement dont la spécificité ne peut être expliquée uniquement à partir des fonctions de la simple conservation de l’individu et de l’espèce »20 .

11 Il est tout à fait significatif que le zoologue suisse ait conçu l’autoprésentation dans les termes d’une héraldique naturelle : « les motifs signalétiques présentent une caractéristique importante : ils ne peuvent se confondre avec d’autres, un peu comme les bannières et les blasons d’autrefois. D’ailleurs la science héraldique à son apogée offre bien des traits communs avec les règles auxquelles ces formations signalétiques sont assujetties. […] Ces ensembles signalétiques nous font songer à des drapeaux, surtout les ‘coiffures’ de certains vertébrés, un vol de canards, l’aspect de certains pluviers limicoles ou la livrée des poissons familiers des récifs de coraux »21.

12 Un drapeau, un blason, une bannière ne sont pas autre chose que la mise en forme stabilisée d’une présentation de soi, la formule plastique de l’expression d’une individualité. Cette formule opératoire d’une distinction spécifique et individuelle n’est pas un donné, elle est toujours à produire. Couleurs, motifs, livrées, plumes, poils, écailles doivent ainsi être envisagés littéralement comme les organes de l’apparaître – des « phanères » – dont la « phanérologie » , entendue comme science des apparences,

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étudiera les régularités. Le rôle fondamental de l’opposition intérieur/extérieur, qui fait que dans un organisme, plus une forme est extérieure et plus sa valeur de présentation est importante (d’où le très grand intérêt que Portmann portait à tous les animaux transparents) ; l’apparition d’une symétrie structurelle et locale (dans les motifs et les couleurs) ; l’intensification des bords et des extrémités (notamment par le marquage du pôle caudal et/ou céphalique)... : Portmann n’aura eu de cesse de faire le relevé précis et l’analyse des innombrables caractères par lesquels les animaux se présentent (à commencer dans l’ouvrage magistral que constitue La forme animale).

13 Intégrer l’apparence dans la vie même ? Dès lors, la question qui se pose est bien de savoir de quelle vie on parle. Une vie qui ne se réduit plus à une lutte pour la sur-vie (le « struggle for life » darwinien), pas plus qu’au fonctionnement d’un organisme (le métabolisme). « Les fonctions de conservation, écrit magnifiquement Portmann, sont au service de quelque chose qui est à conserver, et qui est davantage que la simple somme des opérations de conservation »22 . Ce que le zoologue suisse découvrait ici n’est rien d’autre qu’une vitalité plus profonde que la vie elle-même, dès lors qu’on la conçoit comme simple survie. C’est en ce sens qu’il retrouvait la pierre angulaire de la critique que Friedrich Nietzsche avait adressée à un darwinisme étroit. C’est que Nietzsche avait parfaitement su distinguer entre la conservation de soi et l’élargissement de la puissance : la première étant « l’expression d’un état de détresse », le second le signe « de la prépondérance, de la croissance, du développement et de la puissance »23 . Chez Portmann comme chez Nietzsche, ce n’est évidemment pas le principe d’une évolution des espèces qui est en cause, mais bien plutôt le principe génétique de cette évolution même : le struggle for life comme critère de sélection naturelle. « Pour ce qui est de la fameuse ‘lutte pour la Vie’, elle me semble provisoirement affirmée plutôt que démontrée. Elle se présente, mais comme exception ; l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine, tout au contraire la richesse, l’opulence, l’absurde prodigalité même, – où il y a lutte, c’est pour la puissance… »24

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Fig. 3

A. Portmann, Die Tiergestalt, Bâle, F. Reinhardt, 2e éd.1960.

14 Si cette « vie supérieure » exprimée par l’élégance animale doit s’opposer à toute survie, dans le rapport au milieu naturel comme aux autres espèces, elle doit encore se démarquer de toute idée de métabolisme, de tout fonctionnement organique. « Le métabolisme peut bien servir la survie de l’individu, mais, aussi important cela soit-il, nous devons garder à l’esprit que l’individu n’est pas là pour le bien de son métabolisme mais plutôt que le métabolisme sert l’existence individuelle manifeste »25 . Les parures animales ne sont pas des phénomènes accessoires, qui viendraient « après » les fonctions vitales de nutrition, de digestion, de respiration… En ce sens précis, elles ne sont pas des ornements, si l’on souscrit à la théorie classique et idéaliste de l’ornement comme supplément, adjonction, parergon toujours secondaire par rapport à l’œuvre (ergon)26. Portmann en venait ainsi à avancer l’hypothèse géniale selon laquelle le métabolisme n’aurait pour fonction globale que de servir l’apparence, que de faire vivre l’autoprésentation : « Et si [les caractères de l’autoprésentation] étaient l’essentiel ? Si les êtres vivants n’étaient pas là afin que soit pratiqué le métabolisme, mais pratiquaient le métabolisme afin que la particularité qui se réalise dans le rapport au monde et l’autoprésentation ait pendant un certain temps une durée [Bestand] dans le monde ? »27

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Fig. 4

A. Portmann, Die Tiergestalt, Bâle, F. Reinhardt, 2e éd.1960.

15 Nous reviendrons sur la formulation précise de cette hypothèse, mais pour l’instant, insistons sur la caractérisation de cette vitalité esthétique, de cette richesse inorganique propre à l’autoprésentation des formes vivantes. Il faut presque endosser des lunettes de philologue et lire les pages de Portmann au ras du texte. Celui-ci n’a en effet de cesse d’insister sur l’échelle sur laquelle il faut se placer pour comprendre de quoi il retourne dans la profusion et la complexité des formes animales. « Nous devons rechercher pour les phanères un horizon plus large susceptible de les intégrer »28 ; « dans l’interprétation de la vie animale, nous ne devons pas partir d’un ensemble de fonctions élémentaires conservatrices, mais nous devons plutôt, dès le début, rechercher un système de référence plus vaste qui permette une juste insertion des phénomènes phanérologiques également pour les plus bas niveaux évolutifs »29 ; l’autoprésentation permet une « amplification remarquable de l’idée biologique de fonction »30 ; « c’est une prémisse indispensable pour toute affirmation scientifique valide que la reconnaissance de la vastitude et de la grandeur de l’élément vital dans toutes ses manifestations »31 , etc. 32. Ce ne sont pas là des métaphores : toutes ces expressions ne relèvent pas d’une simple question de logique, et encore moins de rhétorique. Ce n’est pas seulement du point de vue de la pensée que doit s’entendre le dépassement d’un point de vue fonctionnaliste et métabolique. « Un horizon plus grand » , « une dimension plus vaste » , « un élément plus ample » … : tout cela signale quelque chose comme une dimension sinon spatiale, du moins toujours extensive des apparences animales. Mieux, ces dernières obligent précisément à penser ce qu’est une « dimension » , un « horizon » , un « élément » , dans leur rapport à quelque chose qui s’étend.

16 Cette extension des apparences animales n’est que le corollaire de leur souveraine expressivité. L’expression de l’élégance animale n’est pas celle d’un sujet ou d’un objet : elle est promue au rang d’un plan ou d’une dimension irréductiblement autonome. C’est l’efficace propre des apparences animales que d’opérer un véritable changement d’échelle, en faisant passer la forme de son milieu d’expression fonctionnel, individuel ou éthologique (le territoire, l’environnement, l’élément…) à une pure Expression.

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« Les motifs de la crevette transparente Periclimenes et les dessins multiformes des opisthobranches ne sont pas des ornements qui seraient surimposés à une forme fonctionnelle. Ils sont tout aussi peu des ornements que ne le sont les aplats de couleur et les lignes rigoureuses de Piet Mondrian ou les hiéroglyphes énigmatiques des dernières œuvres de Paul Klee. Ce sont des élaborations dans lesquelles un être plasmatique de structure submicroscopique spécifique se présente selon sa particularité dans un ordre de grandeur plus élevé. Cet ordre de grandeur plus élevé est le royaume où les organismes élaborent, selon des lois particulières, des configurations destinées à ‘apparaître’, le domaine dans lequel a lieu, en correspondance avec cette autoprésentation optique, la merveille de la vision en images »33 .

17 Cet « ordre de grandeur plus élevé » nomme précisément ce pur plan expressif, cette Expression qui n’est plus fonctionnelle, territoriale ou même élémentaire34, mais cosmique ou mondaine. Seul le monde, seul le cosmos peut donner l’échelle de cet « horizon plus vaste » que ne cesse d’invoquer Portmann pour comprendre les formes animales. C’est par leurs parures (cosmétique) que les animaux s’étendent aux dimensions au monde (cosmique). L’élégance animale est le véhicule d’un devenir- monde comme champ de l’apparaître. On ne s’étonnera pas de voir le zoologue suisse fonder un tel champ sur la lumière : « Dans un horizon élargi, le non-fonctionnel peut également trouver place ; il appartient au domaine lumineux : c’est une ‘apparence dans la lumière’. L’étude physique des particules et des processus élémentaires nous rappelle que ce domaine lumineux, où les choses peuvent tout simplement ‘apparaître’ au sens originaire du mot, pose aussi constamment des questions nouvelles au physicien »35.

18 Où l’élégance animale a-t-elle lieu, où les apparences s’inscrivent-elles sinon sur ce plan cosmique de lumière ? Néanmoins, invoquer le monde ou le cosmos comme champ expressif suppose d’avoir bien saisi ce qu’il en est de la visibilité de ces apparences. Si elles sont expressives, souverainement expressives, c’est qu’elles portent en elles le paradoxe de ne pas être faites pour être vues, quand bien même elles seraient extrêmement visibles. Elles ne visent pas une réception sensitive ou perceptive ; elles ne sont pas adressées ou destinées : « apparences sans destinataire [unadressierte Erscheinungen] » dit admirablement Portmann. « Nous regardons en spectateurs étrangers le spectacle des formes et des couleurs des êtres vivants, le spectacle de configurations qui dépassent ce qui serait nécessaire à la pure et simple conservation de la vie. Il y a là d’innombrables envois optiques qui sont envoyés ‘dans le vide’, sans être destinés à arriver. C’est une autoprésentation qui n’est rapportée à aucun sens récepteur et qui, tout simplement, ‘apparaît’«36 .

19 La constitution d’un plan expressif de lumière faisait en effet courir le risque d’une contradiction : comment justifier l’autoprésentation, soit un phénomène perceptif et visuel chez les animaux qui ne voient pas ou dont le degré de distinction formelle et chromatique est quasi nul ? Si les mollusques sont presque aveugles, à qui ou pour qui sont destinés les admirables dessins sur leur coquille ? Cette question de l’adresse ou de la destination ne prend en réalité son sens que dans le cadre d’une perception subjective qui perdrait en expressivité ce qu’elle gagnerait en intentionnalité. Il faut au contraire affirmer avec Portmann que les couleurs magnifiques du plumage des perroquets, les motifs sur les coquillages, la couleur des anémones de mer, toutes ces formes sont apparaissantes mais ne constituent en rien un spectacle, du moins s’affranchissent-elles de tout spectateur. Elles ne sont pour personne. Il n’y a qu’à considérer le fait qu’elles « ont dû exister avant l’émergence du premier œil, et étaient

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déjà des exemples d’autoprésentation »37 . L’élégance animale n’est donc a-subjective que dans la mesure où elle demeure fondamentalement de l’ordre de l’imperceptible : « Nous contemplons des figures qui, pour notre œil, présentent tout à fait des caractères structuraux de la sphère optique, mais qui, dans la vie normale, n’apparaissent certainement jamais à aucun œil spectateur selon un rôle nécessaire à la vie. Nous devons donc rechercher pour les phanères un horizon plus large susceptible de les intégrer. Il y a de l’‘apparence véritable’ dans un champ qui est plus vaste que celui du jeu mutuel des caractères morphologiques et des organes sensoriels des animaux supérieurs »38 .

fig. 5

Portmann, Die Tiergestalt, Bâle, F. Reinhardt, 2e éd.1960.

20 Les apparences animales offrent bien un sentendum, un à-sentir, mais qui dépasse en droit les limites sensitives ou perceptives propres à chaque espèce ou à chaque individu. Telle est peut-être la limite de la – très belle – thèse développée récemment par Jean- Christophe Bailly selon laquelle « les animaux assistent au monde »39 . Les hommes n’ont pas l’exclusivité du regard qu’ils posent sur le monde. Mieux : nous voyons les animaux, mais les animaux, eux aussi, nous voient. En sorte qu’une étrange communauté commence de naître, fondée sur le sens de la vue. Aussi profonde que soit l’expérience si finement décrite par Bailly, elle dépend toujours d’une limite perceptive qui fait la belle part, quoiqu’on en dise, aux animaux dits « supérieurs » . C’est qu’il faut l’élargir au-delà ou en deçà de tout seuil perceptif connu ou attesté40. En sorte que la question deviendrait : que signifie d’ « être vu » par des animaux qui ne voient pas, ou qui possèdent une perception visuelle tellement différente de celle des mammifères et des autres animaux « optiquement développés » qu’elle perd ses qualités propres de vision ? Que signifie d’être « regardé » par un mollusque, une fourmi voire une bactérie ?

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NOTES

1. Cf. J. Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Gallilée, 2006, p. 19-20. 2. Adolf Portmann est né en 1897 et mort en 1982. Il était Professeur à l’Université de Bâle. 3. C’est presque le titre exact d’une conférence de Portmann, « Was bedeutet uns die lebendige Gestalt » , Neue Sammlung, Göttinger Blatter für Kultur und Erziehung, 6, Jahrgang, Heft 1, Januar/ Februar 1966, p. 1-7. 4. Voir le classique F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1969. 5. A Portmann, Aufbruch der Lebensforschung, Franckfort, Suhrkamp Verlag, 1965 (trad. it., Le forme viventi, Milan, Adelphi, 1969, p. 27). 6. Voir par exemple V. Fleury, Des pieds et des mains. Genèse des formes de la nature, Paris, Flammarion, 2003, et bien évidemment l’ouvrage magistral de D’arcy Thompson, Forme et croissance, trad. D. Teyssié, Paris, Le Seuil, 1994. 7. A. N. Whitehead, Le concept de nature, Paris, Vrin, 2006, p. 66. 8. Ibid., p. 67. 9. Rappelons que c’est dans une revue française de phénoménologie que l’on peut trouver une traduction ainsi qu’un ensemble de commentaires sur l’œuvre portmanienne : Etudes phénoménologiques, n° 23-24, 1996 (La nature). 10. Cf. J. Dewitte, « La donation première de l’apparence. De l’anti-utilitarisme dans le monde animal selon A. Portmann » , in Ce que donner veut dire, Paris, La Découverte, 1993, p. 29 et passim. Jacques Dewitte fait explicitement référence « au jaillissement immotivé du monde » selon Maurice Merleau-Ponty. 11. A. Portmann, Neue Wege der Biologie, Munich, Piper, 1961 (trad. angl., New Paths in Biology, Harper and Row, New York, 1964, p. 152). 12. Ibid. (trad. cit., p. 152). 13. Id., La vie et ses formes (Préface), Paris, Bordas, 1968, p. 13 (nous soulignons). 14. Id., Die Tiergestalt, Bâle, F. Reinhardt, 2e éd. 1960 (trad. fr. G. Remy, La forme animale, Paris, Payot, 1962, p. 83 (nous soulignons)). 15. Id., An den Grenzen des Wissens, Wien, Düsseldorf, Econ, 1974, p. 136-137, cité par R. A. Stamm, « L’intériorité, dimension fondamentale de la vie » , in Animalité et humanité. Autour d’Adolf Portmann – Revue européenne des sciences sociales, tome XXXVII, n° 115, 1999, p. 62. 16. R. Caillois, Le mimétisme animal, Paris, Hachette, 1963, p. 90-93 (nous soulignons). 17. A. Portmann, Aufbruch der Lebensforschung, op. cit. (Le forme viventi, trad. cit., p. 69). 18. Id., La vie et ses formes, op. cit., p. 15. 19. Id., « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung » , in Geist und Werk. Aus der Werkstatt unserer Autoren. Zum 75, Geburtstag von Dr. Daniel Brody, Rhein Verlag, Zurich, 1958 ( « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. J. Dewitte, Etudes phénoménologiques, n° 23-24, 1996, p. 150). 20. Ibid., trad. cit., p. 158. 21. Id., Die Tiergestalt, op. cit. (La forme animale, trad. cit., p. 114). 22. Id., « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung » , art. cit. ( « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. cit., p. 157). 23. F. Nietzsche, Le Gai savoir, V, § 349, in Œuvres, trad. H. Albert, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 214-215. 24. Id., Le Crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel » , § 14, op. cit., p. 998. 25. A. Portmann, Neue Wege der Biologie, op. cit. (New Paths in Biology, trad. cit., p. 152). 26. Cf. J. Derrida, « Parergon » , in La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 19-168.

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27. A. Portmann, « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung » , art. cit. ( « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. cit., p. 157). 28. Ibid. (trad. cit., p. 154). Jacques Dewitte, dans les notes de sa traduction fait très justement remarquer la récurrence de ces expressions : « un horizon plus vaste » , « un horizon élargi » , mais sans l’analyser pour elle-même ; cf. loc. cit., n° 20. 29. Id., Aufbruch der Lebensforschung, op. cit (Le forme viventi, trad. cit., p. 70, nous soulignons). 30. Ibid. (trad. cit., p. 72, nous soulignons). 31. Ibid. (trad. cit., p. 73, nous soulignons). 32. Voir encore Id., Neue Wege der Biologie, op. cit. (New Paths in Biology, trad. cit., p. 154) : « … les phénomènes eux-mêmes doivent être vus comme des liens dans une chaîne plus vaste, la chaîne de l’autoprésentation » . 33. Id., « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung » , art. cit. ( « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. cit., p. 164, nous soulignons). 34. « Elémentaire » au sens des quatre éléments : les poissons vivent dans l’eau, les oiseaux dans l’air, les mammifères sur terre, etc. 35. A. Portmann, « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung » , art. cit. ( « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. cit., p. 162). La conférence Eranos de Portmann de 1956 était toute entière consacrée à ce thème de la lumière. Cf. Id., Aufbruch der Lebensforschung, op. cit. (LeForme viventi, trad. cit., p. 45-73). 36. Id., « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung », art. cit. (« L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. cit., p. 161). Passage presque identique dans id., Die Tiergestalt, op. citLa forme animale, trad. cit., p. 217. Voir également id., Neue Wege der Biologie, op. cit. (New Paths in Biology, trad. cit., p. 154) : « Quand on parle d’apparences, on tient pour évident qu’il doit y avoir un spectateur à qui elles apparaissent. Ce n’est pas seulement une conséquence inévitable de notre langage mais encore de la condition humaine en général. On ne peut parler du monde, de la conscience, de réponses internes, ou d’apparences, sans devenir nous-mêmes et notre propre expérience la présupposition de toute proposition que nous faisons. Bref, nous ne pouvons imaginer des apparences qui s’excluent d’un œil voyant ». 37. Ibid. (trad. cit., p. 154). Voir également id., La vie des formes, op. cit., p. 13 : « pour autant que la sélection des formes et des motifs par l’œil, générateur d’images, joue un rôle primordial, il n’empêche que la phase initiale de la création des motifs a lieu avant toute possibilité de sélection visuelle ! » . 38. Id., « Selbstdarstellung als Motiv der lebendigen Formbildung » , art. cit. ( « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes » , trad. cit., p. 154, nous soulignons). 39. J. C. Bailly, Le versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 35. 40. C’est pour des raisons éthologiques et non perceptives que J. C. Bailly envisage la possibilité d’un non-regard avec certains animaux : « Et s’il va de soi que la vision du bison diffère de celle du crotale qui diffère de celle de la chouette, comme il va de soi qu’à l’intérieur d’une même classe d’animaux – les rapaces nocturnes par exemple – la vision change d’une espèce à l’autre (et d’un individu à l’autre), il n’en reste pas moins que tous ont des yeux, que tous voient. La possibilité d’aller au fond là non plus n’est pas la même, d’étonnants contacts sont possibles, et avec des animaux parfois très petits ou très singuliers, comme l’axolotl, tandis qu’avec d’autres les cercles d’effroi ou d’agressivité sont si serrés qu’il n’est guère possible de les franchir » (Le versant animal, op. cit., p. 56).

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RÉSUMÉS

Quelle réalité accorder aux apparences animales ? Taches, zébrures, plumes irisées, couleurs chatoyantes, formes extravagantes… : cette élégance existe-t-elle ailleurs que dans l’esprit du naturaliste ? Il revient à Adolf Portmann (1897-1982), zoologue suisse, d’avoir pris ces questions au sérieux. C’est cette pensée de l’esthétique non pas du monde animal, mais dans le monde animal que nous essayons ici d’exposer : pensée tout à la fois biologique – car il s’agit bien d’inscrire les apparences animales dans la vie animale même (« paraître est une fonction vitale ») – et métaphysique – car la vie ainsi pensée dépasse toute idée de survie (fonction de conservation) comme de métabolisme (fonctionnement organique).

INDEX

Mots-clés : biologie, esthétique, éthologie Keywords : aesthetic, biology, etology

AUTEUR

BERTRAND PRÉVOST Bertrand Prévost est maître de conférences en esthétique et histoire de l'art à l'Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3, est l'auteur de La peinture en actes. Gestes et manières dans l'Italie de la Renaissance (Actes Sud, 2007). Il est en outre le traducteur (en collaboration) du De pictura d'Alberti (La peinture, Le Seuil, 2004).

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Hybridation et métamorphoses au seuil des cathédrales

Franck Thénard-Duvivier

1 La restauration d’un imposant ensemble sculpté vient d’être achevée au portail septentrional de la cathédrale Notre- Dame de Rouen1. Pas moins de 189 bas- reliefs sont désormais mieux visibles, ainsi débarrassés de leur « noir manteau » de pollution2. Exceptionnel, ce véritable tapis ornemental l’est à plusieurs titres.

2 Tout d’abord, par le déploiement de 166 quadrilobes répartis sur les piliers saillants du portail. Ce qui constitue, à la fin du XIIIe siècle, l’aboutissement d’un procédé ornemental qui trouve ici une combinaison originale associant quadrilobes et piliers « en éperon »3. Ce procédé est par ailleurs repris, dans la première moitié du XIVe siècle, au portail méridional de la cathédrale rouennaise, ainsi qu’à la primatiale de Lyon, à l’abbaye Saint-Ouen de Rouen et au palais des papes d’Avignon4.

3 Ensuite, cet ensemble révèle une extraordinaire richesse iconographique dans la mesure où il juxtapose un cycle ordonné de 22 scènes consacrées à la Genèse et une profusion désordonnée d’animaux, de monstres et d’hybrides. Ce qui est incroyable, enfin, c’est que ces bas-reliefs rouennais continuent de défier l’analyse en raison du manque apparent de cohérence voire de l’impression de désordre ou d’inachèvement qu’ils laissent aux spectateurs d’aujourd’hui. Et pourtant, une œuvre aussi complexe ne peut être le simple fruit de la « fantaisie » ou des « caprices » des sculpteurs du Moyen Age5. Dès lors, la cohérence recherchée par les concepteurs ne tient-elle pas plutôt à une hiérarchisation des degrés de cohérence, d’ordre ou de désordre ?

4 Dans tous les cas, l’abondance et la variété des représentations animales sont au cœur du réseau iconographique mis en œuvre au portail des Libraires. Il apparaît que la notion même de « devenir-animal » est au cœur de ces jeux d’échos entre humanité et

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animalité. D’une part, le cycle de la Création affirme les hiérarchies entre le divin, l’humain et l’animal. D’autre part, une soixantaine de créatures hybrides se mêle à plus de 70 figures animales – réelles ou fantastiques – et près de 160 figures humaines, brouillant ainsi les mêmes classifications.

Fig. 1

Vue du portail des Libraires de la cathédrale de Rouen (en cours de restauration, avril 2008).

5 Avant d’entrer dans le détail de l’étude iconographique, il convient de préciser les deux termes centraux de la réflexion : hybridation et métamorphose. L’hybridation traduit tout d’abord un procédé visuel, celui de l’assemblage de caractères physiques ou d’éléments (vêtements, gestes, etc.) provenant d’espèces différentes (animales, humaine). Ainsi un hybride peut apparaître visuellement comme plus ou moins composite selon son degré d’hybridation. De même, il manifeste une apparence zoomorphe ou anthropomorphe plus ou moins marquée selon la répartition de ces différents caractères physiques, en particulier la tête.

6 La métamorphose est un changement de forme qui résulte du passage d’un état (généralement humain) à un autre (animal, monstrueux). Cette transformation connaît le plus souvent des étapes successives qui peuvent se traduire visuellement par une figure d’apparence hybride. Mais cet état est passager, transitoire tandis que les créatures dont la nature est véritablement hybride ne changent pas de forme. Celle-ci est immuable et même voulue par Dieu dans le cas de certaines « espèces » hybrides qui ont toute leur place dans la Création : les sirènes ou encore les centaures6.

7 Ainsi, en concentrant l’analyse sur ces figures, on prend conscience qu’une telle gamme de variations autour de l’hybridation donne lieu à une véritable mise en scène de la métamorphose. Cette dernière apporte ainsi une réponse à la fois visuelle et symbolique au cycle narratif de la Genèse – le seul du portail – qui illustre autant la Création que la Chute de l’humanité. La profusion des hybrides et des animaux apparaît dès lors comme la manifestation d'un monde en proie au péché, dans lequel l'homme devient bête...

8 D'où la lecture renouvelée de ce programme iconographique complexe, dans le sens d'une représentation de la déchéance humaine en relation avec une véritable « culture de la métamorphose » au Moyen Age, mais aussi d'une utilisation des procédés de l'hybridation dans le cadre de la caricature et de la parodie. La compréhension des images du portail des Libraires passe ainsi par celle des enjeux du « devenir-animal »

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qui questionne les limites entre l’homme et l’animal et nous invite à repenser le phénomène de l’hybridation comme un processus dynamique et instable faisant écho à la notion de « merveilleux » qui recouvre au Moyen Age un large horizon culturel.

9 Dans la pensée médiévale, le domaine du « merveilleux » met en jeu les frontières entre la nature et la « surnature » dans la mesure où il remet en cause les rapports de l’homme avec Dieu, avec la nature et même avec le diable. Dès lors, le principe même de la transgression de la limite entre l’humanité et l’animalité, notamment à travers le phénomène de l’hybridation, s’inscrit dans cette perception. Son champ de déploiement est dès lors infini et il dépasse largement les seuls domaines littéraires ou iconographiques7.

10 Une meilleure compréhension du portail des Libraires passe donc par l’analyse des images qu’il met en scène en scène et qui sont autant de manifestations de la culture visuelle imprégnée de merveilleux et d’imaginaire mais aussi de réel et de codes sociaux ou iconographiques.

Fig. 2

Images du « devenir-animal » au portail des Libraires.

Frontières et classifications

11 Face à la diversité des créatures hybrides, monstrueuses ou fantastiques qu’offre l’iconographie médiévale, les taxinomies sont incomplètes et artificielles. Tandis que nos classifications actuelles sont fondées sur des critères scientifiques, issus de la zoologie notamment, celles du Moyen Age sont influencées par les croyances et les récits merveilleux, par les théologiens et les encyclopédistes. D’une part, l’animal n’est

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pas perçu, au Moyen Age, par ses caractéristiques scientifiques mais par ses « propriétés » et par sa dimension allégorique ou symbolique. D’autre part, un certain nombre de créatures que nous qualifions de « fantastiques »8 ou d’imaginaires sont perçues comme réelles par les populations médiévales (le dragon par exemple)9. De la même manière, la notion de « devenir-animal » implique une forme de réel qui est proche de celui de la vision au Moyen Age et qui, de fait, ne correspond pas à la perception actuelle de l’animalité telle que nous avons héritée du XIXe siècle.

12 Selon Michel Pastoureau, les animaux fantastiques qui possèdent un nom d’espèce (le dragon, le griffon, la licorne, etc.) sont considérés, au Moyen Age, comme des « animaux réels » tandis que ceux qui sont « totalement hybrides et difficiles à nommer » sont « pensés comme des créatures plus ou moins chimériques »10. Par exemple, ce type de distinction est explicite dans les libri monstruorum et il devrait nous inviter à ne pas opposer aussi nettement la réalité et l’imaginaire comme nous le faisons généralement dans les typologies et les thésaurus.

13 Pourtant, il est nécessaire de décrire et d’indexer les images à l’aide de critères et de descripteurs à la fois simples et efficaces. Fondamentalement, la question qui se pose est de savoir si les figures hybrides relèvent pleinement de l’animalité ou si elles peuvent malgré tout se rattacher à une forme d’humanité qui les distingue des animaux fantastiques, eux aussi composites. De la réponse peuvent dépendre les choix établis en termes d’indexation. Ainsi, les thésaurus actuels proposent généralement l’anthropomorphisme comme critère du champ Personnages en incluant ainsi les monstres en partie zoomorphes, et, d’autre part, ils réunissent les descripteurs en rapport avec le monde animal et avec ceux du corps humain11.

14 En élaborant son propre thésaurus à partir de celui du GAHOM – le « TIM »12 –, l’équipe internationale de PREALP a cherché à résoudre certains problèmes relatifs à l’indexation des monstres et des hybrides13. D’une part, les espèces monstrueuses retenues sont plus limitées (en excluant les panoties et les sciapodes par exemple) et elles apparaissent exclusivement dans le champ des Personnages. Surtout, les descripteurs de l’hybridation sont réunis dans les « caractères physiques » ; ce qui permet d’éviter le va-et-vient entre Personnages et Environnement.

Fig. 3

Variations sur le motif de la zoocéphalie (portail des Libraires). Gravures de Jules Adeline, 1879 (coll. de l’auteur).

15 L’une des principales difficultés est liée à la « limite » entre l’anthropomorphisme et le zoomorphisme dans le cas des hybrides. Une solution simple et efficace consisterait à réserver le champ Personnages aux seuls êtres de nature humaine ou divine (afin d’inclure les anges) et à réunir dans le champ Environnement l’ensemble des descripteurs relatifs aux monstres, aux animaux fantastiques et aux hybrides14. En somme, le « devenir-animal » ne correspond pas à une norme mais à un processus

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comparable à celui de l’hybridation ou encore à un état transitoire qui rappelle la métamorphose.

16 Le problème demeure dans le cas des êtres « composites » que les bestiaires médiévaux et les études actuelles ne distinguent pas véritablement. On trouve, d’une part, les hybrides composés à partir d’animaux différents (griffon, basilic, licorne) et, d’autre part, les hybrides « mi-hommes mi-animaux » (centaure, sirène, sagittaire). Comment concevoir le thésaurus et l’indexation de ces images « inclassables » ? L’exercice est périlleux et il risque de verser dans la classification anachronique et artificielle.

17 C’est tout le sens des mises en garde de Michel Pastoureau : « dans les images, les autres monstres et créatures chimériques sont plus instables. Beaucoup ne constituent pas des « espèces » à proprement parler mais des êtres hybrides sur lesquels il est impossible (et abusif) de mettre un nom »15. Selon l’auteur, à côté de quelques créatures individualisées et dotées d’une sorte de nom d’espèce (le griffon, la sirène, le centaure, le sagittaire, le basilic et la licorne), « d’autres, totalement hybrides, sont nés de l’imagination des enlumineurs et présentent une apparence tellement composite qu’elle ne peut ni être décrite ni être nommée »16.

18 Parmi les 200 « créatures composites » que comporte notre corpus de bas-reliefs, près de la moitié ne correspondent pas à des « espèces » identifiées dont une centaine de figures comportant un degré d’assemblage et d’hybridation qui dépasse toute classification traditionnelle. Dans ces cas, seuls les descripteurs des « caractères physiques » permettent une indexation précise portant sur l’anthropocéphalie, le phytomorphisme, les ailes, les griffes, la queue, etc.

Zoomorphisme et anthropomorphisme

19 En iconographie, l’hybridation consiste en l’assemblage visible d’éléments provenant d’espèces différentes : soit zoomorphes et disparates pour un « animal fantastique » ; soit zoomorphes et anthropomorphes pour un « hybride » au sens large. La forme d’hybridation la plus courante consiste en l’assemblage de deux moitiés de corps issues d’espèces différentes avec, le plus souvent, la moitié supérieure humaine et la moitié inférieure animale. C’est le principe des hybrides hérités de l’Antiquité – grecque mais aussi orientale – comme le centaure (mi-homme mi-cheval), le satyre (mi-homme mi- bouc) ou encore la sirène (mi-femme mi-poisson ; Fig. 7)17.

20 Toutefois, l’analyse est rendue difficile par la très grande diversité des figures hybrides. Dans notre corpus de bas-reliefs, plus des deux tiers des hybrides ne reprennent pas un type iconographique (une « espèce » ), mais ils manifestent une grande inventivité de la part des imagiers. Les variantes sont tellement nombreuses qu’il est impossible d’en rendre compte à l’aide de degrés ou de pourcentages d’hybridation. Toutefois, l’étude des procédés iconographiques laisse à penser que le phénomène de l’hybridation traduit une conception de l’animalité qui met en jeu les représentations du corporel, de la parodie ou encore du « haut » et du « bas » . En jouant à la fois sur les deux principes réciproques de l’anthropomorphisme des animaux et du zoomorphisme de l’homme, les imagiers du Moyen Age s’inscrivent dans une tradition littéraire et iconographique qui remonte aux fabulistes et aux artistes de l’Orient et de l’Antiquité grecque.

21 L’analyse des procédés visuels de ces assemblages d’éléments hétérogènes permet de distinguer deux grands types de caractères physiques : ceux qui sont spécifiquement

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zoomorphiques (ou monstrueux) et ceux qui sont relatifs au corps humain (donc anthropomorphiques). Le tableau suivant donne une synthèse des principaux procédés utilisés. Trois axes ressortent de cette synthèse.

Fig. 4

Cathédrale de Ensembles Cathédrale de Rouen : Palais des papes : portail monumentaux18 Lyon : portails Total portail des de la Grande chapelle Procédés mis en occidentaux corpus Libraires (1347-1351) œuvre (1308-1332) (1281-1300)

Caractères physiques zoomorphes

queue 46 77 % 26 62 % 5 71 % 77 65 %

pelage ou toison 32 53 % 19 45 % 6 86 % 57 48 %

griffes (type 23 38 % 23 38 % 4 57 % 33 28 % « léocentaure »)

sabots (type 17 28 % 17 28 % 0 – 30 25 % « centaure »)

serpentiforme (type 18 30 % 12 29 % 0 – 30 25 % « dragon »)

ailes 11 18 % 5 12 % 2 29 % 18 15 %

tête (zoocéphalie) 13 22 % 0 – 0 – 15 13 %

serres (type 6 10 % 6 10 % 0 – 9 8 % « harpie »)

plumes (hors ailes) 4 7 % 2 5 % 1 14 % 7 6 %

Caractères physiques anthropomorphes

tête 47 78 % 41 98 % 7 100 % 103 87 % (anthropocéphalie)

membres supérieurs 54 90 % 23 55 % 1 14 % 17 66 %

membres inférieurs 13 22 % 3 7 % 0 – 16 13 %

Autres caractères anthropomorphes

vêtement / couvre- 49 82 % 25 60 % 2 29 % 76 64 % chef

objet 28 47 % 13 31 % 1 14 % 42 35 %

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nudité (du corps 21 35 % 10 24 % 1 14 % 32 27 % humain)

activité 13 22 % 16 38 % 1 14 % 30 25 %

Total des figures 60 (sur 294) 42 (sur 713) 7 (sur 25) 119 (sur hybrides 2389)

(Tableau 1) – Les procédés de l’hybridation : zoomorphisme et anthropomorphisme.

22 Tout d’abord, il apparaît que l’hybridation consiste essentiellement en l’ajout ou en l’assemblage de caractères physiques zoomorphes, notamment la queue (65 % des figures hybrides du corpus) ou la pilosité (48 %). La nature des pattes représentées permet de déterminer quatre « types » iconographiques principaux et leurs variantes : les griffes (28 %) caractérisent les hybrides de type « léocentaure » ; les sabots (25 %) ceux de type « centaure » (25 %) ; le corps serpentiforme (25 %) évoque la queue des serpents et des dragons ; enfin, les serres (8 %) s’apparentent au type « harpie » . Ce dernier est le moins utilisé mais la présence de plumes sur le corps (6 %) voire d’ailes (15 %) peut le renforcer visuellement.

23 Le portail des Libraires offre à chaque fois les plus fortes proportions. Ceci s’explique par le nombre plus élevé d’hybrides composites ne correspondant pas à des espèces types mais à des assemblages associant les pattes avant d’une espèce et les pattes arrière d’une autre par exemple. On obtient ainsi des variantes qui se situent entre deux types. Il existe, par exemple, un hybride évoquant à la fois le centaure et le léocentaure avec des sabots à l’avant et des griffes à l’arrière (Lib C06 ; Fig. 4). Ou encore, un hybride doté de griffes et d’une queue serpentiforme apparaissant comme une variante anthropocéphale du « dragon » (Lib E11).

Fig. 5

Un hybride composite, entre centaure et léocentaure (Lib C06).

24 Ensuite, la grande majorité des hybrides sont anthropocéphales (87 % au total) et même anthropomorphes en ce qui concerne la moitié supérieure de leur corps (66 %). Par conséquent, l’hybridation suit une logique de répartition de type « haut/bas » en réservant le « haut » à l’anthropomorphisme19.

25 Enfin, les procédés figuratifs de l’hybridation ne se limitent pas à l’assemblage de caractéristiques physiques, ils peuvent se traduire par l’ajout de tout autre élément

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anthropomorphique ou zoomorphique : vêtements (dans 64 % des cas d’hybridation), objets (35 %), activité imitée de l’homme (25 %)20. Au contraire, la nudité du corps humain (27 %) est ici le signe de l’animalité comme il peut être celui de la démence dans d’autres types de représentation (comme dans celle du fou tenant sa marotte par exemple). Dans certaines images, les seins (Lib D16) ou les testicules (Lib F16 ; Fig. 5) sont parfaitement visibles : le corps humain ainsi montré dans sa nudité la plus triviale est abaissé à celui de l’animal.

26 Concernant l’indexation des créatures « monstrueuses » qui ne correspondent pas à des hybrides, on peut reprendre la définition d’« êtres entièrement anthropomorphes mais difformes » que donne le TIM21 tout en utilisant les descripteurs des « caractères physiques ». Les définitions actuelles de la monstruosité mettent en avant l’idée d’une différence par rapport à la norme ou à l’espèce et elles font apparaître deux types de « monstruosité » : celle des êtres fantastiques de la mythologie ou des légendes ; celle des créatures « contre nature » . Au Moyen Age, le monstrueux est proche du difforme en tant qu’écart par rapport à la norme (divine) de l’homme créé à l’image de Dieu, mais aussi, par voie de conséquence, en tant qu’écart par rapport à la norme sociale. En outre, le monstre est le signe du laid et du mal.

27 En définitive ces « images limites » concourent-elles à la remise en cause de la taxinomie ? Ou, au contraire, offrent-elles une sorte d’exutoire à l’imaginaire à l’instar des figures carnavalesques dans le domaine social ? En fait, ces représentations de créatures monstrueuses ou hybrides ne remettent guère en cause les classifications médiévales, elles-mêmes plus subtiles qu’une simple opposition humain/animal. Au contraire, elles sont directement constitutives de cette classification pour une partie d’entre elles. Pour les autres, les figures les plus hétéroclites, c'est-à-dire celles qui ne correspondent pas à une « espèce » hybride, leur existence est certes le fruit de l’extrême inventivité des imagiers du Moyen Age, mais elle démontre surtout que l’hybridation est un processus dynamique et non pas un concept statique. C’est bien en cela que la mise en scène de la métamorphose au portail des Libraires constitue une manifestation visuelle du « devenir-animal » tel qu’il apparaît dans la culture et dans l’imaginaire du Moyen Age.

Fig. 6

Un « devenir » zoomorphe et monstrueux : bas-reliefs du portail des Libraires. Gravures de Jules Adeline, 1879 (coll. de l’auteur).

La culture des métamorphoses au Moyen Age

28 L’un des enjeux de la métamorphose est lié à la transgression qu’elle implique de la limite entre l’homme et l’animal. Deux conceptions apparemment contradictoires

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apparaissent au Moyen Age. D’une part, la littérature apologétique nie la réalité de la métamorphose de l’homme en bête que la doctrine de l’Eglise considère comme une illusion diabolique22. D’autre part, la littérature narrative profane ne met pas en doute la réalité de la métamorphose et elle puise ses exemples dans les légendes populaires peuplées de loups-garous, de fées et autres « changelins »23. A partir du XIIe siècle, cette frontière commence à se brouiller dans la culture dite « savante » à mesure que les clercs ne considèrent plus que les démons soient seulement des êtres immatériels24. Ils puisent dans les textes antiques comme les Métamorphoses d’Ovide ou l’ Ane d’or d’Apulée, mais aussi dans les légendes grecques comme la lycanthropie des Arcadiens ou les enchantements de Circé.

29 La diffusion de cette nouvelle conception des métamorphoses se mesure à travers le succès du livre d’Ovide et sa réutilisation sous des formes multiples, notamment allégoriques, depuis sa lecture chrétienne dans l’Ovide moralisé jusqu’à la transmission de certains de ses thèmes dans la littérature scientifique25. On peut ainsi s’interroger sur l’influence possible de certaines métamorphoses ovidiennes dans la conception des créatures hybrides figurant dans l’iconographie médiévale.

30 Toutefois, les seules mentions, dans la liste des manuscrits de la bibliothèque du chapitre rouennais, d’un « Ovidius metarmorfoseon » (sic) au début du XIIe siècle, ou encore de « tres Ovidii » à la fin du même siècle26, ne sont pas suffisantes pour prouver un lien entre ces sources écrites et les bas-reliefs du portail des Libraires sculptés un siècle plus tard. Même si la présence à Rouen au XIIe siècle d’au moins trois manuscrits atteste de la large diffusion de l’œuvre d’Ovide. Reste à déterminer la nature de ces exemplaires. De plus, rien n’empêche de penser que les figures principales des Métamorphoses d’Ovide sont connues par les sculpteurs du portail des Libraires, notamment parce que ses fables ont inspiré les auteurs du XIIe siècle27. D’ailleurs, comme le remarquait déjà Louise Pillion au début du XXe siècle, les parallélismes typologiques qu’établit l’Ovide moralisé entre les fables ovidiennes et l’histoire chrétienne ne se retrouvent pas dans le programme du portail des Libraires28.

31 A titre de contrepoint – et non pour induire des comparaisons stylistiques entre deux sources chronologiquement distinctes – on peut observer les miniatures du manuscrit rouennais de l’Ovide moralisé29. En effet, elles mettent en scène des centaures, des sirènes, des harpies et autres sagittaires. Dans la miniature préliminaire, on voit huit figures hybrides mi-homme mi-animal qui semblent illustrer des moments précis de la métamorphose où, à l’instar de nombreux quadrilobes rouennais, le bas du corps est déjà animal, mais le buste est encore humain30. Mis à part le centaure,les gestes de ces créatures évoquent la désolation31 ou la douleur intense (paumes retournées, main sous la joue, sirène se tenant la queue). C’est d’ailleurs le « spectacle » de la métamorphose, ainsi que la perception qu’en a la victime elle-même, qui intéresse généralement Ovide et son translateur médiéval32.

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Fig. 7

Les métamorphoses dans l’Ovide moralisé (BMR, ms. O 4, fol. 16). Coll. Bibliothèque municipale de Rouen. Photographie : Thierry Ascencio-Parvy.

32 On retrouve des procédés identiques au portail des Libraires, même si le phénomène d’hybridation y apparaît plus varié et plus complexe. Dans la miniature, le peintre semble suggérer, en plaçant la ligne de séparation entre la partie humaine et la partie animale, un degré de métamorphose plus ou moins avancée. En tout cas, l’hybridation revêt ici une connotation négative. C. Mühlethaler remarque que les miniatures représentent rarement le résultat du processus, c'est-à-dire un corps complètement animal, et que la zoocéphalie est exceptionnelle. Autant de remarques que nous avons pu faire à l’égard des bas-reliefs rouennais. Ceci s’explique par la forte valeur symbolique de la tête : « la tête dirige pour le Moyen Age les autres parties du corps. S’en prendre à la tête, c’est renverser la hiérarchie habituelle où le buste et la tête restent humains »33.

33 Ainsi, les Métamorphoses d’Ovide – et leurs versions moralisées – participent à l’imaginaire et à la culture visuelle du Moyen Age, au même titre que les bestiaires ou que les récits merveilleux, mais aussi que les fêtes ou encore le théâtre. Ces images de la métamorphose manifestent la richesse de l’imago qui se trouve au centre de la conception médiévale du monde et de l’homme. A travers leurs représentations sculptées, elles reflètent des interactions avec d’autres objets figurés (les enluminures par exemple), avec les « images mentales » (celles de la mémoire, des rêves ou des visions) ou encore avec les « images » du langage et de la littérature34.

34 Evoquons un cas particulier de métamorphose qui est très présent dans l’imaginaire médiéval : celle du diable qui se transforme pour mieux tromper les hommes. Quelle expression du « devenir » la figure diabolique manifeste-t-elle ? Et, plus concrètement, comment la représenter ou, plutôt, comment l’identifier derrière son masque ? Comme le souligne Sophie Cassagnes-Brouquet, « très peu décrit par les Ecritures, l’ange déchu est rapidement perçu comme un être hybride, à la limite de l’animalité »35. C’est pourquoi les premiers imagiers du Moyen Age ont puisé dans le bestiaire fabuleux de l’Orient et de l’Antiquité gréco-romaine pour le figurer : on retrouve dans certaines

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représentations démoniaques des traits empruntés aux satyres, aux centaures, aux harpies ou encore aux sirènes. Et c’est justement cette capacité à se métamorphoser au gré de ses besoins qui rend le diable insaisissable et dangereux36.

La mise en scène de la métamorphose

35 Le thème de la métamorphose est particulièrement intéressant au portail des Libraires car la variété des figures donne à voir de véritables degrés d’hybridation qui font penser aux différentes étapes de la métamorphose de l’homme en animal. D’ailleurs, la littérature narrative du Moyen Age offre bien des récits de ces « transformations » par lesquelles le héros revêt tour à tour une forme humaine ou une forme animale monstrueuse comme le loup-garou qui conserve sa raison sous une apparence bestiale37. Ce type de créature est différent des hybrides mi-hommes mi-animaux décrits dans les bestiaires dont la nature est immuable : les centaures ou les sirènes sont des espèces à part entière et non le résultat d’une métamorphose passagère ou définitive. Mais la littérature didactique reflète largement la pensée chrétienne malgré ses origines antiques : elle vise à l’édification morale des clercs et des fidèles. En outre, les monstres humains et les créatures résultant d’une métamorphose appartiennent à deux types de merveilleux. La monstruosité des premiers est voulue par Dieu et ces « espèces » ont leur place dans la Création. Par contre, les secondes manifestent le passage d’un homme dans le règne animal. Ce merveilleux est placé sous le signe du mystère, de l’inquiétude, voire de la suspicion.

36 Les créatures composites, qui ne correspondent pas aux types iconographiques des « espèces » hybrides, ne trouvent pas leur origine dans les bestiaires et les encyclopédies du Moyen Age. Mais les récits merveilleux n’apportent pas davantage de « modèles » qui auraient pu inspirer la création de la majorité de ces créatures rouennaises38. Les imagiers du portail des Libraires ne sont pas de simples imitateurs de « modèles » hérités de l’Antiquité, de l’Orient ou même de l’art roman. Ils font preuve d’une remarquable capacité à inventer et à varier les images à partir de types iconographiques existants. Non seulement ces images illustrent le processus des métamorphoses, mais elles participent aussi au processus de création iconographique. Elles sont doublement l’expression du « devenir-animal » dont les représentations hybrides donnent véritablement « corps » à tout un pan de l’imaginaire médiéval. On pourrait dégager cinq grandes phases visuelles de ce « devenir » tel qu’il apparaît dans les bas-reliefs rouennais.

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Fig. 8

La sirène et le motif de la Luxure (Lib E27).

37 1) On voit souvent apparaître les premiers signes de l’hybridation en relation directe avec les vices ou la folie. Au portail des Libraires, un homme barbu semble tellement absorbé par la contemplation de lui-même dans le miroir tandis qu’il se coiffe, qu’il ne voit pas que des sabots lui poussent (Lib D20) ! Cette figure constitue par ailleurs une variante masculine du motif de la Luxure qu’on retrouve sous la forme traditionnelle d’une sirène au peigne et au miroir (Lib E27 ; Fig. 7). Une autre scène peut apparaître comme une variante parodique de ce motif de la Vanité au miroir : un vieillard – identifié par sa barbe et sa calvitie – est assis, largement dénudé ; il tient un objet rond dans la main droite, qui ressemble à un petit bouclier mais qui n’est pas sans faire penser à un miroir, une sorte de marteau dans l’autre main (Lib E21). On remarque aussi qu’une queue commence à lui pousser : voici une figure combinant la folie et la vanité masculine...

38 2) L’hybridation se propage généralement au bas du corps qui perd ses jambes au profit d’une paire de pattes ou d’une queue voire des deux à la fois. L’ajout de ces attributs zoomorphes permet de rapprocher les créatures ainsi obtenues de l’un des principaux types iconographiques de l’hybridation ou de l’une de leurs variantes. Les pattes prennent la forme de griffes, de sabots, de serres ou, dans un cas unique, celle de palmes (dragon palmipède, Lib C03). La queue ressemble à celle du serpent ou plutôt du dragon (« serpentiforme » ), du poisson (dans le cas des « sirènes » ) ou encore de l’oiseau (dans le cas des « harpies » ).

39 Cependant, on remarque quelques exceptions à ce déroulement de la métamorphose. Par exemple, un hybride composite mêle les caractères physiques de l’homme et du cheval sans correspondre encore pleinement au type du centaure mi-homme mi-cheval (Lib F16 ; Fig. 5) : animal par ses pattes avant, par une queue et par sa position de ruade,

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il conserve une tête barbue ainsi que des jambes humaines et chaussées (à l’arrière). Ailleurs, un homme armé d’une fronde et d’un bouclier – et souvent qualifié de « sarrasin » – voit lui pousser deux pattes griffues au niveau de l’abdomen qui se couvre d’une toison (Lib E20). Quant au léocentaure musicien (Lib E18 ; Fig. 8), ses pattes ne sont pas encore des griffes mais elles ne sont plus vraiment des pieds. S’agit-il ici d’une approximation du sculpteur qui laisse libre cours à son imaginaire créatif ou bien le détail illustre-t-il un moment particulier de l’hybridation, comme pour montrer que la métamorphose animale est en cours ?

40 Quel est le statut de ces êtres dont le corps et surtout la tête sont encore majoritairement anthropomorphes ? Plusieurs réponses sont possibles. Soit, on considère qu’ils peuvent entrer dans la catégorie des quasi hominum que saint Augustin reconnaît comme des descendants d’Adam et Eve car la partie humaine l’emporte nettement sur la partie animale39. Soit, au contraire, on prend en compte leur caractère composite et leur non-conformité avec une espèce monstrueuse qui les écarte de la création. En fait, ils reflètent une étape du « devenir-animal » qui prend corps sous nos yeux.

Fig. 9

Le centaure musicien (Lib E18).

41 3) Un corps animal s’est formé. Les cas d’hybridation plus avancés montrent un être dont la moitié inférieure correspond au corps entier d’un animal – le plus souvent tête exceptée – avec deux ou quatre pattes : par exemple, un corps du lion et un buste humain forment un léocentaure (par exemple Ly E12) ou une léocentauresse (Lib E19) ; un corps de cheval transforme l’homme en centaure (Ly F34) ou en sagittaire s’il est archer (Lib C23 ; Ly G15). Le corps d’un hybride mi-homme mi-oiseau n’a que deux

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pattes, mais il est complété par une queue, des plumes et des ailes : c’est la harpie (Lib C22 ; Fig. 9).

42 Ainsi, les figures les plus fréquentes dans le corpus résultent de l’assemblage composite de caractères empruntés à plusieurs animaux : griffes et queue de serpent donnent un « léocentaure serpentiforme » ; sabots et queue de serpent forment un « centaure serpentiforme » ; serres et queue de serpent donnent une « harpie serpentiforme » .

43 Dans certains cas, l’assemblage est tel qu’il donne l’impression d’une simple superposition évoquant un mannequin de procession ou un déguisement carnavalesque : c’est le cas d’une créature bicéphale qui superpose en fait un joueur de flûte à un monstre griffu et ailé (Lib F24)40. L’utilisation de déguisements et notamment de masques dans certaines fêtes médiévales est peut-être à l’origine de certaines des créatures composites de notre corpus41. Ou bien ce sont les êtres hybrides, peuplant l’imaginaire collectif des hommes depuis l’Antiquité, qui sont à l’origine des costumes revêtus à l’occasion de certains rituels comme celui du carnaval ou encore du charivari souvent cités en exemple42.

44 4) Le dernier stade de la métamorphose ne laisse qu’une tête humaine à l’hybride. On le trouve dans une quinzaine de bas-reliefs qui mettent en scène, dans la moitié des cas, une tête d’homme ou de femme sur un corps de dragon, ailé ou non (par exemple Lib F18 ; Fig. 9)43. Il faut noter l’importance symbolique de la tête, en tant que siège de l’esprit voire de l’âme. Mais l’anthropocéphalie n’est pas suffisante pour distinguer les « animaux fantastiques » et les « hybrides » car un certain nombre de ces derniers sont zoocéphales.

45 5) Suite à ces métamorphoses successives, l’homme s’efface complètement face à l’animal et les figures perdent tout caractère anthropomorphique. Les hybrides font dès lors place aux animaux du bestiaire et notamment aux animaux fantastiques.

46 Un dernier cas de figure existe, à l’inverse du précédent : c’est la zoocéphalie (Fig. 3). On voit alors des hybrides anthropomorphes à tête animale. Dans leur cas, seule la tête animale les distingue des « animaux fantastiques ». Mais l’élément est notable du point de vue symbolique car la tête est le siège de l’esprit, de la raison ou encore de l’âme. Il serait sans doute abusif d’y voir le signe d’une métamorphose à l’envers, c'est-à-dire le stade ultime de la transformation de l’animal en homme ou encore la manifestation d’un « devenir-humain »44 .

Fig. 10

Variations sur le motif de l’anthropocéphalie (portail des Libraires). Gravures de Jules Adeline, 1879 (coll. de l’auteur).

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En quête de sens

47 On peut penser, comme Michael Camille, que le portail des Libraires illustre plutôt un « anti-bestiaire, car le mélange de différentes parties animales et humaines défie toute classification »45 . En outre, la présence de figures animales ou hybrides dans les bas- reliefs des portails, c'est-à-dire au seuil des cathédrales, peut en effet étonner tant ces dernières contrastent avec la sacralité du lieu et avec les grands cycles iconographiques consacrés à la Bible et aux saints46. Quelle(s) signification(s) peut-on donner à ces images ? Plusieurs pistes sont possibles et elles nécessitent de prendre en compte l’espace du portail et le contexte iconographique de chaque représentation. En outre, au-delà des types iconographiques les plus fréquents (le centaure, la sirène, le satyre, etc.), transmis et complétés au fil des siècles, c’est bien l’inventivité des imagiers du Moyen Age qui engendrent le foisonnement de ce bestiaire fantastique.

48 Au-delà de leur importance numérique – car les hybrides sont présents dans plus d’un bas-relief sur dix – dans notre corpus, c’est surtout leur répartition qui traduit un choix de nature thématique : ils sont omniprésents dans certains portails (Libraires, portails latéraux de la cathédrale de Lyon, Avignon) ou, au contraire, quasiment absents des autres (Calende, Saint-Ouen)47. De plus, les portails rouennais et lyonnais offrent une gamme de variations sur ce thème de l’hybridation autour d’une centaine de figures dont les deux tiers sont relativement éloignées des types iconographiques des « espèces » identifiées.

49 Au portail des Libraires, cette profusion donne l’impression d’un certain « désordre » voire d’une « confusion » des genres et des thèmes. Or, la mise en scène d’un assemblage composite est le principe même de l’hybridation. Il n’en reste pas moins que ces nombreuses créatures évoquent, par la complexité de leurs degrés d’hybridation, un procédé de métamorphose avec ses étapes successives de passage d’un « état » vers un autre.

50 Quel que soit le procédé utilisé pour figurer la « métamorphose » , la créature hybride renvoie l’image de la déchéance de l’humain vers l’animalité. Cette conception est proche d’un certain nombre d’œuvres littéraires ou encore de pratiques rituelles et festives dans lesquelles l’animal et l’humain se mêlent et se confondent en partie. C’est la conception d’un monde bestorné (ou bestourné) dans lequel les hommes sont devenus des bestes.

51 La représentation du corps et notamment de ses mouvements est un moyen visuel pour traduire la qualité morale d’un individu ou encore ses intentions dans la mesure où les mouvements corporels sont censés refléter les états de l’âme. Ainsi, pour les auteurs chrétiens, une animation corporelle désordonnée, lascive ou fortement sexuée est le signe que le corps échappe au contrôle de l’âme et qu’il suit ses propres pulsions48. Dans ces conditions, le corps hybride traduit la chute de l’être humain vers une condition d’animal où le mal est à l’œuvre.

52 Si la correspondance entre hybridation, animalité et vice est pertinente, les scènes représentant des hybrides se flagellant (par exemple Lib E16 ; Fig. 5) ou se frappant (par exemple Lib D05) eux-mêmes pourraient s’interpréter comme des tentatives de chasser le vice qui est en eux en frappant leur part animale... C’est à la fois une mise en garde et un conseil : mieux vaut combattre le vice qui est en soi avant de basculer irrémédiablement dans l’animalité49.

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53 Ces images procèdent de la mise en scène du combat intérieur que doit mener l’homme pour triompher des vices et de ses ... animaux ! Elles traduisent une crainte diffuse, qui se précise à la fin du Moyen Age, de la « bête intérieure » (the beast within selon Joyce E. Salisbury) qui sommeille en chaque homme et qui menace d’annihiler ses capacités rationnelles et spirituelles pour le livrer tout entier aux instincts bestiaux, à la concupiscence et à la chair50. Or, le chrétien ordinaire n’a pas la force d’âme du saint. Les images et les récits exemplaires lui rappellent donc la nécessité de maîtriser sa part d’animalité. Avec l’effacement de la frontière entre l’homme et l’animal, à partir du XIIIe siècle, l’imaginaire collectif s’est emparé du bestiaire réel et monstrueux pour lui associer un certain nombre de peurs et de fantasmes. Le « devenir-animal » est dès lors l’objet et l’expression de fantasmes et de peurs51.

54 La représentation de la confusion des espèces est d’ailleurs révélatrice de l’ambivalence qui caractérise fondamentalement l’iconographie médiévale, entre le figuratif et l’ornemental, entre les codes et le caprice, entre l’ordre et le désordre, ou encore entre l’humain et le monstrueux. A travers les créatures hybrides sculptées sur les portails de l’époque gothique, on retrouve ainsi ces tensions qui caractérisent particulièrement le décor roman souvent conçu comme « un enchaînement de métamorphoses où règnent la confusion et la diversité »52 .

55 Avec le portail des Libraires, nous sommes confrontés à un ensemble particulièrement complexe, dont le désordre visible s’accorde mal avec l’usage courant de la notion de « programme » iconographique qui implique généralement une certaine cohérence d’ensemble, comme au portail méridional, dit de « la Calende »53 .

56 En fait, tout porte à penser que la cohérence recherchée par les concepteurs des bas- reliefs tient davantage à la mise en scène de la tension entre l’ordre (divin) et le désordre (hybride). Cette hiérarchisation des degrés de cohérence s’inscrit dans une double opposition spatiale : entre le haut (le cycle de la Genèse) et le bas (l’animalité) ; entre le centre (le Jugement) et la périphérie du portail (le péché originel, le châtiment d’Adam et Eve).

57 De la Genèse aux métamorphoses, le thème demeure celui de la création surnaturelle – divine ou fantastique – de l’homme et de l’animal. A la Chute d’Adam et Eve semble répondre celle des hommes dont la métamorphose a commencé : la tentation qui menace l’homme, c’est celle du vice ; la chute qui l’attend c’est celle de l’animalité. On peut ainsi constater, avec Michael Camille, que « le thème central est en fait celui de la génération – celle des animaux, des monstres ou des pensées dans la puissante imagination médiévale »54 . Certes, cette phantasia est féconde et puissante ; elle s’exprime à travers les images comme un avertissement adressé aux fidèles, mais peut- être aussi aux clercs qui s’accommodent du caractère mondain de cette avant-cour « des Boursiers » ...

58 Au-delà de la diffusion d’une culture visuelle nourrie de références antiques et orientales, de tradition chrétienne et de légendes populaires, c’est l’imaginaire médiéval qui se manifeste à travers l’inventivité des imagiers et la profusion des créatures sculptées. La phantasia est au cœur de la création iconographique. Cette faculté de l’esprit humain, qu’Albert le Grand situe entre l’imagination et la mémoire, permet aux imagiers de représenter le « devenir-animal » en composant avec les formes humaines et animales pour créer des êtres fantastiques qui offrent une gamme presque infinie de variations à partir des espèces monstrueuses répertoriées55. Aussi les

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quadrilobes rouennais manifestent-ils la puissance de l’imago médiévale qui mêle inspirations mythologiques et fabuleuses, mais aussi chrétiennes et encyclopédiques56.

59 Considérant que les procédés de l’hybridation participent à la mise en scène de la métamorphose de l’homme en animal, peut-on voir à travers ces hybrides – qui côtoient des personnages de la Bible, de l’hagiographie ou encore de la société médiévale – les manifestations de la déchéance de l’humanité, de son glissement vers l’animalité ? Une telle hypothèse appliquée comme clé d’interprétation programmatique serait évidemment réductrice, mais elle représente sans doute une piste pour mieux comprendre, d’une part, la complexité de l’imaginaire médiéval et, d’autre part, l’incroyable inventivité des imagiers du Moyen Age.

60 Il est vrai que la question de l’engendrement monstrueux est l’un des enjeux posés par l’hybridation « débridée », c'est-à-dire celle des créatures ne figurant pas parmi les « espèces » monstrueuses acceptées par Dieu et intégrée dans sa Création. En outre, l’Eglise n’accepte pas la possibilité de la métamorphose réelle de l’homme en animal57. Pourtant, tout laisse à penser qu’au portail des Libraires, c'est-à-dire au seuil du sanctuaire, les hybrides sont bien des hommes devenus bestes et écartés du salut éternel58. Le lien avec le cycle de la Genèse s’impose visuellement et ne peut être purement fortuit. Il convient de prendre en compte la mise en scène de la Création suivie de la Chute avec celle de la corruption des espèces à travers l’hybridation.

61 Ainsi, la métamorphose semble se propager sur les bas-reliefs du portail sous l’effet de la Chute de l’humanité et de la déchéance du « devenir-humain » de créatures originellement conçues à l’image de Dieu… La variété des créatures hybrides montrées en cours de transformation traduit la multiplicité des formes de la déchéance d’une humanité qui succombe au péché.

62 En définitive, au-delà son désordre apparent, l’ensemble de bas-reliefs du portail des Libraires offre un véritable « modèle » iconographique et ornemental qu’on retrouve en partie à la cathédrale de Lyon (portails occidentaux) et au palais des papes d’Avignon (portail de la Grande chapelle).

NOTES

1. Réalisé suite à l’échange de terrains entre l’archevêque et le chapitre connu par deux chartes de 1281, il est qualifié de « portail de la Vierge » ou « nouveau portail de la Bienheureuse Marie » dans un document de 1300. Son nom usuel de « portail des Libraires » vient des « libratier » que son avant-cour accueille au XVe siècle après avoir abrité des changeurs et « boursiers » au siècle précédent. Voir A. TOUGARD, « Les boutiques du portail des Libraires », Bulletin de la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, 13, 1906, p. 393-394. 2. Les travaux de restauration, entre novembre 2004 et mars 2008, ont consisté à prémunir les soubassements des infiltrations (partiellement causées par le lavage des parties hautes en 1993) et à nettoyer les bas-reliefs au laser afin de supprimer la « croûte noire » qui les recouvrait et empêchait l’évaporation de l’eau infiltrée dans la pierre.

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3. Ce sont des piliers carrés formant ressaut, dont les deux faces visibles sont sculptées. Voir M. SCHLICHT, Un chantier majeur de la fin du Moyen Age…, Rouen, 2005, p. 95 (fig. 71). Dans notre base de données, chaque image est dotée d’une cote abrégée qui comporte une lettre pour la rangée et un chiffre pour le pilier : Lib A11 par exemple. 4. Au total, on peut rassembler un corpus de 861 images de ce type. Elles proviennent des deux portails latéraux de la cathédrale de Rouen (189 et 272 bas-reliefs), des trois portails occidentaux de la primatiale Saint-Jean (328 bas-reliefs), du portail des Marmousets à l’abbaye Saint-Ouen (48 bas-reliefs) et du portail de la Grande chapelle à Avignon (24 bas-reliefs). Ce corpus iconographique est l’objet de ma thèse de doctorat d’histoire : Au seuil des cathédrales. Culture visuelle et enjeux de pouvoir de Rouen à Avignon (XIIIe-XIVe siècles), UPMF-Grenoble 2, 2007 (sous la direction de Dominique Rigaux), à paraître aux Presses universitaires de Rouen-Le Havre. 5. Ces images sont généralement qualifiées de « fantaisies » (L. PILLION, Les portails latéraux de la cathédrale de Rouen, Paris, 1907, p. 148 ; A.-M. CARMENT-LANFRY, La cathédrale Notre-Dame de Rouen, Rouen, 1977, p. 213) ou de « grotesques » (J. ADELINE, Les sculptures grotesques et symboliques, Rouen, 1879 ; R. FLAVIGNY, « A propos du portail des Libraires… », Bulletin des Amis des Monuments rouennais, 1935-1938, p. 90 ; J. BALTRUSAITIS, Le Moyen Age fantastique, Paris, 1981, p. 99 ; M. CAMILLE, Images dans les marges, Paris, 1997, p. 120). 6. Voir, ci-dessous, la partie consacrée à « la mise en scène de la métamorphose ». 7. Le « merveilleux » concerne tout ce qui est « étonnant » (mirus, de miror, mirari, « s’étonner »), ce qui suscite l’« admiration » (admirabilis) et qui implique la perception visuelle (comme l’indique la racine latine mir). 8. Le terme « animal fantastique » est utilisé par dans les thésaurus du GAHOM et de PREALP. L’expression « animaux fabuleux » correspond davantage, selon nous, à la culture littéraire. Voir par exemple l’article « Fabelwesen » [Animaux fabuleux] dans le Lexikon der christlichen Ikonographie, Freiburg, t. 2, col. 1-4. 9. Voir G. DUCHET-SUCHAUX et M. PASTOUREAU, Le Bestiaire médiéval. Dictionnaire historique et bibliographique, Paris, 2002, p. 62 : « Pour la culture médiévale, la frontière est floue qui sépare les animaux véritables et les animaux imaginaires. Loin d’être purement chimériques, ces derniers font partie des modes de pensée et de sensibilité ordinaires, voire de la vie de tous les jours ». 10. M. PASTOUREAU , « L’animal », dans J. DALARUN (dir.), Le Moyen Age en lumière. Manuscrits enluminés des bibliothèques de France, Paris, 2002, p. 81. 11. Les thésaurus sont généralement organisés autour de grandes catégories descriptives (parfois appelées « champs »), notamment Personnages, Environnement (comprenant les descripteurs du monde animal ou du corps humain), Objets ou encore Thèmes. Les différents groupes de recherche – créateurs et utilisateurs des bases de données – tendent à s’accorder sur des références communes lors des « tables rondes sur l’indexation des images médiévales » organisées à Poitiers (mars 2005), Paris (mai 2006), Barcelone (2007) et Grenoble (juin 2008). 12. GAHOM (éd.), Thésaurus des images médiévales pour la constitution de bases de données iconographiques, Paris, 1993. Les questions posées par l’indexation des hybrides n’y sont pas vraiment tranchées puisque les descripteurs sont dispersés entre les champs Personnages et Eléments naturels. Une nouvelle version, très remaniée à cet égard, est annoncée sur http:// gahom.ehess.fr/document.php ?id =340. 13. Une partie de la base de données du programme « Peintures des régions alpines » (PREALP) est accessible sur www.msh-alpes.prd.fr/prealp ; on y trouve aussi le thésaurus complet. 14. La catégorie « monde animal » regrouperait tous les descripteurs des figures animales, monstrueuses ou hybrides ; les « caractères physiques » rassemblent tous les descripteurs du corps humain (anthropomorphe), de la difformité (monstrueuse) et de l’animalité (zoomorphe). C’est justement la part de ces caractères qui détermine la nature de l’être représenté : un « personnage » humain ; un « animal » réel ou composite ; une créature monstrueuse pleinement

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anthropomorphe (qualifiée de « monstre ») ; un être mi-humain mi-animal (appelé « hybride). D’où la proposition de réunir toutes les créatures monstrueuses, animales et hybrides dans la catégorie « monde animal » qui s’oppose ainsi plus explicitement au champ des Personnages. 15. M. PASTOUREAU, « L’animal », op. cit., p. 86. 16. Ibid., p. 87. 17. Dans la mesure du possible il convient d’utiliser le nom des « espèces » pour qualifier les figures hybrides qui reprennent les « types » issus des légendes, des mythes et des bestiaires : la « sirène » (femme-poisson) ; le « centaure » (homme-cheval) ; le « sagittaire » (centaure archer) ; la « harpie » (femme-rapace). Par contre, le terme « léocentaure » (homme-lion) est préférable à celui de « sphinx » (lion anthropocéphale parfois ailé) plus spécifique et plus ancré dans l’Antiquité. Dans les cas les plus composites, il faut recourir au descripteur générique « hybride ». 18. N’apparaissent ni le portail de la Calende avec dix figures hybrides dans les arcs tréflés (moins de 1 % des figures) ni le portail des Marmousets (aucun hybride). Le portail de la Grande Chapelle d’Avignon est surtout mentionné à titre de contrepoint, même si les sept hybrides représentent quand même 28 % du total des figures. 19. Dans notre corpus de bas-reliefs, la zoocéphalie des hybrides mi-hommes mi-animaux est un phénomène qui concerne exclusivement les portails de la cathédrale de Rouen, et particulièrement celui des Libraires (treize des quinze cas). Parmi ces têtes zoomorphes, on retrouve les animaux les plus fréquents du bestiaire « réel ». Certains sont aisément identifiables. Par exemple, le cochon appelé pour la circonstance « truie philosophe » (Lib D01) ou encore « truie qui vielle » (Lib F25). 20. Par exemple, la parole (par un geste de l’index) ou la lecture, la musique (souffler dans une flûte, jouer de la vièle), la guerre ou la chasse (la sagittation par exemple). 21. Le TIM distingue trois grandes catégories d’êtres monstrueux : les « êtres entièrement anthropomorphes mais difformes » dans le champ « Personnages » ; les hybrides animaux et les hybrides humain/animal sont répartis entre les « Personnages » et les « Eléments naturels » (Thésaurus des images médiévales, op. cit., p. 147). 22. Concernant les conceptions médiévales de la métamorphose, voir L. HARF-LANCNER, « La métamorphose illusoire : des théories chrétiennes de la métamorphose aux images médiévales du loup-garou », Annales ESC, janv.-fév. 1985, 1, p. 208 et suiv. 23. Concernant les figures animales de la métamorphose et notamment les loups-garous, voir L. HARF-LANCNER (éd.), Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Age, Paris, 1985, p. 29-135. Au sujet des fées, voir L. HARF-LANCNER, Les fées au Moyen Age, Paris, 1984. Concernant les changelins, voir par exemple l’étude de J.-Cl. SCHMITT, Le Saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le XIIIe siècle, Paris, 1979. 24. Voir R. MUCHEMBLED, Une histoire du diable, XIIe-XXe siècle, Paris, 2000, p. 44-45 ; ou encore J.-Cl. SCHMITT, « Les traditions folkloriques dans la culture médiévale. Quelques réflexions de méthode », dans Le corps, les rites, les rêves, le temps, Paris, 2001, p. 148. 25. L’Ovide moralisé est un vaste poème de 72000 vers compilé à partir de la traduction de textes ovidiens latins (surtout des Métamorphoses ou encore des Héroïdes) mais aussi de textes médiévaux en langue vernaculaire comme le Roman de Troie écrit vers 1165 par Benoît de Sainte-Maure. Voir P. DEMATS, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, 1973 ; S. VIARRE, La survie d’Ovide dans la littérature scientifique des XIIe et XIII e siècles, Poitiers, 1966, p. 6 ; C. LORD, « The manuscripts of the Ovide moralisé », Art Bulletin, LVI, 1975, p. 161-175 ; ou plus récemment, A. PAIRET, Les mutacions des fables. Figures de la métamorphose dans la littérature française du Moyen Age, Paris, 2002, chap. 3. 26. La première liste apparaît dans le Livre d’ivoire (BM Rouen, ms. Y.27, fol. 128) et date de l’archiépiscopat de Geoffroi (1111-1128). La seconde fait partie de l’inventaire du trésor de la cathédrale, suite au décès de l’archevêque Rotrou en 1183, dans le cartulaire du chapitre (BMR,

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ms. Y.44, fol. 50-54). Cité selon H. OMONT, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, t. 1 : Rouen, Paris, 1886, p. X et XII. 27. C’est ce qu’indiquent les deux catalogues de la bibliothèque capitulaire au XIIe siècle : les Métamorphoses sont explicitement citées dans le premier, tandis que les « tres Ovidii » du second catalogue correspondent très probablement aux trois fables ovidiennes (Ovidiana) qui font l’objet de poèmes en langue vernaculaire à cette époque : Philomena, Pyrame et Thisbé, Narcisse. Voir A. PAIRET, Les mutacions, op. cit., chap. 1. 28. Par contre, elles « ont plutôt agi en tant qu’excitant l’imagination et la préparant à concevoir des formes monstrueuses que comme inspiration directe » (L. PILLION, Les Portails, op. cit., p. 158). 29. Le plus ancien manuscrit ovidien actuellement conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen est un Ovide moralisé (ms. O 4) anciennement attribué à Chrétien Legouais et composé vers 1325. Il est donc postérieur à la construction du portail des Libraires (1281-1300). Le manuscrit comporte 432 folios et 453 miniatures accessibles sur http://bibliotheque.rouen.fr/repons/ portal/treemap ?node =SearcherImagesSimple en tapant la référence image BI-051013. Voir aussi J. DUPIC, « Ovide moralisé : manuscrit du XIVe siècle », Précis analytique des travaux de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, 50, 1945, p. 67-78 ; J. PORCHER (éd.), Les manuscrits à peinture en France du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 1955, p. 26 ; Les Fastes du gothique, Paris, 1981, p. 284-285) ; et plus récemment R. BLUMENFELD-KOSINSKI, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de l’Ovide moralisé », dans E. BAUMGARTNER (dir.), Lectures et usages d’Ovide, Orléans, 2002, p. 73. 30. BMR, ms. O 4, fol. 16. Ces huit créatures correspondent au type iconographique le plus courant : la moitié supérieure du corps est humaine et la moitié inférieure animale. On dénombre quatre centaures (dont un sagittaire) évoquant notamment Ocyrohé muée en jument ; deux sirènes-oiseaux (autrement dit des « harpies ») ; une sirène-poisson (Glaucus transformé en poisson) ; une femme-araignée (illustrant le mythe d’Arachné raconté dans le sixième livre de l’ouvrage). Voir F. CLIER-COLOMBANI, « La transposition iconographique du surnaturel dans l’Ovide moralisé de Rouen », Bien dire et bien aprandre, revue de médiévistique de Lille III, n° 14, 1996, p. 113-138. 31. C. MÜHLETHALER, Fauvel au pouvoir. Lire la satire médiévale, Paris, 1994, p. 128 : « la gestualité des personnages indique qu’il s’agit du moment de la métamorphose ; elle exprime soit la dysphorie, soit le désir de ne pas quitter l’état antérieur ». 32. Les auteurs médiévaux le souligne à l’aide du champ lexical de la « merveille » : mirari, mirabile, admirari en latin ; émerveillement, esbahissement en français. Voir M. POSSAMAÏ-PÉREZ, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, 2006, p. 50. 33. C. MÜHLETHALER, Fauvel, op. cit., p. 131. 34. Voir J.-Cl. SCHMITT, « La culture de l' imago », Annales HSS, 1, janv.-fév. 1996, p. 4 ; ou « Images », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 499. 35. S. CASSAGNES BROUQUET, Les Anges et les démons, Rodez, 1993, p. 44. 36. Ces apparences multiples du diable transparaissent à travers les récits de rêves, de visions ou encore d’extases mystiques, mais ces témoignages reprennent le plus souvent la typologie officielle des clercs et des confesseurs ou, en tout cas, les représentations préexistantes telles que les véhiculent l’imaginaire collectif et l’iconographie médiévale. 37. Voir S. LEFEVRE, « Polymorphisme et métamorphose : les mythes de la naissance dans les bestiaires », dans L. HARF-LANCNER (éd.), Métamorphose, op. cit., p. 216. 38. A la fin du XIIe siècle, le nouvel archevêque de Rouen, Gauthier de Coutances (1185-1207) se voit même dédier une œuvre mêlant allégorie et merveilleux qui met en scène un certain nombre d’espèces monstrueuses. Composé en latin par Jean de Hanville, un Normand originaire de la région d’Evreux, l’Architrenius est un long poème philosophique et satirique. Il raconte les aventures mi-réelles mi-allégoriques d’un jeune homme parti à la recherche de la « déesse Nature » qui découvre la diversité de la nature. On y trouve l’inventaire classique des peuples

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monstrueux : androgynes, acéphales, cynocéphales, panoties, cyclopes et autres géants. Pourtant, ces monstres ne figurent pas au portail des Libraires, à l’exception de deux hommes à tête de chien. Les « sources » des imagiers sont à chercher ailleurs. Voir C. KLAUS, « Les monstres dans l’Architrenius de Jean de Hanville », dans L. HARF-LANCNER (éd.), Métamorphose, op. cit., p. 185-187. 39. AUGUSTIN, La cité de Dieu, 16, 8, d’après J. LECLERCQ-MARX, « Du monstre androcéphale au monstre humanisé… », Cahiers de civilisation médiévale, 45, 2002, p. 57. 40. De même, deux quadrilobes – peu visibles – du portail de la Calende montrent des figures portant une sorte de masque barbu sur le ventre (Cal 30a-b). 41. Concernant la place du masque dans la société et dans l’imaginaire du Moyen Age, voir J.-Cl. SCHMITT, « Les masques, le diable, les morts dans l'Occident médiéval », dans Le corps, les rites, les rêves, le temps…, Paris, 2001, p. 211. 42. Voir M. GREZES-BAKCHINE, « Les représentations du corps humain sur les miséricordes des stalles médiévales en Haute-Normandie… », dans Le Miroir des miséricordes, 1996, p. 67 ; ou encore M.-L. OLLIER (éd.), Masques et déguisements dans la littérature médiévale, Montréal, 1988, p. 111-126. 43. Les autres figures exclusivement anthropocéphales sont généralement des variantes de l’un des principaux types d’hybride, notamment celui de la « harpie » (par exemple Lib C22). Dans certains cas, la tête mêle des traits en partie anthropomorphes et en partie zoocéphales (Lib A15 ; Av C08) ce qui apparente davantage la créature ainsi formée à un animal fantastique qu’à un hybride au sens strict (selon les termes de notre propre définition en tout cas). 44. Voir le colloque Adam et l’astragale. Devenir humain, perdre son humanité au Moyen Age (Paris, EHESS, janv. 2005). 45. M. CAMILLE, Images dans les marges, Paris, 1997, p. 124. Et il cite un passage du poème Ysengrimus(1148-1149) qui décrit le personnage maléfique Agemundus comme « un démon qui a un bec d’épervier, une crinière de cheval, une queue de chat, des cornes de bœuf, une barbe de chèvre. De la laine couvre ses reins, mais il a le dos plein de plumes comme un jars. Devant, il a les pattes d’un coq, derrière celles d’un chien ». Inutile d’en chercher une illustration précise au portail rouennais, mais les hybrides composites n’y manquent pas. Les images marginales apparaissent dès lors comme les fruits de l’imaginaire collectif médiéval. 46. On retrouve ces figures dans les marges des manuscrits où, selon Martine Clouzot, « elles contrastent avec la sacralité du texte et suscitent le rire de la farce et du grotesque, délivrant ainsi un enseignement moral sur le statut et la nature de l’homme comme créature de Dieu dans l’ordre du monde » (Moyen Age entre ordre et désordre, Paris, 2004, p. 134 et notices n° 41-43). Mais la fonction de ces images n’est pas comparable entre les pages d’un manuscrit et les portails d’une cathédrale. 47. Au total dans le corpus de 861 bas-reliefs, le « monde animal » correspond à 537 figures (22,5 %), dont 86 animaux fantastiques et 119 hybrides, et il occupe 21 % de l’espace visuel (selon le calcul de son « taux d’occupation de l’unité iconique »). Au portail des Libraires, sa présence est numériquement et visuellement plus forte : 134 figures animales (46 %) dont 32 fantastiques et 60 hybrides, pour 34,2 % de l’espace visuel. Voir F. THÉNARD-DUVIVIER, Au seuil des cathédrales, op. cit., vol. II, p. 320 (méthode de calcul) et vol. III, p. 692 (tableau 25). 48. Voir, par exemple, J.-Cl. SCHMITT, La Raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, 1990, p. p. 261-273 ; ou encore J. LE GOFF et N. TRUONG, Une histoire du corps au Moyen Age, Paris, 2003, notamment p. 160-165. 49. Un moine semble prendre cet avertissement au sérieux (Lib 22b) ou bien, sont-ce les hybrides qui le parodient dans sa séance d’auto-flagellation ? D’autres hybrides se tiennent-ils la queue afin de tirer le vice par cette extrémité ? Une autre figure retourne même un poignard contre elle-même (Lib C05) : le suicide offrirait-il la seule issue possible pour échapper à la métamorphose ? Le vice mènerait-il au suicide de son corps ici-bas comme à celle de son âme

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dans l’au-delà ? Voir F. GARNIER, Le langage de l'image au Moyen Age, t. 2, Paris, 1989, p. 278-282 ; C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, Paris, 2003 p. 93 et suiv. 50. Voir J. E. SALISBURY, The Beast within, op. cit., p. 134-135 et 141. 51. Parmi ces craintes, celle du mélange des genres, humain et animal, s’est traduite concrètement par la hantise farouche de relations sexuelles entre les deux espèces. Thomas d’Aquin (1225-1274) considère ainsi la bestialité comme le pire des péchés sexuels parce qu’il est contre-nature. Ce crime apparaît comme la transgression ultime de l’ordre divin puisqu’il est de nature à la fois sexuelle et monstrueuse. Il ne s’agit donc plus de métamorphose de l’homme en hybride ou en animal, mais d’engendrement monstrueux et satanique. Voir R. MUCHEMBLED, Une histoire du diable, op. cit., p. 44 et 50 ; ou encore R. VILLENEUVE, Le Musée de la bestialité, Paris, 1982. 52. J. WIRTH, L'Image médiévale, Paris, 1989, p. 245. 53. Les 232 bas-reliefs quadrilobés du portail de la Calende sont structurés en sept cycles, de 20 à 55 scènes chacun, consacrés aux grands récits bibliques (Jacob, Joseph, Job, Judith et la parabole du Mauvais Riche) et à deux saints fondateurs rouennais (saint Romain et saint Ouen). 54. M. CAMILLE, Images, op. cit., p. 124. 55. C’est pourquoi Michael Camille observe que « dans l’art roman comme dans l’art gothique tardif, la monstruosité marginale est irrévocablement liée à la capacité qu’a l’imagination humaine de créer et de combiner » (ibid., p. 90). 56. D’ailleurs les scolastiques eux-mêmes usent de ces images et de leur force évocatrice. Par exemple, Alain de Lille décrit la luxure « comme un monstre spirituel (spiritualia monstra) qui par le haut possède un visage de vierge (image de la volupté), au milieu un buste de chèvre (image du plaisir charnel), par le bas un corps de louve (image de la vierge dépravée) » (cité selon J.-Cl. SCHMITT, La Raison des gestes, op. cit., p. 187). 57. Pour saint Augustin, par exemple, la transformation n’atteint pas plus le corps que l’âme du monstre hybride qu’il considère comme le double fantastique de l’homme (phantasticum hominis), c'est-à-dire une apparence, une illusion qui résulte de la faculté diabolique à jouer sur le sens des hommes. Voir L. HARF-LANCNER, « La métamorphose… », op. cit., p. 210-211. 58. Comme c’est le cas, par exemple, dans le Roman de Fauvel (vers 335-337). Voir N. FREEMAN REGALADO, « Masques réels dans le monde de l’imaginaire… », dans M.-L. OLLIER (éd.), Masques et déguisements dans la littérature médiévale, Montréal, 1988, p. 111.

RÉSUMÉS

Comment comprendre la soixantaine de créatures hybrides sculptées au seuil de la cathédrale de Rouen parmi 189 les bas-reliefs quadrilobés du portail septentrional (fin XIIIe siècle) ? L’impression de profusion désordonnée contraste avec le cycle de la Genèse situé au-dessus, tandis qu’une telle gamme de variations autour de l’hybridation donne lieu à une véritable mise en scène des métamorphoses qui n’est pas sans rappeler les images de l’Ovide moralisé. Aussi la cohérence recherchée par les concepteurs de ce « programme » ne tient-elle pas plutôt à une hiérarchisation des degrés de cohérence, d’ordre ou de désordre ? La grande variété des figures hybrides questionne les limites entre l’homme et l’animal tout en manifestant la déchéance de l’humanité et son glissement vers l’animalité en écho à la Création et à la Chute.

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INDEX

Index géographique : France Keywords : animality, hybridation, metamorphose Mots-clés : animalité, hybridation, métamorphose Index chronologique : Moyen Age Thèmes : iconographie

AUTEUR

FRANCK THÉNARD-DUVIVIER Agrégé d’Histoire, docteur en histoire et chercheur associé au GRHIS de l’Université de Rouen. Depuis 2009, il enseigne en Lettres Supérieures à Saint-Etienne. En 2007, il a soutenu sa thèse de doctorat à l’Université Pierre Mendès-France (Grenoble 2) sous la direction de Dominique Rigaux : Au seuil des cathédrales. Culture visuelle et enjeux de pouvoirs de Rouen à Avignon (XIIIe-XIVe siècles) ; à paraître aux Presses universitaires de Rouen et du Havre (PURH).

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Le tremblement de la figure analogique chez Rabelais. Entre la bête et l’homme

Louise Million

1 Dans son cycle romanesque, Rabelais puise généreusement dans le lexique animal. On compte deux cent soixante- dix-sept occurrences de noms d’animaux dans le Pantagruel et sept cent quarante- huit dans le Quart livre. L’animal tient donc une place de choix dans l’imaginaire rabelaisien. Le plus souvent, il est pris dans un système figuratif ; il est rarement référentiel. Lazare Sainéan1 relevait déjà cette préséance de l’animal dans l’univers imaginaire de Rabelais, notamment dans l’usage des proverbes animaliers. L’emploi du proverbe marque un asservissement symbolique de l’animal. Pris dans une structure de figuration, il perd, pour ainsi dire, sa nature propre, il n’est jamais qu’au service du sens. Pourtant, Rabelais renverse cet usage lexicalisé de la parémiologie en réveillant systématiquement les images endormies. Chez lui, on n’est pas « fort comme un bœuf », mais « comme quatre bœufs ». Ces petites distorsions redonnent continuellement vie aux images animales, leur confèrent une épaisseur certaine. Jacques Rancière parle de la « chair des mots »2, et c’est bien cela qui semble naître sous la plume de Rabelais. Si l’on s’intéresse particulièrement à l’image animale en tant que pièce d’un système analogique, force est de s’étonner de sa capacité à résister au rôle traditionnel de l’image, à savoir l’illustration ou l’éclairage d’un signifié. Elle demeure indépendante, douée d’une animation propre. Ce caractère irréductible de l’image rabelaisienne crée des analogies singulières où les deux plans référentiels luttent sans s’abîmer dans un sens global, ce qui est le propre de l’image poétique, telle que la conçoivent et André Breton. Il s’agit de comprendre le fonctionnement de ce système

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analogique paradoxal qui, loin de réunir les entités, nourrit les différences, tout en les confrontant, sous la contrainte de procédés littéraires forçant le rapprochement. Mue par les forces contradictoires de l’identité et de la différence, l’analogie rabelaisienne livre une image délibérément floutée de l’homme – qui demeure l’endroit de la similitude. Aussi toute image animale n’est-elle jamais qu’en devenir, puisque aucun être ne s’inscrit jamais dans une essence simple, mais toujours dans un système complexe de rapport, entre proximité et affrontement. L’homme tel que le conçoit Rabelais n’a pas de propre, sinon le rire qui appelle le mélange, le chahut, le renversement, l’éternel devenir. Il convient à présent de développer les modalités de ces devenirs de l’image animale.

Le mot animal : un matériau de l’imaginaire rabelaisien

2 Le statut de l’image animale se fait volontiers difficile à cerner, Rabelais situant celle-ci à divers degrés d’appréhension. L’animal référentiel est de fait assez rare, sinon les montures de la guerre picrocholine ou bien les fameux repas pantagruéliques du Gargantua ou du Quart livre. Servant peu la mimesis romanesque, l’animal s’inscrit plutôt dans des figures d’accumulation, de concrétion, et plus souvent encore dans des figures analogiques. Il fait rarement l’objet d’une description3 ; au contraire, il apparaît comme un mot suffisant, a priori évocateur, tel une touche de couleur, qui d’emblée remplirait son office dans la trame poétique (il s’agit bien alors de poéticité, pour reprendre la notion de Roman Jakobson, plutôt que de narration). L’usage des termes relevant de l’animalité dans le texte de Rabelais correspond exactement à la vision du langage chez les hommes de la Renaissance, telle que la présente Michel Foucault : Au XVIe siècle, le langage réel n’est pas un ensemble de signes indépendants, uniforme et lisse où les choses viendraient se refléter comme dans un miroir pour y énoncer une à une leur vérité singulière. Il est plutôt chose opaque, mystérieuse, refermée sur elle-même, masse fragmentée et de point en point énigmatique, qui se mêle ici ou là aux figures du monde et s’enchevêtre à elles : tant et si bien que, toutes ensemble, elles forment un réseau de marques où chacune peut jouer, et joue en effet, par rapport à toutes les autres, le rôle de contenu ou de signe, de secret ou d’indication. Dans son être brut et historique du XVIe siècle, le langage n’est pas un système arbitraire ; il est déposé dans le monde et il en fait partie à la fois parce que les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur énigme comme un langage, et parce que les mots se proposent aux hommes comme des choses à déchiffrer. La grande métaphore du livre qu’on ouvre, qu’on épelle et qu’on lit pour connaître la nature, n’est que l’envers visible d’un autre transfert, beaucoup plus profond, qui contraint le langage à résider du côté du monde, parmi les plantes, les herbes, les pierres, et les animaux.4

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Fig.1

Ci nous dit, Musée Condé, ms. 26, f. 38v

3 Cette union intime entre le mot et la chose, cette correspondance perpétuelle, se ressent fortement lors de la lecture du texte rabelaisien, quand bien même ce grand linguiste renaissant eut parfaitement conscience de l’arbitraire du signe, lui qui jouait à merveille avec les sonorités et les incongruités logiques. Rabelais se situe à l’exact croisement du langage adamique, rêve de transparence perdue, et du langage babylonien, terreur de l’éclatement des signes et des sens. A ce carrefour, le mot animal occupe une place remarquable dans la mesure où le premier geste d’Adam consiste en la nomination des animaux. Ce geste créateur – dans l’ordre de la fiction et non dans le texte biblique – , Rabelais le répète à l’envi dans son œuvre riche de néologismes et d’inventions (au sens étymologique de « découverte, trouvaille »). Nommer, c’est créer, faire advenir l’œuvre, la fiction. Si, quelques décennies après Rabelais, dans l’Espagne de 1605, Cervantès ouvre son grand œuvre par une scène de nomination5, le docteur en médecine ne recherche pas une telle mise en scène burlesque, ses emplois du nom animal sont disséminés à travers l’œuvre, sans nulle dimension inaugurale. Chez Rabelais, il ne s’agit pas de nommer un animal particulier, mais de rejouer en permanence la simple nomination de l’animal, dans la fraîcheur du mot brut, sans description, sans qualification, dans la verticalité d’une liste à la mesure de la diversité naturelle. Les listes d’animaux sont florissantes dans le Quart livre qui en compte trois, concentrées dans les derniers chapitres : les deux listes des offrandes à Manduce (chapitres LIX et LX), et la liste des animaux venimeux6 (chapitre LXIV). L’abondance de courtes comparaisons animales va également dans le sens de cette dissémination de l’image animale à travers l’œuvre. C’est, sans conteste, l’image la plus utilisée par Rabelais. Dans sa diversité d’emploi, l’image animale perdure en tant que figure solide, matérielle, par son évidence ou par sa résistance. La courte comparaison, non reprise en réseau, crée un effet de stupeur. Le comparant s’impose dans sa globalité, sans se confondre avec le comparé. En ce sens, on serait autorisé à comparer cette dynamique esthétique avec celle qui est à l’œuvre dans le Ci nous dit (recueil d’exempla du XIVème siècle) dans la mesure où, dans ce manuscrit, l’œil est d’abord frappé par la présence physique de l’image avant d’en pouvoir comprendre le sens, sens qui ne sera délivré que par la glose. On pourrait prendre, à titre indicatif, cette image où la tête d’un veau apparaît à l’extrême gauche d’une scène de portement de croix (fig. 1). Le veau n’a que faire dans cette scène, il faut se reporter au texte pour comprendre qu’il incarne une

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analogie christique : « et Jésus marchait derrière lui aussi docilement qu’un veau derrière le boucher » (Ci nous dit, chapitre 61). C’est cette même stupeur7 qui saisit le lecteur de Rabelais à la lecture de certaines images telles que « Dieux et Deesses s’eclaterent de rire, comme un microcosme de mouches » (Quart livre, Prologue, p. 531), « [Panurge] estoit eximé comme un haran soret » (Pantagruel, chapitre XIV, p. 263), sauf que, chez Rabelais, le phore (le comparant) conserve son opacité, il n’est jamais explicité, encore moins « moralisé ». Aussi peut-on parler dans son cas, d’une image réelle et rémanente.

4 Par cette autonomie, par cette suffisance, le mot animal paraît s’imposer avec évidence, sans recours à l’indirect de la langue conventionnelle. La langue adamique, proche de la conception cratyliste8 du langage, fait correspondre le mot et la chose, sans rupture, si bien que le mot animal semble former une image immédiate. Cette image pourtant n’appartient pas au monde référentiel, elle est copie, simulacre. Rabelais crée l’illusion d’un mot visible, d’un texte matériel. Jean-Claude Schmitt a bien insisté sur cette qualité profonde de l’image qui ne serait pas cantonnée à un domaine, mais polyvalente, en formulant la notion d’imago : Plus qu’un simple rapport texte/image, nous rencontrons donc un grand nombre de modalités diverses de l’imago, irréductibles les unes aux autres, mais également inséparables les unes des autres. Elles organisent le grand jeu croisé du rêve, du langage, des images matérielles. C’est ce jeu qui définit le champ complet de « l’image » médiévale, appelant à des études interdisciplinaires, plus complexes qu’on ne le pensait traditionnellement, puisqu’est mis résolument en cause l’isolement des disciplines qui s’attachaient à rendre compte séparément de chacun de ces domaines […]9

5 Chez Rabelais, le lire et le voir semblent être tout autant imbriqués que le boire et le manger. Au seuil de ses livres centraux, il invite le lecteur à voir10. Une figure de construction significative réunit les prologues du Gargantua et du Tiers livre. Elle se fonde d’abord sur un hypozeuxe (reprise d’un même patron syntaxique), puis sur un chiasme (figure en forme de croix). Ces figures de ligature, au service d’un éloge de la vue, unissent irrésistiblement ces deux prologues, et invitent à les lire en diptyque. Les discours encomiastiques qui les portent sont, de manière symptomatique, associés, pour l’un, à un animal anthropomorphique, et, pour l’autre, à un homme zoomorphique : le chien philosophe de Platon, et le philosophe chien que se proclamait être Diogène. On relève de nouveau un chiasme, non plus de construction, mais de pensée. Dès lors, il s’avère nécessaire de jeter un pont entre ces deux prologues qui lient inextricablement et la lecture et la vue, et l’homme et l’animal : Mais veistes vous onques chien rencontrant quelque os medulare ? C’est comme dict Platon lib. II de rep. la beste du monde plus philosophe. Si veu l’avez : vous avez pu noter de quelle devotion il le guette : de quel soin il le guarde : de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme : de quelle affection il le brise : et de quelle diligence il le sugce.11 Bonnes gens, Beuveurs tresillustres, et vous goutteux tresprecieux, veistez vous oncques [constitue l’hypozeuxe du « veistes vous onques » cité ci-dessus] Diogenes le philosophe Cynic ? Si l’avez vu [forme un chiasme avec le « si veu l’avez » de l’extrait précédent], vous n’aviez perdu la veue : ou je sui vrayement forissu d’intelligence, et de sens logical. C’est belle chose veoir la clairté du (vin et escuz) soleil. J’en demande à l’aveugle né tant renommé par les tressacrés bibles : lequel ayant option requerir tout ce qu’il vouldroit, par le commandement de celluy qui est tout puissant, et le dire duquel est en un moment par effect representé, rien plus ne demanda que veoir.12

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6 Etant donné l’importance primordiale des prologues, qui offrent un vade-mecum de lecture et d’interprétation au lecteur, on pourrait considérer ces textes-pendants comme un portique signalant au lecteur le caractère foncièrement matériel de la figure verbale chez Rabelais. De fait, l’écrivain enjoint le lecteur de voir ce qu’il dénomme. Rabelais insiste tout au long de son œuvre sur cette préséance du voir dans ses chroniques. Si l’on se réfère à l’index général établi par Marie-Luce Demonet13, on remarque qu’il a utilisé pas moins de cent vingt-huit fois le verbe veoir, rien que sous sa forme infinitive. La même année 1977, Michel Charles14 et François Rigolot15 ont relevé cette propriété de l’image chez Rabelais qui semble se libérer, tout en s’y intégrant, de la figure qu’elle habite. M. Charles parle à ce propos d’une « autonomie » des descriptions dans le Prologue du Gargantua, qui sont reconnues, seulement après coup, comme des métaphores ; et F. Rigolot évoque, à propos de la puce enchâssée dans l’oreille de Panurge, un phénomène de « défiguration ». Ainsi, l’image dépasse pour ainsi dire son statut littéraire, elle rejoint une certaine matérialité. Si l’on prend le terme figure, choisi par F. Rigolot, il est remarquable qu’il retrouve chez Rabelais le sens étymologique de figura : « chose façonnée ». La figure animale prend une réalité propre, une expressivité intrinsèque.

L’analogie homme/animal chez Rabelais : entre continuité et rupture, le mouvement perpétuel

7 L’analogie est une figure de similitude, de rapprochement. Nous venons de mettre en valeur l’autonomie du comparant chez Rabelais. Dès lors, l’analogie devient figure de discontinuité, d’écartèlement. Elle ne réunit pas, elle anime des images, les met en mouvement dans un cercle où comparants et comparés entrent en lutte, au lieu de s’annuler dans la restauration d’une unité perdue. En cela, l’usage de l’analogie chez Rabelais va à l’encontre d’une conception unificatrice de l’analogie, telle qu’elle a été héritée de Platon, et telle que Philippe Descola la présente dans son ouvrage Par-delà nature et culture16. P. Descola rappelle le développement de M. Foucault dans « La Prose du monde » à propos de l’analogie, tout en privilégiant la dimension unificatrice de celle-ci, alors qu’elle comporte nettement deux aspects : convenientia et aemulatio. Conçue comme engendrant des effets de corrélation, l’analogie selon P. Descola instaure un système statique d’équivalence terme à terme. La nouvelle identité créée constitue le résultat de la fonte des objets comparés. Aussi le devenir analogique s’arrête-t-il au moment de la constitution d’une nouvelle correspondance. M. Foucault, quant à lui, pense un système beaucoup plus instable qui met en équivalence non des termes, mais des rapports. Il insiste sur la lutte, l’aemulatio, qui anime les entités mises en rapport. Aucune ne s’annule dans la constitution d’un paradigme commun. Toutes demeurent dans leur singularité tout en étant intégrées, par le processus analogique, dans le mouvement global qui parcourt les êtres du monde, à savoir ceux de sympathie et d’antipathie. L’analogie participe alors au flux du devenir, se situe entre le lien et l’affrontement. C’est à cette espèce qu’appartient l’analogie rabelaisienne. En ce sens, Rabelais s’inscrit en faux vis-à-vis de l’analogisme médiéval, pensé comme un moteur d’unification de la Création. Il se démarque également d’une certaine épistémè renaissante qui tente de rassembler la diversité du monde pour mieux l’appréhender. L’esthétique de ses chroniques met en crise l’esprit encyclopédique au moment même où elle l’intègre et en fait sa matière. Chez lui, l’analogie fait trembler l’image, sème le

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trouble ontologique ; le phore (le comparant) et le thème (le comparé) deviennent parfois indistincts. C’est le cas de la grande analogie inaugurale du Gargantua, qui rappelle la comparaison de Socrate aux silènes17. Le comparé (Socrate) encadre la structure, mais celle-ci s’étend et se multiplie de telle sorte que les comparants acquièrent une autonomie indéniable. Cette chaîne analogique prend beaucoup d’ampleur si bien que chaque maillon recouvre son indépendance. En voici la structure :

Comparés Outils de Comparants comparaison

Socrates prince des semblable es Silenes philosophes

Silenes estoient jadis telles que voyons de present es boutiques de apothecaires petites boites

figures joyeuses et frivoles

comme de Harpies, Satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers,

Et aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire

Silene maistre du bon Quel [fut] Bacchus

Socrates Tel [disoit estre]

8 La symétrie est parfaite entre les deux thèmes Socrate et Silène, tandis que les phores s’épanouissent dans l’interstice ouvert par cette structure analogique. Une correspondance notable s’établit entre les « figures joyeuses et frivoles » et les « peintures contrefaites à plaisir pour exciter le monde à rire ». L’énumération encadrée par ces deux mentions picturales s’ouvre par des figures traditionnelles de l’iconographie antique : les Harpyes et les Satyres. Ainsi, à l’orée de cette accumulation, se trouvent des êtres hybrides, la Harpye18 au visage de femme et au corps d’oiseau, et le Satyre (assimilé au silène) dont le bas du corps correspond à un cheval ou à un bouc19. A la suite de ces figures attendues, appelées par la mention de Silène, viennent des animaux tout différents, plutôt domestiques, malgré quelques attelages étonnants, tels que les oisons bridés, les canes bâtées (le jeu de mots se fait sur le syntagme « âne bâté » ), et les cerfs limoniers (Rabelais transforme les domestiques bœuf ou cheval limoniers en un image paradoxale transformant un animal sauvage, le cerf, en un animal de trait). Cet incongru mélange d’hybrides mythologiques, d’animaux domestiques ou sauvages, et d’animaux fantastiques issus d’un bestiaire plus populaire (les lièvres cornus et les boucs volants), rompt les rapports de similitude, et confère à cette énumération de comparants une liberté croissante. Bride, bât, limon : les animaux

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domestiques – on domestiqués par les jeux linguistiques de l’auteur – sont caractérisés par une retenue, une maîtrise, tandis que Satyre et Harpye sont caractérisés par leur liberté et leur excès. Aussi cette juxtaposition d’animaux a-t-elle une certaine logique antithétique. Toutefois, il est évident que Rabelais recherche avant tout le surgissement de l’image insolite, afin d’enrayer toute possibilité de reconnaissance chez le lecteur. Il le confronte, selon son habitude, à un imaginaire fondé sur la rupture et la discontinuité, afin de dégager nettement des images hors jeu, qui ne se soumettent pas à l’analogie. Ainsi, fourmillent autour de Socrate des images animales irréductibles à sa personne, grâce au détour fécond par les boîtes peintes de figures grotesques et d’animaux familiers. En dernière instance, resurgit une métaphore animale appartenant au domaine domestique : le regard de taureau, traditionnellement attribué et à Silène et à Socrate. Entre détachement et rattachement, les images animales travaillent à approfondir, dans leur superficialité paradoxale de « figures joyeuses et frivoles », le sens d’une humanité d’autant plus sage et établie qu’elle vacille sur les eaux troubles de son animalité. En cela, les figures tutélaires de Socrate et de Diogène sont particulièrement éloquentes, puisque ces deux grands penseurs de l’humanité se situent volontairement au seuil de l’animalité, et font, joyeusement, figure de bêtes.

Exubérance et délitement analogiques : le sens introuvable

9 Une question demeure : quel est le sens de ce bestiaire omniprésent, exubérant, sans cesse à la marge de la narration ? C’est la question que s’est posée Michael Camille au seuil de son livre Images dans les marges, à propos des images marginales des siècles gothiques (tant dans les manuscrits que dans la statuaire) : Je pourrais commencer par me demander, à la manière de saint Bernard, ce que signifient tous ces singes lascifs, ces dragons qui se dévorent eux-mêmes, ces têtes pansues, ces ânes jouant de la lyre, ces prêtres baise-culs et ces jongleurs acrobates qui surgissent dans les marges des édifices, des sculptures et des manuscrits enluminés du Moyen Âge. Mais je m’intéresse davantage à la façon dont tout ce monde prétend éluder le sens, comme pour célébrer non pas « l’être » mais, bien plutôt, le flux du « devenir » […] »20

10 L’élément imageant de l’analogie correspondrait chez Rabelais au lieu de la marge. Toujours décrochée, l’image animale introduirait, au cœur de la narration, un espace de jeu, permettant la redéfinition perpétuelle de l’homme. Toujours inquiétée, toujours mise à mal, la notion d’humanitas n’en devient que plus forte. Au contraire de son maître Erasme qui récuse toute forme d’animalité dans son Traité de civilité puérile21, Rabelais allonge avec plaisir les enfances malpropres et bestiales de Gargantua. Au-delà du jeu intertextuel, émerge une conception singulière de l’humanité qui se situe bien plutôt dans « le flux du devenir » évoqué par M. Camille que dans un quelconque figement identitaire. Cette tension vers une altérité menaçante alimente le corps des images rabelaisiennes où, sans cesse, l’homme se voit comparé à l’animal. Le Quart livre comporte une description saisissante de ce point de vue-là. Il s’agit de l’anatomie de Quaresmeprenant, sorte de monstre allégorique au nom antiphrastique : il incarne toutes les contritions hypocrites des partisans du carême alors que son nom dénote la période des trois jours gras qui précède ce temps de jeûne. Cette anatomie, loin d’offrir une vision claire, explicative de l’être décrit, présente un fourmillement d’images antagonistes, prises dans un réseau analogique d’une étendue effrayante. C’est

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Xenomanes qui s’attelle à la description de Quaresmeprenant, description d’un être absent, que Pantagruel ne voit pas, mais que son compagnon lui donne à voir. L’absence physique de Quaresmeprenant conditionne l’absence de naturel de la description, mime verbal de la figure contre-nature qu’est Quaresmeprenant. La situation d’énonciation, au large de l’île de Tapinois, permet un plan large sur la vérité de cet individu. La proximité de l’hypocrisie eût provoqué l’adhésion aveugle, la prise de distance s’est imposée. Cette distance est comprise comme distance spatiale et distance critique. Xenomanes, le savant de l’équipée, adopte le langage du médecin en procédant à l’« anatomie » de Quaresmeprenant. Il n’en fait pas le portrait, mais l’anatomie, car un portrait aurait manqué le dessous du personnage hypocrite. Aussi la description de Xénomanes est-elle doublement descriptive, elle décrit ce qui est, et ce qui est caché. C’est une sorte d’ultra description, étalant tout Quaresmeprenant au grand jour du logos. Pantagruel dit à Xenomanes « […] aussi me exposez sa forme et corpulence en toutes ses parties »22 . La réalité ne montre pas la vérité d’une âme qui peut toujours se déguiser sous des masques. Cette description se présente comme une désagrégation de l’unité du vivant et même comme une annulation du vivant, comme une mortification par la prolifération. Terence Cave dans sa Cornucopia voit en Quaresmeprenant l’incarnation de l’abios bios évoquée dans le Prologue : « […] sa stature colossale est littéralement abiotique en ce qu’elle prolifère et croît selon un processus négatif, désagrégateur, qui s’éloigne progressivement de toute donnée d’expérience »23. L’anatomie de Quaresmeprenant prend des allures d’atomisation analogique. Toutes ses parties, tant internes qu’externes, et toutes ses contenances sont explorées et mises en rapport avec des éléments étrangers et similaires. Ces similitudes fonctionnent sur des rapports bizarres et surprenants, ayant trait à des référents très différents. Cela crée une dynamique contraire à l’effet attendu par le procédé analogique, une dynamique non pas centripète, mais centrifuge. Le petit monde qu’est le corps vivant s’évanouit en une explosion verbale : Les pensées, comme un vol d’estourneaulx. La conscience, comme un denigement de Heronneaulx. […] Les intelligences, comme limaz sortans des fraires.24 S’il pleuroit, c’estoient Canars à la dodine. S’il trembloit, c’estoient grands patez de Lievre. S’il suoit, c’estoient Moulues au beurre frays. S’il rottoit, c’estoient huytres en escalle. S’il souspiroit, c’estoient langues de bœuf fumées. S’il subloit, c’estoient hottées de Cinges verds. S’il rechinoit, c’estoient piedz de Porc au sou. S’il grondoit, c’estoient Chats de Mars. S’il reculloit, c’estoient Coquecigrues de mer. S’il petoit, c’estoient houzeaux de vache brune.25

11 Rabelais pousse à l’extrême les tendances analogiques des textes anatomiques sérieux. Au nom du comique et de la satire, il instaure des analogies pour le moins surprenantes. Dans l’anatomie des « parties internes » du monstre, le mouvement de « perte » s’illustre par des images de fuite d’animaux – rien ne demeure en ce corps qui n’est que dispersion et évanouissement, tout en étant la source d’un extraordinaire foisonnement verbal et imaginaire. L’éparpillement des pensées de Quaresmeprenant (l’écart entre ses intentions officielles et ses officieuses) est figurée par la comparaison avec un vol d’étourneaux, la diversité fallacieuse de sa conscience par un envol de héronneaux, la lenteur de son intelligence par des limaces sortant de fraises. En faisant le rapport des « contenences26 » de Quaresmeprenant, Rabelais transforme les matières

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mortes en un texte animé. Il choisit d’utiliser des verbes conjugués au lieu des noms pour faire référence à celles-ci, et de leur accoler des références animales. La figure analogique de Quaresmeprenant fonctionne par une duplication permanente. A chaque fois, l’image ajoutée à l’élément comparé s’en éloigne considérablement. L’anatomie de Quaresmeprenant se multiplie en écartèlements analogiques. Toutes les ressemblances donnent à voir un individu en déliquescence, se perdant infiniment dans une myriade de comparants qui sont autant d’éloignements de l’unité naturelle. A la lecture de ces anatomies le lecteur ne peut pas se représenter cet être. Il visualise successivement des réalités hétéroclites. Ainsi le processus analogique est-il détourné de sa fonction naturelle qui est de rassembler la diversité du réel pour lui donner un sens. Ce dévoiement de l’analogie mime la figure contre-nature qu’est Quaresmeprenant. La « rhétorique à la dérive27 » de Rabelais imite l’être dénaturé qu’elle prend pour objet. Quaresmeprenant vit dans un monde inversé. Il est une antithèse de Nature, un simulacre malin de celle-ci : Peschoit en l’air, et y prenoit escrevisses decumanes. Chassoit on profond de la terre, et y trouvoit Ibices, Stamboucqs, et Chamoys.28

12 La thématique du monde inversé s’insère naturellement dans cette « description inversée ». Tentative d’épuisement des facettes de Quaresmeprenant, cette énumération ne délimite pas son être, ne le construit pas, ne nous le fait pas connaître. Elle est ouverture infinie, pullulement vertigineux, sape du processus de reconnaissance. La prodigalité analogique fait perdre de vue l’objet de ces comparaisons. Les anatomies de Quaresmeprenant outrepassent l’ordre naturel du discours, transgressent les règles de l’art. Finalement, toutes ces discordances, toutes ces cacophonies, servent une seule et même intention, celle de détruire par éclatement, par confusion, la cible de cette satire : les idéologues. Rabelais épouse de son écriture Antiphysie, pour enfanter un nouvel Amodunt : Quaresmeprenant, incarnation monstrueuse de toutes les espèces d’idéologues fanatiques. Pantagruel, à la fin de l’épisode de l’île de Tapinois, raconte une histoire lue parmi « les Apologues antiques », celle de Physis et d’Antiphysie. Antiphysie, jalouse des enfants de Physie, Beauté et Harmonie, enfanta Amodunt (démesure) et Discordance. De cette généalogie mythique, Rabelais tire l’origine poétique de ses ennemis : Depuys elle engendra les Matagotz, Cagotz, Papelars : les Maniacles Pistolez : les Demoniacles Calvins imposteurs de Genève : les enraigés Putherbes, Briffaulx, Caphars, Chattemites, Canibales : et aultres monstres difformes et contrefaicts en despit de Nature.29

13 Rabelais extrait de la variété et de l’abondance de la nature des images qu’il réinvestit dans une figure composite, fruit du dévoiement de la fécondité naturelle. La corne d’abondance naturelle se mue en corne stérile, image de la mauvaise foi dévastatrice des idéologues. Les idéologues de tous bords sont attaqués : le réformé Calvin qui s’en était pris nommément à Rabelais dans son ouvrage Des Scandales (Genève, 1550), et le religieux de l’abbaye de Fontevraud, docteur à la faculté de Paris, Gabriel de Puy- Herbault qui avait fait, dans son Theotimus (1549), un portrait épouvantable de l’auteur de la geste pantagruélique. L’ecclésiastique y présentait un Rabelais « imitant le singe à la longue queue », souillant « son papier d’infamies », vomissant « un poison qui infecte peu à peu toutes les contrées » . Au portrait-charge traditionnel, Rabelais oppose sa créativité et son audace. Il répond à ces attaques par un extraordinaire renouvellement des procédés du bestiaire satirique.

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14 Ainsi, Rabelais « élude le sens » par des images volontairement marginales, qui décontenancent, annulent toute forme de reconnaissance aisée. Cette figure innommable, irreprésentable, cet hybride outré, fait triompher la force de l’imagination30, après avoir fait admettre l’échec de la représentation. En perpétuel devenir, l’image animale ne se fixe à aucun moment en une identité stable, elle glisse, échappe, tandis que son créateur figure, défigure, multiplie les formes, informe, déforme, réforme, afin de mieux imposer la difficile saisie de l’homme, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’exprimer sa dimension malfaisante – comme ce fut le cas ici.

Anti-nomination et figuration : de l’inversion du signe à sa matérialité

15 On retrouve dans le Quart livre un rapport similaire à la figuration, à savoir un renversement étudié des procédés de représentation. Au chapitre LXIV, la liste des animaux venimeux par son caractère illisible, incompréhensible, offre une image rigoureuse du caractère indicible du mal. La liste en elle-même devient la forge d’un monstre verbal qui tire sa force évocatrice de son défaut de signification. Cette accumulation de noms d’animaux se caractérise en effet par une multiplication de xénismes (noms étrangers, non intégrés dans la langue qui les transcrit). Ces noms communs se réduisent proprement à leur graphie ou à leur sonorité, c’est-à-dire à leur pure matérialité. Aussi Rabelais renverse-t-il ici la nomination adamique, puisque ces désignations éloignent leur référent, l’annulent même, au lieu de le rapprocher, de le circonscrire, au lieu de signer une appartenance réciproque entre le mot et la chose. Rabelais opère bien alors ce travail d’« échouage » du langage dont parlent les auteurs d’Image et transgression au Moyen Âge : A signifier une réalité monstrueuse, physique autant que métaphysique, le nom échoue : nommer, c’est rabattre le sens. La représentation échoue aussi : représenter, c’est entraver l’esprit. La réalité, conçue et éprouvée comme innommable et irreprésentable, excède l’imagination. Il faut alors « échouer » le langage et la représentation pour exprimer le transgressif. Ce qui transgresse vraiment passe l’ordre et la mesure de la conscience. Ceci n’a pas échappé à ceux qui prenaient la parole, la plume ou le pinceau : ainsi, la « bête » n’avait-elle pas d’image et l’hybride n’avait-il pas de nom. A l’inverse, en « nommant » visuellement, la stricte représentation matérielle fermait la perception du monstrueux et entravait le travail de l’imagination : nommé et reconnu entre mille, l’animal fantastique (licorne, griffon, chimère, manticore) ne représentait aucun danger qui ne fût désamorcé, aucune réalité qui ne fût déjà objectivée.31

16 Il semble en effet que l’auteur renaissant se situe très précisément dans ce type de rapport au nom animal, et même qu’il soit hautement conscient de ce procédé d’appropriation de l’animal par sa nomination. Dans sa fiction, la licorne devient un animal parfaitement domestique dans la mesure où elle ressortit totalement à la culture livresque classique. La licorne, dans cette lettre de Pantagruel à son père, devient plus domestique et apprivoisée qu’un chaton : Je vois envoie pareillement troys jeunes Unicornes plus domesticques et apprivoisées, que ne seroient petitz chattons. J’ay conféré avecques l’escuyer, et dict la manière de les traiter. Elles ne pasturent en terre, obstant leur longue corne on front. Force est que pasture elles prenent es arbres fruictiers, ou en ratelliers idoines, ou en main leur offrant herbes, gerbes, pommes, poyres, orge, touzelle : brief toutes espèces de fruictz et de legumaiges. Je m’esbahis comment nos

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escrivains antiques les trouvent tant farouches, feroces, et dangereuses, et oncques vives n’avoir esté veues. Si bon vous semble ferez épreuve du contraire : et trouverez qu’en elles consiste une mignotize la plus grande du monde, pourveu que malicieusement on ne les offense.32

17 Au contraire, la liste du chapitre LXIV impose au lecteur un effet de totale étrangeté, de totale méconnaissance. Eusthènes rompt une conversation qui, même si elle était cacophonique et très peu logique, était commune. Dans le même temps, Rabelais met à mal les principes énoncés dans la dédicace au seigneur Odet, cardinal de Châtillon, en alimentant une liste hermétique – véritable gangrène du corps signifiant – à la fin de son roman. La discordance entre cette dédicace et le contenu du chapitre LXIV est flagrante : d’un côté, bonne santé et bonne vinée, de l’autre, malaise et venin. Dans cette dédicace, Rabelais développe le thème de l’influence du visage du médecin sur le patient. Il semble qu’il faille tirer de ce développement une analogie avec l’écriture et la lecture. L’écriture elle-même doit avoir « la face joyeuse, sereine, gratieuse, ouverte, plaisante33 » afin de réjouir le lecteur. Or, quel plaisir le lecteur peut-il tirer de ce catalogue qui prend des allures de catastrophe érudite ? Le lecteur lit, tout au plus, les premiers mots et les derniers du catalogue. Roland Barthes, dans sa Leçon34, insiste sur l’importance de l’« indirect » en littérature. L’homme de lettres ne peut, selon lui, retranscrire directement dans sa prose un savoir scientifique. Il lui faut observer un détour salvateur. Or, Rabelais impose une liste herpétologique qui se veut exhaustive. Sommes-nous toujours en littérature ? Où est l’« indirect » si « précieux » ? Où se trouve le travail de la langue littéraire ? Peut-être au sein même de cette impertinence, de cette incongruité : placer en fin de chapitre, et trois chapitres avant la « conclusion » du roman, une masse incompréhensible. Cette figure opaque tient forcément un rôle allégorique. En attendant le dévoilement, demeurent la surprise, l’étonnement, l’incompréhension. L’effet sur le lecteur est incontestablement puissant, à la mesure de cette figure démesurée – sangsue gorgée de venin et d’obscurité sémantique. Cette liste fait matériellement, visiblement figure, elle s’impose avant tout par la typographie, la graphie et les sonorités. On en reste à cette épaisseur sensible du signe, qui obstrue l’accès au sens pour mieux révéler une infamie, mieux traduire l’horreur de la persécution idéologique. Cette figure introduite par une prétérition « pour lors seront loin de moi », dans sa sur-présence physique (on compte quatre-vingt-dix-huit appellations), désigne une absence. Voit-on autre chose à cette lecture qu’un trou noir, qu’un « abysme de science35 » ? Si le roman doit donner à voir, une scène, une idée, ici son rôle se dérobe. Pourtant, cette dérobade porte en elle-même son propre sens. Ce monticule venimeux, s’il fait l’admiration des linguistes et des lexicographes, contient une charge négative, destructrice. Le contenant – la liste démesurée – et le contenu – des noms d’animaux venimeux aux sonorités imprononçables et incompréhensibles – sont en parfait accord et se renforcent l’un l’autre pour envenimer le texte : Aspics. Amphisbenes. Anerudutes. Abedissimons. Alhartafz. Ammobates. Apimaos. Alhatrabans. Aractes. Asterions. Alcharates.

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Arges. Araines. Ascalabes. Attelabes. Ascalabotes. Aemorrhoides. [...] Tarantoles. Typholopes. Tetragnaties. Teristales. Viperes.36

Fig. 2

« Beau Dieu », Cathédrale d'Amiens, v. 1220-1230

18 Dans le monde animal, Rabelais a trouvé une mine de représentations débordantes de possibilités de variation et extrêmement riches de suggestivité. Son imagination est incontestablement marquée par ce champ de figuration. Le plus remarquable ne réside pas tant dans l’omniprésence de ces images que dans l’audace de leur emploi. Rabelais écrase avec la même force que le « beau Dieu » d’Amiens37 (fig. 2) les ennemis de sa religion et de sa littérature, mais il n’écrase pas un aspic et un basilic, symboles reconnaissables, il enserre tous les animaux venimeux. Si cette liste d’animaux fait symbole, si elle crée un lien analogique avec une réalité cryptée – celle de l’hypocrisie, il s’agit d’un processus analogique singulier, quasi inversé. La face matérielle du symbole doit faire signe vers une autre dimension, vers une signification spirituelle ou allégorique38. Or, ici, le signe en soi n’est pas connaissable, n’est pas abordable. Le signe lui-même se refuse. Toutefois, cette opacité du verbe traduit, à l’échelle macrostructurale de la liste, une signification très forte : elle offre de manière sensible la négativité du mal tel que le pense Rabelais. Le « terrorisme » des hypocrites et des

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idéologues perce à travers cette trace sensible de l’excès maléfique. Le mal excède la représentation. Seule cette anti-nomination pouvait figurer ce qui outrepasse les moyens ordinaires du langage et de la représentation. Dès lors, le texte devient animal venimeux, et la liste, venin purement signifiant et sensible, devient l’innommable, le détracteur, le persécuteur.

Une figure marginale : Panurge « eschappé es chiens39 »

19 Le personnage de Panurge est particulièrement intéressant concernant cette analogie entre l’homme et la bête. Il est, par excellence, l’homme qui brouille les frontières, menace la stabilité des catégories. Il fait advenir l’analogie sur le plan narratif. Son apparition dans le livre est frappée du signe canin40, sceau qui ne le quittera plus : Ung jour Pantagruel se pourmenant hors de la ville, vers l’abbaye Sainct Antoine, devisant et philosophant avecques ses gens et aulcuns escolliers, rencontra ung homme, beau de stature et élégant en tout linéamens du corps, mais pitoyablement navré en divers lieux, et tant mal en ordre qu’il sembloit eschappé ès chiens, ou mieulx ressembloit à ung cueilleur de pommes du pays du Perche.41

20 Les premières informations que nous recevons sur Panurge forment un portrait inaugural très instructif. D’abord, on le rencontre « hors de la ville » , indication spatiale significative qui dit sa marginalité. Cette situation hors de la ville exclut Panurge de tout pacte d’urbanitas. Il n’a aucun engagement vis-à-vis de la cité, puisqu’il est issu d’une sorte de no man’s land, soustrait à toute loi. L’origine obscure de Panurge, son irréductible étrangeté ouvre le lieu commun de l’homme déraciné, insouciant et a- moral. Il se place hors des remparts (remparts qu’il tourne allègrement en dérision au chapitre XI), et se détermine d’emblée par son rapport à la transgression, au-delà de la ville et au-delà de la civilisation. Il expose l’image paradoxale de sa beauté et de sa misère. A la fois beau et blessé, « navré » , il semble échappé des griffes et des dents des chiens. Il est marqué dans sa chair par la férocité canine. Et son comportement restera lié à cette ascendance, comportement que l’on pourrait assimiler à l’attitude cynique qui ne se soucie ni de la morale, ni des bonnes mœurs. Le cynisme, issu du grec kunismos tire son nom du chien kuôn ; l’homme cynique adopte en effet le mode vie « d’un chien » , dans la mesure où il ne se plie à aucune règle sociale, et vit proprement en hors la loi. Il vit dans la rue, en misérable, parce qu’il est lucide sur la condition misérable de l’homme. Nous ne dirions pas que Panurge adopte une attitude de philosophe cynique. Il est cynique par accident, sans aucune conviction. Son cynisme relève plutôt du sens péjoratif qu’on lui donne depuis le XIXème siècle : brutalité et impudence. Cependant, ce « cynique » n’est pas repoussant, au contraire, il est aimable : « Comment Pantagruel trouva Panurge lequel il ayma toute sa vie » . Si Pantagruel est immédiatement séduit par la beauté naturelle de Panurge, c’est que celui-ci respire la « grâce animale42 » ; son corps laisse paraître une négligence telle qu’il émane de lui une sorte d’inconscience ou de naïveté qui le fait paraître tout droit sorti d’une meute de chiens ou d’un verger du Perche. Ce portrait inaugural est imprégné de fascination, Pantagruel est littéralement sous le charme de cet homme énigmatique, sorti de nulle part. On lit la curiosité du géant dans la série de questions empressées qu’il lui lance : Qui estes vous ? Dont venez vous ? Où allez vous ? Que quérez vous ? Et quel est vostre nom ?43

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21 Panurge est le lieu parfait de l’ambiguïté propice à toutes les perversions. Il va s’ingénier à toutes les corruptions de la nature humaine. Il entreprend, au chapitre XIV, de « venir au dessus d’une des grandes dames de Paris » (p. 116). Avant qu’il ne fasse appel aux chiens, Panurge utilise un vocabulaire animal pour parler des rapports humains « que feussiez couverte de ma race » (p. 116). Le but de Panurge est déjà perceptible, il veut dépasser la « haulte dame de Paris », la faire déchoir pour triompher. La séduction ne semble pas l’intéresser, si ce n’est en tant que jeu immédiatement détruit par la dérision. Ce qui l’intéresse, c’est la perdition. Son triomphe consistera dans l’humiliation de cette « haulte dame » et le rire triomphant de lui-même. Ce maniaque des mariages contre nature (mariage des vieilles, mariage des vesnes et des vesses, mariage du roi Anarche à une bonne vieille) décide d’unir cette femme à tous les chiens de la ville. Il lui impose l’animalisation en imprégnant les plis de sa robe de l’odeur d’une chienne en chaleur. Toute la composition du texte concourt à l’assimilation de la femme à la chienne. Les chiens sont pratiquement toujours au pluriel, ils forment une meute indéfinie, impossible à identifier, alors que la chienne est singulière (sa mise à mort et son excision sont longuement décrites), les deux « femelles » se confondent aisément dans l’économie du texte : Je croys que ceste dame là est en chaleur, ou bien que quelque lévrier la couverte fraischement.44 Et, quant il vit que tous les chiens grondoient bien à l’entour de elle comme ilz font autour d’une chienne chaulde […]45

22 De plus, dans la version définitive, Rabelais choisit de citer nommément une chienne qu’il tire de la troisième Bucolique de Virgile46 : Ce jour de la vigile, Panurge chercha tant d’ung cousté et d’aultre, qu’il trouva une chienne qui estoit en chaleur […]47 Le jour de la vigile Panurge chercha tant d’ung cousté et d’aultre qu’il trouva une lycisque orgoose […]48

23 Cette allusion à la Lycisca des Bucoliques, associée au mot d’origine grecque « orgoose » dont la racine signifie « être en rut », donne une identité particulière à cette chienne qui prend une réalité culturelle non négligeable. Cette nomination, pour être comique dans ses sonorités et par son pédantisme (Rabelais parle ici un peu comme l’écolier limousin), n’en renforce pas moins la possible personnification de cette chienne. Cette analogie entre la femme et la chienne fait partie de l’imaginaire misogyne de l’époque. André Tiraqueau, juriste et ami de Rabelais, a écrit un traité important sur le mariage, dont certains passages montrent la force de cette assimilation : Sed et hanc mulierum impudentiam adstruit, quod infra dicemus, cum de invidia foeminarum differemus, mulieres canibus a multis comparatas, quia eo animali nihil est impudentius, […] De qua re loquitur Diuus Hieronimus in Esaiam, c. 66. Pulchre (ait) canis et meretrix copulantur, quia utrunque animal pronus est ad libidinem.49

24 Panurge applique à la lettre la leçon moraliste du juriste qui brocarde les femmes impudentes en les comparant honteusement à des chiens. La bestialité, au sens de rapport contre-nature entre un homme et un animal, est clairement évoquée. La scène finale du chapitre XIV constitue une sorte d’amplification effrayante de cette bestialité. Le désordre et l’avidité de cette masse de chiens accumulés sur cette femme, véritable point de mire de leur appétit sexuel, constitue une image très puissante de souillure. La femme est assimilée à la chienne par tout un travail de personnification, mais sa condition est encore pire que celle de la chienne. L’événement est absolument irréel

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par le nombre incalculable et toujours grandissant des chiens qui assaillent cette seule femme. Il s’agit, par une hyperbole numérale déréalisant ce spectacle, de figurer la situation précaire de l’homme (par-delà la dimension misogyne de la scène) qui peut à tout moment déchoir, basculer. En ce sens, l’épithète « haute » présente dans le titre ( « Comment Panurge feut amoureux d’une haulte dame de Paris » ) est particulièrement parlante. Cette scène obscène, à la tonalité proche des fabliaux érotiques du Moyen Âge, narre, dans le registre grotesque, l’histoire d’une chute, et répète, de manière sous-jacente et bouffonne, le drame eschatologique de la Chute qui est marqué par la dissemblance50. Ici, la dissemblance est brutalement rappelée par une scène de bestialité.

25 Panurge établit une situation extrêmement transgressive. Non seulement il amène sur la scène publique un acte sexuel, mais en plus ce dernier est absolument contre nature : il scelle l’union de deux espèces différentes et celui de la multitude avec le singulier. A. Tiraqueau nous rappelle que le chien a été interdit dans la citadelle d’Athènes parce qu’il s’unissait en public et n’importe où : « quod in propatulo et passim coeat51 » . Or, Panurge introduit cette scène obscène dans des lieux sacrés : dans l’église, puis au beau milieu de la procession, et ce pendant la fête même du Corps Dieu. Il exacerbe la transgression et s’arrange pour en faire « un déduyt » (divertissement) bien visible aux yeux de tous. Cette accumulation de violations des interdits naturels et religieux fait de cette scène le paroxysme du caractère « marginal » de Panurge qui ne respecte aucune loi. Il impose sa propre vision du monde et pour ce faire utilise à merveille la dimension effrayante du mélange de l’homme à l’animal. Cet accouplement contre nature, guidé par le stratagème de Panurge, corrobore l’image d’un Panurge en retrait, qui refond les réalités, bouscule l’ordre des choses, pour le plaisir et la satisfaction d’un beau spectacle : « A quoy volontiers consentit Pantagruel, et veit le mystère, qu’il trouva fort beau et nouveau » (p. 124). L’image transgressive investit ici le cœur de l’ordre, le cœur de la norme : l’ordre religieux (l’église et la procession de la Fête Dieu), l’ordre social (l’assentiment du suzerain Pantagruel) et l’ordre moral (la femme mariée et pratiquante). Ainsi, la figure marginale de Panurge déborde son cadre naturel, dévore tout l’espace de la représentation, met à mal toute hiérarchie des catégories. Il ne s’agit pas ici d’un « montage normatif52 » comme on le rencontre dans les manuscrits gothiques où l’image centrale et le texte imposent la norme, tandis que la marge offre un contrepoint qui vient renforcer cette organisation nettement établie. Cet univers rappelle l’univers anomal du Roman de Renart53. De fait, Panurge s’inscrit bien dans la filiation d’un type : celui du décepteur54. Seulement le texte rabelaisien est autrement plus complexe que celui des branches renardiennes ou des fabliaux érotiques du Moyen Âge, dans la mesure où aucune homogénéité, aucune continuité n’est jamais atteinte. Le texte sauvegarde à tout moment son aspect de centon55. C’est un texte tissé de morceaux hétérogènes, venant de sources aussi variées que le permet l’expérience intellectuelle, sociale, professionnelle et esthétique de son auteur. Aussi le personnage de Panurge ne peut-il pas être réduit à l’archétype du décepteur. S’il en est l’héritier, il se singularise dans la mesure où il habite un univers romanesque hétérogène, mêlant érudition et rire, sérieux et grotesque, engagement et insouciance affichée. Cette figure marginale est autrement plus dangereuse que celle des Trubert et des Renart en ce sens qu’elle vient troubler un monde de savoir et de pouvoir. L’optimisme fondateur du premier roman n’est pas si évident ; une réflexion sur la légitimité du savoir humain, de la connaissance humaine, fondée sur le précepte évangéliste d’humilité, est déjà engagée. Dès le Pantagruel, Rabelais suit la voie frayée par Corneille Agrippa56, à savoir

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la remise en cause de l’habilité de l’homme à maîtriser la Création. Ce point de vue déplace le rôle de Panurge, lui offre une dimension allégorique très forte : toutes les destructions, toutes les confusions qu’il sème sont autant de signes de la mise en crise de la notion d’humanitas – prétendument portée triomphalement par ce grand humaniste. Dès lors, tous les vacillements de la catégorie humaine introduits par Panurge sont autant de traces d’une réflexion fondamentale sur les droits et les pouvoirs de l’homme. Ainsi, les images de devenir animal, les images de glissement analogique, d’hybridité, sont souvent le signe grotesque d’une réflexion anthropologique cryptée.

26 Si l’analogisme est présenté par Philippe Descola comme un « rêve herméneutique de complétude », il s’abîme chez Rabelais en une dynamique agonistique paradoxale. L’auteur renaissant instaure un système analogique qui repose sur le principe d’une inclusion laconique de la figure, si bien que les images animales suscitent un sentiment de stupeur. Au lieu de servir une signification, ces images se caractérisent par leur appel à la sensibilité. Selon l’ordre esthétique rabelaisien, le sensible est premier, le sens second et le plus souvent dissimulé, travesti. Grâce à une esthétique de la surprise fondée sur l’insolite et l’incongru, l’auteur parvient à faire « surgir » l’image hors du cadre narratif, à lui conférer une épaisseur sensible. Cette matérialité de la langue, cette « incarnation » des images, est la condition nécessaire à la formation d’une pensée analogique paradoxale qui, par le rapprochement des signes, crée une tension identitaire. La co-présence maintenue des images animales et de la figure humaine (qu’elle soit explicite ou sous-jacente) offre une vision foncièrement labile de l’homme. Sujet au changement et à l’impermanence des choses, l’homme de Rabelais s’incarne sous la menace salvatrice du « devenir animal ». Sans cette inquiétude, sans cette remise en jeu perpétuelle, il retomberait dans une torpeur bestiale. Les effets de juxtaposition insolite (les Harpyes, Satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs limoniers du Prologue de Gargantua), d’écartèlement analogique (les attributs hétérogènes et faramineux de Quaresmeprenant), d’opacité du sens (les animaux venimeux introuvables du Quart livre), de violence transgressive (les outrages bestiaux fomentés par Panurge), servent un seul et même but : rapprocher l’homme et la bête, faire trembler les catégories, tout en préservant la force évocatrice des images animales, pour mieux interroger la « nature » de l’homme, homme qui n’existe que plongé dans le monde, confronté à la diversité et à la confusion d’après la Chute et d’après Babel. Selon Pic de la Mirandole, Dieu aurait dit au premier homme : Nous ne t’avons fait céleste ni terrestre, immortel ni mortel, pour que, tel un statuaire qui reçois la charge et l’honneur de sculpter ta propre personne, tu te donnes toi-même la forme que tu auras préférée. Tu pourras dégénérer en un de ces êtres inférieurs que sont les bêtes, tu pourras, selon les vœux de ton cœur, être régénéré en un de ces êtres supérieurs que l’on qualifie de divins.57

27 L’homme se voit attribuer la liberté fondamentale de déterminer sa nature, c’est à lui de se donner la « forme » qu’il aura choisie. Rabelais ouvre dans sa fiction le champ immense de la liberté humaine, il en fait d’ailleurs l’objet central du Tiers livre qui porte essentiellement sur cette terrible ouverture du libre arbitre58. Le foisonnement des formes, la tension permanente d’un imaginaire enclin à présenter la multitude des aspects du monde, replace sans cesse l’homme devant la difficulté et la nécessité de redéfinir inlassablement sa nature. Toujours en mouvement59, toujours menacée, la nature de l’homme n’est à aucun moment le fruit d’une conception essentialiste chez Rabelais. L’homme ne devient humain que s’il est pris dans une dynamique de

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confrontation, d’émulation. Cette rémanence des images animales, cet entêtement de la figure marginale à menacer l’ordre établi, sont les conditions sine qua non d’une esthétique de la liberté60, travaillant sans relâche, avec brutalité et éclat, la définition de l’homme61.

NOTES

1. « Les proverbes tirés du monde des animaux, surtout des animaux domestiques, sont nombreux et variés. C’est ici qu’éclate la forte originalité de la parémiologie rabelaisienne et qu’elle se révèle un cachet à part ». Lazare Sainéan, La Langue de Rabelais, Genève, Slatkine Reprints, 1976, p. 380. 2. Jacques Rancière, La chair des mots, Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998. 3. Lucien Febvre a noté cette « infirmité » de l’homme renaissant vis-à-vis de la vue. Selon lui, les écrivains du XVIème siècle « à de très rares exceptions près […] ne savent pas faire un croquis, attraper une ressemblance, camper un personnage en chair et en os devant le lecteur ». Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, « L'évolution de l'humanité », (1942), 1961 et 1974, p. 79-81. Nous verrons que, pour singulières qu’elles fussent, les modalités esthétiques du voir constituent une problématique centrale chez Rabelais. 4. Michel Foucault, Les Mots et les choses Une archéologie des sciences humaines, « La Prose du monde », Paris, Tel, Gallimard, 1966, p. 50-51. Nous soulignons. 5. L’hidalgo passe pas moins de quatre jours pour trouver un nom à son roussin et huit jours pour se nommer lui-même. L’auteur met alors en abyme le travail de création et répète l’acte de la Genèse, inscrivant son œuvre dans la continuité – parodique – du geste primitif d’Adam : « […] après plusieurs noms qu’il forma, effaça et ôta, ajouta, défit et refit en sa mémoire et imagination, enfin il vint à le nommer Rossinante, nom, à son avis, haut, sonore, et significatif de ce qu’il avait été quand il avait été roussin auparavant, et de ce qu’il était à présent, qui était devant et le premier de tous les roussins du monde ». Cervantès, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction de César Oudin, Paris, Folio classique, Gallimard, 1988, p. 71. 6. Voir infra : « Anti-nomination et figuration : de l’inversion du signe à sa matérialité » pour une analyse de cette liste. 7. La notion de stupeur – issue du latin stupor – traduit bien cette idée de saisissement, d’attente. Le lecteur reste interdit, paralysé par une image déconcertante, dont le sens lui est a priori refusé au profit d’une forme dominatrice et surinvestie du point de vue de la représentation. C’est bien la forme, l’image qui triomphe tandis que son assujettissement au rôle d’illustration s’estompe. Julie Jourdan prépare, sous la direction de Jean-Claude Schmitt, une thèse sur les rapports entre le texte et l’image dans le Ci nous dit. Elle y développera notamment l’idée d’une « rhétorique de la stupeur ». 8. Dans le dialogue de Platon, Cratyle, le philosophe éponyme soutient que le mot correspond à l’être. Selon lui, le mot est intrinsèquement lié à la chose. D’après cette conception du langage, il est impossible de tenir un discours faux. Nous ne disons pas que Rabelais fût un disciple de Cratyle, bien au contraire (il disait bien que les mots signifiaient « à plaisir », selon une convention et non par nature, voir livre, chapitre XIX, p. 409 – éd. Pléiade – : « Les langaiges sont par institutions arbitraires et convenences des peuples : les voix (comme disent les Dialecticiens) ne signifient naturellement, mais à plaisir »), mais nous avançons l’hypothèse d’un imaginaire

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proche de cette conception philosophique, un imaginaire qui compte sur la force d’évocation des mots, dans leur simple matérialité sonore. 9. Jean-Claude Schmitt, « Imago : de l’image à l’imaginaire », Cahiers du Léopard d’or 5, 1996, p. 31. 10. Ce statut primordial de la vue chez Rabelais est particulièrement notable, dans la mesure où les chercheurs, à la suite de Lucien Febvre, avaient eu tendance à minorer ce sens chez les écrivains de la Renaissance : « Comme l’ouïe fine et le flair aiguisé, les hommes de ce temps avaient, sans nul doute, la vue perçante. Mais précisément, ils ne l’avaient pas encore mise à part des autres sens. Ils n’en avaient pas lié spécialement les données par un lien nécessaire, à leur besoin de connaître […] ». Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIème siècle, op. cit., p. 79-81. Michel Simonin fait état de cette lecture dénigrant la vue dans les œuvres de la Renaissance, notamment chez un historien tel que Robert Mandrou qui parle du « rôle secondaire de la vue », afin de démontrer qu’il n’en est rien. M. Simonin s’appuie cependant sur des textes plus tardifs, et délaisse le cas de Rabelais. « Le statut de la description à la Renaissance », in L’Encre et la lumière Quarante-sept articles (1976-2000), Genève, Droz, 2004, p. 163-177. 11. Gargantua, Prologue de l’auteur, édition de Mireille Huchon, Paris, Pléiade, Gallimard, 1994, p. 6. Nous soulignons. Nos références au texte de Rabelais sont tirées de l’édition Pléiade établie par Mireille Huchon, hormis dans le dernier volet de cet article : « Une figure marginale : Panurge eschappé es chiens », pour lequel nous avons utilisé l’édition princeps établie par V. L. Saulnier. 12. Tiers livre, Prologue de l’Auteur, p. 345. Nous soulignons. 13. Index électronique des œuvres romanesques (les cinq livres de Pantagruel) de François Rabelais, sous la direction de Marie-Luce Demonet. Index et édition publiés avec le concours de l'Université Blaise Pascal et du Centre National du Livre, Tours, La Licorne, 1999. 14. Michel Charles, « Une rhapsodie herméneutique », in Rhétorique de la lecture, Paris, Edition du Seuil, 1977, p. 33-58. 15. « La « pusse en l’oreille » enchâssée et montée en bijou au Tiers livre (chapitre VII), symbolise certes l’inquiétude de Panurge en proie à ses appétits sensuels, mais elle représente aussi, au niveau métalinguistique, le souci de traduire visiblement cette sensualité poignante que l’usure ou la banalité du proverbe n’auraient su transmettre ». François Rigolot, « Sémiotique de la sentence et du proverbe chez Rabelais », Etudes rabelaisiennes XIV, 1977, p. 277-286. Nous soulignons. 16. « […] l’analogisme est un rêve herméneutique de complétude qui procède d’un constat d’insatisfaction prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l’espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d’affinités et d’attractions signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité ». Philippe Descola, « Les vertiges de l’analogie », in Par-delà nature et culture, Paris, nrf, Gallimard, 2005, p. 280. Nous soulignons. 17. « Pour louer Socrate, messieurs, je procéderai par comparaison ; lui croira peut-être que je veux le tourner en ridicule ; non, c'est un portrait réel et non une caricature que je veux tracer ainsi. Je dis donc qu'il ressemble tout à fait à ces silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que l'artiste a représentés avec des syringes et des flûtes à la main ; si on les ouvre en deux, on voit qu'ils renferment à l'intérieur des statues de dieux. Je soutiens aussi qu'il ressemble au satyre Marsyas. Que tu ressembles de figure à ces demi-dieux, Socrate, c'est ce que toi-même tu ne saurais contester ; mais que tu leur ressembles aussi pour le reste, c'est ce que je vais prouver. Tu es un moqueur, n'est-ce pas ? Si tu n'en conviens pas, je produirai des témoins. Mais je ne suis pas joueur de flûte, diras-tu. Si, tu l'es, et beaucoup plus merveilleux que Marsyas ». Platon, Le Banquet, 215a et b, traduction d’Emile Chambry, Paris, Classique Garnier, 1922. 18. Le mythe des Harpyes est fondé par Hésiode dans sa Théogonie à partir du vers 265 : « Quant à Thaumas le Merveilleux, ce fut une fille d’Océanos au cours profond / qu’il emmena dans sa

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demeure : Electre la Brillante ; et celle-ci enfanta la rapide Iris, l’Arc-en-ciel, / et les Harpyes Ravisseuses aux beaux cheveux, Aellô la Rafale et Ocypétè Vol-Vif, / qui peuvent talonner les souffles des vents et des oiseaux […] ». Traduction d’Annie Bonnafé, Paris, Rivages, 1993. 19. Nous nous appuyons ici sur les définitions de Pierre Grimal : « On représente [les Harpyes] comme des femmes pourvues d’ailes ou encore comme des oiseaux à tête féminine. Elles ont des serres aiguës. […] Les Harpyes sont des ravisseuses d’enfants ou d’âmes. On plaçait parfois leur image sur les tombeaux, emportant l’âme du mort dans leurs serres ». / « Les satyres, appelés aussi « Silènes », sont des démons de la nature, qui ont été intégrés dans le cortège de Dionysos. On les représentait de différentes façons : tantôt le bas du corps était celui d’un cheval et, à partir de la taille, le haut était celui d’un homme. Tantôt, leur animalité était celle d’un bouc. Dans l’un et l’autre cas, ils sont doués d’une longue et large queue, très fournie, semblable à celle d’un cheval, et d’un membre viril perpétuellement dressé de proportions surhumaines ». Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951. 20. Michael Camille, Images dans les marges Aux limites de l’art médiéval, traduction de Béatrice et Jean-Claude Bonne, Paris, Le temps des images, Gallimard, 1997 (édition originale 1992), p. 11. Nous soulignons. Ici, M. Camille répond, semble-t-il, à Emile Mâle qui ne voyait dans l’art religieux du XIIIe qu’un miroir de la nature se réduisant à deux fonctions : l’une symbolique, l’autre laudative. E. Mâle ne concevait pas la possibilité d’un art subversif, ayant pour but de troubler la frontière de l’humain : « Aucune idée dans cet art charmant, mais un tendre et profond amour pour la nature. Les sculpteurs du Moyen Âge, livrés à eux-mêmes, ne s’embarrassaient plus de symboles : ils redevenaient peuple, ils regardaient le monde avec des yeux émerveillés d’enfant » L’Art religieux du XIIIe siècle en France (1899), Paris, Le Livre de Poche, Armand Colin, 1993, p. 109-110. 21. Erasme, Traité de civilité puérile (1530), traduction d’Alcide Bonneau (1877), Paris, Mille et une nuit, Fayard, 2001 : « Nous en dirons autant de ceux qui rient en ouvrant horriblement la bouche, en se plissant les joues et en découvrant toute la mâchoire : c’est le rire d’un chien ou le rire sardonique », p. 15 ; « S’ingurgiter, d’un coup, de gros morceaux, c’est le fait des cigognes ou des goinfres », p. 34. Le dessein de cet ouvrage est clairement éducatif et pédagogique, tout différent de celui des chroniques rabelaisiennes qui n’auraient pour objet affiché que de faire rire. Mais Rabelais instaure un dialogue facétieux entre ce petit livre et son Gargantua. Il fait volontairement suivre par son géant une pente grossière et bestiale, pour mieux fonder ensuite une éducation pleine d’appétit et de désir d’apprendre. Toujours rappelé à sa condition animale, l’homme doit sans cesse refonder son humanité. 22. Quartlivre, XXIX, p. 607. 23. T. Cave, Cornucopia Figures de l’abondance au XVIe siècle : Erasme, Rabelais, Ronsard, Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 230. 24. Quart livre, XXX, p. 610. 25. Quart livre, XXXII, p. 613 (nous sautons les lignes utilisant des images autres qu’animales, mais respectons l’ordre de l’énumération). 26. Rabelais joue ici sur le double sens de « contenence ». Au chapitre XXII du Pantagruel de 1542, le mot désigne aussi bien l’attitude de la dame que les déjections des chiens : « Tout le monde se arestoit à ce spectacle considerant les contenences de ces chiens qui luy montoyent jusques au col, et luy gasterent tous ces beaulx acoustremens », p. 297. 27. Expression de Floyd Gray dans Rabelais et le comique du discontinu, Paris, Honoré Champion Editeur, 1994. 28. Quart livre, XXXII, p. 614. 29. Quart livre, XXXII, p. 615. 30. En ceci, ces images sont très proches des images marginales telles que Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet les ont analysées : « Entre autres spécificités, le texte littéraire ou l’œuvre d’art refuserait la transparence du signifiant, provoquerait son étrangeté. Il

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interposerait un signifiant opacifié comme un écran devant le mondain, et suggérerait par là qu’il y a du monde [les auteurs reprennent ici des notions de Georges Molinié : le mondain se rapporte à tout ce qui est appréhendable, tandis que le monde désigne la brutalité du réel]. Les sensations nous paraissent traduites dans le texte littéraire ou dans l’image par l’attention portée à la matérialité du signifiant : effet de surface de l’ornement, sonorité du verbe… Cette matérialité qui résiste, sur laquelle nous butons, nous projette vers un au-delà de la signification où le sensible féconde le signifié ». « La transgression dépassée », in Image et transgression au Moyen Âge, Paris, PUF, 2008, p. 164-165. Nous soulignons. 31. Gil Batholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge, op. cit., p. 165. Nous soulignons. 32. Quart livre, IIII, p. 546-547. Nous soulignons. 33. Quart livre, « A mon seigneur Odet, cardinal de Chastillon », p. 519. 34. Selon Roland Barthes, la littérature occupe une place privilégiée parmi les disciplines, dans la mesure où elle « fait tourner les savoirs » : « Elle n’en fixe, elle n’en fétichise aucun ; elle leur donne une place indirecte et cet indirect est précieux. D’une part, elle permet de désigner des savoirs possibles – insoupçonnés, inaccomplis ; la littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle […]. D’autre part, le savoir qu’elle mobilise n’est jamais entier ni dernier : la littérature ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose ; ou mieux : qu’elle en sait quelque chose – qu’elle en sait long sur les hommes ». Leçon (leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 7 janvier 1977), Paris, Seuil, 1989, p. 18-19. Nous soulignons. 35. Pantagruel, VIII. « Somme que je voye un abysme de science : car doresnavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra yssir de ceste tranquillité et repos d’estude […] », p. 245. Force est de relever l’ambivalence de l’expression « abysme de science » dans cette lettre de Gargantua à son fils, traditionnellement présentée comme un morceau du plus pur optimisme humaniste. Je remercie ici Michel Magnien qui avait développé, pendant l’année universitaire 2004-2005, lors de son séminaire portant sur « L’ironie à la Renaissance », l’idée du caractère suspicieux de ce terme « abysme ». Il l’avait alors interprété comme un « signe ironique » (en s’appuyant sur la notion d’« ironie littéraire », établie par Philippe Hamon), allant de ce fait à l’encontre des lectures habituelles du chapitre VIII de Pantagruel. M. Magnien s’était alors appuyé sur l’article de G. J. Brault : « « Ung abysme de science » : on the interpretation of Gargantua’s letter to Pantagruel », Travaux d’humanisme et de Renaissance, tome XXVIII, Genève, Droz, 1966, p. 615-632. 36. Quart livre, LXIV, p. 691-692. 37. Christ du portail central de la cathédrale d’Amiens. Ce Christ écrasant des symboles maléfiques s’inscrit dans un système de représentation pleinement normatif. Il s’agit d’une image centrale, en majesté, point de mire du regard, au seuil de la cathédrale. Les animaux symboliques sont directement appréhendés en tant que tels. Cette immédiateté, cette transparence du signe est totalement renversée dans la liste du chapitre LXIV. Il s’agit d’une démarche esthétique absolument (volontairement ?) antinomique, qui brouille les usages traditionnels du symbole. 38. Michel Pastoureau a insisté sur cette lisibilité du symbole qu’il reste à interpréter : « […] la pensée analogique médiévale s’efforce d’établir un lien entre quelque chose d’apparent et quelque chose de caché ; et, principalement, entre ce qui est présent dans le monde d’ici-bas et ce qui a sa place parmi les vérités éternelles de l’au-delà. Un mot, une forme, une couleur, une matière, un nombre, un geste, un animal, un végétal et même une personne peuvent ainsi être revêtus d’une fonction symbolique et par là même évoquer, représenter ou signifier autre chose que ce qu’ils prétendent être ou montrer ». Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, 2004, p. 17. Nous soulignons. Justement, dans cette liste, les termes sont (pour la plupart) cachés, dans la mesure où ils constituent des transcriptions directes et souvent altérées du grec

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et de l’arabe. Pour les origines précises de ces mots, voir l’étude de Paul Delaunay, « Les Animaux venimeux dans Rabelais », in Mélanges offerts à M. Abel Lefranc, Paris, Droz, 1936. 39. Pantagruel, IX, p. 246. 40. Lors de son intervention du 18 février 2009 au séminaire d’« Anthropozoologie : histoire naturelle et culturelle des animaux vrais », intitulée : « Aux origines du bestiaire héraldique (Xème-XIIIème siècle) », Michel Pastoureau a insisté sur les connotations foncièrement obscènes qui sont attachées au chien jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est seulement au cours de la Renaissance que les « cochonneries sexuelles » seront attribuées au cochon. On observera que cette symbolique luxurieuse du chien perdure fortement chez Rabelais et chez ses contemporains – notamment chez le juriste André Tiraqueau. 41. Pantagruel, IX, p. 246. 42. Sur la « grâce animale » voir les développements de Heinrich von Kleist dans son court récit Sur le théâtre de marionnettes : « Nous voyons que, dans le monde organique, plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante », Paris, édition Mille et une nuits, 2003, p. 20. 43. Pantagruel, chapitre IX, édition de 1532 établie par V. L. Saulnier, Genève, Librairie Droz, 1965. p. 49. Nous utiliserons à présent cette édition, car celle de la Pléiade n’offre pas la version première du texte. On lit également dans cette série de questions une parodie d’un vers formulaire de l’épopée homérique, celui de l’identité (Odyssée, I, 79). On trouve déjà ce détournement burlesque du vers homérique dans la cinquième section de l’Apocoloquintose [transformation en citrouille] du divin Claude, apothéose comique et satirique de l’empereur romain. Sénèque l’utilisait pour jeter le trouble sur l’identité de l’empereur lors de son arrivée dans l’Olympe : « [Hercule] vit cette face d'une espèce nouvelle, cette démarche insolite, il ouït cette voix qui n'appartenait à aucun animal terrestre, qui n'était, comme chez les monstres marins, qu'un rauque et sourd grognement, et il pensa que le treizième de ses travaux lui tombait sur les bras. En y regardant mieux, il crut démêler quelque chose d'un homme. Il s'approcha donc et, chose facile à un roitelet grec, il débita ce vers d'Homère : « Quel es-tu ? D'où viens-tu ? De quel pays es-tu ? » ». Œuvres complètes de Sénèque le Philosophe, traduction de J. Baillard, Paris, Hachette, 1914, premier volume, p. 269. De la même façon, Rabelais reprend ce vers pour mieux souligner l’identité incertaine de Panurge, ses rapports équivoques avec les différentes catégories de la Création. 44. Pantagruel, chapitre XIV, p. 124. 45. Ibid. 46. « Je ne t’ai pas vu, vaurien, tendre des pièges au bouc de Damon, malgré les aboiements de Lycisca ? ». Bucoliques, III, 16-18, texte établi par Eugène de Saint-Denis, Paris, « Les Belles lettres », 1956. 47. Pantagruel, chapitre XIV, p. 122. 48. Rabelais, Œuvres complètes, Pantagruel, p. 195. 49. « Mais il ajoute que cette impudence des femmes (dont nous parlons plus bas lorsque nous traitons du caractère envieux des femmes) a fait que celles-ci ont été comparées par beaucoup aux chiens, parce que rien n’est plus impudent que cet animal. Le divin Jérôme rapporte le fait, dans le livre d’Esaïe, au chapitre 66. C’est de belle façon (dit-il) que le chien et la prostituée s’unissent, car l’un et l’autre animal sont enclins au désir libidineux », (nous traduisons) André Tiraqueau, « canum nomine vocantur impudentes », De legibus connubialibus (Anvers, 1530), liber 9, numero 183, Lyon, apud Guliel Rovilluim, 1554. 50. Jean-Claude Schmitt a mis en avant le rôle structurant du paradigme de la dissemblance dans les systèmes figuratifs de la Chrétienté : « Le ad de la formule biblique [« Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram » : « Faisons l’homme à notre image et notre semblance », Genèse, I, 26] indique que, pour l’homme, cette histoire est projet, le projet d’une restitution pleine de la « ressemblance » perdue qui ne demeure qu’à l’état de trace (vestigium) dans l’état

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de « dissemblance » et d’éloignement de Dieu où l’homme, par la Faute, s’est lui-même plongé. Dans ce drame qui est, dans la conception chrétienne, le fondement de toute histoire, l’homme incarne le changement alors que Dieu est l’être immuable ». Le Corps des images Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, « Le Temps des images », nrf, Gallimard, 2002, p. 23. 51. André Tiraqueau, De Legibus connubialibus, « canis in propatulo coit », liber 15, numero 159, op. cit. 52. « L’univers caustique des marges emprunte volontiers au registre de l’obscène. En regard des textes sacrés, cette obscénité peut être perçue comme blasphématoire. Or, la juxtaposition de registres à ce point contraires n’est manifestement pas transgressive au Moyen Âge (du moins pas dans sa conception), car cette juxtaposition des images marginales et du centre est ordonnée, organisée, hiérarchique […] ». « Montages normatifs », in Image et transgression au Moyen Âge, op. cit., p. 81. Nous soulignons. Selon les auteurs de ce livre : « Seule l’abolition de hiérarchie entre marges et centre, c’est-à-dire l’intimité d’éléments disparates, rendrait incertaines les frontières entre les catégories, brouillerait leur lisibilité, ébranlerait l’ordre » (p. 85). Or, c’est bien ce qui se passe dans la fiction rabelaisienne où la figure marginale de Panurge renverse les catégories, fait verser le plus haut, le plus noble, le plus solennel, dans le plus bas, le plus infâme. Il n’apporte pas un contrepoint burlesque à un univers officiel et ordonné. Il ne s’inscrit pas dans un rite carnavalesque (des fêtes marginales pouvaient être associées à la procession de la Fête Dieu), puisqu’il habite le sein de la norme, et le sape littéralement. 53. Voir à ce propos les travaux de Jean Scheidegger, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Genève, Droz, 1989. L’auteur parle à propos de l’attitude de Renart de « négativité radicale », cependant, il relève la contiguïté entre la renardie et l’écriture, et ajoute : « Mais de sa négation et de la chose niée […] reste quelque chose. La négativité renardienne fait œuvre, elle est à l’œuvre. La dérision maîtrisée, opérée avec maîtrise par le roman, constitue et aménage un espace littéraire » (p. 364-365). Cet espace littéraire aménagé par Renart acquiert une certaine stabilité malgré l’évolution des branches partant d’un XIIe siècle anomal et allant vers un XIIIe siècle nettement plus allégorique et moralisant. De fait, l’univers renardien est constitué d’une certaine homogénéité, la figure de Renart reste stable et reconnaissable, tandis que l’univers qui se déploie autour de lui n’a de raison d’être que son renversement malicieux ou maléfique. L’hétérogénéité structurelle des chroniques rabelaisiennes ouvre un espace littéraire bien plus difficile à appréhender, où la norme côtoie la marge, où la farce malmène l’érudition la plus sérieuse, où le mal s’abolit en éclat de rire, où les symboles s’égarent en des structures inouïes. 54. Paul Radin a établi les caractéristiques de la figure du « trickster » qui se définit par une ruse sans limites, qui passe tous les codes, toutes les conventions, toutes les lois. Voir Regan Paul, The trickster : a study in american indian mythology, Londres, Routledge, 1956. L’article de J. P. Bordier « Pathelin, Renart, Trubert, décepteurs » (in Le Moyen Âge 98, 1992, p. 71-84) inscrit de grandes figures comiques du Moyen Âge français dans les particularités de ce type. 55. Le centon est une étoffe ou un vêtement fait de plusieurs morceaux de couleurs différentes. Par analogie, on parle en littérature de centon, lorsqu’une pièce de vers ou de prose est composée de passages empruntés à un ou plusieurs auteurs (Source : TLFi, Trésor de la Langue Française informatisé). Sur l’histoire de l’usage littéraire du centon, voir l’article d’Hélène Cazes : « Centon et collage : l’écriture cachée », in Montages / Collages , Actes du second colloque du CICADA, Publications de l’Université de Pau, 1993, p. 69-84. 56. Corneille Agrippa, De incertitudine et vanitate scientiarum et artium, atque excellentia verbi dei declamatio, Parisiis, J. Petrum, 1531. Cet ouvrage marque un tournant dans la pensée d’Agrippa qui passe de l’occultisme le plus profond à un fidéisme qui le conduit à remettre en cause les capacités de l’homme à connaître le monde. Ce scepticisme a certainement influencé la pensée de Rabelais.

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57. Pic de la Mirandole, Discours de la dignité de l’homme (1486), traduction du latin par Roland Galibois, texte reproduit par Jean-Christophe Saladin, dans la Bibliothèque humaniste idéale De Pétrarque à Montaigne, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 126-127. 58. Le dilemme de Panurge (Dois-je me marier ou pas ?) incarne dans la fiction rabelaisienne cette difficulté consubstantielle à la liberté : celle de devoir accepter la prise de risque. La peur de Panurge résume sans ambages cet immense défi que constitue l’avancée vers la connaissance de soi ; Pantagruel le lui signifie clairement : « N’estez vous asceuré de vostre vouloir ? Le poinct principal y gist : tout le reste est fortuit, et dependent des fatales dispositions du Ciel ». Tiers livre, chapitre X, op. cit., p. 379-380. 59. Sur cette importance du mouvement dans l’esthétique de la Renaissance, voir l’ouvrage de Michel Jeanneret Perpetuum mobile Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, et la fameuse étude de Jean Starobinski Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982. 60. Il s’agit bien d’une esthétique de la liberté et non d’une éthique, dans la mesure où l’éthique impliquerait une dimension normative. Il n’en est rien chez Rabelais qui échappe à toute idéologie. Il travaille avec ses armes de créateur, place des images, aménage un espace de confrontation, dispose, propose, inquiète, à la manière du « poisson torpille » socratique (Ménon, 80a), mais n’impose jamais un système de pensée établi. 61. Cet article achevé, il me faut à présent témoigner ma plus vive reconnaissance à Elisa Brilli, Pierre-Olivier Dittmar et Jean-Claude Schmitt qui ont la patience et la générosité de m’initier aux problématiques de l’iconographie médiévale.

RÉSUMÉS

Cet article offre un travail analytique sur l’une des figures structurantes de la poétique rabelaisienne : l’analogie. Il s’agit de mettre en évidence les particularités de cette figure dans l’économie narrative et descriptive du poète renaissant. Afin d’offrir une vision appréciable de ce procédé poétique, cette étude ce concentre sur un champ restreint de l’imaginaire : l’animalité. L’analogie entre la bête et l’homme pose des problèmes spécifiques et fondamentaux qui interrogent le concept antique d’humanitas. Il s’agit de comparer l’esthétique de Rabelais avec celle à l’oeuvre dans l’art médiéval, et de comprendre le jeu de l’auteur avec la tradition symboliste et analogiste. Cette dynamique comparatiste confrontant les problématiques de l’image textuelle à celles de l’image matérielle débouche sur une réflexion anthropologique et philosophique : comment Rabelais « champion de l’humanisme » conçoit-il l’homme, comment appréhende-t-il ses pouvoirs ? L’incertitude, la fragilité, le mouvement, le devenir apparaissent, en dernière instance, comme les garanties d’une conception vraie de l’homme – toujours inquiétée, toujours refondée.

INDEX

Mots-clés : analogisme, animal, Descola (Philippe), enluminure, humanisme, Rabelais (Français)

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AUTEUR

LOUISE MILLION Louise Millon est professeur agrégé de Lettres modernes, doctorante de l'Université de la Sorbonne nouvelle et prochainement de l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Elle mène ses recherches sur l'imaginaire animal de François Rabelais, et ouvre cette réflexion littéraire sur l'iconographie médiévale du XIIIe au XVIe siècle, afin de constituer une sorte d'archéologie des motifs animaliers partant du champ textuel de Rabelais pour s'étendre à différents domaines de l'art médiéval (marginalia et statuaire en particulier). Co-dirigée par Marie-Madeleine Fragonard et Jean-Claude Schmitt, elle suit une méthode comparatiste interrogeant les rapports entre les images matérielles et les images verbales.

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La famille Billingham. Ray, Liz, Jason et autres animaux

Marion Duquerroy

« Ma mère me prenait en photographie dans des photomatons quand j’étais petit. Puis elle a arrêté quand j’avais à peu près l’âge de deux ans. Tout comme les animaux, elle aimait les enfants en bas âge, elle nous trouvait mignons. Quand les chiens et les chats ont grandi elle s’en est débarrassé. Quand mon frère et moi avons grandi, elle ne s’est plus occupé de nous1 ».

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1 Affectivement abandonné par des parents isolés de la société depuis leur perte d’emploi, l’artiste et photographe britannique Richard Billingham débute sa carrière par la publication de son « album de famille », Ray’s a Laugh2. Les photographies sont autant de fragments de l’histoire familiale. Aussi bien dans leur sujet que dans leur enchaînement, elles permettent une lecture psychologique de l’artiste, de ses motivations. Bien qu’il relativise continuellement les souffrances dont il a été victime, celles-ci donnent un sens à son geste photographique, celui du désir de reconnaissance. La photographie dans ce travail de pouvoirs fétichistes.

2 On a souvent pensé l’artiste comme une sorte de gavroche anglais qui ne devait son succès qu’aux clichés « trash » de ses proches. Certains s’en offusqueront même : « Celui qui a eu des parents quelqu’ils soient […] se demandera comment il est possible de justifier de prendre des photos de leurs moments de détresse et d’en couvrir les murs de la Royal Academy » se demande Nick Hornby3. La presse s’inquiète peu de savoir dans quelles conditions Richard Billingham a grandi, ni même les raisons d’une telle démarche mais doute des motivations qui l’ont poussé à jeter à la vue de tous son intimité. Choquant, son travail fait crier les uns au voyeurisme, les autres à une impossible continuation de son œuvre. Pourtant, Richard Billingham, loin du circuit du marché de l’art, n’a cessé de produire. Il coupe court à toute polémique en changeant radicalement d’esthétique, met au rebus l’appareil photo bon marché et la technique de l’instantané, et propose au public des photographies de paysages, dénués de toute présence humaine. Il brouille ainsi les pistes, et noie l’essence de son œuvre en multipliant les expériences. Une rétrospective à Melbourne4 a malgré tout permis de mettre en perspective les différentes séries et d’en dégager ce qui apparaît comme un leitmotiv. L’œuvre de Richard Billingham est avant tout familiale. Il revient incessamment sur son enfance : l’absence d’autorité parentale, son attachement à sa ville, et dernièrement le souvenir des sorties au zoo avec sa mère. En filigrane de cette première et cette dernière série, respectivement Ray’s a Laugh et Zoo5 (celle de paysages ne sera pas traitée), se dessine la relation qu’entretiennent les hommes avec les animaux. Nous reviendrons tout d’abord sur le principe même de l’album de famille et en quoi celui de Billingham ne cesse de mettre en parallèle, par l’alternance des sujets, l’homme et l’animal. Quel est donc l’objectif d’une telle comparaison ? Ne fait-elle pas alors référence à la conjoncture socio-économique, conséquence des politiques thatchériennes, de la Grande Bretagne. L’animalisation, voire la transformation monstrueuse des corps, serait le résultat de l’appauvrissement des classes populaires. L’homme inactif, qui a perdu son réseau social, tombe dans tous les excès afin d’oublier son quotidien. Il mutile son corps en mangeant ou buvant trop, en prenant des drogues, en s’étourdissant. Les animaux pour Billingham ne sont-ils pas présents pour montrer la perte de raison chez les parents ? Pourtant au travers de cette perpétuelle confrontation de l’homme avec l’animal, l’artiste ne cherche-t-il pas à capturer et sauvegarder les restes d’humanité présents chez les siens ?

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L’album de famille : confrontation de l’homme à l’animal

Fig. 1

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

3 Rien n’est anodin dans la mise en page de Ray’s a Laugh. Les photographies qui le composent alternent des scènes de vie, des scènes de bataille, des images d’animaux de compagnie et des clichés bucoliques d’animaux sauvages. Dès la première page, le lecteur est plongé dans l’atmosphère propre aux Billingham. Au centre du premier plan, une bouteille à la taille démesurée, remplie de boisson opaque - bière maison en fait - est posée sur la table et fait référence au vice du père, Ray. Assis dans un fauteuil, il la regarde, l'air misérable, du fond du salon. Liz, la mère, cigarette à la main, et cabas sur une épaule, semble prête à partir. Debout et imposante, elle paraît donner ses dernières recommandations à son mari. Peut-être le défie-t-elle de ne pas boire en son absence. Sur la seconde page, Ray pose debout avec un pichet de boisson à la main à côté de son fils cadet, Jason. Tous deux torse nu, ils illustrent les dommages du temps et de l’alcool sur le corps ; celui de Jason jeune et fort s’opposant à celui du père, décharné et malade. Enfin, la troisième page montre deux des chiens de la famille assis sur le canapé (fig. 1). L’un, grimpé sur le dossier, est allongé, l’autre est assis dans une position humaine, le dos droit, les pattes projetées vers l’avant et paraît presque attendre son dîner. Le décor est posé. Les Billingham ne seront jamais photographiés ensemble comme pourrait le désirer une famille unie, les animaux seront omniprésents, parfois prenant le contrôle du foyer.

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Fig. 2

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist ; Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

Fig. 3.

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist ; Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

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4 Les membres de la famille sont incessamment mis en parallèle avvec les animaux dans le but de faire ressortir leurs lacunes morales et intellectuelles, leurs défauts physiques, leur misère en somme. Au centre de l’album, en double page, est confrontée la photographie d’un chat de profil, s’étirant, avec celle du dos du père (fig. 2 et 3). Sa pilosité est moins abondante que celle de l’animal pelé et croûteux qui lui fait face. Ray a peine à se tenir assis sur le bord de son lit ; son épiderme sec et fripé, n’est plus l’enveloppe qu’il devrait être et ne parvient pas davantage à maintenir le chaos psychologique qui anime cet homme. La peau est un thème majeur dans l’œuvre de Richard Billingham. Tout au long de Ray’s a Laugh il ne cesse d’en montrer des échantillons comme si elle était plus supportable à regarder que l’intégralité des corps.

5 Puis, les parents se battent de nouveau, jusqu’au sang. Liz a le poing serré et, à l’expression de sa bouche, il est aisé d’en saisir le cri. Ray, piteux, a cette fois-ci baissé les armes et attend que cela cesse. Est posé en regard le cliché d’un chien et d’un chat se chamaillant. La première image illustre le drame d’une vie qui ne pourra plus jamais être paisible entre des êtres qui ont cessé toute communication ; la seconde n’est que l’illustration d’un jeu animal. Doit-on alors interpéter la relation qu’entretiennent les parents de l’artiste comme une sorte de bouffonnerie ? Mais alors on rit jaune de les voir - de se voir - rapprochés de l’ animal. Là est peut-être le second degré du rapprochement des clichés : malgré une scène de lutte visuellement similaire, les animaux s’amusent alors que le couple continue de se détruire.

6 Et ce schéma se répète. Un chaton s’étirant avec souplesse sur le rebord de la fenêtre précède l’image de Ray écroulé dans les toilettes. La saleté du vomi et l’absence de conscience du père contraste avec le pelage blanc du chat et sa délicatesse. C’est cependant une fragilité similaire qui est mise en exergue : Ray n’est plus qu’un petit animal rendu inoffensif par l’alcool et sa maladie le rend tout aussi vulnérable au sein de la société que peuvent l’être des animaux sans défense. Encore une fois, par le choix de l’enchaînement des photographies, l’artiste illustre la proximité de l’existence de sa famille avec celle des animaux qui vivent sous le même toit.

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Fig. 4

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist ; Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

7 Plus tard, une autre double page confronte Ray à un chien (fig.4). Une seule photographie cette fois, prise dans la chambre à coucher du couple, rapproche Ray, debout à côté du lit, et le chien assis dessus. Le père, encore ivre, les yeux mi-clos, regarde l’animal qui semble ne pas vouloir changer de place. Il reste campé sur ses positions et regarde de biais, ne jugeant peut-être même pas nécessaire d’écouter les ordres de cet homme sans autorité. Une fois encore, à la vue de cette photographie, un véritable dialogue semble se lier entre l’homme et l’animal. Certainement est-ce parce que Ray, dans cet état, a perdu toute faculté de raisonner. De là, l’homme et le chien sont traités par le photographe comme des êtres similaires, ils occupent égalitairement l’espace du cliché et se font face, tel un couple. Davantage frappantes sont les expressions qui les animent. Ray est droit, immobile, prêt à tomber, le visage impassible. On octroierait au contraire des expressions humaines au chien ; têtu et blasé à la fois, il semble tenir tête à son « maître ».

8 Il arrive même parfois que les animaux, infiltrés dans une grande majorité des clichés, semblent prendre le contrôle du foyer.

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Fig. 5

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist ; Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

Fig. 6

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist ; Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

9 Ils sont partout et même sur le lit. Parfois, à deux ou trois, dormant sur les oreillers, ils s’approprient les espaces intimes et illustrent le trop peu d’amour qui reste entre les

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parents de l’artiste (fig.5). La loi du plus fort règne dans l’appartement et pour se coucher, regarder la télévision ou s’asseoir tout simplement, il leur faudra à chaque fois entrer en conflit avec ces trop nombreux animaux. Même le rat normalement engagé tente une évasion sous les yeux éberlués de Ray (Fig.6). Il parvient par on ne sait quel stratagème, à se hisser jusqu’au couvercle de son aquarium (ce n’est pas une cage) et à le soulever. La bouteille qui leste le couvercle de la boîte n’est plus assez lourde pour exercer un quelconque poids : elle a sûrement été vidée par Ray. Il s’agit ici d’une photographie-jeu, ou codée que nous offre Billingham, une relation triangulaire entre le père, la bouteille et le rat. Ce dernier ne craignant pas assez l’homme pour rester sous sa domination.

10 Sur un autre cliché encore, l’animal devient plus menaçant et emprunte une forme sauvage. Dans la pénombre, un rai de lumière transforme l’ombre d’un chien bâtard, perché sur un canapé, en un renard menaçant. Il est famélique, sur ses gardes, prêt à bondir sur sa proie. Ray le regarde avec amusement. Lui aussi est dans la lumière, mais c’est un visage bouffon qui s’en détache. Il est incontestable que les animaux se jouent inconsciemment du père, révélant par mimétisme qu’ils sont tout aussi humains que lui. Ils s’octroient chacune de ces places, fuguent, et démontrent que, s’ils le désirent, ils peuvent même revenir à leur état de liberté. Ray, quant à lui, est enfermé dans son monde, l’alcool l’empêchant même de regretter son passé et ses actes ; il semble s’étonner de voir ces créatures si habiles et indépendantes.

Fig. 7

Untitled, (album de famille), 1993-95, photographie couleur sur aluminium, taille variée, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

11 Liz, en contrôlant les animaux, offre l’illusion d’une plus grande raison, l’impression de préserver un reste d’humanité. Elle montre même des désirs de maternité en donnant le biberon à un chaton qu’elle tient contre son sein comme un nourrisson (fig.7). Image troublante car, pour une fois, la mère regarde l’objectif de l’appareil. Troublante encore, car elle fait écho à l’interjection de l’artiste insinuant que « Tout comme les

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animaux, elle [Liz] aimait les enfants en bas âge, elle nous trouvait mignons6 ». C’est en somme une des rares images paisibles de l’album, témoignage pourtant d’un sentiment cruel : Liz regarde enfin son fils, car elle a trouvé un autre centre d’intérêt.

12 Enfin, l’album est ponctué de photographies bucoliques. Ces trois clichés d’extérieur montrent respectivement un canard sur l’eau et deux oiseaux accrochés aux branches. Quelle est la légitimité de telles insertions ? Certainement pour le lecteur, une pause méritée lors du feuilletage de Ray’s a Laugh et sans aucun doute, pour Richard Billingham, une bouffée d’air vitale à la survie dans ce monde de claustrophobie.

Devenir animal ou les micro conséquences de la politique Thatcher

13 Les rapprochements répétés entre les hommes et les animaux dans l’œuvre de Richard Billingham peuvent être lus, à une échelle plus large, comme les illustrations des effets de la paupérisation de la société Britannique contemporaine. Avec l’élection de Margaret Thatcher au poste de Premier Ministre et l’application des politiques libérales de privatisation, l’Angleterre est touchée par le Great Divide (grande division nord/sud). Le nord, travailliste, acculé à de nombreuses fermetures d’usines, s’appauvrit exponentiellement tandis que le sud, libéral, s’embourgeoise. « The Great Divide était peut-être un fantasme à l’époque de la publication de The Other England de Geoffrey Moorhouse (1964) ; elle apparaît dans les années 80 comme une réalité économique, sociale et culturelle7 ». Le Trickle down, cher à Thatcher, est inefficace et les richesses ne seront jamais redistribuées8.

14 Les artistes nés sous le régime politique de Margaret Thatcher ne sont pas imprégnés de l’esprit révolutionnaire désireux de dépoussiérer le système des classes sociales. Ils sont davantage les témoins de leur temps, des rapporteurs de la banalité. Alors qu’à ses débuts, leur aîné Martin Parr tourne son regard acerbe vers la décadence du prolétariat, les plus jeunes semblent accepter la pauvreté comme un fait de société9. Dans un entretien avec Dominique Baqué, Martin Parr revient sur les raisons de son engagement politique : « Quand j’ai déménagé dans les Pennine, mon projet était de montrer le déclin de la vie britannique. C’était une démarche très nostalgique, finalement. J’ai grandi dans le Yorkshire, dans un endroit très ennuyeux. Il s’agissait donc pour moi de fêter, de célébrer la vie traditionnelle là-bas. Il n’y a pas de politisation de ce travail : la politisation n’intervient qu’à partir de 1982, lors de l’ère Thatcher, qui a déclenché en moi une grande colère10 ».

15 L’objectif clairement énoncé par le photographe britannique est de préserver, en toute occasion, un regard extérieur sur les événements pour en conserver une approche critique. Il dépeint à travers son œuvre les choses ordinaires de la vie mais ne se familiarise pas avec elles, ne les normalise pas. A l’opposé, la série familiale de Richard Billingham n’a pour objectif ni de choquer ni de dévoiler la misère dans laquelle il a vécu, et ce non par pudeur, mais simplement parce qu’il y voit une condition commune à l’ensemble du pays. « Quand j’ai pris ces photographies mon intention était purement personnelle. Elle n’a jamais été de montrer la classe désavantagée mais, comme je l’ai déjà dit, il y a tristement trop de gens en Grande Bretagne qui vivent comme ça et le manque d’argent signifie que des familles pareilles à la mienne n’ont aucun choix11 ».

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16 Les prolétaires, illustrés dans l’album de famille, vivent reclus dans leur appartement, cachés du reste du monde. Ils se protègent du monde extérieur, ne descendent plus dans les rues pour revendiquer leurs différences, exhiber leurs caractéristiques « hors normes ».

17 Billingham dans cet exercice, se rapproche de la nouvelle tendance du documentaire britannique12. Avant la nomination de Margaret Thatcher au poste de Premier Ministre, les photographes documentaires avaient pour ambition de photographier « the others ». Ils partaient à la découverte des catégories sociales, de leurs rites et mœurs ignorés et dévoilaient ainsi la diversité de la société britannique13. Les clichés du photographe Humphrey Spender regroupées dans l’ouvrage Humphrey Spender Humanist Landscapes sont une parfaite illustration de ce courant. Dès la fin des années 30, il commence à photographier la Dépression en Grande Bretagne, ses impacts sur la classe ouvrière et s’intéresse de près au phénomène de chômage et de pauvreté dans les grandes villes industrielles14.

18 Les bouleversements politiques ont, au contraire, provoqué une réaction de retour à l’intime et au connu. La multiplication des licenciements et la fermeture des usines engendrent de grandes perturbations dans le quotidien des habitants du Nord. Les parents de Richard Billingham en font partie. Ces gens trop âgés pour retrouver du travail, mis au chômage forcé, font l’expérience de l’ennui dû à l’inactivité et à la pauvreté. Billingham nous montre ces personnes sombrant souvent dans l’alcool, laissés pour invisibles. Isolés, ils reviennent à un état animal, leur vie exemplifiant les faiblesses et décadences de l’être. En quelque sorte, il leur donne la parole comme le fait Gillian Wearing dans sa série de photographies Signs that say what you want them to say and not sign what someone wants you to say (1992-94). Demandant aux passants d’inscrire librement ce qu’ils pensent sur une feuille de papier, Wearing étale violemment à la vue de tous la misère sous-jacente de la société anglaise contemporaine comme cet homme en costume cravate qui brandit « I’m desperate ».

19 Howell Raines surenchérit dans un article traitant de l’Angleterre sous le ministère Thatcher en avançant que » Les vieilles villes industrielles du centre et du nord de l’Angleterre sont des poches de délabrement alors que Londres et les régions au sud-est de l’Angleterre surfent sur la vague de conduite du boom thatchérien15 ».

20 Sur le modèle de Michel Tarantino qui, dans un catalogue dédié à l’artiste, propose seize définitions afin de mieux appréhender son travail, il est possible d’établir un glossaire du devenir-animal de la famille Billingham :

« Nourriture »

21 Seule Liz semble manger - Ray vivant de son breuvage - mais elle mange pour tout le monde, continuellement. Elle est l’image d’une consommatrice aliénée qui ne peut raisonner son appétit. Sandwiches, backed beans, frites, elle savoure aussi bien le trop sucré que le trop gras. Son corps a pris les formes de l’obésité et sa bouche filmée dans Fishtank16 devient monstrueuse. Ses dents jaunies coupent des crustacés qu’elle ne peut s’arrêter d’engloutir malgré un début de dispute avec Ray. La nourriture industrielle est un placebo à la misère et non plus une garantie de bonne santé. Elle mange tout ce qui lui tombe sous la main. A certains moments même, elle rivalise avec les animaux pour

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la nourriture comme sur ce cliché où un chien et un chat sont prêts à bondir sur les petits pois et les carottes tombés par terre.

22 La nourriture est aussi une thématique obsédante dans l’œuvre de Martin Parr. L’homme est sans cesse relié à l’action de manger prouvant que, malgré les différences de classes sociales, l’homme, par ce geste, revient constamment à son instinct animal. Le regard acerbe et ironique de Martin Parr scrute les corps obèses aux appétits insatiables de cette nouvelle Angleterre. Tout aussi bien les images de Billingham montrant Liz poussant dans sa bouche n’importe quel aliment que celles caustiques de Martin Parr provoquent chez nous un sentiment de dégoût. Encore une fois, ces œuvres nous jettent à la figure la dimension bestiale du quotidien.

« Drogue »

23 La misère, l’ennui, l’inactivité…chaque membre de la famille vit la pauvreté à sa façon et tous en sont victimes. Liz mange trop, Jason se drogue. Hyperactif, le frère ne sait comment remplir ses journées interminables. Alors, il se drogue, là réside sa dépendance. Lui aussi a besoin de se déconnecter d’un avenir déjà joué d’avance. Son avenir semble être compromis. Il devient père trop jeune, ne veut ni ne sait s’occuper de cet enfant ; il ne parvient ni à faire une formation ni à travailler. La pauvreté a traumatisé Jason. Placé en foyer alors qu’il n’était qu’un enfant, il ne retourne chez lui qu’une fois grand. Personne ne parle du manque ou du déchirement douloureux qu'il a vécu. Encore une fois, les enfants Billingham ont été élevés comme des animaux. Ils se débrouillent tout seuls, survivent tant bien que mal. Chacun est dans sa douleur et ne peut en conséquence aider les autres. Richard Billingham, lui-même, niera presque tout lien sentimental avec sa famille. « Nos parents ne nous ont jamais aimés, ni plus moi que mon frère placé en foyer jusqu’à ses dix huit ans17 ».

24 Mais Jason est jeune, il ne veut pas s’assommer en mangeant trop ; il a encore cette rage propre à la jeunesse et c’est par la prise d’acides et autres drogues chimiques qu’il revendique son droit à vivre. Cependant son existence n’est réalisable que par la perte de conscience, l’annihilation de soi et le retour à l’animalité. Il n’est pas assis amorphe dans un fauteuil, il bouge vite comme un insecte pour remplir l’espace, il ne cesse de s’activer en tout sens pour combler le vide d’humanité.

« Alcool »

25 Richard Billingham est obsédé par la recherche du père. Ray a depuis bien longtemps perdu son autorité en noyant sa pauvre vie dans l’alcool. Fléau de la société post Thatcher, l’alcool est une échappatoire à la misère. Un voisin rebaptisé « psychaedelic Sid » vient à domicile préparer la bière dans un grand bidon en plastique. Ray n’a qu’à se servir à la louche ou remplir de son breuvage de plus petites bouteilles. Parlant d’une série de photographies noir et blanc contemporaine à Ray’s a Laugh, Billingham dira « … Les photos noir et blanc de mon père…c’est comme s’il s’effaçait à cause de la boisson ou quelque chose et ça vous force à réaliser que tout est fragile18 ». Ray semble n’être utile qu'à amuser quelque peu le plus jeune fils. L’alcool neutralise sa parole. Il ne possède aucun moyen de se faire obéir, et n’éprouve rien. Sur l’ensemble des photographies, Ray est en état d’apesanteur, en déséquilibre, il flotte comme les bulles de son aquarium. Il vit dans un monde hallucinogène, se nourrissant de bière. Rien ne

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le perturbe et, il n’est engagé dans rien. Dans un article sur la diffusion de Fishtank à la télévision, le critique s’évertue ironiquement à retranscrire le dialogue du père : « Bobbles eh ? Gwarley aw mnnnah. Glearoywa one of them fushes wuz brought back to life ooaw, gfwa at buddy timpricha, bobbles an’that19 ».

26 Le poison rouge, qui occupe la majeure partie de sa conversation, est en fait le dernier membre de la famille à être placé sous sa responsabilité. Il est le seul qu’il nourrisse, chérisse, il est sa seule source de discussion, son unique interlocuteur. Le père donc, chez Richard Billingham, est bien présent mais ne fait pas preuve de « paternité ». Il est l’ami, le clown, celui qui tombe ivre dans les toilettes et de qui on rigole. Personne ne s’attarde à essayer de déchiffrer ses paroles, seule Liz s’épuise à le contrer. Peut-être ne fait-elle cela que dans le but de rythmer son quotidien si ennuyeux. Elle gagne toutes les batailles engagées, probablement parce qu’elle est plus grosse que lui, comme le lui fait remarquer Ray dans Fishtank, ou peut-être parce que sobre, elle parvient encore à se placer dans une position de puissance et à articuler son désarroi.

Famille bestiale, zoo humain

27 La perte du langage et le retour à l’animalité sont une thématique qui réapparaît dans le dernier travail de l’artiste, Zoo20. Au regard de ces clichés d’animaux en cage, nous ne pouvons que constater le profond parallélisme avec les photographies de famille.

28 Encore une fois, les motivations qui ont poussé Richard Billingham à sillonner le monde pour visiter différents parcs zoologiques sont liées à son enfance. « J’ai retrouvé le souvenir des excursions de mon enfance au zoo local à Dundley. Pour un enfant qui a grandi dans la Black Country, un voyage en bus pour le zoo avec l’école ou avec ma mère était un événement important et très excitant21 ». Richard Billingham a toujours aimé ce lieu car, selon lui, il pouvait être certain que d’un jour sur l’autre rien n’aurait changé. Les animaux seraient encore là, dans leur cage et agiraient de façon identique. Les Billingham eux aussi ne changent pas. Eux aussi sont comme prisonniers de leur appartement. Ils répètent incessamment les mêmes gestes, englués dans leurs habitudes.

29 Dans la vidéo Fishtank, il s’éternise sur les détails de la peau, fragmentant les physionomies. Ray ressemble par le jeu du morcellement, à un animal décharné. Les détails de la peau de son cou font penser à celui d’une volaille ou d’un vieil animal. Jenny Saville, contemporaine de Richard Billingham, use elle aussi de la fragmentation dans ses toiles afin de rendre perceptible le mal-être des femmes et leur difficulté à accepter un corps parfois difforme et indomptable. Elle jette à la figure ces ogresses trop corpulentes pour pouvoir être contenues sur une seule toile. En partant de plusieurs photographies de monstruosités physiques, elle reconstitue un prototype de femme obèse, inondant la peinture d’une puissante présence. Dans son œuvre Hybrid22 (1997), la composition du corps est ainsi visuellement rendue par un amalgame de morceaux de chair appartenant à différents modèles. Le buste et le sexe de ce personnage composé mesurant plus de deux mètres, envahissent la totalité de la toile et les bourrelets du ventre étouffent l’observateur. Les bras dodus ne cherchent pas à cacher les protubérances et par cet acte d’impudeur, le public éprouve un certain malaise.

30 Les sévisses physiques engendrés par les inégalités sociales et l’abandon de l’hygiène de vie apparaissent visuellement sur la peinture intitulée Trace23, 1993-94. Le titre est dû

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aux marques laissées par les sous-vêtements comprimant un dos féminin. Les chairs rejettent les liens trop serrés des tissus et les lignes quasiment ensanglantées qu’ils laissent sont un cri contre la douleur physique des ces « trop » grosses personnes.

31 Les êtres chez Billingham comme chez Saville prennent donc des formes d’animaux, de créatures difformes, transformées par une société sujette à l’obésité, la dépravation des corps inactifs. Le chômage, l’attente désespérée d’un jour meilleur, les poussent vers une consommation de nourriture malsaine et outrancière, l’abandon du bien-être. Peu à peu, l’ennui les animalise, non comme des animaux sauvages et majestueux, mais comme ces bêtes rôdant dans les villes, se nourrissant dans les poubelles, le pelage élimé, le corps malade.

Fig. 8

Giraffes III, 2005, 4 mins 4secs, silent, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds.

32 Jason, quant à lui, n’est qu’au début de sa désintégration anatomique. Malgré ses dires, il ne parvient pas à prendre ses parents comme contre modèles : « …Jason dit que Ray est une blague mais il ne veut pas être comme lui24 ». Assis, face à la télévision, il se gratte continuellement le visage, puis s’acharne sur ses ongles et ses doigts. Il ne tient pas en place, perd sa concentration et à le regarder agir de la sorte, il nous évoque un animal en cage. C’est avec peine que nous découvrons les prémices des tics de ce tout jeune adulte sombrant dans l’autisme. Et les animaux en font autant dans Zoo. Les girafes lèchent perpétuellement les barrières métalliques, les éléphants se balancent inlassablement d’un pied sur l’autre et les perroquets occupent leur journée à faire des allers-retours sur le bord de la cage (fig. 7, 8 , 9, 10). Tous ces animaux sauvages sont devenus fous dès qu’ils ont été enfermés. Alors que les animaux domestiques s’accoutument parfaitement à la société actuelle voire l’envahissent, les animaux sauvages réduits à l’inactivité multiplient les tics.

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Fig. 9

Elephants I, 2004, 1 min 25 secs, silent, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds.

Fig. 10

Kea3, 2005, 2 mins 9 secs, sound, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

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Fig. 11

Kea5, 2005, 2 mins 9 secs, sound, Copyright of the artist, Courtesy Anthony Reynolds Gallery.

33 Les parents de Billingham comme ces animaux de zoo sont coupés de leur état naturel et face à l’ennui tombent dans une décadence morale et physique. « Ils (les animaux de zoo) ne sont pas domestiques dans le sens où nous le comprenons (…) et déjà les hommes s’occupent d’eux intensément et avec soin en leur offrant leur espace habitable, la nourriture et l’eau […] Dans le zoo, les animaux sont gardés en captivité alors que les animaux domestiques sont simplement gardés25 ».

34 Les animaux de zoo gardent l’aspect physique qu’ils avaient à l’état sauvage et en ce sens, pour les hommes, y font référence, malgré leur incapacité à vivre comme ils le devraient. Les parents de l’artiste eux aussi ont conservé leur aspect humain - abîmé certes - mais ils ne sont plus invités à vivre dans la société. Alors les uns comme les autres tuent le temps en répétant les mêmes gestes, en s’automutilant, en cherchant une quelconque manière de perdre leur conscience. Ils ne veulent plus penser à ce qu’ils pourraient, devraient être. C’est parce qu’ils sont hors de leur réalité, sociale ou animale, qu’ils se ressemblent.

35 Dans son essai “Why Look at Animals”, John Berger analyse la perception de l’animal au sein de la société contemporaine, développant son discours autour de la notion de regard26. Celui de l’animal d’abord qui n’est aucunement réservé à l’homme, même si ce dernier croit y percevoir des sentiments humains. Celui de l’homme enfin qui comprend sa supériorité en regardant l’animal : « L’homme prend conscience de lui- même en retournant son regard27 ». Tout au long de l’œuvre de Richard Billingham ces regards sont remis en question. Le clivage entre les membres de la famille et leurs animaux domestiques paraît faussé. Les nombreux chiens et chats qui peuplent le foyer

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sont livrés à eux-mêmes, presque autonomes, ils paraissent souvent dominer les parents. Plus directement, ses contemporains Karen Knorr et Olivier Richon traitent de la question de l’animalité en plaçant tous deux des animaux domestiques ou sauvages dans des lieux exclusivement réservés à l’homme. Des singes dans un musée, des animaux de basse-cour dans une école des Beaux Arts, des oiseaux dans un château, tous paraissent à leur aise, ignorant le regard du photographe, le regard des hommes. En montrant l’indifférence des animaux, ces artistes questionnent la validité de la séparation entre nature et culture. Mais comme dans l’œuvre de Billingham, aucune réponse n’est donnée, aucun jugement de valeur n’est énoncé.

36 Ce bouleversement dans les rapports qu’entretiennent les hommes avec les animaux est ici dû, non à la prise de conscience des animaux de leur situation, mais à la déshumanisation des Billingham. Pris au piège de leur pauvreté morale et financière, ils peinent à réintégrer la vie sociale et le marché de l’emploi. La politique de Margaret Thatcher a amplifié les inégalités entre les classes sociales et plongé la classe ouvrière dans la misère. Au chômage sont venus se greffer tous les vices engendrés par l’inactivité : la drogue, l’alcool, la violence entre autres. Cette décadence mène à la perte du lien social propre à l’homme. Spectateur de leur vie, Richard Billingham ne sait comment diriger son regard sur ses parents et son frère. Alors, il les photographie, les filme, utilisant la technique de l’instantané, fragmentant les portraits et revenant répétitivement sur certains détails. Adoptant une approche analogue à la technique du documentaire, chère à Martin Parr ou Nick Waplington, il n’impose aucune hiérarchie entre eux et les animaux. Une décennie plus tard il reprend son travail cette fois-ci en tournant son regard vers les zoos. Comment ne pas voir un parallèle entre l’atmosphère claustrophobique dans lequel vivent les Billingham et les cages qui privent les animaux sauvages de toute liberté ? Chacun vit hors de sa nature, dans son mutisme, et les corps sont affectés. Jason se gratte le visage jusqu’au sang, l’ours tourne en rond dans sa cage, Liz se goinfre et Ray boit. Richard Billingham est tout aussi schizophrène que les autres mais le médium photographique le protège. Il peut soutenir le regard sur ce qui l’entoure grâce à l’appareil et tente ainsi de comprendre sa relation aux hommes. Ray, quant à lui, ne possède plus aucune des qualités humaines. Le langage même lui fait défaut. « La relation peut être plus claire si on compare le regard de l’animal avec celui d’un homme. Entre deux hommes les deux abysses sont en principe traversés par le langage »28 continue John Berger. Le silence de l’animal garantit sa distance. Ray n’est plus dans le monde des hommes car incapable de communiquer avec eux. C’est certainement pour cette raison que Liz, dans des excès de colère crie, hurle, montre qu’elle est toujours présente. Et Richard Billingham de la filmer en train de se maquiller. Elle devient pendant ces courtes minutes une femme et peut-être la mère qu’il n’a pas eue. C’est indubitablement cette tendresse du regard que pose l’artiste sur ses proches qu’il faut retenir. Malgré leur apparence difforme, leur comportement irraisonné, leur vie de misère, Richard Billingham n’a pas honte de les montrer au vue de tous. En nous ouvrant son album de famille, en nous immisçant dans son intimité il prend la décision de garder en mémoire son enfance, de l’accepter et de la surpasser.

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NOTES

1. Entretien avec Richard Billingham, 31 janvier – 7 février 2005. 2. Richard Billingham, Ray’s a Laugh, Scalo, Zurich, 2000. Son travail, un triptyque noir et blanc de son père, sera présenté pour la première fois lors de l’exposition collective Who’s Looking at the Family, Barbican Art Gallery, 1994. 3. « …anyone who have ever had parents of any kind […] would wonder where it were possible to justify snapping their moments of distress and plastering them all over the walls of the Royal Academy » in Nick Hornby, « Life Goes On », Modern Painters, winter 1997, pp. 32-34. 4. Rétrospective de Richard Billingham, ACCA, Melbourne, 20 décembre 2007 – 24 février 2008. 5. « Zoo » by Richard Billingham, exposition photo et vidéo commissionnée par Vivid, Birmingham en 2004. 6. Entretien avec Richard Billingham, 31 janvier – 7 février 2005. 7. Bertrand Lemonnier, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Baumes-les-Dames, Belin, 1997, p. 217. Il faut ajouter l’important programme mené contre le Welfare State (Etat Providence), les aides sociales, allocations familiales et primes de maternité sont de plus en plus rares. La paupérisation pousse les individus à vivre dans des logements insalubres, dans les banlieues des grandes villes, Inner Cities, ou dans la rue, Cardboard Cities. « […] les réformes sociales ont creusés les écarts entre les riches et les pauvres. En 1995, les 20 % plus aisés détiennent 43 % du revenu national contre 35 % en 1979. », p. 225. 8. Trickle down : concept de Margaret Thatcher soutenant que l’enrichissement des plus riches finit par descendre l’échelle sociale et donc profiter aux plus pauvres. 9. « While the photographs reproduced here are ‘social documentary’ in nature, it is important to distinguish them from traditional social documentary photography. The essential difference is one of intention: the work of traditional documentarians was conceived in order to precipitate a change in the social order; however, the work of the photographers included here is not. If asked directly whether the purpose of their work is to bring about social reform, each of these photographers would reply that if such change would occur because of their photographs, they would be glad to see it. », in Susan Kismaric, British Photography from the Thatcher Years, cat. exp., New York, The Museum of Modern Art, 1990, p. 10. La critique a certainement été plus acerbe dans le cercle de la musique. Le rock dans les années 80 prend une tournure de plus en plus violente par rapport aux politiques gouvernementales et les musiciens et chanteurs se servent de leur popularité pour faire accepter en force les différences ethniques et sexuelles. Tous nourrissent une haine de Margaret Thatcher, comme Morrissey, ancien chanteur des Smiths, qui chante : « Les gens ont du cœur - font un rêve merveilleux - Margaret sur la guillotine – Parce que des personnes comme vous – Me donne l’impression d’être fatigué – Quand allez vous mourir ? – Parce que des gens comme vous – Me donne le sentiment d’être si vieux – Je vous en prie mourez – Afin que les gens de cœur – N’abritent plus ce rêve en eux – Faites que ce rêve devienne réalité – Réalisez le. », Bertrand Lemonnier, Ibid, p. 235. 10. Dominique Baqué, « Entretien avec Martin Parr », Mots Ecrans Photos, n° 26, Maison Européenne de la Photographie, juin 2005, p. 22. 11. « My intention when taking these pictures was purely personal. It was never meant to be about a disadvantaged class, but having said that, there are unfortunately too many people in Britain who actually live like this and a lack of money means families like mine have no choice. », in Julian Rodriguez, « Families and how to survive them », in British Journal of Photography, vol. 143, n° 7097, 9 October 1996, pp. 10-11. 12. La photographie documentaire britannique prend de l’ampleur dès les années 30 avec, entre autre, Bill Brandt et Humphrey Spender. Ce dernier faisait partie du groupe d’étude baptisé Mass

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Observation, fondé en 1937, et qui avait pour objectif de collecter des données et artéfacts de la vie quotidienne de la classe moyenne. L’ensemble des archives devait alors illustrer, de manière objective, la vie quotidienne de la population. Dès les années 1980, le documentaire britannique se teinte d’une dimension intimiste, ce qui mènera certains à qualifier cette nouvelle photographie documentaire britannique de « subjective ». Martin Parr en est le représentant le plus connu, ses contemporains Nick Waplington ou encore Ken Grant se tourneront tous vers des sujets sociaux, les histoires personnelles, l’intime. Cf. Val Williams, « Histoires personnelles : la photographie documentaire anglaise des années 80 et 90 », in Art Press, n° 196, novembre 1994, pp. 34-39. 13. « … the earlier British documentarians photographed the ‘other’, those outside their social class, and generally of a station less fortunate than theirs… » in Susan Kismaric, British Photography from the Thatcher Years, op. cit., p. 10. 14. Deborah Frizzell, Humphrey Spender’s Humanist Landscapes: photo-documents, 1932-1942, cat. exp., Yale Center for British Art, 1997. 15. « The old industrial cities of central and northern England are pockets of decay, while London and the home counties of southeast England surf along on the lead wave of the Thatcher boom. » in Howell Raines, « Thatcher’s Goal: A Changed Britain », Howell Raines, inThe New York Times, May 13, 1987, p. 11. 16. Richard Billingham, Fishtank, video, couleur, 50 mns, Artangel Production, 1998. Deux ans après la publication de Ray’s Laugh, Richard Billingham est commissionné par Artangel pour faire un film sur sa famille. Il sera diffusé le 13 décembre 1998 sur BBC2. 17. Entretien avec Richard Billingham, 31 janvier – 7 février 2005. 18. « …The black and white photos of my dad…it’s like he is fading away because of the drink or something and it makes you realise that everything is very fragile » in James Lingwood, « Family values », Tate, Summer, 1998, pp. 54-59. 19. Searle Brian, « Family Fortunes », Frieze: contemporary art and culture, issue 44, January- February, 1999, p. 35. 20. Richard Billigham: Zoo, cat.exp., Birmingham, Vivid, 2006. 21. « I have found memories of trips to the local zoo in Dundley as a kid. As a child growing up in the Black Country, a trip on the bus to the zoo with the school or my mother was a huge event and very exciting » in Yasmeen Baig-Clifford, « Strange and Familiar », inRichard Billingham, Zoo, Vivid, Birmingham, 2006, p. 109. 22. Jenny Saville, Hybrid, 1997, huile sur toile, 274.3x213.4 cm. 23. Jenny Saville, Trace, 1993-4, huile sur toile, 213,5x165 cm. 24. « …Jason says Ray’s laugh but doesn’t want to be like him », in Richard Billingham, Ray’s laugh, Scalo, Germany, 2000. 25. « They (zoo animals) have not been domesticated animals in terms of the processes that we understand […] and yet they are closely and intensively cared by humans who provide them with their living space, food and water […] In the zoo, animals are kept in captivity while domesticated animals are simply kept” in Garry Marvin, « Acting the part being zoo animal », inRichard Billingham, Zoo, Vivid, Birmingham, 2006, p. 116. 26. John Berger, About Looking, Writers and Readers, Londres, 1980 27. « Man becomes aware of himself returning the gaze » in John Berger, ibid. 28. « The relation may become clearer by comparing the look of the animal with the look of another man. Between two men the two abysses are, in principle, bridged by language. », in John Berger, About Looking, Writers and Readers, Londres, 1980, p. 3.

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RÉSUMÉS

Richard Billingham, après avoir connu un succès fulgurant en 1997 avec ses photographies de famille Ray’s a Laugh (2000) exposées dans la très controversée exposition Sensation sous l’égide de Charles Saatchi, est vite critiqué pour n’avoir pas continué dans la lignée de ce premier travail perçu comme provocant, iconoclaste. Pourtant au vu des séries et vidéographies suivantes, il est aisé de comprendre les références toujours personnelles et familiales de Billingham. Avec Zoo (2004), son dernier travail, il nous fait découvrir les animaux encagés sous un autre angle. Ces animaux sauvages qui fascinent tant le public occidental sont pris de tocs, effectuent incessamment des mouvements répétitifs. Ces images renvoient indubitablement à celles des parents et frère de l’artiste qui sous le gouvernement Thatcher ont perdu leur emploi et leur place dans la société. Ils sombrent alors dans la misère, celle de l’alcool, la drogue, les excès en tout genre. Seuls les services sociaux leurs permettent encore de subsister. Au milieu de cette décadence humaine les animaux, chiens, chats, serpents, rats, évoluent avec aisance et semblent prendre le contrôle du domicile, de leur vie.

INDEX

Mots-clés : famille, nature, politique, zoo

AUTEUR

MARION DUQUERROY Marion Duquerroy est doctorante à l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, est spécialisée en histoire de l’art contemporain. Elle mène des recherches depuis plusieurs années sur la scène artistique britannique et centre son sujet de thèse sur l’idée de nature depuis les années 90 en Grande Bretagne. Diplômée de l’université de Sussex à Brighton, elle a auparavant travaillé sur les réminiscences du pop art en Angleterre et sur l’artiste et photographe Richard Billingham dont elle vient de publier les entretiens dans la revue Art Présence. Elle est chargée de cours en histoire de l’art à l’université Paris 1 et collabore régulièrement à la revue en ligne de la Société Française de Photographie.

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Varia

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Devenir-animal pour rester-humain Logiques mythiques et pratiques de la métamorphose en Sibérie méridionale

Charles Stépanoff

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1 Bien que les cas d’hommes devenant des animaux abondent dans les traditions orales de Sibérie du Sud, on ne rencontre guère dans cette région d’images frappantes permettant d’illustrer ce passage d’une catégorie à l’autre. Les images peintes sur les membranes des tambours chamaniques forment le principal corpus iconographique des peuples du massif de l’Altaï-Saïan. On y rencontre souvent des figures de chamanes, ces spécialistes rituels réputés pouvoir se transformer en animal. Or les chamanes apparaissent toujours dans ces dessins sous une forme nettement humaine, accompagnés simplement de leur instrument habituel, le tambour (fig. 1 et 2). Sans doute reconnaît-on parfois des attributs rituels zoomorphes comme des cornes ou des plumes, mais ces objets facilement identifiables ne prennent jamais l’aspect réaliste de parties de corps animal. Êtres zoomorphes et anthropomorphes sont nettement distincts dans ces images. Point d’ours à tête d’homme, point d’hommes à pattes griffues ou à tête d’oiseau. Nul équivalent de l’être composite à ramure de cervidé de la grotte des Trois-Frères souvent qualifié de « sorcier », précisément en référence au chamanisme.

Fig. 1

Représentation de chamane sur un tambour toubalar. Musée de Gorno-altajsk. Ivanov 1955, 234, fig. 29.

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Fig. 2

Tambour altaïen. Musée d'anthropologie et d'ethnologie de Saint-Pétersbourg. Ivanov 1955, 246, fig. 37. En bas à gauche, un chamane tient un tambour ; en bas à droite, un chamane consacre un cheval.

2 La seule image un peu ancienne qui puisse répondre à notre souhait de voir chez un chamane le passage de l’humanité à l’animalité est une célèbre gravure européenne. Il s’agit d’une illustration de l’édition de 1705 de Noord en Oost Tartarye, ofte bondig ontwerp van eenige dier landen en volken, welke voormaels bekent zijn geweest de Nicolaas Witsen1 (fig. 3). Cette image donne à voir une interprétation occidentale très significative de faits sibériens. Le dessinateur n’a pas réalisé son dessin sur le motif, mais en s’appuyant sur le texte d’un témoin oculaire, Yzbrant Ides, cité par Witsen. La description écrite du chamane toungouse donne les détails suivants : « (…) sur ses pieds pendaient deux griffes d’ours en fer, ainsi que sur ses mains, et sur la tête se dressaient deux cornes de fer » (over zijn voeten hongen twee Yzere Beeren-klaeuwen, zoo ook over zijn handen, als ook op zijn hooft, waer van uitstaken twee Yzere hoornen)2

3 Les imitations métalliques de griffes d’ours, suspendues sur les mains et les pieds du chamane, deviennent sous le crayon du dessinateur quatre véritables pattes d’ours. La main droite du chamane, velue et griffue, n’a plus rien d’humain, si ce n’est l’opposition du pouce. On ne distingue guère de séparation entre le costume rituel et le corps de l’homme. La couronne de fer en forme de ramure, ornement rituel bien connu en Sibérie, est remplacée par de véritables bois de cervidé. Cette gravure nous montre une manière particulière de devenir un animal : les mains ont laissé la place à des pattes, les caractères humains sont remplacés par des caractères animaux.

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Fig. 3

Illustration de l’édition de 1705 de Noord en Oost Tartarye, ofte bondig ontwerp van eenige dier landen en volken, welke voormaels bekent zijn geweest de Nicolaas Witsen, Amsterdam, Halma.

4 Au premier plan de la gravure, deux chiens regardent le chamane, l’un aboyant, l’autre circonspect. La fonction du premier chien est sans doute de nous montrer la réussite de l’impression d’animalité produite par le chamane. Si ce chien est excité, c’est qu’il prend réellement le chamane pour une bête sauvage qui aurait pénétré au beau milieu du territoire domestique, le campement. Son illusion souligne la perfection de la représentation, à l’instar des pigeons de la légende qui venaient picorer les grains de raisin de Zeuxis.

5 La description d’Idès nous donnait pourtant une vision légèrement différente : les deux griffes étaient superposées aux mains du chamane et en aucun cas elles ne pouvaient les cacher. Autrement dit, animalité et humanité coexistaient sans se remplacer l’une l’autre. Quant aux « cornes » de fer, elles formaient une ramure forgée souvent présente sur les coiffes des grands chamanes sibériens. Impossible de prendre un tel insigne rituel pour une ramure réelle. Il arrivait certes aux Toungouses de porter de vraies têtes de cervidés, mais ces coiffes profanes étaient les bonnets ordinaires des chasseurs l’hiver3.

6 Ainsi peut-on déjà discerner en première approximation un contraste entre une manière occidentale et une manière sibérienne de représenter le devenir-animal. La métamorphose occidentale, telle que la gravure la fait deviner, paraît être une hybridation progressive, par laquelle une nature animale remplace une nature humaine. Pour qu’un être soit à la fois animal et homme, il faut qu’il ne soit que partiellement l’un et l’autre. En Sibérie, il s’agit plutôt d’une superposition plus ou moins complète de couches d’identité. La métamorphose occidentale obéit à une contrainte forte, celle de préserver l’unité d’un corps simple. La métamorphose sibérienne paraît s’appuyer au contraire sur une démultiplication de la personne dans des corps superposés.

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7 Pour examiner les modalités par lesquelles un homme « devient » un animal en Sibérie, certaines précisions sont nécessaires concernant la notion même de métamorphose. Une pensée ouverte aux métamorphoses paraît impliquer une certaine porosité des catégories, voire un désordre ontologique généralisé. Les enjeux théoriques sont importants : la possibilité attribuée aux hommes de devenir des animaux (et réciproquement) ne paraît concevable que si les catégories d’homme et d’animal, et partant celles aussi de domestique et de sauvage, de naturel et de culturel, sont peu cloisonnées, voire inexistantes.

8 Une part de stabilité doit pourtant bien être supposée dans le changement que constitue la métamorphose. Prenons l’exemple de la transformation d’un homme en poisson. Un tel phénomène peut être décrit comme deux événements simultanés : la disparition d’un homme et l’apparition d’un poisson. Il est clair qu’une telle description n’est pas satisfaisante : ce que l’on appelle métamorphose est un événement unique. Et cet événement n’est unique et intéressant que dans la mesure où l’on peut affirmer qu’un principe quelconque d’identité unit l’homme disparu et le poisson apparu, c’est- à-dire que l’être qui était un homme est maintenant un poisson. Il est intéressant, en particulier, d’imaginer qu’une certaine continuité se préserve au niveau de la conscience : on aura ainsi tendance à supposer que le poisson conserve les souvenirs de l’homme.

9 La métamorphose sans mémoire est une chose bien inutile et ennuyeuse, comme Leibniz en faisait la remarque : « Supposons que quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais à condition d’oublier ce qu’il a été, comme s’il venait de naître tout de nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou, quant aux effets dont on se peut apercevoir, que s’il devait être anéanti, et qu’un roi de la Chine devait être créé dans le même instant à sa place ? Ce que ce particulier n’a aucune raison de souhaiter. » (Discours de métaphysique, XXXIV).

10 C’est bien la conscience qui me fut citée par la chamane touva X.K. comme principe d’unité par-delà les métamorphoses. Cette chamane de Kyzyl fabrique pour les personnes qui la consultent des objets protecteurs appelés en touva èèren. Ces objets de tissu ou de bois ont parfois la forme d’un animal, cependant, d’après la chamane, ils peuvent pendre un autre aspect sans que le profane ne le remarque. La chamane m’expliquait ainsi : « Je t’ai fait un èèren souris, ensuite cette souris se transforme en aigle, mais à l’intérieur c’est la même conscience, c’est juste l’apparence qui va changer. »4.

11 Pour qu’il y ait métamorphose, il est donc nécessaire qu’une composante essentielle de la personne soit préservée par-delà le changement. La métamorphose, comme son étymologie l’indique, s’appuie sur l’idée de forme, qui elle-même n’a de sens qu’en contraste avec celle de traits sous-jacents stables, une essence. Contrairement à ce qu’on suppose parfois, la pensée de la métamorphose est donc liée à des représentations essentialistes. Plusieurs études de psychologie cognitive ont montré l’importance des inférences essentialistes dans la compréhension des métamorphoses naturelles, comme celles des chenilles devenant des papillons5 ainsi que dans le cas de changements artificiels d’apparence6. Un cheval peint en zèbre n’est pas considéré par le sens commun comme devenu un zèbre, bien qu’il en ait l’apparence typique. En revanche, une larve vivant dans l’eau sera classée dans la catégorie des insectes si l’on sait que son état adulte est celui d’un insecte. La ressemblance d’un être par rapport au prototype d’une espèce n’est donc ni une condition suffisante ni un critère nécessaire à

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la classification de cet être dans cette espèce. Ce qui permet de penser l’identité taxinomique dans le changement apparent, c’est l’attribution d’une essence supposée commune aux membres de la catégorie.

12 Une distinction sera ici utilement introduite : l’essence préservée dans le changement pourra être une essence individuelle, généralement manifestée par la continuité de la conscience, ou une essence spécifique qui implique le maintien de l’appartenance à l’espèce de départ. L’essence spécifique permet à un chien transformé en chat de rester essentiellement un chien, rendant plus aisément concevable le retour à sa forme initiale. La métamorphose avec maintien de l’essence spécifique implique un changement plus superficiel que la métamorphose avec maintien de la seule essence individuelle.

13 Ces distinctions permettront de comparer les différents types de métamorphoses en Sibérie du Sud.

14 Les auteurs occidentaux qui cherchent à caractériser les idées sibériennes concernant les catégories d’humain et d’animal, ont souvent tendance à mettre sur un même plan des mythes décrivant un temps originel, des contes, des techniques réelles de chasse, des biographies de chamanes et des descriptions de rituels. On en tire un « savoir » ou une « cosmologie » supposés propres à la population en question. Willerslev a récemment décrit l’univers des Youkaghirs en ces termes : humans become animals, animals become humans, and one class of spirits turns into another. There are no fixed identities here, only continuous transformations of one class of beings into another7. Une telle « cosmologie transformiste » , où les ours deviennent des hommes et les hommes des élans, offre au lecteur occidental le charme d’un exotisme fascinant ; on se demande pourtant comment des chasseurs peuvent survivre dans la taïga munis un appareil cognitif si inadapté. Dès les années 1930, S.M. Shirokogoroff s’était élevé, à propos des Toungouses, contre la confusion entre discours mythiques et savoirs pratiques dans la description de l’organisation de la connaissance d’une population. Trop souvent, selon lui, les ethnologues recueillent dans une société des contes fantastiques et les présentent comme une illustration des rapports entre humains et animaux dans cette société. « Ce serait, dit Shirokogoroff avec humour, comme si l’homme primitif formait son idée du complexe psychomental de l’homme « civilisé » en étudiant la fiction et le théâtre et en prenant par exemple Chantecler de Rostand pour la conception biologique des Européens. »8 .

15 A l’époque, l’ironie de Shirokogoroff avait pour cible l’idée de « mentalité primitive » élaborée par Lucien Lévy-Bruhl. D’après ce théoricien français, de nombreux peuples non-occidentaux admettent la métamorphose comme un phénomène parfaitement ordinaire. Dans ces populations « primitives », on « ne voit donc aucune difficulté aux métamorphoses les plus incroyables pour nous : les êtres peuvent, en un clin d’œil, changer de dimensions et de forme. »9 D’une manière générale, « le passage de l’animal à l’homme ou de l’homme à l’animal se fait de la façon la plus naturelle, sans que personne en soit choqué ou étonné. »10 . Des interprétations de ce genre n’ont pas cessé de réapparaître régulièrement, en des termes renouvelés, dans le discours anthropologique.

16 On sait pourtant que les métamorphoses sont au contraire présentées dans le discours indigène comme des phénomènes tout à fait extraordinaires. En Sibérie, les personnes réputées capables de se métamorphoser à volonté sont des chamanes d’une puissance terrifiante. Les histoires de métamorphoses violent les attentes intuitives des gens : elles intéressent et sont mémorisées précisément parce qu’elles contredisent les

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catégories ontologiques ordinaires. L’idée de métamorphose est typiquement une idée contre-intuitive11.

17 Afin d’éviter de réifier des représentations de statuts différents dans ce qui serait « la métamorphose sibérienne » , nous distinguerons les logiques diverses du discours mythique et légendaire et de l’action imitative et rituelle.

18 Chez les peuples de l’Altaï-Saïan, de nombreux mythes mettent la transformation d’un humain à l’origine d’une espèce animale. L’ours, la chauve-souris, la marmotte, le chien y sont présentés comme d’anciens humains. Le passage de ces humains à l’état animal n’est pas le résultat d’une heureuse capacité à transgresser les catégories : il est plutôt conçu comme une déchéance intervenue à la suite d’un malheur ou d’une punition. Par exemple, l’ours est réputé chez les Touvas être un ancien homme bourru qui s’est fâché et est parti vivre dans la forêt12. Le coq de bruyère était lui aussi un homme grossier qui fut puni de sa brutalité en étant transformé en oiseau. Il ne peut pas se souvenir sans larmes de son état précédent, c’est pourquoi il a les yeux rouges13.

19 Dans ces cas mythiques, la métamorphose implique une perte plus ou moins complète de l’essence spécifique humaine première. C’est une essence individuelle que le coq de bruyère garde puisque le souvenir nostalgique de sa condition précédente ne cesse de le tourmenter. L’ours occupe un statut exceptionnel parmi les animaux car il est souvent réputé avoir préservé une forte part de son essence humaine primitive. Dans leur domaine, les ours sont supposés retirer leur fourrure comme un vêtement et laisser paraître leur forme humaine. Sous son apparence bestiale, l’ours cache donc une nature humaine. C’est pourquoi l’attitude des hommes est particulièrement respectueuse à son égard. Chez les Tožu14, les chasseurs parlent à l’ours et le saluent avant d’entrer dans la tanière où il hiberne, ils ont même la dangereuse politesse de le réveiller avant de le tuer. Ces pratiques sont communes dans toute la Sibérie méridionale et bien au-delà.

20 Considérons maintenant le domaine de la pratique : les commentateurs voient parfois une manifestation de la pensée sibérienne de la métamorphose dans les techniques d’imitation animale. Pendant la période du rut, les chasseurs de l’Altaï-Saïan imitent le cerf en reproduisant son brame et le choc de ses bois contre les arbres. L’imitation est ici sonore. Les Youkaghirs vont plus loin puisque, d’après les remarquables descriptions qu’a données Willerslev, ils imitent le comportement de l’élan sous ses yeux afin de l’attirer. Dans tous les cas, l’animal attiré assez près est abattu : tel est le but de la manœuvre. Il n’y a pas lieu selon nous de parler ici de remplacement de l’identité humaine par une identité animale. Une telle hypothèse conduirait à des paradoxes insolubles. On a plutôt affaire à une superposition de l’identité de cervidé sur celle d’humain, laquelle doit être préservée. En effet, la dramaturgie imitative demeure toujours sous-tendue par une stratégie humaine : il s’agit sans ambiguïté de tuer la bête en la trompant. L’identité animale endossée par le chasseur n’est pas une nouvelle catégorisation taxinomique mais une identité « sous un certain point de vue », le point de vue de l’animal chassé. L’intention du chasseur est d’être perçu comme un animal tout en restant un humain. Nous voyons que l’attention des Sibériens pour la perspective des non-humains est résolument pratique : le point de vue de l’animal est intéressant pour autant qu’il peut être manipulé.

21 Les rites liés à la chasse à l’ours présentent un autre cas très courant d’imitation animale. Lorsque l’ours est tué et que l’on mange sa viande, il est d’usage chez de très nombreux peuples de Sibérie d’imiter le cri et parfois les gestes du corbeau15. Il ne s’agit

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pas pour les chasseurs de renoncer à leur qualité d’humains pour devenir des corbeaux. Le but de cette mise en scène est d’endosser cette identité du point de vue de l’ours, afin que l’âme de l’ours ou ses congénères orientent leur vengeance vers les corbeaux et non vers le village des chasseurs. On n’endosse le costume gestuel et sonore du corbeau que pour demeurer un humain en vie. Autrement dit, le devenir-animal vise un rester- humain.

22 Viveiros de Castro, dans un article influent sur le « perspectivisme amérindien », a repoussé l’hypothèse d’un rapport entre métamorphose et essentialisme, la qualifiant de an important mistake. Selon lui, to put on mask-clothing is not so much to conceal a human essence beneath an animal appearance, but rather to activate the powers of a different body16. Adopter un vêtement animal a pour but de s’approprier certaines de ses qualités, comme la rapidité. Quant au costume chamanique, ce n’est pas un déguisement mais un équipement. Pedersen a prolongé la réflexion de Viveiros de Castro en proposant une interprétation « perspectiviste » du rôle du costume chamanique en Asie du Nord17. Willerslev soumet également ses matériaux youkaghirs à un traitement « perspectiviste »18.

23 Ces travaux ont le mérite de souligner à juste titre un intérêt sibérien pour le point de vue des non-humains. Ils sont toutefois biaisés par une démarche solipsiste centrée sur le sujet percevant, un héritage de la phénoménologie occidentale. La métamorphose y est ainsi régulièrement interprétée comme un changement de point de vue accompli par le sujet. Or s’il y a perspectivisme en Sibérie, c’est moins une spéculation gratuite qu’une technique de manipulation de points de vue tiers. Ainsi il n’est pas rare que la métamorphose ait précisément un rôle de déguisement.

24 Plus que tout autre, le chamane, réputé spécialiste des métamorphoses, est souvent sollicité comme preuve de l’absence de catégories essentialisées en Sibérie. Nous allons voir que la métamorphose chamanique est un domaine complexe car les informations la concernant appartiennent à des domaines pragmatiques de natures très différentes. On dispose d’une part des légendes sur des chamanes célèbres et d’autre part des descriptions de rituels.

25 Nombreux sont les récits mettant en scène des chamanes défunts crédités du pouvoir de se transformer en animaux. Plusieurs Touvas me parlèrent d’une chamane de la région d’Erzin qui était capable de se transformer en corbeau selon les uns, en loup selon les autres. Devenue un loup, elle poursuivait les voleurs qui lui prenaient du bétail et les punissait.

26 La métamorphose chamanique implique un maintien de l’essence spécifique d’humain. On le voit remarquablement bien dans un récit dolgane de métamorphose chamanique19. Deux chamanes décidèrent de se transformer en cygnes. Ils se posèrent sur un lac fréquenté par des chasseurs, mais l’un des deux, plus prudent, préféra s’éloigner. L’autre, sourd aux avertissements de son camarade, resta. Des chasseurs aperçurent ce cygne et le tuèrent. Lorsqu’ils dépecèrent l’oiseau, ils trouvèrent à l’intérieur un chamane mort. Ainsi sous une apparence animale, l’identité humaine originelle du chamane était conservée intacte. La forme de cygne était pour le chamane semblable à un vêtement.

27 Après la mort, le chamane peut aussi apparaître en rêve à son descendant sous une forme animale : généralement un ours ou un cheval chez les Turcs de l’Altaï-Saïan. Le descendant traverse alors une période de crise. Il n’en sortira que lorsqu’il sera capable, grâce à l’aide d’un chamane expérimenté, d’identifier et de nommer son ancêtre

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derrière les traits de l’animal. Dans certains cas, il lui fera une représentation zoomorphe dans laquelle l’esprit du chamane défunt sera invité à s’installer. Le descendant commencera alors lui-même la pratique chamanique. Cette représentation apparaîtra comme un animal aux profanes, pourtant dans ses invocations le chamane, après avoir commencé par une description de l’esprit en termes zoomorphes, l’appellera « ma tante » ou « mon grand-père » et lui prêtera des traits physiques humains. À nouveau, derrière une apparence animale, résultat d’une métamorphose, une essence humaine est décelable pour les yeux du chamane.

28 On peut ajouter que, dans les métamorphoses de chamanes légendaires, si le maintien de l’essence spécifique est le cas ordinaire, sa perte est un malheur qui peut arriver. Un mythe bouriate fait de l’ours un chamane qui a perdu la capacité de reprendre sa forme humaine20. Selon un mythe altaïen, la chauve-souris a d’abord été un chamane qui fut puni par une divinité créatrice pour son manque de dévouement21.

29 Considérons maintenant les imitations animales concrètes dans le contexte du rituel chamanique. Il est souvent tenant de décrire le rituel chamanique comme une mise en scène des métamorphoses du chamane en divers animaux. Ainsi s’expliqueraient gestes et cris fantastiques imitant les animaux. À regarder les rituels de plus près, on constate que le schéma de l’action n’est pas un simple spectacle de changements d’identité, mais présente un caractère dramaturgique nettement relationnel. L’imitation d’un comportement animal par le chamane est un épisode intégré à une séquence complexe faisant interagir plusieurs personnages. Le moment zoomorphe alterne généralement avec une attitude humaine : le chamane représente de cette manière un dialogue et une interaction qu’il mène avec un esprit zoomorphe. Ce qui distingue l’action rituelle menée du chamane de celle d’autres ritualistes est en effet qu’il assume lui-même plusieurs rôles. Les ethnologues russes disent à juste titre que la séance chamanique est « un théâtre à un seul acteur »22.

30 Au cours du rituel, le chamane appelle divers esprits auxiliaires zoomorphes dont il manifeste la venue en imitant leur comportement et leur cri : corbeau, oie, cervidé, ours, etc. Il dialogue ensuite avec chacun d’eux et représente même parfois les dialogues et les disputes des animaux entre eux23.

31 Chez les Touvas du début du XXe siècle, un chamane mimait alternativement l’ours avec lequel il combattait et ses propres mouvements de lutte contre la bête24. Lorsque le chamane altaïen décrit par le missionnaire V.I. Verbickij veut montrer qu’il attrape un cheval invisible, il mime successivement les ruades du cheval puis le mouvement de l’attraper au lasso. Quand il représente qu’il vole sur le dos d’une oie, il mime sa propre attitude de cavalier volant tout en imitant par moment les cris de la monture elle- même (Verbickij 1893, 48-49). Dans ces différents cas, le chamane assume alternativement deux identités, la sienne et une autre, non pour donner à voir le fait même de la métamorphose, mais pour réaliser une relation dramatique. De l’issue de cette relation dépend la réussite du rituel et souvent le sort d’un ou plusieurs membres de l’assistance.

32 Je citerai encore un exemple contemporain observé à Touva dans la région montagneuse de Süt-Xöl en 2006. Lors d’un rituel pour retrouver l’âme d’un malade, la chamane X.K. représenta un voyage vers la « steppe jaune ». Au cours de l’expédition, elle imita à plusieurs reprises le cri du loup. Je l’interrogeai plus tard sur ce cri, lui demandant si elle s’était « transformée » (en touva xuula bêêr25) en loup. Elle me répondit avec amusement que non. Selon elle, les chamanes d’autrefois étaient capables

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de se « transformer » (xuula bêêr), mais « depuis le socialisme », on n’y arrivait plus. En effet, d’après son interprétation, le déclin des offrandes aux esprits-maîtres des lieux à l’époque soviétique a entraîné une chute de la puissance des chamanes. Le cri que j’avais entendu était celui par lequel elle convoque à chaque rituel les sept loups qui sont ses esprits auxiliaires. Ainsi, ce qui aurait pu être décrit à première vue comme la mise en scène d’une métamorphose de la seule chamane était à interpréter comme un élément intégré dans une interaction complexe à plusieurs partenaires.

33 La question peut se poser, il est vrai, de savoir si un rituel observé en 2006 nous apprend quelque chose sur le chamanisme « traditionnel ». En elle-même l’attribution du pouvoir de métamorphose aux seuls chamanes anciens, en l’occurence pré- socialistes, n’est pas une rupture avec la tradition. Le chamane qui se transforme à volonté est toujours un être légendaire appartenant à un passé déjà éloigné. L’idée d’une perte des pouvoirs des chamanes contemporains par rapport aux anciens, elle est elle-même assez traditionnelle puisqu’on la trouve souvent exprimée à la fin du XIXe siècle chez les peuples sibériens. Il nous semble que la convocation des auxiliaires animaux est bel et bien parfois le but de l’imitation de cris animaux par le chamane. On en trouve un autre exemple à l’extrémité septentrionale de la Sibérie, chez un chamane nganassane, pour qui l’imitation des cris d’oiseaux vise également à appeler les esprits correspondants26.

34 La « métamorphose » rituelle du chamane n’est donc nullement un simple remplacement de son identité humaine par une identité animale. Dans le cas où le chamane convoque ses esprits en les imitant, il garde son identité humaine puisqu’il est celui qui les appelle. Si une interaction avec l’esprit animal est représentée, le corps du chamane incarne à tour de rôle l’animal et sa propre personne.

35 Le rite chamanique nous montre donc l’enchâssement de deux identités de statuts différents prises en interaction dans le corps même du chamane. On le voit nettement dans le costume chamanique. Celui-ci ne vise pas à donner au public l’illusion d’une nature animale. Si des entités doivent être illusionnées, ce sont des esprits et des animaux, mais pour les spectateurs humains l’ambivalence des identités superposées doit être préservée. C’est certainement pour cette raison que griffes et ramures doivent exhiber leur caractère d’artefacts rituels : « l’identification animale du chamane reste une démarche culturelle » observe Hamayon27. Rien ne montre mieux la superposition des identités que la coiffe chamanique dans l’Altaï-Saïan, figurant un visage et ornées de plumes (fig. 4 et 5). Elle n’est jamais un simple masque, car le chamane la porte sur le front, laissant visible son propre visage. Il donne ainsi le spectacle d’un être bicéphale, un être complexe porteur d’une identité humaine à laquelle se superpose une identité non-humaine qui ne remplace pas la précédente. Le chamane ne cesse pas d’être lui- même en devenant un autre.

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Fig. 4

Le chamane J. O. avec sa coiffe ornée d’un visage (Photo de l’auteur, Kzyzyl 2006).

Fig. 5

Le chamane Šoončur Sojan. Photographie publiée dans Vajnštejn 1969, 41.

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36 La représentation gestuelle et sonore d’une complexité relationnelle mettant en jeu des identités superposées est le propre de l’action du chamane en Sibérie comme en Amérique28. Peut-on préciser les rôles logiques joués par ces identités ? La part animale revêtue par le chamane sibérien n’est pas taxinomique, c’est-à-dire qu’elle n’entraîne pas de révision de la catégorisation du chamane au sein de la taxinomie des espèces. L’entourage d’un chamane qui fait l’ours ne le traite pas comme un ours « taxinomique », autrement il l’abattrait d’un coup de fusil. Le concept de « norme idéale » introduit par Dan Sperber29 peut nous aider à préciser le statut de cette part animale : la norme idéale est un ensemble de traits et de comportements typiques d’une espèce. Comme le remarque Sperber, le respect de cette norme n’est ni nécessaire ni suffisant pour entraîner une identification taxinomique : si le fier rugissement appartient bien à la norme idéale du lion, nous admettons cependant qu’un lion qui bâille demeure un lion. D’autre part, nous pouvons imaginer que, par accident ou par feinte, un autre animal rugisse sans que cela entraîne pour nous une classification de l’animal dans l’espèce lion. Il est clair que c’est bien une norme idéale comportementale qui est visée par le chamane imitateur, et non une identité taxinomique. Si un chamane souhaite imiter l’ours, il ne le montrera certes pas hibernant dans sa tanière : c’est un ours furieux et agressif qu’il représentera. En ce sens, le chamane devient bien un ours, non pas un ours per se replié sur son identité taxinomique, mais un ours relationnel, occupant la position d’attaquant sauvage dans une interaction typique.

37 L’identité humaine demeure donc la seule pertinente sur le plan taxinomique, tandis que l’identité animale n’est que l’appropriation superficielle et provisoire d’une norme comportementale définie de façon relationnelle.

Conclusion

38 Le risque de l’analyse par contextes pragmatiques est de faire voler en éclat l’interprétation. Nous pouvons tout de même avancer ici quelques remarques générales. On observe que la métamorphose volontaire a souvent pour but de tromper un non-humain sur l’identité d’un humain. Ainsi le chasseur qui imite le corbeau cherche à se faire passer pour un corbeau aux yeux de l’ours mort, tout en demeurant un humain. La métamorphose ne consiste donc pas à adopter le point de vue d’un non- humain comme dans le « perspectivisme amérindien », mais à le modifier.

39 Le défi véritable serait d’identifier la logique même de la variation à travers les contextes pragmatiques. Nous avons vu que les mythes décrivent un malheur ou un accident conduisant à une métamorphose sans retour. Le maintien de l’essence spécifique est minimal. Les légendes concernant d’anciens chamanes insistent sur le maintien d’une identité humaine interne. Lorsque nous passons au domaine du rituel concret, nous voyons la part animale se superposer à une identité humaine qui demeure essentielle.

40 Nous pouvons en conclure que, plus nous nous déplaçons du domaine du mythe vers celui de la pratique, plus le principe du maintien d’une essence se fait-il impérieux. Ce qui rend possible ce maintien, et donc le retour à l’état précédent, c’est la possibilité d’une superposition cumulative des identités. On le voit particulièrement bien dans le rituel du chamane qui donne à voir une démultiplication des personnages supportés par son corps. L’appartenance simultanée à plusieurs catégories identitaires,

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difficilement concevable en Occident, mène souvent les théoriciens à des conclusions paradoxales. Pourtant c’est bien de superposition qu’il s’agit dans les métamorphoses sibériennes. Et c’est pour cela que la métamorphose ne peut se donner à voir dans l’iconographie : la multiplicité s’exprime en couches accumulées de statuts différents et non par la juxtaposition chimérique d’éléments disparates. À chaque niveau considéré, celui de la taxinomie ou celui de la norme comportementale, l’identité d’animal ou d’homme est complète ; une identité ne chasse pas l’autre mais s’y ajoute.

NOTES

1. Amsterdam, Halma. 2. N. WITSEN, Noord en Oost Tartarye, ofte bondig ontwerp van eenige dier landen en volken, welke voormaels bekent zijn geweest. Amsterdam, Halma, 1705, p.663 3. J. G GEORGI, Description de toutes les nations de l’Empire de Russie, où l’on expose leurs moeurs, religions, usages, habitations, habillemens et autres particularités remarquables. Saint-Pétersbourg, Müller, 1776-1777, tome 3, « Les Toungouses », p. 58 4. Enquête de terrain, Touva 2006. 5. Par exemple K ROSENGREN, K. CHUCK, M. MCCORMICK, S. GELMAN, « As time goes by: Children’s early understanding of biological growth », Child Development 62, 1991, p.1302-1320. 6. F. C. KEIL, Concepts, kinds, and cognitive development. Cambridge, MA, MIT Press, 1989. 7. R. WILLERSLEV, Soul hunters. Hunting, animism, and personhood among the Siberian Yukaghirs. University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Londres, 2007, p. 6. 8. S. M. SHIROKOGOROFF, Psychomental Complex of the Tungus. Kegan Paul, Trench, Trubner & Co., 1935, p. 115. 9. L. LÉVY-BRUHL, « L.’âme primitive ». In Les primitifs. Anabet, Paris, 2007 [1927], p. 441. 10. Ibid., p. 457. 11. P. BOYER, La Religion comme phénomène naturel. Bayard, Paris, 1997. 12. N. F. KATANOV, Narečija urjanxacev (Sojotov), abakanskix tatar i karagasov (2), Saint-Pétersbourg, 1907, p.16 et 33. 13. V. I. VERBICKIJ, Altajskie inorodcy. Sbornik êtnografičeskix statej i issledovanij. A. A. Levenson, Moscou, 1893, p. 138. 14. Enquête de terrain, Tožu 2008. 15. Pour l’imitation gestuelle, cf. par exemple A. I. MAZIN, Tradicionnye verovanija i obrjady èvenkov- oročonov (konec XIX-načalo XX v.). Nauka, Novossibirsk, 1984, p. 46-47. 16. E. VIVEIROS DE CASTRO, « Cosmological deixis and amerindian perspectivism », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 4 (3), 1998, p. 482. 17. M. A. PEDERSEN, « Talismans of thought », in A. Henare, M. Holbrand & S. Wastell, Thinking through things. Theorising artefacts ethnographically, Routledge, New-York, 2007, pp. 141-166. 18. R. WILLERSLEV, Soul hunters. Hunting, animism, and personhood among the Siberian Yukaghirs. University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Londres, 2007. 19. P.E. EFREMOV ed. Fol’klor dolgan. Izd-vo in-ta arxeologii i ètnografii SO RAN, Novossibirsk, 2000, p. 326-327.

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20. G.N. POTANIN, Očerki severo-zapadnoj Mongolii. Rezultaty putešestvija ispol'nennogo v 1879 g. po poručeniju Imperatoskogo Russkogo Geografičeskogo Obščestva. 4, IRGO, Saint-Pétersbourg, 1883, p. 168. 21. Ibid., p. 169-170. 22. V. N. BASILOV, Izbanniki duxov. Politizdat, Moscou, 1984. 23. Par exemple chez les Tchouktches, W. BOGORAS, The Chukchee. Memoirs of the American Museum of Natural History, XI. The Jesup North-Pacific Expedition VII, Leiden/New York, 1904-1910, p. 438. 24. F.JA. KON, Za pjad’decjat’ let, Moscou, 1934, p. 78. 25. Du verbe xuular, employé dans les contes et les récits concernant les anciens chamanes. 26. A. A. POPOV, Tavgijcy. Materialy po ètnografii avamskix i vedeevskix tavgijcev. Izdatel’stvo Akademii Nauk SSSR, Moscou-Leningrad, 1936, p. 102. 27. R. HAMAYON, La Chasse à l’âme, Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien. Société d’Ethnologie, Nanterre, 1990, p. 534. 28. Sur l’identité complexe assumée par le chamane kuna, voir C. SEVERI, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire. Rue d’Ulm, Musée du Quai Branly, Paris, 2007, p. 222-223. 29. D. SPERBER, « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? », L'Homme, 15 (2), 1975, pp. 5-34.

RÉSUMÉS

Bien que les chamanes de l'Altaï-Saïan soient réputés capables de se métamorphoser en animaux, on peine à trouver dans l’iconographie traditionnelle de la région des images donnant à voir ce phénomène à l’œuvre. Cet article examine pourquoi la métamorphose ne se laisse pas représenter. Loin de témoigner d’une sorte de relâchement cognitif, l’idée de métamorphose s’appuie sur des principes essentialistes rigoureux. Leur identification permet de discerner des modèles de métamorphose typiques des contextes pragmatiques particuliers que sont mythes, légendes sur des chamanes anciens, rituels de chasse, rituels chamaniques. Selon les scénarios, identité animale, identité humaine et identité individuelle, loin de se chasser l’une l’autre, se superposent dans des combinaisons originales.

INDEX

Mots-clés : animal, animisme, chamanisme, chasse, métamorphose

AUTEUR

CHARLES STÉPANOFF Charles Stépanoff est anthropologue spécialiste du chamanisme en Sibérie méridionale et maître de conférences à l'Ecole pratique des hautes études (http://ch.stepanoff.free.fr/)

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Simulations incorporées et tropismes empathiques. Notes sur la neuro-esthétique

Filippo Fimiani

Fit namque natura, quam nihil sui similium rapacius potest... Leon Battista Alberti

1. Une discipline à la croisée

« … [L]’âme de ceux qui regardent sera mue par l’histoire représentée lorsque les hommes qui se trouvent peints manifesteront le mouvement propre de leur âme avec intensité. La nature en effet – et rien plus que la nature attire à soi le semblable – nous porte à pleurer avec ceux qui pleurent, à rire avec ceux qui rient, à souffrir avec ceux qui souffrent. Mais ces mouvements de l’âme se font connaître par les mouvements des corps. [….] […] C’est pourquoi il faut approfondir toutes ces choses très minutieusement, d’après la nature même, et toujours imiter les plus manifestes, en peignant de préférence ce qui laisse imaginer à l’esprit plus que les yeux ne voient. […] En effet, à l’âme appartiennent certains mouvements que les savants nomment affections, comme la colère, la douleur, la joie, la crainte : le désir et d’autres de cette sorte. D’autres appartiennent au corps : on dit en effet que les corps se meuvent de plusieurs façons : ils grandissent ou rapetissent, de sains qu’ils étaient ils tombent malades, et malades ils recouvrent la santé, ils changent de lieu, et l’on dit encore que les corps se meuvent selon d’autres causes du même genre. »1

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1 Quelques-unes2 des lignes de Leon Battista Alberti, que je viens de citer dans la traduction française réalisée par Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, ouvrent un article signé par David Freedberg et Vittorio Gallese3. Historien de l’art à la Columbia University de New York, actuellement Directeur de l’Italian Academy et responsable de l’Academy’s Art & Neuroscience Project, où il a appuyé maintes activités interdisciplinaires – notamment, avec Arthur C. Danto et Eric R. Kandel, le Art and Neuroscience Forum, et l’ouverture d'un Laboratoire sur Action and Perception –, Freedberg est l’auteur, parmi bien d’autres travaux très remarquables, de The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, dont l’approche « franchement anthropologique » aura une suite « explicitement neuro-philosophique » ; il a récemment sondé de plus près la question des affects à propos du Tasse et de Poussin4. Vittorio Gallese, a obtenu en 2007, avec d’autres chercheurs de l’Université de Parme, notamment Giacomo Rizzolatti et Leonardo Fogassi, le Grawemeyer International Psychology Award pour la découverte des neurones-miroir.

2 Je me limiterai à présenter quelques gloses et notes de lecture aux marges de ce dossier, autour duquel je convoquerai d’autres articles et livres inscrits dans la constellation, aussi mouvante que vaste, de la soi-disante « neuro-esthétique », « Neuronale Ästhetik » ou « Kognitiven Bildgeschichte » (histoire cognitive des images). Je me bornerai pour ainsi dire à y introduire quelque « parasites » sur plusieurs points sensibles qui me semblent stimulants en tant qu'invitation à d’autres lectures et suggestions, voire à des travaux à venir.

3 Plusieurs travaux, en fait, car dans un cadre historique et épistémique assez délimité – le dialogue entre neuro-psychologie, psychologie expérimentale du XIXe siècle, phénoménologie et théories des arts plastiques –, j’ai pensé utile pour le lecteur non spécialisé d’esquisser des enjeux problématiques et de poursuivre des variations sur quelques thèmes majeurs autour de deux axes principaux : le rôle du spectateur et le statut de l'image dont il fait l'expérience selon une perspective neuronale.

4 Du côté du spectateur, je vais ainsi aborder les rapports entre imitation (ni psychologique ni artistique mais, pour évoquer Aristote au cœur même de la théorie neuroscientifique de l’embodied simulation, en tant que condition essentielle pour toute connaissance et compréhension du monde) et en tant que mouvements et/ou actions – on verra la différence selon la perspective expérimentale et philosophique des travaux de Gallese et d'autres –, et/ou en tant qu’expressions des corps vivants et/ou des objets inanimés (réels ou en image). Je vais donc me focaliser sur une dimension de la tactilité, notamment empruntée à la phénoménologie husserlienne, pas seulement liée au corps vivant du spectateur mais, selon des travaux très récents, au sens d'une « notion abstraite du tact » activée par des objets ni humains ni vivants, comme l'air ou, à la limite, l'atmosphère sans objets. Par là, on arrivera à problématiser la notion d’« incorporation » – au sens d’Embodiment – à la lumière des théories de l'empathie et de l'idée de Verkörperung, l’incorporation selon Robert Vischer et Aby Warburg – celui- ci, et cela est fort surprenant, étant très peu cité parmi les travaux de neuro-esthétique.

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A mon sens, cette problématisation touchera à une hypothèse assez bouleversante par rapport aux analyses de l'imitation empathique enracinée dans le fonctionnement neuronal chez le spectateur selon Freedberg, Gallese et d'autres : dans la conclusion de l'article, en évoquant Lessing et Goethe à propos d'une image commentée par Freedberg et Gallese j'ose envisager une altération – une métaphorisation – de l’identité biologique du spectateur empathiquement engagé bien au-delà des compétences perceptuelles et cognitives informées, encore selon la Gestaltpsychologie, par la verticalité de son corps.

5 Du côté de l’objet et de l’image affectant les réactions neuronales, perceptives, émotionnelles et cognitives chez le spectateur, il faut prendre au sérieux l’hypothèse de Freedberg et Gallese : élargir l’esthétique à l’esthésiologique, l'artistique au sensible et au sentir en général, cela, certes, veut dire affirmer une théorie générale des images, voire un dialogue avec la Visual Culture mais aussi bien, me semble-t-il, insinuer une indétermination des conditions matérielles de leurs production. J'ai donc tiré quelques conséquences de ce flottement de la limite – ontologique et fonctionnelle – et de l’indifférenciation des supports et des matériaux, tout en interrogeant aussi une ontologie de l’expression – peut-être déguisée – touchant le support quasi-immatériel de l’atmosphère, naturelle ou institutionnelle, comme dans le cas des certaines performances.

2. Embodied simulation

6 Les lignes du seul paragraphe 41, accompagnées ici d’autres tirées des paragraphes 42 et 43 du deuxième livre du De Pictura, nous introduisent, donc, selon Freedberg et Gallese, aux invariants et aux universaux des réactions perceptuelles et émotionnelles qui affectent notamment la dimension somato-cinesthésique du sujet face à un autre corps mouvant ou ému, ou, plus précisément, face à l’image d’un autre corps en mouvement ou remué. Depuis la découverte des neurones miroirs dans le cerveau humain5, forcément ignorée par Alberti, nous savons que pendant la vision d’un corps mouvant ou de son image – que celui-ci soit agent d’une manière transitive et visant un but (c’est l’action proprement dite), ou d’une manière intransitive, communicative et expressive6, c’est-à-dire sans un but explicité ou visible mais affecté par des émotions ou sentiments7 – se produit une décharge neuronale et s’activent des potentiels d’action virtuelle, même lorsque le spectateur est immobile et voit, entend ou imagine par inférences8 ce qui va être effectué – action ou expression – par d’autres ou par lui- même.

7 Gallese, ainsi que son collègue Giacomo Rizzolatti, directeur du Département de Neurosciences de l’Université de Parme, en évoquant – quoique avec des réserves de taille, notamment instruites par une naturalisation de la phénoménologie9 – Husserl et Merleau-Ponty sur « la motricité comme intentionnalité de base », insiste largement et en plusieurs occasions sur l’entrelacs entre la perception et l’action, entre le sentir et l’agir du Leib, du corps vécu, et affirme avec fermeté la différence entre une expérience toute visuelle et une expérience visuelle et cinétique, nettement orientée vers l'action, selon la direct-matching hypothesis10.

8 Les gestes, agis ou représentés, activent ce que Marc Jeannerod11 appelle une motor imagery qui instruit une isomorphie fonctionnelle entre perception du mouvement et préparation à l’action. Les gestes, ainsi que les mouvements d’objets agis et dits12, en

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tant qu’actes signifiants, déclenchent automatiquement des réactions imitatives posturales et corporelles, viscérales et motrices, finalement empathiques, et pas seulement visuelles. C’est ce que Gallese, parmi d’autres, appelle la « simulation incorporée » (embodied simulation)13. Le siège de ces réactions organiques, physiologiques, a été finalement localisé avec précision : ce sont les neurones canoniques et ceux de l’aire de Brodmann, les neurones du mirror neuron system (MNS), qui président aux réactions provenant des différents stimuli à la vision d’actions finalisées et communicatives, au mouvement, au goût, aux sons etc.

3. Une fonction esthésique

9 Freedberg et Gallese saisissent donc l’opportunité, fournie par les travaux de neurophysiologie et psychologie expérimentale, d’assumer des « invariants biologiques et psychologiques à travers les cultures »14, dans un sens à la fois restreint et élargi. Restreint car en tant que « minimaliste »15, l’option des nos auteurs s’écarte des « universaux artistiques » de Ramachandran et Hirstein16 ; mais elle s’éloigne aussi d’une autre perspective sur les prédispositions neuronales à l’expérience esthétique – de la rétine au cortex frontal, aux voies dorsale et ventrale, au système limbique interconnecté avec le cortex préfrontal, à l’amygdale –, celle du neurobiologiste et amateur d’art Jean-Pierre Changeux. Les hypothèses de Changeux, en fait, visent autant les marques émotionnelles que les « mêmes culturels », autant l’empathie immédiate que la transmission ou l’« incorporation » consciente au bout du compte des mémoires non conscientes à long terme, c’est-à-dire une « mise en mémoire culturelle » dans des médiums ou matériaux plus stables et divers du cerveau humain ; en deçà, donc, d'une esthésiologie généralisée, cela serait la fonction de l’art ou, plus précisément, du travail neuronal qui produit de multiples représentations activées, chaque fois d’une manière différente, par l’œuvre d’art17. Enfin, les universaux neuronaux de la réaction esthétique selon Freedberg et Gallese s’écartent, me semble-t-il, des Universali fantastici au sens de Giambattista Vico, relevés en une « soma-poiétique de l’intériorité humaine » selon Barbara Maria Stafford, qui, pour sa part, emphatise la dimension physio-cognitive dans la constitution morphologique des formes et des modèles de connaissance active du monde, dans la perspective d’une humanistic cognitive science et d’une « manière cognitivement orientée d'interroger l’histoire des images »18 .

10 J’ai dit que le parti pris de Freedberg et Gallese, « minimaliste » puisque focalisé sur les seules réactions émotionnelles et leurs bases neuronales, est également « général » ; pourquoi ? Les deux auteurs élargissent le champ d’observation au-delà de l’art et de l’artistique : il faut assumer les « mécanismes du mirroring et de la simulation incorporée comme des réponses empathiques aux images en général », car un « niveau basique de réaction aux images est essentiel pour saisir l’efficacité autant des images de tous les jours que des œuvres d’art. »19. Enoncé ambitieux, et au fond de longue date, qui manifeste aussi un démarquage par rapport à la philosophie et à l’histoire de l’art spéculatives – pour parler avec Jean-Marie Schaeffer – et qui nécessite une filiation plurielle – par contre quasiment oblitérée par les auteurs américains de neuro- esthétique ou de neuro-histoire de l’art, comme Onians20 –, par rapport à la phénoménologie, aux psychologies et aux théories de l’empathie allemandes du XIXe siècle ; bref, qui réaffirme avec netteté que l’esthétique est d’abord une esthésique, une science de la sensation et du sentir au-delà des œuvres d’art.

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4. Analogies corporelles et supports d’inscriptions

11 Partons donc de la plus simple évidence phénoménologique, également partagée par Freedberg et Gallese. Tout mouvement, transitif et expressif, d’un mouvant, même figé en image, active une imitation incarnée, une imitation à même le corps, mise en œuvre par des émotions viscérales, c'est-à-dire intéroceptives, ou des auto-affections pathémiques et soma-cinétiques, c’est-à-dire proprioceptives, en deçà du seuil de la conscience, et, ensuite, par des sentiments ou des valeurs investis et avalisés par la réflexion et le sens de soi. En tant qu’Embodiment le geste en représentation active chez le spectateur, immobile et décontracté au fauteuil comme un Descartes désœuvré et oisif ou comme un spectateur bourgeois plongé dans la salle obscurcie d’un théâtre21, une empathie mimétique ou agente. Là, nous nous apercevons de la dette des auteurs à l’égard de Robert Vischer, qui aurait justement parlé de mimische oder agierende Einfühlung et d’émotion motrice indirecte [motorische Nachfühlung], engendrée par une émotion sensorielle [sensitive Zufühlung], notamment visuelle et acoustique, directe.

12 Freedberg et Gallese renvoient à Damasio et à son as-if Body Loop. Le corps entier du spectateur est voyant comme s’il est acteur, il est donc engagé dans les mêmes activités et passions, dans les mêmes mouvements ou arrêts du corps représenté, dans les mêmes expressions d’émotions mises en image. S’appuyant sur une autre distinction de Damasio d’après Descartes – entre feelings, c’est-à-dire les sentiments en tant qu’émotions qui ont accès à la conscience , et sensations ou emotions, c’est-à-dire les affections sensibles en tant que modifications subies et passives –, ils déclarent qu’il s’agit d’un dispositif immédiat selon lequel, quand on regarde des images sollicitant des réactions émotives très fortes comme l’effroi ou le dégoût, la souffrance ou la jouissance, le cortex préfrontal et l’amygdale, ainsi que l’aire limbique du spectateur instituent, selon l’emotion et sans relais aucun – même pas perceptuel –, une certaine configuration cérébrale. Celle-ci simule les actions en image et les états somatiques vus dans ou impliqués dans une image, soit-elle un tableau, une photographie ou une sculpture.

13 On remarquera qu’apparemment, chez Freedberg, il n’y a aucune différence, ni par rapport à l’histoire matérielle de production ni par rapport à l’histoire de la réception, entre exemplaires originaux et copies, ainsi qu’entre médiums ou supports différents. Par contre, Changeux insiste sur les différenciations à reconnaître entre original et copie, et sur tous les aspects génétiques de l’œuvre et ses surcodages stylistiques – repentirs et erreurs, tâtonnements et reprises, superpositions par traces de dessin ou par couches de couleur, et ainsi de suite22. Sa perspective évolutionniste multiple, inspirée certes par Ernst Gombrich23 et Kenneth Clark24, tout en envisageant les « bases neurales de la genèse de[s] schéma[s] pictur[aux] », débouche forcement sur une histoire des images, de leurs formes et effets en tant que « renouvellement adaptatif » non linéaire ni forcement progressif. Par là, peut-être malgré elle-même, cette perspective semble envisager une mémoire autant organique que culturelle assez proche des engrammes et des Pathosformeln d’Aby Warburg, pourtant jamais cité.

14 Par ailleurs, le parti pris d’une indifférence aux médiums ainsi qu’au contexte25 vise, chez Freedberg, une critique assez nette d’un véritable monstre épistémologique polycéphale, qui inclut l’histoire sociale de l’art concentrée sur les facteurs contextuels et pragmatiques, la philosophie de l’art, selon laquelle la réaction esthétique dépend du

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concept de l’art qu’elle définit, notamment, selon l’hégélianisme de Collingwood ou d’Arthur Danto, les théories institutionnelles de Dickie, le formalisme kantien de Greenberg etc. Monstre qui aurait éliminé « l’émotionnel, l’empathique et le domaine de la réponse corporelle non-cognitive »26. Et, justement pour cette raison, il se pose une question : pourrait-on s’interroger sur les rapports entre des réactions émotionnelles et corporelles préréflexives envisagées par la neuro-esthétique et une fonction esthétique prise au sens très élémentaire d’appel ou d’excitation ? S’agirait-il d’une forme d’attention accordée aux aspects sensibles différenciés par organes de sens, ou aux propriétés esthétiques, et auxquelles (physiques ou survenantes, c’est-à- dire contingentes et pas forcément liées à l’existence réelle de l’objet, ni pas forcément artistiques)27 ? Et ainsi de suite. Je me limite à citer par exemple Barbara Stafford : « les attributs phénoméniques d’une œuvre d’art sont aussi ses premiers signifiés pour l’activité neurale manifeste. »28 Mais, alors, l’évidence empirique de la simulation incarnée et de l’empathie corporelle immédiate supporte-elle une situation sans objets ni corps, au-delà de tout thingly environnement ? Pourra-t-on envisager, selon la perspective neuronale, une prise immatérielle et atmosphérique de corps par des qualités esthésiques – pas forcement artistiques, donc – aléatoires, secondaires sinon tertiaires ? En d’autres termes : si l’incorporation empathique pouvait être à l’œuvre même en l’absence de corrélats objectaux par rapport à l’aisthéton comme tel, et si, finalement, on parle justement de Einfühlung aérienne 29 et de perte de l’Embodiment matériel30, ainsi que d’accidental-animate, de non intentional contact en nature31, cela est-il compatible avec une perspective neuronale (et, en toute rigueur, avec le dispositif expérimental, qui est très artificiel et qui, il faut le rappeler, n’emploie que des vidéos) ?

15 Sur ce point, on pourrait, il me semble, esquisser discrètement quelques pistes de recherche.

5. Incorporations de mouvements et d’actions, d’espaces et d’atmosphères

16 Gallese dit que toute action observée est perçue « comme quelque chose joué et agi par « un objet biologique extérieur », qu’il soit localisé ou pas32. Et pourtant, il parle aussi d’un « événement extérieur » – donc d’événement en général, car, d’après Aristote, tout « mouvement corporel est un simple événement physique ». Il n’exclut donc pas une incorporation par empathie touchant non seulement des objets culturaux comme c’est le cas des images de l’art ou des images et des représentations en général, mais des objets inorganiques et aussi inanimés, tous passibles de biomorphisme expressif et symbolique et de réactivité innervée et émotionnelle, tous à même de supporter des investissements et des réactions viscéraux. En bonne phénoménologie et écologie de la perception – d’après Merleau-Ponty et Gibson –, tout objet a une nature relationnelle, il est un « pôle d’action virtuelle » et d’un style pragmatique, il « résonne » chez le spectateur33. Comme disait Warburg d’après Goethe, la Verkörperung est l’excès de l’action originaire et primitive, ou, pour le dire avec Helmut Plessner, l’incorporation est l’excentricité structurelle de l’existence humaine par rapport au monde, l’exorbitance de l’action en tant que principe de la connaissance qui mène l’homme au- delà de ses limites organiques, au-delà de son corps propre. Action risquée, voire tragique ou jouissive, puisque rien, dans cette subjectivation cinétique, rien ne garantit

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qu’à l’institution du sentiment de soi (Ich-Gefühl), déjà fort en cause, corresponde une quelconque forme d’identité stabilisée. On sera donc tenté, d’après l’anthropologie et la critique des sens de Plessner34, d’appeler cela Verkörperungsfunktion der Sinne, fonction d’incorporation (et de vicariat réciproque) des sens, c’est-à-dire fonction poïétique, modale, active et mouvante, selon laquelle les constantes perceptives se concrétisent et se différencient par rapport aux divers domaines et régions des sens. L’être est bien ce qui limite le corps mouvant et ce par rapport à quoi il se positionne, se subjectivise, s’individualise, se différencie. En accord avec cette ontologie, la fonction transitive et modale du schématisme corporel et esthésiologique – voire la plasticité neuronale – rend donc possible que l’être humain reconfigure les impressions sensorielles et se reconfigure continûment par rapport à l’affection hylétique sensible, au sentir indifférencié, au con-toucher atmosphérique – acoustique, olfactif, tactile – excédant la seule frontalité optique et ses compétences cognitives. Même l’atmosphère, même la quasi-immatérialité physique par exemple de l’obscurité fourmillante de l’insomnie nocturne ou de la lumière éblouissante de midi – pour évoquer Freud à propos de l’Heimliche et Jean-Louis Chrétien à propos de la joie spacieuse et de son « inchoation vive » qui est à la fois dilatatio cordis et dilalatio corporis, dilatation du cœur et du corps du sujet par rapport à l’espace35 –, même l’espace sans orientation et mouvant, environnant, dilaté et non localisable marquant une auto-cinesthésie élémentaire, peuvent, nonobstant, s’incarner et imprégner le sujet d’une Stimmung, ou peut-etre de ce qu’après Cassirer et au-delà de la Gestalt classique on devrait appeler une « symbolische Prägnanz » diffuse, sans contours ni figures, d’une tonalité émotive d’effroi ou de joie qui prend corps dans le corps ému et y inscrit, y décrit une physionomie du monde même quand il n’y a plus de monde36, comme c'est le cas de la nuit sans profils ni étoiles où la distance se fait con-toucher37.

6. L'art, et l'être, à l'état gazeux

17 Rien ne nous interdit d’être émus par un paysage, réel ou en image, lieu souverain des Stimmungen et sujet majeur, de Joachim Ritter à Erwin Straus ou de Henri Maldiney à Gernot Böhme, des esthétiques phénoménologiques ainsi que des théories de l’empathie dite statique, stimmungsvolle Einfühlung ; mais comment décrire ou définir un mouvement ni biologique ni localement perçu, inorganique et microscopique ? Comment dire les réactions émotionnelles aux quasi-mouvements de l’air haletant les nuages, les réactions entero- et proprioceptives à la brise caressant les feuilles, les esquisses ciné-somatiques aux apparitions-disparitions des ombres – un oiseau ? un papillon ? –, aux glimpses soudains et éphémères parmi ce grouillement vert, et ainsi de suite38 ? Merleau-Ponty, et avant lui Paul Claudel et Robert Delaunay, un poète et un peintre, mais également Bergson, ont fait de cette proxémique et tactilité aérienne un motif pour repenser une ontologie de la chair39 …

18 En réalité, on pourra évoquer aussi les supports par définition les plus malléables et passibles d’empathie mimique par projection et incorporation, les plus lointains et inaccessibles et justement pour cela les médiums les plus mixtes – au sens de W. J. T. Mitchell40 – et les subjectiles les plus susceptibles de variations morphologiques et de motifs ornementaux, d’inscriptions et calligrammes psychiques – les nuages ou les brouillards, la fumée ou les vapeurs, la matière de l’air, la neige ou la poussière tombant… Matière qui ne cède pas, matière de l’être insomniaque, diffus et obsédant en

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deçà des étants et des esquisses perceptuelles, en même temps ininterrompue et disséminée, horizontalité étouffante, substance impalpable et malgré cela tactilement subie par le corps excité du spectateur. Matière « à la limite du figurable » affectant un corps à son tour auto-affecté par une cinesthésie sans percepts et mortifié dans sa liberté de mouvement : matière sans corps qui donne corps, qui anime un effroi sans objets et une terreur sans points de repères. C’est le « peuplement innombrable du vide » dont parle Blanchot en glosant l’ontologie de Heidegger en 1958 : c’est, à la lettre, l’incarnation discontinue de l’être continu41.

Fig. 1

Yves Klein, Exposition du vide chez Iris Clert (1958)

19 Par ailleurs, dans les travaux des neurosciences concernant l’esthétique et les arts visuels, on ne manque pas d’évoquer les recherches séminales de Heinrich Wölfflin ou d’August Schmarsow – mais pas de Benjamin ; j’y reviendrai –, sur le rôle de l’empathie par rapport à l’environnement architectural : « le corps – nous dit James Elkins42 – se dilate quand il entre dans une salle vide. » Le dialogue avec l’Einfühlungstheorie et la phénoménologie pousse les recherches des neurosciences les plus avisées et sensibles à l’esthétique à thématiser les limites de la simulation incarnée, c’est-à-dire les limites du mécanisme neuronal (visuotactile mirroring mechanism) fonctionnel au sentiment proprioceptif du corps excité par la perception du mouvement d’autres corps ou des images d'autres corps en mouvement : on s’interroge donc, d’une part, sur les traces et les empreintes d’actions biologiques et humaines et, d’autre part, sur les effets d’une external non biological force dans un espace vidé de toute présence humaine43. Autrement dit : rien, finalement, ne nous interdit d’être ému par un lieu, naturel ou culturel, vidé d’objets et d’actants humains et pourtant saturé d’intentions, d’apparitions et d’émotions. Rien n’interpelle nos émotions et empathies corporelles tant qu’un lieu

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non naturel d’une exposition sans œuvres ou peuplé d’œuvres conceptuelles excédant toute contemplation oculaire et toute attention aspectuelle44. Lieu bourré d’une sensibilité immatérielle et active, à même d’imprégner le « spectateur-viveur », d’affecter son corps par une « perception-assimilation directe et immédiate »45. C’est plus ou moins ce qui s’est passé à la galerie parisienne de Iris Clert, du 28 avril au 12 mai 1958, à l’occasion de l’exposition La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée, connue comme « l’exposition du Vide », de Yves Klein (Fig. 1). Occasion, parmi d’autres, qui exemplifie assez bien, me se semble-t-il, l’enjeu théorique pour une philosophie de l’art soucieuse du débat avec les neurosciences ainsi qu’avec l’esthétique dite analytique à questionner ce que Bachelard (cité par Klein) nommait l’Einfühlung atmosphérique et l’« Atmosphere of Theory » dont parlait Danto en 1964.

7. Une ontologie de l’expression ?

Fig. 2

Pollock/Fontana d'après Freedberg

20 C’est dans le cadre de l’ontologie motrice que Freedberg et Gallese élargissent leurs hypothèses, d’abord aux effets de mouvements et actions corporels, et affirment qu’un tracé et une écriture graphique non-figurative produite par les « gestes impliqués » et « seulement implicites » de l’artiste suffisent pour une expérience empathique de feeling corporel chez le spectateur. Les exemples évoqués : Fontana et Pollock, « claire illustration des réactions corporelles senties [felt bodily responses] du spectateur des œuvres d’art. »46 (Fig. 2)

21 Casati et Pignocchi remarquent à ce point que la réaction émotionnelle décrite par Freedberg et Gallese présuppose, malgré son immédiateté, tout un savoir à l’œuvre dans le plus simple voir du plus naïf, illettré et innocent spectateur ; elle implique toute une connaissance fort cultivée et historique sinon humaniste malgré tout, et même une connaissance de l’histoire de la production des images ; finalement, elle s’inscrit dans une mémoire culturelle ou une archive non nécessairement iconique47. Certes, on devrait dire aussi que Freedberg et Gallese, sans passer par la question de l’inhabituel des compositions abstraites qui activent, selon la neurophysiologie du cerveau visuel de Semir Zeki, une part moins étendue du cerveau que les compositions narratives, représentationnelles ou figuratives, même quand les deux sont faites des mêmes

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éléments, nous montrent la richesse des images abstraites. Et pourtant, c’est une lapalissade très fertile, au moins pour une perspective moyennement « culturaliste » ou, plus humblement, soucieuse de préserver une mémoire culturelle pathétique chez le spectateur-acteur par imitation de la réaction esthétique : un « concept spatial » de Fontana ou un dripping de Pollock sont en fait des images produites par un geste humain, et, de plus, par une action intentionnelle visant à produire une relation esthétique ; ce sont des précipités des manœuvres tant corporelles qu’intellectuelles de l’artiste, et si on parle, même entre guillemets, d’« “empreintes” du corps de l’artiste »48, cette métaphore véhicule bien plus qu’un paradigme sémiotique, notamment indexical, irréfléchi : elle trahit un réalisme ontologique.

Fig. 3

Antonio Biasiucci, Pane 3 (2008) Avec l’amicale autorisation de l'artiste.

22 Et pourtant rien n’explique qu’une blessure verticale à la toile de Fontana puisse mouvoir nos émotions et nous interpeller corporellement plus, ou moins, qu’une fêlure, de taille ou pas – est-ce que c’est une affaire de dimensions ? Au fond, la différence d’impact entre l’œuvre ou l’image d’art et « le quotient esthétique d'une œuvre », ou, encore, entre les mouvements et les objets in real life et leurs « représentations visuelles », tient-t-il à un affaire de mesure physique49 ?

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Fig. 4

Doris Salcedo, Shibboleth, Turbine Hall, Tate Gallery, London.

Fig. 5

Gordon Matta-Clark, Splitting : Four Corners : 322 Humphrey St. Englewood, New Jersey (1974). Cibachrome, 70 x100 cm, University of California, San Diego.

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23 Parmi les deux éléments suffisants et nécessaires pour une « expérience esthétique » d’œuvres d’art visuel, Freedberg et Gallese évoquent « les traces visibles des gestes créatifs de l'artiste, comme un façonner vigoureux de l'argile ou de la peinture, un travail de pinceau très rapide et, plus général, les signes de la main »50 : devra-t-on entendre dans cette adjectivation une rhétorique – voire une hiérarchie – des styles inavouée, par ailleurs très classique, au mieux moderniste : monumental, musclé… ? Et les ornements, pourtant si importants pour toute Einfühlungstheorie touchant les arts visuels et plastiques, ainsi que l’architecture ? Et, par rapport aux « autres images qui ne font pas nécessairement partie de cette catégorie » d’œuvres d’art, les plis d’expressions sous les yeux – l’intensité singulière même de l’amour ? Et les lignes qui lézardent le mur d’un immeuble délabré – l’impossibilité même d’en finir avec la mélancolie ? Et sans évoquer l’hypothèse plus dramatique d’un tremblement de terre ou d’autres désastres humains ou naturels… Par ailleurs, un travail conduit par l’équipe d’Ebisch et par Gallese est justement focalisé sur un contact non-intentionnel, naturel ou artificiel, « mis en mouvement par hasard par une force extérieure non- biologique », et sur les réactions neuronales des spectateurs qui regardent attentivement les vidéos de ces phénomènes51.

24 Mais par là, nous nous dirigerions vers les Images by Chance qui obsèdent la peinture et l’esthétique, de Pline à Léonard, à et au-delà, ou aux crevasses, aux figues et au pain comme chez Antonio Biasiucci (Fig. 3)52, chez Marc-Aurèle (Pensées, III, 2) ou Thomas Mann. Sans parler des taches sur les murs abandonnés en tant qu’index ni intentionnels ni marqués par un corps agent, aléatoires et pourtant durables, vestiges du souffle de l’histoire et de l’haleine d’une vie chez Rilke et Benjamin et porteurs d’une surface d’interprétation sans laquelle, selon Arthur Danto – philosophe stigmatisé par Freedberg et Gallese53 –, les taches de Léonard ne seraient pas « différentes d'un mur souillé »… Nous serions amenés ainsi à nous intéresser, poussés peut-être par la même curiosité cruelle que celle dont parlait Freud54, aux béances dans les dalles d’une rue, et à nous en inquiéter comme c’était le cas pour Lucrèce bien avant Péguy ou Proust55 … Enfin, pour rester plus près de la césure produite par la main de Fontana, nous nous garderions de tomber dedans le « Doris’ crack », c’est-à-dire dans l’énorme faille horizontale, le « negative space » fait par Doris Salcedo et nommée Shibboleth (Fig. 4) qui traverse entièrement les 167 mètres du sol de la Turbine Hall de la Tate Gallery de Londres, ainsi qu’un Splitting, attirés donc par une blessure verticale au mur ou bien horizontale au sol produite grâce à des machines et des ustensiles employés par des collaborateurs de l’artiste aussi, ou, à la limite, seulement photographiées par Matta Clark (Fig. 5). Et ainsi de suite.

8. C’est à qui ça ?

25 On l’a compris, on pourrait multiplier les exemples : ce que nous inquiète est la nécessité préalable, dans l’imitation incarnée décrite par Freedberg et Gallese, d’une action produite, voire d’une manière implicite, par le corps de l’homme – de l’artiste – à l’origine, donc, du « mouvement ou même le mouvement impliqué avec la représentation »56.

26 Rien, donc, au moins en principe, rien ne nous assure de l’humanité du corps produisant des drippings à la Pollock, produits fortuits d’une machine en panne ou d’un chimpanzé génial. Casati et Pignocchi remarquent d’abord que l’activation de canonical

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neurons – c’est-à-dire des neurones de l’aire du cortex ventral prémoteur, connue sous le nom d’aire de Broca (BA44) impliquée dans l’appariement entre action observée et action exécutée et dans la préparation de l’imitation ainsi engagée par schémas moteurs à transformer l’information visuelle et actes – et d’une réaction somatique et empathique, par pathetic fallacy, aux « véhicules », c’est-à-dire au support vertical chez Fontana ou horizontal chez Pollock, ne se limite pas, en principe, à un objet artistique – ils évoquent ainsi le cas du dessin enfantin, des fous ou des primitifs, ou des chimpanzés etc., qui ne permettent, en principe, ni une expérience ni un jugement esthétique.

27 En tous cas, si on parle non pas d’œuvres d’art mais des mouvements corporels « explicitement exposés ou implicitement suggérés par les œuvres d'art (comme par les images plus en général) »57, si on parle d’« images en général » et, pour aller jusqu’au bout, d’images ou d’événements quotidiens et pour ainsi dire rencontrés tous les jours dans la forme de vie qui nous est, à chacun, habituelle58, on n’est plus forcément dans le cadre épistémique d’images produites intentionnellement. Ni d’objets culturels finalisés – selon le modèle du « goal-directed movement », c’est-à-dire, à la rigueur, de l’action – en vue d’une relation d’attention esthétique et aspectuelle59.

9. Question de regard, entre distraction et attention.

28 On pourra tirer un autre remarque de cette petite « hypothèse atmosphérique » et dépeuplée d’images et d’actions. Elle concernera le regard du spectateur ému.

29 D’abord, on dira qu’il s’agit, chez Freedberg et Gallese, du regard d’un spectateur externe au tableau ou généralement à l’image, soit-elle figurative ou pas, dont les réactions seront, me semble-t-il, à mesurer ou à comparer avec les activités de ce que Wollheim (qui n’est pourtant jamais cité : effet du débat avec Gombrich ?), aurait appelé son See-in et ses compétences notamment recognitionelles60.

30 On pourrait relancer la question de la manière suivante : on est presque tenté de dire qu’il n’y pas de place pour ce que Benjamin ou Kracauer auraient appelé la « distraction », Ablendung ou Zerstreuung. Certes, la légitimité de cette exclusion du « divertissement d’ilotes » (selon l’expression très forte de Duhamel cité dans L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique61), d’un point de vue strictement opérationnel et empirique, est hors discussion. Mais, cela dit, il faudrait se demander si les modalités concrètes et les conditions expérimentales ne piétinent pas, peut-être à leurs insu, un ordre du discours en même temps plus général, plus philosophique, et plus délimité, plus strictement esthétique. C’est donc avec une inquiétude de cet ordre que j’ose remarquer que, chez Freedberg (qui, pour sa part, le 25 mars 2005, a organisé un Symposium à l’Italian Academy for Advanced Studies in America notamment sur Vision, Attention and Emotion, où l’on remarquera les interventions de Elizabeth Phelps et Daniel Salzman sur la visual awareness) et Gallese, s’il s’agit, avec le lexique classique de l’Einführung in die Psychologie de Wilhelm Wundt, de Perzeption et d’Apperzeption, des stimuli perceptifs passifs ou thématisés, il ne s’agit jamais, par contre, d’une vision ou d’une perception distraite, d’un coup d’œil éphémère et latéral, notamment mis en opposition par Benjamin avec une expérience esthétique de l’image structurée par Sammlung, Versenkung et Stellengnahme, par un repli sur soi, une plongée et une contemplation frontale, fixe et statique de l’image.

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31 Or, cette différentiation est, me semble-t-il, assez problématique. D’abord, elle indiquera les difficultés à envisager, d’une façon plus générale et en philosophie de l’art, des traits ou des propriétés spécifiques entre, d’un coté, corps ou action, ou expression en image, œuvre d’art, et, de l’autre coté, objet non artistique, inerte ou mouvant. Pour l’instant, je me permets de signaler l’hésitation, sauf à épouser d’un coup une proto-phénoménologie empirique, à saisir la différence entre une simple observation et une visual awareness, voire une vision attentive – en amateur ? En historien de l’art ? En critique, en philosophe ? Ensuite, il serait utile de se rappeler que, selon Benjamin lecteur de Baudelaire et en la bonne compagnie de Simmel et d’autres, la distraction n’est pas limitée à la seule vision au cinéma, c’est-à-dire qu’elle ne concerne pas un médium (soi-disant) spécifique de la culture visuelle, matériellement et historiquement déterminé. La distraction, on le sait, caractérise les regards occasionnels et les entrevues latérales, les heiläufiges Bemerken de l’architecture de la ville en tant que forme de vie moderne. Et pourtant, j’ai déjà noté que, en ce qui concerne les rapports entre Einfühlung et architektonischer Raum, le nom de Benjamin n’est jamais, à ma connaissance, cité. Or, chez lui, sans pourtant jamais oublier l’histoire, la distraction est encadrée par une physio-psychopathologie de l’habitude et de l’usage perceptif non thématisant et pour ainsi dire flottant, par une phénoménologie esthésiologique du Gebrauch et Gewonhheit de l’environnement donné, autant paysager qu’architectural, plutôt que des objets, naturels et humains62. On devrait donc prendre au sérieux le fait que, chez Benjamin, la distraction doit, comme la catharsis, être analysée strictement du point de vue physiologique63. Pourquoi ? La réponse nous demande précisément de relire Benjamin – grand lecteur de Riegl et de Wölfflin – avec les analyses des réactions biologiques fondant toute expérience esthétique, notamment négatives ou de déplaisir : justement car elle possède une « qualité tactile », taktische Qualität, qui provoque, zustoßend, des chocs perceptifs et qui mobilise des réactions crypto-cinétiques du spectateur non attentif64.

10. Plaisir et déplaisir : entre esthétique et philosophie de l'homme.

32 J’en viens à une autre remarque – à développer ailleurs – sur le plaisir ou le déplaisir esthétique selon la perspective neuronale. Certes, au moins dans les articles en question, Freedberg et Gallese ne s’occupent pas de catharsis et excluent toute réaction positive du Fernesicht, du regard du spectateur à distance par rapport à l’action ou à l’expression en représentation. Ni Freedberg ni Gallese ne prennent en charge n’importe quelle manifestation réactive affectée par ce qu’on pourrait nommer des plaisirs esthétiques ou qui véhicule ou vise une quelconque satisfaction esthétique ou une quelconque compétence cognitive. Selon les mots très nets de James Elkins, véritable contrepoint à Lessing : « le vrai contraire de l’empathie, des proprioceptions, des sensations, de violence et de la douleur même, n’est pas le plaisir mais la pensée »65. Ce privilège accordé au déplaisir, à l’effroi et au dégoût, si l’on excepte des travaux bio- psychologiques sur la musique66 et, surtout, les pages nombreuses de Changeux sur le plaisir esthétique67, a des raisons en même temps empiriques, expérimentales et épistémiques. Sur les rôles de l’insula et de l’amygdale, il existe déjà une littérature assez importante. Ici, je me limite à remarquer que tous ces états « négatifs » présentent au spectateur – et activent chez lui, selon la simulation incarnée immédiate

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– une véritable atteinte de l’intégrité corporelle, par contamination ou mutilation, par déséquilibre ou blessure, déformation ou métamorphose. On pourrait faire l’hypothèse – phénoménologique ainsi que formelle et psychique : figurale enfin – d’une lecture au- delà du modèle métonymique et épidémiologique d’une « emotional contagion », modèle hérité de la Contagious Magic de Frazer plutôt que de Freud et assez présent dans les neurosciences, la psychologie et la philosophie, de Rozin à Martha Nussbaum et, bien entendu chez Gallese et son équipe68. Il s’agit de raisons qui touchent, peut-être d’une manière subreptice mais significative, à certains enjeux majeurs de la philosophie de l’art et à des interprétations de l’expérience dite esthétique, ainsi qu’à une vision anthropologique69.

33 Enfin, l’exclusion expérimentale et épistémique du plaisir esthétique infirme toute implémentation sensible et cognitive, finalement pragmatique, fondée sur une « attention réflexive à la conscience corporelle » et aux sensations somatiques thématisées à même de favoriser un développement et une compréhension de soi émancipateurs ; c’est le but de la soma-esthétique de Richard Schusterman (qui, non par hasard, prend de la distance avec Merleau-Ponty et s’appuie sur James et Dewey)70.

34 Tout autrement, dans une perspective généalogique de la culture et de l’anthropologie, ainsi que de la physiologie, Nietzsche avait dit que la forme de vie de la peur, der Lebenweise des furchtsamen, est la plus archaïque de l’homme, et pour cela des allerlängsten, la plus durable.

11. Montages pathémiques

Fig. 6

Goya d'après Freedberg

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35 Par ailleurs, Freedberg parle pour ainsi dire le langage de Lessing : il s’agit du « conflict apparent entre les émotions de dêgout et de compassion »71, émotions activées par des images de violence – The Passion of Christ de Mel Gibson, ainsi que Desastres de la guerra de Goya (Fig. 6), les photographies prises par Don McCullin au Vietnam et par Tyler Hicks en Iraq, et ainsi de suite – et de leur « combinaison effective », de leur montage effectif et affectif, de leur concrétion en image, de leur coalescence excitant des affects pas moins conflictuels et contradictoires. Et cela sans prendre en charge la polysémie sémantique des gestes et des postures représentés « grâce à leur contenu visuel »72 – dont la signification iconographique est au contraire toujours postulée univoque et transparente, et dont on passe sous silence tout l’enjeu rhétorique. Et sans thématiser l’oscillation – le rythme psychique ainsi que perceptif de la bodily resonance, peut-être à reprendre d’après Maldiney73 – de la symbolisation justement à l’œuvre dans l’incorporation, l’assimilation ou la projection en image de l’identité du Soi par rapport à l’Autre, par transposition ou vivification, par analogie métamorphique ou par contiguïté matérielle.

Fig. 7

Capa d'après Freedberg

36 Or, on pourrait interroger autrement cette puissance de l’image à émouvoir le spectateur. En fait, l’imitation incarnée, viscérale et somato-motrice ainsi qu’empathique, disloque celui qui regarde, elle le déplace au long du retour à soi et de la reprise de soi par la réflexion et par la prise en charge intentionnelle de son sentir. On pourrait, en d’autres termes, reprendre l’énergie de l’image à mettre en mouvement le Moi de la suite du regard aux images, à rétorquer son sens de soi au long du rebond non-intentionnel et désœuvré des sensations et de son activation passive d’une imitation incorporée, empathique.

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Fig. 8

Agesandros, Atanadoros, Polidoros, Laocoon, Rome, Musei Vaticani

37 Prenons une des images commentées par l’historien de l’art américain. Elle est célèbre et renommée : c’est la photographie d’un républicain espagnol en train de tomber, prise par Robert Capa en 1937 (Fig. 7). Dans « Empathy, Motion and Emotion », Freedberg évoque cette image très connue à partir de la polémique menée par Susan Sontag dans son livre sur les images et la souffrance d’autrui à partir du commentaire, lui aussi très connu, de Virginia Woolf sur les images de guerre74. Freedberg parle du « vrai moment » de l’instantané photographique : pose-pause, posture proie d’un instant coagulé en image, mouvement bloqué d’un corps fort déséquilibré, à la fois en train de tomber en arrière ou à coté, le moment fugitif fixé en image est donc supposé être l’instant mortel comme tel ou sa fiction, l’instant extrême d’instabilité du corps vivant touché à mort ou joué comme tel, l’instant-arrêt du corps mouvant tombant à corps perdu par son poids physique. Visualisé dans l’instant culminant de destitution de son institution posturale, c’est-à-dire de la verticalité même de l’humain, représenté dans l’acte même de crise et d’indécision dynamique de la masse physique du corps, le « vrai moment » de la posture de la photo de Capa est un motor act à intégrer dans la séquence d’une motor action, c’est-à-dire qu’il est un moment transitoire – ein vorübergehender Moment, pour parler avec Lessing et Goethe75 (Fig. 8). Et pourtant, ce temps-arête entre chute et arrivée à la visibilité, tout en véhiculant une transformation du vivant en mourant ou en corps abandonné, tout en affectant le sujet par une réification déshumanisant (même si en fiction, voire dissimulée ou mensongère), bref, tout en métaphorisant le corps de l’image, touche à ce que l’historien de l’art américain appelle « la phénoménologie de l'engagement du spectateur ». Or, cette phénoménologie, me semble-t-il, devrait s’accompagner d'une morphologie et d'une dynamique des formes et des forces en jeu entre sujet du regard et objet regardé. Tout

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spectateur se sent lui-même tombant, off-balance, et s’efforce en vain de se redresser, comme si son corps même était prêt à tomber.

12. Traductions, transitions, altérations.

38 Cet engagement physique par le déséquilibre, cette imitation proprioceptive du troublant, cette empathie musculaire avec l’instabilité, est proprement la fonction esthétique. C’est la fonction strictement sensible : esthésique donc, qui, écrivent Freedberg et Gallese, se « traduit » d’une manière irréfléchie en sentiment de précarité et d’incertitude statique et qui se « transmute » (je dirais : qui métaphorise, qui met donc en figure), qui conduit le spectateur au seuil de l’angoisse, du sentiment de mortalité et de vulnérabilité et, par delà les sensations viscérales, au domaine des émotions morales76.

39 Par ailleurs, comme j’ai essayé déjà de le suggérer, si percevoir une action est immédiatement l’imiter par une simulation somato-cinétique, et si dans cette relation le seul paramètre de l’agent est spécifié mais ni sa connotation spécifique ni son identité (ou pas de prime abord) ne le sont, cette indétermination n’engage-t-elle pas précisément un flottement analogique, c’est-à-dire une logique de la différence et de la médiation, c’est-à-dire de la figurabilité ? Ce malaise n’affecte-t-il pas l’empathie d’une puissance d’abstraction et, ainsi, ne désenchaîne-t-il pas la spéculation par inférences ou pathetic fallacy de toute attentional agency77 ? Cette incertitude engendrée par les perceptions sensorimotrices d’images – mise à jour déjà chez Bergson au premier chapitre de Matière et mémoire et emphatisée notamment par Deleuze 78 – entre l’effet pathémique et l’effet moteur, concerne, finalement, une transformation du support biologique de l’affection entero- et proprioceptive du sujet du regard. Ainsi, la virtualité imitative reformulée par la neuro-esthétique à partir des théories de l’empathie et de la phénoménologie et reintroduite pour lire autrement l’engagement imitatif avec les images visuelles et plastiques de l'art touche à des actions, à des gestes, à des figures du corps qui excédent ce que Varela définit comme « l’histoire incarnée de l’animal »79 que nous sommes, c’est-à-dire qui excèdent la nature biologique (d’espèce) du patrimoine moteur et le vocabulaire de gestes du spectateur. Il s’agit, me semble-t-il, d'une irrésolution qui fait basculer la fixation du comme-si empathique aux seuls sujets biologiques ou, marginalement, aux objets agis par un agent vivant. Il s’agit d'une hésitation qui active l’espace neutre – le rythme – du ni l’un ni l’autre, ni ceci ni cela, ou le corps du sujet de regard s’incorpora-t-il finalement un corps non-biologique et non vivant qui, par contrecoup et polarité dialectique, affectera son être même, métamorphosera sa substance biologique.

40 La traduction dont parlent Freedberg et Gallese est la puissance même de l’analogique sensible qui ouvre le statique de l’expérience de l’image et à une extatique des affects chez le spectateur. Elle est, si j'ose dire, la force même de la métaphorisation empathique qui engage la fonction esthétique de l’image à une friction esthésique dans le corps entier – altéré et dénaturé – du sujet du regard. Enfin, elle est la rapacité à la dissemblance dans le semblable de l’imitation naturelle dont parlait Alberti80. Imitation biologique et irréfléchie bien avant que gnosique, incorporation empathique et pathémique des corps en image qui engage à une « dé-spatialisation de la subjectvité »81, c’est-à-dire à la transgression de l’identité et à la transmutation des limites physiques et – comme disait Bachelard à propos des tropismes de l’imagination

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motrice, musculaire et nerveuse, chez Lautréamont82 –, des frontières biologiques ainsi que psychiques du spectateur, à la contravention de l’isolement et à la transformation des dispositifs, des médiums et des significations des images, ainsi que des émotions qu’elles incarnent.

NOTES

1. L. B. Alberti, La Peinture, édition de Th. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Seuil, 2004, p. 145-156, 248-252. 2. J’ai présenté une première version de cet article au dix-septième Colloque du CICADA Mouvoir/Emouvoir, ou la fonction esthétique, Pau, 10-12 janvier 2008, organisé par Bertrand Rougé : je le remercie pour l’amicale autorisation de cette mise en ligne avant la publication des Actes aux Presses Universitaires de Pau. Je remercie aussi Georges Didi-Huberman, qui m'a suggéré d'envoyer mon article à Images Re-vues, Tania Vladova et Thomas Golsenne, car seules leurs lectures attentives et leurs indications précieuses ont rendu possible la mise en ligne de mon travail, et Chiara Cappelletto, pour son Neuroestetica, L'arte del cervello, Roma-Bari, Laterza, 2009, qu'elle a eu l’amabilité de me faire lire bien avant sa publication. 3. D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », TRENDS in Cognitive Sciences, vol. 11, n. 5, May 2007, p. 197-203 ; cet article a suscité une critique pointue par Roberto Casati et Alessandro Pignocchi, « Mirror and canonical neurons are not constitutive of aesthetic response », à laquelle a fait suite une réponse fort spéculaire, « Mirror and canonical neurons are crucial elements in aesthetic response » : le dossier est paru toujours dans TRENDS, vol. 11, n. 10, October 2007. Le noyau de l’article était présenté et discuté à Stanford et ensuite à l’Université de Milan en décembre 2004 ; il a été complété par un autre texte, « Art, Emotion and the Brain : The Historical Dimension », présenté à la troisième Annual Conference in Neuroesthetics organisée par Semir Zeki à la Minerva Foundation de Berkeley en janvier 2004, puis à la Villa Médicis à Rome en mai. Parallèle et complémentaire, un article signé par le seul historien de l’art : D. Freedberg,« Empathy, Motion and Emotion », in K. Herding, A. Krause Wahl (hrgs.), Wie sich Gefühle Ausdruck verschaffen : Emotionen in Nahsicht, Berlin, Driesen, 2007, p. 17-51 ; il est paru presque simultanément dans la traduction italienne de Chiara Cappelletto dans un volume collectif édité par G. Lucignani, A. Pinotti, Immagini della mente. Neuroscienze, arte, filosofia, chez Cortina, en mai 2007. 4. D. Freedberg, « De l’effet de la musique aux effets de l’image ; ou pourquoi les affetti ne sont pas les modes », in G. Careri (éd.), La Jérusalem délivrée du Tasse : Poésie, peinture, musique, ballet, Actes du Colloque au Musée du Louvre, 13-14 novembre 1996, Paris, Klincksieck, 1999, p. 311-338, ainsi que « Composition and Emotion », in M. Turner (ed.), The Artful Mind, Oxford : Oxford University Press, 2006, p. 73-89. 5. G. Rizzolatti, L. Folgassi, V. Gallese, « Les neurones miroirs », Pour la Science, janvier 2007, p. 44-49, et G. Rizzolatti, C. Sinigaglia, Les neurones miroirs, Paris, Odile Jacob, 2008. 6. L’expression est « the direct action of the nervous system » : Ch. Darwin, The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872), P. Ekman (ed.), Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 35. 7. V. Gallese, « Embodied simulation : From neurons to phenomenal expérience », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 4, n. 4, December 2005, p. 34-6 : « L’observation de l’action est une forme de simulation de l'action. Cette espèce de simulation, pourtant, est différente des

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processus de simulation qui se produisent pendant l'imagerie visuelle et motrice. L’observation de l’action engage automatiquement la simulation de l’action, alors que dans l’imagerie mentale les processus de simulation sont activés par un acte délibéré ; quelqu’un décide d'imaginer en observant quelque chose ou en faisant quelque chose ». Sur l’action comme mouvement intentionné en général, et comme « goal-directed » : G. Rizzolatti, L. Fogassi, V. Gallese, « Neurophysiological mechanisms underlying the understanding and imitation of action », Nature Reviews in Neuroscience, vol. 2, n. 9, September 2001, p. 661, 667 ss. Pour une distinction entre movements, behaviors et actions : V. Gallese, Th. Metzinger, « Motor ontology : the representational reality of goals, actions and selves »,Philosophical Psychology, vol. 16, no.3, 2003, p. 372-373. 8. Cf. M. A. Umilta, E. Kohler, V. Gallese, L. Fogassi, L. Fadiga, C. Keysers, G. Rizzolatti, « I know what you are doing : a neurophysiological study », Neuron, vol. 31, n. 1, July 2001, p. 155-165 ; L. Fadiga, V. Gallese, L. Fogassi, G. Rizzolatti, « From mirror neurons to imitation : facts and speculations », in A. N. Meltzoff, W. Prinz (eds.), The Imitative Mind. Development, Evolution, and Brain bases, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 247-266. 9. Gallese n’oublie pas d’évoquer Ideen II, publié posthume en 1952 d’après une très longue élaboration et réécriture, de 1912 à 1928, ou Phänomenologische Psychologie de 1925 à propos de la tactilité et de l’expérience de l’espace environnant par le sens du Soi, « la fondation constitutive de notre auto-référentialitécognitive et épistémique. L'emplacement spatial et en perspective de notre corps instruit la fondation fondamentale de notre détermination du réel. » Or, un article paru en septembre 2008 affirme ceci : « the domain of touch appears not to be limited to the social world. Space around us is full of objects accidentally touching each other, that is, without any animate involvement. One could observe a pine cone falling on the garden benchin the park, or drips splashing on the leafs of a plant during a downpour. Models of embodied simulation posit that the same neural structures involved in our own body-related experiences contribute to the conceptualization of what we observe in the world around us. Extended to current results, simulation processes in a visuotactile mirroring mechanism may ground any perception of touch, and as such, contribute to the representation of an abstract, but prelinguistic, notion of touch. » (C. Del Gratta, S. J. H. Ebisch, V. Gallese, A. Ferretti, M. G. Perrucci, G. L. Romani, « The Sense of Touch : Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for Observed Animate or Inanimate Touch », Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 20, n. 9, August 2008, p. 1621). Il s’agit d’une affirmation très stimulante pour une philosophie de l’art qui interroge la matérialité des objets, comme j’espère le montrer plus loin. Et pourtant, « in contrast to what Husserl considered the physiological definition of the body, as a material object, contemporary neurophysiological research suggests that the sensorymotor system is also responsible for the phénoménal awareness of its relations with the world. » Bref, les neurosciences visent à requalifier le Körper plutôt que le Leib. On lira en contrepoint C. McCabe, E. T. Rolls, A. Bilderbeck, F. McGlone, « Cognitive influences on the affective representation of touch and the sight of touch in the human brain », Social Cognitive and Affective Neuroscience, vol. 3, n. 2, June 2008p. 97-108, et H. Böhme, « Der Tastsinn im Gefüge der Sinne. Anthropologische und historische Ansichten vorsprachlicher Aisthesis », in Id. (hrgs.), Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, Göttingen, Tasten, 1996, p.185-211. 10. V. Gallese, « Embodied simulation : From neurons to phenomenal expérience », cit., p. 36 ; V. Gallese, G. Rizzolatti, « From action to meaning : a neurophenomenology perspective », in J. Petit (éd.), Les Neurosciences et les philosophies de l’action, Paris, Vrin, 1997, p. 217-229, ainsi que G. Rizzolatti, L. Fogassi, V. Gallese, « Neurophysiological mechanisms underlying the understanding and imitation of action », cit., p. 667 sq., et aussi P. Jacob, M. Jeannerod, Ways of Seeing. The scope and limits of visual cognition, Oxford, Oxford University Press, 2003. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 p. 137 sq. 11. M. Jeannerod, « The representing brain : Neural correlates of motor intention and imagery », Behavioral and Brain Sciences, 17, 2, 1994, p. 187-245. Mais aussi A. Noë, Action in perception, Boston (Mass.), MIT, 2004.

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12. V. Gallese, « Embodied simulation : From neurons to phenomenal expérience », cit., p. 35. Pour le cas du contact entre deux objets, qui active lui aussi chez le spectateur une simulation tactile : D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic expérience », cit., p. 201 ; pour l’emploi de la sémantique du tact « pour décrire le contact entre objets inanimés », C. Del Gratta, S. J. H. Ebisch, V. Gallese, A. Ferretti, M. G. Perrucci, G. L. Romani, « The Sense of Touch : Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for Observed Animate or Inanimate Touch », cit., p. 1616. Par ailleurs, les réactions cinétiques aux actions en images, mobiles ou fixes – les Mobiles de Calder ou Hommage to New York de Tinguely, ou les tableaux de Boccioni, parmi d’autres –, ont été le sujet des analyses de Semir Zeki dès son manifeste inaugural de la neuro-esthétique, puis dans Inner Vision. An Exploration of Art and the Brain, qui affirmait, entre autres, que les artistes, en créant les œuvres, conduisent « unknowingly » un travail expérimental sur l’organisation du cerveau visuel. Nous sommes bien au-delà de la remarque plus discrète et, me semble-t-il, influencée par le formalisme de l’Ecole viennoise, de Barbara Stafford, selon laquelle des artistes on mis au jour « d’une manière pragmatique que des schémas visuels expliquent le figural et d’autres "primitivismes" de notre grammaire perceptuelle. » (S. Zeki, M. Lamb, « The neurology of kinetic art », Brain, vol. 117, October 1994, p. 632, et B. M. Stafford, « Romantic Systematics and the Genealogy of Thought : The Formal Roots of a Cognitive History of Images », Configurations, vol. 12, n. 3, Fall 2004, p. 330). 13. Pour une synthèse accessible en français de la théorie de l’embodied simulation, voir V. Gallese, « La mise en phase intentionnelle. Le système miroir et son rôle dans les relations interpersonnelles », accessible sur le site interdisciplines.org : http://www.interdisciplines.org/ mirror/papers/1. 14. D. Freedberg, « Empathy, Motion and Emotion », cit., p. 21. 15. A. Pinotti, « Neuroestetica, estetica psicologica, estetica fenomenologica : le ragioni di un dialogo », Rivista di Estetica, 37, 2008 p. 147-168 et M. Frizione, «Arte, cervello, somiglianze di famiglia. Alcune considerazioni sulla neuro-estetica », in P. De Luca, F. Fimani (ed.), L’immagine e i sensi, Milan, Mimesis, 2009, notamment p. 88-90. 16. V. S. Ramachandran, W. Hirstein, « The Science of Art. A Neurological Theory of Aesthetic Experience »,Journal of Consciousness Studies, vol. 6, n. 6/7, June/July 1999, p. 15-51. 17. J.-P. Changeux, « De la science vers l’art » (1988), in Id. Raison et plaisir, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 58-61 (traduit aussi avec le titre « Art and Neuroscience », Leonardo, vol. 27, no. 3, 1994, p. 189-201). 18. B. M. Stafford, « Romantic Systematics and the Genealogy of Thought : The Formal Roots of a Cognitive History of Images », cit., p. 316, 344. L’auteur, citant Dennet, taxe de « formalisme » la « mise au jour que la structure incorporée est une signification très puissante » et un « processus performatif de création », et elle propose un « modèle théorétique anhistorique […] pour une nouvelle histoire cognitive des images », ibid., p. 318. Cf. B. M. Stafford, Echo Objects. The Cognitive Work of Images, Chicago (IL), University of Chicago Press, 2007, p. 19, 25. 19. D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », cit., p. 197. 20. J. Onians, Neuroarthistory : From Aristotle and Pliny to Baxandall and Zeki, Yale, Yale University Press, 2008. 21. Sur le spectateur de théâtre comme sujet privilégié, on relira avec grand profit la reconstruction théorique et historique de C. Cappelletto, « La fruizione teatrale. Catarsi, empatia e neuroni specchio », in M. Mazzocut-Mis (a cura di.), Estetica della fruizione. Sentimento, giudizio di gusto e piacere estetico, Firenze, le Monnier, 2008, p. 295-316, ainsi qu’un travail en cours consacré au théâtre et des pages de son livre sur la neuro-esthétique pour les éditions Laterza, que l’auteur a eu l’amabilité de me faire lire et qui s’appuient largement sur V. Gallese, « Il corpo teatrale : mimetismo, neuroni specchio, simulazione incarnata », Culture teatrali, n. 16, autunno 2008, p. 13-38 ; qu’elle soit donc remerciée.

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22. J.-P. Changeux, « De la science vers l’art », cit., et « Le regard du collectionneur » (1984), in Id., Raison et plaisir, cit., p. 31-35, 50-57 et 93-94, ainsi que « Penser le musée », in Image d’une collection. Le Musée de Grenoble, S. Lemaire (éd.), Paris, RMN, 1999, p. 274-277, avec renvoi à Gombrich. Question à reprendre avec B. Rougé (éd.), Ratures & repentirs, Actes du cinquième Colloque du CICADA, 1-3 décembre 1994, Pau, PUP, 1996. 23. Sous la plume de Changeux, le nom de Gombrich – notamment Ecologies des images et Art et illusion – apparaît très souvent, associé au darwinisme mental et à l’évolutionnisme biologique des attitudes esthétiques du spectateur ou – avec Focillon – de l’artiste créateur, et à la physiologie du plaisir du collectionneur, et ainsi de suite. Cf. J-P. Changeux, « De la science vers l’art » (1988), Raison et plaisir, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 32 sq., 46, 50 sq., 73, ainsi que les matériaux des cours de Neuro-esthétique au Collège de France récemment publiés dans le volume Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 142-43, 176-77. A voir aussi J. Tooby, L. Cosmides, « Does Beauty Build Adapted minds ? Toward an Evolutionary Theory of Aesthetics, fiction and the Art », Sub-stance, issue 1994/5, vol. 30, n. 1/2, 2001, p. 6-27. 24. Le Nu est discuté par rapport à l’interprétation des schémas évolutifs de la Lamentation sur le Christ mort de Jacques de Bellange : cf. J-P. Changeux, « De la science vers l’art », cit., p. 52 sq. Ici, on devra remarquer encore plus l’absence du nom de Warburg. En rapport à ces pages de Changeux, voir S. Nalbantian, « Neuroaesthetics : neuroscientific theory and illustration from the arts », Interdisciplinary Science Reviews, vol. 33, n. 4, Spring 2008, p. 357-358. 25. D. Freedberg, « Empathy, Motion and Emotion », cit., p. 18 : « For how can one speak of context in the absence of knowledge of the limits and possibilities of those aspects of human behaviour that lie beyond conscious control ? Or without considering the growing evidence for automatic aspects of somatic and emotional responses ? » 26. Plus ambiguë, me semble-t-il, est la position des auteurs sur Nelson Goodman ; Cf. D. Freedberg, V. Gallese, « Mirror and canonical neurons are crucial elements in aesthetic response », TRENDS in Cognitive Sciences, vol. 11, n. 10, October 2007, p. 411. 27. Pour un cadre, J. Levinson « Aesthetic Properties », Suppl. Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 79, n. 1, July 2005, p. 211-227, ainsi que J. E. MacKinnon, « Aesthetic Supervenience : For and Against », British Journal of Aesthetics, vol. 41, n. 1, January 2001, p. 59-75. 28. B. M. Stafford, « Romantic Systematics and the Genealogy of Thought : The Formal Roots of a Cognitive History of Images », cit., p. 317. 29. G. Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l‘imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 194. 30. D. Costello, « Whatever happened to “Embodiment”? The Eclipse of Materiality in Danto's Ontology of Art », Angelaki, vol.12, issue 2, August 2007, p. 83-9. Sur cela, j’ose renvoyer à deux travaux sous presse : « Pour une poïétique de l’autre. Atmosphères, Art, Croyances », intervention au Colloque Modalités du croire : croyance, créance, crédit. Autour de l’œuvre de Jean- Michel Rey, 23-24 mai 2008, Musée d’Art et d’Histoire-Université de Paris VIII-Saint-Denis, ainsi que « Embodiments and Artbeliefs », RES. Anthropology and Aesthetic, Autumn 2009. 31. C. Del Gratta, S. J. H. Ebisch, V. Gallese, A. Ferretti, M. G. Perrucci, G. L. Romani, « The Sense of Touch : Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for Observed Animate or Inanimate Touch », cit., p. 1612 : « In contrast to actions and emotions, touch is not restricted to the social domain and to motor behavior. […] we can also witness touch in nature — for instance, when two tree branches touch each other. What neural mechanism brings about the understanding in terms of ‘‘touch’’ of such an event without any human involvement ? » Des feuilles ou des branches d’un arbre agitées par le vent : cette image-mouvement non intentionnelle hantait le cinéma des origines, selon la remarque de Kracauer, et revient dans La Nausée de Sartre et, surtout, chez Merleau-Ponty, de L’oeil et l’esprit à Le visible et l’invisible, empruntée, il est vrai, à Claudel, auteur en 1899 d’un traité pseudo-scientifique et thomiste, « Sur la cervelle », et à Valéry, auteur de L’introduction à la

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méthode de Léonard (1895-1919-1928) et grand lecteur de Helmholtz, Poincaré et Marey ; sur cela, je me permets de renvoyer à mon Poetica Mundi, Palerme, Æsthetica, 2001, p. 62 sq. 32. V. Gallese, « Embodied simulation : From neurons to phenomenal experience », cit., p. 31 ; cf. J. A. Beintema, M. Lappe, « Perception of biological motion without local image motion », PNAS, 99, 2002, p. 5661-5663. 33. Sur la bodily resonance, D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », cit., p. 197 ; cf. G. Rizzolatti, L. Fogassi, V. Gallese, « neurophysiological mechanisms underlying the understanding and imitation of action », cit., p. 661 : « an action is understood when its observation causes the motor system of the observer to “resonate”». 34. H. Plessner, « Über die Verkörperungsfunktion der Sinne » (1953), Gesammelte Schriften, Bd. III, hrsg. von G. Dux, O. Marquard, E. Ströker unter mitwirkung von R. W. Schmidt, A. Wetterer, M.-J. Zemlin, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1980, p. 370-383. Parmi les nombreux renvois au philosophe allemand, V. Gallese, « The Two Sides of Mimesis. Girard’s Mimetic Theory, Embodied Simulation and Social Identification », Journal of Consciousness Studies, vol. 16, n .4, April 2009, p. 5-6. 35. J.-Louis Chrétien, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, Paris, Ed. de Minuit, 2007, p. 7 sq. 36. J’ose renvoyer à mon « Traces de pas. Atmosphères, affects, images », in B. Rougé (éd.), L'Index, Pau, Presses Universitaires de Pau/CICADA, p. 177-178. 37. Sur l’espace nocturne comme milieu où les objets et les profils de la Gestalt s’enfuient et la distance touche, M. Merleau-ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 128 sq. ; sur la distance et le sentir, E. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), trad. fr. par G. Thines et J.-P. Legrand, Grenoble, Million, 1989, p. 612 sq. 38. Sur « glance » et « glimpse » : J. Elkins, The objects stares back. On the nature of seeing, New York, Simon & Schuster, 1996, p. 206-210. 39. Je songe notamment à M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 77-78, qui cite R. Delaunay, Du cubisme à l'art abstrait, cahiers inédits édités par P. Francastel, Paris, Editions de l'EHESS, 1957, p. 110,115, et L’Introduction à la peinture hollandaise (1936) de Claudel, dont on relira plus précisément Art Poétique (1907), éd. G. Gadoffre, Paris, Gallimard, 1984, p. 71. 40. W. J. T. Mitchell, « There are no Visual Media », Journal of Visual Culture, vol. 4, n. 2, August 2005, p. 257-266. 41. J’ose renvoyer à mon « Plasticità », in P. De Luca (ed.), Intorno all’immagine, Milan, Mimesis, 2008, p. 59-72. 42. J. Elkins, The objects stares back. On the nature of seeing, cit., p. 137-8. L’anthologie Empathy, Form, and Space. Problems in German Aesthetics, 1873-1893, éditée par H. F. Mallgrave et E. Ikonomou, Santa Monica, Getty Research Institute, 1994, a fait véritablement date pour le débat aux Etats- Unis. Dans ce cadre, J. Koss, « Empathy and Abstraction in Munich », in K. Koehler (ed.), The Built Surface, vol. 2, Architecture and the Pictorial Arts from Romanticism to the Twenty-First Century, London, Ashgate, 2002, p. 98-119 ; N. Rosenblatt, « Empathy and Anaesthesia : On the Origins of a French Machine Aesthetic », Grey Room, 2, Winter 2001, p. 78-97 ; R. A. Etlin, « Aesthetics and the Spatial Sense of Self », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 56, n. 1, Winter 1998, p. 1-19. Pour une mise au point, K. Wagner, « Die Beseelung der Architektur. Empathie und architektonischer Raum », in G. Koch - R. Curtis (hrgs.), Einfühlung. Zur Geschichte und Gegenwart eines ästhetischen Konzepts, München, Fink Verlag, 2007. 43. Pour une introduction au concept de simulation incarnée, mais visant la dimension inter- subjective plus qu’esthétique, V. Gallese « Embodied simulation : from neurons to phenomenal experience », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 4, n. 1, January 2005, p. 23-48. Sur tactilité et abstraction, C. Del Gratta, S. J. H. Ebisch, V. Gallese, A. Ferretti, M. G. Perrucci, G. L. Romani, « The Sense of Touch : Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for Observed Animate or Inanimate Touch », cit., p. 1621 : Vittorio Gallese et d’autres affirment ceci : « Space around us is full of objects accidentally touching each other, that is, without any animate

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involvement. One could observe a pine cone falling on the garden bench in the park, or drips splashing on the leafs of a plant during a downpour. Models of embodied simulation posit that the same neural structures involved in our own body-related experiences contribute to the conceptualization of what we observe in the world around us. Extended to current results, simulation processes in a visuotactile mirroring mechanism may ground any perception of touch, and as such, contribute to the representation of an abstract, but prelinguistic, notion of touch. » 44. Dans « Mirror and canonical neurons are not constitutive of aesthetic response » , Casati et Pignocchi évoquent les œuvres d’art conceptuel : celles-ci, affirment-ils, « sont inaptes à activer les réactions motrices requises » , puisque, à la rigueur, elles ne sont qu’entités immatérielles, intentions, projets ou idées qui pour ainsi dire oblitèrent toute nécessité d’incarnation et ne prennent pas forcement corps dans un quelconque matériau ou aspect sensible. Et, pourtant, elles sont et restent des artworks et c’est comme telles que nous pouvons les apprécier esthétiquement, c’est-à-dire que nous pouvons répondre à ce qu’elles provoquent en nous, que nous pouvons correspondre à ce qu’elles meuvent et émeuvent chez nous en tant qu’occasions désincarnées d’attention intellectuelle et émotionnelle. 45. Y. Klein, « Conférence à la Sorbonne » (1959), in Id., Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, M.-A. Sichère, D. Semin (éds.), Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux- Arts, 2003, p. 121, 132. Sur cela, je me permets de renvoyer à F. Fimiani, « Embodiments and Artbeliefs », op. cit. 46. D. Freedberg, V. Gallese, « Mirror and canonical neurons are crucial elements in aesthetic response », cit., p. 411. « If we look at something genuinely confusing – an abstract painting, for example [ou, plus en general, « things that are not body »] – we will see body metaphors and body echoes »: ainsi J. Elkins, The objects stares back. On the nature of seeing, cit., p. 131-132. 47. « Embedded in individual bodies, sensation also allows us to establish relations with other selves, things, surroundings. This repertoire of repeated inner and outer motions thus constitutes a compressed archive of perceptual primes betraying how the body became associated with emotion laden forms. » (B. M. Stafford, « Romantic Systematics and the Genealogy of Thought : The Formal Roots of a Cognitive History of Images », cit., p. 316-7). Par là, on devrait reprendre finalement Aby Warburg, le grand absent des travaux de neuro-esthétique. On relira donc avec intérêt ceci, à propos de la transmission transneuronale – de gestes et d’attitudes, du langage – : « Les œuvres d’art sont les témoignages de formes acquises de comportements les plus exemplaires et les plus stables qui soient. » (J.-P. Changeux, « Les “Passions de l’âme” : raisons et plaisirs d’une collection », in Les passions de l'âme : Peintures des XVIIe et XVIIIe siècles de la collection Changeux, catalogue de l’exposition au Musée Bossuet de Meaux, textes par J.-P. Changeux, N. Rouillé, J.-C. Boyer, préface de P. Rosenberg, avant-propos de A.-E. Maillard, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 24). Sauf à y remarquer un classicisme inavoué, qui engendre quelque perplexité justement par rapport à Fontana ou Pollock, ou à d’autres œuvres conceptuelles et à la rigueur immatérielles. 48. B. M. Stafford, Echo Objects, cit., p. 106-107, citant les travaux de R. P. Taylor sur les fractales et Pollock ; je fais bien sûr allusion au débat sur le photographique d’après Walton. Pollock a suscité plusieurs lectures focalisées sur l’expressivité cinétiques des traits picturaux, sans aucun souci des problèmes formels et sémio-iconologiques – horizontalité, texture, matériaux, profondeur, plasticité, référents picturaux etc. – : par exemple L. Maffei, « I diversi sentieri della memoria e l’arte visiva », in G. Lucignani, A. Pinotti (a cura di), Immagini della mente. Neuroscienze, arte, filosofia, cit. (79-80), affirme que seule une empathie avec les gestes de l’artiste, toute interprétation intellectuelle ayant été surmontée, pourrait rendre possible une « jouissance » esthétique, et il évoque aussi Desmond Morris, l’auteur de Biology of Art. A study of the picture-making behaviour of the great apes and its relationship to human art et Animal Days, à propos duquel on pourra s’amuser à citer ces propos attribués à Salvator Dalì : « The hand of the chimp is crazy human ; the hand of Jackson Pollock is totally animal. » Dans une perspective non strictement

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neuro-psychologiste, cf. aussi S. Schneckloth, « Marking Time, Figuring Space : Gesture and the Embodied Moment », Journal of Visual Culture, vol. 7, n. 3, December 2008, p. 277-292. 49. D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic expérience », cit., p.202. 50. Ibid., p. 199, je souligne, mais cf. p. 202. Les auteurs viennent juste de commenter Michel- Ange et Fontana. 51. C. Del Gratta, S. J. H. Ebisch, V. Gallese, A. Ferretti, M. G. Perrucci, G. L. Romani, « The Sense of Touch: Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for Observed Animate or Inanimate Touch », cit. On remarquera qu’il s’agit d’images construites et reproduites ainsi que de spectateurs instruits à observer avec attention, bref du setting de laboratoire et pas du tout d’une expérience sensible naturelle et de la Zerstreuung au sens de Benjamin. Autrement dit, c’est la construction épistémique de la perception comme objet théorique, très différente dans les sciences cognitives et chez la phénoménologie sortie d’Husserl, qu’il faudrait interroger : ce n’est pas par hasard que le Husserl de la Krisis, ainsi que le Kant de la Kritik der reinen Vernunft, ne sont jamais cités.Pour une mise au point critique de la confusion entre modèle expérimental de l'objet théorique et théorie de la perception, on lira avec profit L. Pizzo Russo, « Espressione: empatia o percezione? », in Logiche dell'espressione, L. Russo (ed.), Palerme, Æsthetica, 2009, p. 63-74, notamment 69 sq. 52. La fig. 3 appartient à une très large série sur le pain à laquelle le photographe napolitain travaille depuis longtemps. Il faut pourtant remarquer que l’image, par le cadrage portraiturant, par la verticalité emphatisée, est bien affectée d’un anthropomorphisme et d’une stylisation plastique qui, d’une certaine manière, édulcore la naturalité du sujet et, donc, la légitimité de mon exemple. D’ailleurs, on devra remarquer avec James Elkins (et Lessing) que « chaque fois que nous regardons une forme – toute forme –, nous voyons un corps, [...] que chaque fois que nous regardons un objet inconnu et non familier, nous y cherchons un corps, nous essayons d'y voir quelque chose comme nous-mêmes », « et que même loin des formes humaines [...] l'instinct de voir des corps ne cesse pas » et nous regardons des « métaphores ou des échos du corps. » Cf. J. Elkins, The objects stares back. On the nature of seeing, cit., p. 129-132. 53. A. C. Danto, The Philosophical Disenfranchisement of Art, New York, Columbia University Press, 1986, p. 67: « This is to treat works of art as Leonardo treated his spotted wall, as an occasion for critical invention which knows no limit, the deep play of departments of literature and hermeneutics. » Sur cela, P. Brand, M. Brand, « Surface and Deep Interpretation », in Danto and His Critics, M. Rollins (ed.), Cambridge (MA), Blackwell, 1993, p. 55-69, etT. Ledd, « Against Surface Interpretation », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 57, n. 4, Autumn 1999, p. 459-465. 54. Par rapport aux coupures de Fontana ou de Matta Clark, rien ne nous nous interdit d’y saisir le geste psychique même à l’origine de ce que Freud appelle justement Zerrbild, image-blessure et image-béance, arrêt ouvrant et entracte contracturant l’image en tant qu’organisme défini et corps délimité. Images ouvertes et ouvertures de l’image (et du symbolique) à l’opacité du réel et au défi à toute herméneutique culturelle, les blessures de Fontana ou de Matta Clark nous parleraient ainsi de la violence inhérente à la formation de l’image, de la défiguration consubstantielle à la mise en figure et en forme et, selon la leçon freudienne sur la figurabilité et le travail onirique primaire, nous toucheraient en deçà de toute sémantique symbolique et, peut- être, de toute fonction esthétique, tout en affirmant le domaine de l’aisthésis et l’affection sensible. J’ai évoqué Freud exprès, car Freedberg et Gallese ne le nomment jamais, ni sa réception en rupture, et fort discutable, nord-américaine: cf. notamment la Self-psychology de H. Kohut, « Introspection, Empathy and Psychoanalysis », Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 7, n. 3, July 1959, p. 459-483 ; cf. aussi G. W. Pigman, « Freud And The History Of Empathy », International Journal of Psycho-Analysis,vol. 76, April 1995, p. 237-256, L. de Urtubey, « Freud et l’empathie », Revue Française de Psychanalyse,vol. 68, n. 3, Juillet-septembre 2004, p. 853-868. Parallèle à la naturalisation de l’intentionnalité, celle de l’inconscient : je me

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limite à signaler L. Naccache, Le nouvel inconscient : Freud, Christophe Colomb des neurosciences, Paris, Odile Jacob, 2006. 55. Pour Lucrèce, je songe à De Rerum Natura, Lib. IV, 414-419: « At collectus acquae digitum non altior unum, / qui lapides inter sistit per strata viarum, / despectum praebet sub terras impete tanto, / a terris quantum caeli patet altus hiatus, / nubila despicere et caelum ut videare videre (et) / corpora mirande sub terras abdita caelo. » (voici la traduction de Henri Clouard : « Une simple flaque d'eau […] qui ne s'enfonce pas plus que d'un pouce entre deux pavés de nos routes paraît creuser dans le sol des profondeurs égales à l'abîme qui sépare au-dessus de nous le ciel et la terre; au point qu'on croirait voir sous ses pieds les nuages aériens et, enfoncés sous la terre comme par miracle, les corps mystérieux du ciel. ») Pour Péguy, voici les lignes affectées par une véritable généalogie mnémonique et qui ont aussi attiré l’attention de Benjamin : « La ville où pas un pavé qui ne sonne un souvenir du passé, qui n’appelle, qui n’évoque, qui ne sonne le souvenir de la mémoire du passé, […] où le moindre pavé de bois ne recouvre, arrête, bouche comme un bouchon la ligne verticale montante et remontante perpétuellement à jour, vivante, invinciblement, rebelle à mourir, et à disparaître, et à être effacée, sous les pieds, reparaissant toujours, comme la tache de sang (et c’est souvent une tache de sang) du souvenir d’un événement du passé qui a été toujours capitale dans l’histoire du mode [….], ville moderne, ville antique ; la première des villes modernes du monde, comme moderne, la première des villes antiques, comme antique ; après Jérusalem et Rome […]. » (Ch. Péguy, « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle » (1907), in Id., Œuvres en prose complètes, t. II, éd. R. Burac, Paris, Gallimard 1988, p. 728-729). Pour Proust, on relira les pages si célèbres sur le flot de la mémoire involontaire touchant à la piazzetta di San Marco de Venise, flot surgissant de trébuchement du corps sur les pavés inégaux de la cour de l'hôtel de Guermantes : M. Proust, Le Temps retrouvé, in Id., A la recherche du temps perdu, t. IV, J.-Y. Tadié et alii (éd.), Paris, Gallimard, 1989, p. 445 sq. 56. D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic expérience », cit., p. 197. 57. Ibid., p. 201. Pour une discussion justement sur l’enjeu entre le non-intentionnel, l’insignifiant et l’erreur, ainsi que l’entrevoir d’une attention flottante ou distraite, parmi les images et les objets architecturaux, on lira donc avec intérêt B. M. Stafford, « From Afore-to- After-Thought. Mirror Neurons and Guessing about Looks », Public, vol. 33, June 2006, special issue on Errata : The Cultural Productivity of Errors, Accidents, and Unforeseen Events. 58. D. Freedberg, V. Gallese, « Mirror and canonical neurons are crucial elements in aesthetic response », cit., p. 411 : « We chose the works we did because they offer clear illustrations of the felt bodily responses of beholders to works of art; but we made equally clear that such responses can also apply in the case of lesser known – and sometimes everyday – images (indeed, neither the Fontana nor the Pollock are especially well known, and of course, neither is gory). », je souligne. On pourrait lire dans ce même sens la « capacité corporelle profonde à former les images en mouvement », images en général bien entendu, chez B. M. Stafford, « Romantic Systematics and the Genealogy of Thought : The Formal Roots of a Cognitive History of Images », cit., p. 316-317. 59. Par ailleurs, Freedberg et Gallese affirment ceci : « The marks on the painting or sculpture are the visible traces of goal-directed movements. » D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », cit., p. 202. 60. R. Wollheim, « Seeing-as, seeing-in, and pictorial representation », in Id., Art and its Objects, Cambridge, Cambridge University Press, 2nd edition, 1980, p. 205-226, et E. H. Gombrich, notamment dans Art and illusion, London, Phaidon, 1962, p. 209-217, ainsi que D. Lopes, Understanding Pictures, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 37-51, et enfin J. Levinson, « Wollheim on Pictorial Representation », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 56, n. 3, Summer 1998, p. 227-233.

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61. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939) », trad. M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, in Id., Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 269-316 (310). 62. Le paysage, et ses mises en image et récit entre XVIIIe et XIXe siècles, n’est pas négligé par exemple par B. M. Stafford, « Romantic Systematics and the Genealogy of Thought : The Formal Roots of a Cognitive History of Images », cit., p. 318-320, qui problématise justement à la lumière des neurosciences les analyses et les conclusions de son Voyage into Substance : Art, Science, Nature, and the Illustrated Travel Account, 1760-1840, Cambridge (MA), MIT Press, 1994, ainsi que Echo Objects, cit., p. 105-134, et, finalement, « Whatever Happened to Conscious Attention ? Why the Brain Sciences Need the Aware-Making Visual Arts », Dialogues in Art and Architecture lecture series, Athenaeum Music & Arts Library, La Jolla (CA), Tuesday, February 12, 2008 : http:// www.ljathenaeum.org. 63. « Zerstreuung und Katharsis sind als physiologische Phänomene zu unterschreiben. » W. Benjamin, « Epilegomena » à « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen reproduzierbarkeit–Zweite Fassung » (1935-1936), in Id., Gesammelte Schriften, unter Mitwirkung von Th. W. Adorno und G. Sholem, hrg. von R. Tiedermann und H. Schweppenhäuser, Frankfurt a. M., Surhkamp, 1972-, Bd. VII-2, p. 678. 64. La reprise, et l’inversion par rapport à histoire, chez Benjamin, du couple d’Aloïs Riegl, pourrait donc être encore fertile pour une Neuronale Ästhetik et une Kognitiven Bildgeschichte : cf. F. J. Schwartz, « The Eye of the Expert: Walter Benjamin and the Avant Garde », Art History, vol. 24, n. 3, June 2001, p. 401-444 ; sur Benjamin et Riegl, W. Kemp, « Walter Benjamin und die Kunstwissenschaft. Teil I : Benjamins Beziehungen zur Wiener Schule », Kritische Berichte des Ulmer Vereinsffur Kunstwissenschaft, vol. 1, n. 3, 1973, p. 30-50 ; Th. Y. Levin, « Walter Benjamin and the Theory of Art History », October, vol. 47, Winter 1988, p. 77-83, H. Caygill, Walter Benjamin : The Colour of Experience, London, Routledge, 1998, p. 80-117. 65. J. Elkins, The objects stares back. On the nature of seeing, cit., p. 140. Du même auteur, Picturesand Tears. A History of People Who Have Cried in Front of Paintings, London, Routledge, 2001. 66. Par exemple A. J. Blood, R. J. Zatorre, « Intensely pleasurable responses to music correlate with activity in brain regions implicated in reward and emotion », PNAS, vol. 98, n. 20, September 2001, p. 11818-11823 ; P. Royet, D. Zald, R. Versace, N. Costes, F. Lavenne, O. Koenig, R. Gervais, « Emotional Responses to Pleasant and Unpleasant Olfactory, Visual, and Auditory Stimuli : a Positron Emission Tomography Study », The Journal of Neurosciences, vol. 20, n. 20, October 2000, p. 7752-7759 ; R. D. Lane, E. M. Reiman, G. L. Ahern, G. E. Schwartz, R. J. Davidson, « Neuroanatomical correlates of happiness, sadness and disgust », American Journal of Psychiatry,vol. 154, n. 7, July 1997, p. 926-933 ; K. Luan Phan ,T. Wager, S. F. Taylor, I. Liberzon, « Functional Neuroanatomy of Emotion : A Meta-Analysis of Emotion Activation Studies in PET and fMRI », NeuroImage, vol. 16, n. 2, 2002, p. 331-348. Cf. D. Freedberg, « Choirs of praie. Some aspects of action understanding in Fifteenth Century painting and sculpture », intervention à l’Institute of Fine Arts (Boston), Symposium in honor of Marilyn Lavin, November 12, 2005, en cours de publication in D. Cohen, J. Freiberg (eds.), Essays in honor of Marilyn Lavin, citée dans « Antropologia e storia dell'arte : la fine delle discipline ? », tr. it. in B. Cestelli Guidi (a cura di), Storia dell’arte e antropologia, Ricerche di Storia dell’arte, vol. 94, 2008, p. 15, ainsi que « Movement, Embodiment, Emotion : On the Borders of Anthropology and the History of Art », Leçon Inaugurale pour l’International Conference on Art History and Anthropology, INHA/Musée du Quai Branly, Paris, June 21, 2007. 67. J.-P. Changeux, « De la science vers l’art », cit., in Id., Raison et plaisir, cit., p. 38 sq. (évoquant Arnheim) (p. 45 sq. sur les « architectures du plaisirs esthétique ») ; Id., « Le regard du collectionneur », cit., ibid., p. 40 sq., ainsi que « Les “Passions de l’âme” : raisons et plaisirs d’une collection », cit., p. 24, 30 sq. 68. Pour le tabou du contact chez Freud, on relira Hemmung, Symptom und Angst (1925). Je me limite à P. Rozin, C. J. Nemeroff, « The laws of sympathetic magic : A psychological analysis of

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similarity and Contagion », in J. Stigler, G. Herdt, R. A. Shweder (eds.), Cultural Psychology. Essays on comparative human development, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 205-232, P. Rozin, J. Haidt, C. R. McCauley, « Disgust », in M. Lewis, J. Haviland (eds.), Handbook of emotions, New York, Guilford, 1993, p. 575-594. Travaux repris par M. Nussbaum, Hiding From Humanity : Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 75-87. On verra aussi D. Sperber, « The modularity of thought and the epidemiology of représentations », in L. A. Hirschfield, S. Gelman (eds.), Domain specificity in cognition and culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 39-67, discuté par J.-P. Changeux, « De la science vers l’art », in Id., Raison et plaisir, cit. (58-61), F. Mancini, A. Gragnani, « Disgusto, Contagio e Cognizione », Psichiatria e Psicoterapia, vol. 22, n.1, 2003, p. 38-47, L. Lundqvist, U. Dimberg, « Facial expressions are contagious », Journal of Psychophysiology, vol.9, n.3, 1995, p. 203–211 ; Gallese, pour sa part, parle de « mechanism underpinning emotional contagion » à propos de l’embodied simulation, dans « Commentary on “Toward a Neuroscience of Empathy : Integrating Affective and Cognitive Perspectives », article consacré à Douglas Watt Boston, Neuro-Psychoanalysis, vol. 9, n. 2, May 2007, p. 148, 150, et de la différence fonctionnelle, entre empathie et contagion émotionnelle, in V. Gallese, « Empathy, Embodied Simulation, and the Brain. Commentary on Aragno and Zepf/ Hartmann », Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 56, n. 3, September 2008, p. 773, et F. De Vignemont, T. Singer « The empathic brain : How, when, and why ? » Trends in the Cognitive Sciences, vol. 10, n. 10, October 2006, p. 435-441. 69. V. Gallese, « Embodied simulation : From neurons to phenomenal experience», cit., p. 34, 39 : si « la simulation incorporée est probablement le mécanisme le plus ancien du point de vue évolutionniste », cela se manifesterait le mieux par « les sensations viscérales adverses et les réactions viscéro-motrices corrélées ». 70. R. Schusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, trad. fr. par N. Vieillescazes, Paris, L’éclat, 2007, p. 74 sq. ; cf. Id., « Somaesthetics : A Disciplinary Proposal », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 57, n. 3, Summer 1999, p. 57. Cf. aussi A. Lavazza, « Art as a metaphor of the mind. A neo-Jamesian aesthetics embracing phenomenology, neuroscience, and evolution », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 8 n. 2, June 2009, p. 159-182. 71. D. Freedberg, « Empathy, Motion and Emotion », cit., p. 36 sq., 42. 72. D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », cit., p. 197. 73. H. Maldiney, « L’esthétique des rythmes », Regard Espace Parole, cit., p. 147-172 (notamment 167). 74. S. Sontag, Regarding the Pain of Others, New York, Penguin, 2003, p. 3-7, et V. Woolf, Three Guineas (1938), New York, Penguin, 1977, p. 20-21, et, selon une perspective proche de celle proposée par Freedberg, K. N. Ochsner, J. Zaki, J. Hanelin, D. H. Ludlow, K. Knierim, T. Ramachandran, G. H. Glover, S. C. Mackey, « Your pain or mine ? Common and distinct neural systems supporting the perception of pain in self and other », Social Cognitive and Affective Neuroscience, vol. 3, n. 2, April 2008, p. 144-160. 75. J. W. Goethe, Über Laokoon (1798), in Id., Sämtliche Werke (Münchner Ausgabe), 20 Bde. in 32 Teilbdn., hrgs. von K. Richter in Zusammenarbeit mit H. G. Göpfert, N. Miller, Gerhard Sauder und E. Zehm, München-Wien, Carl Hanser, 1985-1998, Bd.4-II, p. 81, et Bd.18-II, p. 323 ; trad. fr. de J.-M. Schaeffer, Ecrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1996, p. 169-170, 172. A relire notamment avec G. E. Lessing, Laokoon : oder über die Grenzen von Malerei und Poesie (1766), in Id., Werke, in Zusammenarbeit mit K. Eibl, H. Göbel, K. S. Guthke, G. Hillen, A. v. Schirnding und J. Schönert hrgs. von H. G. Göpfert, Bd.6, bearbeitet von A. v. Schirnding, München, Hanser, 1974, p. 25 sq., trad. fr. Laocoon, Suivi de Lettres concernant l'Antiquité et Comment les Anciens représentaient la Mort, textes réunis et présentés par J. J. Bialostocka, avec la collaboration de R. Klein, préface de H. Damisch, Paris, Hermann, 1990, p. 55-56.

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76. D. Freedberg, « Empathy, Motion and Emotion », cit., p. 28, D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic expérience », cit., p. 197. 77. Cf. L. Fadiga, V. Gallese, L. Fogassi, G. Rizzolatti, « From mirror neurons to imitation : facts and spéculations », in A. N. Meltzoff, W. Prinz (eds.), The Imitative Mind. Development, Evolution, and Brain bases, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 247-266. Sur « une notion de toucher abstraite, mais pré-linguistique », généralisée et environnementale, et « une tendance humaine à "résonner" plus avec un agent émouvant (touching agent) intentionnel présent ou supposé » : C. Del Gratta, S. J. H. Ebisch, V. Gallese, A. Ferretti, M. G. Perrucci, G. L. Romani, « The Sense of Touch : Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for Observed Animate or Inanimate Touch », cit., p. 1621, ainsi que la mise au point très remarquable de V. Gallese, « Motor abstraction : a neuroscientic account of how action goals and intentions are mapped and understood », Psychological Research (publié en ligne le 21 avril 2009 et téléchachéable ici : http:// www.unipr.it/arpa/mirror/pubs/pdffiles/Gallese/Gallese_PsychRes2009.pdf), et V. Gallese, M. Rochat, G. Cossu et C. Sinigaglia, « Motor cognition and its role in the phylogeny and ontogeny of action understanding », Developmental Psychology, vol. 45, n.1, January 2009, p. 103-113. Je remercie Jerrold Levinson, qui a attiré mon attention sur l’Agency, point si délicat. On lira aussi K. R. Steuber, Rediscovering Empathy : Agency, Folk Psychology and the Human Sciences, Cambridge, MIT Press, 2006. 78. H. Bergson, Matière et Mémoire (1896), in Id., Œuvres, édition du Centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 162 sq. ; G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, Ed. de Minuit, 1992, p. 92 sq., notamment à propos de l’image-affection en tant que vecteur de subjectivation qui d’abord expose positivement la coupure entre actions et réactions comme le mode par lequel le sujet s’affecte lui-même. Cf. M. Auvray, « Bergson, une théorie sensorimotrice de la perception », Psychologie et Histoire, vol. 4, 2003, p. 61-100, et, pour un cadre encore à définir, Ph. Gallois, G. Forzy (éds.), Bergson et les Neurosciences, Paris, Institut Synthélabo, 1997 ; J.-N. Missa, « La théorie bergsonienne du “cerveau, organe de l’action”, à la lumière des théories neuroscientifiques contemporaines », in J. Petit (éd.), Les neurosciences et la philosophie de l’action, Paris, Vrin, 1998, p. 99-109, ainsi que J.-P. Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 172. 79. F. J. Varela, « The Reenchantment of the Concrete », in J. Crary, K. Sanford (eds.), Incorporations, New York, Zone, 1992, p. 333. 80. « Fit namque natura, quam nihil sui similium rapacius potest…» « Interviene da natura, quale nulla più che lei si truova rapace di cose a sé simile, che piagniamo con chi piange, e ridiamo con chi ride, e doglianci con chi si duole. Ma questi movimenti d'animo si conoscono dai movimenti del corpo. » L. B. Alberti, La Peinture, cit., p. 144-45, 248-249. 81. M. A. Doane, « “When the Direction of the Force Acting on the Body Is Changed” : The Moving Image », Wide Angle, vol. 7, n. 1/2, 1985, p. 44. 82. G. Bachelard, Lautréamont, Paris, Corti, 1956, p. 25. Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à ma Postface à la traduction italienne que je viens d'éditer (Milan, Jaca Book, 2009).

INDEX

Mots-clés : biologie, Freedberg (David)

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AUTEUR

FILIPPO FIMIANI Filippo Fimiani est professeur d'esthétique à l'Université de Salerne en Italie

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