Cahiers de recherches médiévales et humanistes Journal of medieval and humanistic studies

29 | 2015 Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit

Yasmina Foehr-Janssens (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/crm/13769 DOI : 10.4000/crm.13769 ISSN : 2273-0893

Éditeur Classiques Garnier

Édition imprimée Date de publication : 30 avril 2015 ISBN : 9782812448034 ISSN : 2115-6360

Référence électronique Yasmina Foehr-Janssens (dir.), Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015, « Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit » [En ligne], mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 13 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/13769 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.13769

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© 2015. Classiques Garnier, Paris 1

SOMMAIRE

Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit Introduction Yasmina Foehr-Janssens

Personnification, enchâssement, étonnement et littérature arabe médiane Aboubakr Chraïbi

The Book of the Prince and the Ascetic and the transmission of wisdom Constanza Cordoni

« Qu’importe le flacon… » ? Sur l’enchâssement dans Barlaam et Josaphat Marion Uhlig

« Por conter a le cort le roi » Le plaisir du récit enchâssé dans les romans de Raoul de Houdenc Madeleine Jeay

Le livre dans le récit Textes brefs et dynamique cyclique dans l’Estoire del saint Graal Mireille Séguy

« Connaissance par les gouffres » Les lieux de mémoire diaboliques des cycles arthuriens en prose Nathalie Koble

Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, roman coffret, roman à coffrets Milena Mikhaïlova-Makarius

L'extension de la langue vernaculaire en Angleterre à la fin du moyen âge

L’extension de la langue vernaculaire en Angleterre à la fin du Moyen Âge Introduction Juliette Dor

Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise pour qu’il soit interdit de traduire en anglais ? Juliette Dor

Chaucer : poète multilingue, mais jusqu’où ? Florence Bourgne

Deschamps’ Praising Chaucer and Its Impact Laura Kendrick

Charles d’Orléans as Vernacular Theologian Gabriel Haley

Les savoirs et le modèle théâtral à la Renaissance

Les savoirs et le modèle théâtral à la Renaissance Introduction Concetta Cavallini et Bruno Méniel

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Le Theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière Une théâtrale et opportune illustration du renouveau du stoïcisme à la Renaissance Géraldine Cazals

« Démonstrer à l’œil » l’ombre d’une dissection L’illusion théâtrale du corps humain selon Charles Estienne (1545, 1546) Hélène Cazes

Varia

Un témoignage inédit sur la fortune du De casibus virorum illustrium de Giovanni Boccaccio en France à la fin du Moyen Âge L’Extraict d’aucuns nobles hommes malheureux de Pierre Doriole (circa 1480) Olivier Delsaux

Panoplia di modelli in funzione antialchemica L’Alexipharmacum di G. A. Fenotti (1576) Giorgio Maselli

La métamorphose d’un héros épique Henri IV, roi de guerre, roi de paix Bruno Méniel

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Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit Introduction

Yasmina Foehr-Janssens

1 Lorsque Dostoïevski insère la « légende du grand Inquisiteur » dans Les Frères Karamassov, il fournit à son roman une sorte d’arrière-plan théologique et légendaire qui transfigure entièrement la portée de l’œuvre. De la même manière, l’histoire de Psyché et Cupidon confère aux Métamorphoses d’Apulée une profondeur mystique jusque-là inaperçue. Les littératures médiévales et postmédiévales n’ignorent pas le procédé d’enchâssement narratif, bien loin de là. Les formes en sont nombreuses et variées. Elles peuvent aller de l’insertion d’un simple exemple, comme dans le cas du récit portant sur les amours d’Hippocrate dans l’Estoire del saint Graal ( Joseph d’Arimathie), à une systématisation quasiment générique de l’enchâssement, dans le cas des recueils de nouvelles et du Décaméron de Boccace en particulier.

2 Le présent dossier propose une enquête variée sur les usages du récit métadiégétique1 dans la production narrative médiévale, européenne et méditerranéenne. Il s’agit d’interroger les formes de cette pratique que la critique de la seconde moitié du XXe siècle a volontiers qualifiée de paradoxale, à l’horizon des préoccupations théoriques mises en avant par le Nouveau Roman. Mais qu’en est-il des usages plus anciens ?

3 Que l’on ait à faire à une pratique adventice et apparemment anecdotique, à une stratégie narrative relevant de l’ordo artificialis (récit en « flash back ») ou à la mise en place d’une série narrative articulée sur une durée symbolique (Roman des sept sages, Décaméron), le récit dans le récit constitue toujours un ornement cardinal de l’œuvre dans laquelle il prend place. C’est à l’élucidation des différentes fonctions que peut prendre le récit spéculaire dans les textes médiévaux que les études rassemblées ici cherchent à apporter une contribution.

4 Les différentes images que la tradition critique et l’histoire littéraire ont mises à profit pour décrire la pratique de la mise en abyme narrative2 peuvent servir à alimenter la réflexion. Toutes jouent avec l’idée d’emboîtement. Le récit secondaire vient s’encastrer dans un espace de langage qui le déborde et exerce sans doute une fonction

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de régie à son égard. Doit-on déduire de la métaphore de l’enchâssement que la narration seconde pourra prendre une valeur de relique ? L’idée d’un roman à tiroirs implique-t-elle celle d’un protocole de lecture à géométrie variable, permettant l’ouverture et la fermeture successives de différents niveaux de compréhension de la diégèse ?

5 Les recherches actuelles concernant les recueils de contes enchâssés comme le Roman des sept sages ou le Roman de Barlaam et Josaphat, dans leurs versions orientales autant qu’occidentales, reçoivent une attention toute particulière, mais la production romanesque, arthurienne notamment, trouve aussi, et à dessein, sa place.

Enchâssement et prolifération narrative

6 La question du déploiement proliférant de la textualité médiévale attire depuis quelque temps l’attention renouvelée des médiévistes, comme en témoigne la parution toute récente d’un volume intitulé Le Texte dans le texte3 qui s’attache au phénomène de l’interpolation. Cette propension à l’expansion, pour être souvent induite par des conditions de production du texte qui échappent pour une large part au contrôle d’une instance d’autorité stable, n’en atteste pas moins une tendance très nette à inclure dans le corps des œuvres une réflexion sur les conditions de leur invention poétique. Tout récit médiéval ouvre sur une « matière », antique, arthurienne, épique ou autre qui l’englobe, mais dont il peut être tenté d’annexer ou de recycler des bribes ou des pans entiers, au profit de sa propre cohérence. La technique particulière de l’enchâssement ou de l’insertion d’un récit second dans une trame narrative principale répond souvent à ce besoin. Ainsi en va-t-il au début du Lancelot en prose, lorsque le narrateur, prenant pour une fois une part explicite à l’acte de narration, se réfère soudain à Merlin et raconte comment Viviane réussit à « seeler » Merlin « en une cave dedens la perilleuse forest de Darnantes4 ». Il fait ainsi de la Dame du Lac l’héritière, mais aussi la rivale victorieuse de la figure d’autorité mise à l’honneur dans le Roman de Merlin de Robert de Boron.

7 Cette réversibilité des rapports d’inclusion ou d’appartenance permet à toute fable de générer ou plutôt de régénérer l’univers de fiction qui lui a donné naissance. La notion de transfictionnalité élaborée par Richard Saint Gelais5 – que Barbara Wahlen a appliquée, dans sa thèse de doctorat sur Meliadus, aux séquelles rétrospective du Tristan en prose6 –, permet de rendre compte habilement de ces aller-retours et d’apprécier la subtilité de ces jeux d’emboîtements réciproques. Mais le plus fascinant reste que l’enchâssement narratif met à l’épreuve le mouvement pulsionnel dans lequel s’origine l’acte de narrer. Pris dans une chaîne potentiellement infinie d’intrigues, le conte est amené à faire la démonstration de sa propre causalité, soit en exhibant les conditions de son énonciation, soit en produisant la fiction de ses origines, parfois même en combinant ces deux formes de retour sur soi. Le fameux bâton de coudrier sur lequel Tristan trace des signes dont l’élucidation est toujours contestée offre, dans le lai du Chèvrefeuille de Marie de France, une magnifique illustration de cette dynamique. Tout le roman « d’amour et de mort » s’y trouve-t-il condensé à l’adresse d’Iseut, ou bien faut-il comprendre que les lettres gravées dans le bois ne renvoient qu’à une signature mythique qui fait de l’amant la figure d’un auteur inscrit au cœur de la fable ?

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Désir de classification, l’enchâssement entre poétique et rhétorique

8 On sent bien cependant qu’il nous faut distinguer diverses pratiques de l’enchâssement narratif. Certes, plusieurs études signalent une certaine continuité entre le roman et les recueils de nouvelles, en attirant notre attention sur la propension qu’ont les grandes sommes romanesques en prose à accueillir en leur sein des récits d’origines diverses7. Il n’en demeure pas moins qu’il semble de bonne méthode de ne pas placer exactement sur le même plan un récit rétrospectif dont la présence relève d’un choix poétique relatif à l’ordonnancement du récit (prolepse ou analepse) et un mythe, un exemple ou une fable inséré dans une intrigue dont l’action et le personnel littéraire sont distincts de ceux du récit enchâssant. À première vue, ces deux types d’insertion répondent à des fonctions différentes. Dans Figures III, Gérard Genette discerne ainsi trois « types de relation » susceptibles d’expliquer la fonction d’un enchâssement narratif8. Le récit de la chute de Troie par Enée au livre III de l’Énéide, celui de Calogrenant au début du Chevalier au Lion ou encore celui du nain rapportant les amours d’Hector et de son amie au début des aventures de Gauvain et de ses compagnons dans le Lancelot en prose9 ont une valeur clairement explicative, le retour en arrière qu’ils opèrent donne sens aux évènements du présent. Toute autre est la visée des exempla que l’on trouve dans le Roman des sept sages ou dans le Barlaam et Josaphat. Ici la poétique cède la place à la rhétorique : le récit, plutôt qu’expliquer, veut convaincre. Le salut ou la condamnation du jeune prince accusé d’avoir attenté à la pudeur de sa belle-mère ou la conversion de Josaphat : tels sont les enjeux proprement dramatiques de l’acte narratif dont la pertinence dépasse sans doute le fait d’établir « une relation purement thématique10 » avec l’histoire cadre. Le principe d’analogie, invoqué par Genette comme caractéristique du second type de relation, gouverne certes le recours à l’exemple, l’apologue ou la parabole, mais sa finalité est clairement persuasive. Notre corpus nous invite donc, en première analyse du moins, à dessiner une frontière plus nette entre ces deux usages de l’insertion narrative que ne le fait Genette.

9 D’ailleurs, comme pour mieux creuser l’écart entre la pratique romanesque de l’analepse explicative et celle, constitutive du recueil à fables enchâssées, de l’exemple rhétorique, force est d’admettre que la pratique de l’enchâssement narratif semble induire des dynamiques assez différentes dans chacun de ces deux cas. La prolifération de récits adventices et de narrateurs secondaires dans les sommes romanesques donne à penser que leur univers de référence se pense sur le mode d’une expansion narrative infinie, alors que le recueil de fables ou de nouvelles repose le plus souvent sur une structure organisée par un principe numérique visant la complétude : le septénaire (Sept sages de Rome), la dizaine (Décaméron), la quinzaine (Quinze joies de mariage), etc.

Le coffre et le gouffre

10 Nos textes produisent en outre un certain nombre de métaphores qui sont susceptibles de nous offrir les moyens de poursuivre la réflexion sur un mode imagé. Comme le fait remarquer Nathalie Koble, la présence d’un coffre dans l’entourage proche de plusieurs récits secondaires du Lancelot en prose mérite de retenir notre attention. Le coffre ou la boîte offre une illustration assez claire de la pratique de l’insertion d’un élément hétérogène. Jacqueline Cerquiglini-Toulet l’a montré11, l’image du coffret ou de

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l’aumônière a séduit les poètes des XIVe et XVe siècles qui s’en emparent pour donner à voir le geste par lequel ils sertissent leurs narrations de pièces lyriques, mais aussi pour mettre en scène une économie du don et du contredon qui permet la circulation du poème. L’article de Milena Mikhaïlova consacré aux phénomènes d’enchâssement dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris attire justement notre attention sur la double valence, lyrique et narrative, de cette métaphore de l’écrin qui permet une circulation entre l’espace du chant et celui du récit.

11 Dans le corpus romanesque en prose, le coffre emprisonne un corps blessé, mehaignié, selon une tradition issue du Conte du Graal qui transite par la Première continuation de Perceval12. Ce contenant étrange qui évoque la litière aussi bien que le cercueil se fait le réceptacle d’un mort-vivant. Un chevalier mortellement blessé réclame une vengeance implacable et apparemment impossible à accomplir13. Le coffre à usages multiples et son contenu problématique emblématisent le corps du récit pris entre un passé obsédant et un futur toujours inachevé, puisque le chevalier qui entreprendra de venger le blessé doit faire vœu de mener une vendetta interminable dont le principe même commande l’incessante relance des aventures14. Cette dynamique ouvre même, toujours selon Nathalie Koble, de véritables gouffres textuels, comme autant de réservoirs narratifs qui alimentent la pratique combinée de l’enchâssement et de l’interpolation.

Performativité de la narration et plaisir du récit : le lit et la châsse

12 Arrivée à ce point de la réflexion, on peut se demander si le projet de rassembler des études portant indifféremment sur deux pratiques aussi diverses de l’enchâssement narratif peut trouver une quelconque validité. Y’a-t-il vraiment un point commun entre toutes ces formes de « récits dans le récit » ? Ne vaudrait-il pas mieux se concentrer comme nous l’avons fait lors d’un colloque consacré aux recueils de fables enchâssées d’origine orientale15, sur l’étude de corpus cohérents du point de vue de leur origine, de leur genre, de leurs visées pragmatiques et de leur réception ? Ces questions sont d’autant plus pertinentes que, à le considérer à ce niveau de généralité, l’enchâssement narratif pose un véritable problème de définition. Comme le montre Wiliam Nelles16, on peut considérer le fait de déléguer à autrui le soin de raconter un récit comme un acte de langage très habituel et prosaïque (« Alors un tel m’a raconté que… ») qui s’avère souvent bien difficile à distinguer du discours indirect. À vouloir trop embrasser, ne court-on pas le risque de mal étreindre ?

13 Pour répondre à cette objection, il nous faut revenir sur le troisième type de relation entre histoire enchâssée et récit enchâssant décrit par Genette. Cette ultime catégorie se distinguerait par une fonction de « distraction » ou d’« obstruction » conférée au récit secondaire. Ce sont évidemment les Mille et une nuits qui fournissent le modèle de ce « type ». Ici, nous dit Genette, il n’y a « aucune relation explicite entre les deux niveaux de l’histoire : c’est l’acte de narration lui-même qui remplit une fonction dans la diégèse17 ». La littérature médiévale nous offre deux exemples fortement ramassés sur eux-mêmes d’une dynamique de ce type. Citons tout d’abord la figure de Tydorel, dans le lai anonyme du même nom18. La nature féérique de ce jeune seigneur le prive de sommeil si bien qu’il a recours aux services de conteurs pour l’aider à surmonter l’ennui que lui procurent les longues pauses nocturnes qui caractérisent la vie

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terrestre. Même si les récits débités par les conteurs ne sont pas rapportés dans le lai, la situation narrative décrite implique bien qu’ici « le contenu métadiégétique n’importe plus19 ». Le motif de l’insomnie nocturne est déjà présent dans la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse où l’exemple XII rapporte l’histoire d’un roi que les charges de son règne accablent tant qu’il lui est impossible de trouver le repos20. Il occupe donc ses nuits à écouter les récits d’un jongleur. Le malheureux récitant s’épuise à fournir à son maître un dérivatif fabuleux à sa constante préoccupation.

14 Par ailleurs, la valeur d’obstruction ou de pure distraction que prennent les contes dans les Mille et une nuits n’est pas absente des recueils de contes enchâssés. Le roi du Roman des sept sages ou le fils qui attend instruction de son père dans la Disciplina clericalis jouissent de leur position d’auditeur et les textes ne manquent pas de thématiser le plaisir qu’ils prennent à ce que les récits leur soient contés, quoi qu’il en soit du sérieux ou de l’urgence qui motivent l’acte de narration sur le plan de l’histoire cadre.

15 De même, il semble bien difficile de séparer la pratique du récit rétrospectif de sa valeur récréative. Les motivations du recours à l’ordo artificialis qui permet de placer le récit d’événements antérieurs au présent de la narration dans la bouche d’un personnage ne se résument pas à une simple fonction explicative. Là aussi, la curiosité des auditeurs intradiégétiques, ainsi que les circonstances, souvent festives (banquets, conversations d’après-dîner, soirées autour du feu), qui encadrent l’acte de narration ne manquent pas de signaler les délices que procure la vis narrandi.

16 Ainsi, plutôt que de distinguer une dernière et troisième fonction du récit métadiégétique, distractive et performative, qui régirait un troisième type de recours à l’enchâssement, distinct des préoccupations poétiques ou rhétoriques caractérisant les deux premiers types, je serais plutôt tentée d’attribuer à cette fonction une valeur générale, caractéristique de l’ensemble des phénomènes métadiégétiques. C’est parce que raconter, c’est faire et c’est aussi installer un régime de suspens du souci des jours et de la mort, que l’acte de narrer ne cesse de se répliquer, de se démultiplier à l’intérieur même de ses propres limites. Dans cette perspective, la prolifération infinie des récits adventices ne s’oppose plus aussi radicalement à la visée totalisatrice de la collection régie par un principe de numération : la pratique de l’enchâssement, dans la diversité même de ses usages, devient le signe de la victoire annoncée du récit sur l’œuvre de la mort. Le cadavre du rossignol étranglé par le mari jaloux du lai du Laüstic repose dans une châsse en or sertie de pierres précieuses21 que l’amant a fait forger pour recueillir un corps glorieux enveloppé dans le linceul brodé par son amie dans le but de lui « mander l’aventure ». La relique de l’amour, scellée dans la châsse, assure la survie du conte et du désir dans lequel il s’origine.

Metalepses : la perle

17 Par ailleurs, la mise en évidence de cette dimension performative assumée par la narration seconde joue sans doute un rôle prédominant dans le fait que la technique littéraire de l’enchâssement entraîne souvent des phénomènes d’« entorses22 » aux codes de la narration qui ont reçu sous la plume de Gérard Genette la dénomination de métalepses. D’abord dans Figures III, puis dans un texte paru en 200423, Genette souligne que le changement de niveau narratif emporte avec lui le risque d’une mise à mal d’une claire délimitation entre univers narré et univers de la narration. En venant rappeler qu’un récit ne se produit jamais tout seul, qu’il nécessite la présence d’une instance de

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narration, le récit dans le récit attire l’attention du narrataire sur cette dépendance du narré à l’égard des procédures d’énonciation. La présence d’un narrateur inscrit est susceptible de mettre en cause ou de relativiser la prétention à l’impartialité et à l’omniscience revendiquée par les figures de narrateurs de premier niveau.

18 Mais par ailleurs, comme le fait remarquer Nelles24, la présence de ce narrateur inscrit dans la fiction peut être de nature à créer un effet de réel qui vient renforcer la vraisemblance du récit, lorsque ce dernier se présente comme un témoin oculaire digne de foi des événements dont il assume la narration.

19 Ainsi, il nous faudrait postuler un double effet contradictoire du récit enchâssé : à la fois création d’un effet de réel susceptible de renforcer la crédibilité du pacte de lecture et prise de champ qui fait apparaître le cadre toujours déjà fictionnel dans lequel vient s’inscrire le récit25.

20 Aboubakr Chraïbi montre combien, à haute époque déjà, dans la tradition arabe, le Khurâfa, c’est-à-dire le récit secondaire étonnant et étrange, illustre la vitalité constitutive du récit. Ainsi qu’il le laisse entendre, l’enchâssement narratif finit par apparaître comme une des données fondamentales du fait littéraire considéré dans ses rapports avec l’universelle tendance à la mise en récit qui gouverne les relations humaines.

21 Lorsque les collections de fables ésopiques confèrent à l’apologue du coq et de la perle une position initiale, elles soulignent avec insistance la nécessaire association des registres éthiques et esthétiques dans l’expérience narrative. C’est une dialectique de même nature que mobilise le conte des quatre coffrets dans Barlaam et Josaphat, comme le montre Marion Uhlig. La perle du récit négligée par le coq de la fable ou la gemme que contient le coffret dédaigné pour sa pauvre apparence révèlent pourtant leur valeur et se mettent à briller si l’on reconnaît qu’elles ont vocation à venir se placer à l’exacte intersection de la vérité et du mensonge.

22 Parce qu’elle suscite simultanément, chez le lecteur ou l’auditeur, le plaisir apparemment naïf de se laisser prendre au piège de la vraisemblance et la jouissance subtile que l’on tire du jeu avec les codes esthétiques et rhétoriques exhibés comme tels, la fable enchâssée, loin de représenter un simple ornement du discours, occupe en réalité une position stratégique qui gouverne toute la théorie du récit. Si, comme l’affirme Nelles « every embedded narrative must be considered to have strong potential for structural, dramatic and thematic signifiance by virtue of the sole fact of its being embedded26 », ne peut-on pas en dire autant, grâce au jeu de mise en abyme généralisé qui caractérise la dynamique fictionnelle, de tout récit littéraire ?

NOTES

1. Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 238-243. 2. Quelle qu’en soit par ailleurs la portée selon la typologie établie en son temps par L. Dällenbach, Le Récit spéculaire : essai sur la mise abyme, Paris, Seuil, 1977.

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3. Le Texte dans le texte. L’interpolation médiévale, éd. A. Combes, M. Szkilnik et A. -C. Werner, Paris, Classiques Garnier, 2013. 4. Lancelot : roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, vol. VII, Paris-Genève, Droz, 1980, VIa, 10, p. 43. 5. Voir R. Saint Gelais, « La fiction à travers l’intertexte. Pour une théorie de la transfictionnalité », Frontières de la fiction, éd. A. Gefen et R. Audet, Québec-Bordeaux, Éd. Nota Bene-Presses Universitaires de Bordeaux, 2002, p. 43-75, et Fictions transfuges, la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011. 6. B. Wahlen, L’Écriture à rebours : le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010. 7. J. M. Ferrier, Forerunners of the French Novel : an essay on the development of the « Nouvelle » in the late Middle Ages, Manchester, Manchester University Press, 1954 ; R. Dubuis, Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973 ; F. Mora, « La tentation de la nouvelle dans le roman en prose du XIIIe siècle : l’épisode du compagnonnage d’Eugènes et de Galaad dans la version brève du Tristan en prose », Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, éd. J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M. - C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 25-37 ; Wahlen, L’Écriture à rebours, p. 273-275. 8. Genette, Figures III, p. 240-243. 9. Lancelot, vol. VIII, 1982, LVIa 5-13, p. 157-163. 10. Genette, Figures III, p. 242. 11. J. Cerquilini-Toulet, La Couleur de la mélancolie : la fréquentation des livres au XIVe siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993, p. 63-69. 12. Voir la Branche VI de la Première Continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), texte du ms. L, éd. W. Roach, traduction, présentation et notes par C. Van Coolput-Storms, Paris, Libraire générale française, 1993. 13. Le chevalier au coffre apparaît dans le Lancelot en prose, à la suite de l’enlèvement de Gauvain par Caradoc, mais cette aventure est la réitération de celle du chevalier enferré qui accompagne la première apparition de Lancelot à la cour d’Arthur, voir Lancelot, vol. III, 1979, p. 126-135 et vol. VII, p. 261-263 et 275-278. 14. Voir Lancelot, vol. VII, p. 263 : « “Sire, il convenra que chil ki me desferra me jure sor sains que il me vengera a son pooir de tous cheus qui diront qu’il ameront plus chelui qui che me fist que moi.” A cest mot s’est li rois ariere trais et dist al chevalier : “Sire chevaliers, ch’est trop greveuse chose que vous avés demandee, car tant puet avoir d’amis chil qui si vous a navré qu’il n’a chevaliers el monde ne. II. ne. III. qui chou puisse achiever.” » 15. D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une Nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014. 16. W. Nelles, « Stories within Stories : Narrative Levels and Embedded Narrative », Studies in the Literary Imagination, 25/1, 1992, p. 79-96, ici p. 79-81. 17. Genette, Figures III, p. 243. 18. Cité par N. Koble, « “Connaissance par les gouffres”. Les lieux de mémoire diaboliques des cycles arthuriens en prose », infra. 19. Genette, Figures III, p. 243. 20. Petrus Alphonsi, Disciplina clericalis, I. Lateinischer Text, éd. A. Hilka et W. Söderhjelm, Helsingfors, Druckerei der finnischen Literaturgesellschaft, 1911. 21. Voir Lais bretons (XIIe -XIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, Marie de France, Lai du Laüstic, v. 149-156. 22. Métalepses : entorses au pacte de la représentation, éd. J. Pier et J. -M. Schaeffer, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2005. 23. Voir G. Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004. Ce texte est une version amplifiée de l’intervention publiée dans le volume collectif cité à la note précédente.

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24. Voir Nelles, « Stories within Stories », p. 90. 25. Voir Nelles, « Stories within Stories », p. 92. 26. Ibid.

AUTEUR

YASMINA FOEHR-JANSSENS Université de Genève

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Personnification, enchâssement, étonnement et littérature arabe médiane

Aboubakr Chraïbi

1 L’enchâssement ou mise en abyme, c’est-à-dire le récit dans le récit, est un procédé fréquent dans les traditions narratives médiévales, et notamment arabes. Celles-ci semblent avoir subi une double influence : (1) interne, continue et ancienne, puisque le procédé est attesté en Méditerranée dans des contes pharaoniques d’une haute antiquité, comme il est présent, sous forme d’exemples ou de rappels, dans les textes religieux du Moyen-Orient1 ; (2) externe et soudaine, car le procédé structure en profondeur plusieurs ouvrages nouveaux (Kalîla et Dimna, Sindbâd le sage ou Les Sept vizirs, Barlaam et Josaphat, Les Mille et une nuits, Les Contes du perroquet, etc.) qui ont commencé à affluer dans le domaine arabe, via le moyen persan en général, à partir du milieu du VIIIe siècle, ouvrages qui passeront ensuite pour la plupart en Occident2.

2 L’arrivée massive et subite de cette littérature dans la civilisation arabe, caractérisée alors par une relative ouverture et une grande mixité des cultures, a été un important facteur de stimulation de la créativité.

3 De nouveaux thèmes et de nouvelles techniques de narration vont voir le jour. Les textes indiens ou persans vont être transformés et intégrés, à des degrés divers, suivant leur niveau d’adaptabilité interne, à la culture d’accueil. Des imitations où le procédé de l’enchâssement est très présent apparaissent. Et, très vite, en réalité, différents usages de ce procédé, en liaison avec certains genres et certaines pratiques savantes et médianes3, vont marquer durablement la production arabe médiévale, avec plus ou moins de succès, jusqu’au XVIIIe siècle. Cette problématique n’est pas nouvelle. Des chercheurs comme Mia Gerhardt (1961), Tzvetan Todorov (1971), Ferial Ghazoul (1983), l’auteur de ces lignes (1999), David Beaumont (2004), Claude Bremond (2012) et la plupart des intervenants d’un colloque qui s’est tenu à Genève en 2010 ont discuté du procédé de l’enchâssement presque toujours en relation avec l’héritage oriental4. L’objectif ici est de reprendre, en amont des Nuits ou parallèlement aux premières manifestations des Nuits, un texte fondateur, Khurâfa, l’un des plus anciens à utiliser

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l’enchâssement dans la littérature arabe en même temps qu’un genre littéraire, le conte ou, plus précisément, l’histoire étonnante, qu’il va personnifier pour mieux, littéralement, la faire vivre . L’idée sous-jacente est que le procédé qui explicite le pourquoi du récit enchâssé, en imposant un usage particulier du texte, a servi à installer des pratiques littéraires non utilitaristes, basées sur le récit comme objet d’agrément, qui nous mènent vers les Nuits et le vaste champ de la littérature arabe médiane.

4 Prenons comme point de départ le livre de Kalîla et Dimna. Il a en effet un rôle prépondérant si l’on veut examiner la place de la « littérature » dans le domaine arabe médiéval. C’est le plus ancien de tous les ouvrages en prose profanes qui nous sont parvenus, et dans un état de conservation relativement acceptable. D’autre part, sa fonction première, son statut de miroir des princes, d’œuvre destinée à l’éducation des rois et de leur entourage, était supposée l’installer au-dessus de la mêlée, d’autant plus qu’il était soutenu par les traditions de la cour sassanide et, plus précisément, par des figures emblématiques comme le vizir Buzurjmihr et le roi Anûshirwân5. Cependant, le livre de Kalîla et Dimna va subir de la part de ceux qui s’opposent à cet héritage persan une violente charge. Comment ? Par le biais de son point faible : sa fictionnalité. Il parle de personnages qui n’ont jamais existé, d’événements qui ne se sont jamais passés et d’endroits qui ne sont nulle part. Autrement dit, il crée. Mais cet effort de création, louable aujourd’hui, manquait à cette époque de légitimité. C’est pourquoi, au début du Xe siècle, Abû ‘ Abd Allâh al-Yamanî a composé un livre extrêmement virulent contre les « mensonges » de Kalîla et Dimna6. Encore qu’il ne puisse rejeter l’ouvrage tout entier… Il reste en effet les leçons de sagesse. Kalîla et Dimna n’est pas un simple texte de littérature comme nous l’entendons aujourd’hui. Il comporte un cadre, sa matière est enchâssée dans un « mode d’emploi » qui en commande et transforme l’usage, de sorte à en faire un moyen et non pas une fin (un texte qui se suffirait à lui-même). Avant qu’aucune fable (mathal) ne soit énoncée, deux personnages occupent le milieu de la scène : un roi et un philosophe. Et sans doute que l’essentiel de la protection offerte par ce cadre réside dans le statut des deux personnages, qui représentent les deux autorités les plus élevées, l’une s’appuyant sur l’autre : le roi sur le philosophe pour être informé, le philosophe sur le roi pour être compris et suivi. Et ce qu’ils vont échanger, ce sont des modèles de conduite dont l’utilité est mise en avant sous prétexte de dominer l’inutile fictionnalité tout juste bonne à attirer et amuser les « esprits légers », comme cela est dit dans l’introduction7 . Tout le problème est là, dans une approche pragmatique où la fin justifie les moyens : des mensonges, on peut extraire de bons principes de conduite. Les fables de Kalîla ne sont qu’un « moyen ». Simultanément, il n’est pas besoin d’en faire la démonstration. L’effort de scénarisation s’en charge. Pourquoi racontet-on des histoires ? Aucune réponse n’est plus efficace que celle qui est induite par la mise en abyme : le récit lui-même va dire pourquoi il y a récit. Le roi écoute le philosophe parler de l’importance de l’amitié ou de la méfiance qu’il faut réserver à ses ennemis, par l’intermédiaire d’une fiction, d’une colombe prise dans un filet ou bien d’une guerre entre hiboux et corbeaux. Peu importe le recours au bestiaire, une longue tradition le justifie. Bien entendu, il y a une différence avec ces passages coraniques, où par la voix de son prophète, Dieu dit explicitement « qu’Il ne répugne pas à donner en exemple un moucheron » (Coran, II, 26) et, de fait, à plusieurs reprises, le Coran aura recours à l’exemple, au mathal (même terme que dans Kalîla et Dimna), comme celui du chien qui grogne aussi bien lorsqu’on l’attaque que lorsqu’on le laisse tranquille (Coran, VII, 176) ou de l’araignée et la toile qu’elle tisse et qui lui sert

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de maison (Coran, XXIX, 41). Ces exemples ne sont certes pas narrativisés, mais le principe rhétorique sous-jacent est le même, et la terminologie est identique. Dans les deux cas, il s’agit de convaincre et de moraliser.

La mise en abyme par l’intermédiaire de la tradition prophétique

5 Il convient de citer un autre cas d’enchâssement fort ancien et exemplaire, où l’on ne peut narrer que pour bien faire et se rendre utile. Il s’agit d’un texte de première importance qui s’inscrit dans le savoir de la culture islamique en train de se construire, au même titre que Kalîla et Dimna, mais sur un autre registre, presque à l’opposé. Une tradition prophétique du IXe siècle implique l’une des autorités les plus importantes de l’islam, qui en cautionne l’énonciation, la véracité, l’utilité et en justifie même la conservation et la reprise. Elle installe un modèle. D’après plusieurs chaînes de transmetteurs, le prophète Muhammad aurait raconté l’histoire suivante : Trois voyageurs sont pris par la pluie. Ils se réfugient dans une caverne. Mais un éboulement survient et un rocher bloque l’entrée. Les trois hommes décident de s’adresser à Dieu, de Lui raconter leur meilleure action afin qu’Il les délivre. Et le premier voyageur de raconter son histoire : « Mon Dieu, j’avais une cousine que j’aimais. Je lui versai cent pièces d’or pour pouvoir jouir d’elle. Lorsque nous fûmes ensemble et que je pouvais faire d’elle ce que je voulais, elle me dit : “Respecte Dieu, ne me déflore pas”. Je me retins, lui abandonnai l’or et partis. Mon Dieu, si j’ai fait cela par piété, alors libère-nous. » Et voilà le rocher qui se déplace d’un tiers. Le deuxième homme dit : « Mon Dieu, j’avais deux parents fort âgés et je veillais à leur apporter chaque jour leur repas du matin et leur repas du soir. Un jour, je les trouvai en train de dormir. Je répugnai à les réveiller et je refusai de repartir car ils seraient restés sans nourriture, alors j’attendis patiemment qu’ils soient réveillés pour leur donner à manger. Mon Dieu, si j’ai fait cela par piété, alors libère-nous. » Et voilà le rocher qui se déplace d’un deuxième tiers. Le troisième homme dit : « Mon Dieu, j’ai fait travailler un journalier et lorsque j’ai voulu le payer, il a refusé, disant qu’il méritait plus et il est parti. J’ai acheté avec sa paye du bétail qui a prospéré, fait des petits et est devenu un immense troupeau. Longtemps après, le journalier est revenu me voir, réclamant son salaire. Je lui ai montré l’immense troupeau et le lui ai donné. Il m’a remercié et l’a emporté. Mon Dieu, si j’ai fait cela par piété, alors libère-nous. » Et voilà le rocher qui se déplace du dernier tiers, leur permettant de retrouver la liberté8.

6 Voici un cas de figure remarquable. Sous couvert d’une structure banale, exactement la même, comme nous le verrons, que celle de l’Histoire du marchand et du démon ou de Khurâfa, on introduit Dieu comme partenaire. Qu’est-ce qui peut Lui convenir ? Quelle littérature est « digne de Dieu » ? Est-ce aussi une littérature qui convient aux humains ? Habituellement ce rapport homme/Dieu se situe dans l’autre monde, dans le cadre d’un jugement pour décider du sort, pour l’éternité, de la créature qui vient de trépasser. Et là, assez curieusement, les trois voyageurs se mettent à disposer dans la balance de la justice divine leurs bonnes actions, mais ils sont encore vivants ! Il s’agit donc probablement de la transposition d’une structure qui met face à face non pas l’humain et le divin, mais d’autres catégories de personnages, vers un cas où l’homme doit affronter son créateur de sorte que l’enjeu symbolique est de montrer ce qu’il faut faire valoir pour être sauvé. Nous avons ici la transformation religieuse d’un récit qui a en priorité sa place dans la littérature profane. Très frappante également est l’interchangeabilité des rôles. Les trois histoires enchâssées sont construites suivant le

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même schéma d’intrigue. On peut le résumer ainsi : un homme a un choix à faire, à un instant donné de sa vie, un moment particulièrement dramatique ; il peut alors ou bien céder à son bon plaisir et commettre une mauvaise action ou bien se maîtriser et accomplir une bonne action ; l’homme se détourne de la mauvaise et choisit la bonne ; il en est récompensé par Dieu. Le récit répète ce même modèle théorique – les formules utilisées sont les mêmes – en changeant à chaque fois le champ d’application pratique : d’abord la chasteté, puis la piété filiale, enfin la probité.

7 Si l’on reprend l’analyse de Todorov sur l’enchâssement dans les Nuits, dans sa version amendée par l’étude de Mottahedeh, on constatera que, même si le personnage n’est là que pour introduire une histoire, il ne s’agit pas exactement de trois hommes-récits9. Sindbâd le marin, par exemple, par comparaison, ressemble mieux à un homme-récit. Il est la narration de ses voyages et inversement la narration des voyages de Sindbâd suffit à le représenter tout entier, depuis sa naissance jusqu’au moment où il s’est mis à parler. De même, si l’on prend l’un des trois calenders ou vagabonds de l’histoire du même nom, chacun d’eux traduit le modèle suggéré par Todorov10. Nous pouvons établir pour chacun d’eux la même équivalence que pour Sindbâd, entre ce qu’ils sont et ce qu’ils racontent. En revanche, dans le cas des trois voyageurs de la tradition prophétique, le champ de vision fourni est filtré, tronqué. Nous pouvons voir uniquement à travers le prisme du bien et du mal, à un moment particulier de la vie, et en trois versions, un même syntagme : la chasteté, la piété filiale, la probité. Avec, comme dangers à éviter, la tentation de la chair, l’ingratitude, la cupidité. Nous le voyons bien, tout cela est très encadré, limité, focalisé, et ne pourrait résumer un personnage sauf… dans la logique d’un discours religieux ou didactique. Le récit devient exemple et l’exemple allégorie. Il y a une certaine continuité de ce point de vue par rapport aux fables animalières de Kalîla et Dimna, même si celles-ci sont d’ordre profane et entachées de « fictionnalité ». Les trois voyageurs peuvent désormais personnifier respectivement Chasteté, Piété filiale et Probité. Leur réalité est celle de trois concepts, leur fonction utilitariste est leur motivation première.

Khurâfa ou le conte personnifié

8 Plus fascinant encore, car prenant le contre-pied de la fonction précédente, est le cas du protagoniste destiné à personnifier non pas une vertu ou un vice, comme cela est relativement courant depuis l’Antiquité, mais un genre narratif. Nous sommes donc en présence de M. Roman ou Mme Fable. En l’occurrence, il s’agit d’un bédouin nommé Conte (sachant qu’il s’agit plus exactement, comme on le verra, d’une narration étrange et étonnante), en arabe Khurâfa. Et c’est encore le prophète qui rapporte ce qui est arrivé, à l’aide d’un récit à enchâssement analogue à celui des trois voyageurs, et qui justifie une telle identification. En somme, Todorov ne croyait pas si bien faire lorsqu’il a été amené à construire la notion d’homme-récit et lorsqu’il a proposé un rapprochement, en contexte d’enchâssement, entre l’apparition d’un nouveau protagoniste et une nouvelle narration. C’est que notre bédouin Khurâfa, par son nom même, matérialise le récit de fiction : il est narration. Notre texte du début du Xe siècle aurait ainsi mis en pratique, jusqu’à son accomplissement ultime, la réflexion théorique proposée par Todorov. L’homme et le récit ne font qu’un et se réfléchissent, l’un est soluble dans l’autre : Conte est un personnage et ce personnage fera vivre le conte. Son nom impose non pas la chasteté ou la piété, mais un genre littéraire particulier, dont

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nous essayerons de relever les spécificités, à travers l’aventure qui lui est survenue, analogue à celle des trois voyageurs ou encore à celle du Marchand et du démon11 . Rapportée par le prophète, attestée au début du Xe siècle, d’après un recueil de proverbes, voici donc l’histoire de Khurâfa : Un jour ‘Â’isha, l’épouse du prophète, demanda à ce dernier de lui raconter l’histoire de Khurâfa. Le prophète lui répondit : « Que Dieu bénisse Khurâfa, c’était un honnête homme, il m’a rapporté qu’il était sorti de nuit pour quelque affaire. Alors qu’il était sur le chemin, trois démons le firent prisonnier et se mirent à discuter s’il fallait le tuer, l’asservir ou le libérer. Alors qu’ils en étaient là, un voyageur vint à passer et, apprenant ce qui les occupait, proposa aux démons de leur raconter une histoire étonnante (‘ajab ) contre le tiers de la vie de Khurâfa. Les démons acceptèrent. Il dit : « J’étais un riche marchand et habitais telle ville. Un jour, je fis faillite et accumulai tant de dettes que je fus obligé de fuir. Sur la route, je m’arrêtai pour boire à un puits. Mais une voix me repoussait à chaque fois que je m’en approchais. Finalement, n’y tenant plus de soif, je bus, et la voix dit : « Mon Dieu, faites que si c’est un homme, qu’il devienne une femme et que si c’est une femme, qu’elle devienne un homme ». Je me transformai sur le champ en femme, continuai ainsi mon voyage, arrivai dans une nouvelle ville, m’y mariai et donnai naissance à deux enfants. Plus tard, la nostalgie me poussa à retourner à ma ville natale. Sur le chemin, je m’arrêtai au même puits et y bus comme la première fois, alors la voix dit : « Mon Dieu, faites que si c’est un homme, qu’il devienne une femme et que si c’est une femme, qu’elle devienne un homme ». Je me transformai de nouveau en homme et retournai chez moi. Ainsi, tel que vous me voyez, j’ai eu deux enfants de mon ventre et deux autres de mon bas-ventre, n’est-ce point étonnant ? » Les trois djinns convinrent que c’était étonnant et lui remirent le tiers de la vie de Khurâfa. Passa à ce moment un vieux taureau12 que poursuivait un vieillard. Voyant la scène, le vieillard s’arrêta et, apprenant tout ce qui venait d’arriver, proposa de raconter à son tour une histoire encore plus étonnante que la précédente contre un deuxième tiers de la vie du marchand. Les trois djinns acceptèrent et le vieillard de raconter : « Nous étions sept frères et avions une seule cousine que nous voulions tous épouser. Notre oncle, son père, avait un jeune veau qui, un jour, s’échappa. L’oncle promit de donner sa fille à celui qui, parmi nous sept, lui ramènerait le veau. Depuis ce temps, je suis à sa poursuite. Le veau est devenu un taureau et je suis devenu un vieillard, et jamais il ne s’est arrêté de courir et moi de le pourchasser, en vain, jusqu’à ce jour. » Les trois démons convinrent que son histoire était encore plus étonnante que la précédente et lui remirent le deuxième tiers de la vie de Khurâfa. Arriva à ce moment un homme sur une jument accompagné de son serviteur sur un étalon. L’homme interrogea les démons et, informé de toute l’histoire, proposa de raconter la sienne, encore plus étonnante, en échange du dernier tiers de la vie de Khurâfa. Les trois djinns acceptèrent. L’homme commença son histoire : « J’avais une méchante mère, n’est- ce pas ? demanda-t-il en s’adressant à la jument qu’il montait, et celle-ci d’opiner de la tête, et on la soupçonnait, poursuivit-il, d’avoir une liaison avec cet esclave, n’est- ce pas ? dit-il en désignant l’étalon monté par son serviteur, et l’étalon d’opiner de la tête. Un jour, j’envoyai mon serviteur que voici chez ma mère pour quelque affaire. Elle le retint chez elle et il finit par s’assoupir. Il l’entendit dans son sommeil pousser un grand cri, et voilà qu’un rat apparut ; elle lui dit “Laboure !” et le rat de labourer. “Sème !” et le rat de semer. “Récolte ! Égruge !” et le rat de récolter et d’égruger. Elle moulut les grains et en fit un bol de bouillie qu’elle demanda au serviteur de me donner. Quand il m’eut raconté ce qu’il avait vu, je rusai pour servir, à ma mère et à l’esclave, la bouillie qu’elle me destinait, et voilà qu’ils se transformèrent elle en jument et lui en étalon. “N’est-ce point vrai ? demandat-il aux deux bêtes, et celles-ci d’opiner de la tête.” Les trois djinns s’écrièrent qu’ils n’avaient jamais rien entendu d’aussi étonnant. Ils remirent à

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Khurâfa le derniers tiers de sa vie et il fut libéré. » Khurâfa s’en alla voir le prophète à qui il rapporta ce qui lui était arrivé13.

9 D’abord quelques précisions sur le terme arabe ‘ajab/étonnant, qui ne cesse de se répéter pour qualifier les récits enchâssés. Son rôle est important. La reconnaissance de l’intérêt dramatique des trois récits en dépend. Le ‘ajab est synonyme d’un récit de grande valeur. Mieux encore, pour que Khurâfa puisse tout simplement vivre, ou plus généralement pour qu’une histoire puisse vivre, il faut du ‘ajab. Par conséquent, qu’est- ce que le ‘ajab ? Il a été traduit, en tant qu’adjectif, par étonnant . Il faut donc de l’étonnement, le contraire de l’ennui. De manière plus précise, dans son dictionnaire, Ibn Manzûr (m. vers 1311) va insister à propos du ‘ajab sur deux aspects : le premier, le plus important, se rattache à la sensation créée par quelque chose d’inhabituel, de rare ou bien dont on pense qu’il n’existe sans doute pas de semblable (un concours de circonstances, un objet, une créature,…) ; le deuxième se rattache, par l’intermédiaire du verbe a’jaba/yu’jibu, tout simplement à des sentiments de contentement et de joie14. Un texte qui étonne, dans le sens induit par le terme arabe, c’est un texte qui va surprendre ses lecteurs et leur apporter du plaisir.

10 Retournons à présent à l’histoire de Conte/Khurâfa dans son ensemble. Les travaux que l’on connaît ont tenté, ou bien de rapprocher Khurâfa de l’histoire du Marchand et du démon, qui ouvre les Mille et une nuits, ou bien de l’analyser comme l’une des tentatives pour légitimer la fiction dans la littérature arabe classique15. Il est possible en effet de la considérer comme un outil pour introduire la narration de récits fictionnels peu crédibles, et plus précisément de contes, de khurâfas, en s’appuyant sur la plus haute autorité de l’islam. Si le prophète n’a pas hésité à raconter une telle histoire, affirmant même que « Conte/Khurâfa est un honnête homme », c’est qu’il n’y a aucune raison de s’abstenir de lire, d’écrire ou de transmettre ce genre de récit. Bien au contraire, suivre les pas du prophète est toujours recommandable, cela constitue même pour les sunnites l’un des fondements juridiques du droit musulman. Cependant, il y a des réserves à faire : d’une part, le prophète ne prétend pas rapporter une fiction mais la réalité, une réalité certes singulière mais réalité quand même. Or, pour légitimer la fiction, il faut l’assumer ; d’autre part, il rapporte cette histoire non pas à l’un de ses compagnons, en assemblée, dans la mosquée ou à l’un des grands hommes de l’islam de l’époque mais à son épouse, dans un cadre intime, ce qui en réduit la portée : c’est le genre d’histoire qu’un époux peut transmettre à son épouse. Ce genre d’histoire n’est pas nécessairement adapté à une communication entre savants ou dans un cercle de lettrés.

11 Sur le plan des significations, si l’on compare la tradition prophétique de Khurâfa avec celle que nous avons vue précédemment des trois voyageurs, deux différences apparaissent : (1) les trois voyageurs proposent de raconter une « bonne action » alors que, dans Khurâfa, les narrateurs proposent de raconter une « histoire étonnante » et même « de plus en plus étonnante » ; (2) le destinataire des récits enchâssés est Dieu alors que, dans Khurâfa, il s’agit de djinns, de démons. Ce n’est probablement pas le fruit du hasard. À chaque destinataire particulier, il convient d’offrir un type de récit particulier : à Dieu les récits des bonnes actions ; aux démons les histoires étonnantes. On pourrait même dire : à Dieu les récits utiles et exemplaires ; aux démons la littérature.

12 L’essai de légitimation, à travers la tradition prophétique de Khurâfa, ne concernait pas nécessairement la fiction en tant que telle, qui est une préoccupation plutôt moderne,

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mais plutôt un certain agrément que l’on pourrait en tirer (et de ce point de vue, à l’époque médiévale, la femme était en effet un partenaire incontournable). Ce qui y est rapporté n’est pas assimilable en effet aux fables animalières de Kalîla et Dimna, pourtant elles aussi fictionnelles. En l’occurrence, les trois histoires enchâssées dans Khurâfa, contrairement aux fables, ne comportent aucune leçon de sagesse. Elles ne possèdent aucune prétention utilitariste. Ce qui est visé est plus simple : le plaisir du texte, une composante essentielle, comme nous l’avons vu, du terme ‘ajab . Qui pouvait y être plus sensible qu’à toute autre chose ? Les démons, bien entendu. La littérature est faite pour les démons et pour tous ceux qui leur ressemblent, ceux qui accordent à la satisfaction de leur plaisir la plus grande attention. Il en est ainsi par exemple du roi Shahriyâr et de plusieurs autres personnages des Nuits, dont les trois dames de Bagdad, le calife Hârûn al-Rashîd ou le roi de Chine, tous destinataires de récits étranges et surprenants (tel est leur qualificatif explicite : ’ajîb et gharîb)16. C’est toute une partie de la littérature arabe médiévale qui sera prise par le démon de la littérature, du plaisir du texte, de l’étrange et du surprenant. Examinons à présent, dans Khurâfa, le degré d’implication des histoires enchâssées dans la création de récits gratuits, tournés vers une littérarité avant la lettre.

13 D’abord, à l’opposé des récits enchâssés dans les Trois voyageurs, il s’agit bien de trois histoires distinctes et non pas de trois variations sur un même syntagme narratif. Le lien entre les trois histoires enchâssées dans Khurâfa n’est ni structurel ni thématique, il semble plutôt générique.

Merveilles de la création

14 La première histoire, relativement simple, tourne autour d’un phénomène rare et merveilleux : « un homme devient une femme, parce qu’il a bu l’eau d’un certain puits ; la femme qu’il est devenu se marie, tombe enceinte et a des enfants ; puis elle redevient un homme, parce qu’elle boit de nouveau au même puits, et en tant qu’homme, a encore des enfants. » Le hasard a placé l’homme, personnage anonyme, transparent et sans distinction ni mérite particuliers, sur le chemin qui mène vers le puits, et sans le puits, il n’y aurait rien à raconter. C’est moins l’histoire de cet homme que celle d’une merveille de la création, d’un puits aux effets extraordinaires. Cependant, la simple constatation de l’existence de ce puits ne suffit pas à fabriquer une histoire. Il a fallu la narrativiser, la dramatiser pour la transformer en récit. Le même principe est en jeu, par exemple, dans la manière d’utiliser « l’île-poisson », dans le premier voyage de Sindbâd le marin : l’entité « île-poisson » comme merveille du monde existait avant l’élaboration des différents voyages de Sindbâd le marin. Sindbâd ne se contente pas de dire : « j’ai vu à tel endroit tel jour une île qui s’est révélée être un poisson ». Il en fait l’expérience de manière dramatique : « il débarque avec ses compagnons sur ce qu’ils croient être une île, ils allument un feu ; sous l’effet de la chaleur, l’île se met à bouger, puis plonge dans l’eau. C’est en réalité un gigantesque poisson. Sindbâd a juste le temps de s’accrocher à une bassine en bois pour ne pas se noyer17 ». Tout cet épisode revient à une « narrativisation » d’une merveille fort bien connue depuis une haute antiquité de l’Inde jusqu’en Grèce (et jusqu’aux bestiaires du Moyen Âge chrétien). Sindbâd est construit sur une impression de déjà vu, sur une accumulation des différentes merveilles de la terre, connues avant lui, indépendamment de lui, et qu’il va à son tour narrer, rappeler et confirmer. Il en est de même dans Khurâfa . Le motif du « puits dont

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l’eau change le sexe » est attesté dans d’autres ouvrages indépendamment de Khurâfa . Lui aussi relève pour la culture de l’époque du « déjà vu », du moins pour ceux qui collectionnent les merveilles : il reprend une tradition rattachée au cycle de Sindbâd le sage (sept vizirs) et a circulé en arabe, grec, hébreu, persan et syriaque18. Il est scénarisé ici sous forme d’une double métamorphose d’une seule et même personne. Aucun malheur n’en résulte, mais plutôt une situation burlesque, socialement très compliquée : voilà un protagoniste qui est à la fois père et mère. La merveille est poussée jusqu’à ses derniers retranchements et la perspective devient à la fois humoristique et ironique : être homme ou femme, cela dépend du puits auquel on s’est abreuvé, et si on s’y abreuve plusieurs fois, on peut même être tour à tour l’un et l’autre. Une distance est créée entre le sexe du protagoniste et son identité : masculin ou féminin participe de l’accident et non pas de l’essence. C’est la conséquence de ce merveilleux poussé jusqu’à la caricature dont on voit poindre le potentiel subversif. Son usage comme phénomène historiquement acceptable peut entraîner, entre autres, une remise en cause des modèles sociaux conservateurs.

15 Du point de vue littéraire, si la caricature se moque de l’usage du « puits dont l’eau change le sexe » comme l’une des « merveilles du monde », c’est aussi pour en affirmer la valeur intrinsèque. Il faut s’arrêter au récit lui-même, à ses qualités dramatiques propres afin d’éviter la contamination de la réalité par la fiction et les effets subversifs de cette dernière. Le récit ne provoque pas à proprement parler de désordre social. Le changement de sexe, potentiellement subversif, est un prétexte pour suggérer l’énorme potentiel du merveilleux sur le plan strictement « littéraire », dirions-nous aujourd’hui. Plusieurs émotions sont en effet en jeu, l’étonnement bien entendu, comme le texte le martèle de bout en bout, la confusion aussi, l’embarras, le rire enfin : tout cela n’est pas possible, c’est pour rire ! L’enchâssement, par la voix du prophète, entend assurément légitimer l’agrément que l’on peut avoir à entendre des contes/khurâfas. La première histoire enchâssée le confirme pour le cas particulier de toutes ces merveilles déjà vues, qu’il s’agisse de l’île-poisson ou du puits à l’eau miraculeuse, que l’on doit précisément assumer comme un pur objet d’amusement, l’équivalent d’une fiction pour le lecteur moderne, si l’on souhaite à la fois se préserver de ses effets « secondaires » perturbateurs et en extraire toute la saveur.

Récits bédouins

16 Tout en changeant de registre et de structure, les aspects humoristiques et génériques de la première histoire de Khurâfa se poursuivent dans la deuxième. Celle-ci n’utilise pas d’accessoires merveilleux, mais s’appuie au contraire sur deux motifs d’une banalité confondante : (1) le bédouin qui veut retrouver une bête égarée dans le désert ; (2) le bédouin qui désire épouser sa cousine. Ce sont deux lieux communs de la littérature arabe médiévale19. Ils sont combinés ensemble, le premier étant conçu comme une épreuve dont la réussite entraînerait la réalisation du second : le bédouin doit retrouver une tête de bétail égarée afin de pouvoir épouser sa cousine. Mais tout cela va se répéter sans fin et devenir progressivement absurde et, là encore, caricatural. L’histoire ainsi esquissée peut être interprétée de la manière suivante : tous les jours, le bédouin va essayer d’attraper la bête égarée afin de pouvoir épouser sa cousine. Il faut ajouter encore, pour confirmer la dimension routinière et presque intemporelle du projet narratif : toute sa vie, tous les jours, le bédouin va essayer d’attraper la bête

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égarée afin de pouvoir épouser sa cousine. Cela devient excessif, et à la faveur de cet excès, ridicule et drôle. Notre bédouin, comme il le rapporte aux trois djinns, a commencé sa quête depuis qu’il est jeune et il la poursuit inlassablement maintenant que c’est un vieillard. Ce n’est pas un homme-récit ordinaire. L’histoire de sa vie est une méta-histoire qui nous parle des autres histoires qui lui ressemblent et qui renvoie à l’ensemble de ces récits qu’elle caricature : ceux où des bédouins cherchent des bêtes égarées ou tentent, en vain, d’épouser leur cousine, transformée pour l’occasion en une créature définitivement insaisissable ; récits dont l’importance est concentrée dans la quête et l’amour qu’une telle quête suscite et non pas dans la réussite ou l’échec de celle-ci, ni d’ailleurs dans la bien-aimée elle-même, passée au second plan. Les anecdotes bédouines, fort nombreuses, très appréciées, et soi-disant véridiques, construites sur ce modèle deviennent du coup, par l’effet de la répétition des mêmes événements, convenues et artificielles. Le discours induit par la parodie donne à voir ces histoires d’amour entre cousin et cousine comme des stéréotypes maladroits qui ont du mal à se renouveler et qui tentent tant bien que mal de dissimuler les lieux communs derrière une pseudo-historicité. Par conséquent, mieux vaut une histoire absurde mais capable d’étonner son auditoire : du point de vue littéraire, comme du point de vue du prophète qui en est le transmetteur, par l’effet de l’enchâssement, elle possède une plus grande dignité et suscite un plus grand plaisir.

Magie et ruses des femmes

17 La troisième histoire enchâssée dans Khurâfa semble la plus complexe de toutes. D’abord, par le grand nombre de personnages impliqués et leur statut (un fils, une mère magicienne et adultère, un esclave amant de la mère, un serviteur, une jument et un étalon qui représentent la mère et l’esclave métamorphosés). Ensuite, dans son discours, par l’étrange dialogue qui se tisse entre les protagonistes, dans des métalepses narratives, en surimpression, comme une glose, alors même que le récit enchâssé est en train d’être raconté aux trois djinns. Enfin, par une recette de cuisine très précise, à la fois extraordinaire et somme toute relativement traditionnelle et fort répandue à l’époque, à la base d’une récolte accélérée, qui montre au lecteur comment une méchante femme peut fabriquer de la nourriture magique capable de métamorphoser les êtres humains en toutes sortes d’animaux.

18 Le nombre et la complexité des personnages s’expliquent par la nature de l’événement : une tromperie amoureuse. Il nécessite au moins trois participants et, surtout, s’annonce comme le terrain d’exercice préféré des ruses des femmes dans la littérature médiévale. Autrement dit, nous sommes encore face à un standard20. Après les merveilles du monde (première histoire enchâssée), puis les récits d’amour bédouins (deuxième histoire enchâssée), voici les ruses des femmes et leur magie. Des indices, comme pour les deux histoires précédentes, viennent nous aider à comprendre et confirmer qu’il s’agit bien d’un récit au second degré, d’un discours parodique. D’abord, le statut des personnages : le trio époux/épouse/amant est remplacé par un autre, bien plus intrigant, fils/mère/amant, que signifie-t-il ? Pourquoi le fils remplace-t-il le mari ? Pourquoi la mère remplace-t-elle l’épouse ? Sans entrer dans des considérations psychanalytiques (le héros n’est-il pas en train de chevaucher sa mère métamorphosée en jument ?), l’amour d’une mère pour son enfant est en principe l’un des plus forts. À cela il faut ajouter que si la femme possède un fils qui est désormais un homme, c’est

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qu’elle doit être d’un certain âge. De surcroît, l’absence du mari n’est pas motivée et aurait pu suffire pour sortir du cadre de l’adultère. Pourtant, ici, dans le cadre de cet adultère, la femme, même libre, est prête à sacrifier son propre fils pour assouvir sa coupable passion. C’est dire son degré de dévoiement. Le vice est poussé vers ses extrêmes. En guise de confirmation, créant cet aspect humoristique que les trois histoires enchâssées se partagent dans Khurâfa, nous avons de drôles de dialogues entre le narrateur et… les montures. Le narrateur du troisième récit enchâssé s’adresse à la jument qu’il monte et à l’étalon qui est monté par son serviteur pour leur demander de confirmer ses dires. Les bêtes, dociles, hochent la tête. Les premiers échanges ont lieu dès les premières phrases et sont particulièrement savoureux : « J’avais une méchante mère, n’est-ce pas ? demanda-t-il en s’adressant à la jument qu’il montait, et celle-ci (sa mère métamorphosée donc) d’opiner de la tête, et on la soupçonnait, poursuivit-il, d’avoir une liaison avec cet esclave, n’est-ce pas ? dit-il en désignant l’étalon monté par son serviteur, et l’étalon (l’esclave métamorphosé) d’opiner de la tête. » Comme dans un vaudeville, tous les protagonistes participent de cette manière, en bonne harmonie, aussi bien les coupables que la victime, à la narration d’une histoire d’adultère fort étonnante.

19 Comment la femme adultère comptait-elle se débarrasser de ceux qui la gênent ? La magie fait partie de la panoplie des ruses des femmes. Il s’agit en l’occurrence de fabriquer une farine, au moyen d’une récolte accélérée capable de métamorphoser ceux qui en prennent en animaux divers. La recette traditionnelle est fortement enracinée dans la culture arabe médiévale. Elle est rattachée à un passage coranique (Coran, II, 102) qui fournit à la fois les origines de la magie et son principal usage, et c’est cet usage qui nous intéresse ici, comme on peut le trouver dans l’exégèse de Tabarî (m. 923) : « Ayant des soucis avec son mari, une femme se rend à Babylone pour y apprendre la sorcellerie auprès des anges déchus Hârût et Mârût. Elle devient capable de produire une récolte accélérée : les grains de blés sont semés, ils poussent instantanément, ils sont immédiatement récoltés, séchés, moulus et transformés en nourriture21 ». C’est ce que nous pouvons lire dans la très sérieuse exégèse de Tabarî et dans de nombreux autres textes qui lui succèdent22. La récolte accélérée correspond donc, pratiquement à l’identique, à ce qui figure encore dans la troisième histoire enchâssée dans Khurâfa. Seul le ton diffère. Dans Tabarî et ses successeurs, le ton est tragique, la femme regrettant de s’être adonnée à la magie (elle a dû renoncer à sa foi). Dans Khurâfa, le ton est humoristique, la femme est désormais un quadrupède en train d’écouter sa propre histoire racontée par son fils et de la confirmer. C’est compréhensible, celle-ci étant une parodie de celle-là.

20 En fin de compte, comme pour les deux premières histoires enchâssées, comme pour l’ensemble de Khurâfa, l’élaboration volontaire d’un récit pour le plaisir, sous son nom commun, fournit de meilleurs résultats que le récit dissimulé sous les termes de merveille de la création, d’anecdote bédouine ou d’exégèse coranique. Autrement dit, lorsqu’un texte narratif, grâce à l’enchâssement qui en explicite la fonction, n’a aucune utilité déclarée, et n’a d’autre prétention que d’étonner, de la manière la plus plaisante, il devient alors, dans son identité même, khurâfa, en somme littérature. Quel genre de littérature ?

21 La réponse se trouve sans doute dans la variante que nous allons voir maintenant, qui possède un statut remarquable comme conte d’ouverture des Mille et une nuits, et qui fournit le modèle sur lequel l’ensemble du noyau stable des Nuits est construit. Nous

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allons l’examiner très brièvement. C’est Le Marchand et le démon, première histoire narrée par Shahrazâd, une amorce donc du contenu du recueil : « un marchand tue par mégarde un jeune démon et le père de celui-ci veut le mettre à mort. Surviennent trois vieillards, chacun accompagné d’un ou plusieurs animaux, et chacun va raconter au démon une histoire, de plus en plus étonnante, contre un tiers de la vie du marchand, de sorte que les trois histoires des trois vieillards sont échangées auprès du démon contre la vie du marchand23 ». Le marchand et Khurâfa sont des jumeaux, mais ils n’ont pas le même statut ni la même fonction. Si l’Histoire de Khurâfa peut être interprétée comme un modèle et un manifeste pour la mise en place théorique de textes narratifs d’agréments, inutiles mais étonnants, alors l’Histoire du marchand peut être interprétée comme l’une de ses réalisations pratiques.

22 Au-delà de l’Histoire du marchand, le livre qui en est le représentant, c’est-à-dire les Mille et une nuits et, au-delà de ce livre, le genre littéraire qui englobe l’ensemble (les textes de la littérature arabe médiévale contenant des histoires étonnantes et des récits étranges), c’est-à-dire une bonne partie de la littérature arabe médiane (qu’il convient d’ailleurs de percevoir comme un courant spécifique), cet ensemble donc peut être considéré comme une réalisation pratique de khurâfa . L’un des jalons majeurs est par exemple l’ouvrage édité par Hans Wehr (1956), partiellement traduit en français, dont le titre est éloquent, Le Livre des histoires étonnantes et des anecdotes étranges. Il offre un large panorama de ce que l’on peut lire ou inclure dans ce genre : récits d’amoureux très proches de la littérature classique ; récits bédouins ; voyages en mer ; romans épiques ; merveilles de la création ; ruses des femmes ; histoires de fils de marchand24. Le fait est que les Mille et une nuits, de réalisation pratique d’un modèle (Khurâfa), sont devenues à leur tour un modèle (Shahrazâd), suscitant adaptations et imitations, créant autour d’elles par un effet de boule de neige un véritable courant littéraire comme le montre par exemple la somme réunie par Victor Chauvin dans sa Bibliographie et les investigations menées à l’Inalco dans le cadre du projet MSFIMA (Mille et une nuits : Sources et Fonctions dans l’Islam Médiéval Arabe).

23 En conclusion, à ce stade de la recherche, trois éléments principaux, en mettant à part l’autorité du prophète, semblent avoir contribué à amorcer puis à propager un tel courant littéraire : premièrement, le procédé de personnification pour transformer une abstraction (khurâfa/un conte) en un archétype vivant dont l’existence relève du constat historique et de l’expertise philologique (Khurâfa/un brave homme de la tribu de ‘Udhra) ; deuxièmement, le procédé de l’enchâssement pour expliciter et assumer une fonction non utilitariste, provoquer l’étonnement, et valoriser le texte comme agrément ; troisièmement, la prise en charge d’un tel modèle par un ouvrage (les Nuits) qui va à son tour faire école, ouvrant une voie médiane, hors des sentiers tracés des littératures savantes et populaires.

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NOTES

1. Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, trad. G. Lefebvre, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1949, p. 70 ; voir également Proverbes, VII, où un père raconte à son fils comment une femme adultère séduit un jeune homme, un type d’enchâssement que l’on retrouvera dans la Disciplina Clericalis de Pierre Alphonse, dès le premier exemple, voir J. -L. Genot-Bismuth, La Discipline de Clergie, Versailles, Éditions de Paris, 2001, p. 156-157 ; par ailleurs, on peut lire dans le Coran, XII, 3-4 : « Nous allons te raconter les meilleurs récits, dans ce que Nous t’avons inspiré par ce Coran, même si tu as été auparavant bien négligeant. Lorsque Joseph dit à son père […] », suit alors le récit de Joseph qui rapporte son rêve à son père. 2. Ibn al-Muqaffa’, Le Livre de Kalîla et Dimna, trad. A. Miquel, Paris, Klincksiek, 1980 (1957) ; Le Livre des sept vizirs d’après Zahiri de Samarkand, trad. D. Bogdanovic, Paris, Sindbad, 1975 ; Kitâb Bilawhar wa-Bûdhâsf, trad. D. Gimaret, Beyrouth, Dar El-Machreq Éditeurs, 1986 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Benchekh et A. Miquel, 3 vol., Paris, Gallimard, 2005-2006 ; Touti-nameh ou les contes du Perroquet, trad. H. Muller, Paris, Les Belles Lettres, 1934. 3. La notion de littérature arabe « médiane » est nouvelle : l’auteur de ces lignes, depuis ses premiers travaux sur Les Mille et une nuits et jusqu’au présent article, essaie de montrer que les Nuits ne relèvent pas d’une littérature « populaire » mais d’un genre spécifique qui englobe un vaste pan de la littérature arabe médiévale, que l’on pourrait appeler littérature « médiane » ou « moyenne », en ce sens qu’elle occupe une place intermédiaire entre le savant et le populaire. Voir à ce propos A. Chraïbi, « Classification des traditions narratives arabes par conte-type : application à l’étude de quelques rôles de poète », Bulletin d’Études Orientales, 50, 1998, p. 29-59 et particulièrement p. 37-42 ; Les Mille et une nuits, histoire du texte et classification des contes, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 15-20. 4. M. Gerhardt, « La technique du récit à cadre dans les 1001 nuits », Arabica, 8, 1961, p. 137-157 ; T. Todorov, « Les hommes-récits », Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 78-91 ; F. Ghazoul, « Poetic Logic in the Panchatantra and The Arabian Nights », Arab Studies Quarterly, 5, 1983, p. 13-21 ; A. Chraïbi, « Les à-côtés du récit ou l’enchâssement à l’orientale », Poétique, 117, 1999, p. 1-15 ; D. Beaumont, « Literary Style and Narrative Technique in the Arabian Nights », Arabian Nights Encyclopedia, éd. U. Marzolph et R. van Leeuwen, 2 vol., Santa Barbara, Clio, 2004, vol. 1, p. 1-5 ; C. Bremond, « Essor et déclin du conte enchâssé », Les Mille et une nuits, Catalogue d’exposition de l’IMA, Paris, Éditions Hazan, 2012, p. 17-21 ; D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Kalila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014. 5. Le Livre de Kalîla et Dimna, p. 28-29. 6. Abû ‘Abd Allâh al-Yamanî, Kitâb mudâhât amthâl kitâb Kalîla wa Dimna bimâ ashbahahâ min ash’âr al-’Arab, éd. M. Yûsuf Najm, Beyrouth, Dâr al-Thaqâfa, 1961, p. 3 et p. 8. 7. Le Livre de Kalîla et Dimna, p. 9 : « […] quant au livre [lui-même], il joignait l’agrément à la sagesse, celle-ci le faisant choisir par les philosophes, celui-là par les esprits légers ». 8. La source de cette tradition semble être le Musnad d’Ahmad Ibn Hanbal (m. 855), n° 5937, où on la rencontre pour la première fois, mais on la trouve également dans les autres corpus standards de la même époque comme le Sahîh d’al-Bukhârî (m. 870), à trois reprises, aux n° 2152, 2208 et 5629, et le Sahîh de Muslim (m. 875), n° 2743, ainsi que dans certains ouvrages profanes comme le livre d’al-Tanûkhî (m. 994), Faraj ba’d al-shidda, éd. ‘ Abbûd ash-Shâlûjî, 5 vol., Beyrouth, 1978, vol. 1, p. 125, d’après lequel le résumé ci-dessus a été fait. Remarquons qu’il existe de nombreuses autres versions, et que celle d’Ibn Hanbal, par exemple, est plus complexe et offre un niveau d’enchâssement supplémentaire très proche des modèles en usage dans l’Inde et dans Kalîla et

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Dimna : le statut de cette tradition et ses différentes variantes, qui représentent en elles-mêmes une masse de données assez conséquente, feront l’objet d’une publication séparée. Ajoutons simplement ici que l’aspect syncrétique de la religion ne résulte pas seulement de l’usage d’autres textes religieux mais aussi, manifestement, sur le plan formel, de textes littéraires. 9. R. P. Mottahedeh, « ’Ajâ’ib in The Thousand and One Night », The Thousand and One Nights in Arabic Literature and Society, éd. R. C. Hovannisian et G. Sabagh, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 29-39, et particulièrement p. 35. 10. Dans Todorov, « Les hommes-récits », on peut lire, p. 37 : « Mais alors qu’est-ce que le personnage ? Les Mille et une nuits nous donnent une réponse très nette que reprend et confirme le Manuscrit trouvé à Saragosse : le personnage, c’est une histoire virtuelle qui est l’histoire de sa vie. » Pour les contes cités, voir Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, 3 vol., Paris, GF-Flammarion, 2004, vol. 1, p. 113-224 pour l’Histoire des trois calenders, et p. 228-291 pour Sindbâd le marin ; voir également pour les résumés et la bibliographie The Arabian Nights Encyclopedia, vol. 1, p. 324-326 et p. 383-389. 11. Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, vol. 1, p. 45-63 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 17-28 ; Arabian Nights Encyclopedia, vol. 1, p. 419-420. 12. Le vieux taureau n’est pas en train de « voler » dans les airs, comme le traduisent par erreur R. Basset et ses successeurs (voir note p. 32) ; c’est un usage métaphorique du verbe târa/yatîru pour signifier qu’il va vite, ainsi que le montre d’ailleurs la suite du récit où il est question du taureau lorsqu’il était jeune veau. 13. Al-Mufaddal Ibn Salama al-Kûfî (m. après 903), al-Fâkhir fî al-amthâl, éd. Qusayy al-Husayn, Beyrouth, Dâr wa-Maktabat al-Hilâl, 2003, p. 124-126. 14. Ibn Manzûr, Lisân al-’Arab, entrée ‘-j-b, texte en ligne, consulté sur le site www. alwaraq. net le 20 octobre 2014. 15. R. Basset, « Notes sur les Mille et une nuits VIII. Le Marchand et le génie », Revue des Traditions Populaires, 16, 1901, p. 28-36 ; D. B. MacDonald, « The Earlier History of the Arabian Nights », Journal of the Royal Asiatic Society, 56, 1924, p. 353-397, et particulièrement, pour le lien avec Le Marchand et le démon, p. 372-376 ; R. Drory, « Three Attempts to Legitimize Fiction in Classical Arabic Literature », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 18, 1994, p. 146-164 et particulièrement p. 147-156. 16. Les traducteurs n’ont pas toujours tenu compte des qualificatifs arabes (‘ajîb et gharîb) qui accompagnent, dans les sources manuscrites, l’introduction des contes enchâssés ainsi que le début et la fin de chaque nuit et assurent ainsi la transition entre les différentes composantes du livre, Shahrazâd étant supposée raconter toujours quelque chose de plus étonnant et de plus étrange que ce qui précède. L’édition arabe partielle, l’unique édition critique existant à ce jour, de Muhsin Mahdi, le montre bien : Kitâb alf layla wa-layla, Leyde, Brill, 1984, par exemple, p. 76, lors du passage de la deuxième à la troisième nuit : « Sa sœur Dînârzâd dit : “comme ton histoire est étonnante et étrange” (a’jab/aghrab ). Shahrazâd répondit : “la nuit prochaine je vous raconterai plus étonnant et plus étrange encore” » (ma traduction). Voir aussi Chraïbi, Les Mille et une nuits, histoire du texte et classification des contes, p. 66-67. 17. Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, vol. 1, p. 232-234, Premier voyage de Sindbâd le marin ; pour d’autres versions de cette célèbre « merveille », voir ‘Ajâ’ib al-Hind (X e s.), éd. Y. al-Shârûnî, Beyrouth, Riad El-Rayyes Books, 1990, p. 66-67 ; al-Jâhiz (IXe s.), Kitâb al-hayawân, éd. F. ’Arawî, 2 vol., Beyrouth, Dâr al-Sha’b, 1982, vol. 2, p. 620-621 ; Relation de la Chine et de l’Inde (IXe s.), éd. et trad. J. Sauvaget, Paris, Les Belles Lettres, 1948, p. 2 ; Cinq cents contes et apologues du Tripitaka chinois, trad. E. Chavannes, 4 vol., Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962 (réimpr. de l’éd. Paris, 1910-1935), vol. 3, p. 192, n° 434 et vol. 4, p. 227. Pour une étude de ce motif (île-poisson), voir A. Chraïbi, « Île flottante et œuf de rukhkh », Quaderni di Studi Arabi, éd. A. Ghersetti, n. s. 3, 2008, p. 83-95 et particulièrement p. 85-89 ; voir par exemple le site internet « The Medieval Bestiary » pour sa présence dans les bestiaires médiévaux chrétiens ; voir également le Voyage de Saint

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Brendan, éd. bilingue I. Short et B. Merrilees, disponible sous forme de fichier pdf sur le site saintbrendan. d-t-x. com, p. 30-32, chap. XIV. 18. Les Mille et une nuits, « Histoire de la source enchantée », trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 2, p. 595 ; Le Livre des sept vizirs d’après Zahiri de Samarkand, p. 195 ; Mi’at layla walayla, éd. M. Tarchouna, Tunis, al-Dâr al-’Arabiyya li-l-Kitâb, 1979, p. 265 ; importante bibliographie dans V. Chauvin, Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes publiés dans l’Europe chrétienne de 1810 à 1885, 12 vol., Liège/Leipzig, Vaillant-Carmanne/Harrassowitz, 1892-1922, vol. 8, p. 43 ; Arabian Nights Encyclopedia, « The Enchanted Spring », vol. 1, p. 175. 19. Il existe de nombreux livres composés en majorité d’histoires d’amoureux bédouins, comme celui d’al-Sarrâj, Abû Muhammad Ja’far Ibn Ahmad (m. 1106), Masâri’al-’ushshâq, 2 vol., Beyrouth, Dâr Sâdir, s. d., par exemple, vol. 1, p. 101, vol. 2, p. 26 et p. 206 ; autres exemples avec le motif de « la bête perdue » dans Mille et un contes, récits et légendes arabes, trad. R. Basset, Corti, 2 vol., Paris, 2005 (1924-1926), vol. 2, p. 411, n° 70 ; V. Chauvin, Bibliographie, vol. 5, p. 111, n° 45 et p. 116, n° 52 ; autre exemple encore, l’histoire d’Iram aux colonnes, extrêmement répandue dans la littérature arabe médiévale, est également amorcée avec le motif du bédouin qui part à la recherche d’une bête égarée : voir Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 1046. 20. Comme pour les récits d’amour bédouins, des livres entiers ont été consacrés aux tromperies des femmes, y compris lorsqu’elles sont magiciennes, comme celui d’Abd al-Rahîm al-Hawrânî, Les Ruses des femmes, trad. R. Khawam, Paris, Phébus, 1994 ; de même, de nombreux contes des Nuits sont construits sur ce thème et quelques-uns reproduisent exactement comme ici l’histoire de la femme adultère qui tente de métamorphoser son mari (et souvent y réussit) : Les Mille et une nuits, « Histoire de Sidi Nouman », trad. A. Galland, vol. 3, p. 137-150 ; Les Mille et une nuits, « Histoire du troisième vieillard », trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 27-28. 21. Le site http://www.altafsir.com/ permet de consulter une cinquantaine d’exégèses différentes, tous les épisodes qui nous intéressent se trouvent dans Tabarī. 22. Al-Tha’labî, Qisas al-anbiyâ’al-musammâ ‘ Arâ’is al-majâlis, Beyrouth, al-Maktaba aththaqâfiyya, s. d., p. 45-46. 23. Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, vol. 1, p. 45-51 ; Les Mille et une nuits, trad. J. E. Bencheikh et A. Miquel, vol. 1, p. 17-28 ; résumé et bibliographie dans Arabian Nights Encyclopedia, vol. 1, p. 419-420. 24. Kitâb al-hikâyât al-’ajîba wa-l-akhbâr al-gharîba, éd. H. Wehr, Wiesbaden, 1956 ; deux contes de cet ouvrage ont été traduits en français : Histoire des quarante jeunes filles et autres contes, trad. D. Rabeuf, Arles, Actes Sud, 2012 ; Histoire de ‘Arûs, la belle des belles, des ruses qu’elle ourdit, et des merveilles des mers et des îles, trad. D. Rabeuf, Arles, Actes Sud, 2011.

RÉSUMÉS

Un texte fondateur, Khurâfa, est parmi les plus anciens à utiliser l’enchâssement dans la littérature arabe en même temps qu’il introduit un genre particulier, l’histoire étonnante, qu’il va personnifier à travers le nom du héros (Khurâfa). Le procédé, qui explicite le pourquoi du récit enchâssé (étonner), a servi à installer des pratiques littéraires qui mènent, via le plaisir du texte, vers les Mille et une nuits et la littérature médiane.

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The story of Khurâfa is a foundational text. It is one of the oldest to use the embedment in Arabic literature; also introducing a literary genre: the amazing story of which this story will be the epitome, personified by the hero’s name (Khurâfa). The underlying idea is that the process, which explains the purpose of the embedded narrative (to amaze), was used to install literary practices that lead, through the pleasure of the text, to the Thousand and One Nights and the so called “Middle literature”.

AUTEUR

ABOUBAKR CHRAÏBI Université Sorbonne Paris Cité Institut national des langues et civilisations orientales CERMOM, projet ANR MSFIMA 2011 BSH3 003 01 (INALCO, Paris)

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The Book of the Prince and the Ascetic and the transmission of wisdom

Constanza Cordoni

Introduction

1 The Hebrew Sefer ben ha-melekh we-ha-nazir or Book of the Prince and the Ascetic1 can be considered as an adaptation or maybe as the creative translation of an Arabic text belonging to the tradition of the legend of Barlaam and Josaphat2. The actual manuscript used as a source by its author, Abraham Ibn Hisday, has not yet been identified, but it is clear that the work that has come down to us is no direct translation of any of the extant Arabic precursors of the legend of Barlaam and Josaphat3, the diverse pre-barlaamic4 texts here collectively referred to as Kitab Bilawhar wa-Budasf5. This article will look at the text as it stands. I will first present a description of the work (II.), complemented with an appendix which provides an overview of the parable corpus. In a second part (III.), I will focus on a group of both diegetic and metadiegetic passages dealing with the transmission of wisdom, probably the most representative aspect of the “job description” of the ascetic, but also of advisors in general, and probably one of the main subjects of the work.

Overview: structure, parables, narrative instances and maqama-style

2 Within the specific context of the enormously popular textual tradition of Barlaam and Josaphat, the Hebrew Sefer ben ha-melekh we-ha-nazir , written in Barcelona in the thirteenth century, is the first non-Christian text composed on European soil. The number of manuscripts conserving it seems to attest its popularity6. In common with the Arabic texts to which its source seems to have belonged, the Hebrew Sefer ben ha- melekh is not as explicit as the Christian texts about the religion it advocates. The latter contain plenty of references to the life of Jesus, to the Gospels, and even make use of

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the Christian Apology of Aristides of Athens (second cent. A. D.), a disputation in which a defender of Christianity defeats the religions of the Chaldeans, Greeks, and Egyptians.

3 The Sefer ben ha-melekh consists of 35 chapters or gates (she ’arim ), the first 31 of which are written in maqama-style, i. e. rhymed prose alternating with verse7; the last three chapters differ from the preceding in form – they are written in unrhymed prose – as well as in content – they read like short tractates on topics such as the immortality of the soul or the four elements. They could be Ibn Hisday’s own addition to his source or have belonged to the Arabic text8 he transposes into Hebrew, but they have no parallel in the extant Arabic versions. The main text is preceded by a foreword by Ibn Hisday, a second foreword attributed to the translator from a Greek ur-source into Arabic and an introduction to the text by the alleged Greek composer9, setting the action in a kingdom in the region of India and depicting, above all, its idolatrous and power addicted king. The first and third of these forewords are written, like the 31 first chapters of the main text, in maqama-style . It should be noted that this extensive forewording is an unknown feature in the text tradition of the Barlaam and Josaphat legend. Neither the short nor the long versions know so much paratext preceding the main text. Furthermore, the Hebrew version contains whole chapters dealing with subjects – obligations of children toward their parents, duties of a prince etc. – which have no parallel in the extant Arabic Kitab Bilawhar10 or the Western Barlaam and Josaphat tradition.

4 With the exception of the first seven gates, which consist mainly of shorter dialogues, the text is basically a long dialogue between a nameless ascetic (nazir)11 and the likewise nameless king’s son12. The namelessness of the characters distinguishes the Hebrew work from the Arabic extant texts as well as from the Western texts of the Barlaam and Josaphat tradition where the king, his son, the teacher, and some other characters have proper names. The setting of the plot is also identified by precise naming13.

5 Unlike the Greek version, the corpus of embedded tales in the Hebrew adaptation is not entirely contained in the dialogue between the prince and the ascetic14: the first three are told by the extradiegetic narrator15, by the king and by the prince (intradiegetic narrators) before the dialogue with the ascetic begins in chapter 8. A tendency towards a “democratization” of the telling of parables can be identified in the Hebrew Sefer, which probably goes back to its Arabic source16. Whereas the majority of the parables are told by the master ascetic (as we might call one of the two protagonists of the work), some are told later on in the text by characters of metadiegetic narratives (see appendix).

6 The parable corpus and its order is the main subject of the very short second preface, the one attributed to the author of Ibn Hisday’s Arabic source, the supposed translator of a Greek source into Arabic17. The proper applicability of the parables is evidently a crucial aspect of the translator’s understanding of his own task in transmitting the text.

7 Now when we come to the bulk of the parables, i. e. those in the main dialogue, we note that they are quite varied in length and content and are introduced in a number of different ways. Some have a single introductory formula, such as “You should know that…”, “the sages said…” or “as the ancient remembered…”; others are introduced by what I term a “double introduction” consisting of a sort of teaser by the nazir connecting the parable to the topic being discussed and providing thereby an anticipatory interpretation of the parable – “as happened to X”; to this teaser the

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prince generally replies with the question, “And how was that?”, prompting the second part of the introduction – “They told that…” and the narrative proper.

8 Regarding their application they are also quite varied. Some are preceded by an anticipatory interpretation, while others are followed by an allegorical one. Some others, on the other hand, have an allegorical interpretation interwoven with the narrative itself. A group of tales are not explicitly interpreted at all.

9 Stories are told by an intradiegetic narrator, the ascetic, but also by a metadiegetic narrator (see: The King and his Vizier among others). A group of stories is explicitly introduced as going back to the sages. We seem to have to do with a type we do not find anywhere else in the Barlaam and Josaphat tradition, and which I designate in the appendix as “sages micro-story” but which could also be termed “sages pseudonarrative”, i. e. a very short passage, which has a narrative opening such as “A sage once said to…” or “They asked a sage once…”, but which consists mainly of a saying18.

10 The most salient stylistic feature of the Hebrew text is definitely its tendency towards the repetition in verse of what has been stated immediately before in rhymed prose. In general, the prose passage quotes a saying of “the sages” – or of a single sage, introduced with the formulae “the sages said” respectively “the sage said”19. The introductory formula for a story that goes back to the sages is “the sages recalled”, but also “the sages told that”. The teaching contained in the quotation, be this a saying or a sages micro-story, is generally repeated in verses attributed to a poet that follow it. The poet, who remains anonymous like the rest of the personae in the work, is referred to as the poet in the formula introducing his words, “And the poet says…”20. These “units” of sages’saying and poet’s verse can be seen as a specific sort of embedded material which can but need not be of narrative character.

11 It should be noted that quoting the sages and the poet on the one hand, and speaking in verse on the other are not exclusive of the extradiegetic narrator, but characters such as the prince, the nazir (both in his direct speech and within the tales he tells21), the decrepit men the prince sees on the streets, as well as characters within the metadiegetic stories (even the bird in The Gardener and the Bird) also do this. When they speak in their own poetic words, these are introduced with special formulae, other than “the poet said”22.

12 The regular alternation of prose and verse is present in every single chapter and even in the two lengthier forewords. Sharon L. Albert commented upon the intended audience of the work that “only a small elite would have been able to follow this complex form, particularly when read aloud.”23

13 As mentioned before, also the characters within tales told by the characters, i. e. metadiegetic characters, quote the sages and the poet. This is the case for example in the story of The Messenger of Death and The Four Caskets, where in one and the same story the blasphemers of the king (p. 74-75), the king’s brother (p. 75), and the king (p. 76-78) himself speak with words of others24. After having the golden caskets opened the king quotes the sages who in their turn tell a short parable containing itself a saying of a sage.

14 These examples are illustrative of how the Sefer ben ha-melekh opts at the same time both for multiple narrative levels and for a blurring of their limits with an oft- recurring stylistic feature (a sort of metalepsis, if we take this term in its broad

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meaning of breaching the limits of narrative levels), consisting of a “democratization” of the telling of parables, the quoting of sages and the poet, and speaking in verse.

The ascetic’s job or why a monkey cannot be a barber

The ascetic went his way to fulfil his work and his need. He left the prince crying and in low spirits, moaning and groaning, sighing and panting, despondent but troubled, for many days. (Sefer ben ha-melekh, p. 211)

15 With these words the Sefer ben ha-melekh comes to an end. The ascetic goes on with his work somewhere else and the prince is left wiser than he was before they met but he has not become an ascetic nor has he converted to any religion. On the contrary he has been reassured in his role as worldly ruler of the land his father governs at the narrated time and he seems to have accepted his fate. This aspect of Ibn Hisday’s rendition of the story contrasts sharply with the basic fable of Barlaam and Josaphat, where the former’s task is only fulfilled when his disciple follows him in the desert of Sennaar, where he leads the life of a hermit just as his master does.

16 Ibn Hisday’s text is, apart from a couple of stories dealing with Joseph and David, practically devoid of religious references. There is no explicit theology, open quoting of the Bible or of rabbinic authorities, no reference to liturgy nor to other Jewish religious practices. Sharon L. Albert points out that Ibn Hisdai addresses a Jewish audience mainly by writing in Hebrew and that it is only at the end of the text that we find a “nod” at the Hebrew-speaking community for whom he intended his translation: the last prose line of the story, following the prince’s show of distress, reads, “God in his great mercy will gather and restore to the gate of Bat-Rabim Judah and Israel as friends”. […] Taken as whole, the reference to Judah and Israel followed by the verse might easily be read as an attempt to frame the whole story in terms of Jewish suffering and salvation25.

17 As Tessa Calders meticulously documented, however, the text is full of addresses directed at those among the Jewish community capable of discerning the many hidden quotations of the Bible in the text26. At the same time the prolific use of biblical quotations can be seen as a distinguishing literary device not exclusive of Hebrew prose.

18 A second hypothesis Albert proposes, which concerns the lack of names in the text, seems to contradict that of the story as allusion to Jewish suffering and salvation, but might be more applicable since it is more evidently supported by the text. According to this hypothesis the work was conceived as a universalistic version of the specifically religious Bilawhar-Barlaam stories: Whether Ibn Hasdai was working from a version without names or actively chose to remove names, having a generic prince and hermit as the protagonists, definitely adds universality to the story. Setting up the characters as general types enhances the lack of specific religious reference at any point in the story27.

19 If the ascetic’s motivation when he sets out to teach the prince is not to teach him religious dogmata in order to convert him – we should bear in mind that proselytation is a very problematic issue in Judaism – nor to turn him into an ascetic, what is his target precisely?

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20 I propose to analyse a number of passages of the diegesis as well as metadiegetic narratives in order to illustrate how the text depicts the job of the ascetic and comparable characters whose function is mainly to transmit wisdom28.

The first ascetic (chapters 1-3)

21 The introduction by the author and the first three chapters constitute a sort of preamble to the main story. The introduction provides the setting for the story: the nameless king of a country in India is depicted as a young arrogant despot, prone to a hedonistic way of life and as an oppressor of the “dear religion and righteous faith” (p. 15) which had spread before he began to rule in ancient times. The introduction is closed with a depiction of the excesses of the king and his retinue, banquets with food, drink, women and sacrifices to the idols said to be those of Sidonians and Hittites29.

22 Before the prince is born, anticipating the dialogic situation of the text, the king engages in a conversation with one of his close advisors, who has opted for an ascetic way of life. This first ascetic who comes on the scene in chapter 1 is referred to as nazir. In Biblical and Mishnaic Hebrew the term refers to the man or woman who, according to Num 6:1-21 and Judg 13:5.7, is “bound by a vow to be set apart for the service of God, and as such to abstain from grapes and all productions of the vine and from intoxicating drinks, and to let his hair grow.”30 Even though Naziriteship was put an end to after the destruction of the Temple in 70 C. E., Mishnah tractate Nozir and its commentary in both Talmuds discuss the assumption of the vow, the duties of the Nazirite, breaches of the vow, etc.

23 Against his will this first ascetic makes his appearance on the diegetic level: the king asks his advisors after a certain man not present at court whose counsel he particularly appreciates and is told that he has joined the ascetics and their faith, that he ploughs the field and leads an unblemished life (p. 17). Enraged the king sends his men to look for the ascetic who is found living in a cave in the forest, among beasts, his bed consisting of “thorns and snares” (Prov 22:5), his food on straw. Once they have brought him before the king, the latter, infuriated on seeing him dressed in a woollen robe31 in the manner of ascetics, interrogates him after the grounds for this life change. The king explains his anger arguing that everyone who inflicts himself unnecessary pain ultimately contributes to the diminution of his people. Therefore, he attempts to prevent anyone from taking up the ascetics’way of life. The king even accuses his former friend of being suicidal (p. 19). The ascetic declares his willingness to explain his motives on the condition that the king put his wrath aside and let his “intelligence and understanding” be the judges. The king consents to this judicial setting and poses questions which are answered in chapters 2 and 3. What is the truth the man has found? When has taken place? Who has led him to it? Frequently quoting “the sages” and “the poet” the man comprehensively exposes his understanding of his way of life as the right one. His account includes a lengthy digression on medicine. The target of this talk is not reached, it fails to bring the king to realize that the choice met by the ascetic is right and that he has harmed no one thereby. The king, as furious as before, is not willing to take the man seriously and accuses him of being a liar, before they part.

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The word flicker

24 Another episode dealing less explicitly with an ascetic is that of The Word Flicker in chapter 5 (p. 39-53). On a certain day, as the king goes hunting, a minister of his who is part of the retinue sees a man wandering “where there is no pasture” and addresses him as “tortured man” asking him who he is. After the man rather enigmatically defines himself using a series of metaphorical expressions, the minister realizes that the man is of the “children of the discipline”, who has learned out of the books of proverbs and metaphors; he wonders how, in spite of this knowledge, the man has not earned himself a place in a king’s palace. The wanderer replies that “the merciful father” will protect the minister, for he is a faithful man, and furthermore, that he rewards without respect of person. The wanderer goes on to suggest that the minister “join” him in order to greatly benefit from this in the future, considering that he knows how to connect words and repair the harm they cause, i. e. he can change the bad thoughts which arise from corrupt words back into good thoughts. His obscure “job description” is put to the test as the minister is calumniated by other courtiers. Three men persuade the king that this minister plots against him and suggest the following trap to lure the minister: the king should tell him he is about to renounce the world and take up (literally “return to”) the religion of the ascetics and their faith and he shall notice that the minister rejoices in this communication. It should be noted that these villains make use of the words of the sages in their direct speech before the king32. The king sends for the minister and presents his thoughts using the language of one at least idiomatically acquainted with “the” religion: he knows that he will be judged by the Judge, adding the formula “blessed be He”, he knows that the body goes down to the Sheol while the soul rises to the heavens, and that his royal life up to this point can be compared to a cloak he is about to take off. Only now does the minister’s evident joy and words reveal his faith, he praises God for letting the king find good counsel and see Him in a vision. The king speechless anger shows, so that the minister goes back to his palace low spirited and wondering what could have provoked the king’s reaction. After some time he remembers the promise of the “word flicker” and sends for him. The latter knows already that something related to the king is the matter and is willing to help. The minister recounts what has happened to his guest, who seems to know the content of the blasphemy and therefore suggests a trick to thwart the king’s strategy, so that damage apparently caused by words can be repaired. The word flicker’s strategy, however, does not consist only in having the minister reformulate what he has said before the king, but also in letting him act in a specific way. On the following morning the minister takes off his usual garments, puts on those of the ascetics, cuts his hair, goes to the king looking like a poor man, and insists on following his steps in renouncing the world. The minister is told by his guest the exact words he is supposed to say before the king. Once reconciled with his dear minister, the king lets the slanderers be judged harshly. A further measure the king implements is, ironically enough, to banish all ascetics from his kingdom.

25 This episode33, a variation of which is the very well-known first exenplo in Don Juan Manuel’s El Conde Lucanor (“De lo que contescio a un rey con su privado”), does not deal, as was anticipated above with proper ascetics, but with two men, who, following the advice of others, just pretend to want to adhere to the ascetic ideal. The episode is, moreover, to a certain extent problematic, since it raises a number of questions without answering them. To name but a few: is the wanderer an ascetic? How does he

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realize that the minister is a kindred spirit, calling him “faithful man” and “honest man”? What is especially righteous about the minister’s actions? At least in the first part of the episode probably the fact that he takes home an apparently destitute man and lets him share his meals, but then this man has promised to be of use in the future.

26 If we compare the minister with the courtiers who slander him, his actions depict him as less consistent in his convictions than the latter who just seem to want to get rid of him. On the one hand, he is sincerely happy when he hears that the king has decided to give up his life in the world in order to become an adept of the religion of the ascetics. But we cannot be sure that he himself has ever had this plan for himself. He is almost forced to play the part of one who wants to renounce the world in order to be able to reconcile himself with the king. There is no evident anagnorisis moment, i. e. neither does the king reveal that he has played a role suggested by the slanderers, nor does the minister confess that he himself has been advised on how to proceed. Once they reconcile themselves, however, the old ordo returns to the court, but the king’s furor against the religion has grown, so that the repairing effect of the word flicker’s counsel has only helped the minister, not the ascetics who dwell in the king’s land. The narrator explains at the end of the chapter that this measure of the king still has consequences, for there are few “men of the religion and asceticism in those regions.” (Sefer ben ha-melekh, p. 55)

The second ascetic and his tales about asceticism

27 Before the master ascetic makes his appearance, the prince has been informed by one of the courtiers in charge of taking care of him about the ascetics and the reason why they were forced to leave his father’s lands (chapter 6). The man, solely described by his speech, even praises these men in his account: I knew that in days past there were pious men who were called ascetics. They rebelled against this changing world and took up a grand and awesome world. They had a wonderful eloquence, an excellent wisdom, and an unblemished soul. Their faith is perfect and their spirit pure. Their hands are dear and their feet straight. I do not know what happened to them, since people hate their actions, their ways, and their deeds, and the king despises them. He has ordered to cast them out of his land and to burn and eliminate those who stay until their name is annihilated from the land. And I myself don’t know a single one. (Sefer ben ha-melekh, p. 66-67)

28 The king’s plan to annihilate the ascetics’name is bound to fail, for his own son longs to be acquainted with them and their teaching, which becomes possible once the master ascetic makes his way into the palace.

29 Ascetics are present, though not called by their name, in the first of the embedded tales the master ascetic tells, The Messenger of Death. Here, the king is able to recognise them in two barefoot men dressed in rags as messengers of God and he alights from his horse to greet them, an action slanderers use against him before the king’s brother. The chapter illustrates what its heading had advanced, ‘ Honour human beings according to their wisdom, not according to their dress or appearance.’(Sefer ben ha- melekh, p. 73)

30 In chapter 12 the prince asks the ascetic about his eating habits and he is told the gruesome story of The King who ate one of his Sons34: accompanied by his family a king flees his enemies, but these can besiege him until the family doesn’t have anything to eat and one of the children starves to death and has to be thrown in the river. The king

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speaks to his wife saying: “See, our hope is lost. The only things left to us are our corpses. Therefore it is better some of us die and some of us stay alive, than that all of us die. My advice is that we take one of our sons for our provision, so that God sees our distress.” (Sefer ben hamelekh, p. 93) The wife complains about them not having rich delicate food to help themselves to. She even suggests they surrender, in order to be able to eat properly instead of eating their son. But her husband convinces her that she is wrong, he quotes the alleged answer of Job when he was asked after the greatest pain he had to endure and he replied “the vengeance of enemies”. Only the words following the story, which does not explicitly end with the wife giving in as in the Ismaili Kitab Bilawhar, make it clear how this story exemplifies the meaning of food and drink for ascetics. The master compares eating abundant food, which is neither necessary nor healthy, with eating what the body needs to be satiated, and concludes that only the latter is sweet to the palate. Less sweet, in any case, is the motif of cannibalism in the embedded narrative corresponding to this exemplary attitude towards nutrition.

31 But probably one of the most interesting of the embedded stories told by the master ascetic, one which deals quite explicitly with the transmission of wisdom, is that of The King and his Vizier in chapter 16 (Sefer ben ha-melekh, p. 112-122) told in reply to the prince’s question whether among those around his father there be no one capable of rescuing him from his idolatry and ignorance. The first part of the story is a preamble with a description of the two protagonists: the smart but idolatrous king who has no secrets with his vizier and the latter, secretly a wise and religious man, i. e. a lover of “wisdom and her proverbs”, who holds precisely this secret from the king. His close friends warn him not to irritate the king trying to make him aware of the error of idolatry and to keep a reasonable distance from him, a piece of advice confirmed with the words of both the sages and the poet. The narrator anticipates, however, that these sayings do not apply in the case of this particular king: the king is depicted in too positive terms so that the reader and listener can expect that he will be rescued from ignorance.

32 The plot: once during a sleepless night the king goes with his vizier for a stroll in order to get to know what common people living in the town do when they rest. Their attention is called by a shining coming from the midst of a dunghill. On coming near they realize that within this dunghill a couple has made their abode in a sort of cave and look, in spite of the circumstances, extremely happy. The peeping king cannot believe his eyes and ears, for the poor man and woman not only live among dung, but feed on what they find in the dunghill, and even sing, dance, rejoice, and speak to each other poetic words of praise. There comes a point when the narrator applies the topos of inexpressibility to the description of the scene in the couple’s life: “there was so much laughter and happiness, joy, and gaiety in them, that much can’t even be measured or described” (Sefer ben ha-melekh, p. 115). Seeing the king’s amazement as a positive reaction to what they have experienced, the vizier seizes the occasion and decides to approach the subject of the king’s flaw in the matter of faith. His plan is to expound at times more straightforward, and at times more allusively. He begins in the latter manner, so that the king demands more clarity, realizing he is being spoken to in the form of an allegory – “Explain your allegory and I shall listen.” The vizier continues to expound more explicitly comparing two contemplating agents (a) the king and himself, and b) they who know the Eternal Kingdom) with two contemplated objects (a) the poor couple and b) the king and the vizier): The wealth and status of the king and the vizier, the vizier argues, resemble in the eyes of those who know the Eternal

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Kingdom the poverty and status of the couple in the cave as perceived by the king and the vizier. (He counts himself among the “ignorant” of the Eternal Kingdom, it seems, as a way of gaining the king’s sympathy. If he were totally ignorant of that kingdom, however, he would not be able to convey to the king the wisdom the way he is actually doing at the moment.) In other words, wealth and status equal extreme poverty. In order to illustrate his comparison, the vizier tells two short stories, two sages micro- stories introduced with the formula “And the sages told already…”, dealing with the vanity and transitoriness of wealth and achievements in this world: The sages told that a man stood before the king, was punished on the basis of slander, and sentenced to death. The man stood, raised his voice, and said, “I swear, king, by Him in whose hands you will be tomorrow, that you will be even more humiliated than me who am in your hands today, and that He can reward you better than you can reward me, for you are not judging me justly.” The king trembled at what he heard and released him. They told that King David found in Ziklag the following word written on a king’s gravestone, “I am the king so-and-so, I ruled a thousand years, I laid waste a thousand countries, I destroyed a thousand encampments, and took a thousand fine princesses. And then I came here, where my bed is made of dust and ashes, above my head are trees and stones. To everyone who looks at me I say, ‘Don’t let time deceive you as it deceived me’.’’(Sefer ben ha-melekh, p. 117)35

33 These two third-narrative-level tales are not interpreted once they have been told, but are supposed to illustrate the point made before, namely that this world is only temporary, by just “speaking for themselves”. It should be noted that this is the case with most sages micro-stories in the work: they are told, but their words need not be deciphered as other tales, e. g. The King for a Year.

34 The king does not reflect on these tales, but goes back to the men acquainted with the Eternal Kingdom mentioned previously and asks his vizier who they are. The vizier defines them as “people of faith, men of religion and asceticism”, who have “thoughts only for righteous deeds” (Sefer ben ha-melekh, p. 117). A third story is now told to illustrate the behaviour of people of faith and its meaning, The King and the Shepherd. We cannot analyse this tale in detail, but suffice it to say that it is yet another example of how a king comes to realize, after a short talk with someone of lower standing, that he is wrong. In this case, the shepherd refuses to accept an invitation to partake of the king’s meal on account of having previously accepted an invitation to fast by God.

35 After the king has heard this tale, which is followed by a short depiction of the Eternal Kingdom, he asks his vizier on what grounds he has withheld this information from him up to this moment. The vizier’s answer implies that the very status of a king is incompatible with leading a righteous life, for a king’s life is based on pleasure, blindness, and pride36. However, the vizier seems to have perceived a change of attitude in the king after having observed the rejoicing poor couple in their most humble home.

36 The last part of the tale consists of two further passages comparing the present world with the world to come. The vizier uses his own images and words of the poet for the first depiction37, but for the second, he quotes an allegory of the world by the sages and gives his own interpretation of it.

37 It is, however, the end of the story that especially calls our attention. We read that the vizier would go on expounding before the king until he had rescued him, transmitting […] with his own hand every one of his secrets and questions. And this was his rescue from the pit, for he turned away from the bad way and joined the ascetics

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and the pious men of the religion for his entire life and went along the way of the good. (Sefer ben ha-melekh, p. 122)

38 Is the happy end of this story one in which the king becomes an ascetic? What happened to the vizier? Did he take up the ascetic way of life or did he remain at court? The Western versions mention that the king led a pious life after this episode, but fail to inform what this life was exactly like. And, more importantly, they go back to the subject the tale was supposed to illustrate, namely, the prince’s question, whether his father could be rescued from his ignorance. This is not the case with the Sefer ben ha- melekh. The story comes to an end and a chapter is closed. Contrary to what happens in the Western versions, the king will not even appear again on the diegetic level, so that there are no stratagems to try to persuade the prince to give up his faith, nor an eventual conversion38.

39 The next chapter does not go back to the prince’s father, but deals with the prince’s desire to renounce the world and be with the ascetic the rest of his life. The latter tries to persuade the prince that he would not be able to cope with the hardships of this type of life, i. e. with a life as a wanderer, with little to eat and drink or to protect his body, without a roof, without a beast of burden, without any money. This is probably the only passage in the whole Sefer ben ha-melekh which depicts asceticism as if viewed from the perspective of someone other than an ascetic, on the one hand in negative terms, but on the other providing essential information about it, such as the fact that ascetics do not take up a permanent abode, but that they are constantly moving from one place to another39.

40 By the end of the dialogue, the ascetic realizes that his teaching has been successful and that he can now take leave of the prince and go somewhere else where he can be of use. Once he has finished a job he must turn to a new task, he explains. But before he does so, he gives the prince in chapter 30 extensive advice on how to be a just king, in times of war and in times of peace. Especially misogynistic is his advice concerning women. This chapter, the only one of its character in the whole Sefer ben ha-melekh, can be regarded as a piece of mirror of princes. The prince realizes the master ascetic expects from him that he assume his responsibility as king. Therefore, instead of following the ascetic, the prince asks him to stay with him at palace, promising to provide him with a room, a desk, a lamp, and a bed, and assuring him furthermore that he will be able to dedicate his life to God40 . The ascetic replies that this is not possible, for he is a servant of God. To illustrate the danger such a drastic change of life could involve for him, he tells two comical parables, curiously enough, given the earnestness of the issue: The Monkey turned Barber and The Weaver turned Acrobat: The sages said already that the occupation in which a man grows, this is suitable for him to maintain, lest it happens to him what happened to the monkey. The prince asked, ‘What was it like?’The ascetic answered, ‘They told that a monkey watched a barber, swift at his work. He shaved himself while no one was with him. As soon as the barber went away the monkey came into his booth, took the razor with his right hand, and slid it across his neck and died. And the poet said, ‘Tell the fool who is in a hurry at his work, Without understanding and causing his own plagues, In his foolishness not to change his occupation For if he does there is a knife put to his throat.’ And the man who has one occupation today but tomorrow another, he will kill himself with his own hands, and it will happen to him what happened to the weaver.’The prince asked, ‘ What happened to him?’The ascetic answered, ‘They

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told that a weaver was very poor and used to engage in his work. From it he earned a living for himself and for his family. One day a wedding canopy was set in his town for certain wealthy people. The sound of the wedding attracted jesters from everywhere, and the poor man watched them most preciously dressed and adorned, riding on horses and mules, handmaids and servants standing before them. Every time they would speak and tell something in their language, with their proverbs and allegories, all the people would rejoice in their company. And when they went to eat, the best of their food and bread was given them. Their share was by no means lacking, their portion was certainly rich. In his heart he exalted their principles and customs, noting how little their hard work and how much their pleasure was, and he strongly desired to be one of them. Among their general laughter and frivolity he noticed one of them who climbed up a fifty cubit high tower. From there he threw himself to the floor and stood up on his feet and walked away. All those who watched him were amazed for they had never before seen his like. It was so great in their eyes that they gave him presents. The weaver coveted them and loved them saying, ‘ That is really an excellent jest for which one needs neither further introduction nor the help of anyone in the world. So I, too, will do it. I will jump on my legs and they will give me presents like they gave to them.’The naive man climbed up the tower and threw himself down and fell on his head, broke his neck, and died. (Sefer ben ha-melekh, p. 196-198)

41 As if confirming the common etymology of wisdom and wit with his choice of tales, the master ascetic is capable of using humour in order to transmit wisdom. This is not the only occasion in the Sefer ben ha-melekh, but it is significant that precisely two of his last parables, intended to show how important it is to stick to the occupation one has learned are of comical character. His intention and interpretation closes the chapter and these are the last words in rhymed prose of the Sefer ben ha-melekh: I just told you this parable to show you and make you understand that it is not suitable for any man to leave the occupation he has engaged in his whole life, which he knows, to exchange it for one he does not know, this he should not try to pursue. I have held this conviction since the days of my childhood and shall not give it up till my replacement comes. (Sefer ben ha-melekh, p. 198)

Conclusion(s)

The best of horses needs whipping, the greatest hero needs a sword, and the wisest king needs an advisor. (Sefer ben ha-melekh, p. 45)

42 All through the work we find dialogue situations representing the transmission of wisdom by an ascetic or other sort of wise (lay) being – e. g. the vizier in The King and his Vizier, the bird in The Gardener and the Bird, the cockerel in The Cockerel and the Nobleman among others. The words quoted above are curiously enough not uttered by one of these wise beings, but by mischievous slanderers of a righteous minister of the king.

43 Wisdom is not presented as specific to any religion; in fact, the Sefer ben ha-melekh can be seen as devoid of religious dogmas. Transmission of a universalistic wisdom and admonition on the dangers of a decadent lifestyle, as Sharon L. Albert puts it, are the tasks which author, narrator, and several characters, but predominantly the master ascetic intend to fulfil within and with the work, i. e. in every possible narrative level.

44 Even if one can learn from anyone, as the ascetic explains, wisdom is ideally transmitted by sages and teachers41, and the ascetic is fundamentally a teacher, this seems to be his main characteristic. More than what he looks like, more than what he eats, or with whom he chooses to live his life, what defines an ascetic in the Sefer ben ha-

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melekh is his ability to transmit wisdom, and building blocks of this wisdom are the parables, sayings, both in prose and verse form, he utters. Wisdom is transmitted by quoting the sages and the poet, but probably more efficiently by telling parables with which the listener or interlocutor can identify himself. This is confirmed on every narrative level, as well as in the paratexts preceding the Sefer ben ha-melekh.

45 The work confirms, however, that to a certain extent wisdom can be and is transmitted by several agents, that it is not the exclusivity of ascetics, even though the master ascetic is clearly the agent who tells the majority of parables (see appendix). But, as was already mentioned, not only the wise and the righteous, but also the villains42, the idolatrous king, the prince before he has been taught by the ascetic, human and animal characters of metadiegetic narratives, they can all tell parables, quote the sages and the poet, and speak in verse, i. e. they use the language and the stylistic markers of the wise ascetics. Nevertheless, the ubiquitousness of such a “parabolical wisdom” does not prevent the reader or listener outside the diegetical world to distinguish among the tellers of parables and give more credit to the embedded tales told by the narrator and heroes of the text than to those a villain or a cockerel of a third narrative level tells.

APPENDIXES

Index of parables in the Sefer ben ha-melekh

Each entry in this appendix contains the following information about the parables or embedded narratives: chapter, page according to Haberman’s edition, Meisel’s and Calders’translations, introductory formula (e), narrative instance, type of explicit interpretation (if there is one) i. e. preceding, within, or following the narrative, and third level narratives (i. e. told within the metadiegetic narratives). The corpus consists basically of three types of narratives, which for heuristic purposes can be denominated: regular stories in past tense (e. g. The Three Friends), sages’micro-stories (saying of the sages in a narrative frame, e. g. The Sage and a Woman), and parables (embedded narrative generally told in present and describing a general phenomenon, e. g. The Gardener and his Garden). “The Sage and his Friend”, chapter 5 (Haberman: p. 52, Meisel: p. 94-95, Calders: p. 100-101); introductory formula: “I knew that what I heard about a sage was true”; told by an intradiegetic narrator, the king. “Alexander and the Youth”, chapter 6 (Haberman: p. 56-57, Meisel: p. 101-102, Calders: p. 105-106); introductory formula: “the sages recalled that…”; told by the extradiegetic narrator. “The Answer of Joseph the righteous”, chapter 6 (Haberman: p. 60-61, Meisel: p. 109-110, Calders: 109); introductory formula: “You should know, my lord, that I heard that…”; told by an intradiegetic narrator, the prince.

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“The Messenger of Death and the Four Caskets”, chapter 8 (Haberman: p. 73-79, Meisel: p. 130-140, Calders: p. 119-124); single introductory formula: “You behaved with me, chosen prince, like…”; told by an intradiegetic narrator, the nazir; the allegorical interpretation is interwoven with the tale. “The Bird and the Fishing Rod”, chapter 9 (Haberman: p. 81, Meisel: p. 142-143, Calders: p. 126); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; an anticipatory interpretation precedes the tale. “The Sower”, chapter 10 (Haberman: p. 83-85, Meisel: p. 145-148, Calders: p. 128-129); single introductory formula: “You should know that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; the allegorical interpretation is interwoven with the tale. “The three Friends”, chapter 11 (Haberman: p. 86-91, Meisel: p. 149-157, Calders: p. 131-135); single introductory formula: “You should know that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; allegorical interpretation follows the tale. “The fugitive King and his starving Family”, chapter 12 (Haberman: p. 92-95, Meisel: p. 159-162, Calders: p. 137-139); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the tale and interpretive commentary follows it as well. “The Man and the Litter”, chapter 12 (Haberman: p. 95, Meisel suppressed this tale, see. p. 162, footnote, Calders: p. 139-140); introductory formula: “the sages said that”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic. “Joseph the righteous”, chapter 12 (Haberman: p. 95-96, Meisel: p. 163, Calders: p. 140); introductory formula: “and they also said”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic. “The King for a Year”, chapter 13, (Haberman: p. 97-100, Meisel: p. 164-168, Calders: p. 141-144); single introductory formula: “I heard that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; allegorical interpretation follows the tale. “The Physician and his Treatment”, chapter 14 (Haberman: p. 104, Meisel: p. 172-173, Calders: p. 146-147); single introductory formula: “You should know that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; allegorical interpretation follows the parable told in present43. “The Sun of Wisdom”, chapter 15 (Haberman: p. 108, Meisel: p. 177-178, Calders: p. 149-150); introductory formula: “Because…”44; told by an intradiegetic narrator, the ascetic. “The King and his Vizier”, chapter 16 (Haberman: p. 112-122, Meisel: p. 182-199, Calders: p. 155-163); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they told about…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the tale; the vizier himself is (intra-intradiegetic) narrator of stories (meta-metadiegetic narratives), (“The Judgement”, “David and the Gravestone of Ziklag” and “The King and the Shepherd” and an allegory of the present world and the Eternal World (Haberman: p. 117-118 and 121-122).

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“The Dog and the Two Weddings”, chapter 17 (Haberman: p. 124-125, Meisel: p. 202-204, Calders: p. 166-167); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the tale. “The rich young Man and the poor Maiden”, chapter 18 (Haberman: p. 128-135, Meisel: p. 208-220, Calders: p. 169-172); double introductory formula a) “you resemble in your behaviour towards me, prince, the story of…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the tale; the youth of the metadiegetic story tells himself a story to his future father in law, the old man, “The spoilt Prince” (Haberman: p. 132-134; double introduction). “The Gardener and his Garden”, chapter 19 (Haberman: p. 138, Meisel: p. 222-223, Calders: p. 173); single introductory formula: “You see that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; allegorical application follows the parable told in present. “The Bird Qaras”45, chapter 19 (Haberman: p. 139, Meisel: p. 224, Calders: p. 174); single introductory formula: “You should know that”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; allegorical application follows the parable told in present. “The Language between Animals and Human Beings”, chapter 19 (Haberman: p. 139-140, Meisel: p. 225-226, Calders: p. 174); double introductory formula: a) “I shall tell you a parable…”, b) “Don’t you see that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; allegorical application follows the parable told in present. “Alexander’s Speech”, chapter 20 (Haberman: p. 144, Meisel: p. 230-231, Calders: p. 179); single introductory formula: “And the sages said”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic. “The Man and the Doctor”, chapter 20 (Haberman: p. 144-145, Meisel: p. 231-232, Calders: p. 179); single introductory formula: “and the sages said”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic. “The Gardener and the Bird”, chapter 21 (Haberman: p. 146-151, Meisel: p. 234-240, Calders: p. 181-185); double introductory formula: a) “Your people and their their idolatry resemble…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; commenting interpretation follows the story; the bird in the metadiegetic narrative is itself narrator of the story of her ancestors. “The Work and its Creator”, chapter 22 (Haberman: p. 152, Meisel: p. 242, Calders: p. 187); single introductory formula: “Don’t you know that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; interpretation follows the simile. “The Philosopher”, chapter 22 (Haberman: p. 153, Meisel: p. 243, Calders: p. 188); single introductory formula: “and the sages told that…”; told by intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “The Dogs and the Carrion”, chapter 23 (Haberman: p. 157-158, Meisel: p. 249-250, Calders: p. 192); single introductory formula: “They told that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic, allegorical application follows the story. “The angry King and the clever Servant”, chapter 24 (Haberman: p. 160-161, Meisel: p. 253-254, Calders: p. 196-197); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b)

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“they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the tale. “The Cockerel and the Nobleman”, chapter 24 (Haberman: p. 161-165, Meisel: p. 255-259, Calders: p. 197-199); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes and interpretive commentary follows the story. “The Four Sayings of Four Kings”, chapter 26 (Haberman: p. 169-170, Meisel p. 265, Calders: p. 203-204); single introductory formula: “they said that…”; told by intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story followed by another sages micro- story. “A Father’s Admonition to his Son”, chapter 26 (Haberman: p. 170, Meisel: p. 265, Calders: p. 204); no introductory formula; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “The old Judge”, chapter 26 (Haberman: p. 174, Meisel: p. 272, Calders: p. 207); single introductory formula: “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “The Lord and the Thieves”, chapter 27 (Haberman: p. 176-178, Meisel: p. 274-276, Calders: 209-210); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the tale. “The King and his dying Teacher”, chapter 30 (Haberman: p. 189-190, Meisel: p. 291-292, Calders: p. 221); single introductory formula: “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “The King who was loved by his whole People”, chapter 30 (Haberman: p. 190, Meisel: p. 292, Calders: p. 221); no introductory formula; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “The Bear and the Pig”, chapter 30 (Haberman p. 191, Meisel: p. 293-294, Calders: p. 222); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the story. “The Prince who saw a Hair on his Guest’s Plate”, chapter 30 (Haberman: p. 192, Meisel: p. 295, Calders: p. 222-223); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; anticipatory interpretation precedes the story. “A Sage’s Will for his Sons”, chapter 30 (Haberman: p. 192, Meisel omits it, Calders: p. 223); single introductory formula: “Always have present between your eyes…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “A Sage’s Command to his Sons”, chapter 30 (Haberman p. 193, Meisel: p. 296, Calders: p. 223); no introductory formula; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “A Sage and a Woman”, chapter 30 (Haberman: p. 193, Meisel: p. 297, Calders: p. 224); no introductory formula; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro- story.

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“A Sage and a Hunter”, chapter 30 (Haberman: p. 193, Meisel: p. 297, Calders: p. 224); no introductory formula; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; sages micro-story. “The Woman and the Doll”, chapter 30 (Haberman: p. 193-195, Meisel omits the story, Calders: p. 224-225); single introductory formula: “the sages recalled that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic. “The Monkey turned Barber”, chapter 31 (Haberman: p. 196-197, Meisel: p. 300, Calders: p. 227-228); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator; anticipatory interpretation precedes the story. “The Weaver turned Acrobat”, chapter 31 (Haberman: p. 197-198, Meisel: p. 301-302, Calders: p. 228); double introductory formula: a) “as it happened to…”, b) “they said that…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; commenting interpretation follows the story. “The Wanderer”, chapter 35 (Haberman: p. 210, Meisel: p. 309-310, Calders: p. 238); single introductory formula: “As…”; told by an intradiegetic narrator, the ascetic; interpretation follows the parable told in present.

NOTES

1. Several other translations have been suggested for the original title Sefer ben ha-melekh we-ha- nazir – among others Le Fils du Roi et l’Ascète (D. Gimaret, Le Livre de Bilawhar et Būdāsf selon la version arabe ismaélienne, Geneva, Droz, 1971, p. 47), Le Livre du roi et de l’ermite (J. Sadan, “Le mort qui confessa ses méfaits au vivant: Fables enchâssées entre l’arabe et l’hébreu dans Barlaam et Josaphat ”, D’Orient en Occident: les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Disciplina clericalis, Calila et Dimna, Roman des Sept Sages), ed. M. Uhlig and Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014, p. 231-258), The Prince and the hermit (S. L. Albert, “The Hebrew Barlaam and Joasaph: An experiment in Jewish adab?”, ed. F. Bauden, A. Chraïbi, A. Ghersetti, Le Répertoire narratif arabe médiéval, transmission et ouverture. Actes du Colloque international (Liège, 15-17 septembre 2005), Geneva, Droz, 2008, p. 273-285), Prinz und Derwisch (the title of Alois Meisel’s translation into German – Prinz und Derwisch oder die Makamen Ibn Chisdais, W. A. Meisel [transl.]. 2. ed., Pest, Herz, 1860 –, also used by Nathan Weisslovits in Prinz und Derwisch: Ein indischer Roman enthaltend die Jugendgeschichte Buddha’s in hebräischer Darstellung (des Abraham ibn Chisdai) aus dem Mittelalter nebst einer Vergleichung der arabischen und griechischen Paralleltexte. Mit einem Anhang von Dr. Fritz Hommel, München, Ackermann, 1890), El Príncep i el monjo (Tessa Calders’Catalan title: T. Calders i Artís, El Príncep i el monjo, d’Avrāhām hal-Lēwī Ben Šemû’ēl Ibn-Hasdây, Ausa, Sabadell, 1987). 2. For an overview on the Sefer ben ha-melekh in particular see art. “Ben Ha-Melekh Ve-Ha-Nazir”, Encyclopaedia Judaica . ed. M. Berenbaum and F. Skolnik, 2nd ed. Vol. 3. Detroit, Macmillan Reference USA, 2007, p. 351; G. Tamani, “La tradizione ebraica della leggenda di Barlaam e Iosafat”, Il viaggio dei testi. III Coloquio Internazionale Medioevo Romanzo e Orientale Venezia, 10-13 ottobre 1996, ed. A. Pioletti, Soveria Mannelli (Catanzaro), Rubettino, 1999, p. 393-400; A. Schippers, “The Hebrew Maqama”, Chapter 8 of J. Hämeen-Anttila, Maqama. A History of a Genre, Wiesbaden, Harrassowitz, 2002, p. 302-327. 3. On the Greek text of the legend of Barlaam and Josaphat and its reception in the Latin and vernacular literature of the Middle Ages see R. Volk, Die Schriften des Johannes von Damaskos . Bd. VI/1: Historia animae utilis de Barlaam et Ioasaph (spuria), Einführung, Berlin-New York, De Gruyter, 2009; J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat, Namur, Bibl. de l’Université, 1949-1952, 3 vols.; H.

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Peri, Der Religionsdisput der Barlaamlegende. Ein Motiv abendländischer Dichtung, Salamanca, Univ. de Salamanca, 1959. See also article ‘ Barlaam and Josaphat’, Lexikon des Mittelalters, 10 vols., Stuttgar, Metzler, [1977]-1999, vol. 1, cols. 1464-1469; C. Cordoni, Barlaam und Josaphat in der europäischen Literatur des Mittelalters. Berlin-New York, De Gruyter, 2014, and Barlaam und Josaphat: Neue Perspektiven auf ein europäisches Phänomen, ed. M. Meyer and C. Cordoni, Berlin-New York, De Gruyter (to be published in 2015). 4. I borrow this expression from Daniel Gimaret’s introduction to his French translation of the Kitab Bilawhar wa-Budasf where he presents a number of Oriental texts as being “versions pré- barlamiennes”. D. Gimaret, Le Livre, p. 25. 5. On a number of occasions I’ll be referring in the following pages to one of these sources, the so-called Ismaili Kitab Bilawhar wa-Budasf, as Kitab Bilawhar or the Ismaili version. 6. The online catalogue of the National Library of Israel lists following manuscripts as containing the Sefer ben-ha-melekh: Amsterdam, M. H. Gans Samml., 25 (1590), Budapest, Magyar tudomanyos akademia, Kaufmann 528 (1358), Cambridge, Univ. Libr., Add. 507,2 (fifteenth-sixteenth cent.), Cambridge, Trinity College, R 8 23 (sixteenth cent.), Cincinatti, Hebrew Union College, 308 (sixteenth cent.), Firenze, Bibl. Medicea Laurent., Plut. I. 19 (fifteenth-sixteenth cent.), Hamburg, Staats-und Universitätsbibl., Levy 108 (eighteenth-nineteenth cent.), Jerusalem, The Israel Museum, 21.51.180 (fourteenth cent.), Jerusalem, Ha-Rav Sassoon, Ha-Pisga, Sassoon Samml., 695, (seventeenth cent.), Jerusalem, Schocken Institute for Jewish Research, 5386 (nineteenth cent.), London, Brit. Libr., Or. 1485 (fourteenth-fifteenth cent.), London, Montefiori Library, 277 (seventeenth-eighteenth cent.), Moskow, Staatsbibl., Guinzburg 273 (1465), Moskow, Staatsbibl., Guinzburg 166 (1433), Moskow, Staatsbibl., Guinzburg 338 (fifteenth cent.), New York, Jew. Theol. Sem., 1509 (1727), New York, Jew. Theol. Sem., 1499 (s. a), New York, Manfred and Anne Lehmann Foundation, D 134 (Fragment) (seventeenth cent.), Nürnberg, Stadtbibl., Cent. S. App. 35 (s. a.), Oxford, Bodl. Libr., Hunt 225 (14th – 15th cent.), Paris, Bibl. Nat., Hebr. 775 (fourteenth-fifteenth cent.), Paris, Bibl. Nat., Hebr. 1283 (1423), Parma, Bibl. Palat., Parm. 2486 (1319), Parma, Bibl. Palat., Parm. 3025 (fourteenth cent.), Parma, Bibl. Palat., Parm. 2461 (fourteenth-fifteenth cent.), Parma, Bibl. Palat., Parm. 2297 (fourteenth cent.), Rochester, Abraham Karp [56] (fragment) (s. a.), Rom, Bibl. Casanatense, 3126 (fourteenth cent.), St. Petersburg, Russ. Nationalbibl., Evr. II. A. 544 (fragment) (fifteenth cent.), Tel Aviv, Shaar-Zion Library at Beit Ariela, 1 (1739). Numerous are also the Sefer’s early prints which comprise Constantinople 1518, Mantua 1557, Wandsbek 1727, Frankfurt an der Oder 1766, 1791, Offenbach und Fürth 1783, Zhovkva 1795, Livorno 1831, Zhytomyr 1850, 1873 u. 1877, Lviv 1870, Warsaw 1870, 1884, 1889, 1894, 1902, 1922, (after) 1925, Jerusalem 1907. See: Calders, El Príncep i el monjo, p. 59-60 and Tamani, “La tradizione ebraica”, p. 396-397. The online catalogue Israel Union List lists 20 editions for the nineteenth and twentieth centuries. 7. Arie Schippers, “The Hebrew Maqama”, points out that “in Hebrew literature, other stories and narrative pieces in rhymed prose began to be called maqamas even though they did not follow the scheme of the Arabic classical maqama of al-Hamadhānī and al-Harīrī.” (p. 302). Actually, he points out that “all narrative rhymed prose in Hebrew” is called maqama. Furthermore, he observes that the structure of the story of the Sefer ben ha-melekh “has nothing to do with the usual picaresque maqama narrative.” (p. 315). Albert, “The Hebrew Barlaam”, observes that “[w] e can’t know if the Arabic source for Ibn Hasdai’s work was written as a maqāma since it is no longer extant. Even if it was, Ibn Hasdai was clearly up to the task of composing original material, as his introduction eloquently shows.” (p. 280). 8. If the second foreword to Ibn Hisday’s work, that of the translator from the Greek into Arabic is authentic, then the last chapters are probably not Ibn Hisday’s addition, for they are listed in this foreword. Throughout this article reference is made to the edition of the Sefer ben ha-melekh by A. M. Haberman, Tel Aviv, 1950. Translations are also based on this text.

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9. Albert, “The Hebrew Barlaam”, points out that Ibn Hisday’s work “fits more closely with versions that have not passed through Greek” (p. 279). In the Barlaam and Josaphat scholarship it is widely accepted that the direction of transmission was Arabic – Georgian – Greek. 10. See: Gimaret, Le Livre, p. 48. 11. I would refrain from using the term “monk” since this word is more generally used to denote the Christian and Buddhist member of a monastic community. 12. This dialogue is interrupted twice when the ascetic retires to let the prince reflect on what has been discussed. The first break takes place in chapter 18, the second in chapter 29. 13. Albert, “The Hebrew Barlaam”, p. 281, points out that the work’s “failure to name the prince and his hermit-teacher is particularly interesting considering that in the many explanations for the names Barlaam and Joasaph and the many variants of each, Hebraicization has been considered a significant step in their reaching their most common forms. Whether Ibn Hasdai was working from a version without names or actively chose to remove names, having a generic prince and hermit as the protagonists definitely adds universality to the story.” 14. To be precise, in the Greek-Byzantine version the last story, that of the women as devils, is not contained in the main dialogue between Barlaam and Josaphat, but in another one between the prince’s father, Abenner, and the magician Theudas. 15. Here and in the following pages I will be using Gérard Genette’s terminology in Narrative Discourse: An Essay in Method, Ithaca, Cornell UP, 1980 [Orig. “Récit du discours”, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 65-282]. The main narrator is therefore referred to as extradiegetic narrator, his discourse is the narrated world, the diegesis. Within this world there can be characters who act as narrators (intradiegetic narrators ), whose narratives, i. e. narratives on the second narrative level, are called metadiegetic narratives. These can also, and I do this in this article, be referred to with the older terms of embedded narrative or parable. Expanding Genette’s terminology it could be said that we have to do with a third narrative level and an intra-intradiegetic narrator respectively with a meta-metadiegetic narrative when characters of second-level narratives become narrators. 16. In the Arabic Ismaili version tales are told by the master, Bilawhar, but also by the king, by Budasf himself as well as by characters within narratives told by intradiegetic narrators. 17. The title of this preface refers to its author as “the foreword of the Arabic translator”. It should be noted that ha-ma’atiq can be literally translated as “the copyist”. 18. The same use of stories and sayings is found in the Latin Disciplina clericalis of Petrus Alphonsi. I thank Yasmina Foehr-Janssens for this indication (personal communication). 19. The sayings in prose following a first one introduced with “the sages said…” or “the sage said…” are introduced with “and furthermore they said…” respectively “and another said…”. Quite seldom are other introductory formulae for prose sayings, such as “the teller of parables said” or “the tellers of parables said”. With “the sages” Ibn Hisday does not refer to the collective anonymous authority of rabbinic Judaism as one would probably expect from a Jewish author, but it is likely that many of these sayings were also in his Arabic source. See: Gimaret, Le Livre, p. 49: “Qu’en est-il maintenant des innombrables sentences de Sages qui émaillent le texte? Elles sont très probablement d’origine arabe, et doivent sans doute beaucoup aux Adâb al-falâsifa de Hunayn b. Ishâq, connus des Juifs d’Espagne dès le xi e siècle, ainsi qu’à d’autres livres d’ adab comme Kalîla wa Dimna.” He further refers to Nathan Weisslovits who suggested that among Ibn Hisday’s sources was the Mibhar ha-peninim, a collection attributed to Ibn Gabirol and written in Arabic, which, however “ne fait que reproduire une littérature sapientielle d’origine arabe” (ibid., n. 97). 20. On one occasion “the poets” are quoted as source (p. 121). 21. E. g. in the parable of the sower he interprets the fate of the seed in the different soil types with the words of the poet, thus expanding the parable with four verse passages. 22. E. g. “and he replied and sang”, “and he took up his parable”, “and he took up his parable and said”, “and the ascetic opened his mouth and said” etc.

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23. Albert, “The Hebrew Barlaam”, p. 283. Considering that this way of repetitive wordplay thus pervades the Sefer ben ha-melekh and could be one of its most characteristic features, it is striking that its translator into German verse, Alois Meisel, chose in several occasions to omit one of the parts, generally the prose part preceding the verses. So on page 296 we read, “Die Prosa besagt ganz dasselbe, und blieb deshalb fort.” He also unifies the words of the sages and those of the poet by introducing passages as being uttered by both at the same time, “Des Weisen und des Dichters Wort” (ibid.). Meisel excludes parts of the original text on quite arbitrary grounds. On p. 162, footnote we read, for example, “Die hier im Texte folgende Anecdote mußte der Ästhetik weichen.” [The anecdote which followed in the original text had to be removed due to aesthetic considerations.] The anecdote is the tale of the woman and the doll. 24. The king makes use of words of the sages and the poet three times. In the two first cases no words of the sages are quoted, but only poetic words said by the king and introduced in the first case with “and he took up his parable and said”. Incidentally, this verse passage marks the end of the first part of the story, The Messenger of Death, known in the tradition of Barlaam and Josaphat as The Trumpet of Death, and the beginning of the second part, The Four Caskets. 25. Albert, “The Hebrew Barlaam”, p. 280-281. 26. See Calders, El Príncep, p. 241-256. 27. Albert, “The Hebrew Barlaam”, p. 281. As Albert rightly observes, Ibn Hisday’s refraining from praising God at the beginning of his foreword, as was usual in Jewish and Muslim literature at the time (the foreword by the translator into Arabic does contain such an opening), points to this universalistic tendency of the Hebrew adaptation. See: p. 281. 28. His role and that of the prince seem to constitute opposites in this work: teaching wisdom or learning it. Seen from this angle, the choice of the title does not seem casual: the characters are referred to by their function so that the focus is kept on the contrast they impersonate. 29. See: 1 Kings 11:1 where the list of the foreign women Solomon loved includes precisely Sidonians and Hittites. 30. M. Jastrow, A Dictionary of the Targumim, the Talmud Babli and Yerushalmi, and the Midrashic Literature, Leipzig-London-New York, Luzac-Putnam’s Sons, 1903, p. 891. 31. This is what the Hebrew text reads. A. Meisel, Prinz und Derwisch, justifies his translation which describes the man as “covered with hair as a bear” (p. 22) with the following commentary: “Die Derwische tragen selten Tuch; dagegen meistens schwarzes oder weißes Abba, eine Art sehr groben Kamelots, der in verschiedenen Städten Anatoliens verfertigt wird. Die Kadri tragen auch Stiefel und Turban von schwarzen Abba. Alle lassen sich Bart und Schnurrbart wachsen; mehrere Orden lassen auch Haupthaar lang wachsen, zum Andenken dessen, was der Prophet selbst that” (ibid., footnote). 32. See Sefer ben ha-melekh, p. 43-44. 33. To a certain extent this episode can be regarded as a story within the story. See: H. Haferland and M. Mecklenburg, Erzählungen in Erzählungen: Phänomene der Narration in Mittelalter und Früher Neuzeit, Munich, Fink, 1996, p. 17, who point out the problematic status of “eingelegte Erzählungen” (“inserted stories”) as stories within stories: “Eingebettete Erzählungen haben einen anderen narrativen Status als eingelegte Erzählungen, die allein der Erzähler verantwortet, ohne sie einer handelnden Figur oder einem Bildträger zu überantworten […]. Solche Einlagen, die in der Geschichte des Erzählens eingebettete Erzählungen ablösen können, lassen sich nur bedingt als Erzählungen in Erzählungen behandeln, wohl aber Seitenerzählungen, die Parallelhandlungen oder gar unabhängige, nur durch thematischen Bezug korrelierte Handlungen einschalten. Als Erzählungen in Erzählungen bemessen sie sich allein an ihrer Selbständigkeit innerhalb der Haupterzählung.” [“Embedded narratives have a different narrative status from inserted narratives for which the narrator alone assumes responsibility without handing them over to an acting character or image-bearing object […]. Such insertions, which can, in the history of narration, displace embedded narratives, can be treated as narratives

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within narratives only in very limited terms – unlike, surely, subsidiary narratives which introduce parallel plots or even independent plots that are linked only by thematic reference. Their status as narratives within a narrative is determined only by their independence within the main narrative.” Translation by A. Matthews, The Kaiserchronik: A Medieval Narrative, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 121]. 34. The story is told in answer to the same question in the Ismaili Kitab Bilawhar . The narrative is followed here by the interpretive question, missing in the Sefer ben ha-melekh, “And you, oh prince, what do you think of this king? How did he eat? Like a dog who even asks for more or like someone who is forced to do it and does it reluctantly?” (transl. after Gimaret, Le Livre, p. 94). The Western tradition does not include this story. In the Greek-Byzantine version Barlaam simply describes the eating habits of hermits explaining their meaning: “Thus, in pursuit of virtue, they utterly denied themselves all fleshly comfort and repose, submitting to a diet of uncooked herbs and worts, or acorns, or hard dry bread, not merely saying good-bye to delights in their quality, but, in very excess of temperance, extending their zeal to limit even the quantity of enjoyment.” Quoted after [John Damascene] Barlaam and Ioasaph, with an English translation by G. R. Woodward and H. Mattingly, introduction by D. M. Lang. Cambridge, Massachusetts, London, Harvard University Press, 1967, p. 175. 35. On the parallels of this story, both in Eastern and Western literature see Sadan, “Le mort qui confessa”, p. 250-253. 36. The vizier’s answer in the Sefer ben ha-melekh resembles that found in the Ismaili Kitab Bilawhar . Gimaret, Le Livre, p. 54, points out that there is a major difference between the Ismaili version and that of another extant Arabic source, that of Ibn Babuya: “Le roi demande au ministre: ‘Qu’est-ce qui t’a empêché de m’informer de cela (c’est-à-dire: du Royaume du Ciel) jusqu’aujourd’hui?’”. Dans B [Bombay print of the Ismaili version], le ministre répond en substance: “un roi n’est pas capable d’entendre la Sagesse, son pouvoir l’aveugle et le grise”. Dans IB [Ibn Babuya’s version], il répond: “Ce qui m’en a empêché, c’est le respect envers toi et le respect envers ton pouvoir.” The Western versions follow the vizier’s answer in the Greek- Byzantine text, which resembles that of Ibn Babuya, “It was not from negligence or indifference that I delayed to make this known unto thee, for it is true and beyond question, but ‘ twas because I reverenced the excellency of thy majesty, lest thou mightest think me a meddler.” [John Damascene] Barlaam and Ioasaph, p. 235. 37. According to T. Calders the vizier would stop talking at this point – in her translation she closes the inverted commas which signalise direct speech –, so that the words of the poet appear to be spoken by the extradiegetic narrator. In my view, the vizier is the one quoting the poet at this point. I assume that both the words of the poet and the allegory of the world are spoken by the vizier. 38. The frame narrative could be said to resemble that of Don Juan Manuel’s Libro de los Estados, considered a rather free Castilian adaption of the legend of Barlaam and Josaphat of the fourteenth century. The frame narrative is there to provide a setting for the dialogue and need not be taken up again once the dialogue comes to an end. Incidentally, it has been argued that Don Juan Manuel could have used an Arabic source which has not been conserved. See: Orígenes de la novela . Vol. 1: Influencia oriental. Libros de caballerías, ed. M. Menéndez Pelayo and E. Sánchez Reyes, Madrid, 1943 [repr.], p. 141. 39. See Sefer ben ha-melekh, p. 126-127. 40. See Sefer ben ha-melekh, p. 195. 41. See Sefer ben ha-melekh, p. 169. 42. E. g. the slanderers of the minister in the episode of The Word Flicker. 43. To be precise, the parable uses the imperfect, unlike most of the embedded tales which use the perfect tense or preterite. The piece could be seen as a similitudo, where the hypothetical replaces the epic character of the narrative. In Rüdiger Zymner’s terminology this would be termed

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“Gleichnis”, i. e. an hypothetical fiction. See: art. “Gleichnis” in Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft, Vol. 1, ed. Klaus Weimar, Berlin-New York, De Gruyter, 2007 (repr.), p. 724-727. Unless otherwise stated the narratives are told in the past tense. 44. Told in direct answer to question posed by the prince; like the physician and his treatment we have here a simile, which has less to do with the sun but rather with the human beings sight. 45. The name of the bird is also spelt karshun in transliteration. Meisel, p. 191 n. 2, points out that, according to Steinschneider, the word “qara’’(?) denotes a bird of the name Karsun listed in Freytag’s Arabic lexicon.

ABSTRACTS

This article deals with the Hebrew Sefer ben ha-melekh we-ha-nazir, a version of the legend of Barlaam and Josaphat probably based on an Arabic source that has not been conserved. A first part presents an overview of the work’s structure, parable corpus, and narrative instances, putting special emphasis on stylistic features. An appendix complements this part. A second part focuses on the depiction on two narrative levels of transmission of wisdom as a constitutive element of the ascetic’s job.

Cet article s’intéresse au Sefer ben ha-melekh we-ha-nazir, une version hébraïque de la légende de Barlaam et Josaphat probablement fondée sur une source arabe perdue. Une première partie offre une vue d’ensemble de la structure de l’œuvre et met l’accent sur des questions de style. La seconde partie examine la description de la transmission de sagesse pour démontrer que celle-ci exploite les possibilités d’enchâssement multiple des récits. Une annexe complète l’ensemble de l’étude.

AUTHOR

CONSTANZA CORDONI Universität Wien

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« Qu’importe le flacon… » ? Sur l’enchâssement dans Barlaam et Josaphat

Marion Uhlig

1 Le terme de « métarécit » par lequel Gérard Genette désigne, en narratologie, un récit enchâssé dans un autre récit en dit long sur les liens que les théoriciens de la littérature reconnaissent entre ces deux univers diégétiques. En attribuant au récit second, soit au récit proféré par un narrateur intradiégétique – à l’intérieur de la diégèse – le préfixe méta qui connote le passage au second degré, le narratologue français induit l’existence d’une dynamique réflexive, de type explicatif ou analogique, reliant le récit premier au récit second, mais dont la charge incombe plus directement à ce dernier1. Certes, cette attribution possède un caractère un peu fortuit puisque, du propre aveu de Genette, elle fonctionne à l’envers de la logique : « Le métarécit devrait être le récit premier, à l’intérieur duquel on en raconte un second2. » Mais elle n’attribue pas moins le privilège de la mise en abyme au récit second, lequel, selon un mouvement inverse à celui de l’emboîtement qui lui fournit son image, semble ainsi rayonner sur le récit- cadre et en informer la progression.

2 S’agissant de la littérature médiévale, la portée comme les enjeux du procédé d’enchâssement débordent cependant ce cadre strictement narratif. De fait, l’essaimage des recueils de fables enchâssées et autres récits à tiroirs au Moyen Âge est avant tout gouverné par une ambition exemplaire. Aussi ces textes, qui visent à la transmission du savoir et de la foi chrétienne, sont-ils régis par des dispositifs didactiques. Parmi ceux- ci, c’est le modèle de la relation pédagogique unissant un maître à son élève, ou un père à son fils, qui est souvent privilégié pour mettre en scène, à l’intérieur du récit-cadre, une situation d’enseignement dont la portée édifiante doit atteindre l’interlocuteur le plus jeune en même temps que le lecteur/auditeur3. L’enchâssement narratif s’inscrit ainsi dans un contexte diégétique où les anecdotes ou historiettes, vouées à l’illustration divertissante de l’enseignement, sont autant d’ exempla qui revêtent les atours de la fable pour distiller la doctrine. Partant, la structure à tiroirs apparaît au Moyen Âge comme la forme consacrée d’une littérature qui allie la rigueur de

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l’édification aux plaisirs de la narration, autrement dit les fameuses catégories du docere et du delectare. Ainsi donc, c’est à esquisser les contours d’une poétique de l’enchâssement dans la littérature médiévale que j’aimerais m’employer ici, en portant attention aux enjeux narratifs, stylistiques mais aussi éthiques, qu’implique la pratique de la mise en abyme, comme aux résistances que ce dispositif littéraire peut opposer aux visées morale et religieuse des textes.

3 La version dite « champenoise » en prose de Barlaam et Josaphat, composée au début du XIIIe siècle, servira de catalyseur à l’enquête. Le choix de cette rédaction, parmi les treize versions françaises médiévales conservées de cette histoire, dont dix sont complètes4, se justifie par sa popularité au Moyen Âge, mais aussi par la concision et par la fidélité du texte à l’égard du canevas légendaire5. Le merveilleux pouvoir que revêtent les dix exempla qui ornent la narration, celui de réfracter – de régir ? – les enjeux du récit premier, y est mis en valeur dans l’économie du texte par la proportion harmonieuse entre le cadre et les anecdotes qu’il enchâsse. J’aimerais tenter dans les pages qui suivent d’interroger les formes empruntées par la mise en abyme et les fonctions qu’elle revêt en examinant les rapports entre l’histoire de Barlaam et Josaphat et les exempla qu’elle meut, ou qui la meuvent. Mettre au jour les liens entre ces univers diégétiques que la tradition critique a souvent envisagés de façon indépendante6 devrait mener à une meilleure compréhension de ce texte dont l’intrication entre récit premier et apologues fait l’intérêt. Autrement dit, il s’agit de faire mentir l’adage dont le titre du présent article s’inspire, pour montrer que Barlaam et Josaphat ne saurait se passer d’une lecture attentive aux échanges entre le récit- cadre, ou flacon, et les historiettes qu’il recèle. Pour ce faire, on examinera les effets narratif et rhétorique, mais aussi éthique, que l’enchâssement produit dans le texte.

L’enchâssement au péril de l’édification

4 L’Histoire de Barlaam et Josaphat ne fait pas mystère du lien narratif qui relie les historiettes relatées par Barlaam au récit-cadre : celles-ci, appelées par le contexte d’énonciation, illustrent toujours à propos et à l’aide d’images simples l’enseignement du maître à son disciple. À cet effet, les exempla sont assortis de gloses introductives et conclusives qui en délivrent le sens en même temps qu’elles assimilent les actants de la fable à ceux de l’histoire principale. Telle est la fonction des commentaires par lesquels tantôt Barlaam, tantôt Josaphat, confirme le principe d’identification que, bien souvent, le lecteur avait déjà saisi. Ainsi, pour récompenser le jeune prince Josaphat d’avoir accueilli son hôte avec chaleur malgré son apparence misérable, Barlaam l’identifie au roi qui honorait les ermites dans l’exposition des deux premiers exempla, que la tradition désigne le plus souvent sous le titre des « Trompettes de la mort » et des « Quatre coffrets7 » : « De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors mes au grant bien que tu cudoies par dedans ; ensint le fist jadis uns riches roys8. » D’autres historiettes ont pour vocation d’exhorter l’élève à adopter le comportement prôné par le maître. C’est l’enjeu des exemples du « Roi pour un an » (ex. VI)9 et du « Jeune noble et la pauvre chrétienne » (ex. VIII) 10. À la demande de Josaphat qui souhaite se prémunir contre « la vanité de cest siegle11 », Barlaam livre le récit d’un roi soucieux de constituer un trésor qui perdure après son existence mondaine : « Por l’essample dou saige roy don ge t’ai conté, envoie ton tressor en l’isle ou tu seras. i. de ces jorz essilliez12. » Plus loin, il recommande à son élève le contemptus

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mundi en assimilant la pratique de l’ascèse que le jeune homme appelle de ses vœux aux épousailles d’un riche mais « tres saige damoisiaul13 » avec une pucelle pauvre et pieuse. Si le précepteur amorce alors le processus d’identification (« Se tu faiz ce que tu diz, tu seras senblaubles a. i. tres saige damoisiaul don j’oï parler14 »), c’est en l’occurrence le disciple – fort de l’enseignement reçu, et édifié par les sept exemples précédents – qui donne la clef du système d’équivalence : « Il me semble que cist contes apartient asez a moi et que tu me sembles a l’anfant qui s’an fuÿ de son pere et toi meismes au viel home qui l’anfant esprova et li dona sa fille et ses richesses15. » En d’autres termes, le récit enchâssé met en abyme les figures qui peuplent le récit-cadre, notamment les principaux protagonistes, de façon parfois réaliste mais le plus souvent idéalisée – c’est-à-dire proleptique ou programmatique16. Prolongeant l’effet de mise en abyme, les commentaires qui placent ceux-ci, et en particulier Josaphat, en position de destinataires de l’enseignement, enjoignent à son tour à l’auditeur ou au lecteur de suivre leur exemple et de tirer leçon de chaque fable.

5 Cependant, le fait que le texte insiste pour expliciter par la glose des effets de mise en abyme dont le sens paraît obvie pourrait aussi revêtir une autre signification. En effet, on ne laissera pas d’être frappé par l’abondance de ces explications qui martèlent la narration alors même que l’évidence des liens qu’elles établissent ne peut échapper au lecteur le moins averti. Est-ce alors à dire qu’elles dressent ainsi les limites de la mise en abyme ? Que le guide de lecture par trop explicite qu’elles constituent témoigne de la résistance du texte à prolonger les effets de celle-ci par-delà la diégèse ? C’est ce que suggère le choix du terme « conte17 » par lequel Josaphat qualifie l’exemplum du « Jeune noble et de la pauvre chrétienne » : en soulignant le caractère fictionnel du récit enchâssé auquel le protagoniste s’identifie, le texte fait aussi référence à sa propre littérarité ; il admet l’irréductible écart qui sépare le jeune prince, destinataire diégétique, des lecteurs réels. L’occurrence de « conte », justement, qualifie l’anecdote enchâssée qui propose l’assimilation la plus aboutie avec les protagonistes du récit- cadre. La mise en abyme y est complète, qui reproduit presque à l’identique les liens du maître et de l’élève à travers la relation du beau-père à son gendre. La matière fictionnelle, ainsi désignée comme telle, englobe étroitement récit enchâssant et récits enchâssés aux dépens des destinataires réels, exclus pour leur part de la fiction diégétique.

6 Or il y a plus, car les personnages des deux niveaux diégétiques partagent des similitudes autrement plus troublantes : qui, de fait, peut se vanter de ressembler davantage aux rois voués à l’ascèse et aux ermites qui peuplent les fables, que Barlaam et Josaphat eux-mêmes ? Qui est plus proche du jeune noble qui renie son père comme ses richesses et du vieillard qui le met à l’épreuve, que le jeune prince en quête de vérité spirituelle et le sage anachorète qui lui sert de précepteur ? En matière d’identification avec les figures paradigmatiques des exempla, nul n’est en mesure de rivaliser avec les saints du récit-cadre, qui leur ressemblent trait pour trait. Prenons l’apologue IX, par lequel Barlaam convainc Josaphat de ne pas le suivre immédiatement dans le désert mais d’attendre le moment favorable : lorsque les domestiques d’un seigneur s’aperçoivent de la disparition de sa jeune biche apprivoisée – il s’agit d’une brebis ou d’un bélier dans d’autres versions – ils lui donnent la chasse et abattent à cette occasion les compagnes sauvages que l’animal avait rejointes. Comme le relève Victoria Smirnova, cette histoire enchâssée est largement circonstancielle18. On reconnaîtra qu’en dehors du contexte donné par l’histoire-cadre, le prédicateur

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médiéval peine à déterminer la conduite à exiger de son auditoire face à un récit aussi déroutant, que les fidèles risquent en sus de confondre avec la parabole de la brebis égarée. Privée de signification universelle, « La jeune brebis » n’est pas apte à produire une leçon pour tous. L’adhésion des auditeurs est par conséquent entravée. Tout se passe comme si la perméabilité des deux niveaux diégétiques mettait en péril la vocation exemplaire du texte.

7 Vue sous cet angle, la structure à tiroirs en vient à menacer la dynamique édifiante qu’elle suscite. On craindra alors qu’elle n’anéantisse le processus d’identification sur lequel repose la littérature à vocation exemplaire et hagiographique. Au cœur de l’anthropologie chrétienne, fondée sur l’imitation du Christ, lui-même Incarnation et image absolue de Dieu, la légende postule une double identification : l’imitation à proprement parler – qui régit le rapport d’identification du saint à son modèle, le Christ – et l’émulation – qui désigne l’identification de l’auditoire au saint, devenu modèle à son tour19. Or la consistance explicitement fictionnelle de la mise en abyme fait obstacle à cette seconde finalité. En faisant de Barlaam et Josaphat les destinataires privilégiés d’exempla qui les représentent20, l’enchâssement empêche l’auditeur-lecteur de se conformer aux figures exemplaires que le texte lui vante. Ce constat conduit très loin de l’idée selon laquelle l’histoire principale de Barlaam et Josaphat, celle de l’heureuse rencontre du maître et de son disciple, constituerait un agréable prétexte à raconter des fables pour la plupart préservées dans d’autres contextes21. Bien au contraire, le récit témoigne du caractère inextricable de ses deux niveaux, quitte à faire obstacle à sa propre destination édifiante. La vocation à la fois hagiographique et exemplaire du récit encourt le risque d’être anéantie par la forme même qui la perpétue.

8 Est-ce pour autant à dire que cette double épaisseur diégétique fût impénétrable à quiconque souhaiterait bénéficier de l’enseignement didactique et religieux ? Évidemment non, puisque l’histoire emprunte la forme du récit d’apprentissage afin que l’auditeur-lecteur puisse mettre ses pas dans les traces de Josaphat et suivre après lui les étapes de l’initiation qui mène à la sagesse et à la sainteté. À cet égard, l’évolution progressive des personnages compense, dans la linéarité du récit, l’obstacle que dresse l’enchâssement au niveau narratif. On va le voir, le déroulement du récit- cadre coïncide avec une disposition signifiante des fables enchâssées à la faveur d’interactions de type rhétorique.

De la cour au désert

9 L’enchaînement des apologues se calque en effet sur la dynamique narrative du récit- cadre. Tout se passe comme si les historiettes, en vertu d’une succession organisée, reproduisaient la progression de l’histoire principale qui écarte Josaphat des vanités mondaines pour le conduire au renoncement et à l’ascèse. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le caractère rhétorique de l’agencement des récits qu’on va à présent examiner. L’enchaînement pertinent des apologues a trait à l’une des étapes cruciales de la rhétorique classique, celle de la dispositio des arguments. Il ne s’agit donc plus de considérer les récits enchâssés comme des actes de narration isolés, mais de les envisager sous l’angle, proprement rhétorique, de leur succession signifiante et des liens que celle-ci tisse avec l’histoire-cadre22.

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10 Au fil des apologues, on constate que les lieux de l’action et le statut des personnages évoluent considérablement. Les premiers récits enchâssés (ex. I et II) privilégient la mise en scène d’une figure royale en milieu curial. La convocation d’un lexique choisi vise à cette occasion à reconstituer l’atmosphère typique de la cour, qu’ils désignent l’institution monarchique ou l’aisance matérielle qui la caractérise. Ainsi le « riches roys23 » des « Trompettes de la mort » (ex. I) se déplace-t-il dans un char luxueux (« curre doré »), entouré de ses « barons » et de sa suite, pour se rendre dans son palais, et exerce-t-il – à l’instar d’Arthur – la justice selon la « costume » de sa cour24. C’est le même roi qui, dans l’exemple II, convoque ses courtisans pour que, parmi les quatre coffrets qui leur sont présentés, ils choisissent les plus « dignes d’honneur25 ». Le revêtement luxueux de deux de ces écrins, « mout richemant dorez », comme l’inestimable contenu des deux autres, emplis de « pierres preciouses a grant planté, de bones letuaires et de riches espices26 », contribuent à renforcer l’impression d’opulence que dégage la description de la cour. Or si ces choix lexicaux qui recréent le milieu curial dont Josaphat est issu rappellent la situation initiale du récit-cadre, d’autres éléments revêtent dans ces apologues une dimension programmatique. Tel est le cas des ermites, dont la présence à la cour du roi – comme celle de Barlaam au palais d’Avenir – laisse augurer un retour au désert. On est alors tenté d’y lire l’annonce du trajet qui conduira le prince de la cour à l’ermitage, au terme de son initiation. N’est-ce d’ailleurs pas ce même trajet que le roi des deux premiers exemples accomplit métaphoriquement au moment de reconnaître la suprématie des biens spirituels sur son propre trésor ? La mise en abyme s’exerce encore à travers les coffrets. Loin de se limiter à représenter les courtisans cupides d’un côté, les sages ascètes de l’autre, les écrins renvoient aux corps de gloire de Barlaam et de Josaphat à la fin du récit : à eux seuls revient le prodige, annoncé par les deux écrins « lex et povres et hydeux » mais qui exhalent « une odours douce et souëf27 », de mourir en odeur de sainteté.

11 Le troisième exemplum inaugure une nouvelle séquence par l’investissement d’un espace narratif intermédiaire : le verger. En dépeignant un lieu qui appartient à l’univers curial mais s’affranchit des contraintes institutionnelles du palais, la fable « L’archer et le rossignol28 » opère la première d’une série de transitions entre la cour et le désert. Largement connotée par la tradition littéraire, l’enclave de verdure ouvre un espace avant tout symbolique. Mais en l’occurrence, ce locus amœnus n’héberge pas davantage la rencontre amoureuse qu’il ne prélude à l’aventure chevaleresque ; le dialogue qu’il abrite met aux prises un archer, lié au cadre séculier et militaire, et un rossignol dont les conseils avisés évoquent le discours didactico-sapiential. Or si un tel lieu exhibe sa consistance poétique, c’est surtout pour réfracter la mutation progressive qui, née dans le for intérieur de Josaphat, essaime dans l’ensemble du texte : la conversion du païen au christianisme, ou la métamorphose du prince en ascète, se reflètent à l’envi dans cet exemplum dont chaque figure incarne l’un des pôles. L’exemple IV, « L’unicorne », n’est pas en reste puisqu’il plante un décor sylvestre, avec l’arbre ou l’arbrisel, la fosse et l’unicorne, soit un autre espace transitionnel qui évoque de façon plus franche encore le monde extérieur au palais, et dont la glose enjoint d’abandonner les valeurs mondaines.

12 Mais c’est surtout à l’occasion de la suite que forment les exemples V à VIII que la transition, d’abord mentale puis effective, rencontre des illustrations privilégiées. Le déplacement ne s’y effectue plus d’un apologue à l’autre, mais au sein de chaque fable. Ainsi, les quatre anecdotes forment autant de mises en abyme complètes du récit-cadre,

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chacune d’elles rejouant, selon son propre mode et d’une façon de plus en plus affirmée au fil des exemples, le trajet qui conduit Josaphat – mais aussi Avenir – à la conversion et à l’érémitisme. L’historiette des « Trois amis » (ex. V) dépeint le protagoniste vaquant d’une demeure à l’autre en quête d’un adjuvant salutaire capable de le tirer d’une affaire de dette. Or si le cadre général reste celui d’une cour impériale, le mouvement que l’homme accomplit le mène au mépris du siècle, soit, sur le plan allégorique, à quitter les deux amis que sont la « possession des richesces29 » et la parenté charnelle, au profit du troisième, les vertus théologales30. Le sixième récit enchâssé, de façon plus probante, reproduit au plus près les conditions de l’exil de Josaphat : dans « Le roi pour un an », l’abandon du royaume pour l’île éloignée, le dépouillement des attributs de la royauté tels que la couronne, « la roiaul estoile31 », les riches vêtements et les mets coûteux, à la faveur de biens spirituels qui assureront la survie dans cet au-delà, cristallisent les enjeux de renoncement qui sont au cœur de l’histoire principale. Il ne rivalise toutefois pas avec l’exemple VIII du « Jeune noble et de la pauvre chrétienne » qui, on l’a dit, condense à lui seul l’essentiel des éléments du récit-cadre et occupe à ce titre la place conclusive à l’intérieur de ce micro-cycle. Enfin, c’est sous un autre éclairage que doit être envisagée l’anecdote du « Roi et des pauvres gens heureux » (ex. VII), qui ne reflète pas la destinée du jeune prince, mais celle de son père. Ce changement de focalisation éclaire la raison pour laquelle il n’est pas question pour ce roi de se rendre au désert comme les avatars fabuleux de Josaphat, mais seulement dans la cité. Les ressemblances sont en effet frappantes entre le monarque de l’exemple enchâssé qui « mont bien governoit son regne et qui mont estoit prodons se ne fust ce qu’il estoit païens et del tout abandonez a cultiver les ydoles32 » et Avenir, dont le portrait livré dans les premières lignes du récit précise qu’il fu moult granz en richece et an puissance, et nobles en batailles, et veincheres de touz ses anemis. Il estoit enorez par grandesce de cors et par biauté et voult et avoir tant glore conme nus puoit plus avoir de richesces terrienes et de choses trespassables, mes de touz les biens qui a l’arme apartenoient estoit il estranges et sofraitous, quar il estoit païeins et de tout abandenez a cultiver les ydoles33.

13 De plus, tout porte à croire que l’escapade nocturne du roi et de son conseiller à travers la cité dans l’apologue rejoue l’épisode liminaire qui mettait Avenir aux prises avec un courtisan converti au christianisme34. À ceci près que l’issue de la scène se révèle plus favorable dans l’exemplum, puisque l’inquiétant dénouement – la colère du souverain contre son ancien favori décuplait sa ferveur païenne en même temps que sa haine des chrétiens35 – y laisse place à une disposition nouvelle qui conduit le roi de l’exemple à demander le baptême36, présageant la conversion d’Avenir.

14 Quant à l’exemple IX de « La jeune biche », qui revêt le statut équivoque que l’on sait, il occupe une place à part dans cette progression37. Car si l’enchaînement des exempla visait jusqu’ici à présenter l’exil et le dépouillement comme l’unique salut possible en reproduisant de façon mimétique le trajet de la cour au désert, « La jeune biche » fonctionne comme un contre-exemple destiné à différer le départ de Josaphat. Il s’agit d’attendre le moment favorable, afin d’éviter que le renoncement du prince n’incite les courtisans à nuire aux ermites de la même façon que les domestiques de l’apologue massacrent les animaux sauvages. En plus de clore l’enseignement de Barlaam, cette historiette justifie les épisodes de maturation qui précèdent le départ de Josaphat pour le désert. Elle revêt à cet effet la forme qui domine dans les deux derniers exempla : celle du contre-exemple, qui atteint son apogée avec l’apologue de Théodas qu’on examinera plus loin.

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15 Reste à déterminer le sens qui gouverne la logique de l’emboîtement : est-ce le récit- cadre qui imprime sa progression aux récits enchâssés et en détermine la dispositio, ou l’inverse ? Si tout incite à croire que le récit premier se mire dans des apologues qui le diffractent à l’envi, on doit cependant admettre l’influence que ceux-ci exercent sur la diégèse. En accord avec le principe même du dialogue socratique à l’honneur dans Barlaam et Josaphat, c’est l’enseignement dispensé par le maître autant que les questions qu’il suscite de la part du disciple qui assurent la progression narrative. Or la place cardinale que la narration des exempla occupe au sein de la relation pédagogique en fait à cet égard un facteur dynamique d’une importance déterminante. De fait, si la situation exposée dans le récit premier motive parfois la narration d’une historiette – comme c’est le cas pour les deux premiers exemples, qui répondent en la reflétant à la bienveillance de Josaphat envers Barlaam38 – c’est le plus souvent la réaction que l’apologue produit sur son destinataire qui oriente la suite du récit, que la fable suscite une question, un développement ou une autre fable. Les exempla semblent de la sorte régir et informer le déroulement de l’histoire-cadre, en accord donc avec le statut métadiégétique que Genette leur attribue dans sa terminologie qu’il juge contraire à la logique39. Il va de soi que, de manière générale, les récits enchâssés sont voués à influencer le comportement du disciple en infléchissant son mode de vie vers l’ascèse, le dénuement et le dégoût des vanités terrestres. Mais de façon plus particulière, chaque exemplum produit un effet précis sur Josaphat. Ainsi l’exemple VIII où le vieillard teste le jeune noble avant de lui accorder la main de sa fille rend-elle le prince curieux des épreuves auxquelles Barlaam l’a soumis pour sonder son cœur et ses dispositions à l’égard de la conversion40. Bien plus, l’échange de la haire qui, au moment de prendre congé, a valeur d’échange des cœurs entre Barlaam et Josaphat41 trouve sa source dans le changement de vêtement par lequel la même historiette emblématise le vœu de pauvreté du jeune noble, lequel « atant despoilla la riche robe qu’il avoit vestue et prist la povre robe a celui veillart42 ». Doté d’une portée proleptique, le récit enchâssé détermine ici de manière évidente le cours de l’histoire-cadre.

16 À ce point, les interférences entre le récit premier et les histoires enchâssées ne peuvent plus être envisagées uniquement en termes narratologiques et discursifs. Dans la mesure où, on l’a vu, le mouvement vers le renoncement et le retrait du monde se trouve formalisé par la structure enchâssée elle-même, on est enclin à reconnaître à celle-ci une portée non seulement narrative et rhétorique, mais également éthique. C’est cette dimension morale, voire eschatologique, qu’on va à présent examiner.

L’enchâssement à l’épreuve de la morale

17 Que la structure enchâssée constitue le support privilégié du récit initiatique n’a, en soi, rien d’étonnant. Comme plusieurs études consacrées au Roman des Sept Sages et à la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse43 l’ont révélé, des liens étroits unissent la formule à double niveau avec la transmission du savoir. Mais dans le cas de Barlaam et Josaphat, la stricte restriction du récit à tiroirs à la seule phase d’apprentissage moral et mystique du prince auprès de l’ermite souligne avec une insistance particulière la coïncidence de la relation sapientiale et de cette structure formelle44. C’est à ce titre que la première et la dernière historiette qui sertissent la révélation faite au disciple – vantée comme une perle magique ou une « preciouse pierre45 » par Barlaam déguisé en marchand-bonimenteur – occupent une fonction singulière d’ouverture et de clôture

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au sein du processus qui transforme le néophyte en initié. L’influence qu’elles exercent sur le récit premier, et sur Josaphat dont elles déterminent le choix en faveur de la voie hagiographique, revêt en effet une tonalité morale. C’est d’ailleurs ce qui les distingue des autres histoires intradiégétiques examinées plus haut : elles ne sont pas entées, comme ces dernières, sur une logique d’éducation ou de perfectionnement, mais d’élection. La nécessité de choisir est au centre des deux anecdotes, qu’il s’agisse de désigner l’élu dans le premier cas, d’orienter sa quête dans le second46. Examinons à la lumière de ces deux apologues la zone transitoire où, par l’alchimie du verbe magistral, la pierre change le plomb en or par la métamorphose de l’homme en saint.

18 La célèbre parabole du semeur, inspirée des Évangiles synoptiques47, peut être considérée comme la première histoire enchâssée48. Par elle, Barlaam met la vertu de l’élève à l’épreuve : il s’agit de s’assurer que Josaphat est bien l’élu, celui qui saura se montrer digne de l’institution chrétienne. Or cette première histoire permet de saisir l’étroite correspondance qui unit les deux niveaux diégétiques. Car le principe d’élection qu’elle mobilise – seule la graine tombée dans la bonne terre produira du fruit au centuple, tandis que celle tombée sur le bord du chemin, sur la roche et dans les buissons d’épines sera perdue – constitue la réponse idéale au manque éprouvé par Josaphat. La mise à l’épreuve du disciple, plutôt attendue dans ce type de texte, revêt une valeur salutaire, même vitale, dans le contexte du récit-cadre : le prince, en proie à la déréliction pour avoir constaté l’existence de la vieillesse, de la pauvreté, de la maladie et de la mort49, puise, dans le défi que recèle la parole évangélique, l’occasion rêvée d’échapper à l’égarement. Sans doute est-ce cette parfaite correspondance de l’offre et de la demande que reflète la reprise par Josaphat, presque mot pour mot, du propos de Barlaam. Ce dernier commence par énoncer les conditions élitistes de l’enseignement : « Et se ge truis terre perrouse ne espinouse, je n’i espandrai mie la seinte semance por doner maingier as bestes ne as oysiaux devant les quex il m’est conmandez que je ne mette mie les margarites. Et si ne di ge mie por ce que je ne croie bien que ge troverai an toi assez de biens et que tu verras la pierre preciouse et seras enluminez de sa clarté, quar bien saiches que je suis venuz de loing por toi ensegnier, ce que tu n’oÿs onques50. »

19 Et le futur saint de répondre par un assentiment empressé qui revêt tous les aspects de l’engagement : « Et se je trovoie aucun qui auscun bien m’ensegnast, ge te di qu’il ne perdroit mie sa poine, ne ne cuit mie qu’i donast sa semance aus bestes ne aux oysiaus, quar je la recevrai liemant et saigemant la guarderai51. » L’identification de Josaphat à la terre féconde et meuble, dont la reprise syntaxique et lexicale signale l’évidence, met l’enchâssement au service de la finalité morale et religieuse poursuivie par le texte. L’enchâssement est ainsi à l’origine du processus initiatique, et donc du récit hagiographique, qui se donne à voir comme l’élection d’un seul parmi tous. Au seuil de l’apprentissage, elle a valeur d’injonction éthique, puisqu’il s’agira pour le néophyte de se conformer en tout point au terreau digne de faire fructifier la « sainte semence ».

20 Mais qu’en est-il lorsque le dispositif analogique qui fonde le procédé d’enchâssement agit à l’encontre des valeurs promues par le récit ? La question se pose au sujet de la dernière histoire enchâssée, que la tradition désigne le plus souvent sous le titre de « La séduction » ou, dans le Décaméron, des « Oies du père Philippe52 ». Le jeune prince que ce récit met en scène ressemble à s’y méprendre à Josaphat, puisqu’il est, comme lui, appelé des vœux d’un roi en mal d’héritier et élevé à l’écart du monde à la suite d’une prophétie. Sorti à l’âge de dix ans de la fosse où il demeurait, il est sommé de désigner

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celles qu’il préfère parmi toutes les créatures qu’il aperçoit. Son choix se porte sur les femmes, dont le sénéchal de son père lui dit « en guabant53 » qu’elles sont des diables qui trompent les hommes. On comprend alors que l’anecdote fonctionne à l’instar d’un contre-exemple : par elle, l’enchanteur Théodas persuade Avenir de soumettre le prince héritier aux tentations de la chair, dans un ultime essai pour le faire renoncer à la foi chrétienne. Aussitôt dit, aussitôt fait, de lascives danseuses et une princesse sarrasine mettent tout en œuvre pour charmer le jeune homme dans l’épisode qui suit l’histoire enchâssée. Mais Josaphat n’est pas dupe puisqu’il parvient, certes in extremis, à repousser l’ardeur démoniaque des séductrices pour se tourner du côté des anges. La vision de la cité céleste le prouve bien, qui récompense la tempérance du prince et consomme la métamorphose de l’homme en saint.

21 Ainsi donc, « La séduction » active une dynamique inverse à la parabole du semeur, étant donné que la logique d’identification achoppe sur la valeur négative de l’exemple. Pour rester chaste, Josaphat n’a pas d’autre choix que de refuser l’analogie avec son double exemplaire. Il lui faut déjouer le piège de la mise en abyme, convertie pour l’occasion en miroir périlleux, et faire mentir l’enchanteur. La portée morale du procédé se dessine ici a contrario, comme en creux, laissant percevoir la connivence qui lie la structure enchâssée à l’éthique de la vie de saint. Le salut de Josaphat dépend en effet de sa capacité à surmonter l’épreuve là où le jeune prince de « La séduction » s’était égaré : tout se passe comme si le texte reconnaissait à la structure enchâssée un pouvoir eschatologique, lorsqu’il compromet ici la correspondance des niveaux diégétiques. Après sa victoire sur ces ultimes tentations terrestres, Josaphat quitte le siècle pour s’engager définitivement sur la voie de la sainteté.

22 La tentation est grande d’établir ici un parallèle, moins gratuit qu’il n’y paraît, avec le récit initiatique par excellence qu’est le Conte du Graal. Si des travaux récents ont rapproché les romans du Graal en prose de la littérature vernaculaire d’obédience sapientiale pour leur recours commun à la technique de l’enchâssement narratif54, des liens structurels et thématiques peuvent aussi être établis entre Barlaam et Josaphat et le chef-d’œuvre du maître champenois. On pense notamment à la scène fameuse où a lieu la rencontre décisive du nice avec les chevaliers : à regarder ceux-ci de plus près, le jeune Gallois renonce à les assimiler à des démons pour voir en eux des anges de lumière. Ce revirement engage le héros sur la voie du véritable ethos chevaleresque55. La quête s’étaye ainsi sur un choix qui n’est pas sans rappeler l’épisode de Barlaam et Josaphat qu’on vient d’étudier. À plusieurs égards, l’initiation de Perceval ressemble à celle de Josaphat, surtout si on considère que la parabole du semeur leur donne à toutes deux leur impulsion. Mais l’intérêt de leur rapprochement réside surtout dans ses implications formelles : chez Chrétien de Troyes, la parabole occupe une position liminaire qui lui confère un rayonnement sur l’ensemble du texte. En tête du prologue, elle énonce une vérité d’ordre universel que le roman se propose de réaliser, à la fois à travers la figure de Perceval, l’élu, et à travers l’œuvre elle-même. Elle revêt ainsi l’aspect d’un cadre éthique dont l’histoire, à l’instar d’un exemplum enchâssé, met en abyme la féconde promesse. À moins que ce ne soit l’inverse, et que l’histoire ne cherche, comme dans Barlaam et Josaphat, à se conformer à cette fable inaugurale qui lui tient lieu de récit enchâssé. Si la subtilité du jeu énonciatif empêche de trancher, il reste que le roman de chevalerie confirme ce que suggérait le récit de clergie, à savoir la portée profondément morale du dispositif formel qui enchâsse l’une dans l’autre des histoires qui se répondent.

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Pour une poétique de l’enchâssement

23 Au terme de ce parcours à travers la version « champenoise » de Barlaam et Josaphat, on constate la constance et l’étroitesse des rapports entre les différents niveaux diégétiques mûs par la structure enchâssée. Loin de constituer un florilège d’histoires assemblées bout à bout, le texte affiche son unité et sa complétude en son cœur comme dans chacun des segments qu’il enchaîne. Il convainc ainsi, s’il en est besoin, de l’absolue nécessité de pratiquer une lecture attentive aux jeux spéculaires qui mettent face à face récit-cadre et métarécits, dynamisant à l’envi la technique de l’enchâssement. Plus encore, la rencontre du récit premier et des histoires insérées produit des effets sensibles aux niveaux narratif, rhétorique et éthique qui font écho à la vocation édifiante du texte, en même temps qu’ils instaurent avec celle-ci des tensions riches de sens. De cette façon, la pratique de l’enchâssement apparaît comme constitutive du texte sapiential et hagiographique, dont elle réfracte les enjeux non seulement littéraires, mais aussi moraux et religieux. D’ailleurs, l’une des visées du récit pourrait bien être de dire, en la réalisant, cette concordance parfaite de la forme et du contenu. Car est-ce le fruit du hasard si la double structure se prête elle-même au jeu de la mise en abyme, à la faveur d’un exemplum dont on ne saurait occulter la vocation réflexive ? Lorsque le roi de la seconde historiette fait confectionner quatre coffrets pour permettre à ses courtisans de saisir la différence entre contenu – par dedens – et contenant – par dehors –, c’est en effet le fonctionnement même du récit à tiroirs qui est soumis à la réflexion. Cette anecdote, dont on ne s’étonnera pas qu’elle fût l’une des plus fameuses et des plus répandues dans les versions de Barlaam et Josaphat comme, de façon indépendante, dans les recueils d’exempla56, emblématise le procédé de l’enchâssement, parce qu’elle en condense les diverses portées. On l’a vu, les luxueux écrins contenant pourritures et charognes représentent les courtisans avides de richesses, tandis que les coffres d’aspect humble qui regorgent de richesses figurent les ermites de la fable des « Trompettes de la mort », lesquels rappellent à leur tour le personnage de Barlaam. Programmatique, la fable annonce encore les corps de gloire de Barlaam et de Josaphat, miraculeusement conservés. Mais la dialectique de l’apparence et du for intérieur évoque aussi les autres fables : « L’archer et le rossignol », dont l’oiseau prétend cacher dans son ventre une perle de prix, ou encore « Le jeune noble et la pauvre chrétienne », où la modeste demeure des indigents dissimule un trésor. Au vu de ces faisceaux multiples, on reconnaîtra que c’est l’œuvre tout entière que l’histoire des quatre coffrets met en abyme. Car le dehors et le dedens conviennent aussi à qualifier les deux niveaux diégétiques sur lesquels se déploie le texte. Rien ne s’oppose en effet à ce que les exempla soient considérés comme autant de gemmes enfouies, telles un trésor, au sein d’un récit-cadre aussi simple, dépouillé, que les grossières cassettes, ou pour le dire autrement, à la trame aussi élimée que la tunique offerte par l’ascète au jeune prince. Sont-ce ces assimilations qui motivent, par métonymie, l’attribution de l’exemple des « Quatre coffrets » à un Barlaam auteur dans nombre de recueils d’ exempla latins et vernaculaires 57 ? Quoi qu’il en soit, l’image archétypale du coffre contraint à revisiter l’adage qui inspire le titre de la présente enquête. Car la lecture de Barlaam et Josaphat enseigne non seulement qu’un contenu ne saurait être dissocié de son contenant, mais encore que la valeur du premier dépend, sinon de la beauté, de la dignité du second. Cette conviction qui habite le texte a valeur de poétique.

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NOTES

1. Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 239. 2. « Il faut […] convenir que ce terme fonctionne à l’inverse de son modèle logico-linguistique : le métalangage est un langage dans lequel on parle d’un autre langage, le métarécit devrait donc être le récit premier, à l’intérieur duquel on en raconte un second. Mais il m’a semblé qu’il valait mieux réserver au premier degré la désignation la plus simple et plus courante, et donc renverser la perspective d’emboîtement » (Genette, Figures III, n. 1). Genette revient sur cet emploi qu’il juge « fourvoyant » dans Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 65, n. 2. 3. Sur la fortune littéraire des dialogues, disciplines et autres chastoiements médiévaux qui mettent en scène un maître et son disciple ou leurs avatars, un père et son fils, un philosophe expérimenté et un novice, voir en particulier l’article fondateur de P. von Moos, « Le dialogue latin au Moyen Âge : l’exemple d’Évrard d’Ypres », Annales E. S. C., 44, 1989, p. 993-1028. 4. Jean Sonet recense la version dite « champenoise », en prose (début du XIIIe siècle) ; l’épitomé de la version champenoise, en prose (XIIIe siècle) ; la version française du Mont Athos, en prose (début du XIIIe siècle) ; la version française anonyme, en vers (XIIIe siècle) ; la mise en prose de la version anonyme (XIIIe siècle) ; la version de Gui de Cambrai, en vers (fin du XIIe -début du XIIIe siècle) ; la version anglo-normande de Chardry, en vers (fin du XIIe -début du XIII e siècle) ; la version qui figure au chapitre 175 de la Légende dorée de Jean de Vignay (XIVe siècle) ; le Miracle de Barlaam et Josaphat inclus dans le recueil des Miracles de Nostre-Dame par personnages (XIV e siècle) et le Mystère du Roy Advenir de Jean Le Prieur (XVe siècle) (J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat 1. Recherches sur la tradition manuscrite latine et française, Paris-Namur, Vrin, 1949). Il faut leur ajouter un épisode inséré dans le remaniement du Roman de la Rose par Gui de Mori (XIIIe siècle) – c’est l’épisode du courtisan du roi Avenir ; la version insérée au Livre XVI, ch. 1-64 du Miroir historial de Jean de Vignay (XIVe siècle) et la reprise du récit dans la Baudouin de Sebourc (XV e siècle), entre les vers 17272-17320 et 20719-20982 (voir E. -R. Labande, Étude sur Baudouin de Sebourc, Paris-Genève, Droz, 1940). 5. On possède en effet quatorze manuscrits de la « version champenoise », qui figure parmi les plus anciennes rédactions de la légende en français (L’Histoire de Barlaam et Josaphat, version champenoise, éd. L. R. Mills, Genève, Droz, 1973, p. 8-9). Cette version en prose, bien plus courte (152 pages dans l’édition Mills) que la version anonyme en vers ou la version de Gui de Cambrai qui comportent environ 13 000 vers, conserve les dix exempla et s’inspire de la version latine appelée « vulgate » (Barlaam et Iosaphat, versión vulgata latina, éd. O. de la Cruz Palma, Madrid- Bellaterra, Universitat autónoma de Barcelona, 2001). 6. Les études pionnières de Jean Sonet, de Whitney F. Bolton et de Monique Bonnier Pitts sur les exempla dans les versions françaises et occitane de Barlaam et Josaphat (voir J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat, p. 18-49 ; W. F. Bolton., « Parable, Allegory and Romance in the Legend of Barlaam and Josaphat », Traditio, 14, 1958, p. 359-366 et Barlam et Jozaphas : roman du XIVe siècle en langue d’oc (B. N. fr. 1049), éd. M. Bonnier Pitts, Paris, PUPS, 1989, p. 187-199) n’ont été complétées que de façon partielle par des travaux plus récents. Dans l’ordre chronologique, on mentionnera notamment C. Cordoni, « “O favole o parole o istorie”. Zum Parabelkorpus in der Barlaam- Legende », Fabula, 52, 2011, p. 207-227 ; M. Uhlig, « Quand l’oiseau chante et chastie : le Lai de l’oiselet dans Barlaam et Josaphat et la Disciplina clericalis », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23, 2012, p. 61-72 ; et les articles non exclusivement dédiés à la tradition française réunis dans D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages ), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014 : C. Alvar, « Barlaam y Josafat : tres lecturas », p. 115-128 ; V. Smirnova, « L’Histoire de Barlaam et Josaphat : transformations et transpositions d’un

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recueil de fables enchâssées dans la littérature exemplaire », p. 79-112 ; A. Heneveld, « From Paternal Advice to Amourous Dialogue : Reading through the Frame of Fabular Exchange », p. 209-230 ; E. Legittimo, « La parabole de l’homme dans le puits et la fable du puits du Mūlasarvāstivāda-Vinayavastu », p. 259-279 ; N. Oddo, « Les enjeux des réécritures de romans orientaux au temps de la Réforme Catholique en France », p. 409-432 et B. Selmeci Castioni, « La Bible comme accessoire. Le potentiel d’équivocité de la légende de Barlaam et Josaphat sur la scène française du XVIIe siècle », p. 433-450. 7. Ces exempla portent les numéros 4994 et 878 dans l’Index exemplorum de Tubach (F. C. Tubach, Index exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, Akademia Scientiarum Fennica, 1969). 8. Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 46-48, voir aussi p. 52, l. 35-p. 53, l. 38. 9. Tubach, Index, n° 2907. 10. Tubach, Index, n° 5225. 11. Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 67. 12. Barlaam et Josaphat, p. 74, l. 72-73. 13. Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8. 14. Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8-9. 15. Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74-71. 16. Le dernier exemple délivré par Barlaam, « La jeune biche » (ex. IX), s’applique également à Josaphat mais fonctionne davantage comme un contre-exemple, dans la mesure où il s’agit de dissuader le jeune prince de rejoindre son maître et les ermites au désert pour éviter que ceux-ci ne fussent massacrés par les serviteurs du roi Avenir : « Se tu t’an vas avec moi, je ai paor que nos ne soiens en autel maniere bailli » (p. 84, l. 42-43). Voir cidessous. Je n’ai pas trouvé de référence à cet apologue méconnu dans l’Index de Tubach. 17. Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74. 18. Smirnova, « L’Histoire », p. 84. 19. Voir A. Vauchez, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont- elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », Les Fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe –XIIIe siècle) : actes du colloque de l’École française de Rome (Rome, 27-29 octobre 1988), Rome, École française de Rome, 1991, p. 161-172. 20. C’est un peu moins vrai pour les exemples de « L’unicorne » (Tubach, Index, n° 5022), de « L’archer et le rossignol » (n° 322) et des « Trois amis » (n° 2407), dont la portée est plus vaste. Ainsi l’archer abusé par le rossignol représente-t-il les idolâtres, tandis que « l’home qui s’en fuï de la face a l’unicorne » s’assimile à « cil qui metent a nonchaloir les conmandemenz nostre Seignor » (Barlaam et Josaphat, p. 68, l. 26-27 et 30-31), de telle sorte que les modèles de comportement proposés a contrario par ces exemples s’adressent aussi bien à Barlaam et à Josaphat qu’aux lecteurs/auditeurs de l’histoire. Sans doute faut-il comprendre la particularité de ces trois exemples, comme on le verra plus loin, dans la perspective de la succession signifiante des exempla à l’intérieur du récit. 21. Victoria Smirnova relève d’ailleurs que « Le roi et les pauvres heureux », et surtout « La jeune biche », pour être trop circonstanciels, sont ignorés par les prédicateurs et omis des collections médiolatines (« L’Histoire », p. 83-84). 22. On se gardera de confondre cette succession signifiante d’ exempla, désignée comme « rhétorique » parce qu’elle a trait à la dispositio des récits enchâssés, avec l’exemplum d’obédience antique que les spécialistes de la littérature exemplaire qualifient de « rhétorique » par opposition à l’exemplum « homilétique », proprement médiéval (sur cette distinction, voir J. -Y. Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, éd. J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998, p. 43-65). Cette dernière distinction, qui a trait à la réception dans la mesure où l’exemplum « rhétorique » est

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destiné à l’élite intellectuelle et l’exemplum « homilétique » à la mentalité des simples, ne s’applique pas au contexte de la présente étude. 23. Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 48. 24. Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 49, 55, 64 et 67. 25. Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 14. 26. Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 8-9 et 10-12. 27. Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 9 et l. 24. 28. Sur cet apologue et ses réminiscences littéraires, voir L. D. Wolfgang, Le Lai de l’oiselet. An Old French Poem of the Thirteenth Century, Philadelphia, Transactions of the American Philosophical Society, 1990, p. 7-15 ; G. Eckard, « “Li Oiseaus dit en son latin”. Chant et langage des oiseaux dans trois nouvelles courtoises du Moyen Âge français », Critica del testo, 2/2, 1999, p. 677-693 et Uhlig, « Quand l’oiseau chante et chastie ». 29. Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 45. 30. Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 57-59. 31. Barlaam et Josaphat, p. 72, l. 4. 32. Barlaam et Josaphat, p. 76, l. 13-15. 33. Barlaam et Josaphat, p. 29, l. 12-19. 34. Barlaam et Josaphat, p. 31, l. 64-p. 37, l. 25. Le parallèle entre la description du courtisan converti dans le récit-cadre (« cil conseilliers estoit mont dolenz de ce que cil roys menoit en tele error et sovant l’en voloit reprandre, mas il ne paroissoit, quar il avoit paor que se li roys s’en corrouçoit et qu’il et touz ses lignaiges n’en fust honiz », p. 76, l. 18-22) et celle, dans l’apologue, du conseiller du roi qui « vist la grant desleauté le roy qui si destrusoit le bien et essauçoit lou maul, si se pensai qu’il fasoit mauvais demorer en sa conpaignie a cex qui sauver se voloient » (p. 31, l. 71-73), est en effet probant. 35. Barlaam et Josaphat, p. 37, l. 23-24. 36. Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 72-73. 37. Outre sa portée plus circonstancielle qu’universelle, cet apologue est susceptible d’entraîner une confusion dans l’esprit des destinataires avec la parabole du bon berger (Jn 10, 1-15). Que penser, en effet, du massacre auquel le salut d’un seul peut exposer tous les autres ? Comme le suggère Victoria Smirnova, ce risque d’équivoque est sans doute responsable du dédain que les prédicateurs lui ont témoigné : « Mais quelle conduite le prédicateur médiéval doit-il exiger de son auditoire lorsqu’il lui raconte une histoire pareille ? Il est donc peu étonnant que cet apologue reste dans l’ombre » (« L’Histoire », p. 84). 38. « Et Balaam li dist : “De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors mes au grant bien que tu cudoies par dedans ensint le fist jadis uns riches roys”. » (Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 45-48). 39. Voir la n. 2. 40. Barlaam et Josaphat, ex. VIII (je souligne) : « Quant il veillarz l’out esprové en mainte maneres et qu’il ne demandoit mie sa fille por maulvaise amor qu’il conçut an lui » (p. 80, l. 66-68) et Josaphat : « Mes or te pri que tu me dies commant tu me bees a esprover por savoir mon coraige » (p. 80, l. 3-5). 41. C’est à dessein que j’emprunte cette image à la rhétorique amoureuse pour décrire la relation spirituelle. Corinne Jouanno a montré de façon plutôt convaincante que la rencontre de Barlaam et de Josaphat, et notamment l’épisode de l’échange de vêtement, se prêtait à une relecture courtoise (« Barlaam et Joasaph : une aventure spirituelle en forme de roman d’amour », PRISMA, 16, 2000, p. 60-76). 42. Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 65-66. 43. Voir en particulier Y. Foehr-Janssens, Le Temps des fables : le Roman des Sept Sages, ou l’autre voie du roman, Paris, Champion, 1994.

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44. Un regard sur les quelques versions françaises qui s’affranchissent de leurs tiroirs suffit à constater que la présence du maître, mais aussi la portée de son enseignement, s’y font beaucoup plus discrètes. Tel est le cas de la version anglo-normande en vers de Chardry (XIIIe siècle) qui, en éliminant l’intégralité des exempla, entraîne une réduction considérable du rôle attribué à Barlaam. On mentionnera encore les versions théâtrales de la légende, qui suppriment la majorité des apologues pour des raisons sans doute liées à la scénographie et se caractérisent par une nette érosion de l’autorité du maître, relégué à une place secondaire dans le Miracle Nostre Dame par personnages et dans le Mystère du Roy Advenir. Je me permets de renvoyer ici à mes propres travaux, « Aprendre par essample : sens et valeurs de l’exemplarité dans le Josaphaz de Chardry (XIIIe siècle) », Le Récit exemplaire (1200-1800), éd. V. Duché et M. Jeay, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 59-75 et « Au risque d’un saint inflexible : sainteté et imitation dans les versions françaises théâtrales de Barlaam et Josaphat », L’Esprit Créateur, 50, 2010, p. 33-48. 45. Barlaam et Josaphat, p. 48, l. 35. 46. Est-ce la raison pour laquelle il s’agit des seules historiettes à n’être pas directement racontées par Barlaam ? La première, placée dans la bouche du maître, est explicitement au discours rapporté (« Por ce ne doute mie que je dis a ton sergant ne soient voires, mes se ge n’avoie avant esprové ton san et ta valor, je ne te oseroie mie si haute chose moustrer, quar mes Sires dit : “Uns homs estoit qui semoit […]”. », p. 49, l. 9-p. 50, l. 12), tandis que la seconde est assumée par Théodas. 47. Mt 13, 1-23 ; Mc 4, 1-20 ; Lc 8, 4-15. 48. En tant que parabole évangélique, elle n’intervient pas dans le décompte des dix exempla établi par Sonet. De fait, la reprise de l’Évangile explicite la délégation de la parole à « mes Sires ». Mais dans la mesure où le texte ne propose aucune distinction lexicale ou syntaxique entre les paraboles et les exempla, rien ne s’oppose à ce qu’on lui attribue le même statut d’histoire enchâssée. De fait, le lien de conséquence entre la conclusion de la parabole et sa glose est le même que pour les exempla : « Por ce di ge que se ge truis an ton cuer de bone terre qui doie porter frut, je i semerai la divine semance et te descovrerai le mystere » (Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 20-22, je souligne). 49. Barlaam et Josaphat, p. 45, l. 6-p. 48, l. 18. 50. Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 22-30. 51. Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 35-39. 52. Sur cet apologue répandu à la fin du Moyen Âge, voir W. Fleischhauer, « The Old Man of the Mountain : the Growth of a Legend », Symposium, 9, 1955, p. 79-90 ; S. Marchesi, « Sic me formabat puerum : Horace’s Satire I, 4 and Boccaccio’s Defense of the Decameron », Modern Language Notes, 116, 2001, p. 1-29 ; M. Gold, « Those Evil Goslings, Those Evil Stories : Letting the Boys Out of Their Cave », Levinas and Medieval Literature. The “Difficult Reading” of English and Rabbinic Texts, éd. A. W. Astell et J. A. Jackson, Pittsburgh, Duquesne University Press, 2009, p. 281-304 ; C. E. Baxter, « Turpiloquium in Boccaccio’s Tale of the Goslings (Decameron, Day IV, Introduction) », The Modern Language Review, 108, 2013, p. 812-838 et M. Uhlig, « “Rien n’est vrai, tout est permis”. Le Vieux de la Montagne et les paradis artificiels de la littérature », Poétique, à paraître. L’apologue est indexé sous l’entrée 5365 dans l’Index de Tubach. 53. Barlaam et Josaphat, p. 121, l. 26. 54. Voir Y. Foehr-Janssens, « Arthur et les sept sages : confluences de la fiction bretonne et du roman de clergie ? », Cultures courtoises en mouvement. Actes du XIIIe Congrès de la Société internationale de littérature courtoise (Montréal, Québec, Canada), 25-31 juillet 2011, éd. I. Arseneau et F. Gingras, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 277-290 ; B. Milland-Bove, « Les “nouvelles” des romans arthuriens du XIIIe siècle : narrations longues, narrations brèves ? », Faire Court : l’esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf- Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 249-267 ; F. Mora, « La tentation de la nouvelle dans le roman en prose du XIIIe siècle : l’épisode du compagnonnage

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d’Eugènes et de Galaad dans la version brève du Tristan en prose », Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, éd. J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M. -C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 25-37 ; B. Wahlen, L’Écriture à rebours : Le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010, p. 273-280. 55. « Et dit : Biaus sire Dex, merci !/Ce sont ange que je voi ci. /Et voir or ai je molt pechié,/Or ai je molt mal esploitié/Qui dis que c’estoient deiable » (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. et trad. Ch. Méla, Paris, Le Livre de Poche, 1990, v. 131-135). 56. Avec celle des « Trompettes de la mort » qui lui sert de premier volet et celle de « L’unicorne ». Voir Smirnova, « L’Histoire », p. 83. 57. C’est, parmi d’autres, le cas des Sermones laicorum pour le latin, des Contes moralisés de Nicole Bozon pour le français. Voir Smirnova, « L’Histoire », p. 85.

RÉSUMÉS

Les dix exempla qui émaillent la version en prose dite « champenoise » de Barlaam et Josaphat (XIIIe siècle) entretiennent avec le récit-cadre des rapports spéculaires. L’effet de mise en abyme s’exerce sur les personnages mais aussi, dans certaines fables, sur le texte lui-même et sur ses différents niveaux d’enchâssement, initiant une réflexion sur le « récit à tiroirs ». On souhaite examiner de plus près ces liens entre le récit-cadre et les exemples enchâssés.

The “champenoise” prose version of Barlaam et Josaphat (thirteenth century) contains ten embedded tales related to the narrative framework. The tales often depict characters who look like the protagonists of the main story. In some tales, though, the mises en abyme don’t concern the characters but the text himself and the practice of embedding. I will examine the narrative, rhetorical and reflexive bonds between embedding and embedded narratives in this version of Barlaam et Josaphat.

AUTEUR

MARION UHLIG University of Wisconsin-Madison

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« Por conter a le cort le roi » Le plaisir du récit enchâssé dans les romans de Raoul de Houdenc

Madeleine Jeay

1 La remarque suivante de Gaston Paris offre la meilleure introduction possible à l’analyse du dispositif d’insertion des récits dans la Vengeance Raguidel de Raoul de Houdenc1 : Le sujet essentiel du poème, la vengeance exercée sur le meurtrier du malheureux Raguidel, n’en remplit que les 550 premiers et les 1300 derniers vers ; le reste, 4300 vers sur 6170, est occupé par des incidents tout à fait étrangers à ce sujet2.

2 Elle présente de façon claire ce qui a pu déranger les critiques qui ont reproché au roman son manque d’organisation et d’unité. Les études de Stoyan Atanassov qui y réagit, mettent au contraire en évidence la conjointure subtile d’un roman dans lequel la technique de l’enchâssement narratif constitue une clé pour la compréhension de l’économie du texte3. En effet, le récit de la vengeance, qui ouvre et ferme le roman, sert de cadre aux histoires enchâssées qui ont pu apparaître comme autant de diversions, qu’il s’agisse des deux autres récits principaux, ceux autour de la dame de Gaudestroit et des amours de Gauvain et d’Ydain, ou des contes arthuriens convoqués dans la diégèse, comme le Lai du Cort Mantel et le Chevalier à l’Épée. Nous verrons qu’au- delà de ces exemples évidents, les récits se multiplient tout au long de la narration, mis dans la bouche des divers personnages, faisant de l’emboîtement narratif le principe de composition du roman. Nous pourrons constater comment ce principe s’inscrit dans le texte, soit métaphoriquement, par exemple par la place qu’y occupe l’image de la châsse, soit de façon explicite, avec les interventions du narrateur et la terminologie qu’il utilise pour en rendre compte. Nous nous interrogerons enfin sur la corrélation entre ce qui se dessine, en ce début du XIIIe siècle, comme une rhétorique propre au récit bref et la dimension parodique que l’on prête à la Vengeance Raguidel, notamment à travers les traits qualifiés d’antiféministes qui caractériseraient le roman.

Personnages conteurs

3 La crise initiale, la « mésaventure » qui va déclencher l’action romanesque, vient d’une rupture perturbatrice avec la coutume consistant à rapporter à la cour d’Arthur les

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aventures rencontrées par les chevaliers. L’échange des récits permet et légitime normalement celui des nourritures. Aucun ne s’annonce et ce silence anormal à la cour réunie à Carlion pour les fêtes de Pâques, affecte le roi qui refuse de manger « devant ce qu’en sa cort entrast/novele d’aucune aventure4 ». Pris au pied de la lettre en amorce du roman, ce motif affirme dès les premiers vers, la portée structurante de l’enchâssement narratif pour l’ensemble du texte. On peut en trouver une confirmation dans l’incident à l’origine de l’action et qui aboutira au récit fait à la cour en clôture du roman. L’arrivée d’une nef où repose le cadavre du chevalier à venger, étendu sur son écu dans un char de combat, peut se lire comme une métaphore des emboîtements narratifs qui ne cesseront de se produire, pour se conclure avec le compte rendu de la vengeance demandée pour la mort de ce chevalier : « L’écu, le char et la nef forment une chaîne dont chaque élément est à la fois contenant et contenu selon une logique d’emboîtement5. » Autre niveau d’emboîtement : la lettre contenue dans l’aumônière qui pend à la ceinture du mystérieux chevalier précise les conditions de la vengeance réservée aux deux chevaliers capables de retirer le tronçon de lance fiché dans le corps du défunt et les anneaux qu’il porte aux doigts. C’est Yder, le partenaire de Gauvain dans cette aventure, qui en attestera le succès : « Oiant la cort au roi conta/comment la vengance fu prisse6 ». Succès que confirme à son tour l’amie de Raguidel : « Biax sire rois, se Dius m’aït, cis chevaliers vos conte voir . » Cele li conte et fait savoir de tot en tot la verité. Et quant li rois a escouté le conte tot de cief en cief, si refait joie de recief et tos et totes en font joie7.

4 Si l’histoire trouve ainsi sa conclusion, il faudra que le narrateur succède à ses protagonistes afin de procéder formellement à la clôture du roman. Celle-ci consiste en une double identification, car il dévoile son nom puis celui du récit qu’il vient de terminer, et dont il revendique la réussite, succès de sa narration qui couronne celui de l’aventure : […] Ici faut et remaint li contes, qu’il ne dure mes. Raols, quil fist, ne vit après dont il fesist grinnor acontes qui n’i soit noumé. C’est li contes e la Vengance Raguidel. Nus nel porroit trover plus bel, nan voir, car de lui est estraite, et por ce doit estre avant traite8.

5 Le choix du même terme, celui de « conte », pour désigner à la fois le roman et les récits appartenant à la diégèse, fait écho à la présentation du narrateur en introduction où il évoque ce que « la matere conte9 ». La répétition du mot « conte » et de ses dérivés, repris sept fois dans ces vers de conclusion, porte à considérer avec attention l’effort de réflexion métatextuelle et terminologique manifesté par Raoul de Houdenc. Il incite à voir le « sujet essentiel du poème » dans l’opération même du récit, dans le fait de narrer, tout autant que dans l’histoire d’une vengeance.

6 Par le peu d’espace qu’occupe celle-ci, par sa position initiale et finale, elle fait, répétons-le, fonction de récit cadre en un mouvement circulaire qui fait se commencer et se terminer le roman à la cour d’Arthur. Tout en mettant en garde contre le risque

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d’anachronisme, plusieurs siècles avant la réunion des conteurs des Cent Nouvelles Nouvelles autour du duc de Bourgogne, on peut noter que la cour constitue l’un des lieux topiques de réunion d’un cercle conteur propice à l’échange des récits brefs. C’était d’ailleurs ce que Chrétien de Troyes suggérait discrètement lorsqu’il situait, dans le Chevalier au lion, le récit de Calogrenant dans le contexte des devis entre dames et chevaliers, à l’occasion des fêtes de Pentecôte à Carduel. Si l’on s’en tient à une acception stricte, un récit enchâssé introduit une histoire, des personnages et des lieux qui n’appartiennent pas au récit principal, « pour laisser place à une narration brève de deuxième niveau10 ». La Vengeance Raguidel ne comporterait alors que deux récits enchâssés, le Lai du Cort Mantel et le Chevalier à l’épée, dont l’intertexte, sur lequel nous reviendrons, est destiné à illustrer le regard ironique porté sur les comportements féminins. Ils interviennent en effet en contrepoint aux événements racontés, misant sur la connaissance que peuvent en avoir les lecteurs pour les inviter ainsi à ce commentaire ironique. Peut-on pourtant parler de récits enchâssés dans la mesure où ils agissent de façon allusive, sans faire l’objet d’un récit proprement dit, et où ils sont insérés dans la diégèse11 ? L’histoire du Mantel est introduite cependant comme une narration « de deuxième niveau », rapportée à Gauvain qui chemine en compagnie de sa bien aimée Ydain, par un serviteur venant de la cour d’Arthur pour relater l’aventure troublante de ce manteau qui révèle l’infidélité des dames. Mais elle s’intègre tout de suite à la narration principale, puisque Gauvain se dit persuadé que la fidélité d’Ydain aurait pu ainsi être révélée, et que Keu par la suite, lui rétorquera qu’il aurait été piégé comme les autres. L’épisode des lévriers fidèles, que l’épreuve de chasteté aura eu pour fonction d’annoncer, confirmera la prédiction de Keu12 . Cet épisode reprend le conte de Gauvain et de la demoiselle aux lévriers dans le Chevalier à l’Épée, pour opposer, semble-t-il, leur fidélité à leur maître à l’inconstance d’Ydain, dans un jeu-parti entre Gauvain et le chevalier qui la lui a dérobée. Il reste que ces deux histoires qui n’ont pas besoin d’être racontées comme telles car elles appartiennent à un répertoire connu du public, gardent, dans le texte hôte, leur singularité de récit venu d’ailleurs.

7 Un semblable effet de rupture peut se constater à propos des six récits à la première personne assumés par les protagonistes du roman. Ils se situent tous, sauf le dernier qui concerne la vengeance de Raguidel, dans l’épisode des relations triangulaires entre la dame de Gaudestroit, le chevalier dont elle s’est détournée en faveur de Gauvain et ce dernier. Certains, particulièrement développés, créent vraiment l’impression de décrochement propre au dispositif d’enchâssement narratif. Bien qu’il ne comporte qu’une dizaine de vers, le premier se présente tout à fait à la manière d’une nouvelle, avec une formule d’adresse à l’auditoire pour en introduire la narration : […] Segnor, taisciés ! Faites joie, le duel laisciés. Or escoltés une novele qui molt est avenans et bele13.

8 Arthur se réjouit ainsi de l’aventure qu’il va raconter, celle de l’arrivée de la nef qui contient dans un char le corps d’un homme gisant sur son écu : il va enfin pouvoir partager le repas avec sa cour. Le second récit, relativement bref lui aussi, va introduire à la première des histoires de l’épisode, celle de la rencontre de Gauvain avec Maduc, le Chevalier Noir amoureux de la dame de Gaudestroit et qui, par désir de vengeance, tranche les têtes des chevaliers qui lui demandent l’hospitalité. L’épisode possède une tonalité parodique certaine, manifeste dès le début, puisque Gauvain s’adresse au vilain

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qui garde les bêtes dans la forêt, non parce qu’il est en quête d’aventure14, mais pour qu’il lui indique où satisfaire sa faim et donner de l’avoine à son cheval. Le berger lui signale le château du Chevalier Noir, mais le dissuade de s’y rendre en lui racontant ce qui lui est arrivé cinq ans auparavant. Son histoire commence avec le nécessaire décrochage temporel : « Une fois fui en sa maison,/bien puet avoir. V. ans passés », et avec les attestations d’authenticité qui en garantissent l’exactitude : « Bien m’en sovient, g’i biu assés/bon vin c’uns vallés me dona15 ». Par la suite Maduc lui-même donnera à Gauvain, qui vient de le vaincre, l’explication de sa conduite cruelle. Sur plus de deux cents vers, il fait alors le récit du tournoi organisé par la dame de Gaudestroit afin de donner son amour au vainqueur16. Sa haine pour Gauvain qui l’a alors vaincu – et dont il ignore qu’il s’adresse à lui − vient moins de sa défaite que de la perte de la dame qu’il aime. Elle s’est détournée de lui pour quelqu’un qui n’a qu’indifférence à son égard. Depuis, il tue tous les chevaliers qu’il rencontre dans l’espoir de trancher la tête à Gauvain. La longueur même de la narration de Maduc justifie la formule de raccrochement au récit du narrateur, avec l’assertion de vérité typique : « La verité vos ai contee17 ». Bien que l’épisode du tournoi appartienne à la diégèse comme élément essentiel des événements autour de la dame de Gaudestroit, sa narration à la première personne et sa formule conclusive lui donnent l’apparence d’un récit enchâssé.

9 On pourrait hésiter à placer le récit suivant dans ce groupe caractérisé par une certaine longueur ou par des procédures de suture à la narration proprement dite qui viennent en rompre le déroulement. Il ne comporte en effet qu’une vingtaine de vers et pourrait plutôt être considéré comme un élément du dialogue entre la dame de Gaudestroit et le veneur qu’elle interroge sur l’incident de chasse au cours duquel Maduc s’est emparé de son cerf blanc. Il constitue cependant un autre exemple de la façon dont le narrateur délègue la narration des événements aux personnages, mais surtout, il se greffe à la diégèse en servant de transition à l’arrivée de Gauvain incognito chez celle qui veut sa mort : les chasseurs, que le chevalier a défendu contre Maduc, l’ont invité en remerciement. En revanche, le dernier récit de cette série représente, par son ampleur, par les circonstances de sa narration et ses références aux situations où se racontent des histoires, une manifestation tout à fait représentative de l’insertion de récit dans la Vengeance Raguidel. La façon dont il est introduit nous renvoie au cercle conteur initial, celui de la cour d’Arthur. La dame de Gaudestroit, qui explique à Gauvain pourquoi fut construite la fenêtre guillotine destinée à lui trancher la tête, introduit ainsi le récit du tournoi qui a provoqué la haine d’amoureuse bafouée qu’elle ressent pour lui : « Sire se vos estoit contés li contes por qoi jel fis faire, molt vos poroit li contes plaire por conter a le cort le roi ». Il li respont : « Contés le moi. Certes, jel conterai a cort18 ».

10 Cette première introduction est suivie d’une autre qui ouvre la narration proprement dite : « Sire, or oiés por qoi jel fis19 ». Le tournoi sera donc raconté, cette fois-ci du point de vue de la dame, et de l’humiliation que lui a infligée le vainqueur indifférent aux « signes de drüerie » par lesquels elle lui accordait son amour, comme il était convenu20. La tension découle du fait que l’auditeur de cette histoire de vengeance devant aboutir à la double mort des protagonistes n’est autre que Gauvain, qui n’a pas eu l’occasion de révéler son nom. Ce « suspense » est intensifié par la reprise de la formule introductive pour relancer le récit de la dame :

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Sire, entendés ! Je vuel conter por qoi je fis cest sarcu faire. La verité vos vuel retraire21.

11 Elle annonce ainsi son intention de faire passer par la fenêtre la tête de Gauvain, précisément là où il est, d’abaisser le pilori pour la lui trancher et de se tuer ensuite.

12 Le dernier des récits à la première personne est le plus complexe des six, à la fois par son articulation à la narration principale et par son organisation interne. Sur presque trois cents vers, l’amie de Raguidel, que Gauvain vient de rencontrer, lui explique les circonstances qui l’ont conduite à porter ses vêtements à l’envers aussi longtemps qu’elle ne sera pas vengée : « Or oiés le conte mortel,/par foit, et jel vos conterai22 ». Son récit comporte un dialogue au style direct avec une fée qui assure à la jeune fille que son ami, tué par le traître Guingasoain aux armes enchantées, sera vengé. Elle le placera pour cela dans un navire, à la recherche d’un vengeur. La demoiselle reprend sa narration après une brève interruption de Gauvain demandant si on sait ce qui est arrivé au navire. Elle a appris par le chevalier Yder que la nef est arrivée à Carlion où les deux chevaliers désignés pour la vengeance se sont manifestés : Gauvain a retiré le tronçon de lance et Yder les cinq anneaux qui lui avaient été mis aux doigts, signe qu’il serait lui aussi l’instrument de la vengeance. La question de Gauvain au sujet d’Yder donne lieu à une autre histoire, récit dans le récit de presque deux cents vers23 : « Sire, une fable ascoute l’an/or oiés por qoi il le het24 ». Yder est amoureux de la fille de Guigansoain qui refuse de la marier tant qu’il sera vivant, car ses possessions viennent de la mère de la jeune fille. La fin du récit, en réponse à une nouvelle question de Gauvain qui veut savoir où se trouve ce félon chevalier, est relancée, comme on a pu le voir dans le récit précédent, par une formule d’exorde de conteur. La demoiselle explique comment Guingasoain est défendu par un ours et la façon dont on peut s’en défendre, explication nécessaire à la suite de l’aventure et de la vengeance, et qui sert de transition pour le retour à la narration principale : il s’agit d’un ours « duis si faitement/com vos m’orés dire et conter25 ». Le passage traduit, avec son enchâssement narratif, ce qui est suggéré par la métaphore des emboîtements dont les détails sont redonnés par la demoiselle, ceux de l’aumônière avec sa lettre, de l’écu, du chariot et de la nef. Comme une mise en abyme du roman lui-même, le récit de la mort de Raguidel et la demande de vengeance qui sert de cadre au roman enchâssent l’histoire du conflit entre Yder et Guingasoain.

13 À ces récits à la première personne, il faut en ajouter quatre, simplement évoqués par le narrateur, mais introduits chaque fois par les termes faisant référence à la situation de narration. Au début de l’aventure, le serviteur frappé par Keu qui veut se l’approprier à tort, vient rapporter l’incident : Si s’est clamés au roi Artu del senescal et a conté de la cosse la verité26.

14 Lorsque Gauvain, poursuivi par les hommes de la dame de Gaudestroit, vient se réfugier auprès de Maduc dont il est devenu l’allié, ce dernier lui demande ainsi ce qui lui est arrivé : « Et se vos plaist, si me contés/com avint de vostre aventure27 ». Inutile de raconter à nouveau ce qui l’a déjà été, précise le narrateur soucieux de ne pas émousser l’intérêt : Lors lui reconta tot le conte issi com je vos ai conté,

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mais ja li conte raconté n’ierent ascolté volentiers28.

15 C’est aussi pour éviter la répétition qu’il est simplement fait allusion à la rencontre de Gauvain avec l’amie de Raguidel lorsqu’elle en fait part à Yder : « la verté tele com estoit/li contai29 ». Le quatrième de ces récits conclut le roman, quand Yder informe la cour du succès de la vengeance, conclusion où s’accumulent, comme nous l’avons vu, les occurrences du verbe « conter ».

16 Il n’est pas besoin de reprendre non plus la description de la façon dont Raguidel a été placé dans la nef enchantée. Cette image de la « logique d’emboîtement » en œuvre dans le roman a été précisée à deux moment clés : l’apparition de la nef à la cour, événement déclencheur des aventures, puis le récit que fait à Gauvain l’amie du chevalier pour expliquer ce qui a conduit à sa mort et à la vengeance réclamée. On peut adhérer à l’affirmation que la série d’inclusions que cette scène représente − la lettre contenue dans l’aumônière à la ceinture du corps posé sur son écu dans le char de guerre que transporte la nef −, peut matérialiser la nécessaire conjointure entre les trois histoires principales du roman : la vengeance, l’épisode du Gaudestroit et celui des amours de Gauvain et d’Ydain30. On peut rapprocher de cette scène fondatrice du roman et de son principe narratif, celle où la demoiselle de Gaudestroit fait visiter à Gauvain le dispositif qu’elle a conçu en vue de leur double mort. Près du maître autel de la chapelle où elle l’a conduit, s’en trouve un autre « enclos tot entor31 », qu’on ne peut apercevoir que par la fenêtre pilori au rasoir d’acier. Au devant de l’autel se trouve un cercueil destiné à recevoir leurs deux corps, tandis qu’au-dessus sont placées deux châsses en or contenant des reliques embaumées par le parfum émanant de deux cors d’ivoire. En ce cas encore, il ne semble pas que ce soit surinterpréter que d’accorder une valeur métaphorique de l’écriture du roman à cet ensemble, au-delà du rapprochement qu’on peut y voir entre les saints placés dans les châsses et les martyrs d’amour destinés à reposer dans le cercueil. À l’appui d’une telle affirmation, il suffit de constater l’attention que le narrateur porte à la terminologie qu’il utilise pour présenter à la fois son récit et ceux de ses protagonistes.

Le discours du narrateur

17 On a pu le remarquer à travers les citations qui précèdent, le terme qui revient de façon constante est celui de conte avec sa forme verbale, conter, et ses dérivés comme aconter et reconter. La première variante par rapport à cette norme, est celle de « fable », le terme utilisé pour introduire au récit que l’amie de Raguidel fait à Gauvain afin d’expliquer pourquoi Yder hait Guingasoain qui lui refuse sa fille : « Sire, une fable ascoute l’an/or oiés por qoi il le het32 ». En cette occurrence, le terme n’est pas pris dans un sens restrictif, mais renvoie à l’acception générale d’histoire narrée. La variante la plus intéressante porte sur l’usage que le narrateur fait de « nouvelle » à trois reprises. Les deux premiers exemples sont reliés à l’aventure dont Arthur attend le récit à la cour. On constate de l’un à l’autre comment le sens d’« événement récent que l’on rapporte » qu’a le mot dans la première histoire, s’est spécialisé dans la seconde en « récit, le plus souvent bref, d’une aventure, en général récente et présentée comme telle », selon la définition canonique proposée par Roger Dubuis33. Arthur qui avait décidé de ne pas manger tant qu’à sa cour n’arriverait « novele d’aucune aventure », appelle, après la découverte de la nef merveilleuse, à écouter « une novele/

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qui molt est avenans et bele34 ». On note, par l’association avec le verbe « conter », la même transition vers la spécialisation du terme à propos du récit que fait à Gauvain le serviteur témoin de la mésaventure du mantel : Mais les noveles que il ont oïes que cil a contees ne sont pas totes oblïees35.

18 Ce qui frappe, à côté de ces deux exceptions, c’est la répétition systématique du terme « conte » et de ses dérivés, aussi bien pour le récit principal du narrateur que pour ceux des personnages. Dans leur cas, l’accent est mis sur la vérité de ce qui est rapporté, mais aussi, comme l’indique la demoiselle de Gaudestroit à Gauvain, sur le plaisir qu’on peut prendre à l’écouter et par la suite, à le raconter à nouveau, notamment à la cour. Dans le cas du narrateur, ce qui importe, dans la plupart de ses usages du terme, c’est de s’en tenir à ce que « la matere conte36 », sans se laisser aller à des longueurs qui pourraient ennuyer. Nous reviendrons sur sa façon d’appliquer le principe rhétorique de brièveté. Les auditeurs n’ont pas de plaisir à écouter un récit qu’ils ont déjà entendu : c’est ainsi, qu’il se contentera de signaler celui que Gauvain fait à Maduc d’événements qui ont déjà été racontés. Les autres occurrences de la nécessité de ne pas allonger le conte pour éviter l’ennui et afin de « la droite voie aller37 », comportent une dimension ironique, touchant les usages et les réserves du récit courtois. Même s’il n’est pas séant de s’attarder sur la joie que des amants prennent la nuit et d’aller jusqu’à décrire leur lit − « Des lis ne fait mie a parler. /À parler ? Non, ce n’est pas fins −, on touchera un mot de sa couverture doublée de zibeline, de ses draps et de ses riches coussins38. « De la grant joie qui i fu/la nuit ne fait pas a conter », ni « des vins ne de la contenance/ne des mangiers ne des beax lis39 ». Le narrateur se conforme ainsi aux normes du récit courtois, discret sur les détails de ces réalités, discrétion pleine de saveur ironique du fait de son contraste avec l’insistance mise sur la nourriture à la cour d’Arthur et lors de la rencontre de Gauvain et du Chevalier Noir. L’aspect le plus original toutefois des références au fait de narrer dans la Vengeance Raguidel, c’est l’importance qu’y prend l’évocation de la situation d’écoute : le verbe conter y fonctionne de nombreuses fois en binôme avec « écouter » et ses variantes comme « entendre » et « ouïr ». De par leur nombre même, par leur caractère métanarratif, toutes ces occurrences dénotent, de la part du narrateur, un intérêt pour l’exploration des limites du genre romanesque que l’on a constaté dans les autres œuvres de Raoul de Houdenc. Francis Gingras observe comment il est également préoccupé par les questions de terminologie dans le Roman des eles et le Borjois borjon, et s’amuse à travestir les conventions du roman arthurien dans Meraugis de Portlesguez40.

19 Il est ainsi révélateur de retrouver la synthèse des observations qui précèdent, associant à la situation de récit les impératifs de brièveté et de vérité, au moment même où il se nomme pour la première fois, à l’endroit emblématique qu’est le milieu du roman : Mais longue devise n’est preus a dire en cort n’a roi n’a conte. Ci commence Raols son conte, qui ne fait pas a mesconter, ançois fait molt bien a conter et a oïr et a retraire . La matere qu’il en vielt faire est verités, si fait a croire41.

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20 Le passage sert de transition à Raoul, à la fin de l’aventure de Gauvain avec Maduc et la dame de Gaudestroit, pour indiquer qu’il n’est pas utile de la prolonger, alors qu’il va s’engager dans celle de sa rencontre avec Ydain. On sait qu’il se nomme aussi au milieu de Meraugis de Portlesguez, avec la même affirmation d’authenticité qui se doit d’autoriser tout récit, affirmation qui se retrouve, on l’a vu, dans les narrations de ses personnages. Par rapport à la leur, c’est la capacité qu’il a de jouer avec les conventions du roman qui distingue sa façon de conter. Par contraste avec leurs narrations, limitées à l’énoncé des événements, la sienne se permet les moments d’arrêt attendus que sont les descriptions et autres lieux de déploiement de maîtrise rhétorique. À une exception près, d’autant plus significative, il le fait avec discrétion, à titre de confirmation de son statut de narrateur : ekphrasis à propos de la chapelle avec la fenêtre guillotine et les sarcophages, effets d’anaphore pour évoquer plutôt ironiquement les amours entre Gauvain et Ydain42. Il se livre en revanche à une mise en scène ostentatoire de ces procédés dans la longue évocation de la ville de la dame de Gaudestroit où il va être accueilli. Elle s’étend sur une centaine de vers, après deux vers d’introduction qui énoncent clairement que ce qui va suivre appartient en propre au discours du narrateur : Se je la vile ne devis, rien ne vaut quanque j’ai conté . Je vos di bien, par verité, onques ne vi si bel castel43.

21 Nous aurons donc le détail des murs, fossés, tours et ponts qui protègent la cité pour arriver à l’évocation de ses richesses. Il est vraisemblable que le passage s’inspire de la description du château de Guingambresil dans le Conte du Graal, avec son même usage de l’anaphore, « ainsi que la mention des mêmes activités artisanales44 ». En raison de son extension et de ses traits stylistiques, on serait tenté de le rapprocher des dits énumératifs qui se multiplieront aux XIIIe et XIVe siècles. À la manière de leurs auteurs, le narrateur assume son propos à la première personne, mimant le jongleur en performance avec son adresse au public : Il n’a bele uevre en tot le mont que on ne puist dedens trover et se g’i fal a l’aconter, ne vos en devés mervellier45.

22 Au sein des activités artisanales et parmi les fournitures offertes dont l’accumulation évoque de façon précise celles que l’on retrouvera dans des dits comme les Crieries de Paris, le Dit de la maille ou le Dit du Lendit, figure un personnage caractéristique, le charlatan du Dit de l’erberie de Rutebeuf, personnage qui représente une figure du narrateur : Teus se fait mire qui lor ment et tex lor dist qu’il set fisique quis tient a fols plains de musique. Mais il le fait por sa merc vendre, si fait au fol de langue entendre qu’il le garra de l’idropie46.

23 L’énumération des marchandises est à rapprocher de celle des invités à la cour pour les fêtes de Pâques, auxquelles on aurait pu s’attendre au début du roman. Elles constituent toutes deux des topoï associés à certains moments du récit, l’évocation de la richesse urbaine pour la première et les épisodes d’hospitalité pour la seconde, avec

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les jongleurs et leurs instruments. Le narrateur, qui insiste sur le nombre des gens rassemblés à la cour, commence par en nommer deux, Engenor et Aguisait, pour ensuite déjouer les attentes : « mais ja de prince qu’il i ait/ne vos tenrai en cest point conte47 ». « Tenir conte » comporte ici l’acception de compter et de nommer, autrement dit d’énumérer, si souvent synonymes de narrer dans l’écriture médiévale. On trouve plus loin dans le roman un exemple explicite de ce lien, dans une autre des formules où l’omission n’est qu’un des masques de l’hyperbole. Une fois accomplie la vengeance de Raguidel, son amie offre l’hospitalité aux chevaliers dans son château : De la grant joie qui i fu la nuit ne fait pas a conter, que l’on n’en poroit pas nombrer le moitié ne la tierce part48.

24 Ainsi déployer sur une centaine de vers son habileté à « nombrer », c’est bien, de la part de Raoul de Houdenc, afficher que cette séquence énumérative constitue, comme les autres pauses descriptives ou rhétoriques, un registre d’expression propre au narrateur. Le passage, justifié au début par l’affirmation que sans la description de la ville, son récit n’aurait pas de valeur, se clôt par deux vers d’introduction à la reprise du récit : « Or est bien drois que je vos die/de Gavain et des veneors49 ». Cette façon d’encadrer cette section par les interventions du narrateur, montre non seulement que Raoul de Houdenc est conscient du caractère hétérogène d’un type d’énoncé qui prendra son autonomie sous forme de dit, mais qu’il le revendique et l’expose en l’enchâssant dans le récit principal.

Parallèles avec le récit bref

25 À un moment où le répertoire des formes brèves du registre familier et comique se constitue avec les versions satiriques des lais, les branches du Roman de Renart, les fabliaux, les dits, la Vengeance Raguidel instaure un dialogue avec ces formes par sa façon de convoquer le Lai du Cort Mantel ou le Chevalier à l’épée et de faire place à la parole des personnages et à leurs récits, tout en donnant un espace au registre propre au narrateur. Les remarques des critiques au sujet du caractère parodique et misogyne du texte peuvent se lire elles aussi à la lumière des traits qui définissent les genres brefs, tout autant que par rapport aux autres textes romanesques qui interrogent l’idéal chevaleresque illustré par Chrétien de Troyes50 . Il y a unanimité pour voir en effet dans la Vengeance Raguidel un roman parodiant les conventions de l’univers romanesque courtois, affirmation que l’on appuie par une revue des nombreux passages qui démontrent non seulement la vanité de prouesse de Gauvain, mais également comment le poète prive tous ses personnages de sens51 . L’analyse qu’a faite Lori Walters des textes contenus dans le manuscrit ms. 472 de Chantilly, où la Vengeance Raguidel côtoie six branches du Roman de Renart, la conduit à interpréter les aventures de Gauvain en miroir avec celles de Renart, juxtaposition qui met en évidence le caractère anti-courtois de plusieurs des aventures du neveu d’Arthur52.

26 L’une des marques les plus incontestables du registre qu’elle qualifie d’« anti- courtois », c’est bien ce que l’on a l’habitude d’identifier comme de la misogynie, celle qu’affichent les genres brefs, et qui se perpétuera comme une convention de la nouvelle. Dans la Vengeance Raguidel, elle se manifeste ouvertement dans l’épisode de la relation de Gauvain avec Ydain, alimentée par les deux récits brefs convoqués, le Cort

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Mantel et le Chevalier à l’épée. Le premier illustre le topos de l’inconstance féminine représentée par Ydain, tandis que Raoul de Houdenc offre une variante du récit que fait le second de l’infidélité de l’amie de Gauvain. Comme dans le Chevalier à l’épée, celle-ci est mise en relation avec l’insuffisance sexuelle de Gauvain, emblème du manque inhérent à la prouesse de chevaliers capables de conquérir la dame, mais non de faire preuve de la compétence érotique nécessaire pour la garder. Cette lecture d’Emmanuèle Baumgartner est partagée par Roberta Krueger qui voit la misogynie du héros à la fois comme une cause et un symptôme53 . Ces textes traduiraient la tension que créent les exigences de l’honneur et de l’amour dans un contexte de forte polarisation du genre, dans le sens de gender, où les deux sexes sont mutuellement victimes de leur vulnérabilité et du risque de déshonneur. Cette thématique n’est évidemment pas propre aux romans qui mettent en scène Gauvain pris au piège de sa réputation de preux et de séducteur. Elle parcourt le répertoire lyrique dans les genres qui font écho au courtois pour présenter une image du poète marquée par la déficience, et se cristalliser en véritable topos, celui d’une impuissance sexuelle déplorée entre autres par Eustache Deschamps et Guillaume de Machaut. Elle est une composante quasi définitoire des genres brefs dont le comique repose en grande partie sur la confrontation entre l’insuffisance masculine et les appétits féminins.

27 Il se peut, comme l’avance encore Roberta Krueger, que les commentaires misogynes dans les romans n’aient pas été pris au premier degré, mais qu’ils aient été destinés à susciter le débat parmi les auditeurs54. Dans la Vengeance Raguidel, cette affirmation est plus qu’une hypothèse intéressante puisqu’on peut identifier plusieurs indices montrant que la possibilité d’une discussion a été programmée, inscrite dans le texte même. L’ouverture au débat constituerait ainsi un autre parallèle avec les textes à récits enchâssés qui, comme les Sept sages de Rome et les recueils de nouvelles, l’intègrent dans le récit-cadre. Un passage qui permet d’affirmer cela concerne les circonstances du choix que fait Ydain de délaisser Gauvain pour rejoindre son adversaire dans le jeu-parti dont elle est l’enjeu. On peut légitimement argumenter qu’il a été provoqué par la vue des attributs avantageux du chevalier que le couple a rencontré en train d’uriner, comme le laisse entendre le commentaire du narrateur : Jo ne sai s’Yde vit ses braies ne s’el torna ses iels de la. De l’uevre aprés com elle ala sai bien quels est la verités55.

28 Or on peut tout aussi bien justifier la conduite d’Ydain par le dépit légitime causé par l’attitude de Gauvain qui ne se porte pas à sa défense, mais accepte de la jouer lors d’un jeu-parti avec le chevalier. Comme le remarque Beate Schmolke-Hasselmann, contrairement à sa situation dans le Chevalier à l’Épée où Ydain veut le mettre à l’épreuve, ce qu’il ne lui pardonnera pas, Gauvain est armé dans la Vengeance Raguidel et peut donc défendre sa dame56. La critique voit dans la conduite d’Ydain, non le signe de sa lasciveté féminine, mais une réaction de ressentiment face au comportement sans courtoisie du chevalier qui accepte de faire d’elle l’objet d’un pari. Que les lecteurs modernes puissent débattre de ses motivations est bien l’indice que l’incertitude à leur sujet est inscrite dans le texte, ouverture programmée à la discussion. À l’insinuation ironique du narrateur à propos de l’attrait qu’a pu exercer sur Ydain ce que les braies du chevalier lui ont révélé, répond l’expression de sa frustration à se voir réduite au statut de simple enjeu entre deux chevaliers :

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« Comment ! fait ille, est il ensi ? Avés vos de moi giu parti ? Avés me vos mise en balance ? Molt ai en vos povre fïance ! Or sai je bien, se m’ amisciés, ja giu parti n’en eüsciés57 ! »

29 La suite de ses propos, tout en jouant sur le double sens du terme « partir », indique clairement que c’est lui, Gauvain, qui, en acceptant le jeu-parti, a pris l’initiative de se séparer d’elle58. Si l’ambiguïté de ses motivations offre matière à débat, il en est de même pour le comportement de Gauvain, en cet épisode comme dans plusieurs autres où il prête plus à la parodie qu’à l’admiration. Le parallèle avec le Chevalier à l’Épée, où sa capacité sexuelle est mise à l’épreuve, ne peut manquer d’entretenir des doutes quant à sa performance en cette matière dans la Vengeance Raguidel, avec les rires auxquels ils peuvent prêter.

30 Sans faire de rapprochements abusifs entre le roman de Raoul de Houdenc et le corpus des textes qui relèvent du récit bref, il est frappant de constater des affinités dans leur usage commun de traits qui relèvent du registre comique, comme les allusions à la sexualité masculine défaillante et à la lasciveté féminine. Le rapprochement invite à mettre en perspective les allégations de misogynie qui ont pu viser le roman, ceci d’autant plus que, comme on vient de le voir, la possibilité du débat est inscrite dans la narration même. C’est d’ailleurs ce que suggère également la récurrence du verbe « conter » pour accompagner tout autant les prises de parole des personnages que celles du narrateur. Par le contrat de communication qu’il établit entre ce dernier et le lecteur, il convie implicitement ce dernier à devenir narrateur à son tour, à prendre place dans le cercle des conteurs. On peut s’interroger pourtant sur la part de feinte que comporte cette mise à l’épreuve des conventions du roman où le narrateur paraît lâcher prise pour ne sembler s’attacher qu’à enchâsser les récits de ses protagonistes. De la part d’un auteur qui a aussi écrit des récits brefs59, La Vengeance Raguidel est une magnifique démonstration de virtuosité adressée à un public qui connaît tout autant le répertoire de la brièveté que celui du roman arthurien et des récits qui le parodient.

NOTES

1. Voir Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006. 2. Cité dans S. Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », Le Moyen Âge dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, éd. J. R. Scheidegger avec la collaboration de S. Girardet et E. Hicks, Paris, Champion, 1996, p. 49-63 (p. 50) : la citation se situe à la p. 49 de l’ Histoire littéraire de la France, Paris, Imprimerie nationale, 1888, t. XXX. 3. Voir Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel ». Voir aussi S. Atanassov, L’idole inconnue. Le personnage de Gauvain dans quelques romans du XIIIe siècle, Orléans, Paradigme, 2000, p. 50, qui mentionne les remarques d’Alexandre Micha sur l’enlacement rudimentaire des épisodes. 4. La Vengeance Raguidel, v. 20-21. Je renvoie pour d’autres occurrences de ce motif à la note de l’éditeur (p. 351) qui mentionne les sources avérées de Raoul de Houdenc : le Conte du Graal (éd. F.

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Lecoy, Paris, Champion, 1972, v. 2820-2824), le Lai du Cort Mantel (éd. Ph. E. Bennett, Mantel et cor. Deux lais du XIIe siècle, Exeter, University of Exeter, 1975, v. 104-109) et la Première Continuation de Perceval (éd. W. Roach, The Continuations of the Old French « Perceval » of Chretien de Troyes, Philadelphia, The American Philosophical Society, 1952, t. III, v. 3134-3139). Voir aussi, plus largement, A. Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe -XIIIe siècles), Genève, Droz, 1992, motif M151. 5. Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », p. 50. 6. La Vengeance Raguidel, v. 6082-6083. 7. La Vengeance Raguidel, v. 6086-6093. 8. La Vengeance Raguidel, v. 6100-6108. 9. La Vengeance Raguidel, v. 12. 10. B. Milland-Bove, « Les nouvelles des romans arthuriens du XIII e siècle : narrations longues, narrations brèves ? », Faire court. L’esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf-Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 249-267, ici p. 257. 11. Voir B. Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens (Cor, Mantel, Espee ) dans les romans arthuriens du XIIIe siècle », Le Récit bref au Moyen Âge, éd. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie, 1980, p. 107-128 : le lai du Mantel est réduit de 902 vers à 67 (p. 113). 12. Voir E. Baumgartner, « À propos du Mantel mautaillié », Romania, 96, 1975, p. 315-332 : sur l’épreuve de chasteté dans le roman arthurien, inscrite dans le motif de « l’arrivée à la cour du mystérieux messager », p. 324-325. 13. La Vengeance Raguidel, v. 157-160. 14. L’effet parodique découle de la relation avec l’hypotexte évoqué par la scène, celui de la rencontre de Calogrenant, puis d’Yvain, avec le bouvier dans le Chevalier au lion. 15. La Vengeance Raguidel, v. 600-603. 16. Le récit va du vers 1220 au vers 1430. 17. La Vengeance Raguidel, v. 1429. 18. La Vengeance Raguidel, v. 2210-2215. 19. La Vengeance Raguidel, v. 2221. 20. La Vengeance Raguidel, v. 2257. 21. La Vengeance Raguidel, v. 2272-2274. 22. La Vengeance Raguidel, v. 4950-4951. 23. Le récit va des vers 5156 à 5239. 24. La Vengeance Raguidel, v. 5158-5159. 25. La Vengeance Raguidel, v. 5218-5219. 26. La Vengeance Raguidel, v. 492-494. 27. La Vengeance Raguidel, v. 2730-2731. 28. La Vengeance Raguidel, v. 2766-2769. Notons que l’épisode du tournoi qui a opposé Gauvain et Maduc a été raconté deux fois, d’abord par le chevalier vaincu, puis par la dame de Gaudestroit. 29. La Vengeance Raguidel, v. 5316-5317. 30. Voir Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », p. 50. 31. La Vengeance Raguidel, v. 2116. 32. La Vengeance Raguidel, v. 5158-5159. 33. Voir R. Dubuis, Les Cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, p. 126. 34. La Vengeance Raguidel, v. 21 et 159-160. 35. La Vengeance Raguidel, v. 3924-3926. B. Milland-Bove note dans les romans en prose qu’elle a étudiés un usage semblable du terme nouvelle dans le sens de fait récent que l’on rapporte et aussi dans celui de récit : « Les nouvelles des romans arthuriens », p. 258.

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36. La Vengeance Raguidel, v. 12. 37. La Vengeance Raguidel, v. 3637. 38. La Vengeance Raguidel, v. 3638-3639. 39. La Vengeance Raguidel, v. 5958-5959 et 5968-5969. 40. Voir F. Gingras, « Pour faire court : conscience générique et formes brèves au Moyen Âge », Faire court, éd. Croizy-Naquet, p. 155-179 (voir p. 172-174). 41. La Vengeance Raguidel, v. 3318-3325. 42. Voir La Vengeance Raguidel, v. 3590-3603 : « or l’aimme » est répété 13 fois, à quoi il faut ajouter 6 occurrences de « or » seul. 43. La Vengeance Raguidel, v. 1772-1775. 44. Note de l’éditeur, p. 365. 45. La Vengeance Raguidel, v. 1796-1799. 46. La Vengeance Raguidel, v. 1834-1839. 47. La Vengeance Raguidel, v. 10-11. 48. La Vengeance Raguidel, v. 5958-5961. 49. La Vengeance Raguidel, v. 1876-1877. 50. Voir Baumgartner, « À propos du Mantel mautaillié », p. 332 : parmi ces œuvres, la critique mentionne le Bel inconnu, l’Âtre périlleux et certains épisodes du Tristan en prose. 51. Voir notamment R. H. Thompson, « “Fors del sens” : Humour and Irony in Raoul de Houdenc’s La Vengeance Raguidel », Thalia, 2, 1979, p. 25-29 ; Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens », p. 113 ; Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance Raguidel », p. 53-55 ; F. Gingras, « Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du XIIIe siècle (Chantilly, Condé 472), Études françaises, 42, 2006, p. 13-38. 52. Voir L. J. Walters, « Parody and Moral Allegory in Chantilly MS 472 », MLN, 113, 1998, p. 937-950, notamment p. 938 et 946-947 : par le réseau d’oppositions que ces aventures tracent entre Gauvain et les autres personnages arthuriens et renardiens, la représentation qui est donnée de lui oscille entre Perceval et Renart. 53. Voir E. Baumgartner, « Des femmes et des chiens », De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe -XIIIe siècles), Orléans, Paradigme, 1994, p. 325-333 (p. 328-329) ; R. L. Krueger, Women Readers and the Ideology of Gender in Old French Verse Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 98-99. 54. Voir Krueger, Women Readers, p. 69. 55. La Vengeance Raguidel, v. 4452-4455. 56. Voir Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens », p. 117-119 : le désir d’Ydain de revoir ses lévriers s’expliquerait ainsi par sa volonté de donner à Gauvain l’occasion de combattre son adversaire et de se racheter. 57. La Vengeance Raguidel, v. 4509-4514. 58. Voir La Vengeance Raguidel, v. 4515-4518 : « Tos vos estes de moi partis,/qui en faites vos gius partis !/Vilainnement vos en partés/qant vos de moi vos gius partes ! ». 59. Le Roman des eles comporte 660 vers et Le Dit du « Borjois borjon » en comprend 122 dans le ms. de Berne, 126 dans celui de Nottingham.

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RÉSUMÉS

Dans la Vengeance Raguidel, Raoul de Houdenc s’appuie sur les topoï du répertoire narratif et sur la connaissance qu’en a son public, pour les mettre à l’épreuve à travers le principe d’enchâssement. Le motif de la vengeance fait ainsi office de récit cadre pour ces narrations confiées aux protagonistes, sans que ces récits, même le Lai du Cort Mantel et le Chevalier à l’Épée qui ont une existence autonome, puissent se détacher de la diégèse.

In the Vengeance Raguidel, Raoul de Houdenc relies on his knowledge of the topoi of the narrative repertoire and on his public’s knowledge of it to put them to test through the principle of insertion. The vengeance motif works as a framed tale for the stories told by the protagonists, stories which are, however, an integral part of the diegesis, even those that have a life by themselves, like the Lai du Cort Mantel and the Chevalier à l’épée.

AUTEUR

MADELEINE JEAY McMaster University Hamilton, Canada

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Le livre dans le récit Textes brefs et dynamique cyclique dans l’Estoire del saint Graal

Mireille Séguy

1 L’Estoire del saint Graal, le premier volet du Lancelot-Graal1, est généralement connue pour son caractère composite : à la fois abstrait et polymorphe, ce récit assume, dans la mémoire littéraire qui lui est associée, les deux caractéristiques principales de l’étrange « beste diverse » qui, dans le prologue, guide le narrateur-copiste vers le « livret » divin dont l’Estoire est censée être la transcription. La « diversité » que l’on reconnaît au roman – pour en condamner la maladresse ou y voir au contraire un effet concerté2 – tient essentiellement à l’hétérogénéité générique et registrale dont témoignent les récits enchâssés qui s’enclenchent, dans la deuxième partie du texte, à la faveur des multiples séjours qu’effectuent les protagonistes dans divers espaces insulaires où leur foi et leur endurance sont mises à l’épreuve. Si le long récit consacré à Hippocrate cruellement berné par deux femmes a particulièrement frappé les critiques par le contraste qu’il offre avec la coloration religieuse de l’Estoire3, tous les autres récits d’île exploitent des formes narratives, des matières et des tons qui font écart, à des degrés divers, avec le « mainstream » du roman : notices de Bestiaires ou de Lapidaires (île de Port Péril), récit cosmologique (île Tournoyante), fabliau, récit mythologique (île d’Hippocrate, île du Géant), roman de chevalerie (île du roi Orcauz). Aussitôt l’île quittée par les personnages qui y séjournent, ces récits secondaires se terminent. Isolés et clos sur eux-mêmes, les espaces insulaires de l’Estoire offrent ainsi au prosateur la possibilité d’expérimenter des poétiques diverses sans nuire à la progression de la diégèse, en des récits enchâssés qui s’ouvrent et se referment comme autant de tiroirs4. Cette structure narrative archipélique, qui permet d’articuler au récit principal des micro-séquences autonomes, a été analysée par Michelle Szkilnik comme une modélisation possible de la composition de l’Estoire, mais aussi de celle du Cycle Vulgate, « tout en morceaux », constitué de différentes parties certes ordonnées, mais aussi hétérogènes, pour certaines mal jointoyées entre elles, et toujours susceptibles d’être lues de manière autonome, au Moyen Âge comme aujourd’hui5. Si les récits d’île de l’ Estoire dramatisent ainsi la tension qui habite le cycle entre unité du tout et indépendance des parties, clôture et ouverture de la structure d’ensemble, d’autres récits enchâssés insistent au contraire essentiellement sur la dynamique cohésive du

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Cycle Vulgate dont l’ Estoire marque le seuil, en incarnant l’idéal d’unité et de complétude que matérialisent les codex cycliques. Ces derniers récits, qui sont au nombre de trois, ont des caractéristiques communes : ce sont tous trois des textes brefs qui relèvent d’une origine ou d’une inspiration divine, ils concernent en outre la généalogie de leurs lecteurs, et engagent enfin un rapport spéculaire explicite avec l’ Estoire et/ou le reste du cycle. Les lignes qui suivent voudraient tester l’hypothèse selon laquelle ces trois textes emblématisent et mettent en abyme, au cœur de l’Estoire, la fonction ordonnatrice et unificatrice que ce récit vise à assumer à l’égard du Lancelot- Graal en tentant d’imposer à cet ensemble romanesque une cohésion à la fois diégétique, narrative et textuelle6.

Sutures généalogiques

2 Le prologue du roman rapporte comment, sept cent dix-sept ans après la Passion, « la nuis qui est entre le joesdi absolut et le venredi beneoit7 », un petit livre a été remis par le Christ à un ermite qui, après l’avoir perdu, puis retrouvé, en a fait une copie dont l’ Estoire est issue. Ce long prologue métadiscursif, rédigé à la première personne, fait de l’ermite à la fois le narrateur de l’aventure rapportée, son personnage principal et son scripteur – la fonction d’auteur étant réservée à l’instance divine, en toute orthodoxie ou presque (les textes scripturaires se voyant tout de même ici augmentés d’un écrit inédit, issu de rien moins qu’un autographe du Christ8). De cet ermite, nous ne saurons rien, sinon qu’il réside « en un des plus sauvages lieus ki fust en toute la Bloie Bretaigne9 », et qu’il y a sans doute autrefois mené une vie aventureuse. Nous ne connaîtrons pas non plus son nom. Cette identité soustraite à l’écriture fait toutefois l’objet de deux curieux développements qui en soulignent la nature problématique et qui complexifient la représentation de l’instance auctoriale dans ce texte de seuil. Le premier de ces développements est consacré à légitimer l’anonymat dans lequel l’ermite-narrateur entend demeurer. Trois raisons sont avancées : il s’agit tout d’abord de faire échec à l’accusation de « vantanche » dont les envieux pourraient accabler celui qui revendiquerait l’honneur d’avoir reçu et copié l’histoire sainte du Graal (« la haute estoire com est cele du Graal10 »). Il s’agit ensuite d’empêcher que l’insignifiance du nom du copiste n’amoindrisse le prestige du récit qu’il met en écrit, « car il se tient pour la plus povre persone et pour la plus despite ki onkes fust formee », et il convient enfin d’éviter que ne lui soient imputées les altérations que différents scribes peu scrupuleux, les « escrivens qui apriés le translatiassent d’un lieu en autre11 » pourraient faire subir à son texte. Si cette variation sur l’ humilitas de l’auteur peut à un premier niveau être interprétée comme la marque d’un effacement destiné à renforcer la fiction de l’origine divine du récit, la longueur même de ce passage, et surtout les multiples contradictions dont il est tissé, laissent a contrario clairement affleurer la présence d’une voix singulière consciente d’appartenir à une communauté de compositeurs et de lecteurs, et soucieuse d’affirmer son implication dans la régie du récit comme dans la diffusion et dans la réception de son ouvrage. Dès les premières lignes du prologue s’énonce ainsi l’ambiguïté d’un récit qui, tout en ne cessant de se réclamer d’une ascendance divine, désigne dans le même temps cette généalogie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une construction fictionnelle destinée à légitimer son existence et, avec elle, celle de l’ensemble du Lancelot-Graal dont il introduit la lecture 12. Selon des modalités différentes, cette même ambiguïté se manifeste dans le second développement que le narrateur-copiste consacre, dans le prologue, à son identité et

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plus précisément à sa généalogie. Après la nuit où il reçoit la visite du Christ, l’ermite se réveille en tenant à la main le « livret » divin, un ouvrage « qui n’estoit pas en nule manière plus lons ne plus les ke est la paume d’un home13 ». Il en commence la lecture et tombe sur un premier titre, qui annonce curieusement – alors que l’ouvrage est censé contenir les « secré » du Christ, écrits de sa main14 – « Chi est li commenchemens de ton lignaige15 ». Cette première partie du « livret » expose en fait la totalité de la lignée du narrateur, puisqu’il en arrive au terme avant de lire le deuxième titre de l’ouvrage, dont l’énoncé est plus attendu : « Chi commenche Li Livres du saint Graal16 ». On ne trouve au début de l’Estoire aucun chapitre énumérant les ancêtres ou les descendants de l’ermite du prologue : comme celui du Roman de l’Estoire dou Graal de Robert de Boron, son principal hypotexte, le commencement de l’Estoire se greffe immédiatement sur l’histoire de la Passion du Christ, où se déroulent les « enfances » du Graal17. On est dès lors fondé à considérer la mention de ce premier chapitre comme l’un des multiples démentis infligés par le récit à la fiction de la scrupuleuse conformité entre le texte de l’Estoire et le livret composé par le Christ18. Mais on peut aussi soutenir que la lignée du copiste nous est donnée plus loin dans le récit, au moment où le personnage de Nascien (un roi païen converti au christianisme), reçoit un « brief » par lequel il prend connaissance de son lignage, et plus précisément du nom de ses descendants en ligne directe jusqu’à Galaad. Cette interprétation, que suit Michelle Szkilnik19, s’appuie d’une part sur la similitude des deux lignées, présentées dans les deux cas comme une succession de « preudomes » de sainte vie, mais aussi sur la déclaration liminaire de l’ermite-copiste, selon laquelle son nom et ses ancêtres seront révélés dans la suite du récit, « par les paroles qui chi apriés seront dites20 ».

3 En confondant la généalogie du copiste avec celle de Nascien, héros inventé par l’Estoire et la Queste del saint Graal, cette lecture souligne bien sûr la nature fictionnelle du texte en faisant du narrateur-copiste lui-même l’un des personnages du roman, ancêtre lointain des gardiens du Graal. Elle renforce aussi, ce faisant, la cohérence de la fable de l’origine surnaturelle du récit, puisqu’elle explique a posteriori pourquoi cet obscur ermite breton a été choisi par le Christ pour faire connaître au monde une histoire – l’histoire du Graal – qui se trouve être aussi celle de ces ancêtres. Mais plus que l’ambiguïté générique du texte, qui feint de trouver dans l’univers de fiction qu’il configure la garantie de son origine divine, c’est le processus de suture temporelle que permet ici la confusion des généalogies que nous aimerions souligner. Cette suture, qui s’effectue entre le niveau de la narration et celui de la diégèse, permet non seulement au copiste-narrateur et aux personnages d’occuper le même temps, mais aussi d’en unifier le déroulement, depuis le point d’origine de l’histoire racontée (la Passion du Christ) jusqu’à sa mise en écrit sept cent dix-sept ans plus tard, cet intervalle englobant l’histoire de la conversion de l’Occident au christianisme ainsi que celle de la geste arthurienne. Le petit livre du Christ, et plus particulièrement sa première partie, permet ainsi de tenir ensemble tous les temps qu’embrasse l’univers de fiction du Lancelot-Graal, jusqu’à celui, bien entendu fictif, de sa mise en écrit.

4 Après le « livret » divin, le deuxième texte que nous examinerons est une lettre – un « brief », pour reprendre la désignation médiévale – rédigée par Salomon à l’intention du dernier membre de sa lignée, Galaad. Il est destiné à être placé à bord de la Nef miraculeuse que le roi a fait réaliser afin, nous dit-on, de faire savoir à ce lointain descendant, à plus de deux mille années de distance, qu’il connaissait son existence à venir (« Certes, se je en nule manière li pooie faire savoir coment, si grant tens devant

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sa naissance, ai seüe noveles de sa venue, je li feïsse savoir21 »). Le texte de la lettre est un récit à part entière : après une mise en garde contre l’« engin de feme », le « brief » de Salomon, rapporte en effet les circonstances de la fabrication de la Nef, ainsi que l’histoire des deux objets qui y ont été placés dans l’attente de leur futur possesseur, l’épée du roi David et le lit surmonté des trois fuseaux de bois issus de l’Arbre de Vie : Lors fist Salemon un brief por metre en la neff et escrist el comencement del brief, aussi come se ce fust l’entente de sa raison : « Os tu ! chevaliers beneüreus qui seras fin de mon lignage. Se tu veuz vivre en pes et come sages, si te garde sor totes choses d’engin de feme […]. Ce te mande Salemons, por ce que tu t’en gardes en remembrance de lui. » Ce fu le comencement del brief qe Salemonz escrist por le chevalier qui puis fist tantes beles chevaleries el roiaume de Logres et mist a fin les aventures qui el roiaume de Terre Foraine et en maint autre païs avenoient par la vertu et par la force del seint Graal, si come li contes le devisera ça en avant. Aprés escrist la verité de la nef, si come la feme la fist faire, et la richesce de l’espee et del lit et des fuisseax, coment li uns en estoit blans et li autres vermelz et li autres verz sanz peinture nule, ainz estoient de naturel color, si come il avoient esté pris en l’arbre. Et qant il ot escrit le brief, si le mist au chevez del lit, desoz la corone22.

5 La fonction étiologique du « brief » – éclairer Galaad sur la « verité de la nef » – s’efface comme on le voit derrière une autre fonction, plus proprement narrative, qui est de confirmer l’Estoire dans son rôle programmatique à l’égard du cycle et tout particulièrement ici, de la Queste. À l’instar de Salomon, qui tient à ce que son dernier descendant sache qu’il connaissait son existence à venir, l’Estoire s’affirme ici comme un récit de commencement qui anticipe et embrasse le futur du cycle, ce que « li contes […] devisera ça avant ». C’est de cette prescience que la lettre de Salomon est chargée de témoigner pour le futur. Réciproquement, à l’autre bout du cycle, ce « brief » devra être, pour ceux qui le liront, un opérateur de « remembrance » (« por ce que tu t’en gardes en remembrance de lui »). Si elle matérialise – comme la Nef elle-même – la linéarité chronologique du lignage de Galaad, et, à travers elle, la connexion des temps bibliques et fictionnels, la lettre du roi Salomon témoigne ainsi également de la visée de l’Estoire : s’imposer comme la mémoire d’un futur narratif qu’elle anticipe et dont elle va jusqu’à modeler le rapport au passé.

6 Le troisième et dernier texte bref de l’Estoire se présente également sous la forme d’une lettre qui, comme la première partie du « livret » du prologue, retrace la généalogie de son destinataire et qui, comme la lettre du roi Salomon, embrasse le temps de l’achèvement du cycle. Comme le « livret », encore, ce texte bref est d’origine divine et apparaît d’abord à la faveur d’une vision nocturne. Alors qu’il sommeille sur la Nef de Salomon, Nascien voit un « preudom » lui mettre en main une lettre où il trouvera, lui dit-il, le nom de ses descendants. Neuf personnages se présentent ensuite devant le rêveur. Tous ont l’air de rois, sauf le huitième, qui affecte l’apparence d’un chien misérable et finit par se métamorphoser en lion sans couronne. Au réveil, Nascien trouve dans sa main un écrit qui confirme, en la narrativisant et en la glosant, la succession généalogique de son rêve. Ce récit généalogique est rédigé en latin et en hébreu, et, comme annoncé, déroule la succession des descendants du héros, présentée comme celle des « ministres et des chevaliers Jesucrist23 ». Sans surprise, le huitième nom de la lignée se révèle être celui de Lancelot et le neuvième celui de Galaad, dernier des descendants de Nascien. Mais alors que le texte du « brief » reprend pour Lancelot l’image du chien développée par le rêve, il se sert pour désigner Galaad d’une métaphore qui non seulement lui est étrangère, mais qui rompt également avec le

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paradigme animalier utilisé pour Lancelot, rendant ainsi bancale la relation de filiation qui les lie, que le texte souligne pourtant : De celui istra li novismes qui sera fluns trobles comme boe et espés el comencement, et el mileu clers et nez, mais en la fin sera il a cent dobles plus clers que el mileu et sera si douz a boivre que a peines s’en porroit nus saoler : en lui me baignerai ge toz ; cil sera rois coronez et avra non Galaaz ; cil passera de bonté de cors et de chevalerie toz les chevaliers qui devant lui avront esté et qui a son tens seront […]24.

7 L’image du fleuve ne se comprend que par référence à un autre rêve généalogique concernant la même lignée, qui nous est rapporté plus tôt dans le récit. Dans ce rêve (dont bénéficie cette fois Mordrain, le beaufrère de Nascien), la succession généalogique est représentée par une série de neuf fleuves issus du même lac originel. Au prix d’une distorsion des champs métaphoriques investis par les deux rêveurs (distorsion qu’autorise au demeurant le contexte onirique), le « brief » remis à Nascien opère ainsi une suture entre les deux songes généalogiques. Cette suture se manifeste non seulement par l’entrelacement des paradigmes métaphoriques, mais aussi par la reprise littérale, dans le « brief » de Nascien, des termes employés pour évoquer le fleuve-Galaad du songe de Mordrain : Chil fluns estoit si troubles el commenchement et si espés comme boe ; et el milieu, s’estoit si clers et si nes comme pierre precieuse, et si roides et si bruians com vous avés oï ; enchore estoit il en la fin d’autre manière, car il estoit a cent doubles plus clers et plus biaus ke il n’estoit au milieu et si dous estoit a boire ke nus ne s’en pooit sooler25.

8 Les trois textes brefs de l’Estoire cousent ainsi ensemble plusieurs temps : le temps des différentes histoires qui composent le cycle – lequel prolonge lui-même le temps de l’Ancien Testament –, le temps du « conte », et le temps de sa mise en écrit. Ce faisant, ils emblématisent la fonction que l’Estoire prétend assumer vis-à-vis du Lancelot-Graal : celle d’un récit de seuil qui serait aussi un récit programmatique, susceptible d’organiser a posteriori l’ensemble qu’il introduit en fonction d’une structure temporelle cyclique, à la fois linéaire et bouclée sur elle-même. Comme en témoigne le dernier exemple que nous venons d’analyser, le type de suture qu’ils réalisent peut également être de nature textuelle : la lettre des « briefs » de l’Estoire coud aussi les textes ensemble, à l’image des recueils cycliques qui, dès la fin du XIIIe siècle, ont assemblé tous les volets du Lancelot-Graal26.

Mises en abyme textuelles

9 La suture textuelle que réalise le « brief » de Nascien, en reprenant les mots mêmes par lesquels le récit désigne plus tôt Galaad, dépasse en fait les limites de l’Estoire. Car le récit de ce « brief » entre également littéralement en résonance avec un autre rêve généalogique, qui se trouve cette fois dans la Queste del saint Graal. Il s’agit du songe que fait Lancelot au pied d’une croix, dans la forêt : le rêveur voit venir à lui un homme couronné, entouré d’étoiles et accompagné de sept rois et de deux chevaliers. Tous se prosternent devant la croix en invoquant le « Peres des cielx », qui ne tarde pas à apparaître. Ce dernier donne sa bénédiction à chacun des personnages en lui promettant son « ostel », sauf à l’aîné des deux chevaliers, à qui il demande de partir pour avoir déçu ses espérances. Quant au plus jeune des chevaliers, il le métamorphose

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en lion ailé en donnant immédiatement la « senefiance » de cette allégorie : « Biax filz, or puez aller par tot le monde et voler sus tote chevalerie27. »

10 Ce songe, comme on le voit, présente des analogies manifestes avec celui de Nascien tel qu’il nous est présenté dans l’Estoire (les neuf personnages, la dévalorisation du huitième et l’élection du dernier, appelé à régner sur l’ensemble de la chevalerie). Mais c’est surtout son commentaire qui impose la portée cohésive du songe. Car l’ermite- exégète de la Queste, après avoir rapproché explicitement le rêve de Lancelot de celui fait par Mordrain dans l’autrefois de la diégèse (« Ceste avision vit li rois Mordrains en son dormant28 »), reprend exactement les mots que le narrateur de l’Estoire, puis le texte du « brief » de Nascien, utilisent pour décrire le neuvième fleuve : « Cil fluns ert troubles ou comencement et espés come boe, et el mi leu clers et nez, et en la fin d’autre manière : car il estoit a cent doubles plus biaus et plus clers que au comencement, et si douz a boivre que nus ne s’em poïst saouler29 . » Ce phénomène de « soudure immatérielle », pour reprendre l’heureuse expression de Mireille Demaules30, grâce auquel les deux textes de l’Estoire et de la Queste se répondent littéralement de part et d’autre du Cycle Vulgate, n’est pas isolé. La singularité de ce passage – et son intérêt pour nous – est que l’effet citationnel s’y trouve comme redoublé ou réfléchi par un texte dans le texte, le « brief » de Nascien, qui, tout à la fois, contribue à élaborer et met en abyme la suture textuelle ici réalisée entre l’Estoire et la Queste.

11 Deux manuscrits de l’Estoire prennent à la lettre le statut spéculaire de ce texte en y insérant un résumé proleptique de l’ensemble de la Queste . Il s’agit de Paris BnF fr. 2455 (fin du XIIIe siècle) et de Paris BnF fr. 98 (XVe siècle), copie tardive du premier. Ces deux manuscrits offrent une version particulière de l’Estoire où se succèdent et s’entremêlent, à partir de la seconde moitié du récit, des amplifications, des remaniements et des interpolations (parfois très considérables) qui frappent par leur cohérence d’ensemble et par l’intelligence qui préside à leur insertion dans le cours ordinaire du récit31. Dans ces manuscrits, le texte du récit généalogique confié à Nascien se prolonge, une fois parvenu au nom de Galaad, par l’énumération des aventures qui forment la trame de sa vie, autrement dit des événements majeurs la Queste : accomplissement de l’aventure du Siège Périlleux, guérison du Roi Mehaignié, navigation des trois élus du Graal vers le Palais Spirituel de Sarras à bord de la Nef conçue par Salomon, prise de possession de l’épée « az estrainges renges » et du lit aux fuseaux par Galaad, mort de Galaad et de Perceval, disparition du Graal et enfin retour de Bohort à la cour d’Arthur, grâce auquel « toutes les avantures enci com elles lor seront avenues de jor en jor […] seront mizez en escrit tout mot a mot32 ». En déployant le « brief » qui lui est donné pendant son rêve, Nascien déroule de cette manière non seulement la succession commentée de sa descendance, mais aussi un ensemble de faits diégétiques qui couvrent la majeure partie du temps du cycle et, tout particulièrement, celui de la Queste. Les mots par lesquels la lettre se termine, en rappelant le protocole inventé par le Lancelot (selon lequel le livre que nous lisons procède de la mise en écrit, par les scribes d’Arthur, des aventures racontées par les chevaliers de la fiction) en font de surcroît un texte qui met en abyme les processus de mise en récit et de mise en écrit du cycle.

12 Ce rapport de spécularité entre l’Estoire et la Queste est explicitement au cœur de l’écriture et de la réception du deuxième texte bref de l’Estoire, la lettre rédigée par Salomon à l’intention de Galaad. La découverte du « brief » de Salomon par les

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protagonistes de la Queste est soigneusement rapportée par le narrateur de ce dernier récit : Et Percevax […] troeve dedenz un brief. Et quant li autre voient ce, si dient que, se Diex plest, cist briés les fera certains de la nef et dont ele vint et qui la fist premierement. Lors comence Perceval a lire ce qui ert ou brief, et tant qu’il lor devise la maniere des fuissiaux et de la nef einsi come li contes la devisee. Si n’ot celui laienz qui assez n’en plorast tandis come il escoutoient, car de haut afere et de haute lignee lor fesoit cil remembrance33.

13 Le double projet dont le « brief » est porteur, dans l’Estoire, se trouve comme on le voit totalement réalisé dans la Queste. La lettre remplit en effet sa fonction étiologique (instruire les protagonistes sur l’origine et l’histoire de la nef), mais aussi la fonction d’opérateur de continuité généalogique et générique qui lui était explicitement assignée (le temps arthurien fictionnel prolongeant ici le temps vétéro-testamentaire). Mais le « brief » de Salomon assume aussi, comme le narrateur le souligne, une suture de type narratif. L’expérience de « remembrance » qu’effectuent les personnages qui le lisent est en effet redoublée par celle que le Lecteur Modèle du Lancelot-Graal – qui lit la Queste dans l’ordre de la diégèse, c’est-à-dire après l’Estoire, le Merlin-Vulgate et le Lancelot – est invité à faire : se souvenir que le « conte » a déjà rapporté l’histoire de la Nef (« si com li contes la devisee »), non seulement dans la Queste elle-même mais aussi au tout début du Lancelot-Graal, dans un épisode où le narrateur anticipait le futur du cycle en même temps que le rapport de « remembrance » que ce futur établirait avec son passé34. À la lumière de la Queste, la lettre de Salomon devient ainsi un miroir vertigineux où personnages et lecteurs sont invités à voir que le futur du cycle est contenu dans son passé et que cette vision rétrospective elle-même a été programmée. Aussi ce « brief » spéculaire met-il en abyme, en même temps que la structure cohésive du Lancelot-Graal, sa réception idéale, portée par une « mémoire absolue » – pour reprendre les mots d’Eugène Vinaver35 – c’est-à-dire à la fois sans faille et consciente d’être partie prenante de la fabrique d’un ensemble textuel cohésif. La tradition manuscrite nous offre à lire, à voir et à prendre en mains la réalisation matérielle de ce livre total et parfaitement concerté : les grands recueils cycliques du XIVe et du XVe siècle, qui unifient l’ensemble du cycle sous le titre de « livre de Lancelot », s’attachent aussi à mettre en scène la cohésion de leur matière narrative en l’organisant en de multiples subdivisions symétriques. Le plus saisissant à cet égard est sans doute le manuscrit commandé par Jacques d’Armagnac, aujourd’hui conservé sous la cote Paris BnF fr. 113-116, qui, en sus de partager sa matière en trois « livres de Lancelot du Lac » (indiqués par les titres courants et par des rubriques)36, subdivise chaque livre en deux branches dont le début et la fin sont systématiquement marqués par des rubriques et des miniatures, ce plan d’ensemble étant soigneusement récapitulé à la fin du manuscrit37.

« Plus lons ne plus les en nule guise ke est une paume38 »

14 Mettre en abyme des recueils cycliques de plusieurs centaines de feuillets dans un récit court, qu’il s’agisse d’un « livret » ou d’un « brief », relève d’un paradoxe que l’Estoire, loin de masquer, met au contraire en avant comme une « merveille ». L’ermite du prologue, en s’immergeant dans la lecture de sa généalogie, s’émerveille ainsi de la contradiction qu’offre la petitesse de son livre et la longueur du texte qu’il contient :

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Et quant je oi gardé tant ke ja estoit prime passee, si me fui avis ke je n’i avoie rien leü, tant i avoit encore a lire, car je i vi tant de letre ke je en fui tous esbahis comment si grans plentés de paroles pooit estre amonchelee en si petit livret, qui n’estoit pas au mien avis plus lons ne plus les en nule guise ke est une paume. Si m’en merveillai tant que je en mescreïsse moi meïsme qui le veoie, se chil ne le m’eüst baillié qui grant plenté de choses puet metre en petit de lieu et ki grant lieu puet aemplir de peu de choses39.

15 Le rédacteur du manuscrit 2455 reprend ces considérations au sujet du « brief » de Nascien, qui, outre les noms et les faits marquants de la vie de tous les descendants du roi, contient dans cette version, comme on l’a vu, l’essentiel de la diégèse de la Queste del saint Graal : Qant Naciens fuit monteis el mastre solier de la neif, si desploiait le brief qui n’estoit pais, a mien avis, plus grans ne plus leis qu’est la pame d’un home ; et qant il l’ot overt, si vit tant de lettre que toz en fuit esbahis, ne il n’est homs vivans tant fuist saiges, si la veïst, qu’il n’en fuist esbahis40.

16 Le paradoxe que relèvent ces deux passages est d’abord d’ordre matériel : le texte que les personnages tiennent en main (au sens littéral du terme) contient beaucoup plus de « lettres » que ses dimensions ne le laissaient prévoir. À moins d’imaginer que le petit livre du Christ ou le « brief » sont ici mus par un brusque mouvement d’extension (hypothèse que le récit dément, en insistant sur la « merveille » d’un texte long malgré les dimensions réduites de son support), il faut comprendre que c’est leur ouverture, autrement dit leur lecture, qui est partie prenante de la merveille observée. Le prologue insiste du reste sur l’importance de l’opération de la lecture dans la découverte du prodige de l’accroissement du texte : c’est à mesure que l’ermite progresse dans sa lecture qu’il se rend compte qu’il lui en reste beaucoup plus à lire qu’il ne l’avait pensé au départ (« si me fui avis ke je n’i avoie rien leü, tant i avoit encore a lire41 »).

17 Concevoir la lecture comme un processus qui fait croître le texte lu n’est bien sûr pas neuf en ce début du XIIIe siècle. Plus d’un demi-siècle plus tôt – pour s’en tenir au domaine de la fiction arthurienne – Marie de France avait déjà brillamment mis en lumière le processus de fructification (ou plutôt, pour reprendre sa propre métaphore, de floraison42) que mettent en œuvre la lecture et la diffusion d’une œuvre, en apportant aux textes ce « surplus de sen » qui, pour paraphraser Roger Dragonetti, en fait vivre la lettre43. Plus inhabituel est d’exploiter cette métaphore de manière littérale, en proposant l’image d’un texte dont le processus de lecture accroît démesurément la longueur, à l’instar du Livre de sable de Borgès. C’est que cette image tente de rendre compte d’une tension qui est propre au Cycle Vulgate, le premier et à proprement parler le seul cycle romanesque médiéval44 : configurer un ensemble cohésif et bouclé sur lui-même – un livre organiquement concerté et totalisant – tout en œuvrant à son accroissement et en en repoussant constamment la clôture. Texte fondateur du Lancelot-Graal, embrassant comme tel à la fois son début et sa fin, l’Estoire ne cesse de promettre, en aval du « conte », l’achèvement du cycle. Cette promesse d’une clôture narrative définitive tient toutefois pour l’essentiel du mirage45, et finit par se dérober à l’emprise du récit alors même qu’elle semble à portée de main. La fin du cycle frappe ainsi par son caractère déceptif : la Queste del saint Graal se termine sur les propos elliptiques de Galaad et le ravissement du Graal (et de la lance) au ciel, et la Mort le roi Artu annonce coup sur coup le départ d’Arthur blessé pour Avalon – ce qui, pour les lecteurs de Wace, suggère sa guérison – et son enterrement à la Chapelle Radieuse, à tel point que Paul Zumthor, au sujet de ce qu’il nomme les « deux

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aboutissements successifs » du Lancelot-Graal, préfère parler de « suspension » plus que de « conclusion46 ».

18 Mais la représentation du cycle comme un petit livre dont il est difficile d’achever la lecture rencontre aussi une autre visée, que rend plus manifeste le seul autre exemple de ce type de texte que l’on rencontre dans la littérature du Graal. Il s’agit du « brief » que se voit confier le Perceval de la Continuation de Gerbert de Montreuil aux portes du paradis terrestre. Cet écrit, qui possède, comme le livret du prologue de l’Estoire, le pouvoir de ramener à la raison un homme hors du sens, est « petit et roont, tot a compas ». Pourtant, en achever la lecture se révèle bientôt plus difficile qu’il n’y paraît : Il samble bien qu’en es le pas En eüst liute esté la letre, Mais qui s’en volsist entremetre Del lire, et en sofrist ahan Que d’ui en cest jor en un an N’aroit il pas contruit le brief Et si en sont li mot molt brief47.

19 Cet écrit, contrairement aux deux premiers textes brefs de l’Estoire, ne frappe pas par le nombre de mots qu’il contient, mais par son extrême concision. La difficulté à en achever la lecture se déplace : elle n’est pas due à l’allongement paradoxal du texte, mais à l’impossibilité de faire coïncider lecture des mots et pleine saisie de leur sens. Ce « brief » irréductible à ce qu’il donne à lire de lui-même et qui provient du paradis terrestre possède ainsi les mêmes caractéristiques que l’Écriture sainte, dont l’un des traits distinctifs est ce qu’Augustin nomme sa « profondeur », c’est-à-dire son pouvoir de toujours déborder les différentes lectures que l’on peut en faire48. Le « livret » du prologue de l’Estoire, que le narrateur présente comme un Évangile surnuméraire écrit par le Christ lui-même après sa Résurrection, affirme encore beaucoup plus nettement que l’écrit du Perceval de Gerbert son appartenance au corpus des textes scripturaires. Dans cette perspective, le processus paradoxal qui le caractérise n’évoque pas seulement l’idéal d’une extension textuelle indéfinie, où se dirait l’impossibilité de programmer l’achèvement de l’écriture du Lancelot-Graal. Il manifeste également le vœu de réaliser une structure narrative qui, tout en étant ordonnée et bouclée sur elle- même, ménagerait en son sein l’ouverture d’une multiplicité d’autres mondes possibles qu’il appartient aux lecteurs, aux remanieurs et aux critiques d’actualiser et de faire vivre par la rêverie, l’invention littéraire ou le commentaire.

Conclusion

20 Alors que la plupart des récits enchâssés du roman se donnent comme des espaces d’expérimentation poétique, où le prosateur donne libre cours au foisonnement « divers » de l’invention romanesque, les textes courts dont l’Estoire rapporte la composition, la lecture ou la mise en écrit emblématisent l’idéal d’unité et de cohésion interne que cette suite antérieure – ou « analeptique » selon la terminologie de Gérard Genette49 – vise à imposer à l’ensemble romanesque dont elle programme, a posteriori, la lecture. Mais si ces textes narratifs courts, « livret » ou « briefs », mettent ainsi en abyme, au sein de l’Estoire, l’idéal d’un recueil cyclique achevé et clos sur lui-même, ils témoignent également de la logique d’expansion qui travaille souterrainement le Lancelot-Graal, en l’ouvrant à la multiplicité et à l’imprévisibilité des prolongements transfictionnels50. Le « livre dans le récit » qu’ils figurent finit dès lors par contenir

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l’ensemble des livres que l’on peut élaborer à partir du Lancelot-Graal, depuis les grands codex cycliques jusqu’aux recueils hybrides où l’ Estoire est associée à des textes étrangers au domaine arthurien, voire au champ romanesque51, en passant par tous les assemblages qui nous restent encore à imaginer.

NOTES

1. Le Lancelot-Graal, ou Cycle Vulgate, est le premier grand cycle romanesque en langue française, où se nouent les destinées du Graal et du monde arthurien. Composé pour l’essentiel dans le premier tiers du XIIIe siècle, il rassemble cinq (ou six) récits d’inégale longueur dont la date respective de composition ne correspond pas (du moins pour les premiers d’entre eux) à la chronologie de la diégèse. 2. Les principaux pionniers des études sur le Lancelot-Graal sont aussi les premiers détracteurs de l’Estoire, qu’il s’agisse de Ferdinand Lot, Albert Pauphilet ou Jean Frappier. C’est surtout ce dernier qui épingle avec le plus de virulence le caractère composite du récit : « [l’Estoire] est vraiment disqualifiée par sa médiocrité littéraire ; les incohérences n’y manquent point : tantôt sorte de catéchisme romancé, tantôt véritable clef des songes, elle révèle d’un bout à l’autre un esprit grossièrement superstitieux […]. L’auteur est à peu près incapable de composer ; il emploie avec une gaucherie extrême le procédé de l’entrelacement » (J. Frappier, Étude sur La Mort le roi Artu, roman du XIIIe siècle (3e édition revue et augmentée), Genève, Droz, 1972 [1936], ici p. 56). Pour une réévaluation de l’intérêt de l’hybridité poétique du récit, on consultera notamment M. Szkilnik, L’Archipel du Graal. Étude de l’Estoire del saint Graal, Genève, Droz, 1991, ainsi que notre ouvrage Le Livre-monde. L’Estoire del saint Graal et le cycle du Lancelot-Graal (à paraître aux éditions Champion). 3. D’abord considéré comme une interpolation issue de la tradition orientale, il a été désigné par Jean Frappier, après Legrand d’Aussy, comme un « authentique fabliau », dont la thématique et le registre n’ont que faire dans un récit consacré au parcours d’une relique sacrée et à l’évangélisation du monde. En accord avec cette interprétation, le copiste du manuscrit Paris BnF fr. 1427 (daté de 1504) déclare que ce récit n’a pas sa place dans l’Estoire del saint Graal, et qu’il n’est utile qu’à ceux qui médisent des femmes et aux orgueilleux. Deux manuscrits, le London British Library Royal 14 E III (début XIVe) et le Paris BnF fr. 113-116 (daté de 1470), l’omettent d’ailleurs purement et simplement. 4. Sur la coïncidence entre espaces insulaires et espaces narratifs et plus particulièrement sur la manière dont l’isolement et la fragmentation de l’espace archipélique se rejoue dans l’atomisation des récits secondaires qui s’y déclenchent, on consultera notamment F. Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002. 5. Voir Szkilnik, L’Archipel du Graal. 6. Nous ne réexaminerons pas, dans le cadre limité de cette étude, la question de la date de composition de l’Estoire par rapport à celle de La Queste del saint Graal. Trois hypothèses ont été proposées par la critique : celle de l’antériorité de l’Estoire sur la Queste (que seul J. -P. Ponceau continue aujourd’hui à défendre, et qu’il expose dans Études sur l’Estoire del saint Graal, roman du XIIIe siècle, thèse d’État, Université de Paris-Sorbonne, 1983), sa postériorité, qui rallie la grande majorité des chercheurs (voir notamment M. Szkilnik, « L’Estoire del saint Graal : réécrire la Queste », Arturus Rex. Acta Conventus Lovaniensis 1987, éd. W. Van Hoecke, G. Tournoy, W. Verbeke,

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Louvain, Leuven University Press, 1991, vol. II, p. 294-305), et, plus récemment, la rédaction simultanée et collaborative de l’Estoire, de la Queste et de La Mort le roi Artu (C. J. Chase, « La fabrication du Cycle du Lancelot-Graal », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne, 61, 2009, p. 261-280). Nous avons tenté de montrer ailleurs que seules les deux dernières solutions, entre lesquelles il est difficile de trancher, sont possibles (voir Séguy, Le Livre-monde). Dans ces deux cas de figure, l’adjonction de l’Estoire au seuil du Lancelot-Graal, dont elle occupe toujours la première place dans les recueils, en fait une suite antérieure de la quasi- totalité du cycle. En tant que telle, elle doit non seulement constituer le passé des autres récits, mais elle vise aussi à en expliciter ou en réorienter certains passages pour donner au lecteur, s’il entre dans le cycle par le portail qu’elle constitue, l’impression d’un ensemble unifié et, pour l’essentiel, prévu d’avance. C’est la posture de ce Lecteur Modèle (pour reprendre la catégorie proposée par Umberto Eco dans Lector in Fabula), destinataire idéal que suppose et construit le récit (et, en l’occurrence, les recueils cycliques) que nous adopterons dans les lignes qui suivent. Nous évaluerons donc le programme de lecture du cycle que l’Estoire met en place essentiellement en fonction de l’ordre diégétique que suivent les différents volets du cycle – Estoire, Merlin Vulgate, Suite Vulgate, Lancelot, Queste, Mort Artu – et non en fonction de la date réelle de leur composition. 7. Notre édition de référence est celle de J. -P. Ponceau, qui présente la version longue du récit, L’Estoire del saint Graal, Paris, Champion, 1997, 2 vol., ici vol. 1, § 3. 8. Sur la figure du Christ écrivain dans l’Estoire, on consultera J. -M. Fritz, « Jhesu Crist li vrais escrivains : Estoire del saint Graal et récits de pèlerinage », Littérales, 45, « Littérature et révélation », éd. C. Croizy-Naquet, 2010, p. 109-126 ; pour une perspective plus large, voir également, du même auteur, « Figures du Christus scriptor au Moyen Âge », Formes et figures du religieux au Moyen Âge, éd. P. Nobel, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002, p. 67-83. 9. L’Estoire del saint Graal, § 3. 10. L’Estoire del saint Graal, § 2. 11. Ibid. 12. Sur cette ambiguïté constitutive, voir essentiellement A. Leupin, Le Graal et la littérature, Étude sur la Vulgate arthurienne en prose, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982. 13. L’Estoire del saint Graal, § 6. 14. Ibid. 15. L’Estoire del saint Graal, § 8. 16. L’Estoire del saint Graal, § 9. 17. Nous reprenons cette expression à William A. Nitze, l’éditeur du Roman de l’Estoire dou Graal . Voir Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire dou Graal, Paris, Champion, 1983 [1927], introduction, p. v. 18. Au premier rang desquelles figurent les différentes mentions de Robert de Boron comme traducteur du texte (L’Estoire del saint Graal, § 614, 757, 861), la prise en main de la régie du récit par « li contes », les passages métadiscursifs (et surtout celui qui, dans l’épisode consacré à l’Île Tournoyante, reprend et précise l’identification du texte à un autographe du Christ, § 414 sq.), mais aussi le prologue lui-même, qui par définition ne peut se trouver dans le « livret » divin. Sur ce sujet, voir Leupin, Le Graal et la littérature ; J. Burns, « The Teller in the Tale : The Anonymous Estoire del saint Graal », Assays. Critical Approaches to Medieval and Renaissance Texts, éd. P. A. Knapp, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1985, p. 73-82, ainsi que notre ouvrage Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001. 19. Voir Szkilnik, L’Archipel du Graal, p. 60-61. 20. L’Estoire del saint Graal, § 2. La Suite Vulgate confirme cette lecture en identifiant l’ermite- copiste du prologue de l’Estoire à Nascien, devenu ermite après avoir été chevalier. 21. L’Estoire del saint Graal, § 449.

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22. L’Estoire del saint Graal, § 457. 23. L’Estoire del saint Graal, § 634. 24. Ibid. 25. L’Estoire del saint Graal, § 288. 26. Sur les quarante-deux manuscrits qui nous ont transmis l’Estoire dans sa (presque) totalité, une dizaine assemblent la totalité du cycle. Voir The Lancelot-Grail Project, en ligne (www.lancelot- project.pitt.edu/). 27. La Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1923, p. 131, l. 22-23. 28. La Queste del saint Graal, p. 135, l. 18. 29. La Queste del saint Graal, p. 135, l. 7-11. 30. M. Demaules, « Le miroir et la soudure immatérielle », Mouvances et Jointures. Du manuscrit au texte médiéval, éd. M. Mikhaïlova, Orléans, Paradigme, 2005, p. 55-66. Voir aussi, du même auteur, La Corne et l’Ivoire. Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2010, en particulier p. 315 et suivantes. 31. Pour une description du premier de ces manuscrits et une analyse de ses variantes et interpolations, voir E. Hucher, Le saint Graal, Genève, Slatkine Reprints, 1967 [Le Mans, 1875], t. I, introduction ; Ponceau, Étude de la tradition manuscrite de l’Estoire del saint Graal, p. 175-181 et, plus récemment, C. J. Chase, « Le scribe-éditeur de Paris, BnF fr. 2455, le créateur d’une version particulière de L’Estoire del saint Graal », Le Texte dans le texte, éd. A. Combes et M. Szkilnik, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 197-209. 32. Hucher, Le saint Graal, t. III, p. 356. 33. La Queste del saint Graal, p. 226, l. 12-22. 34. Le « brief » de Salomon cristallise ainsi les fonctions de la Nef, qui apparaît comme une métaphore ou une mise en abyme, de l’Estoire à la Queste, de l’élaboration et de la structure du cycle. Sur ce point, voir D. Kelly, « L’invention dans les romans en prose », The Craft of Fiction. Essays in Medieval Poetics, éd. L. A. Arrathoon, Rochester (Michigan), Solaris Press, 1984, p. 119-142 ; Szkilnik, L’Archipel du Graal, ici p. 53 ; M. Demaules, « Le roi Salomon et sa nef dans le Lancelot-Graal », Littérales 43, « Littérature et révélation au Moyen Âge III : Ancienne Loi, Nouvelle Loi », 2009, p. 103-129 (notamment p. 125 et suivantes). 35. E. Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, p. 136. 36. Le premier recueil cyclique à proposer une division du Lancelot-Graal en trois « livres de Lancelot » est le manuscrit commandité par Jean de Berry à la fin du XIVe siècle, conservé sous la cote Paris BnF fr. 117-120. 37. Les « briefs » de l’Estoire assument ainsi ouvertement une valeur spéculaire qui caractérise souvent les lettres insérées des romans médiévaux. Sur ce sujet, on se reportera à D. Demartini, « Dire en brief : la lettre dans le récit romanesque », Faire court. L’esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf-Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 269-286. Cet article analyse également, dans une autre perspective que la nôtre, la tension entre brièveté et longueur qui habite la lettre. 38. L’Estoire del saint Graal, § 8. 39. Ibid. 40. Hucher, Le saint Graal, t. III, ici p. 351. 41. À un autre niveau d’analyse, on peut relever que le récit insiste sur les conditions matérielles de la lecture des deux premiers textes courts qu’il met en scène (le troisième ne sera lu que dans la Queste) : l’ermite attend impatiemment que le jour se lève pour pouvoir « la letre counoistre » (L’Estoire del saint Graal, § 8) et Nascien, de manière symétrique, n’interrompt sa lecture que parce que la nuit l’empêche de « veoir ne de conoistre la letre » (§ 636). 42. « Quant uns granz biens est mult oïz,/Dunc a primes est il fluriz,/E quant loëz est de plusurs,/ Dunc ad espandues ses flurs », Lais bretons (XIIe -XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, prologue, v. 5-8. Sur l’usage de ces métaphores

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métadiscursives dans la littérature médiévale et leur lien avec la lecture/écriture, voir Ch. Lucken, « Dans l’hiver de la lecture. Le temps de la fable. », Littérature, 148, « Le Moyen Âge contemporain. Perspectives critiques », éd. N. Koble et M. Séguy, déc. 2007, p. 98-120. 43. Voir R. Dragonetti, « Le lai narratif de Marie de France », Littérature, Histoire, Linguistique. Recueil d’études offert à Bernard Gagnebin, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 31-51, article repris dans La Musique et les Lettres. Études de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986, p. 99-121. 44. Les grandes réalisations romanesques qui ont suivi le Lancelot-Graal relèvent en effet davantage de la logique de la somme que de celle du cycle. Quant à la trilogie Joseph-Merlin- Perceval attribuée à Robert de Boron, elle ne nous a été transmise que dans deux manuscrits (Paris BnF nouv. acq. fr. 4166 et Modène Biblioteca Estense E 39), alors même que le binôme Joseph-Merlin a été conservé dans quatorze manuscrits, disproportion qui tend à montrer que cette trilogie n’a pas été reçue, au Moyen Âge, comme un cycle à part entière. Sur ce sujet, on se reportera à l’éclairante analyse de Patrick Moran, Lectures cycliques, le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2014. 45. Nous reprenons ce terme à Nathalie Koble, qui utilise l’expression de « mirage prophétique » pour caractériser les prophéties (non réalisées dans la suite du cycle) grâce auxquelles les Suites du Merlin tentent de naturaliser leur inscription tardive dans le Lancelot-Graal . Voir N. Koble, « Les romans arthuriens en prose au XIIIe siècle : des cycles en série ? », Cycle et collection, éd. A. Besson, V. Ferré, Ch. Pradeau, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 179-198. 46. P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 357-358. 47. Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, éd. M. Williams, Paris, Champion, t. I, 1922, v. 240-246. 48. Mira profunditas eloquiorum tuorum… Mira profunditas, Deus meus, mira profunditas ! (saint Augustin, Les Confessions, éd. M. Skutella, intr. et notes A. Solignac, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, livre XII, chap. 14). Sur ce sujet, voir notamment H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 4 vol., 1959-1964, Première partie I, chap. 2 et G. Dahan, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe -XIVe siècle, Paris, Cerf, 1999. 49. G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 242. 50. Nous reprenons cette notion à Richard de Saint-Gelais, pour qui la « transfictionnalité […] suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle » (« La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », Frontières de la fiction, éd. A. Gefen et R. Audet, Québec-Bordeaux, Éditions Nota bene-Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, p. 43-75, ici p. 45). On consultera également, du même auteur, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011. 51. La tradition manuscrite contient huit témoins de ce genre, dont on trouvera le contenu notamment dans Ponceau, Étude de la tradition manuscrite de L’Estoire del saint Graal.

RÉSUMÉS

Si elle exploite des formes et des inspirations variées, l’Estoire del saint Graal vise aussi à imposer au Lancelot-Graal, dont elle forme le socle, une cohésion à la fois diégétique, narrative et textuelle. Cette logique cohésive est mise en abyme dans trois récits enchâssés, trois textes brefs qui

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emblématisent la compacité du codex cyclique dans lequel l’Estoire vise à enclore le Lancelot-Graal tout en maintenant la dynamique d’expansion propre aux univers cycliques.

As it is exploiting various narrative forms and sources, the Estoire del saint Graal aims at imposing on the Lancelot Grail cycle a narrative, diegetic et textual coherence. This cohesive logic is reflected through three embedded stories. This short stories show the wholeness the Estoire wants to give to the entire cycle. Meanwhile, they contribute to the expanding narrative dynamic specific to cyclic writing.

AUTEUR

MIREILLE SÉGUY Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis EA 7322 « Littérature, histoires, esthétique »

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« Connaissance par les gouffres » Les lieux de mémoire diaboliques des cycles arthuriens en prose

Nathalie Koble

1 Les amateurs de fictions le savent bien : la nature même du récit est de susciter sa propre expansion, de tenter de répondre au désir insatiable de son destinataire. Cette dynamique inventive a recours à des procédés multiples, dont l’enchâssement, dans un récit-cadre, d’histoires secondaires. Ainsi que le montre au Moyen Âge un récit bref comme le lai anonyme de Tydorel, la pratique du récit-cadre peut faire l’objet de deux stratégies concurrentes – toutes deux bien représentées dans les corpus de fiction. L’une est sérielle, l’autre, mémorielle. La première, cumulative et centrifuge, procède à la multiplication et à la juxtaposition des récits seconds : tous les soirs, des conteurs de fortune recrutés au hasard viennent distraire le roi Tydorel de ses insomnies en lui racontant des histoires1. Pour ce roi de mille et une nuits, la monotonie du temps qui passe est palliée par la diversité des récits rapportés ; comme dans les recueils de nouvelles, le roi-destinataire, figure transparente du lecteur, justifie donc seul le flux indéfini des histoires, que le lai, forme narrative brève, ne prend pas la peine d’expliciter. Le narrateur de ce lai anonyme se concentre au contraire sur un autre type de récit second, qui définit l’identité même du héros : la dernière nuit, Tydorel est confronté à la vérité sur sa paternité, que lui raconte sa propre mère. Cette révélation, rétrospective et centripète, referme brutalement le récit sur lui-même : l’aveu maternel entraîne la disparition du héros dans le lac (« le lai ») féerique dont il est originaire. À l’évidence, l’équivoque sémantique entre le lieu qui résume la vie du héros et le type de récit qui prend en charge son histoire souligne le caractère métaleptique du Lai de Tydorel, qui propose une réflexion sur les fonctions et les pouvoirs du récit et son rapport au temps, chronologique ou mémoriel2.

2 Comme le précise encore le narrateur de Tydorel, la prise de parole, confrontée au désir de savoir, n’est pas sans danger : les conteurs du roi sont soumis à une menace de mort, qui les contraint, comme Schéhérazade, à un art acrobatique du récit ; cette expérience n’est pas non plus innocente : congénitale, l’insomnie de Tydorel a partie liée avec le diable, « qui jamais ne dort », comme le rappelle opportunément le dernier conteur au chevet du roi. Ce lien entre la séduction et la mort, la connaissance du passé et l’interdit, que thématise et conjure tout récit d’origine, revient de façon centrale dans

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nombre de récits rétrospectifs enchâssés dans les cycles arthuriens en prose. En observant dans le détail quelques-uns de ces récits d’origine, nous voudrions en montrer le caractère métaleptique, et mettre au jour quelques lieux inventifs qui nous paraissent, comme le « lai/lac » de Tydorel, figurer dans l’espace de la fiction la dynamique inventive du roman cyclique et son rapport au temps.

3 Dans les branches du Lancelot-Graal, ces plongées mémorielles, lorsqu’elles sont intégrées par un récit second (assuré par le narrateur principal ou par un narrateur secondaire), entretiennent un rapport complexe avec l’univers de fiction qu’elles investissent : non seulement elles en modifient le cours, le passé venant informer et réformer le présent, mais le récit enchâssé, de petite ou de grande ampleur, est souvent le lieu où le roman engage une réflexion sur la poétique du récit-cadre et sa relation à ses modèles d’écriture. Ce lieu se comprend dans un sens rhétorique et poétique : le récit enchâssé investit un espace spécifique, objet ou cadre naturel, qui exprime ses enjeux et assure le passage du passé au présent, du récit second au récit-cadre, d’un monde à l’autre de la fiction arthurienne. Ce sont ces lieux de transfuges que nous voudrions ici mettre en valeur. Les récits qui les portent jouent le rôle de « plaques tournantes » et les prosateurs accordent une attention particulière à leur semblance : qu’ils soient intégrés au décor artificiel ou naturel de la fiction, ils sont conçus comme autant de signes de la mouvance qui caractérise la dynamique inventive de ces vastes architectures romanesques. En partant du Lancelot en prose, nous montrerons notamment que les continuateurs ont repris ce procédé d’invention pour défendre les infidélités de leur mémoire, et ménager, aux cœurs de fictions contraignantes, des espaces toujours ouverts aux déplacements.

Analepses et métalepses : tombeaux, tables et fictions théoriques

Châsse et tombeau

4 Le premier récit enchâssé du Lancelot en prose est particulièrement célèbre, et mis en valeur. Au début des enfances du héros, ce récit rétrospectif est destiné à promouvoir un nouveau personnage, la Dame du Lac, adjuvant du protagoniste3. Pour expliquer la nature féerique de son personnage et sa « science », le romancier s’engage dans une analepse qui en justifie l’identité paradoxale : fée, mais chaste, la Dame tient ses pouvoirs de sa relation passée avec Merlin, le prophète bien connu de la tradition arthurienne, fils d’un incube et enchanteur, promoteur d’Arthur et de son royaume4. Une formule de décrochage, qui deviendra topique dans la prose arthurienne, introduit la digression : « Voirs fu que Merlins fu engendrés en feme par dyable et de diable misme, car pour che fu il apelés li enfes sans pere […]5. »

5 Pour parler du prophète, le roman en prose reprend les données héritées de la tradition historique et romanesque antérieure, tout en lui inventant une vie amoureuse et une mise à mort, qui modifient radicalement son parcours dans la fiction arthurienne. Sur ce destin reconstruit pour les besoins du nouveau roman, le récit enchâssé du Lancelot en prose se referme, dans la plupart des manuscrits, sur/comme un tombeau : En la fin sot ele tant par Merlin qu’ele l’engigna et le seela tout en une cave dedens la perilleuse forest de Darnantes qui marchist a la meir de Cornouaille et al roialme

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de Soreillois. Illec remeist en teil maniere, car onques puis par nului ne fu seus ne par nul homme veus qui noveles en seust dire6.

6 « En une cave, dedens la perilleuse forest » : ce premier récit secondaire est bien un tombeau, aux sens thématique et poétique du terme. Le détour par le passé enterre, autant qu’il l’entérine, la mémoire du prophète. Dans cette plongée mémorielle, le romancier en prose trouve assurément les outils dont il a besoin pour asseoir l’autorité d’une nouvelle venue, qui prendra en charge les enjeux poétiques et idéologiques du roman en cours, en lieu et place de Merlin7. Cet enrichissement du passé arthurien engage en effet un dialogue intertextuel avec les données fictionnelles léguées par les modèles antérieurs, et ce dialogue est ouvertement polémique : en tuant Merlin, le romancier en prose, comme l’a remarqué Annie Combes, se débarrasse d’un personnage encombrant, trace archaïque d’une autre version de l’univers arthurien, celle de la trilogie de Robert de Boron, centré sur Merlin8. Le prophète, rappelons-le, y faisait figure d’autorité magistrale ; Robert de Boron avait, lui aussi, reconstruit son identité, pour en faire l’architecte du monde arthurien et le maître du temps fictionnel : dans la trilogie, le prophète était conçu comme le romancier impliqué dans le nouveau monde du cycle9. Le récit enchâssé du Lancelot en prose prend donc à sa charge un crime d’autorité et joue le rôle d’une fiction théorique : le romancier use du détour par le passé dans le roman, pour penser le passé du roman. Pour le dire autrement, l’analepse se double d’une métalepse : elle permet de traiter les fictions antérieures comme relevant du passé, tandis que le récit redistribue les cartes de la fiction arthurienne pour mettre en valeur ses propres choix poétiques et imposer au lecteur un nouveau monde arthurien possible, incompatible avec l’ancien.

7 La digression, spéculaire, fait aussi réfléchir le lecteur, qui est pris à parti. Dans l’économie du roman, le recours au récit enchâssé permet surtout de contrôler les perturbations provoquées chez le lecteur, qui sera plus ou moins fortement déstabilisé par la nouvelle donne, selon son degré de familiarité avec l’encyclopédie arthurienne10. Parce qu’il passe au second plan par rapport à la narration principale, le récit rétrospectif, d’étendue limitée et volontairement sommaire, ne risque pas d’entraver le bon déroulement du roman : il délivre par la bande des informations lourdes de sens et assure le passage entre deux mondes possibles, entre deux romans, en inventant un espace susceptible de figurer le transfert : ici, le tombeau dans la périlleuse forêt.

8 En l’occurrence, la stratégie fut efficace. Ce premier récit enchâssé du Lancelot en prose a connu un succès remarquable : le romancier a bel et bien réussi, par ce détour, à promouvoir la réinvention du passé et à modifier durablement la tradition attachée à l’identité de Merlin dans les fictions arthuriennes. Comme on le sait, son histoire d’amour avec la fée chaste, et le crime prémédité de celle-ci, ont donné lieu à de nombreuses réécritures, qui en ont prolongé l’enquête, indéfiniment, du Moyen Âge à aujourd’hui11. Loin d’être toujours secondaire, le récit enchâssé entretient donc avec son récit-cadre un rapport qui peut être d’inversion : comme pour les objets précieux dans l’art religieux et profane, au Moyen Âge, le cadre sert d’ornement à un cœur qui en justifie en retour les variations infinies12.

Tables tournantes, personnages transfuges

9 Dans le Lancelot en prose, les digressions rétrospectives sont comptées13. Elles sont toujours canalisées et justifiées, intégrées sans solution de continuité dans la trame de

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l’histoire. Malgré leur soumission apparente aux exigences informationnelles du récit en cours, les déplacements qu’elles produisent dans l’univers de la fiction sont rarement anodins. Ils sollicitent la mémoire intertextuelle du lecteur en déplaçant son horizon d’attente : amené à mettre en parallèle des informations incompatibles entre elles, le lecteur du Lancelot est ainsi incité à mener une enquête qui met au jour les procédés de renouvellement du roman qu’il est en train de lire, ses lieux d’invention14. Un autre exemple permettra de mesurer les effets d’un tel procédé d’enchâssement et de définir la poétique du prosateur, qui affiche une position résolument décalée par rapport aux motifs légués par la tradition.

10 À peine Lancelot est-il reçu compagnon de la Table Ronde – événement majeur qui déclenche le protocole de mise en écrit des aventures par les clercs du roi –, qu’une aventure surprenante met en péril le lien indissoluble qui associe Arthur à la célèbre Table, symbolique de son rayonnement dans toute la tradition romanesque15. Au détour d’une information glissée dans un récit rétrospectif, le lecteur est en effet obligé de repenser à nouveaux frais toute l’histoire de l’objet. Cette incursion dans le passé, prise en charge par des porte-parole, a pour particularité de cautionner une version mensongère de l’histoire : une demoiselle se présente à la cour pour réclamer pour sa dame, une usurpatrice qui se fait passer pour Guenièvre, la place de la reine auprès d’Arthur. Une révélation vient appuyer la demande : la prétendue Guenièvre dit avoir été victime d’un complot, organisé par une suivante qui s’est fait passer pour elle la nuit de ses noces avec Arthur et prétend être la reine légitime. Pour réparation, la « victime » veut retrouver sa place, ou, à défaut, « la Table Ronde » que la reine a apporté en dot au roi : « […] le plus haut don qui onques fust doné en mariage, ce fu la Table reonde qui est honoree de tans preudomes16. »

11 Quelles que soient les versions du célèbre épisode de la « fausse Guenièvre17 » dans la tradition manuscrite, les révélations sur le passé sont soigneusement orchestrées et transmises par des récits secondaires circonstanciés, qui acquièrent, dans la fiction, le statut de pièces judiciaires aux yeux des personnages de la cour. Dans la version courte de l’épisode, c’est le complice de l’aventurière, Berthelai le Roux, qui accuse la reine en exposant sa version du passé18 ; une demoiselle complète son récit, qu’elle conclut par une requête qui paralyse la cour : « Sire, ma dame vous mande, com a celui qu’ele tient a seignor par assenblement de mariage, que vos la repreigniez si com vos devez faire. Et se prendre ne la volez, que vos li anveoiz la Table Reonde ausin garnie de bons chevaliers com vos la preïstes an li an mariage, car au jor que vos receïstes ma dame de la main lo roi Leodagan, qui ses peres fu, il n’avoit an tot lo monde Table Reonde que cele seulement, ne plus n’en i doit avoir. Si est ma dame mout angoisseusse qant ele est deseritee de la flor de chevalerie qui deüst estre en son dongier par raison. Por ce si vos requiert ma dame que vos li randoiz son heritage, o vos la reprenez19. »

12 La version longue dramatise encore l’accusation, d’abord révélée par une lettre, dont la lecture est rendue publique20, puis complétée par un long récit rétrospectif, également assuré par une demoiselle. Cette dernière, nommée Clice et qualifiée dans la lettre de « cœur » et de « langue » de la (fausse) reine, est une messagère inventée pour l’occasion et que le lecteur ne reverra plus : « si vos dirai ce dont les letres ne parolent pas, que ma dame vos mande par moi21. »

13 Le récit de la jeune fille s’engage dans une analepse qui adopte en partie les mêmes procédés rhétoriques que le narrateur pour cautionner son récit22. Le personnage relate un épisode jusque-là inédit dans la fiction arthurienne : la rencontre d’Arthur, alors

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jeune « escuier », et de Guenièvre, la fille de « Leodagan de Tarmeilide, qui estoit a cel point li plus preudom del monde23 ». Ce rappel d’un moment décisif du passé provoque la curiosité du lecteur, engagé dans une faille de la tradition romanesque. Dans la chronique de Wace, la rencontre et le mariage du couple royal étaient rapidement résumés en dix-huit vers : Guenièvre y est d’ascendance romaine ; elle a été élevée en Cornouaille par son cousin, Cador, et se marie avec Arthur, qui vient de pacifier la Bretagne24 ; l’invention de la Table Ronde est mentionnée aux vers suivants, et le chroniqueur en attribue la propriété et la paternité à Arthur25. Robert de Boron, qui s’est servi de la chronique, ne raconte pas l’union des époux ; il se concentre sur l’invention de la Table Ronde et en refonde la senefiance, à l’aune de son projet cyclique, porté par le prophète : fabriquée par Merlin, la « nouvelle » Table Ronde est « trine » – elle fait désormais signe vers la Table du Graal, réplique de celle de la Cène, et accomplit les desseins, temporels et spirituels, de la trilogie26. Subrepticement, le récit enchâssé du Lancelot revient sur ces données. La version de Clice constitue, il est vrai, un faux témoignage dans un procès en haute trahison ; mais le diable se cache dans les détails : dans son récit, la messagère livre des données narratives inédites que le roman reprend à son propre compte sans les invalider. Il affirme notamment l’existence d’un double de la reine, qui jette le trouble sur l’identité de celle-ci, et relaie l’affirmation, incontestée, que la Table Ronde revient à Guenièvre – elle fait, pour ainsi dire, corps avec elle : « Et ce ne volés fere, ma dame vous desfent de par Dieu et de par li et de par ses amis que vos des ore en avant ne teigniés l’onor que vos preiste en li en mariage, c’est la Table ronde, mais envoiés li aussi bien garnie de chevaliers com vos la preistes a li ; ne ja puis, ce gardés, ne soit la Table Reonde en vostre ostel, kar c’est si haute chose qu’il n’en doit avoir c’une sole en tot le monde. Et vos, seignor chevalier qui estes apelé compaignon de la Table Reonde, je vos dis que plus ne vos façoiz apeler par ce non27. »

14 Là encore, l’analepse, pourtant exposée par un personnage douteux et très secondaire, a valeur métaleptique, au cœur d’un épisode tout entier traversé par le thème de l’identité et du dédoublement. En instituant Guenièvre l’héritière légitime de la Table Ronde, le prosateur du Lancelot fait, si l’on veut, coup double : il poursuit son travail de brouillage des sources (et de déstabilisation du lecteur), et déplace les lignes de force de la fiction arthurienne en soulignant les polarités de son propre récit : du prophète à la fée, du roi (puis du prophète) à la reine, de la fausse Guenièvre à la vraie – le Lancelot en prose féminise la fiction et fait de la reine, réinventée, la pièce maîtresse de son échiquier. Clice, porte-parole du nouveau passé, est peut-être, en ce sens, bien nommée : n’est-elle pas apparentée au fragment, « l’esclice » en ancien français, et à l’enveloppe, la « clice », objet en osier tressé qui fait office de panier ? Son intervention fragmentaire impose de façon tout aussi discrète que décisive une nouvelle version du monde, un double, comme sa maîtresse ; elle oblige le lecteur, comme les personnages de la cour dans cet épisode, à s’inquiéter du passé des personnages qui lui sont le plus familiers. Par son entremise, le romancier invente une nouvelle « translation » de la Table Ronde, et une nouvelle reine, redessinée et comme réinitialisée pour les besoins du roman.

15 On le voit, si la prose reprend son décor, son fonctionnement et ses personnages à une « tradition », ses marges de manœuvre sont grandes pour faire œuvre nouvelle. Personnages et situations se prêtent à des « reconstructions » soigneuses, parfois considérables : Merlin, le prophète du graal, devient amoureux et mortel, la reine,

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personnage lointain, est dangereusement dédoublée et richement dotée… D’une version à l’autre, les personnages sont comme les avatars d’eux-mêmes, des contre- transfuges28, pourrait-on dire : ils reviennent, sans être tout à fait identiques à eux- mêmes, parfois totalement transformés. Dans ce travail d’intertextualité proprement médiéval, le récit secondaire est un outil privilégié : le romancier peut y faire des greffes, pratiquer des ajustements qui éveilleront la curiosité du lecteur sans prendre le risque de le perdre. D’un roman à l’autre, la Table Ronde s’est bel et bien déplacée, mais elle reste l’objet emblématique du roman arthurien, le signe – au sens fort du terme – de sa vitalité29.

Analepses cycliques : le livre d’Artus, passé recomposé du Lancelot

16 Dans la logique cyclique qui fut celle du Lancelot-Graal, le passé, évoqué en sourdine dans des récits secondaires, fit aussi l’objet de développements ultérieurs : en amont du Lancelot, des continuateurs se sont chargés, dans l’après-coup, d’en assurer le récit plein et entier. Cet exercice de prequel30, qui fut très suivi, était assorti d’une double contrainte : raconter le passé du Lancelot et reprendre/réinterpréter sa poétique. Dans ce vaste corpus des Suites rétrospectives du Lancelot qui a fleuri pendant tout le XIII e siècle, quelle place et quelle fonction peuvent bien occuper les souvenirs enchâssés ? Y a-t-il un passé dans le passé, un passé du passé ? Pour quelle version du monde ? On l’a vu, les rappels du passé, au début du Lancelot en prose, se comprennent essentiellement comme un geste d’effacement : Merlin, naguère figure d’auteur, est « remercié », avantageusement remplacé, et dessaisi de ses prérogatives. Or, dans les continuations rétrospectives du Lancelot, le prophète redevient protagoniste, une figure obligée du récit : dans ces branches rétroactives, son omniscience lui donne une vision surplombante du temps cyclique, et un rôle privilégié pour réfléchir au fonctionnement de la fiction – comme dans la trilogie de Robert de Boron. Pour mettre en récit ce personnage paradoxal – et diabolique, les continuateurs ont inventé d’autres figures de glissement, d’autres lieux. Comme le montre l’exemple du Livre d’Artus, le continuateur à rebours, s’il s’inscrit dans un univers à contraintes, sait aussi emprunter à son modèle d’écriture ses propres procédés de renouvellement.

Récits et personnages d’importation : du « bouge » au gouffre de Satalie

17 Conservé dans un manuscrit unique31, le Livre d’Artus n’est pas une branche « simple » du cycle du Lancelot-Graal. Le manuscrit s’ouvre sur la Suite Vulgate du Merlin, qu’il copie aux deux-tiers, pour bifurquer et donner une nouvelle « suite » à la Suite, plus ajustée au Lancelot, auquel il prépare32. Double de la Suite Vulgate, cette branche concurrente entend surpasser sa stratégie d’intégration au sein du cycle en multipliant les aventures bretonnes et les références aux autres temps du grand roman. Les remontées mémorielles y sont, en ce sens, plus complexes et plus ambitieuses que dans les branches souches33. Ces souvenirs enchâssés vont du récit de petite amplitude temporelle et narrative au collage textuel de grande ampleur ; ils renvoient aussi bien au passé de la fiction qu’à ses dehors, engageant une réflexion sur les textes que le cycle entraîne dans son sillage. S’il reprend les procédés du Lancelot, le continuateur en

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déplace également les limites et les effets : comme bon nombre de continuations rétrospectives, le Livre d’Artus amplifie les choix poétiques de ses modèles à l’excès ; le récit enchâssé, on va le voir à l’aide de quelques exemples, y sort de ses cadres.

18 Le roi et ses alliés ont mis fin aux guerres contre les Saxons et au conflit avec les barons rebelles. Rassemblée pour l’Ascension, la cour d’Arthur reçoit la visite d’une demoiselle, qui demande un don contraignant au roi et lui propose un défi aventureux : il s’agit d’envoyer un chevalier, le meilleur du monde, pour la libérer de la « Laide Semblance », qui bloque l’entrée de sa terre ; l’aventure, qualifiante, donnera au chevalier l’honneur d’être son époux34. Pour entrer dans le « régime breton35 », le romancier choisit là un motif topique, amorce de l’aventure arthurienne à laquelle le lecteur de romans en vers est familier. Le scénario de l’aventure est pourtant plus inattendu qu’il n’y paraît. Le récit rétrospectif que livre la jeune fille pour expliquer le sens de l’aventure, ainsi que le récit-cadre qui l’introduit, sont traversés d’indices qui retiennent l’attention. Le narrateur donne d’abord un portrait physique extrêmement détaillé de la demoiselle, « la plus bele qui onques fust veue36 », et insiste sur la qualité de son éloquence, à laquelle le roi est également sensible : « Pucele, fait li rois, vos avez esté a bone escole, qui si bien savez parler et bel respondre, et cil et celes aient joie et bone aventure qui si bien vos ont aprise et ensaignie […]37. »

19 L’entrée en matière, anormalement ralentie, introduit un décalage perceptible. Comme la demoiselle, qui « commença a rire un petitet por ce que einsi la regardoient de toutes parz38 », le narrateur prépare le lecteur, impliqué dans le regard des personnages, au déclenchement d’une aventure insolite. La nature et l’origine de celle-ci donnent lieu à un récit assumé par la demoiselle, et traité en deux temps. La Laide Semblance est d’abord attachée à un lieu (un fleuve), à une époque (celle de Judas Maccabée, grande figure de l’histoire juive), et à une épreuve, de nature mythologique (une variante du motif de la Méduse antique, que le romancier a pu trouver dans plusieurs récits contemporains39) : […] qu’il aille oster la Laide Semblance qui est u flun que Judas Machabeus gita en mer qui toute ma terre me tost, et que tuit li chevalier qui en pris voldront monter s’i aillent essaier. […] et si ait un drap appareillié en quoi il la puisse si envelopper que veüe ne soit, si avra tout achevé, car s’il nu faisoit, tout seroit peri quanque ele verroit as elz40.

20 Au roi qui lui demande ce qu’est la Laide Semblance « et ou ele converse », la demoiselle donne les précisions suivantes ; le discours rapporté accueille un récit second, qui retrace sommairement l’histoire du monstre importé, adaptée aux enjeux du roman arthurien : « […] ce est uns cors formez petit aussi come uns enfes de trois anz qui fu engendrez d’un chevalier en une femme morte qu’il amoit par amors. Et est en semblance de fame qui peri une cité jadis par la folie d’une dame qui la traist d’un escrin ou ses sires l’avoit reposte, et li meismes et plus de. LX. mile homes qui avoient la cité asise por prendre, et fu en Chipre, si com ma tante le m’a conté. Et Judas Machabeus, quant il le sot, la vint d’ilec oster, por ce que trop estoit en leu haut, si la prist par la vertu Damedeu, que poor avoit que ele ne perillast les genz d’ilec entor. Et ele si feist, si tost com ele se demostrast desus, quanque ele post veoir as elz. Por ce la prist li preudom et la gita en un flun la ou il la mist en ses bouges. Et i a esté jusqu’a ores que li fluns l’a tant amenee ondoiant parmi l’iaue qui est u flun par ou en soloit aler u roiaume de Libe, qui miens deust estre d’ancesserie. Mes la voie m’en a tolue, et ma tante dit que de la cort de ceianz doit issir li chevaliers qui l’ostera de la ou ele est arestee. Or vos ai dit mon mesage itel com il me fu enchargié41. »

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21 La formule finale clôt le récit enchâssé, le « mesage », et lance l’aventure nouvelle. Née du péché et liée au mal, la Laide Semblance est d’évidence un être diabolique, le revers de la beauté féminine qui vient d’être longuement décrite. Ce monstre, transposé dans la fiction arthurienne, y figure l’envers possible du graal et de sa « vraie semblance ». La longue description de la demoiselle trouve d’ailleurs son pendant plus loin, le récit s’arrêtant sur la description du monstre infigurable qui sort par trois fois de son élément aquatique.

22 On remarque aussi que le roman s’invente, par le biais de ce récit secondaire, un « plus que passé », qui puise son inspiration dans les matières biblique et antique pour se donner une profondeur temporelle, hors du monde arthurien – comme l’ont fait, avant lui, la Queste et l’Estoire del saint Graal, ou encore le Merlin : stratégie d’arrimage efficace, qui donne au récit nouveau une autorité modélisée sur celle des textes anciens, sacrés ou autorisés, et que le roman feint de continuer42.

23 On retient surtout que la Laide Semblance est une figure de mouvance, qui « bouge » de multiples façons, à l’instar de ce « bouge », substantif équivoque, en ancien français : il renvoie aussi bien à un objet de fabrication humaine, un sac, qu’au lit d’un fleuve ; dans les deux cas, il fait référence à un contenant, associé à l’idée de mobilité43 – à l’image de la continuation elle-même. L’apparence du monstre est en perpétuelle métamorphose, comme le confirmeront les affrontements que le récit donnera à voir : corps d’enfant, de femme, d’être marin qui ressemble à la Méduse et semble s’assimiler au contenu de la boîte de Pandore, la Laide Semblance se déplace aussi dans le temps et l’espace, comme le graal, de l’Orient aux portes de l’Occident arthurien ; elle passe d’un espace semi-clos (le ventre de la femme morte, l’écrin, le bouge dans le fleuve) à un espace ouvert, d’accès difficile : des hauteurs d’une cité chypriote, où Judas l’attrapa, aux profondeurs d’un fleuve, où un chevalier arthurien nouveau, Greu, va devoir affronter son face à face destructeur. Pour se mesurer à ce monstre liquide, il faut se munir, non du bouclier de Persée, mais d’une « enveloppe » – et l’on verra le vainqueur triompher à l’aide d’un onguent et d’une formule magiques, d’un « drap de soie » et d’un « baril » : autant de signes qui insistent sur le caractère merveilleux et déplacé de l’aventure, et sur sa valeur transitionnelle.

24 Greu, le héros de l’épisode, ressemble d’ailleurs à un personnage d’importation : son nom évoque l’origine même de celle qu’il affronte, la Grèce, et son aventure lui réserve un mariage qu’il trouve lui-même prématuré, et qui l’exclut des aventures une fois la sienne terminée44. Ce sentiment d’incongruité est, de fait, lié au croisement intertextuel que provoque le surgissement de la Laide Semblance dans la suite du récit. Comme dans le Lancelot, le romancier exploite en effet le recours à l’analepse pour solliciter et déstabiliser la mémoire romanesque de son lecteur. Ces effets de rappel, loin de se limiter au cadre du récit enchâssé, le déborde pour venir investir les épisodes entrelacés qui couvrent toute l’aventure : venue d’un passé antique, hors du temps arthurien, la Laide Semblance fait notamment revivre le souvenir d’un roman emprunté à la bibliothèque arthurienne, le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes.

25 Greu est en effet précédé dans l’épreuve par un autre chevalier tenté par l’aventure : Calogrenant, qui est à la fois, on le sait, un personnage et un narrateur secondaires mémorables, au sein du corpus christianien, puisque le Chevalier au lion, s’ouvre sur le récit rapporté de son échec à la fontaine. Comme dans le roman en vers, Calogrenant échoue et se voit vengé par le héros de la continuation en prose, Greu, qui se marie – et met en péril sa carrière chevaleresque, comme Yvain. L’épreuve de la fontaine au pin

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est ici réactivée et transformée en catastrophe naturelle de grande ampleur : non seulement la Laide Semblance se manifeste sous la forme d’un raz de marée spectaculaire, menaçant d’engloutir sous une vague géante celui qui l’approche, mais les ravages météorologiques qu’elle provoque empirent et se propagent sur le monde après sa capture. Prisonnière d’un « escrin de chaisne » entouré de « trois bendes de fer granz et lees de demi pié trestout à la reonde », et plongée dans un « souterrin qui n’estoit mie molt abitez de genz45 », la Laide Semblance change les couleurs du monde : […] mais il n’ot mie le jor entier erré quant il vit le tens de toutes parz nercir environ lui, et espartoit molt durement de foiees en autre, et uns venz comença granz et orribles qui molt demena grant tempest as arbres de la forest et comença gresle a chaoir petit et petit et grosse pluie entremeslee de grant foudre, qui moult esmaia Greu durement46.

26 Il faut attendre l’intervention, livresque et physique, de Merlin et de son acolyte, maître Hélie, pour sauver le monde arthurien de ce cataclysme venu du fond des âges : le prophète déterre le dispositif et déplace l’objet maléfique pour aller le « remettre à sa place » ; il le jette dans un gouffre, « en celes partie de mer que l’en claime le gofre de Satellie » : Ilec gita la figure entre les roches en mer, ne onques puis n’en eissi, et encore i est et toz jors i sera. Et ce dit li Contes des histoires que quant la figure a fait son tor et ele vient desus, se il avient chose que ele voie les nés, toutes les convient a perillier. Ce sevent li auquant et li plusor qui u païs conversent47.

27 L’aventure, amorcée par l’analepse, a une valeur étiologique et justifie une particularité géologique, observée par les marins et rapportée par les recueils de mirabilia contemporains48. Le monstre hybride, rejeté aux marges du monde, a retrouvé sa place, « au regort de mer […] qui tot le monde environe », et sa nature est tele que « ele ne doit estre s’en aigue non49 », selon les explications de maître Hélie, qui est ici un porte- parole des encyclopédies d’inspiration aristotélicienne autant qu’une anticipation du clerc magicien du Lancelot50. Débarrassé de ce monstre archaïque, le monde arthurien retrouve ses couleurs, tandis que Merlin, rappelé à sa nature diabolique, mais aussi comparé à Judas Maccabée, a regagné son prestige de prophète-enchanteur.

28 Reste que le paysage romanesque, qui s’étire maintenant jusqu’aux confins du monde médiéval, a sensiblement changé, pour le lecteur : le continuateur en prose introduit dans sa fiction un premier gouffre, qui favorise les croisements textuels. L’épisode trahit son ambition d’ouvrir le roman à d’autres modèles d’écriture, de faire du Conte des histoires, son référent générique et son modèle imaginaire, une forme narrative de l’hybridation et de l’excès – à l’image du monstre métamorphique qu’il importe dans la fiction, et de son gouffre périlleux. Le récit enchâssé est un point d’observation privilégié pour suivre ce processus de métamorphose, à l’œuvre dans l’ensemble de la continuation51.

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NOTES

1. Voir Lais bretons (XIIe -XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, p. 742-773. 2. Nous employons le terme rhétorique de « métalepse » au sens où le redéfinit Gérard Genette dans une perspective narratologique, pour désigner « les diverses façons dont le récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes : entre l’acte narratif et le récit qu’il produit, entre celui-ci et les récits seconds qu’il enchâsse, et ainsi de suite. » Le passage de seuil, dans un récit, peut être « figural » ou « fictionnel », mais il est toujours spéculaire, dans la mesure où il montre l’acte de représentation et exhibe ses codes (G. Genette, Métalepses. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004). 3. La digression analeptique sur le savoir de la Dame du Lac et sa relation avec Merlin se lit dans l’édition A. Micha, Lancelot. Roman en prose du XIIIe siècle, t. VII, Genève, Droz, 1980, p. 38-43. 4. La bibliographie sur le prophète est copieuse. Sur sa fonction dans la trilogie de Robert de Boron, voir notamment l’étude pionnière de Paul Zumthor ( Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique de l’historiographie et des romans, Lausanne, Payot, 1943, réimpr. Genève, Slatkine, 2000), celle d’Alexandre Micha ( Étude sur le Merlin de Robert de Boron, roman du XIIIe siècle , Genève, Droz, 1980), ainsi que la mise au point de Richard Trachsler ( Merlin l’enchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, SEDES, 2000). 5. Lancelot, p. 38. La formule est redoublée au cœur même de la digression, après la révélation de l’identité diabolique de Merlin : « De teus manieres de dyables fu estrais Merlins, che dist li contes des Estoires, et si vous dirai comment. Il fu voir que en la marche de la terre d’Escosche […]. » Dans les deux cas, l’éditeur ne distingue pas l’ouverture de la digression, qui a pu donner lieu à des rédactions différentes, d’une copie à l’autre (voir la version remaniée du manuscrit BnF, fr. 110, fol. 168c, version spéciale au groupe IV des manuscrits du Lancelot : « Il est voirs que en la marche d’Escosse et d’Yrlande ot jadis une damoisele et gentil feme […] », p. 459-462). 6. Lancelot, p. 43. 7. Ce passage d’une figure d’auteur à l’autre, du maître à l’élève, du masculin au féminin, est lourdement thématisé par le récit. En écrivant les formules magiques apprises sur son propre corps, la fée « incorpore » le rituel d’écriture attaché à la transmission du savoir et réservé aux figures d’auteur impliqué dans le roman : « Chil li ensegna et l’un et l’autre et ele les escrist en parchemin, car ele savoit assés de lettres » ( Lancelot, p. 42). 8. Voir A. Combes, Les Voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001, p. 62-71 : la critique parle à juste titre de « souvenir refoulé » pour qualifier la digression du Lancelot sur le prophète et mettre en valeur ses enjeux poétiques et intertextuels. 9. Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979. Sur l’invention du temps dans la trilogie, voir également E. Baumgartner, « Robert de Boron et l’imaginaire du livre », Arturus Rex. Acta Conventus Lovaniensis 1987, éd. W. Van Hoecke, G. Tournoy, W. Verbeke, Louvain, Leuven University Press, 1991, vol. II, p. 259-268. 10. Nous entendons « encyclopédie » au sens où l’emploie Umberto Eco : le terme renvoie à un répertoire de la fiction arthurienne, traitée comme un monde qui fait retour au fil des œuvres, cohérent pour le lecteur (Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1979 pour la traduction française). Sur la prise en compte du lecteur dans la construction du texte cyclique, voir également les positions de Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2014.

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11. Jacques Roubaud a pris en compte quelques-uns des avatars du scénario de la mort de Merlin, qu’il présente comme autant de variantes possibles dans Graal fiction, Paris, Gallimard, 1978, p. 17-33. 12. Dans la version « Post-Vulgate » de la Suite du Merlin, l’entombement du prophète donne lieu à une réinvention de l’espace fait d’emboîtements figuraux et narratifs en série. Voir La Suite du roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 1996, § 379-388 : la présence d’un tombeau, dans la « chambre » taillée dans le roc en pleine forêt, incite Merlin à raconter les amours cachées d’Anasten (§ 381). 13. Emmanuèle Baumgartner en a proposé une étude détaillée dans « Voirs fu, ou comment composer du passé… », Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, éd. F. Gingras, F. Le Nan et J. -R. Valette, Paris, Champion, 2005, p. 33-48. 14. Voir à ce sujet P. Rockwell, Rewriting Resemblance in Medieval French Romance. Ceci n’est pas un graal, New-York-Londres, Garland, 1996, notamment p. 49 sqq. 15. Voir Lancelot, t. VIII, 1982, p. 488. La version longue de la fausse Guenièvre reprend pour le mettre en valeur « Tantalides de Vergeaus », l’un des quatre clercs du roi mentionnés : dans le récit de la mise en écrit des aventures. Sur le rituel d’écriture dans le cycle, voir H. Bloch, « The Text as Inquest : Form and Function in the Pseudo-Map Cycle », Mosaic, VIII/4, 1975, p. 107-119 ; A. Leupin, « Qui parle ? Narrateurs et scripteurs dans la Vulgate arthurienne », Digraphe, 20, 1979, p. 83-109 et A. Combes, Les Voies de l’aventure, p. 73-95. Sur le motif de la Table Ronde et son déplacement, voir A. Micha, « La Table Ronde chez Robert de Boron et dans la Queste del saint Graal », repris dans De la chanson de geste au roman, Genève, Droz, 1976, p. 183-205. 16. Lancelot do Lac, éd. E. Kennedy, Oxford, Oxford University Press, 1980, vol. I, p. 25. 17. La « Fausse Guenièvre » connaît dans la tradition manuscrite une version courte, une version longue, et des versions mixtes. Le lecteur peut lire la première dans l’édition Kennedy (reprise dans Lancelot du Lac, vol. II, trad. M. -L. Chênerie, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 582-685), la seconde dans l’édition Micha ( Lancelot du Lac, t. I, p. 1-175 et dans La Fausse Guenièvre, trad. F. Mosès, Paris, Le Livre de Poche, 1998). Le manuscrit cyclique de Bonn présente un exemple de version mixte (Le Livre du Graal, éd. sous la direction de P. Walter, Paris, Gallimard, 2003, vol. II, p. 940-1100). Les relations que les deux versions concurrentes entretiennent entre elles ont donné lieu à d’importantes études, tant l’épisode, qui paraît métaleptique, est central dans l’élaboration progressive du cycle. Pour une mise au point critique, voir notre étude, « Deux sœurs qui ne sont pas sœurs. Relectures critiques de la Fausse Guenièvre », Expériences critiques. Approches historiques de quelques objets littéraires médiévaux, éd. V. Dominguez et E. Gaucher, à paraître aux PUPS en 2015. 18. Voir Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 614-616. 19. Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 616. 20. Voir Lancelot, t. I, 1978, p. 22-23. 21. Lancelot, t. I, p. 23-24. 22. « Bien est chose seue que, quant vos fuste rois de Bretaigne coronés, si vindrent à vos noveles del roi Leodagan de Tarmelide… » ( Lancelot, t. I, p. 24-25). 23. Lancelot, t. I, p. 25. 24. Wace’s Roman de Brut, texte et traduction de J. Weiss, Exeter, University of Exeter Press, 2002, p. 242 (v. 9641-9658). 25. Wace’s Roman de Brut, p. 244, v. 9747-9760 : « Chescuns se tenoiet al meillur,/ne nuls n’en saveit le peiur,/fist Artur la Runde Table, dunt Bretun dient mainte fable ». 26. Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979, p. 184-185. Voir les remarques de Trachsler, Merlin l’enchanteur, p. 54-62 et 123-135. 27. Lancelot, t. I, p. 26-27. 28. La notion de « transfuge fictionnel » est empruntée à Richard Saint-Gelais, qui étudie les déplacements diégétiques d’un univers de fiction à un autre, par « reprise de personnages, prolongement d’une intrigue ou partage d’univers fictionnel » (Fictions transfuges. La

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transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 7). La « migration » d’un personnage d’une œuvre dans une autre, qui appartient au même univers de fiction ou à un univers étranger, suppose un impact « subversif » sur le lecteur, lié à un traitement en autonomie du personnage par rapport à son texte d’accueil. Dans les cas qui nous occupe, les protagonistes font retour, comme dans toute fiction sérielle ou cyclique, mais les romanciers médiévaux mettent en valeur, sous la permanence de la figure, sa nécessaire réinvention. 29. Voir à ce propos les analyses de C. Méla et sa définition du signe, dans La Reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, Paris, Seuil, 1984, p. 146. 30. Le terme est emprunté à l’anglais pour désigner les prolongements « rétroactifs » d’un récit par un autre récit (voir Saint-Gelais, Fictions transfuges, p. 78). 31. Il s’agit du manuscrit Paris, BnF, fr. 337, que l’on date de la fin du XIIIe siècle au plus tard. 32. La seconde partie du manuscrit a été éditée par O. Sommer sous le titre Livre d’Artus, comme supplément à l’édition du cycle complet (The Vulgate Version of Arthurian Romances, Washington, The Carnegie Institution of Washington, 1908-1916, vol. VII). Pour les références au texte, je renverrai au folio du manuscrit MS (désormais consultable en ligne sur Gallica), et à l’éd. Sommer, dont j’ai modifié la ponctuation pour en faciliter/orienter la lecture. 33. Sur les croisements intertextuels du Livre d’Artus, voir l’étude pionnière de K. Busby, « L’intertextualité du Livre d’Artus », Arturus Rex, éd. Van Hoecke, p. 306-319. 34. L’aventure, amorcée par le discours de la demoiselle, clôt un pan diégétique de la continuation, marqué par le retour de Merlin à la cour et la reprise de la fiction des livres prophétiques, sur laquelle se ferme cet ensemble (MS, fol. 195a-202d, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 149-164). 35. La notion de « régime breton », pour qualifier les aventures arthuriennes qui se distinguent du modèle historique de la chronique dans la prose du Lancelot est empruntée à Combes, Les Voies de l’aventure, p. 105. 36. Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 149. 37. Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150. 38. Ibid. 39. Sur les variantes et les significations du motif de la « laide semblance » dans les textes médiévaux, voir L. Harf-Lancner et M. N. Polino, « Le gouffre de Satalie : survivances médiévales du mythe de Méduse », Le Moyen Âge, 94, 1988, p. 73-101 ; C. Ferlampin-Acher, Fées, bêtes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose, Paris, Presses de l’Université de Paris- Sorbonne, 2002, p. 304-306 ; M. Blaise, « La mort, le conte et la laide semblance », Entre-deux morts, éd. J. Vion-Dury, Presses Universitaires de Limoges, 2000, p. 109-138. 40. Livre d’Artus, MS, fol. 195c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150. 41. Livre d’Artus, MS, fol. 195c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150-151. 42. Sur cette stratégie d’écriture, voir M. Séguy, « La tentation du pastiche dans l’Estoire del saint Graal : retraire, refaire, défaire la Bible », Faute de style. En quête du pastiche médiéval, Études françaises, 46/3, 2010, p. 57-78. 43. Le substantif n’a pas la même origine que le verbe homophone. Issu du latin bulga, il est souvent utilisé au pluriel pour désigner les sacs de voyage qu’on équilibrait sur une bête de somme ; on le trouve encore avec ce sens sous la plume de Villon. Par métaphore, le substantif fait couramment référence au lit d’un cours d’eau, en ancien et en moyen français. Comme dans l’histoire sémantique de ce mot, le roman passe de l’objet manufacturé au paysage signifiant pour faire référence à la notion de « contenant ». 44. Greu se démarque des héros arthuriens qui répondent au défi de l’aventure : il ne se propose pas pour relever le défi de la demoiselle, il est nommé par la messagère, qu’il refuse de suivre. Il faudra l’intervention de la tante et de sa magie pour l’attirer, lors d’une chasse, sur le territoire et pour lui donner les moyens de vaincre le monstre.

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45. Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 158. 46. Ibid. 47. Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 161. 48. Le prosateur a notamment pu la lire dans les Histoires d’Outremer de Guillaume de Tyr, très diffusées dès la fin du XIIe siècle en latin et en français, ou dans les Otia imperialia de Gervais de Tilbury au début du XIIIe siècle. 49. Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 158. 50. Comme à son habitude, le continuateur brouille les effets de superposition que ne manquerait pas de faire le lecteur averti : Hélie ne vient pas de Toulouse, comme le célèbre clerc du Lancelot, mais de Rome ; « bons clercs et “soutils” », il attend le retour de Merlin à la cour pour écrire sous sa dictée un livre de prophéties. Ces prophéties, Merlin les répète aussi à Blaise, qui les inclut dans le livre en cours, comme le narrateur le précise dans une longue digression métatextuelle qui vient ponctuer d’un temps fort cette partie du Livre d’Artus (MS, fol. 202b-c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 163). Seules quelques prophéties, d’amplitude cyclique, seront rapportées par le récit, qui laisse le livre prophétique, mémoire du livre latin de Geoffrey de Monmouth, dans l’ombre d’une ellipse. 51. Le gouffre de Satalie inaugure dans le Livre d’Artus une série de plongées souterraines qui « creusent » la géographie arthurienne d’autant de lieux nouveaux. Tous ces gouffres servent aussi d’espaces de transformations textuelles. L’enchâssement peut y donner lieu à de véritables interpolations, comme celle de l’Évangile de Nicodème, dont le prosateur intègre, par la bouche d’un ermite, une traduction intégrale en français. Rappelons que cet évangile apocryphe fait pénétrer le lecteur dans le gouffre d’enfer, que l’on retrouve au début du Merlin de Robert de Boron.

RÉSUMÉS

Cette étude revient sur la poétique du récit rétrospectif dans le Lancelot en prose : le romancier transforme des analepses ponctuelles en lieux de mémoire et invente un nouveau monde arthurien possible. Cet usage du récit secondaire est lié à la figure diabolique de Merlin, associée à une géographie dominée par les gouffres. Le motif est amplifié par les continuateurs, y compris dans les « prequels », qui reprennent les données héritées du Lancelot pour modifier son passé fictionnel.

This study explores the use of flash-back in the Lancelot en prose: the author invents new places, where the memory of fiction is adulterous and creative. Secondary narratives, in the Arthurian Prose Cycles, are linked to the diabolic figure of Merlin, and associated with a landscape full of abysses. The thematic and narrative abyss is amplified by the cyclic novels, including Lancelot’s prequels: the cyclic novelists rewrite their model to modify the past of the Arthurian fiction.

AUTEUR

NATHALIE KOBLE École normale supérieure (Paris) EA 173

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Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, roman coffret, roman à coffrets

Milena Mikhaïlova-Makarius

A ceste, fist il, fermeré Ton cueur, n’i qier autre apoial : Souz ceste clef sont mi joial, Qui est bien petite, par m’ ame, Mes ele est de mon ecrin dame, Et si a mout grant poeste1.

1 Pour s’assurer de la loyauté de l’amant, le dieu Amour accepte sa proposition de fermer son cœur avec une clé. Mais plutôt que d’en fabriquer une, comme l’amant le lui suggérait, il décide de se servir d’une clé qu’il a déjà utilisée pour fermer son propre écrin où sont gardés, dit-il, ses « joial ». Cette clé, c’est la dame de son écrin, affirme Amour. Par son transfert, le cœur de l’amant devient le double de cet écrin. Quels joyaux y seront déposés ?

2 Véritable obsession, le souhait de fermer, d’enclore ou d’entourer, pour emprisonner ou pour sauvegarder, se décline à tous les niveaux du récit, inachevé dit-on, d’une quête inaboutie. Les jeux d’enchâssements sont si nombreux que l’on peut se demander si l’écrin n’est pas l’emblème d’un poème hanté du début à la fin par l’idée de clôture2. La même clé-dame n’ouvre-t-elle pas aussi cet autre contenant qu’est le roman, d’après les premiers vers de l’œuvre ? Vers quels joyaux du roman conduit-elle le lecteur ?

D’une rose l’autre

3 Dès le seuil de son poème, Guillaume de Lorris place son œuvre sous le signe de l’emboîtement et la présente comme un contenant : Ce est li romanz de la rose Ou l’art d’amours est toute enclose3.

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4 Ces deux vers, souvent commentés, devraient être lus ensemble avec les vers suivants auxquels ils sont liés par la présence des mêmes termes « rose » et « amours » qui forment un chiasme : Ce est li romanz de la rose Ou l’art d’amours est toute enclose. La matiere est bone et nueve : Or doint dieus qu’an gre le reçoive Cele pour cui je l’ai empris . C’est cele qui tant a de pris Et tant est digne d’estre amee Qu’ele doit estre rose clamee4.

5 Dans ces huit vers, le narrateur attribue le même nom de « rose » deux fois, d’abord à l’œuvre, puis à sa destinataire. L’autre point commun entre l’écrit et la dame est le lien à l’amour, mais alors que le nom du roman n’est pas motivé, il apparaît comme une nécessité venant de l’amour lorsqu’il s’agit de celle qui l’a inspiré. La figure, fermée sur elle-même, dit la clôture où les deux parties, l’œuvre et sa destinataire, sont en position spéculaire. La justification du nom à propos de la destinataire rejaillit sur le roman : c’est sans doute parce qu’il contient un art d’aimer que son auteur veut lui donner le nom de « rose ». La spécularité joue aussi dans l’autre sens. Par ce redoublement du nom, le narrateur lie, au moins, son œuvre à celle qui l’a inspirée5 ; au mieux, la volonté organisatrice et esthétique de son œuvre double – enclore un « art d’amours » dans son roman – à l’image mystérieuse de l’inconnue, ou de sa représentation symbolique dans le texte, le bouton de rose clos6.

6 La rose est partout : titre, senhal, partie du décor, objet de désir et objet de la quête amoureuse, mais peut-être également un blason de la technique narrative fondée sur le geste d’« enclore » à laquelle elle est associée à la rime (« rose »/« enclose »).

D’un écrin l’autre

Nes qu’an puet espuisser la mer, Ne porroit on les maus d ’ amer Conter en romanz ne en livre7.

7 La matière d’amour et des « maus d’amer » est si inépuisable qu’elle justifie l’association de tous les moyens, du narratif au didactique. Guillaume de Lorris y consacre les moyens romanesques de l’aventure et de la quête ainsi que la pédagogie directe des arts d’aimer, genre en vogue à cette époque. Mais où s’arrête le roman et où commence l’art d’aimer ? En d’autres mots, comment comprendre la déclaration du narrateur que son roman enclot un art d’aimer ? Comme une hybridation des genres ou comme l’enchâssement d’un genre dans un autre genre ?

8 Quête et pédagogie sont imbriquées dans le poème. L’œuvre toute entière est une initiation à cette matière intarissable autant par les enseignements et commandements du dieu Amour que par les étapes du cheminement du héros romanesque. L’art d’aimer serait alors l’autre visage de ce roman. C’est surtout ainsi qu’il a été perçu par la critique : comme un double de l’œuvre d’André le Chapelain8, comme une version en langue d’oïl de l’ensenhamen occitan9 et comme une forme de l’aventure héroïque10. Par conséquent, la déclaration initiale de l’auteur d’enclore un art d’aimer au sein de son roman doit être comprise comme la manifestation du syncrétisme des genres littéraires

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au Moyen Âge. Le cas n’est pas unique11 et fait ressortir l’aspect didactique du roman courtois médiéval.

9 Derrière cette imbrication revendiquée du narratif et du didactique se cache une parenté avec la lyrique qui a déjà été amplement commentée par la critique12. L’œuvre est donc « à la croisée du traité, du conte et de la poésie13 ». Mais, fait curieux, alors que l’auteur met en avant d’emblée roman et art d’aimer, il garde le silence sur la parenté de son œuvre avec la lyrique. Silence qui intrigue d’autant plus que, dès les premiers pas du personnage, le récit se donne à lire comme une mise en narration de l’incipit printanier. L’aventure romanesque s’y installe pour y rester. On sait que l’incipit printanier a été ressenti comme un cadre suffisant pour y implanter entièrement une chanson d’amour, ce qui a donné naissance à la , genre inventé et pratiqué par les trouvères. Ici, le verger printanier avec ses habitants devient le décor qui héberge intégralement l’aventure romanesque. La rivière, qui dans l’univers romanesque ouvre les portes de l’Autre monde, ouvre ici les portes vers un monde intérieur. La reverdie a donc englobé le poème entier qui constitue, tout comme la chanson lyrique, une requête amoureuse14. Il ne s’agit pas d’un simple réemploi de motifs lyriques. « Le roman de la rose, ou l’art d’amours est toute enclose » est aussi longue chanson d’amour où la matière romanesque et la pédagogie directe explicitent et dramatisent le discours lyrique. Ces divers visages du poème, revendiqués ou tus, n’épuisent pas le sens de la déclaration initiale sur l’emboîtement d’un genre dans l’autre. L’architecture du récit permet également une lecture littérale du geste d’enclore au sens où le roman enchâsse un art d’aimer à proprement parler. On peut en effet isoler une œuvre didactique à part entière insérée dans la trame romanesque. Cette œuvre se présente comme un long enseignement que le dieu Amour dispense à l’amant. Où commence ce petit traité d’amour ?

10 Après la scène où le dieu enferme à clé le cœur de l’amant, celui-ci se met en position d’écouter les précieux enseignements d’Amour. Une scène d’apprentissage – l’amant souhaite connaître les commandements d’Amour afin de bien faire son service – annonce l’insertion dissimulée d’une autre œuvre. Le même procédé sera repris dans des conditions analogues dans le roman de Beaudous où une scène pédagogique entre une mère et son fils marque le début d’une très longue insertion, comprenant plusieurs textes didactiques enchâssés dans sa trame15. Nul doute que cette scène didactique, pertinente à la fois dans la logique du roman et dans celle d’un art d’aimer, est utilisée comme la cheville qui permet d’insérer en douceur une autre œuvre, de passer imperceptiblement d’un modèle textuel à un autre. Quelques vers installent la scène du « mestre » et du « desciple » : Amor respont : « tu diz mout bien. Or les escoute sel retien Li mestres pert sa poine toute Quant li desciples qui escoute Ne met son cuer au retenir, Si qu’il en puisse sovenir16. »

11 Dans les arts d’aimer, le discours se divise souvent en répliques pour introduire des micro-dialogues sans que les interlocuteurs soient nécessairement explicités. Ici, la forme dialogique est accentuée et étendue à l’ensemble du texte didactique, même si la parole d’Amour domine, entrecoupée par des relances de la part de l’amant. La matière de ce traité ressemble tout à fait à celle des arts d’aimer par le contenu didactique où alternent règles, définitions, commandements et conseils.

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12 L’amant va écouter et mettre son cœur « au retenir », c’est-à-dire en position de réceptacle, afin d’accueillir tout l’enseignement du maître Amour. Ce cœur, devenu le double de l’écrin qui contient les joyaux d’Amour depuis que celui-ci l’a fermé avec sa clé quelques quarante vers plus haut, sera donc le réceptacle de l’art d’aimer, tout comme le roman, autre écrin pour la leçon d’Amour. Ses enseignements, dispensés à l’intention de son élève, l’amant, et du lecteur, tiennent lieu de « joial » qui vont d’un écrin à l’autre. Le texte de ce petit art d’aimer doit rester dans la mémoire de celui qui écoute, il est le trésor placé dans le cour-écrin de l’amant et dans l’écrin du roman. « L’art d’amour » comme texte, et comme genre, est non seulement enclos dans le roman, mais également thésaurisé.

13 Ce petit traité d’amour pourrait presque fonctionner comme une œuvre autonome au sens où il possède des frontières délimitées. Doté d’une sorte de prologue, il s’achève avec la disparition subite d’Amour, qui s’« esvanoiz17 ». Quelques vers lancent le dialogue en précisant qu’Amour a alors livré : Mot a mot ses commandements : Bien le devise cist romanz18.

14 Suit une interpellation du public digne d’un prologue d’art d’aimer. C’est donc ici que commence véritablement ce texte enchâssé : Qui amer velt or i entende Car li romanz des or commande ; Des or le fet bon escouter, S’il est qui le sache conter. Car la fin dou songe est mout bele Et la matiere en est novele : Qui dou songe la fin orra, Je vos di bien que il porra Des geus d’amors assez apenre, Por quoi il veille tant attendre Dou songe la senefiance Et la vos dirai sans grevance ; La verite qui est coverte Vos en sera lors toute aperte, Quant espondre m’orroiz le songe, Car il n’i a mot de mensonge19.

15 Étant donné que la scène pédagogique est légitime à la fois dans le roman et dans l’art d’aimer et qu’elle permet de solidariser les deux genres, ce prologue interne a le double rôle d’introduire une œuvre didactique tout en renforçant la crédibilité d’une scène romanesque d’apprentissage. Comme dans un vrai prologue, le narrateur procède à une captatio benevolentiae. Comme dans un vrai prologue, il annonce la matière qui sera traitée, les « geus d’amors », ainsi qu’une « senefiance » à venir afin de retenir l’intérêt des auditeurs.

16 Ce prologue interne rappelle très fortement celui du poème entier qui introduit le thème du songe. La matière « novele » du vers 2064 fait écho au vers 39 du prologue général : « La matiere est bone et nueve ». Ce passage se termine par la reprise de tous les mots importants du premier prologue : rappel de la « senefiance » du songe, rappel de la vérité « coverte » qui, promesse renouvelée, sera bientôt « aperte » au public. Il s’achève par la rime initiale du poème « songe »/« mensonge20 ». Ainsi, en redoublant le prologue général, cet écho du début du poème fonctionne comme le signalement discret d’un seuil. Une autre œuvre commence, elle vous apprendra tout sur l’amour.

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17 Au même moment, le roman reprend ses droits. Le terme revient à deux reprises21. D’ailleurs, comme dans les romans de quête, le récit s’émancipe de son énonciateur : le roman « devise », le roman « commande ». Il revêt presque l’autorité du dieu Amour dont il englobe les paroles et les commandements.

18 La « fin » à venir n’est pas celle de l’art d’aimer proprement dit, mais celle du songe. Ce prologue circonscrit donc le début d’un art d’aimer mais évoque une fin qui coïnciderait avec celle, déjà promise, du songe et donc du roman.

19 Ce second prologue introduit la matière du traité didactique sur l’amour promettant d’enseigner « assez » sur les « geus d’amors ». S’agit-il des « laz » et des « engins22 » posés par Cupidon dans la fontaine ? Ou des enseignements contenus dans ce discours- art d’aimer ? Qu’y a-t-il de si précieux dans ce traité que le cœur-écrin de l’amant doit réceptionner ?

20 Ce petit art d’aimer comprend trois parties bien délimitées. Il commence par les dix commandements qui se présentent comme une glose de la dimension éthique dans le comportement social du fin’amant23, telle qu’elle apparaît chez les . Un résumé des commandements qui viennent d’être dispensés, présenté « briement » et à titre de mémorisation « brieve24 », scande la fin de cette partie. Une seconde partie porte sur le cœur, les pensées et les sentiments de l’amant25. Enfin, le dieu d’Amour accorde à son serviteur trois consolations : la douce pensée, la douce parole et le doux regard26.

21 Tandis que la première et la troisième partie égrènent des poncifs bien connus, la seconde partie renonce à ce principe énumératif. Elle retient l’attention par un degré de dramatisation supplémentaire. Elle commence au vers 2231 avec une incitation au panser, terme qui désigne l’imagination27 : Apres t’anjoing en penitance Que nuit et jor sanz repentance An amors metes ton panser28.

22 C’est là, au centre du traité didactique sur l’amour, que se trouve la véritable glose du sentiment amoureux. L’attention porte d’abord sur le sujet amoureux qui, sous le poids de la pensée – à entendre comme travail imaginatif – est plongé dans un état de mélancolie décrit dans les traités de médecine médiévale comme un accès d’amor hereos29. Le dieu Amour décrit cet état au futur en s’adressant à l’amant à la deuxième personne : Or revenra maintes foies Qu’an pensant t’antroblieras Et une grant piece seras Ausis com une ymage mue Qui ne se crole ne remue, Sanz piez, sanz mains, sanz doiz croler, Sanz iaus movoir et sanz parler30.

23 Ayant perdu le mouvement des membres de son corps, l’amant sera figé en « une ymage mue ». La pensée de l’être aimé, qui est une image, statufie le sujet amoureux par un effet spéculaire et fait de lui une « ymage » immobile. Cette pétrification de l’amoureux au moment de la mise en image de l’objet d’amour est un écho du mythe de Narcisse, une représentation du rapport spéculaire entre l’homme qui se regarde dans le miroir et son reflet. Dans le roman, le sujet amoureux et l’objet d’amour ne sont plus la même personne. Pour garder l’idée de spécularité, quelque chose de l’image – l’absence de parole, l’immobilité – est reporté sur le sujet amoureux. Celui-ci devient un

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peu le double de l’image dont il rêve, en souvenir de l’effet spéculaire entre le sujet et son reflet dans le mythe de Narcisse.

24 La situation future de l’amant est à rapprocher de deux autres figures littéraires plongées dans l’état d’entre-oubli. Perceval devant les trois gouttes de sang sur la neige qui lui rappellent l’image de Blanchefleur. L’amant-poète de la canso de Guillaume IX d’Aquitaine, Feray un vers de pur neant, en état de dorveille sur son cheval. Le premier, sujet amoureux absorbé par le fantasme, le second, poète lyrique dont la chanson, dépourvue d’auteur et vidée de contenu, surgit de l’énonciation faite à l’état de dorveille31.

25 Il est remarquable que le dieu Amour construise ici, au futur et toujours à la deuxième personne, non seulement la figure du sujet amoureux, mais également celle du poète lyrique. L’analogie avec la canso du Guillaume IX d’Aquitaine n’est pas le seul indice de cette seconde figure. La deuxième partie du traité/discours d’Amour comprend deux nouveaux enchâssements étonnants qui évoquent la lyrique et creusent une nouvelle profondeur du récit.

26 Au retour de la mémoire32, l’amant se souviendra, poursuit Amour, de son amie « lontaigne ». Commence alors un discours direct de l’amant mais toujours imaginé par Amour, long de 17 vers33. Ce discours inséré développe, comme dans une chanson, le motif lyrique du cœur séparé34. L’amant est ainsi décrit dans son futur état d’amoureux, mais également comme un poète. On assiste à une mise en scène : l’amant s’entre- oubliera et, dans cette position propice au surgissement de la parole poétique, il entamera une complainte à la manière d’une chanson lyrique sur le cœur séparé et l’amour lointain. Cette complainte évoque la canso de Jaufré Rudel sur l’amor de lonh35.

27 À la suite de ce discours à la première personne qui ressemble à un poème inséré, l’amant, poursuit le dieu, se mettra en route pour retrouver son amie, mais il en ressortira « pensis et morne36 ». Si une rencontre avec l’amie se réalise, il n’en sortira qu’« en grant martire37 », pour n’avoir pas pu dire ce qu’il voulait. Même s’ils n’appartiennent plus au semblant de poème, ces vers glosent quasiment une strophe de la chanson de Jaufré Rudel où le moment de l’entretien fantasmé est aussi celui où l’éloignement est le plus radical38. Tout comme dans la lyrique, « Amant n’avra ja ce qu’il quiert39 », conclut Amour. La vérité de la lyrique sort de la bouche du dieu Amour.

28 Le scénario imaginé par le dieu n’a pas fini de surprendre. Un nouvel enchâssement intervient. Amour évoque le moment où l’amant imaginera qu’il dort et verra alors en image l’être aimé. Le dieu résume en quelques vers cet état de saisie imaginaire de l’objet d’amour : Tieus foiz sera qu’il t’iert avis Que tu avras cele au cler vis Entre tes braz trestoute nue, Aussint con s’el fust devenue Dou tout t’amie et ta compaigne. Lors feras chastiaus en Espaigne Et avras joie de noiant40.

29 Ce passage peut figurer aussi bien dans une complainte lyrique que dans un récit41. Il joue ici le rôle d’une deuxième mise en scène. Là aussi, comme après l’état d’entre-oubli où le sujet amoureux n’est d’abord qu’« ymage mue » avant de faire sa complainte, Amour dit ce que l’amant dira alors. Il imagine à nouveau le discours de l’amant à la

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première personne. L’amant redevenu poète commente ses espoirs et ses désespoirs comme dans une nouvelle complainte lyrique encore plus longue (55 vers, 2447-2502).

30 À noter que ces deux complaintes insérées, imaginées et mises en scène par Amour, débutent chaque fois à la quatrième syllabe du vers, introduites par le même verbe « dire » au futur et par la même interpellation « Dieus » : « Lors diras : “Dieus con sui mauves…” », « Et diras : “Dieus ! ai ge songie ?”42 ».

31 L’analogie entre les deux complaintes est frappante. La technique de l’enchâssement introduit la lyrique dans le roman, puis prend l’allure d’une mise en abyme – un songe imaginé à l’intérieur du songe ! L’emboîtement creusé est vertigineux. Dans le Roman de la Rose, le narrateur-amant raconte un songe où le dieu Amour prend la parole et met en scène, à l’intérieur de son discours direct, le discours direct de l’amant qui entame une complainte lyrique suivie d’une autre complainte dans et sur un état proche du songe. Pour parfaire la mise en abyme entre ce petit songe et le songe-roman, l’évocation d’un baiser désiré anticipe le baiser que l’amant volera à la rose43. Songe A : je 1 du narrateur-amant La découverte du Verger, puis de la fontaine et du reflet. Amour décoche ses flèches et entreprend l’instruction de l’amant « Art d’amours » : je 2 du dieu Amour Partie I : les dix commandements d’Amour Partie II : description de l’état amoureux futur de l’amant – état d’entre-oubli poème 1 : je 3, discours direct de l’amant imaginé par Amour : « Lors diras : “dieus con sui mauves” », v. 2299. – fantasme (châteaux en Espagne, v. 2400 et « joie de noiant », v. 2401 ) poème 2, songe B : je 3, discours direct de l’amant imaginé par Amour : « Et diras : “dieus ! ai ge songie ?” », v. 2447. Partie III : les trois consolations La quête de la rose

32 On l’aura remarqué, l’emboîtement des discours est circulaire. Le je 3 de l’amant qui profère un discours à teneur lyrique, imaginé par Amour, rejoint le je 1 du narrateur- amant qui raconte le songe-roman. Il manque les marques de la voix du chant, rimes ou mètre, remplacées par le triple emboîtement de l’énonciation du je qui se termine en fermant la boucle. On retrouve la circularité de l’amour au miroir du mythe de Narcisse, fondateur de la lyrique médiévale. Et à la place du chant, on trouve des voix énonciatives imbriquées les unes dans les autres qui font penser à la nouvelle esthétique, la polyphonie, qui accompagnera au siècle suivant la mise à l’écrit de la lyrique44. L’orchestration de cette polyphonie dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris se fait selon la logique de l’enchâssement : prise en charge d’une voix par une autre, du discours lyrique par le discours théorique/didactique, puis par le discours narratif.

33 Le geste d’enclore annoncé par le narrateur au début de l’œuvre ne se limite donc pas au roman qui enclot un art d’aimer. L’art d’aimer enclot à son tour deux chansons par leur contenu et par leur mise en scène qui recrée des circonstances-types de la création de la poésie lyrique45.

34 Le prologue de l’art d’aimer promettait de tout dire sur les « geus d’amor ». Ces « geus », ne sont-ils pas les deux complaintes poétiques, dont le véritable auteur est

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Amour, ses joyaux placés dans l’écrin de son art d’aimer qui doivent passer dans le cœur de l’amant et briller dans l’écrin du roman ? Les jeux et les joyaux seraient à la base de l’étymologie du joi, d’après Charles Méla, qui rapproche les « joial » de l’écrin d’Amour à la « joie » mise sous clé dans Yvain46. Or précisément, la seconde complainte de l’amant porte sur la joie : sur le caractère éphémère de la joie, sur son désir, qu’il ose à peine formuler, d’avoir « de m’amie […] joie47 ». Le Roman de la Rose donnerait ainsi un avant-goût de la thésaurisation de la lyrique en cours aux XIVe -XVe siècles48. La forme de songe attribuée au second poème renvoie au songe entier qu’est le roman, comme pour rappeler la dimension fantasmatique de celui-ci. Autrement dit, par son architecture, le roman dit ce qui le nourrit : la nature fantasmatique du sentiment amoureux héritée de la poésie lyrique.

35 Sans que ce soit explicitement affirmé – ainsi l’enjeu est-il beaucoup plus grand – tout converge vers la lyrique. Un autre enchâssement y aboutit : le mythe de Narcisse.

Le mythe enchâssé

36 Le narrateur fait surgir le mythe de Narcisse, élément fondateur du roman, comme un souvenir à l’intérieur de cet autre souvenir qu’est le songe. Une fois de plus, ce qui est important fait l’objet d’un enchâssement.

37 Une inscription gravée dans la pierre de la fontaine provoque le récit en guise d’explication. Cette « lettre petite49 » est à nouveau mentionnée à la fin de l’explication, « Quant l’escriz m’ot fet savoir50 », enclavant le récit du mythe sous l’autorité de l’écrit. Une interpellation quelque peu surprenante des Dames qui devraient prendre exemple sur cette légende clôt le rappel du mythe proprement dit à la manière d’un exemplum soulignant ainsi le caractère extérieur de ce petit récit inséré.

38 L’exemplum naît donc comme l’amplification d’une « phrase matrice51 » : « anqui desus/ Se mori li biaus narcisus52 ». Il devient à son tour narration matrice en donnant un modèle à imiter et en produisant ainsi du récit. La fontaine mythique est non seulement source d’images, mais également « support et source d’un texte d’amour53 ». La mémoire apporte à la surface du poème une aventure passée afin qu’elle soit revécue par le songeur. Intervient alors une seconde version amplifiée du mythe.

39 La juxtaposition des deux versions de la légende antique invite à leur comparaison. Le narrateur cherche à convaincre que son expérience redouble à l’identique celle de Narcisse et qu’il s’agit de la même fontaine. A-t-il raison ? La réponse à cette question est ambivalente.

40 Tout d’abord, une différence majeure oppose les deux fontaines et les deux aventures. Faut-il s’étonner que, dans cette œuvre qui affectionne le geste d’enclore et les objets contenants, la fontaine mythique, surface plate et simple miroir de celui qui s’y mire, devient une fontaine qui est avant tout un récipient ? Le regard y plonge jusqu’au fond (le gravier), l’eau est évoquée non pas comme surface, mais en tant que quantité soulignée par les grandes ondes (12 vers sur le volume de l’eau, v. 1522-1533). Une multitude de choses s’y trouvent : cristaux, « laz », « engins » et plus loin, une graine qui a coloré l’eau. La fonction de miroir au sens strict est reléguée aux cristaux mais leurs capacités spéculaires ne sont pas simples. Volume, contenant riche en éléments divers : la nouvelle identité de la « fontaine d’amors54 » lui confère des capacités mimétiques d’une complexité supérieure à celles de la fontaine mythique. À défaut de

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pouvoir reprendre ici l’analyse de l’épisode dans le détail, nous nous bornerons à en exposer les conclusions55.

41 La mimésis de la fontaine d’amour, portée par les deux cristaux, comprend deux aspects : elle montre d’une part ce qu’ils reflètent et d’autre part la manière dont ils le reflètent.

42 1. Le premier aspect de la mimésis concerne le monde extérieur qui s’y réverbère – le verger – et dans un coin, le rosier qui va fournir l’objet de désir et d’amour. La connaissance du monde et la découverte de l’amour dans le miroir, voici figurées les deux expériences que les médiévaux croient devoir au miroir.

43 Mais alors que Narcisse voit l’image d’un enfant « bel a demesure » qui est son propre reflet, le promeneur découvre dans la fontaine la rose, autrement dit, l’Autre. L’expérience optique du promeneur dans le Roman de la Rose se détache de celle du héros antique. Le pas franchi est énorme et correspond à l’innovation de la lyrique où l’amant, tel Narcisse, aime une image, mais celle-ci est celle de la Dame. Dans ces vers est posée la question qui hante tout le Roman de la Rose : l’altérité en amour. Fantasme d’altérité qui reste une image insaisissable vue dans le miroir, mais néanmoins altérité. La juxtaposition des deux récits, le mythe enchâssé et le récit de l’expérience amoureuse du promeneur qui en découle, met en scène le pas en avant que la lyrique accomplit par rapport au mythe de Narcisse. Le reflet devient la rose. L’objet d’amour s’est affranchi de l’ombre du sujet amoureux. Mais que devient-celle-ci ?

44 2. Le second aspect de la mimésis de cette fontaine concerne le sujet qui se regarde dans cette fontaine. Au premier abord, il ne voit pas son propre reflet. Que voit-il ? Le promeneur voit d’abord le fait de voir56, mais d’après la seule façon légitime de voir pour les médiévaux, la vision indirecte. Selon les théories arabo-aristotéliciennes de la vision, pour qu’un objet soit vu, il faut qu’il s’imprime sur l’œil, miroir à double face, et son image ainsi imprimée est transmise aux sens et à l’imagination57. Les poètes et les romanciers figurent ce chemin optique par des métaphores diverses dont souvent l’œil et le cœur58. Le cœur, telle l’imagination, voit non pas l’objet réel, mais l’image imprimée sur l’œil, ce miroir à double face.

45 Dans ce passage, les deux cristaux symbolisent, à tour de rôle, ces deux relais nécessaires. Le promeneur, comme Narcisse penché sur l’eau, est penché sur son cœur et ne voit donc jamais qu’un seul cristal. Ce cristal-cœur voit59 le verger dans l’autre cristal, le cristal-œil sur lequel l’image du verger s’est imprimée. Ainsi, le promeneur ne peut voir à la fois que la moitié du verger que l’un des cristaux renvoie à l’autre. Pour voir l’autre moitié, il faut recommencer et se tourner vers l’autre cristal, qui devient à son tour le cœur dès que le promeneur se penche sur lui, et reçoit l’autre partie de l’image transmise par le cristal-œil : Car touz jorz quel que part qu’il soient, L’une moitie dou vergier voient Et s’il se tornent maintenant, Puent veoir le remenant60.

46 Ainsi, le reflet du promeneur n’est pas vraiment absent de la fontaine. Il est transfiguré et présenté sous la forme d’une projection de sa vision intérieure indirecte dans le dispositif des cristaux. Est-ce étonnant dans un roman dont l’intrigue est une dramatisation de la vie intérieure ? C’est sans doute pour cette raison qu’en faisant le récit du mythe de Narcisse, Guillaume de Lorris omet de parler du motif de la

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connaissance de soi doublement présent chez Ovide à travers la prémonition de Tirésias et la prise de conscience du héros de son erreur.

47 La mimésis de la fontaine mythique est donc entièrement réinterprétée. Grâce à la transformation de la fontaine en contenant et grâce aux cristaux qui s’y trouvent, elle est comme scindée en deux pour permettre de représenter le reflet du sujet et celui de l’objet d’amour tout en les différenciant comme le souhaitait Narcisse61. Seul un miroir représenté en volume pouvait en effet permettre de figurer les enjeux qui lient l’amour à la vision.

48 L’expérience de l’amant à la « fontaine d’amors » met en scène la lyrique et son affranchissement du mythe. Mais elle met en scène également sa dette par rapport au mythe : certes, il s’agit d’une altérité, mais celle-ci reste une image. Sa réalité est celle d’un reflet dans le miroir. Le sens du récit mythique enchâssé est de révéler la source de la fin’amor et son dépassement.

49 Dépassement relatif d’ailleurs, car bien que la quête se poursuive en dehors de la fontaine, et que l’amant réussisse à voler un baiser à la rose, le roman ne réussit pas à dépasser la grande aporie de la lyrique62. Il ne dit pas comment aimer une image63. L’Autre reste l’image de la rose peinte sur le cristal dans la fontaine d’amour, ou fleur, absente de tous bouquets64, soit la possibilité de l’Autre. Le narrateur-songeur a raison : il ne fait que répéter l’expérience de Narcisse.

50 Il reste à vérifier si la présence physique de la rose confirme ce que dit la fontaine. Le jeune homme quitte l’endroit de la fontaine et se dirige vers le rosier réel. La rose en vrai apparaît alors comme un bouton clos. Est-ce encore un contenant ?

Le récit absent

51 Avant de devenir l’objet de désir élu par le protagoniste, la rose est partout. Titre du roman, surnom de sa destinataire, partie du décor. La fleur décore la tête de plusieurs personnages dans le verger, les feuilles de rosier embellissent la robe florale d’Amour. C’est un univers où la rose règne à tous les étages. Cependant, le promeneur découvre le bouton clos au bout d’un cheminement progressif dans un univers clos. Tout est fermé, le verger entouré par le mur avec les peintures repoussantes et dont il faut longtemps chercher la minuscule porte. La haie qui entoure les roses. Le château qui sera construit pour enfermer la rose. À l’intérieur du verger, la carole qui reprend l’idée de clôture donnant l’image d’une société élitiste repliée sur elle-même. Aucun contrepoint à l’accumulation des clôtures, aucune allusion à un jeu possible entre fermé et ouvert, comme c’est souvent le cas dans les récits courtois. Même l’eau, signe de l’Autre monde, conduit certes vers un monde autre, mais fermé65.

52 L’évolution du dormeur dans cet univers suit la dynamique d’une pénétration66, d’une entrée progressive qui va vers l’intérieur, vers ce qui est profond et caché. La fontaine est découverte « dou darrenier67 ». La rose apparaît dans le cristal-miroir dont la particularité est de capter jusqu’à la moindre chose fût-elle cachée, « repote », ou enfermée, « enclose68 ». Inaperçue directement lors de la promenade, elle surgit comme un détail parmi d’autres à peine perceptible, « entre mil choses » et « en un destor69 ».

53 Lors de la première rencontre avec la rose véritable, sa description est « essentiellement “botanique” et ne permet pas d’équivalences directes avec ce qui est son comparé, défini dans le prologue, la femme aimée : la seule indication transposable

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est le choix du bouton, signe de la jeunesse70 ». Cependant, les attributs de la rose-jeune fille ne tardent pas à apparaître sous la forme de flèches que le dieu Amour décoche immédiatement à l’amant. Beauté, simplicité, franchise, compagnie et beau semblant sont désormais fichés dans le cœur du jeune homme en passant par l’œil et provoquant cinq plaies. Le texte avait anticipé et préparé la transposition entre le bouton et la jeune fille. Au moment de la présentation du dieu Amour, le narrateur avait en effet évoqué cette série de cinq flèches ainsi que sa série opposée (orgueil, vilenie, honte, désespoir et nouvelle pensée). Or, en évoquant ainsi les attributs féminins, il avait prévenu le lecteur qu’il ne dira pas toute leur « poeste » et toute leur « force71 ». Celles- ci sont placées sous le sceau d’une « vérité » et d’une « senefiance » qu’il promet de dire plus tard, avant la fin du conte72. Ainsi, la rose n’est qu’une fleur, mais ses attributs féminins sont chargés d’un pouvoir qui fait partie du mystère de la matière racontée.

54 Le poème de Guillaume de Lorris contient quatre déclarations analogues sur le mystère et des promesses de dévoiler celui-ci au public. Ces passages ont déjà été commentés par la critique73. Il est néanmoins utile d’y revenir en tenant compte du réseau de leurs significations contextuelles :

55 1. La « senefiance » du songe vient aux dormeurs d’abord « covertement » et ce n’est que plus tard qu’elle leur apparaît « apertement », voir le prologue du roman : […] Que songe sont senefiance Des biens au genz et des anuiz, Que li plusor songent de nuiz Maintes choses covertement Que l’en voit puis apertement74.

56 2. Les attributs de la rose ont des vertus dont la « senefiance » ne sera révélée qu’à la fin, (voir la description des flèches que porte Doux Regard, le jeune homme au service du dieu Amour) : Mes ne dirai pas ore toute Lor force ne lor poeste. Bien vos en iert la vérité Contee et la senefiance, Nel metré pas en obliance, Ainz vos diré que tout ce monte, Ançois que je fine le conte75.

57 3. La fontaine d’amour n’échappe pas au « mistere » qui sera découvert à la fin : Mes james n’orrez meus descrivre La verite de la matiere, Quant j’auré espont le mistere76.

58 4. Le fin mot des « geus d’amors » sera, lui-aussi, livré avec la « senefiance » du songe, reléguée à la fin, (voir le second prologue interne qui introduit l’art d’aimer, passage déjà cité mais qu’il convient de reprendre ici) : Qui dou songe la fin orra, Je vos di bien que il porra Des geus d’amors assez apenre, Por quoi il veille tant attendre Dou songe la senefiance Et la vos dirai sans grevance ; La verite qui est coverte Vos en sera lors toute aperte,

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Quant espondre m’orroiz le songe […]77.

59 Par les attributs féminins, figurés par les flèches et dont la « senefiance » reste « coverte », la rose fait partie du mystère que le narrateur fait planer sur tout le poème. Sont reliés par ce mystère : le songe et le conte, les attributs de la rose, la fontaine d’amour, les jeux d’amour. Mais avant de déplorer l’inachèvement du poème qui nous aurait privé de la révélation promise, regardons la seconde description de la rose.

60 Tout aussi strictement botanique que la première, cette nouvelle évocation de la fleur dans sa réalité physique la présente comme un contenant. Un bouton cette fois mi-clos, et qui enclot pour ainsi dire tous les fils auxquels est relié le mystère. Ainsi com j’oi la rose aprochie, Un po la trové engroissie, Et vi qu’ele fu plus creüe Que ne l’oi devant veüe. La rose auques s’eslargissoit Par amont, ce m’abelissoit. Encor n’iere pas si overte, Que la graine fust descoverte, Ençois estoit encor enclose Dedenz les fueilles de la rose Qui amont droites s’ en aloient Et les places dedenz emploient . Si ne pooit paroir la graine, Por la rose qui ere plaine78.

61 Le bouton de rose qui enclot une graine fait écho au roman qui enclot un art d’aimer et dont le titre « rose » rime avec « enclose ». La graine renvoie également à la graine d’amour semée par Cupidon pour teindre l’eau de la fontaine. L’état mi-clos de la rose est évoqué avec des termes analogues à ceux qui décrivent la manière dont les songes apparaissent aux gens qui dorment, décrite au tout début du poème. La rime « overte/ descoverte79 », renvoie à celle du prologue : « covertement/apertement80 » ; « paroir » renvoie à « aparant81 », laissant entendre l’analogie entre la graine cachée à l’intérieur du bouton et le contenu caché des songes.

62 Si tous les fils sont repris et réunis dans cette seconde description de la rose, le mystère n’est pas pour autant révélé. Le texte revient une fois encore sur l’image florale qui enclot un « grain82 ». Réalisant qu’il a échoué, l’amant se compare à un « païsant83 ». Les termes employés dans cette longue comparaison qui dit son échec relèvent du domaine floral et font écho à la graine restée enclose dans le bouton. Le jeune homme ressemble à un paysan ayant jeté sa semence et attendant avec joie de pouvoir cueillir le « gerbe84 », lorsqu’au moment de la floraison une « male chose » « fait le grain dedenz morir/Et l’esperance au vilain tout85 ». Cette mort prématurée enlève l’espérance, mais ne signe pas la fin de l’amour86. Pourquoi cette image du « grain » mort ? Le narrateur poursuit en évoquant la roue de Fortune. L’amant pensait être « desure », or le voilà « versez87 ». Le premier commandement d’Amour dit comment éviter la vilenie et voilà que l’amant se sent comme le vilain. L’amant reprend sa plainte auprès de Bel Accueil, réinitialisant ainsi la quête lyrique et évoque les « losengeor88 ». Les derniers vers du poème se terminent comme une complainte lyrique. Un cycle est fini, celui de la semence et de la roue de Fortune qui renvoient à la circularité de la fin’amor et de la quête lyrique. On retrouve à nouveau, en creux, comme à propos des multiples mises en abyme du songe ou de la mise en scène que représente la fontaine d’amour, la poésie lyrique.

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63 On n’aura pas vu la graine contenue dans le bouton de rose. Le songeur ne se réveillera pas. On ne connaîtra pas le mystère. Mais Guillaume de Lorris avait-il l’intention de le révéler ?

64 En s’adressant à Bel Accueil, et sous couvert de justification pour les besoins de la fable, l’amant dit soudain que ce n’est pas de sa faute si Bel Accueil est en prison : C’onques par moi ne fu retraite Chose qui a celer feïst89.

65 Étrange déclaration alors qu’il n’a pas été question, au niveau de l’intrigue, d’un secret dont dépend la liberté de Bel Accueil. Mais l’amant, c’est aussi le narrateur et l’on connaît l’ambiguïté qui règne entre ces deux rôles90. En jouant ici sur la discrétion en amour, motif courtois s’il en est, l’amant parle aussi en narrateur. Celui-là même qui avait promis d’éclairer le mystère, de donner la vérité de la « senefiance », qui avait multiplié ses promesses de tout dire, au point d’éveiller la suspicion du lecteur. Ce narrateur n’a pas raconté ce qui était à cacher, à savoir le récit impossible d’un vide et d’une impasse91. L’Autre en amour reste la rose : titre, senhal, image, fleur, bref écran qui dit l’absence de l’Autre. Secret courtois, récit tu, la plainte lyrique de l’amant peut reprendre.

Conclusion

66 Mais peut-on dire que le narrateur n’a pas tenu ses promesses ? Dès son prologue, il avait promis au lecteur de lui livrer dans son roman tout « l’art d’amours ». Et il le fait. Le songeur ne doit pas se réveiller. L’amour se vit dans le fantasme, contenu du rêve et autre versant du rêve92. La promesse est tenue. La réponse donnée est analogue à la question posée. Le poème révèle l’essence fantasmatique de l’amour dont l’irréalité ne peut être saisie que par une autre irréalité.

67 Enclore, enfermer, enchâsser pour mettre en abyme ou thésauriser un récit dans le récit, un genre dans le genre, une voix dans l’autre, crée les multiples étages d’une architecture dont la vérité est celle d’une réalité miroitante où se répondent des reflets de la rose. Celle d’une esthétique de la profondeur qui permet de rendre compte du pouvoir et des limites de l’image en amour.

NOTES

1. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, Librairie Générale Française, 1992, v. 2000-2005. Toutes les citations renvoient à cette édition. 2. Sur la clôture et l’enchâssement, voir également P. Verhuyck, « Guillaume de Lorris ou la multiplication des cadres », Neophilologus, 58, juillet 1974, p. 283-293 ; D. F. Hult, Self-fulfilling Prophecies. Readership and Authority in the first Roman de la Rose, Cambridge U. P., 1986. 3. Le Roman de la Rose, v. 37-38. 4. Le Roman de la Rose, v. 37-44.

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5. Lien qui existe dans la poésie lyrique : que l’on pense à la « crin saura » de la dame dans le « sonet » d’Arnaut Daniel qu’Amour « daura ». 6. S’agit-il de la dame ou de la jeune fille ? La question débouche sur la distance que prend Guillaume par rapport à une idée stricte de la fin’amor occitane, voir M. Gally, « Un art d’aimer en forme de roman », Lectures du Roman de la Rose, éd. F. Pomel, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 84-85. Cependant, il ne faut pas oublier que la fin’amor n’est pas une norme, mais la cristallisation d’un idéal courtois que les poètes et les romanciers déclinent librement, autrement dit une « limite vers laquelle tendent, avec d’énormes différences, Marie de France, Thomas, Chrétien, Gautier d’Arras, les troubadours… », selon J. Batany, « Miniature, allégorie, idéologie : “Oiseuse” et la mystique monacale récupérée par la “classe de loisir” », Études sur le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, éd. J. Dufournet, Paris, Champion, 1984, p. 7-36, ici p. 31. Elle est, selon la formule de Y. Foehr-Janssens, un « millefeuille », un « modèle constitué de strates diverses et parfois inconciliables entre elles » (La Jeune fille et l’amour. Pour une poétique courtoise de l’évasion, Paris, Droz, 2010, p. 36). Dame ou jeune fille, la question essentielle dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris reste l’altérité en amour. 7. Le Roman de la Rose, v. 2603-2605. 8. E. Baumgartner, « L’absente de tous bouquets… », Études sur le Roman de la Rose, éd. Dufournet, p. 37-52, ici p. 39. 9. J. -C. Payen, « L’art d’aimer chez Guillaume de Lorris », Études sur le Roman de la Rose, éd. Dufournet, p. 105-144, ici p. 122. 10. « L’art d’aimer du premier Roman de la Rose est une aventure héroïque », J. -C. Payen, « L’art d’aimer chez Guillaume de Lorris », p. 128. 11. Le petit roman Floris et Lyriopé de Robert de Blois combine également une fiction courtoise et un art d’aimer. 12. Pour une récente mise au point sur les rapports entre roman, art d’aimer et lyrique, et entre tradition antique et tradition médiévale des trouvères, voir Gally, « Un art d’aimer », p. 79-92. 13. Gally, « Un art d’aimer », p. 92. 14. Michèle Gally rappelle que « plusieurs œuvres du XIII e siècle se présentent comme des offrandes amoureuses à une dame », « Un art d’aimer », p. 80, n. 3. 15. M. Mikhaïlova-Makarius, L’École du roman. Robert de Blois dans le manuscrit BnF fr. 24301, Paris, Champion, 2010. 16. Le Roman de la Rose, v. 2049-2054. 17. Le Roman de la Rose, v. 2765. 18. Le Roman de la Rose, v. 2056-2057. 19. Le Roman de la Rose, v. 2059-2074. 20. Le Roman de la Rose, v. 2073-2074. 21. Le Roman de la Rose, v. 2058 et v. 2060. 22. Le Roman de la Rose, v. 1588 et v. 1589. 23. Le Roman de la Rose, v. 2075. 24. Le Roman de la Rose, v. 2223 et v. 2226. 25. Le Roman de la Rose, v. 2231-2578. 26. Le Roman de la Rose, v. 2579-2765. 27. Voir G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. Y. Hersant, Paris, Payot et Rivages, 1994 (1re éd. française, Paris, Christian Bourgeois, 1981 ; éd. italienne Turin, Einaudi, 1977), p. 30-31, n. 6. 28. Le Roman de la Rose, v. 2231-2233. 29. Voir Agamben, Stanze, p. 184-206. 30. Le Roman de la Rose, v. 2282-2288.

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31. Sur le rapprochement de ces deux figures, voir J. R. Scheidegger, « Son image peinte sur les parois de mon cœur », Le Moyen Âge dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, éd. J. R. Scheidegger, Paris, Champion, 1996, p. 395-409, ici p. 405-409. 32. Le Roman de la Rose, v. 2289-2290. 33. Le Roman de la Rose, v. 2299-2315. 34. Sur ce motif dans la lyrique, voir M. -N. Lefay-Toury, Mort et fin’amor dans la poésie d’oc et d’oïl aux XIIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2001, p. 209. 35. J. -C. Payen a fait le rapprochement entre l’amie « lontaigne » et le thème de l’amour de loin chanté par Jaufré Rudel, « L’art d’aimer », p. 124. 36. Le Roman de la Rose, v. 2322. 37. Le Roman de la Rose, v. 2414. 38. Il s’agit de la strophe suivante : « Be-m parra joys quan li querray… ». Au moment où le fantasme porte sur la rencontre, paradoxalement la distance grandit, l’anaphore « de lonh » se rapporte au « je » qui devient « il », « drutz lonhdas ». 39. Le Roman de la Rose, v. 2417. 40. Le Roman de la Rose, v. 2435-2401. 41. Ainsi, dans une de ses complaintes lyriques, Thisbé évoque-t-elle ses vains efforts d’étreindre Pyrame dans une vision à la limite du songe et du fantasme nocturne, v. 523-538 (Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena, éd. et trad. E. Baumgartner, Paris, Gallimard, 2000). Dans une tirade longue de 34 vers (v. 166-200), le chevalier anonyme du Lai de l’Ombre évoque son fantasme nocturne où il croit tenir sa bien-aimée alors que le réveil le « desenbrace » (Jean Renart, Le Lai de l’Ombre, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1983). Sur un ton ironique, la même saisie illusoire, cette fois sous l’effet d’un filtre, est mise en scène dans Cligès lors de la scène de noce où l’empereur croit tenir dans ses bras Fénice ; or il tient du « neent » (Chrétien de Troyes, Cligès, éd. et trad. Ch. Méla et O. Collet, Paris, Librairie Générale Française, 1994, v. 3312-3317). Voir à ce sujet Y. Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (fabliaux, dits, exempla ) », Le Rêve médiéval, éd. A. Corbellari et J. -Y. Tilliette, Genève, Droz, 2007, p. 111-136. 42. Le Roman de la Rose, v. 2299 et v. 2447. 43. Le Roman de la Rose, v. 2475 et v. 3476. 44. J. Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix s’est tue : la mise en recueil de la poésie lyrique aux XIVe et XVe siècles », La Présentation du livre, éd. E. Baumgartner et N. Boulestreau, Paris, Centre de recherches du département de français de Paris-X Nanterres (Littérales), 1987, p. 313-327, ici p. 313. 45. On trouvera, en plus explicite et plus concret, un savant mélange de discours analogues pour rendre compte des circonstances de la création du lyrisme dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut, Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix s’est tue », p. 317 et p. 319. 46. « Dame, vous em portés la clef ;/La serrure et l’escrin avés/Ou ma joie est, sil ne savés. » (Chrétien de Troyes, Yvain ou le chevalier au lion, éd. D. F. Hult, Paris, Librairie Générale Française, 1994, v. 4626-4628). « La comparaison de ces deux textes livre l’énigme du fameux joi des troubadours et confirme l’étymologie proposée par Corominas dans le Diccionario critico etimologico de la lengue espanola, à partir de jocalia, jocalis, “bijou, joyau”, et joyoso, “ce qui est précieux, qui a de la valeur” » (Ch. Méla, « Le miroir périlleux ou l’alchimie de la rose », Europe, 654, 1983, p. 72-83, repris dans Le Beau trouvé. Études de théories et de critique littéraires sur l’art des « trouveurs » au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1993, p. 209-219, ici p. 219). 47. Le Roman de la Rose, v. 2464. 48. Voir Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix s’est tue », p. 326. 49. Le Roman de la Rose, v. 1433. 50. Le Roman de la Rose, v. 1508. 51. Baumgartner, « L’absente », p. 51. 52. Le Roman de la Rose, v. 1434-1435.

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53. Baumgartner, « L’absente », p. 51. 54. Le Roman de la Rose, v. 1594. 55. Voir M. Mikhaïlova-Makarius, « Fantasmes et réalité. La déconstruction du miroir de Narcisse dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris », L’Homme dans le texte. Mélanges offerts à Stoyan Atanassov, éd. D. Mantcheva et R. Kountcheva, Sofia, Presses universitaires de Sofia, 2008, p. 75-87. Pour une mise au point récente des diverses interprétations de l’épisode de la fontaine, voir Ch. Lucken, « Narcisse, Guillaume de Lorris et le miroir du roman », Lectures du Roman de la Rose, éd. Pomel, p. 121-140. 56. Voir Méla, « Le miroir périlleux », p. 216. 57. Voir Agamben, Stanze, p. 134-136. 58. Dans le roman de Guillaume de Lorris, dans l’épisode qui suit celui de la fontaine, le chemin optique est figuré par la flèche envoyée par le dieu Amour qui transperce l’œil d’Amant pour se ficher dans son cœur. 59. Le cœur voit l’image imprimée dans le cristal au sens où l’imagination voit l’image imprimée sur la face interne de l’œil. 60. Le Roman de la Rose, v. 1560-1563. 61. « Ce que je désire est en moi ; ma richesse a causé mes privations. Oh ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Vœu singulier chez un amant, je voudrais que ce que j’aime fût loin de moi. » (Ovide, Les Métamorphoses, trad. J. -P. Néraudau, Paris, Gallimard, 1992, p. 121-122). 62. Joan Kessler fait également le lien entre l’épisode de la fontaine et une mise en scène de l’évolution de l’amour et de la poésie. Mais pour lui, le roman de Guillaume de Lorris permet à l’amant de dépasser l’expérience tragique de son modèle Narcisse. Voir J. Kessler, « La quête amoureuse et poétique : la Fontaine de Narcisse dans le Roman de la Rose », Romanic Review, 73, 1982, p. 133-146, ici p. 136-138. 63. Représenter l’Autre en amour à la fois comme un être que l’on peut étreindre et comme une image est un véritable défi auquel tentera de répondre bien sûr Jean de Meun, mais également plusieurs romanciers comme Jean Renart avec le Lai de l’Ombre, Robert de Blois et son Floris et Lyriopé, ou encore Galeran de Bretagne. 64. Pour reprendre le titre de l’article d’E. Baumgartner : « L’absente de tous bouquets… », en référence à Mallarmé. 65. « Choisir la vie et la liberté, ce n’est pas plonger dans un extérieur illimité, c’est au contraire se laisser enfermer dans un monde plus beau, ou qui cherche à l’être. » (Batany, « Miniature, allégorie, idéologie », p. 8). 66. « Tout se passe donc comme si le verger, placé sous le signe du nombre quatre, celui de l’univers sensible, de la matière, ne se révélait dans sa totalité qu’au terme d’une triple pénétration, d’un triple décentrement du regard du rêveur, ce dernier ne pouvant passer du Jardin de Plaisir au Buisson de Roses qu’à condition de contempler, au risque de s’y perdre, la fontaine de Narcisse, fontaine de mort mais aussi d’ amor puisque là en est semée la graine. » (Baumgartner, « L’absente », p. 48). 67. Le Roman de la Rose, v. 1423. 68. Le Roman de la Rose, v. 1565. 69. Le Roman de la Rose, v. 1612 et v. 1614. 70. Le Roman de la Rose, p. 131. 71. Le Roman de la Rose, v. 967. 72. Le Roman de la Rose, v. 975-981. 73. A. Strubel, « Écriture du songe et mise en œuvre de la “senefiance” dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris », Études sur le Roman de la Rose, éd. Dufournet, p. 145-179, ici p. 158-160. 74. Le Roman de la Rose, v. 16-20. 75. Le Roman de la Rose, v. 975-981. 76. Le Roman de la Rose, v. 1597-1599.

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77. Le Roman de la Rose, v. 2065-2073. 78. Le Roman de la Rose, v. 3355-3368. 79. Le Roman de la Rose, v. 3361-3361. 80. Le Roman de la Rose, v. 19-20. 81. Le Roman de la Rose, v. 3367 et v. 5. 82. Le Roman de la Rose, v. 3966. 83. Le Roman de la Rose, v. 3958. 84. Le Roman de la Rose, v. 3962. 85. Le Roman de la Rose, v. 3964 et v. 3967-3968. 86. Le Roman de la Rose, v. 3994-3999. 87. Le Roman de la Rose, v. 3976-3989. 88. Le Roman de la Rose, v. 4042. 89. Le Roman de la Rose, v. 4030-4031. 90. Kessler, « La quête amoureuse », p. 138-142. 91. « Ce qui se découvre ainsi, au terme du roman de Guillaume de Lorris, n’est que le vide auquel aboutit un désir qui n’a aucun moyen de s’accomplir » (Ch. Lucken, « Narcisse, Guillaume de Lorris », p. 139). 92. Aristote, dont les théories du fantasme ont fortement influencé la pensée médiévale, définit le rêve comme « une sorte de fantasme qui apparaît dans le sommeil », De insomniis, 459a, cité d’après Agamben, Stanze, p. 128-129.

RÉSUMÉS

Analyser les enchâssements dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris revient à montrer que ce poème est une réflexion sur la dette des arts d’aimer et du roman à l’égard de la lyrique courtoise et du mythe de Narcisse. Il en résulte une esthétique de la profondeur qui ressortit à la technique narrative de l’emboîtement et se traduit par des mises en abyme et des métaphores de la thésaurisation. L’œuvre explore le dialogue entre les écritures de l’amour à propos du rôle de l’image en amour.

Analyzing the insertions in the Roman de la Rose by Guillaume de Lorris comes down to show that the poem is a reflexion on the debt owed by arts of love and romances to courtly lyric and the myth of Narcissus. The result is an aesthetic of depth, born of the narrative technique of insertion ; it appears through the use of the “mise en abyme” as well as through embedding strategies. The poem explores the dialogue between different forms of discourses on love, about the role of the image in love.

AUTEUR

MILENA MIKHAÏLOVA-MAKARIUS Université de Limoges

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015 120

Juliette Dor (dir.) L'extension de la langue vernaculaire en Angleterre à la fin du moyen âge

Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015 121

L’extension de la langue vernaculaire en Angleterre à la fin du Moyen Âge Introduction

Juliette Dor

1 Faut-il encore dire le curieux trilinguisme qui a régné en Angleterre après Hastings ? Faut-il en effet rappeler qu’aucune des trois langues en présence (le latin et deux parlers vernaculaires) n’assumait toutes les fonctions linguistiques à elle seule et que la situation était d’une extrême complexité ? La réalité linguistique de l’Angleterre médiévale se prête difficilement à une appréhension globale, elle est fugitive et peut paraître versatile : elle varie selon des paramètres temporels, spatiaux et sociaux entrelacés de subtiles nuances entre langue parlée et langue écrite. Dans la foulée de l’éviction de la classe dirigeante anglaise, l’anglais avait perdu son statut et cédait dorénavant essentiellement la place au latin (utilisé dans le monde du savoir et de la théologie) et au français1 (langue de la cour, de l’aristocratie et de la gentry, de l’administration, ainsi que de la justice). L’anglais restait la langue maternelle de l’immense majorité de la population2, mais une masse sans cesse croissante d’anglophones s’efforça néanmoins d’accéder à quelque maîtrise du français entre la fin du XIIe siècle et le début du XIVe siècle, sous la pression du prestige de ceux aux mains desquels était le pouvoir. Il faut attendre la fin du XIIIe siècle et le début du siècle suivant pour constater une percée significative de l’anglais dans le monde de l’écrit littéraire, un retour qui s’inscrit dans le cadre du recul progressif du français, bientôt apanage des seuls échelons supérieurs de la société. Loin d’être statique, la coexistence linguistique commence à se transformer plus radicalement après 1300, période à partir de laquelle une culture littéraire soucieuse de trouver sa propre identité et de promouvoir sa langue vernaculaire se développe de plus en plus activement.

2 En France et en Angleterre3, à partir de la seconde moitié du XIVe siècle, ce mouvement déclenche une vague de traductions et de compilations écrites en langue vulgaire. Elles sont motivées par des raisons parfois très différentes. Certains auteurs rédacteurs sont mus par le devoir de mémoire et de protection de traditions orales, qu’ils veulent

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consigner dans leur langue maternelle afin de garantir leur transmission à la postérité – et en même temps assurer leur propre survie. Tel était probablement le sentiment d’écrivains effrayés par les hécatombes causées par l’épidémie de peste du milieu du XIVe siècle4.

3 Il en est aussi qui s’insurgent contre la disette d’écrits vernaculaires et souhaitent y remédier. Déjà vers 1315, l’auteur du cycle de Northern Homily justifie sa décision de s’exprimer en anglais en expliquant qu’il sera dorénavant accessible à tous, puisqu’il s’agit d’une langue aussi bien comprise par les clercs que par les laïcs. Quelques années plus tard, dans le prologue à sa Chronique, Robert Mannyng déclare s’adresser en anglais, la langue des habitants du pays, à l’intention des lewed5, qui ne connaissent ni le latin ni le français. Cet écrivain s’appuie sur l’histoire de l’île pour s’engager simultanément dans la dénonciation de l’oppression vécue depuis l’occupation anglo- normande6. Ce combat, qui sera prolongé dans la seconde moitié du siècle, reflète les motivations nationalistes de quelques-uns des écrivains qui prennent alors la plume dans des conditions difficiles. Tant que la cour royale anglaise était francophone, les auteurs anglophones ne pouvaient en effet prétendre à un mécénat royal équivalent à celui dont bénéficiaient certains écrivains en France7. Il n’y a outre-Manche aucun lien réel entre le roi, son royaume et la langue du peuple, processus qui prend progressivement forme en France dès le début du règne de Charles V. Le roi et ses traducteurs propagent cette idéologie que Nicolas Oresme avait largement contribué à amorcer. Après avoir évoqué les traductions françaises de la Bible et d’histoires mémorables qu’avaient ordonnées les ancêtres de celui sur le point de leur succéder, Nicolas Oresme indique dans le premier travail qu’il exécute pour son mécène qu’« après avoir eu l’Écriture sainte dans sa langue, il veut avoir des livres en français de la plus noble science de ce siècle8 ». Le traducteur développe ses arguments dans le prologue à sa traduction des Éthiques d’Aristote, travail commandé par le souverain : Comme le dit Tullus dans les Achadémiques, il est délectable et agréable de trouver dans la langue de son pays les choses ardues faisant autorité […], aussi est-ce bien de translater les sciences et de les transmettre et traiter en latin. Or le grec était alors pour les Romains ce qu’est maintenant le latin pour nous par rapport au français […] ; et en ce pays la langue commune et maternelle, c’était le français. Aussi puis-je conclure qu’il faut louer le raisonnement et le propos de notre bon roi Charles V, lui qui fait translater en français les livres bons et excellents9.

4 La formule « Dieu bénisse le roi, qui est seigneur de cette langue » qu’introduit Chaucer dans le prologue au Traité sur l’Astrolabe montre son désir d’obtenir pour l’anglais un statut identique à celui que les Français ont acquis pour leur langue maternelle10. On le devine impressionné par le succès de la politique de Charles V, et son invocation divine laisse probablement entendre que leur roi devrait l’imiter et s’entourer, lui aussi, d’une équipe de translateurs.

5 D’autres sont soucieux de coucher par écrit des exposés vernaculaires dont la seule version est verbale. C’est ainsi que pour être compris des fidèles, un large éventail de sermons, réflexions morales et commentaires de l’Écriture sainte sont prononcés en anglais. Les tenants de l’instruction en langue vulgaire entreprennent alors leur rédaction et, au fur et à mesure du déclin de l’usage du français et du développement de l’intérêt des laïcs pour les écrits religieux dans leur langue maternelle, les milieux proches de Wyclif se rebellent contre le monopole du discours exercé par les clercs. Aussi s’engagent-ils dans la rédaction de paraphrases bibliques et s’aventurent-ils dans diverses thématiques religieuses, voire dans la théologie vernaculaire11. Ce phénomène

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ne manque pas d’agiter les milieux ecclésiastiques, d’autant que les destinataires de ces textes sont une masse difficilement identifiable, dont le seul point commun est de ne pas appartenir à la caste des literati. C’est dans le contexte de cette polémique sur la nature de la théologie vernaculaire et de son public que naît le débat oxonien sur la traduction de la Bible, et au-delà de la Bible, sur celle des écrits vernaculaires, religieux comme séculiers : « […] translation of the Bible as a whole, and of the New Testament in particular, became a highly charged issue at the end of the fourteenth century in England12 ». Á la fin des années ricardiennes, le sujet des mérites de la traduction biblique se faisait délicat dans les milieux moins autorisés, rapidement soupçonnés de lollardisme (appellation généralement donnée aux disciples de Wyclif), surtout après la condamnation des positions radicales du théologien en 138213. C’était le début d’un processus d’effort d’éradication de ses doctrines et de sa vaste entreprise de mise de la Bible à la portée des laïcs, une frange de la population dont il défendait le droit d’accéder à la loi divine. Le De Heretico Carburendo (1401), qui condamnait au bûcher ceux désormais catalogués comme hérétiques parce qu’ils traduisaient la Bible ou en possédaient une traduction, fut une autre étape importante de la répression de la théologie vernaculaire. Elle fut suivie de la publication des Constitutions de l’archevêque Arundel (1407-1409), apothéose de la censure car elle exerçait un contrôle drastique sur la prédication et l’enseignement, et ciblait particulièrement celui prodigué à Oxford, d’où Arundel entendait bien anéantir définitivement l’influence de Wyclif.

6 La défense de la traduction de textes religieux a souvent vécu en symbiose avec celle des autres textes, qu’il s’agisse pour celle-ci de s’appuyer sur les démarches de celle-là, de s’y associer indirectement, mais aussi de subir les contrecoups de leur répression. Un écrivain comme John Trevisa fait ainsi précéder sa traduction du Polychronicon de Ranulph Higden d’une apologie de la traduction anglaise émaillée d’échos des discussions en cours. Même s’il se garde bien d’évoquer le théologien ou ses disciples14, les parallélismes ne manquent pas entre ses arguments et ceux développés par les wyclifiens. Pourquoi traduire ces documents, alors qu’ils existent en latin, voire en français, l’autre langue vernaculaire de culture ? L’anglais ne serait-il pas à la hauteur, ne serait-il pas apte à translater toutes les subtilités ? Pourquoi passer à l’écrit quand le texte existe sous forme verbale ? Pourquoi mettre des textes à la portée des laïcs qui, incultes, ne peuvent pas les comprendre ? L’accent est aussi mis sur la qualité de la traduction ; pour remplacer le semi-vernaculaire que l’anglo-normand légal était devenu, l’anglais se devait d’atteindre un niveau de précision équivalent. D’où l’importance de réécrire en prose les vers des textes religieux en langue maternelle (pensons au cycle de la Northern Homily), auxquels il s’agissait de conférer la qualité et la dignité de l’anglo-normand légal15. On se méfie des vers et de leurs pièges (les contraintes de la versification et de la métrique trahissent la vérité), une inquiétude qui s’étend aux textes non religieux. Trevisa partage ces craintes ; aussi fait-il préciser par son champion de la langue anglaise que la traduction des chroniques de Higden doit s’effectuer en prose, plus claire, plus facile et plus simple à comprendre que la poésie.

7 Si les textes non religieux vernaculaires ont bénéficié du mouvement général, ils ont aussi subi la répression qui coïncide avec l’avènement des Lancastre. La censure exercée après 1409 créait un climat général de méfiance, d’autant que son application s’étendait bien au-delà de l’Écriture sainte. Les citations bibliques étaient proscrites sans autorisation préalable ; comme les frontières de l’interdiction pouvaient être

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floues, une atmosphère de suspicion entourait l’ensemble des écrits vernaculaires, qui s’en trouvaient singulièrement inhibés.

8 Le premier article, « Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise pour qu’il soit interdit de traduire en anglais ? », se veut l’analyse détaillée de la situation et vient compléter la plupart des problématiques soulevées dans cette introduction. Le Dialogue de Trevisa est en effet imprégné d’échos de la polémique relative à la traduction de textes scientifiques et religieux. Dans le contexte de mutations socioculturelles d’envergure, la présence de deux vernaculaires, dont un, celui de l’Autre, a acquis le statut d’une sorte de semi-vernaculaire, engendre chez quelques-uns la volonté de légitimer le parler maternel et d’élargir le lectorat aux couches de la population devenues anglophones. La défense du principe de la traduction en anglais s’appuie essentiellement chez Trevisa sur le prestige de cette langue avant la normandisation et sur l’historique de la translatio studii ; elle recourt à des arguments souvent proches de ceux des milieux wyclifiens.

9 Dans « Chaucer multilingue, mais jusqu’où ? », Florence Bourgne se penche sur la décision du « père de la poésie anglaise » de s’exprimer en anglais. Choisir cette langue comme vecteur littéraire alors que le français restait la langue culturellement dominante constituait un geste politique dangereux. Le poète s’inquiète de la préservation de ses œuvres, d’autant qu’il a conscience des variétés et des variations qui divisent sa langue maternelle. Reconnu comme l’un des leurs par les écrivains français, ce francophone n’ignore rien de la grande diversité des parlers de France, auxquels il faut d’ailleurs ajouter l’anglo-français. Il manifeste un intérêt particulier pour la Flandre, l’Artois, la Picardie, voire aussi la Bourgogne, ce dont sa traduction du Roman de la Rose (probablement composée au début de sa carrière) se fait plus d’une fois l’écho.

10 Les deux articles suivants débordent du cadre anglais strico sensu en abordant (in) directement la littérature française. Celui de Laura Kendrick, « Deschamps’Ballade Praising Chaucer and Its Impact », revient sur la célèbre ballade 285 de Deschamps, à la louange de Chaucer « grant translateur ». Le poète est bien loin de se moquer de son voisin d’outre-Manche ou de laisser entendre que si ce translateur n’était venu cueillir des fleurs en France, la littérature anglaise serait restée bien dénudée. La ballade constate au contraire qu’elle s’en trouve embellie et met en lumière l’importance du pionnier anglais dans la transplantation du savoir en Angleterre. Ce faisant, Deschamps inscrit l’œuvre dans le mouvement de translatio studii, geste d’autant plus élégant qu’il situe ainsi son confrère en poésie dans la chaîne des passeurs de la connaissance, nouvelle étape après le transfert à Paris.

11 « Charles d’Orléans as Vernacular Theologian » traite la question de la théologie vernaculaire à la lumière des poèmes anglais de Charles d’Orléans contenus dans le Harley 682. Français, issu des milieux de la cour et strictement orthodoxe, le poète prisonnier n’a rien du profil d’un auteur engagé dans une théologie à orientation subversive. Nicholas Watson a montré dès 1995 le climat de suspicion envers les écrits vernaculaires qui s’était installé au début du XVe siècle dans la foulée de différentes mesures de censure (voir supra). Qu’en est-il un peu plus tard, lorsque le contexte a changé et que les écrits en langue anglaise ne sont plus systématiquement objets de méfiance ? Qu’en est-il aussi dans le cas d’un poète orthodoxe ? Gabriel Haley étudie alors l’interaction des valeurs esthétiques et éthiques, ainsi que la légitimité d’une poésie vernaculaire contemplative.

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NOTES

1. La variété du français d’Angleterre n’est pas restée statique. Mon emploi du terme « français » dans ce dossier en couvre toutes les variétés. 2. Il est impossible d’envisager les problèmes liés au gallois, au cornique, au gaélique ou encore à l’hébreu dans ce bref panorama. 3. Il s’agit en réalité d’un mouvement plus international, qui ne touche pas simultanément tous les pays concernés, les traductions anglaises sont ainsi en décalage chronologique par rapport aux françaises. 4. Voir à ce sujet L. Kendrick, « The Canterbury Tales in the Context of Contemporary Vernacular Translations and Compilations », The Ellesmere Chaucer. Essays in Interpretation, éd. M. Stevens et D. Woodward, Tokyo, Yushodo, 1995, p. 281-305. 5. On trouvera une analyse des sens de ce terme dans J. Dor, « Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise pour qu’il soit interdit de traduire en anglais ? », infra. 6. Voir la notice d’H. Phillips, « Robert Mannyng, Chronicle : Prologue », The Idea of the Vernacular, An Anthology of Middle English Literary Theory, éd. J. Wogan-Browne, N. Watson, A. Taylor et R. Evans, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999, p. 19-20. Cet ouvrage contient une mine d’informations sur les problématiques liées à l’écriture en langue anglaise. La présentation des extraits et des thématiques permet de les aborder de manière simplifiée ; elle est suivie de cinq essais qui reviennent sur les arguments soulevés dans la première partie du volume. 7. Kendrick, « The Canterbury Tales », p. 288. 8. Le texte original est cité par J. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des savants, 1963, p. 161-190, ici p. 173. 9. Le texte original est cité par Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », p. 175-176. 10. Voir Dor, « Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise… ? ». 11. On trouvera une analyse détaillée de la situation et de son évolution de 1300 à 1415 dans l’article de N. Watson, « Censorship and Cultural Change in Late Medieval England : Vernacular Theology, the Oxford Translation Debate and Arundel’s Constitutions in 1409 », Speculum, 70, 1995, p. 822-864. Watson emploie ici le terme de théologie vernaculaire dans le sens de « any kind of writing, sermon, or play that communicates theological information to an audience » (ici p. 823, n. 4). Depuis lors, comme on pourra le lire dans l’article de G. Haley, « Charles d’Orléans as Vernacular Theologian », infra, le concept s’est précisé. 12. The Idea of the Vernacular, éd. Wogan-Browne et al., p. 18. 13. Sur le religieux, les écrits et sermons wyclifiens et les Lollards, on consultera les travaux d’Anne Hudson ; voir aussi S. Justice, « Lollardy », The Cambridge History of Medieval English Literature, éd. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 662-689. 14. Voir l’article de Dor, « Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise… ? ». 15. N. Watson, « Lollardy : the Age Anglo-Norman Heresy », Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, Woodbridge, York Medieval Press/Boydell and Brewer, 2009, p. 334-346, ici p. 344.

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AUTEUR

JULIETTE DOR Université de Liège

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Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise pour qu’il soit interdit de traduire en anglais ?

Juliette Dor

1 Mon titre1 est emprunté au premier de deux petits textes, un dialogue entre un seigneur et son clerc suivi d’une épître adressée à ce seigneur, rédigés en guise de préface à la traduction anglaise du Polychronicon de Ranulph Higden 2, une des chroniques universelles les plus diffusées en Angleterre à la fin du Moyen Âge. Leur auteur, également traducteur de la chronique, est John Trevisa, prêtre et chapelain de Sir Thomas Berkeley3. Ancien étudiant d’Oxford, Trevisa naquit vers 1342. Son nom est associé à la traduction de quelques autres grands textes latins, parmi lesquels nous retiendrons notamment le De Proprietatibus Rerum de Bartholomée l’Anglais et le De Regimine Principum de Gilles de Rome. Comme Mary Dove l’a récemment fait valoir, il a dû être un des personnages centraux de la violente polémique soulevée alors à Oxford par la traduction wyclifienne des Écritures saintes4. Que Trevisa ait été impliqué ou non dans cette entreprise5, il faut surtout retenir ici ses sympathies et celles de son mécène pour les milieux lollards6. Il avait été contemporain du théologien à Oxford et connaissait son œuvre, une influence qui se perçoit çà et là dans sa propre production, et sa version anglaise de la chronique latine comporte de surcroît plusieurs interpolations qui reflètent une franche hostilité envers le clergé régulier et certains de ses membres7.

2 Composés vers 1387, le Dialogue et l’Épître (probablement les seules œuvres originales de notre homme) présentent une mine d’informations sur la progression de la langue vernaculaire en Angleterre. Articulé sous la forme d’un débat opposant un seigneur à son clerc, le premier de ces petits textes de fiction fait état des réticences et autres objections de celui qui se voit ainsi chargé de la traduction des chroniques par son seigneur, lequel milite avec force arguments en faveur de la légitimation de la langue anglaise. Dans l’Épitre, après avoir dû se résigner à la soumission8, le lettré énumère certaines difficultés qu’il va devoir affronter et expose simultanément quelques-unes des techniques auxquelles il va recourir.

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3 Dans cet article consacré à la légitimation de traductions en langue anglaise, je voudrais surtout mettre l’accent sur trois points, intimement imbriqués, mais que je m’efforcerai de désenchevêtrer pour les besoins de cet article. Il s’agira tout d’abord de l’emploi du terme lewed. La seconde partie portera sur l’accusation de transgression portée à l’encontre de la langue anglaise, et sur l’exposé visant à légitimer son emploi. Je développerai ensuite quelques commentaires sur la mutation du paysage socioculturel à cette époque.

Un jeu sur la polysémie de lewed. Un paradoxe en conclusion

4 N’opposant pas simplement ceux pratiquant la langue savante à tous ceux qui sont réduits à l’usage du vernaculaire, la dichotomie opposant traditionnellement lettrés et illettrés est plus complexe en Angleterre qu’en France. Si le moyen-anglais recourt à lewed pour désigner les illiterati, la situation de diglossie, voire de triglossie, outre- Manche a généré quelque confusion sémantique dans l’emploi de ce terme. La présence de deux vernaculaires articulés en une relation initialement assez hiérarchisée9 a bouleversé le clivage habituel, qui, en Angleterre, ne se limite pas à opposer lettrés et illettrés, mais aussi les personnes qui ont accès au latin et/ou au français et celles qui ne connaissent que la langue du terroir. Contrairement à l’anglais, l’autorité du français avait cessé d’être très inférieure à celle du latin et il est probable qu’à l’époque qui nous concerne, « l’anglo-français utilisé comme deuxième langue du roi possédait un statut proche de la langue savante – il était une sorte de latin bis – qui l’opposait à l’anglais, la langue vulgaire10 ». En gros, les blocs antithétiques qui se sont ainsi construits opposent le public instruit (qu’il utilise la langue savante ou le « latin bis ») au reste de la population. Le terme moyen-anglais lewed a dès lors développé une polysémie qui conjugue les notions « illettré, inculte, laïc » (c’est-à-dire manquant de culture cléricale, ne possédant que la langue du terroir) avec celles « ignorant, bête ». Le seigneur joue sur cette ambigüité sémantique pour jongler avec les paradoxes et dénoncer avec mépris le caractère lewed – un manque d’instruction qui est proche de l’imbécilité – de la partie adverse11. Tandis que le clerc s’obstine à répéter qu’une traduction est inutile et allègue que le latin est bon et beau, le Dominus accumule les termes relevant du vocabulaire de la ferme, ce qui rabaisse singulièrement son interlocuteur au rang de paysan : « Cette raison mérite d’être plongée dans une mare et d’être mise dans de la poudre d’ignorance et de honte12 », d’autant qu’il ajoute avec perfidie qu’on pourrait croire que c’est une plaisanterie. L’escalade se poursuit, et le seigneur s’attaque alors directement au manque total de discernement de son clerc, n’hésitant pas à lui lancer qu’un myope verrait la réponse à cet argument et que même un individu complètement aveugle pourrait la saisir par tâtonnements, à moins que le toucher ne lui fasse également défaut. Il l’accable d’invectives et, filant sa métaphore de l’eau, de la boue et de la pulvérisation, le raille d’un : « Le précédent argument d’ignorant/de fou mérite d’être pulvérisé, mis dans l’eau et d’y être enfoncé13 ». Ce long persiflage se clôture sur un commentaire cinglant, qui allie logique implacable et remise en question de la formation savante : « C’est étonnant que tes arguments soient aussi faibles alors que tu as fréquenté si longtemps l’école14 ».

5 Après avoir dénoncé la stupidité des propos de son homme de science, le commanditaire épingle l’absurdité de leur logique. Si traduire la Bible est inutile, ceux

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qui l’ont traduite de l’hébreu en grec se seraient alors consacrés à un travail de lewed, terme dont le sens n’est à nouveau guère laudatif. Saint Jérôme lui-même se serait dès lors livré à des activités imbéciles, alors que son texte avait été écrit sous la dictée du Saint Esprit15. Et d’ailleurs, adresser des sermons en latin à des fidèles anglophones, voilà bien un acte d’ignorant/d’imbécile en dépit de toute la bonté et la beauté du latin. Ce paradoxe permet au maître des lieux de conclure que « Cette raison d’ignare ne devrait inciter personne possédant un peu d’esprit à empêcher la rédaction d’une traduction anglaise16 ». Les douze tracts issus des milieux wyclifiens militaient exactement dans le même sens : « si nous prêchons la loi divine et l’Évangile aux laïcs en hébreu, grec ou latin, ils n’en seront pas plus sages17 ».

6 Plusieurs autres auteurs ou traducteurs font alors valoir des revendications qui s’inscrivent dans un mouvement identique18. Dès la seconde décennie du siècle, l’auteur du Prologue au cycle de la Northern Homily justifiait le choix de l’anglais par son souci d’être compris des natifs du pays, lettrés comme illettrés, chose impossible s’il recourait au latin savant ou au français courtois19. C’est dans le Prologue à sa traduction du Traité sur l’Astrolabe que Chaucer entre dans la querelle sur la traduction anglaise de la Bible. Il procède de manière indirecte et s’appuie sur la métaphore d’un petit garçon de dix ans doué pour l’étude des sciences20, mais qui ne connaît pas encore suffisamment le latin, raison pour laquelle son père a entrepris de lui traduire le traité. Le « grant translateur » se prononce d’emblée en faveur de l’aptitude de l’anglais (suffisen) à transmettre les conclusions de cet ouvrage ; c’est exactement la même situation que chaque fois qu’il a fallu les traduire dans la langue locale : Néanmoins que ces conclusions en anglais t’apportent la même connaissance que celle que ces mêmes conclusions en grec ont apportée aux nobles clercs grecs ; et aussi aux Arabes en arabe, aux Juifs en hébreu et aussi au peuple latin en latin ; ce peuple latin les a d’abord eues de diverses autres langues, et les a ensuite écrites dans leur langue, c’est-à-dire en latin21.

7 Chaucer affirme en même temps le statut intrinsèquement équivalent du latin et de leur langue maternelle, qu’il met sur un pied d’égalité avec d’autres, même les plus prestigieuses. Il stipule ensuite que son anglais light22 possède toutes les nuances nécessaires pour transmettre des connaissances « non seulement aussi vraies, mais également aussi nombreuses et subtiles que celles exposées en latin dans n’importe quel traité sur l’Astrolabe23 ». Lorsqu’il avait été confronté à une situation identique, Jean de Meun avait d’ailleurs dédouané sa langue en déclarant de même que le français était bien plus « legiers a entendre que le latin24 ». Dès le Prologue, l’auteur dépasse la perspective de l’enfant de dix ans et élargit son programme de réception : « Maintenant je prie humblement toute personne intelligente qui lit ou entend ce petit traité25 ». Le cercle visé est constitué d’un ensemble disparate de personnes dont il évite de préciser le degré de formation et de culture. L’éventail se veut très large : des personnages comme John of Gaunt ou la Reine Anne, des savants, des astronomes professionnels ou amateurs, tout comme aussi des compatriotes, des personnes dont il serait vexatoire de déclarer qu’ils sont assimilables à un enfant26. Lewis est en réalité une métaphore d’une assez large couche sociale, anglophone, sans formation scientifique, et extérieure aux milieux de la cour27. De même, le rôle d’enseignant28 rempli dans ce cas par le traducteur doit être élargi à celui d’agent de la transmission du savoir. Les remarques développées par Jean Batany sur la fonction de la langue maternelle en France permettent de considérer qu’il faut aller encore plus loin dans l’interprétation de la métaphore29. Jouer le rôle de père dans la langue maternelle de l’enfant, n’est-ce pas

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simultanément affirmer que cette langue héberge dorénavant les mots antérieurement réservés au domaine culturel du père ?

Une accusation de péché. La légitimation de l’anglais30

8 Le Dialogue s’étonne de l’interdiction de traduire vers l’anglais et s’interroge sur le péché qui aurait valu pareille sanction à leur langue maternelle. Le seigneur joue très habilement avec l’argument de la vertu esthétique et morale du latin, des qualités sur lesquelles le clerc avait particulièrement insisté, pour démontrer que cette langue n’est pas la seule qui les possède : il suffit en effet de penser à l’hébreu, d’inspiration divine.

9 Le second volet de la démonstration s’articule autour du motif de la translatio studii, à l’œuvre en France depuis le XIIe siècle31. L’histoire atteste plusieurs transferts du savoir, lequel fut dans un premier temps translaté du monde grec au monde latin. Sous l’impulsion de Charles V, qui mène une politique de vulgarisation et s’entoure de traducteurs, la latinité est ensuite déplacée physiquement à Paris. Précédant Trevisa de quelques années, Nicolas Oresme préconise alors de jumeler le déplacement de la science à Paris avec une translation à la langue vulgaire, et fait valoir qu’au départ le latin n’était rien de plus que la langue « commune et maternelle des Romains32 ». Un raisonnement identique figure en tête du Prologue à l’Astrolabe ; Chaucer y évoque le caractère initialement vernaculaire du latin, une langue qui n’était alors ni savante ni religieuse : les conclusions avaient été traduites « en latin pour le peuple latin, lequel peuple latin, après les avoir reçues de diverses langues, les a écrites dans la sienne, en l’occurrence le latin33 ». Imitant probablement aussi les rédacteurs du Prologue général à la Bible wyclifienne34, le commanditaire de la traduction de Higden s’appuie sur la même logique pour justifier une nouvelle étape dans la translation du savoir, et, cette fois, la cible doit être l’anglais. Le latin n’avait été qu’un idiome parmi d’autres dans cette chaîne de transmission et beaucoup de textes canoniques furent composés dans d’autres langues. Charles le Chauve confia à Jean Scot Érigène une traduction latine du texte grec “de saint Denis”35. Les Écritures furent de même traduites de l’hébreu en grec, puis du grec en latin, et ensuite du latin en français36. Le plaidoyer du seigneur est parallèle à celui développé dans le programme de traduction de la Bible présenté dans le De Officio Pastorali, traité polémique associé au nom de Wyclif : Et aussi, malgré tous les obstacles, le noble royaume de France a traduit du latin en français la Bible et les Évangiles, ainsi que d’autres écrits fidèles de docteurs. Pourquoi les Anglais n’en feraient-ils pas de même37 ?

10 Même lorsqu’ils n’explicitent pas clairement le lien entre la traduction biblique et l’anglicisation de la matière savante, les défenseurs du vernaculaire le suggèrent. Dans le Prologue au Traité sur l’Astrolabe, c’est cette même association qui sous-tend l’énumération des langues dans lesquelles les « conclusions » du traité furent rendues accessibles. Son regard empreint de relativisme linguistique38 permet au défenseur de l’anglais mis en scène par Trevisa de conclure que, dans ce contexte, rien n’empêche de conférer à leur idiome la dignité scripturale des autres langues vernaculaires. Face à pareille chaîne d’illustres précédents, il s’interroge même avec énervement, « Quelle faute l’anglais a-t-il donc commise pour qu’il soit interdit de traduire en anglais39 ? ». Pour compléter le bilan, il rappelle qu’une version bilingue (latine et française) de l’Apocalypse figure sur les murs et le plafond de la chapelle locale. Ce qui pourrait apparaître comme un détail insignifiant indique au contraire que, à l’époque anglo-

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normande40, des autorités ecclésiastiques cautionnaient la traduction de textes religieux41. Le champion de leur parler natal poursuit son plaidoyer pro domo en évoquant l’époque où l’autorité culturelle de l’anglais était bien établie, comme en témoignent le prestige des traducteurs et la nature des textes qui furent alors consignés en langue vulgaire. Il s’attarde au roi Alfred et à sa politique de traduction vernaculaire de textes latins42. Le souverain traduisit les meilleures lois et une importante partie des Psaumes et il confia ainsi à l’évêque Werferth la rédaction d’une version anglaise des Dialogues de saint Grégoire. Les exemples suivants ne sont pas moins édifiants puisque ce fut l’Esprit Saint qui inspira à Caedmon ses étonnants poèmes bibliques et qui inspira à Bède, un « saint », sa version anglaise de l’Évangile selon saint Jean.

11 Partie intégrante de la démonstration, l’énumération de la filiation de ces chaînes de passeurs n’a toutefois rien d’un banal catalogue43. Le choix des cas et les précisions retenues sont en effet dictés par les impératifs de la thèse. L’inspiration divine, et plus particulièrement celle de la céleste colombe, tisse un des fils conducteurs du processus de légitimation de l’anglais. Elle figure une première fois dans l’évocation de saint Jérôme, puis lors du rappel de la nature de la poésie de Caedmon. De même, la sainteté de Bède, ou l’introduction de saint Denis dans cet historique ne sont pas étrangères au divin. Le motif atteint toutefois son apogée dans la réplique finale du clerc. Même si solliciter l’aide de Dieu constitue bien entendu un procédé rhétorique, celui qui va traduire s’inscrit dans la lignée de ces illustres prédécesseurs, qu’il demande pour mener à bien son travail, ou que son œuvre plaise aux trois personnes de la Trinité. La justification par le divin se complète d’un argument patriotique, car l’insertion relative à la fondation de l’Université d’Oxford par Alfred le Grand participe bien entendu de ce projet de réhabilitation de la composante nationale. L’attribution de cet acte patriotique au grand souverain n’est en effet pas une invention de Trevisa, dont le texte source rapportait déjà le mythe44. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le choix de ce qui est probablement la première traduction commanditée par Lord Berkeley s’est porté sur le Polychronicon. Comme c’est souvent le cas, bien que chronique universelle débutant avec Adam et Ève, la somme compilée par le moine bénédictin représente simultanément une histoire nationale engagée. Higden avait consacré les deux derniers livres à l’histoire du pays, qu’il couvrait jusqu’en 1352. Ses commentaires sur la « normandisation » de l’île dévoilent un scepticisme révisionniste qui insinue qu’une culture vernaculaire lettrée unifiée permettrait de remédier aux dommages opérés par la conquête normande45. Il déplore la détérioration de l’anglais, qu’il attribue à la concurrence déloyale du français, langue de prestige et d’enseignement : La corruption de la langue maternelle tient à deux causes. L’une est que les enfants à l’école, contrairement à l’usage chez toutes les autres nations, sont obligés d’abandonner leur propre langue et d’apprendre leurs leçons et de faire leurs travaux en français, et ce depuis que les Normands sont arrivés en Angleterre. De plus, on enseigne à parler le français aux enfants de la bonne société dès le temps qu’on les berce dans leur berceau et qu’ils commencent à parler et à jouer avec un hochet ; et les gens plus rustiques qui veulent les imiter s’efforcent avec peine de parler le français afin d’être mieux considérés46.

12 C’est par conséquent surtout l’Angleterre « précoloniale47 » qui suscite son intérêt, aussi s’applique-t-il à réhabiliter sa patrie et en évoque-t-il le lustre d’antan. La parenthèse qu’ouvre le Dialogue sur le roi Alfred clame avec force que l’illustre défenseur de la langue vernaculaire anglaise avait déjà pratiqué la translatio studii en élevant l’Université d’Oxford au rang de nouvelle héritière d’Athènes et de Rome. Si

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Charlemagne a transféré les études à l’Université de Paris, raison pour laquelle Charles V lui aurait voué un tel amour48, Oxford n’est sûrement pas en reste puisque son fondateur a effectué une démarche parallèle49. Curieuse réécriture postcoloniale du rôle joué par le savant de Northumbrie, le traitement réservé au Vénérable Bède rejoint une préoccupation similaire. Dans les commentaires relatifs au passage du savoir de Grèce à Rome, puis de Rome à Paris, Hélinand de Froidmont avait énuméré les instigateurs de cette ultime étape, en l’occurrence chez lui, Bède, Alcuin, Claude de Turin et Jean Scot Érigène. Cette version connut une longue postérité en France, où ces personnages finirent par être perçus comme les fondateurs de l’Université de Paris50. Christine de Pizan, par exemple, attribue celle-ci à Alcuin, Raban Maur (dont elle précise qu’il fut l’élève de Bède), Claude de Turin et Jean Scot Érigène51. Mais Trevisa se garde bien d’inclure Bède dans la liste des responsables ou de leurs maîtres, aussi gomme-t-il entièrement son activité continentale pour ne retenir que son rôle insulaire : c’est un saint homme (dès lors habilité à traduire les textes sacrés) et un pionnier de la langue commune à tous les Anglais. Il est significatif que le Prologue à la Bible wyclifienne donne un commentaire apparenté en ce qui concerne la création d’Oxford : Tant d’hommes ont traduit vers le latin, pour le plus grand bénéfice des Latins, qu’on permette à une simple créature de Dieu de traduire vers l’anglais au bénéfice des Anglais ! Car si les clercs séculiers examinent les chroniques et les livres, ils devraient voir que Bède a traduit la Bible et donné beaucoup d’exposés en saxon, qui était la langue commune à tous les Anglais en ce pays à cette époque. Bède ne fut pas le seul, il y eut aussi le roi Alfred, qui fonda l’Université d’Oxford : à la fin de sa vie, il traduisit le début du psautier en saxon et aurait fait davantage s’il avait vécu plus longtemps. Et puis, les Français, le peuple de Bohème et les Bretons ont une traduction de la Bible dans leur langue maternelle, d’autres livres de dévotion et des traités. Je ne peux comprendre pourquoi les Anglais n’auraient pas la même chose dans leur langue maternelle52.

13 Pas question pour le cercle de Wyclif d’évoquer le rôle de Bède en France, aussi le Prologue se borne-t-il à citer sa traduction de la Bible et d’autres ouvrages en « saxon ». De cette manière, le commentaire détourne intelligemment la tradition de l’implication du grand homme dans la translatio studii vers Paris au profit d’une autre démonstration, celle du rôle essentiel que le personnage a pu jouer dans la reconnaissance de leur propre langue nationale.

Une mutation socioculturelle. Un changement de public

14 Dès l’ouverture du Dialogue, Dominus a annoncé que le but poursuivi en faisant exécuter une traduction anglaise de l’œuvre de Higden était d’en élargir le cercle des destinataires53. Dans le feu du débat, il laisse entendre que cette version la rendra compréhensible à tous ceux qui ignorent le latin mais comprennent l’anglais. C’est évidemment là un programme trop ambitieux, et, dans le double contexte du mécénat de Thomas Berkeley et des attaches bénédictines de la compilation de Higden, on peut considérer qu’en réalité son public émanera surtout du clergé, de la gentry et de la noblesse54. La situation linguistique de l’Angleterre connaît en effet alors une mutation profonde et il s’agit précisément là de couches de la population qui subissent une forte pénétration de l’anglais. Cet élan de légitimation du vernaculaire semble ne pas être le fruit des prétentions sociales d’un nouveau lectorat issu de la bourgeoisie. Il doit

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s’interpréter comme le résultat du jeu particulièrement complexe d’intérêts mutuels de riches et puissants aristocrates et d’écrivains soucieux de courtiser des protecteurs de cette envergure55, mais aussi56 du souci d’aucuns d’assurer la dissémination d’ouvrages qu’ils avaient commandités. Les deux textes témoignent du mouvement d’appropriation de la science et, avec elle, de la langue anglaise, par de nouvelles couches de la population57. Lord Berkeley a voulu la traduction, et son clerc n’a eu d’autre choix que d’acquiescer ; si le clergé se prête à la vulgarisation de l’information, c’est parce que les circonstances l’obligent à obtempérer. L’attrait du gain n’est d’ailleurs pas étranger à la soumission de celui qui va traduire ; Charles F. Briggs a mis l’accent sur l’avidité des clercs à transmettre leur science to anyone […] who could both benefit from it and, in turn, benefit them. They had knowledge to give, but they also had knowledge for sale, and increasingly their market was to be found in the courts and households of the upper echelons of the laity58.

15 Le bien-fondé de cette approche est confirmé par l’insistance mise par l’Épître sur des termes relevant du champ sémantique de la récompense, de la richesse ou encore du profit59. Elle concentre ces vocables, tout en mélangeant, non sans ambiguïté, profit culturel et autre avec gratification divine : Dieu récompensera ainsi le mécène d’avoir commandité un ouvrage aussi profitable60.

16 En imposant la vernacularisation de l’information scientifique à son clerc, le seigneur réitère un phénomène qu’avait connu la France au cours du siècle précédent. Il s’agit là de « traduction service61 », concept que le mécène définit comme une traduction correspondant à une nécessité bénéfique. Le projet éducatif comporte la transmission du savoir, de l’information et de l’enseignement62 à un public élargi, un lectorat, que la discussion entre les deux hommes permet de préciser davantage. En réponse aux propos négatifs de son interlocuteur, qui réduit l’anglais à une langue comprise des seuls Anglais et qui surenchérit sur l’inutilité des traductions en stipulant qu’au sein de cette population il se trouve d’ailleurs des individus comme le seigneur qui lisent et comprennent le latin, le maître des lieux objecte que personne, pas plus le clerc que lui- même, n’a accès à l’intégralité du contenu des chroniques sans s’appuyer sur d’autres sources. Le seigneur brosse alors un bref panorama sociolinguistique des motifs interdisant l’apprentissage du latin à la majeure partie de la population (âge, manque d’intelligence ou d’argent, ou encore absence de proches qui puissent intervenir dans leur apprentissage). Quant aux raisons empêchant l’illettré de se documenter, elles aussi sont variables, qu’il ignore les questions à poser ou qu’il ne trouve aucune aide.

17 Tout comme ce fut le cas antérieurement en France, les destinataires de cette nouvelle littérature ont changé, mais la complexité du contexte anglais ne permet toutefois pas de considérer que les bénéficiaires du service culturel sont identiques des deux côtés de la Manche. Que Trevisa ne traduise pas en français, et même pas du français d’ailleurs63, est symptomatique d’un certain déclin de la langue des colonisateurs dans les provinces d’Outre-manche. Loin d’être linéaire, le glissement du français vers l’anglais est un phénomène hautement complexe64. Les anglicistes connaissent bien la mise à jour apportée par cet auteur à la description qu’avait donnée sa source de la distribution des langues dans le pays65. Même si les allégations du traducteur doivent probablement être nuancées, on y découvre que les données relatives à l’utilisation du français dans les milieux scolaires ont changé depuis la grande peste de 1348-1349. John of Cornwall prit l’initiative d’utiliser l’anglais pour enseigner le latin dans les écoles de grammaire, exemple qui fut bientôt suivi par d’autres, aussi la langue d’enseignement est-elle

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dorénavant l’anglais dans toutes les écoles de grammaire du royaume. Suit une digression sur les avantages (apprentissage plus rapide de la grammaire) et les désavantages (ignorance du français, situation préjudiciable lors de voyages sur le Continent, ainsi que dans d’autres circonstances, ajoutet-il malheureusement sans préciser) de cette nouveauté. Trevisa termine son commentaire en signalant que les gentilshommes ont largement cessé d’enseigner le français à leurs enfants.

18 On le constate, le caractère identitaire de l’anglais s’affirme avec de plus en plus de véhémence, phénomène auquel la royauté n’est pas totalement étrangère. Il faut savoir que, pour motiver ses troupes lors des conflits l’opposant à la France, le roi avait plus d’une fois exercé des pressions sur ses sujets en laissant entendre que le souverain français se proposait d’éradiquer la langue anglaise66. Et même si l’adoption de l’anglais par la royauté et son gouvernement est loin d’avoir terminé sa progression, il semble évident que le prestige de la langue de l’ennemi se ternissait au fil des combats67. Remarquons ensuite que c’est précisément dans le Prologue à l’Astrolabe que Chaucer use de la formule « Dieu bénisse le roi, qui est seigneur de cette langue68 ». Sans encore parler explicitement de « l’anglais du roi », prier Dieu pour le roi qui est seigneur de leur langue, c’est déjà réclamer pour celle-ci un statut correspondant à celui acquis par le « français du roi69 ». Si je m’associe à Serge Lusignan pour y déceler la volonté d’imiter le modèle français et de sortir l’anglais d’un rang subalterne, je ne puis accepter le lien qu’il établit avec le changement de dynastie. L’emploi par Chaucer précède de plusieurs années le renversement dynastique d’outre-Manche et, même si le pouvoir royal est alors fragilisé, on assiste plutôt à un effort du souverain pour se concilier d’importantes nouvelles couches de la population, sans toutefois pour autant prendre de mesures en faveur de l’anglais. N’oublions pas non plus que c’est Chaucer qui déclare ici Richard II seigneur de la langue anglaise et qui, par sa démarche, manipule en quelque sorte l’opinion publique, voire le roi, pour consolider la reconnaissance de ce qui allait devenir l’idiome national. Il est incontestable que l’identité nationale a peine à se construire dans le contexte de la domination anglaise d’une partie de la France, et que cette notion est particulièrement malmenée par la succession de pertes et reconquêtes territoriales de la guerre de Cent Ans70. Il est néanmoins manifeste que la formation d’une conscience nationale est en cours de réalisation et qu’elle se cristallise ici autour de la langue nationale, celle que Chaucer tente de d’établir sous l’appellation de langue du roi71. En France, comme en Angleterre ou en Italie, on ne peut le nier, la défense du vernaculaire transcende nos conceptions contemporaines des séparations entre les nations72, mais, au-delà du phénomène transnational et transhistorique, en s’inscrivant dans cette avancée de la vernacularité dans leur pays, des Oresme, Wyclif, Chaucer, Trevisa et Dante, pour ne citer qu’eux, ont également contribué au développement des identités nationales.

NOTES

1. What haþ Englisshe trespassed þat hit my3t no3t be translated into Englissh ? (l. 99-100). L’édition utilisée est celle de R. Waldron, « Trevisa’s Original Prefaces on Translation : A Critical Edition »,

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Medieval English Studies Presented to George Kane, éd. E. D. Kennedy, R. Waldron et J. S. Wittig, Woodbridge, D. S. Brewer, 1988, p. 285-299. Le manuscrit édité par Waldron est le British Library MS Cotton Tiberius D VII. Sauf indication contraire, je suis l’auteur de toutes les traductions françaises de cet article. Celui-ci s’est développé au départ d’un colloque « Exégèses vernaculaires » organisé pour l’AMAES par Tony Hunt et Jean-Pascal Pouzet, que je remercie pour ses remarques. 2. On trouvera un examen détaillé de cette traduction, et plus particulièrement de l’insertion de matériel paratextuel, dans J. Beal, John Trevisa and the English Polychronicon, Tempe/Turnhout, 2012. 3. Pour plus de détails concernant Thomas Berkeley et son mécénat, on se référera à l’article de Ralph Hanna III, « Sir Thomas Berkeley and His Patronage », Speculum, 64, 1989, p. 878-916. 4. La polémique, qui démarra à Queen’s College (Oxford) au début des années 1370, était à la fois culturelle, littéraire et religieuse ; elle a été déclenchée par le projet de traduction anglaise. Voir M. Dove, The First English Bible : the Texts and Contexts of the Wycliffite Versions, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. Dove a aussi dirigé une anthologie de débats moyen-anglais en faveur de la traduction (The Earliest Advocates of the English Bible : the Texts of the Medieval Debate, Exeter, Exeter Medieval Texts and Studies, 2010). Les travaux d’Ann Hudson, spécialiste du mouvement wycliffite, apporteront un vaste complément d’information. 5. C’est la thèse défendue par Dove, The First English Bible. 6. Selon l’analyse de Hanna (« Sir Thomas Berkeley », p. 896), comme Trevisa travaillait sous le contrôle de son mécène, on peut supposer que celui-ci n’était pas opposé aux positions anticléricales de son vicaire, et qu’il n’était pas non plus hostile à ses liens avec les Lollards, d’autant que lui-même entretenait des relations amicales avec au moins deux chevaliers lollards (Sir John Cheyne et William Beauchamp). 7. Par exemple : « le Christ et ses apôtres n’étaient ni moines ni frères » (Crist ne non of alle his postles was nevere monk nor frere ), cité par D. C. Fowler, English Writers of the Late Middle Ages. John Trevisa, Aldershot, Variorum, 1994, p. 98. Comme l’ont montré les travaux de P. R. Szittya, The Antifraternal Tradition in Medieval Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1986, l’hostilité envers les ordres mendiants n’était pas neuve. 8. Une soumission toute relative, car il y a bien entendu un jeu très subtil entre les propos du narrateur fictionnel et la position de l’auteur. 9. Une nouvelle génération d’historiens de la langue anglaise porte un regard plus nuancé sur la durée et la nature de la primauté du français durant les siècles qui suivirent la Conquête. Ardis Butterfiled résume ce changement d’attitude ainsi que les nouvelles recherches en cours dans The Familiar Enemy, Chaucer, Language and Nation in the Hunded Years War, Oxford, Oxford University Press, 2009, en particulier p. 54-56. 10. S. Lusignan, La Langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre, Paris, PUF, 2004, p. 200. 11. On constate ici les débuts de l’appropriation par les laïcs de ce qui avait longtemps été chasse gardée des clercs. Fiona Somerset a schématisé l’interaction traditionnelle entre les clercs et les laïcs (formés à cette fin, les premiers se réservaient jalousement la pratique du latin, l’art de l’argumentation et l’instruction) et a montré que les idées du seigneur sont en rupture avec le statut qui est le sien : F. Somerset, « As just as is asquyre : The Politics of Lewed Translacion in Chaucer’s Summoner’s Tale », Studies in the Age of Chaucer, 21, 1999, p. 187-207 ; Clerical Discourse and Lay Audience in Late Medieval England, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, notamment chapitre 3, « The publyschyng of informacion : John Trevisa, Sir Thomas Berkeley, and their Project of Englysch translacion », p. 62-100. 12. Þis reson ys worþy to be plonged yn a plod and leyd in pouþer of lewednes and of schame (l. 81-82). 13. The vorseyde lewed reson ys worþy to be pouþred, yleyd a water and ysouced (l. 96). 14. Hyt ys wonder þat þou makest so feble argementys and hast ygo so long to scole (l. 111-112).

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15. Les rédacteurs de la traduction wyclifienne avaient eux aussi relevé ce précédent. Voir A. Cole, « Chaucer’s English Lesson », Speculum, 77, 2002, p. 1128-1167. 16. This vorseyde lewed reson scholde meeve no man þat haþ eny wyt to leve þe makyng of Englysch translacion (l. 105). 17. Voir R. Waldron, « John Trevisa and the Use of English », Proceedings of the British Academy, 4, 1988, p. 171-202, ici p. 180, n. 22 (þou3 we preche to þe lewid peple goddis lawe & þe gospel in ebrewe, grwe or latyn, þei schullen neuere be þe wiser). 18. Pour un choix documenté de ces textes, consulter The Idea of the Vernacular, An Anthology of Middle English Literary Theory, éd. J. Wogan-Browne, N. Watson, A. Taylor et R. Evans, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999. 19. Voir à ce propos The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 127-128, v. 63-74. 20. Mes citations du texte moyen-anglais du Treatise on the Astrolable sont extraites de The Riverside Chaucer, éd. L. D. Benson, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 661-683. Il s’agit d’un texte clef dans la relation entretenue par le père de la poésie anglaise avec le vernaculaire : voir à ce sujet G. Olson, « Geoffrey Chaucer », The Cambridge History of Medieval English Literature, éd. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 566-588, ici p. 582. Le texte figure dans la traduction complète des œuvres de Chaucer dirigée par André Crépin ; voir Geoffrey Chaucer, Les Contes de Canterbury et autres œuvres, trad. A. Crépin et al., Paris, Laffont, 2010. Vu l’importance du sens précis des termes pour mon propos, j’ai toutefois préféré donner ma propre traduction. 21. Natheeles suffise to the these trewe conclusions in Englissh as wel as sufficith to these noble clerkes Grekes these same conclusions in Grek ; and to Arabiens in Arabik, and to Jewes in Ebrew, and to Latyn folk in Latyn ; whiche Latin folk had hem first out of diverse langages, and written hem in her owne tunge, that is to seyn, in Latin (l. 28-Preface). 22. Appliqué à une langue, light n’a rien de péjoratif et, selon le Middle English Dictionary, s’interprète comme facile à comprendre. L’adjectif est, par exemple, attesté avec cette valeur sémantique dans le Prologue à la Chronique de Robert Mannyng. 23. As trewe conclusions touching this mater, and not oonly as trewe but as man*y and as subtile conclusiouns, as ben shewid in Latyn in eny commune tretys of the Astrelabie (l. 51-55). On trouvera le texte de ce prologue dans The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 19-24. La formule light lange est attestée l. 63. 24. Cet extrait du Li Livres de comfort de Philosophie est cité par S. Lusignan dans Parler vulgairement. Les Intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, Vrin, 1986, p. 149. 25. Now wol I preie mekely every discret persone that redith or herith this litel tretys (l. 41-44). Mon commentaire rejoint les remarques émises par S. Eisner, « Chaucer as a Technical Writer », Chaucer Review, 19, 1985, p. 179-201, ici p. 181 ; G. Olson, « Geoffrey Chaucer », p. 583 ; J. Mead, « Geoffrey Chaucer’s Treatise on the Astrolabe », Literature Compass, 3/5, 2006, p. 973-991, ici p. 986. 26. Edgar Laird a quelque peu développé ce point dans « Chaucer and Friends, The Audience for the Treatise on the Astrolabe », The Chaucer Review, 41/4, 2007, p. 439-443. 27. Pour une analyse de la constitution de ce public, voir ma troisième partie. 28. Teche (l. 12), for thy doctrine (l. 63). 29. J. Batany, « L’amère maternité du français médiéval », Langue française, 54, 1982, p. 20-39, ici p. 34. C’est à Nicolas Oresme que revient la création du néologisme « langue maternelle » pour désigner la langue qui n’était pas celle des clercs. 30. J’ai développé cette question au Congrès The Theory and Practice of Translation in the Middle Ages, consacré en 2013 à Translation and Authority – Authorities in Translation . L’article, « John of Trevisa légitimise la traduction en langue anglaise (vers 1387) », paraîtra dans The Medieval Translator, 13, Turnhout, Brepols, sous presse. 31. S. Lusignan en rapporte les différentes étapes dans Parler vulgairement, p. 180. 32. Cité à ce propos par C. F. Briggs, « Teaching Philosophy at School and Court. Vulgarization and Translation », The Vulgar Tongue. Medieval and Postmedieval Vernacularity, éd. F. Somerset et N.

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Watson, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2000, p. 99-111, ici p. 109 n. 14 : « en ce pays le langage commun et maternel, c’estoit latin ». Voir aussi Batany, « L’amère maternité », p. 37, ainsi que, pour les prolongements au XVe siècle, S. Lusignan, « “Le latin était la langue maternelle des Romains” : la fortune d’un argument au XVe siècle », Préludes à la Renaissance. Aspects de la vie intellectuelle en France au XVe siècle, éd. C. Bozzolo et E. Ornato, Paris, CNRS, 1992, p. 265-282. 33. To Latyn folk in Latyn ; whiche Latyn folk had hem first out of othere dyverse langages, and written hem in her owne tunge, that is to seyn, in Latyn (l. 33-36). 34. L’article de Cole, « Chaucer’s English Lesson », souligne les fortes analogies entre les deux prologues et le débat de Trevisa, et démontre combien le personnage de Wyclif et sa pensée sont au centre des réflexions des écrivains de l’époque. 35. Il s’agit de Denis l’Aréopagite, que Trevisa confond avec le premier évêque de Paris. 36. Selon Waldron, « John Trevisa », p. 179, le manuscrit Cotton Tiberius D. VII est le seul qui ait conservé la phrase relative à la traduction des Écritures ; les autres manuscrits se sont prudemment dégagés de toute allusion à la controverse. 37. Also þes worþy reume of Fraunse, notwiþstondinge alle lettingis, haþ translatid þe Bible and þe Gospels, wiþ oþere trewe sentensis of doctours, out of Lateyn into Freynsch. Why shulden not Engli3schemen do so ? (cité par Waldron, « John Trevisa », p. 179). On trouvera l’édition du chapitre dans lequel figure cet extrait dans K. Sisam, Fourteenth Century Verse and Prose, Oxford, Clarendon Press, 1re éd. 1921, éd. revue, 1955, p. 117-119. 38. « A linguistic relativism that gives English equal standing with all other languages » (Olson, « Geoffrey Chaucer », p. 582). 39. What haþ Englisshe trespassed þat hit my3t no3t be translated into Englisshe ? (l. 117). 40. Comme l’a fait remarquer N. Watson, « Lollardy : the Anglo-Norman Heresy », Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, éd. J. Wogan-Browne, Woodbridge, York Medieval Press, 2009, p. 334-346, ici p. 343-344, le renvoi à la période anglo-normande est contraire à la stratégie des wycliffiens, lesquels s’efforcent de démontrer la continuité d’une tradition biblique anglophone, et, pour renforcer la dichotomie latin/anglais, lettrés/ lewd, gomment l’activité de cette période. 41. On connaît l’incidence du Quatrième Concile de Latran (1215) et des Constitutions de Lambeth de 1287 sur le développement de l’instruction religieuse. Parmi l’abondante littérature sur ce sujet, citons R. M. Haines, « Education in English Ecclesiastical Legislation of the Later Middle Ages », Studies in Church History, 7, 1971, p. 161-175, ainsi que les articles de J. Shaw et de L. E. Boyle dans The Popular Literature of Medieval England, éd. T. J. Heffernan, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1985, p. 40-60 et 30-43. 42. Les actes des manifestations organisées à l’occasion du XI e centenaire du décès du roi (Alfred the Great : Papers from the Eleventh-Centenary Conferences, éd. T. Reuter, Aldershot, Ashgate, Studies in Early Medieval Britain, 2003) reflètent bien le rôle du souverain. Parmi d’autres publications, voir aussi J. M. Bately, « Old English Prose Before and During the Reign of King Alfred », ASE, 17, 1988, p. 93-138. 43. Beal, John Trevisa a consacré un long développement à ce transfert. 44. Dans Ranulf Higden, The Universal Chronicle, éd. J. Taylor, Oxford, Clarendon Press, 1966, p. 45, Taylor fait remarquer qu’il s’agit d’une innovation de Higden et de chroniques contemporaines ; il donne d’autres détails illustrant l’intérêt du chroniqueur pour les périodes plus anciennes de l’histoire de son pays. 45. On consultera notamment A. Galloway, « Writing History in England », The Cambridge History of Medieval English Literature, p. 255-283, ici p. 276-277. 46. Hæc quidem nativæ linguæ corruptio provenit hodie multum ex duobus ; quod videlicet pueri in scholis contra morem cæteraru nationum a primo Normannorum adventu, derelicto proprio vulgari, construere Gallice compelluntur ; item quod filii nobilium ab ipsis cunabulorum crepundiis ad Gallicum idioma

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informantur. Quibus profecto rurales homines assimilari volentes, ut per hoc spectabiliores videantur, francigenare satagunt omni nisu . La citation latine est extraite de F. Mossé, Manuel de l’anglais du Moyen Âge des origines au XIVe siècle. II. Moyen-anglais, t. 1, Grammaire et textes, Paris, Aubier, 1959, p. 327 ; les deux versions y sont reprises en parallèle. La traduction française du texte de Higden donnée ici est celle qui figure dans Lusignan, Langue des rois, p. 201. 47. Même si cette dénomination (anachronique et imparfaite) a ses détracteurs, les décennies qui suivirent la conquête normande sont souvent perçues comme une période de domination coloniale (pensons notamment à B. Golding, Conquest and Colonisation. The Normans in Britain, 1066-1100, Londres, Palgrave Macmillan, 2012 2 ; J. C. Holt, Colonial England, 1066-1215, Londres, Hambledon Press, 1997 ; R. Evans, « Historicizing Postcolonial Criticism : Cultural Difference and the Vernacular », The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 366-378). 48. Christine de Pizan, Le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V le sage, III, 13, trad. É. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock, 1997, p. 219-220. 49. On trouvera des informations supplémentaires sur cet aspect de la translatio studii d’Athènes et de Rome à Paris et sur le rôle de l’Université comme composante de l’identité nationale dans S. Lusignan, « L’Université de Paris comme composante de l’identité du Royaume de France : Étude sur le thème de la translatio studii », Identité régionale et conscience nationale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, éd. R. Babel et J. -M. Moeglin, Sigmaringen, Jan Thorbecke, 1996, p. 59-72. 50. Voir Lusignan, Parler vulgairement, p. 161. 51. Christine de Pizan, Livre des faits et bonnes mœurs, p. 219-220. 52. So manie men translatiden into Latyn, and to greet profyt of Latyn men, lat oo symple creature of God translate into English, for profyt of English men ! For if worldli clerkis loken wel here croniclis and bokis, thei shulden fynde that Bede translatide the Bible and expounide myche in Saxon that was English either comoun langage of this lond in his tyme ; and not oneli Bede but also King Alvred, that foundide Oxenford, translatide in hise laste daies the bigynning of the Sauter into Saxon, and wolde more if he hadde lyved lengere. Also Frenshe men, Beemers, and Britons han the Bible and othere bokis of devocioun and of exposicioun translatid in here modir langage. Whi shulden not English men have the same in here modir langage I can not wite. Voir Medieval English Political Writings, éd. J. M. Dean, Kalamazoo (Michigan), Medieval Institute Publications, 1996, l. 356-365. 53. Sa déclaration doit de nouveau se lire dans le cadre de la fiction. Comme on le sait, l’implication d’élites urbaines dans la diffusion d’œuvres savantes en anglais n’était pas un phénomène récent. Comme on le sait aussi depuis les travaux de Michael T. Clanchy (From Memory to Written Record, England 1066-1307, Oxford, Blackwell, 2e éd., 1993) et de Malcolm Parkes (« The Literacy of the Laity », Scribes Scripts and Reader, éd. M. B. Parkes, Londres, The Hambledon Press, p. 275-298), « l’alphabétisation pratique » avait débuté dès le XIIe siècle. 54. Voir The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 131. 55. Cette thèse est celle avancée par R. F. Green, Poets and Prince-Pleasers : Literature and the English Court in the Late Middle Ages, Toronto, 1980. 56. Hanna, « Sir Thomas Berkeley and his Patronage ». 57. On trouvera un complément d’information dans la notice relative à Trevisa de The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 130-131. Voir aussi F. Somerset, Clerical Discourse and Lay Audience in Late Medieval England, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 58. Briggs, « Teaching Philosophy », p. 108. 59. Medeful making (l. 139), mede (l. 155), this medeful dede (l. 155), profitable (l. 155), mede (l. 156), quiteth et quite (l. 156), welth (l. 156). L’édition de l’Épître utilisée est celle de The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 134-135. 60. Le motif de la récompense céleste n’est pas original ; il figure par exemple également dans le Prologue au Northern Homily Cycle (The Idea of the Vernacular, éd. J. Wogan-Browne et al., p. 129), mais ce qui frappe ici, c’est son caractère répétitif.

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61. Dénomination proposée par P. F. Dembowski, « Learned Latin Treatises in French : Inspiration, Plagiarism, and Translation », Viator, 7, 1985, p. 255-269, notamment p. 257. Selon ce concept, le but du traducteur est de servir l’auteur latin en transmettant le sens et l’intention du texte à des contemporains dont la connaissance du latin est insuffisante, voire nulle. 62. Konnyng, informacion and lore (l. 29-31). 63. Il ne faudrait bien entendu pas en déduire qu’aucun traducteur ne traduira plus du français. 64. Les essais rassemblés dans le volume Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, éd. Wogan-Browne, permettront de mesurer les interactions entre les deux vernaculaires ainsi que leur évolution. 65. Voir Mossé, Manuel de l’anglais du Moyen Âge, p. 325-330, et n. 36 supra. 66. Cité par J. H. Fisher, « Chancery and the Emergence of Standard Written English in the Fifteenth Century », Speculum, 52, 1977, p. 870-899 ; T. W. Machan, « French, English, and the Late Medieval Linguistic Repertoire », Language and Culture in Medieval Britain, p. 363-372. Dans l’article « Langue et nation en Angleterre à la fin du Moyen Âge », Revue française d’histoire des idées politiques, 36/2, 2012, p. 233-252, C. Fletcher énumère plusieurs épisodes de la guerre au cours desquels le roi ou son chancelier font état de l’intention du roi de France d’envahir l’Angleterre, ainsi que de détruire toute la nation et la langue anglaises. 67. Voir R. A. Potter, « Chaucer and the Authority of Language : The Politics and Poetics of the Vernacular in Late Medieval England », Assays, 6, 1991, p. 73-91. 68. Gode save the king, that is lord of this langage, The Riverside Chaucer, p. 662, l. 56-57. 69. En 1333, Philippe VI l’imposa à la chancellerie, élevant ainsi le français au rang de langue qui symbolisait le pouvoir du souverain ; voir Lusignan, La Langue des rois, p. 148-149. 70. Pour la France, on se référera à C. Beaune, Naissance de la nation française, Paris, Gallimard, 1985. Comme le montrent plusieurs travaux récents, la question est beaucoup plus complexe dans le cas de l’Angleterre, d’autant qu’il faut aussi s’entendre sur la signification précise du terme nacion. Le développement du concept de nation anglaise à la fin du Moyen Âge résulte de l’interaction d’un éventail de phénomènes. Voir par exemple Th. Turville-Petre, « The “Nation” in English Writings of the Early Fourteenth Century », England in the Fourteenth Century, éd. N. Rogers, Harlaxton Medieval Studies, 3, 1993, p. 128-139 ; Imagining a Medieval English Nation, éd. K. Lavezzo, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2004 ; Butterfield, The Familiar Enemy ; Fletcher, « Langue et nation ». 71. Ces questions sont étudiées dans le volume Inscribing the Hundred Years’War in French and English Cultures, éd. D. N. Baker, Albany, State of New York Press, 2000, en particulier dans l’article d’E. J. Richards, « The Uncertainty in Defining France as a Nation in the Works of Eustache Deschamps », p. 159-175. L’auteur relève notamment la déclaration de la délégation anglaise au Concile de Constance (1415) : selon ces délégués, la définition d’une « nation » pouvait s’appliquer soit à un groupe distinct de personnes apparentées par le sang, soit à un groupe présentant une différence linguistique, soit encore à une unité politique (p. 160). 72. Voir C. Collette, « Aristotle, Translation and the Mean : Shaping the Vernacular in Late Medieval Anglo-French Culture », Language and Culture in Medieval Britain. The French of England c. 1100 – c. 1500, éd. Wogan-Browne, p. 372-385.

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RÉSUMÉS

Trevisa a fait précéder sa traduction du Polychronicon d’un dialogue entre le commanditaire et le clerc chargé de l’exécuter. Il reflète la controverse sur la traduction de textes scientifiques et religieux, compliquée par la présence de deux vernaculaires et de mutations socioculturelles. Le seigneur s’appuie sur le prestige de l’anglais avant la normandisation et sur l’historique de la translatio studii ; il use d’arguments souvent proches de ceux des milieux wyclifiens.

Trevisa’s translation of the Polychronicon is prefaced by a dialogue between a clerk and his patron. It reflects the controversy about the politics of translating scientific and religious texts. At the time, there were major sociocultural mutations that complicated the presence of two vernaculars. The lord’s defense of translation is based on the prestige enjoyed by English before the Normans and on the history of translation studii; his arguments are often close to Wycliffites.

AUTEUR

JULIETTE DOR Université de Liège

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Chaucer : poète multilingue, mais jusqu’où ?

Florence Bourgne

1 Les rapports complexes entretenus par Chaucer avec les trois langues usitées en Angleterre ont déjà donné lieu à un vaste nombre d’enquêtes. Chaucer, considéré au début du XXe siècle comme un piètre latiniste, parce que sa traduction de la Consolation de Philosophie de Boèce ne s’appuyait pas sur les textes établis par l’érudition moderne, a retrouvé ses galons mérités de « translateur » du latin1. Quant au français, on a très tôt décelé chez Chaucer sa capacité à identifier le vocabulaire issu de l’anglo-normand et galvaudé par les romances des rimailleurs, dont il réserve l’usage à ses pièces comiques2.

Chaucer face aux variétés et variations de l’anglais

2 Chaucer est également sensible aux variantes dialectales de l’anglais. À la fin du Troilus, il décrit les risques d’une transmission manuscrite dans un contexte multilingue anxiogène ; il s’inquiète de la diversité des dialectes anglais, qui risque de mettre en danger la perfection métrique de son poème, dont la copie et même la récitation le soumettra à maintes traductions successives : Go, litel bok, go, litel myn tragedye, […] And for ther is so gret diversite In Englissh and in writyng of oure tonge, So prey I God that non myswrite the, Ne the mysmetre for defaute of tonge ; And red wherso thow be, or elles songe, That thow be understonde, God I biseche ! (V, v. 1786, 1793-1798)3

3 Ironiquement, cette remarque fut largement citée et discutée4, mais le langage de Chaucer subit pourtant un lissage, une normalisation par les différents éditeurs : le père de la poésie anglaise se devait d’être également celui du décasyllabe iambique5. Comme l’explique Derek Pearsall, les scribes eux-mêmes ayant eu très tôt à cœur de régulariser le vers chaucérien, il existe toujours une variante disponible permettant à

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l’éditeur d’établir un texte métriquement correct ; pourtant la consultation du manuscrit Hengwrt des Contes de Canterbury (Aberystwyth, National Library of Wales, ms. Hengwrt 392 D), copié par Adam Pinkhurst, scribe proche de Chaucer6, permet de constater que le vers de Chaucer pouvait être acéphale, hypersyllabique, voire, comme le vers lydgatien, présenter une syllabe en moins à la césure7.De la même manière, l’examen des manuscrits Hengwrt et Ellesmere des Contes permet de prouver que leur ponctuation était essentiellement destinée à favoriser la compréhension rhétorique du texte poétique, au contraire de l’usage scribal courant, qui était plutôt d’éclairer la métrique en marquant par exemple la césure – c’est donc, comme le suggère Elisabeth Solopova, à Chaucer lui-même qu’il faut attribuer cette pratique exceptionnelle8.

4 Chaucer était inquiet de la préservation de ses œuvres vernaculaires et se préoccupait de leur mise par écrit, conscient qu’il était non seulement de la diversité linguistique synchronique, mais aussi de la rapide évolution des langues ; il est précurseur, dans son Troilus encore, de la formule heureuse de L. P. Hartley au début du Go-Between (1953), « The past is a foreign country : they do things differently there » : Ye knowe ek that in forme of speche is chaunge Withinne a thousand yeer, and wordes tho That hadden pris, now wonder nyce and straunge Us thinketh hem, and yet thei spake hem so, And spedde as wel in love as men now do ; Ek for to wynnen love in sondry ages, In sondry londes, sondry ben usages.[…] Forthi men seyn, “Ecch contree hath his lawes.” (II, v. 22-28, 42)9

5 L’amour dans le passé est aussi étrange que l’amour à l’étranger ; le changement linguistique est affaire de temps autant que de distance10.

Chaucer locuteur du français

6 Chaucer est conscient des variations de la langue, tant synchroniques que diachroniques ; or son choix d’utiliser la langue anglaise comme vecteur littéraire s’opère dans un contexte où tout concourait à faire du français la langue culturellement dominante11, et ne pouvait que s’inscrire dans un contexte européen plus large. Elizabeth Salter l’affirme, « his use of English is the triumph of internationalism12 ». Ce sentiment est conforté par la découverte d’une série de poèmes en français, signés « Ch », et que l’on dit « attribuables » à Chaucer, conservés dans une anthologie manuscrite de poèmes à , qui associe au mystérieux « Ch » des poètes français, tous connus de Chaucer (Guillaume de Machaut, Oton de Grandson, Eustache Deschamps, Jean de Le Mote) ; Grandson serait l’initiateur du volume13.Plus récemment encore, Helen Cooper a suggéré que Chaucer avait pu soit, à un jeune âge, participer aux activités du puy de Londres – modèle possible du concours littéraire qui oppose les pèlerins narrateurs des Contes de Canterbury – soit se souvenir des activités de cette confrérie fondée à la fin du XIIIe siècle, du temps de ses grand-parents14.

Chaucer et l’anglais du nord

7 Mais Chaucer n’est pas seulement un poète anglais capable d’écrire en français, la langue de travail et de prestige de la cour qu’il fréquente professionnellement depuis

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son plus jeune âge. Comme le font pressentir ses remarques dans le Troilus sur les variétés dialectales de l’anglais, on pourrait dire qu’il construit un (son15 ?) vernaculaire anglais à partir d’un collage de jargons. Cette polyglossie quasi-bakhtinienne se fait jour particulièrement dans les Contes : dès le prologue, lieu des portraits des différents pèlerins, Chaucer explore les occupations des divers états de la société médiévale et convoque en virtuose le (s) vocabulaire (s) spécialisé (s) nécessaire (s) à leurs descriptions. De nombreux contes se prêtent à une analyse au sens chimique du terme, comme lorsque Robert M. Jordan décèle au sein du Conte du Juriste l’interpénétration du langage littéraire, du jargon scientifique, de la verve du prédicateur, et principalement « d’îlots de rhétorique » clairement identifiables comme chrétiens ou païens, tentant une taxonomie de ces différentes langues16.Dans ce domaine, le Conte du Régisseur a mobilisé toutes les attentions, puisque Chaucer y met en scène deux étudiants originaires des marches du royaume d’Angleterre : John highte that oon, and Aleyn highte that oother, Of o toun were they born, that highte Strother, Fer in the north ; I kan nat telle where. (I, v. 4013-4014)17

8 Ces deux rusés parlent l’anglais du Nord. Dans le sillage de Tolkien18, critiques et philologues ont largement débattu du caractère authentique ou non de ces marques dialectales, et des enjeux soulevés par cette diglossie : nature et étendue de la standardisation dialectale à la fin du XIVe siècle, sympathie de Chaucer envers les autres états de la langue anglaise19… Chaucer échappe à sa figure de poète d’une coterie londonienne, avide de modèles français, il est capable de convoquer les rudes accents du Nord, de les assimiler presque.

9 Cette lecture d’un Chaucer polyglotte, hors des murs de la cité londonienne, s’inscrit dans un mouvement encore plus radical de ré-orientation du poète ricardien, dont la fascination pour l’Orient se cristallise dans un certain nombre de passages-clés plus ou moins ponctuels : le choix d’un certain nombre d’héroïnes exotiques de la Légende des dames vertueuses, la description d’un automate au début du Conte de l’Écuyer, la confrontation de Constance et du sultan dans le Conte du Juriste20.Cette vision d’un Chaucer tout entier préoccupé par un lointain Orient semble excessive au vu du faible nombre de loci convoqués, et de leur caractère finalement assez conforme aux attentes du public anglais de la fin du XIVe siècle21.

Chaucer, l’anglo-français, le francien et le picard

10 Chaucer se montre surtout capable de se confronter à un Autre bien plus proche je crois des côtes anglaises, dans sa façon d’appréhender le modèle culturel français qui est mise en œuvre dès sa traduction du Roman de la Rose. Car le modèle qu’imite Chaucer, c’est bien celui du français d’Outre-Manche, lui qui se moque sans vergogne de la prieure qui parle le français de Stratford-at-Bow : And Frenssh she spak ful faire and fetisly After the scole of Stratford atte Bowe, For Frenssh of Parys was to hire unknowe (General Prologue, v. 124-126)22 Ce qui rappelle l’avare de Piers Plowman : ‘ I wende riflynge were restitucion’quod he, ‘ for I lerned nevere rede on boke And I kan no Frenssh, in feith, but of the Fertheste ende of Northfolk .’ (Texte B, Passus V, v. 234-235)23

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11 Prudent, Christopher Cannon distingue dans son étude du vocabulaire de Chaucer les étymologies des emprunts aux différents lexiques romans, entre AF anglo-français, AL anglo-latin, CF francien (« Central French »), L latin, NF normanno-picard ( ? « Northern French »), OF ancien français, It. italien, ML latin médiéval et ONF ancien normand ( ? « Old Northern French »)24.

12 Si l’oreille de Chaucer détecte, on l’a vu, les piètres francophones, il ne peut ignorer non plus qu’il existe sur le Continent même plusieurs types de dialectes du français. Sa famille de marchands de vin entretenait des liens commerciaux avec la Gascogne et la région de Bordeaux ; la Normandie, elle, n’est plus anglaise depuis 1204, seule demeure l’enclave du Ponthieu. La majorité des voyages de Chaucer en territoire francophone se déroulent dans le Nord de la France, en terre picarde ou champenoise : il fait partie des troupes de Lionel en 1359, et est capturé lors du siège de Reims en 1360 ; la même année il est chargé de courriers entre Calais et l’Angleterre. En 1369 il sert dans l’armée de Jean de Gand, toujours en Picardie, puis en Aquitaine en 137025. En 1376-1378 il mène en France et en Flandre diverses négociations, tantôt de paix, tantôt pour arranger un mariage pour Richard II26.On songe évidemment, car ces expéditions se déroulent lorsque Chaucer a entre 20 et 28 ans, peut-être moins, au portrait du jeune Écuyer des Contes de Canterbury : And he hadde been somtyme in chyvachie In Flaundres, in Artoys, and Pycardie. (General Prologue, v. 85-86)27

13 Cette focalisation stratégique n’est pas sans effets linguistiques : Froissart, chroniqueur picard, était présent à la cour d’Angleterre jusqu’en 1367, et y revint en 1395 pour offrir à Richard II un recueil de ses poèmes ; le volume ayant survécu, il est possible d’y distinguer des traits picards, ce qui amène Andrew Taylor à proposer que le poète, habile courtisan, cherchait là à renouer avec le patronage illustre de Philippa de Hainault, l’épouse d’Édouard III, et à suggérer que Richard II lisait donc volontiers le picard28.

14 Dans une communication récente à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Serge Lusignan a décrit les conséquences linguistiques de l’imbrication économique entre Flandre, France du Nord et Angleterre, autour du commerce et de la transformation de la laine. Il en ressort – un exemple parmi d’autres tirés des archives locales ou nationales – que la plupart des requêtes de marchands d’Artois et du Ponthieu adressées au roi d’Angleterre étaient rédigées en picard, mais que l’administration royale veillait à enregistrer et diffuser des pétitions et actes en anglofrançais, sous l’égide de clercs capables de détecter et d’expurger les traits dialectaux tant du picard que de l’anglo-normand : les deux dialectes demeurent étanches, ce que l’on peut constater lorsque deux versions du même texte nous ont été conservées29.

15 Le fétiche du français tel que l’identifie Deanne Lewis à l’époque de Chaucer existe donc bien : We can think of the English fetishization of French culture in the medieval and early modern period in much the same way as it functions today, with anglophones regarding French fashion, French food, and the French lifestyle as exotic, luxurious, and sophisticated. […] French language and culture function in English culture in a manner analogous to commodity fetishism, as French words and things confer an ineffable prestige upon the speaker30.

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Le « discours de Flandre » et la greffe de la rose

16 Mais il est certain que le français ainsi adulé est un français au moins triple : anglo- français, francien « de Paris » et picard. Chaucer développe même, selon les termes de David Wallace, un « discours de Flandre31 », particulièrement sensible dans le portrait de l’Écuyer, mais aussi dans celui de la Bourgeoise de Bath, dont les activités de tisserande lui permettent de rivaliser avec Ypres et Gand, et qui fait pèlerinage à Boulogne : Of clooth makyng she hadde swich an haunt She passed hem of Ypres and of Gaunt.[…] And thries hadde she been at Jerusalem ; She hadde passed many a straunge strem ; At Rome she hadde been, and at Boloigne, In Galice at Seint-Jame, and at Coloigne. (General Prologue, v. 447-448, 463-466)32

17 Ou encore dans le Conte du Marin où un marchand se rend à Bruges pour y commercer ; dans celui du Vendeur d’Indulgences qui décrit la débandade de petits voyous flamands : In Flaunders whilom was a compaignye Of yonge folk that haunteden folye, As riot, hasard, stywes, and tavernes, Where as with harpes, lutes, and gyternes, They daunce and pleyen at dees bothe day and nyght, And eten also and drynken over hir myght… (VI, v. 463-468)33

18 Enfin dans l’évocation de Sire Topaze, héros ridicule du pastiche de romance offert par Chaucer à la compagnie des pèlerins : ce dernier porte des bas de Bruges, son père est né en Flandre – présentée ironiquement comme une lointaine contrée…

19 Il est un lieu où ce discours se développe de façon plus caractéristique encore : la traduction effectuée par Chaucer du Roman de la Rose, probablement au début de sa carrière34.La traduction du Roman en moyen-anglais ne nous est conservée que dans un seul manuscrit, Glasgow, Hunterian Library, ms. Hunter 409. Les principaux arguments du débat sur la paternité chaucérienne de la partie centrale de ce texte sont synthétisés par Derek Pearsall : Neither the manuscript nor the print marks any break in the 7696 line text, but it does in fact consist of three distinct fragments. Fragment A (1-1705) and B (1706-5810) translate Roman 1-5154 and run continuously, but B is in a Northern dialect, uses Northern and other non-Chaucerian rhymes, and from the start uses bouton as the translation for the key word bouton in the French, where Fragment A had used knoppe consistently. Fragment C (5811-7696) translates a completely separate portion of the French (10679-12360), uses fewer non-Chaucerian rhymes than B but more than A, and differs sharply from B in translating the French Bel Accueil as Fayre Welcomyng, where B had used Bialacoil throughout. The consensus of opinion is that Fragment A is almost certainly by Chaucer, B certainly not by him, and C probably by him35.

20 Malgré l’existence de divers outils : textes parallèles du Roman et du Romaunt, édition du Romaunt dans la série Variorum Chaucer 36, peu de chercheurs37 ont poursuivi les travaux de Caroline Eckhardt, qui la première a posé les grandes caractéristiques de cette traduction : traduction littérale (Chaucer recourt à des mots anglais cousins du français voire s’emploie à rechercher des ressemblances aurales) ; traduction « personnalisée », puisque souvent la syntaxe anglaise exige la matérialisation d’un sujet, provoquant la répétition des « I » et même des « we, us… » qui associent de près

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l’auteur et son public ; les dispositifs spéculaires se multiplient, les descriptions sont plus détaillées38.Caroline Eckhardt analyse une addition aux localités mentionnées dans le Romaunt comme une simple répétition d’un topos que l’on trouve ailleurs dans le texte français, celui de l’Inde exotique et plaisante : Geographical detail is added, as when the narrator remarks on Mirth’s pleasure in his garden (A 622-624, lines 612-614) : … for swetter place/To pleyen ynne he may not fynde/ Although he sought onn in-tyl Ynde. « … que plus bele place/Ne plus biau leu por soi iouer/Ne porroit il mie trouver39.» Il demeure que Chaucer est fort respectueux des localités géographiques mentionnées dans son texte-source, qui sont conservées bien évidemment lorsqu’elles apparaissent à la rime : So fair was noon in all Arras (Romaunt, A, v. 1234 ) « N’ot si riche iusqu’a Arraz » (Roman, v. 1209)40 Ou même lorsqu’elles doivent en disparaître : And she hadde on a cote of grene Of cloth of Gaunt. Withouten wene… (Romaunt, A v. 573-574) « Cote ot d’un riche pers de ganz41 » (Roman, v. 564) Si des ajouts sont nécessaires, ils sont systématiquement piochés dans le réservoir des localités « proches » de l’aire anglaise et nordique : That stoon was gretly for to love, And tyl a riche mannes byhove Worthe al the golde in Rome and Frise . The mourdaunt wrought in noble wise Was of stoon full precious… (Romaunt, A, v. 1091-1095) « Bien fet tel pierre a prisier . Ele vausist a. i.richome Mieulz que trestouz li ors de Rome. D’une autre pierre ert li mordans,… » (Roman, v. 1071-1074)

21 La compréhension du lecteur en est facilitée, le texte est moins « étranger » ; c’est pour cette raison probablement que Tibert le chat (Roman, v. 11072) devient « Gibbe oure cat » (Romaunt, C, v. 6204) et que Sire Ysengrin (Roman, v. 11129) retrouve sa peau de « gredy wolfe » (Romaunt, C, v. 6260), contournant la référence au Roman de Renart. C’est aussi ce qui commande au traducteur B de remplacer des localités d’Île-de-France par deux villes, bretonne et picarde, plus proches des préoccupations idéologiques et économiques des Anglais d’Angleterre, lorsque Bel-Accueil préfèrerait Have ben at Reynes or Amyas42 (Romaunt, B, v. 3826 ) « Estre a Estampes ou a Mieauz » (Roman, v. 3533)

22 Ne nous y trompons pas : l’importation du rosier n’est pas une transplantation dans un sol plus pauvre, moins capable d’en porter les rameaux. Dès qu’il le peut, le traducteur de la section B se lance dans un débat générique sur le romance, qu’il superpose à une simple réflexion sur l’exégèse : If that ye wol so long abide, Tyl I this Romance may unhide, And undo the signyfiance Of this drem into Romaunce (Romaunt, B, v. 2167-2170) « La verité, qui est coverte, Vous en sera lores toute aperte, Quant espondre m’orroiz le songe, Car il n’i a mot de mensonge » (Roman, v. 2071-2174)

23 Chaucer lui-même n’a de cesse d’introduire dans sa traduction le langage universitaire ou juridique plutôt absent du lexique de Guillaume ; « Coveitise » (Envie) possède de

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nouveaux attributs – « with her termes and her domes43 » (Romaunt, A, v. 199) – qui n’ont pas d’équivalent dans le texte français.

La bourgogne comme horizon : nostalgie d’un empire perdu

24 Un autre détail géographique, pour reprendre l’expression de Caroline Eckhardt, est inséré dès le début de la traduction : Withoute bleyne, scabbe, or royne, Fro Jerusalem unto Burgoyne Ther nys a fairer nekke, iwys. (Romaunt, A, v. 553-555, c’est moi qui souligne) « Si n’i ot tache ne malan. N’avoit jusqu’ en Jerusalem Fame qui si biau cors portast. » (Roman, v. 541-543, c’est moi qui souligne)

25 Ce n’est pas le seul goût du doublon qui motive cette unique apparition de la Bourgogne, qui n’est mentionnée ailleurs ni par Guillaume ni Jean. La fascination pour la Flandre, bien mise en évidence par David Wallace, n’est pas liée à la seule activité économique ou à la proximité géographique de ces côtes. C’est que tout au long de la carrière littéraire de Chaucer se construit l’empire bourguignon : Le fils de Robert II, le duc Eudes IV (1315-1349) gendre de Philippe V le Long, joua un rôle essentiel à la cour de France lors de la période cruciale qui vit les Valois succéder aux Capétiens directs. Ce prince réunit sous sa main non seulement le duché [Dijon, Mâcon] et le comté de Bourgogne [Besançon, le Doubs], mais aussi le comté d’Artois [Arras] ; en outre son fils, Philippe Monseigneur (d. 1346) épousa Jeanne, comtesse de Boulogne. Ainsi, pour la première fois, un duc de Bourgogne était à la tête d’un ensemble territorial bipolaire réunissant les deux Bourgognes (c’est-à-dire le duché et le comté) et des principautés septentrionales. Cette construction politique était destinée à se renforcer lorsqu’en 1369 Philippe de Rouvres, petit-fils d’Eudes IV, épousa Marguerite de Male, fille et héritière du comte de Flandre Louis de Male44.

26 C’est avec Philippe le Hardi que commence l’édification d’un nouvel empire du Nord : en 1363, il préfère à la Touraine le duché de Bourgogne en apanage ; en 1369 son frère Charles V lui confie la Picardie ; dès son mariage avec Marguerite, il devient héritier de la Flandre, de la Franche-Comté, de l’Artois, de Rethel et même Nevers45. Cette aire joue un rôle majeur dans la culture londonienne et chaucérienne de l’époque. Non seulement les étrangers sont nombreux à Londres, à tel point que l’on peut considérer comme extensible et poreux l’univers de la capitale anglaise (« London’s region increasingly came to include areas overseas46 »), mais le flamand tend à contaminer la langue londonienne47.

27 D’autre part, Chaucer n’était pas seulement un admirateur désintéressé de ces captations territoriales : In the 1360s it looked as if the rich prize of the county of Flanders might fall under English control through the projected marriage of the heiress Margaret de Mâle with Edmund Langley, the fourth son of Edward III. Unfortunately for England, Philip the Bold of Burgundy secured her hand and Flanders was destined to slip into the French sphere of influence48.

28 Ainsi, cette allusion spontanée à la Bourgogne trahit la fascination chaucérienne pour le Nord de l’Europe, où l’on parle picard – variété du français qui n’est pas inconnue de la chancellerie anglaise – fascination qui est aussi et surtout la nostalgie d’un nouvel

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empire continental anglais, qui ne s’est pas fait, et dont les chevauchées sillonnent sans cesse le territoire perdu.

29 Chaucer, grand praticien des jargons et dialectes, conscient de la fragilité des langues à l’épreuve du temps et des distances, regarde tout au long de sa carrière littéraire vers un Orient tout proche, cette Flandre où le picard et non l’anglo-français sert de lingua franca, réservoir authentique de richesses merveilleuses au même titre que les Indes plus lointaines49. Mais le « discours de Flandre » chaucérien ne sert qu’à panser une mélancolique blessure, ce regret d’une Bourgogne du Nord qui n’appartiendra pas à l’Angleterre, et dont la cicatrice marque les premiers vers du Romaunt of the Rose greffé Outre-Manche.

NOTES

1. L’ouvrage de B. L. Jefferson, Chaucer and the Consolation of Philosophy of Boethius, 1917, réimpr. New York, Haskell House, 1965 a été supplanté par les travaux de l’école de York, en particulier Chaucer’s « Boece » and the Medieval Tradition of Boethius, éd. A. J. Minnis, Cambridge, D. S. Brewer, 1993, ainsi que T. Machan, Techniques of Translation : Chaucer’s « Boece », Norman OK, Pilgrim Books, 1985, et finalement l’ouvrage de T. Machan et A. J. Minnis, Sources of the « Boece », Athens GA, University of Georgia Press, 2005. 2. L’étude de Ch. Muscatine, Chaucer and the French Tradition : A Study in Style and Meaning, Berkeley CA, University of California Press, 1957, fait encore autorité sur ce point. 3. « Va ton chemin, modeste tragédie !/Comme il existe une telle diversité/En anglais, de dialectes, d’orthographes,/Dieu veuille que tu sois recopié sans faute/Et sans faute scandé, fidèle à ma langue,/Lu ou chanté, peu importe la région,/Sans contresens, j’en rendrai grâce à Dieu. » Toutes les citations de Chaucer sont extraites de The Riverside Chaucer, éd. L. D. Benson, Boston, Houghton Mifflin, 1987 ; pour le Troilus, on consultera avec profit l’excellente édition par B. A. Windeatt, qui offre en parallèle les sources italiennes et le texte annoté de Chaucer : Troilus and Criseyde. A New Edition of « The Book of Troilus », Londres, Longman, 1984 ; le texte moyen-anglais seul est accessible librement à l’adresse http://name.umdl.umich.edu/Troilus ; le même texte, glosé en notes de bas de page, est également disponible chez Penguin Classics (2003). Les traductions en français sont tirées de Geoffrey Chaucer, Les Contes de Canterbury et autres œuvres, éd. A. Crépin, Paris, Robert Laffont, 2010. 4. Ardis Butterfield considère que ces vers constituent une déclaration formelle de l’ auctoritas moyen-anglaise, voir A. Butterfield, The Familiar Enemy : Chaucer, Language and the Nation in the Hundred Years War, Oxford, Oxford University Press, 2009, « Troilus and Criseyde and English vernacular authority », p. 296-304. 5. D’où de nombreux débats sur la fonction et la réalisation du -e final dans le dialecte de Chaucer ; voir M. L. Samuels, « Chaucerian Final “-e” », Notes and Queries, 19, 1972, p. 445-448 (réimpr. The English of Chaucer and His Contemporaries : Essays by M. L. Samuels and J. J. Smith, éd. J. J. Smith, Aberdeen, Aberdeen University Press, 1988, chapitre 2) et D. Burnley, « Inflection in Chaucer’s Adjective », Neuphilologische Mitteilungen, 83, 1982, p. 169-177. 6. Voir L. R. Mooney, « Chaucer’s Scribe », Speculum, 81, 2006, p. 97-138.

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7. Voir D. Pearsall, « Chaucer’s Meter : The Evidence of the Manuscripts », Medieval Literature : Texts and Interpretation, éd. T. W. Machan, Binghampton NY, Center for Medieval and Early Medieval Renaissance Studies, 1991, p. 45-57. 8. Voir E. Solopova, « Chaucer’s Metre and Scribal Editing in the Early MSS of The Canterbury Tales », The Canterbury Tales Project. Occasional Papers Volume II, éd. N. Blake et P. Robinson, Londres, King’s College, Office for Humanities Communications Publications, 1997, p. 143-164. 9. « On sait aussi que la langue évolue/Au cours d’un millénaire : des mots jadis/Chargés de valeur nous semblent aujourd’hui/Étrangement bizarres. Ils exprimaient/Pourtant l’amour aussi bien que les nôtres ;/L’amour requiert, à diverses époques,/En pays divers usages divers. / Chaque pays, c’est connu, a ses lois. » 10. Le traitement soigneusement pesé que réserve Chaucer à l’Antiquité païenne est étudié par A. J. Minnis dans Chaucer and Pagan Antiquity, Cambridge, D. S. Brewer, 1982. 11. Pour un aperçu des hésitations et des stratégies d’une autorité littéraire vernaculaire anglaise qui permette de placer cette décision dans son contexte, on peut se reporter à l’anthologie The Idea of the Vernacular : An Anthology of Middle English Literary Theory, 1280-1520, éd. J. Wogan-Browne, N. Watson, A. Taylor et R. Evans, Philadelphia PA, Pennsylvania State University Press, 1999. 12. « Chaucer and Internationalism », Studies in the Age of Chaucer, 2, 1980, p. 71-79, ici p. 79 ; cité et discuté par D. Pearsall, « Chaucer and Englishness », Chaucer’s Cultural Geography, éd. K. L. Lynch, Londres, Routledge, 2002, p. 281-301, ici p. 291. 13. Voir J. I. Wimsatt, Chaucer and the Poems of « Ch » in University of Pennsylvania MS French 15, Cambridge, D. S. Brewer, 1982 ; Wimsatt redonne son édition des dix ballades, quatre chants royaux et du de « Ch », accompagnée d’un commentaire en français, dans Les Contes de Canterbury et autres œuvres, p. 717-744. Pour une discussion récente de cette coterie et de son fonctionnement en marge de la Guerre de Cent Ans, voir Butterfield, The Familiar Enemy, passim mais surtout p. 143-151, 173-175, 185-186, 236-237, 252-254. 14. Voir H. Cooper, « London and Southwark Poetic Companies : “Si tost c’amis” and the Canterbury Tales », Chaucer and the City, éd. A. Butterfield, Cambridge, D. S. Brewer, 2006, p. 108-125. Lors du colloque de 2002 à l’origine de cette publication, Helen Cooper avait même suggéré que les prouesses du jeune Geoffrey participant au puy, composant et s’exprimant en anglo-normand, avaient pu arriver aux oreilles des grands de Londres, justifiant ainsi son entrée au service de l’épouse de Lionel, fils d’Édouard III. Ardis Butterfield considère que les preuves manquent pour associer Chaucer ou ses contemporains continentaux et le puy londonien (Butterfield, The Familiar Enemy, p. 236). 15. La question de l’originalité ou non Chaucer est au cœur des travaux de Christopher Cannon, qui réexamine différentes notions classiques (Chaucer innovateur, importateur de termes français, fondateur de la langue littéraire anglaise) dans The Making of Chaucer’s English. A Study of Words, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 16. Voir R. M. Jordan, « Heteroglossia and Chaucer’s Man of Law’s Tale », Bakhtin and Medieval Voices, éd. T. J. Farrell, Gainesville FL, University Press of Florida, 1995, p. 81-93, ici p. 91, 93. 17. « L’un des clercs s’appelait Jean, l’autre Alain/Tous deux natifs de Strother-Les-Broussailles/ Qui se trouve, je crois, au fin fond du Nord. » André Crépin, dans sa traduction, choisit comme équivalent du dialecte du nord de l’Angleterre celui du français du Nord et de la Picardie. 18. Voir J. R. R. Tolkien, « Chaucer as Philologist : The Reeve’s Tale », Transactions of the Philological Society, 32, 1934, p. 1-70 ; Tolkien est le premier à avoir analysé le degré de correction des marques dialectales de l’anglais du nord dans le conte ; il pensait que la justesse de l’oreille chaucérienne avait été trahie par les scribes successifs. 19. Juliette Dor repère l’ancrage dialectal et géographique de chacun des pèlerins et de leurs contes, et replace utilement le Conte du Régisseur dans cette mosaïque en voie d’intégration dialectale (« Chaucer and Dialectology », Studia Anglica Posnaniensa, 20, 1988, p. 59-68). Deux articles récents permettent de faire un point sur l’état de la question : W. W. Allman,

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« Sociolinguistics, Literature, and the Reeve’s Tale », English Studies, 5, 2004, p. 385-404 ; R. Epstein, « “Fer in the north ; I kan nat telle where” : Dialect, Regionalism, and Philologism », Studies in the Age of Chaucer, 30, 2008, p. 95-124, ici p. 95-116. 20. Voir S. Delany, « Geographies of Desire : Orientalism in Chaucer’s Legend of Good Women », Chaucer Yearbook, 1, 1992, p. 1-32 ; K. L. Lynch, « East Meets West in Chaucer’s Squire and Franklin’s Tales », Speculum, 70, 1995, p. 530-551 et « Storytelling, Exchange, and Constancy : East and West in Chaucer’s Man of Law’s Tale », Chaucer Review, 33, 1999, p. 409-422. 21. Suzanne Conklin Akbari refuse d’ailleurs de décentrer ainsi le propos, de Chaucer, et ré- analyse la plupart de ces occurrences à l’aune d’un discours émergent de la nacioun anglaise : « Orientation and Nation in Chaucer’s Canterbury Tales », Chaucer’s Cultural Geography, éd. K. L. Lynch, Londres, Routledge, 2002, p. 102-134. 22. « Elle parlait français avec élégance,/Le français appris à Stratford-atte-Bowe/Car elle ignorait le français de Paris. » 23. « Je croyais que chapardage, c’était restitution, dit-il, car je n’ai jamais appris dans les livres/ Et je ne connais ma foi du français que le français du fin fond du Norfolk », William Langland, The Vision of Piers Plowman, éd. A. V. C. Schmidt, Londres, Dent, 1978, p. 50, consultable par l’intermédiaire du Middle English Compendium à l’adresse http://name.umdl.umich.edu/PPlLan. 24. Cannon, The Making of Chaucer’s English, p. 58, n. 42. 25. Pour se figurer ces déplacements à partir du « couloir » calaisien, on pourra consulter par exemple l’Atlas of Medieval Europe, éd. D. Ditchburn, S. MacLean et A. Mackay, Londres, Longman, 1997, 2e éd. 2007, p. 200. 26. Pour une description détaillée des circonstances de ces déplacements, voir D. Pearsall, The Life of Geoffrey Chaucer : A Critical Biography, Oxford, Blackwell, 1992, qui renvoie précisément aux pièces d’archives retranscrites dans Chaucer Life-Records, éd. M. Crow et C. Olson, Oxford, Clarendon Press, 1966. 27. « Il avait participé à des raids/Dans les Flandres, en Artois et Picardie. » 28. « “Moult Bien Parloit et Lisoit le Franchois”, or Did Richard II Read with a Picard Accent ? », The Vulgar Tongue : Medieval and Renaissance Vernacularity, éd. F. Somerset et N. Watson, Philadelphie PA, Pennsylvania State University Press, 2003, p. 132-144. 29. « Rencontre entre anglo-français et picard dans le Nord-Ouest de l’Europe : à chacun son français ? », communication lors de la Deuxième journée d’études anglo-normandes, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Institut de France, vendredi 21 mai 2010. 30. The French Fetish From Chaucer to Shakespeare, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 13-14. L’ouvrage présente des faiblesses méthodologiques, mais offre tout de même un panorama stimulant de la question. 31. D. Wallace, Premodern Places : Calais to Surinam, Chaucer to Aphra Behn, Oxford, Blackwell, 2004, chapitre 2 « In Flaundres », p. 91-138, ici p. 93. Wallace offre un tableau saisissant de la circulation de marchandises entre la façade continentale du Nord de l’Europe et l’Angleterre de Chaucer, qui concernait tout aussi bien les produits de l’industrie lainière et textile, les produits de luxe, des biens de consommation courante (p. 95) ; il analyse en détail les différents exemples qui suivent. 32. « Elle se connaissait si bien en tissage/Qu’elle dépassait ceux d’Ypres et ceux de Gand. […] Elle avait visité trois fois Jérusalem/Abordé maintes rives étrangères. /Elle était allée à Rome et Boulogne,/En Galice à Saint-Jacques et à Cologne. » 33. « Dans les Flandres jadis était une bande/De jeunes gens qui menaient folle vie :/Jeux de hasard et d’argent, bordels, tavernes/Où au son des harpes, luths et guitares/Ils dansent, jouent aux dés, le jour comme la nuit,/En plus ils s’empiffrent et boivent sans mesure… » 34. David Wallace a le premier avancé l’idée que Dante et Chaucer avaient tout deux articulé le début de leur carrière littéraire par référence au Roman : « Chaucer and the European Rose », Studies in the Age of Chaucer – Proceedings, 1, 1984, p. 61-79, ici p. 63.

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35. Pearsall, The Life of Geoffrey Chaucer, p. 81-82. 36. The Romaunt of the Rose and Le Roman de la Rose. A Parallel-Text Edition, éd. R. Sutherland, Oxford, Blackwell, 1968 ; The Romaunt of the Rose, éd. C. Dahlberg, Norman OK, University of Oklahoma Press, 1999. 37. Une approche traductologique est proposée par Laura J. Campbell dans « Reinterpretation and Resignification : A Study of the English Translation of Le Roman de la Rose », Neophilologus, 93, 2009, p. 325-338. Les enjeux des emprunts chaucériens au Roman ont été eux plus largement explorés, voir entre autres L. Patterson, « Feminine Rhetoric and the Politics of Subjectivity : La Vieille and the Wife of Bath », Rethinking the Romance of the Rose : Text, Image, Reception, éd. K. Brownlee et S. Huot, Philadelphie PA, University of Pennsylvania Press, 1992, p. 316-358, et plus récemment C. Wood, « The Wife of Bath and “Speche Daungerous” », Chaucer and Language. Essays in Honour of Douglas Wurtele, éd. R. Myles et D. Williams, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 33-43. Pour un réexamen de l’autorité de Chaucer traducteur de la Rose, voir A. J. Minnis, Magister Amoris : The « Roman de la Rose » and Vernacular Hermeneutics, Oxford, Oxford University Press, 2001. 38. C. Eckhardt, « The Art of Translation in The Romaunt of the Rose », Studies in the Age of Chaucer, 6, 1984, p. 41-63, ici p. 47, 52, 53-54, 55. 39. Eckhardt, « The Art of Translation », p. 55-56. 40. Les citations sont tirées du Riverside Chaucer et de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Livre de Poche, 1992. 41. « Elle était vêtue d’une cotte d’un riche drap bleu de Gand. » 42. L’édition Riverside pense déceler Meaux sous « Amyas », mais il paraît tout aussi logique d’y lire une mention d’Amiens. 43. « Termes de rhétorique et décisions juridiques. » Cette pratique est à rapprocher de sa méthode d’adaptation du Boèce, voir F. Bourgne, « Le vocabulaire savant du Boèce de Chaucer est- il universitaire ? », L’Articulation langue-littérature dans les textes médiévaux anglais 3, éd. C. Stévanovitch, Nancy, Publications de l’AMAES, 2005, p. 247-268. 44. B. Schnerb, L’État bourguignon, Paris, Perrin, 1999, rééd. 2005, p. 15-16. 45. Voir W. Blockmans et W. Prevenier, The Promised Lands. The Low Countries Under Burgundian Rule, 1369-1530, trans. L. Fackelmans, Philadelphie PA, University State of Pennsylvania Press, 1999 (1988), p. 15-19. On trouvera des cartes figurant cette expansion en consultant par exemple « The Growth of the Burgundian State », Atlas of Medieval Europe, p. 204-206, et D. Nicholas, Medieval Flanders, Londres, Longman, 1992, p. 444-447. 46. C. Barron, London in the Later Middle Ages : Government and People, 1200-1500, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 439, cité par Butterfield, The Familiar Enemy, p. 203. 47. Voir Butterfield, The Familiar Enemy, « Trading Flemish », p. 216-220. 48. C. Barron, « England and the Low Countries 1327-1477 », England and the Low Countries in the Late Middle Ages, éd. C. Barron et N. Saul, Stroud, Sutton, 1995, p. 1-28, ici p. 15. 49. Voir S. Cassagnes, D’Art et d’argent : Les artistes et leurs clients dans l’Europe du Nord (XIVe - XVe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001.

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RÉSUMÉS

Cette note propose d’explorer le rapport de Chaucer avec toute l’aire francophone, y compris dans sa partie la plus septentrionale. On connaît les contacts de Chaucer avec les écrivains franciens ainsi que l’intérêt de Chaucer pour « la Flandre, l’Artois et la Picardie » ; l’interpolation spontanée de la « Burgoyne » comme l’un des horizons du monde connu dans son Romaunt of the Rose confirme la fascination de Chaucer pour cet empire ducal en constitution, où le picard était largement pratiqué.

This note focusses on the breadth of the French-speaking area with which Chaucer engaged. Chaucer’s friendly literary exchanges with contemporary French writers has received expert scrutiny, as well as Chaucer’s interest in “Flaundres, in Artoys, and Pycardie” – yet the unprompted interpolation of “Burgoyne” as one of the known world’s frontiers in his translation of the Romance of the Rose confirms that Chaucer was fascinated with the duchy’s growing empire, where picard was the lingua franca.

AUTEUR

FLORENCE BOURGNE Université Paris-Sorbonne CEMA (EA 2557) Équipe européenne OPVS

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Deschamps’ Ballade Praising Chaucer and Its Impact

Laura Kendrick

1 Recent postcolonial interpretations of Eustache Deschamps’famous ballade 285 (II, 138-140)1, to the refrain of “Grant translateur, noble Geffroy Chaucier”, have argued that Deschamps’praise is condescension in disguise: All of these gestures seem to form an exercise in hyperbole quite routine for this French poet. But what has been less fully appreciated is its subtle effort at demeaning Chaucer’s enterprise as the mere importation of the French Rose for an English garden. Extravagant praise belies condescension in assuming that England would be poetically barren without such imports…. It is a telling fact, therefore, that only the Prologue to the Legend of Good Women shows the faintest signs of indebtedness to Deschamps. This suggests that the English poet sensitively registered the condescension implicit in the French poet’s lofty but contrived praise2.

2 At the risk of further irritating the patriotism that seems implicit in such interpretations3, I would like to propose here a different reading of Deschamps’ballade 285, one that understands it – within the context of the predominantly French ideologies of translatio studii et imperii – as a surprisingly generous recognition and glorification of Chaucer as a pioneering translator or transplanter of learning from French and Latin into English.

3 To make this praise even sweeter in Chaucer’s ears and that of his compatriots, Deschamps deliberately echoes epithets and comparisons from two poems exchanged between the French poet Philippe de Vitry, friend of Petrarch, and Jean de Le Mote, who served Edward III and Queen Philippa by writing French verse crammed with classical allusions4.In an irritating ballade to the refrain of “En Albion de Dieu maldicte” (“In Albion cursed by God”), Philippe de Vitry had reproached Jean de le Mote for his miserable failure to “make Pegasus fly”, that is, for failing as a poet. This ballade exchange, which James Wimsatt dates between 1346 and 1356 (in any event, before Vitry’s death in 1361), seems to have been a poetic cause célèbre5. Chaucer suggests his knowledge of it by referring to both Helicon and Cirrha in the same line in his unfinished Anelida and Arcite, which he claims to be translating from Latin into English

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poetry (v. 9-10) following Statius and “Corynne” (v. 1). In the opening invocation of this early work, probably from the mid-1370s, Chaucer asks for the guidance, first of Mars and Pallas Athene, then of Polyhymnia, who sings with her sister muses on Parnassus, near Helicon and Cirrha: Be favorable, eke, thou Polymya, On Parnaso that with thy sustres glade, By Elycon, not fer from Cirrea, Singest with vois memorial in the shade, Under the laurer which that may not fade. (v. 15-19)6

4 That he was a total stranger to the fountain of Cirrha and Calliope’s haunts was one of Philippe de Vitry’s accusations against Jean de Le Mote: “Certes, Jehan, la fons Cirree/ Ne te congnoit, ne li lieux vers/Ou maint la vois Caliopee”. Chaucer also seems to have been challenged by this accusation; in preface to a work presented as an English translation from classical authors, the English poet claims to know both Helicon and Cirrha and also Polyhymnia, the muse of sacred verse, whom he invokes7.

5 By addressing Chaucer, in ballade 285, as controller of the conduits from the fountain of Helicon and begging a drink to quell his thirst in “Gaule”8, Deschamps acquiesces to Chaucer’s claim and does so by praising Chaucer in the very terms that Jean de Le Mote had used to flatter and placate or to protest the harshness of his French critic. Whereas Jean de Le Mote had complained that Vitry’s criticism was a drink with too many dregs (“T’a fait brasser buvrage a trop de lie”), Deschamps flatters Chaucer by soliciting from him a “buvraige autentique” (a genuine drink of his poetry). Whereas Le Mote accused Vitry of listening to Eolus’s rumors igniting envy (“enluminans envie”), Deschamps praises Chaucer because he illuminates (“enlumines”) the realm of Aeneas. Vitry’s cursed Albion (“Albion de Dieu maldite”), named after a river (“de flun nommee”), Deschamps replaces with an angelic-sounding origin for the name of Angleterre, “terre Angelique”, after the name of the Saxon lady Angela9.

6 Rather than taking its extravagant praise ironically as condescension or mockery in disguise, we might better understand Deschamps’ballade celebrating Chaucer as a clever diplomatic move10. Ballade 285 is explicitly addressed to English ears. Even if extravagant, Deschamps’praise and its significance were not lost on Chaucer or his followers. Curiously, what modern scholars have failed to consider is the influence of the ballade itself, as if it could not possibly have made a ripple on the English scene. Yet it is clear, from their insistent reuse of Deschamps’laudatory terms for Chaucer, that Chaucer’s immediate followers both knew Deschamps’ballade and took it straight, understanding that it positioned Chaucer favorably in the tradition of translatio studii. Certain of the terms that Deschamps selected from the earlier poetic cause célèbre and transformed into praise of Chaucer were, as we shall see, repeated again and again by Chaucer’s followers to weave the myth of Chaucer as the original “illuminator” or embellisher of English11. In this respect alone, the influence of Deschamps’ballade praising Chaucer is important (even though it has been left out of accounts of the construction of the myth of Chaucer as father of English poetry)12.

7 The immediate impact of Deschamps’ballade of praise upon Chaucer himself and on the ambitious program of English translation Deschamps attributes to him is hard to determine due to the uncertain date of ballade 285 and of many of Chaucer’s early works. Indeed, scholars tried at first to answer a different question: what was in the packet of “schoolboy works” Deschamps gave Clifford for Chaucer and what particular borrowings from Deschamps could be detected in Chaucer’s writings and used to date

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the latter13? Ballade 285 has generally been accepted as a work of no earlier than 1385 or 1386, but possibly from the early 1390s, on the grounds that Deschamps had occasions to be in close proximity with Lewis Clifford then14. A relatively late date also supported an unspoken assumption of earlier Chaucer scholarship: that a young Deschamps would not praise so extravagantly – “Lofty poet, glory of squires”– another young squire whose reputation as a poet was not yet thoroughly established. Nor was this assumption revised after Wimsatt’s demonstration that Jean de Le Mote’s and Philippe de Vitry’s ballades provided Deschamps with well-known hyperbolic models for ballade 28515.

8 These relatively late dates (1385 to 1393) have resulted in the inclusion of nearly the whole of Deschamps’corpus in the “schoolboy works” potentially received by Chaucer via Clifford, and the entire Chaucer corpus (with the exception of his translation of the Roman de la Rose) has been combed for traces of Deschamps’wordings16. Although there are very many resonances, no faithful translations have been found. As a clue for dating or discovering sources for Chaucer’s texts, ballade 285 has proven inconclusive. A late date for the ballade has also prompted scholars to suggest that Deschamps might be subtly alluding to works later than Chaucer’s translation of the Roman de la Rose, works such as his House of Fame and Troilus and Criseyde. In 1998, William Calin dampened this enthusiasm by insisting that any knowledge Deschamps had of Chaucer’s works in English could only be second-hand and superficial. Subtle allusions by a French poet to works in English were figments of modern scholarly imagination, simply out of the question17. Leaving aside the old chase after sources, and allowing the possibility of a date earlier than 1385 or 1386 for its sending to Chaucer, a date as early as the summer of 1377 (following Machaut’s death that spring)18, we might more profitably focus on the sense of Deschamps’ballade 285 itself, and then ask what evidence there may be of English reactions to it.

9 We need, first, to look more carefully at the ballade’s highly figurative language. In an original fashion, the entire poem plays learnedly upon and tries to carry over into French different senses of Latin translatio (from the verb transfero). As well as the literal sense of “carrying from one place to another”, the Latin word was used concretely to designate “transplanting” or “ingrafting” with respect to plants, for example, by Pliny the Elder in his Natural History: omnia translata meliora grandioraque fiunt (“All plants, when transplanted, grow better and larger for it”)19. The translation of speech or writing into another language was a figurative, abstract sense of translatio. So was the invention of tropes or metaphors (“flowers” or “colors” of rhetoric) to the extent that these involved transfer, uprooting of a word from its native ground or conventional context to place it in a new one that renders its sense figurative. In praising Chaucer’s work of translation as a kind of gardening that embellishes English and England by sowing flowers and planting the rose there, Deschamps is paying tribute to Chaucer’s skills as a rhetorician and poet.

10 Deschamps uses the same tropes, the same allegory, to describe his own work as a poet and translator. With a show of humility in the envoy of ballade 285, he calls his own “plant”, the sample of his own “schoolboy works”, a mere weed, a nettle, compared to Chaucer’s. Elsewhere, Deschamps represents the “fruit” of his poetic labors more attractively. In the second strophe of ballade 1484, Deschamps figures himself as a gardener who has been occupied for the past twenty years sowing flowers in a garden where Ovid planted the morals of Socrates and Seneca, Virgil composed many beautiful

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sayings, and Orpheus set his sweet songs to music, a garden ringed by poetry, rounded by rhetoric20, and where the names of the greatest are inscribed in letters21. According to the first strophe of this ballade, the flower garden surrounds the fountain of “Cireus” cultivated by Calliope (muse of eloquence and epic poetry), who made a precious chapelet of its flowers, the loss of which Deschamps laments. In the third strophe we learn that this chaplet of flowers – suddenly whisked away by Zephyrus – represents a manuscript compilation of Deschamps’own poetry, flowers of eloquence achieved through his cultivation of the classics and transplanting of them into his French poetry22. In ballade 285, Deschamps flatters Chaucer by figuring him as a fellow gardener. Just as Chaucer has a “vergier” (an anthology or compilation) into which he transplants (translates) slips (pieces of poetry) from others poets, a garden watered by the fountain of the muses, so Deschamps, in ballade 1484, claims to have been cultivating flowers and forming a chaplet of them (an anthology of poetry) in a similar garden watered by a fountain dear to the muses.

11 Deschamps was himself a translator who not only transplanted slips of “sentence” from the Latin classics into his fixed-form poetry, especially his “moral” ballades, but who may have developed his talents, like many another vernacular poet of the time, by translating from Latin to French verse. Deschamps’ Double lay de la fragilité humaine (I, 237-305) is a free French verse translation of selected sections of Innocent III’s De contemptu mundi, with the Latin prose in smaller script beside the French poetry. According to the explicit of this illustrated, bilingual manuscript (Paris, BnF ms. fr. 20029), it was presented to the king in 1383. We do not know when Deschamps produced his Geta et Amphitrion (VIII, 211-246), a 1106-line French verse translation of Vitalis of Blois’twelfthcentuy Latin adaptation of Plautus’s play, Amphitryon, but Deschamps’lively play in verse may well qualify as a “schoolboy work”, an exercise in translation that would have amused medieval students, or former students, with its mockery of kitchen sophistry23.

12 Deschamps was one of many royal officers and clerics who contributed to Charles V’s policy of encouraging and rewarding French translations of authoritative Latin texts, a policy intended to promote the transfer of learning and science from classical languages to the French vernacular and from church to state24. Christine de Pizan devoted a chapter of her biography of King Charles V to his love of books and the “beautiful translations he had made”. She credits him with “appealing to the most authoritative and competent masters in all sciences and arts to translate from Latin to French all the most important books” for the purpose of “transmitting to future generations the teachings and knowledge necessary to the practice of virtue”. The implication is that, if left untranslated, this knowledge would be lost. Christine lists a number of the most authoritative translations Charles V commissioned and remarks that there were many more, for learned men “worked incessantly on translations and were rewarded handsomely for them”25. Cultural and military dominance – studii and imperii – were believed to go together, having passed from Greece to Rome to France. Like engagement in military campaigns, translation of learning into the native language could be understood as patriotic action. If the French monarchical policy of promoting French translation of Latin texts was a form of cultural imperialism26, then Deschamps might more aptly be accused of dis loyalty (to France) than condescension (to Chaucer) for suggesting that the process of transfer would not end in France. In praising Chaucer’s initiative to translate the French Rose into “good English” (“bon anglès”), Deschamps points the future direction of learning’s movement (along the

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already defined axis from Southeast to Northwest). He presents Chaucer as another Socrates, Seneca, Aulus Gellius, Ovid, a resplendent, lofty eagle imperially leading the way, enlightening and beautifying the island kingdom settled by descendants of Aeneas.

13 Whereas Jean de Le Mote, in the first line of the second strophe of his ballade of self- defense, had used the term “enluminans” to mean “ignite” (with respect to envy), Deschamps used the word differently to describe Chaucer as “illuminating” England with his “theory” (that is, his abstract knowledge or “science”). In this context, Deschamps is praising Chaucer for casting light figuratively: enlightening, instructing, glorifying. Another figurative sense of the verb enluminer comes to the fore in this context dealing with poetry, rhetoric and flowers, and that is to “embellish or adorn,” to “ornament or decorate”. These terms were often used to describe language itself (adorned through colors of rhetoric, figurative expressions, aesthetically persuasive artifices)27, but they were also used to describe representations of language in writing on manuscript pages (adorned by the painting of brightly colored, gold-highlighted initials and illustrations of texts and of leafy, flowering borders around them)28. According to the Middle English Dictionary, Chaucer himself was the first to use “enluminen” in English in this richly figurative sense: he put the word into the Clerk’s mouth in his Canterbury Tales to praise Petrarch: “Fraunceys Petrak, the lauriat poete/ Highte this clerk, whos rethorike sweete/Enlumyned al Ytaille of poetrie” (IV 31-33). That Chaucer echoed the compliment to himself in praising Petrarch29 suggests that the English poet appreciated being praised by Deschamps as an “illuminator” of his ancient homeland (“qui par ta theorique/Enlumines le regne d’Eneas/L’Isle aux Geans, ceuls de Bruth”). John Lydgate and Thomas Hoccleve did not allow the Gallic compliment to their “master” to be forgotten, but repeated and sharpened its focus. Hoccleve designated “this land” as the beneficiary of Chaucer’s glorification and embellishment through his “ornate versifying”: “With bookes of his ornat endytyng,/That is to al this land enlumynyng” (Regement of Princes, v. 1973-1974)30. Lydgate substituted English for England, making “owre langage” or “our Rude speche” (our rough speech) the beneficiary of Chaucer’s improvements through his “finding” (or invention or “transplanting”) of so many “flowers of rhetoric”: “flowre of poetis in owre englisshe tonge & the firste that ever enluminede owre langage with flowres of Rethorike and of elloquence” (Serpent of Division, 65.13)31.

14 The illumination of vernacular texts – especially, at first, those written in verse – is an index of the rising prestige of the vernacular. The Roman de la rose, if we judge from the many surviving illuminated copies of it, was the most highly illuminated of vernacular French manuscripts32. Christine de Pizan tells us that Charles V had all the books made for his library, vernacular texts and translations included, written very neatly by the best scribes and expensively adorned (“moult bien escrips et richement aournés et tout temps les meilleurs escripvains que on peust trouver”)33.Although there are many examples of richly illuminated Latin Books of Hours, Psalters, Missals, and Breviaries of English provenance surviving from the late-fourteenth century, there are few richly illuminated texts written in English, certainly far fewer than in French. That Chaucer’s English was illuminated in early fifteenth-century manuscripts such as the Ellesmere Canterbury Tales is a mark of distinction. It is precisely because he was considered to have “illuminated” English that his English is illuminated in the Ellesmere manuscript with 71 flowering borders that feature sparkling gold balls among the leaves and buds34.John Lydgate seems to have understood these little golden balls beside leaves

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and flowers as signifiers of aureate language, “golden dew drops of speech and eloquence.” He suggests this in the passage from The Life of Our Lady where he praises Chaucer for being the first to make English illustrious: And eke my maister Chauser is ygrave The noble Rethor, poete of Brytayne That worthy was the laurer to haue Of poetrye and the palme atteyne, That made firste to distille and rayne The golde dewe dropes of speche and eloquence Into our tunge thurgh his excellence And fonde the floures firste of Retoryke, Our Rude speche only to enlumyne. (2.1628-1636)35

15 Lydgate could almost be describing an illuminated page of the Ellesmere Chaucer manuscript, with golden dew drops distilled into the flower garden of Chaucer’s English36.

16 If ballade 285 dates from the late 1370s, it becomes possible to understand Chaucer’s House of Fame, usually dated about 1379-138037, as a humorously self-mocking reaction to Deschamps’high praise: “Aigles treshaulz, qui par ta theorique/Enlumines le regne d’Eneas”. Why else would Chaucer project “Geoffrey” into the heavens in the talons of a theory-spouting eagle38 for delivery to the House of Fame? In effect, ballade 285 elevates the “great translator” sky-high by dubbing him a new Socrates, Seneca, Aulus Gellius and Ovid, all in one. Chaucer goes along for the trip, so to speak, but with tongue in cheek, no doubt enjoying such high praise, but also clowning around with it. If Deschamps meant to celebrate Chaucer for elevating England through the process of translatio studii, Chaucer got the point, but declined the honor, at least explicitly, through Geoffrey’s visit to the Great Hall of Fame39, where he observes the lineup of famous classical authors squabbling on their pillars (3.1419-1516), witnesses Eolus at work giving arbitrary rewards to various supplicants to Fame (3.1520-1867)40, and humbly denies any ambition for fame himself (3.1873-1882)41.Chaucer’s friends must have circulated Deschamps’ballade 285 and magnified its ripples into the myth of Chaucer as first “illuminator” and embellisher of the English language. Chaucer’s own response to his sudden stellification, as expressed in the House of Fame, is ambivalent, both prolonging the distinction and refusing it. Addressed to “every maner man/That Englissh understonde kan” (2.1-2), Chaucer intended his House of Fame for a “home” audience. One hopes that Deschamps got wind of it.

APPENDIXES

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1. Eustache Deschamps, ballade 285 (with my translation)

O Socrates plains de O Socrates, full of philosophy, philosophie,

Seneque en meurs et Anglux en Seneca for morality, Aulus Gellius in

pratique, practice,

Ovides grans en ta poeterie, great Ovid in your poetry,

Bries en parler, saiges en brief in speech, wise in rhetoric, rethorique,

Aigles treshaulz, qui par ta lofty eagle, you who, with your 5 theorique knowledge,

Enlumines le regne d’Eneas, enlighten the kingdom of Aeneas,

L’Isle aux Geans, ceuls de Bruth, the island of Giants, of Brutus, and

et qui as who have

Semé les fleurs et planté le sown the flowers and planted the

rosier, rosebush there

Aux ignorans de la langue [es] and will spread them to those

pandras,* ignorant of the language

Grant translateur, noble Geffroy Great translator, noble Geoffrey 10 Chaucier. Chaucer.

Tu es d’amours mondains Dieux You are the god of worldly love in

en Albie: Albion,

Et de la Rose, en la terre and of the Rose in the Angelic land Angelique

Qui d’Angela saxonne, est puis which, from the Saxon Angela, has

flourie since flowered

Angleterre, d’elle ce nom into England (from her this name is

s’applique derived,

15 Le derrenier en l’ethimologique; the last in the etymology);

you translated the book into good En bon anglès le livre translatas; English

Et un vergier ou du plant and a garden, for which you requested

demandas plants

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De ceuls qui font pour eulx from makers of verse in order to

auctorisier authorize them,

You have been shaping for a long A ja longtemps que tu edifias time,

Grant translateur, noble Geffroy great translator, noble Geoffrey

Chaucier Chaucer

A toy pour ce de la fontaine From you, therefore, from the

Helye fountain of Helicon,

Requier avoir un buvraige I ask to have an authentic drink, autentique,

Dont la doys est du tout en ta for the conduit is entirely under your

baillie, control,

Pour rafrener d’elle ma soif to quench with it my feverish thirst, ethique,

25 Qui en Gaule seray paralitique being paralyzed in Gaul

Jusques a ce que tu m’abuveras. until you give me drink.

Eustaces sui, qui de mon plant I am Eustache; you will have some of

aras: my plants,

Mais pran en gré les euvres but freely accept the schoolboy works d’escolier

Que par Clifford de moy avoir that you may have from me by way of

pourras, Clifford,

Grant translateur, noble great translator, noble Geoffrey 30 Gieffroy Chaucier. Chaucer.

L’envoy The envoy

Poete hault, loenge destruye, Lofty poet, glory of squires,

in your garden I would be only a En ton jardin ne seroie qu’ortie : nettle;

Considere ce que j’ay dit Consider what I said earlier about premier,

Ton noble plant, ta douce your noble plant, your sweet music. mélodie.

Mais pour sçavoir, de rescripre To know your will, I beg you to write 35 te prie, back,

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Grant translateur, noble Geffroy great translator, noble Geoffrey

Chaucier. Chaucer.

2. Eustache Deschamps, ballade 1484 (with my translation)

Doulz Zephirus, qui faiz Sweet Zephyr, who makes the naistre les flours, flowers grow,

Printemps, Esté, Autompne, et Spring, Summer, Autumn, and

Aurora, Dawn,

Plourez o moy mes dolentes lament with me my painful losses dolours

and the garden that the fountain of Et le jardin que jadis laboura Cirrha

5 Fons Cireus, ou Galiope ouvra, fertilized, where Calliope worked,

Qui de ses fleurs avoit fait un and had made from its flowers a

chapel chaplet

so fragrant, so precious, so Si odorant, si precieus, si bel beautiful

Que de l’odour pouoit guarir that the perfume could heal every

touz maulx, hurt,

Quant un fort vent le print par when a strong wind suddenly

cas isnel: whipped it away.

S’ainsi le pers, c’est trespovres If I lose it this way, it’s cold 10 consaulx. comfort.

Continuelz fut vint ans mes Continually for twenty years I

labours labored

Aux fleurs semer ou Ovides sowing flowers where Ovid planted planta

De Socrates et Seneque les the morals of Socrates and Seneca, mours,

Et Virgiles mains beaus mos y and Virgil wrote many beautiful

dicta sayings,

Et Orpheus ses doulz chans y and Orpheus composed his sweet 15 nota. songs.

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Poeterie fut autour*du sercel, Poetry was all around its circle;

Rethorique le fist ront comme rhetoric made it round as a ring, annel,

Lettres y mist et les noms des set letters there and the names of

plus haulx the loftiest

Si plaisamment que maleureus so delightfully that I consider

m’appel: myself wretched.

S’ainsi le pers, c’est trespovres If I lose it this way, it’s cold 20 consaulx. comfort.

Thus I beseech Juno, Goddess of Si pri Juno la deesse d’amours Love,

Et a ce vent qui mon fruit ravi and the wind that ravished my

a, fruit,

Aux dieux de l’air qu’ilz me and the gods of the air to come to

facent secours, my aid,

Ou autrement tout mon fait or otherwise everything of my

perira; making will perish,

Car mon las cuer jamès rien for my weary heart will never write 25 n’escripra anything again

Et ne vouldra riens faire de and will not want to make anything

nouvel. new.

Conseilliez vous a Eustace Take Eustache Morel’s advice, Morel,

Si me rendez mes choses and give me back my most

principaulx, important things,

or provide me with a copy of the Ou me bailliez copie du jouel; treasure.

S’ainsis le pers, c’est trespovres If I lose it this way, it’s cold 30 consaulx. comfort.

L’envoye The envoy

Prince, avisez mes piteuses Prince, take heed to my pitiful

clamours outcry

Et faictes tant que mes and see to it that my chaplet is

chapeaulx soit saulx, safe,

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Car moult y a de diverses because there are many different

coulours: colors in it.

S’ainsis le pers, c’est trespovres If I lose it this way, it’s cold

consaulx. comfort.

NOTES

1. In the manuscript compilation of Deschamps’works (Paris, BnF ms. fr. 840), this ballade appears on fol. 62r-v, near the end of a first group of 303 poems labelled “Balades de moralites”. The manuscript order is reproduced in the critical edition: Eustache Deschamps, Œuvres complètes, ed. A. H. E. de Queux de Saint-Hilaire and G. Raynaud, 11 vols., Paris, SATF, 1878-1903. All citations of Deschamps will refer to the text number and to the volume and page numbers of this edition. See my annex, number one, for the text of ballade 285 and my translation of it. 2. J. Bowers, “Chaucer after Retters: The Wartime Origins of English Literature”, Inscribing the Hundred Years’War in French and English Cultures, ed. D. N. Baker, New York, SUNY Press, 2000, p. 100. Bowers understands Chaucer’s translations from the French competitively, as “acts of textual aggression designed to seize and bring home the spoils of a conquered culture” (p. 98), “looting foreign cultures for the enrichment of his own”, “linguistic imperialism” (p. 101). A. Butterfield, The Familiar Enemy: Chaucer, Language, and Nation in the Hundred Years War, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 153, suggests that Deschamps’ballade 285 has an aggressive “edge” and that “under his language of gift exchange lurks the accusation of theft”, for Deschamps “saw Chaucer as both a laughably divergent and threateningly rival source of eloquence”. 3. In Premodern Places: Calais to Surinam, Chaucer to Aphra Behn, Oxford, Blackwell, 2004, D. Wallace also takes a skeptical view of Deschamps’praise for Chaucer: “the ballade might be considered as a spirited act of reverse or returned colonization. The first stanza acclaims Chaucer as a Socrates, a Seneca, an Aulus Gellius, and an Ovid in the island kingdom of Aeneas, the Giants, and ‘ Bruth’; but the only actual poetic work going on is that of planting ‘ the rose-tree for those who are ignorant of French’, namely Chaucer’s translating of Le Roman de la Rose ”. Concerning Deschamps’request for a “drink from Chaucer’s Helicon”, Wallace remarks, “Such a stream, of course, is likely to refresh or reassure a Gallic poet, for Chaucer’s verse will be either in French, or in an English springing from the transplanted Rose” (p. 57). 4. On Jean de Le Mote at the English court and his poetic exchange with Philippe de Vitry, see A. Butterfield, The Familiar Enemy, p. 114-130, and J. I. Wimsatt, Chaucer and His French Contemporaries: Natural Music in the Fourteenth Century, Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 43-76. See also the forthcoming monograph devoted to Le Mote by Silvère Menegaldo: Le dernier ménestrel? Jean de Le Mote, une poétique en transition (autour de 1340). 5. For a critical edition and English translation of Philippe de Vitry’s ballade attacking Jean de Le Mote and the latter’s riposte, see F. N. M. Diekstra, “The Poetic Exchange between Philippe de Vitry and Jean de le Mote: A New Edition,” Neophilologus, 70, 1986, p. 504-519. See also the editions of J. I. Wimsatt, Chaucer and the Poems of “Ch” in University of Pennsylvania MS French 15, Cambridge, Brewer, 1982, p. 52-55, and E. Pognon, “Ballades mythologiques de Jean de le Mote, Philippe de Vitri, Jean Campion”, Humanisme et Renaissance, 5, 1938, p. 385-417. Whereas Vitry criticized Le Mote for being a stranger to the muses, Petrarch created a more general international incident in 1366 with a letter to Pope Urban V in which he claimed, among other things, that there were no (Latin) poets and orators to be found outside of Italy. His oratores et poete extra Italiam non querantur (Seniles 9.1) seems to have been taken as a challenge even by vernacular poets.

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6. All quotations from Chaucer will be taken from The Riverside Chaucer, ed. L. D. Benson et al., Boston, Houghton Mifflin, 1987. 7. After placating Philippe de Vitry, Jean de Le Mote took on another French challenger, Jean Campion, who had elaborated Philippe de Vitry’s critique in a ballade with a list of the nine Muses as its refrain, ending with the name of “Polimnie” (Polyhymnia). See Wimsatt, cited above, for editions and translations of the ballade exchange between Jean Campion and Jean de Le Mote. Although he does not evoke the echoes in Anelida and Arcite, Wimsatt judges that Chaucer had to know the four ballades of this exchange: “From the striking correspondences one may infer that the balade exchange was well known in Deschamps’literary world two or three decades later, and that Deschamps expected the audience of his ballades of praise – including Chaucer – to hear the echoes of the earlier work. The poems, it seems, had become part of a standard corpus of lyrics which most court poets writing in French were familiar with. Because of Jean’s connection with England, Deschamps probably knew that Chaucer in particular was acquainted with the exchange” (Chaucer and the Poems of “Ch”, p. 57). 8. Deschamps may be so “thirsty” for verse at this point because Philippe de Vitry died in 1361 and Guillaume de Machaut in April of 1377. Deschamps wrote two ballades of lament for Machaut (numbers 123 & 124; I, 243-246); the terms of his praise for Machaut in number 124 are not only echoed in ballade 285 praising Chaucer, but they also echo the earlier ballade exchange between Philippe de Vitry and Jean de Le Mote. For example, Deschamps calls Machaut earthly god (“mondains dieux”) of harmony and the very stream and conduits of the fountains of Cirrha and Helicon (“La fons Ciree et la fonteine Helie/Dont vous estiez le ruissel et les dois”). I have corrected the misreading “Circé” to “Ciree” in Deschamps’ballade lamenting Machaut (no. 124, v. 9), in accordance with the suggestion of J. Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie: La fréquentation des livres au XIVe siècle, 1300-1415, Paris, Hatier, 1993, p. 151. 9. In ballade 1144 (VI, 87-88), which is entirely devoted to the sequence of England’s different names, Deschamps explains that Angela was the daughter of a powerful Saxon leader (“un puissant duc de Saxoine”) who conquered the Britons and settled the land, giving it his daughter’s name. Deschamps seems not to know the venerable pun on Angli and Angeli reported by Bede, as A. Crépin notes in “Chaucer et Deschamps”, Autour d’Eustache Deschamps, ed. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie, 1999, p. 40. 10. Deschamps’ballade 285 does not have to be a response to his reading or hearing read in English the opening of Chaucer’s work-in-progress, Anelida and Arcite (although this should not be discounted as a possibility). From the mid-1370s on, through mutual friends and amateur poets who served Edward III and his family, such as Oton de Granson, who knew Deschamps well enough to play a practical joke on him when he entered Calais in Granson’s company (V, 79-80), Deschamps could have had knowledge of the poetic ambitions and translation projects of the young Chaucer (the Rose, the Consolation of Philosophy, Anelida and Arcite as a purported translation of Statius). From payment records (reproduced in the Chaucer Life-Records, ed. M. M. Crow and C. C. Olson, Oxford, Clarendon, 1966, p. 44-62), it appears that Chaucer himself travelled to northern France, even to Paris, upon several negotiating missions for Edward III and Richard II between 1377 and 1381. According to Froissart, “Goffrois Cauchiés” participated in lengthy marriage and peace negotiations at Montreuil-sur-Mer (near Calais) in the spring of 1377 (Life-Records, p. 49-51, and Jean Froissart, Chroniques, ed. G. T. Diller, vol. 4, Geneva, Droz, 1993, p. 353). One of Chaucer’s fellow ambassadors on this occasion was Guichard d’Angle, a Gascon knight who passed into the service of the English king after the Treaty of Brétigny in May, 1360, became a Garter Knight in 1372, and was one of the tutors of the future Richard II. At Guichard d’Angle’s death in 1380, Deschamps wrote two laments, a ballade to the refrain of “Plorez, Deduit, en l’isle d’Engleterre!” (III, 320-1), and a rondeau (IV, 120). Enguerrand de Coucy, whom Froissart names as one of the envoys on the French side, had to know Chaucer, for the young Frenchman was a hostage for five years at Edward III’s court, from 1360 to 1365, and won the king’s daughter Isabella in marriage;

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Coucy also knew Deschamps, who names him in several poems, among them an acrostic rondeau (IV, 114), and laments his death in a chanson royale (VII, 206-8). When Enguerrand de Coucy renounced his English lands and membership in the Order of the Garter in late August of 1377, it was Lewis Clifford who became a Garter Knight in his place. At this time, Deschamps himself was serving Charles V as squire or huissier d’armes (his promotion dates from 1378 or 1379), and at the same time, he was serving as baillif of Senlis for the king’s brother, Philippe d’Orléans. There were surely several opportunities during the late 1370s and the early 1380s when Chaucer and Deschamps, or their mutual friends and acquaintances, might have talked about and shared vernacular poetry. 11. For analysis of the construction of this myth by Chaucer’s followers through repetition of specific terms of praise, see C. Cannon, “The Myth of Origin and the Making of Chaucer’s English”, Speculum, 71, 1996, p. 646-675. 12. This is the case, for example, with the study by Cannon just cited, although earlier anthologies of Chaucer criticism, such as Geoffrey Chaucer, The Critical Heritage, Vol. 1, 1385-1937, ed. D. S. Brewer, London, Routledge, 1995, begin with Deschamps’ballade 285 (dated “circa 1385”). 13. See, for example, J. L. Lowes, “The Prologue to the Legend of Good Women as Related to the French Marguerite Poems and the Filostrato ”, PMLA, 19, 1904, p. 593-693; “The Prologue to the Legend of Good Women Considered in its Chronological Relations”, PMLA, 20, 1905, p. 749-864; “The Chaucerian ‘ Merciles Beaute’and Three Poems of Deschamps”, Modern Philology, 5, 1910, p. 33-39; “Chaucer and the Miroir de mariage”, Modern Philology, 8, 1910-1911, p. 165-168 & p. 305-334. Lowes’claims for the influence of the Miroir de mariage extended to the “Miller’s Prologue” and the “Franklin’s Tale”, and other scholars took up the search where he left off. 14. Clifford first came into the sights of Chaucer scholars with a brief survey of his activities (but no mention of any travel in 1385-1386) by G. L. Kittredge in “Chaucer and Some of His Friends”, Modern Philology, 1, 1903-1904, p. 7-13. In The Chaucer Tradition, Copenhagen, Branner, 1925, A. Brusendorff remarked that J. L. Lowes wanted so much for Clifford, on the basis of ballade 285, to be the sole bearer of all of Deschamps’literary works to Chaucer, that he finally resorted to having Clifford make two trips, one in 1386 with Deschamps’works up until then, and another in 1393 laden chiefly with the Miroir de mariage. Brusendorff himself argued for the later date for ballade 285: “the only known opportunity Deschamps had of meeting Clifford was during the negotiations for peace between France and England at Leulinghem in the early spring of 1393, when Clifford was among the English negotiators, and Deschamps translated one of his prose treatises from Latin into French at the command of one of the French negotiators, the Duke of Bourgogne” (p. 91). Deschamps’“Complainte de l’Eglise ” is a didactic letter of complaint written in prose in the persona of Mother Church to her wayward sons, the rulers, counselors, and governors of Christendom. Dated April 13th, 1393, the Latin letter was, according to its explicit, “made and compiled” by Deschamps at the peace negotiations between the kings of France and England at Leulinghem, where Deschamps also translated his Latin text to French at the command of “Monseigneur de Bourgongne” (number 1397, VII, 293-311). Brusendorff is correct that the spring of 1393 is the best documented occasion when Deschamps and Clifford were in close proximity, but that does not make it the only or most likely one. 15. Wimsatt judges that a date in the late 1380s is “most likely” ( Chaucer and His French Contemporaries, p. 248). However, he admits in a note (p. 339, n. 27) that “one might also make an argument for a much earlier time”. An unexplained 1386 is the date assigned to ballade 285 in the introduction to the Riverside Chaucer (p. xxi): “expense accounts… note payment to Chaucer for travel to Paris and Montreuil, 17 February to 25 March, and to ‘ parts of France,’30 April to 26 June 1377. The French poet Eustache Deschamps, who in 1386 was to send Chaucer a well-known ballade in his praise, may have been in Paris at that time”. For a concise list of various dates proposed for Deschamps’ballade 285, see J. Coleman, “The Flower, the Leaf, and Philippa of Lancaster”, The Legend of Good Women: Context and Reception, ed. C. P. Collette, Woodbridge, D. S.

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Brewer, 2006, p. 53, and n. 87. Coleman concludes, “While we cannot entirely dismiss the possibility of the Flower and Leaf poem (s) arriving from Deschamps via Clifford, therefore, we should recognize that there is no extrinsic evidence to date the mission to 1385-6. Indeed, the fact that Deschamps’praise is focused on Chaucer’s translation of the Roman de la Rose supports the argument for an earlier date” (p. 54). In spite of the entirely hypothetical basis for supposing a “mission” in 1385 or 1386 for Clifford as bearer of Deschamps’ballade 285 and other works to Chaucer, this date has hardened like concrete, and ballade 285 has even been adduced as evidence that Clifford was in France in 1385-1386. In Lancastrian Kings and Lollard Knights, Oxford, Clarendon, 1972, K. B. McFarlane wrote, “Lewis Clifford is not known as a poet, but as a friend of poets. We know from this fact that he had been in France in 1385 until early 1386. For it was then that he brought a poem addressed by the French poet, Eustache Deschamps, to Geoffrey Chaucer. He is himself mentioned in the poem” (p. 182). On McFarlane’s authority, this “evidence” entered the biography of Sir Lewis Clifford in the printed and online versions of the Oxford Dictionary of National Biography © 2004-2009: “When he was in France in 1385-6, Clifford met the poet Eustache Deschamps…”. 16. For a much more cautious assessment of Chaucer’s use of Deschamps’works, see Wimsatt, Chaucer and His French Contemporaries, p. 241-272. 17. W. Calin, “Deschamps’s ‘Ballade to Chaucer’Again, or the Dangers of Intertextual Medieval Comparatism”, Eustache Deschamps, French Courtier-Poet: His Work and His World, ed. D. M. Sinnreich-Levy, New York, AMS, 1998, p. 73-83. In the final note of his essay, Calin joked with the idea that Deschamps’ballade 285 might allude to works by Chaucer other than the Rose translation: “It is also possible that, in response to the query: ‘ Your friend Chaucer, what did he do in your English?’Clifford said something like this: ‘ Well, he made a dit about a talking eagle, and another dit about Cupid, and short dits with orchards, and a livre about a man named Pandarus….’But not very likely” (p. 82). 18. In an essay that seems to have had little impact on anglophone scholars, J. Kooijman suggested that the most likely date for Deschamps’ballade 285 was between 1377 and 1380. Kooijman paid less attention to the question of Clifford as messenger than to the mood of the poem, noting that in 1385-1386 Deschamps took a bellicose attitude in ballades inciting the French fleet to hurry up and cross the Channel to invade England. See J. Kooijman, “Envoi de fleurs: À propos des échanges littéraires entre la France et l’Angleterre sous la Guerre de Cent Ans”, Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1980, p. 173-183, at p. 180-181. In “Chaucer et Deschamps”, p. 39, A. Crépin leans toward Kooijman’s suggested dating of 1377-1380 for the reason that the poem’s “air d’entente cordiale” would be appropriate during negotiations over a possible marriage between Richard II and Marie de France. 19. This passage from Pliny the Elder’s Natural History (19.183) continues to point out that transplanting has a remedial or preservative effect on certain plants. Although he does not use the word translatio – but rather forms of the verb planto, exstirpo, and admoveo – in his De vulgari eloquentia (1.18.1), Dante imagines the illustrious vernacular (the Italian dialect) as a finer garden with more expert gardeners: “Does it [the illustrious vernacular] not daily dig up thorn-bushes growing in the Italian forest? Does it not daily make new grafts or prick out seedlings? What else do its gardeners do, if they are not uprooting or planting?” (English translation by S. Botterill on the website of the Princeton Dante Project). 20. According to Brunetto Latini in his Li Livres dou Tresor, written during his exile in France in the 1260s, rime and meter form a protective enclosure for verbal expressions: “mais li sentiers de risme est plus estrois et plus fors, si comme celui ki est clos et fermés de murs et de palis, c’est a dire de pois et de nombre et de mesure certaine de quoi on ne puet ne ne doit trespasser” (3.10.1); although rhetoric teaches both prose and poetry, prose is a “broad way” (“la voie de prose est large et pleniere”). See Li Livres dou Tresor de Brunetto Latini, ed. F. J. Carmody, Berkeley/

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Los Angeles, University of California Press, 1947, p. 327. Deschamps seems to be imagining the formal enclosure of poetry differently: not as a narrow, protected path, but as a walled garden, circular like that of the Roman de la Rose. 21. See my annex, number two, for the text and my translation of Deschamps’ballade 1484 (V, 229-230). 22. In calling his poetic compilation a “chapel” (chaplet or garland for the head), Deschamps may be imitating the title of one of Philippe de Vitry’s few surviving French poems, the Chapel des trois fleurs de lis, written for King Philippe VI de Valois. 23. See L. Kendrick, “Medieval Vernacular Versions of Ancient Comedy: Geoffrey Chaucer, Eustache Deschamps, Vitalis of Blois and Plautus’Amphitryon”, Ancient Comedy and Reception: Essays in Honor of Jeffrey Henderson, ed. S. D. Olson, Berlin/Boston, De Gruyter, 2014, p. 377-396, at p. 385-396. Deschamps’most festive, joyful works, such as dated mock charters and verse epistles (the earliest written on December 9, 1368), and heavily dialogued texts, like his Geta and Amphitrion, farce of Mestre Trubert et d’Antrognant, and Dit des. IIII. offices, appear late in the manuscript compilation of Paris, BnF ms. 840 (Œuvres complètes, VII, 155-192. 312-362; VIII, 211-246). 24. In a prologue to his translation of Aristotle’s Ethics and Politics, Nicole Oresme justified the king’s translation policy on the authority of Cicero and emphasized royal altruism rather than cultural imperialism: “as Tullius says in his book Academics, weighty and authoritative things are delightful and agreeable to people in the language of their own country; and for this reason he says in the above-mentioned book and in several others, against the opinions of some, that it was good to translate the sciences from Greek into Latin and to deliver and analyze them in Latin. And at that time Greek was to Latin for the Romans as now Latin is to French for us. … Thus I may conclude that the prudence and preoccupation of our good king Charles V in having good and excellent books translated into French is commendable”. My translation; for the medieval French, see Maistre Nicole Oresme: Le Livre de Éthiques d’Aristote, published from the Text of MS 2902, Bibliothèque royale de Belgique, ed. A. D. Menut, New York, Stechert, 1940, p. 99-101. 25. Christine de Pizan, Le Livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, ed. S. Solente, Paris, SATF, 1936-1940, vol. 2, p. 42-43, my translation. 26. On the theory of translatio studii et imperii in medieval France, see S. Lusignan, Parler vulgairement: Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, Vrin, 1987, p. 129-171; with particular reference to Jean de Meun’s translation of Boethius, see R. Copeland, Rhetoric, Hermeneutics and Translation in the Middle Ages: Academic Traditions and Vernacular Texts, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 134-135; with reference to Charles V’s promotion of French translations, see L. J. Walters, “Christine de Pizan as Translator and Voice of the Body Politic”, Christine de Pizan: A Casebook, ed. B. K. Altmann and D. L. McGrady, New York, Routledge, 2003, p. 25-42. The relative dearth in Chaucer’s time of princely patronage for English translation in England (as compared to France) is treated in my “The Canterbury Tales in the Context of Contemporary Vernacular Translations and Compilations”, in The Ellesmere Chaucer: Essays in Interpretation, ed. M. Stevens and D. Woodward, San Marino and Tokyo, Huntington Library and Yushodo, 1997, p. 281-305, at p. 288-293. See also G. Olson, “Chaucer”, The Cambridge History of Medieval Literature, ed. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 566-588. 27. Following Cicero, Brunetto Latini argued that persuasiveness lies partly in the “adornment” of words and ideas. In the third book of his Li Livres dou Tresor, which is devoted to rhetoric, Latini calls the “science of rhetoric” (“la science de rectorique”) a manner of “painting” which “puts color in rime and in prose” (“ki mete la coulour en risme et en prose”). He goes on to warn against “painting” too much, for sometimes color is the avoidance of color (“Mais garde toi de trop poindre, car aucunefois est couleur a eschiver couleur”) (3.10.3).

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28. See these senses in the Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), online at the ATILF website. In Latin, the verb illumino meant not only “to illuminate”, but also, figuratively, “to embellish or adorn with anything bright” (A Latin Dictionary, ed. C. Lewis and C. Short, Oxford, Clarendon, 1879). In medieval Italian, the verb alluminare had to do with the transmission of light or, figuratively, with teaching, but not with rhetorical embellishment of language, which was expressed by verbs such as adornare. In his Divine Comedy, however, Dante noted that in Paris there existed an art of manuscript illumination called “alluminar” (Purgatorio, canto 11.81). 29. Because of this echo, Chaucer’s praise of Petrarch is even more “self-authorizing” than C. Cannon has suggested (“The Myth of Origin”, p. 650). 30. Hoccleve’s Works, vol. 3, ed. F. J. Furnivall, London, EETS, 1879. 31. The Serpent of Division, by John Lydgate, ed. H. N. MacCracken, London, Froude, 1911. See Cannon, “The Myth of Origin”, p. 672-673, for a list of citations from English texts from 1409 to 1655 that use forms of the verb enluminen to praise Chaucer as the “illuminator” of English (or, in two early cases, of the land rather than of the language). Other examples constructive of the “illustrious” vernacular tradition may be found in the first volume of Brewer’s Geoffrey Chaucer: The Critical Heritage, and in the English prologues anthologized in The Idea of the Vernacular: An Anthology of Middle English Literary Theory, 1280-1520, ed. J. Wogan-Browne, N. Watson, A. Taylor, and R. Evans, University Park, Pennsylvania State University Press, 1999. In these prologues, the rhetorical adornment of English or other vernaculars is regularly described in terms of manuscript illumination. For example, in his Troy Book, ed. H. Bergen, 4 vols., London, EETS, 1906-1935, Lydgate echoes Deschamps’ballade 285 when he praises Guido delle Colonne for grafting flowers of rhetoric into and painting with fresh colors his translation of the old Troy story: “For he enlumyneth by crafte and cadence/This noble story with many fresche colour/Of rethorik; and many riche flour/Of eloquence, to make it sounde bet,/He in the story hathe ymped in and set.” (v. 192-196). In Illuminator, Makar, Vates: Visions of Poetry in the Fifteenth Century, Lincoln, University of Nebraska Press, 1988, L. Ebin points out that the word “enlumyne” is “highly charged” for Lydgate and that it “draws together associations from the art of manuscript illumination and from the religious tradition of spiritual illumination” or enlightenment (p. 20-24). Her subsequent discussion of Lydgate’s use of the terms “adourne” and “enbelissche” also relates to manuscript illumination, poetry, and rhetoric. 32. The illuminated pages of many of these manuscripts can be browsed on the website of the Roman de la Rose Digital Library and on the French National Library’s Gallica website. 33. Le Livre des Fais, vol. 2, p. 42. 34. K. L. Scott, “An Hours and Psalter by Two Ellesmere Illuminators”, The Ellesmere Chaucer: Essays in Interpretation, ed. M. Stevens and D. Woodward, p. 90, notes that the gold balls are much less used in the Ellesmere borders after fol. 133r, perhaps out of economy. From comparative examination of contemporary borders, Scott proposes (p. 106) that the Ellesmere borders were done in a London workshop at a date “just after 1400 and ending no later than 1405” (earlier than the conventional date of around 1410 for the Ellesmere manuscript). The use of gold balls is a motif common to French, Italian, and English limners in the second half of the fourteenth century. 35. John Lydgate, The Life of Our Lady, ed. J. A. Lauritis et al., Pittsburgh, Duquesne Studies, 1961, my punctuation. 36. Huntington Library, San Marino, California, MS EL 26 C9. See The New Ellesmere Chaucer Facsimile, San Marino and Tokyo, Huntington Library and Yushodo, 1995. Lydgate’s poem (circa 1409-1411) is contemporary with the Ellesmere Chaucer manuscript. 37. J. Fyler, Riverside Chaucer, p. 347. Some scholars have supposed that the “love tidings” that “Geoffrey” is propelled by Jupiter’s eagle to learn at first hand allude to a mission to the continent that Chaucer undertook between 1377 and 1380 to negotiate the young king Richard’s marriage.

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38. Deschamps’epithet for Chaucer, “aigles treshaulz”, may have been suggested by Jean de Le Mote’s questionable praise of Philippe de Vitry as more clear-sighted and acute than Argus (“plus clers veans et plus agus qu’Argus”), for clear-sightedness and being able to look directly at the sun were thought to be characteristic of eagles. Surely it was more flattering to compare a poet to a lofty and resplendent eagle than to spying Argus. 39. I have argued elsewhere that there is a French architectural model for the row of statues on pillars supporting a Great Hall: the row of statues of French kings on pillars that ran down the center and supported the roof of the Great Hall of the French royal palace in Paris. In Chaucer’s dreamt architecture in the third book of the House of Fame, ancient authors perform the same supportive role as the statues of French kings, perhaps because Chaucer is representing the policy of translatio studii et imperii whereby ancient authors, through translation, are made to uphold the fame of contemporary monarchy. See my “Chaucer’s House of Fame and the French Palais de Justice”, Studies in the Age of Chaucer, 6, 1984, p. 121-125, and “The Canterbury Tales in the Context of Contemporary Translations,” p. 93 (cited above, n. 27). 40. The false reports of Eolus also figure at the beginning of the second stanza of Jean de Le Mote’s ballade of self-defense, where he accuses Philippe de Vitry of defaming him by spreading false rumors with his poetic “drink with too many dregs”. 41. It may even be that Chaucer is giving a humorously literal example of how he “enlightens the kingdom of Aeneas” in the first book of his House of Fame, where he translates the Aeneas legend into English in a greatly abbreviated version, which “Geoffrey” tells in a special way, insisting again and again that he is reading and interpreting it from “graven” (sculpted, painted) images in a dream vision.

ENDNOTES

*. My examination of the manuscript (Paris, BnF ms. fr. 840, fol. 62 r-v) revealed no errors of transcription in the standard edition of ballade 285 (Œuvres complètes, II, 138-140), except that the first word of every refrain is clearly “Grant” (not “Grand” in v. 20 and 30), and v. 32 reads “seroie” (instead of “seroye”). I have also corrected the misnumbering of the lines and added the missing syllable to v. 9 by emending to “[es] pandras”. I have retained the editorial capitalization and punctuation of the standard edition. *. My examination of the manuscript (Paris, BnF ms. fr. 840, fol. 258 r-v) revealed no errors of transcription in the standard edition of ballade 1484 in the Œuvres complètes (V, 229-230), the only difference being that “autour” in line 16 is written as one word instead two (“au tour”). I have retained the punctuation and capitalization of the standard edition.

ABSTRACTS

Deschamps’ ballade 285 is a surprisingly generous recognition and glorification of Chaucer as a pioneering translator or transplanter of learning from Latin and French into English and an “illuminator” or enlightener of his native England. Such high praise pleased, rather than irked, Chaucer’s immediate followers, who echoed and were inspired by it to found the critical tradition of Chaucer as the first embellisher of the English language.

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La ballade 285 d’Eustache Deschamps surprend par la générosité de sa reconnaissance et de sa glorification de Chaucer comme traducteur pionnier qui a « transplanté » l’érudition latine et française en anglais et qui a « enluminé » l’Angleterre par sa science. Cette louange, loin d’irriter par son excès, a inspiré les émulateurs anglais de Chaucer, qui s’en font l’écho dans leur promotion de Chaucer comme premier enjoliveur ou « enlumineur » de la langue anglaise.

AUTHOR

LAURA KENDRICK Université de Versailles – St-Quentin-en-Yvelines DYPAC (EA 2449)

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Charles d’Orléans as Vernacular Theologian

Gabriel Haley

1 The form of my title is meant, in part, to evoke the persistent appeal of the notion of vernacular theology, as nearly every Middle English text written during the late- fourteenth and early-fifteenth centuries seems at some time or other poised to enter this capacious field. Yet the fact that my recruitment of Charles d’Orléans for this area of study remains surprising ought to draw attention to the somewhat arbitrary limitations critics have imposed upon the way vernacular theology is to be understood. Charles is French, courtly, and, by all accounts, orthodox, characteristics that would seem to exclude him from accounts of vernacular theology as they have taken shape in recent decades. The critical locution “vernacular theology” now usually conjures a contrary set of associations, primarily related to popular English writings of a theologically subversive bent. As a result, the political implications of the intersections of vernacularity and theology have attracted the bulk of the critical attention. The unique appeals to contemplative theology found in the English poems of Charles d’Orléans point, however, to other, primarily aesthetic, considerations that these political preoccupations have tended to overlook. By calling attention to the language of religious solitude within the English poems of British Library, MS Harley 682, this essay explores the latent aesthetic resources that contemplative theology might offer the study of vernacular courtly poetics. I suggest that in Charles’s English sequence the language of religious contemplation and solitude expand beyond a liminal role as metaphor for a lover’s isolation and instead offer a potential, if ultimately rejected, recourse for poetic innovation.

2 Before turning to the duke’s lyrics, it may be necessary to provide a brief survey of the transitional status that vernacular theology holds in current critical discourses. Having emerged as a useful, if not entirely unproblematic, means to frame the discussion about contemplative and catechetical texts written in the vernacular, the phrase “vernacular theology” quickly came to mark the theological interests of various Middle English works not explicitly instructional or devotional1. In addition to Julian of Norwich, Walter Hilton, Richard Rolle, Margery Kempe, and the Cloud-author, we can now readily

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speak of Langland and the Gawain-author in these terms2. Such associations may seem appropriate enough at the moment, but this was not always the case. In 1981, Valerie Lagorio was arguing for “the broader and less restrictive mysticism [defined] as the progressive spiritual life of the Christian from purgation through contemplation to unity”3. Determining the mystical canon as such meant looking past a particular religious estate or experience and allowing for “works concerned with the methodology of mysticism”4. The extension of the term “mysticism” was controversial enough in the early 80s for Lagorio to be pressing the point, yet it anticipated the even more comprehensive purview that vernacular theology was to take within the next two decades.

3 The mingling of previously distinct canons was most effectively enabled by the broad definition of vernacular theology given by Nicholas Watson’s influential article on the subject, “Censorship and Cultural Change in Late-Medieval England”5. Here, Watson defines vernacular theology as “any kind of writing, sermon, or play that communicates theological information to an audience”6. Intentionally phrased as a “catchall”, the breadth of this definition diminishes the strict generic boundaries that perpetuate a divide between literary and non-literary texts. The immediate results suggested in Watson’s definition are thus two-fold: writings formerly corralled under the category of “mysticism” would gain new life and relevance apart from their insular sub-field, while the works once distinguished as “literary” would no longer retain a singular claim on the study of Middle English literature. Despite the expansive promise of Watson’s definition, however, the larger argument of “Censorship and Cultural Change” remained tethered to Arundel’s Constitutions of 1409, and the article’s effect has been to highlight the increased levels of suspicion regarding vernacular writings at the turn of the fifteenth century. Watson’s article expresses its intentions carefully and with nuance, yet its extensive influence on the study of vernacular theology has meant a predominant critical focus on the political implications of the vernacular within a very narrow period of time.

4 It is this particular model of vernacular theology that has most recently been the object of scrutiny. Critics like Kathryn Kerby-Fulton argue that the “draconian” influence of Arundel has been overstated, while others, employing related critiques, note the usefulness of extending vernacular theology’s purview beyond the chronological boundaries set by Watson’s focus on the Constitutions7. Reflecting on this limited chronology, Vincent Gillespie suggests that “it might now be better to work with the assumption that each sub period in medieval England produced multiple, interlocking, and overlapping vernacular theologies, each with complex intertextual and interlingual obligations and affiliations”8. The expanded terrain decidedly alters the political stakes, making clear the fact that not every theological work written in the vernacular felt the shadow of Arundel. This is obviously true pre-1407, and increasingly so after the first quarter of the fifteenth century. And even within Watson’s limited timetable, the extent to which Arundel’s Constitutions held sway has been convincingly challenged9. While vernacular theology may always be a political act, as Watson affirms in his most recent assessment of the topic10, the power struggles outlined in “Censorship and Cultural Change” no longer delineate the field.

5 New political contexts evoke new questions11. What do more orthodox instances of theology in the vernacular, or simply those existing outside of Arundelian suspicion, tell us about vernacularity? What are the forms and genres associated with vernacular

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theology, and how are they used? And what role might theology play in the increasing professionalization of vernacular poetics12? The questions raised by disassociating the study of vernacular theology from the censorship of Arundel open the discussion to other consequences of using the vernacular to communicate “theological information to an audience”, consequences which require analysis apart from their political immediacy. Using the vernacular to communicate theological information, even to “do theology”, can often mean drawing attention to the ability – or, in the case of the Cloud- author, the inability – of language to access divine wisdom or to bring about personal reformation13. Indeed, the extent to which such matters of literary form interact with theological content still requires much critical attention. It is thus my broader, corrective argument here that the aesthetic and ethical valences of vernacularity demand closer attention, especially when invested with theological import. More particularly, the English lyric sequence of Charles d’Orléans, found in Harley 682, provides a striking instance of the interplay between poetic form and ethical obligations, as its extended narrative juxtaposes the religious notion of contemplation with the attempted lyric project. By situating Charles’s English lyrics within the context of fifteenth-century contemplative theology, we are better able to see how their frequent references to religious solitude mark an internal critique of the moral legitimacy of their vernacular aesthetics.

6 Even if we are to allow that vernacular theology in late medieval England must now account for a multilingual and decentralized literary environment, the usual critical descriptions emphasize the French duke’s formal ingenuity or sensuous appeal, not his theological rigor14. But considering both the matter of poetic influence as well as an evident personal interest in theology, there are, in fact, good reasons to examine the relationship between theology and Charles’s poetic corpus. Specifically, the fifteenth century saw a newly charged investment in the theological significance of Boethian poetics, and I would like to suggest that Charles’s English sequence provides a commentary on this larger religious turn. Moreover, the codicological efforts of Gilbert Ouy have drawn attention to the “période d’intense activité spirituelle” which characterized the duke’s twenty-five year captivity in England, yet there has been little thought given to the way theological interests may have surfaced in his vernacular works15.

7 Ouy’s extensive research presents a useful point of comparison for the Harleian poems: the Canticum Amoris found in one of Charles’s personal notebooks (BnF ms. lat. 1203) 16. This Latin devotional poem, patterned on a Victorine model of ascent towards mystical contemplation, reflects the theological potential signaled within the duke’s English book, which, like the Canticum Amoris, expresses a desire to be understood as “contemplatijf”17. But where the Latin lyric confidently displays a distinct level of ingenuity in its engagement with contemplative theology, the vernacular sequence breaks down after summoning the possibility of “contemplatijf” poetics. Ultimately, the generic and formal constraints assumed by the vernacular composition make its theological aspirations nearly absurd. In its failed attempt to inscribe itself within the religious life of solitude, Charles’s English production undermines its own aesthetic insularity, while at the same time delimiting the extent to which a vernacular courtly poetics might satisfactorily appropriate the self-sustaining model of spiritual contemplation.

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8 With what follows, I chart how the language of religious solitude provides a locus for the Harleian sequence’s engagement with the moral and ethical implications of aesthetic practice. As the frame narrative moves away from a traditional epistolary relationship, the theological resonances of the speaker’s solitary condition intensify, and this intensification reflects a growing concern for poetic legitimacy. Detached from the usual expectations furnished by a traditional love narrative – the stimulated but unfulfilled desire that incites a constant need for more poetry – the sequence explores possibilities for poetic innovation through its various formal transitions. As Mary-Jo Arn has suggested, the two most prominent fixed forms, the ballade and the roundel, each come to represent a distinct compositional practice: the ballade exhibiting a traditional love narrative, and the roundel signifying a novel departure from this tradition18. As it turns out, however, the allure of novelty does not suffice as a compositional warrant. At a pivotal moment in the work’s narrative, Venus arrives to challenge the speaker’s new lyric mode, one that no longer can claim the goddess’s license. While this moment is usually understood exclusively as the return of erotic desire within the speaker, Venus’s appearance can also be understood as a metacommunicative gesture demanding an ethical affiliation to the poetic process19. The speaker’s attempts to characterize his situation as that of an anchorite and his lyrics as the products of contemplation disclose an aesthetic desire to identify an ethically legitimate ground for lyric innovation apart from the traditional epistolary form.

“Lo nys hit contemplatijf?”

9 Perhaps the most distinguishing structural feature of the English poems found in Harley 682, when compared with their French counterparts, is the inclusion of the elaborate narrative section in which Venus appears to the speaker in a dream in order to interrogate him about how he has been occupied since departing her service20. The speaker, nearly despairing, signals his reclusive lifestyle, asking, “Lo nys hit contemplatijf?”21. Venus’s reply is curt (“No, certis”), and the goddess quickly proceeds to incite the speaker’s return to amatory pursuit (v. 4864-4865)22. While the extended comic exchange which includes this arresting moment has attracted much commentary, the speaker’s peculiar language of religious solitude is often left unexamined. Not only does the speaker claim a “contemplatijf” justification for his works and attempt to portray himself “as an ancre” (v. 4802)23, he later goes so far as to address a complaint to an actual anchorite. Taken individually, these forays into the discourse of religious solitude may appear to be simply a perfunctory extension of the long-established interdependencies of courtly and religious verse. But, as Barbara Newman has demonstrated, such borrowings very often comprise theoretical experiments, whether reinterpreting the theological conception of love or staking off new terrain for literary composition24. As the Harleian speaker’s desire for a licit reclusiveness unfolds, the anchoritic appeals prove to be more than merely an inventive trope. The language of religious solitude provides instead a pivotal reflection on the moral legitimacy of the non-amatory lyric endeavor. By infelicitously attempting to code an aesthetic process as a means of religious contemplation, the speaker’s conversation with Venus activates an internal critique that questions the work’s increasingly solipsistic poetic practice. Janus-like in scope, the language of

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religious solitude redefines the value of the roundel collection that preceded it, while inflecting a tonal shift in the ballades that follow.

10 The tripartite structure of Charles’s English sequence is well known25. In the barest of outlines, it can be described as a kind of formal triptych, with the first and third sections comprised primarily of ballades and the middle section containing mostly roundels. Two sections of narrative verse could then be said to form the “hinges” connecting three lyric “panels”. To an extent, this metaphor is apt. The aggregate nature of the lyric sections, paired with the changes in lyric type, reinforces the sense that each section of the larger work exists separately as a distinct unit. Indeed, the number of lyrics amassed seems at times to encourage a narrative stasis, most dramatically in the central series of roundels. But a much more dynamic picture emerges overall on account of the narrative movement expressed within and across the entire mixed form sequence, simultaneously foregrounding and resisting the aggregation of non-narrative lyrics. Even the miscellaneous accumulation of roundels in the work’s second part is redirected towards narrative significance when set in contrast to the surrounding ballades. More precisely, its significance changes from representing a poetic act having social value to one lacking any identifiable meaning. Where the roundels are at first glance identified as a banquet of the “swettist mete” (v. 3120), intended to be both edifying – “sum thing y trust in this bok is/To fede them on” (v. 3128-3129)26 – and painstakingly crafted – “with laboure y haue it for hem bought” (v. 3132)27 – the extended verse narrative which follows recoils from this initial optimism, demanding a more socially-accepted orientation for this poetic “laboure”.

11 The optimism that inspires the lyric banquet hopes to accompany a revitalized approach to the act of lyric composition, one that does not depend on the usual love narratives. “And for folk say ‘ short song is good in ale’/That is the cause in rundell y hem write” (v. 3118-3119)28. By introducing a change in form, the roundels mean to herald a convivial departure from the “grose mete” (v. 3111) of his previous compositions to the “deynte” (v. 3110) of “short song”29. The new form promises light- hearted concision and temporal brevity, no longer wedded to the sustained narrative of the first ballade sequence. There, the narrative tracked along the conventional trajectory between lover and lady. As might be expected, we find in the work’s first ballade series the vicissitudes of fortune and the lady’s restraint pitching the speaker to and fro emotionally, while allegorical figures from the Roman de la rose tradition (e. g., “Daunger”) appear at times to discourage the relationship. But the sudden death of the lady provokes a surprising twist to a familiar story. Confronted by Old Age, the speaker sheds his servitude to the God of Love and retreats to the Castle of No Care. The “Iewbile” (v. 3104), or celebration banquet, that the speaker commences after an unspecified amount of time attempts to reboot a poetic practice left dormant (v. 3046-3047)30. This time, no longer originating out of devotion to a particular lady, the series of roundels that follow are framed as a way to continue the lyric vocation without amatory incentive. Indeed, the separateness of the endeavor from the usual affiliations even forces the speaker to speak apologetically for his novelty: The speche of loue so fresshely depaynt is With Plesere, where loue settis hertily That ay from fresshe to fresshe them aquayntis To speke for that as doth vnto them ly, For when that y was in ther company I for my silf gan fast seche wordis gay –

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And fond them well – that now ly in decay (So haue y them forspent), y wot not whare, And, tho that are bileft me oon or tay, Mi tunge hem wrestith fer out of aray, Forwhi y fynde him rollid in No Care. But here y make my Newbie or y day, To doon louers for my sowle to pray. (v. 3093-3105)31

12 Though the project forebodes greater difficulty without recourse to the “speche of loue” which moves “from fresshe to fresshe”, the speaker chances it, believing that this new turn will yet maintain the celebratory exuberance invested in his naming it a “Iewbile”32. No longer part of the “company” of lovers, he ventures forward, forging an uncharted approach to poetic practice.

13 The new compositional territory embarked upon not only ushers in a new lyric form in its use of the roundel, it also provokes a breakdown of narrative altogether. Critics have regularly commented on the miscellaneous complexion of the work’s second lyric grouping, and the internal circularity of the roundel itself threatens to isolate the individual lyrics from external narrative context33. Codicological evidence further supports the fact that, in presentation, these roundels are recorded as “simply a collection of lyrics”34. At first, the roundels may appear to present a nostalgic retelling of his past love: where the initial entry states the speaker’s disinclination to follow Love’s “nyse conseitis” (v. 3139)35, subsequent lyrics soon turn once more to the expected courtly descriptions of the absent lady’s “goodly manere” (v. 3180) and fair looks. But this nascent return to an amatory chronology is almost immediately interrupted, and the majority of the roundels simply proceed one after another without any particular narrative pattern36. No longer tracing a precise relationship between the speaker and his lady, the sequence becomes preoccupied with compiling thematic variations, an aesthetic act that emphasizes formal practice rather than social affiliation. Such close attention to form does, of course, have its own social implications, as some of the most recent work on the manuscripts of Charles d’Orléans has demonstrated: the coterie interactions that characterize Charles’s poetic practice after his return to France champion a collaborative approach to the lyric manuscript, constantly inviting formal ingenuity37. One of the more remarkable effects of the extended English sequence found in the Harley MS, however, is to question the legitimacy of this kind of poetic practice. With a love narrative no longer in sight, the collection of roundels is judged retroactively to be groundless.

14 The ethical import of the speaker’s withdrawal from amatory narrative in favor of formal virtuosity becomes clear when Venus confronts the speaker in the subsequent narrative. Venus’s arrival questions the validity of the mere aggregation of lyric, demanding, as it were, a concomitant love narrative. After the conclusion of the “Iewbile”, the suggestion had been that the speaker will continue to write without any personal amatory compunction. He does, in fact, compose a double ballade at the request of a friend on account of his past service to Love. The request comes, as he says, because “y was so moche to Loue biholde/ In my fer afore past dayes olde” (v. 4655-4656)38. But while his former association with Love may still be remembered by his acquaintances, a personal desire no longer incites his verse making. The only explanation the speaker gives for this favor is that “it must nede be doon, as wot yow what” (v. 4675)39. Without personal incentive, lyric composition becomes vaguely obligatory, without a precise aim. Unable to sustain the initial enthusiasm that had

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initiated the banquet of roundels, the speaker ends up “musyng in… wakyng dremys sad” (v. 4640)40, occupied only by “ydill thought” (v. 4641)41. The subsequent turn to the literary convention of the sleeping poet and the dream sequence further implies that the speaker has come to a point where his situation must change.

15 As in many dits amoureux, the lengthy dream sequence that follows the series of roundels comes at a moment of crisis: the ex-lover has reached an emotional dead-end, and his desperate situation is altered by a dream. The nature of this, the work’s second and more elaborate, oneiric excursus has been explored within the context of medieval dream theory by A. C. Spearing, who argues that “it may be prophetic and it may bring him into contact with powers outside himself, but at the same time it is open to interpretation as a bodily symptom signifying what his body demands”42. Venus’s claims on the dreamer support Spearing’s suggestion, since she identifies him as “a man” who “haue of nature als yowre lymys goode” (v. 4869-4870)43. I would add that, as an argument explaining the speaker’s return to amorous pursuit, Venus’s statements must also be supplemented by the speaker’s own failed attempts to justify his new “professioun” (v. 4803, 4863, 4855). After the speaker finally recognizes the goddess, Venus questions him: “how lede ye yowre lijf? Good, lete vs see” (v. 4801)44. His answer, “As an ancre, Madame, in clothis blake” (v. 4802)45, simultaneously follows and thwarts the expectations set by Chaucerian dream-poems. In light of Chaucer’s Book of the Duchess, black garments might conjure the image of the lamenting Black Knight, who similarly lost his lady to Death. But this dreamer’s description of his own appearance relies on an entirely different set of iconography, which he uses to make a more stirring, certainly a more inventive, justification for his recent poetic practice. In an effort to authenticate his isolated existence, he concludes by repeating his self- identification as an anchorite: “Thus haue y told yow my poore ancre lijf/And what professioun that y am to bounde. /How thenke ye lo nys hit contemplatijf?” (v. 4862-4864)46.

16 Before the authoritative gaze of Venus, the speaker is incited to define the aims of his new “professioun”. The unaffiliated lyric practice attempted in his series of roundel does not suffice, so he posits a “contemplatijf” basis in order to justify himself. But Venus’s firm negation of this religious definition is abrupt, even comic, in contrast to the earnest despair of the speaker. Without contemplative justification, he serves no purpose except to “bete þe ground/As that y goo” (v. 4866-4867)47. This aimless pacing provides a vibrant image of the speaker’s unattached solitude, confirming Venus’s assessment: though his appearance might identify his condition with that of a religious recluse, his lack of stability is more characteristic of the wandering hermits whose moral worth was considered, at best, questionable48.

17 The vita contemplativa posited by the speaker at this pivotal moment extends a set of eremitic metaphors first expressed in the earlier ballade series. On their own, these metaphors (which can also be found in the English’s French counterparts) provide a vehicle for a fairly conventional expression of passive submission to Fortune’s inconstancy. The speaker, for instance, promises no longer to expect Fortune’s favor: “y withdrawe from euery gladsom feere,/For woofull folke they doon but comberaunce. /In thought a reklewsse thus leue y and prayere” (v. 1501-1503)49. Here, the vow to become a recluse “in thought” emerges as a hedge against overblown expectations or reckless hubris. This submissive posturing not only acknowledges the greater power of

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Fortune, it also fashions the lover as an object of pity. He means, in fact, to present the “poore balade” to his lady in hopes of winning her favor (v. 1506).

18 An even more desperate version of the eremitic metaphor appears in the subsequent ballade, where the speaker’s hapless situation is illustrated in starker terms: “My poore hert bicomen is hermyte/In hermytage of Thoughtfull Fantase” (v. 1511-1512)50. A forced reclusion on account of “false Fortune, so full of gret dispite” (v. 1513)51, this image of eremitism again is presented to the lady in an effort obtaining her “grace” (v. 1544-1547). In both of these examples taken from the first ballade series, religious solitude is figured as a pitiful estate analogous to the lover’s uncertain condition. Yet, the effect of the speaker’s claim to a contemplative “professioun”, found only in the extended narrative passage unique to the English sequence, is quite different. The speaker’s confrontation with Venus proves to be a turning point in the English text, and the claim to be “contemplatijf” moves beyond the eremitic conceits of the earlier ballades by providing a self-reflective critique of the poetic autonomy suggested by the roundel sequence. As a commentary on the roundels’unaffiliated aestheticism, the language of religious solitude reveals the speaker’s need to identify his poetic compositions with ethical purpose, whether this purpose be erotic or religious.

Boethian re-fashioning and the vita contemplativa

19 By characterizing his “professioun” as “contemplatijf”, the speaker momentarily chooses a non-amatory basis for his lyric practice, where initially this practice depended exclusively on the socio-political backing of the courtly tradition. His choice is significant: divorced from its original erotic context, the speaker assumes that he must have religious authentication in order for his lyrics to be considered valid. Personal entertainment, formal virtuosity – these justifications do not present themselves as adequate grounds for the poet. The idea of poetry that is forwarded depends, for him, upon an ethical orientation, defined either in courtly or religious terms. Having quit Love’s service, making his “bond be rent” (v. 2892), the speaker finds himself unaffiliated, unmoored from any meaningful attachment: “dwelle y so lijk as a masid man/That hath a bidyng and wot not where” (v. 4814-4815)52. An unsatisfying effort to provide advice to his fellow banqueters serves to highlight the fact that the only legitimate way the speaker can find to account for his isolated existence outside of courtly practice is religious asceticism: Now felle me when þis Iubile þus was made Not kowde y ellis but wandir vp & downe Musyng in my wakyng dremys sad . Myn ydill thought so besy gan me rowne That alle the hertis dwellyng in a towne Ne nad (no, no) so small to doon as y, For in No Care thus lyvid y, wot ye whi. (v. 4638-4644)53

20 This description of this restless state as a kind of “wakyng dremys” parallels the language used by Bernard of Clairvaux to describe the monastic life54, anticipating the conversation with Venus where the speaker makes the connection more explicit through direct reference to contemplation. Even the “ydil thought” here suggests the sin of acedia, a vice particularly threatening to monastic otium55. Given the passage’s monastic inflections, one might even expect a kind of religious conversion to intervene and to redirect the narrative towards more explicitly moral conclusions. But despite

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the speaker’s “esy lif” (v. 4649), he finds that of “alle the hertis dwellyng in a towne/Ne nad (no, no) so small to doon as y”. His otium is not the negotiosissimum otium of monastic reclusion56. Nor is it Augustine’s otium sanctum that enables the search for truth (caritas veritatis)57. At a pivotal moment of recognition, Venus’s rebuttal to the speaker’s monastic suggestion exposes the speaker’s confused desires: “Ye do yowre silf confound!” (v. 4865)58. The fact that Venus is successful in her objection exposes a limitation in the speaker’s poetic practice: the solitary kind of lyric he attempts can in no way be identified as contemplative. The only recourse available to the speaker, then, is to return to his former bond.

21 If the speaker’s wish to label his lyric as the product of a contemplative existence signals a need for ethical affiliation to legitimize his work, Venus’s successful refusal of the speaker’s religious identification marks a distinct posture taken by the poems of Harley 682 towards the tradition that believes this conversion viable. As the language of religious contemplation suggests, the isolation of the speaker after his lady’s death could possibly initiate a search for metaphysical, rather than physical, consolation. The most famous instance of this psychological trajectory would, of course, be Boethius’s Consolation of Philosophy, a text that exerts an undeniable influence on Charles’s poetry. One novelty of the Harleian sequence, though, is to turn a Christianized reading of Boethius on its head. Much like Lady Philosophy in the Consolation, Venus challenges a solitary writer whose lyric compositions have become misguided. But where Lady Philosophy famously banishes the Muses, who only encourage a self-pitying form of lament, in order that she might redirect the narrator to her more transcendent songs, Venus requires that the narrator pursue physical appetites through the traditional epistolary means. In the Love Goddess’s domain, amorous impulses provide the only true ethical imprimatur. The fact that Venus’s case triumphs so conclusively over the speaker’s feeble claims for “contemplatijf” lyric may in fact express a discomfort with the increasingly theological versions of Boethian poetics. As fifteenth-century Boethian poetics capitalized more and more on the devotional implications of the Consolation, the poems of Harley 682 display a significant reluctance to assimilate this Boethian devotionalism as a means to justify a non-epistolary form of lyric composition.

22 Such hesitancy was by no means universal. By the fifteenth century, Boethius’s most widely read work had morphed into a variety of literary styles, from scholastic commentaries to illustrated love poems. In many of these interpretations, the appeals of Lady Philosophy modulated towards a more explicitly theological key, particularly through recourse to contemplative theology. Of the earliest surviving vernacular versions of the Consolation, the Old Provençal Boeci has been described as an “elaborate allegory of moral-spiritual ascent” that has “no counterpoint in either the Consolation itself or the commentary tradition”59, suggesting that the spiritualized interpretations that make up a large part of later versions of Boethius’s work inhabit relatively new territory. But if the Provençal version represents an isolated phenomenon in the eleventh century, during the years of Charles’s imprisonment devotional rewritings of Boethius’s text flourished as an alternative to the sociopolitical demands of courtly composition. Sylvia Huot has, for instance, demonstrated how Alain Chartier reworks the classic Boethian narrative with an “overtly Christian, rather than philosophical, message” in his late work, Le Livre de l’Esperance, written in 143060. For Chartier, the Boethian narrative of the isolated writer instigates “a movement away from the courtly poetry of his earlier career”, and Esperance substitutes, in Huot’s reading, a truly

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consolatory devotional lyric in the stead of the love songs of youth61. Consolation is thus made possible by the Christian theological content invested in the form of lyric. Contrasted with the impermanent expressions of amorous desire, religious lyric provides lasting respite from the “mental deterioration” recorded in the work’s prose sections62. Douglas Kelly’s separate treatment of Chartier’s work confirms Huot’s reading and points to other late medieval writers, like Christine de Pizan and Jean Gerson, who likewise read and rewrite Boethius in explicitly theological terms63. By turning to sources of prayer and religious contemplation, late medieval writers augment what Kelly calls the “Boethian model”, thereby uncovering a possible source for poetic invigoration. The fact that a writer like Chartier wishes to progress beyond a defunct form of courtly love lyric does not mean that poetry itself must be relinquished. Rather, “it is in devotional lyric that Chartier finds the combination of sweetness, pleasure, and edification that Boethius attributes to Philosophy’s songs”64.

23 If Boethius’s platonic gestures toward metaphysical truth readily served Christian rewritings, despite noted hiccups, such as Boethius’s problematic notion of the “world soul,” the devotional appeal of the Consolation can be located in the way its numerous translations from the thirteenth and fourteenth centuries employ a Latinate vocabulary rich with devotional implication. It is well known that vernacular translators of the Consolation of Philosophy regularly embed the explanatory glosses from their Latin sources into their translations, often with significant variations65. Less acknowledged, though, is the way these vernacular works simultaneously reposition the semantic field within the text, moving from a philosophically inflected language to a theologically inflected one. In the famous ekphrasis which details the letters embroidered on Lady Philosophy’s garment, Boethius’s Latin reads, Harum in extremo margine π Grecum, in suppremo margine θ, legebatur intextum66. Later glosses on the Greek letters, however, significantly alter the philosophical terminology of theoria and praxis that the letters originally denoted. Jean de Meun’s vernacular translation of a Latin commentary on the Greek letters thus reads “une letre grezesche, tele [P] qui senefoit la vie active, et pardesus ou plus haut oule une autre letre, tele [T] qui senefioit la vie contemplative”67. Chaucer too conveys this identification into English, translating the same passage: “In the nethereste hem or bordure of thise clothes, men redden ywoven in a Grekissch P (that signifieth the lif actif); and aboven that lettre, in the heieste bordure, a Grekyssh T (that signifieth the lif contemplatif)”68.

24 The explanatory glosses embedded in these vernacular translations invest the philosophical language implied by the Greek letters with the more religious implications of a Latinate lexis. Most notably, the move from theoria to vernacular versions of the Latin contemplatio, though typical, is not a pure translation without remainder. As Frédéric Nef has expressed in regards to the larger philological tradition of this kind of translation, “While theoria is a concept of philosophical origin, keeping a certain ambiguous ground between theology and philosophy, contemplatio is a concept bound to Latin Christian theology and, more specifically, to one of its subdivisions, spiritual theology”69. Given a theological inflection, the scene detailing Lady Philosophy’s gown does not, in this case, suggest the superiority of philosophical vision; now it reproduces ecclesiastical discussions about the relationship of the vita contemplativa to the vita activa. On this topic, biblical exegetes would point to Jesus’s preference for Mary’s devotion over Martha’s busyness, where Mary, signifying the life of contemplation, chooses the “best part”70. The influential Boethian translations of both Jean de Meun and Chaucer thus transmit a hierarchy which would be primarily

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understood as a monastic privileging of the contemplative life as spiritually superior to the active. Moreover, it should be remembered that in the fifteenth century the vita contemplativa was not exclusively the reserve of contemplative monastic orders. Personalized devotional practices that circulated in the vernacular made this elite form of devotion increasingly available to lay readers, as figures like Walter Hilton and Nicholas Love applied versions of the monastic contemplative life to popular lay piety well beyond the confines of the monastery71.

25 The laicization of monastic values, promulgated mainly through late medieval vernacular manuals, helps to explain the devotional tendencies of later Boethian poetics, since, for fifteenth-century lay readers of the Consolation, references to the vita contemplativa would signal a set of religious practices that emphasized interiority and spiritualized reading over externalized monastic rituals. For vernacular poets like Chartier or Christine de Pizan, Boethian devotionalism offered an accessible alternative to the traditional courtly models of epistolary exchange, although, as Daniel Hobbins’s reading of Gerson suggests, the tendency may find its fullest expression in Jean Gerson’s Consolation of Theology, finished in 1418, the most ambitious demonstration of the theological re-fashioning of Boethius for literary purposes72.

26 What Boethian devotionalism offered to literary practice was an avenue for innovation, since it conceives of a textual dynamic quite different from that of the traditional love lyric. While the epistolary lyric maps onto a relationship of power where the lover must constantly assume a submissive stance, contemplative lyric opens up an opportunity for a more self-sufficient utterance. Placing the poems of Harley 682 within this emergent tradition helps to explain their repeated recourse to anchoritic imagery. In their presumed insularity, the selection of roundels sought the textual freedom that contemplative lyric offered. But where others unhesitatingly appropriated theological material for literary innovation, Charles’s sequence fascinatingly resists this impulse, even though it seems to desire a compositional autonomy. Instead of introducing a suitable substitute for the epistolary practice of courtly love poetry, the speaker’s attempt to justify his lyric practice as “contemplatijf” fails to effect the desired transformation and the poetically conventional demands of Venus prevail.

27 The rejection is not simply a matter of the duke’s disinclination for religious material. As evidence to the contrary, we might look briefly to the Latin devotional poem, Canticum Amoris, which Charles most likely wrote during the years 1429-1430 in concert with his frequent associations with the Grey Friars of London73. Here, the contemplative life that the Harleian poems seem so eager to join is given precise expression. Employing the language and sentiment of popular religious lyric (as Ouy describes it, “ce véritable pastiche de poèmes anglais du XIIIe siècle”) 74, the Canticum Amoris unflinchingly mines the poetic potential of religious contemplation, even as it conspicuously conforms to the linguistic and generic expectations of religious devotion. Patterned after the mystical ascension of a scala perfectionis, its devotional movement occurs in a shift from the outer to the inner life, where the mind and imagination provide the means to follow the spiritual injunction, Contemplare trepidans thronum majestatis75. In its formalized ascent, traversing the visible world of nature upward to a mystical vision of the divine, the Canticum Amoris offers a performative experience – encouraged by repeated direct addresses to the soul – of the act of contemplation that it describes.

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28 Exhibiting direct influence from the thirteenth-century, Anglo-French Franciscan John of Howden, Charles’s Canticum Amoris presents an affective devotionalism that remained popular in fifteenth-century England through the work of Richard Rolle, Walter Hilton, and others76. Its name, too, imitates the particular Canticles-inspired devotional genre practiced by Howden and Rolle, who each wrote their own Canticum Amoris77. But where these writers tend to focus attention on a visual object of meditation, most specifically through lengthy ekphrastic passages about the Passion or the Virgin Mary, Charles’s Canticum traverses quickly through such moments, evincing a greater interest in the broad imaginative survey attempted. Descriptions of fish, birds, beasts, trees, flowers, and fields preoccupy this wider vision (v. 61-108). So do the inner faculties of memory, intellect, and will (v. 109-184). The Passion does provide moments of pause – Ecce Dei Filius (v. 273) – and the suffering of Christ receives some elaboration in order to incite pity – Tui nudum conspice corpus amatoris/Ac procera brachia tensa Salvatoris (v. 290-291)78 – but such individuated moments of vision play relatively minor roles in a wide-ranging view that encompasses the world, the poet’s inner life, and the heavenly realms. Even the adoration of the Virgin, which is central to Howden’s influential Philomena79, appears only briefly as a part of the celestial hierarchy surveyed in Charles’s poem. In his description of the Virgin Mary, we find nothing of the close physical detail provided, for example, in Rolle’s Canticum, similarly influenced by Howden: Fronsque serenissima facit hunc languentem;/Crines auro similes carpunt conquerentem (v. 14-15)80.

29 Although the devotional topoi most central to this affective tradition do occur in Charles’s poem, the Canticum presses forward in leaps and bounds, more interested in the capacity of the mind to encompass a universal vision than in any particular piece of that vision. Its primary concern seems to be the activity of the mind percurrens lucidas celi mansions (v. 541) 81. In tension with this constant movement is the problem of earthly transience, which such contemplative visions are meant to surpass. Movement suggests change, and change would seem to contradict divine permanence: Anima – heu! – misera, cur infatuaris Ut quid transitoriis usquam delectaris? Nonne cum doloribus transeunt amaris Cuncta temporalia quibus jocundaris? (v. 605-608)82

30 With orthodox fervor, the passage suggests that the temporalia that entice the soul only lead to sorrow because they will inevitably pass away. The instability of earthly things belies their attractive appearances. As may be expected, heavenly stability counteracts earthly transience, providing the antidote to the inevitable sorrow that mortal life entails: Ibi semper, anima, mente conversare, Non cessas ad gloriam illam anelare; Hinc gemens et lacrimans disce suspirare, Ad hanc quoque properans jam noli tardare. (v. 617-620)83

31 This vision of heavenly stability must come simultaneously (jam) with the gemens et lacrimans, since it is to be entertained at all times. The stability implicit in the imperative conversare works with and against the repeated calls to action (non cessas … properans jam noli tardere). Contemplative stillness, the work suggests, requires a paradoxically active energy – a hurried, unceasing effort. The sweeping vision of Charles’s Canticum formally enacts this energetic stability by drawing the imagination through a universalizing depiction of the natural world, the inner life, and heaven.

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What emerges as the most distinctive theological implication of this Latin devotion is given poetic expression through a formalized attention to the breadth of the imagination. By not settling on a single object of meditation, Charles’s Canticum attributes an exorbitant capaciousness to the contemplative life.

32 Remarkably, this ability to sublimate the speaker’s restlessness within an act of spiritual contemplation is exactly what Charles’s English sequence declines. Instead, as Arn has stressed, the notion of “stabilnes” becomes co-opted by the inconstancy of Fortune84. Compared with the devotional tactics of the Canticum Amoris, the Harleian work inverts the relationship between stability and transience such that stability is located within transience, rather than the other way around. Perhaps the most dramatic example of this ground of inconstancy appears in the arrival of the speaker’s new love interest. Occurring simultaneously with the speaker’s vision of Fortune, the second lady’s appearance is further accompanied by an unsettled language that revolves almost as quickly as Fortune’s wheel: asked by Venus, “But is hit and yowre lady that ther sit?”85, the speaker replies confusingly, “O yee – O nay, no, nyst – O yes, dowtles!” (v. 5108-5109)86. From the start, the speaker’s “new serving” (v. 5349)87 betrays the uncertainty intrinsic to the amatory relationship, just as it hints at the speaker’s betrayal of his former love. The implication is that the love pursuit provokes a lack of stasis, even to the point of displacing the object of desire. But where the Canticum repositions transience within devotional stability, validating the poet’s visionary movement, the chiastic inversion of these concepts makes even stability suspect, perversely redefining the term as “fortunes stabilnes”: Fortune’s stability, a constant inconstancy. In the speaker’s return to amatory pursuit, the concept of stability devolves into something lesser, as love’s vacillations are mapped once more in the epistolary ballades that constituted the first part of the larger work. Within the reconstituted frame of the courtly love narrative, formal stability becomes monotony.

33 Critics have generally observed a tonal shift that characterizes the third lyric series in Charles’s English manuscript. It is “less moving”, “less carefully executed”; it contains “a lack of closure”88. Not to be viewed as an aesthetic flaw, as these critics have rightfully argued, the sense of decline in the sequence’s third part, both formally and tonally, provides an interpretive perspective on the work as a whole. I suggest that we can account for this “lesser” section by recognizing it as the formalized aftermath of a failed attempt to revitalize the lyric project. Such a reading does not require the equation of the speaker with the poet, but it does not exclude this association either. What becomes clear in this reading is that the practice of poetry is a central concern for the work as a whole, as its tripartite structure plays out a heuristic exploration of the possibilities available to courtly lyric. Having expressed a desire to depart from the traditional model of amatory pursuit, the speaker fails to locate another convincing option, so he returns, almost half-heartedly, to the same form of epistolary love relationship of the sequence’s first part. The appeals of contemplative theology appear, in this reading, as a desire for a new kind of poetic practice.

34 Even as the sequence moves into its final phase, there remains a final trace of this desire for a poetics revitalized by contemplative theology. Lamenting the inability to stabilize his lyric project, the speaker compares his condition once more to that of an anchorite. But rather than identifying himself “as an ancre”, this time the speaker addresses an anonymous anchorite as a “thou”, cementing the difference between his life of instability and the recluse’s stillness:

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O Sely Ankir, that in thi selle Iclosid art with stoon and gost not out, Thou maist ben gladder so forto dwelle Then y with wanton wandryng þus abowt That haue me pikid amongis þe rowt An endles woo withouten recomfort, That of my poore lijf y stonde in dowt. Go, dul complaynt, my lady þis report. The anker hath no more him forto greue Then sool alone vpon the wallis stare, But, welaway, y stonde in more myscheef, For he hath helthe and y of helthe am bare, And more and more when y come where þer are Of fayre folkis to se a goodly sort – A thousand fold that doth encrese my care . Go, dull complaynt, my lady þis report. It doth me thynke, Yondir is fayre of face, But, what, more fayre yet is my ladi dere . Yond on is small, and yonde straight sides has; Her foot is lite, and she hath eyen clere, But all ther staynyd my lady, were she here . Thus thynke y, lo, which doth me discomfort, Not for the sight but for y nare hir nere . Go, dull complaynt, my lady þis report. Wo worthe them wich þat raft me hir presence! Wo worth the tyme to y to hir resort! Wo worthies me to be thus in absence! Go, dull complaynt, my lady þis report! (v. 5784-5811)89

35 Contrasting his estate with the anchorite’s, the speaker asserts that the religious figure is the happier of the two, even though the recluse must remain in one place, “Iclosid… with stoon”. The physical barrier that prevents the anchorite from living within the world ultimately proves to be a blessing, providing a stability that the speaker’s own “wanton wandryng” lacks. The anchorite’s changelessness thus defies any potential negative connotations of the adjective “sely” – simplicity suddenly appears attractive. Formally, a single a-rhyme on “selle” and “dwelle” distinguishes the anchorite from the cacophonous world, highlighting the authenticity of dwelling in a single location, while an extended b-rhyme, which holds its resonance down to the penultimate line of the stanza, emphasizes a publicness in its first three rhymes (“out”, “abowt”, “rowt”) that the concluding rhyme, “dowt”, invests with a negative ambiguity. The free mobility that the speaker’s active life allows pales in comparison to the authenticity of anchorite’s dwelling.

36 Returning once again to the monotonous instability of the epistolary love narrative, the speaker can find no way to attain the moral – and, consequently, the compositional – rejuvenation suggested in a work like Chartier’s Livre de l’Esperance. Instead, he approaches despair, uttering one of his most strident sets of curses in the entire work (“Wo worthe them wich þat raft me hir presence!/Wo worth the tyme to y to hir resort!/Wo worthis me to be thus in absence!”). Even the ballade’s dreary refrain reflects a moral instability (“Go dul complaynt my lady þis report”), as the imperative “Go” contrasts with the anchorite who “gost not out”. The lyric’s own mobilization betrays a culpable association with the speaker’s “wanton wandryng”. The “dul complaint” assumes the repetitive drudgery of merely reporting the speaker’s miserable situation, a constant motion fraught with communicative difficulty. In

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pronounced contrast, the anchorite does not attempt any such utterances; he “hath no more him forto greue/Than sool alone vpon the wallis stare”. The silence of the anchorite reproves and diminishes the lyric endeavor that leaves the speaker “bare” of health. The speaker remains stuck in a fruitless compositional cycle, reiterating amatory platitudes bereft of precise meaning: (“Yondir is fayre of face”, “Yond on is small”, “yonde straight sides has”).

37 As this ballade makes clear, the life of solitude continues to entice, even after the return to the social form of epistolary lyric has been made. So the question remains: why does the speaker not resign from the social obligations that make him feel so wretched? Why does he not at least allow himself a “contemplatijf” poetics? Various psychological reasons may be hypothesized, but I am suggesting that this refusal may be seen as the poet’s metacommunicative concern for aesthetic propriety. If by the fifteenth century Boethian carceral poetics had come to suggest a means to lay spiritual ascent as well as a revitalized lyric practice, such possibilities are lacking here. Charles’s English sequence shows itself to be aware of its theological potential, yet its Boethianism remains stringently secularized and amatory. As a commentary on the Boethian devotionalism of its day, the poems of Harley 682 cast a skeptical eye on the courtly appropriation of theological material. Yet if we are to assume the Canticum Amoris to be a product of the same mind that crafted the English sequence, we must not discount the poet’s willingness to engage in theological speculation. The difference tellingly occurs along linguistic lines, even at a time when theological invention in the vernacular could claim numerous precedents. As a vernacular theologian, or at least as a theorist of vernacular theology, Charles d’Orléans may thus be more readily aligned with the linguistic reservations of the Cloud-author than with the lyric optimism of Richard Rolle. What theological information the Harleian sequence transmits comes in negation: a wary rejection of the possibility for courtly vernacular lyric to provide any kind of spiritual consolation.

38 It is worth noting, finally, that this rejection of contemplative theology as an ars poetica is nevertheless furnished with dramatic expression. While Charles’s vernacular composition fails to assume the theological bravado of the Latin, its formal development relies upon a theological negation, so what may seem at first to be merely a conservative theological position – that theological language in vernacular poetry is, at best, awkwardly appropriated, if not misleading – becomes an important part of the sequence’s subsequent unfolding. Its central thematic concerns of stability, consolation, and the intersection of art and life emanate from its extended performance of a compositional impasse. The religious life of solitude may not provide a fitting expression of the life of the vernacular poet, but it seems that debating the legitimacy of a contemplative vernacular poetics can.

NOTES

1. The phrase was first used by I. Doyle, “A Survey of the Origins and Circulation of Theological Writings in English in the 14th, 15th and Early 16th Centuries with Special Consideration of the Part

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of the Clergy therein”, vol. 1, PhD dissertation, Cambridge University, 1953, p. 5-7. B. McGinn uses the phrase to characterize a widening of genres and languages used for theological investigation in the thirteenth century. See McGinn, The Flowering of Mysticism: Men and Women in the New Mysticism (1200-1350), New York, Crossroads, 1998, p. 19-24. 2. See N. Watson, “The Middle English Mystics”, The Cambridge History of Medieval English Literature, ed. D. Wallace, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 539-565. 3. V. Lagorio, “Problems in Middle English Mystical Prose”, in Middle English Prose: Essays on Bibliographical Problems, ed. A. S. G. Edwards and D. Pearsall, New York, Garland, 1981, p. 133. 4. Ibid. 5. N. Watson, “Censorship and Cultural Change in Late Medieval England: Vernacular Theology, the Oxford Translation Debate, and Arundel’s Constitutions of 1409”, Speculum, 70, 4, 1995, p. 822-864. 6. Watson, “Censorship and Cultural Change”, n. 4. 7. K. Kerby-Fulton, Books under Suspicion: Censorship and Tolerance of Revelatory Writing in Late Medieval England, Notre Dame, Ind., University of Notre Dame Press, 2006; see also E. Duffy, “Religious Belief”, A Social History of England, 1200-1500, ed. R. Horrox and W. M. Ormrod, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 293-339. 8. V. Gillespie, “Vernacular Theology”, Middle English, ed. P. Strohm, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 406. 9. See Kerby-Fulton, “Appendix A: Arundel’s Constitutions of 1407-1409”, Books under Suspicion, p. 397-401. 10. N. Watson, “Cultural Changes”, English Language Notes, 44, 1, 2006, p. 127-137. 11. For new directions in vernacular theology see especially the cluster of responses to the influence of Watson’s “Censorship and Cultural Change” in English Language Notes, 44, 2006, p. 77-126. 12. On “proto-professional poetics” in late medieval English literature, particularly its relation vis-à-vis the Benedictine monk John Lydgate, see R. Meyer-Lee, Poets and Power from Chaucer to Wyatt, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. For the role of monasticism in the “the creation of a category of literature”, see C. Cannon, “Monastic Productions”, The Cambridge History of Medieval English Literature, 1999, p. 316-348, at p. 321. 13. For the cross-period implications of such considerations, see T. Betteridge, “Vernacular Theology”, Cultural Reformations: Medieval and Renaissance in Literary History, ed. B. Cummings and J. Simpson, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 188-205. 14. Although D. Poirion often mentions the religious temperament of many of Charles’s lyrics, the precise nature of this religiosity is not thoroughly explored. See Poirion, Le Poète et le Prince: L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 534-539. B. Newman’s category of “imaginative theology” demonstrates, however, the extent to which courtly literature and conventions provided a space for theological investigation. See Newman, God and the Goddesses: Vision, Poetry, and Belief in the Middle Ages, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2003, p. 294-303. I retain “vernacular theology” here in order to emphasize the different approaches to theology evident in Charles’s vernacular and in his Latin. 15. G. Ouy, La Librairie des frères captifs: les manuscrits de Charles d’Orléans et Jean d’Angoulême, Turnhout, Brepols, 2007, p. 145. 16. The Canticum Amoris is also transcribed in BnF ms. lat. 1196. 17. I accept the arguments that identify Charles d’Orléans as the author of both the Harleian English sequence and the Canticum Amoris. For the authorship of the English sequence, see M. -J. Arn, “Charles of Orleans and the Poems of BL MS Harley 682”, English Studies, 3, 1993, p. 222-235; see also M. -J. Arn, Fortunes Stabilnes: Charles of Orleans’s English Book of Love. A Critical Edition, Binghamton, New York, Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1994, p. 32-37. For the

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authorship of the Latin work, see G. Ouy, “Un poème mystique de Charles d’Orléans”, Studi francesi, 3, 1959, p. 64-84. 18. M. -J. Arn distinguishes the functions of the two forms as such: “The roundels are an art form rather than a rhetorical one”; Arn, “Poetic Form as a Mirror for Meaning in the English Poems of Charles of Orleans”, Philological Quarterly, 69, 1, 1990, p. 17. 19. On the ways fifteenth-century French poets regularly used conventional matter as a means of metacommunication within an environment of social poetry, see J. H. M. Taylor, The Making of Poetry: Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turnhout, Brepols, 2007. For further discussion of metacommunicative poetry, see A. Marotti, John Donne, Coterie Poet, Madison, University of Wisconsin Press, 1986. 20. The French counterpoints are part of a much larger, trilingual (though primarily French) body of verse found in the partially autograph BnF ms. fr. 25458, the whole of which has been newly re-edited by J. Fox and M. -J. Arn, Poetry of Charles d’Orléans and His Circle, Tempe, Arizona, ACMRS and Brepols, 2010. For a discussion of the relationship between the English poems of Harley 682 and the autograph, see Arn, Fortunes Stabilnes, p. 119-122. Arn dates the making of the autograph manuscript slightly prior to the Harley manuscript, which she dates in the last years of Charles’s imprisonment (1439 to 1440); see Arn, “Two Manuscripts, One Mind: Charles d’Orléans and the Production of Manuscripts in Two Languages”, Charles d’Orléans in England, 1415-1440, ed. M. -J. Arn, Cambridge, D. S. Brewer, 2000, p. 61-78. 21. See, is it not contemplative? 22. All line numbers for the English poems of Harley 682 come from Arn, Fortunes Stabilnes. The translations provided in the footnotes are mine and are included to aid the reader, although they do not always convey every nuance of the original. 23. As an anchorite. 24. See especially Newman, “Love Divine, All Loves Excelling”, God and the Goddesses, p. 138-189. 25. Discussed in Arn, “Poetic Form”. 26. I trust there is something in this book to feed [or sustain] my audience. 27. I bought it for them with my labor. 28. Since folk say “short songs are good for drinking”, that is why I write in roundels. [The folk saying appears to equate short song with festivity.] 29. The language suggests a contrast between “fatty meat” and lighter “fine food”. 30. The optimism inherent in the “Iewbile” is made clear in the definition provided by the Middle English Dictionary; using only examples from Charles’s Harleian lyrics, the MED defines the term as “a feast of rejoicing; – used fig.” (Jūbilē, n. 4). 31. Love’s speech is so vibrantly decorated with Pleasure (where Love assuredly sits), which [i. e., Pleasure] always moves them [i. e., lovers] to speak in constantly fresh terms about their condition. When I was in their [i. e., the lovers’] company, I quickly sought out appealing words – and found them easily – but these now lie in decay (as I have worn them all out); where they are now, I know not. And, although one or two words are left to me, my tongue has wrenched them all out of sorts, since I find him [i. e., my tongue] wrapped up in No Care. But here I will make my Jubilee, or a day to motivate lovers to pray for my soul. 32. The expanded role of this term in the English poems of Harley 682 is noted in D. Poirion, Le Lexique de Charles d’Orléans dans les ballades, Genève, Droz, 1967, p. 89. Arn notes, “The idea of a jubilé is completely undeveloped in the Fr [ench] poems”, Fortunes Stabilnes, p. 486, n. 3104. 33. For a comparison between the ballade and the rondeau in Charles’s French, see J. Fox, The Lyric Poetry of Charles d’Orléans, Oxford, 1969, p. 116-131. On the miscellaneous nature of Charles’s English roundels, see Arn, Fortunes Stabilnes, p. 6, 76-83; A. C. Spearing, “Prison, Writing, Absence: Representing the Subject in the English Poems of Charles d’Orléans”, Modern Language Quarterly, 53, 1, 1992, p. 89. 34. Arn, Fortunes Stabilnes, p. 489, n. 3311.

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35. Refined [even conventional] notions. 36. Arn describes the roundels as having “no particular order (except perhaps the order of composition)”, Fortunes Stabilnes, p. 6. 37. See Taylor, The Making of Poetry. A comparison between Harley 682 and BnF ms. fr. 25458 reveals strikingly divergent approaches to the formal gamesmanship of social poetry. As the recent critical edition of BnF ms. fr. 25458 states, “[T] his manuscript contains precious evidence of literary collaboration on many levels”; Poetry of Charles d’Orléans and His Circle, ed. J. Fox and M. -J. Arn, p. XVI. The manuscript that Charles brought back to France after his imprisonment could thus be seen as a liberating counterpoint to the more hesitant narrative that I trace in Harley 682. 38. I was much beholden to Love in past days. 39. It just must be done, as you know. 40. Musing in sorrowful waking dreams. 41. Idle thought. 42. A. C. Spearing, “Dreams in The Kingis Quair and the Duke’s Book,” Charles d’Orléans in England, 1415-1440, p. 136-137. 43. A man who has by nature all good [and functioning] limbs. 44. How do you lead your life? Well, let us see! 45. As an anchorite, Madame, in black clothes. 46. Thus I have told you of my poor anchoritic life and of what profession that I am bound to. What do you think: lo, is it not contemplative? 47. Beat the ground as I go. 48. A good overview of the status of hermits in late medieval England can be found in R. Hanna, “Will’s Work”, in Written Work: Langland, Labor and Authorship, eds. S. Justice and K. Kerby-Fulton, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1997, p. 23-66. There may be also a reference to the rhythmic plodding of the poetic line, in which case the speaker’s compositions would have even stronger association with the speaker’s embodied aimlessness. 49. I withdraw from every cheerful acquaintance, since woeful folk are only a burden. I live thus as a recluse in thought and in prayer. 50. My poor heart has become a hermit living in the hermitage of Thoughtful Fantasy. 51. False Fortune, so full of great malice. 52. I dwell much like a dumbstruck man, who has a dwelling place but does not know where it is. 53. Now it happened to me that when this Jubilee was made I could not do anything but wander back and forth, musing in sorrowful waking dreams. My idle thought occupied me so constantly that not one of all the hearts dwelling in any town had so little to do as I did, for I lived in No Care as you know. 54. See J. Leclercq, The Love of Learning and the Desire for God: A Study of Monastic Culture, trans. C. Misrahi, New York, Fordham University Press, 1982, p. 67. 55. See S. Wenzel, The Sin of Sloth: Acedia in Medieval Thought and Literature, Chapel Hill, North Carolina, University of North Carolina Press, 1967. 56. Leclercq, Love of Learning, p. 67. 57. De civitate dei, 19.19. 58. You are confounding yourself! [Venus’s retort suggests that the speaker is confusing himself for someone he is not.] 59. W. Wetherbee, “The Consolation and Medieval Literature”, The Cambridge Companion to Boethius, ed. J. Marenbon, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 282. 60. S. Huot, “Re-Fashioning Boethius: Prose and Poetry in Chartier’s Livre de l’Esperance”, Medium Ævum, 76, 2, 2007, p. 268. 61. Huot, “Re-Fashioning Boethius”, p. 270. 62. Huot, “Re-Fashioning Boethius”, p. 272.

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63. D. Kelly, “Boethius as a Model for Rewriting Sources in Alain Chartier’s Livre de l’Esperance”, Chartier in Europe, ed. E. Cayley and A. Kinch, Cambridge, D. S. Brewer, 2008, p. 15-30. 64. Huot, “Re-Fashioning Boethius”, p. 270. 65. See The Medieval Boethius: Studies in the Vernacular Translations of De Consolatione Philosophiae, ed. A. J. Minnis, Cambridge, D. S. Brewer, 1987. 66. Sources of the Boece, ed. T. W. Machan, Athens, Georgia, University of Georgia Press, 2005, p. 28. The library of Charles d’Orléans and Jean d’Angoulême contained a copy of Jean de Meun’s translation among numerous other versions of Boethius’s text. See Ouy, La Librairie, p. 121. 67. Machan, Sources of the Boece, p. 27, 29. 68. The Riverside Chaucer, ed. L D. Benson, Boston, Houghton Mifflin, 1987, p. 398. 69. F. Nef, “Contemplation”, The Encyclopedia of Christian Theology, 3 vols, ed. J. -Y. Lacoste, London, Routledge, 2004. 70. See G. Constable, “The Interpretation of Mary and Martha”, Three Studies in Medieval Religious and Social Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 1-142. 71. This transmission may be understood in terms of the distinction between the monastic “contemplative life” and the devotional “contemplative attitude” described by M. E. Mason, Active Life and Contemplative Life: A Study of the Concepts from Plato to the Present, ed. G. E. Ganss, Milwaukee, Marquette University Press, 1961. For the application of monastic forms of living to lay piety, see W. Hilton, “Epistle on the Mixed Life,” English Mystics of the Middle Ages, ed. B. Windeatt, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 108-130. See also Nicholas Love’s notion of “solitary being” in N. Love, The Mirror of the Blessed Life of Jesus Christ. A Reading Text, ed. M. Sargent, Exeter, University of Exeter Press, 2004, p. 24. 72. D. Hobbins argues that Gerson’s De consolatione theologiae “reveals Gerson’s ambition for permanence”. See Hobbins, Authorship and Publicity Before Print: Jean Gerson and the Transformation of Late Medieval Learning, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 78. 73. G. Ouy, “Un Poème mystique de Charles d’Orléans: le Canticum Amoris”; see also Ouy, “What Their Manuscripts Have to Tell”, Charles d’Orléans in England, p. 47-60. 74. Ouy, La Librairie, p. 153. 75. Contemplate fearfully the throne of majesty. All citations from the Canticum Amoris of Charles d’Orléans are from Ouy, La Librairie, p. 154-176. Translations are mine. 76. One of the books that Charles brought back to France after his captivity was a collection of religious verse by John of Howden (BnF ms. lat. 3757). 77. Canticum Amoris, The Poems of John of Hoveden, ed. F. J. E. Raby, London, Surtees Society, 1939, p. 206-240; “The Canticum Amoris of Richard Rolle”, ed. G. Liegey, Traditio, 12, 1956, p. 369-391. Translations are mine. 78. Ouy, La Librairie. See the naked body of your lover and the arms of the Savior stretched high. 79. “John Hovedens Nachtigallenlied”, ed. C. Blume, Hymnologische Beiträge, 4, Leipzig, Reisland, 1930. 80. “The Canticum Amoris of Richard Rolle”, ed. Liegey. The most serene face makes him languish; locks like gold seize the lamenter. 81. Ouy, La Librairie. Running through the bright mansions of heaven. 82. Ouy, La Librairie. Alas, wretched soul! Why are you fooled, why are you delighted in any way, by passing things? Do not all of the transitory things in which you take pleasure pass away with bitter laments? 83. Ouy, La Librairie. Always dwell there mindfully, Soul. Do not cease to gasp before that glory. In this life, groaning and weeping, learn to sigh. And do not delay now your hurrying to this glory. 84. Arn, Fortunes Stabilnes, p. 9-11. 85. But is it your lady that sits there? 86. O yes – O no, no, it isn’t – O yes, undoubtedly! 87. New service.

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88. Spearing, “Prison, Writing, Absence”, p. 99; Arn, “Poetic Form”, p. 26. 89. O Simple Anchorite, who in your cell are enclosed by stone and do not go out, you must be happier to dwell as you do than I am, who, wandering wantonly about, have chosen from among the crowds an endless woe that is without consolation, so that I stand in doubt of my own life. Go, dull complaint, report this to my lady. The anchorite has nothing else to worry him than to stare all alone at the walls. Alas! I stand in a worse plight, for he has health and I am bare of health. And I get worse when I arrive where there is a good variety of fair people in view — this increases my care a thousand times. Go, dull complaint, report this to my lady. It makes me think, “She over there is fair of face, but my dear lady is more fair. That one is slim, and she over there has straight sides; that one walks delicately; that one has clear eyes. But my lady would overshadow them all if she were here.” So I think and, look, it makes me ill — not the sight that I see but the fact that I am not near her. Go, dull complaint, report this to my lady. Woe unto them who took me from her presence! Woe unto the time until I return to her! Woe unto me to be in this absence! Go, dull complaint, report this to my lady!

ABSTRACTS

The English lyrics of Charles d’Orléans draw on the language of religious solitude in order to suggest an avenue for poetic innovation, yet it ultimately rejects contemplative poetics as an aesthetic possibility. To incorporate Charles d’Orléans into the study of vernacular theology suggests new contexts for the duke’s poetry and reveals the way theological speculation can engender formal and aesthetic practice.

La poésie anglaise de Charles d’Orléans s’inspire du langage de la solitude religieuse dans le but de suggérer une piste d’innovation poétique ; en dernière analyse, elle rejette toutefois la possibilité d’une esthétique de la poétique contemplative. Intégrer Charles d’Orléans à l’étude de la théologie vernaculaire permet d’envisager de nouveaux contextes pour la poésie du Duc et de comprendre comment la spéculation théologique peut engendrer une pratique formelle et esthétique.

AUTHOR

GABRIEL HALEY Concordia University Nebraska

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Concetta Cavallini et Bruno Meniel (dir.) Les savoirs et le modèle théâtral à la Renaissance

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Les savoirs et le modèle théâtral à la Renaissance Introduction

Concetta Cavallini et Bruno Méniel

1 Il y a plus d’un demi-siècle, Roland Barthes définissait la théâtralité comme une « polyphonie informationnelle » et il ajoutait : « c’est cela la théâtralité : une épaisseur de signes1 ». Les « théâtres » du savoir du XVIe siècle répondent à cette définition ; ce sont des dispositifs très élaborés, qui combinent souvent l’image et le texte, et font donc appel aux sens tout autant qu’à l’intellect.

2 Le mot theatrum, qui renvoie à un espace propice à la contemplation et à la compréhension, entretient des rapports avec plusieurs disciplines : non seulement la dramaturgie et l’art du spectacle, mais aussi l’optique, la médecine, la philosophie morale, etc. Les discours scientifique, alchimique, géographique, médical, juridique, de la Renaissance – entendue au sens large, de Pétrarque à Descartes – font une place indéniable à la métaphore du théâtre. Le mot theatrum en vient à remplacer celui de speculum dans les titres d’ouvrages encyclopédiques. L’influence du Policraticus de Jean de Salisbury, à laquelle Curtius attribue l’emploi de la métaphore du theatrum mundi, ne saurait tout expliquer.

3 Sans doute l’humanisme n’est-il pas étranger à la présence de cette métaphore : désormais, le monde est de moins en moins observé sub specie aeternitatis, mais à hauteur d’homme. Néanmoins le théâtre n’implique pas seulement un certain type de regard, il suppose la complexité d’un jeu entre l’illusion et le réel.

4 Étudiant Le Theatre des bons engins (1540) de Guillaume de La Perrière, Géraldine Cazals rappelle que, pour les hommes de la Renaissance, un spectacle frappe plus vivement l’imagination que le son de paroles. Dans l’emblème, l’image est primordiale : le texte n’est pas illustré par l’image, c’est l’image qui est élucidée par le texte. Or cette image représente des personnages dont les gestes répondent à un code commun à la rhétorique, aux arts plastiques et au jeu dramatique. Comme la tragédie, le Theatre de La Perrière, dédié à Marguerite de Navarre, est un miroir des Princes. Il retient des philosophes antiques, en particulier stoïciens, l’idée que la vie est un théâtre : le sage

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doit se souvenir que la vie est brève, qu’il doit jouer du mieux qu’il peut le rôle qui lui a été attribué, mais sans s’y attacher. Le dispositif de l’emblème permet de donner forme à cette conception de la condition humaine.

5 Hélène Cazes montre que Charles Estienne conçoit sa Dissection des parties du corps humain (1545-1546) comme un théâtre d’anatomie. Il ne livre pas un savoir physiologique qui aurait son ordre théorique propre, mais se donne comme le substitut d’une dissection : son résultat ou sa trace. Non qu’il invitât le lecteur à une découverte progressive du corps humain qui suivrait les étapes de l’examen anatomique ; au contraire, fidèle à l’héritage galénique, il propose dans le premier livre une reconstruction du corps humain, qui part du squelette et qui finit par la peau et les poils ; mais l’objet du livre semble bien être la dissection elle-même, comme le prouvent notamment l’affirmation répétée de sa finalité essentielle, l’émerveillement devant l’œuvre du Créateur, et la présence, dans le troisième livre, de chapitres consacrés aux instruments et au théâtre anatomiques. Voir, c’est savoir : Charles Estienne use du texte et des planches pour exercer l’œil de son lecteur. Il fait de la dissection un spectacle. Or il s’intéresse au théâtre : il a édité et annoté l’Andria de Térence en 1541 et traduit cette pièce en 1542 ; il publiera en 1549 une comédie, Les Abusez, et dont l’épître dédicatoire décrit le dispositif scénique de la comédie grecque. Hélène Cazes montre que l’organisation de l’espace du théâtre anatomique qu’il préconise doit beaucoup aux principes régissant le théâtre antique décrit par Vitruve. De fait, dans les gravures de la Dissection des parties du corps humain, les corps disséqués sont artistement mis en scène.

6 La métaphore du théâtre renvoie à des dispositifs visant à rendre le savoir assimilable. La gravure et le texte se combinent pour rendre attrayants les objets de connaissance et structurer leur perception. Entre eux, nulle redondance, mais un nécessaire appui mutuel. Le va-et-vient qui s’effectue entre la contemplation d’un spectacle et l’interprétation d’un texte facilite la représentation mentale et la mémorisation. Ne nous laissons pas leurrer, néanmoins, par l’évidence de cette complémentarité, qui ne saurait dissimuler un écart parfois irréductible : entre l’image et le discours, entre l’émotion esthétique et l’investigation intellectuelle existe on ne sait quelle divergence secrète. Le spectaculaire frappe l’imagination et suscite des interrogations, l’explicatif ne comble jamais tout à fait l’entendement. Le livre d’emblèmes et le livre d’anatomie vivent de cette tension, qui enclenche dans l’esprit du lecteur un processus herméneutique ayant ses lois propres, que Géraldine Cazals et Hélène Cazes s’efforcent de dégager2.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Roland Barthes, Littérature et signification, Essais critiques (1963), Paris, Le Seuil (Coll. Points), 1981, p. 258. 2. Les aspects multiformes de la métaphore du théâtre ont été analysés dans l’ensemble des activités du projet PRIN 2010 (Corpus du théâtre français de la Renaissance), coordonné par Rosanna Gorris Camos ; le projet inclut les universités de Vérone, Bari, Padoue, Venise, Pérouse, Piémont oriental, avec la collaboration de collègues français et étrangers. Dans l’ensemble de ces réflexions, le rapport entre les savoirs et le modèle théâtral ne pouvait pas être négligé.

AUTEURS

CONCETTA CAVALLINI Université de Bari

BRUNO MÉNIEL Université de Nantes Projet de recherche PRIN 2010 (Corpus du théâtre français de la Renaissance)

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Le Theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière Une théâtrale et opportune illustration du renouveau du stoïcisme à la Renaissance

Géraldine Cazals

1 Si, du XVIe au XVIIe siècle, l’idée de théâtre a donné lieu à une foule d’imprimés1, c’est au Theatre des bons engins de Guillaume de La Perrière d’ouvrir le bal 2. La chose peut aujourd’hui étonner. Premier ouvrage d’emblèmes français, associant selon les canons du genre de petites pièces épigrammatiques à des gravures3, le Theatre des Bons Engins s’avère en effet bien différent des œuvres que nous avons l’habitude de considérer comme relevant du théâtre4. Pourtant, dans la décennie 1530, celles-ci se montraient extrêmement diversifiées, tenant tout aussi bien des mystères médiévaux que des tragédies et des comédies antiques que les humanistes s’efforçaient de traduire et déjà d’imiter5. Et, dans la société du temps, la théâtralité prenait des formes mouvantes, donnant lieu à des propositions diverses dont nous peinons encore à imaginer les contours6. L’œuvre de La Perrière en constitue une illustration de poids. L’humaniste n’ignore de fait ni les formes traditionnellement associées au théâtre ni les enjeux qui peuvent être liés à la théâtralité. Plusieurs ouvrages malheureusement perdus auraient pu en attester avec une acuité toute particulière. L’invective satiricque […] Contre les suspects monopoles de plusieurs crimineulx satellites : et gens de vie reprouvée7 était probablement une forme de sotie, un texte dramatique, en vers, susceptible d’être joué sur scène, « avatar confus du drame satyrique grec8 ». Le Dialogue moral de la lettre qui occit et de l’esprit qui vivifie ; interlocuteurs Engins : humains, Franc Vouloir, Bon Conseil, Glose confuse […], constituait quant à lui l’une des rares pièces produites par la Renaissance toulousaine9. Particulièrement sensible, comme le révèlent ces titres, aux potentialités dramatiques, philosophiques, voire polémiques du théâtre, La Perrière fait par ailleurs de ces dernières un usage intensif dans son Theatre des Bons Engins. Ce titre n’a certes pas été choisi au hasard. Recueil d’emblèmes particulièrement raffiné, auquel un dispositif textuel soigneusement pensé confère une singulière théâtralité, l’œuvre est l’occasion d’une véritable mise en scène de la vie humaine, qui se présente comme un authentique théâtre philosophique, et la sagesse spéculative inspirée par le stoïcisme

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qu’elle tend à promouvoir, à l’attention première de Marguerite de Navarre, fait écho à une actualité intellectuelle, religieuse et politique brûlante.

Le Theatre des bons engins, l’emblématique comme théâtre philosophique de la vie humaine

2 Pour l’histoire de l’emblématique, le Theatre des bons engins reste un ouvrage exceptionnel : premier ouvrage d’emblèmes composé et publié après celui d’Alciat, premier ouvrage d’emblèmes français, il connaît une singulière fortune sous l’Ancien Régime, étant réédité un nombre incalculable de fois10. Il suffit d’ouvrir l’un des précieux exemplaires qui nous ont été conservés pour le constater : au plan esthétique, ses emblèmes offrent un tableau d’une homogénéité remarquable, et l’intérêt qu’ils présentent aux plans littéraires, philosophiques et politiques, reste encore à préciser.

3 Dès la première édition donnée par Denis Janot, les gravures occupent la totalité de l’espace offert par les pages de gauche, précieusement encadrées dans d’élégantes bordures à l’antique ; les dizains décasyllabiques qui leur répondent, tout aussi soigneusement encadrés, remplissent l’espace correspondant sur les pages de droite. Rare dans les ouvrages d’emblèmes11, ce dispositif permet de saisir chaque emblème dans sa globalité, sans égard pour ce qui est en deçà ou en delà de la page. Le lecteur peut ouvrir l’œuvre à n’importe quelle page, il découvre un diptyque qu’il embrasse d’un seul regard. Même si la relation entre les textes et les images n’est pas toujours des plus pertinentes12, l’harmonie qui résulte de l’association des textes et des illustrations s’affiche avec force, et « le caractère monumental de l’encadrement transforme la lecture en une cérémonie dont les lenteurs sont propres à inviter le lecteur à méditer et imprimer dans sa mémoire la gravité morale des sujets qui lui sont présentés13 ».

4 Cette harmonie n’est pas seulement le fruit d’une habile politique éditoriale. En s’attelant à la composition de cet ouvrage, La Perrière a, manifestement, pensé conjointement et peut-être composé simultanément les dizains et les illustrations correspondantes14. Quand certains auteurs d’emblèmes, à commencer peut-être par Alciat, pouvaient considérer les illustrations comme secondaires15, lui les juge primordiales. Inscrivant ce Theatre dans la lignée de la tradition hiéroglyphique, « par figures et ymages », sur laquelle il a consulté les travaux de Chérémon, Horapollon « et leurs semblables16 », Lucain (la Pharsale ), le Songe de Poliphile, Caelius Rhodiginus sans oublier, bien sûr, Alciat, ayant « redigez certains emblemes et illustrez de vers latins », il l’affirme en effet : Et nous à l’imitation des avant nommez, penserons avoir bien employé et collocqué les bonnes heures à l’invention et illustration de nosdictz presens emblemes17.

5 Cette phrase, qui reste d’interprétation délicate, semble signifier que La Perrière a pu non seulement composer les textes mais aussi penser l’histoire à représenter, réfléchir à l’esquisse du tableau, voire contribuer lui-même à cette dernière18. Et l’hypothèse d’un rôle actif dans la composition des illustrations qu’elle suggère est confirmée par le fait qu’il assure ailleurs avoir voulu, dès l’origine, preparer, lymer, et parachever cent emblesmes moraulx, accompaignez de cent dixains uniformes, declaratifz et illustratifz d’iceulx19.

6 Cette fois en effet le doute n’est pas permis : c’est non seulement à l’égard des dizains mais aussi à l’égard des illustrations qu’il assure être allé au-delà d’un travail

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préparatoire, ayant voulu finaliser le tout lui-même, ce qui inclut nécessairement qu’il se soit également investi dans la facture des dessins. Un tel travail peut expliquer le temps qui fut nécessaire à la finalisation de la centurie d’emblèmes à la composition de laquelle il dit s’être attelé à la seule intention de Marguerite de Navarre20, dont la venue à Toulouse est annoncée début mars 153521. Bien que l’entrée de la souveraine ait été retardée, n’intervenant qu’au début du mois de juillet suivant, il n’a finalement que cinquante pièces à lui présenter. L’accueil très chaleureux que sa destinataire leur réserve incite cependant l’auteur à s’affairer jusqu’en 1536 pour en porter le nombre jusqu’à cent. L’œuvre reste par la suite plusieurs années inédite : ce n’est qu’en 1540 que la première édition sort des presses parisiennes de Denis Janot. Entre temps, les dessins ornant le manuscrit originel ont pu être confiés aux artistes capables de graver les bois destinés à l’imprimé. Et Janot dépense manifestement une belle somme d’argent pour la facture de ces bois créés tout exprès, et que pourtant il ne réutilisera pas22.

7 S’il faut considérer le fait que, de manière générale, les livres d’emblèmes sont le fruit d’une collaboration incluant nécessairement l’inventeur des textes (souvent considéré comme l’auteur) et un illustrateur, sans compter encore les graveurs, éditeurs, imprimeurs et typographes, il faut aussi reconnaître qu’il existe à cet état de fait un certain nombre d’exceptions, en particulier pour les ouvrages manuscrits23. Le Theatre des bons engins pourrait bien en constituer une. Qui connaît bien les œuvres et la vie de son auteur ne saurait s’en étonner. Même lorsque le sujet a priori ne s’y prête pas, la plupart des ouvrages de La Perrière en effet sont remarquablement illustrés24, souvent par des bois uniques, qui ne seront jamais réemployés25, et selon des schémas dont l’emblématiste revendique parfois très explicitement la paternité26. Ces goûts et ces talents d’ailleurs étaient manifestement connus. En 1533, en prévision de l’entrée royale de François Ier à Toulouse, les capitouls l’embauchent pour contribuer à la mise en place des décors, arcs de triomphes, feintes, statues et peintures, tableaux vivants qui doivent rythmer le parcours du roi, comme très vraisemblablement pour l’invention de la médaille ornée qui doit lui être offerte27. En 1535, lors de l’entrée des souverains de Navarre, ils le chargent d’imaginer les modèles des médailles précieuses qui sont offertes aux souverains28. En se consacrant, à cette même occasion, à la composition d’une centurie d’emblèmes, La Perrière ne fait finalement que pousser plus avant un travail qu’il mène depuis plusieurs années et qu’il continuera jusqu’à sa mort, notamment dans le Miroir Politicque29, un travail qui porte non seulement sur le texte, mais aussi sur l’image. Ce n’est probablement pas sans raison que les portraits que l’on a de lui présentent d’étranges similitudes avec les représentations d’artistes au travail que contiennent ses livres d’emblèmes30. Peut-être y a-t-il là, certes, l’évocation théorique du motif horacien ut pictura poesis31. Mais pourquoi s’interdire d’y voir l’autoportrait d’un poète qui pouvait aussi avoir quelques authentiques talents d’artiste ?

8 Si le Theatre des bons engins s’inscrit, comme du reste d’autres ouvrages d’emblèmes, dans la continuité de traditions ornementales liées à l’usage des devises, notamment dans le cadre d’entrées royales32, il ne saurait être réduit à cela et regardé comme une simple « entrée de papier33 », un substitut au langage symbolique d’une entrée, « co- inventé » par les capitouls et La Perrière pour suppléer d’éventuelles constructions décoratives lors de la venue des souverains de Navarre à Toulouse34. L’absence de ces dernières ne semble nullement en effet inquiéter les magistrats municipaux, qui ne se

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soucient manifestement pas de pallier la « relative pauvreté de la célébration35 ». Et si l’humaniste reprend dans son recueil certains emblèmes politiques peut-être précédemment utilisés pour l’entrée de François Ier, il le fait selon toute vraisemblance de sa propre initiative, parce que ces emblèmes peuvent s’inscrire dans le cadre du projet qu’il nourrit en 1535 et qu’il poursuit par la suite plusieurs années durant. Loin d’être une farrago, ayant donné lieu de la part de l’auteur à un vulgaire « remplissage36 », peut-être à la demande de l’éditeur, un « avatar éditorial » d’une version originelle disparue37, le Theatre des bons engins publié en 1540 apparaît bel et bien comme un projet abouti, mené à son terme et parachevé selon le bon vouloir d’un auteur qui prend encore le soin d’en revoir plusieurs fois le texte à la faveur des rééditions et retirages faits par Denis Janot puis ensuite par Jean de Tournes38. Son titre du reste le suggère : rappelant les dispositifs scéniques utilisés lors des entrées, le théâtre évoquant l’échafaud ou l’estrade sur lesquels se trouvaient mis en scène les tableaux vivants39 comme l’engin figurant l’artefact qui se développe à la Renaissance40, c’est aussi à la métaphore du theatrum mundi41 qu’il renvoie, promettant le traitement complet d’un thème, des perspectives d’ordre encyclopédique tendant au dénombrement, à l’inventaire et à l’indexation42. Placée sous les auspices de Janus, dont Alciat avait fait un modèle de prudence, la centurie tient tout à la fois de la philosophie et de la poésie, de l’histoire et de la fable, des connaissances anciennes et des modernes, de celles du collège et de celles du monde. N’ayant pas cherché à former un ensemble d’axiomes coordonné, La Perrière y aborde des thèmes pour le moins variés, pêle-mêle, en accord avec les usages du temps qui se plaisent à aller, comme devait l’évoquer Montaigne, « à sauts et à gambades43 ». Comme dans les coqs-à-l’âne marotiques, cette diversité surprend le lecteur tout en servant la portée morale et satirique des pièces. Et, au-delà d’un apparent désordre ou éparpillement qui peut aujourd’hui déplaire à nos esprits cartésiens, l’ensemble peut être ramené à un sujet unique, éminemment cher à l’humanisme : l’Homme, qui se trouve là analysé sous bien des aspects, peint dans son intériorité, par l’analyse critique des vices et des vertus, comme dans les manifestations extérieures de sa sociabilité44.

9 Dans la perspective qui était celle des théâtres anciens, mais avec une force décuplée par le type emblématique comme par les qualités esthétiques qui sont les siennes, l’œuvre donne à voir ce que la somme de Theodor Zwinger nomme le « theatre de la vie humaine45 ». Permettant une approche du corps en situation, les vignettes livrent au regard (theaomai, regarder46) un spectacle des plus vivants, et des plus parlants. Leur solennel encadrement circonscrit et souligne, en le dramatisant, le sens qui est donné à une série d’épisodes de vie particuliers47. Il y est tantôt question d’activités ayant un rapport clair avec la vie réelle, de situations relevant de fonctions professionnelles48 ou de passe-temps ludiques49, tantôt d’images allégoriques qui évoquent les méandres de la vie humaine50. Sous le masque de la fable, sous celui de l’allégorie, à l’aide d’un impressionnant bestiaire et d’un intéressant répertoire végétal, la grande question posée reste celle de l’humanité51.

10 Dans la tradition de la Poétique, dont une nouvelle édition paraissait justement en 1536, le théâtre est ici « imitation » (mimesis) des « hommes en action », « au moyen d’une action », et non d’un récit, via l’utilisation d’un outil qui n’est pas exclusivement textuel mais se trouve également constitué de signes et d’images, comme le préconisait aussi Aristote52. L’évocation de personnages mythologiques, allégoriques ou historiques y reste rare, La Perrière privilégiant la représentation de figures neutres qui, possiblement venues de la tragédie53, font appel à une codification gestuelle connue de

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tous, commune à la rhétorique et aux arts plastiques. Suivant une rhétorique de l’évidence et de l’exhibition chère à la tradition romaine, laquelle assignait au visible une efficacité plus grande qu’à la parole, il frappe ainsi directement l’imagination du spectateur, le persuade en lui faisant partager un sentiment, non en cherchant à le convaincre de la vérité d’un énoncé par une argumentation54. Pour ainsi dire, il fait parler les figures peintes55.

11 S’articulant autour d’une structure bipartite, dans la tradition épigrammatique antique, les dizains bien souvent évoquent les thèmes représentés par les gravures avant d’en découvrir la signification morale56. Manifestement, l’image ici n’est pas une illustration du texte. C’est au contraire le texte qui vient l’éclairer, jouant le rôle « déclaratif et illustratif » annoncé par La Perrière57, pour en restituer utilement le sens à l’aide, éventuellement, de quelques références savantes58. Par-delà le plaisir esthétique procuré par les emblèmes, l’ambition de l’œuvre est de procurer un « esbatement », une « intellectuelle recreation59 ». Transformé en spectateur par la contemplation des gravures, invité à en méditer la signification profonde par les dizains, le lecteur est appelé à prendre de la hauteur, comme dans un théâtre ou amphithéâtre à l’antique. Le caractère figé de l’image permet comme une distanciation entre l’action représentée, le « tumulte temporel de la fiction tragique », et le temps de la réflexion et de la méditation60 auquel invite la lecture des dizains. Mais, comme l’indiquent clairement les emblèmes, qui ne cessent d’interpeler le lecteur, « chacun » est invité à devenir acteur de ce théâtre pour prendre la vie à bras-le-corps, et suivre les leçons de prudence qui lui sont ici prodiguées.

12 La tâche de la philosophie spéculative étant de définir l’homme tel qu’il devrait être, les figures du sage ou de l’honnête homme, le modèle « surhumain » du personnage tragique, voire la personne du roi sont donnés en modèle61. Tel est le cas dès le premier emblème de la centurie, qui figure Janus, dieu des commencements et des fins, des choix, des clés et des portes : Le dieu Janus jadis à deux visages Noz anciens ont pourtraict, et trassé, Pour démonstrer que l’advis des gens sages, Vise au futur aussi bien qu’au passé . Tout temps doibt estre en effect compassé, Et du passé avoir la recordance, Pour au futur preveoir en providence, Suyvant vertu en toute qualité . Qui le fera verra par evidence, Qu’il pourra vivre en grand’tranquilité62.

13 Au-delà d’un éventuel renvoi à la symbolique d’une entrée royale63, Janus sert ici de prétexte au développement d’un thème des plus classiques de la philosophie antique. Cher à l’humanisme, celui-ci s’avère des plus opportuns pour ouvrir un ouvrage d’emblèmes discrètement nourri par la philosophie antique, et dont l’objectif est de promouvoir une prudence pratique capable de guider tout un chacun sur le chemin de la sagesse. Presque à chaque page, sont dénoncées les innombrables et constantes difficultés de la vie humaine. Nul épicurisme ou hédonisme ici. Inspiré par Sénèque, La Perrière l’écrit à Marguerite de Navarre : fortune n’est jamais en repos, et d’advantage, […] elle n’est coustumiere de donner ioye sans tristesse, doulceur sans amertume, repos sans travail, renommée sans envie, et generalement aulcune felicité sans infortune […]64.

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14 Les emblèmes n’ont de cesse que d’illustrer cette idée. De la naissance à la tombe, la vie constitue un parcours semé d’embuches, qu’il convient de suivre sans trop s’illusionner sur les quelques douceurs qu’il procure : l’amour bien souvent s’avère nocif, non seulement parfois à l’égard des enfants65 mais aussi bien sûr à l’endroit des femmes, dont La Perrière véhicule comme Alciat, et comme bien des hommes de leur temps, une image extrêmement négative66 ; l’amitié est soumise à rude épreuve67 et les aléas de la fortune sont nombreux68. Quant à la science, il s’agit d’une maîtresse exigeante, tout aussi insatisfaite qu’insatisfaisante, et ce d’autant plus que le statut et la place des savants dans la société restent éminemment problématiques69. Contribution aux réflexions contemporaines portant sur la nature de la science, l’œuvre débouche ainsi sur une analyse de la place des savants dans la société contemporaine, et sur la critique de cette dernière. En revisitant la tradition médiévale des miroirs des princes70, et en glissant, au passage, de très amères et récurrentes remarques sur la société de cour, les flatteurs et les princes qui les écoutent71.

15 Le Theatre des Bons Engins cependant n’est pas une tragédie. L’homme n’y est jamais stigmatisé comme un furieux, et les notions clés que sont le dolor, le furor et le nefas, autours desquelles s’organise le récit dans le théâtre antique72, en sont presque absentes. Pour être omniprésents, le chagrin et le malheur ne détruisent pas tout. L’homme ne saurait se résigner, ou rester en deuil73. Il n’est pas enfermé dans la vision tragique de la condition humaine que véhiculait le pessimisme augustinien74. Et le vice n’est mis là en avant, en définitive, que pour mieux être évité. Certes, la plupart des emblèmes se concluent par l’affirmation d’une vérité péremptoire, d’une règle inéluctable et souvent sévère, à laquelle nul ne peut échapper75. Ils supposent une certaine transcendance, les lois s’imposant à des hommes qui n’y peuvent rien faire, ou presque76. Mais La Perrière n’en profite pas pour célébrer les « causes efficientes et finales de toutes choses », la toute puissance d’un Créateur77. Éludant des thèmes religieux que l’actualité rendait trop sensibles, il évite d’ailleurs les référents appartenant à la sphère chrétienne et biblique. Mettant en garde contre la plupart des péchés capitaux définis par le catholicisme, il n’emploie pas le terme, trop connoté. Au contraire d’un théâtre chrétien, théocentrique et focalisé sur la métaphysique, son Theatre est ainsi un théâtre païen, anthropocentrique et par conséquent focalisé sur l’éthique78. L’homme ne s’y trouve pas écartelé entre le Bien et le Mal, le salut et la damnation, mais entre la folie et la vertu, identifiée à la raison. Ce sont ses désirs, sa volonté, ses choix, ses refus et ses erreurs qui se retrouvent de ce fait au premier plan. À l’instar d’un héros de théâtre, confronté aux décisions à prendre, l’homme y « est le sujet dans le caractère duquel s’enracine la décision tragique, enfermé dans la sublime solitude de la morale79 ».

16 Aussi la leçon primordiale qui semble pouvoir être tirée de l’œuvre est d’apprendre à lutter avec constance contre les différents obstacles qui jalonnent une vie, en développant une forme d’indifférence à l’égard de la fortune80. En se rangeant à la récursivité immanente et en la faisant sienne, l’homme parviendra à une sorte d’ apatheia correspondant à une forme de liberté, à l’opposé de tout ce qu’il subit passivement, contre ou en dehors de sa volonté81. À la suite d’Héraclite, et à la manière des stoïciens, La Perrière affirme une corrélation des contraires aboutissant à reconnaître, finalement, que les choses mauvaises peuvent potentiellement devenir source de bien82. « Apres douleur, on ha plaisir83 ». À condition cependant de prendre en main son destin. Et de respecter un certain nombre de règles : vivre selon sa nature,

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sans vouloir la contrefaire84, ce qui suppose d’avoir de soi-même la connaissance85, avoir cette discrétion d’ôter de soi ce qui déçoit86, résister aux maux universels avec constance87, croire en la valeur de ses capacités88, et persévérer en cas d’échec : « vertu de bras fait voguer la gallée89 ». C’est celui qui, tel Janus, aura suivi vertu « en toute qualité » qui pourra, sinon atteindre le bonheur, du moins vivre en « grand’tranquilité90 ».

17 Plusieurs de ces thèmes le révèlent : c’est un auteur des plus influencés par le stoïcisme que dévoilent ces emblèmes. La Perrière du reste reconnaît cette dette : Sénèque est évoqué dès la première ligne de l’épître dédiée à Marguerite de Navarre, Pythagore est cité dans trois emblèmes, alors même que les noms d’auteurs qui ont pu les inspirer sont rarement mentionnés, et nombreuses sont les autres pièces que le stoïcisme a pu, plus ou moins directement, influencer. Cette importance du stoïcisme dans l’œuvre, dont il conviendrait de prendre davantage la mesure, est donc loin d’être anecdotique. Il se pourrait même qu’elle explique, au fond, l’usage de la métaphore théâtrale. Pour Sénèque, en effet, l’acceptation de la brièveté de la vie et des illusions que sont les richesses et dignités mondaines constitue l’une des sources de cette métaphore91. Épictète en déduisait aussi l’importance pour le sage d’être disponible, prêt à jouer le rôle qu’on lui attribue, le mieux possible, sans jamais s’y attacher92. La vie est théâtre enseignent les stoïciens93. L’auteur du Theatre des Bons Engins en est manifestement convaincu, même s’il paraît aussi le regretter, en constatant l’omniprésence des masques parmi ses contemporains94 et en ironisant sur leur inefficacité95.

18 Au fil des pages, La Perrière décrit ainsi les rôles à tenir, donne les normes d’une conduite avisée pour proposer, finalement, une leçon de prudence. Suivant le modèle des exercices spirituels proposés par Lucien, il met devant les yeux les événements de la vie pour les faire défiler dans une sorte de théâtre intérieur et les évaluer selon les critères de la sagesse96. Dans le sillage du stoïcisme, il cherche à construire une sorte de morale « indépendante » qui s’épanouit sous une forme pédagogique, sur la base d’une certaine idée de l’unicité de la nature et de la dignité humaine97. Un art de vivre98 qui se donne sous les traits d’une sagesse pratique, impliquant une technique tournée, dans la tradition aristotélicienne, vers l’action99. Bien vivre consiste aussi, comme le préconisait l’éthique chrétienne, à bien agir100.

19 Cette vision très anthropocentrique et très volontariste de la nature humaine aboutit à un rétrécissement de la scène : le théâtre s’intériorise : « le théâtre de la conscience a remplacé celui du monde ». Le lieu, cette fois, est « le cœur de l’homme101 ». Dans ces emblèmes, c’est le cœur de l’homme dont est sondée la conscience, le cœur de celui des lecteurs qui assistent et méditent le spectacle de ses errances qui est interrogé. Au-delà de ces perspectives intimistes, le Theatre recèle aussi des perspectives autrement plus vastes, en lien avec les enjeux politiques et religieux du temps, et cela à l’attention toute particulière de la destinataire pour laquelle il fut premièrement conçu : Marguerite de Navarre.

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Le Theatre des bons engins, un miroir des princes théâtre de l’actualité intellectuelle, politique et religieuse du temps

20 L’importance qui est celle du stoïcisme dans le Theatre des bons engins contribuait en soi à l’inscrire au cœur de l’actualité intellectuelle, politique et religieuse de son temps. S’excusant, dès les premières lignes de l’épître dédicatoire à Marguerite de Navarre, de n’avoir point mené à terme la composition des cent emblèmes qu’il avait initialement prévu de lui offrir, La Perrière faisait, de fait, un hommage appuyé à un philosophe en réalité jusque là fort décrié : Madame, Senecque philosophe stoicque (auquel sans aulcune controverse, les doctes attribuent entre les philosophes latins la principaulté de moralle philosophie), dict en petites parolles pleines de grande substance : que fortune n’est jamais en repos […]102.

21 C’est dès l’Antiquité, en effet, que l’œuvre de Sénèque avait attiré les critiques. Tacite, Quintilien, Fronton et Aulu-Gelle avaient dénoncé au niveau formel son « absence de grâce et de dignité », sur le fond l’insuffisance de son contenu philosophique, une « science bouffonne et plébéienne ». Au Moyen Âge, l’intérêt que pouvaient lui porter les Pères de l’Église n’avait pas permis de lui rendre meilleure justice103. Et, bien qu’ayant publié plusieurs fois ses œuvres, Érasme la regardait encore avec sévérité. Suivant les auteurs antiques, il en dénonçait évidemment le style, qu’il jugeait incomparable à celui de Cicéron, puis, en bon chrétien, il en critiquait en outre le panthéisme, condamnant les positions de l’auteur sur la Providence et sur l’immortalité de l’âme, le caractère peu religieux de sa morale104. Ce n’est qu’avec l’essor de la Réforme protestante que s’amorça, en définitive, une authentique réhabilitation. Auteur important pour Zwingli105, Sénèque attira l’attention de Calvin. Consacrant au De clementia, en 1532, sa première œuvre d’humaniste, c’est lui qui, le premier, lui rendit un éloge vigoureux106 . Tout en regrettant certains excès et surtout l’absence d’ordre du texte (« cette lumière du discours »), Calvin loue la langue « pure et brillante », élégante et fleurie, de Sénèque, un style qui coule sans efforts ; il reconnaît en lui un « philosophe complet », d’une grande érudition, lequel « connaissait à fond les mystères de la nature qui ressortissent à cette partie de la philosophie que les Grecs nomment physique ». Et l’assure : « Sénèque est le premier après Cicéron, il est une colonne de la philosophie et de la littérature romaines107 ».

22 En reconnaissant à Sénèque « la principaulté de moralle philosophie », La Perrière se situait immanquablement dans le sillage de cette réhabilitation. Bien qu’il ne cite pas explicitement le commentaire de Calvin sur le De clementia, qui avait été imprimé à frais d’auteur et n’avait connu qu’une diffusion modeste108, il n’avait pu manquer d’être informé de sa publication. Dès 1532, à Toulouse, la diffusion des travaux humanistes et des idées réformées allait bon train109. Tandis que la présence dans la ville de prélats possédants d’exceptionnelles bibliothèques favorisait la venue d’ouvrages rares, les contacts avec l’Italie, notamment avec Padoue, y facilitaient la diffusion d’un esprit curieux, intéressé précocement au rationalisme comme au néo-stoïcisme110, et la diffusion des idées réformées s’accompagnait de la diffusion des œuvres de ses Pères111. Un temps proche, à Toulouse, de Jean de Boyssoné, La Perrière fréquentait Clément Marot lorsqu’il accompagnait la souveraine de Navarre112. La parution du commentaire du De clementia pouvait d’autant moins avoir pu passer inaperçue à un tel entourage

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que c’est auprès de Marguerite que Calvin avait pu se réfugier en 1534113 et que c’est ce milieu toulousain qui devait jouer un rôle majeur dans le développement du stoïcisme en France114. Après l’affaire des Placards, pendant sa retraite forcée dans le comté de Foix, la souveraine de Navarre avait incessamment la bible entre les mains, consacrant toutes ses méditations aux choses divines115. Or, même si le commentaire du De clementia était avant toute chose un travail d’humaniste, dans lequel « le souffle religieux ne se fait pas sentir d’une façon distincte116 », il avait été pour Calvin l’occasion de prendre position sur certaines questions cruciales, qui devaient jouer un rôle majeur dans le système posé dans l’Institution chrétienne, terminée en 1535. Ainsi en était-il de la définition de l’ apatheia, à laquelle Marguerite de Navarre, tentée par un mysticisme quiétiste, s’intéressait tout particulièrement117, comme s’en plaint du reste quelque peu Rabelais118. Ainsi en était-il aussi de la notion de fatum, que Calvin voulait distinguer de la prédestination119, raison pour laquelle il reprochait à Sénèque l’emploi du terme de fortune en place de celui de providence divine120.

23 Averti de ces débats polémiques, et potentiellement dangereux, La Perrière s’y réfère dans son épître à Marguerite de Navarre : Mais pour autant (madame) que vostre majesté ne me puisse inculper, d’autant que suyvant l’erreur des gentilz et ethniques j’attribue à fortune, ce que (comme chrestien escripvant à princesse chrestienne) je doibs attribuer à providence divine. J’estime que vostre dicte heureuse venue ne dependit onc de fortune, ains (ainsi que sont tous aultres actes et negoces humains) de seule providence divine : laquelle (comme il est nécessaire de croire) faict toutes choses pour le mieulx : Et que consequemment vostre heureuse venue n’a esté vers moy hastive que pour le mieulx121.

24 Vu comme une « très précautionneuse déclaration de foi catholique122 », ce passage indique en réalité très subtilement comment l’emblématiste entendait se situer par rapport à Calvin. En humaniste se jouant de la polysémie des termes employés, La Perrière y maintient l’usage de celui de fortune tout en reconnaissant la toute puissance d’une providence constituant elle aussi un concept d’origine hellénique, ayant été synonyme de nécessité et de raison universelle avant d’être christianisé123. Considérant que la providence s’étend non seulement au domaine des choses extérieures mais aussi aux actes humains, auxquels le gouvernement divin s’impose, il paraît y nier tout libre arbitre. Au-delà de ce qu’affirmait Calvin124, il semble même opter (« comme il est necessaire de croire ») en faveur du maintien de la finalité de la providence, même s’il tend à reconnaître l’impossibilité de comprendre cette dernière et, en définitive, l’impossibilité pour l’homme de déchiffrer la sagesse divine. Dans ce passage, il rebondit ainsi sur une actualité brûlante, tenant en grande partie aux questionnements humanistes liés à la redécouverte des œuvres de Sénèque comme, évidemment, à l’actualité religieuse.

25 « Chrestien escripvant à princesse chrestienne », La Perrière revendique avec finesse une certaine connivence avec les sensibilités religieuses de Marguerite de Navarre. Celles-ci pourtant s’avéraient à la mi-temps de l’année 1535 difficiles à tenir. Quelques mois après l’affaire des placards, après la mise en circulation dans le royaume de textes extrêmement provocateurs à l’égard du culte catholique, les espoirs d’une alliance avec les princes allemands comme la politique de réconciliation entre les réformistes fidèles à Rome et les luthériens iréniques que Lefèvre et les siens s’étaient efforcés de faire progresser sous le regard bienveillant de François Ier s’étaient trouvés anéantis 125. Beaucoup se refusaient cependant à accepter la bipolarité religieuse qui était en train

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de se mettre en place, et continuaient de rêver à un christianisme réformé mais unifié. Marguerite était de ceux-là. Et nombreux étaient ceux qui s’activaient autour d’elle, dans l’ombre, pour atteindre cet objectif126. Jusqu’aux années 1540, plus de deux cent personnes pourraient s’être efforcé de promouvoir la mise en œuvre d’une réforme de l’Église de France selon les principes évangéliques127. Pour tous ceux qui appartenaient à ce réseau, l’heure était à la discrétion. Même après l’édit de Coucy qui devait permettre, au lendemain de l’entrée toulousaine des souverains de Navarre (ou quasiment, le 16 juillet 1535) d’apaiser quelque peu la situation, il fallut jouer serré. Pour ce faire, toutes les ressources utiles furent mobilisées, à commencer, bien sûr, par l’écriture. Depuis la disparition des imprimeurs les plus intrépides, Simon Du Bois, Antoine Augereau et Martin Lempereur, il était impossible de publier, en France, des œuvres trop audacieuses128. Mais il était permis d’user de subterfuges. Les questions de dialectique, de rhétorique et de linguistique, entraînant la revalorisation du statut de l’image et la remise à l’honneur, voire l’invention, de certains types d’œuvres littéraires, firent non sans raison l’objet d’intenses débats. Tandis que Melanchthon s’interrogeait sur les genres capables de répondre aux besoins des prédicateurs luthériens pour l’instruction des fidèles et de fournir des outils pour les controverses religieuses129, Marot inventait le coq-à-l’âne, qui lui permettait de laisser libre cours à son génie satirique130, et Marguerite utilisait le théâtre polémique pour confronter les thèses évangéliques avec les normes institutionnelles représentatives de l’orthodoxie131. Dès lors la question doit être posée : La Perrière nourrissait-il quant à lui des aspirations similaires, qui pouvaient l’avoir rapproché de Marguerite de Navarre ? Au vrai, la chose n’est pas impossible. Si l’appartenance de La Perrière à ces réseaux n’est pas manifeste, il faut en effet relever sa proximité avec Boyssoné, dont la rétractation en 1532 s’attaque aux thèses évangéliques, et celle qu’il a pu avoir avec Clément Marot, qui l’invita en 1538 à dîner dans une épigramme pleine de sous- entendus132, au moment où le poète célèbre « ung grand nombre de freres […] tous enfans d’Apollo » attachés à servir l’évangélisme133. Il faut aussi souligner que si la proximité humaine et intellectuelle qui pouvait unir La Perrière à la souveraine de Navarre reste à préciser, les témoignages de la fidélité montrés par l’humaniste à la souveraine de Navarre se maintiennent jusqu’a son décès, se prolongeant même ensuite à sa famille, notamment à Antoine de Bourbon134. Et il faut constater enfin que le texte de certains de ses emblèmes semble se prêter très opportunément aux interprétations les plus favorables à cette hypothèse.

26 De fait, relus à la lumière du délicat contexte qui est celui de l’actualité politique et religieuse de 1535, plusieurs emblèmes du Theatre des bons engins paraissent se charger d’un sens favorable au message évangélique, voire aux positions calvinistes. La figure de Janus elle-même est susceptible de prendre un tel relief : le roi capable de fixer son attention dans des directions opposées donnant le modèle du sage roi capable de conserver les opposés en équilibre135, la clé qu’il tient en la main pouvant être vue comme celle qui permet d’entrer dans le royaume de dieux, selon le langage du Psaume 43, celle qui distingue et sépare les royaumes intérieur et extérieur et permet l’entrée au royaume céleste de la providence136. Délivrant un message de prudence à l’attention de ceux qui voudraient « trop cuyder137 », les emblèmes relatifs à la sagesse et à la science se montrent conformes au discours calviniste considérant l’impossibilité et les dangers de déchiffrer le monde138, en avertissant contre le péril mortel qui guette les audacieux139. Dans la veine des emblèmes plus tard inspirés par la contre-réforme et les jésuites, tendant à mettre en garde le lecteur contre les choses vaines140, ils font écho au

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message évangélique qui dénonçait la radicalisation d’Antoine de Marcourt et des « suisses » de Neuchâtel pour préconiser l’apaisement, voire l’effacement, en s’abstenant de tout propos susceptible d’envenimer la situation, et en cherchant à ne pas nourrir les polémiques141. Celui qui, inspiré par Pythagore, enseigne que « Feu ne se doibt de cousteaux attiser142 », pourrait quant à lui renfermer une condamnation des provocations des Placards. Par ailleurs, certaines pièces se trouvent répondre très directement aux préoccupations politiques qui étaient celles de Marguerite de Navarre en 1535, en lien avec son combat évangélique. Bien qu’en exil, perdue dans les Pyrénées, la souveraine ne cessait en effet de s’intéresser à la politique générale. Dès le lendemain de sa visite à Toulouse, elle revient aux affaires, avec stratégie143. Pour mener à bien la politique de pacification et de réconciliation à laquelle elle ne renonce pas, elle doit, comme l’enseignent les emblèmes, jouer de ruse, faire en sorte que ses troupes conservent l’espoir et le cœur haut144, que ses secrets ne soient points révélés, en prenant garde notamment à la fiabilité des étrangers145, et La Perrière insiste fortement dans ce cadre sur l’amitié, la nécessité d’éprouver les mœurs et les façons de vivre des gens avant que de s’en faire des amis146.

27 Quelques rares, mais virulentes charges sont aussi adressées à l’Église romaine et à certains de ses membres. Et, outre la dénonciation de l’hypocrisie de certains pèlerins147, il faut souligner l’intransigeance de l’attaque visant la noce d’« asnerie et dignité » que La Perrière observe en quelques « lourdaux, massifz à testes grosses » qui « en plusieurs lieux portent mitres et crosses148. Comme celle qu’il adresse encore aux prélats déviants : Tout bon prelat doibt monstrer la lumiere Sur le hault lieu, affin que tous la voyent : S’ilz ne le font ne suyvent la maniere De tout bon droict, ains de raison fourvoient : Quand les plus grans du droict chemin desvoient A leurs subjectz donnent occasion De faire mal, et pour l ’ abusion Seront puniz au respect de leur reng, Et tomberont en grand confusion : Car des subjectz dieu requerra le sang149.

28 Les espoirs que pouvait placer l’humaniste dans la victoire éventuelle de ceux qui s’attaquaient à de tels abus étaient minces : « Contre plus fors (comme scavent bien tous)/L’on prend debat, à son tresgrand dommaige150 », affirme un emblème ; « qui cuyde abatre abuz inveteré, est bien frustré de tout ce qu’il pourchasse151 », insiste l’autre. Avant d’entreprendre un quelconque combat, il faut en mesurer les chances : « l’homme rassis ayant instruction,/chose impossible oncques ne mist en lice » assène un troisième152. Conformément à la philosophie qu’il avait acquise, cela pour autant ne pouvait l’inciter à la résignation : « il n’est pas temps de jouer aulx eschetz, lors que le feu te brusle ta maison153 ». Engageant à une action prudente, tout autant réfléchie154 que modérée, c’est en constatant la perpétuité des maux et la nécessité de lutter qu’il achève sa centurie155.

29 Ainsi, s’il faut bien voir dans ce Theatre des bons engins non seulement un miroir de la vie156 mais aussi un miroir des princes 157, ce qui le situe encore dans la lignée des traditions théâtrales et du stoïcisme158, une œuvre dans laquelle le développement et l’importance des thématiques politiques est à mettre en lien avec un destinataire dont l’auteur espérait en partie faire l’éducation politique, encore reste-t-il à identifier précisément les ambitions et les idéaux qui se cachent derrière l’emploi de référents

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susceptibles d’interprétations divergentes. Récemment, et sur la base de certaines des pièces précitées, il a pu être affirmé que l’œuvre avait une coloration « ouvertement machiavélienne », et qu’il tendait à faire un « portrait allusif et audacieusement laudatif du véritable prince régnant » « où François Ier était amené à se reconnaître. Et à s’admirer », via notamment l’apologie des guerres de conquête conduites par le souverain159. Rien ne nous semble plus improbable. Si la Perrière avait entendu faire l’apologie du pouvoir de François Ier, ce qui serait bien en contradiction avec les perspectives qu’il développe dans ses autres œuvres, il aurait naturellement mobilisé bien des ressources que sa formation de juriste lui avait laissées ; il aurait pu aussi puiser dans sa culture humaniste et notamment dans les œuvres de Sénèque qui ont si bien su inspirer ce Theatre160, comme Calvin l’avait lui-même fait dans son propre travail sur le De clementia161. Par ailleurs, si tant est que La Perrière ait pu connaître l’œuvre de Machiavel lorsqu’il composait ces emblèmes162, il ne faut pas négliger l’importance, dans sa réflexion, d’une philosophie pratique inspirée par les Romains, et qui, notamment, via le stoïcisme, était prête à admettre que la politique est l’art du possible et qu’il faut sacrifier certains moyens à certaines fins, sans voir là forcément une trace de « machiavélisme163 ». Ni l’oublier, comme La Perrière lui-même nous le rappelle : c’est Marguerite de Navarre qui est, dès l’origine, la destinataire première de l’œuvre164, dans un contexte sur lequel il serait curieux de faire totalement l’impasse, et qui n’est pas celui d’une franche communion avec François I er. Relier cette œuvre à ce contexte immédiat comme à l’actualité philosophique, religieuse, et politique du temps semble incontournable. Et urgent, tant les questions qui restent sur ces différents plans en suspens s’avèrent d’importance.

Conclusion

30 En concluant sa centurie d’emblèmes, La Perrière entendit prévenir ses lecteurs : Fut mis à fin nostre present theatre, L’an mil cinq cens avecques trente six . Pource lecteur quand te vouldras esbater Tu le pourras lire de sens rassis. Si le langage est rude et mal assis, Le sens est grand si tu le veulx comprendre Veuilles nous donc benignement reprendre165.

31 Par delà l’« intellectuelle recreation » promise à Marguerite de Navarre et l’« esbatement » de ses futurs lecteurs, que devait servir l’élégance du dispositif emblématique qu’il avait imaginé, La Perrière espérait ainsi contribuer à l’éducation philosophique de ces derniers. Le succès éditorial de l’œuvre confirme que, dès la première édition, son Theatre trouva son public 166. Les raisons de ce succès semblent évidentes. L’auteur réalise là une alliance entre le texte et l’image qui propose une connaissance intuitive de la vérité profonde des êtres167. Prolongeant la tradition érasmienne selon laquelle les proverbes constituent des « étincelles » de vieille sagesse168, il propose une sorte de nouveau langage, une peinture du monde lisible par tous et une philosophie pratique utilisable par tous. Fait de « bons engins », l’œuvre cependant s’adressait aussi aux « bons engins », à ceux qui sauraient comprendre et découvrir le grand sens caché derrière les emblèmes, deviner et confondre les masques. La chose relevait en partie du jeu. Il s’agissait de saisir les réminiscences littéraires, de décrypter les énigmes recélées par les gravures et les dizains et d’en interpréter les

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allusions codées. Mais il s’agissait d’un jeu sérieux, et des plus érudits. Visant l’apprentissage, pour tout un chacun, de la sagesse169, celui-ci traitait en effet de perspectives politiques engageant le salut et le bien être de l’État170, et possiblement de la défense de vues spirituelles qui n’avaient pas, en 1535, le vent en poupe. Nul ne sait comment les nombreux lecteurs qui furent les siens interprétèrent les messages inscrits dans ces emblèmes, dont certains étaient susceptibles d’interprétations fort divergentes. Au fil du temps certaines allusions à l’actualité de la décennie 1530 ne pouvaient que s’évanouir. Dans les versions ultérieures, notamment dans les traductions, la portée satirique des pièces les plus piquantes fut du reste altérée171. Encore aujourd’hui, comprendre l’œuvre n’est pas chose aisée. Son type emblématique comme sa théâtralité servent une « mobilité doctrinale plus souple que la poésie lyrique ou la prose172 ». Les doctrines elles-mêmes qui l’inspirent, le stoïcisme en particulier, s’avèrent d’une grande malléabilité, dont les auteurs d’emblèmes religieux du second seizième siècle s’empareront sans ambages173. Malgré ces difficultés, l’œuvre nous paraît délivrer plusieurs enseignements notables. Tout d’abord, qu’il convient de restituer au théâtre la plénitude de son sens ancien, et aller plus avant dans l’étude des liens possibles entre l’emblématique et le théâtre174. Ensuite, qu’il est urgent de relire les œuvres d’emblèmes en s’attachant à l’étude du discours philosophique qu’il délivre, ce qui, à n’en pas douter, permettra d’apprécier plus sûrement le développement et la portée de certaines doctrines à la Renaissance, voire de mieux entendre la réceptivité des élites françaises à certaines thèses religieuses, à l’évangélisme non schismatique comme, peut-être, au calvinisme175. De tels travaux s’avèreront fort utiles, non seulement pour l’étude littéraire, philosophique et religieuse de la Renaissance, mais aussi pour l’étude historique du droit, et en particulier pour l’étude des doctrines juridiques portées par l’humanisme. L’importance du stoïcisme dans les évolutions connues par la pensée juridique à la Renaissance reste en effet à préciser, et dans ce cadre la fortune du De clementia de Sénèque, comme celle des doctrines stoïciennes vulgarisées par l’emblématique, n’est certainement pas à négliger.

NOTES

1. Voir la bibliographie non exhaustive de 167 titres donnée par L. van Delft, « L’idée de théâtre (XVIe -XVIIIe siècle) », Revue d’histoire littéraire de la France, 101, 2001, p. 1349-1365. 2. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, auquel sont contenus cent emblemes, Paris, Denis Janot, 1540 [n. s.]. L’œuvre a fait l’objet de très nombreuses éditions, dont le nombre reste controversé, et même de plusieurs traductions à la Renaissance, voir A. Adams, S. Rawles et A. Saunders, A bibliography of French emblem books, Genève, Droz, II, 2002, p. 20-45. Deux éditions modernes ont été données par A. Saunders, Le Theatre des bons engins, 1539, Menston, Yorkshire ; London, Scolar press, 1973 ; A. Saunders, Le Théâtre des bons engins. La Morosophie, Aldershot, Scolar Press, 1993. Dans la mesure où cet article s’efforce notamment de resituer l’œuvre dans le contexte de sa composition, c’est la première édition, l’édition A de Denis Janot qui a été ici utilisée, plus précisément l’exemplaire Rés. Z-2556 (numérisé) de la Bibliothèque nationale de France.

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3. Sur la définition du genre voir notamment L’emblème à la Renaissance, éd. Y. Giraud, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1982 ; A. Saunders, The sixteenth-century french emblem book : a decorative and useful genre, Genève, Droz, 1988 ; The emblem in Renaissance and Baroque Europe : tradition and variety, éd. A. Adams et A. J. Harper, Leide-New York-Cologne, E. J. Brill, 1992 ; J. -M. Châtelain, Livres d’emblèmes et de devise : une anthologie : 1531-1735, Paris, Klincksieck, 1993 ; A. -É. Spica, Symbolique humaniste et emblématique : l’évolution et les genres (1580-1700), Paris, H. Champion, 1996 ; Mundus emblematicus : studies in neo-latin emblem books, éd. K. A. E. Enenkel et A. S. Q. Visser, Turnhout, Brepols, 2003 ; V. Hayaert, « Mens emblematica » et humanisme juridique : le cas du « Pegma cum narrationibus philosophicis » de Pierre Coustau, 1555, Genève, Droz, 2008. 4. Voir sur l’œuvre notamment I. Bergal, « Discursive strategies in early French emblem books », Emblematica, 2/2, 1987, p. 273-291 ; S. Rawles, « The earliest editions of Guillaume de La Perrière’s Theatre des bons engins », Emblematica, 2/2, 1987, p. 381-386 ; A. Saunders, « The Theatre des bons engins through English eyes (La Perrière, Combe and Whitney) », Revue de littérature comparée, 64/4, 1990, p. 653-673 ; G. Cazals, Guillaume de La Perrière. Un humaniste à l’étude du politique, thèse, Université des sciences sociales de Toulouse, 2003 ; C. Balavoine, « Le Theatre des bons Engins de Guillaume de La Perrière : une “écriture” de l’entrée de Marguerite de Navarre à Toulouse en 1535 », Writing royal entries in early Modern Europe, éd. M. -C. Canova-Green, J. Andrews, M. -F. Wagner, Turnhout, Brepols, 2013, p. 303-322 ; G. Cazals, Guillaume de La Perrière, Genève, Droz, à paraître. 5. G. Cohen, Études d’histoire du théâtre en France au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1956 ; C. Mazouer, Le théâtre français de la Renaissance, Paris, H. Champion, 2002 ; Le théâtre en France des origines à nos jours, éd. A. Viala, Paris, Presses universitaires de France, 1997 (partie III, par M. -M. Fragonard) ; les travaux de J. Koopmans, notamment « Le théâtre à Toulouse au début du XVIe siècle », L’humanisme à Toulouse (1480-1596), éd. N. Dauvois, Paris, H. Champion, 2006, p. 393-407. 6. S. Chaouche, « Problématique du théâtral », Le théâtral de la France d’Ancien Régime. De la représentation de soi à la représentation scénique, éd. S. Chaouche, Paris, H. Champion, 2010, p. 7-21. 7. Notamment L. Desgraves et J. Megret, Répertoire des livres imprimés à Toulouse au XVIe siècle, 20e livraison, 151 : Toulouse, Baden-Baden, 1975, p. 68. 8. M. Magnien, « Approches humanistes de la satire régulière : hésitations et réticences », La satire en vers au XVIIe siècle. Littératures classiques, 24, printemps 1995, p. 10-28. 9. La Croix Du Maine, Du Verdier, Les bibliothèques françoises […]. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée, éd. M. Rigoley de Juvigny (1772-1773), Austria, 1969, IV, p. 113. L’œuvre a malheureusement elle aussi disparu. Sur le théâtre à Toulouse, à la Renaissance, voir cependant la Sotise à huit personnaiges [Le nouveau monde], éd. crit. O. A. Duhl, Genève, Droz, 2005 ; J. Koopmans, « Le théâtre à Toulouse au début du XVIe siècle », p. 393-407. 10. Voir supra, note 2, p. 271. 11. Ce sont les éditions Wechel qui ont lancé, à partir de 1534, la vogue de ce dispositif matériel, qui cependant n’a pas par la suite fait l’unanimité. S. Rawles, « Layout, typography and chronology in Chrétien Wechel’s editions of Alciato », An interregnum of the sign. The emblematic age in France, éd. D. Graham, Glasgow, Glasgow Emblem Studies, 2001, p. 49-71 ; G. Cazals, « Les juristes et la naissance de l’emblématique au temps de la Renaissance », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, 33, 2013, p. 37-124. 12. Voir infra notamment note 1, p. 282. 13. J. -M. Châtelain, Livres d’emblèmes et de devises, p. 75. 14. L’hypothèse selon laquelle La Perrière aurait lui-même effectué les dessins de ces emblèmes, au moins dans la première version manuscrite de ce travail, ne saurait selon nous être exclue comme le pense C. Balavoine, « Le Theatre des bons engins », notamment p. 306, et note 20.

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15. Le rôle du maître dans l’illustration de ses emblèmes reste éminemment controversé. Il est traditionnellement affirmé et admis que c’est Steyner qui, destinant l’ editio princeps des Emblemata d’Alciat à un public lettré comme à des lecteurs moins savants, a pris l’initiative d’associer aux textes des gravures sur bois de Jörg Breu, ayant jugé « fort utile d’expliciter par quelques dessins un peu frustes les profondes pensées de l’auteur, car les doctes comprendront tout cela par eux-mêmes ». Mais, à la fin du XIXe siècle, Max Rubensohn avait émis l’hypothèse selon laquelle le manuscrit transmis à Peutinger était accompagné de dessins attribuables au peintre milanais Bernardo Zenale. Et l’hypothèse s’avère d’autant plus intéressante que, dès les premières éditions Steyner et Wechel, sont présents des emblèmes dont les illustrations sont très proches de celles incluses dans la version de son recueil des antiquités milanaises revu en 1518-1519. Voir sur cet épineux débat, notamment H. Miedema, « The Term Emblema in Alciati », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 31, 1968, p. 234-250 ; C. Balavoine, « Archéologie de l’emblème littéraire : la dédicace à Conrad Peutinger des Emblemata d’André Alciat », Emblèmes et devises au temps de la Renaissance, éd. M. -T. Jones-Davies, Paris, J. Touzot, 1981, p. 9-21 ; C. Balavoine, « Les emblèmes d’Alciat : sens et contresens », L’emblème à la Renaissance, p. 49-59 ; D. L. Drysdall, « Alciat et le modèle de l’emblème », dans Le modèle à la Renaissance, éd. C. Balavoine, J. Lafond et P. Laurens, Paris, Librairie Vrin, 1986, p. 169-181 ; P. Laurens et F. Vuilleumier, « Entre histoire et emblème », Revue des études latines, 72, 1994, p. 218-237 ; P. Laurens, préface à l’édition fac-similé d’Alciat, Les emblèmes, Paris, Klincksieck, 1997, p. 27-30. 16. Sur ce lien entre emblématique et hiéroglyphes, G. Cazals, « Les juristes et la naissance de l’emblématique », p. 45 sq. 17. G. de La Perrière, « Epistre. A treshaulte et tresillustre princesse, madame Marguerite de France, seur unicque du treschrestien Roy de France. Guillaume de La Perrière son treshumble seriteur », Le theatre des bons engins, fol. [A iii v]. 18. Selon les théories humanistes de la peinture, la tâche de l’artiste se divise en plusieurs parties correspondant aux parties de la rhétorique romaine. Ainsi, faisant écho à la tripartition entre inventio, dispositio et elocutio, Dolce (Dialogo della pittura intitolato l’Aretino, 1557) distingue-t-il inventione, disegno et colorio . Selon lui, l’invention correspond avant tout au travail intellectuel préparatoire au travail de la toile : il s’agit du choix de l’histoire dont sera tirée la matière du tableau, mais aussi de l’esprit créateur (« l’engin ») dont procèdent l’ordre et la convenance, les attitudes, la variété et, pour ainsi dire, l’énergie des personnages, qui toutefois font aussi partie du disegno. Si l’on suit cette logique (sans bien sûr suivre à la lettre les théories de Dolce que La Perrière ne connaissait sans doute pas), il faut croire que La Perrière, qui revendique « l’invention » de ses emblèmes, a pu, a minima, faire le choix de l’histoire à représenter et prévoir l’arrangement général de l’image. Le terme d’« illustration » qu’il utilise par ailleurs (mais dans le cadre d’une déroutante polysémie puisque souvent ce sont pour lui les dizains qui « illustrent » les figures, voir infra) peut quant à lui constituer l’équivalent du disegno, esquisse préliminaire faite à partir de l’invention du peintre, équivalent de la dispositio laquelle, en rhétorique, consiste en une ébauche préliminaire du discours oratoire. W. L. Rensselaer, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture, XVe -XVIIIe siècles (1967), trad. et mise à jour M. Brock, Paris, Macula, 1991, p. 183 sq. 19. G. de La Perrière, « Epistre », fol. [A iiiv-A iiii]. 20. Ibid., fol. [A iiii] : « lesquelz des leur invention et commencement sont à vous seule tresillustre princesse, par moy vostre humble et petit serviteur (telz qu’ilz sont) consacrez et dediez ». Ce qui ne signifie pas forcément que ces emblèmes ont été composés pour la circonstance même de son entrée, comme l’affirme C. Balavoine, « Le Theatre des Bons Engins », p. 306. 21. G. Cazals, Guillaume de La Perrière, 2003, vol. 1, p. 124 sq. ; G. Cazals, Guillaume de La Perrière, à paraître. 22. D. Janot, « A monsieur le prevost de Paris ou son lieutenant civil », dans G. de La Perrière, Theatre des Bons Engins, fol. [A iv]. Chose que relève Stephen Rawles, qui souligne la part

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potentielle pris par La Perrière dans le dispositif graphique des éditions de son Theatre, tant auprès de Denis Janot qu’auprès de Jean de Tournes. S. Rawles, « The earliest editions of Guillaume de la Perrière’s Theatre des bons engins ’ », p. 381-386 ; voir aussi A. Adams et S. Rawles, « Jean de Tournes and the Theatre des bons engins », Emblems from Alciato to the Tattoo, éd. P. M. Daly, J. Manning et M. van Vaeck, Turnhout, Brepols, 2001, p. 21-51 ; S. Rawles, « The Daedalus affair : the Lyon piracy of the Theatre des bons engins », Intellectual Life in Renaissance Lyon, éd. Ph. Ford et G. Jondorf, Cambridge, Cambridge French Colloquia, 1993, p. 49-61 ; S. Rawles, « The full truth about Daedalus : Denis de Harsy’s introduction of emblem books to the Lyons market », Emblematica, 7/2, 1993, p. 205-215. 23. « L’emblème, c’est fait par un comité ! », affirme D. Russel. Cité par A. Adams, « La conception et l’édition des livres d’emblème dans la France du XVIe siècle. Une problématique collaboration entre un auteur et un éditeur », Littérature, 145, 2007/1 (« L’emblème littéraire : théories et pratiques »), p. 10. 24. Outre le Theatre des Bons Engins, furent également illustrés les Annalles de Foix, les Cent Considérations d’amour (du moins dans sa première édition, qui a malheureusement disparu), la Morosophie et le Miroir Politicque. 25. Tel est encore le cas des Annalles de Foix, dont la nature historiographique a priori n’appelait pas l’illustration, et dont le caractère particulièrement soigné dénote dans le cadre de la production imprimée toulousaine, dans laquelle les gravures restaient rares, et les bois étaient souvent, voire systématiquement réutilisés. Abbé R. Corraze, « L’impression des Annales de Foix en 1539 », Bulletin historique du diocèse de Pamiers, Couserans et Foix¸ 15e année, 45-46, janvier-juin 1940, p. 193-199. 26. L’invention des « arbres » et des « portraits », arborescences et illustrations du Miroir politicque est en effet explicitement revendiquée par La Perrière, qui les avait conçus dès la première version, restée manuscrite et ayant disparu, de l’ouvrage. G. Cazals, Guillaume de La Perrière, à paraître. Le Miroir politicque constitue l’un des rares ouvrages politiques illustrés de la Renaissance, et reste considéré comme l’une des plus belles réalisations de l’association entre Macé Bonhomme et Georges Reverdy. L’exceptionnel « pourtraict de Prudence » qui y figure, considéré comme le chef d’œuvre de ce graveur, a été, affirme La Perrière, « disposé de notre invention et declaré par un huytain ». G. de La Perrière, Miroir Politicque, Lyon, Macé Bonhomme, 1555 [a. s.], p. 54. 27. G. Cazals, Guillaume de La Perrière, 2003, p. 59 sq. ; à paraître. 28. Ibid., p. 88 sq. ; à paraître. 29. Voir supra note 2, p. 277. 30. Voir simultanément l’emblème du Theatre des bons engins figurant un peintre (XV) et le portrait des Annalles de Foix représentant l’auteur écrivant son livre, probablement vers 1539 (Toulouse, Nicolas Vieillard, 1539, fol. [Br ]) ; puis le portrait qui le représente à 52 ans ainsi que l’emblème représentant un tailleur de bois dans La Morosophie (Lyon, Macé Bonhomme, 1553, fol. [A 2v] ; emblème 78). 31. Sur ce motif classique tiré de l’Art poétique d’Horace (v. 361), voir notamment R. J. Clements, Picta poesis. Literary and humanistic theory in Renaissance emblem books, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1960 ; W. L. Rensselaer, Ut pictura poesis, p. 12 et suivantes. 32. G. Cazals, « Les juristes et la naissance de l’emblématique », notamment p. 58-60. 33. Les livrets d’entrée solennels se multiplient dans les années 1530, souvent après la cérémonie de l’entrée, pour commémorer l’événement. Voir récemment French ceremonial entries in the Sixteenth century : event, image, text, éd. N. Russell et H. Visentin, Toronto, Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2007, notamment H. Visentin, « The material form and the function of printed accounts of Henri II’s triomphal entries (1547-1551) », p. 1-28 ; M. M. McGowan, « The status of the printed text », p. 29-54 et W. Kemp, « Transformations in the printing of royal entries during the reign of François Ier : the role of Geofroy Tory », p. 111-132.

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34. C. Balavoine, « Le Theatre des bons engins », p. 304. 35. Contrairement à ce que semble croire C. Balavoine, Ibid., p. 305. Mais aucun acte des archives municipales de Toulouse n’existe en ce sens, alors même que nous avons conservé les traces des commandes relatives aux harangues et à l’ordonnancement des médailles. Si tel avait été le cas, La Perrière du reste n’eut pas manqué de s’en vanter et de chercher à se faire rémunérer pour ses services. 36. « Remplissage » dont La Perrière serait coutumier et qu’illustrerait par ailleurs l’insertion, dans le Miroir Politicque, de la partie qui correspond au mariage. C. Balavoine, Ibid., p. 304 et 307. Mais le mariage fait au premier chef partie des questions politiques et juridiques fondatrices de l’État. La Perrière ne s’y trompe pas plus que Bodin. G. Cazals, Une civile société. La République selon Guillaume de La Perrière (1499-1554), Toulouse, Presses de l’université des sciences sociales, 2008. 37. C. Balavoine, Ibid., p. 304. 38. Sur les modifications intervenues entre les différentes éditions, voir les travaux de S. Rawles cités supra note 4, p. 271. 39. Et ceci d’autant plus qu’est saisissante la ressemblance entre certains emblèmes et les tableaux vivants mis en scène lors des entrées royales, lorsqu’un « expositeur » est chargé d’expliquer ces tableaux par des textes qui correspondent à des quatrains ou des dizains, éventuellement inscrits sur des rouleaux. Voir chez P. Gringore, Les entrées royales à Paris de Marie d’Angleterre (1514) et Claude de France (1517), éd. C. J. Brown, Genève, Droz, 2005, notamment p. 85-86, et les figures p. 108 sq. Voir aussi sur la notion de pegme V. Hayaert, « Mens emblematica » et humanisme juridique : le cas du « Pegma cum narrationibus philosophicis » de Pierre Coustau, 1555, Genève, Droz, 2008. 40. Ces techniques se complexifient à la Renaissance, l’Italie opérant la révolution scénographique qui devait amener au développement d’illusions capables de donner sur la scène l’exacte image de lieux réels grâce à l’art de la perspective et du trompe-l’œil. C. Mazouer, « Les machines de théâtre au XVIe siècle », L’invention au XVIe siècle, éd. C. -G. Dubois, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1987, p. 197-218. 41. Sur laquelle voir entre autres travaux E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses universitaires de France, 1956, rééd. 1991, p. 238 ; R. Bernheimer, « Theatrum mundi », The art bulletin, 38, 1956, p. 225-247 ; J. Jacquot, « Le théâtre du monde de Shakespeare a Calderon », Revue de littérature comparée, 31/3, 1957, p. 341-372 ; H. Weisinger, « Theatrum mundi : illusion as reality », The agony and the triumph : papers on the use and abuse of Mythe, Michigan, East Lansing, 1964, p. 58-70 ; L. Christian, theatrum mundi : the history of an idea, New York, Garland, 1987 ; G. Camillo, L’idea tel Theatro, éd. Lina Bolzoni, Turin, RES, 1990 ; J. -P. Bordier, Le jeu théâtral, ses marges, ses frontières, Paris, H. Champion, 1999. 42. L. van Delft, « L’idée de théâtre », p. 1350. Le terme médiéval de theatrum désignait l’étal du marchand et l’ambition du théâtre de la mémoire conçu par Giulio Camillo (1480-1544) était d’élaborer un système mnémonique universel, avec le but affiché de « rassembler tous les concepts humains, toutes les choses qui existent dans le monde entier ». M. -D. Couzinet, Histoire et méthode à la Renaissance : une lecture de la Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin, Paris, J. Vrin, 1997, p. 65-66. 43. M. de Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité », éd. Villey et Saulnier, Paris, PUF, 1965, p. 994. 44. Sur la théorie humaniste selon laquelle, pour la peinture comme pour la poésie, « l’homme était l’objet d’étude le plus approprié à l’humanité », et la représentation idéalisée des actions de l’homme, le thème de la peinture humaniste. W. L. Rensselaer, Ut pictura poesis, p. 175 sq. 45. L. van Delft, « L’idée de théâtre », p. 1350. 46. Comme le rappelle L. van Delft, « L’idée de théâtre », p. 1352-1353. 47. V. Stiénon, « Filer la métaphore dramaturgique. Efficacité et limites conceptuelles du théâtre de la posture », Contextes, 8, 2011, en ligne. 48. Tels le peintre (XV), l’oiseleur (LIIII) ou le praticien (LXVI).

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49. Tels le jeu de balle (V), le jeu de paume (XLI) ou le jeu de cartes (LXXVI). 50. L’homme s’y trouve représenté rasant un lion (III), faisant fuir des mouches (IIII), attisant le feu d’un glaive (VII), mettant à son doigt un anneau (IX), pesant sur une balance (X) tendant la main à un étranger (XI), affaibli par l’âge ou trop vigoureux en sa jeunesse (XII), nourrissant un porc (XVII), luttant contre les insectes qu’attire son épée couverte de miel (XXI), pêchant (XXIII, aussi XLIIII), tirant à l’arc (XXV), combattant (XXVI), jouant aux échecs (XXVII, LIX), cueillant une rose (XXX), frappant l’enclume d’une épée (XXXI), cherchant à fendre la roche d’un rasoir (XXXIII), au cœur d’un labyrinthe (XXXV), cherchant à attraper le vent dans un filet (XXXVI), mort dévoré par les corbeaux (XLV), les puces et les poux (XCIIII), nourrissant âne et chien (XLVI), malade (L), se regardant au miroir (LIII), arrachant le queue d’un cheval (LV), conduisant un lion (LVIII), cherchant à abuser le lion avec un masque (LX), nageant chargé de fer (LXX), fixant une horloge (LXXI), appâtant ses semblables (LXXIII), versant de l’eau dans un pot (LXXIIII), aux prises avec amour (LXXVII), cherchant à animer les ailes d’un moulin avec un soufflet (LXXXV), avec sa femme (LXXXVIII), brûlé par le soleil (LXXXIX), laissant s’échapper un oiseau (LXXXX), se mariant bandé (XCIII), se lamentant face à son mulet embourbé (XCV), capturant un dauphin (XCVI), foulant aux pieds le safran (XCVII). 51. L’idée est en permanence sous-jacente, et les termes d’« homme » et ou d’humains, omniprésents. 52. Voir Aristote, La poétique, éd. R. Dupont-Roc, J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, notamment 1448b4. Traduite en latin en 1498, éditée en grec en 1503, la Poétique fit l’objet d’une nouvelle traduction latine par Paccius, en 1536. Cette édition fut l’occasion d’un intérêt renouvelé pour le modèle théâtral qu’elle proposait, dont témoignent les éditions commentées de Robortello (1548), Maggi (1550) puis Scaliger (1561). 53. Tels l’ adulescens, le senex, le parasitus, le servus, l’ uxor, la mulier . F. Dupont, P. Letessier, Le théâtre romain, Paris, A. Colin, 2011. 54. La vision de l’homme terrassé par le chagrin ou la colère peut ainsi saisir le lecteur quel que soit son degré d’instruction. F. Dupont, Les monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, 1995, p. 92, 94 sq. 55. Comme l’écrivait Philostrate au sujet de Théophraste décrivant des tableaux : il « entend parler » les figures peintes. Celui qui regarde le tableau « voit les cris aigus des Bacchantes ». F. Dupont, Ibid., p. 98. 56. Même si, aux yeux de certains, l’adéquation entre les illustrations et les textes ne va pas sans lourdeur, le commentaire tournant à la paraphrase amplificatrice de l’image et à la glose peu raffinée. A. Stegmann, « La théorie de l’emblème et de la devise en France et en Italie », L’emblème à la Renaissance, p. 65 ; A. Saunders, « Picta Poesis : the relationship between figure and text in the sixteenth-century French emblem Book », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, 48/3, 1986, p. 621-652 ; voir aussi C. Balavoine, « Le statut de l’image dans les livres emblématiques en France de 1580 à 1630 », L’Automne de la Renaissance, éd. J. Lafond et A. Stegmann, Paris, Librairie Vrin, 1981, p. 163-178. 57. Voir la citation citée supra, note 4, p. 274. 58. Les références savantes restent rares dans le texte puisque seuls sept emblèmes se réfèrent explicitement à des sources ayant inspiré l’auteur : Pythagore (VII, VIII, IX), Homère (LVII), saint Paul (XV), Boccace (LXII) et « mainct poète » (LXXXVII). Évidemment, La Perrière a bien plus largement puisé dans ses lectures que ne pourrait le laisser penser ce petit nombre de citations, assez peu dans les hiéroglyphes ou dans sa culture classique mais plus étonnamment chez les modernes Boccace, Pétrarque sinon Machiavel Francesco Colonna, Mario Equicola, Pétrarque, Alciat, Marot, et surtout Érasme, dont les Adagia ont fourni la matière principale du Theatre . G. Cazals, Guillaume de La Perrière, à paraître. 59. G. de La Perrière, « Au lecteur Huitain », fol. [O iiiir ] ; « Epistre », fol. [A iiiiir].

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60. Voir sur ces problématiques les lignes de G. Venet, Temps et vision tragique. Shakespeare et ses contemporains, 2e éd., Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2002, p. 115-117. 61. G. Navaud, Persona. Le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare, Genève, Droz, 2011, p. 74. 62. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème I. 63. Celle de François Ier à Toulouse en 1533 selon C. Balavoine, « Le Theatre des Bons Engins », p. 309. 64. G. de La Perrière, « Epistre », fol. [A iiiv]. Voir également les emblèmes XXX et LVII. 65. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, XLVII. 66. Ibid., XVI, XVIII, XXXVII, LXXVII, XCIII, XCVI. 67. Ibid., XI, XIIII, XXXI. 68. Ibid., XX, XXVIII. 69. Ibid., XIII, XVII, XXIX, XXX, XIX, XXIIII, XLVI, LXIX, XCVIII. 70. Voir infra. 71. Ibid., III, XLII, XLV, LIIII, LVIII, LXX, LXXIII, XCIIII. 72. F. Dupont, Les monstres de Sénèque, p. 55-56. 73. G. de La Perrière, Ibid., XXXVIII. 74. Comme il l’est chez Boiastuau, Theatre du Monde (1558), éd. M. Simonin, Paris, Droz, 1981 ; C. Andrès, « La metáfora del theatrum mundi en Pierre Boiastuau y Calderón (en la vida es sueño y el grand theatro del mundo ) », Criticon, 91, 2004, p. 67-78. 75. Les emblèmes démontrent, remontrent ou font « notable demonstrance » (I, XVIII, XVIIII, XXV, XXVII), font entendre au lecteur (II), l’avisent (VII), lui font connaître (XIIII), dénotent (XXVIII). 76. Comme dans de nombreux théâtres. S. Bastien, « La métaphore théâtrale pour penser la vie », Que peut la métaphore ? Histoire, savoir et poétique, éd. S. David, J. Przychodzen et F. -E. Boucher, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 97-111. 77. E. R. Curtius, La littérature européenne, p. 241. C’était le cas de l’œuvre de Jean Bodin : J. Bodin, Universae naturae theatrum, Lyon, J. Roussin, 1596 ; M. -D. Couzinet, Histoire et méthode à la Renaissance, p. 67 également p. 72. C’était aussi le cas de nombreux recueils d’emblèmes inspirés par la Contre-Réforme et l’humanisme jésuite. G. Bossé-Truche, « Les représentations de la Prudence et de la Providence dans quelques recueils d’emblèmes espagnols (XVIe -XVIIe siècles) », dans Hasard et Providence XIVe -XVIIe siècles, éd. M. -L. Demonet, Tours, Centre d’études supérieures de la Renaissance, 2007, p. 6, en ligne. 78. G. Navaud, Persona, p. 491. 79. E. R. Curtius, La littérature européenne, p. 241. Dans la tragédie antique les notions de sujet et de volonté sont en pleine émergence. J. -P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne (1972), rééd. Paris, La découverte, 2001, p. 44-45. 80. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème XXVIII : « Jeu de fortune est tant impetueulx,/Que grans et gros souvent elle renverse. /Le saige estant, en tous faictz vertueulx,/ N’est point subject à sa fureur perverse :/Car non obstant qu’elle soit trop diverse,/Contre vertu n’a toutesfois puissance. /Par la Tortue en avons reponstrance,/Qui sur son corps porte cocque si dure,/Qu’elle ne craint des mousches l’insolence,/Car pour sa cocque ont trop foyble poincture. » 81. F. Farago, Les grands courants de la pensée antique, Paris, A. Colin, 1998, p. 77. 82. Ibid., p. 75. 83. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème XXX. 84. Ibid., XXIIII, XLVIII, LVI, notamment. 85. Ibid., LXXXIII. 86. Ibid., LII. 87. Ibid., LXVII : « L’homme constant est semblable à l’enclume,/Qui des marteaulx ne crainct la violence. /Cueur vertueux est de telle coustume,/Que de malheur ne doubte l’insolence :/Ne

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craint fureur, yre, malevolence,/Contre tous maulx est prompt à resister :/Pour quelque effort ne se veult desister/De parvenir en honneur et prouesse. /Constance faict le saige persister/En son entier, et conquester noblesse. » Sur la constance voir encore l’emblème XCVII. 88. Ibid., XLIII : « Contre le vent et la grande tempeste/La main de l’homme a valeur et puissance […] ». 89. Ibid., XXXXIII : « Vertu de bras fait voguer la gallée,/Malgré des vents, ses forces, & renforts. / Ce que nous fait demonstance assez claire,/De ceulx, qui ont les couraiges peu forts. /Si d’adventure on n’est par ses efforts,/Du premier coup parvenu, ou l’on tend,/Sans desespoir, osté ce qu’on pretend,/Par autre endroit il fault qu’on y pourvoye :/Car qui ne peult venir, ou il s’attend,/Par un costé, si cherche une aultre voye ». Voir également l’emblème XCV : « En revenant ou allant à ta grange,/S’il advenoit que tout subitement/Cheust ton mulet au meillieu de la fange/Don’t il ne peust sortir facilement :/Que ferois-tu ? Vers Dieu premierement t’adresseras, implorant son secours :/Mais cependant qu’as à luy ton recours/mectz y la main, avant qu’arrester plus, Releve le par la queue à plain cours,/priant que Dieu parface le surplus ». 90. Ibid., I. 91. C. Andrès, « La metáfora del theatrum mundi », p. 67-78. 92. M. Trédé, « Le théâtre comme métaphore au II e siècle ap. J. -C. : survivances et métamorphoses », Comptes-Rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 146/2, 2002, p. 585. 93. Mundus est fabula affirmeront les philosophes classiques. J. -P. Cavaillé, Descartes : la fable du monde, Paris, Vrin, 1991, p. 34. 94. G. de La Perrière, Le Theatre des bons engins, emblème VI : « Masques seront cy apres de requeste,/Aultant ou plus qu’elles furent iamais. /On n’en usoit en banquet ou en feste/ Anciennement, sinon par entremetz,/Encor non pas toute personne : mais/Pour le present, n’est homme qui n’en use,/Chascun veult faindre & colorer sa ruse,/Dissimuler, soubz contrefaict langaige. /Merveille n’est, si de masque on abuse,/Car chascun tasche à faulser son visaige ». 95. Ibid., LX par exemple. 96. M. Trédé, « Le théâtre comme métaphore au II e siècle ap. J. -C. : survivances et métamorphoses », p. 594. 97. L. Zanta, La renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, Paris, 1914 ; Genève, Slatkine reprints, 1975, p. 75-94. 98. P. Veyne, Sénèque, p. 18-19. 99. L. van Delft, Le moraliste classique. Essai de définition et de typologie, Genève, Droz, 1982, p. 224-226. 100. Comme le préconise également l’éthique chrétienne, et notamment Saint Thomas qui syncrétise dans la Somme théologique le rapport entre vertus théologales et vertus cardinales. G. Bossé-Truche, « Les représentations de la Prudence et de la Providence », p. 1-18, p. 2. 101. L. van Delft, Ibid., p. 205-206. 102. G. de La Perrière, « Epistre », fol. [A iiiv]. 103. Sur ces critiques, voir notamment P. Faider, Études sur Sénèque, Gand, Van Rysselberghe et Rombaut, 1921 ; M. Spanneut, « Permanence de Sénèque le Philosophe », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, 39, 1980, p. 361-407 ; M. Armisen-Marchetti, « Des mots et des choses : quelque remarques sur le style du moraliste Sénèque », Vita Latina, 141, 1996, p. 5-13 ; V. Trovato, L’œuvre du philosophe Sénèque dans la culture européenne, Paris, L’Harmattan, 2005. 104. La première édition des œuvres de Sénèque donnée par Érasme (Senecae opera, Bâle, Froben, 1515), est rapidement désavouée par lui, et suivie de plusieurs rééditions. Sur les différentes éditions de Sénèque et des auteurs stoïciens à la Renaissance, voir J. Eymard d’Angers, « Le renouveau du stoïcisme en France au XVIe et au début du XVIIe siècle », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1, mars 1964, p. 122-147 ; W. Trillitzsch, « Erasmus und Seneca », Philologus, 109, 1965, p. 270-293 ; J. Eymard d’Angers, Recherches sur le stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècles, Hildesheim

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et New York, 1976 ; Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, éd. P. -F. Moreau, Paris, Albin Michel, 1999 ; L. Zanta, La renaissance du stoïcisme au XVIe siècle ; F. de Caigny, Sénèque le tragique en France (XVIe -XVIIe siècles), Imitation, traduction, adaptation, Paris, Classiques Garnier, 2011. 105. Le Sermon sur la Providence de Zwingli donnant l’impression d’être un commentaire de morceaux choisis de Sénèque, selon F. Wendel, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 1950 ; rééd. Genève, Labor et Fides, 1985 ; P. Stephens, Zwingli le théologien, Genève, Labor et Fides, p. 129. 106. Calvin, L. Annei Senecae, romani senatoris, ac philosophi clarissimi, libri duo de clementia, ad Neronem Caesarem […] commentariolis illustrati, [Paris], L. Cyaneum, 1532 ; voir l’édition de F. L. Battles et A. M. Hugo, Calvins commentary’s on Seneca’s De clementia, Leiden, E. J. Brill, 1969. L’hypothèse selon laquelle Calvin aurait pu avoir, en commentant ce texte, comme arrière- pensée politique celle de recommander à François Ier la clémence à l’égard des protestants n’est étayée par aucune source. La date de la publication ne s’y prête guère puisque ces commentaires sont publiés au moment où les persécutions sont rares, le roi de France paraissant justement disposé à ouvrir son règne aux idées nouvelles. L’œuvre paraît en revanche prioritairement témoigner des travaux humanistes conduits par le jeune Calvin, notamment à Bourges. H. Lecoultre, « Calvin d’après son commentaire sur le De clementia de Sénèque », Revue de théologie et de philosophie, Lausanne, 24, 1891, p. 51-77 ; Q. Breen, John Calvin. A Study in French Humanism, Grand Rapids, Michigan, 1936, p. 67-99 ; F. Wendel, Calvin, sources et évolution, p. 12-20 ; V. Mellinghoff-Bourgerie, « Calvin émule d’Érasme », Calvin et ses contemporains, éd. O. Millet, Genève, Droz, 1998, p. 225-245 ; D. Crouzet, Jean Calvin. Vies parallèles, Paris, Fayard, 2000 ; Calvin et l’humanisme, éd. B. Boudou, A. -P. Pouey-Mounou, Genève, Droz, 2012, notamment M. Engammare, « Jean Calvin Exégète humaniste », p. 53-72. 107. Calvin, dans la préface du Libri duo de clementia, cité par H. Lecoultre, « Calvin d’après son commentaire », p. 57-59. 108. H. Lecoultre, ibid., p. 59. 109. En atteste l’affaire Caturce, en 1532. G. Cazals, « Des procès humanistes au procès de Toulouse : Toulouse barbare ? », Littérature et droit, du Moyen Âge à la période baroque : le procès exemplaire, éd. S. Geonget et B. Méniel, Paris, H. Champion, 2008, p. 161-189. 110. H. Busson, Le rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, 1533-1601, Paris, J. Vrin, rééd. 1971 ; F. de Caigny, Sénèque le tragique en France, p. 34 note 4. 111. G. Cazals, « Des procès humanistes ». 112. G. Cazals, Guillaume de La Perrière, à paraître. 113. Après le 1er novembre 1533, date à laquelle Nicolas Cop, nouveau recteur de l’université de Paris, a prêché la justification par la foi, Calvin s’enfuit. La tradition veut qu’avant de s’installer à Bâle et après être passé par Poitiers et Angoulême, il se soit réfugié à Nérac où il aurait été reçu par Marguerite. P. Jourda, Marguerite d’Angoulême. Duchesse d’Alençon, Reine de Navarre (1492-1549). Étude biographique et littéraire, Paris, H. Champion, 1930 ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 181, 185 note 90 ; M. Vial, Jean Calvin. Introduction à sa pensée théologique, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 17. 114. La première traduction française du Manuel d’Épictète (Lyon, Jean de Tournes, 1544) est due à Antoine Du Moulin que Marguerite rencontre justement lors de son voyage à Toulouse en 1535. C’est ensuite Jean De Coras qui traduit de l’Epictète apocryphe la fameuse Altercation en forme de dialogue (Paris, G. Buon, 1558). Par la suite, ce ne sera pas un Toulousain, mais un franc réformé, Antoine de Rivaudeau, qui publie La doctrine d’Epictete stoïcien, comme l’homme se peult rendre vertueux, libre, sans passion (Poitiers, E. de Marnef, 1567). L. Zanta, La renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, p. 143-144. 115. Selon Bertrand Hélie qui relate dans l’Historia Fuxensium comitum (Toulouse, N. Vieillard, 1540) le séjour qu’elle fit dans le comté de Foix, à Mazères, où l’accueillit l’évêque de Mirepoix

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Philippe de Lévis. Voir aussi P. Jourda, Marguerite d’Angoulême, p. 188-189 ; R. Ritter, Les solitudes de Marguerite de Navarre (1527-1549), Paris, Ancienne librairie H. Champion, 1953, p. 39-41. 116. Pour paraphraser H. Lecoultre, « Calvin d’après son commentaire », p. 61. 117. C. Schmidt, « Le mysticisme quiétiste en France au début de la réformation », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1857, p. 449-464 ou tiré à part, 1858. Voir également F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites : le mouvement évangélique français sous François Ier », Lire et découvrir : la circulation des idées au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1998, p. 619-625. 118. À l’ouverture du Tiers Livre, Rabelais invite Marguerite de Navarre à abandonner pour un temps sa divine « apathie ». A. Dickow, « “Remede contre fascherie ?” Critique de l’Apatheia dans le Tiers Livre de Pantagruel », Études Rabelaisiennes, 46, 2008, p. 77-99, notamment p. 77 note 3. 119. M. Spanneut, « Permanence de Sénèque le Philosophe », ici p. 384. Convaincu que le monde, étant l’œuvre de la providence divine, ne saurait être dominé par le hasard, Calvin y défend les doctrines stoïciennes par rapport à celles d’Épicure. Sans aller jusqu’à les suivre en totalité. Tandis que pour les stoïciens la fortune est une nécessité aveugle, liée à la connexion des causes (que Calvin compare souvent à un labyrinthe), pour Calvin rien n’est fortuit, Dieu décide de tout, conservant son libre arbitre. Voir aussi P. -F. Moreau, « Calvin : fascination et critique du stoïcisme », Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, p. 61. 120. P. -F. Moreau, Ibid., p. 53-54. 121. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, fol. [A iiiv]. 122. Par nous même, dans notre thèse et dans G. Cazals, « Les juristes et la naissance de l’emblématique », p. 72. 123. G. Bossé-Truche, « Les représentations de la Prudence et de la Providence », p. 2-3. 124. P. -F. Moreau, « Calvin : fascination et critique du stoïcisme », p. 55. 125. Si l’année 1533 avait paru être une année miraculeuse, le 1500e anniversaire de la mort du Christ, les choses s’étaient rapidement gâtées. D. Crouzet, « Circa 1533 : anxieties, desires, and dreams », Journal of early modern history, 5, 2001, p. 24-61. Les vrais vaincus des années 1540-1550 ne furent pas les hommes de l’exil, l’incandescent duo Farel-Calvin, mais ceux qui restèrent dans le royaume et dans l’Église catholique. P. Cabanel, Histoire des protestants en France (XVIe -XXIe siècle), Paris, Fayard, 2012, p. 38, 43 sq. Dans la mesure où l’affaire des Placards fut le fruit d’une politique consciente et non pas un acte de folie, elle représente pour Higman une tentative de saboter cette « réforme douce » qui progressait si bien en France. F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites », p. 623. 126. Tels Roussel, Du Bourg, Fumée, d’Espence. F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites », p. 625 ; J. A. Reid, « French evangelical networks before 1555 : protochruches ? », La réforme en France et en Italie. Contacts, comparaisons, et contrastes, Rome, École française de Rome, 2007, p. 105-124, 123 ; J. A. Reid, King’s sister-queen of dissent : Marguerite of Navarre (1492-1549) and her evangelical network, Leide, Brill, 2009. 127. Selon Higman, ce mouvement de réforme qui rejetait la « solution suisse » et faisait des progrès importants vers 1534, et qui subit les lourdes conséquences de l’affaire des Placards, se prolongea même jusqu’à la fin du siècle. Pour eux, Genève n’était pas le seul modèle possible. Ainsi, quand le cardinal Odet de Châtillon s’exila de France, c’est en Angleterre qu’il se réfugia. Ces gens menaient une vie à haut risque (Anne Du Bourg fut envoyé au bûcher en 1550 pour avoir critiqué contre la persécution des hérétiques) et la discrétion était de rigueur. L’identification de ces personnes, l’étude de leurs réseaux de contacts et de clientèles, l’analyse de leurs idées forment un domaine de recherche loin d’être épuisé. F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites », p. 625. La formation tardive des églises serait due non au manque de leadership mais aux directions que les leaders donnaient. J. A. Reid, King’s sister ; J. A. Reid, « French evangelical networks », p. 123.

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128. J. A. Reid, King’s sister, vol. 2, p. 449 ; renvoyant à F. Higman, Piety and the poeple : religious printing in french, 1511-1551, Aldershot, Scolar press, 1996. 129. O. Millet, Calvin et la dynamique de la parole. Étude de rhétorique réformée, Paris, Champion, 1992 ; I. Garnier-Mathez, L’épithète et la connivence : écriture concertée chez les évangéliques, Genève, Droz, 2005. 130. C. A. Mayer, « Coq-à-l’âne : définition, invention, attributions », French Studies, 16, 1962, p. 1-13, rééd. dans Clément Marot et autres études sur la littérature française de la Renaissance, Paris, Champion, 1993, p. 145-158 ; J. E. Girot, « La poétique du coq-à-l’âne : autour d’une version inédite du “Grup” de Clément Marot », La génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515-1550), éd. G. Defaux, Paris, H. Champion, 1997, p. 315-346. 131. Première dramaturge française connue à ce jour, Marguerite de Navarre a été nourrie, dès son enfance, par les spectacles qui rythmaient la vie sociale de son époque : mystères, passions, moralités, farces, sotties et autres jeux dramatiques. Héritière d’un théâtre qui se veut un lieu de communion entre les puissants et leurs sujets, elle n’hésite pas à donner à ses pièces un contenu satirique ou revendicatif. Au lendemain de l’affaire des Placards, entre 1534 et 1534, elle s’attèle à la composition du Mallade et de l’Inquisiteur, lesquelles confrontent les thèses évangéliques avec les normes institutionnelles représentatives de l’orthodoxie, avec des tendances polémiques nettes. Dans le Midi, dans le Béarn et en Navarre, où elle compose ses pièces, elle et son cercle d’intimes se laissent fréquemment aller à faire, comme à Nérac, en 1543, « mommeries et farces », comme elle l’écrit à M. d’Izernay le 12 janvier 1543. P. Jourda, Répertoire analytique et chronologique de la correspondance de Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, reine de Navarre (1492-1549), Paris, H. Champion, 1930, n. 926, p. 205. Voir M. de Navarre, Théâtre profane, éd. V. L. Saulnier, Genève-Paris, Droz-Librairie Minard, 1978, p. XVII-XVIII ; M. de Navarre, Œuvres complètes, IV : Théâtre, éd. G. Hasenohr et O. Millet, Paris, H. Champion, 2002, notamment p. 9 ; et sur les œuvres, G. Dirk Jonker, Le protestantisme et le théâtre en langue française au XVIe siècle, Groningen- Batavia, J. B. Wolter, 1939 ; F. R. Atance, « Les comédies profanes de Marguerite de Navarre : aspects de la satire religieuse en France au XVIe siècle », Revue d’histoire et de philologie religieuse, 56, 1976, p. 289-313 ; J. Beck, Théâtre et propagande au début de la réforme, Genève-Paris, Slatkine, 1986 ; Marguerite de Navarre 1492-1992, actes du colloque de Pau, éd. N. Cazauran et J. Dauphiné, Mont-de-Marsan, éditions interuniversitaires, 1995, p. 235-241 ; Renaissance et réforme, 26, 2002, Quêtes spirituelles et actualités contemporaines dans le théâtre de Marguerite de Navarre, éd. O. A. Duhl, notamment R. Reynolds-Cornell, « Comédies bibliques, comédies profanes de Marguerite de Navarre, deux faces d’un Janus évangélique », p. 11-31 ; J. Koopmans, « L’allégorie théâtrale au début du XVIe siècle : le cas des pièces profanes de Marguerite de Navarre », p. 65-89 ; Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, XVIe siècle, éd. A. Evain, P. Gethner, H. Goldwyn, Saint-Étienne, Presses de l’université de Saint-Étienne, 2006, p. 16-17 ; O. A. Duhl, « La polémique religieuse dans le théâtre de Marguerite de Navarre », dans Le théâtre polémique français 1450-1550, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 189-210. 132. Que révèle l’invitation à dîner qu’adresse le poète à Boyssoné, Villars, et La Perrière : « Demain que Sol veult le jour dominer,/Vien Boyssoné, Villas, & La Perriere,/Je vous convie avec moy à disner,/Ne rejectez ma semonce en arriere :/Car en disnant, Phebus par la Verriere/(Sans la briser) viendra veoir ses Supposts,/Et donnera saveur a noz propos,/En les faisant dedans noz bouches naistre :/Fy du repas, qui en paix, & repos/Ne sçait l’esprit (avec le corps) repaistre » (C. Marot, « Second Livre des Epigrammes », L, « Il convie troys poëtes a disner », Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris, Bordas, vol. II, 1993, p. 269). 133. J. A. Reid, King’s sister, vol. II, p. 389 et 448. 134. G. Cazals, Guillaume de La Perrière, à paraître. 135. Selon l’analyse de J. Schwartz, « Emblematic theory and practice : the case of the Sixteenth century French emblem books », Emblematica, 2/2, 1987, p. 295 sq.

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136. Tel sera le sens de l’emblème repris par Thomas Combe, et explicité par John Selden. P. Goodrich, « Devising law : on the philosophy of legal emblems », Law, Culture and Visual Studies, éd. A. Wagner et R. K. Sherwing, Dordrecht, Springer, 2013, p. 3-23. 137. Le theatre des bons engins, XV, XXIII, XXXIIII, LXXXV. Selon une thématique déjà fort présente chez Alciat, une éthique de la parole fondée avant toute chose sur la sobriété du langage. G. Cazals, « Les juristes et la naissance de l’emblématique », p. 66. 138. En lien avec le problème de la traduction des Saintes Écritures. P. Cabanel, Histoire des protestants en France (XVIe -XXIe siècle), Paris, Fayard, 2012, p. 28. 139. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème XXXIIII. 140. G. Bosse-Truche, « Les représentations de la Prudence et de la Providence », p. 6. 141. S’abstenant de parler de la vénération des saints, du purgatoire, des reliques, du système sacramentel, des adiaphora, dont l’Évangile ne parle pas. F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites », p. 622 ; H. Daussy, « Les élites face à la Réforme dans le royaume de France (ca 1520-ca 1570) », La réforme en France et en Italie. Contacts, comparaisons, et contrastes, éd. P. Benedict, S. Seidel Menchi et A. Tallon, Rome, École française de Rome, 2007, p. 331-349. 142. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème VII : « Feu ne se doibt de cousteaux attiser/Disoit ce beau propos pithagorique :/Duquel le sens est, pour nous adviser,/Que celuy la commet folle pratique,/Qui le cheval felon au ventre picque. /Pareillement ne debvons irriter/ Gens courroucez, mais plustost inviter/A bonne amour, par joyeuse parolle :/Cheval qui court vouloit trop inciter, Ne vint jamais que d’entreprinse folle ». 143. Dès la fin d’année 1535, elle correspond avec les souverains anglais, reçoit de Genève des remerciements pour la charité dont elle témoigne à l’égard des réformés et s’inquiète d’obtenir pour Georges d’Armagnac et René du Bellay des abbayes à Seez et au Mans. P. Jourda, Marguerite d’Angoulême, p. 192. 144. Voir G. De La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème XXVI (qui cependant peut aussi faire référence aux combats intellectuels menés par Alciat) : « Toy qui te bas à gens forclos d’espoir,/Trop entreprendz perilleuse bataille […] ». Voir également sur la nécessité de mener des troupes avec hardiesse l’emblème XXXIX. Or, animée, en 1536, d’un souffle guerrier, Marguerite de Navarre passe justement en revue les troupes du roi, en espérant une guerre courte qui se terminera par le succès du roi. P. Jourda, Marguerite d’Angoulême, p. 199-249. 145. Le theatre des bons engins, LXXIIII. En particulier pour mener à bien la politique conduite par les Du Bellay auprès des princes allemands avec lesquels ils essaient de renouer et pour la tentative de récupération de la Navarre espagnole, qui amène alors les souverains de Navarre à négocier secrètement avec Charles Quint. P. Jourda, Marguerite d’Angoulême, notamment p. 188, 215, 228, 234. 146. Le theatre des bons engins, XI, XIIII. 147. Le theatre des bons engins, LI : « Le pelerin en abus trop se fonde,/Qui soubz couleur de sainct pelerinaige/Pense abuser dieu, la court, et le monde :/Portant le signe et la croix du sainct passaige :/Qui continue en ce train n’est pas saige,/Apres qu’aura cheminé mer et terre,/De colicuth jusques en Engleterre,/Encor fault il qu’en ung point s’esvertue/Bourdon volant, se doibt tenir en serre,/Et sur la fin faire pas de tortue ». 148. Le theatre des bons engins, XIII : « En Thessalie on voit communement/Asnes bien gras, de belle corpulence,/Qui toutesfois sont lourds en mouvement/Et n’ont d’esprit quelque honneste excellence :/Pour le present voyons grand affluence/De telz lourdaux, massifz à testes grosses/ En plusieurs lieux porter mitres et crosses/Et les chevaulx estre chargez de batz. Puis qu’asnerie et dignité font nopces, Gens literez cerchez aillieurs esbats ». 149. Le theatre des bons engins, LXXXI. Dans cette logique nous semble s’inscrire l’extrême rigueur qu’il préconise à l’égard des larrons s’attaquant au bien public, à l’encontre desquels la roue (XL), ou le gibet (LXXV), lui semblent nécessaires. Claudie Balavoine les analyse au contraire comme une « approbation inconditionnelle » des agissements les plus contestables de François Ier, au

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nombre desquels la pendaison de Semblançay, et même le « vol » du camaïeu toulousain récupéré par le souverain après sa visite à Toulouse en 1535. C. Balavoine, « Le Theatre des Bons Engins », p. 319. 150. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème XXXIII : « Quy d’ung rasouer la roche cuyde fendre,/N’advance rien fors que perdre son temps :/Et le fillet du rasouer fin et tendre :/ Gaste du tout en maigre passetemps :/Sur ce notons, que noyses ou contendz/Ne fault avoir à gens plus fors que nous. /Le rasouer a le taillant mol et doulx,/La roche est dure, et forte à l’advantaige. /Contre plus fors (comme scavent bien tous)/L’on prend debat, à son tresgrand dommaige ». 151. Le theatre des bons engins, XXXVI : « Qui cuyde abatre abuz inveteré/est bien frustré de tout ce qu’il pourchasse :/Car si souvent il est reiteré,/Que l’on n’a rien à suivre telle chasse. /Fort fascheuse est, et bien sotte l’audace,/De ceulx qui ont ce lourd entendement,/De prendre aux rez les ventz soudainement :/Les ventz qui n’ont ne corps ne bras ny teste/Qui veult aussi trop temerairement/changer abus sans prevoir est bien beste ». 152. Le theatre des bons engins, LXXXV. 153. Le theatre des bons engins, LIX : « Il n’est pas temps de jouer aulx eschetz,/lors que le feu te brusle ta maison/Lors que noz cœurs de douleur sont tachez/Musicque et jeux ne sont pas de saison. /Si nous avons negoces à foison,/Fault qu’aulx plus grandz venons à droicte luycte :/Il n’est pas temps d’en faire la poursuyte. /Ne quand c’est faict, dire, donnons dedans. /rayson nous a baillé sens et conduicte,/Pour obvier aulx futurs accidens ». 154. Le theatre des bons engins, car « esprit vaut mieux que force », LV. 155. Le theatre des bons engins, C : « Quand Hercules apres plusieurs conquestes/Cuydoit avoir repos de ses labeurs,/Hydra survnt avecques ses sept testes :/Renouvelant ses travaulx et douleurs. /Quand par vertu avons acquis honneurs/Pensant avoir bonne paix assouvie,/Quelque meschant surviendra par envie,/Pour nous donner plus que devant affaire :/Tel travail n’eust Hercules en sa vie,/Ne tel danger, que pour Hydra deffaire ». 156. Selon une thématique rappelée par plusieurs emblèmes. Le theatre des bons engins, XXXVII, LIII. 157. G. Cazals, « Les juristes et la naissance de l’emblématique », p. 72, et sur la tradition des miroirs des princes J. Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge : 1380-1440. Étude de la littérature politique du temps, Paris, A. et J. Picard, 1981. 158. Sur le rôle des tragédies antiques (dont le stoïcisme dans l’instruction des grands personnages de l’État), voir notamment F. de Caigny, Sénèque le tragique en France, p. 30 ; C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, trad. M. Carlier, Paris, Les Belles Lettres, 1991 ; P. Vidal- Naquet, Le miroir brisé. Tragédie athénienne et politique, Paris, Les Belles Lettres, 2002. 159. C. Balavoine, « Le Theatre des Bons Engins », notamment p. 326, 314, 317 : on voit « La Perrière défier l’apologie humaniste de la paix qui ne tolère que la guerre défensive pour appliquer explicitement le cynisme machiavélien aux guerres de conquête qui furent la ruineuse passion de François Ier. Jusqu’à justifier ces dépenses mêmes et les terribles expédients auxquels le roi eut recours pour s’en libérer. Pour ce faire il suit, une fois de plus, Machiavel qui, considérant que la crainte que le souverain inspire est la plus sûre alliée de son pouvoir, défend l’intérêt du châtiment exemplaire, plus efficacement et finalement plus “pitoyable” que la miséricorde ». C. Balavoine, « Le Theatre des Bons Engins », p. 308. 160. La Perrière ne traite pas des maximes classiques du droit romain contrairement à Calvin, élève de Pierre de l’Estoile. Il ne reprend pas non plus la notion de loi naturelle. En revanche, il reprend, à la suite de Sénèque et des stoïciens, les notions de justice et d’équité, évoquées par Calvin. F. Wendel, Calvin, sources et évolution, p. 14-15. 161. Voir l’édition donnée par F. L. Battles et A. M. Hugo, Calvins commentary’s on Seneca’s De clementia, Leiden, E. J. Brill, 1969.

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162. Le Miroir Politicque de La Perrière est de fait l’un des premiers ouvrages attestant de la connaissance de l’œuvre de Machiavel en France. G. Cardascia, « Machiavel et Jean Bodin », Bibliothèque d’humanisme et de Renaissance, 3, 1943, p. 129-167 ; G. Procacci, Studi sulla fortuna del Machiavelli, Rome, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1965 ; G. Procacci, Machiavelli nella cultura europea dell’Età moderna, Roma-Bari, Laterza, 1995 ; G. Cazals, Guillaume de La Perrière ; G. Cazals, Une civile société . Une éventuelle et plus précoce influence du Prince sur les emblèmes du Theatre des bons engins reste plus incertaine, même si deux emblèmes de l’œuvre, les pièces XXII et XCIII, remémorent les chapitres XVIII et XVII du traité. 163. P. Veyne, Sénèque. Une introduction, p. 30. 164. Même si l’on peut s’étonner dans ce cadre des propos misogynes que tient La Perrière dans l’œuvre, comme le fait P. L. Tawn, Women and women voices : their literary expression in France c. 1500-c. 1540, thèse, Université de Durham, 1993, en ligne. 165. G. de La Perrière, Le theatre des bons engins, emblème LXXXI. 166. Sur les différentes éditions du Theatre des bons engins, A bibliography of French Emblem books, I, 1999, p. 364-381. 167. Sur l’inscription des emblèmes dans le cadre de problématiques herméneutiques, ou des réflexions humanistes sur la difficulté de considérer comme parfaite l’adéquation entre le langage et le sens, la lettre et l’esprit, J. -M. Châtelain, Livres d’emblèmes et de devises, p. 25 sq. ; sur la signification des hiéroglyphes, C. -F. Brunon, « Signe, figure, langage : les Hieroglyphica d’Horapollon », dans L’emblème à la Renaissance, p. 44. 168. D. Érasme, Prolégomènes à l’édition des Adages, Opera Omnia, I, p. 52-62 ; épître à Lord Mountjoy, Paris, [Juin 1500], dans La Correspondance, vol. I (1484-1514), Bruxelles, Presses académiques européennes, 1967, lettre 126, p. 264 sq. ; P. Jacopin, J. Lagrée, Érasme, humanisme et langage, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 114 sq. 169. A. Saunders, « The sixteenth century French emblem : decoration, diversion or didacticism », Renaissance studies, 3/2, juin 1989, p. 133. 170. Sur lesquelles voir G. Cazals, Une civile société. 171. Ainsi dans la traduction de Combe. M. V. Silcox, « The translation of La Perrière’s Le theatre des bons engins into Combe’s The theater of fine devices », Emblematica 2/1, 1987, p. 61-94. 172. O. A. Duhl, « Introduction », Renaissance and reformation, 26/4, automne 2002, p. 7. 173. P. Choné, Emblèmes et pensée symbolique en Lorraine (1525-1633) : « Comme un jardin au cœur de la chrétienté », Paris, Klincksieck, 1991 ; A. Saunders, « The sixteenth-century French emblem book as a form of religious literature », The sixteenth century French religious books, éd. A. Pettegree et al., Aldershot, Ashgate, 2001, p. 38 sq. ; A. Adams, Webs of allusion : French protestant emblem books of the sixteenth-century, Genève, Droz, 2003 ; G. Richard Dimler, The Jesuit emblem : bibliography of secondary literature with select commentary and descriptions, New York, AMS Press, 2005 ; R. Dekoninck, Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècles, Genève, Droz, 2005 ; Emblematic images and religious Texts : studies in honor of G. Richard Dimler, S. J., éd. P. F. Campa and P. M. Daly, Philadelphie, 2010. 174. L. van Delft, « L’idée de théâtre », p. 1356, donne quelques pistes en ce sens. 175. Laquelle doit être réaffirmée selon H. Daussy, « Les élites face à la Réforme dans le royaume de France (ca 1520-ca 1570) », p. 349.

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RÉSUMÉS

Composé par Guillaume de La Perrière pour Marguerite de Navarre en 1535, le Théâtre des Bons Engins constitue une œuvre singulière. Théâtre philosophique de la vie humaine inspiré par le stoïcisme, il fait écho à une actualité intellectuelle, politique, et religieuse brûlante : celle de la réhabilitation des œuvres de Sénèque par Calvin, au moment même où l’évangélisme prôné par la souveraine de Navarre est mis en échec par la politique menée par François Ier au lendemain de l’affaire des Placards.

The Theatre des Bons Engins, composed by Guillaume de La Perrière to the attention of Margarite de Navarre in 1535, is a singular work. A philosophical drama of human life, inspired by Stoicism, it echoes the intellectual, political and religious problems of the time: the rehabilitation of Seneca’s works by Calvin at the moment when the evangelism advocated by the sovereign of Navarre is defeated by the policy of Francis I.

AUTEUR

GÉRALDINE CAZALS Institut universitaire de France Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse Laboratoire « Biens, normes, contrats »

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« Démonstrer à l’œil » l’ombre d’une dissection L’illusion théâtrale du corps humain selon Charles Estienne (1545, 1546)

Hélène Cazes

1 Homme de théâtre et homme de savoirs, anatomiste et écrivain pour les jeunes comme pour les grands, Charles Estienne publia, en deux versions, chez Simon de Colines, un bel in-folio d’anatomie, pour lequel il revendiqua en préface une antériorité (1539) sur la fameuse Fabrique du Corps Humain d’André Vésale (1543)1 : La Dissection des parties du corps humain2, qui parut en latin en 1545 puis en français en 1546. Docteur régent à la Faculté de Médecine de Paris depuis 15423, après des études à Padoue (1536) et Paris (1538-1542), il participera comme lecteur ordinaire aux réunions de la Faculté de Médecine de Paris entre 1544 et 15474. Le traité d’anatomie, paru en 1545, parachève et démontre l’autorité scientifique, en format in-folio, avec 62 gravures sur bois en pleine page, d’un écrivain connu par ses petits livres pour la jeunesse et pour ses traductions de comédies classiques ; chef d’œuvre typographique, l’ouvrage est également le chef d’œuvre intellectuel du fils Estienne le plus atypique, inscrit en droit, puis en médecine, précepteur de Charles-Antoine de Baïf, auteur de livrets de vulgarisation, philologue, traducteur, éditeur et amateur de théâtre classique et italien5. Or, le titre même de ce grandiose traité d’anatomie composé par un polymathe, Dissection, ouvre, comme en perspective, un discours en plusieurs dimensions : outre le savoir anatomique sur le corps, le livre traite de la forme et du procès de ce savoir.

2 Dans la tradition de Galien et de ses Procédures Anatomiques6, La Dissection propose non seulement un tableau (en images et chapitres) mais également, et plus particulièrement dans son tiers livre, une méthode et une démonstration sur l’élaboration de ce savoir. Il ne s’agit pas seulement d’informations sur l’anatomie, il faut qu’également soit traitée la manière de découvrir et faire voir l’anatomie du corps humain. Dans cette perspective, le geste premier de l’expérience – l’ouverture du corps et l’identification de ses parties par l’anatomiste – devient une fondation que répèteraient l’expérience de l’écriture et celle de la lecture. Description, transcription, démonstration, Charles Estienne ne cesse de « montrer » le spectacle absent d’une dissection idéale, laquelle mettrait « sous les yeux », presque sans discours, l’anatomie du corps humain7. Le

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théâtre est ainsi, avant tout, un théâtre littéral : celui du spectacle8. Et c’est d’abord ce théâtre, encore à construire, mais bien concret dans sa définition, que l’anatomiste présente dans son troisième livre, sur la manière de procéder lors d’une dissection : un lieu où le corps est donné à voir. Or ce théâtre, construit dans un livre, est aussi montré dans le livre, où « protraicts » et « parolles » remplacent, pauvrement mais fidèlement, l’expérience9. Loin des métaphores, donc, mais dans l’abstraction et la substitution, le théâtre de Charles Estienne est un espace de démonstration et appartient au livre. Il est « l’ombre » du spectacle du savoir : la démonstration anatomique, geste qui à la fois montre et nomme, fait voir et fait savoir.

3 La référence à la scène prend alors, à proprement parler, une autre dimension : elle assure le relief du plan de la page, elle reproduit la profondeur de l’examen anatomique et met en perspective le plat discours de la description. En convoquant le lieu du théâtre classique par un chapitre sur le théâtre à construire mais également en inscrivant le spectacle du corps au devant de décors de scène, ou murailles, formant le fond des gravures, Charles Estienne introduit non pas une comparaison mais une poétique fondée sur la représentation, ses procédés, et la reconnaissance de ces procédés. Ainsi, les références textuelles et visuelles désignent les emprunts à la scène pour mieux affirmer le projet même du livre. En une remarquable cohérence épistémologique et poétique, se rencontrent en effet un savoir fondé sur le regard et un partage construit comme un spectacle.

« Aultrement […] fauldrait toute jour avoir le rasoer a la main »

4 Le premier discours de l’anatomiste en son traité est de rapporter la connaissance du corps au geste de la dissection mais également au support de la transmission de ce savoir, en l’occurrence, le livre imprimé. La « démonstration » d’Estienne se dit et s’illustre : elle dit et illustre également sa manière de dire et d’illustrer. Le support du livre, ainsi, est commenté dans son incomplétude et ses limitations : dès la préface, Charles Estienne présente le livre encore à lire et regarder comme un substitut, imparfait, de l’expérience que donnerait une séance de dissection. « Historien » du corps, Charles Estienne se présente d’entrée de texte comme un laborieux ouvrier de la vérité, soucieux de ne rien ajouter ni transformer lors de la transcription du spectacle de la dissection en traité d’anatomie. Et ou l’occasion desdictz corps si tost ne s’offreroit, en ce cas, doibt le medecin ou chirurgien avoir son recours aux escriptz de ceulx qu’il jugera avoir bien et duement traicte ceste matiere : en attendant la commodite d’ung corps laquelle par quelque occasion souvent peult echeoir10.

5 Pis-aller de la participation « en chair et en os » à la dissection, le livre est une solution d’attente, qui promet une expérience sans médiation. En ouverture et fermeture de cette clausule de l’avant-propos, Charles Estienne place l’occasion : fortune d’un corps disponible, « commodité » d’une exécution ou d’un décès. Au centre, dans la position de la lecture et de la médiation, le « recours aux escriptz », situé hors de la contingence, placé dans le domaine du jugement, mais privé de l’expérience.

6 Plus loin, dans les premières pages du traité, en un chapitre intitulé « De la maniere de faire et descripre lanatomie », Charles Estienne continue la topologie des valeurs épistémologiques qui se partagent entre le livre et la séance de dissection : second,

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intermédiaire, défectueux sans possible remède, le volume imprimé est un outil de familiarisation (en attente de l’expérience) et de mémoire (pour retrouver et garder en l’esprit noms, arrangements et formes des parties du corps). Pour ce, l’écriture doit être description, idéalement neutre. Dans cette transparence imaginée, qui efface la médiation, le livre dispense d’être, « toute jour le rasoer a la main ». Et ne sauroit on estimer le proffit et utilite qu’ont faict aux estudians et professeurs de cest art, ceulx qui avec grand labeur et industrie (joint l’exercitation et diligente administration) ont traicte par escript les matieres anatomiques. Car la chose qui le plus soullaige le curieux esprit du diligent medicin est de veoir souvent par escript l’ouvraige si divin et mesle de tant de diversitez de parties : aultrement luy fauldrait toute jour avoir le rasoer a la main. Et sil est ainsy que les escriptz de ceste matiere soyent tant utiles et necessaires a la memoire et certitude des choses, pourquoy ne seroyent aussy tresutiles les demonstrations par figures de matieres escriptes et proposees par lectre ?

7 C’est dans le cadre de la transcription, par écrit d’abord, que les illustrations prennent sens : elles complètent le texte en composant une illusion de présence. Elles ne sauraient néanmoins remplacer la présence. Elles sont le substitut de la « chose » comme les écrits sont le substitut de la leçon. « Umbre » du corps, la représentation par les gravures occupe cet entre-deux du savoir et de l’expérience : le texte rappelle et explique, l’image propose une autre mémoire, celle de « l’œil », une perception idéalement immédiate et transparente. Là encore, l’« opportunité » et l’« occasion » caractérisent l’expérience. Dans la virtualité de la lecture, le livre propose une répétition à la fois abstraite et véridique. Il est la représentation du corps, terme de théâtre ici fort bienvenu pour ce qu’il inclut le spectacle, sa reprise, et sa construction imaginaire. Car si les escriptz contentent l’esprit et la memoire, aussy pouvons nous dire que la peinture contentera l’oeil et la veue de la chose absente, aultant ou a peu pres comme si elle estoit presente. Les escriptz supplient la parolle : et les protraicts (combien que muets) portent la forme et facon des choses devant les yeulx, en sorte qu’ilz nont aultre mestier de parolle. Parquoy pour plus commodement satisfaire a l’œil et a la memoire, avons conjoint l’anatomie paincte a la description des parties du corps humain : affin que quand n’aurez le corps en main, pour vous contenter de quelque doubte, puissiez avoir recours a ceste umbre : attendant (comme dict a este) l’opportunite et meilleure occasion. Pourquoy plus commodement mectre a execution, avons delibere d’ensuyvre l’ordre de nature, comme si nous avions a composer un corps.

8 Le traité apparaît, au terme de la dissection des parties du livres, comme une « exécution », autre mot emprunté au spectacle et aux représentations : objet créé par l’anatomiste, il est le sujet-même du livre, « composé » par l’auteur à l’image d’un homme « composé » par le Créateur. L’ordre de nature, traditionnel depuis Galien, est celui de la structure : le discours anatomique re-compose le corps défait par l’exploration de ses parties. Ainsi, le livre ne narre pas la dissection (qui défait et ne compose pas) mais donne à lire la construction abstraite d’une unité découverte par l’expérience et la science : en suivant l’ordre des structures, le traité dépasse la circonstance (et, en l’occurrence, la mort des sujets) pour la conception intellectuelle d’une unité recomposée. Du coup, c’est en fin de volume que se trouvera le manuel du dissecteur : lorsque le corps conceptuel sera achevé et que le geste de découverte deviendra spectacle.

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« Comme si nous avions à composer un corps » : naissances du troisième livre

9 Ce qui est donné à lire est ainsi la composition du corps et se termine, au dernier livre, par… une naissance. Après la fragmentation (et la décomposition), le premier chapitre du troisième livre est consacré à « La maniere de tirer l’enfant vivant, la mere estant desia morte » (p. 284-285) tandis que la vie reprend dès le second chapitre montrant « la mere encore en vie » (p. 286-288) et le quatrième traitant de la « Description particuliere de la matrice » (p. 288-315). Ce troisième livre ne continue pas les deux premiers : il les met en perspective, s’attachant à des parties du corps commentées pour leur usage (la matrice, l’œil, le cerveau), pour la difficulté de leur démonstration par la dissection (l’œil, les mains) ou pour leur mystère. Il se continue par la construction du théâtre encore à bâtir. Pareillement, il se termine par la construction d’un squelette, pour les démonstrations anatomiques, comme si le livre « composait » un corps, reprenant à son début le squelette de sa conclusion, donnant naissance à l’enfant « tiré » de la mère morte après avoir exploré le cadavre gisant de l’adulte.

10 Au troisième livre du traité, Charles Estienne reprend en effet son discours sur le corps derechef en un ensemble composite et sans modèle classique. Commencé à la manière galénique selon l’ordre structurel des os, ligaments, nerfs, membranes, muscles, glandes, veines et organes, le traité change de ton et d’organisation en page 273 (sur 405) avec un nouveau « proesme » et ce livre consacré à l’obstétrique, à l’œil, à certaines configurations musculaires et, enfin à l’administration anatomique : procédures, outils, appareillage. Dans ce livre, pour les césariennes, comme pour la construction de la scène anatomique, la fiction d’un geste premier sans apparat ni médiation cède la place à la description des coulisses du spectacle du corps. Tandis que le premier livre présentait la séance de dissection comme une expérience brute, une découverte « le rasoer a la main » ou dans les rangs de l’assistance, ce retour sur la scène du savoir, probablement rédigé après 1539, fait voir les coulisses de la représentation. Avant même la construction du théâtre et son appareillage, c’est le corps humain qui est théâtralisé, pour être vu et accessible.

11 Il en va ainsi dans la longue partie consacrée à la femme, qui porte uniquement sur la naissance et la grossesse : « la femme grosse d’enfant (car aultrement ny auroit aucune difference) [d’avec le corps masculin, pour ce qui concerne la coupe du corps] ». Or le corps de la mère, pour la césarienne qui suivra son dernier soupir, n’est plus le corps naturel, exposé « à l’occasion » au regard du médecin. Pour la survie de l’enfant, c’est un corps monté sur la scène, que la sage-femme et le médecin placent en position et ouvrent au regard, maintenant dents et cuisses écartées : […] adonc te fault, la mere estant a l’article de la mort, et devant qu’elle iette le dernier souspir, luy tenir la bouche ouverte avec ung petit baillon faict en triangle : duquel le bault soit posé vers les dentz de dessus : et le bas vers celles de dessoubz, a celle fin que l’enfant ne soit suffoqué ou estouffé a faulte de pouvoir prendre ou recepvoir vent. En oultre serait necessaire que la sage femme ne bougeast la main de l’entrée de la matrice : en retenant et arrestant de tant qu’il luy serait possible, les cuisses de la patiente separées et courbées […]11.

12 La série de chapitres dédiés à la femme (naissance, matrice, appareil génital) est suivie par une autre série de chapitres, cette fois consacrée à l’œil et à la vision (p. 316-333). Loin de constituer un désordre des matières, ce plan des sujets est une installation théâtrale pour la composition du spectacle : la scène est ouverte pour la composition du

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corps, le spectateur est introduit. L’éloge de l’œil, continué au chapitre sur « la dignité et excellence de l’œil » (p. 319-320) est celui de la vision, qui permet de connaître et qui justifie toute l’entreprise anatomique de La Dissection. Quiconque vouldra diligemment consyderer et entendre l’usage, office et action d’aulcunes parties de ce corps : lesquelles combien que soient petites, ont esté ce néantmoins basties et construictes de trop plus excellent artifice que nulle des aultres : Fauldra necessairement qu’il confesse le chef d’œuvre de ce divin architecteur, estre incredible et passer toute mesure quant a la composition et construction des yeulx : lesquelz a bon droict, tant pour ceste noble composition, comme aussy a cause de l’usage susdict, pouvons affermer estre les plus excellentes parties de tout le corps : attendu que par le moyen d’icelles, l’esprit humain voyt et discerne comme au travers de quelques fenestraiges fermez et bouchez d’ung beau verre cler et net ou (pour plus vray dire) d’un crystal, non seulement toutes choses exterieures (car cela aussy est propre et peculier a toustes bestes desgarnyes de rayson) Mais encor discerne et iuge facilement la qualité et quantité desdictes choses. Par le moyen des yeulx comme vrays interpretes et embassadeurs des meilleurs sens naturelz, nous congnoissons les affections et voluntez diverses de l’homme : autour de la rondeur desquelz formée en facon de belles pierres precieuses, s’estend l’esprit interieur pour veoir les choses qui luy sont offertes, tant de pres que de loing. Et pour ceste cause, a esté fort industrieusement conioincte en un centre la lumiere de tous les deux yeulx, a cause desquelz ont estimé les Philosophes antiques, toute la teste avoir esté entierement composée et constituée12.

13 Perles de la création, les yeux sont les outils du savoir car ils permettent la contemplation du spectacle de la création. Percevant les choses, ils les jugent également et font la « lumiere » qui permet de voir. L’exposé anatomique fait en ce chapitre une pause philosophique et religieuse : en une forme de prière rendant grâce du miracle de la vision, l’auteur célèbre les « vrays interpretes et embassadeurs », tirant les yeux du corps charnel pour les situer dans l’entendement comme parties de « l’esprit interieur ». Libre adaptation de Cicéron13, ce passage célèbre la possibilité du savoir, par la perception comme par la réflexion, au travers des yeux. Il entre en résonance avec les très nombreux passages de La Dissection où la matière du discours est présentée comme ce qui est vu ou démontré à l’œil. Ainsi, dans la préface, Charles Estienne ouvre le traité en affirmant que « est bien necessaire a l’historien du corps humain, prendre garde que ce dont il doibt escripre, luy soit manifeste et apparent a l’œil14 », et que tel fut son principe de description : « En ce principalement avons mis ordre touchant ce qu’aurions quelquesfois apperceu a l’œil15 ». Il répète, en page suivante, cette profession de fidélité à la vision : « Quoy faisans, ne nous pense aulcun avoir rien escript que n’ayons diligemment apperceu et congneu a l’œil par la dissection de plusieurs corps16. » C’est pour cette même raison, de la primauté et de la véracité du témoignage des yeux, que les figures complètent le texte de La Dissection, à en croire la présentation de la figure des ligaments : Combien que les descriptions pussent assez satisfaire a la vraye congnoissance des ligamentz, apres les avoir veus sur les corps, touteffoys pour ceulx qui requierent toutes choses leur estre monstrées a l’œil, en avons en ces figures descripts les plus apparents […]17 ou celle des gravures montrant l’anatomie féminine : pour mieulx donc expliquer et demonstrer a l’œil les dictes choses, te proposerons par figures tout ce qui est dens le corps de la femme18.

14 Les exemples sont si nombreux de ces formulations qu’ils sonnent comme des refrains qui scandent les 405 pages du volume19. La gravure est l’ombre du spectacle, comme le

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livre est l’ombre de la séance de dissection. Or jamais, dans ce jeu de copies et de reflets, le corps n’est perçu en dehors de sa mise en spectacle et de la présence du spectateur.

« De l’appareil du theatre anatomique »

15 C’est à cet endroit du dernier livre, après la présentation de procédures complexes et de parties difficiles à percevoir, lorsque corps à connaître et yeux du savant sont dans le même espace imaginaire, lorsque les outils de la dissection sont énumérés (dans la version française du traité, seulement), que Charles Estienne construit son théâtre anatomique. En deux chapitres, le médecin bâtit l’espace de l’observation ainsi que son appareillage.

De l’appareil du theatre anatomique

Ce ne sera point du tout hors propos ou loing de nostre deliberation et entreprinse, si premier que venir a la promise dissection nous te divisons ung theatre ou commodite de lieu auquel on puisse ayseement faire anatomie publique : en sorte que chascun des spectateurs puisse egalement veoir a son ayse : et qu’il n’y ait aucune confusion, qui est chose a mon advis assez digne d’estre traictee, attendu qu’en ce le plus souvent se face grand faulte par ceulx qui deburoyent plus soingneusement entendre a telles affaires. Car quelquesfois ilz disposent si mal le lieu dedie a ce faict, que tout y est confuz : dont advient grand bruyt et tumulte des spectateurs : par ce que les dissecteurs ne peuvent communement faire leur operation. Car on ne peut rien faire en ce cas qui se puisse appeler bien faict, s’il nest commodement administre, c’est a dire par belle ordonance. Tout ainsy qu’en ung spectacle publique, jamais rien ne se trouve parfait si tout ce qui appartient au theatre n’est ainsy fait et dispose comme la raison le veult, dont advient que ce qui est propose au dict theatre, semble beaucoup plus excellent et naturel, quand les spectateurs peuvent veoir tous et egalement, et sans fascherie qu’ilz puissent recepvoir du vent, pluye, ou soleil qu’il face : au moyen desquelles chose pourroyent quelquesfois les administrateurs estre retardez de leur operation. Encore qui plus fait ledict theatre estre commode, c’est quand chascun des spectateurs se peult retirer quand il luy plait pour ses affaires et necessitez, sans donner fascherie aux aultres : qui est le principal poinct que l’on doibt observer en toutes choses que l’on propose au peuple20.

16 Comme en réponse à l’éloge de l’œil, qui permet de voir et comprendre, le théâtre anatomique doit permettre à tous de voir, afin de comprendre. Événement public, la dissection demande un lieu public, conçu pour de nombreux spectateurs ; il doit maintenir l’ordre qui est celui que la nature, dans la perfection, donne à voir. Pour cela, tout comme la dissection, il doit être « administré », c’est-à-dire servi selon une parfaite ordonnance. La répétition lexicale entre « administré » (pour l’espace public) et « administrateurs » (pour la dissection) martèle la relation de similarité entre l’espace théâtral et celui du savoir, entre l’organisation du spectacle et l’objet du spectacle. Voire, la mention des intempéries (« pluye ou soleil qu’il face »), dont le public est protégé en un théâtre couvert, reprend la vraisemblance scénique qui, bien ordonnée, fait paraître le spectacle « beaucoup plus excellent et naturel ». L’ordre du théâtre est ainsi la création d’un espace de savoir, défini d’abord par la reproduction et par la vision. Représentation au sens propre, le spectacle utilise les techniques d’arrangement de l’espace pour composer une image vérace, mais seconde. Le confort

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des spectateurs est alors un ordre public, qui demande, comme pour le corps observé, ouvertures, échappées, et circulation de l’air. Ainsi, Charles Estienne fait de l’« ayse » une condition pour le savoir au nom de la « belle ordonance », organisation qui prévient l’étouffement, la gêne, le dérangement.

17 La description du bâtiment parfait suit sans transition cette déclaration de principe architecturale : en détail, en chiffres, en formes, mais sans image, l’anatomiste compose son lieu.

18 Passant au futur de la construction imaginaire, Charles Estienne donne à voir le théâtre où sera vu le corps humain. Le public est, ou sera, celui de son livre… « estudians et gens de savoir21 » à qui la préface était adressée, désireux de connaître « la diversité des choses que l’homme peut contempler22 ». De plus, le théâtre est construit comme le livre lui-même : Se doibt entendre que ladicte description est bastie et construicte comme si lesdictes parties estoyent encor de present exposées devant vos yeulx23.

19 C’est donc une ekphrasis de théâtre qui, reprenant chaque principe général énoncé en un premier temps, échafaude le lieu, à la fois réaliste et fictif, de l’anatomie. Il nous fauldra donc faindre ou diviser ung theatre construict de boys ou charpenterie, sur lequel pourront estre commodement assiz, non seulement les estudians en Medicine, mais encor ceulx auxquels plaira contempler l’excellent artifice de nature, touchant la composition du corps humain. Le corps dudict theatre sera donc faict en demy cercle, ou demy rond, et a trois estages, ou a deux pour le moins : afin de mieulx recepvoir les spectateurs, ou assis, ou debout, ainsi qui leur plaira. A chascun estage y aura par dehors une galerie, a laquelle de costé et d’aultre se rendent plusieurs montees pour entrer du dehors au dedens dudict theatre. Desdictes galeries fault qu’il y a seure voye pour descendre aux degrez des spectacles, esgalement disposez par bon ordre, au devant et fronc dudict theatre. Les degrez seront formez en façon de bancz pour s’asseoir, non moins haultz que pied et demy : ne plus bas qu’un pied et environ dix doigs. La largeur desdictz degrez, sera de deux pieds et demy : afin qu’au derriere des spectateurs, assis ou debout, reste comme une allee, par laquelle lon puisse passer sans difficulté pour se transporter ca et la aux place vuydes. A l’entour dudict theatre y aura plusieurs allees grandes et spacieuses : tellement faictes et dressees que celles d’enhault ne soyent aulcunement conioinctes a celles d’embas, mais conduysent de droict fil, depuis le dedens iusques au dehors, sans aulcun retour ou rencontre de l’ung a l’autre : affin que l’administration achevee et qu’il sera temps de laisser l’œuvre, les spectateurs se puissent retirer facilement et sans aucune presse : ce qui se fera par le moyen de diverses yssues separées l’une de l’aultre24.

20 « Feint » ou « agencé », le bâtiment décrit a pour cause finale l’aise de ses visiteurs. Ainsi, les deux présentations, abstraite puis concrète, se lisent comme un récit en partie double, qui précise les conditions d’une représentation, depuis l’arrivée de l’assistance et la configuration des sièges, jusqu’au départ du public : en premier, le regret des désordres, qui fait souhaiter une belle ordonnance des lieux afin d’assurer une bonne ordonnance de la dissection ; ensuite, au futur simple, les conditions idéales d’une représentation, depuis l’accueil des spectateurs jusqu’à leur dispersion. Tout comme l’œil, dont la rotondité est elle aussi une cause finale du savoir, le théâtre est fait de demi-cercles. Tout comme le corps, décrit dans le premier livre de haut en bas, et de dessus en dessous, ce théâtre est présenté par ses parties, selon l’ordre suivi dans La Dissection des parties du corps. Voire, dans la seconde phrase, il devient un « corps ».

21 Du coup, le lieu reproduit la structure de son objet : la dissection, qui explore l’intérieur et les dessous du corps, qui dévoile les dimensions cachées et fait voir ce qui était

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autrement inconnu. La vision est assurée par la hauteur des gradins et leurs mesures, assez exactement détaillées par des adjectifs numéraux. La circulation des spectateurs est rendue possible par la largeur des gradins, par des ouvertures et par des allées. Surtout, ces mouvements illustrent la profondeur du théâtre : les visiteurs passent sans peine du dehors au dedans, du dessus au dessous.

22 La construction se termine par la représentation elle-même, où le corps est exposé sur la scène. Une fois encore, les spectateurs sont invoqués et, comme pour clore le jeu de reprises, la description des gradins reprend les complaintes des spectateurs sans théâtre : la pente et la dimension des degrés assure une bonne vision à tous, la toile tendue les protège de la pluie et du soleil, la voix de l’anatomiste est audible. Comme un acteur, le corps disséqué est visible de toute part, surélevé et mobile à la fois. Le nombre des degrez sera de quinze ou environ : aux inferieurs desquelz reserverons place pour les professeurs de medicine : et aux aultres ensuyvant seront assis ceulx que l’on appelle bacheliers, puis consequemment les estudians en medicine, chirurgiens et aultres, a qui plaira contempler les belles œuvres de nature. Au devant dudict theatre susdict, et au lieu auquel les anciens souloyent appliquer leur scene, sera posee et assise une table, soubstenue dung seul pied de bois : sur lequel elle puisse tourner en tous sens, comme sur un pivot. Sur laquelle table sera posé et estendu le corps que vouldrons dissequer. Car ceulx qui seront assiz auxdictz inferieurs degrez, verront beaucoup mieulx a leur ayse que ceulx d’enhault. Et ne fault que lesdictz degrez soyent tous droictz ou tous platz, mais en penchant et pendant vers bas. Et sil advient quelque pluye ou incommodité, se pourront lesdictz spectateurs retirer desdictz degrez en dedens, et soubz les galeries susdictes. Et n’y aurait rien mal de tendre par dessus ledict theatre, en forme de pavillon, une toille cirée, ou toute simple a faulte de ladicte cirée, pour faire umbre aux spectateurs, et les deffendre du soleil, ou de la pluye : et encore a fin que la voix de celuy qui expliquera les parties du corps que l’on dissequera, se puisse plus facilement espandre par ledict theatre, et qu’elle ne se perde si ayseement en l’air25.

23 Enfin, un appareil spécifiquement conçu pour la représentation de la dissection vient rompre la tradition autrement purement dramatique de ce théâtre imaginé : la table. Brièvement évoquée au passage précédent, elle est au centre de la scène et, une seconde fois, est décrite comme pivotante. Autour d’elles, comme des semi-spectateurs, s’assemblent en bon ordre les administrateurs de la dissection : médecin et dissecteurs. Faisant face au public, ils montrent le corps central. Intermédiaires dans leur rôle comme dans leur place, ils sont les premiers à contempler le corps et ils s’effacent pour le faire voir, évitant de gêner la vision des spectateurs et faisant circuler certaines parties, justement celles que décrit ce dernier livre de La Dissection, la matrice et le cœur. Une poulie permet enfin d’élever ou d’abaisser le corps : elle remplit la fonction même du traité, « monstrer l’exacte situation et position de chascune des parties ». Ainsi, en un chapitre, le lieu est devenu scène anatomique et sa description se clôt sur le terme évidence, comme sur un emblème de la science par autopsie, où voir mène au savoir. Au devant dudict theatre susdict, et au lieu auquel les anciens souloyent appliquer leur scene, sera posee et assise une table, soubtenue d’ung seul pied de bois : sur lequel elle puisse tourner en tous sens, comme sur un pivot. Sur laquelle table, sera posé et estendu le corps que vouldrons dissequer. Le Medicin qui aura l’office d’interpreter et commander la dissection de ce qu’il fauldra veoir, sera assis au devant de ladicte table, et fronc a fronc des spectateurs : aupres duquel seront aussi assis les anatomistes ou dissecteurs : semblablement a fronc desdicts spectateurs, et faisans leur operation au devant d’iceulx : car silz estoyent a l’opposite, ilz leur

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pourroyent faire nuysance. Au milieu de la place dudict theatre, et tout aupres de la susdicte table, fault qu’il y ait une membreure de bois fichee en terre, au bout d’enhault de laquelle soit attachee et adioustee une aultre membreure en travers pour eslever le corps, avec des bendes, quand il en sera mestier : c’est a scavoir pour monstrer l’exacte situation et position de chascune des parties. Ausurplus, sil est mestier proposer particulierement quelque chose tiree hors du corps, comme pourroit estre le cueur, la matrice, et aultres semblables : nous entendons que lesdictes parties soient portées par les degrez du theatre et monstrees a ung chascun pour plus grande evidence.

Recréations et théâtres

24 Parfaitement et poétiquement cohérente avec l’autopsie de La Dissection des parties du corps, la description du théâtre de la dissection reprend, de fait, un sujet cher à Charles Estienne, depuis ses années comme précepteur de Charles-Antoine de Baïf (1536-1539) : éditeur, traducteur, annotateur de l’Andria de Térence à plusieurs reprises26, il publie en 1542 un petit traité sur les jeux des Anciens27. En 1540, il fait paraître la traduction française d’une comédie italienne, qui connaît un durable succès de réédition et fonde la comédie humaniste en France28. Fort attentif aux conditions de représentation des textes, Charles Estienne consacre un long passage au bâtiment du théâtre dans sa préface aux Abusés (1540) : Et pour vous donner à entendre, Monseigneur, l’apareil et aornement qui se faisoit en telles recreations, il vous convient sçavoir que le lieu auquel les spectateurs des Comedies anciennes estoient commodement assiz s’appelait theatre. Et estoit fait à demy rond, en pendant, avecq’trois ordres de galeries par hault pour retirer les auditeurs en temps de pluye : au bas desquelles y avoit vn eschaffault en pente, pour le moins hault eslevé de quinze grandz degrez, selon le long d’iceluy étenduz : sur lesquelz estoit le peuple assiz chacun selon sa dignité, à sçavoir aux degrez plus pres de la Scene (et au lieu ou les plus anciens Grecz souloient faire leur orchestrac, qui estoit lieu dédié aux sauteurs et danceurs) estoient assiz les Senateurs, un peu plus hault que les autres officiers du Senat, et ainsi jusques au reste des degrez, chacun selon sa qualité. Pour quoi faire plus commodement et sans tumulte, y avoit certains Bedeaux ou Huyssiers deputez à faire place et ordonner chacun en son lieu. Et estoient tellement construitz et bastiz lesdits degretz, aussi les portes du theatre, que chacun y pouvoit facilement entrer et sortir, sans presse et fort commodement, sans aucune grevance ni discorde. Car par dessouz, et aussi par dehors y avoit plusieurs petitz eschaliers conduysans d’un degré à l’autre, par lesquelz le peuple pouvoit courir ça et la à son plaisir. Mesmement les serviteurs, sans fascherie du peuple, pouvoient facilement venir chercher leurs maistres estans aux jeux, et parler à eux sans riens destourber ne fascher, qui estoit une fort grand’commodité 29.

25 Demi-rond, en pendant, trois galeries, quinze degrés, un placement hiérarchique, des portes, des allées, une protection contre la pluie, la prévention des fâcheries… Dans le même ordre et avec les mêmes termes, l’anatomiste cite le dramaturge et traducteur Charles Estienne. Or ce transfert d’un genre à l’autre peut également se lire comme le transfert d’une culture l’autre : adapté de Vitruve, le théâtre de Charles Estienne est un espace de vision et de mouvement, lorsque le traité antique faisait du théâtre un espace pour le son et l’harmonie. Ainsi, Charles Estienne fait servir à la circulation des personnes et au dégagement de la vue les procédés architecturaux que Vitruve recommandait pour l’acoustique. Au dessus de ces fondements sera requis lever les degrés pour asseoir le peuple, et les faire de pierre, ou de marbre : puis tenir les Pælliers de hauteur correspondante

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à l’equipolent du Theatre, et prendre garde à ne faire les elevations d’iceux degreés plus hautes que lesdits Pælliers auront de largeur pour servir de passage : car si elles excedoyent celà, les voix en seroyent poussees contremont, et si ne sçauroyent distinctement arriver aux oreilles de ceux qui seroyent aux plus hauts degrés, outre le dernier ordre. Parquoy en somme l’Architecte se doit conduire en cest endroit de sorte qu’estant une ligne ou cordelette estendues depuis le plus bas degré jusqu’au plus haut, elle vienne à toucher toutes les arestes des sieges : ce faisant, les voix ne trouveront chose qui les empesche. Davantage est besoin qu’il y ait plusieurs entrees et saillies assez spacieuses : mais que celles de dessus ne se rencontrent avec celles de dessous, ains que de tous costés y ayt montees droites, sans contournement ny destour, a fin que le peuple à l’issue des jeux, ne soit foulé par trop grande presse, ains ayt de toutes parts ses eschapatoires separés, et sans porter nuisance les uns aux autres30.

26 Pareille fidélité littérale à Vitruve se retrouve dans la protection contre les intempéries, avisée par le maître par les termes : L’on doit toujours faire un portique derrière la scène, à celle fin que si une soudaine pluie vient à troubler les jeux, le Peuple ait lieu pour se retirer à couvert31.

27 et reprise par la toile cirée jetée sur le théâtre d’anatomie. En ces années 1540 en France, les traités et les réalisations d’architecture se multiplient et le bâtiment théâtral est à l’honneur32 : le traité de Leo Battista Alberti De Re Aedificatoria, rédigé en 1452, est plusieurs fois édité après la première publication, posthume, de 148533 ; notamment, il est donné à Paris, en 1512, par Geoffroy Tory, imprimeur et graveur qui travaille à partir de 1522 pour Simon de Colines et signe cinq planches du traité sur La Dissection des parties du corps humain34. La traduction française de ce traité paraît en 1553 chez Jacques Kerver, sous le titre L’architecture et art de bien bastir… et inspire de nombreux passages du Prædium Rusticum, compilation de Charles Estienne reprise par Jean Liebault en 1563 sous le titre La Maison Rustique, sans cesse rééditée et augmentée à partir de 155335. Il n’y a pas de théâtre dans la maison moderne que compose Charles Estienne pour ce dernier ouvrage, mais un jardin, fait pour contempler la nature et accueillir les visiteurs.

28 Les points de rencontre entre les traités d’architecture et la fiction du théâtre anatomique s’inscrivent ainsi dans une fascination largement partagée pour les bâtiments italiens et pour le retour à la source antique. Néanmoins, cette inspiration ne mène pas à une répétition, ni même une imitation : la source ici est un matériau travaillé jusqu’à la dépossession des sens originels, ainsi que le montre le déplacement de la voix vers le regard. La désinvolture quant au nombre de galeries du théâtre chez Estienne – trois, ou deux –, l’absence de proportions de l’ensemble – pas de ligne joignant l’équipollent… – marquent la distance que l’humaniste souhaite maintenir entre le modèle des concerts anciens et son cercle savant moderne. Cette réserve se lit dans la mise en scène textuelle de la table d’anatomie, qui rompt avec la tradition, par son existence et par le démarquage intertextuel, pour occuper le centre de l’édifice. Sur cette table, où se rencontreront plus tard, en d’autres poétiques, un parapluie et une machine à coudre, se joue la découverte de l’invisible : profondeurs et révélations des parties du corps. Le théâtre introduit ainsi la troisième dimension du « dedans », et le mouvement des spectateurs, qui entrent et sortent, fait écho au regard et aux manipulations de l’anatomiste, qui découpe, sépare, met au jour les secrets du corps. La scène ouvre cette dimension de la profondeur, qui est au cœur de l’investigation anatomique et de l’épistémologie du regard.

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L’ombre d’un théâtre : scène et perspectives de l’illusion

29 Or, pour narrer et donner à voir cette expérience de l’épaisseur, La Dissection des parties du corps humain, ainsi que le rappelle « l’historien du corps humain » en sa préface et à de nombreuses reprises, est un livre, une succession de doubles pages, de plans en deux dimensions : le fil du discours y est linéaire, les illustrations tabulaires. Par le jeu constant de va-et-vient entre texte et image, s’instaure un dialogue entre la narration ordonnée (de haut en bas, partie par partie) et les gravures. Là, s’ouvre justement la scène imaginaire de la séance de dissection. Certains critiques ont reproché au traité de Charles Estienne l’écart entre les planches, maniéristes, complexes, énigmatiques et le propos scientifique. Selon les promesses liminaires, « chacune partie du corps nous sera proposée devant les yeux par description et figure avec la dissection et administration d’icelle36. » Or les planches ne montrent jamais une table de dissection dans un théâtre, même imaginaire, d’anatomie. Au contraire, elles mettent en scène, au centre de l’image, un empiècement dans le bois gravé (et parfois, une insertion seconde dans l’empiècement) qui constitue le seul élément d’anatomie de la planche. Autour, le corps en son entier, fictivement vivant, habillé, affectant des poses non réalistes et symboliques, de riches décors et de nombreuses allusions à des œuvres d’art existantes37.

30 Or, loin de digresser hors du sujet scientifique, les décors et thèmes des planches créent l’espace du regard au sein du livre ; par l’interruption de la succession linéaire des pages, mais aussi par l’écart marqué entre matière anatomique et scène (personnage et décor), par la distance qu’insèrent des références picturales à des motifs communs (Narcisse, Suzanne au bain etc., motifs connus et reconnaissables des lecteurs), les gravures composées par Mercure Jollat et Geoffroy Tory introduisent la profondeur de la scène. Du coup, le décor n’y est pas gratuite décoration mais un fond, comme une « muraille » de théâtre, sur lequel se détache le sujet, alors doté de relief. Ainsi, le squelette qui ouvre la danse macabre des dissections, pose debout devant une vue panoramique, probablement de Padoue, qui se continue à la page suivante, sous une autre perspective38 (figures 1 et 2). Cette signature référentielle du décor place le livre dans la ville universitaire où Berengario da Carpi enseigne la dissection humaine, où Charles Estienne, comme André Vésale, sont étudiants en 1536 et où, plus tard, sera construit l’un des premiers théâtres anatomiques d’Europe.

31 Le clin d’œil est réservé aux initiés, mais point n’est besoin de connaître Padoue pour goûter l’image et ses multiples effets de profondeur : le socle circulaire, en perspective, sur lequel se tient le squelette ; les plans verticaux, en second, qui projettent le personnage vers l’avant du cadre, le paysage qui s’éloigne en suivant le cours d’un chemin dont les arbres raccourcissent, la vue panoramique qui coupe l’échappée vers l’horizon, traversée par un fleuve qui joint le ciel. Petits cailloux et brins d’herbe accentuent ces effets de distance. Lorsque le squelette se retourne, sur l’envers de la page, le paysage, comme le socle, ont changé pour laisser place à des ruines antiques, des dômes néo-classiques et des petits personnages, placés auprès d’arbres s’élevant vers le bord du cadre à droite. Ici encore, l’on croit reconnaître les ruines de l’amphithéâtre romain de Padoue, qui fournit plans verticaux et points de fuite pour créer l’illusion de la profondeur. Le même procédé se retrouve lors de la présentation

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des nerfs39, tandis que les planches démontrant les muscles40 font poser l’écorché devant des portiques antiques et près de la base d’une colonne en ruine.

32 De fait, les éléments du décor où s’inscrit le personnage disséqué, pour fantasmagoriques qu’ils aient pu paraître, proposent constamment une élancée en hauteur au second plan, des éléments variés au sol au premier plan, et des échappées vers l’horizon qui placent en avant, au centre, en légère élévation, le sujet anatomique. Le motif de la ruine et celui du monument alternent pour créer une profondeur de l’image, souvent en rappel des ruines du théâtre romain. Ainsi, la démonstration du foie41 fait voir un Prométhée empalé sur un arbuste, tenu sur un pan de mur ou sur les ruines d’une ancienne loge, éboulée. Ailleurs, c’est une chaire, ou sur une chaise, ou sur table, ou sur une banquette, dans une chambre, ou devant une rivière, ou en ville, ou encore en forêt que se tient le personnage. Meubles et appuis sont repris, ainsi que les lieux : le lecteur reconnaît l’arbrisseau des empalés, la chaire des disloqués, la table des trépanés, puis le lupanar des femmes du troisième livre42. Les objets et les cadres se retrouvent d’une gravure à l’autre, parfois à l’identique, souvent avec une variation.

33 Maniérisme que de faire figurer ces éléments parfois dénoncés comme inutiles au propos scientifique ? Virtuosité, sans aucun doute, et, certainement, humanisme dans le plaisir de la référence. Cependant, les fleurs, herbes, cailloux et parties du corps qui jonchent le sol au premier plan, les carrelages, les fenêtres ouvrant sur des paysages, les rivières fuyant vers l’horizon fournissent l’alphabet d’une mise en perspective : fragments rappelant les collections d’ornements des traités d’architecture, ils s’agencent dans la reprise, le déplacement, l’accumulation, d’une gravure l’autre jusqu’à devenir les invisibles procédés d’un illusoire relief. Car tous ont pour fonction de creuser et désigner le relief de l’image plate.

34 De fait, tout comme le théâtre imaginaire décrit au troisième livre constitue la scène anatomique, où le regard se fait découverte, les gravures en pleine page transforment l’espace du livre en scène de la connaissance.

35 Les insertions de fragments anatomiques, bien décrits par George Burris43, se montrent en des empiècements bien visibles au centre des bois : au premier livre, celui des squelettes et systèmes démontrant les structures du corps dans son entier, aucune des dix-sept planches n’est composite. Au deuxième livre, en revanche, toutes les planches sont composites sauf deux44, qui représentent le cerveau d’un homme debout devant un arbre et assis devant une fenêtre. De plus, sept des planches composites présentent une seconde insertion, plus petite45. Au troisième livre, huit planches ont été empiécées, dont une seconde insertion46. Seules deux des planches de ce dernier livre n’ont pas été altérées47. De nombreuses planches composites portent des traces visibles de dessins anatomiques originaux48.

36 On a expliqué ces modifications des bois par des corrections scientifiques de dessins originaux : je propose de lire ces insertions ostentatoires comme la création d’un espace scénique au sein de l’illustration. L’empiècement participe en effet d’un procédé qui dépasse la correction ou le réemploi en ce qu’il désigne la profondeur de l’image, créée par la variété des plans et des éléments. En ce sens, l’encart, anatomique, évolue dans le « cadre » qui fait perspective et permet le relief.

37 Au centre de l’image, souvent désignés par la rencontre de ligne de construction de l’image (figure 3) et, parfois, par le geste d’un personnage (figure 4), les empiècements ouvrent ainsi l’image sur la profondeur de la troisième dimension et forment le discours scientifique. Dès lors, la mise en scène, parfois qualifiée de baroque, des

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parties du corps se comprend comme une théâtralisation de l’image. Le décor, les arrièreplans, premiers plans, et même le corps dans son intégrité première servent de « muraille » à la présentation de la partie anatomique.

38 Tandis que la fiction du bâtiment se donnait pour matériau textuel le traité d’Alberti, cette fois, la confection de « décors » se lit par rapport aux textes de Vitruve et Serlio sur le théâtre. Le traité de Vitruve est largement diffusé en France dans les années 1530-1540, connu non seulement dans sa version latine mais également par sa présence dans des compilations illustrées servant de vocabulaire architectural – dont la Raison d’architecture, composée par Diego de Sagredo et publiée chez notre Simon de Colines, vraisemblablement en 153649 – puis par une traduction française 50 abondamment illustrée par des planches Jean Goujon51, entre autres artistes. Or, le succès du texte de Vitruve croise celui que rencontrent les ouvrages de Sebastiano Serlio sur la perspective52. Les livres I et II Sur la Perspective sont les troisièmes à être publiés53, après le Livre IV (1537) sur les ordres et le Livre III (1540) sur les antiques54 ; ils furent donnés à Paris en 1545 par Jean Barbé dans une édition bilingue (français, italien) illustrée de 132 gravures sur bois, dont 24 en pleine page. Or, si le premier livre traite des formes et ornements, élaborant comme un lexique visuel des fragments trouvés dans nos illustrations (corniches, moulures, cercles, colonnes, chapiteaux, linteaux etc.), la troisième partie du second livre est consacrée à la perspective théâtrale55. Continuant le texte de Vitruve sur la construction des théâtres à la fin de son cinquième livre, Serlio propose un dessin en perspective de la « scénographie » plate du traité vitruvien puis une série de gravures sur les murailles de scène, qu’il lie à son expérience de construction à Vicence56. Les planches de Serlio sont, en 1547, intégrées au texte de Vitruve en un corps de gravures accompagnant les commentaires de Vitruve sur la perspective théâtrale. À partir d’une brève mention de la scène chez Vitruve57, Serlio développe un art de créer la perspective au théâtre, art qui sera repris par Jean Martin dans ses traductions de Vitruve58 comme dans celles de Serlio : Entre les choses faictes par la main des hommes dont lon se peut esmerveiller, et recevoir contentement dœuil, avec satisfaction de pensée, a mon iugement c’est l’appareil de quelque Scene quand on vient a le descouvrir. La raison est, que lon y voit en peu d’espace aucuns palais dressez par art de perspective, avec grant Temples, et divers maisonnages proches et loingtains de la veue, places belles et spacieuses decorées de plusieurs edifices, rues longues et droittes, croysées de voyes traversantes, arcz de triumphe, colonnes haultes a merveilles, Pyramides, obelisque, et mille autres singularitez, enrichies de lumieres grandes moyennes et petites, ainsi comme l’art le comporte, ordonnées par un tel artifice qu’elles semblent autant de pierres precieuses rendantes une lueur admirable, comme feroient Rubiz, Dyamans, Saphirs, Esmerauldes, et choses semblables […]59.

39 Serlio construit alors un système de perspective spécifique à la scène, et plus spécifique encore aux théâtres intérieurs en demi-cercle : Et combien que le moyen que ie tiendray pour la declarer, soit contraire aux reigles passees qui ne servent que pour placte peinture, et que ceste cy est pour les choses de relief. Il est bien raysonnable de tenir autre voye60.

40 Suivent les descriptions et gravures des murailles de scène pour la comédie, la tragédie et la satire (figures 6-8)61. Conseillant ouverture et hauteur de l’horizon pour créer une profondeur, usage de carrelages et rayonnages dans les intérieurs, colonnes et parois pour donner l’illusion de la grandeur et de la distance, Serlio propose des décors fort comparables à ceux de Mercure Jollat et Geoffroy Tory pour La Dissection. Ainsi les temples et palais urbains, au centre desquels se meurt la première femme du livre

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trois62 sont une muraille tragique, avec ses colonnades, arches et parois. L’arbrisseau, l’arbre et le pan de mur écroulé du second livre figurent aux arrière-plan et premier plan de la scène satirique. Quant aux maisonnages de la scène comique, elles fournissent le cadre des trépanations63 et de la luxueuse maison des plaisirs du troisième livre. Le frontispice du troisième livre de Serlio, dédié aux Antiquités romaines64 (figure 9) semble l’abrégé des éléments décoratifs de La Dissection : arcs, colonnes, effondrements pierreux, socles de colonnes, herbes et niches fournissent en effet les fragments imaginaires des décors des planches du second livre mais également des références au théâtre romain de Padoue. Les préceptes comme les détails ornementaux de l’architecte d’une illusion sont ici mis en œuvre par l’architecte des gravures, en référence aux murailles du théâtre du livre.

41 Voire, les perspectives souvent faussées créent le trompe-l’œil tout en le désignant au regard. Ainsi, le trépané du second livre (figure 5), se tient sur une table dont les deux pieds avant sont situés sur deux plans différents tout en étant, fictivement, de face. En arrière, à gauche, deux personnages accoudés à un muret percé de deux orifices circulaires, regardent la scène anatomique. La galerie où ils se tiennent est hors proportion, leurs corps ne sont pas visibles dans les ouvertures de la paroi. Le plus jeune personnage, qui semble avoir posé pour les démonstrations du foie, quelques gravures plus haut, pointe du doigt la dissection anatomique, pour eux invisible (le corps leur apparaît de dos). La perspective n’est pas un réalisme, elle est poétique : elle crée le regard de la profondeur et se dit dans la multiplicité des fenêtres et orifices circulaires qui ornent les gravures comme autant d’yeux. La table anatomique est devenue, littéralement, un échafaud.

42 Fiction d’un théâtre à construire et fiction des murailles gravées se répondent comme « protraicts » et « parolles » pour créer l’ombre de l’expérience : en trompe-l’œil, en référence, elles créent la profondeur même de l’anatomie, qui ouvre le corps et le démontre dans son épaisseur intérieure. Dès lors, la composition architecturale65 du traité d’anatomie est une poétique de la connaissance, qui restitue la profondeur de l’expérience et de la vie, non pas en l’imitant mais en la feignant. Le savoir est une construction, son partage, une représentation : le livre en est le théâtre, espace du regard et du discours.

ANNEXES

Table des planches de La Dissection et des éléments de l’alphabet théâtral de la perspective :

Éléments remarquables et Planche (page, sujet) récurrents

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p. 10, le squelette vu de face. arbrisseau, os de la gorge.

p. 11, le squelette vu de profil gauche. longue fleur.

p. 12, le squelette vu de trois quarts droit. base de colonne, grotesque.

p. 13, le squelette vu de profil droit. fleurs et cailloux.

p. 37, les attaches des ligaments sur le squelette vu de face. vue de Padoue.

vue de Padoue, les ruines du p. 38, les attaches des ligaments sur le squelette vu de dos. théâtre.

p. 54, le système nerveux sur le squelette vu de face. vue panoramique.

p. 63, le système nerveux sur le squelette vu de dos. fleurs, cailloux, vue panoramique

p. 102, les attaches des muscles sur le squelette vu de face. image reprise de la page 10.

p. 103, les muscles sur le squelette vu de face. temple et portique.

p. 115, les attaches des muscles sur le squelette vu de dos image reprise de la page 12.

p. 115, les muscles sur le squelette vu de dos. base de colonne, fleur.

paroi aveugle, ornée d’une moulure p. 135, le système circulatoire vu de face. à grotesque.

paroi aveugle, avec moulure. Au p. 136, le système circulatoire vu de dos. loin, galerie et arcades surélevées en ruine.

p. 151 homme nu, de face. fleurs et cailloux

fleurs et cailloux, pierre d’angle p. 152, homme nu, de profil. portant la signature de Jollat 1532.

p. 153 homme nu, de dos. fleurs et cailloux.

p. 160, homme nu, de face, nomenclature des parties du fleurs et cailloux. corps.

p. 161, homme nu, de dos, nomenclature des parties du corps. fleurs et cailloux, souche.

p. 168, homme nu, de face, dissection de l’abdomen, vase portant un buisson, fleurs. démonstration des muscles.

p. 171, homme nu, de face, dissection de l’abdomen. fleurs, souche reprenant vie.

p. 174, homme nu, de face, adossé à un arbre, dissection de herbes, souche reprenant vie. l’abdomen.

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fleurs, souche reprenant vie, petit p. 175, homme nu, de face, dissection de l’abdomen. talus.

p. 177, homme nu, de face, empalé debout sur un arbre, arbre, herbes, cailloux. dissection de l’abdomen et démonstration de l’intestin.

vase rempli de lambeaux, herbes, p. 179, homme nu, de face, debout. jonc, fleurs.

p. 181, homme nu, assis sur un pan de mur en ruine, plus élevé que le précédent, dissection de l’abdomen et pan de mur en ruine. démonstration des organes (rein, foie, rate, vésicule)

p. 185, homme nu, de face, soutenu par un arbre devant un pan de mur en ruine, dissection de l’abdomen et du thorax et pan de mur en ruine, cailloux. démonstration des organes.

p. 191, homme nu, debout, soutenu par un arbre devant un pan de mur en ruine, fleurs. pan de mur en ruine, dissection du foie.

p. 202, homme nu, de face, démonstration des organes jonc, fleurs. génitaux.

p. 203, homme nu, de face, accoudé à un arbuste, assis sur un arbre, petit mur en ruine. petit mur en ruine, démonstration des organes génitaux.

p. 210, homme nu, de face, soutenu par un pan de mur en pan de mur en ruine, plan d’eau, ruine, plus élevé, dissection du bas ventre et démonstration herbes. des organes (vessie, rectum, colon).

p. 194, [216] homme nu, de face, adossé à un arbre dissection arbre, rivière, herbes. du thorax, démonstration des couches de peau.

p. 218, homme nu, de face, soutenu par un arbre devant un petit mur en ruine, dissection du thorax, démonstration de la arbre, petit mur en ruine. cage thoracique.

p. 223, homme nu, de face, assis sur une chaire, dissection du chaire, vase contenant des éponges, thorax, démonstration des nerfs de la cage thoracique. vase contenant du feu.

p. 225, homme nu, de face, soutenu sur une ruine (élevée), loge théâtrale en ruine, arcade en dissection du thorax, démonstration des organes du thorax ruine. (poumons, diaphragme).

p. 228, homme nu, de face, assis sur une chaise/ruine, chaire en pierre, avec pan de mur dissection du thorax, démonstration du système circulatoire portant une ouverture circulaire. avec artères pulmonaires et coronaires.

p. 235, homme nu, de face, assis sur une chaire, dissection du chaire posée sur un caveau. thorax, démonstration des organes (cœur, valves coronaires).

p. 238, homme nu, de face, soutenu debout sur une chaise, loge théâtrale en ruine. dissection du thorax, démonstration des poumons.

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p. 224, homme nu, de face, tournant la tête vers la droite, chaise, avec ouverture circulaire assis sur une chaise, dissection du thorax, démonstration de dans le panneau gauche et pavillon l’œsophage et du diaphragme. à grotesques.

p. 246, Homme nu, de face, tournant la tête vers la droite, loge théâtrale en ruine, arcades assis sur une chaise, devant décor architectural. Dissection naissant d’une des colonnades de la du cou et des maxillaires. chaise.

p. 247, Homme nu, de face, assis sur un arbre et appuyé sur un arbrisseau. Dissection des amygdales, de la trachée artère, arbre et arbrisseau. du nerf de la langue, du palais, de la glotte et du larynx.

p. 248, Homme nu, de face, assis sur haute chaise faite de loge théâtrale en ruine, niche (hors ruines. Dissection de l’œsophage et de la trachée artère. perspective), cage, colonne brisée.

p. 255, Homme nu, agenouillé, de face, tenant un bâton. Dissection du crâne. Boite crânienne. Calotte pendue à une Narcisse, cailloux, arbre, fleurs. branche.

p. 256, Homme nu, de face, penché sur le cartouche. arbre (de l’image précédente, plan Présentation du système circulatoire de la boite crânienne. rapproché). Calotte pendue à une branche.

p. 258, Homme nu, de face, assis sur banc ornementé, tenant banc, boules, vue panoramique. le cartouche. Présentation du crâne et du cerveau.

Fenêtres à colonnes, sol carrelé, p. 261, Homme nu, de dos, assis sur une chaise, intérieur et étagères, fenêtre circulaire à droite, fenêtres. Présentation du crâne et du cerveau en coupe. plafond à caissons.

p. 262, Homme nu, de face, la tête et le thorax portés par des Portique avec deux ouvertures tréteaux, les bras ballants. Présentation du crâne et du circulaires, en ruine. cerveau en coupe.

p. 266, Homme nu, allongé, de dos, méditant devant un vue panoramique, arbre. paysage. Présentation des nerfs du cerveau.

p. 271, Homme nu, de trois quarts, assis sur une banquette- banquette, muret, coussin, vase. lit, intérieur. Présentation de l’intérieur du cerveau.

p. 275, Homme nu, allongé, de face, se mirant. Présentation tour et galerie en ruine, souche, des nerfs et des veines du cerveau. herbes.

escaliers, portique à deux arches, p. 283, la coupe césarienne, femme nue assise sur le socle colonnes, porte sous l’escalier, avec d’une niche, de trois quart. ouverture circulaire.

p. 290, femme nue assise, de face, sur un coffre devant le lit, coffre, rideaux, coussin. matrice.

p. 293, femme nue assise, de trois quart, sur une banquette rideaux et tentures à glands, décorée (putto versant de l’eau, fleurs), matrice. coussins, châle.

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p. 294, femme couchée sur le dos sur un amas de coussins, vase, coussins, griffon, rideaux et matrice. tentures.

p. 299, femme de face, visage de profil, devant une miche, cailloux, niche, tour circulaire, entre un palais et une paroi aveugle, matrice. palais, espinguette, arches.

p. 303, femme assise au bord du lit, les cheveux retenus par escabeau, coffre, tentures. un bijou, matrice.

p. 305, femme assise, visage de profil, dans une chaise près pierre rectangulaire, arbre, coussin, d’une table, le coude appuyé sur des coussins, un griffon (ou griffons, table. un aigle) sous chaque bras, scène extérieure, matrice.

p. 310, femme soutenue par son lit, sur le dos, matrice. coffre, grotesque, tenture.

escabeau, cahose, porte ouverte sur p. 312, femme assise sur un trépied à dossier, à la toilette, la rue, vue de paysage, colonne, parties génitales. banc, sol carrelé.

p. 313-314 reprise des pages 96-97.

Fig. 1 – Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, chez Simon de Colines, 1546, p. 37.

Seconde présentation du squelette, avec indications des points d’attache des muscles, en une gravure signée Mercure Jollat : le fond de l’image se reconnaît au pont, dôme et tour, comme la ville de Padoue. Image gracieusement fournie par la Bibliothèque interuniversitaire de santé. Ce document est accessible en ligne dans Medic @ BIU Santé Paris.

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Fig. 2 – Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, chez Simon de Colines, 1546, p. 38.

Vu de trois quart de dos du squelette : derrière lui, personnages, vallonnement, arbres et ruines créent un effet de profondeur. Au second plan à droite, les trois arbres de taille décroissante tracent une ligne oblique continuée par la silhouette d’un homme, se terminant au creux de deux vallonnements : le premier point de fuite. Le second se trouve à l’horizon, encadré par un clocher et un lointain promontoire : cette multiplication des lignes correspond aux préceptes de Serlio pour la composition de murailles de scène. Image gracieusement fournie par la Bibliothèque interuniversitaire de santé. Ce document est accessible en ligne dans Medic @ BIU Santé Paris.

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Fig. 3 – Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, chez Simon de Colines, 1546, p. 191.

Prométhée, empalé, démontre le foie. Comme l’indique le cartouche, la position de l’organe est « renversée et retournée ». L’exactitude de l’image n’est pas réaliste mais discursive et référentielle. Image gracieusement fournie par la Bibliothèque interuniversitaire de santé. Ce document est accessible en ligne dans Medic @ BIU Santé Paris.

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Fig. 4 – Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, chez Simon de Colines, 1546, p. 261.

Démonstration du cerveau en scène d’intérieur. Le sol carrelé, les barreaux de la chaise, les caissons du plafond fournissent lignes de construction et de perspectives à l’image. Deux fenêtres doubles et un œil de bœuf ouvrent sur l’horizon et rappellent, comme en de nombreuses gravures du volume, l’importance du regard. Les bibelots sur l’étagère, le plateau médical sur le tabouret, obéissent au précepte de Serlio pour créer l’illusion de profondeur : de petite taille, ils donnent l’impression de la distance. Image gracieusement fournie par la Bibliothèque interuniversitaire de santé. Ce document est accessible en ligne dans Medic @ BIU Santé Paris.

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Fig. 5 – Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, chez Simon de Colines, 1546, p. 262.

Démonstration du cerveau. Tandis que les nuages en haut à droite semblent s’être échappés de la boîte crânienne, le trépané est maintenu debout par une table à la perspective impossible : de face, les deux pieds devraient être au même niveau mais celui de gauche a reculé pour faire place au cartouche. Les deux hommes en haut à gauche regardent et montrent l’empiècement anatomique. Hors proportion, ils sont accoudés à une improbable terrasse, au dessus d’improbables fenêtres circulaires. La force de la gravure provient de cette énigmatique profondeur, suggérée par l’alphabet de la perspective : lignes fuyantes, plans étagés, objets jonchant le sol au premier plan. Image gracieusement fournie par la Bibliothèque Interuniversitaire de Santé. Ce document est accessible en ligne dans Medic @ BIU Santé Paris.

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Fig. 6 – Sebastiano Serlio, Le second livre de perspective… Paris, 1545, fol. 66v (planche reprise dans l’édition de Vitruve par Jean Martin en 1547).

La scène comique. On reconnaît tours, tourelles, fenêtres, arcades, galeries, pavés et soupiraux qui forment le décor de La Dissection.

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Fig. 7 – Sebastiano Serlio, Le second livre de perspective… Paris, 1545, fol. 69r (planche reprise dans l’édition de Vitruve par Jean Martin en 1547).

La scène tragique. On reconnaît le muret, au premier plan, servant de soutien aux personnages disséqués du second livre de La Dissection. Le soupirail, à droite, est un autre fragment de cet alphabet des murailles de l’illusion. Galeries, arches, arc, niches, complètent la panoplie des références.

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Fig. 8 – Sebastiano Serlio, Le second livre de perspective… Paris, 1545, fol. 70v (planche reprise dans l’édition de Vitruve par Jean Martin en 1547).

© 2004 – CESR ARCHITECTURA ISSN 2115-8304 Centre d’études supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais de Tours. La scène satirique. Éboulement au premier plan, sentier, arbres, végétation meublent les scènes extérieures de La Dissection. Néanmoins, cette scène est moins présente : la noblesse du sujet qu’est l’anatomie humaine exclut la familiarité du genre satirique

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Fig. 9 – Sebastiano Serlio, Il Terzo Libro Di Sabastiano Serlio Bolognese, Nel Qval Si Figvrano, E Descrivono Le Antiqvita Di Roma, Venise, Francesco Marcolini, 1544.

Dans la noblesse d’antiquités ruinées, se lit à la fois la proportion parfaite de l’œuvre et sa destruction par le temps : une thématique que répète et symbolise la végétation qui recouvre les monuments dilapidés. Ce cadre est celui des scènes anatomiques, qui découvrent la perfection et la fragilité du corps humain. Heidelberg University Library C 6339-8-10 FOL RES, page de titre.

NOTES

1. Pour leurs encouragements, leurs attentives relectures et leurs judicieux conseils, je remercie Bruno Méniel et les deux évaluateurs anonymes de ce texte. 2. Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, Simon de Colines, 1546, p. [ii] : « Toutes lesquelles choses estoyent a peu pres parachevees des l’an mil cinq cent trenteneuf et ia quasi iusques au milieu du tiers livre imprimees quant a cause d’un proces qui survint nous fut force (a vostre grand mecontentement ainsi que ie croy) deporter de cest ouvrage et nous desister du parachevement d’iceluy : tellement que ce temps pendant a esté loysible a beaucoup d’aultres [p. 2] inventer nouvelles choses touchant cest affaire et user a leur plaisir de plusieurs cas prins et emblez de noz escriptz, et se les attribuer comme propres. » 3. Commentaires de la Faculté de Médecine de Paris (1516-1560), avec une introd. et des notes par Marie-Louise Concasty, Paris, Imprimerie nationale, 1964 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France), t. V, fol. 137-138. 4. Commentaires… t. VI, fol. 14v et 37v. 5. Voir, pour plus de précisions, Pierre Huard et M. D. Grmek, Charles Estienne et l’école de dissection de Paris, Paris, Cercle du Livre Précieux, 1965 et, pour la carrière de Charles Estienne hors l’anatomie, un bref aperçu par Hélène Cazes, « Charles Estienne », éd. C. Nativel, Centuriæ Latinæ II, Cent une figures humanistes de la Renaissance aux Lumières, À la mémoire de Marie-Madeleine de la Garanderie, Genève, Droz, 2006, p. 313-318. On trouvera les préfaces de Charles Estienne dans

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Robert et Charles Estienne, Des imprimeurs pédagogues, éd. B. Boudou et J. Kecskeméti, Turnhout, Brepols, 2010. 6. Galien, De anatomicis Administrationibus, éd. C. G. Kühn, Galeni Pergameni opera omnia, Car. Cnoblochii, 1821-1833, vol. II. Le texte latin de ce traité est publié par Simon de Colines à Paris en 1531, selon l’édition de Iohannes Andernacus en 1541 qui sera reprise dans Galeni omnia quae extant opera, Thomas Junta, Venise, 1541 (puis huit rééditions, dont 1565). 7. Voir sur ce point Hélène Cazes, « Le style simple d’une écriture de l’ombre : la poétique de Charles Estienne », éd. V. Giacomotto-Charra et C. Silvi, Lire, Ecrire, Choisir : l’écriture de la science au Moyen-Âge et à la Renaissance, 2014, p. 109-131. 8. Voir Louis Van Delft, « L’idée de théâtre (XVI e -XVIIIe siècle) », Revue d’Histoire littéraire de la France, 101, 5 (Sept. -oct., 2001), p. 1349-1365 et « Le concept de théâtre dans la culture classique », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 2001, p. 73-84. 9. Voir Hélène Cazes, « Théâtres imaginaires du livre et de l’anatomie : La Dissection des parties du corps humain, Charles Estienne, 1545-1546 », éd. Olivier Guerrier, Fictions du Savoir à la Renaissance, Littératures 47, automne 2002, p. 11-30, accessible en ligne sur le site Fabula.org. 10. La Dissection, p. 6. 11. La Dissection, p. 284. 12. La Dissection, p. 317. 13. Cicéron, De Natura Deorum II, 140 : [140] Ad hanc providentiam naturae tam diligentem tamque sollertem adiungi multa possunt, e quibus intellegatur, quantae res hominibus a dis quamque eximiae tributae sint. Qui primum eos humo excitatos, celsos et erectos constituerunt, ut deorum cognitionem caelum intuentes capere possent. Sunt enim ex terra homines non ut incolae atque habitatores, sed quasi spectatores superarum rerum atque caelestium, quarum spectaculum ad nullum aliud genus animantium pertinet. Sensus autem interpretes ac nuntii rerum in capite tamquam in arce mirifice ad usus necessarios et facti et conlocati sunt. Nam oculi tamquam speculatores altissimum locum optinent, ex quo plurima conspicientes fungantur suo munere. (Texte pris de De natura deorum liber secundus M. Tullii Ciceronis ; texte latin publié par M. C. Thiaucourt, Paris, Hachette, 1897, p. 201-202). 14. La Dissection, p. [i]. 15. Ibid. 16. La Dissection, p. 2. 17. La Dissection, p. 37. 18. La Dissection, p. 282. 19. Voir, pour plus de précisions, Hélène Cazes, « Le Cogito de l’anatomiste : observation et galénisme dans La Dissection des parties du corps humain par Charles Estienne », Mélanges offerts à Jean Céard, éd. J. Dupèbe, F. Giacone, E. Naya et A. -P. Pouey-Mounou Genève, Droz, 2007, p. 327-341. 20. La Dissection, p. 373. 21. La Dissection, p. [II]. 22. La Dissection, p. 1. 23. La Dissection, p. [II]. 24. La Dissection, p. 373-374. 25. La Dissection, p. 374. 26. P. Terentii Afri Comici, Andria : omni interpretationis genere, in adolescentulorum gratiam facilior effecta, Paris, Simon de Colines et François Estienne, 1541 et 1547 et La premiere comedie de Terence, intitulée l’Andrie, nouvellement traduite de latin en français, en faveur des bons esprits, studieux des antiques récréations, Paris, Andry Roffet, 1542 ; Paris, Gilles Corrozet, 1542 ; Paris, Etienne Groulleau, 1552. Voir H. W. Lawton, Térence en France au XVIème siècle, Paris, Jouve, 1926 et « Charles Estienne et le théâtre », Revue du XVIème siècle, 14, 1927, p. 336-347. Voir également M. - M. Fragonard, « La Renaissance ou l’apparition du théâtre à texte », éd. A. Viala, Le Théâtre en France des origines à nos jours, Paris, PUF, 1997, p. 101-154.

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27. Brief recueil de toutes les sortes de jeux, qu’avoient les anciens Graecz & Romains/, et comment ilz usoient d’iceulx, Paris, Andry Roffet, 1542. 28. Gli Ingannati. Comédie du sacrifice des Professeurs de l’Académie vulgaire Senoise, nommez Intronati, célébrée ès jeux d’un Karesme prenant, à Senes, traduicte de langue Tuscane par Charles Estienne, [Paris, Pierre Roffet, 1540] Lyon, François Juste et Pierre de Tours, 1543 ; Paris, Estienne Groulleau, 1548, 1549 et 1556. Voir Charles Estienne, L’Andrie ; La comédie du sacrifice ou Les Abuses, éd. E. Balmas, M. Dassonville, L. Zilli, Théâtre Français de la Renaissance, première série, vol. 6, La Comédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX. Paris, PUF, 1990, p. 1-180 et « La commedia ‘ Gl’Ingannati’e la sua traduzione francese : due comicita a confronto », Studi di Letteratura Francese (Bibliotheca dell’Archivum Romanicum, Serie I, Storia, 10, 1983, p. 31-51. 29. Texte cité de Charles Estienne, Les abusez comédie faite à la mode des anciens comiques, Paris, Estienne Groulleau, 1549, fol. Aiij-Aiiij. 30. « Du théâtre » in Architecture ou Art de bien bâtir, de Marc Vitruve Pollion auteur romain antique mis de latin en français, par Jean Martin Secrétaire de Monseigneur le Cardinal de Lenoncourt, pour le Roi très chrétien Henri II (Paris, Jacques Gazeau, 1547), V, 3, Cologny, Jean de Tournes, 1618, p. 137 (édition consultée sur le site Gallica). 31. Ibid., livre V, chapitre 11, p. 160. 32. Sur ce point, on consultera avec plaisir et profit le très beau site du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Université François Rabelais de Tours), Architectura, où figurent bibliographies, notices et exemplaires numériques. 33. Voir Mario Carpo, « La traduction française du De re aedificatoria (1553). Alberti, Martin, Serlio et l’échec d’un classicisme vulgaire », éd. F. Furlan, P. Laurens et S. Matton, Leon Battista Alberti, Paris-Turin, Vrin-Nino Aragno Editore, 2000 et « Le De Re Aedificatoria de Leon Battista Alberti et sa traduction française par Jean Martin, à Paris chez Jacques Kerver en 1553 », éd. S. Deswarte- Rosa, Sebastiano Serlio à Lyon, Architecture et imprimerie, Lyon, Mémoire Active, 2004, p. 371-372. 34. La Dissection, p. 10, p. 15, p. 151, p. 153 et p. 160. 35. Pour la diffusion et le public de ce texte, voir Hélène Cazes, « Jardins, vergers et maisons- bibliothèques : le grand enfermement du livre imprimé, du Praedium Rusticum de Charles Estienne à la Maison Rustique de Jean Liébault », (dir.) Bertrand Bourgeois et Élise Lepage, La maison et le livre, Voix plurielles, 5, 1, 2008, en ligne sur le site Voix Plurielles de l’université Brock (Canada). 36. La Dissection, p. 3. 37. Voir, sur ces images, C. E. Kellet, « A note on Rosso and the illustrations to Charles Estienne’s De Dissectione », Journal of History of Medicine, 12, 1957, p. 325-336 ; « Perino del Vaga et les illustrations pour l’anatomie d’Estienne », Aesculape, 37, 1955, p. 74-89 ; Two Anatomies, An occasional lecture on the De dissectione of Charles Estienne, Newcastle, 1958. Voir, plus généralement, Andrea Carlino, Books of the Body : Anatomical Ritual and Renaissance Learning, Chicago, University of Chicago Press, 1999 ; Dominique de Montmollin, L’illustration anatomique de la Renaissance au siècle des Lumières, Neuchâtel, Bibliothèque publique et universitaire, 1999 ; Jonathan Sawday, The Body emblazoned, Dissection and the human body in Renaissance culture, London and New York, Routledge, 1995, ici p. 116-117. Pour les gravures concernant la femme,, on consultera Bette Talvacchia, Taking Positions : On the Erotic in Renaissance Culture, Princeton, Princeton Univ Press, 2001 et David O’Frantz, Festum Voluptatis, A study of Renaissance Erotica, Columbus, Ohio, Ohio State University Press, 1989, ici p. 123-124. 38. La Dissection, p. 37-38. 39. La Dissection, p. 54 et 75. 40. La Dissection, p. 97 et 113. 41. La Dissection, p. 191. 42. Voir en annexe la table de ces illustrations avec leurs principaux éléments non anatomiques en fin de cet article.

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43. George P. Burris, « Estienne’s De Dissectione (1545), an Example of Sixteenth Century Anatomical Illustration », Bios, 37, 4, 1966, p. 147-156. 44. La Dissection, p. 256 et 271. 45. La Dissection, p. 191, 210, 225, 238, 241, 258 et 261. 46. La Dissection, p. 303. 47. La Dissection, p. 310 et 312. 48. La Dissection, p. 177, 185, 191, 210, 223, 225, 275 et 293. 49. Raison darchitecture antique, extraite de Vitruve, Paris, Simon de Colines, sd. Voir Yves Pauwels, L’architecture au temps de la Pléiade, Paris, Monfort, 2002, (sur Vitruve, p. 35-42). On lira sur ce traité, inspiré des livres III et IV de Vitruve, mais également de Pline, d’Alberti et d’autres, la notice de Fernando Marías publiée sur le site Architectura, hébergé par le CESR de Tours. 50. Vitruve, Architecture, ou art de bien bastir de Marc Vitruve Pollion Autheur Romain Antique : mis de latin en Francoys, par Jan Martin, Paris, Jacques Gazeau, 1547. Voir Frédérique Lemerle, « Jean Martin et le vocabulaire d’architecture », Jean Martin Un traducteur au temps de François I er et de Henri II, Cahiers V. L. Saulnier, 16, Paris, PENS, 1999, p. 113-126 et « L’Architecture ou Art de bien bastir de Vitruve, traduit par Jean Martin à Paris chez Jacques Gazeau Françoys, en 1547 », éd. S. Deswarte-Rosa, Sebastiano Serlio à Lyon, p. 418-419. 51. Voir Pierre du Colombier, Jean Goujon, Paris, Albin Michel, 1949, Appendice A, p. 123-128 ; Yves Pauwels, « Jean Goujon, de Sagredo à Serlio : la culture architecturale d’un ymaginier- architecteur », Bulletin Monumental, 156, 2, 1998, p. 137-148 ; Toshinori Uétani et Henri Zerner, « Jean Martin et Jean Goujon en 1545. Le manuscrit de présentation du Premier livre d’Architecture de Marc Vitruve Pollion », Revue de l’Art, 149, 2005, 3, p. 27-32. 52. Voir Yves Pauwels, « Serlio et le vitruvianisme français de la Renaissance : Goujon, Bullant, De l’Orme », éd. S. Deswarte-Rosa, Sebastiano Serlio à Lyon, p. 410-417. 53. Il primo libro d’Architettura, di Sabastiano Serlio, Bolognese. = Le premier livre d’Architecture de Sebastian Serlio, Bolognois, mis en langue francoyse par Iehan Martin… A Paris, s. n. [Jean Barbé], 1545. 54. Voir Myra Nan Rosenfeld, « From Bologna to Venice and Paris : The Evolution and Publication of Sebastiano Serlio’s Books I and II, On Geometry and On Perspective, for Architects », éd. L. Massey, The Treatise on Perspective : Published and Unpublished, Studies in the History of Art Series, 59, Center for Advanced Study in the Visual Arts, Symposium Papers XXXVI, National Gallery of Art, Washington, 2003, p. 281-321 et P. Roccasecca, « Sebastiano Serlio : la pratique de la perspective au service de l’architecte », éd. F. Lemerle et M. Carpo, Perspective, Projection, Projet. Techniques de la représentation architecturale, Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 17, 2005, p. 61-70. 55. Voir Sabine Frommel, « Sebastiano Serlio Prospettico. Stages in his Artistic Itinerary during the 1520s », (éd.) F. Lemerle et M. Carpo, Perspective, Projections & Design. Technologies of architectural Representations, Londres-New York, Routledge, 2008, p. 77-94. 56. Serlio présente son petit traité de perspective théâtrale comme la démonstration de sa méthode pour le projet de théâtre du palais da Porto à Vicence : « cela me succeda si bien que du depuis quand c’est venu à faire telles entreprises j’ai toujours suivi cette voie, laquelle je conseille tenir tous ceux qui se délecteront de choses semblables » (fol. 65r). 57. Vitruve, De Architectura… Paris, J. Gazeau, 1547, traduction par Jean Martin, livre V, 8, fol. 77r -78v : « Or est il trois manieres d’icelles Scenes, asavoir Tragique, Comique, et Satyrique : dont les parures sont dissemblables et aussi leurs maisonnages differens. Ceux de la Tragique s’enrichissent de Colonnes, Frontispices, Statues, et autres appareils sentant leur Royauté ou seigneurie. Ceux de la Comique représentent maisons d’hommes particuliers et ont leurs fenestrages et ouvertures faictes a la mode commune. Mais la Satyrique est ornee d’Arbres, Cavernes, Montagnes, Rochiers et pareilles choses rurales, formees d’Ozier entrelasse en maniere de paniers ou de clayes, et couvert dessus ainsi qu’il est requis. »

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58. Vitruve, Architecture, ou Art de bien bastir […], par Jan Martin, Paris, Jacques Gazeau, 1547, p. 151-154. 59. Sebastiano Serlio, Second Livre… Jehan Martin… Paris, 1545, fol. 64v. 60. Sebastiano Serlio, Second Livre…, fol. 65v. 61. Sebastiano Serlio, Second Livre…, fol. 66r -70v. 62. La Dissection, p. 282. 63. La Dissection, p. 261 et 271. 64. Il Terzo Libro di Sabastiano Serlio … (1re éd. 1540), Venise, s. n. [Francesco Marcolini], 1544. 65. Sur la conception du livre comme bâtiment, pour d’autres auteurs, on lira Yves Pauwels, L’architecture et le livre en France à la Renaissance : « Une magnifique décadence » ?, Paris, Classiques Garnier, 2013, et en particulier, sur Vitruve, p. 90-100.

RÉSUMÉS

Dans La Dissection des parties du corps humain, Charles Estienne (1504-1564), veut composer « l’umbre » d’une dissection dans l’espace du livre. La valeur épistémologique du spectacle donne lieu à la fiction d’un théâtre anatomique, tandis que les bois gravés, souvent empiécés, travaillent la perspective pour faire naître une illusion de profondeur. Vitruve et Serlio donnent l’alphabet de cette illusion théâtrale.

In La Dissection des parties du corps humain, Charles Estienne (1504-1564), wants to compose the shadow of a dissection within the space of the book. The epistemological value of the scene leads to the fiction of an anatomical theater, while the woodcuts, often with anatomical insertions, create the perspective, necessary for an illusion of depth. Vitruvius and Serlio give the alphabet of this theatrical illusion.

AUTEUR

HÉLÈNE CAZES University of Victoria Canada

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Varia

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Un témoignage inédit sur la fortune du De casibus virorum illustrium de Giovanni Boccaccio en France à la fin du Moyen Âge L’Extraict d’aucuns nobles hommes malheureux de Pierre Doriole (circa 1480)

Olivier Delsaux

1 La réception des œuvres de Giovanni Boccaccio dans la France de la fin du Moyen Âge a déjà fait l’objet de nombreuses recherches, en particulier pour ce qui est des traductions et des réappropriations de ses textes par les auteurs français1. Le De casibus virorum illustrium (1355-1370) apparaît comme l’œuvre boccacienne dont l’impact a été le plus important. Il est vrai que dans le climat politique, social et religieux troublé de la France de la fin du Moyen Âge, le public français pouvait trouver une valeur morale à ce récit des malheurs et des retournements de fortune d’individus riches, puissants et/ ou célèbres, depuis Adam et Eve jusqu’aux hommes de pouvoir contemporains de Boccace.

2 Les recherches sur la fortune du De casibus en France s’accordent pour reconnaître que ce texte fut reçu comme l’œuvre d’un moraliste et d’un historien, auteur d’une encyclopédie humaniste sur l’histoire grécoromaine2. Le De casibus a été traduit une première fois en 1400 par l’humaniste et traducteur français Laurent de Premierfait à la demande de Jean Chanteprime, conseiller de Charles VI ; cette traduction, qui eut une diffusion manuscrite quantitativement limitée (moins de dix manuscrits conservés), fit vers 1430-1440 l’objet d’un abrégé de la part de Jean Lamelin, conseiller au Parlement de Paris, et elle fut révisée et imprimée dès 1476 par Colard Mansion à Bruges3 ; cette traduction fut elle-même la source de la traduction castillane du texte par Pedro López de Ayala au début du XVe siècle 4. Vers 1407, le théologien Jean Petit convoque explicitement plusieurs figures du De casibus dans son texte de justification du meurtre de Louis d’Orléans commandité par Jean sans Peur5.

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3 En 1409, Laurent de Premierfait révise et amplifie sa traduction de 1400 afin de proposer un texte plus lisible et accessible à un plus large public, non savant et peu ou pas latinisant. Cette seconde traduction fut dédiée au duc Jean de Berry et fut peut-être réalisée à la demande de l’évêque de Chartres, Martin Gouges. Plus de soixante-dix manuscrits – qui témoignent d’une diffusion dans les milieux seigneuriaux français – et cinq éditions imprimées (1re éd. Paris, J. Du Pré, 1484) de cette version°nt été conservés6. Plusieurs écrivains français auraient utilisé la traduction de Laurent de Premierfait pour leurs travaux de compilation historique7. Vers 1430, John Lydgate réécrit en vers anglais la version de 1409 (The Fall of princes), qui sera continuée en 1559 par le Mirror of Magistrates8. Enfin, vers 1463, l’écrivain bourguignon Georges Chastelain prolonge le texte de Boccace en rédigeant un Temple de Boccace – qui sera lui-même imité et prolongé par Antitus vers 15009.

4 À l’occasion de recherches sur la tradition manuscrite de la première traduction française du De casibus virorum illustrium de Boccace (1357-1360), nous avons pu mettre au jour, dans le Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France 10, un témoignage inédit sur la « fortune » française de ce texte. Il s’agit de l’Extraict11 d’aucuns nobles hommes malheureux, depuis la fin du livre de Boccace, dont il semble qu’on pourroit faire un nouveau livre, présenté comme un Memoire escrit de la main du Chancelier Doriole, chancelier de France de Louis XI12. Ce texte apparaît aux folios 50r -51 v (papier moderne, filigranes non identifiables) du manuscrit Paris, BnF, Dupuy 761, parmi une série de documents relatifs au règne de Louis XI (folios 35-73). Ce manuscrit a été constitué par l’avocat et érudit P. Dupuy (1582-1651)13 ; certains des documents sont des originaux, d’autres des copies de la main de P. Dupuy (ce qui est le cas pour l’Extraict). À part une brève mention dans l’édition S. Bliggenstorfer du Temple de Boccace, ce texte est resté totalement inconnu de la critique14. L’objectif de notre notice est de présenter ce texte et d’en fournir une édition.

5 Cet Extrait confirme la perspective – historique et morale – dans laquelle le De casibus fut reçu dans la France du XVe siècle. Il se présente sous la forme d’une liste d’une cinquantaine d’« infortunés », identifiés par leur nom et leur titre, parfois suivis d’une brève mention du cas qui justifie leur présence dans la liste. Il s’agit de seigneurs et d’hommes de pouvoir, principalement français et anglais, actifs au XVe siècle. Comme dans le Temple de Chastelain, la mort au combat ou le meurtre politique (assorti ou non d’un procès) semble le retournement de Fortune le plus fréquent15 ; comme chez Chastelain également, le nombre d’infortunées est plus réduit que chez Boccace, sans doute de par leur rôle politique plus limité qu’en Italie (du fait de la loi salique).

6 À l’exception de Charles de Blois (n° 34), la période d’activité des infortunés est postérieure au terminus ante quem du De casibus. L’évocation de la décapitation de Guillaume Hugonet et Guy de Brimeu indique une postériorité à avril 1477 (n° 28-29) ; la présence de l’évêque Jean de la Balue ne semble justifiée que si la liste a été réalisée avant son retour en grâce en 1483. Néanmoins, vu le sujet du texte, il n’est pas impossible que sa rédaction fut contemporaine de la « disgrâce » de Doriole en mai 1483. L’on notera d’ailleurs que cette période coïncide avec la publication en France de la première édition imprimée de la traduction française du De casibus (Lyon, M. Husz et J. Schabeler, 1484 [version de 1400]/Paris, J. du Pré, 1484 [version de 1409]). L’Exctrait est, de toute manière, antérieur à la mort de Doriole (septembre 1485).

7 La liste ne suit pas une organisation rigoureuse, mais semble suivre le fil des associations d’idées de Doriole ; ainsi, bien que la liste semble commencer par le début

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du XVe siècle, la logique chronologique n’est plus suivie dès le n ° 20. Doriole insiste d’ailleurs sur l’effort d’organisation qui serait à fournir lors de la rédaction du texte (pour les mettre par ordre). Malgré tout, l’on°bserve de courtes séquences d’infortunés qui répondent à une logique d’ordre chronologique, géographique ou dynastique (voir l’emploi de dudit dans certaines entrées, par exemple n° 7 et 9). Par exemple, l’on trouve deux rois tués au combat par leur successeur (n° 1 et 2) ; deux cousins victimes d’un meurtre politique (n° 4 et 5) ; un roi et son épouse (n° 6 et 7) ; un beau-père et son gendre (n° 14 et 15) ; deux hommes condamnés sous Louis XI pour crime de lèse-majesté (n° 20 et 21) ; deux ducs de Somerset (n° 22-23) ; deux serviteurs du pouvoir tué par Philippe II de Savoie (n° 26 et 37) ; deux espagnols impliqués dans les guerres de succession des royaumes hispaniques (n° 38 et 39) ; trois hommes de pouvoir bourguignons (n° 26, 27 et 28) ; cinq hommes décédés en 1476-1477 (n° 25-26-27-28-29) ; deux rois de Hongrie (n° 40-41) ; trois hommes de pouvoir morts à Paris en 1418 (n° 42-43-44) ; deux évêques ayant conspiré contre Louis XI (n° 47-48). L’on notera que Doriole côtoya plusieurs infortunés de la liste, à travers ses activités de politique étrangère (avec la Bretagne, la Savoie, la Bourgogne et l’Angleterre) et grâce à son rôle dans les procès de Jacques Cœur (n° 19), de Louis de Luxembourg (n° 20), du duc de Nemours (n° 21), du Cadet d’Albret (n° 24), de Jean duc d’Alençon (n° 25) et du cardinal Balue (n° 47), tous présents dans l’Extraict.

8 Les infortunés sont identifiés de façon parfois très laconique et le retournement de Fortune qui justifie leur inclusion n’est pas toujours précisé (par exemple n° 14, 18-21, 24-26, 35-39, 46-4816) et sa description peut s’avérer très générale. Cette liste était probablement conçue comme une esquisse d’un texte à rédiger (qu’on pourrait faire dans le titre) et a pu être destinée à une personne – Doriole, un secrétaire ou un historiographe – qui connaissait suffisamment l’histoire européenne du XVe siècle pour reconnaître directement les individus mentionnés et déterminer les cas que le Chancelier avait en tête.

9 Il n’est pas tout à fait étonnant que Pierre Doriole – dont on ne connaît, il est vrai, aucun texte historique, didactique ou littéraire rédigé de sa main – se soit intéressé à ce sujet. Vers 1476, c’est dans une lettre à Doriole, considérée comme le premier témoignage de la genèse du De origine et gestis Francorum Compendium (1495), que l’historiographe Robert Gaguin regrette qu’aucun français n’ait écrit une histoire des rois de France en latin, seul moyen de mettre en lumière, auprès d’un public européen, leurs hauts faits et ceux de leurs ancêtres17. Gaguin, qui se montrait sensible au poids de Fortune sur la précarité des destinées humaines et le déroulement de l’histoire de France, estimait d’ailleurs que pour dépasser politiquement l’Italie et mettre en évidence la grandeur de la France, l’historiographie française devait concurrencer l’historiographie humaniste italienne. L’idée de Doriole de prolonger l’œuvre de l’humaniste italien Boccace pourrait s’inscrire dans cette perspective.

10 Toutefois, la perspective de Doriole est à première vue à l’opposé du projet de Gaguin puisqu’il ne met pas en avant des faits mémorables, mais bien des malheurs et des retournements de Fortune. Cependant, la sélection des personnalités et la brève description de leur destin ne porte pas préjudice aux rois de France (Charles VI et Isabeau de Bavière sont présentés comme des victimes) et elle a pu plaire au roi Louis XI, en particulier par son portrait « à charge » des ducs de Bourgogne18 et la sélection d’hommes de pouvoir condamnés sous Louis XI pour trahison°u crime de lèse-majesté (n° 20, 21, 24, 25) ou, plus généralement, la sélection d’ennemis du roi (n° 20, 21, 26, 47,

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48) et/ou de leurs victimes (n° 28, 29, 36, 37). Plus simplement, il est possible que Doriole ait entendu rédiger un texte qui, comme celui de Boccace et comme la traduction de Laurent de Premierfait, inciterait les princes à la vertu, à la sagesse et à la modération pour éviter le sort malheureux réservé aux hommes de pouvoir décrits dans le texte latin et sélectionnés dans sa liste.

11 Par ailleurs, l’on ne peut exclure que Doriole ait voulu rédiger un pendant français à l’œuvre bourguignonne de George Chastelain, dont le Temple est antérieur d’au moins une quinzaine d’années19. Un tiers des personnalités de l’Extraict avaient déjà été retenues par Chastelain (voir les notes au fil du texte) et certaines séquences sont identiques à celles du Temple, par exemple aux n° 16-17-18. Cependant, plusieurs personnalités qui apparaissent dans le Temple sont absentes de l’Extraict20, sans que l’on puisse déterminer ce qui aurait conduit à Doriole à ne pas les retenir21. Du reste, les « infortunés » communs à Chastelain et Doriole étaient des individus connus, dont le malheur ou la mort spectaculaire étaient renommés (voir les notes au fil du texte).

12 Enfin, l’on ignore si Doriole connaissait le De casibus sous sa forme latine ou française. Néanmoins, aucun indice dans le profil connu du Chancelier n’indique qu’il aurait eu une maîtrise suffisante du latin savant pour lire in extenso l’œuvre de Boccace 22. Par contre, plusieurs manuscrits de la réécriture de 1409 de la traduction de Laurent de Premierfait ont été possédés par des hommes proches de Louis XI23.

[Édition du texte]24

13 Memoire escrit de la main du Chancelier Doriole [f. 50r]

14 Extraict d’aucuns nobles hommes malheureux, depuis la fin du livre de Boccace, dont il semble qu’on pourroit faire un nouveau livre, en soi enquerant au certain des cas et des temps ou ils sont arrivés, pour les mettre par ordre {1} Le roi dom Pedro d’Espagne, qui fut tué et privé du royaume d’Espagne par Henry le Bastard ; {2} Le roi Richard d’Angleterre, tué et privé du royaume d’Angleterre par Henry de Lencastre comte Derby ; {3} Le pape Jean 23, qui fu destitué au concile de Constance et le pape Martin eleu en son lieu ; {4} Loys, frere du roy de France, duc d’Orleans, tué par machinacion du duc Jean de Bourgogne en la ville de Paris ; {5} Le duc Jean de Bourgogne, qui fu tué a Montreau ou Fault d’ Yonne ; {6} Le roi Charles Vi, pris par Philippe, duc de Bourgogne le second, et baillé entre les mains du roi d’Angleterre, son ancien ennemy ; {7} La reine de France Ysabeau, femme dudit roi Charles VI, qui, aprés ses grans triumphes, mourut pauvrement en les mains des Anglois a Paris ; [f. 50v ] {8} Le roi d’Escoce p… de Madame la dauphine, qui fut tué en sa propre maison ; {9} Le comte d’Astelles, qui fut exicuté par justice et puny de cruele mort, pour la machinacion qu’il avoit faict de la mort dudit roi d’ Escoce ; {10} Le fils dudit comte, qui fut pareillement puny pour la mort d’un roy d’ Escosse ; {11} Le roi Henry d’Angleterre dernier trespassé, qu’on a privé de son royaume et fait mourir inhumainement ; {12} Le prince de Galles son fils, que l’on a fait aussi mourir, et le fit le roi Edouart tuer devant luy ;

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{13} Le roi Jaques, comte de la Marche, mari de la reine de Sicile Johannelle ; {14} Le comte de Varvic ; {15} Le duc de Clarence, tué du roi Edouar ; {16} Le duc de Clocestre, oncle du roi Henry ; {17} Le comte de Suffolc ; {18} Alvaro de Luna ; {19} Jacques Cueur ; {20} Le comte de Saint Pol, connestable de France ; {21} Le duc de Nemours, comte de la Marche ; [f. 51r ] {22} Le duc de Sommerset, qui fut tué ; {23} Le duc son fils, qui fut tué en Angleterre ; {24} Le capdet d’ Alebret ; {25} Le duc d’Alençon, dernier mort ; {26} Le duc Charles de Bourgogne ; {27} Le duc de Milan, dernier mort ; {28} Le Chancelier de Bourgogne, tranché la teste ; {29} Le seigneur de Humbercourt, tranché la teste ; {30} Montagu, grand maistre d’hostel de France ; {31} Monseigneur de Rays, qui fut bruslé en Bretagne ; {32} Le duc Philippe de Bourgogne, auquel son filz osta l’autorité ; {33} Le duc de Bourbon Loys, qui mourut en Angleterre ; {34} Charles de Blois duc de Bretagne, qui fut desconfit et tué en bataille par Jean de Bretagne ; {35} La reine Marguerite d’Angleterre ; {36} Monseigneur Jacques de Walpergur ; {37} Le marquis de Vasas, comte de Bras ; {38} Le filz du marquis de Villaine ; {39} Le prince Carlos de Navarre, filz du roi d’ Aragon ; {40} Le roi Lancelot de Hongrie, empoisonné ; {41} Le roi Lancelot de Sicile, qui mourut pour une femme ; {42} Le comte d’Armagnac, tué a Paris ; {43} Le chancelier de France, monseigneur Arnaul du Marle, tué a Paris ; {44} Raymoner [sic] de la Guerre, tué a Paris ; {45} Le mareschal de Severac, que le comte de Perdriac fit mourir et prist sa place ; {46} Gilles de Bretagne ; {47} Le cardinal Balue ; {48} L’evesque de Vibdun.

[Notes]

{1} Pierre Ier roi de Castille, dit Pierre le Cruel (1334-1369), décapité par son demi-frère Henri de Trastamare (fils d’Alphonse XI de Castille), qui deviendra Henri II de Castille. L. V. Díaz Martín, Pedro I el Cruel (1350-1369), Gijón, Trea, 2007. {2} Richard II roi d’Angleterre (1367-1400), tué par Henri Bolingbroke, comte de Derby (1377-1397) et duc d’Hereford (1397-1399) et futur Henri IV (1399-1413). Encyclopaedia brittanica ; présent dans le Temple de Chastelain (p. 26-27). {3} Jean XXIII (1410-1415), antipape destitué en mai 1415. Martin V, pape élu en novembre 1417 (1417-1431).

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{4} Louis Ier duc d’Orléans (1372-1407), assassiné sur ordre de son cousin Jean sans Peur en novembre 1407. {5} Jean Ier duc de Bourgogne, dit Jean sans Peur (1371-1419), assassiné lors d’une entrevue avec la dauphin à Montereau-Fault-Yonne en septembre 1419. {6} Charles VI roi de France (1368-1422). Référence au Traité de Troyes (1420), qui scelle l’alliance entre Henri V d’Angleterre et Philippe le Bon ? J. -M. Moeglin, « Récrire l’histoire de la Guerre de Cent Ans. Une relecture historique et historiographique du traité de Troyes (21 mai 1420) », Revue historique, 314, 2012, p. 887-919. {7} Isabeau de Bavière (1371-1435), femme de Charles VI. À la fin de sa vie, la mère de Charles VII se retira à son hôtel de Saint-Pol, sans que l’on puisse noter un dénuement particulier dans son train de vie. Serait-ce une référence au fait qu’après la mort du dauphin Louis de Guyenne, elle fut contrainte de signer le Traité de Troyes ? T. Adams, The Life and Afterlife of Isabeau of Bavaria, Baltimore, John Hopkins University, 2011. {8} Jacques Ier roi d’Écosse (1394-1437), père de Marguerite d’Écosse ; après dix-huit ans passés en prison à Londres, il retourne en Écosse en 1424 et tâche de réformer le royaume ; il est assassiné le 20 février 1437 par des partisans de son°ncle Walter Stewart alors qu’il s’était retiré dans ses appartements avec la reine (voir n° 9). Encyclopaedia brittanica. Présent dans le Temple de Chastelain, p. 29-30. Marguerite d’Écosse, fille de Jacques Ier, 1re épouse du futur Louis XI (1424-1445) et de ce fait dauphine. {9} Walter Stewart 4e comte d’Atholl (1360-1437), fils du roi Robert II d’Écosse ; condamné et torturé pour être responsable de la mort de Jacques Ier roi d’Écosse (voir n° 8). Oxford Dictionary of National Biography. {10} Le fils de Walter Stewart mentionné au n° 9 est David Stewart, mais il n’était pas comte d’Atholl. En réalité, c’est le petit-fils de Walter Stewart, Robert Stewart, qui aurait participé à l’assassinat du roi. Cependant, il n’était pas non plus comte d’Atholl. Y aurait-il eu confusion avec Robert Stewart (1340-1420), 1er duc d’Albany, 1er comte d’Atholl, frère et non fils de Walter Stewart, et donc fils de Robert II d’Écosse (d’ailleurs lui-même fils d’un Walter Stewart) ? M. H. Brown, « That Old Serpent and Ancient of Evil Days, Walter earl of Atholl and the Death of James I », Scottish Historical Review, 71, 1992, p. 23-45. {11} Henri VI roi d’Angleterre (1421-1471), époux de Marguerite d’Anjou (mentionnée au n° 35) ; capturé en 1460, en 1461 et en 1465 (emprisonné dans la tour de Londres et mort durant la nuit du 21 au 22 mai 1471 dans des circonstances douteuses). Encyclopaedia brittanica ; W. J. White, « The Death and Burial of Henry VI, a review of the facts and theories », The Ricardian. Journal of the Richard III Society, 6, 1982, p. 70-80. {12} Édouard de Westminster (1453-1471), fils d’Henri VI, investi prince de Galles en 1454 ; considéré par le parti du duc d’York comme fils bâtard de la reine ; capturé par Édouard IV à la bataille de Tewkesbury et massacré en présence du roi, du duc de Clarence et du duc de Gloucester. Encyclopaedia brittanica. {13} Jacques II de Bourbon (1371-1438), comte de la Marche (1393-1438), roi consort de Naples (1415-1419), par son mariage avec Jeanne II de Naples ; fait prisonnier à la bataille de Nicopolis (1396) ; emprisonné par les barons napolitains révoltés en 1416 ; à la mort de Jeanne II (1435), entre au couvent des Cordeliers de Besançon. Dictionnaire de biographie française. {14} Richard Neville, 16e comte de Warwick (1428-1471) ; eut un rôle majeur dans la déposition de deux rois (Henri VI et Édouard IV) ; battu en avril 1471 à la bataille de Barnet et tué. Dictionary of National Biography.

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{15} George Plantagenet, 1er duc de Clarence (1449-1478), frère des rois d’Angleterre Édouard IV et Richard III et époux d’Isabel Neville (fille aînée de Richard Neville) ; emprisonné pour trahison contre Édouard IV et exécuté en février 1478. Encyclopaedia brittanica. {16} Humphrey, duc de Gloucester (1391-1447), fils du roi Henri IV, frère du roi Henri V et oncle d’Henri VI ; il exerça la régence pendant la minorité de ce dernier ; arrêté en 1447 par les gens du comte de Suffolk, il meurt en prison (rumeurs d’assassinat). Encyclopaedia brittanica ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 39-40. {17} William 4e comte de Suffolk (1396-1450) ; prisonnier du roi de France Charles VII en 1429 et libéré contre rançon en 1431 ; chargé de conclure la paix avec la France en 1444 (traité de Tours) ; rendu ensuite responsable de pertes territoriales en France de 1448 à 1450 ; arrêté le 28 janvier 1450 et emprisonné : condamnation à mort commuée en bannissement pour cinq ans sur intervention du roi ; pendant son voyage vers Calais, est capturé et décapité. Encyclopaedia brittanica ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 43-44. {18} Alvaro de Luna y Jarana (1388/1390 – 1453), duc de Trujillo, 1er comte de San Esteban de Gormaz, connétable de Castille (1423) ; bénéficie de la protection du roi Jean II de Castille ; empêcha le mariage de Jean II avec Radegonde, fille du roi de France Charles VII ; accusé par l’opinion publique d’avoir tué Don Alfonso de Vivars, grand trésorier de Castille, il est arrêté en 1452, jugé et condamné à mort en juin 1453. Nouvelle biographie générale ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 45-46. {19} Jacques Cœur (1395/1400 – 1456). Maître des monnaies à Paris (1437), puis argentier du roi Charles VII ; devenu un des hommes les plus riches et les plus puissants du royaume, il est accusé en 1451 de crime de lèse-majesté et condamné à la confiscation de ses biens, au bannissement perpétuel, au payement de diverses amendes et à son emprisonnement ; s’évade fin 1454 et devient commandant d’une flotte contre les Turcs ; meurt lors d’une expédition à Chios. Dictionnaire de biographie française ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 53-54. {20} Louis de Luxembourg – Saint Pol (1418-1475), comte de Saint Pol (1433-1475), connétable de France ; capturé par Charles le Téméraire ; condamné à mort pour crime de lèse-majesté, décapité en décembre 1475. Doriole dirigea son procès. Biographie française ; Calisti, Un chancelier, p. 32. {21} Jacques d’Armagnac (1433-1477), comte de la Marche et duc Nemours ; impliqué dans plusieurs conspirations contre Louis XI, jugé pour trahison en 1477 et dépossédé de ses biens. Doriole s’occupa directement de ce procès. Biographie française ; Calisti, Un chancelier, p. 32. {22} Edmund Beaufort (1406-1455), 1er duc de Somerset ; capitaine général en France (1447) ; accusé de la perte de la Normandie (1449-1450) ; premier ministre du roi Henry VI durant la régence de Richard duc d’York (1450-1453) ; fut emprisonné par le Parlement en 1453 et libéré en décembre 1454 à la faveur de la rémission de la maladie mentale du roi ; tué à la bataille de Saint-Albans. Encyclopaedia brittanica ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 63. {23} Henry Beaufort (1436-1464), 2e duc de Somerset (fils du n° 22). Fuit en Écosse en mars 1461 après sa défaite à la bataille de Townton (ses biens sont confisqués) ; bien qu’ayant vu ses titres restaurés en mars 1463, il abandonne le parti du roi, est capturé et décapité après la bataille d’Hexham (mai 1464). Encyclopaedia brittanica.

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{24} Charles d’Albret ( ? – 1473), second fils de Charles II et dit le Cadet d’Albret. Fait partie de la ligue du Bien Public ; soupçonné de trahison par Louis XI, il est arrêté, soumis à la torture et condamné à mort (avril 1473). Dictionnaire de biographie française. {25} Jean II (1409-1476), duc d’Alençon. Camarade d’armes de Jeanne d’Arc, il est capturé par les Anglais à la bataille de Verneuil et fait prisonnier jusqu’en 1429 ; participe aux Pragueries (1439-1440) et entre en contact avec les Anglais à partir de 1440 ; condamné pour crime de lèse-majesté en 1458 et emprisonné à Loches ; libéré par Louis XI puis réemprisonné et recondamné à mort en juillet 1474 ; meurt en prison en 1476. Dictionnaire de biographie française. {26} Charles le Téméraire (1433-1477), duc de Bourgogne, tué à la bataille de Nancy. Doriole organisa en 1478 le procès intenté contre la mémoire de Charles le Téméraire. Calisti, Un chancelier, p. 33. {27} Galeas Maria Sforza (1444-1476), duc de Milan ; assassiné le 26 décembre 1476 par une conspiration de nobles milanais, peut-être soutenue par Louis XI. Dizionario biografico degli Italiani. {28} Guillaume Hugonet ( ?-1477). Président du Grand Conseil, Chancelier de Bourgogne, protégé de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne ; Hugonet et le seigneur d’Humbercourt (voir n° 29), membres d’une ambassade auprès de Louis XI, se séparèrent des autres ambassadeurs et promirent au roi la reddition d’Arras ; ils furent saisis, jugés, condamnés à mort et décapités à Gand en avril 1477. Biographie nationale. {29} Guy de Brimeu (1433-1477), comte de Meghem, seigneur d’Humbercourt ; au service de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne ; voir n° 28. Biographie nationale. {30} Jean seigneur de Montaigu et de Marcoussis (1349-1409), secrétaire de Charles VI, grand maître d’hôtel de France en 1401, puis surintendant des finances et chef du conseil ; proche du duc Louis d’Orléans, il s’attira la haine de Jean sans Peur ; arrêté par le prévôt de Paris en 1409, emprisonné au Châtelet et décapité puis pendu, au terme d’un procès sommaire. Nouvelle biographie générale ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 35. {31} Gilles de Laval, seigneur de Rais (1404-1440), maréchal de France (1429) ; compagnon d’armes de Jeanne d’Arc ; condamné au bûcher par un tribunal ecclésiastique pour hérésie, sodomie et meurtre. Nouvelle biographie générale ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 37. {32} Philippe le Bon (1396-1467), duc de Bourgogne. {33} [ ?] Soit, par confusion entre le père (Jean Ier de Bourbon (1381-1434), fait prisonnier à Azincourt et mort en captivité à Londres) et le fils (Louis I er, dit le bon, de Bourbon, comte de Montpensier, dauphin d’Auvergne, comte de Clermont et de Sancerre). Soit Louis Ier de Bourbon (1376-1446), comte de Vendôme, fils de Jean de Bourbon, comte de La Marche et de Vendôme ; grand chambellan (1408), puis général conseiller juge et réformateur du royaume (1409) ; suit au départ le parti des Bourguignons puis celui des Armagnac après avoir été emprisonné par son frère à Tours (1412-1413) ; nommé grand maître d’hôtel du roi en 1414 ; fut fait prisonnier par les Anglais à Azincourt (1415-1424) ; revint en France, participa aux campagnes militaires de Jeanne d’Arc et assista au sacre de Charles VII ; prit part aux Pragueries (1439) et, après l’échec du mouvement, fut privé de ses offices et pensions ; mourut à Tours. Dictionnaire de biographie française. {34} Charles de Blois (1319-1364) duc baillistre de Bretagne ; après une longue captivité en Angleterre (1347-1356), il fut tué à la bataille d’Auray par les troupes de Jean IV de

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Bretagne. L. Héry, « Le culte de Charles de Blois : résistances et réticences », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 103, 1996, p. 39-56. {35} Marguerite d’Anjou (1340-1482), femme du roi Henri VI d’Angleterre (mentionné au n° 11) ; après le meurtre de son époux et de son fils, elle fut faite prisonnière par les Yorkistes ; libérée contre rançon par son cousin Louis XI, elle rentre définitivement en France. Biographie nationale ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 79-80. {36} Jacques de Valpergue ( ?-1462), piémontais, chancelier de Savoie, chambellan du futur Louis XI lors de son exil à Genappe et de son séjour en Dauphiné ; arrêté et assassiné par Philippe de Bresse, futur duc de Savoie. En représailles de l’assassinat de Jacques de Valperga et de Jean de Varax (n° 37), Louis XI emprisonna Philippe de Savoie à Loches. H. Ferrand, Jacques Valperga de Masin, chancelier de Savoie et Philippe-sans-Terre comte de Bresse, Paris, Bray, 1862. {37} Jean de Varax ( ?-1462), maître d’hôtel de la duchesse de Savoie, assassiné par Philippe II futur duc Savoie. Biographie universelle. {38} Juan Pacheco (1419-1474), 1er marquis de Villena (1445), page d’Alvaro de Luna (n° 18) puis au service d’Henri IV roi de Castille ; en 1463, il offre ses services à Louis XI dans sa lutte contre le royaume d’Aragon ; impliqué dans la guerre de sucession au trône de Castille ; une fois perdu son statut de favori du roi, il rejoint les nobles rebelles ; mort de mort naturelle. A. Franco Silva, Juan Pacheco, privado de Enrique IV de Castilla, Grenade, UP, 2012. {39} Charles d’Aragon (1421-1461), roi Charles IV de Navarre, prince de Viane et de Gérone, duc de Gandie et de Montblanc, fils du roi Jean II d’Aragon et de la reine Blanche Ire de Navarre ; en conflit armé avec son père concernant la succession au trône de Navarre ; plusieurs fois arrêté et emprisonné par son père ; mourut empoisonné en 1461 avant son mariage avec Isabelle de Castille. E. Ramírez Vaquero, El príncipe de Viana, Pampelune, Gobierno de Navarra, 2001. {40} Làszlo de Habsbourg, dit le Posthume, archiduc d’Autriche, roi de Bohême et de Hongrie (1440-1457) ; né quatre mois après la mort de son père ; couronné roi de Hongrie à l’âge de trois mois (1440), mais écarté du trône moins d’un mois après par le roi de Pologne Làszlo III, et ce jusqu’en 1444 ; il est soumis pendant tout son règne à la régence de Jànos Hunyadi ; à la mort de Hunyadi, son fils Ladislas, qui a assassiné le nouveau régent et s’est fait nommer commandant suprême, est exécuté par les partisans de Làszlo ; menacé par les partisans de la famille Hunyadi, Làszlo fuit en Pologne ; il meurt de la peste alors qu’il devait épouser Madeleine de France, fille de Charles VII (rumeurs d’empoisonnement ou de meurtre). Nouvelle biographie générale ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 32-33. {41} Làszlo de Duras, roi de Naples et de Hongrie (1377-1414) ; après s’être emparé de Rome et sur le point d’attaquer Florence, il tomba malade et fut ramené à Naples, où il mourut (des rumeurs coururent qu’il fut empoisonné par sa maîtresse, fille d’un médecin). Nouvelle biographie générale ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 31-32. {42} Bernard VII comte d’Armagnac (1380-1418), connétable de France jusqu’en 1415 et à la tête du gouvernement jusqu’à l’entrée des Bourguignons à Paris en 1418. Dictionnaire de biographie française ; présent dans le Temple de Chastelain, p. 35. {43} Arnaud de Marle (1382-1456), maître des requêtes du Parlement de Paris. Il s’agit sans doute plutôt d’Henri de Marle, chancelier de France de 1413 à 1418, assassiné lors de l’entrée des Bourguignons à Paris en juin 1418, comme la personnalité qui suit (n° 44) et celle qui précède (n° 42). Base de données Opération Charles VI (http:// www.vjf.cnrs.fr/charlesVI/), n° 4482.

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{44} Raymonnet de La Guerre ( ?-1418). Capitaine sous les ordres de Bernard d’Armagnac, échanson du roi Charles VI, fait prisonnier à l’entrée des Bourguignons à Paris ; meurt massacré (son corps est traîné dans les rues de Paris). Base de données Opération Charles VI, n° 1552. {45} Amaury de Sévérac ( ?-1427), sénéchal de Quercy, chambellan et conseiller du dauphin, maréchal de France (1424), vassal de Jean III comte d’Armagnac ; fait prisonnier à la bataille de Navata ; mourut étranglé en 1427, sans doute sur ordre de Bernard comte de Pardiac, frère de Jean IV d’Armagnac, désireux de prendre possession des terres d’Amaury. Base de données Opération Charles VI, n° 3055. {46} Gilles de Bretagne (1420-1450), fils de Jean V duc de Bretagne ; emprisonné une première fois, sur ordre de son frère, pour trahison avec le roi d’Angleterre (1445) ; à nouveau arrêté, sur ordre du roi de France Charles VI, en 1446, pour trahison et crime de lèse-majesté ; meurt, étranglé dans sa cellule, sur l’ordre du duc de Bretagne François Ier. Nouvelle biographie générale ; Dictionnaire de biographie française ; présent dans Temple de Chastelain, p. 41-42. {47} Jean de la Balue (1421-1491), évêque d’Évreux puis d’Angers, devenu ensuite cardinal. Bien que protégé de Louis XI et membre de son Conseil, il conspire avec Charles le Téméraire (dès la Paix de Péronne) ; emprisonné en avril 1469 en même temps que Guillaume de Haraucourt (n° 48) pour avoir conseillé le Téméraire, d’une part, d’inciter Charles de France à la révolte armée et, d’autre part, de refuser l’échange de la Champagne et de la Guyenne (n° 48) ; il est sauvé de la mort par le pape et voit son retour en grâce à l’avènement de Charles VIII. H. Forgeot, Jean Balue, cardinal d’Angers (1421-1491), Paris, Bouillon, 1895. {48} [ ?] Dans le manuscrit : Levesq. de vibdū. Il s’agit probablement de Guillaume de Haraucourt, évêque de Verdun (1420 ?-1500), qui conspira avec l’évêque Balue contre Louis XI et fut arrêté en même temps que lui, en avril 1469 ; condamné pour crime de lèse-majesté en 1470, il est emprisonné pendant plus de quinze dans une cage de fer – système qu’il avait lui-même mis au point –, avant d’être libéré à condition de permuter le diocèse de Verdun avec celui de Vintmille. Dictionnaire de biographie française.

NOTES

1. Voir, entre autres, H. Hauvette, « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », dans Études sur Boccace, Turin, Bottega d’Erasmo, 1968 [1re parution Bulletin Italien 1907, 1908 et 1909], p. 151-209 ; Fr. Simone, « Giovanni Boccaccio ‘ fabbro’della sua prima fortuna francese », Il Boccaccio nella cultura francese, éd. C. Pellegrini, Florence, Olschki, 1971, p. 49-80 ; G. Mombello, « I manoscritti delle opere di Dante, Petrarca e Boccaccio nelle principali librerie francesi del secolo XV », Il Boccaccio nella cultura francese, p. 81-209 ; L. Sozzi, « Boccaccio in Francia nel Cinquecento », Il Boccaccio nella cultura francese, p. 211-356 ; L. Sozzi, « Per la fortuna del Boccaccio in Francia. I testi introduttivi alle edizioni e traduzioni cinquecentesche », Studi sul Boccaccio, 6, 1971, p. 11-80 ; Fr. Simone, « La présence de Boccace dans la culture française au XVe siècle », Journal of Medieval and Renaissance Studies, 1, 1971, p. 17-32 ; Boccaccio visualizzato. Narrare per parole e per immagini fra Medioevo e Rinascimento, éd. V. Branca, Turin, Einaudi, 1999, 3 t. ; C. Bozzolo,

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Manuscrits des traductions françaises d’œuvres de Boccace (XVe siècle), Padoue, Antenore, 1973 ; V. Branca, Tradizione delle opere di Giovanni Boccaccio, Rome, Storia e Letteratura, 1958-1991. 2. Voir, entre autres, M. -H. Tesnière, « Lectures illustrées de Boccace, en France, au XV e siècle. Les manuscrits français du De casibus virorum illustrium dans les bibliothèques parisiennes », Studi sul Boccaccio, 98, 1989, p. 175-279 ; M. -H. Tesnière, « I codici illustrati del Boccaccio francese e latino nella Francia e nelle Fiandre des XV secolo », Boccaccio visualizzato, éd. Branca, t. 3, p. 3-17. 3. Cette traduction a été éditée dans le cadre d’une thèse de doctorat inédite (S. Marzano, Université de Toronto, 2008). Sur les deux traductions françaises du De casibus, voir Bozzolo, Manuscrits des traductions françaises, passim ; C. Bozzolo, « L’intérêt pour l’histoire romaine à l’époque de Charles VI : l’exemple de Laurent de Premierfait », Saint-Denis et la royauté. Études offertes à Bernard Guenée, éd. Fr. Autrand, Paris, Publications de la Sorbonne 1999, p. 109-124 ; C. Bozzolo, « La conception du pouvoir chez Laurent de Premierfait », Préludes à la Renaissance. Aspects de la vie intellectuelle en France au XVe siècle, éd. C. Bozzolo et E. Ornato, Paris, CNRS, 1992, p. 191-206 ; C. Bozzolo, « La lecture des classiques par un humaniste français : Laurent de Premierfait », L’aube de la Renaissance, éd. D. Cecchetti, Genève, Slatkine, 1991, p. 67-81 ; P. M. Gathercole, « The French Translations of Boccaccio », Italica, 45, 1969, p. 123-209 ; P. M. Gathercole, « Laurent de Premierfait : the translator of Boccaccio’s De casibus virorum illustrium », The French Review, 274, 1953-1954, p. 245-252 ; S. Marzano, « La traduction du De casibus virorum illustrium de Boccace par Laurent de Premierfait (1400) », La traduction vers le moyen français, éd. C. Galderisi et C. Pignatelli, Turnhout, Brepols, 2007, p. 283-295 ; S. Marzano, « Itinéraire français de Boccace : perspectives et enjeux d’un succès littéraire », Le moyen français, 66, 2010, p. 61-68 ; S. Marzano, « Traductions de Laurent de Premierfait : le texte après le texte », Le moyen français, 63, 2008, p. 73-82 ; A. D. Hedeman, Translating the Past. Laurent de Premierfait and Boccaccio’s « De casibus », Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2008 ; G. Armstrong, The English Boccaccio. A History in Books, Toronto, UP, 2014. L’on rappellera que rien ne permet d’attribuer à Laurent de Premierfait la traduction du De claris mulieribus de Boccace achevée en 1400 (Des cleres et nobles femmes, éd. J. Baroin et J. Haffen, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1993-1995, 2 t.). 4. C. Alvar, « Boccaccio en Castilla : entre recepción y traducción », Cuadernos de Filología Italiana, n° extraordinario, 2001, p. 333-350 ; E. W. Naylor, « Pero Lopez de Ayala’s Translation°f Boccaccio’s De Casibus », Hispanic Studies in Honor of Alan D. Deyermond, éd. J. Miletich, Madison, Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1986, p. 205-216. 5. Hedeman, Translating the Past, p. 102-103. 6. Seule une édition critique du Livre I a été publiée : P. M. Gathercole, Laurent de Premierfait’s « Des cas des nobles hommes et femmes ». Book I, translated from Boccaccio. A critical edition based on 6 manuscripts, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1968. Une thèse, inédite, de l’École des chartes propose une édition des Livres I et VI : C. Guillot-Barbance, Édition critique du « Des cas des nobles hommes et femmes » de Laurent de Premierfait (1409) et commentaire linguistique, Paris, ENC, 1992. Nous réalisons actuellement les travaux préparatoires à l’édition du texte complet. 7. L. Dupré La Tour, Le « Compendium historial » d’Henri Romain. Édition critique du Livre I, Paris, École nationale des Chartes, 1973 ; G. de Poerck, Introduction à la « Fleur des histoires » de Jean Mansel (XVe siècle), Gand, Claeys-Verheughe, 1936. 8. Lydgate’s Fall of princes, éd. H. Bergen, Oxford, UP, 1924-1927 ; N. Mortimer, John Lydgate’s “Fall of Princes”. Narrative Tragedy in its Literary and Political Contexts, Oxford, Clarendon Pres, 2005 ; P. Budra, Mirror for Magistrates and the De Casibus Tradition, Toronto, UP, 2000. 9. Chastelain se propose de consoler Marguerite d’Anjou, affligée par l’emprisonnement de son mari Henry VI. Pour ce faire, il met en scène Boccace relatant les malheurs d’une trentaine de nobles, dont la « chute » est postérieure au terminus du texte de Boccace, à savoir la défaite du roi de France Jean le Bon à Poitiers (1356). Voir Georges Chastelain, Le temple de Boccace, éd. S. Bliggenstorfer, Bern, Francke, 1988 ; Antitus, Poésies, éd. M. Python, Genève, Droz, 1992.

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10. À travers la version disponible en ligne :http://archivesetmanuscrits.bnf.fr. 11. Extraict a sans doute ici le sens de ‘ sélection, choix’ ; cas, celui de ‘ événement malheureux imprévu, retournement de fortune’. 12. Après des études de droit, Pierre Doriole (1413-1485) fut deux fois maire de la Rochelle ; arrivé à la cour de Charles VII vers 1450, il devint maître des finances (1452), maître des comptes (1459), général des finances (1465), chancelier de France (juin 1472), et fut, à ce titre, fréquemment présent au Conseil du roi. Il fut destitué de l’office de chancelier en mai 1483, sans que l’on connaisse les motifs exacts de la disgrâce – toute relative, puisque Louis XI maintint le montant de ses gages – ; il occupa, dès septembre, la charge de Président de la chambre des comptes et fut membre du conseil de régence. Sur les données biographiques relatives à Pierre Doriole, voir L. Calisti, Un chancelier de France sous le règne de Louis XI, Pierre Doriole, Paris, École nationale des Chartes, 1956 (résumé dans Positions des thèses, p. 29-34). 13. S. Solente, « Les manuscrits des Dupuy à la Bibliothèque nationale », Bibliothèque de l’École des chartes, 88, 1927, p. 177-250. 14. Le temple de Boccace, éd. Bliggenstorfer, p. 13. 15. Mort au combat (n°1, 2, 14, 19, 22, 23, 26, 34), meurtre (n° 4, 5, 8, 11, 12, 17, 27, 36, 37, 39, 43, 44, 45, 46), exécution d’une condamnation à mort (n° 9, 15, 18, 20, 21, 24, 28, 29, 30), mort en prison (n° 16, 25), mort de maladie douteuse (n° 40, 41), mort « naturelle » (n° 3, 6, 7, 13, 32, 38). 16. L’on notera que la description détaillée du cas, en particulier des circonstances de la mort, n’apparaît que jusqu’au n° 12, peut-être parce qu’il s’agissait d’infortunés plus anciens (mais l’on s’attendrait alors aussi à autant de précision pour les n° 42-44). 17. Fr. Collard, Un historien au travail à la fin du XVe siècle : Robert Gaguin, Genève, Droz, 1996, en part. p. 89 ; Fr. Collard, « Robert Gaguin (1433-1501) », Histoire littéraire de la France, 43, 2005, en part. p. 173-213. 18. Doriole présente Jean sans Peur comme responsable du meurtre de Louis d’Orléans (n° 6) et il précise que Philippe le Bon aurait livré Charles VI aux Anglais (n° 6) ; plus loin, il ne retient que la fin du règne de Philippe et son conflit avec Charles le Téméraire (n° 32). 19. Au demeurant, l’on ignore s’il connaissait ce texte. La provenance d’aucun manuscrit du Temple de Boccace ne permet de s’assurer que Doriole aurait pu le connaître, car la diffusion du texte s’est concentrée dans les Pays-Bas bourguignons. 20. Prigent de Coëtivy, Constantin XI Paléologue, Jean de Coïmbra, Wladislaw II, Ulric II comte de Cilli, Stefano Porcari, Guillaume Bolomier, Guillaume de Flavy, Pierre de Giac, Alexandre bâtard du duc Jean I er de Bourbon, Sigismond de Luxembourg, Jean II roi de Navarre, Charlotte de Lusignan, Jean II d’Anjou duc de Lorraine et de Calabre. L’on notera que plusieurs infortunés de l’ Extraict dont la mort est postérieure au texte de Chastelain se retrouvent dans la liste qui apparaît dans l’imitation et la suite du Temple qu’est le Portail du Temple de Bocace du poète Antitus (c . 1501) : Charles le Téméraire (n° 26), Henri VI roi d’Angleterre (n° 11), Galeas Maria Sforza (n° 27), Édouard de Wesminster (n° 12) ; manquent, dans l’Extraict, des personnalités mortes après la date probable de rédaction : Alphonse II roi de Naples (1448-1495), Don Juan de Castille (1478-1497), Giovanni Borgia (1474-1497). 21. Certes, certaines différences entre les deux textes s’expliquent par l’ancrage bourguignon du texte de Chastelain (l’absence des ducs de Bourgogne et présence de Corneille seigneur de Beveren, Jacques de Lalaing et Gilles de Mortagne dit Poetelles). La présence d’Oton de Grandson, Charles d’Orléans et René d’Anjou dans le Temple pourrait s’expliquer par l’intérêt de l’auteur pour des écrivains. 22. Cependant, nos connaissances sur la diffusion des manuscrits latins de Boccace en France sont relativement limitées, si ce n’est pour les manuscrits présents à la cour d’Avignon (Simone, « La présence de Boccace dans la culture française au XVe siècle » ; Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, dir. V. Branca, t. 9, De casibus virorum illustrium, éd. P. G. Ricci et V. Zaccaria, Milan, Mondadori, 1983, en part. p. 876-878 ; Branca, Tradizione delle opere di Giovanni Boccaccio).

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23. Le manuscrit Paris, Arsenal, 5281 a probablement appartenu à Jean de Bar, bailli de Touraine, chambellan de Charles VII et de Louis XII. Le manuscrit Munich, BSB, gall. 6 a été produit à l’intention de Laurent Girard, notaire et secrétaire de Charles VII et de Louis XI ; le manuscrit Paris, BnF, fr. 227 a sans doute été réalisé pour Jeanne de France, sœur de Louis XI et le manuscrit Paris, BnF, fr. 230 pour Jeanne de France, fille de Louis XI et Marguerite de Sassenage. Sur ces manuscrits et leurs possesseurs, voir Bozzolo, Manuscrits des traductions françaises, p. 66-67. 24. Le texte est entièrement de la main de P. Dupuy et transcrit d’une traite, dans une écriture cursive (y compris la mention initiale « Memoire escrit de la main du Chancelier Doriole »). Nous avons résolu les abréviations (en suivant la forme complète attestée dans le texte), numéroté les entrées, ajouté une ponctuation moderne, distingué i et u utilisés comme consonnes, utilisé les minuscules et les majuscules selon l’usage moderne. Les notes tâchent d’identifier les infortunés nommés. Nous y avons précisé les évènements qui pourraient justifier leur présence dans la liste. Un point d’interrogation précède les entrées pour lesquelles l’identification n’est pas certaine.

RÉSUMÉS

Présentation et édition de l’ébauche d’une suite au De casibus virorum illustrium de Giovanni Boccaccio, rédigée par le Chancelier de France Pierre Doriole (c. 1480). Ce texte témoigne de la réception de l’œuvre de l’humaniste italien en France à la fin du Moyen Âge et de la vision de l’histoire européenne du XVe siècle par un acteur majeur de la politique française sous Louis XI.

Presentation and edition°f the draft of a continuation°f Giovanni Boccaccio’s De casibus virorum illustrium, written by the Chancelor of France Pierre Doriole (c. 1480). This text is an interesting testimony of the reception°f this Italian humanist in France at the end of the Middle Ages and of the perception°f Fifteenth-Century European history, by one of the leading actors of French politic during the reign°f Louis XI.

AUTEUR

OLIVIER DELSAUX Fonds de la recherche scientifique FNRS

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Panoplia di modelli in funzione antialchemica L’Alexipharmacum di G. A. Fenotti (1576)

Giorgio Maselli

1 L’Alexipharmacum di Giovanni Antonio Fenotti può considerarsi il terzo degli opuscoli comparsi nel giro di pochi mesi e pertinenti alla cosiddetta «guerra dell’antimonio», divampata fra gli intellettuali d’Europa, e particolarmente di area francofona, nella seconda metà del XVI secolo1.

2 Il primo di essi2, di 69 pagine, ha un’articolazione relativamente semplice sul piano paratestuale: 7 componimenti in versi latini (distici elegiaci e uno in endecasillabi faleci), una ottava (in italiano), una quartina in francese (Quadrain)3; quindi una prefazione (di 9 pagine) dell’autore Ad lectorem benevolum; infine il trattatello vero e proprio (da p. 17 a p. 69) con una pagina di (pochi) Errata. Solo nei componimenti introduttivi, soprattutto quelli in italiano e in francese, si coglie un tono satirico o sporadicamente burlesco verso i Cyclopes Chimici (alchimisti di varia estrazione); nell’appello al lettore il taglio si fa appassionato, giacché si nomina direttamente Paracelso, in qualità di «primus author, aut, ut verius dicam, diabolus», della nova medicina, cioè delle applicazioni farmacologiche originate dall’alchimia. Invece la successiva Brevis Explicatio rivela un taglio scientifico, con argomentazioni, obiezioni, risposte ed esempi, per dimostrare l’assunto che non esiste una gerarchia fra i metalli, ma che questi nascono da una commistione dei quattro elementi primi, agglutinati dalla «natura… pia et fida ministra» di Dio (De causis, p. 31).

3 Con data del medesimo anno (e con la medesima indicazione Lugduni) risulta stampata la Responsio di Joseph Du Chesne4, che aveva latinizzato il suo cognome in Quercetanus5. Va subito detto che fra il (lungo) titolo e l’indicazione dell’editore era inserito un emblema ellittico con il motto OMNIBUS SED PAUCIS LUCEO (su cui si tornerà). L’articolazione quindi della Responsio è la seguente: Quadrin in francese (con scurrile risposta alla Quadrain di Aubert); Epistola (datata 1 aprile 1575) in latino di Du Chesne a Jacques de la Fin, in cui si bolla Aubertus nescio quis come un infelice imitatore dell’Alchimia (non minus vetusta, quam recondita Phisices pars ); Odelete in sestine

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(dell’autore ancora a J. de la Fin) e sonetto di E. di Charbonneau (entrambi in francese); due epigrammi in latino (di B. T. V.)6, un sonetto in francese (di P. D. L. M.)7, un Dialogus in versi elegiaci per un «certo medico» (a Chymicis Philosophis ad Antichymicos transfuga ), tre strofe saffiche (in greco), 7 brevi componimenti in versi (3 in latino e 4 in francese, direttamente o indirettamente contro Aubert); la Responsio (vera e propria) divisa in due parti: nella prima Duchesne risponde all’epistola (in tono polemico, p. 1-22), laddove la seconda parte mostra un tono e un contenuto di carattere scientifico, corredato saltuariamente sui margini da citazioni di opere di autori menzionati nel testo o altre precisazioni (p. 23-76); segue quindi un secondo frontespizio di un’altra opera di Du Chesne (De mineralium… Spagyrica praeparatione, p. 77-186); completa il volume un Index rerum insigniorum di 12 pagine e una pagina finale di Errata con illustrazione simile (ma non uguale) a quella del (primo) frontespizio.

4 La particolare articolazione della Responsio è riconducibile ad una mirata organizzazione paratestuale. Colpisce innanzi tutto la presenza della bipartizione del volume in due sezioni nettamente distinte (persino da due frontespizi differenti): la Responsio e la Spagyrica praeparatio, a cui va aggiunto l’Index rerum: Du Chesne, pur rispondendo espressamente al precedente saggio di Aubert, voleva dar l’impressione che il suo volume fosse essenzialmente un trattato di dottrina, occasionato dalla polemica contra Chemistas, ma fondato su solide considerazioni epistemiche, deducibili da auctoritates antiche, anzi molto antiche, obliterate, però, dalla predominante communis opinio. L’uso saltuario, accanto al latino, del francese e del greco, mirava a rendere gradevole il volumetto da un lato a un pubblico meno selezionato (non necessariamente di estrazione medica), dall’altro al più ristretto numero di cultori dell’antichità. Infine la circostanza che l’Epistola prefatoria porti la data del 1 o aprile del 1575, rende improbabile che l’intero volumetto sia stato scritto nei primi mesi dello stesso anno, ma fa supporre che Du Chesne avesse già pronta (almeno) la Spagyrica praeparatio e che l’uscita del libello di Aubert, lo abbia indotto a pubblicarla come seconda parte della risposta ad esso. Tuttavia anche per il (notevole) materiale raccolto nella I parte sorge qualche dubbio se Du Chesne l’abbia messo insieme dopo la pubblicazione effettiva dell’Explicatio di Aubert, oppure ne abbia conosciuto il contenuto in precedenza (v. oltre).

5 La Responsio ebbe numerose riedizioni e traduzioni (in inglese e francese): il tono sostanzialmente conciliante fece sì che fosse ritenuta un’opera meritevole di consultazione8.

6 Nel 1575 o più probabilmente l’anno dopo (v. 2.2.) comparve l’Alexipharmacum di Fenotti9, edito a Basilea senza indicazione di data e di editore. Fra il lunghissimo titolo – non solo indirizzato ad personam, ma anche connotato da acredine (virulentia, cuiusdam, evomitus ) – e il luogo di edizione era posta una frase di Terenzio (che a torto in alcuni cataloghi moderni compare come prosecuzione del titolo): desinant maledicere, malefacta ne noscant sua «cessino di calunniare, perché non si scoprano le loro malefatte» (And. Prol. 21-22), motto che anticipava sin dal frontespizio la componente letteraria biliosamente utilizzata poi nel testo10.

7 Il contenuto dell’opuscolo ha una particolare scansione che conviene precisare dettagliatamente: epigramma sarcastico (di A. L., forse Antoine de la Faye) a Du Chesne (in latino); epistola di J. -A. Sarrasin a Fenotti (datata 1 o maggio 1575); dedica candido lectori (di Fenotti che assume l’identità di Aubert); Antidotus con ripetizione del lungo titolo, con intestazione alterna (ANTIDOTUS/APOLOGETICA ) e con pagine numerate (sino a p.

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27 si demoliscono le competenze mediche di Du Chesne, da 28 a 73 si mettono in discussione le sue pretese filosofiche con una conclusiva Admonitio ad lectorem); tre epigrammi latini in distici (di B. V.)11; Epistola di Antitus de Cressonières a Du Chesne in latino semimaccheronico, introdotta da una pagina/frontespizio con illustrazione ellittica (su cui si tornerà) e luogo (Basileae ), e conclusa (a p. 87) da un sonetto in francese; da p. 88 a p. 98 (sotto l’intestazione EPIGRAMMATA) ci sono: riproduzione dell’insegna della Responsio di Du Chesne, «spiegata» o meglio irrisa da cinque epigrammi (uno in francese, due in latino e due in greco, attribuibili a Vulcanius tranne il primo); altra illustrazione ellittica (e circoscritta dal motto TI VOGLIO AL AGOSTO), chiarita da due epigrammi in latino (di Vulcanius e Sarrasin); un epigramma che anticipa la ripetizione della prima figura, a sua volta «chiarita» da un distico in greco e tre epigrammi in latino; ancora otto epigrammi di lunghezza varia contro Du Chesne e gli alchimisti (sei in latino, uno in greco, uno in francese); satira (in italiano, di C. B.) a «Mastro Sosoffe Quercetano» (v. 73, in terzine), seguita da un sonetto (L ’alchimista pentito) e da un’esortazione Ad librum e multis sycophantarum tempestatibus elapsum (distico in latino); nelle ultime 3 pagine (99-101), introdotto da poche righe (Typographus lectori ), è riportato il Dialogus De Alchimia (tratto dal De remediis utrusque fortunae di Petrarca)12 con un terminale Votum (di Vulcanius) in due distici.

8 Se l’Explicatio di Aubert e la Responsio di Du Chesne sono espressamente attribuite al 1575 come anno di edizione, l’Alexipharmacum (senza data) viene nella maggior parte delle attuali schede bibliotecarie assegnato al medesimo anno, ma in quella dell’Université de Genève al 157613. Con ogni probabilità questo è l’anno esatto: l’opuscolo, certo, si apre (come si è detto) con una Epistola di Sarrasin a Fenotti datata 1o maggio 1575, in cui, fra l’altro, lo scrivente dimostra di conoscere che Fenotti adotta la prima persona per conto di Aubert14; però tale data è vicinissima (e sospetta per simmetria) a quella del 1o aprile 1575, posta alla fine dell’Epistola introduttiva della Responsio di Duchesne. Se la data del 1 o maggio 1575 fosse esatta, ciò implicherebbe non solo che in un mese la Responsio sia stata stampata e diffusa, ma che nello stesso tempo Fenotti abbia potuto redigere la (lunga) risposta (l’Alexipharmacum), l’abbia fatta conoscere ai suoi amici fra cui Sarrasin e che questi abbia composto l’Epistola di introduzione (v. anche n. 14).

9 Del resto nell’Epistola di Antitus si insinua che Du Chesne abbia fraudolentemente ottenuto scritti antialchemici (l’Explicatio di Aubert?) prima che venissero pubblicati per poter controbattere ad essi con calma15: il dettaglio, a prescindere dalla sua veridicità, è interessante perché mostra a qual punto di malevolenza e avversione fossero giunte le opposte fazioni.

10 L’elemento che colpisce innanzi tutto nell’Alexipharmacum è la somiglianza paratestuale con la Responsio. Come si è detto quest’ultima è divisa in due parti, di cui la seconda (Tractatio de Spagyrica praeparatione ) è un vero e proprio trattato a sé stante (con una specie di frontespizio datato e una lunga serie di medicamenta per i più svariati malanni). Fenotti similmente bipartisce il suo libello, ponendo una forma di frontespizio per l’Epistola Magistri Antiti de Cressonieres. Questa attribuzione ha un particolare significato, giacché Fenotti riprende lo stesso nome introdotto da Du Chesne in un breve componimento in francese per burlarsi di Aubert16 e fa capire di aver inteso il riferimento, giacché nell’Epistola, «en Latin de cuisine17», Antitus finge di parteggiare per Du Chesne, ma alla fine dell’Epistola è posta una «riscrittura» dell’epigramma che ne capovolge il senso18.

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11 In sostanza se Du Chesne, con la seconda parte della sua Responsio, aveva voluto conferire all’intero suo volume un’impronta di scientificità che in qualche modo facesse aggio sugli spunti di satira ad personam che vi comparivano, Fenotti ricorre ad una simile bipartizione, ma per deridere l’avversario con una «lettera» attribuita a un dottore in «rozzezza», che non solo confermava le accuse di ciarlataneria verso Du Chesne, ma poneva sullo stesso piano i Medicamenta spagyrice praeparanda (che occupano un centinaio di pagine nella Responsio ) alle strampalate receptae dell’Alexipharmacum.

12 Un secondo elemento con cui Fenotti mirava a colpire soprattutto l’opinione dei dotti, ma anche degli uomini di cultura più in generale, è l’uso delle illustrazioni: quattro in tutto di cui una ripetuta.

13 La prima figura, come si è detto, è posta come «insegna» del secondo frontespizio; tuttavia, per intendere il senso dell’incisione ellittica col motto SIC MALE FRUGIFERIS «porti frutti tanto cattivi», il lettore è lasciato in sospeso sino alla ripetizione dell’immagine (a p. 92), preceduta e seguita da versi esplicativi. In particolare dal primo componimento (Securis quercui «la scure alla quercia», di Vulcanius) si capisce che l’albero è una quercia (simbolo di Quercetanus), i cui inutili frutti sono buoni solo per i suini e la quale quindi merita di essere data al fuoco19. Insomma Fenotti ha ritenuto l’immagine, emblematica del suo giudizio su Du Chesne, tanto importante da rimandarne per molte pagine la spiegazione, così come nelle opere teatrali il protagonista compare sulla scena a vicenda avviata.

14 L’immagine n. 2 è la devise di Du Chesne20: essa, come si è detto, è bersagliata da Fenotti con cinque epigrammi, di cui i due in latino e i due in greco sono molto probabilmente dell’umanista Bonaventura Vulcanius (B.V.B.). Gli ottonari in francese a rima baciata ritorcono il senso della figura in maniera relativamente semplice21, laddove negli altri quattro le suggestioni classiche rendono più complicata la comprensione o riusano in altra direzione le parole del motto22. Per esempio nel distico latino riportato in nota 22 non solo compare, con senso del tutto diverso, l’opposizione fra omnis e paucus, ma c’è anche un’arguta anfibologia del termine loculus, che può voler dire «bara», ma anche «scrignetto», «contenitore» per valori. Nei versi in greco da un lato abbiamo reminiscenze omeriche23, dall’altro, a mo’di conclusione, è riadattato un noto passo neotestamentario24 e si attribuisce agli alchimisti la propensione alle «tenebre».

15 Nella terza immagine (un pero da cui pende una grossa zucca e varie pere) il motto circostante (TI VOGLIO AL AGOSTO), che riprende probabilmente un detto del tempo25, è la sintesi di un vero e proprio apologo illustrato da due componimenti successivi, in cui la vanagloria di una zucca è accostata a quella di Du Chesne, destinata a sgonfiarsi in breve tempo. Nei versi finali della prima fabula l’assimilazione di Du Chesne a un (miserabile) personaggio omerico si salda con un frizzo sul suo nome latino26.

16 In sostanza si può ritenere che con l’inserzione delle tre immagini, memorabili per i lettori quanto dettagliate argomentazioni (se non di più), Fenotti stigmatizza Du Chesne su tre versanti: inutilità della sua attività alchemica, vanità delle conoscenze care al suo gruppo (gli alchimisti), superbia presuntuosa del suo atteggiamento personale.

17 Un ulteriore motivo di interesse sono le forme espressive esibite nell’Alexipharmacum. Sul piano delle lingue utilizzate va detto che se in tutta la prima parte (p. 78) è impiegato il consueto latino delle composizioni tecniche degli umanisti – che compare non raramente anche in seguito –, l’Epistola di Antitus, maestro di «rozzezza», è scritta

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in un modo volutamente degradato, con continui inserimenti di locuzioni moderne (il «voi» al posto del «tu») e neologismi ridicoli (p. es. p. 79 arrabbiare e gergonatis [cf. fr. jargonnez ]; p. 81 absque rimprochio [cf. fr. «sans reproche»], p. 82 ciarlatanus).

18 Inoltre all’interno dell’opuscolo il francese compare a tratti in alcuni epigrammi ed anche il greco (antico), dovuto quest’ultimo con ogni probabilità alla maestria di Vulcanius. Infine l’italiano è usato, oltre che nel motto della terza figura, anche nella Satira (p. 95-98) in terzine, dove però alle reminiscenze dantesche si giustappongono mirate assunzioni di francesismi (v. 2: medicini; v. 51: bragarda; v. 56: babillare a la fazzone). Più sottilmente parodico è il sonetto l’Alchimista pentito (p. 98): l’ipotesto, ovvero Petrarca, Rime, n. 65 con lo stesso incipit (Lasso, che mal accorto fui da prima)27, viene «riadattato» ad una situazione del tutto diversa, con il mantenimento delle stesse parole in rima e con alcuni arcaismi tipografici28. Ancora dal Petrarca, come ammonimento del Typographus al lettore, è stato assunto il Dialogus De Alchimia (v. n. 12), meritevole di attenzione in quanto proveniente da un’auctoritas culturale indiscussa, contro l’ars di molte promesse e nessun risultato.

19 Alla molteplicità di registri linguistici ora precisata, si aggiunge una molteplicità di registri stilistici. Nell’opuscolo Fenotti ha modo di introdurre (oltre al trattato scientifico): lettera di stima (di Sarrasin), varie raccomandazioni al lettore (epistola, admonitio, dello stampatore), epigrammi e distici (con sigla degli autori), lettera pseudoepigrafa (di Antitus), satira, riscrittura di sonetto, trascrizione di brano letterario (dialogo di Petrarca). Anche l’escursione dell’intertesto è amplissima: nel trattato ci si imbatte in frequenti citazioni esplicite (oltre che dello stesso Du Chesne, p. es. nelle p. 11-13) di altri autori tecnici, quali Galeno (p. 3), Paolo Egineta (p. 21), Aristotele (p. 33), ma anche in citazioni da poeti, p. es. Virgilio (p. 59) e Orazio (p. 72); nella seconda parte dell’opuscolo la memoria letteraria è diffusissima, con allusioni più o meno criptiche ad autori latini e greci, ma anche francesi (Rabelais) e italiani (Petrarca), e persino, come si è detto sopra (n. 24), a un passo della Sacra Scrittura. Una segnalazione a parte merita il distico con «l’apostrofe al libro29»: tale modalità aveva non solo un’ascendenza classica, ma anche una continuità medievale30; nel distico inoltre il riferimento al «truce roseto» fu (giustamente) inteso come uno strale infamante verso Michel Roset, «premier syndic» ovvero capo del Petit Conseil di Ginevra.

20 Insomma Fenotti ha impiegato una molteplicità di forme espressive per colpire Du Chesne e i seguaci dell’Alchimia in tutti i modi possibili e miranti ad incontrare il gusto di destinatari diversi (medici, scienziati, circoli vari di persone colte).

21 L’assunzione nell’Alexipharmacum di differenti armi polemiche, la confluenza in esso dei contributi di numerose personalità e specularmente il risentimento di tante altre per la diffusione del libello, non rimasero senza conseguenze31: non soltanto gli alchimisti di Basilea si ritennero offesi e indicarono in Vulcanius l’autore o il compilatore del libello, ma persino alcuni amici di Fenotti, certo colpiti dalla virulenza dei testi lì esibiti, si mostrarono solidali con Du Chesne32. Il «Consiglio» di Ginevra, bersagliato nella persona di Roset, suo Premier Syndic (v. sopra), si lamentò ufficialmente con la municipalità di Basilea, che proscrisse Fenotti: però il medico e polemista aveva già lasciato la città facendo perdere le sue tracce.

22 In fondo la battaglia di Fenotti era sostanzialmente antistorica; secondo Khan33 «autour de Du Chesne… commencent à se tisser les premiers réseaux d’une respublica chemica qui, vingt ans plus tard, s’étendra sur l’Europe entière»: le antiche teorie alchemiche si

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stavano progressivamente trasformando in ricerche e studi di chimica con finalità farmaceutiche.

23 Se di volesse paragonare la pubblicazione dell’Alexipharmacum ad una rappresentazione teatrale, si potrebbe dire che il suo debutto aveva attirato moltissimi spettatori, anche da altre città; tuttavia il contenuto della rappresentazione era sembrato intollerabile alla maggior parte di essi, al punto da premere sull’autorità pubblica per far interrompere la «messa in scena».

NOTE

1. In realtà gli opuscoli (e i componimenti di vario genere) furono ben più di tre, ma quelli presi in considerazione sono legati da espressi riferimenti: nel frontespizio, in aggiunte paratestuali e nel testo vero e proprio. Su tutta la questione v. D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), Genève, Droz, 2007. 2. Iacobus Aubertus, De causis et ortu metallorum contra Chemistas brevis & lucida explicatio, Lugduni, apud Johannem Berjon, 1575; l’editore Jean Berjon in realtà fu attivo a Ginevra fra il 1573 e il 1585. Su Jacques Aubert v. J. -E. Dezeimeris (e altri), Dictionnaire historique de la médicine ancienne et moderne, Paris, Béchet Jaune, I, 1828, p. 205 (testo consultabile con altri dizionari di medicina nel sito della BIUM (pagina «dictionnaires»). 3. Vale la pena di precisare che gli autori (nominati) dei componimenti sono i medici Toussaint Ducrest, Jean Antoine Sarrasin e soprattutto Giovanni Antonio Fenotti di Cremona. 4. Ad Iacobi Auberti Vindonis de ortu et causis metallorum contra Chymicos Explicationem, Josephi Quercetani Armeniaci, D. Medici brevis Responsio. Eiusdem de exquisita Mineralium, Animalium & Vegetabilium medicamentorum Spagyrica praeparatione & usu, perspicua Tractatio, Lugduni, apud Ioannem Lertotium, 1575. Jean Lertout fu un libraio e stampatore di Ginevra, attivo fra il 1572 e il 1595. 5. Su questo personaggio v. J. Dubédat, Etude sur un médecin Gascon du XVIe siècle Joseph du Chesne sieur de la Violette dit Quercetanus, Paris, Imprimerie des Facultés A. Michalon, 1908; v. anche Dezeimeris, Dictionnaire, II, 1834, p. 141-142. 6. La sigla probabilmente indica Bezae Theodorus Vezeliensis, cioè Théodore de Bèze, nato a Vezelay. 7. Forse Pierre de La Meschinière, ovvero l’alchimista Pierre Enoc, Signore de La Meschinière (cf. Kahn, Alchimie, p. 259). 8. V. Kahn, Alchimie, p. 245. 9. Alexipharmacum, sive Antidotus Apologetica, ad virulentias Iosephi cuiusdam Quercetani Armeniaci, evomitas in libellum Iacobi Auberti, de ortu & causis Metallorum contra Chymistas. Io. Antonio Fenoto autore. In quo, praeter quorundam Paracelsicorum discussionem, omnia fere argumenta refelluntur, quibus Chymistae probare conantur, aurum argentumque arte fieri potest. Addita est in fine Epistola M. Antiti de Cressonieres ad eundem Quercetanus, Basileae. Il nome di Fenotti (o Fenot) non è reperibile nella serie on-line di dizionari medici (sito cit. in n. 3); qualche indicazione è in Kahn, Alchimie, p. 257 sgg. 10. Non è un caso che la sententia sia tratta dal Prologus (v. 22-23) dell’Andria, in cui Terenzio si difende, attaccando, dall’accusa di contaminatio. 11. Forse Bonaventura Vulcanius (dotto classicista di Bruges).

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12. Pétrarque, Les Remèdes aux deux fortunes – De remediis utriusque fortune, vol. I, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, p. 486-489. 13. V. l’edizione dell’ Alexifarmacum sul sito swissbib. ch: qui si rimanda a Th. de Bèze, Correspondance, t. XVII, Genève, 1994, lettre 1218. Kahn, Alchimie, p. 260, n. 3 propende per il settembre 1576, come periodo dell’uscita a stampa del libello. 14. Alexipharmacum, p. 3: «toto opuscolo… Auberti… nomen ac personam induis». In precedenza Sarrasin rivela che l’Alexipharmacum è circolato (in forma manoscritta) fra gli amici e che dei plagiarii hanno cercato di intercettarlo e distruggerlo. 15. Fenotti, Alexipharmacum, p. 81: «Facite ergo illis intrare in cameras istorum medicorum, quando non sunt in domo,… et si scribunt contra vos facite illis furari illa scripta… (ut praesumpuose et magno cum vestrorum applausu, nuper aliqui fecerunt)». 16. E’il penultimo testo liminare prima della brevis Responsio, di cui si riportano il primo e l’ultimo distico: «Que diriez vous d’un medicin/Qui ne scait françois, ne Latin/… Sinon qu’il enfuit les manieres/D’un Antitus des Cressonnieres?». Quest’ultimo è un personaggio secondario di Rabelais (Pantagruel, cap. XI) «addottorato» in ‘grossièreté’. 17. Kahn, Alchimie, p. 200. 18. «Que diriez vous du medicin,/Qui ne scait Franzois ne Latin… Qu’il sceust renverser les manieres/D’un Antitus de Cressonieres?» (Alexipharmacum, p. 87). 19. Si noti che nei sei versi sono contenute almeno due reminiscenze di poeti classici: l’immagine della quercia che si estende tanto in profondità quanto in altezza (Aethereas quantum ramis te tollis in auras,/ tantum radice in tartara tendis iners) è ripresa da Virg. Georg. 2, 290 sgg. (e poi in Aen. 4,441 sgg.); mentre gli ultimi due versi (Et miraris adhuc, si te imo a stirpe recisam/Tardipedi donem tam male friugiferam? «e ti meravigli ancora se ti recido dalle radice, per i tuoi pessimi frutti, e ti regalo allo Zoppo?») si comprendono solo se si ricorda il c. 36 (v. 7) di Catullo, in cui tardipes deus è antonomasia di Vulcano e quindi metonimia per «fuoco». 20. Il sole con alucce che fuoriesce da una tomba va inteso come la sapienza alchemica che ricompare dopo essere stata nascosta per molti secoli, mentre il motto in latino (omnibus sed paucis luceo «risplendo su tutto ma per pochi») implica il carattere esoterico e riservato della reale conoscenza. V. H. Trevor-Roper, Europe Physician: The Various Life of Sir Theodore de Mayerne, New Haven-London, Yale University Press, 2006, p. 22. 21. Vv. 5-8: «Car le tombeau nous met devant/Les yeux l’Alchimiste puant:/Mais le Soleil fuyant à vol/Est la raison laissant ce sol». 22. V. p. es. Alexipharmacum, p. 89: «Omnibus ut Chymicis spes maxima fulget habendi/Sic pauca in loculis fulva moneta micat» «Come a tutti gli Alchimisti splende, al massimo, la speranza di possesso, così nelle loro borse scintillano, al minimo, le monete d’oro»; p. 90, vv. 1-4: πᾶσιν γαÌρ λαìμπει μεγαìλου φαìος ἡελιìοιο,/τοῦ δ λοìγου λαìμπει ἡìλιος αῦ̓ ὀλιìγοις,/σοιÌ γαÌρ καιÌ ἀìλλοις χπυσουργοῖς ἐστιÌν ἀφεγγηìς/οιᾶ̔ ì τε δεξαμεìνοις τοÌ σκοìτος ἀντιÌ φαìους «Per tutti infatti risplende la luce del grande sole, ma il sole della ragione risplende invece per pochi; per te infatti e per gli altri orefici esso resta spento, in quanto avete accolto le tenebre al posto della luce». 23. Come la frequente clausola φαìος ἡελιìοιο (v. Hom. Il. 1, 605). 24. V. T. N., Io. 3, 19: ἠγαìπησαν οἱ ἀìνθπωποι μᾶλλον τοÌ σκοìτος ἠÌ τοÌ φῶς «Gli uomini amarono più le tenebre della luce». 25. In V. Boggione-L. Massorbio, Dizionario dei proverbi, Torino, UTET, 2004, sono registrati due detti che si avvicinano a quello dell’Alexipharmacum: «Ad agosto vedrò ciò che ho posto» (p. 28); «D’agosto va’a vedere le piante che hai posto» (p. 29). 26. Alexipharmacum, p. 91: Niteris incassum et purum convertere in aurum:/Exhaustis tandem loculis rideberis yrus,/Concussaque famem in sylvis solabere Quercu «E invano ti sforzi di trasformare (i metalli) in oro puro: alla fine con le casse vuote sarai preso in giro come Iro, e dovrai placare la fame nei boschi con la quercia abbattuta». Sotto l’erronea scrittura yrus (per Irus ) si cela il

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riferimento al pitocco altezzoso e umiliato da Ulisse (in Od. 18, 1-116), mentre il doppio senso sulla «quercia abbattuta» allude ancora alla fig. n. 1. 27. V. F. Petrarca, Canzoniere, Torino, Einaudi, 1964. 28. Si riporta come esempio l’ultima terzina del sonetto petrarchesco e della sua «riscrittura», v. 12-14: «Non prego già, né puote aver più loco/che mesuratamente il mio cor arda/ ma che sua parte abbia costei del foco» ~ «Ma bench’il mio desio non habbia loco/Ch’esser non può, ch’ogn’opra mia non arda/Pur dal soffiar non sò tormi, e dal foco». 29. Alexipharmacum, p. 98: Ad librum e multis sycophantarum tempestatibus elapsum: Pone metum et Chimycas iam tutus detege fraudes/Rosetique trucis ne vereare minas «Al libro sfuggito a molte tempeste suscitate da imbroglioni: Cessa di temere e ormai al sicuro scopri le trame degli Alchemici e non ti preoccupare delle minacce del truce Roseto». 30. Per l’antichità v. il richiamo di Catullo ai suoi hendecasyllabi (c. 42); per la produzione carolingia v. L. Sinisi, «La Cartula di Alcuino», nel vol. a cura di D. Gottschall, Testi cosmografici, geografici e odeporici del Medioevo germanico, Louvain-La-Neuve, FIDEM, 2005, p. 243; per la letteratura italiana v. l’esortazione di Cavalcanti alla «ballatetta» (Rime, n. 35) o di Petrarca alla «canzone» (All ’Italia, vv. 113 sgg.). V. anche M. Citroni, «Le raccomandazioni del poeta», in Maia, n. s. 2, 1986, p. 111-146. 31. V. Khan, Alchimie, p. 258-265. 32. V. lettera di Vulcanius in Khan, Alchimie, p. 265: Libellus Fenotti dici non potest quantopere alchimistas qui hic degunt offenderit […] ii ipsi qui Fenotto quum hic esset, amicissimi esse videbantur, nunc in absentem miris modis deblaterent, et indoctum, paedantem ac nescio quid non vocitent «Non si può dire quanto profondamente il libello di Fenotti abbia offeso gli alchimisti qui residenti […] persino coloro che sembravano essere amicissimi di Fenotti, quando era qui, ora sbraitano contro di lui assente in maniera straordinaria, e lo chiamano ignorante, pedante e non so che altro». 33. Alchimie, p. 259.

RIASSUNTI

L’Alexipharmacum de G. A. Fenotti (1576) déploie une stratégie de persuasion particulière : vigilance dans la subdivision du texte, mots d’approbation d’autres doctes, insertion d’images et leur commentaire, variété de langues et de registres expressifs. Sa complexité dans le cadre d’une littérature polémique envers l’alchimie vers la deuxième moitié du XVIe siècle est digne d’attention. Les idées de l’Alexipharmacum ignoraient la transformation progressive d’une branche de l’alchimie en chimie pharmaceutique.

G. A. Fenotti’s Alexipharmacum (1576), unfolds a particular strategy of persuasion: clever subdivision of the printed text, endorsements of other scholars, insertion and commentary of images, variety of languages, variety of expressive registers. Its complexity is worthy of note among the very numerous pamphlets concerning the controversy on alchemy in the second half of the 16th century. The ideas that pervade Fenotti’s work ignored the gradual transformation of a branch of alchemy in pharmaceutical chemistry.

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AUTORE

GIORGIO MASELLI Università degli Studi di Bari «Aldo Moro»

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La métamorphose d’un héros épique Henri IV, roi de guerre, roi de paix

Bruno Méniel

1 À la fin du XVIe et au début du XVII e siècle la poésie épique a contribué à dessiner l’image d’Henri IV, tout comme les proclamations, l’historiographie, l’estampe, la peinture, la sculpture et les médailles. Or la carrière d’Henri IV1 roi de France se divise en deux parties : la période guerrière (1589-1598) et la période pacifique (1598-1610)2. Le travail de réédification politique qui s’effectue au cours de l’ensemble du règne et s’intensifie au début du XVIIe siècle s’accompagne d’une réorientation de l’effort de communication et d’une transformation de l’image du monarque. Les poètes qui racontent le parcours du roi doivent affronter la question de son unité et de sa cohérence.

2 Les textes poétiques sur lesquels nous nous appuierons ne sont pas ceux de pièces de circonstances ou d’occasionnels3, qui relatent un événement, une bataille ou une campagne militaire, car ces textes enregistrent une image instantanée du roi, et considèrent rarement son évolution. Dans la perspective que nous avons définie, il a paru plus intéressant d’examiner un corpus moins étudié, celui des textes narratifs longs en alexandrins ou en décasyllabes à rimes plates qui prennent pour thème la vie d’Henri IV ou qui du moins entendent le suivre sur une partie de son itinéraire. Ces textes parfois très élaborés étaient appelés « poèmes héroïques » au XVI e siècle, mais comme nous réservons cette appellation pour des poèmes fondés sur la fable4, nous utiliserons le terme générique de « poème épique ». Ces poèmes, dont la composition a souvent été lente, privilégient une vision surplombante et impliquent un recul dont ne se préoccupent pas les œuvres de circonstance. De plus, ils présentent une certaine homogénéité, puisqu’ils sont favorables au monarque.

3 Les premiers poèmes épiques publiés en l’honneur d’Henri IV datent des années 1593-1594, c’est-à-dire du moment où, par son abjuration, le 25 juillet 1593, et par son sacre, à Chartres, le 27 juillet 1594, le monarque légitime définitivement son pouvoir et manifeste son intention de rassembler tous les Français autour de sa couronne. À cette époque paraissent La Henriade (1593-1594)5 de Sébastien Garnier, L’Oracle (1594)6 de Jean Godard, Le Roy triomphant (1594)7 d’Alexandre de Pontaymeri8, Les Destinées de la France (1594)9 de Claude Binet. Une autre période a été favorable à la composition de poèmes

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épiques célébrant le premier des Bourbons : les années 1610-1613 qui ont suivi son assassinat : c’est alors que paraissent L’heureuse entrée au ciel du feu Roy Henry le Grand (1610)10 de Charles de Navières, De la Souveraineté des Roys (1610)11 de Pierre de Nancel, l’ Euloge de la vie heroïque de Henry le Grand (1611)12 de Jean Metezeau, l’Apotheose du tres- chrestien roy de France et de Navarre Henry IIII (1613) 13 de Jean Prevost. Nous tiendrons aussi compte de poèmes publiés entre ces deux périodes, tels que Les trois visions de Childeric (1595)14 de Pierre Boton et L’Heptameron de la Navarride15 (1602) de Pierre Cayet.

4 Cette poésie participe d’une vaste entreprise de définition de l’image d’Henri IV, qui a autorisé certains à parler de propagande16. Ce terme est à employer avec précaution dans la mesure où la poésie dont nous parlons n’est pas directement suscitée par le souverain ; elle résulte d’initiatives individuelles qui visent la faveur royale, mais en général ne l’obtiennent pas ; elle a une diffusion limitée. Elle loue le roi de deux manières, en énumérant ses qualités et en racontant ses exploits : elle relève à la fois du discours encomiastique et du récit épique. Or pendant les deux décennies que nous considérons, Henri IV, de roi de guerre contraint à conquérir le territoire qui lui revenait, est devenu roi de paix : les poèmes ne peuvent plus faire l’éloge des mêmes vertus, ni mettre en avant les mêmes actions. Comment l’epos peut-il s’accommoder de cette métamorphose ?

5 Il convient d’observer comment, dans les éloges et les récits, l’on passe de l’image d’un roi de guerre à celle d’un roi de paix et de donner sens aux comparaisons par lesquelles les poètes magnifient le Prince ; nous défendrons enfin l’idée que, malgré son évolution, le personnage trouve son unité et sa cohérence dans une identité philosophique qui dépasse l’opposition entre le monarque guerrier et le souverain pacifique.

L’éloge et le récit : l’évolution d’une image

6 La poésie épique magnifie ce dont elle parle. Elle incline naturellement à l’éloge. Or, selon la règle rhétorique de la divisio17, louer un homme consiste avant tout à énumérer ses qualités et à montrer leur utilité, leur pertinence dans une situation donnée. Henri de Navarre est présenté comme un guerrier-né, comme un homme accoutumé dès l’enfance aux chevauchées, aux veilles, aux combats, qui a acquis rapidement une endurance et une expérience sans égale. Dans sa Henriade, Sébastien Garnier chante, ainsi que l’indique une manchette, les « Louanges du Roy » en ces termes : Mais tout ainsi qu’on voit l’Aurore journaliere Paroistre le matin sur toute autre lumiere, Ainsi paroist sur tous, le Roy, qui les conduict Accort, et vigilant, ne dormant jour ne nuict, Tousjours en action, sans repos et sans cesse, Un second Charlemagne, en valleur et prouesse, Un Nestor en Conseil, hardy comme un Cesar, Un Regulus en foy18, ne craignant nul hazart : Et brief il n’y a Roy, soubs ceste masse ronde Tant soit-il valleureux qui l’esgalle ou seconde Ne s’estonnant de rien, ayant par plusieurs fois, Esprouvé du Dieu Mars les rigoreuses loix19.

7 Henri est présenté comme un roi, mais les vertus qui sont exaltées en lui sont celles d’un guerrier. Son activité incessante est suggérée par l’effet d’accumulation : il veille

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parce qu’il est la sentinelle de la France, mais aussi parce qu’il conjugue tant de qualités qu’il vit plusieurs vies en une et qu’il n’a pas le temps de dormir. L’éloge, ici, recourt à la comparaison avec les grands personnages de l’histoire, tout en affirmant l’impossibilité de tout parallèle : conformément à un des paradoxes topiques de l’ encômion, ce qu’on loue est au-delà de toute louange. Alexandre de Pontaymeri compare lui aussi Henri IV à ses prédécesseurs, pour exalter son courage et son autorité : Car a dire le vray de tous les Roys de France, Aucun n’a voisiné l’honneur de sa vaillance, Aucun n’a esgalé le pris de sa bonté, Aucun ne fut jamais en armes redouté, Comme luy qui jamais n’a sceu que c’est de crainte, Bien qu’il l’ayt à maints Roys en maintes pars emprainte20.

8 L’anaphore met en valeur la supériorité du premier des Bourbons sur les autres rois de France ; elle place sur un même plan aptitudes guerrières et qualités morales, comme le veut l’éthique de la Renaissance, qui considère que toute vertu est d’abord vigueur et bravoure. Ce faisant, Pontaymeri loue Henri IV pour des facultés que l’on pourrait estimer contradictoires : son aptitude à se faire craindre, mais aussi sa bonté. Une tension apparaît entre l’éthique guerrière de l’epos et le discours à tenir pour légitimer le comportement royal sans compromettre une réconciliation nationale. Plus loin, le poète célèbre l’humanité d’Henri IV dans un éloge qu’avec habileté il met dans la bouche d’Alexandre Farnèse, qui juge […] La France incapable, indigne d’un tel Roy, Qui donne aux estrangers une forçante loy, D’admirer son maintien, et sa grace, et ses armes. Et comme il est humain aux inhumains gendarmes Du contraire party, dont les premiers Seigneurs, Ont parmy leur defaut esprouvé les honneurs, Le Favorable accueil, la Majesté modeste Un visage qui n’est à personne funeste, Une ame liberale, un cœur d’ intégrité, Un Asil’aux vaincus de toute liberté21.

9 Pontaymeri rend ces paroles convaincantes en les attribuant à l’un des plus habiles capitaines du temps, qui est mieux à même que tout autre d’évaluer les qualités militaires d’Henri IV, puisqu’il a été son adversaire. Or il passe rapidement sur les vertus guerrières du roi pour évoquer sa grandeur morale. Il ne manquerait pas de reprocher au roi son arrogance, mais il ne peut que s’incliner devant sa simplicité et son absence de ressentiment, qui s’expriment par une dérivation (« il est humain aux inhumains gendarmes ») et un oxymore (« la Majesté modeste »).

10 L’éloge peut prendre un chemin plus tortueux. Dans le poème de Jean Prevost, alors que le roi Henri gouverne son pays en paix depuis de nombreuses années, la furie Alecton, rassemble sa cour maléfique et s’indigne que l’on laisse impunément régner la vertu, la foi, la piété. Dans ce passage qui s’inspire des assemblées infernales de la tradition poétique, dont les dix-neuf premières strophes du chant IV de la Jérusalem délivrée offrent un bel exemple, elle s’adresse ainsi aux puissances démoniaques : Chetives soeurs à qui tout fait la guerre Au Ciel les Dieux, et Henry sur la terre ! Endurrons nous que ce Prince honoré Rameine ainsi le vieil age doré ? Que la vertu, que la foy, qu’à leur suitte La pieté regnent sous sa conduite22 ?

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11 Transposant Claudien23, Prevost tourne en dérision le bellicisme à tout crin, et fait l’éloge indirect d’Henri IV, défenseur de la paix, en évoquant l’indignation qu’il suscite chez les créatures infernales.

12 Certains poètes attribuent à Henri IV de telles qualités qu’après son assassinat, ils n’hésitent pas à en faire un être divin. Selon le poème De la Souveraineté des Roys composé par Pierre de Nancel, Henri IV sait Estre si fort aimé, si bon, si juste encore, Que presque comme un Dieu sa Province l’adore […]24.

13 Le titre du poème de Prevost est éloquent : Apotheose du tres-chrestien roy de France et de Navarre Henry IIII. Dans cette œuvre, après la mort du souverain, l’Éternel s’adresse à son messager en lui déclarant : Icy je veux, qu’assis au plus haut lieu Le grand Henry paroisse un nouveau Dieu25.

14 La grandeur d’Henri IV ne peut être uniquement fondée sur sa vaillance. Il faut qu’elle soit spirituelle pour que sa mort ne soit pas une victoire de Satan, mais la promesse d’un accès au statut divin.

15 Le poème épique, lorsqu’il pratique l’éloge, suggère qu’Henri IV mêle à ses vertus martiales des qualités propres à restaurer la concorde ; mais le poème épique, aussi et surtout, raconte : il évoque le monarque sur le champ de bataille, l’arme à la main. À de telles représentations peuvent plus difficilement, ensuite, se superposer des images d’apaisement.

16 Le poète se trouve pris entre des exigences contradictoires. D’une part, Henri ne peut être un personnage épique que s’il emporte l’adhésion de la nation entière – et nous avons vu que les poèmes qui content sa geste paraissent précisément aux moments historiques où cette unanimité a pu cristalliser ; d’autre part, il ne peut être un héros que s’il participe à l’action ; or dans un contexte de guerre civile, tout combat est fauteur de désunion.

17 Le poème épique représente Henri IV donnant l’assaut. En effet, depuis le Moyen Âge, le Roi doit participer en personne à l’exercice de la justice. Il doit donc être capable de faire la guerre pour permettre le triomphe du droit. Cela exige de lui non seulement le courage, mais la force du bras26. Comme la chanson de geste, le poème épique de la Renaissance montre le roi non seulement commandant ses troupes, mais donnant la mort. Il est vrai que mourir frappé par un guerrier tel qu’Henri IV est un honneur. Ainsi, dans Le Roy triomphant de Pontaymeri, le souverain, avant de tuer le comte d’Aiguemont, lui déclare : […] mon guerrier Tu seras glorieux des tiens tout le dernier, Qui bien-heurant ton sort ployeras ton eschine Sous l’homicide acier de ma lame divine, Remarquable en ta mort, va t’en compter la bas Comme ores je te fais le butin du trespas . ”Il y a de l’honneur en la mort souveraine, ” S’elle vient par la main d’un vaillant Capitaine27.

18 Même dans ce passage d’une rudesse rare, l’ennemi n’est pas humilié ; honneur lui est rendu. La grandeur chevaleresque du geste homicide fait oublier sa violence.

19 Certains poètes évoquent la participation d’Henri IV aux guerres civiles de loin, sans s’attarder sur les détails. Ils ne retiennent que les noms des batailles et composent leur

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poème à partir d’eux, en les plaçant souvent à la rime. C’est le cas de l’Euloge de Jean Metezeau. Voici les vers évoquant Henri de Navarre dans sa résistance aux attaques de la Ligue, après le double assassinat de Blois de 1588 : Henry le Grand soudain se fait revoir aux champs, Prend Niort, Maillezay, de mesme S. Maixants, Chastellerault, Loudun, et plusieurs autres villes, Que la Ligue tenait sous ses pates servilles : Oubliant le passé il avole au secours Du dernier des Vallois assiegé dedans Tours Qu’il delivre aussitôt que l’on le vit paroistre, Le rend entierement de la campagne maistre, Fait fuir devant luy la Ligue à sa mercy, Emporte dessus elle avec luy Baugency, Force avec luy Gergeau, Estampes, et Ponthoise, Seyne revit son Roy, comme l’avoit veu Oyse […]28.

20 Ainsi Jean Metezeau utilise le pouvoir de suggestion des noms propres, fréquemment placés à la rime, pour évoquer la conquête du territoire par Henri de Navarre. Il suscite l’idée d’une avancée-éclair et estompe les horreurs de la guerre. Pour lui, Henri IV n’a pas dévié : il s’est d’abord consacré à la libération de la France, puis à son rétablissement : Apres avoir du tout la France liberée, Il s’employe aux moyens de la voir restaurée, Pardonne à ses subjects qui s’estoient rebellez, Rappelle les bannis qui restoient exilez, Réunit les esprits divisez de nature, Remet les Arts en vogue, aux champs l’Agriculture, Aux villes le commerce, et au lieu du harnois, Faict reflorir par tout, les lettres et les lois […]29.

21 Ainsi s’explique la continuité entre le règne pacifique d’Henri IV et non seulement son règne guerrier, mais les règnes de ses prédécesseurs. Le Roi sauve et perpétue un ordre mis à mal par les troubles civils. La guerre n’était que le moyen d’éteindre la guerre. Dès les premiers poèmes écrits en son honneur, le guerrier Henri IV est donc porteur d’un espoir de paix : ses qualités et ses actions laissent espérer qu’il restaurera la concorde.

22 La forme des poèmes épiques ne réside pas seulement dans l’alternance du discours et du récit. Elle se caractérise aussi par l’emploi insistant de figures d’analogies, métaphores et comparaisons, qui contribuent à magnifier le héros. Au moment où l’estampe diffuse des portraits mythologiques d’Henri IV, la poésie épique assimile le monarque à Apollon et à Hercule.

Les métaphores mythologiques : d’Apollon à Hercule

23 Henri IV descend par sa mère des Fébus, et notamment de Gaston Fébus, dans le château duquel il est né, à Pau, et dont il aurait hérité son goût pour la chasse. Pierre Cayet joue sur l’homonymie et présente Henri comme celui des souverains qui brille avec le plus d’éclat : Henry est donc le Phoebus à bon comte, Des autres Roys : comme Phoebus surmonte Au firmament en splendeur et clarté, Ainsi Henry en douceur et bonté :

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Va surmontant les meilleures natures, De tout son siecle […]30.

24 Ce rapprochement entre Henri IV et Phœbus Apollon est légitimé par l’aura solaire du monarque, mais aussi par son rôle historique. L’image solaire du roi est attestée depuis Henri II, et son utilisation devient plus fréquente sous le dernier des Valois et le premier des Bourbons. Le poète Claude Binet dédie son œuvre à Henri IV, comme à une divinité solaire qui aurait par sa lumière dispersé les ténèbres des guerres civiles. Parlant de sa Muse, il s’adresse au Roi en ces termes : […] Vous estes l’Apollon Qui la sçait manier par son vif aiguillon. A vous son œuvre est deu, Icy souz l’ombre obscure De noz troubles civils s’espand la clarté pure De voz hautes vertus, qui ont de ceste nuict Fait sortir vostre chef qui tant plus reluit, Ainsi que le Soleil quand il sort de l’ombrage D’une nuë espessie en brille davantage […]31.

25 De même, Pontaymeri chante les « Louanges du Roy Triomphant » en évoquant l’audace excessive d’un chef espagnol qui s’est attaqué à ce Soleil qu’est Henri IV : C’estoit un Capitaine en valeur nompareil Si temeraire il n’eust defié le Soleil, Le Soleil de nos jours, le Soleil de nos vies, Qui seroyent à la nuict Hespaignole asservies, Sans luy qui est nostre œil, qui est nostre clarté, Sans luy qui donne encor’à la France lumiere, A la France qui est comme dans une biere Chez soy ensevelie, et qui n’ha rien de bon, Que la gloire des Roys le genereux Bourbon32.

26 Pour Natale Conti, Apollon, assimilé au Soleil, chasse les ténèbres de l’ignorance, et restaure l’harmonie. En effet, le Soleil « est situé au beau milieu des autres planetes, comme leur seigneur et prince, desquels les Pythagoriciens ont creu que les mouvement rendoyent un concert et harmonie merveilleusement douce et agreable33 ». Si Henri IV est comparé à Apollon, c’est donc qu’il a su faire passer la France de la nuit des guerres intestines au jour de la concorde retrouvée.

27 Henri IV est comparé à un autre héros solaire, Hercule34 . C’est, le plus souvent, parce que celui-ci a combattu et tué Géryon, « Hispaniae re [x]35 ». Ainsi, dans Les Destinées de la France, Jupiter avertit les ennemis de la France qu’il protège « l’Hercule François,/Qui cerclera l’Espagne aux chainons de ses loix36. » A la différence de son prédécesseur Henri III, volontiers assimilé à l’Hercule gaulois subjuguant les hommes par son éloquence, il est plutôt rapproché de l’Hercule grec aux douze travaux. Même si Pierre Boton le compare à « Hercule, et Thebain et Gallique37 », il pense surtout au premier : comme celui-ci, Henri est né dans un siècle d’airain ; il sera plein de vertu ; il éliminera des monstres, ceux de la Ligue. Le poète rappelle qu’il n’y a pas de gloire sans épreuve et que l’adversité est la condition de la vertu : Qui a fait veoir Hercule, et sa force indomptee, Sinon un Geryon, un Cacus, un Antee ? La France revoltee et le Ligueur felon Sera le champ d’honneur de Henry de Bourbon, Qui sera surnommé Le Grand, et par ses gestes Se fera renommer jusqu’aux voutes celestes38.

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28 Cette idée d’une économie cosmique des vices et des vertus ouvre la voie à une interprétation stoïcienne du mythe d’Hercule, que les contemporains n’ont pas dédaignée.

Le discours moral : le portrait d’un roi néo-stoïcien

29 Le mythe d’Hercule est, au XVIe siècle, interprété tantôt dans une perspective évhémériste, tantôt dans une perspective morale. Le traducteur de la Mythologia, Jean de Montlyard, enrichissant le texte de Conti d’un développement de son cru, suppose qu’Hercule a été un chef de guerre qui se serait donné la mission de « delivrer le pauvre peuple des oppressions et violences des plus forts » et de « reduire par mesme moyen les peuples brutaux à plus douce et civile façon de vivre, les poliçant à cette fin de bonnes loix et ordonnances qu’il establissoit par tout où il passoit39 » : Hercule est un héros moins guerrier que civilisateur. Il n’use de violence que pour mettre à bas la tyrannie et restaurer la loi. Cette lecture de la légende n’exclut pas le recours au symbole. Hercule est une figure de la vertu et de la constance. Natale Conti affirme que certains tirent son nom du mot Areté, c’est à dire vertu, n’estant Hercule autre chose que valeur, magnanimité, prudence, et la raison qui est en nous avec constance : et parce que telles qualitez n’escheent à personne sans la bonté divine, et bonne affection de courage, c’est pourquoy l’on dit Hercule estre fils de Jupiter, et d’Alcmene, ou constance, car toute probité a besoing de s’armer de patience ès adversitez, et pour vaincre ses appetits et convoitises de la chair ; et de la bonté de Dieu qui luy serve de guide et de conduite, consideré que nulle puissance humaine n’est de soy suffisamment puissante40.

30 Les monstres qu’Hercule élimine sont des figures de ces « troubles d’esprit41 » que sont l’orgueil, l’arrogance, la cruauté, la colère. Incarnation de la vertu, le héros combat les vices qui corrompent la vie humaine. De même, Vincenzo Cartari écrit que d’autant qu’il n’y a monstres plus epouventables, ny plus cruels tirans contre les hommes, que sont les vices de l’ames, aucuns ont voulu dire, que la force d’Hercule fut la force de l’esprit, et non du corps : avec laquelle il surmonte tout appetit desordonné, qui est rebelle à la raison : et comme monstres les plus feroces, troublent l’homme continuellement, et le travaillent42.

31 En comparant Henri IV à Hercule, les poètes épiques suggèrent que son combat est tout autant intérieur qu’extérieur. Selon un lieu commun des « miroirs du Prince » médiévaux, qu’ont repris les « institutions du prince » humanistes, le roi, pour exercer convenablement sa mission, doit d’abord se dominer lui-même. Dans le poème de Jean Prevost, Henri l’explique au Dauphin : ”Se commender est une monarchie. ”Lors à bon droict d’autruy seras tu Roy ”Si tu peux l’estre auparavant de toy, ”A qui peut tout la licence effrenee ”Des passions se laisse abandonnee ”Porter au pire, on est plus inhumain ” Où la vengeance est plus pres de la main43.

32 La guerre fait naître des passions telles que l’appétit de vengeance, la cruauté, l’orgueil. Celui qui y succombe est voué à perpétuer la guerre. Le roi doit y résister pour obéir à la Providence et préparer l’avènement de la paix. Dans le poème de Sébastien Garnier,

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Henri adresse à Dieu, avant la bataille d’Ivry, une prière qui, enchaînant trois groupes de six vers, donne sens à son engagement dans la guerre : Si tu congnois Seigneur que la guerre je fais Pour espandre le sang, ennemy de la paix : Je veux mon Dieu, je veux, que toute leur armee, Vienne droict dessus moy se jetter animee, Coulpable du malheur que ton peuple innocent Par les effects divers de la guerre ressent . Mais si l’amour aussi que j’ay à la patrie Et le salut commun me faict mettre ma vie En un si grand hazard : fais par ta grand’bonté Que mon ennemy soit vaincu et surmonté, Me donnant à bon droict dessus luy la victoire Dont a toy en sera, et l’honneur, et la gloire . Je te requiers aussi de bon coeur que le cours Tu n’allonges, Seigneur, plus long temps de mes jours Que tu recongnoistras que je seray utile A ce pauvre pays languissant et debile, Et que le bien commun de toute Chrestienté Sentira par effect ma bonne volonté44.

33 Si Henri faisait la guerre par goût du sang ou même par aspiration à la gloire, il pourrait être tenu pour responsable des souffrances des hommes ; or il agit en considérant l’intérêt collectif, et, au-delà, la volonté divine. Il fait à Dieu don de lui-même, revendiquant le statut de pur instrument de la volonté céleste, qui ne durera que tant qu’il sera utile. Il ne veut vaincre que pour la gloire de Dieu. Les poèmes que nous étudions dessinent la figure d’un roi stoïcien, que Denis Crouzet a mise en évidence45.

34 Ainsi se trouve dépassée l’opposition entre guerre et paix. La guerre que pratique le roi de France n’est que le moyen de parvenir à la paix. L’une et l’autre sont des effets de la Providence. La grandeur d’Henri IV est de s’être soumis à Dieu et de l’avoir servi dans les deux cas avec le même zèle.

35 Aucun thème ne montre avec davantage de netteté ce lien dialectique entre la guerre et la paix que celui de la clémence, qui devient prépondérant au moment du ralliement progressif des chefs ligueurs à Henri IV. Les poètes s’emparent de ce thème qui renvoie alors à des réalités politiques et financières concrètes, mais auxquels les stoïciens antiques, notamment Cicéron dans ses discours Pro Marcello et Pro Ligario et Sénèque dans son De Clementia46, ont donné une dignité philosophique. Cayet rapporte qu’après sa victoire à Coutras, Henri de Navarre a relâché les prisonniers sans rançon : Il exposa sa vie propre au hazar (sic). Et en gaigna la victoire Royalle, Monstrant son ame, encore plus loyalle, Envers plusieurs, qui s’y trouverent pris, Qu’il renvoya sans rançon et sans pris, Dequoy les siens, luy faisant remonstrance, Vous n’estes pas, pour estre Roy de France, Leur dit-il lors47.

36 Claude Binet écrit d’Henri IV que Clemence il engendre, amiable Deesse, Et qui est sans s’armer des armes la maistresse48.

37 Le poète qui chantera sa geste

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dira sa Clemence, et comme son amour Reconquist son Royaume et son peuple en un jour49.

38 La clémence est parfois considérée comme une indulgence coupable50 et certains poètes font mine de la juger sévèrement. Par exemple Pierre Cayet écrit : Et jamais nul de Henry n’entendit, Mesmes par ceux qui cherchent sa ruine, Nul mal sinon que bonté luy domine, Faisant du bien à ceux qui à grand tort, Cherchent sa vie et procurent sa mort51.

39 Sous couvert de reproche, le poète reste dans le panégyrique : il sait bien que son lecteur interprétera ce refus de toute vengeance comme un signe de la magnanimité du roi. La clémence est cet amour qui est victoire sur les passions, comme l’a bien vu Du Bartas : O vrayment invincible, et plus qu’Auguste Roy, Qui triomphes, heureux, du triomphe et de toy, Et qui rends tous contans, ton ost de la victoire, Le vaincu du pardon, et tous deux de ta gloire52 !

40 La clémence permet à la guerre de s’effacer devant la paix sans laisser de ressentiment ni d’arrière-pensée. Or cette victoire suprême est d’ordre éthique : elle est la victoire que le vainqueur remporte sur lui-même. La constance, la maîtrise des passions, le consentement à la Providence, l’aptitude à la clémence, toutes ces qualités érigent Henri IV en héros néo-stoïcien.

Conclusion

41 La question de la guerre et de la paix est centrale pour qui analyse le traitement du personnage épique d’Henri IV. En effet, la forme épique est choisie par les poètes notamment parce qu’elle permet de s’adresser directement au Prince, de le louer, de célébrer ses actions, mais elle leur impose une éthique belliciste qui entrerait en contradiction avec le sens que ce Prince entend donner à son combat. Les poètes sont donc conduits à modifier la forme de leurs œuvres, à l’infléchir vers l’éloge, à augmenter la proportion du discours par rapport à celle du récit, à proposer des préceptes et à multiplier les sentences.

42 À la question « comment terminer une guerre ? », la poésie apporte bien une réponse, mais, si le discours l’emporte sur le récit, c’est que cette réponse est d’ordre philosophique. La soumission à la Providence et la pratique de la clémence tracent les linéaments du néo-stoïcisme royal. La guerre est un désordre qui donne au Prince l’occasion de manifester sa vertu et sa magnanimité, avant de rétablir une paix conforme à l’harmonie cosmique.

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NOTES

1. Sur Henri IV, voir J. -P. Babelon, Henri IV, Paris, Fayard, 1982 ; J. -P. Babelon, « L’Image du Roi », Henri IV et la reconstruction du royaume, Catalogue, Paris, Réunion des musées nationaux/Archives nationales, 1989 ; Quatrième Centenaire de la bataille de Coutras, Pau, J & D Editions/Association Henri IV, 1989 ; Henri IV, le roi et la reconstruction du royaume, Pau, J & D Editions/Association Henri IV, 1990 ; C. Vivanti, Guerre civile et paix religieuse dans la France d’Henri IV, Paris, Desjonquères, 2006 ; M. De Waele, Réconcilier les Français : Henri IV et la fin des troubles de religion, 1589-1598, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010 ; M. Cassan, La Grande Peur de 1610. Les Français et l’assassinat d’Henri IV, Seyssel, Champ Vallon, 2010. 2. Sur la question de la guerre et de la paix, voir J. Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle (1re éd. 1993), Paris, Payot et Rivages, 2000 ; P. Mironneau et I. Pébay-Clottes, Paix des armes, paix des âmes, Paris, Société Henri IV/Imprimerie Nationale Éditions, 2000. 3. Sur ce corpus, voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 27-45 ; Le pamphlet en France au XVIe siècle, Paris, Cahiers V. L. Saulnier, Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles n° 25, 1983 ; J. K. Sawyer, Printed Poison. Pamphlet Propaganda, Faction politics and the Public Sphere in Early Seventeenth-Century France, Berkeley/Los Angeles/Oxford, University of California Press, 1990 ; David El Kenz, « La propagande et le problème de sa réception, d’après les mémoires-journaux de Pierre de L’Estoile », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 90-91, 2003, 19-32 ; Tatiana Debbagi Baranova, À coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de religion (1562-1598), Genève, Droz, 2012. Selon David El Kenz, le nombre de pamphlets publiés pendant les troubles civils est proche du millier. 4. Voir B. Méniel, Renaissance de l’épopée. La Poésie épique, en France, de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004. 5. S. Garnier, Les Huict Derniers Livres de la Henriade [IX-XVI], contenans les faicts merveilleux de Henry, roy de France et de Navarre […], Blois, Veuve B. Gomet, 1593, in-4°, VI f. -148 p. -V f. ; Les Huict Premiers Livres de la Henriade, contenans les faits admirables de Henry roy de France […], [ne comprend que les livres I-II], Blois, Gomet, 1594, in-4°, XII f. -39 p. 6. J. Godard, L’Oracle ou Chant de Protée où sont predictes les glorieuses victoires de Henry IIII. tres- Chrestien et tres-victorieux Roy de France et de Navarre […] Ensemble les Trophees dudict Seigneur […], Lyon, Th. Ancelin, 1594, XII f. -134 p. 7. A. de Pontaymeri, Le Roy triomphant, où sont contenues les merveilles du tres-illustre, et tresinvincible Henri IIII. par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, Cambray, P. des Bordes, 1594, in-4°. 8. Sur A. de Pontaymeri, voir B. Méniel « Écrire noblement au XVI e siècle : les choix formels d’Alexandre de Pontaymeri », Le Statut littéraire de l’écrivain, Travaux de Littérature, XX (2007), p. 247-268. 9. Cl. Binet, Les Destinées de la France […], Paris, Jamet Mettayer et Pierre L’Huillier, 1594, in-4°, 54 p. 10. Ch. de Navières, L’heureuse entrée au ciel du feu Roy Henry le Grand, Paris, P. Mettayer, 1610, in-8°. 11. P. de Nancel, De la Souveraineté des Roys, poëme epique, divisé en trois livres, s. l., 1610. 12. J. Metezeau, Euloge de la vie heroïque de Henry le Grand IIII. du nom, Roy de France et de Navarre, tiré d’un plus long poëme, Paris, J. Le Clerc, 1611, plano ; Tombeau de Henry le Grand IIII. de ce nom, Roy de France et de Navarre, tiré d’un plus long poëme de sa vie heroïque, Paris, Rolin Thierry, 1611, in-8°, 15 p. Il s’agit de deux poèmes différents, mais portant sur le même sujet et avec de nombreux réemplois. Le premier est imprimé sous forme de placard.

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13. J. Prevost, Apotheose du tres-chrestien roy de France et de Navarre Henry IIII, Poictiers, J. Thoreau, 1613. 14. P. Boton, Les trois visions de Childeric Quatriesme Roy de France, pronostics des guerres civiles de ce Royaume, et la Prophetie de Basine sa femme, sur les victoires et conquestes de Henry de Bourbon […] Plus le Triomphe de la liberté Royalle, sur la prinse des villes de Bourgoigne, Paris, Féderic Morel, 1595. 15. [Pierre-Victor Cayet, dit Palma-] Le Sieur de la Palme, L’Heptameron de la Navarride ou Histoire entiere du Royaume de Navarre depuis le commencement du monde, tirée de l’Espagnol de Dom-Charles Infant de Navarre. Continuée de l’Histoire de Pampelonne de N. l’Evesque, jusques au Roy Henry d’Albret, et depuis par l’Histoire de France jusques au Roy Tres-Chrestien Henry IIII. Roy de France, et de Navarre, VI, Paris, P. Portier, 1602. 16. Voir Babelon, « L’Image du Roi », p. 193. 17. Voir H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, Max Hueber Verlag, Münich, 1960, § 245 et 1129. 18. Foy : fidélité à ses engagements. On se souvient que le consul M. Attilius Regulus, capturé par Hamilcar, fut envoyé à Rome pour y obtenir un échange entre lui-même et des prisonniers carthaginois. Il s’était engagé à retourner auprès de ses geôliers si le Sénat en décidait autrement, et il tint parole (Cicéron, De Officiis, III, 99-101). 19. S. Garnier, Les Huict Derniers Livres de la Henriade, IX, p. 20, v. 3-14. 20. A. de Pontaymeri, Le Roy triomphant, p. 53, v. 16-21. 21. A. de Pontaymeri, Le Roy triomphant, p. 55, v. 24-p. 56, v. 9. 22. J. Prevost, Apotheose du tres-chrestien roy de France, I, f. O iij v°, v. 6-11. 23. Voir Claudien, In Rufinum, v. 51-54. Nous remercions Jean-Louis Charlet pour cette référence. 24. P. de Nancel, De la Souveraineté des Roys, II, p. 42, v. 1-2. 25. J. Prevost, Apotheose du tres-chrestien roy de France, I, f. Qvij r°, v. 16-17. 26. Dans Le Couronnement de Louis, Charlemagne se retire, car, bien que sa volonté reste intacte, il a perdu sa force (voir Le Couronnement de Louis, III, v. 20-26). 27. A. de Pontaymeri, Le Roy triomphant, p. 33. 28. J. Metezeau, Euloge de la vie heroïque de Henry le Grand IIII. du nom, col. 2, v. 39-50. 29. J. Metezeau, Tombeau de Henry le Grand IIII. de ce nom, p. 10, v. 27-p. 11, v. 6. 30. P. Cayet, L’Heptameron de la Navarride, p. 711, v. 5-10. 31. Cl. Binet, Les Destinées de la France, p. 4, v. 9-16. 32. A. de Pontaymeri, Le Roy triomphant, Cambrai, p. 85, v. 15-p. 86, v. 24 ; Lyon, p. 74, v. 6-p. 75, v. 7. 33. N. Conti, Mythologiae, sive explicationis fabularum, libri decem, IV, 10, Paris, Hubert Hunot, 1605, p. 360 : Hic medius inter caeteros planetas tanquam dominus caeterorum collocatur, quorum motus incredibilem efficere harmoniae suauitatem crediderunt Pytagorici, quare musicae autor putatus est (N. Conti, Mythologie, trad. Jean de Montlyard, Lyon, Paul Frelon, s. d., p. 354). 34. Sur Hercule, voir Marc-René Jung, Hercule dans la Littérature française du XVIe siècle, De l’Hercule courtois à l’Hercule baroque, Genève, Droz, 1966 ; C. Vivanti, « Henri IV, the Gallic Hercules », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 30, 1967, p. 176-197 ; C. Vivanti, Guerre civile et paix religieuse dans la France d’Henri IV, Paris, Desjonquères, 2006, p. 79-88. 35. N. Conti, Mythologia, VII, 1, p. 677. 36. Cl. Binet, Les Destinées de la France, p. 46, v. 19-20. 37. P. Boton, Les trois visions de Childeric, p. 25, v. 23. 38. P. Boton, Les trois visions de Childeric, p. 26, v. 19-24. 39. N. Conti, Mythologie, trad. Jean de Montlyard, VII, 1, p. 725 (comparer avec Mythologia, p. 697). 40. N. Conti, Mythologia, VII, 1, p. 696-697 : Alii apo tès aretès a virtute scilicet hoc nomen deductum crediderunt, cum Hercules fortitudo sit, et prudentia, et ratio quae est nobis, et constantia : quae quoniam sine diuina bonitate, optimoque animi affectu nemini contingunt, idcirco Iouis filius Hercules dictus est, et Alcmenae siue constantiae. Omnis enim probitas et patientia indiget in rebus aduersis, aut in voluptatibus

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superandis et diuina bonitate tamquam duce, qua gubernetur, cum nulla vis humana satis sit per se potens (trad. Jean de Montlyard, p. 724). 41. N. Conti, Mythologia, VII, 1, p. 698: animorum motus (trad. Jean de Montlyard, p. 726). 42. V. Cartari, Le imagini de i dei de gli antichi (1556), éd. G. Auzzas, F. Martignago, M. Pastore Stocchi, P. Rigo, Vincenza, Neri Pozza, 1996, p. 309-310 : « Ma perché non sono più brutti né più spaventolevoli mostri né tiranni più crudeli fra’mortali de i vizi dell’animo, hanno voluto dire alcuni che la fortezza di ercole fu dell’animo, non del corpo, con la quale ei superò tutti quelli appetiti disordinati li quali ribelli alla ragione come ferocissimi mostri turbano l’uomo del continuo e lo travagliano » (Les Images des Dieux des Anciens […], trad. Antoine Du Verdier, Tournon, Claude Michel, 1603, p. 524). 43. J. Prevost, Apotheose du tres-chrestien roy de France, I, f. Pviij v°, v. 13-19. 44. S. Garnier, Les Huict Derniers Livres de la Henriade, IX, p. 16, v. 29-p. 17, v. 14. 45. Voir D. Crouzet, chap. « Du stoïcisme comme système de désangoissement : l’idéologie royaliste », Les Guerriers de Dieu, t. II, Seyssel, Champ Vallon, 1990, p. 554-574 ; D. Crouzet, « Les fondements idéologiques de la royauté d’Henri IV », Henri IV, le roi et la reconstruction du royaume, Pau, J & D Editions/Association Henri IV, 1990, p. 164-194. 46. Voir Cicéron, Pro Marcello, III, 8 et 12 ; Pro Ligario, XII, 37-38 ; Sénèque, De Clementia, 2e partie. 47. P. Cayet, L’Heptameron de la Navarride, VI, p. 741, v. 16-23. 48. Cl. Binet, Les Destinées de la France, p. 42, v. 1-2. 49. Cl. Binet, Les Destinées de la France, p. 48, v. 19-20. 50. Sur les jugements contrastés que suscite la clémence d’Henri IV, voir M. De Waele, « Image de force, perception de faiblesse : la clémence d’Henri IV », Renaissance and Reformation/Renaissance et Réforme XVII/4, automne 1993, p. 51-60. 51. Pierre Cayet, L’Heptameron de la Navarride, Paris, P. Portier, 1602, VI, p. 710, v. 28-p. 711, v. 4. 52. Guillaume de Salluste Du Bartas, Cantique de la victoire d’Yvry in Suites des Œuvres […] contenant Les Peres. La Loy. Les Trophees, La Magnificence. L’Histoire de Jonas […] Plus, un fragment ou commencement de Preface. La Lepanthe. Cantique de la victoire d’Yvry, avec les Prefaces, Sommaires, et Annotations de S. G. S. [Simon Goulart Senlisien], [Genève], Jacques Chouët, 1601, p. 205, v. 377-380.

RÉSUMÉS

Certains poèmes épiques de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle célèbrent en Henri IV à la fois le héros guerrier et le restaurateur de la paix. La rhétorique de l’éloge, le recours aux métaphores mythologiques et surtout le discours moral néo-stoïcien permettent aux poètes de dépasser cette contradiction apparente.

Some epic poems from the end of the 16th century to the beginning of the 17th century celebrate Henri IV for being at the same time a war hero and the architect of peace. The rhetoric of eulogy, the use of mythological metaphors and above all the neo-stoic moral reasoning enable poets to overcom this apparent contradiction.

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AUTEUR

BRUNO MÉNIEL Université de Nantes L’AMo

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