Étude du livre de Daniel Lerner « The passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East » et de sa réception par la communauté scientifique

Mémoire

Maziar Jafary

Maîtrise en sociologie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

©Maziar Jafary, 2016 Étude du livre de Daniel Lerner « The passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East » et de sa réception par la communauté scientifique

Mémoire

Maziar Jafary

Sous la direction de :

Gilles Gagné, directeur de recherche

Résumé Cette étude a pour but de mettre en contexte la thèse de la modernisation psychique de Daniel Lerner, de faire une analyse interne de l’ouvrage et d’étudier sa réception par les sociologues de l’époque.

Comme démarche de recherche, dans un premier temps, nous replacerons l’ouvrage dans la situation historique des deux premières décennies de la guerre froide (les années 50 et 60). Ce faisant, nous tenterons de comprendre la logique de la politique de développement des États-Unis à l’endroit des pays en voie de développement et la place des recherches universitaires dans la politique coloniale américaine. L’approche du développement exogène a largement inspiré les politiques étrangères des pays occidentaux et leurs efforts pour lancer le développement des pays plus nécessiteux. C’est pour cela que Lerner se concentre sur l’effet des médias américains, et surtout du , pour analyser le rôle que ceux-ci jouent dans le processus de transformation de la personnalité. Pour aborder cette étape de la recherche, nous devrons comprendre davantage le contexte de l’ouvrage et mieux analyser la relation entre les facteurs externes et les éléments internes qui ont influencé la formation de l’ouvrage.

Dans un deuxième temps, nous étudierons l’ouvrage de Lerner et nous discuterons des différents aspects relatifs aux changements sociaux que l’ouvrage a examinés. Dans notre analyse de l’ouvrage, nous critiquerons divers aspects de la pensée sociologique de Lerner et sa manière d’interpréter les faits sociaux et les statistiques.

Dans un troisième temps, nous réviserons la réception de l’ouvrage par la communauté scientifique de son époque pour obtenir une large vision de la place de l’œuvre dans l’histoire de la pensée sociologique américaine du développement. Nous établirons une catégorisation des recensions de l’ouvrage portant sur l’approche sociologique de Lerner et nous mettrons ces recensions dans l’éclairage des champs de recherches universitaires américaines.

Nous nous concentrerons sur la réception de cette théorie chez les sociologues de l’époque pour comprendre la dialectique entre la thèse qui y est défendue et la société. Ce faisant, nous éviterons de nous éloigner de la sociologie comme étant la discipline de

iii l’étude des liens sociaux et des interactions symboliques et nous éviterons de réduire notre démarche sociologique à une simple étude historique des idées.

En gros, nous discuterons de la vision sociologique de l’auteur, de la façon dont son ouvrage a été formé au fil du temps et comment il a été influencé par l’esprit de son époque. De plus, nous verrons comment l’écrivain s’est nourri des théories sociologiques et à quel point il a influencé la pensée sociologique de son temps. Tout cela, en parallèle à l’analyse interne de l’ouvrage, nous permettra de saisir la place de «The Passing of Traditional Society» dans la pensée sociologique américaine.

Cette recherche nous aidera à mieux comprendre la vision américaine de l’empathie en tant qu’un élément modernisateur, par rapport à la question du développement dans le contexte historique de l’époque. Cette compréhension nous mènera à approfondir notre analyse des programmes de développement des États-Unis dans le monde en voie du développement.

Cette étude nous amènera aussi à élargir notre vision quant aux idées construites et formées dans leur contexte historique (en général) et à découvrir comment la communauté scientifique reste toujours en parti prisonnière de son contexte historique. Cette étude nous permettra de mieux voir les idées (le texte) en relation avec la société, ce qui est vital pour ne pas tomber dans la réduction des idées seulement au texte ou seulement au contexte. En outre, elle nous aidera à comprendre davantage la façon dont la société intervient dans la formation des idées et comment en retour les idées influencent la société.

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Table des matières

Résumé ...... iii Table des matières ...... v Remerciements ...... ix 1. Introduction ...... 1 1.1. Objectifs de l’étude ...... 2 1.2. L’école de la modernisation et la modernisation psychique ; la nécessité d’une nouvelle étude approfondie ...... 6 1.3. Pourquoi une relecture de la pensée modernisatrice ?...... 8 2. La démarche de l’étude ; la sociologie des idées ...... 12 2.1. Introduction ...... 13 2.2. Qu’est-ce que la sociologie des idées (la sociologie de la connaissance) ? ...... 13 2.3. La vieille sociologie des idées (approche classique) ...... 14 2.4. La nouvelle sociologie des idées : une quatrième approche ...... 16 2.5. Les distinctions de l’approche classique et la nouvelle approche ...... 18 2.5.1. La vieille sociologie des idées : ...... 18 2.5.2. La nouvelle sociologie des idées :...... 20 2.6. La sociologie comme un sujet d’étude sociologique ...... 23 2.7. La méthode de notre étude ...... 24 3. Le contexte ...... 25 3.1. Introduction ...... 27 3.2. Contexte historique ...... 28 3.3. Contexte intellectuel ...... 31 3.3.1. Qu’est-ce que la « modernisation » ? ...... 31 3.3.2. Les courants de pensée autour de la modernisation ...... 34 3.3.3. Les types de théories de la modernisation ...... 35 3.3.3.1. Modernisation économique ...... 37 3.3.3.2. Modernisation sociale ...... 38 3.3.3.3. Modernisation psychique ...... 39 3.3.4. La formation de la structure du livre ...... 42 3.4. Le contexte académique ...... 49

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3.4.1. Une nouvelle période d’après-guerre autour des sciences sociales ...... 49 3.4.2. Les institutions et la théorisation du développement ...... 50 3.5. La vie de Lerner ; un vétéran de la guerre psychologique ...... 52 4. Une lecture sociologique du livre ...... 55 « The Passing of Traditional Society, Modernizing the Middle East » ...... 55 4.1. Introduction ...... 57 4.2. Le système de pensée du livre ...... 58 4.3. « The Passing of Traditional Society » et la modernisation ...... 63 4.4. Les transformations des personnalités et le rôle de l’empathie ...... 66 4.5. La modernisation comme un processus métahistorique ...... 69 4.6. Le contenu du livre ...... 71 4.6.1. L’épicier et le chef ! ...... 71 4.6.2. Les médias de masse comme multiplicateurs de la mobilité ...... 72 4.6.3. Le modèle de la transition ...... 74 4.6.4. Les pays étudiés ...... 76 4.6.4.1. La Turquie ...... 76 4.6.4.2. Le Liban ...... 78 4.6.4.3. L’Égypte ...... 79 4.6.4.4. La Syrie ...... 81 4.6.4.5. La Jordanie ...... 82 4.6.4.6. L’ ...... 83 4.7. La conclusion ...... 84 5. Les interprétations du livre « The Passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East » dans la communauté scientifique, à l’époque de la parution de l’ouvrage .... 87 5.1. Introduction ...... 89 5.2. Les revues ...... 89 5.2.1. Les critiques envers l’applicabilité de la modernisation au Moyen-Orient ...... 89 5.2.1.1. Bauer et Bauer ...... 89 5.2.1.2. Samuel Huntington ...... 90 5.2.1.3. Seymour Martin Lipset ...... 91 5.2.1.4. Reinhard Bendix ...... 93 5.2.1.5. David Riesman ...... 95 5.2.1.5.1. Comment Riesman voit la modernisation dans le Moyen-Orient ? ...... 96

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5.2.1.5.2. Les points de vue de Riesman sur l’œuvre de Lerner ...... 98 5.2.2. Les critiques de la théorisation du livre ...... 100 5.2.2.1. Morroe Berger ...... 100 5.2.2.2. Harry J. Crockett, JR...... 100 5.2.2.3. John Gulick ...... 101 5.2.2.4. Malcolm N. Quint ...... 104 5.2.3. Les critiques méthodologiques ...... 105 5.2.3.1. Elie A. Salem ...... 105 5.2.3.2. J. S. Badeau ...... 106 5.2.3.3. Ernest Dawn ...... 107 5.2.3.4. Wilbur Schramm ...... 108 5.3. La conclusion ...... 109 6. Conclusion ; de quelle empathie parle-t-on ? ...... 112 7. Bibliographie ...... 121

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Humblement, je voudrais dédier mon mémoire de maîtrise à Ahmad Jafary, mon père, et à Sedigheh Fattahi, ma mère ; qui ont construit la vie à travers les ruines, qui n’ont jamais eu d’« empathie » avec les pouvoirs hégémoniques, et qui m’ont appris la « résistance ».

فروتنانه این مطالعه را به احمد جعفری، پدرم، و صدیقه فتاحی، مادرم، تقدیم میکنم. آنها که زندگی را از دل ویرانه ها ساختند، هرگز با قدرت های هژمونیک "همدلی" نکردند و "مقاومت" را به من آموختند.

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Remerciements

Mes profonds remerciements vont à mon directeur de mémoire, Gilles Gagné, sans lequel ce mémoire n’aurait pas eu la forme qui est la sienne et qui lui convient.

Gilles ! Depuis plus de deux ans, tu m’as soutenu avec patience pendant mes moments les plus difficiles et tu ne m’as jamais laissé marginaliser. Tu m’as fait toujours confiance et cela m’a été le vrai capital.

Gilles ! Tu m’as re-représenté la théorie critique et tu m’as ouvert des perspectives inconnus. Tu avais toujours le souci de mes connaissances sociologiques et tu m’as fait réviser ma vision sociologique. Tu m’as appris que la critique est au cœur de la pensée sociologique.

Gilles ! Tu as toujours refusé la prolétarisation des études scientifiques, et tu es resté un vrai savant dans le sens wébérien. Ainsi, malgré toutes les difficultés que j’ai eues pendant mes études, je suis très content d’avoir travaillé avec celui qui n’a jamais limité ses études sociologiques aux cadres de l’Université et a vécu la sociologie.

Oui, tu as été critique et progressiste, quelqu’un pour qui les titres et les prix ne sont pas plus importants que l’enseignement et les étudiants.

Tu as toujours encouragé la résistance contre la marchandisation de la sociologie. J’espère avoir pu le réaliser et vivre comme un vrai étudiant, qui pense indépendamment et qui agit indépendamment.

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J’aimerais remercier Louis Guay, Paul-André Lapointe, Rachel Lépine et Denyse Lamothe qui m’ont fait confiance et m’ont donné des occasions de travail professionnel pendant mes études.

Je remercie ma chère professeure de langue française, Mme. Azam Shahbazi (Hasanian), qui m’a appris le français à Shiraz, mot par mot pendant plus de 6 ans, de 2006 à 2012.

Je remercie Jutta Boenisch qui m’a soutenu pendant toute la durée de mes études avec ses beaux mots de loin.

Je remercie aussi professeur André Drainville et professeur Francesco Cavatorta qui ont lu mon mémoire et qui m’ont donné des commentaires.

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1. Introduction

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1.1. Objectifs de l’étude

L’objectif de cette étude de sociologie de la connaissance est de contribuer à la compréhension du concept américain de modernisation par l’examen approfondi de son usage sociologique dans l’ouvrage de Daniel Lerner « The passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East »1. Pour cela nous devrons d’abord saisir de la manière la plus précise possible les différents aspects de ce concept et nous devrons ensuite examiner l’influence du contexte de l’ouvrage sur la formation des idées qui y sont exposées. Pour nous acquitter de cette deuxième dimension de notre tâche nous retracerons les réactions des sociologues et des philosophes de l’époque et nous examinerons leur rapport avec la théorie de la modernisation et avec la démarche sociologique de Lerner. Ainsi, nous en arriverons à une analyse interne en lien avec une analyse externe de l’ouvrage afin d’obtenir une analyse dialectique du phénomène « société-idée-société » tel qu’on peut le saisir en partant de cet ouvrage et de ses idées principales.

Si l’on veut parler du contexte de l’ouvrage, au sens large, il nous faut partir du point suivant : selon les théoriciens de la modernisation, la modernité consiste en un style de vie et en l’établissement d’institutions sociales et politiques. Historiquement, il s’agit d’abord d’un phénomène occidental mais d’un point de vue sociologique, c’est aussi un phénomène mondial. Ces théoriciens croyaient que les pays en voie de développement n’avaient qu’à suivre les étapes que les pays occidentaux ont vécues pour se moderniser. Ils étudiaient donc ce cheminement occidental pour découvrir une voie susceptible de contribuer à la modernisation des autres sociétés. Nous avons donc affaire à la recherche par ces théoriciens d’un plan de développement exogène dont les résultats émuleraient les conséquences du développement endogène de l’Occident. La théorie de la modernisation psychique de Lerner se situe dans cette catégorie de pensée.

Il faut noter que le livre de Lerner, publié en 1958, se situe au moment où la politique étrangère des États-Unis est dominée par l’atmosphère de la guerre froide et par l’effort de la puissance américaine pour étendre son influence sur les pays en voie de

1 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press.

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développement afin d’éviter que ces derniers ne tombent dans le bloc communiste. Pour effectuer notre étude du contexte, nous analyserons donc la situation sociale-politique et l’environnement intellectuel dans lesquels les idées de Lerner ont vu le jour.

Dans le contenu de l’ouvrage, nous observerons comment Lerner perçoit les changements sociaux en cours dans le Moyen-Orient et comment il essaie de connecter la théorie sociologique aux faits sociaux. Sa manière d’interpréter les résultats et l’orientation de son analyse sociologique nous intéressent au plus haut point.

Ensuite, nous réviserons les recensions du livre dans les journaux scientifiques et dans les ouvrages publiés au cours des années suivant la publication du livre. Nous établirons aussi une catégorisation de ces recensions et nous tenterons de les contextualiser dans leurs champs académiques.

Cette étude porte donc sur les idées qui concernent la société, sur leur formation et leur réception. Nous espérons bien comprendre sous quel angle le livre de Lerner s’inscrit dans son contexte, ce qu’il véhicule (par l’analyse de contenu) et de quelle manière les penseurs américains de l’époque jugent l’étude de Lerner.

Afin de mieux cerner notre recherche, nous nous servons des questions suivantes, comme points de départ de notre étude :

- Quelles sont les origines théoriques du principe de modernisation psychique tel que défini par Lerner ?

- Dans quel contexte historique cette école de pensée a-t-elle vu le jour ?

- De quelles perspectives dispose cette école pour juger l’évolution des pays sous- développés vers la modernité ?

- Quelles sont les problèmes étudiés par Lerner dans son livre ?

- Quelles sont les réactions de la communauté scientifique à l’époque de la parution de l’œuvre principale de Lerner ?2

2 La fin des années 1950 et le début des années 1960.

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- Comment peut-on classifier et comprendre les différentes réactions (à l’époque) provoquées par le point de vue de Lerner ?

- Comment peut-on expliquer la relation entre la théorie de Lerner en tant que telle et la société ?

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Le schéma ci-dessous illustre comment la pensée de la modernisation psychique de Lerner s’inscrit dans les études sociologiques de l’époque :

SOCIOLOGIE DES CHANGEMENTS SOCIAUX

SOCIOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT

ÉCOLE DE LA MODERNISATION

APPROCHE DE LA MODERNISATION PSYCHIQUE

LA THÉORISATION DE L’EMPATHIE COMME LE CENTRE DE LA MODERNITÉ ET LA CLÉ DE LA MODERNISATION PAR DANIEL LERNER

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1.2. L’école de la modernisation et la modernisation psychique ; la nécessité d’une nouvelle étude approfondie

Dans le domaine de la sociologie du développement, l’école de la modernisation est la première école à voir le jour après la deuxième guerre mondiale. L’objectif principal de cette école de pensée est de découvrir les chemins du développement, déjà parcourus par l’Occident, qui permettraient de procurer un plan modernisateur aux pays sous- développés issus du bouleversement colonial antérieur.

Cette école de pensée se trouve largement influencée par les fonctionnalistes et les structuro-fonctionnalistes, de même que par l’approche évolutionniste des sociologues comme Comte et Spencer.

C’est dans cette vision du développement que Lerner a publié son étude dans les années 1950 : portant sur six pays du Moyen-Orient, l’étude a pour but de comprendre le degré du modernisme de cette région et le degré de sympathie démontrée par ses habitants à l’endroit de l’Occident.

Nous pouvons citer plusieurs autres travaux semblables, comme l’enquête de Wilbert Moore3 sur la force de travail au Mexique, le travail historico-sociologique de Barrington Moore Jr4 sur les différents parcours menant vers la modernité en Occident, et le travail de Walt Whitman Rostow5 sur les étapes de l’industrialisation des sociétés, comme exemples des différentes branches d’étude de l’école de la modernisation.

Comme nous l’avons déjà dit, le travail de Lerner approche la question de la modernisation à travers la notion de modernisation psychique. Les adeptes de la théorie de la modernisation psychique croient que l’Occident est devenu moderne grâce à l’homme moderne et que la modernisation d’une partie du globe exige que ses habitants soient

3 Moore, W. E. (1951), Industrialization and labor, Ithaca, N. Y.: Cornell University Press. 4 Moore B. (1966), Social origins of dictatorship and democracy: lord and peasant in the making of the modern world, Boston: Beacon Press. 5 Rostow, W. W. (1970), Les étapes de la croissance économique, Paris : Éditions du Seuil.

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rendus à cette étape. C’est dans ce contexte que Lerner considère l’empathie comme le mot clé de la modernisation.

D’après Lerner, la modernisation consiste en la diffusion de l’empathie au sein de la population. Lerner décrit l’empathie comme étant la capacité de l’homme à s’imaginer dans d’autres positions sociales que la sienne.6 D’après Lerner, l’empathie ouvre le chemin par lequel la société se dirige vers une forme participative, en d’autres mots, vers la société moderne.

Il y a eu quelques travaux exploratoires sur l’école de la modernisation et sur le travail intellectuel de Lerner. Nous en citons deux ici, comme les plus brillants :

The production of modernization : Inspiré par les nouvelles approches de la sociologie des idées, Hemant Shah a effectué un excellent ouvrage sur le travail intellectuel de Lerner et a bien contextualisé l’œuvre de ce dernier dans l’esprit de son époque. Mais, il n’a pas analysé le contenu de son livre en détail (The Passing of Traditional Society), ni la réception de celui-ci dans la communauté scientifique. Shah s’est plutôt concentré sur la vie de Lerner et sur la formation au cours de sa vie des idées véhiculées par le livre. 7

Mandarins of the Future : Nils Gilman, pour sa part, a bien établi le contexte de la démarche sociologique de Lerner parmi les autres travaux de l’école de la modernisation. À l’instar de la démarche de Shah, il n’a pas analysé la réception de l’œuvre dans la communauté scientifique.8

Bien que les études mentionnées soient très pertinentes comme recherches exploratoires, l’absence d’une étude approfondie sur la dialectique entre la démarche sociologique de Lerner et la société nous a amenés à rédiger ce mémoire portant sur les effets de la société sur l’ouvrage de Lerner, sur le contenu du livre lui-même et sur l’influence de cet ouvrage sur la société. Nous le ferons afin de pouvoir bien situer le «The Passing of Traditional Society» dans l’histoire de la pensée sociologique et ainsi de mieux

6 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press. 7 Shah, H. (2011), The production of modernization: Daniel Lerner, Temple University Press. 8 Gilman, N. (2007), Mandarins of the Future; Modernization Theory in Cold War America, Baltimore: Johns Hopkins University Press.

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comprendre le processus de la production de la connaissance sociologique dans ce cas spécifique.

1.3. Pourquoi une relecture de la pensée modernisatrice ?

Un candidat du parti libéral du Canada à qui je parlais à l’université Laval, me racontait son voyage en Israël. Il était sur les hauteurs du Golan et il voyait qu’en Israël tout était vert alors que la Cisjordanie était comme un désert. Ce candidat pensait en lui- même que nous (les Canadiens en particulier et les Occidentaux en général) devrions aller planter des arbres et établir des puits en Palestine pour instaurer la prospérité et la paix durable dans la région. En critiquant le parti conservateur du Canada, il me disait que nous (les Canadiens) devons donner et donner et donner des aides sans réfléchir à nos intérêts financiers et être plus généreux !

C’est là une idée qui semble très altruiste et très gentille ! Mais est-ce que la réalité du Moyen-Orient est si simple que cela ? Est-ce que la paix entre les Palestiniens et les Israéliens sera plus probable quand la Palestine sera aussi verte et riche qu’Israël ? Et est- ce que l’intervention des pays riches du monde pourra réaliser ce miracle ?

Cette histoire est un exemple du fait que «l’esprit modernisateur» vit encore et qu’il repose toujours sur un esprit philanthropique : il faut que l’Occident modernise l’Orient pour lui apporter la richesse et le bien-être.

Les attentats de 11/09 ont relancé dans une autre forme l’imaginaire classique des libéraux américains, un imaginaire fondé sur la dichotomie de la modernité et de la barbarie. Dans les années 1950 et 1960, le vis-à-vis du monde moderne dans le Moyen- Orient était le danger de la pénétration communiste alors que dans les années 2000 c’est l’Islam radical dans ses différentes formes.

C’est dans ce contexte qu’une révision et une relecture des théories de la modernisation devraient nous aider à mieux comprendre les origines des pensées néolibérales et néo conservatrices de nos jours. Ces dernières sont encore fortement présentes dans la rhétorique des politiciennes et des politiciens occidentaux qui appliquent des politiques d’intervention visant à transformer la culture des peuples du Moyen-Orient.

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Tout ceci nous amène à percevoir la grande influence de l’école de la modernisation sur les politiques des pays occidentaux. Pour l’école de la modernisation, la modernité a une forme précise et elle a, malgré tous ses aspects accessoires, une forme unique et nécessaire. Cette école prétend avoir découvert les caractéristiques de cette modernité unique. Pour atteindre à cette société moderne, l’école de modernisation a construit une idéaltype du monde moderne à partir des cas américains et européens ; pour s’engager sur la voie du développement, il faut, selon cette école, s’assimiler à ce monde moderne, s’y inscrire, en faire partie et en intériorisé les mœurs et les valeurs.

Ce processus d’assimilation de la périphérie au centre se voit tout d’abord sur le plan des politiques sociales. D’après cette théorie, l’inégalité entre les classes sociale n’est pas une pathologie mais une nécessité pour la société moderne, c’est une réalité indispensable de la société moderne dont les pays en voie de développement doivent se rendre compte. Selon cette théorie, l’inégalité entre les classes sociales se résout par la redistribution de la richesse par les politiques de l’État providence moderne. La théorie de la modernisation a comme préoccupation la distribution de cette raison moderne dans les sociétés en voie de développement.

Cette étude a donc pour but de nous amener à mieux comprendre les politiques de la modernisation au fil du temps et aussi de nous faire réfléchir à la période historique marquée par les interventions sans complexe des pays occidentaux au Moyen-Orient .

De l’autre côté, la manière dont la sociologie saisit la question du développement est remise en question dans cette étude. Dans ce sens, alors que, comme le remarque bien Durkheim, toute la vie sociale se compose des représentations, une grande partie de la sociologie ne cesse pas de se faire des idées prédéterminées et prédéfinies. Ainsi, j’ai été critique et la tête pointue de mes critiques est axée sur la sociologie en elle-même. Cette critique est la critique d’une sorte de sociologie qui continue encore de réduire toute la vie sociale aux simples chiffres en les attribuant des idées déjà prêtes, fait partie de l’aliénation

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dans le sens marxien9 et d’enchantement du monde et dans le sens wébérien10, et mérite d’être critiquée.

Pour moi, la sociologie n’est ni une doctrine, ni une simplification de toute la vie sociale par les chiffres ; mais plutôt une manière critique de pensée de l’univers social. Ainsi, mon analyse dans ce mémoire s’inscrit dans la sphère critique de la sociologie.

En même temps, mes critiques portent aussi sur la magie sociologique du livre, par laquelle les statistiques ne font qu’approuver les valeurs idéologiques déjà théorisées.

Alors que la fondation de la pensée sociologique a évité la confusion de la valeur avec le fait, dans le livre de Lerner, la question d’empathie est étudiée en tant qu’une valeur et une réappropriation du terme. Comme Weber le remarque :

« Un étudiant devrait apprendre de nos jours, avant toute chose, de ses professeurs, la capacité 1) de s'acquitter avec simplicité d'une tâche donnée, 2) de reconnaître d'abord les faits, même et précisément ceux qui lui semblent personnellement désagréables, et de savoir faire la distinction entre la constatation des faits et la prise de position valorisante, 3) de soustraire sa propre personne pour servir une cause et par suite de réprimer avant tout le besoin de faire étalage inopportunément de ses propres goûts et autres impressions personnelles. »11 Ainsi, j’essaie d’atteindre à bien saisir mes démarches de l’étude avec une perspective sociologique et un regard critique vers la « positivation » des « valeurs » chez Lerner. Ainsi, je crois que la sociologie lernérienne, une fusion de l’idéalisme de 19e siècle et ce qu’Aron appelle « la sociographie américaine », devient une idéologisation de la sociologie, bien loin de la neutralité axiologique dont Weber parle.

9 Marx, K. (1972) Manuscrits de 1844. Paris : Éditions sociales. 10 Weber M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions (édition numérique de 1963). 11 Weber, M. (2006) Essais sur la théorie de la science. Available at: http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/essais_theorie_science/Essais_science_4.pdf (Accessed: 14 April 2016).

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Il serait bien de mentionner qu’Aron met en contraste les deux manières de la sociologie de l’époque, qui à ses yeux, paraissent assez naïves ; celle des sociologues soviétiques qui apparente la sociologie à une doctrine scientifique de l’histoire et celle des sociologues américains qui transforme la sociologie aux techniques de traitement des données qu’Aron appelle « sociographie ». Aron met en comparaison la macrosociologie de l’approche marxiste et la microsociologie de l’approche empiriste américaine. Aron remarque que la sociologie soviétique, une sociologie marxiste qui a une approche historique, est devenue une idéologie d’état pour justifier le pouvoir. Le marxisme, selon Aron, qui était déjà une doctrine révolutionnaire à la fin de 19e siècle, est ainsi devenu donc l’idéologie de l’état. De l’autre part, la sociologie américaine, une sociologie purement empirique, est une sociologie réformatrice dont l’esprit critique est faible. Il affirme que l’approche de la sociologie américaine, déjà dominante en sociologie (de l’époque), met plutôt en question la causalité des phénomènes sociaux et réduit le social à la simple raison statistique. Alors selon Aron, la sociologie est donc devenue une doctrine aux États-Unis et en Union Soviétique, au lieu d’être une pensée critique.12

Cette idéologisation américaine de la sociologie s’apparente dans la manière lernérienne de saisir le social, qui, contredit même l’approche durkheimienne vu qu’elle part d’une idée déjà construite, soit l’empathie, et elle cherche ensuite les faits pour faire endosser son idée, voire idéologie.

12 Aron, R. (1986) Les étapes de la pensée sociologique: Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber. Paris: Gallimard, pp. 9-22.

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2. La démarche de l’étude ; la sociologie des idées

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2.1. Introduction

Le but de ce chapitre est de discuter de la sociologie des idées (sociologie de la connaissance) en tant que champs problématique de notre étude ; nous allons donc présenter d’abord les différentes approches de cette branche de l’étude sociologique.

Pour ce faire, nous nous sommes servis de deux sources principales : la première est l’introduction de Gross, pour son livre « Richard Rorty »13, qui porte lui-même sur une sociologie de la formation et de la transformation de la pensée philosophique de Richard Rorty; la deuxième est un article de Gross et Camic, paru dans un livre édité par Judith R. Blau, appelé « The Blackwell Companion to Sociology ».14 Pour pouvoir mieux élaborer la problématique, nous avons utilisé d’autres ressources bibliographiques, comme un article de Ben David, dans son livre « Éléments d’une sociologie historique des sciences ».15

2.2. Qu’est-ce que la sociologie des idées (la sociologie de la connaissance) ?

Comme le dit Neil Gross, le but d’une étude portant sur la formation de la pensée d’un intellectuel est de comprendre les processus sociaux qui entourent le développement des idées. Il explique ainsi sa manière de procéder pour étudier la formation de la pensée de Rorty :

The book is not just about Rorty. This is so because it treats the facts of Rorty’s life not as constituting an ultimate object of explanation but as a means toward a larger explanatory goal: Understanding some of the social processes that intellectuals encounter and navigate as they develop their ideas. In both its agenda and theoretical orientation, the book breaks with the three most prominent intellectual-historical approaches of the day.16 Ben David, pour sa part, catégorise les sujets de la sociologie des idées en deux parties : les impacts de la société sur la production de la connaissance et les impacts de la

13 Gross N. (2008) The Making of an American Philosopher, Chicago: University of Chicago Press. 14 Blau J. R. (2001), The Blackwell Companion to Sociology, Malden, MA: Blackwell Publishers. 15 Ben David J. (1997) Éléments d’Une Sociologie Historique des Sciences, Paris : Presses Universitaires de France. 16 Gross N. (2008) The Making of an American Philosopher, Chicago: University of Chicago Press, p. 5.

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connaissance sur la société.17 Ben David s’inscrit plutôt dans la nouvelle sociologie des idées mais il est encore influencé par la vielle sociologie des idées. Alors il regroupe les aspects de la relation entre la société et la production de la connaissance en une logique dialectique.

En ce qui concerne les impacts de la société sur la production de la connaissance, Ben David en regroupe l’examen de ces impacts en différentes rubriques :

• les conditions d’apparition de la science moderne;

• les différences de croissance entre diverses sociétés;

• les effets des institutions économiques, politiques et religieuses, et ceux des systèmes de classe sur la production scientifique;

• le rôle de l’organisation du travail scientifique (à l’échelle micro sociale et macro sociale) dans la production scientifique.

En ce qui concerne les impacts de la production scientifique sur la société, il en nomme deux :

• l’effet du travail scientifique sur la structure sociale;

• l’influence de la science sur l’organisation de l’économie, la politique et la religion.18

Il serait donc important de remarquer que la sociologie des idées essaie d’étudier les idées dans une relation avec la société.

Pour mieux élaborer la problématique, nous pouvons catégoriser la sociologie des idées en deux : la vielle sociologie des idées et la nouvelle sociologie des idées.

2.3. La vieille sociologie des idées (approche classique)

17 Ben David J. (1997) Éléments d’Une Sociologie Historique des Sciences, Paris : Presses Universitaires de France, pp. 313-314. 18 Ibid, pp. 313-314.

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Comme le disent Gross et Camic, « la base sociale de la vie intellectuelle » a toujours été un domaine d’intérêt de la sociologie dès sa naissance, ce qui peut se constater dans les œuvres des sociologues comme Comte, Marx et Engels, Durkheim et Weber. Mais ils soulignent que c’est à partir des années 1940 que la sociologie de la connaissance est considérée comme une discipline en sociologie. Cette discipline se base sur les travaux de Mannheim. Gross et Camic nomment quelques sociologues des idées, comme DeGré (1939), Znaniecki (1940), Mills (1942), Merton (1949). Stark (1958), Parsons (1959), Coser (1965), Gouldner (1965, 1970), et quelques sociologues de la science, comme Hagstrom (1965), Grane (1972) et Mullins (1973).

Basé sur le rapport de chacune des approches sociologiques de la connaissance des textes, Gross catégorise les trois approches classiques de la sociologie des idées comme suit: 1- Humanisme; 2- Contextualisme; 3- Poststructuralisme.

Approche humaniste : Comme le dit Gross, le but de l’approche humaniste est l’étude de la vie de l’intellectuel et la situation de ses idées dans le contexte de sa vie :

The aim of a humanist approach to intellectual history is to weave a coherent narrative of a thinker’s life and work around the notions of character and personality, to explain a thinker’s ideas by situating them in the context of the life from which they arose.19 Gross croit que l’approche humaniste sous-estime la structuration sociologique et les facteurs sociaux dans la formation du contenu des idées d’un intellectuel.

Approche contextualiste : D’après Gross, l’approche contextualiste «downplays character and personality and focuses instead on reconstructing authorial intentionality.»20 Comme le mentionne Gross, le contextualisme souligne particulièrement trois facteurs : la contingence, la particularité et le contexte.

Les contextualistes tentent d’expliquer « les circonstances historiques contingentes » au lieu d’identifier « les processus causaux » dans lesquels les idées des intellectuels ont lieu. Cependant, comme le dit Gross dans sa critique de cette approche : «

19 Gross N. (2008) The Making of an American Philosopher, Chicago: University of Chicago Press, p. 5. 20 Ibid, p. 6.

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It is not credible to maintain that there are no general social processes that have a causal effect on human affairs.»21

Malgré les critiques que Gross développe par rapport à ce dernier, il ne nie pas que le contextualisme puisse expliquer certains aspects des idées.

Approche poststructuraliste : Par la suite, Gross explique le poststructuralisme. Il mentionne que les

poststructuralists suggest that the best way to understand an intellectual text – or to explain the emergence of a set of ideas – is to analyze these larger structures: linguistic structures of alterity and exclusion that are given expression and simultaneously subverted in the cases analyzed by LaCapra; Foucauldian epistemes, or the taxonomies and assumptions – linked to power and political economy – that give sense to discourses and make inquiry possible, as considered by Poster; and the «deep» discursive structures, permitting different types of historical narration, that White tracks across the «longue durée» of the nineteenth century.22 Gross critique le poststructuralisme parce qu’il ne peut pas expliquer « les relations entre les structures et les idées ».23

2.4. La nouvelle sociologie des idées : une quatrième approche

C’est plutôt à partir des années 1970, avec les travaux de Collins, Bourdieu et Witley que la sociologie des idées a vu la naissance d’une nouvelle approche, visant plutôt à étudier les idées dans le seul but de comprendre les processus de la production des idées. Gross oppose cette approche à celle des sociologues classiques de la connaissance, qui expliquent les idées des intellectuels comme réflexions des tendances et des « besoins sociaux » (les facteurs macro sociaux).24

Comme nous le démontrerons plus tard, Gross tente d’élaborer un mélange complexe de facteurs structurels (externes) et des facteurs intellectuels (internes) pour la

21 Ibid, p. 9. 22 Ibid, p. 8. 23 Ibid, p. 10. 24 Ibid, p. 11.

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formation de sa sociologie des idées. Pour ce faire, Gross essaie d’analyser les liens sociaux de l’intellectuel et de les contextualiser dans son travail afin de comprendre la dynamique de la production intellectuelle. D’après Gross, «new sociologists of ideas seek to uncover the relatively autonomous social logics and dynamics, the underlying mechanisms and processes, that shape and structure life in the various social settings intellectuals inhabit: academic departments, laboratories, disciplinary fields, scholarly networks, and so on. »25

Gross combine donc deux chemins dans une « nouvelle sociologie des idées » pour son analyse de la pensée de Richard Rorty.

Le premier chemin, qui est développé plutôt par Pierre Bourdieu et Randall Collins, consiste à se concentrer sur la vie du penseur, et en même temps à s’appuyer occasionnellement sur les concepts de la nouvelle sociologie des idées. D’après Bourdieu, le fond social du penseur a une grande influence sur sa position dans le monde des idées. D’après Collins, le fait d’appartenir à une position sociale privilégiée confère un avantage dans la vie intellectuelle, notamment à cause de l’accès à un réseau intellectuel.

Donc, d’un côté, Gross se penche sur le capital culturel et intellectuel : « This Bourdieusian insight can be coupled with one derived from Collins: generally speaking, intellectuals endeavor to affiliate themselves with high-status intellectual networks that permit them access to the symbols necessary for securing high-status slots in the attention space.»26

Mais selon Gross, l’approche de Bourdieu et Collins néglige la perception de soi des intellectuels et son rôle dans l’action sociale de l’intellectuel. Alors, le deuxième chemin est l’étude de l’autobiographie et la représentation de soi par l’intellectuel lui- même. Comme le dit Gross : «This book attempts to remedy the lack of theorization of the self that presently characterizes the new sociology of ideas, while simultaneously demonstrating that the sociology of ideas need not to be a reductive enterprise.»27

25 Ibid, p. 11. 26 Ibid, p. 13. 27 Ibid, p. 15.

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2.5. Les distinctions de l’approche classique et la nouvelle approche

Pour faire une distinction entre les deux approches de la sociologie de la connaissance, Camic et Gross ont reconnu les cinq critères de chacune des approches :

Postulats La vieille sociologie des La nouvelle sociologie des idées idées 1 La sociologie des idées est un La sociologie des idées est un but moyen, pas un but en elle-même 2 La distinction interne/externe Le refus de la distinction interne/externe 3 La transparence des idées Contextualisme

4 Le « focus » sur les facteurs Localisme macro-sociaux 5 Les intellectuels comme une Les luttes pour la position catégorie sociale objective intellectuelle et l’importance des domaines

2.5.1. La vieille sociologie des idées :

1- La sociologie des idées est un moyen, pas un but

La vielle sociologie des idées voit l’étude des idées plutôt comme un moyen pour les autres buts, surtout les buts sociaux-critiques. Comme Mannheim le propose, les sociologues de la connaissance doivent essayer de comprendre les principes existentiels de base de toutes les formes de la pensée, par une analyse des expériences socio-historiques des groupes d’intellectuels.

Comme le disent Gross et Camic :

Yet this depoliticization was by no means as thorough as it could have been. For Mannheim, the ultimate aim of the sociology of knowledge was not to understand knowledge production processes, but to inject a new kind of rationality into political and moral life, forcing individuals to interrogate the

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social bases of their beliefs and helping them avoid «talk(ing) past one another ... overlook(ing) the fact that their antagonist differs from them in his whole outlook, and not merely in his opinion about the point under discussion» (Manheim, 1929, p. 280). 28 Ils ajoutent que:

Even Parsons (1959) touted the sociology of knowledge not as an end in itself, but as subsidiary to the task of understanding the relationship between the social and the cultural system.29 2- La distinction interne/externe

La vielle sociologie des idées assume une distinction entre le contenu des idées et les facteurs externes qui les conditionnent. D’après Gross et Camic, la vielle sociologie des idées ne s’intéresse pas à l’analyse sociologique du contenu des idées. Comme le remarquent bien les deux auteurs:

Ben-David’s view was representative: «the possibilities for either an interactional or institutional sociology of the conceptual and theoretical contents of science are extremely limited.» Consequently, the sociology of science should restrict itself to «the conditions that determine ... the level of scientific activity and shape ... the roles and careers of scientists and the organization of science» (Ben-David, 1971, p. 14). That sociologists were still of this opinion a decade after Kuhn’s (1962) influential, and quasi-sociological, historical study of the content of scientific revolutions is significant. For, though open to Kuhn’s work in some respects (see Hagstrom, 1965; Crane, 1972), first-wave sociologists of science devoted little energy to explaining how social factors affect «the actual substance of the scientific ideas that are developed in the laboratory and then evaluated by the scientific community» (Cole, 1992, p. 33).30

3- La transparence des idées

La vieille sociologie des idées a comme hypothèse que « les significations de base des idées sont transparentes pour l’investigateur sociologique. » Cela veut dire que le sens réel des idées est simplement accessible par la lecture des idées. « La transparence des

28 Blau J. R. (2001), The Blackwell Companion to Sociology, Malden, MA: Blackwell Publishers, p. 238. 29 Ibid, p. 238. 30 Ibid, p. 240.

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idées » néglige donc l’interprétation du texte par le lecteur, et la réception du texte chez le lecteur.

4- Le « focus » sur les facteurs macro-sociaux

Dans le cadre de la vieille sociologie des idées, ce sont plutôt les conditions sociales et politiques du contexte historique qui influencent les idées. Pour le démontrer, Camic et Gross donnent différents exemples, comme celui de Gouldner :

For Gouldner «Plato’s social theory (was) a response to the (economic and political) problems and tentions current in his historical period» (1965, p. 171), and Parsons’ work an alarmed reaction to the «mass meetings, marches, (and) demonstrations» of the Depression era (1959, p. 146). For practitioners of the old sociology of ideas, any and all macro-level factors might easily be cited to explain intellectuals’ concepts, beliefs, and arguments.31 5- Les intellectuels comme catégorie sociale objective

La vieille sociologie des idées cherche dans toutes les sociétés une couche d’intellectuels qui ont comme capital des propriétés culturelles. Alors, les sociologues intéressés à la sociologie des idées cherchent à comprendre comment « les circonstances macro-historiques affectent leurs activités culturelles ».32

Gross et Camic continuent en disant que :

To be sure, those in the area were sometimes well aware that different fields of knowledge production exhibit different forms of social organization, which might condition ideas in different ways (see especially Merton, 1949, p. 521). Nevertheless, insofar as they considered intellectuals an objective social category, those working in the old sociology of ideas tended to occlude the extent to which the attributes identified in different definitions of intellectuals may systematically vary across groups of knowledge producers.33

2.5.2. La nouvelle sociologie des idées :

Passons maintenant à la nouvelle sociologie des idées.

31 Ibid, p. 241. 32 Ibid, p. 242. 33 Ibid, p. 242.

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Bien qu’il n’y ait pas de consensus chez les sociologues sur les principes de cette approche, Camic et Gross ont identifié cinq principes centraux, sur lesquels la plupart des chercheurs associés à cette approche se mettent plus ou moins d’accord :

1- La sociologie des idées est un but en elle-même

Les nouveaux sociologues des idées ont tenté de légitimer l’étude des idées comme une branche autonome de la sociologie. Comme les autres branches d’étude sociologique, la sociologie des idées en tant que telle pourrait amener les sociologues à mieux comprendre la formation et les racines des idées afin de désenchanter (dans le sens wébérien) la réduction du texte au texte. D’après la nouvelle sociologie des idées, le texte, comme tous les autres phénomènes sociaux, pourrait être le sujet d’une étude sociologique profonde et mener au désenchantement des compréhensions du texte.

2- Le refus de la distinction interne/externe

Selon la nouvelle sociologie des idées, ce ne sont pas seulement les facteurs externes des idées qui sont supposés constituer le sujet d’une étude sociologique. Les facteurs internes aussi peuvent être étudiés comme facteurs qui déterminent la forme des idées. D’après Camic et Gross, cela arrive souvent quand ceux qui étudient les idées ont une spécialité autre que les auteurs ou les intellectuels concernés ou visés par l’étude. D’après Collins : «The distinction between explaining background conditions and explaining content is not so easy to maintain ... [for to] state when and where science will exist in an historical analysis is to give conditions under which particular kinds of ideas are formulated and believed in. (Collins, 1975, p. 474).»34

3- Contextualisme

D’après la nouvelle sociologie des idées, les sens d’une idée n’est pas transparent et le contexte socio-intellectuel dans lequel ces idées poussent doit être étudié auparavant. Ce sont surtout les historiens des idées (les historiens intellectuels) qui ont une telle tendance contextualiste. Comme Skinner, Pocock et Dunn l’ont remarqué : «the proper way to read an historical text is as an historical product, in which the actual intentions of

34 Ibid, p. 245.

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the author (in so far as they can reasonably be reconstructed) should be our principal guide as to why the texte took the particular form it did.»35

4- Localisme

D’après les nouveaux sociologues des idées, pour reconstruire le contexte des idées, il faut se concentrer sur les facteurs décisifs du milieu scientifique, de la communauté scientifique et de la région géographique dans lesquels ces idées ont été construites. Camic et Gross donnent l’exemple de Camic : «This emphasis on local institutional factors also appears in Camic’s (1991, 1992) work on Parsons, which traces the process by which Parson’s theoretical and methodological ideas emerged in response to the credibility demands made on him by local academic conditions at Harvard University.»36

Comme le dit aussi Freudhental : «s’appuyant sur une interprétation de la philosophie de la science de T. S. Kuhn, elle (la nouvelle approche de l’étude sociologique de la science) analyse la science comme une multitude de cultures locales à l’intérieur desquelles la production de connaissance se conforme exclusivement à des normes locales particulières et est, de plus, sujette à l’influence d’intérêts sociaux.»37

5- Les luttes pour le positionnement intellectuel et l’importance des domaines

Les nouveaux sociologues des idées mettent en évidence la tendance des scientifiques à consolider leurs positionnements professionnels dans les milieux académiques. Comme le remarquent Camic et Gross:

Whereas contributors to the old sociology of ideas tended to view intellectuals as «special custodians of abstract ideas», new sociologists of ideas see the women and men who produce ideas as engaged in historically specific struggles with one another, and with various audiences, to establish their legitimacy and respectability as intellectuals of particular types (scientists, humanists, etc.) ... 38

35 Ibid, p. 246. 36 Ibid, p. 247. 37 Ben David J. (1997) Éléments d’Une Sociologie Historique des Sciences, Paris : Presses Universitaires de France, p. 309. 38 Ibid, p. 248.

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Ainsi, d’après les nouveaux sociologues des idées, et surtout d’après Bourdieu, les intellectuels doivent être perçus comme ceux qui tentent à légitimer les champs intellectuels, ainsi que la culture et la pensée intellectuelle. Comme Camic et Gross ajoutent : «For Whitley, as for other new sociologists of ideas, struggles for credibility and reputation — and their effects on the substance of ideas — are thus always structured by the social properties of the specific intellectual fields where these struggles occur.»39

2.6. La sociologie comme un sujet d’étude sociologique

En revenant sur la question de la sociologie de la connaissance sociologique, il nous faut faire une distinction, entre la sociologie comme une discipline et les autres disciplines scientifiques, en ce sens que la sociologie est la discipline dont le sujet d’étude est la société, encore moins que dans les autres cas, une sociologie de cette sorte de connaissance ne peut pas négliger la dialectique entre la société et la sociologie qui l’étudie. Comme le dit Guy Rocher : «La sociologie modifie la réalité sociale en l’étudiant. La société n’est pas indifférente aux études qui portent sur elle : elle y répond, réagit et s’en inspire, à des degrés divers.»40

On peut dire que la sociologie participe à la critique sociale et que cette participation engendre des reflets dans la société parce que la sociologie appartient aux faits sociaux. Comme le souligne Rocher :

Il n’y a donc pas à s’étonner que la recherche sociologique soit l’objet de jugements moraux : on lui reproche (sociologues aussi bien que non- sociologues) à la fois, selon les points de vue, d’être radicale ou conservatrice, bourgeoise ou révolutionnaire, liée au pouvoir ou conscrite contre le pouvoir, etc. La sociologie appartient aux faits sociaux qu’elle étudie ; on peut dire qu’elle en fait partie d’une manière singulière et plus que toute autre discipline scientifique, car on peut empêcher qu’elle devienne sujet de moralité dans l’objet moral qu’elle étudie.41

39 Ibid, p. 249. 40 Rocher G. (1992), Introduction à la sociologie. Montréal : Hurtubise HMH, p. 630. 41 Ibid, p. 631.

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2.7. La méthode de notre étude

En s’inspirant de la nouvelle approche de la sociologie des idées, nous nous sommes penchés dans ce mémoire sur trois facteurs de cette approche pour mieux décrire la formation du livre « The Passing of Traditional Society; Modernizing the Middle East » de Daniel Lerner. Ces trois facteurs sont : Le refus de la distinction interne/externe, le contextualisme et le localisme.

En étudiant le parcours professionnel de Lerner et le contexte social dans lequel il a vécu comme sociologue, nous tenterons de mieux comprendre comment les facteurs externes du texte ont influencé la formation de ce dernier. Cela se fera en analysant le texte, en lien avec le contexte. Donc, en analysant le contexte historique d’après-guerre et les politiques étrangères américaines, nous essaierons de relier la dialectique du contexte avec le texte.

Dans un deuxième temps, en analysant les revues du livre, nous nous pencherons sur les débats provoqués par le livre en partant des réflexions dont il a été l’objet dans la communauté intellectuelle américaine.

En un mot, notre démarche de recherche vise à montrer l’articulation dialectique entre ce texte et la société dont il provient.

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3. Le contexte

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La maladie ne s’oppose pas à la santé ; ce sont deux variétés du même genre et qui s’éclairent mutuellement.42

Émile Durkheim

L’antithèse entre idéologie et sociographie n’exclut nullement que la sociologie exerce une fonction analogue en Union Soviétique et aux États- Unis. Ici et là, la sociologie a cessé d’être critique, au sens marxiste du terme, elle ne met pas en question l’ordre social dans ses traits fondamentaux, la sociologie marxiste parce qu’elle justifie le pouvoir de l’État et du parti (ou du prolétariat si l’on préfère), la sociologie analytique des États-Unis parce qu’elle admet implicitement les principes de la société américaine.43

Raymond Aron

42 Durkheim É. et Dubet, F. (2013), Les règles de la méthode sociologique, 14e edn. Paris : Presses Universitaires de France, p. 40. 43 Aron, R. (1986) Les étapes de la pensée sociologique : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber. Paris : Gallimard, p. 11.

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3.1. Introduction

L’étude des contextes (historique, académique et intellectuel) dans lesquels la production du savoir émerge est nécessaire pour comprendre le contenu de ce savoir. Comme nous l’avons dit dans la section de la démarche de l’étude, la production de la connaissance est en partie structurée par les rapports du savant à son travail. Non seulement le pouvoir et l’argent, mais aussi les priorités de la recherche universitaire jouent des rôles importants la direction du travail scientifique du savant.

L’un des plus éminents points de départ de la sociologie du contexte de la production du savoir en sciences sociales est le discours de Max Weber, en 1919, sur l’instrumentalisation et la rationalisation du savoir dans le milieu scientifique. Comme Weber le remarque :

La question à laquelle nous devons répondre ici est la suivante : quelle est la position personnelle de l’homme de science devant sa vocation? (à condition qu’il la recherche pour elle-même) Il nous dit qu’il s’occupe de la science «pour la science même» et non pas pour que d’autres puissent en tirer des avantages commerciaux ou techniques ou encore pour que les hommes puissent mieux se nourrir, se vêtir, s’éclairer et se diriger. Quelle œuvre significative espère-t-il donc accomplir grâce à ces découvertes invariablement destinées à vieillir, tout en se laissant enchaîner par cette entreprise divisée en spécialités et se perdant dans l’infini ?44 Selon le point de vue wébérien, les théoriciens de la modernisation se seraient éloignés du point de vue des scientifiques en sciences sociales qui essayaient de garder leurs distances à l’égard de la rationalité instrumentale. Pour les théoriciens de la modernisation, il faut une production scientifique dans le but d’aider les peuples à mieux se nourrir, mieux se vêtir et mieux vivre. Pour eux, il devait y avoir un fort lien entre la pensée sociologique et le politique.

C’est ainsi que les théoriciens de la modernisation essayaient d’influencer et même d’orienter les leaders politiques sans être orientés par ces derniers.45 Mais le fait d’influencer les décisions politiques est contradictoire. Quand il y a une tendance, chez les

44 Weber M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions (une édition numérique de 1963), p. 13. 45 Gilman N. (2007), Mandarins of the future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 51.

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intellectuels, à influencer les élites politiques, ceux-ci essaient d’ajuster leurs idées avec les stratégies de pouvoir politique. Cela devient donc une dialectique dans laquelle les conditions de la production de la pensée intellectuelle sont déterminées par le pouvoir et les consignes du savoir deviennent les guides du pouvoir. C’est pour cela que Weber compare les conditions d’emploi du savant à celles du prolétaire :

Le travailleur - l’assistant – n’a d’autres ressources que les outils de travail que l’État met à sa disposition; par suite, il dépend du directeur de l’institut de la même façon qu’un employé d’une usine dépend de son patron – car le directeur d’un institut s’imagine avec une entière bonne foi que celui-ci est son institut : il le dirige donc à sa guise. Aussi la position de l’assistant y est-elle fréquemment tout aussi précaire que celle de toute autre existence « prolétaroïde » ou celle de l’assistant des universités américaines.46 Dans ce chapitre, nous remettons en question l’autonomie de la production scientifique et du savoir, comme c’est revendiqué par l’école de la modernisation lorsqu’elle prétend que le savoir utilisable n’est pas moins objectif pour autant, dans les sciences sociales comme dans les autres sciences. Cela sera important pour empêcher de réduire la production intellectuelle de l’école de la modernisation (et de Lerner en particulier) au seul texte.

Alors, nous étudierons d’abord le contexte historique des années d’après-guerre. Ensuite, nous analyserons le contexte intellectuel qui a influencé, directement ou indirectement, la formation de la pensée de Lerner. En dernière partie, nous regarderons le contexte académique dans lequel la pensée de l’école de la modernisation a émergé.

3.2. Contexte historique

Hemant Shah décrit brièvement, mais avec grande justesse, le contexte historique de la guerre froide dans lequel les deux pôles de pouvoir de l’époque ont commencé les guerres de proxy :

Cold war tensions rose after a series of events between 1948 and 1950. In February 1948, the Soviets sponsored a Communist takeover in

46 Weber M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions (une édition numérique de 1963), p. 7.

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Czechoslovakia and later that year imposed a blockade of Berlin. In October 1949, Mao Zedong established the People’s Republic of China after defeating U.S.-backed Ciang Kai-Shek in a long civil war. The following summer, North Korean soldiers invaded South Korea, and the conflict quickly became a proxy war between Cold War adversaries, with the Chinese and Soviets Supporting North Korea and the United States and the United Nations aiding South Korea.47 C’est dans cet univers que le plan Marshall est proposé comme le plan stabilisant l’Europe occidentale et certains alliés des États-Unis (comme la Turquie et l’Iran) pour résister contre l’influence soviétique. L’État-Providence, établi dans les pays « développés », est un autre résultat de cette nouvelle ère historique. La rhétorique de Truman, le président américain (1945-1953) nous démontre bien cette nouvelle ère historique : « The old imperialism—exploitation for foreign profit—has no place in our plans … Greater production is the key to prosperity and peace. And the key to greater production is a wider and more vigorous application of modern scientific and technical knowledge »48

Les premières années suivant la deuxième guerre mondiale avaient créé une nouvelle ère dans laquelle les nouvelles demandes de libération nationale à l’égard du colonialisme avaient été formulées. C’est à partir de cette ère que la domination est remplacée par l’hégémonie. Cette dernière est basée non pas sur la force militaire, mais sur l’art de convaincre. L’art de convaincre les peuples de convertir leur manière d’être à l’image de celle du « centre » contient le noyau de la pensée modernisatrice américaine. Pour l’école de la modernisation, cette tentation se fait car le centre est « développé » et la « périphérie » ne l’est pas. Les théories de la modernisation font partie donc de la théorisation de l’hégémonie américaine.

De l’autre côté, c’est à partir des nouveaux mouvements sociaux que l’Union Soviétique a commencé à étendre son influence et à introduire le bloc communiste comme la force libératrice du monde postcolonial.

47 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p.18. 48 Truman Inaugural Adress, cité par Nils Gilman (2007), Mandarins of the future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 71.

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À partir de la guerre de Corée, les États-Unis ont constaté qu’ils ne pouvaient pas résister au bloc communiste seulement par les forces militaires. Les États-Unis ont réalisé que la présence du communisme dans les pays en voie d’évolution (en voie de développement) dépendait plus de la présence de la mentalité américaine que du déploiement de ses forces militaires. Les États-Unis ont donc préféré moderniser les peuples du monde et leur mentalité au lieu de les coloniser par la force militaire. C’est principalement dans cette guerre des mentalités que les États-Unis ont défendu l’Union Soviétique.

La politique étrangère des États-Unis avait ainsi besoin d’une alimentation théorique pour faire rouler leur impérialisme social-culturel. L’école de la modernisation, comme nous le verrons plus tard, joue ce rôle d’intermédiaire entre l’idée impériale américaine et les changements sociaux en cours dans la périphérie.

Contrairement aux politiques économiques de la colonisation, le programme de la modernisation exigeait une sorte d’exportation des industries pour instaurer une nouvelle forme de la division internationale du travail. Le monde postcolonial prévoyait donc la prospérité et le développement économique comme le gain de la lutte contre le colonialisme.

Pour les États-Unis, le développement économique (voire la croissance économique) était aussi un élément servant à stabiliser les pays capitalistes et les assurer de ne pas tomber dans le bloc communiste. C’est dans cette perspective que les théoriciens de la modernisation commencent à écrire des plans de développement pour le monde en voie de développement.

Shah décrit bien cette tentation de la part des théories de la modernisation:

In the mid-twentieth century, with the Cold War in full swing, American officials were engaged in a strategic battle with the to bring newly independent states in geopolitically sensitive regions of the world into their respective spheres of influence. Spurred by massive funding from the government, Talcott Parsons, Edward Shils, Harold Lasswell, Lerner, and other leading scholars were part of a network of intellectuals putting their analytical and theoretical skills to work, thinking carefully about geopolitical strategy and ways of winning the hearts and minds of residents in the postcolonial world, then known commonly as «underdeveloped countries», «less-developed

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countries», or the «third world». Many of these ideas and techniques were central to modernization theory.49 La modernisation psychique (et Lerner en particulier) théorise donc le chemin psychique vers la production de masse et la société participative : la naissance de l’homme moderne.

3.3. Contexte intellectuel

3.3.1. Qu’est-ce que la « modernisation » ?

Comme le dit Gilman, bien que certains dirigeants du Moyen-Orient, comme Kamal Atatürk, aient utilisé cette expression en référant à leurs réformes après la première guerre mondiale, c’est plutôt après la deuxième guerre mondiale que la modernisation est théorisée en sociologie, en sciences politiques et en économie. Trois facteurs principaux ont plutôt suggéré aux sociologues américains de redéfinir la modernisation comme un terme sociologique et un plan stratégique ; 1- La décolonisation, 2- L’accessibilité des ressources, 3- L’influence plus grande de l’Union Soviétique.

D’après Gilman, la modernisation est le colonialisme américain d’après-guerre et il possède le même but que le colonialisme européen de 19e siècle (la domination occidentale) mais avec une structure différente.50

Le plan modernisateur américain tente d’intégrer les peuples des pays en voie de développement dans le monde « moderne » au lieu de les exclure des technologies et des produits modernes. La force modernisatrice essaie d’étendre la culture de la prospérité et de la liberté individuelle. Cette intégration passe par un processus déterminé et se dirige vers un destin pré-écrit et découvert par l’école de modernisation.

Shils schématise bien les noyaux de la pensée modernisatrice. Le sens dans lequel Shils décrit la modernisation consiste en une sorte de «distribution» des éléments

49 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p.3. 50 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 183.

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modernes, mais il existe une contradiction des éléments internes dans les discussions de Shils. La distribution de la technique (de la modernité technique) passe soit par la connaissance, soit par le gadget. Dans les deux possibilités de distribution du centre vers la périphérie, un écart demeure souvent : l’exportateur, comparé à l’importateur, reste toujours le centre ayant le plus progressé. Voici les phrases de Shils:

Modernity entails democracy, and democracy in the new states is, above all, equalitarian. Modernity therefore entails the dethronement of the rich and the traditionally privileged from their positions of pre-eminent influence. It involves land reform. It involves steeply progressive income taxation. It involves universal suffrage. Modernity involves universal public education. Modernity is scientific. It believes the progress of the country rests on rational technology, and ultimately on scientific knowledge. No country could be modern without being economically advanced or progressive. To be advanced economically means to have an economy based on modern technology, to be industrialized and to have a high standard of living. All this requires planning and the employment of economists and statisticians, conducting surveys to control the rates of savings and investments, the construction of new factories, the building of roads and harbors, the development of railways, irrigation schemes, fertilizer production, agricultural research, forestry research, ceramics research, and research of fuel utilization. «Modern» means being western without the onus of following the West. It is the model of the West detached in some way from its geopolitical origins and locus.51 Structurellement vu, pour les modernisateurs, le processus de la modernisation est comme le processus de la réintégration sociale des déviants, une réintégration des peuples en voie de développement, dans la société-monde, formée par le centre occidental. Cette réintégration contient bien la division mondiale du travail, qui n’est pas toujours à la faveur des pays en voie de modernisation.

D’après cette école, la modernisation se fait par l’intermédiaire des élites, qui se sentent dans un vacuum de l’identité, frustrées par le développement des pays occidentaux. Shils, qui a procédé à une étude sur les élites indiennes, a décrit leur point de vue ainsi : « Among the elites of the new states, modern means dynamix, concerned with the people, democratic and egalitarian, scientific, economically advanced, souvereign, and influential. »52

51 Shils cité par Nils Gilman (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 2. 52 Ibid, p. 141.

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Nous pouvons voir cette approche chez Lerner aussi, quand il parle de la petite couche sociale passeuse qui oriente la société traditionnelle vers la modernité. D’après lui, ces élites passeuses frustrées essaient de rendre leur pays d’origine similaires à l’Europe des 17e et 18e siècles.

L’école de la modernisation dominait la pensée intellectuelle dans la sociologie du développement aux États-Unis dans les années 1950 et 1960. Les états nouvellement indépendants, de même que les autres états plus vieux en Asie, en Europe, en Amérique du Sud et en Afrique ont accéléré leur industrialisation et cette école de pensée a essayé de théoriser ce changement social en l’associant à l’extension de l’influence américaine. Cette théorisation a orienté dans un sens, les stratégies de croissance des pays en voie de développement, surtout à l’époque de Kennedy, de Johnson et de Nixon. En gros, il ne s’agit pas d’une école qui s’intéressait seulement à décrire la société, mais qui s’attardait aussi à promouvoir les changements des politiques de développement.

C’est à partir des années 1970 et 1980 que cette école a été discréditée dans le milieu académique, mais ses influences continuaient dans le champ politique.

L’école de la modernisation est alors supposée répondre aux questions suivantes :

- Qu’est-ce que la modernisation ? S’agit-il clairement d’exporter une copie du monde moderne occidental vers le monde en voie de développement ? - Qu’est-ce que la modernité ? Peut-on décrire la modernité et ses éléments ? Si la modernité prend la forme de la société où elle s’installe, a-t-elle des principes universels de base ? - Si la modernisation comprend l’exportation des éléments contemporains du monde moderne vers le monde en voie de développement, qui doit les exporter, qui doit les recevoir et qui doit les installer dans le pays receveur ? - L’histoire est-elle un chemin qui arrivera à un but ? Si oui, lequel ? Et comment va-t-elle y arriver ? S’il existe un but pour l’histoire, atteindre celui-ci exige-t-il de passer par un chemin unilinéaire ou par des chemins multilinéaires qui mènent à cette destination ?

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- Si l’on suppose la fin de l’histoire, est-ce que l’Occident (et en particulier les États-Unis) est arrivé à cette fin d’histoire et à l’« idéaltype » du monde moderne ?

3.3.2. Les courants de pensée autour de la modernisation

Gilman reconnaît trois courants de pensée autour de la théorie de la modernisation qui ont influencé d’une certaine façon la pensée de l’école de la modernisation :1- La théorie démocratique dominante d’après-guerre, 2- La fin des débats idéologiques, 3- La tendance historiographique dominante.

1- La théorie démocratique dominante d’après-guerre

L’approche dominante de la « démocratie » après la deuxième guerre mondiale est une approche élitiste et pluraliste. Dans une perspective schumpetérienne, la modernisation prend la démocratie américaine pour modèle, une démocratie dans laquelle des groupes d’élites rivalisent afin de s’approprier le pouvoir.

2- La fin de l’idéologie chez les intellectuels

Les théoriciens de la modernisation ont pris la théorisation de la fin des idéologies d’Aron pour l’utiliser contre le communisme en tant qu’idéologie. Cela se produit alors que les théoriciens de la modernisation, eux-mêmes, en théorisant le libéralisme américain comme une force émancipatrice, idéologisent leur propre théorie.

Il faut noter que les théoriciens de la modernisation ont cru que bien que l’idéologie soit finie dans le monde développé, elle continue dans le monde en voie de développement à cause du retard historique de ce dernier par rapport au monde développé. Gilman a fait remarquer que « Lipset asserted that the divergent material conditions of the industrial and postcolonial worlds explained why ideology was ending in the first but continuing in the third world. »53

53 Ibid, p. 61.

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Donc, pour l’école de la modernisation, la fin des idéologies se présente comme une nécessité historique pour le monde postcolonial, qui se réalise dans le processus de la modernisation de l’État modernisateur.

3- La tendance historiographique dominante

Contrairement à l’approche marxiste à l’endroit des changements historiques, le nouveau mouvement historiographique américain de l’époque était dominé par l’approche dite du consensus. Cette approche, visant à éliminer le rôle des conflits dans les changements sociaux, a essayé de rendre l’histoire du monde en voie de développement semblable à celle des États-Unis.

Cette approche est basée sur la perception de Tocqueville à propos de l’absence du féodalisme dans l’histoire américaine. Selon Tocqueville, on ne doit pas essayer de comprendre les changements sociaux des États-Unis à partir des conflits des classes sociales.54 Comme le dit Gilman, « Like Rostow, who was creating a Marxian theory of historical change with class conflict removed, consensus historians believed that class conflict was not the midwife of historical transformation but only inhibited progress. »55

Ce courant de pensée historiographique a influencé l’école de la modernisation dans le sens où, pour cette école de pensée, les États-Unis se voient comme un modèle de l’histoire sans rupture historique, voire sans une révolution ou un renversement des politiques stratégiques.

3.3.3. Les types de théories de la modernisation

Bien que les théoriciens se soient mis d’accord sur les buts de la modernisation, ils n’ont pas pris le même chemin pour expliquer les changements en cours dans le monde en voie de développement. Alors, selon les différents points de vue, on pourrait classifier les théories de la modernisation selon la manière utilisée.

54 Ibid, pp. 62-68 55 Ibid, p. 64.

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Gilman les catégorise en se basant sur le type de changement perçu par les modernisateurs :

A technocosmopolitan flavor, which argued that modernity must be built on the foundations of tradition, a revolutionary flavor, which argued that modernization required a radical rupture with tradition; and an authoritarian flavor, which argued that this radical rupture could take place only through the force of a centralizing and omniscience state.56 Selon Gilman, il existe aussi des catégories des sociologues comme Edward Shils et Talcott Parsons, des économistes comme Rostow, et des politologues comme Gabriel Almond et Lucian Pye.

La théorie de la modernisation comprend donc un large domaine de perspectives sociologiques. D’après Gilman, il y a de plus, au fil du temps, un décalage dans la perspective des théories de la modernisation :

Although technocosmopolitan, revolutionary, and authoritarian views all found persistent advocates among the modernization theorists throughout the postwar period, a shift of emphasis between these flavors of modernism over time may also be detected … especially after the communist victory in China in 1949, American scholars and diplomats perceived the need to promote a more rapid, radical version of modernization. During the 1950s and 1960s, in the face of mounting problems in postcolonial regions, technocosmopolitanism gave away to revolutionary and authoritarian visions of modernization.57 Ainsi, nous pouvons classifier les théories de la modernisation en trois domaines d’étude :

Les Modernisation sociale: Parsons, Smelser, domaines Moore d'étude Modernisation psychique: Lerner, Inkeles et Smith, McKleland, Rogers Modernisation économique: Shumpeter, Rostow

56 Ibid, p.9. 57 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 11.

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Dans cette étude, nous nous penchons sur la catégorisation de Gilman pour approfondir notre connaissance sur les types des théories de la modernisation.

3.3.3.1. Modernisation économique

L’école de la modernisation économique a largement influencé les politiques étrangères des États-Unis. Cette influence se voit plutôt dans l’implantation des industries (appelée aussi le plan de développement économique). Les États-Unis ont bénéficié de cette implantation de la modernisation économique en quelques aspects : la force stabilisante antisoviétique, la division internationale du travail, l’étendue de l’influence politique par les faits économiques.

Pour expliquer la théorisation de la modernisation économique, nous nous concentrons sur Rostow, le plus connu des théoriciens de la modernisation économique. Celui-ci a théorisé les cinq étapes nécessaires pour arriver au niveau de « consommation de masse » : « 1- La société traditionnelle (Traditional society) ; 2- Les conditions préalables au décollage (Preconditions for take-off) ; 3- Le décollage (Take-off) ; 4- La phase de maturité (Drive to maturity) ; 5- L’âge de la consommation de masse (Age of High mass consumption). » 58

Comme les autres théoriciens de la modernisation, Rostow regarde l’Occident comme un modèle de changement social qu’il faut étendre dans le monde.

La modernisation économique a eu des succès dans quelques pays comme la Corée du Sud, mais connaissait aussi des échecs. Le meilleur exemple de la chute de la théorie de la modernisation économique est la Révolution blanche du Shah d’Iran, en 1969, qui a abouti à une révolution contre l’État modernisateur iranien. Abrahamian nous le montre bien :

His white revolution wiped out in one stroke the class that in the past had provided the key support for the monarchy in general and the Pahlavi regime in particular: the landed class of tribal chiefs and rural notables. His failure to follow up the White Revolution with needed rural services left the new class

58 Ibid, pp. 163-231.

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of medium-sized landowners high and dry. Consequently, the one class that should have supported the regime in its days of trouble stood on the sidelines watching the grand debacle.59 L’incapacité de prévoir les enjeux créés au fil du temps dans le processus de la modernisation était la plus importante faiblesse de la théorie de la modernisation économique.

3.3.3.2. Modernisation sociale

Moore est l’un des plus importants théoriciens de la modernisation sociale. Il a procédé à une étude exploratoire sur les origines de la démocratie et de la dictature dans l’histoire moderne.

Dans son livre intitulé « Les origines sociales de la dictature et de la démocratie », Moore essaie d’établir que l’origine de la démocratie en Occident se trouve dans les réformes agraires et dans l’industrialisation des pays occidentaux. Donc, pour Moore, le monde moderne est celui dans lequel l’économie est une économie industrielle de marché, qui produit pour les besoins du marché.

Dans le passage au monde moderne, ce qui intéresse Moore, ce sont les manières par lesquelles les classes dominantes traditionnelles succèdent aux classes dominantes modernes. Comme il l’explique : « Ce livre tente d’expliquer les divers rôles politiques qu’ont joués les aristocraties foncières et les classes paysannes au cours du processus qui a transformé les sociétés agraires en sociétés industrielles modernes. » 60

Moore reconnaît trois voies de passage vers le monde moderne : 1- La voie démocratique et capitaliste (la France, l’Angleterre et les États-Unis), 2- La voie fasciste (l’Allemagne et le Japon), 3- La voie communiste (la Russie et la Chine).

Dans la première voie, « un groupe social possédant une base économique indépendante se développe et se lance à l’assaut d’obstacles hérités du passé qui se dressent

59 Abrahamian E. (2008), A History of Modern Iran, New York: Cambridge University Press, p.156. 60 Moore B. (1983), Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris : La Découverte/Maspero, p. 7.

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sur la route du capitalisme démocratique. » 61 La Révolution puritaine, la Révolution française et la guerre de Sécession américaine sont les exemples de cette première voie.

La deuxième voie est celle par laquelle une couche d’élites établit des réformes par le haut, appelées aussi « la voie capitaliste réactionnaire ». Comme le dit Moore, la deuxième voie « a été, elle aussi, d’inspiration capitaliste, mais elle a abouti au XXe siècle au fascisme. »62

La troisième voie est la voie du communisme, par laquelle la classe paysanne, victime d’une faible modernisation, renverse les régimes anciens afin d’instaurer l’industrialisation et la production de masse.

Bien que Moore remarque que : « Il est évident que l’analyse comparée ne remplace pas la recherche détaillée des exemples particuliers »63, il prétend pouvoir tracer une esquisse à grande échelle pour orienter les pays en voie de développement dans le processus des changements sociaux.

Comme les autres théoriciens de la modernisation, Moore néglige les complexités du monde postcolonial et le rôle de l’intervention occidentale dans le processus des changements sociaux des pays en voie de développement.

3.3.3.3. Modernisation psychique

La problématique principale de toutes les études qui entrent dans la famille des théories de la modernisation psychique est la transformation de la personnalité. Ces études portent sur la manière de transformer les peuples du monde en voie de développement afin qu’ils évoluent en direction de ce que ces théoriciens appellent la culture occidentale.

Dans cette section, nous révisons le travail de quelques-uns des plus importants sociologues de la modernisation psychique, dont quelques-uns ont influencé Lerner. Les

61 Ibid, p. 10. 62 Ibid, p. 11. 63 Ibid, p. 9.

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travaux de ces sociologues ont paru plutôt dans les années 1950 et traitent de la transformation de la personnalité de l’individu.

Alex Inkeles

Alex Inkeles était un chercheur important à DSR64. Il a effectué une recherche empirique semblable à celle de Lerner, publiée dans un article appelé « Making Men Modern : On the Causes and Consequences of Individual Change in Six Developing Countries »65. Dans cette recherche, basée sur des entrevues avec 6000 hommes dans six pays en voie de développement (Pakistan de l’Est [Bangladesh], Nigéria, Chili, Inde, Argentine et Israël), Inkeles essaie de démontrer un processus en commun dans la transition de l’homme traditionnel vers l’homme moderne.

David McClelland

Conformément au travail d’Inkeles, McClelland étudie dans « The achievement motive »66, des gens vivant dans certains pays développés et d’autres habitant des pays en voie de développement, puis les a comparés. Il essaie de faire une sorte de corrélation entre ce qu’il appelle « The achievement motive » et les facteurs du développement (surtout le développement économique).

Kerr

Dans son livre sur l’industrialisation67, Kerr soutient lui aussi, qu’au fil du temps, la diffusion (le transfert) technologique produit un nouvel homme : l’homme industriel (moderne) avec les mêmes caractéristiques partout dans le monde. Dans ce sens, Kerr est parmi les sociologues qui croient à la convergence des deux systèmes, américain et soviétique, au fil du temps.68 Comme les autres théoriciens de la modernisation psychique, il néglige la dialectique entre l’homme et la technique, et aussi les différentes formes de la recension de la technologie dans divers pays.

64 (Harvard) Department of Social Relations 65 Inkeles A., « Making Men Modern: On the Causes and Consequences of Individual Change in Six Developing Countries », in American Journal of Sociology, Vol. 75, No. 2, Sep.1969, pp. 208-225. 66 McClelland D. C. (1953), The Achievement motive, New York: Appleton-Century-Crofts. 67 Kerr C. (1964), Industrialism and industrial man: the problems of labor and management in economic growth, New York: Oxford University Press. 68 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press.

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Riesman

Riesman69 schématise, dans son livre « The lonely crowd »70, la transition de l’homme en trois étapes : « traditional, inner-directed, other-directed »71. Cette vision trichotomique des changements de la personnalité a largement influencé l’analyse de Lerner quant au passage du Moyen-Orient vers le monde moderne. Riesman, dans le même ordre d’idée que les autres sociologues de la modernisation psychique, met le passage de la personnalité de l’individu au cœur de son analyse.

Harold Lasswell

Harold Lasswell est l’un des collègues de Lerner et il a collaboré avec lui en coéditant son livre, publié en 1951. Lasswell utilisait la vision psychologique dans son analyse sociologique et politique de la société et il se concentrait sur le principe de « policy science » qui n’est pas un concept tout à fait scientifique mais plutôt une sorte de « planning policy ».72 Celui-ci porte plutôt sur les modes de management des sociétés en voie de développement. 73

Lucian Pye

Pye a publié une étude appelée « Guerrilla Communism in Malaya »74 et il en a conclu que les gens s’approchent des mouvements communistes à cause du phénomène de « rootlessness ». Pour lui, « rootlessness » (anomie) est attribuable aux gens qui se détachent des traditions et qui ne peuvent pas réaliser dans leurs nouvelles conditions les ambitions de la nouvelle ère. 75

Le travail de Pye nous intéresse plutôt parce que certaines de ses conceptions sont utilisées directement ou indirectement par Lerner, comme « rootlessness » et « traditional

69 Nous réviserons sa critique envers Lerner dans la section des revues. 70 Riesman D. (1950), The lonely crowd: a study of the changing American character, New Haven: Yale University Press. 71 Ibid, p. 105-106. 72 Lasswell H. (1960), Psychopathology and Politics, New York: Viking Press. 73 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 167. 74 Pye L. (1956), Guerrilla Communism in Malaya, Princeton University Press. 75 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 168.

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way of life ». Il est probable que Lerner connaissait le modèle d’analyse de Pye parce qu’ils travaillaient ensemble dans CIS76.

Donc il semble que le modèle analytique de Pye ait largement influencé Lerner, dans le sens où il a regardé la réalité dans une perspective semblable en prétendant que chez les passeurs, un vacuum psychologique doit être rempli et que si le monde moderne occidental ne le comble pas, c’est le communisme qui s’en chargera. C’est ainsi que Lerner conclut en affirmant que l’on doit étudier comment remplir ce vacuum pour que la société en passage ne tombe pas dans le bloc communiste.

Un autre point de vue de l’approche de Pye qui rejoint le travail de Lerner est l’analyse de la société à partir de l’analyse des individus. Pye utilise cette approche d’analyse sociale pour comprendre les changements et les passages de l’identité collective des peuples du monde en voie de développement.77 Le travail de Lerner ressemble plutôt à cette approche sociologique.

3.3.4. La formation de la structure du livre

Basé sur les lectures du contexte que nous avons faites, nous réviserons maintenant, brièvement, les trois sources intellectuelles principales qui ont influencé la structure de la pensée de Lerner. Dans le schéma ci-dessus nous avons schématisé ces sources intellectuelles de l’analyse de Lerner.

76 Center for International Studies 77 Ibid, p. 170.

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Approche Approche méthodologique : analytique : Behaviourisme Lasswell

Approche D'autres sources: sociologique : Riesman Parsons la structure d'analyse du livre

Approche sociologique : l’effet parsonien

L’idée générale, qui prétend que le changement de la personnalité change le système social et politique, est une idée parsonienne.

Selon Parsons, il existe un rapport d’échange mutuel (interdépendance) entre le sous-système de la personnalité et le système social. En s’inspirant de la théorie freudienne d’une part et des théories culturalistes et behaviouristes d’autre part, Parsons a essayé de trouver un chemin qui établit une interdépendance entre la personnalité et le système social. 78

78 Rocher G. (1972), Tacott Parsons et la Sociologie Américaine, Presses Universitaires de France, pp. 139- 143.

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Comme le dit Guy Rocher, « Parsons en vient à attribuer une place importante au sous-système de la personnalité et à ses rapports avec l’organisme d’une part, les systèmes social et culturel, d’autre part. »79

Lerner s’inspire de Parsons et décrit une approche dialectique pour préciser les changements sociaux opérés dans le Moyen-Orient. D’après lui, le changement du système culturel (motivé par le système politique), motive pour sa part l’évolution de la personnalité, qui elle-même influence le changement du système social jusqu’à ce que la société soit moderne (stable).

Il nous semble que Lerner s’inspire aussi de la notion de maturité psychique chez Parsons. Comme le souligne Rocher :

Aux yeux de Parsons, la personnalité dont la structure psychique est plus différentiée aura, à la condition d’être suffisamment bien intégrée, une plus grande maturité que la personnalité moins différenciée. Par conséquent, les expériences sociales qui accompagnent l’adolescence et la post-adolescence sont stratégiques dans la mesure où elles offrent une plus ou moins grande variété de situations nouvelles et où elles obligent à développer une plus grande différenciation de la personnalité.80 Lerner pour sa part, transforme la maturité chez Parsons en modernisme et transforme la différenciation (l’élément de la maturité) en empathie (l’élément de la modernité).

Un autre aspect par lequel Lerner s’est inspiré de Parsons tient du fait que dans l’analyse parsonienne, la personnalité est (au contraire de celle vue chez Freud) pratiquement vide d’instinct ; celle-ci est mise de côté au profit de l’intériorisation des valeurs culturelles et des normes sociales.81 Lerner suit Parsons dans le sens où il « sociologise la personnalité ».

C’est donc la dimension analytique de la sociologie de Parsons (qui part de l’action individuelle comprise comme élément de base) qui a influencé Lerner en rapprochant le

79 Ibid, p. 139. 80 Ibid, p. 163. 81 Ibid, p. 139-143.

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fait psychique du fait social. Ce faisant, Lerner s’approche aussi de l’interactionnisme symbolique.

Selon Parsons, le monde moderne comporte une nature fondamentale. L’uniformité du monde moderne chez Parsons a articulé une fenêtre par laquelle les théoriciens de la modernisation ont analysé les changements sociaux du monde postcolonial. Gilman croit que tous les modernistes ont adopté la vision cohérente et compréhensive de Parsons sur le monde moderne. L’analyse sociale parsonienne est basée sur la notion de « rationnel » et de « non-rationnel ». En s’inspirant de l’économie d’un côté, et de la psychologie de l’autre, il vise à faire coïncider « inconscient » et « conscient » dans son analyse sociale.82

C’est exactement là où Lerner a commencé son analyse : la personne (la personnalité) traditionnelle change inconsciemment par les médias et change consciemment les systèmes sociaux. La société, selon les sociologues de Harvard à l’époque dont le plus important était Parsons, est un corps autorégulateur. Comme le remarque Gilman, selon les sociologues de DSR83 : « A Society is the type of social system which contains within itself all the essential prerequisites for its maintenance as a self- subsistent system »84 C’est ainsi que Lerner fonde son analyse sur les étapes du changement social dans les pays du Moyen-Orient, situation où tout changement social sert à préparer les étapes suivantes.

Pour Parsons et Shils, la modernisation comprend les transformations des « pattern variables » :

« The pattern variables were dichotomous pairings of value orientations that collectively constitued a system that allowed actors to determine the meaning of a situation: Affectiveity vs. afectivive neutrality

Self-orientation vs. collectivity-orientation

Particularism vs. universalisn

82 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, pp. 72-84. 83 (Harvard) Department of Social Relations 84 Ibid, p. 85.

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Ascription vs. achievement

Diffuseness vs. specificity »85

Nous discuterons plus tard de la manière dont Lerner utilise le modèle dichotomique de Parsons et de Shils. Il semble que ces derniers aient essayé d’adopter le modèle d’analyse wébérienne de l’« idéaltype » pour décrire le monde traditionnel et le distinguer du monde moderne.

En conclusion de cette partie, il faut mentionner que la base de la pensée modernisatrice, qui est « la diffusion des éléments modernes dans le processus de la transition des éléments modernes », vient de la pensée de Parsons. C’est la base de l’analyse de Lerner, qui prétend que la compréhension du processus de la modernisation vient de l’analyse de l’action de la personnalité. Comme le remarque Gilman, « Though he did not specify the linkages, Parsons stated that advances in one sphere, like politics, took place in conjunction with advances in the others, such as social organization or the economy. »86

85 Ibid, p. 86. 86 Ibid, p. 90.

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Le modèle d’analyse de Lerner, inspiré du modèle d’analyse de l’action de Parsons

1- Les changements du système politique 6- Les changements 2- Initiation du système des éléments social (en tant modernes que dans le l'organisation système social sociale)

5- Les 3- Apparition changements des objets et de la culture des produits (en tant que culturels pratiques modernes sociales)

4- Les changements de la personnalité

Approche analytique : Lasswell

Lasswell, l’un des sociologues américains les plus connus, essayait d’introduire la psychologie dans les études politiques. Dans les années 1920 et 1930, il travaillait sur la notion de la propagande en la décrivant comme «a multiplication of those stimuli which are best calculated to evoke the desired response and the nullification of those stimuli which are likely to instigate the undesired responses. »87

Même si Lerner n’a jamais été un étudiant de Lasswell, il était familier avec sa pensée et son approche socioculturelle. C’est pour cela que Lasswell était le premier à être reconnu par Lerner dans la soutenance de sa thèse de doctorat. Comme le dit Shah à propos

87 Lasswell cité par Hemant Shah (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p. 52.

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de l’influence de Lasswell dans les secteurs où Lerner travaillait : « The writings and views on propaganda of Lasswell were known to a large number of Sykewar personnel, particularly among members of the intelligence section. Several of these individuals had been students of Lasswell or of Lasswell’s students, and his influence was occasionally discernible in the views of those persons. » 88

Selon Lasswell, l’effet du média n’est pas direct et se fait par le détour de la réception du message par l’individu receveur.89 Il semble que Lerner se serve de cette perception de Lasswell sur l’influence des médias en interprétant l’influence indirecte et inconsciente des médias sur la vision du monde des gens du Moyen-Orient. Selon Lerner, bien que les médias ne convainquent pas nécessairement les gens à croire que le monde moderne est meilleur que le monde traditionnel, ils engendrent toutefois la capacité d’empathie chez les receveurs du message (les consommateurs des médias). C’est cette capacité d’empathie qui, inconsciemment et graduellement, fait de l’homme traditionnel un homme moderne.

Il faut tenir compte de l’influence de l’approche freudienne sur Lasswell, influence qui suggère que l’action de média passe par l’inconscient de l’auditeur. Il semble que cette thèse de l’inconscience dans ce détour ait influencé Lerner.

Approche méthodologique

Il serait important de mentionner que l’approche behaviouriste a structuré le point de départ de Lerner dans son analyse sur la transition de la personnalité. En considérant l’être humain comme une totalité unique, Lerner prétend découvrir les lois du changement des personnalités des gens dans la société. Cette ligne d’analyse de Lerner est comme celle de l’école de behaviorisme qui prétend découvrir les lois des comportements des gens dans différentes situations psychologiques. Le behaviorisme a tenté de tracer les lois générales de la vie sociale à partir des données expérimentales et quantitatives.

88 Shah, H. (2011), The production of modernization, Temple University Press, p. 50. 89 Ibid, p. 52.

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Comme le remarque Shah, l’approche behavioriste de Charles Merriam, un politologue de l’Université de Chicago, a aussi influencé Lerner.90

3.4. Le contexte académique

3.4.1. Une nouvelle période d’après-guerre autour des sciences sociales

Les succès économiques de l’Union Soviétique dans l’industrialisation de l’économie agriculturale à l’économie industrielle sont apparus après la deuxième guerre mondiale comme le modèle clé de développement pour les pays postcoloniaux, ce qui expliquerait de plus en plus l’influence soviétique dans le monde postcolonial. Cette propagation de l’influence soviétique a alerté les politiciens et les intellectuels américains pour définir un champ de développement alternatif.

Il faut mettre l’accent sur le mot « modèle ». Après la deuxième guerre mondiale, le monde postcolonial a commencé à découvrir et à connaître le développement. C’est ainsi qu’il a cherché à comprendre la signification du développement et le chemin que l’on doit parcourir pour y arriver tout en traçant ses différentes étapes. Les centres de la pensée occidentale ont essayé de le nourrir et ont tenté de rendre l’Occident comme une source d’inspiration et une source d’espoir pour les jeunes des pays en voie de développement. Cette modélisation influence beaucoup le contexte académique aux États-Unis dans la pensée sur le développement.

Cette modélisation opérait notamment dans trois sortes d’institution : domaines académiques, comités de recherche subventionné et «think tanks» académiques en liens importants avec le gouvernement américain.91

Il serait important donc de mentionner l’augmentation du financement pour les recherches académiques en sciences sociales aux États-Unis pendant la guerre froide et son rôle dans la direction des recherches universitaires. Ford Foundation, Carnegie Corporation et Rockefeller Foundation sont les plus importantes fondations visant à financer les projets

90 Ibid, p. 14. 91 Ibid, 1-6.

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de recherches en sciences sociales pour le développement. À part ces fondations philanthropiques, des fonds d’industries et des fonds fédéraux sont utilisés différemment et dépensés dorénavant dans le domaine des sciences sociales dans la période d’après- guerre. Edward Shils décrit bien le rôle de ces institutions financères en sciences sociales: « In the social sciences, government and the foundations —by their selectiveness [in funding research]—determine which field of research will flourish, at least quantitatively, and which conceptions of society and economy will be promoted and which will be allowed to wither because of lack of support. » 92

Comme le mentionne Gilles Gagné, l’État américain a donc encouragé les entreprises à établir des fondations (par le biais des lois fiscales), ce qui a eu comme effet d’étendre l’influence scientifique étasunienne dans le monde. D’après lui, cela démontre la collaboration du « soft power » et du « hard power » dans la politique étrangère des États-Unis : le « soft power » prépare le terrain pour le « hard power ».93

3.4.2. Les institutions et la théorisation du développement

Selon Gilman, la croissance des théories de la modernisation est motivée par les institutions américaines de recherche en excluant les théories rivales du financement.

Nous nommons ici les trois plus importants de ces centres de recherche qui ont largement influencé la formation de la pensée de l’école de la modernisation.

SSRC (Social Science Research Council)94

SSRC (Social Science Research Council) est une organisation de recherche en sciences sociales, fondée dans les années 1920 à New York, a motivé d’après Gilman, une approche behaviouriste dans les recherches sociales, surtout dans les études politiques

92 Shils, cité par Nils Gilman (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p.47. 93 Mes discussions avec Gilles Gagné, Juin 2015. 94 http://www.ssrc.org

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effectuées par l’un de ses comités, appelé CCP (Committee on comparative politics). Cette institution a été financée surtout par Rockefeller Foundation et Carnegie Corporation. 95

Gilman se concentre donc sur l’influence du CCP96. Le fonctionnement du CCP servait à établir une analyse comparative des politiques des pays occidentaux par rapport à celles des pays en voie de développement. L’approche dominante au sein de ce comité consistait à défendre que l’Occident était arrivé au bout d’un long chemin historique que les pays en voie de développement devaient aussi parcourir.97 Cette approche comparative a beaucoup influencé l’école de modernisation dans le sens où la forme d’analyse du phénomène de développement est basée sur la comparaison et la découverte de ce que l’Occident a expérimenté.

DSR (Harvard Department of Social Relations)

Après la seconde guerre mondiale, le DSR est devenu un centre de production intellectuelle de la théorie sociale qui a articulé la pensée de l’école de la modernisation. Le plus important des sociologues de ce département est Talcott Parsons dont nous avons discuté la théorie sociale. Comme nous l’avons mentionné, l’importance de Parsons, à notre avis, se situe dans deux catégories : 1- Le fait que Parsons ait élargi une vision (une explication) du monde moderne qui a grandement influencé l’école de modernisation, 2- Le fait qu’il ait articulé une structure d’analyse de l’action sociale qui a spécifiquement influencé Daniel Lerner.

CIS (Center for International Studies) (à MIT98)

C’est à partir du projet de Troy, que le centre de recherche de CIS est fondé à Massachussetts Institute of Technology (MIT). Le projet de Troy a débuté en 1951 et son but était de faire des recherches sur les nouveaux moyens de la transportation des informations dans le bloc communiste et dans le monde en voie de développement.

Le CIS est fondé à partir du projet de Troy sous la charge de Max Millikan. Ce dernier a regroupé une équipe de chercheurs issus de champs différents afin de faire de la

95 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, pp. 112-155. 96 Committee on Comparative Politics 97 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, pp. 113-154. 98 Massachusetts Institution of Technology

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recherche sur le développement : - Ithiel de Sola Pool et Daniel Lerner en communication, Lucian Pye et Harold Laswell en science politique et Walt Rostow, Everett Hagen et Rosenstein Rodan en économie. Le CIS était subventionné par le CIA, la Ford Foundation, la Rockefeller Foundation et la Carnegie Foundation.99

Comme le remarque Gilman:

« To generate its policy proposals, the CIS adopted Project Troy’s pioneering approach to social science : sociologists and anthropologists would examine the changing lifeways of the targets, economists would promote economic growth, political scientists would discuss the dangers and opportunities associated with such change, and communications specialists would develop the propaganda program. » 100

3.5. La vie de Lerner ; un vétéran de la guerre psychologique

Une courte revue du parcours intellectuel de Lerner pourrait nous aider à bien saisir la formation de sa pensée intellectuelle.

Nous traitons donc, à la fin de ce chapitre, des phases les plus importantes de la vie intellectuelle de Lerner et de leurs influences dans la formation de sa pensée.

Psychological Warfare Division (PWD) et les premiers travaux sociologiques de Lerner

Lerner a fait des études de littérature anglaise en 1938 et en 1939 à l’Université de New York. En 1942, il a joint l’armée américaine et il a participé à la bataille de Normandie.

De septembre 1944 jusqu’à mai 1945, il a été transféré à PWD101 où il travaillait comme « chief editor » dans la « Intelligence Branch ». C’est pendant cette période que Lerner s’est familiarisé avec les spécialistes de la propagande (mass media) et des changements sociaux, tout comme Lasswell. Le but de cette opération des Alliés, dans

99 Ibid, pp. 155-160. 100 Ibid, p. 159. 101 Psychological Warfare Division

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lequel Lerner s’est engagé, était d’analyser la manière par laquelle ils pouvaient stimuler les peuples à les accompagner dans leurs politiques et à les activer contre le régime Nazi.

L’expérience de Lerner à PWD est devenue plus tard la matière de sa thèse de doctorat (défendue en avril 1948), à l’Université de New York, dont le titre était « Sykewar, ETO : An Account of the Psychological Warfare Campagne against , Conducted in the European Theater of Operations from D-Day to V-E Day by PWD/SHAEF (Psychological Warfare Division, Supreme Headquarters Allied Expeditionary Forces) 6 June 1944-8 May 1945. »

La catégorisation effectuée dans ce projet se rapproche de ce que fera Lerner plus tard dans son analyse du peuple du Moyen-Orient : les Antinazis, les non-politiques et les Pronazis. D’après ce rapport, comme les Antinazis et les Pronazis ont déjà décidé de leur orientation, il faut compter sur les non-politiques qui contiennent la majorité du peuple allemand. C’est la même logique que Lerner utiliserait plus tard pour analyser le rôle des transitoires dans les changements au Moyen-Orient.102

RADIR et la connaissance plus approfondie de Lerner avec la sociologie

Lerner a travaillé pendant six ans à l’Université de Stanford (de 1946 à 1952). C’est dans cette institution et dans le projet de RADIR103 que Lerner a eu l’occasion de travailler avec Lasswell et d’approfondir ses connaissances sociologiques. Comme assistant de Lasswell, il a été sous l’influence intellectuelle de celui-ci. 104 Shah explique bien le fonctionnement du projet de RADIR: « RADIR, in other words, was a cold war propaganda project, a direct descendent of World War II propaganda analysis work conducted by Lasswell and Lerner. »105

BASR106 et les études sur le Moyen-Orient

102 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, pp. 31-38. 103 Revolution and the Development of the International Relations 104 Ibid, pp. 55-78. 105 Ibid, p. 58. 106 Bureau of Applied Social Science

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En 1950, les subventions du projet de RADIR sont terminées. Lerner s’est ensuite engagé dans les projets de recherche de BASR avec Lasswell et ses collègues de l’Université de Columbia.

C’est dans ce projet que Lerner a essayé d’utiliser ses expériences de PWD dans une recherche empirique sur le Moyen-Orient. À cette époque, BASR effectuait une recherche empirique sur le Voice of America et sur ses effets au Moyen-Orient.

En suivant son cadre d’analyse dans le PWD, il divise les peuples du Moyen-Orient en trois catégories : traditionnels, passeurs107 et modernes. Il propose que le Voice of America se concentre davantage sur les « passeurs » du Moyen-Orient. C’est dans ce projet que Lerner connaît davantage l’approche du secrétariat d’État américain envers le Moyen- Orient et ses efforts pour le changement de la mentalité orientale des peuples du Moyen- Orient. Comme le mentionne Shah:

The new contract stated that in addition to these four countries –Germany, , , and - BASIR was to conduct research in , , , , Iran and . The sudden shift in focus to the Middle East was likely a result of the increasing attention the Soviets were directing toward the region. In early 1950, VOA had initiated broadcasting to the Middle East to counter Radio Moscow. The need for a reliable study of VOA effectiveness to the Middle East, therefore, became a paramount policy concern, which was reflected in the renegotiated contract. 108 C’est à l’Université de Columbia que Lerner a eu accès aux données du projet de BASR et qu’il a commencé à recoder les données du projet de Voice of America au Moyen- Orient pour son analyse de la modernisation psychique.

Lerner à MIT et la rédaction de « The Passing of Traditional Society »

En 1953, Lerner est parti pour le MIT afin de s’engager dans le CENIS109 comme chercheur. Il a continué à revoir les codes et les données du projet de VOA Moyen-Orient (de BASR) afin de les standardiser pour les analyser dans une perspective comparative.

Lerner a ainsi terminé la rédaction du livre en 1958.

107 Transitional 108 Ibid, p. 83. 109 Center for International Studies

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4. Une lecture sociologique du livre « The Passing of Traditional Society, Modernizing the Middle East »

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L'usage légitime du concept de progrès dans nos disciplines est donc partout et sans exception lié au « technique », c'est-à-dire comme nous l'avons expliqué, à la notion de « moyen » approprié à une fin donnée univoquement. Jamais il ne s'élève à la sphère des évaluations ultimes.110

Max Weber

La société est une réalité sui generis ; elle a ses caractères propres qu’on ne retrouve pas, ou qu’on ne retrouve pas sous la même forme, dans le reste de l’univers. Les représentations qui l’expriment ont donc un tout autre contenu que les représentations purement individuelles et l’on peut être assuré par avance que les premières ajoutent quelque chose aux secondes.111

Émile Durkheim

What the west is, the Middle East seeks to become!112

Daniel Lerner

110 Weber, M. (2006) Essais sur la théorie de la science. Available at: http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/essais_theorie_science/Essais_science_4.pdf (Accessed: 14 April 2016), p. 40. 111 Durkheim, E. and Maffesoli, M. (2007) Les Formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie. Paris : CNRS Édition, p. 56. 112 Lerner, cité par Nils Gilman (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 138.

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4.1. Introduction

Le livre de « The Passing of Traditional Society » a été rédigé dans les années 1950 sur la base de données primaires (les entrevues) collectées par le projet de la radio Voice of America intitulé « VOA Middle East » et effectué par le « Bureau of Applied Social Research (BASR) »113 à l’Université Columbia. Ce fut l’initiative de Lerner que d’utiliser ces entrevues et de les recoder pour rédiger un livre sur « la modernisation psychique » au Moyen-Orient. Comme le raconte Shah, c’est en été 1950 que l’Undersecretary of State114 des États-Unis a fait une demande pour effectuer une recherche sur le jamming (le blocage) de VOA par les soviétiques. Umaru Bah résume bien la formation du projet de Middle East : It is within this epistemic context that the Middle East Project, of which The Passing was a product, was largely conceived and implemented. The Middle East Project was a survey conducted under the auspices of the Columbia University Bureau of Applied Social Research. The 117-item questionnaire was administered to respondents of various socio-economic strata drawn from Egypt, Iran, Jordan, Lebanon and Syria. Israel and Iraq were not included in the study. According to Lerner, Iraq was excluded because of insurmountable political red tape. No reason was given for Israel’s exclusion. The instrument was divided into three parts. Part one measured media consumption habits (types of media used, reasons for use, and frequency and place of use); access to, awareness about, use of and opinion on foreign media; ranking of foreign media in the areas of preference and credibility; and perceptions and stereotypes about foreigners. Parts two and three measured psychological traits and background characteristics, respectively. 115 De son côté, Shah décrit bien l’apparition de l’idée principale du livre : Lerner’s thinking was clearly stated in a letter he wrote from Stanford to William Fox, director of War and Peace Studies at Columbia University, apparently in response to a request to write a book based on the VOA research … Fox arranged a position for Lerner at the institute for War and Peace Studies from July 1952 to June 1953 … With guidance from Lerner at MIT, Berkman continued to recode data at Columbia during late 1953 and early 1954. The recoded data were then analysed at MIT, with Lerner testing key concepts,

113 Bureau of Applied Social Science. Auparavant appelé Office of Radio Research, ce bureau a été premièrement fondé à Princeton University et a été transféré après à Columbia University. 114 James Webb 115 Bah U., « Rereading the passing of traditional society », Cultural Studies, 2008, 22:6, pp. 795-819.

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thinking about the role of mass media, and conceiving a theory of modernisation. 116 À partir de 1952, Lerner a commencé à recoder les questionnaires pour les standardiser afin de les utiliser comme matériaux de base pour son analyse. C’est aussi à partir de 1952 que Max Millikan est nommé directeur du projet Troy Plus, qui s’est appelé déjà Center for International Studies (CENIS). Millikan a formé un Planning Committee composé de James Bruner, Harold Lasswell, Paul Lazarsfeld, Edward Shils, et Hans Speier. C’est tout de suite après l’engagement de ces derniers dans le projet, que Lerner est embauché par MIT. D’après Shah, cela s’est fait avec la recommandation de trois membres du Planning Committee, soit Lazarsfeld, Lasswell et Shils.117 Donc Lerner a continué la rédaction du livre au MIT. Comme le dit Shah, bien qu’il y ait d’autres chercheurs comme Lucille Pevsner qui ont apparemment contribué à la rédaction du livre, c’est plutôt Daniel Lerner lui-même qui est reconnu pour la rédaction. Le rôle des autres chercheurs dans la rédaction n’est pas bien clair.118 Apparemment, les chapitres de chacun des pays sont écrits par les spécialistes qui travaillaient sous la direction de Lerner, et les conclusions et les théorisations sont écrites par Lerner. L’écriture du livre a continué jusqu’à la fin de 1957 et le livre est publié en 1958.

4.2. Le système de pensée du livre

Le livre « The Passing of Traditional Society » s’inscrit dans le contexte de la bataille de propagande des États-Unis et de l’Union Soviétique. Comme le dit Martin Lipset à propos de ce livre, « l’étude du comportement politique des États du Proche-Orient permet de croire que les propagandes extérieures peuvent jouer un rôle important, en utilisant les causes de mécontentement, et en évoquant aux regards des ouvriers et des paysans les images idéales des paradis soviétique ou américain.»119

116 Ibid, p. 104. 117 Ibid, pp. 101-102. 118 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p.157. 119 Martin Lipset S. (1960), L’homme et la politique, Paris : Édition du Seuil, p. 286.

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Le point de départ de Lerner est donc cette hypothèse que la diffusion des éléments modernes dans la société rend possible, voir nécessaire, la transition de la personnalité traditionnelle à la personnalité moderne. Dans ce processus de transition, le communisme est une pathologie ; non seulement une pathologie économique et politique, mais aussi une pathologie psychique.

Le défaut primaire du livre est son approche analytique. L’approche analytique du livre ne s’inscrit dans aucun système de la pensée sociologique ; d’un côté, le livre comprend les faits sociaux comme des choses (approche Durkheimienne), et de l’autre côté, il donne un grand poids à l’individu (approche interactionniste symbolique).

Dans la même ligne d’idée, il faut remarquer que bien que Lerner tente de saisir le social en tant que tel par une approche durkheimienne, il s’y échappe en tombant trop dans l’abstrait. Pour Durkheim le social, tant qu’il n’est pas définit n’existe pas ; cela disant, il souligne aussi les différences des manières de saisir le social dans différents contextes sociaux. Comme il le dit : « C’est la même absence de définition qui a fait dire parfois que la démocratie se reconnaitrait également au commencement et à la fin de l’histoire. La vérité, c’est que la démocratie primitive et celle d’aujourd’hui sont très différentes l’une de l’autre. »120

Aussi, bien que Durkheim base son analyse sociologique en opposition de l’idéalisme, Lerner qui aimerait s’inscrire dans le même courant de la pensée sociologique, fonde toute son analyse sur l’idée préexistante de l’empathie. Comme Durkheim le remarque : « Il est possible que la vie sociale ne soit que le développement de certaines notions ; mais, à supposer que cela soit, ces notions ne sont pas données immédiatement. On ne peut donc les atteindre directement, mais seulement à travers la réalité phénoménale qui les exprime. Nous ne savons pas a priori quelles idées sont à l’origine des divers courant entre lesquels se partage la vie sociale ne s’il y en a ; c’est seulement après les avoir remontés jusqu’à sources que nous saurons d’où ils proviennent. »121

120 Durkheim É. et Dubet, F. (2013), Les règles de la méthode sociologique, 14e edn. Paris : Presses Universitaires de France, p. 38. 121 Durkheim É. et Dubet, F. (2013), Les règles de la méthode sociologique, 14e edn. Paris : Presses Universitaires de France, p. 28.

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De l’autre côté, comme nous l’avons dit, Lerner s’éloigne encore de la perception durkheimienne du social en essayant de distinguer la représentation sociale et la représentation individuelle. La phase ultime de la pensée durkheimienne, décrite dans « Les formes élémentaires de la vie religieuses », bien qu’elle dépasse la perception purement objective du social, oppose clairement la réduction de la société aux représentations individuelles : « Il y a donc entre ces deux espèces de représentations toute la distance qui sépare l’individuel du social, et on ne peut pas plus dériver les secondes des premières qu’on ne peut déduire la société de l’individu, le tout de la partie, le complexe du simple. »122

Donc, le livre n’est pas capable de décrire une interaction entre l’individu et la société. Le livre manque de la théorisation pour mieux décrire les observations de ce que Lerner a supposé comme les faits sociaux. Pour Lerner, les faits sociaux ne sont ni extérieurs à l’individu, ni construits par ce dernier. Par contre, les faits sociaux sont parfois déterminants pour l’individu, et parfois déterminés par l’individu.

Les questions principales du livre sont donc les suivantes : comment la modernisation (et les médias, son épine dorsale) créent-ils une nouvelle personnalité, celle de l’homme moderne ? Comment se fait la transition entre la personne immobile et la personne mobile et comment peut-on l’expliquer ?

Ces questions reposent selon nous sur les présupposés suivants :

- il y a une situation traditionnelle et une situation moderne (deux mondes différents) ; - il y a forcément une transition de la situation traditionnelle à la situation moderne ; - cette transition va rapprocher le monde traditionnel du monde moderne jusqu’au moment où l’histoire est finie et un ordre social moderne règne dans tous les pays du monde ; - cette transition se fait par une démarche de modernisation, effectuée par une couche des élites ;

122 Durkheim, E. and Maffesoli, M. (2007) Les Formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie. Paris : CNRS Édition, p. 56.

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- la personnalité mobile est le produit final de tout ce processus

La transformation de la société traditionnelle en société moderne selon Lerner

- La société moderne - La naissance - Urbanisation de l'homme - Alphabétisation moderne - Élites - Participation modernisatrices aux médias - La société - Participation traditionnelle politique

Dans le schéma ci-dessus, nous rendons compte de la manière par laquelle la société traditionnelle se transforme en société moderne d’après Lerner. Mais comme nous le verrons dans ce chapitre, Lerner ne répond pas à certaines des questions que peut poser ce schéma. Lerner présuppose ses champs d’analyse comme des situations a priori. Voici les questions qui ne sont pas bien élaborées dans l’ouvrage :

- D’où vient l’élite modernisatrice ? - Comment les étapes se déroulent-elles ? (Comment l’état modernisateur crée-t- il les quatre éléments de la modernité et comment ces derniers créent-ils

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nécessairement l’homme moderne ; comment cet homme moderne construit-il la société moderne et comment cette dernière se stabilise-t-elle ?) - Qu’est-ce que la société (en tant que champ d’analyse de Lerner) ? Si c’est un pays, comment peut-on expliquer les rôles des communautés au sein de la société dans la transition ? - Si la société moderne se traduit comme la société de participation, quel est le rôle des institutions dans cette participation ? Dans quel contexte institutionnel la société participative se manifeste-t-elle ? - Si la société moderne se base sur l’homme moderne et que ce dernier a des caractéristiques spéciales à déterminer, comment peut-on expliquer les différences des sociétés modernes ? - Est-ce que les occidentaux sont modernes et mobiles psychologiquement ? Comment le sait-on ? Est-ce qu’il ne faut pas tenir compte de la modernisation des institutions dans le processus la modernisation de la société au lieu de s’en tenir de la modernisation des personnalités ?

D’après Lerner, c’est une petite couche des élites qui est en faveur de la modernisation de la société et qui commence à instaurer les éléments modernes. Cette classe modernisatrice, engendre une couche des passeurs, qui, d’après Lerner, déterminerait le destin du Moyen-Orient parce que ces passeurs cherchent le changement et parce qu’ils se voient comme bénéficiaires de la modernisation alors que les traditionnels (la majorité du peuple) ne sont pas intéressés à la participation sociale. Comme nous l’avons remarqué, Lerner n’a pas parlé de la source de la puissance de ces élites modernisatrices. Si ces derniers s’allient avec les peuples qui les ont poussés au pouvoir, pourquoi ces peuples ont-ils besoin de ces élites pour se moderniser ? Si ces élites ne s’allient pas avec la volonté des peuples (ce qui est le cas), apparemment ils servent d’instrument pour les puissances modernisatrices étrangères, dont la plus importante de l’époque est les États-Unis. Il revient donc aux États-Unis de garder ces élites modernisatrices au pouvoir jusqu’à ce que les peuples soient assez matures pour prendre en main leur destination vers la société moderne.

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La théorie de Lerner s’inscrit donc dans le champ de la modernisation psychique et la « mobilité » est comme le noyau de son analyse. Pour Lerner, la modernisation psychique consiste à produire une personnalité douée de « mobilité psychique ». La « mobilité sociale » pour sa part, commence par la « mobilité psychique », elle-même motivée par les médias et la circulation de l’information en général.

Ainsi, nous croyons que Lerner fait trois erreurs en regardant le problème de cette manière :

1- Lerner réduit la mobilité sociale à la mobilité physique. 2- Lerner néglige la contradiction de la société capitaliste. La société capitaliste encourage la mobilité sociale en même temps qu’elle la limite. Les limites de la société capitaliste dans les pays émergeants sont encore plus évidentes. 3- Lerner néglige aussi la frustration permanente des sociétés en voie de développement. Dans la société capitaliste, il y a toujours la frustration sociale à cause des inégalités sociales, mais dans une société en voie de développement où les différentes formes du capitalisme sont en train d’émerger, cette frustration est de plus en plus élevée. C’est parce que d’un côté, l’inégalité sociale est en général plus présente dans ces pays et, d’autre part, l’inégalité entre les pays occidentaux et les pays émergeants se présente comme une autre couche de frustration.

4.3. « The Passing of Traditional Society » et la modernisation

Selon Daniel Lerner, la modernité consiste en un style de vie et en l’établissement d’institutions sociales et politiques ; historiquement, il s’agit d’un phénomène occidental mais d’un point de vue sociologique, c’est aussi un phénomène mondial.123

Comme nous l’avons mentionné, Lerner a écrit ce livre en 1958, en plein cœur de la guerre froide. La rivalité entre les États-Unis et l’URSS battait son plein, comme si les

123 http://www.encyclopedia.com/topic/Modernization.aspx

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deux puissances essayaient de s’attirer la sympathie des autres pays, surtout ceux en voie de développement. D’après Lerner, l’image des États-Unis, véhiculée dans les médias du jour, était une motivation pour les jeunes vivant au Moyen-Orient, car elle les incitait à prendre le chemin occidental vers la prospérité et le développement.

Comme nous l’avons remarqué, Lerner analyse la modernisation dans les états- nations nouvellement créés au Moyen-Orient, sous le parapluie de la guerre froide et dans le cadre des discours politiques qui en ressortaient. Les citoyens plus modernes et les passeurs appréciaient les États-Unis (en particulier) et les pays occidentaux (en général), voyant ces contrées comme des exemples de liberté, de modernité, de prospérité et de justice. Le rôle des films, des romans, des radios et des journaux occidentaux dans la formation de cette image était prépondérant. Mais il faut ajouter que l’Occident attisait une double passion ; d’un côté, l’admiration de l’occident et de l’autre, une tendance pour la résistance nationale contre sa domination. En même temps, Lerner croit que la soumission politique du monde en voie de développement à l’Occident est une nécessité. Comme il le dit, « Mossadegh failed as a politician because his calculus of power was faulty – in a bipolar world one does not maximize gains by shouting ‘a plague on both your houses’. »124 Mais le déterminisme historique invoqué par Lerner « a été temporaire » car 25 ans après le coup d’état contre Mossadegh, une révolution contre le système occidentaliste iranien a eu lieu !

L’approche orientaliste du livre est un autre aspect dont nous devons tenir compte. Pour Lerner, le Moyen-Orient est un objet réel avec des structures à connaître, un objet qui évoque plus ou moins le Moyen-Âge en Europe. D’après ce dernier, si nous prenons connaissance du chemin de la transition psychique de l’homme occidental, il serait possible de connaître la destination de l’homme traditionnel du Moyen-Orient. Mais aujourd’hui, après plus de 55 ans, force est d’admettre que non seulement le Moyen-Orient n’a pas emprunté le chemin dont Lerner parlait, mais certains des pays de cette région du globe se sont opposés à la modernité et sont revenus en arrière. D’ailleurs, les fondamentalismes croissants dans le Moyen-Orient en sont des exemples.

124 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press, p. 391.

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Toutefois, après 1989, les discours politiques dans les pays du Moyen-Orient ont été confrontés à une sorte de vacuité idéologique. Ce manque de la direction politique est rempli parfois par le discours de l’ethnicité, parfois par celui de la religion. Nous voyons bien que ces jours-ci, le discours politique dans ces pays est de plus en plus particulariste par rapport aux années 1950 et le processus de la formation des états-nations est arrêté dans certains cas. Même les état-nations de l’Irak et de la Syrie sont fondus dans la guerre civile.

Dans le même ordre d’idée, il faut dire que dans les années d’après-guerre, les réformes agraires et les réformes des modes traditionnels de production sont les éléments structurels les plus éminents de la modernisation des pays. En effet, il faut remarquer que la modernisation, en envahissant les modes de production et les modes de vie traditionnels et en engendrant de nouvelles demandes et de nouveaux besoins, a détruit l’efficacité des modes traditionnels mais ne l’a pas remplacé par une efficacité moderne, par défaut des infrastructures nécessaires ; pas d’infrastructures objectives, tels les réseaux de transport, ni d’infrastructures subjectives, comme les attitudes et les comportements modernes.

Ainsi, il existe, dans la plupart de ces pays, de grandes masses d’immigrants villageois dans des villes de passage. Cela mène à un développement déséquilibré et apporte une instabilité dans ces pays (comme le chômage, la pauvreté et l’inégalité). Pour éviter un fort taux de chômage, il faut l’industrialisation et pour favoriser celle-ci, il faut des investissements majoritairement fournis par l’Occident. Ce qui implique aussi une grande foule d’ouvriers qui, dans un sens marxiste, ne tirent de leur travail que la continuation de leur pauvreté.

Tout cela mène Lerner à croire que « A modernizing economy requires an evolving division of labor. »125 Il croit en une division du travail entre les régions urbaines et rurales pour faciliter l’échange des marchandises dans un marché urbain-rural. Mais il néglige le fait que cette division reproduit les pouvoirs traditionnels au lieu d’un marché libre dans un sens occidental. Les seigneurs traditionnels deviennent les nouveaux hommes d’affaires qui contrôlent le marché, et la classe bourgeoise ne se développe pas. Ces hommes d’affaire qui forment un lien entre la région rurale et la région urbaine, défendent principalement les

125 Ibid, p. 265.

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intérêts des petits producteurs ruraux et sont des barrières contre l’accumulation du capital, la libération de la force productive rurale et la production de masse. C’est ainsi que Lerner se contredit en défendant l’idée principale de la division du travail entre les zones urbaines et rurales dans les pays du Moyen-Orient.

De l’autre côté, Lerner a bien constaté le rôle décisif de la bureaucratie, et sa croissance, au Moyen-Orient. Il réfère à Young en disant que: « Middle East bureaucracy often is ‘the haven and catch-all for a large portion of the mediocre, partially educated, and less agressive aspirants for an easy and prestigeful position among the white-color class.»126 L’expansion de la bureaucratie devenait donc une clé pour comprendre les évolutions sociales au Moyen-Orient. Les bureaucrates étaient dans la plupart des cas, un intermédiaire entre les nouvelles formes de capital, les nouvelles classes sociales et les nouvelles formes de la force de travail. Lerner a bien compris que la bureaucratie devenait de plus en plus un fonctionnement spécialisé et qu’elle émergeait comme force politique.

4.4. Les transformations des personnalités et le rôle de l’empathie

Les entrevues du livre, étant recodées par Lerner, ont mis en valeur les différences des personnalités sociales par rapport à la modernisation.

Le mot clé de l’analyse psychique de Lerner est « empathie ». L’empathie est la capacité à s’imaginer dans d’autres positions sociales que la sienne (dans la situation d’autrui). Or, d’après Lerner, la personnalité empathique ouvre le chemin par lequel la société traditionnelle se transforme en société participative, en d’autres mots, en société moderne. L’Oxford English Dictionary définit le mot « empathy » comme suit: « The power of projecting one’s personnality into (and so fully comprehending) the object of contemplation. »127

126 T. C. Young, cité par Daniel Lerner (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press, p. 278. 127 Pigman G. W., « Freud and the history of empathy », The International Journal of Psycho-Analysis; April 1995; 76(2).

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D’après Gilman, la notion de l’empathie chez Lerner, est inspirée de la notion de « other-directedness » de David Riesman dans son ouvrage « The Lonely Crowd ». Comme Gilman le remarque: « Riesman had argued that modern American man now derived his identity not from his internal discipline and ability to live up to social norms but rather from his relations with others. »128 Mais, c’est Freud qui a fait les premiers efforts importants en sciences humaines autour de la conceptualisation de l’empathie. Il a essayé de définir l’empathie comme la coordinatrice des réactions du psychologue envers le patient. Selon lui, c’est avec l’empathie que le psychologue peut s’identifier avec le patient pour l’interprétation. 129 Pigman a fait une archéologie du mot Einfühlung (empathie) en esthétiques, psychologie et psychanalyse. Il a reconnu trois étapes du passage de Einfühlung de l’esthétique vers la psychologie (avant Freud) :

In the first, various words described the process of putting oneself into the place of another in order to understand that person. In the second stage, the heyday of psychological aesthetics, Robert Vicher (1873) coined Einfühlung to designate the projection of human feeling on to the natural world. For a quarter of century, Einfühlung and the related concept of ‘inner imitation’ were central, endlessly debated questions in psychological aesthetics. In the third stage, Theodor Lipps, the major theorist of aesthetic empathy and a philosopher whom Freud admired for 40 years, transferred Einfühlung from psychological aesthetics to philosophy in general and used it in particular to ‘solve’ the problem of ‘other’ minds. … In Jokes Freud is already using Einfühlung in the way which he will use it for the rest of his life: it designates the process of putting oneself into another’s position, either consciously or unconsciously. 130 Comme on le voit ici, le mot « empathy » est né dans le processus de l’interprétation de soi ; soit l’interprétation de l’œuvre esthétique ou l’interprétation du monde vécu de patient par le psychologue. La comédie est ce fait que Weber quant à lui, élabore clairement le rôle de l’interprétation par empathie chez les sociologues dans le processus de la compréhension des significations des activités sociales. Comme Weber le remarque : « Toute interprétation, comme en général toute science, tend vers l’évidence. L’évidence

128 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 171. 129 Pigman G. W. (1995), « Freud and the history of empathy », The International Journal of Psycho-Analysis; April 1995; 76(2). 130 Ibid.

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propre à la compréhension peut avoir ou bien un caractère rationnel (et dans ce cas elle peut être logique ou mathématique) ou bien le caractère de ce que l’on peut revivre par empathie. »131 Par contre, chez Lerner, l’empathie prend les caractères positives concrètes, et ce sont les sujets de la sociologie qui sont les sujets à l’empathie et non le sociologue lui-même. De l’autre côté, Lerner, transforme le mot « empathy » en l’élargissant en un concept clé pour la transition de la société traditionnelle à la société moderne. Or, les rapports de pouvoir sont très présents dans ce processus car le monde dominé est supposé avoir de l’empathie pour les valeurs universelles modernes qui poussent à se libérer de la tradition. Lerner fait donc une « pétition de principe » de l’empathie, tant que c’est utilisé par la psychologie et par la sociologie wébérienne comme une méthode d’analyse psychologique et sociologique. Selon Lerner, ce sont les moyens de communication (les éléments matériels de la modernité) qui étendent l’empathie dans la société. Comme il le souligne: « The spread of empathy is facilitated in societies where mediated communication is available to supplement, or replace, the ‘big picture’ of the world elsewhere acquired only through higher education. »132 Selon Lerner, le sens de l’empathie permet à la personne de personnaliser les enjeux publics.133 Cela veut dire qu’avec l’empathie, les gens considèrent les enjeux publics, surtout la politique, comme leurs problèmes personnels. C’est pour cela que pour Lerner, les passeurs sont ceux qui demandent de plus en plus de participation dans les affaires publiques comme la politique, et qui engendrent donc les tensions politiques dans les pays du Moyen-Orient. Selon Lerner, « he (the traditional man) suffers the relative deprivation of those learning to aspire for ‘better things’ without the means of getting them. Modernization starts here. »134 L’homme passeur est donc celui qui expliquerait, d’après Lerner, les instabilités dans le Moyen-Orient, quand ses espérances ne se réalisent pas.

Donc Lerner voyait la transition vers la modernité comme étant le passage de l’homme traditionnel à l’homme moderne. Toujours d’après lui :

131 Weber, M. (2003) Economie et Société, Tome 1. Pocket, p. 29. 132 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press. 133 Ibid, p. 228. 134 Ibid, p: 327.

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Aspiration, curiosity, know-how overcome constriction, impassivity, ignorance as Traditional men move toward Modernity. Participation replaces isolation, effort replaces acquiescence, initiative replaces inertia.135 The fellah is bound to his soil by the same constrictive round of life as peasants elsewhere. His symbols of identity have been confined to work, family, mosque, village; his wisdom has been the ancient lore transmitted through time by the tales of father to son, by the training of mother to daughter.136 Bien que Lerner ait essayé de théoriser l’empathie dans la société traditionnelle, il devient confus en remettant en question l’interaction de la société traditionnelle avec les éléments modernes. Lerner savait bien que seuls les outils ou les technologies ne mènent pas à la modernité : «One does not penetrate traditional barriers of isolation, ignorance, indifference simply by installing a radio. »137 Cependant, il ne donne aucun modèle alternatif. Il ne peut pas théoriser la dialectique entre le transfert des outils modernes et leurs réceptions par les sociétés traditionnelles.

4.5. La modernisation comme un processus métahistorique

Qu’en est-il de la route menant à la modernisation ? Selon Lerner, il s’agit d’un chemin mondial, que l’Occident a déjà parcouru ; les sociétés du Moyen-Orient, en général, doivent suivre le même processus et en subir les mêmes conséquences. Par exemple, Lerner prétend que partout dans le monde, la croissance en urbanisation mène à la croissance du taux d’alphabétisme, etc.138

Lerner croit donc qu’il y a un processus vers la modernité en cours dans le Moyen- Orient, similaire à ce qui s’est passé en Occident pendant des siècles.139 Comme il le remarque: « A similar process is under way in the Middle East. The underlying tensions are everywhere much the same-village versus town, land versus cash, illiteracy versus enlightment, resignment versus ambition, piety versus excitement. » 140 Mais il pense que le processus est différent selon la condition sociale des gens qu’il touche et qu’il induit

135 Ibid, p. 134. 136 Ibid, p. 226. 137 Ibid, p. 138. 138 Ibid, p. 46. 139 Ibid, pp. 58-68. 140 Ibid, p. 44.

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plusieurs dilemmes de choix personnels. Un des buts de son livre est de déterminer et de connaître les diverses manières d’être affecté par ce processus.

Bien que Lerner, lui-même, remarque que ce que l’Occident a accompli graduellement pendant plus de trois siècles ne sera pas accessible à l’Orient au cours du seul 20ème siècle141, il ne parle pas assez de l’aspect parfois artificiel et imposé de la modernisation dans le Moyen-Orient, et il tend plutôt à souligner la similarité des deux processus des transformation historiques: « As medieval troubadours carried information around a largely illiterate world, so itinerant poets and storytellers are news-bringers at the Beduin campfire. »142

Toujours selon Lerner: Recall that modernization, in our view, is a secular trend unilateral in direction –from traditional to participant lifeways. This common process entails certain important regularities of social change throughout the Middle East.143 A very powerful finding of our study is that Middle Easterners who are modernizing consider themselves happier than do those who remain within traditional lifeways144 What America is –to condense a rule more powerful than its numerous exceptions- the modernizing Middle East seeks to become. The meaning of public power and wealth for private comfort and fun is being learned.145 En outre, Lerner reconnaît l’alphabétisation et l’urbanisation comme les deux facteurs clés pour comprendre le passage à la modernité. Il dit: « the new literates constitute the corps of restless Transitionals that may remake Egypt and the Middle East in the next decades. »146 Ainsi, il ajoute que, partout dans le monde, le processus de la sécularisation est accompagné par l’urbanisation. 147 Pour Lerner, la modernisation est un processus d’accroissement de la raison et de la conscience de classe :

Once many poor men phrase their common complaints against poverty in terms of their joint concerns as workers, then we are abruptly in the modern world of

141 Ibid, p. 65. 142 Ibid, p. 322. 143 Ibid, p. 89. 144 Ibid, p. 73. 145 Ibid, p. 79. 146 Ibid, p. 252. 147 Ibid, p. 230.

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class consciousness.148 It seems increasingly likely that these respondents are playing the thoroughly modern game of finding practical reasons to rationalize their preferences. 149 Mais ce n’est pas clair de quelle raison et de quelle conscience de classe Lerner parle. D’ailleurs, ce qui nous frappe chez lui, c’est non seulement le processus de la rationalisation des moyens, mais aussi celui des fins. L’ombre de la raison moderne se voit partout dans le processus lernérien de la modernisation.

4.6. Le contenu du livre

4.6.1. L’épicier et le chef !

Pour élaborer son point de vue, Lerner commence par l’analyse de deux personnages vivant dans un village en Turquie. Ce sont l’épicier et le chef du village. L’épicier n’est pas satisfait de sa vie limitée dans le village. Cependant, il nourrit une grande motivation afin d’améliorer sa qualité de vie et de bénéficier des produits modernes (caractère passeur). À l’inverse, le chef incarne quelqu’un dont toute la vie se résume à la tradition, aussi bien dans ses besoins matériels que dans ses relations familiales et amicales.150 Comme Lerner le raconte: « The Grocer is a very different style of man. Though born and bred in Balgat, he lives in a different world, an expansive world, populated more actively with imaginings and fantasies-hungering for whatever is different and unfamiliar. »151

Le chef symbolise le pouvoir de la tradition et il essaie de maintenir l’ordre. Il désire jouer le rôle d’intermédiaire dans la connexion des villageois avec les éléments du monde moderne, comme la radio. Le chef interprète, pour les villageois, les émissions que diffuse la radio.

148 Ibid, p. 231. 149 Ibid, pp. 340-341. 150 Ibid, pp. 19-42. 151 Ibid, p. 23.

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En comparant les deux manières de faire face à la modernité (celle du chef et celle de l’épicier), Lerner conclut que le chef est une personne susceptible d’incorporer le changement en réarrangeant son environnement, tandis que l’épicier essaie lui-même de réarranger le tout (sa personnalité). Selon l’auteur, l’épicier est le « symbole du décalage de la personnalité »152 dans le Moyen-Orient: « It is he who dramatized most poignantly the personal meaning of the big change now under way throughout the Middle East ».153

Lerner compare l’épicier, et ses tentations en direction de l’ascension sociale, avec l’ouvrier anglais du 18e siècle, l’agriculteur français du 19e siècle et le paysan polonais du siècle dernier.154

En 1954, Lerner lui-même est allé dans ce village dans le but d’observer ses changements sociaux. À ce moment-là, les éléments modernes avaient percé la vie quotidienne des villageois et le village était en train de devenir une part de la grande région d’Ankara. Lerner voulait démontrer qu’après quatre ans, les changements sociaux vers l’adoption des éléments modernes étaient en cours, mais cette acceptation était accompagnée d’un manque de connaissance à l’endroit de ces mêmes éléments. Lerner donne l’exemple d’un bus importé de l’Europe, dans lequel les villageois ne respectaient pas les règles : l’interdiction de fumer et de parler au conducteur.155 Cet exemple a démontré à Lerner, que les éléments modernes passent toujours par l’intermédiaire des receveurs avant de jouer un rôle dans les relations sociales. Cependant, comme nous l’avons mentionné, Lerner n’élabore pas bien de cet intermédiaire dans son analyse social.

4.6.2. Les médias de masse comme multiplicateurs de la mobilité

À travers ses écrits, Lerner estime que la mobilité psychique commence par l’expansion du voyage physique. « A usual consequence for the traveler is that the pattern

152 Characterological shift 153 Ibid, p. 35. 154 Ibid, p. 36. 155 Ibid, pp. 336-337.

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of culture among the strangers becomes confused, diverging from his prior stereotype of it and from his preferred model of reality. » 156

En comparant un voyageur avec un auditeur des médias, l’écrivain ajoute que « while the traveler is apt to become bewildered by the profusion of strange sights and sounds, the receiver of communications is likely to be enjoying a composed and orchestrated version of the new reality. »157

Pour Lerner, la mobilité est un phénomène précis et bien défini, formé par certains éléments universels. Par exemple, il considère que le processus de la propagation de l’empathie, engendrée par les romans en Europe au 19e siècle est similaire à l’empathie suscitée par les films dans les pays en développement, au cours du siècle suivant.158 Lerner conclut donc qu’aucune société moderne ne marche efficacement sans un système développé de mass media. D’après lui, « our historical forays indicate that the conditions which define modernity form an interlocking ‘system’. »159

D’autre part, Lerner distingue deux systèmes historiques de la communication publique : le système oral et celui des médias modernes. Toujours selon son analyse, il existe deux observations universelles: « First the direction of change is always from oral to media system (no known case exhibiting change in the reverse direction). Secondly, the degree of change toward media system appears to correlate significantly with changes in other key sectors of the social system. »160 Lerner fait un modèle de corrélation des facteurs dans les secteurs socioéconomique, culturel et politique qui sont reliés aves ces deux systèmes de communication (media systems, oral systems)161 :

Sector Media Systems Oral Systems Socioeconomic Urban Rural Cultural Literal Illiteral Political Electoral Designative

156 Ibid, p. 53. 157 Ibid, p. 53. 158 Ibid, p. 52. 159 Ibid, p. 55. 160 Ibid, p. 56. 161 Ibid, p. 57.

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Dans un autre ordre d’idée, après avoir étudié les données de 22 pays, Lerner trouve des corrélations entre urbanisation et alphabétisme et entre alphabétisme et participation aux médias. Lerner reconnait donc l’urbanisation comme la première étape de la modernisation, l’alphabétisme comme la seconde et la participation aux médias comme étant la troisième.162 Après, c’est la société participative qui émerge. Il remarque qu’une croissance dans l’implication des médias tend à augmenter la participation dans les autres secteurs du système social. Il en conclut que l’alphabétisme (qui s’accroit après l’urbanisme), est le facteur qui active le style de vie participatif, qui lui-même stimule la gouvernance démocratique.163

4.6.3. Le modèle de la transition

Dans son ouvrage, Lerner décrit trois types de personnalité au Moyen-Orient : traditionnelle, passeuse (ou transitoire) et moderne.164 Pour mieux expliquer la place de chaque individu sur la variable « modernité », il se base sur son degré165 d’empathie et sur la présence chez lui d’une opinion166. Ensuite, il essaie de chercher la corrélation des trois facteurs du style de vie moderne (urbanisme, alphabétisme et participation aux médias) avec le taux de l’empathie chez chacun des répondants. Le résultat est le suivant : quand la présence d’une opinion et le degré de l’empathie (les deux éléments de la personnalité moderne) s’accroissent, les taux de participation aux médias (premièrement), le taux d’urbanisme (deuxièmement) et le taux d’alphabétisme (troisièmement) s’accroissent aussi.167

Lerner définit la transition de la société comme une situation au profit de laquelle beaucoup de gens désirent s’impliquer. La différence entre passeur et traditionnel réside

162 Ibid, pp. 58-60. 163 Ibid, pp. 62-64. 164 Traditional, Transitional, Modern. 165 The range 166 Opinion range on public questions 167 Ibid, p. 71.

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dans les attitudes et les aptitudes. L’aptitude est l’empathie (telle que définie auparavant) et l’attitude est le désir de voir se réaliser ce qu’on a d’abord imaginé.168

Il faut noter que Lerner croyait en intervention de l’État pour diffuser la capacité des peuples et en arriver à une mobilité psychique, bien qu’il ait cru aussi à la persistance endogène d’un certain modèle de changement social dans l’histoire.169 Cependant, il n’a pas résolu cet élément contradictoire : jusqu’à quel point l’État doit (ou peut) intervenir dans les évolutions sociales en cours ?

Comme nous l’avons déjà mentionné, ce livre contient des sondages (des entretiens) sur la condition sociale de passeur effectués dans six pays du Moyen-Orient (l’Égypte, la Turquie, la Syrie, l’Iran, le Liban et la Jordanie). Le but du travail de Lerner était de déceler une typologie théorique et non pas d’en arriver à un échantillon représentatif de la société entière.170

En proposant une échelle171 du taux de modernisation dans les différentes populations dans chaque pays, Lerner conclut que la Turquie et le Liban bénéficieraient de la stabilité, bien que la Syrie et l’Égypte fassent face à l’instabilité à cause d’une grande différence entre les niveaux de modernisation.172 Ensuite, il examine les cinq facteurs pour mieux comprendre la portée de la tendance à la participation sociale des trois groupes définis (traditionnel, passeur et moderne) dans chaque pays. Ces facteurs sont « empathy to modern press standard, news range (recall of international items), opinion range, personal impotency, unhappiness ». Lerner examine le poids de chaque facteur pour chacun des trois groupes de personnalité dans les six pays.173

La question du bonheur et de la fortune est un phénomène sur lequel il base son interprétation des données. Il soutient que d’après les sondages, les plus modernes de ces pays se sentent encore plus heureux, sauf en Iran et en Jordanie ; en Iran, il en est ainsi

168 Ibid, p. 72. 169 Ibid, p. 68. 170 Ibid, p. 82. 171 Table 172 Ibid, pp. 90-93. 173 Ibid, pp. 97-102.

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principalement à cause de la chute de Mossadegh alors qu’en Jordanie le phénomène est relié aux migrants palestiniens. 174

Lerner vérifie le bonheur chez les répondants en analysant deux questions : Comment vous vous sentez dans la vie ? (very happy, fairly happy, fairly unhappy, very unhappy), et Qu’est-ce qui vous fait vous sentir ainsi ? Mais le fait de mesurer le sens du bonheur des gens par deux questions nous semble une idée naïve. La plupart des gens dits modernes qui connaissaient bien le monde occidental dans les années 1950 appartenaient aux couches supérieures et riches de la société et ils avaient normalement un statut social supérieur à celui des autres. Alors, cette conclusion à laquelle Lerner a abouti, est contradictoire avec ses analyses, car d’après lui les modernes se sentent normalement obsédés de ne pas pouvoir bien s’intégrer dans leur société où la tradition est la force sociale dominante. Ces modernes qui, d’après Lerner, ont une grande tendance à participer aux changements sociaux devraient logiquement avoir une sorte d’inconfort du fait d’être une minorité évolutionniste dans une société conservatrice.

En plus, Lerner ne s’intéressait pas à la question de savoir pourquoi ces « heureux » se sentaient ainsi. Il est probable que la plupart d’entre eux se sentaient heureux, pas forcément parce qu’ils étaient modernes, mais parce qu’ils appartenaient à une couche sociale favorisée.

4.6.4. Les pays étudiés

Le reste du livre est dédié à l’analyse plus profonde de chaque pays en lien avec son contexte historique. Dans cette partie, nous analyserons brièvement chaque cas particulier conçu par Lerner.

4.6.4.1. La Turquie

174 Ibid, pp. 102-103.

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Dans son analyse de l’Empire Ottoman, Lerner reconnait deux raisons expliquant la disparition des moyens imprimés de communication : le contrôle social des élites politiques et l’opposition du clergé musulman. Selon l’auteur, ainsi, l’empire Ottoman n’a pas pu unifier ses divers peuples. 175

Le modèle de la Turquie en est un fort intéressant pour Lerner, car ce pays a suivi les étapes à partir des années 1920 : l’urbanisation, l’alphabétisation, la participation aux médias et la participation sociale. Selon lui, la modernisation de la Turquie s’est faite grâce à un stratège : « Atatürk’s genius as a social planner was to see ‘economic development’ within a comprehensive behavioral matrix. »176

L’augmentation de la population des villes s’est manifestée dès les années 1920 et a continué graduellement jusqu’aux années 1950, bien qu’elle se soit accentuée pendant les années 1940 et 1950. Fort de ses propos, Lerner démontre une corrélation entre l’augmentation du taux d’urbanisation et la croissance de l’alphabétisation de même que la participation aux médias au sein du peuple. Ensuite, l’auteur soulève une corrélation entre le niveau de conscience sociale et la demande pour la participation sociale et politique.177

Alors, le processus de la modernisation a formé une petite couche sociale en Turquie qui construirait l’avenir de ce pays, car les traditionnels (bien qu’ils aient représenté la majorité absolue) n’avaient aucune volonté et ne voyaient pas d’intérêt à contribuer aux évolutions et aux changements sociaux.178

À la fin du cinquième chapitre, Lerner nous donne les résultats de certaines entrevues. Ceux-ci démontrent l’enthousiasme des Turcs, modernes et passeurs, pour le style de vie étatsunien, malgré des critiques qu’ils portaient sur leurs politiques envers la Turquie. Cela nous démontre aussi que les Turcs modernes distinguaient les politiques américaines de la vie dans ce pays (de la richesse américaine). 179

175 Ibid, pp. 113-116. 176 Ibid, p. 105. 177 Ibid, pp. 116-128. 178 Ibid, p. 153. 179 Ibid, p. 153-166.

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Lerner qualifie le passeur turc comme un être « mobile vers le haut (ou bien mobile ascendant) ». D’après lui, le grand problème des passeurs de ce pays, c’est « le conflit entre les nouvelles demandes (ou bien les volontés) et les traditions ». Malgré cela, cette opposition a contribué à augmenter la mobilité physique (mobilité de logement) qui se trouve à la base de la mobilité psychique. C’est ainsi que Lerner conclut que les passeurs turcs tentaient sans cesse de se rapprocher de leurs pairs modernes pour se séparer des traditionnels. 180

4.6.4.2. Le Liban

D’après Lerner, « le Liban est plus avancé dans les paramètres de la modernité que tous ses voisins arabes ».181 Les paramètres les plus susceptibles de contribuer à moderniser le Liban ont été les vastes rapports commerciaux entretenus par ce pays et les relations entre les chrétiens libanais et les occidentaux. Ce sont les chrétiens libanais qui disposaient de la plupart des canaux de modernisation au Liban, mais le tout sous la direction des Français, au début de 20e siècle. Ajoutons que la mobilité physique (l’immigration) était plus populaire chez les Libanais que chez les autres peuples du Moyen-Orient. Pour Lerner, cette « mobilité géographique » était le facteur déterminant menant à la « mobilité psychique et sociale » des Libanais.

Les conclusions de Lerner nous démontrent que l’empathie (dans le sens lernérien) chez les Libanais était plus présente que chez les autres peuples du Moyen-Orient. En outre, Lerner croyait que cette propension à l’empathie est attribuable, chez les Libanais, à leur forte capacité de s’imaginer dans la situation des immigrants Libanais dans les pays occidentaux.182

Comme les passeurs Libanais étaient plus modernes que les passeurs turcs, Lerner utilise des critères plus stricts pour les distinguer des modernes. Les plus modernes

180 Ibid, pp. 159-166. 181 Ibid, p. 169. 182 Ibid, pp. 169-174.

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consommaient plus de produits des médias et s’en remettaient davantage aux médias étrangers qu’aux médias locaux.

Même si dans les régions rurales, la source principale de la communication était encore la source humaine (les communications personnelles), la nouvelle couche rurale libanaise prenait graduellement connaissance de sa situation et essayait d’enrayer le pouvoir traditionnel grâce à l’expansion de l’éducation dans les régions plus éloignées. Lerner nous démontre aussi, par ses observations, le courant d’un grand changement dans le style de vie des jeunes villageois libanais. Cette tendance à la mutation (mobilité physique) s’effectuait grâce aux nouvelles technologies et aux nouveaux systèmes bureaucratiques. Lerner en déduit que les jeunes villageois libanais prenaient de plus en plus le contrôle de leur existence et de leurs conditions de vie.183

Les femmes libanaises vivaient davantage une situation de transition. D’un côté, elles faisaient face aux traditions et aux rôles qui leur étaient reliés, tandis que de l’autre, elles ressentaient de nouveaux besoins (nouvelles demandes) pour exercer les rôles participatifs.184

En analysant la politique du Liban, Lerner n’a apparemment pas bien compris qu’il est impossible de mettre tous les musulmans dans un panier contre les chrétiens. Deux décennies après l’analyse de Lerner, le Liban s’est retrouvé dans une guerre civile entre les chiites, les sunnites, les chrétiens et les autre groupes ethniques ; un conflit qui a renversé l’ordre politique et les relations entre les groupes religieux. Donc Lerner n’a pas pu prévoir la tendance croissante des Libanais au sectarisme, au détriment du nationalisme.185

4.6.4.3. L’Égypte

Troisièmement, Lerner parle plus de la modernisation déséquilibrée.

Comme nous l’avons déjà mentionné, selon lui, l’urbanisation doit aboutir à une augmentation de l’alphabétisme, qui doit favoriser, pour sa part, une augmentation de la

183 Ibid, pp. 185-196. 184 Ibid, pp. 196-204. 185 Ibid, pp. 205-213.

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participation aux médias.186 Si cela n’arrive pas, une sorte de déséquilibre affectera la modernisation, comme ce fut le cas, à l’époque, pour l’Égypte.

Le caractère de la modernisation en Égypte se définissait par un projet en déséquilibre, par rapport à celui qui se manifestait en Turquie dans le sens où les facteurs de la modernité (urbanisation, alphabétisation et participation) ne croissaient pas simultanément (avec un taux égal). Cela se révélait encore plus surprenant et notoire pour les éduqués.

Cependant, l’analyse de Lerner est plus axée sur les enjeux politiques de l’époque en Égypte, en lien avec les mutations des classes sociales. L’Égypte des années 1950 se retrouvait dans une situation difficile : d’une part existaient, de façon intense, la segmentation, la ségrégation, l’antagonisme et l’inégalité entre les classes sociales, et d’autre part, l’Égypte éprouvait de graves tensions avec l’Occident à cause des problèmes reliés à Israël et la nationalisation du Canal de Suez.

Afin de surmonter ces problèmes, Nasser s’est servi du nationalisme arabe pour unifier le peuple. Au bout du compte, les États-Unis le considéraient comme un barrage contre la pénétration du communisme dans le monde arabe.

Le problème de Nasser résidait dans le fait que le nationalisme arabe vivait une contradiction interne. Cela voulait dire que Nasser essayait de se proclamer comme le dirigeant de tout le monde arabe, bien qu’il ait fait face, au cœur du monde arabe à beaucoup de résistance. Malgré tout, Nasser s’est servi des médias (les moyens modernes de communication) afin de « consolider le rôle de l’Égypte dans le processus de panarabisme et de panislamisme » qui étaient (d’après Lerner) des symboles traditionnels.187

Pour classifier les Égyptiens, Lerner les divise en quatre catégories : les professionnels, les cols blancs, les ouvriers et les agriculteurs. Les professionnels étaient plutôt modernes, les cols blancs et les ouvriers étaient les passeurs et les agriculteurs personnifiaient les traditionnels.

186 Ibid, p. 66. 187 Ibid, p. 257.

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Ce qui nous intéresse dans le cas de l’Égypte, est le fait que les identités collectives étaient davantage formées sur la profession et moins sur la base de la religion et de l’ethnicité (comme au Liban) ou sur la bureaucratie (comme en Syrie). Cela pourrait être la clé servant à comprendre la stabilité connue par ce pays.

4.6.4.4. La Syrie

Dans le huitième chapitre, Lerner parle des empêchements de la modernisation (ou du développement) en Syrie et les décrit comme suit : le manque de capital, de forces qualifiées de travail, de ressources naturelles et de bons moyens de transport, en plus d’une distribution inégalitaire de la richesse et de l’insuffisance des produits agricoles (malgré la bonne proportion terre-homme).

À l’instar des autres pays déjà étudiés, la Syrie comptait dans ses villes une grande foule d’immigrants qui, n’étant pas interpelés par l’industrie, demeuraient en chômage. Parallèlement à ce phénomène, Lerner reconnait une vieille couche d’élites des Syriens ayant maintenu l’ordre après l’indépendance du pays (et même avant) qu’il a appelé la couche ploutocratique.

Ces élites essayaient de couper les relations des Syriens avec les étrangers en provoquant un nationalisme arabe anti-français. Cette couche dirigeante était contestée par une autre, émergente (les bureaucrates), qui affichait de fortes tendances panarabes et socialistes comme le parti Baath. Lerner a bien prévu le rôle déstabilisant de ces bureaucrates. Selon Lerner, ils étaient les passeurs éduqués insatisfaits de la corruption et du monopole du pouvoir et de la richesse de la couche traditionnelle.

Lerner a dénoté, chez les passeurs syriens, une forte tendance contre l’instabilité, jumelée à un penchant pour la dictature judiciaire ; cela donnait une coalition entre les gauchistes et les nationalistes qui mèneraient la Syrie vers des politiques se rapprochant de celles de l’URSS.

Lerner donne aussi une typologie des tendances politiques de la Syrie de l’époque : de l’extrême droite à l’extrême gauche et il reconnait chez eux certaines tendances vers la

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modernité. D’après Lerner, c’étaient les types de l’extrême droite et du centre-gauche qui représentaient le mieux les passeurs syriens.188 Il conclut que le point éminent dans le cas de la Syrie est l’instabilité politique des années 1950, agitées par les passeurs.

Comme nous l’avons constaté, Lerner fait une analyse de classe de l’Égypte et de la Syrie. Selon lui, les nouvelles classes apparues dans le processus de la modernisation dans ces deux pays mèneraient ces derniers vers les conflits de classes et vers l’instabilité. Comme nous l’avons mentionné, Lerner n’a pas pu établir une dialectique entre le matérialisme et son idéalisme. Il croyait qu’il avait fait une analyse compréhensive de la mutation de ces pays, bien qu’il ait été confus dans les poids qu’il donnait à chaque élément dans son analyse des mutations. C’est pour cela que son analyse n’a pas pu être une analyse compréhensive des transformations sociales des pays étudiés.

4.6.4.5. La Jordanie

Pour analyser la Jordanie de l’époque, il faut faire une distinction entre la région de la Cisjordanie (qui était attachée au pays en 1948) et la Transjordanie.

Dans un point de vue lernérien, les Palestiniens de la Cisjordanie étaient plus modernes et prônaient un mode de vie plus participatif que les Jordaniens. Cela devenait une cause de l’instabilité politique et du déséquilibre social sur le chemin vers la modernité. Ces Palestiniens ont accru la demande politique dans une société qui ne disposait d’aucun moyen pour favoriser la participation politique des gens. Aussi, ces Palestiniens avaient tendance à éloigner la Jordanie d’une paix éventuelle avec Israël et de son rapprochement avec l’Occident. D’après Lerner, comme la Jordanie ne possédait pas une pure identité dans son histoire, elle ne pouvait pas intégrer les Palestiniens.189

Comme typologie sociale, Lerner segmente le peuple jordanien en quatre catégories : 1- les bédouins ; 2- les agriculteurs villageois ; 3- les entrepreneurs des villes ; 4- les élites. Ces regroupements vont des plus traditionnels aux plus modernes. Lerner en conclut

188 Ibid, pp. 287-296. 189 Ibid, p. 304.

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que la crise jordanienne ne serait pas une crise de classes, mais une crise politique du gouvernement jordanien avec les Palestiniens de la Cisjordanie.

4.6.4.6. L’Iran

L’Iran représentait la frontière de la guerre froide. Ce fait est devenu plus évident en 1945-46, après la confrontation entre Truman et Staline dans le nord et le nord-ouest du pays, quand les forces militaires de l’Union Soviétique ont refusé de quitter l’Iran après la deuxième guerre mondiale. D’après Lerner, les Russes ont essayé à atteindre le Golfe Persique afin de pouvoir accéder facilement au Moyen-Orient et à l’Afrique par les eaux libres.

Pour analyser la transformation de la société iranienne et le rôle de l’Iran pendant la guerre froide dans le Moyen-Orient, Lerner s’est concentré comme pour les autres cas sur la personnalité des iraniens. Il conclut, à la lumière des entrevues, que ceux-ci sont très excités et émotifs (dans le sens psychique) dans leur vie quotidienne, ce qui les amène à prendre des décisions radicales. D’après l’auteur, cet aspect affecte les décisions politiques du gouvernement iranien, aussi bien dans le pays qu’à l’international. L’analyse de Lerner est intéressante lorsqu’il démontre que la plupart des radicaux étaient caractérisés comme modernes (les éduqués des milieux urbains qui suivaient les médias). Comme l’a bien compris Lerner; « if their withdrawal into covert institutions is successful, the counter-elite then uses these bases to reenter the arena of public participation for the purpose of subversion ».190 Il remarque aussi que le mouvement nationaliste de Mossadegh se manifestait au moment où le sens commun des iraniens, grâce aux médias (comme la radio), commençait à intervenir « dans l’arène du conflit politique ».191

Pour donner une analyse politique du cas de l’Iran, Lerner distingue la droite (les nationalistes) des gauchistes (les marxistes inspirés de Moscou). La droite de l’époque était majoritairement pessimiste par rapport à toutes les forces étrangères, et les gauchistes voyaient les États-Unis comme l’ennemi impérialiste du peuple Iranien. Lerner a donc bien

190 Ibid, p. 369. 191 Ibid, p. 392.

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prévu la tendance à la résistance contre les forces étrangères chez les passeurs et chez les modernes iraniens.

Nous croyons que dans l’Iran des années 1950, le Shah, en opprimant les démocrates et les mouvements des étudiants, a laissé la parole aux plus radicaux, de gauche et de droite, afin qu’ils s’expriment au sein de la société contrairement aux démocrates et aux nationalistes. Le Shah croyait ainsi qu’il pouvait agir comme balance du pouvoir entre les gauchistes et la droite au sein la société iranienne. Mais ces radicaux ont utilisé la rhétorique moderne pour théoriser la tradition et le radicalisme. Cela est à la racine de la révolution de 1979. Au moment de la rédaction de son livre, Lerner a bien distingué ces radicaux, mais il ne pouvait pas évaluer leur éventuel potentiel révolutionnaire.

4.7. La conclusion

D’après Lerner, la complexité de la modernisation du Moyen-Orient est « l’ethnocentrism, expressed politically in extreme nationalism, psychologically in passionate xenophobia. »192

Le point de vue de Lerner, en réalité, est que la modernisation des individus doit progresser au même rythme que celle de leur environnement, sinon le processus peut aboutir ailleurs que prévu. Il essaie donc de conférer le même poids à la modernisation des individus qu’à celle des institutions, bien qu’il n’ait pas pu la théoriser.193

Comme la modernisation est imposée au Moyen-Orient, tous les aspects du quotidien n’ont pas été modernisés simultanément. Lerner comprenait qu’il y avait un déséquilibre entre les aspects de la modernisation. Il remarque que « if the new words are missing that efficiently relate changing lifeways to changing values, then events tend to take their meaning from traditional symbolism – and from the stock of available attitudes which are sustained by these symbols. »194 Malgré cela, le problème du déséquilibre dans le processus de la modernisation reste irrésolu pour Lerner.

192 Ibid, p. 47. 193 Ibid, p. 78. 194 Ibid, p. 409.

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Pour conclure la lecture du livre, nous soulignons quelques fautes de l’analyse de Lerner qui nous semblent importantes :

1- Lerner pensait que la trajectoire de la modernité était la même au Moyen-Orient qu’en Occident, et qu’il s’agissait d’une trajectoire linéaire. Il croyait que « Traditional society is passing from the Middle East because relatively few Middle Easterners still want to live by its rules. »195 Or, il négligeait les résistances contre la modernité. Dans le Moyen- Orient, le chemin vers la modernité zigzaguait constamment. À titre d’exemple, Lerner constate que « the male vanity culture which underlay traditional institutions has proved relatively defenseless against the inroads of the mass media, particularly the movies. »196 Mais cette masculinité n’est pas restée inactive pendant les dernières décennies et pendant les transformations sociales dans le Moyen-Orient ; elle a même joué un rôle important, surtout dans l’arène politique, pour résister à l’égalisation des hommes et des femmes.

2- L’auteur pensait que nous devions comprendre les changements en cours dans le Moyen-Orient en partant du rôle des passeurs, bien qu’ils ne soient pas très nombreux dans la plupart de ces pays. D’après Lerner, les traditionnels n’ont aucune tendance à participer aux changements sociaux. Il sous-estime le pouvoir de la révolte des traditionnels contre la transition en cours et il ignore la possibilité d’une révolution par les forces sociales traditionnelles ou la possibilité de l’émergence du terrorisme chez les traditionnels.

3- Lerner exagère les effets du « software » (c’est-à-dire les médias et l’éducation) par rapport au « hardware » (la technologie, la technocratie et la bureaucratie) sur les personnalités sociales des gens au Moyen-Orient. Il n’analyse pas le rôle que peuvent jouer les moyens (les outils) sur les comportements et sur les personnalités sociales des individus. 4- Lerner pense que les passeurs conduisent forcément l’histoire du Moyen-Orient vers la modernité. Comme l’histoire actuelle du Moyen-Orient nous le montre, il se peut que les passeurs résistent à cette même modernité. Finalement il faut rendre compte du fait que d’après les théoriciens de l’approche psychique comme Lerner, c’est la personnalité moderne qui a rendu possible une société participative (d’un point de vue politique et social) et une société riche (d’un point de vue

195 Ibid, p. 399. 196 Ibid, p. 399.

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économique). Cette vision des changements sociaux reste encore très forte dans les politiques des pays occidentaux par rapport aux pays émergents. Cette approche dichotomique du développement et des transformations des personnalités psychiques n’a mené qu’au radicalisme et au conservatisme au Moyen-Orient.

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5. Les interprétations du livre « The Passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East » dans la communauté scientifique, à l’époque de la parution de l’ouvrage

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La ligne de défense de notre société passe par les intellectuels. Mais ils doivent refuser la réduction de la valeur de leur travail à la simple valeur marchande. S'ils acceptent d'être réduits à des machines, à des calculs, on n'a plus de société.

Gilles Gagné

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5.1. Introduction

Dans ce chapitre nous analyserons de quelle manière les sociologues américains ont accueilli le livre « The Passing of Traditional Society », à l’époque de sa parution. Comme le livre est paru en 1958, nous avons utilisé des revues du livre allant jusqu’à 1965.

À part les recensions publiées dans les revues sociologiques, nous nous somme servis aussi des livres des sociologues de l’époque afin de recueillir leur analyse de l’ouvrage.

Considérant les perspectives sous lesquelles les sociologues ont procédé à l’examen du livre, nous avons catégorisées les recensions en trois rubriques : Les critiques envers l’applicabilité de la modernisation au Moyen-Orient, les critiques méthodologiques, les critiques de la théorisation du livre. Dans la conclusion, nous avons produit une synthèse des revues.

5.2. Les revues

5.2.1. Les critiques envers l’applicabilité de la modernisation au Moyen- Orient

5.2.1.1. Bauer et Bauer197

Raymond A. Bauer, un professeur à MIT, et Alice H. Bauer, une chercheure, se sont concentrés sur la relation entre les mass medias et la société participative chez Lerner.

Ils remarquent que la capacité d’empathie, qui est d’après Lerner plutôt engendrée par les « mass medias », n’aboutit pas forcément à la société de participation.

197 Bauer R. A. and Bauer A. H., « America, Mass Society and Mass Media », Journal of Social Issues, summer 1960, Volume 16, Issue 3, pp. 3–66.

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Contrairement à Lerner et inspirés par l’école de Frankfort, ils pensent que les caractéristiques d’une société composée d’individus empathiques sont compatibles avec celles d’une société de masse. La participation aux médias et l’empathie, n’aboutissent pas forcément à la société de participation. Comme ils le disent:

The capacity to «project», to imagine oneself in a situation not bound by his own sense experience, differentiates those persons who read and listen to the mass media and who are least bound to the traditional society. Such a theory is compatible with many of the features of the theory of mass society. However, whereas the «theorists of mass society» regard this relationship negatively, Lerner’s position is to put a high value on this «empathic capacity». Furthermore, Lerner views the mass media society as a «participant society», i.e., one in which the populace takes an increasing part in social and political activities. This would seem to fly in the face of the «theory of mass society» which sees the populace as reduced to a state of apathy. Perhaps the two positions are reconcilable and Lerner’s «participant society» is merely a transitional phase to the more developed «mass society». La critique de Bauer et Bauer est proche de l’approche de l’école de Frankfort envers la culture de masse et la manipulation de la masse par les médias. Selon la critique de Bauer et Bauer, l’empathie avec les médias peut reproduire les éléments de la société de masse car la masse est manipulée par les médias. C’est une critique de la signification du développement de l’empathie par les médias.

Encore selon Bauer et Bauer, Lerner néglige le rôle des spectateurs et leurs interprétations ; Lerner réduit tous les spectateurs des médias en un seul spectateur dont les actions sociales sont prédictibles.

5.2.1.2. Samuel Huntington198 Samuel Huntington, professeur à Harvard, critique plutôt l’approche de Lerner de la modernisation, approche selon laquelle la modernisation serait un processus spontané et bien défini a priori. Dans un premier temps, Huntington met le développement politique en opposition à la modernisation politique. Chez Lerner, la modernisation politique est marquée plutôt

198 Huntington S. P., « Political Development and Political Decay », World Politics, Vol. 17, No. 3, April 1965, pp. 386-430.

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par la participation politique et la participation électorale. Pour Huntington, cette modernisation politique n’est pas forcément un élément de développement politique. Selon Huntington, la mobilisation politique sans l’institutionnalisation des organisations politiques est une décadence politique. Comme il le remarque:

A balanced view of the politics of contemporary Asia, Africa, and Latin America requires more attention to the «art of associating together» and the growth of political institutions. For this purpose, it is useful to distinguish political development from modernization and to identify political development with the institutionalization of political organizations and procedures. Rapid increases in mobilization and participation, the principal political aspects of modernization, undermine political institutions. Rapid modernization, in brief, produces not political development, but political decay. Dans un deuxième temps, Huntington conteste certaines présuppositions structuro- fonctionnalistes et déterministes de Lerner par rapport à la diffusion de la communication dans les sociétés. Huntington fait remarquer les disfonctionnements qui apparaissent dans la société dans le processus de la modernisation et de la diffusion de la communication :

Increased communication may thus generate demands for more «modernity» than can be delivered. It may also stimulate a reaction against modernity and activate traditional forces. Since the political arena is normally dominated by the more modern groups, it can bring into the arena new, anti-modern groups and break whatever consensus exists among the leading political participants. It may also mobilize minority ethnic groups who had been indifferent to politics but who now acquire a self-consciousness and divide the political system along ethnic lines. Nationalism, it has often been assumed, makes for national integration. But in actuality, nationalism and other forms of ethnic consciousness often stimulate political disintegration, tearing apart the body politic. Comme Huntington le mentionne ci-dessus, la modernisation peut toujours avoir des effets et des conséquences imprévus, et ne peut pas être si bien organisée et programmée que Lerner le prétend dans son ouvrage.

5.2.1.3. Seymour Martin Lipset199

199 Martin Lipset S., « Some social requisites of democracy: economic development and political legitimacy », The American Political Science Review, Volume 53, Issue 01, March 1959, pp. 69-105.

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Examinons maintenant la critique de Seymour Martin Lipset, un intellectuel et un activiste influencé par l’école de Frankfort.

Martin Lipset a soutenu trois thèses dans sa revue : 1- L’empathie n’a pas toujours la même fonction que Lerner en attend ; 2- Le développement disproportionné, comme en Égypte, ne mène pas forcément au désordre, 3- Le plus important élément de la modernisation est l’élément économique et pas l’élément culturel (les médias). Tout d’abord, en doutant des conséquences de l’empathie dans les pays en voie de développement, Martin Lipset remet en question la fonction de l’empathie dans la société.

Martin Lipset soutenait que :

Development of a «mobile sensibility so adaptive to change that rearrangement of the self-system is its distinctive mode» has been the work of the 20th century. Its main feature is empathy, denoting the «general capacity to see oneself in the other fellow’s situation, whether favorably or unfavorably.» (p. 49 ff.) Whether this psychological characteristic results in a predisposition toward democracy (implying a willingness to accept the viewpoint of others) or is rather associated with the anti-democratic tendencies of a «mass society» type of personality (implying the lack of any solid personal values rooted in rewarding participation) is an open question. Possibly empathy, a more or less «cosmopolitan» outlook, is a general personality characteristic of modern societies, with other special conditions determining whether or not it has the social consequence of tolerance and democratic attitudes, or rootlessness and anomie. Le point de vue de Martin Lipset est intéressant quand il parle des «consequences of disproportionate development in one direction or another, and the need for coordinated changes in all of these variables» chez Lerner. Lipset conclut de l’étude de Lerner que «in Egypt, by contrast, the cities are full of «homeless illiterates,» who provide a ready audience for political mobilization in support of extremist ideologies.»

Mais Martin Lipset doutait que ce développement disproportionné soit la cause du désordre. Comme il le mentionne: Deviant cases, such as Egypt, where «lagging» literacy is associated with serious strains and potential upheaval, may also be found in Europe and in

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Latin America, and their analysis, a task not attempted here, will clarify further the basic dynamics of modernization, and the problem of social stability in the midst of institutional change. Contrairement à Lerner, Martin Lipset conclut que le plus important aspect de la modernisation est la lutte de classe dans les pays en voie de développement. Les changements sociaux introduits par la modernisation économique, sont donc les plus importants aspects de la modernisation : A number of processes underlie these correlations, observed in many areas of the world, in addition to the effect, already discussed, of a high level of education and literacy in creating or sustaining belief in democratic norms. Perhaps most important is the relationship between modernization and the form of the «class struggle.» For the lower strata, economic development, which means increased income, greater economic security, and higher education, permit those in this status to develop longer time perspectives and more complex and gradualist views of politics. A belief in secular reformist gradualism can only be the ideology of a relatively well-to-do lower class. Martin Lipset était un structuraliste, contrairement à Lerner qui lui, avait un point de vue non-structuraliste des changements sociaux.200

5.2.1.4. Reinhard Bendix

Reinhard Bendix, professeur de sociologie à l’Université de Californie (Berkeley) et l’un des plus importants sociologues américains de l’époque, critique la simplification de la notion du développement chez Lerner.

D’après Reinhard Bendix201, l’œuvre de Lerner était basée sur cette hypothèse que les sociétés peuvent être classifiées selon un ensemble d’attribues de la modernisation. Selon ces attribues, on peut donner une catégorisation des pays en fonction de leur modernisation relative (une vue dichotomique des changements sociaux).

200 Martin Lipset se tenait à bonne distance de Marx et plutôt à côté de Toqueville quand il croyait que l’amélioration des conditions de vie des couches inférieures était le moteur des changements sociaux vers la démocratie : « Marx argued that the proletariat were a revolutionary force because they have nothing to lose but their chains and can win the whole world. But Tocqueville in analyzing the reasons why the lower strata in America supported the system paraphrased and transposed Marx before Marx ever made this analysis, by pointing out that "only those who have nothing to lose ever revolt”. (Ibid.) Malgré cette argumentation, on peut ramener le point de vue de Martin Lipset plus proche de celui de Marx quand il s’accentue sur le rôle de l’économie dans les changements sociaux. 201 Bendix R. (1964), Nation-building and Citizenship, University of California Press, pp. 382-389.

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Bendix, croyait que le raisonnement de l’œuvre dans le livre de Lerner était parallèle à celui de Rostow (The Stages of Economic Growth). Il compare l’approche généraliste de Lerner à propos de la modernisation occidentale à celle de Marx à propos de l’Angleterre en tant que forme la plus avancée du capitalisme. Lerner, comme Marx, a soutenu alors que les sociétés développées en premier ont passé les étapes du développement graduellement et que les autres sociétés les passeraient plus tard et plus rapidement.

D’ailleurs, en examinant le travail de Lerner, Bendix y voit un usage candide de la « modernisation occidentale comprise comme modèle d’applicabilité générale. »202

Bendix doutait du fait que les changements des quatre éléments modernisateurs de Lerner (urbanisation, alphabétisation, participation au média et participation politique) soient nécessairement associés. En ce sens, Bendix était dans la même direction que Martin Lipset qui dit que : «la documentation statistique que Lerner a rassemblée n’apporte pas une contribution décisive à sa thèse de l’interdépendance fonctionnelle des éléments de modernisation.» 203 Comme le remarque Martin Lipset, le Brésil (et le Liban) étaient des pays qui pouvaient être classés dans le groupe des États démocratiques et qui avaient pourtant un taux d’analphabétisme très répandu.204 Martin Lipset en conclut qu’il n’y a pas forcément de corrélations entre les éléments de la modernisation dont Lerner parle et la société participative. Bendix donc est dans la même ligne d’analyse que Martin Lipset.

D’après Bendix, bien que Lerner affirme que les modèles des modernisations diffèrent d’un pays à l’autre, il se contredit en généralisant son modèle et en considérant qu’il est valide pour la modernisation psychique. En ce sens, Bendix, comme lui-même le dit, est du même avis que David Riesman.

Bendix met aussi en question l’application de la théorie de l’évolution à long terme à des changements d’une très courte période de temps. Ainsi, Bendix critique le principe d’analyse sociale des théories de la modernisation.

202 Ibid, p. 384. 203 Martin Lipset S. (1960), L’homme et la politique, Paris : Édition du Seuil, p. 73. 204 Ibid, p. 69.

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C’est ainsi que Bendix remarque deux facteurs dans l’analyse de Lerner : la séquence et le minutage (timing). D’après lui, si on assume que 1- les attribues de la société en voie de développement changent dans la même ligne que ceux de la société occidentale (modèle occidental) et que 2- tous les aspects de la structure sociale changent d’une manière plus ou moins simultanée et intégrée, alors on pourrait négliger le minutage (timing) de la modernisation ainsi que la séquence des pays qui se modernisent. Il souligne que «despite cautionary comments, the tendency is to substitute a «horizontal» compilation for the «vertical» dimension of history. » 205 Ainsi, Bendix donne l’exemple de la franchise206 qui était répandue en occident depuis des décennies, mais qui a été introduite tout d’un coup dans la plupart des pays en voie de développement (après la deuxième guerre mondiale). Il dit que ces types de différences sont niés quand on catégorise les pays par rapport au droit de vote ou par rapport à l’alphabétisme. Alors d’après Bendix, Lerner néglige les différences entre les pays et entre leurs parcours de changement (le « timing » et la « séquence » des changements sociaux). Comme il le dit: «checklists of attributes of modernization are not likely to yield reliable inference, if–without regard to sequence and timing–their several items are interpreted as indices of approximation to the Western model.»207

Bendix critique donc ceux qui proposaient des alternatives pour l’industrialisation des pays en voie de développement avec une approche évolutionniste marxiste :

Though the recognition of alternate routes to industrialization is a distinct improvement over the unilinear evolutionism of the study by Lerner, the authors abandon the gain they have made when they predict one system of industrialism for all societies in much the same way as Marx predicted the end of class struggles and of history for the socialist society of the future.208

5.2.1.5. David Riesman209

205 Bendix R. (1964), Nation-building and Citizenship, University of California Press, p. 387. 206 Le droit de vote 207 Ibid, 388. 208 Ibid, 389. 209 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press.

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Riesman a été l’un des sociologues théoriciens de la modernisation psychique aux États-Unis. En tant que professeur de sociologie à l’Université de Harvard, il a été une source d’inspiration pour plusieurs sociologues dans les études sur les changements sociaux.

La revue de Riesman sur le livre ‘The Passing of Traditional Society’ a été publiée comme l’introduction du livre. Comme il a été l’une des sources de la pensée sociologique de Lerner, sa révision du livre nous a semblé importante. En effet, en écrivant l’introduction du livre, Riesman fait une revue de la réflexion de sa pensée chez Lerner.

Nous examinerons d’un côté les points de vue de Riesman à propos de la modernisation, et de l’autre côté nous réviserons ses critiques du livre.

5.2.1.5.1. Comment Riesman voit la modernisation dans le Moyen-Orient ?

Tout d’abord, il faut mentionner que l’introduction de Riesman au livre de Lerner contient des jugements de valeurs. Comme Lerner, il juge que la culture conservatrice du Moyen-Orient était sans empathie et que cela était en harmonie avec les conditions historiques du Moyen-Orient de l’époque. Comme Riesman le dit:

I had long wondered how interviewing was even possible in Muslim cultures where relations between strangers of opposite sex were supposed to be jealously guarded and where, as in other traditional societies, an anthropologist might come and live in a community and gradually establish a role for himself, but hardly a passing interviewer whose motives could scarcely be grasped.210 Le paragraphe ci-dessus est un exemple qui nous montre que Riesman croyait que le Moyen-Orient était un cas spécifique dans le monde par rapport à la question des relations hommes-femmes et que la question des femmes, plus généralement, était un problème propre au monde en voie de développement.

210 Ibid, p .1.

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Riesman, comme Lerner, avait un point de vue linéaire par rapport à la question des changements sociaux ; par exemple, il appelait les sociétés en voie de développement « pre-industrial and pre-democratic lands ».211

Riesman croyait que l’on pouvait tracer la ligne des changements sociaux en connaissant les nouveaux faits sociaux (les médias) qui interviennent dans la société : « With wants come new opinions ; with new opinions, new political awareness. »212

Mais il ajoute que: But what happens when peoples skip steps (as, of course, the age-old processes of borrowing and diffusion always facilitate in some measure), moving from preliteracy or illiteracy to the post-literate stage of the mass media, without the individuatio, commercial and managerial skills, and occasional cultivation that accompany print? Mr. Lerner’s book is also a story of pseudo-participants: of mobs on the streets of Cairo or Tehran who have been brought into the new process, though they lack the skills needed to make their new slogans come more nearly true.213 Selon Riesman, le « continuous turmoil », encouragé par les nouveaux médias, est un nouveau phénomène. Ailleurs, il souligne que « as births have outrun deaths, so have opinions outrun opportunities. »214

Riesman fonde son analyse sur la comparaison. La comparaison, généralement hors contexte, l’amène à une vision orientaliste qui tend de dichotomiser la réalité, en créant un pôle comme la tradition (stabilité), et un pôle comme la modernité (changement et dynamisme). Comme il le souligne : «Yet Mr. Lerner, being an American bred in what I suppose is now the world’s leading example of an « ingeniuty culture », does not lose heart as he contemplates the spectrum of Middle Eastern misery. »

Riesman critique aussi le relativisme culturel. Comme il le mentionne :

I recall a young anthropologist telling me how, thoroughly steeped in cultural relativism, he had reacted only sympathetically to ‘his’ tribe of Central American Indians until one day he found he couldn’t stand the way they kicked

211 Ibid, p. 3. 212 Ibid, p. 4. 213 Ibid, p. 5. 214 Ibid, p. 5.

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dogs –all sorts of rites, and what Mr. Lerner would call constrictions, did not faze him, but cruelty to dogs made him squirm. Mais le problème que Riesman ne prend pas en compte est plutôt celui de la modernisation des sociétés et des valeurs de la société par les forces étrangères s’imposant de l’extérieur de la société. La question principale à laquelle Riesman ne répond pas est donc la suivante : Quelle est la différence entre le changement par l’intervention et le changement par le peuple de la même société ?

5.2.1.5.2. Les points de vue de Riesman sur l’œuvre de Lerner

Riesman critique le fait que les répondants aux entrevues de l’enquête sur laquelle le livre est basé n’avaient pas pu assez bien s’exprimer en confrontant les questions étranges, inconnues et non-familières. Riesman croyait que la question de l’empathie est une question relative et culturelle :

I found those interchanges at least as illuminating which went more awkwardly, as where the respondent stood on his privacy, or lacked that ready conversational coin of opinions which the process of the interview presupposed.215 De l’autre côté, en accord avec Lerner, Riesman croyait que les médias du Moyen- Orient engendraient des demandes auxquelles les sociétés ne pouvaient pas répondre: «These media have come to the world stage along with many mass produced consumer goods which have altered the imagery of ambitions out of all keeping with traditional limits.»216

D’après Riesman, bien que la fin de l’époque traditionnelle soit prévisible au Moyen-Orient, cela ne veut pas dire forcément que l’ère des lumières commence. D’après lui, les réformes systématiques au Moyen-Orient ne marchaient pas nécessairement comme Lerner le pensait, à cause du décalage entre les demandes du peuple et la réalité. Comme il le comprenait, il y avait une grande différence entre le passage du Moyen-Orient et de l’Europe vers la modernité du fait que l’Europe n’avait pas devant elle de modèle de la

215 Ibid, p. 3. 216 Ibid, p. 4.

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modernité, comme c’était le cas pour le Moyen-Orient. Donc selon Riesman, Lerner ne fait pas attention à la complexité qu’engendre ce décalage entre les demandes motivées par les éléments modernes et la réalité du quotidien ; cela rend incertain le succès des solutions qui viennent de l’Occident au Moyen-Orient :

Certainly, inventions worked out in the West, such as federalism and judicial protection of minority rights (which offer bulkheads against bigotry in America), seem of scant possibility when ethnic blocs and religious sects, newly armed with slogans and the power to harm, struggle at once to establish an identity and to mark its boundaries. Thus, while we can prefigure the end of tradition, it is hard to envisage the beginning of enlightenment. 217 Finalement, il faut remarquer que Riesman pensait qu’une théorie nait dans un contexte spécifique et qu’elle n’a pas exactement les mêmes effets dans un autre contexte. Il souligne que la théorie du développement, qui théorise une réalité en Occident, pourrait apparaître comme une théorie révolutionnaire dans le monde en voie de développement. Comme il le dit:

In Russell’s sense, a movie image of life in America, for all its documentary detail, is a radical ‘theory’ when it appears on the screens of Cairo, Ankara or Tehran. Yet it is to the credit of Amercian empathy and generosity, as well as to our naiveté, that we have been willing to promote that theory, and to stand throughout the world as apostles of modernity.218 Riesman remarque cependant que les peuples du Moyen-Orient ne sont pas obligés d’adopter soit le plan occidental, soit le sous-développement. En ce sens, Riesman, comme quelques-uns des sociologues de l’époque, critiquait le déterminisme de Lerner:

For it is not only Westerners who find it hard not to assume that the non- Western nations must either fail or follow one of the courses already marked out by the West: as I have already indicated, the nations of the Middle East, hungry for jets and steel plants, are possessed by the same blueprints, either in their Victorian or Soviet forms.219 D’ailleurs, bien que Riesman se soit conformé à la distinction des cultures de courage et des cultures d’ingéniosité faite par Lerner, il croyait, contrairement à lui, que la culture d’ingéniosité ne pouvait pas être importée directement de l’étranger. Comme il le

217 Ibid, p. 7. 218 Ibid, p. 10. 219 Ibid, p. 7.

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disait : « My impression is that the ingenuity needed to escape the all-too-evident impasses in the Middle East can neither be imported nor be locally engendered without a lessening of the dominant male values, what the Spanish term «machismo». »220

5.2.2. Les critiques de la théorisation du livre

5.2.2.1. Morroe Berger221

Morroe Berger, professeur de sociologie à l’Université de Princeton, discute des influences sur Lerner des théories sociologiques classiques à propos des changements sociaux. Berger explique que: « one can see the relationship of his concepts and hypotheses to the formulations of Durkheim and Weber, of Redfield and Riesman. Lerner is studying the transition from mechanical to organic solidarity, charisma to bureaucracy, folk to urban society, and tradition-direction to inner- and other-direction. » Berger critique l’idée de confondre les faits historiques aux faits actuels et les faits sociaux aux faits personnels, ce qui revient d’après lui à une sorte de réductionnisme. Berger discute aussi des problèmes des entrevues et du rapport entre l’intervieweur et le répondant. Comme il le dit « the roles of interviewer and respondent are not so clearly defined in the population Lerner reached ». En fin de compte, Berger a jugé que l’ouvrage était une source parmi d’autres pour l’étude du Moyen-Orient.

5.2.2.2. Harry J. Crockett, JR.222

220 Ibid, p. 7. 221 Berger, M., « Review of the book Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East », Public Opinion Quarterly, 1958, 22: 425-427. 222 Crocket H. J., publié dans Social Structure and Mobility In Economic Development, Edited by Smelser N. J. and Martin Lipset S., Aldine Publishing Company, Chicago, 1966, pp. 290-291.

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Harry J. Crockett, chercheur à l’Université de North Carolina, se concentre sur la crédibilité de la théorie de Lerner. Il croit que les travaux de Lerner, et ceux des sociologues semblables qui font de la recherche sur la modernisation dans le monde en voie du développement, devraient être mieux élaborés et qu’ils devraient pouvoir s’appuyer sur une théorisation profonde des changements sociaux. Crockett faisait remarqué que: Much Work remains to be done before the main sources of empathic ability, other directedness, and creativity may be confidently stated, more before their relations to mobility are established. The works cited advance the hypothesis that persons with greater empathic ability, other-directedness, and creative capacity ought to evince greater upward mobility and less downward mobility in transitional societies. Research on these matters, to my knowledge, has yet to appear.

5.2.2.3. John Gulick223

Gulick, chercheur à l’Université de North Carolina analyse l’œuvre de Lerner d’un point de vue culturel. Il remarque les lacunes de l’œuvre de Lerner dans une perspective culturelle et il critique les conclusions auxquelles il aboutit sur la question de la transition des personnalités.

Selon Gulick, la corrélation entre les quatre facteurs modernisateurs que Lerner a étudiés (urbanisme, alphabétisme, participation aux médias et participation politique) est évidente, mais la faiblesse de Lerner se trouve plutôt dans le fait qu’il n’a pas pu bien théoriser et schématiser cette corrélation.

Selon Gulick, Lerner ne met pas au clair la manière dont il a dérivé les caractéristiques et les éléments du monde moderne pour ensuite en dériver ses présuppositions en vue de ses recherches empiriques. Comme Gulick le disait: « In an appendix, Lerner employs Lazarsfeld’s latent structure analysis to reinforce his thesis that empathy, as evidenced by «opinions» is associated with his other aspects of the modern style. Given his premises, there is no room for argument about the association. »

223 Gulick, J., « Review of the book Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East », American Anthropologist, 1959, 61: 135-138.

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De l’autre côté, Gulick remarque que Lerner ne donnait aucune raison de croire que les peuples des pays « modernes » disposaient des mêmes caractéristiques psycho-sociales que Lerner présentait comme les caractéristiques de la société moderne : «It is obvious that they have learned a style of behavior, cued by the mass media, but if this style amounts to anything more than a «question-and-answer game» in which people have learned to «communicate socially without being personally ‘engaged’» (p. 148), no independent supporting evidence to this effect is provided in this book.»224

Comme le disait Gulick, pour savoir si la société moderne est nécessairement accompagnée par la personnalité empathique, il faut effectuer des études spécifiques pour tester les styles de vie et les personnalités. Il pensait que si une telle étude était faite aux États-Unis, cela ne démontrerait pas nécessairement une corrélation entre la société moderne et la personnalité empathique. Gulick remarque donc qu’il y a beaucoup de présupposés non vérifiés chez Lerner, y compris à propos des sociétés modernes occidentales.

Gulick croit aussi que Lerner n’avait pas pu bien mesurer l’empathie chez les répondants: « The question also remains whether the term «opinion» in this context, really means anything more than a cued response (in contrast to a considered judgment which, indeed, would suggest a degree of true empathy and participation). »225

Un autre point que Gulick mentionne est l’usage de la généralisation dans l’analyse de Lerner. Il croyait qu’on ne peut pas analyser la société par l’examen de la personnalité des individus. Comme il le dit: « This is a startling procedure when one considers that specialists armed with full personality data are hesitant to make such a generalization in cases of cultures less complex than those of the Middle East. »

Dans un troisième temps, Gulick reproche à Lerner de ne pas bien décrire les conditions traditionnelle et moderne : quelle proportion de modernes devrait-il y avoir pour pouvoir qualifier de moderne une société ? Gulick continuait en disant: « Elite and mass in the communications «arena» as Lerner would call it, is certainly a legitimate subject for

224 Ibid, p. 136. 225 Ibid, p. 136.

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study, but it is a different order of discourse from type-personalities, societal typologies, and cultural change. »226

Quatrièmement, Gulick pensait que Lerner, en analysant chaque pays indépendamment les uns des autres se trouvait à surestimer les différences et a sous-estimé les similarités. Nous croyons plutôt que pour Lerner c’est une totalité appelée le Moyen- Orient qui se dirigeait vers la modernisation et cette totalité s’est présenté à lui sous différentes figures (les pays étudiés).

Cinquièmement, Gulick dit que la typologie des personnalités est basée sur les questions mal formulées et que le résultat de cette typologie, en conséquence, ne pouvait pas représenter la réalité des types de personnalités. Gulick continue en disant que:

Personality types are deduced from the number and quality of certain responses. For example, frequent and ready «opinions» on issues transmitted through the mass media are taken as evidence of the empathic personality. «Don’t knows,» and the like, correlated with rurality and illiteracy, are taken as evidence of the constricted personality. The fact that the rural and illiterate are less media-exposed, hence are less likely to have media-cued «opinions,» and the possibility that they are adversely affected by the questionnaire procedure do not daunt Lerner, since he assumes that the type of general response to the questionnaire as such is indicative of personality types. Few if any questions probe subjects on which the rural and illiterate might conceivably be empathic.227 En plus, Gulick soutient qu’il y avait peu de questions sur l’arrière-fond personnel (personal background) des gens et sur son rôle dans leur mobilité psychique. Gulick pensait que pour Lerner et ses collègues le rôle des liens familiaux semblaient si évident qu’ils n’en ont pas vérifiés la portée dans leurs recherches empiriques : «Morroe Berger’s study of Egyptian bureaucracy contains a whole chapter dealing with the very strong influence of kin and other personal ties on persons who presumably fit into Lerner’s Transitional and Modern categories. Lerner’s questionnaire does not and could not reveal this type of phenomenon. » 228

226 Ibid, p. 136. 227 Ibid, p. 137. 228 Ibid, p. 137.

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Gulick souligne que Lerner voit l’ambivalence des passeurs dans un contexte communicationnel mais qu’il néglige le facteur individuel : «Lerner’s image seems to be that the Traditional simply fades away in the face of the Modern. General evidence is sufficient to say that culture, embodied in persons, does not change in this way.» 229

À la fin, Gulick conclut que Lerner aurait dû mieux limiter sa population d’analyse aux élites et améliorer son encadrement théorique :

If Lerner had been content just to analyze the development of a modern communications elite in the Middle East, which seems to be his basic interest anyhow, the very serious faults in this book would have been avoided. Better still, a willingness to utilize some of the insights from the study of cultural dynamics could have enabled him to propose some very stimulating cross- disciplinary hypotheses ... Tempting inferences must be tested and checked against direct observations of communications behavior in the full behavioral context.230

5.2.2.4. Malcolm N. Quint231

Malcolm N. Quint232, qui a fait de la recherche sur la question des changements sociaux au Moyen-Orient, critique le fait que Lerner ait négligé l’interaction entre les éléments modernes et les éléments traditionnels. Il critique aussi le fait que Lerner réduisait l’effet des éléments modernes à l’acceptation des valeurs modernes par les peuples du Moyen-Orient. Comme Quint le dit « The rejection of traditional values is indeed difficult and, though one may overtly reject or derogate these rules of life, one may not so easily escape them since, on the unconscious level, behavior is regulated by them. »

Selon Quint, Lerner construit les notions de « traditional », « transitional » et « moderne » comme des idéals-types, et il essaie de baser sa théorie sur ces idéaux-types. D’après Quint, il n’y a pas d’idéaux-types pour ces catégories. Quint croyait que le Moyen- Orient avait encore un long chemin à faire pour arriver à la « fin » de la modernité et que

229 Ibid, p. 137. 230 Ibid, p. 137. 231 Quint M. N. « Review of The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East by Daniel Lerner », The Middle East Journal, Vol. 13, No. 1, Winter 1959, pp. 99-101. 232 Malcolm n. Quint est l’auteur de « The Idea of Progress in an Iraqi Village » paru en automne 1958 dans le Middle East Journal.

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même les modernes du Moyen-Orient sont des passeurs vers la modernité occidentale. Comme il le dit: Dr. Lerner and Pevsner have, despite their own warnings, fallen into error when they attempt to identify and analyze the end stages of transformation. In a sense this error is relatively unimportant since they chart the changes which occur on the human level. The only category which has real relevance today is that of the transitional since both the «traditional» and the «modern» are merely «ideal types» in the Max Weber construct for the analysis of the all-important transitional. Malgré les critiques qu’a fait Quint de Lerner et de son œuvre, il avait lui-même un esprit modernisateur dans sa critique. La croyance à la fin de l’histoire et la naissance de l’homme moderne sont les signes de ce point de vue chez Quint.

5.2.3. Les critiques méthodologiques 5.2.3.1. Elie A. Salem233

Elie A. Salem234, chercheur à l’Université The Johns Hopkins, trouve que le livre était un livre sérieux et utile, mais il critique la méthode sociologique de Lerner ainsi que son application des termes. Salem critique d’abord l’application de certains termes par Lerner: «While Professor Lerner’s assumption that the Syrian-Egyptian method tends toward «bolshevization» (p. 85) is in a sense true, the use of this term without great reservation and explanation can be both dangerous and misleading. » D’ailleurs, Salem doutait de la conclusion de Lerner à l’effet qu’il y aurait une tendance vers le sécularisme en cours (dans le processus de la modernisation) et que cette tendance se déroulait à l’échelle globale. Il croyait aussi que les défauts de « The Passing of Traditional Society » étaient essentiellement des défauts concernant à la méthode sociologique. Il pensait que Lerner n’avait pas la liberté de spéculer sur les courants souterrains au Moyen-Orient, comme

233 Salem E. A., « Review of The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East », Political Science Quarterly, Vol. 74, No. 1, March 1959, pp. 127-129. 234 Son premier livre a été Modernization without Revolution: Lebanon’s Experience, Indiana University Press (1973).

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l’islamisme, le nationalisme et le communisme, et cela à cause des limites des données statistiques. Comme il le disait : «These are determining factors in the shaping of the modern mind of these peoples, yet their impact is left vague and sketchy in an otherwise exhaustive treatment. » Salem critiquait aussi la généralisation de quelques exemples (ou de quelques échantillons) à toute la population : « «One» Jordanian said: «Look at the Palestinians. They listened to the radio and God destroyed them. » On the basis of this «one» the author made the following pronouncement (p. 96): «Transjordanians even attribute the ills that befell the Palestinian refugees to God’s wrath over their consorting with these new-fangled media. » »

5.2.3.2. J. S. Badeau235

J. S. Badeau, ambassadeur des États-Unis au Caire (United Arab Republic) de 1961 à 1964, critique les jugements de Lerner à propos du Moyen-Orient, ainsi que sa démarche méthodologique. D’après Badeau, le vrai Moyen-Orient est différent de ce que Lerner décrit.

Selon Badeau, c’est une faute commune dans les études sur le Moyen-Orient que de généraliser les cas étudiés. En mettant en question les jugements politiques du livre, il croyait improbable que l’Égypte tombe aux mains des islamistes.

Selon lui, le problème du développement au Moyen-Orient n’était pas la question de la capacité d’empathie mais plutôt celle de la capacité (et des moyens) de changer la condition traditionnelle. Comme il le mentionnait, «Those working in the field of rural development find that most peasants know in general what they need for improvement-the problem is to help them imagine the «implements» of change rather than the «objects» of change.»

Au total, il considérait cependant l’ouvrage comme une bonne étude des changements au Moyen-Orient: «Here is a solid piece of social research that is

235 Badeau J. S., « A review of The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East », The American Political Science Review, Vol. 53, No. 4, Dec. 1959, pp. 1133-1135.

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indispensable in judging the rapid social changes that increasingly engulf Middle East society.»

Il faut remarquer que même dans la rhétorique de ce diplomate américain de l’époque, le Moyen-Orient est présenté comme une société et pas comme des sociétés. Cette tendance de mettre tous les pays du Moyen-Orient dans un ensemble était un courant de pensée chez les sociologues et les politologues de l’époque aux États-Unis.

5.2.3.3. Ernest Dawn236

Ernest Dawn, professeur d’histoire à l’Université d’Illinois, se concentre sur les lacunes du livre au niveau des données statistiques concrètes.

Le noyau de la théorie de Lerner, dit-il, une théorie qui réunit toutes sortes de théories de la modernisation avec la notion d’influence européenne dans le monde non- européen, est l’empathie.

Dawn trouvait que le haut taux de participation aux médias n’indiquait pas nécessairement l’affaiblissement des formes traditionnelles de l’autorité ni le mouvement vers les styles de vie participatifs : «That a high rate of media participation indicates a weakening of the traditional forms of authority and movement toward what Lerner understands by «participant lifeways» is a doubtful proposition. »

Dawn pensait que le fait de mesurer la corrélation entre la participation aux médias avec les indicateurs électoraux et les indicateurs d’urbanisation n’était pas suffisant pour prouver les suppositions de Lerner à propos de l’émergence de la société de participation.

Dawn mentionnait qu’une ville du Proche Orient n’est pas une zone urbaine dans le sens que Lerner donne à ce terme. D’après lui, d’autres études démontrent l’importance des liens personnels et familiaux dans ces zones urbaines. Comme il le remarque:

The Near Eastern town, regardless of size, is not an urban area in Lerner’s sense, and Syrian and Lebanese elections, at least, have been characterized by

236 Dawn C. E., « Review of The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East », The American Historical Review, Vol. 64, No. 3, Apr., 1959, pp. 660-661.

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a much higher degree of electoral participation in the villages than in the towns. Other studies as well as personal observation, moreover, testify to the continued vitality of family and personal ties, even among those elements most exposed to modernization. Finally, in discussing political developments, Lerner has relied on a literature that is rich in opinions but very poor in concrete data. Dawn pensait que bien que l’argumentation de Lerner à propos du développement politique soit riche en théorie, elle était en fait très pauvre en matière de données concrètes.

En général, Dawn trouvait le livre stimulant et précieux. Il l’a reçu comme un effort d’appliquer les techniques de recherche portant sur l’opinion à la vie sociale et politique du Proche Orient. En même temps, il croyait que Lerner avait échoué à bien établir la connexion entre la recherche empirique et la théorie.

5.2.3.4. Wilbur Schramm237

Wilbur Schramm, chercheur à l’Institute for Communication Research, tente de montrer dans la recherche de Lerner le manque des liens pertinents entre la croissance des communications et la croissance économique.

Schramm citait le rapport de l’UNESCO de 1961 sur le revenu (per capita), le taux d’alphabétisation, l’urbanisation et l’industrialisation dans les pays en voie de développement, ainsi que les travaux semblables à ceux de Lerner, soit ceux de Greenberg et de Harbison. Il disait : «as national per capita income, unbanization, and industrialization increase, so does literacy, and with it the circulation of newspapers; so do the broadcasting facilities and the number of radio receivers, and all other measures of media participation. »238

Ce qui intéressait le plus Schramm était donc plutôt le rôle de la diffusion de l’information et de l’éducation dans la croissance économique et conséquemment dans le

237 Shramm W. (1964), The role of Information in National Development, Stanford, Calif.: Stanford University Press, pp. 41-50. 238 Ibid, p. 48.

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développement. Selon lui, c’est l’homme éduqué, informé, conscient et moderne qui a rendu possible l’instauration de la modernité.

En général, Schramm touvait qu’il aurait été préférable de faire une analyse de l’interaction entre la communication et le développement économique.

5.3. La conclusion

Dans ce chapitre, nous avons catégorisé les revues de l’ouvrage en trois groupes : les critiques axées sur l’applicabilité de la modernisation, les critiques axées sur la théorisation du livre et les critiques axées sur la méthodologie du livre.

Les critiques axées sur l’applicabilité de la modernisation sont plutôt influencées par la sociologie critique et par la sociologie comparative et historique; elles ont une attitude critique envers l’approche structuro-fonctionnaliste et la tendance à la généralisation de l’école de la modernisation. Les plus éminents sociologues dont nous avons parlé se trouvent dans cette catégorie, comme Bendix et Martin Lipset.

Les critiques axées sur la théorisation du livre se sont penchées plutôt sur la critique de la généralisation qui passe de l’individu à la société et sur la possibilité d’attribuer les caractères psychiques occidentaux aux changements de la personnalité au Moyen-Orient .

Les critiques axées sur la méthodologie du livre se sont concentré plutôt sur la relation entre les données empiriques et la théorisation dans l’ouvrage de Lerner.

En conclusion, quelques remarques s’imposent :

Premièrement, il faut mentionner que le Moyen-Orient est présenté par la plupart des auteurs de l’époque comme un tout plus ou moins homogène. L’esprit des critiques de l’époque nous montre que le Moyen-Orient est encore pour le monde occidental un monde mystérieux à découvrir, la seule chose certaine étant la nécessité pour ce monde de s’engager sur la voie du développement et du progrès.

Le Moyen-Orient semblait un phénomène unique pour les observateurs occidentaux car d’un côté c’était un monde musulman, traditionnel et conservateur, alors que de l’autre

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côté c’était un monde plein de contradictions que sa valeur géostratégique et économique exposait aux dangers du bolchévisme, du radicalisme et de la violence. Les contradictions de ce « monde mystérieux » sont simultanément la cause de sa haine et de son enthousiasme envers l’Occident.

Deuxièmement, pour les critiques de l’époque, le Moyen-Orient se trouve au moment où il doit « être découvert » et pas au moment de « se découvrir » lui-même. Le monde occidental doit l’analyser, l’étudier et le diriger dans son cheminement historique. La nécessité de la reconnaissance de soi et de la représentation de soi des sociétés du Moyen-Orient est négligée dans les critiques.

Troisièmement, nous pouvons constater que l’esprit de la pensée sociologique américaine de l’époque était un esprit évolutionniste. Pour les sociologues américains des années d’après-guerre, l’histoire se termine avec la démocratie américaine. La seule question qui reste est celle de savoir comment moderniser les sociétés retardataires. Aucune des critiques que nous avons examinée ne discute du noyau dur de la question de la modernisation. L’intervention américaine en faveur de la modernisation semblait une obligation pour la sociologie américaine de l’époque et les critiques adressées à Lerner tournaient autour de son étude empirique et nullement autour du procès de modernisation en tant que tel.

Quatrièmement, sauf pour quelques exceptions comme Bendix, Riesman et Martin Lipset, les revues de l’ouvrage ne mettaient en doute l’applicabilité du processus de la modernité occidentale dans le monde en voie de développement. Les questions principales des revues tournaient autour de la manière selon laquelle Lerner essayait d’anticiper la mise en place de ce processus occidental.

Cinquièmement, on pourrait remarquer que la plupart des critiques se sont éloignées de l’approche fonctionnaliste de Parsons et se sont approchées plutôt des approches fonctionnalistes plus récentes et plus empiriques comme celle de Merton; cette approche permettait de mieux analyser les disfonctionnements du système social moderne dans la société en voie de développement.

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En bref, les conceptions que nous avons révisées dans ce chapitre, nous ont démontré que le livre « The Passing of Traditional Society » était un bon accompagnement de l’expansionniste américain de la guerre froide et que le « fatalisme développemental » était présent chez la plupart des sociologues américains de l’époque. Les revues nous ont montré que le livre s’inscrivait bel et bien dans le courant de la pensée sociologique de l’époque. Il faut mentionner, bref, que l’aspect hégémonique de la théorie de la modernisation n’a jamais été remis en question dans les revues, mais seulement la manière de l’appliquer et de mettre en forme la théorie de la réalité incontournable qu’était la modernisation.

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6. Conclusion ; de quelle empathie parle-t-on ?

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Le tiers monde n'est pas une réalité mais une idéologie.

Hannah Arendt

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Je commence la conclusion de ce mémoire de maîtrise avec une courte relecture de la vie d’un personnage historique ; Heinrich Himmler.

Heinrich Himmler est bien connu dans l’histoire de l’Allemagne Nazie. Il était le « chef de la police allemande, commandant en chef de l’armée de réserve de la Wehrmacht et ministre de l’intérieur du Reich ».239

Himmler avait une personnalité contradictoire. D’un côté, il était sympathique dans la vie privée et, de l’autre côté, il était le chef de la machine génocidaire des Nazis. Peter Longerich décrit sa personnalité ainsi :

Le corps de protection de l’État, ce qui dans l’esprit de Himmler, devait devenir la SS, fut aussi pour lui une sorte de protection personnelle, un bouclier derrière lequel il lui fut possible d’assouvir ses penchants tout en dissimulant ses faiblesses. Plus Himmler a transféré son code de comportement personnel sur la direction de la SS, plus il s’est développé en même temps que sa fonction, plus la personne privée qu’il était a disparu derrière le Reichsführer-SS. 240 Himmler avait la même personnalité sociale comme le chef de la SS que comme père de sa fille, la seule différence entre les deux étant l’objet de l’empathie ! Comme je l’ai dit, l’empathie dans le sens lernérien est la capacité de s’imaginer dans la situation

239 P. Longerich (2008) (traduction en français : 2010), Heinrich Himmler, Paris : H. d'Ormesson, c2010, p. 9. 240 Ibid, p.14.

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d’autrui. Dans ce sens, Himmler était une personne très empathique avec ses proches et avec les dignitaires du Reich, mais pas avec les ennemies des Nazis. C’est pour cela qu’il a pu s’imaginer dans la situation de sa fille, mais pas dans la situation des Juifs, car il avait été dressé à être empathique avec la haine du pouvoir pour ces derniers.

J’aimerais refermer cette parenthèse à propos de Himmler sur la conclusion suivante : selon moi, la question du livre est incorrecte à la base ; il n’y a pas de «personnalité» empathique puisque c’est là un caractère qui appartient, sous différentes formes, à tous les peuples et à toutes les cultures. Le livre ne pouvait donc pas trouver ce qu’il cherchait, car une telle personnalité n’existe pas, tout son effort se résumant alors à définir la culture particulière dont le colonialisme à l’américaine cherchait à assurer le développement dans les états clients.

Donc le livre s’intéresse plutôt à la propagation de l’empathie à l’égard d’éléments déjà définis par les modernisateurs. Ainsi, le livre s’intéresse à une forme particulière de développement et non pas au développement humain en général.

D’après Gilman, les européens ont toujours essayé de définir leur identité par opposition à celles des non-européens.241 Il croyait que la modernisation était un slogan qui donnait une nouvelle figure au colonialisme. C’est en ce sens que Gilman s’est efforcé de montrer que la modernisation avait comme but d’introduire des forces modernisatrices dans les pays en voie de développement afin d’attirer ces pays dans la sphère d’influence du « monde libre ». Gilman expose bien la pensée dichotomique de la modernisation qui conduit à réduire le monde non-occidental à la simple logique du « sous-développement » :

According to modernization theorists, modern society was cosmopolitan, mobile, controlling of environment, secular, welcoming of change, and characterized by a complex division of labor. Traditional society, by contrast, was inward looking, inert, passive toward nature, superstitious, fearful of change, and economically simple. All of the countries of Latin America, Asia, and Africa were unified within the single category of «traditional».242

241 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 28. 242 Ibid, p.5.

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Le modèle de la modernisation que Lerner construit dans son livre est celui d’une modernisation imposée et importée des États-Unis. Cette modernisation suppose l’existence d’une société de masse, d’une société sans défense, sans autonomie et sans conscience de soi : une société sans voix, incapable de saisir et de comprendre ce qui lui fait face ! Les citoyens de cette société ne sont pas en mesure de résister aux visions normatives qu’on leur propose. La société qui fait l’objet de la modernisation qui lui arrive de l’extérieur est une société qui est impressionnée par les éléments modernes et par le paradis qu’est le monde moderne. Cette société devient donc une société de plus en plus aliénée qui ne pourra ressusciter qu’une fois qu’elle aura perdu toute capacité critique et tout souvenir de ses orientations propres.

La modernisation telle que théorisée par Lerner est donc une marchandise offerte aux peuples sous-développés, des peuples qui ne la méritent pas mais qui sont invités à faire l’essai de cette marchandise. Ces peuples forment des sociétés sans défense où le rôle des acteurs locaux n’est pas considérable. En somme, l’attraction de cette marchandise retire aux acteurs et aux intellectuels locaux toute capacité de réflexion et de délibérations. La modernisation réduit ainsi par avance les travaux des intellectuels locaux à la valeur marchande. C’est pour cela qu’il n’y a pas de rôle pour les intellectuels locaux des pays étudiés dans le livre de Lerner : il y a seulement des « passeurs » qui sont tout disposés à se jeter sur les miroirs aux alouettes.

D’un point de vue plus général, l’école de la modernisation a donc fonctionné comme une recette des médecins pour manipuler l’organisation des sociétés en voie de développement. La tendance à la manipulation des organisations sociales se voit aussi dans les conceptions économiques de cette même école de pensée. Par exemple, comme Gilman le remarquait, Rostow a défini le développement économique comme « national income growth » et comme « capital accumulation ».243 Rostow a ainsi réduit le développement économique à la croissance de la valeur monétaire, telle qu’elle s’apprécie par l’intermédiaire du dollar américain ! En utilisant le modèle de la croissance de Rostow, les pays s’engagent donc à augmenter la valeur monétaire de l’économie par deux moyens : 1-

243 Ibid, p. 162.

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en transformant l’économie traditionnelle réelle en économie d’échange monétaire, 2- et en consolidant la valeur de la monnaie nationale en vue des échanges internationaux.

Par ces exemples, on se rend compte du fait que l’école de la modernisation était assujettie aux intérêts stratégiques (économiques et politiques) des États-Unis. Ce n’est pas surprenant que l’école de la modernisation ait été supportée par les fondations américaines et qu’elle ait souvent servi à préparer des champs d’influence dans le monde en voie de développement.

La désorganisation des sociétés par l’intermédiaire de la modernisation pourrait être son principal résultat. La modernisation psychique, par exemple, avait clairement pour but de créer une nouvelle forme de «l’imagination de soi» chez les peuples en voie de développement et cela afin de les convaincre de regarder l’Occident quant à la manière de prendre position dans le processus du développement.

Il faut donc comprendre l’idée de la modernisation psychique par le détour de l’idée d’intervention américaine. L’interprétation américaine du « White Man’s Burden »244 a mené la politique états-unienne, d’abord isolationniste, vers l’intervention, vers l’intervention bienfaitrice destinée à mener les peuples vers la prospérité et la modernité.

Les théories de la modernisation en gros, ont balisé le chemin de l’intervention américaine en faveur du développement dans le monde postcolonial ; que cette intervention ait eut recourt aux moyens militaires ou l’aide humanitaire, l’objectif bien-pensant d’assurer ainsi le développement humain n’a jamais manqué de défenseurs et de théoriciens. C’est ainsi que la théorisation de la modernisation psychique n’est pas une théorisation sociologique et scientifique, mais un programme d’assimilation psychique qui masque les jugements de valeur sur lesquels il repose.

Comme nous l’avons fait ressortir dans notre discussion, l’empathie, en tant que telle, est la base de toute imagination morale, dans toute société. Lerner, par contre, n’a pas parlé pas d’empathie en tant que telle mais de l’empathie éprouvée par les peuples en voie de développement à l’endroit des modèles de ce qu’il appelle «le monde moderne». L’empathie, telle que décrite par Lerner, porte donc l’esprit impérialiste américain : le

244 Kipling R., « The White Man’s Burden », Mcclure’s Magazine, February 1899, VOL. XII., No. 4.

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dominé doit avoir de l’empathie pour le dominant. C’est pour cela que tout se ramène aux questions suivantes : Quelle empathie, par qui et pourquoi ? Les réponses de Lerner seraient les suivantes : l’empathie que les hommes traditionnels éprouvent à l’égard des modèles et des hommes occidentaux dans leur désir de devenir modernes !

Dans un autre ordre d’idée, Lerner n’a pas rendu compte du processus de la normalisation dans les sociétés en voie du développement. Conséquemment, il n’a pas bien étudié la manière par laquelle les éléments modernes interviennent dans la société en transition. De fortes tendances conservatrices dans les sociétés traditionnelles du Moyen- Orient ont toujours été un obstacle contre l’intériorisation des éléments modernes. Les éléments modernes, en intervenant dans les sociétés traditionnelles du Moyen-Orient, sont donc intégrés d’une manière inattendue par chacune des catégories sociales qui les interprètent et les assimilent à sa manière. Il n’y a donc pas de modernisation unifiée.

Cette négligence du processus de la normalisation nous explique l’échec du modèle universaliste de Lerner. David Potter, historien, a aussi fortement critiqué la projection de l’histoire américaine, comprise comme une histoire sans conflit, et sa transformation en interprétation du monde en voie de développement. D’après lui, l’abondance du continent américain est la clé de la compréhension du manque des grands conflits sociaux permanents et récurrents. D’après lui, si l’on pouvait exporter cette abondance, on pourrait certes exporter la stabilité sociale.245 Potter soulignait le fait que lorsqu’une réalité est sortie de son contexte, il n’y a plus rien à analyser. De ce point de vue, le travail intellectuel de l’école de la modernisation a été l’équivalent du fait d’arracher deux pages au beau milieu de deux ouvrages différents et de comparer ces pages au lieu de comparer les livres !

C’est pour cela que la réduction des changements sociaux aux changements des personnalités a mené Lerner à négliger le processus de la normalisation dans le pays étudiés. Pour lui, la normalisation des éléments modernes dans la société est un processus universel et donc il ne restait pour lui que de l’étude des personnalités.

Le fait que Lerner croyait que la modernisation de la société était la somme des modernisations individuelles revient à dire que la société n’a pas d’identité (ni de réalité)

245 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, pp. 66-67.

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en elle-même et que la création « d’hommes nouveaux » peut se dérouler sans entrave. En ce sens, comme je l’ai remarqué, Lerner n’a pas tant procédé à la construction d’une analyse sociologique qu’il a produit un programme d’intervention.

Dans l’esprit de cette intention pratique et de ce projet d’intervention, les théoriciens de la modernisation psychique sont partis de la présupposition selon laquelle ce sont certaines transformations psychiques des gens qui mènent une société à la modernité ; or, un autre projet d’intervention pourrait être basé sur la présupposition inverse. On pourrait proposer des programmes massifs d’immersion des individus dans des sociétés modernes ou mettre en place d’une manière autoritaire des institutions et des obligations modernes qui auraient tôt fait de transformer les traditionnels.

Lorsqu’on fait de la personnalité la base de la transformation sociale, on retire à la sociologie le moyen de faire la distinction entre la société, les foules et les individus. Comme le disait Gilman « Shils saw mass culture as a way of «providing something for everyone» without conceding them true political power. »246 La modernisation est ainsi associée à la culture de masse et à la disparition de la société en tant que telle comme la base de l’analyse sociale. Dans la même ligne d’analyse, Gilles Gagné croit que les théories de la modernisation ont une approche impériale et qu’elles prolongent le programme des empires anciens : limiter la capacité politique des sociétés dominées en divisant les élites, en contrôlant leurs conflits extérieurs et en aménageant à l’intérieur de l’empire un espace de liberté individuelle.247

Je conclus en disant que pour Lerner, la fin de l’histoire est arrivée : la société de participation ! Il a donc proposé au Moyen-Orient la feuille de route la plus susceptible d’y conduire. Par contre, cette feuille de route a échoué à établir un nouvel ordre moderne au Moyen-Orient. L’homme moderne n’a pas été réinventé et le chaos et la désorganisation sociale a été dans plusieurs pays le principal résultat de cette entreprise.

Avant de finir mes discussions, il me faut remarquer que tout cela, n’a pas été une apologie conservatrice pour féliciter la tradition et le mysticisme, qui sont, le « cheval de Troie » du libéralisme de nos jours, mais pour repenser l’entremise du monde subalterne à

246 Ibid, p. 54. 247 Mes discussions avec Gilles Gagné, Juin 2015.

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propos de tout ce qui s’impose à lui, sans cesse par les évaluations sociales rapides et les destructions massives des sociétés et de la nature. Je me sens assez sympathique avec les phrases d’un sociologue iranien selon lequel :

Le hindouisme a offert ses passions aux animaux et aux plantes, mais les a retenues des êtres humains … La solution ne serait pas de revenir à la passion du système indien de caste, mais de limiter le même empirisme excessif auquel le système Schopenhauerien laisse la société, car, comme nous l’avons démontré, selon ce dernier, la passion veut dire s’abriter à l’art et à la philosophie, et se vider de la volonté obscure et laisser le monde réel à la science empirique. Il serait difficile de trouver une solution pour le processus actuel de la destruction de la nature humaine, animale, végétale et matérielle avec le mysticisme et l’art ou bien avec l’oubli des destructions du modernisme. Car ces types d’approche, laissent ouvert le champ pour l’empirisme non-réflectif et le positivisme et l’assaut de la technologie non- contrôlée. En d’autres termes, la critique mystique et moraliste de la société moderne, aboutit à la pire idolâtrie de la science et de la technologie.248

248 Yousef Abazari (2010) Kherad-e-jame’e shenasi (Sociological Reason). 3rd edn. Tehran: Tarh-e-no’w, p. 103. (Traduit par l’auteur de mémoire)

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