DOMINIQUE VOYNET Une vraie nature DU MÊME AUTEUR

Maurice Titran, pédiatre, un rebelle chez les bébés, Éditions de l'Atelier (1996) Un lourd silence, Seuil (à paraître en février 1999) Murielle Szac

DOMINIQUE VOYNET Une vraie nature

Plon © Plon, 1998. ISBN 2-259-18826-5 Pour Marie-Claire et Laurence.

Prologue

Le jour où Voynet a dit non à Jospin

Lundi 2 juin 1997

Elle lui dit non, avec son plus beau sourire. Non, je ne veux pas être ministre de ton gouvernement. Non, décidément non, trouves-en une autre. observe la jeune femme blonde assise en face de lui, interloqué. Il connaît bien le caractère imprévisible de Dominique Voynet, depuis que leurs deux partis ont fait alliance. Mais, cette fois, la chef de file des Verts dépasse tout. Le voici Premier ministre de la depuis quelques heures, grâce notamment à un accord histo- rique entre les socialistes et les écologistes, et celle qui doit naturellement prendre place à ses côtés l'envoie pro- mener ! Qu'elle exige plusieurs ministères pour les Verts, c est le jeu politique. Qu'il lui oppose une fin de non- recevoir, c'est son choix stratégique. Mais qu'elle décline l'offre pour elle-même... Au début, la liste d'écolos ministrables qu'elle lui a brandie sous le nez lui a paru de bonne guerre. Lionel Jospin a appris en fréquentant les Verts qu'ils se méfient traditionnellement de leurs leaders. Dominique Voynet a été mandatée pour lui soumettre ces candidatures, elle s exécute. « Nous avons décidé ce matin que nos nouveaux députés ne pouvaient pas être ministres », lui a-t-elle lancé en remplissant sa mission. Lionel Jospin a jeté un regard entendu à son complice Claude Allègre, enfoui dans le fauteuil voisin. Puis il a servi à la chef de file des écolos une réponse catégorique, à utiliser comme justification auprès de ses militants verts : « Je veux une femme, jeune, connue, qui n'a pas été battue par les électeurs. Ce ne peut être que toi. » Pourtant Dominique Voynet ne lâche pas le morceau aussi facilement. Lorsqu'il lui a téléphoné, tout à l'heure, à l'hôtel de l'Assemblée nationale où elle venait de poser sa valise, il pensait que tout cela ne serait qu'une formalité. Mais la Franc-Comtoise est têtue. « Moi je ne vois pas pourquoi tu refuses un candidat qui a échoué devant les électeurs. Je trouve qu'il y a parfois plus de grandeur à être battu dans une circonscription dif- ficile qu'à être vainqueur dans un fief historique de la gau- che », plaide-t-elle. Lionel Jospin soupire. Cet entêtement de Voynet l'intrigue plus qu'il ne l'agace. D'autant qu'il vient de céder en lui proposant un grand ministère englo- bant non seulement l'Environnement mais aussi, et placé en tête, l'Aménagement du territoire. Quand on fait de la politique avec un tel acharnement, un gros portefeuille ministériel est un aboutissement formidable : ils en rêvent tous. Si la petite Voynet n'était qu'un amateur, on pourrait comprendre, mais Jospin sait à quoi s'en tenir. Sa religion est faite depuis longtemps : cette femme est une vraie poli- tique, douée et ambitieuse. Alors, que se passe-t-il ? Sur le fauteuil, en face du chef de file des socialistes, Dominique Voynet est parcourue de sentiments contra- dictoires. Moment exquis de se sentir courtisée, unique. Moment effrayant de ne plus pouvoir reculer, décider de sa vie, n'en faire qu'à sa tête, être libre. Tentation déli- cieuse d'être celle qui pèse, qui agit. Refus d'endosser la peau d'une carriériste, parjure à ses électeurs. Elle se revoit la veille encore, chez elle à Dole, dans son , un verre de champagne à la main, grisée par son élection de députée, embrassant sa famille, ses amis, ses militants et tous les gens venus fêter sa victoire dans la rue. A tous elle a juré qu'elle n'irait pas à Paris. Sauf pour les représenter à l'As- semblée. Elle l'a promis mille fois pendant sa campagne. Jurassienne parmi les Jurassiens. Que vont penser ses élec- teurs d'une telle volte-face ? Comment ne se sentiraient- ils pas trahis, si elle accepte la proposition de Jospin ? L'idée de renforcer encore un peu plus son étiquette de « nana qui roule pour elle » la met mal à l'aise. Soif de pou- voir et désir de vertu s'entrechoquent. Il n'y a pas que les Dolois qui ont besoin d'elle. Domi- nique Voynet ne veut pas laisser les Verts seuls dans un moment aussi crucial de leur histoire. Ils ne peuvent pas mûrir sans elle. Qui saura jouer le rôle d'aiguillon de la majorité, puis calmer le jeu avant que la contestation ne fasse éclater la majorité plurielle ? Ministre, elle perdrait sa liberté de parole. Les écolos, eux, se retrouveraient sans gouvernail. C'est périlleux aussi pour Jospin. « Tu auras besoin que je sache canaliser la fougue des Verts à certains moments », le prévient-elle. Et puis il y a Jeanne. Jeanne qui aura trois ans la semaine prochaine. Accepter, ce serait se lancer dans une vie de dingue, ne plus voir sa fille qu'entre deux portes, lui faire quitter sa province pour l'univers parisien. La laisser grandir loin, trop loin d'elle. Devenir une mau- vaise mère. Jospin attend. A cet homme qui s'occupe désormais du destin de la France, Dominique Voynet livre ses états d'âme de maman : « Je ne me sens pas le droit de la priver des grands espaces, de la nature et encore un peu plus de la présence de sa mère. J'ai des responsabilités vis-à- vis des Verts et des Français, mais j'en ai aussi à l'égard de ma fille. » Elle vient d'abattre sa dernière carte. Le Premier ministre l'a écoutée, courtois, habile. Il ne hausse pas les épaules. Au contraire. Ce qu'il entend le confirme dans son intuition : il a besoin de Voynet dans son gouvernement. Elle seule est capable de lui opposer ce genre d'arguments. Elle pèse le pour et le contre, comme s'il était le directeur du personnel d'une grosse boîte et qu'il la recrutait pour un poste de cadre sup ! Elle n'est pas du sérail. Elle ressemble aux Français. Mais Dominique Voynet est aussi une vraie politique. Et Jospin connaît assez la nature humaine pour savoir, d'ores et déjà, qu'elle va accepter. « Réfléchis jusqu'à demain. Je veux bien appeler Marie-Christine Blandin comme tu me le demandes. Mais elle ne voudra sûrement pas abandonner sa présidence de région dans le Nord-Pas- de-Calais. Si elle refuse, ce sera toi. Ou personne. » Voynet a bien compris. Ça y est, il va falloir sauter. Sans avoir « goûté » l'eau du bout de l'orteil avant de plonger. Il lui reste à se faire à l'idée. Et à convaincre les autres.

Mardi 3 juin 1997

La nuit n'a pas porté conseil. Voynet se joue encore la comédie sur l'air du « je n'irai pas ». Elle espère qu'une solution va émerger de la réunion du collège exécutif des Verts. Mais, dans la confusion générale, la plupart des membres de cette instance dirigeante se portent candi- dats pour devenir ministres ! Tous autant qu'ils sont voient le destin sonner à leur porte... Dominique Voynet est stupéfaite. L'incapacité à réagir collectivement en un pareil moment la laisse pantoise. Devant cet étalage d'égoïsmes, la déception la submerge. Elle quitte la réu- nion sans qu'aucune décision ne soit prise, au milieu des chamailleries. Dans l'escalier, elle croise Pierre Radanne, un ami de toujours. Lui seul comprend que les larmes qu'elle ne retient plus sont celles du désarroi. Pas de tris- tesse, juste de la lassitude de voir ses amis réagir en ne pensant qu'à eux. Devant cette pagaille, il semble évident que seule Dominique peut et doit assumer la responsabi- lité offerte. « Rentre te reposer à Dole, lui conseille-t-il affectueusement. Nous savons toi et moi que tu n'y cou- peras pas. Mais il faut que ce soit humainement viable et que tu fasses abstraction de toutes ces combinaisons. Ça va se calmer. » « Je garderai longtemps cette image unique, décalée, d'une femme en souffrance devant un choix personnel, alors même que les autres trépignaient derrière, brûlant d'envie de devenir ministres, confie Pierre Radanne. A ce moment précis, elle n'est pas atti- rée par le rituel de ministre. Ce n'est pas une drogue dure dont elle a envie de faire usage. » Un peu apaisée, Dominique exige de regagner Dole pour « prendre une décision collective avec sa base ». Les ténors verts cherchent à l'en dissuader. En vain. Elle s'engouffre dans un taxi, toujours au bord des larmes. Et insiste auprès du tout nouveau député vert du Nord, Guy Hascoët, pour qu'il relance Marie-Christine Blandin, qui vient de décliner fermement l'offre de Jospin. Pendant que ce psychodrame se joue, l'équipe dirigeante des Verts est assaillie par les médias. Déçus d'avoir raté le deuxième ministère, social celui-là, qu'ils ambitionnaient pour leur économiste , les chefs écolos enra- gent de voir « Domi » se retirer sur ses terres à un moment politique aussi crucial. Elle n'en a cure. Dans le TGV qui la ramène à la maison, la jeune femme cherche déjà les meilleurs arguments pour convaincre ses troupes locales de la laisser y aller. Elle a besoin de leur blanc-seing et ne veut surtout pas leur donner l'impression de les avoir utilisés comme marche- pied. Elle se sent étourdie, vidée. L'idée d'être députée lui plaisait bien. D'autant qu'il semblait entendu qu'elle occuperait un poste de vice-présidente de l'Assemblée. Le perchoir, c'est confortable. Tandis que quitter les habits de militante d'opposition pour endosser directe- ment ceux de ministre sans passer par un mandat parle- mentaire est un exercice périlleux. Surtout à trente-huit ans, sans jamais avoir fréquenté la haute administration, ni les allées du pouvoir. Comme toujours quand Domi- nique doute d'elle-même, elle commence par ne pas se l'avouer. A-t-elle peur de ne pas être à la hauteur ? « Pas du tout. Je suis sûre d'être capable de l'assumer, simple- ment ça vient un peu vite dans ma vie », confie-t-elle. Si elle hésite sur sa légitimité, jamais elle ne le laissera paraître. « A une femme on demande toujours si elle est capable, alors qu'à un homme on ne pose même pas la question », dit-elle. Pourtant elle a des scrupules. Et n'a pas caché à Lionel Jospin, la veille, que l'environnement n'était pas son secteur de prédilection. Le bercement du TGV lui dénoue les nerfs. Advienne que pourra : « Si les copains de Dole mettent leur veto, je n'irai pas... » Le soir même à la Maison verte, le siège dolois des écolos voisin de la maison natale de Pasteur, l'ambiance est grave et tendue. Dominique se pose en femme poli- tique responsable. «Je n'ai pas la possibilité de refuser. J'ai voulu cet accord avec le PS pour que les Verts sortent de leur marginalité, pour qu'ils saisissent l'occasion d'al- ler au-delà des discours. Je dois assumer mes responsa- bilités aujourd'hui », plaide-t-elle. A Paris, avenue Par- mentier, au quartier général des Verts, le téléphone explose. Entre bières et crises de cafard, agglutinés autour du bureau du député , les membres du collège exécutif sont désormais tous d'accord : elle doit y aller. Mais ils espèrent encore d'autres maroquins. Et font patienter Matignon, en attendant le verdict de Voynet et de son conclave jurassien. Au début de la réunion doloise, les militants sont caté- goriques : Dominique ne doit pas entrer au gouverne- ment. Mais, peu à peu, l'idée mûrit. Trois coups de téléphone de Jospin interrompent les débats. Au dernier il lui donne un ultimatum : minuit. Dominique regrette l'absence d'un des piliers de son groupe vert local : Monique, sa mère. Elle est l'une des plus hostiles à l'idée d'envoyer leur « Domi » au gouvernement. La militante écolo est sceptique, la maman inquiète. Elle a préféré ne pas venir, pour ne pas influencer la décision. A minuit les militants ont voté. Ce sera oui. Epuisée et soulagée, la petite bande se sent terriblement émue. Mercredi 4 juin 1997

C'est le blues. Le bon gros cafard d'après accouche- ment. L'excitation est retombée. Dominique pique du nez. Après l'euphorie de la victoire électorale et la tension nerveuse des quarante-huit heures qui ont suivi, le contraste est saisissant. Lorsque sa jeune sœur Cathie passe lui faire une bise, elle voit immédiatement que le moral est en berne. Les deux sœurs partagent une tendre complicité. En apprenant la nomination de son aînée au gouvernement, Cathie la plaint sincèrement. A cause de Jeanne. Etonnant détachement des honneurs de la Répu- blique. Pour cette institutrice de vingt-huit ans, mère de deux enfants, la priorité passe bien évidemment par le bonheur familial. Elle mesure ce qu'il en coûte pour réussir une carrière. Quelle qu'elle soit. En cela, Cathie ressemble exactement à ces millions de jeunes Françaises pour qui le bonheur est d'abord affaire de vie privée. Cela rassure Dominique et l'aide à rester profondément ancrée dans les réalités. Celles où la course au pouvoir n'est pas l'unique valeur. L'admiration de Cathie pour Domi ne passe pas par le prestigieux poste qu'elle va désormais occuper, mais par les renoncements person- nels qu'il implique. Attablées dans la cuisine, les deux femmes se consolent en dévorant une pile de croissants sur la toile cirée jaune vif. L'après-midi même, en regagnant Paris, Dominique et son compagnon, Robert, s'arrêtent à Dijon pour une raz- z dans les magasins de fringues. Histoire de se consti- tuer une garde-robe « basique et présentable ». Pourtant, le lendemain, une veste blanche à manches courtes por- tée depuis longtemps sert de toilette ministérielle. Domi- nique a décidé d'être bien dans sa peau, naturelle. Le moral est de nouveau au beau fixe. Jeudi 5 juin 1997

C'est une jeune femme rayonnante qui pénètre dans le monumental ministère de l'Environnement, avenue de Ségur. Elle vient de prendre le relais de Jean-Claude Gaudin à l'Aménagement du territoire et passe chercher les clés de l'Environnement auprès de . La chef de file des Verts ne boude plus son plaisir. Les chasseurs d'images qui l'entourent n'ont pas à se plaindre : le sourire ne la quitte pas. Heureux et triom- phant. Dominique Voynet devient la première Verte ministre de la République française. 1 Naissance d'une morale

L'image d'une femme simple et moderne

Novembre 1997. Lionel Jospin a le sourire aux lèvres. Il repose sur son bureau la note que son service d'infor- mation vient de lui faire parvenir sur l'image de sa ministre de l'Environnement. Son intuition était donc la bonne. Il n'aura pas fallu six mois de gouvernement pour que la jeune Verte tienne ses promesses médiatiques. Dominique Voynet bénéficie d'une image forte et posi- tive, qui crédibilise la tonalité simple et moderne qu'il veut imprimer à toute son équipe. En dépouillant scru- p les portraits de la jeune femme parus dans la presse depuis sa nomination, et en passant au peigne fin le contenu et le vocabulaire employé, ses services lui ont rendu des conclusions édifiantes : Dominique Voynet est toujours présentée comme différente et proche des gens. Elle est perçue comme une fille simple, provinciale, mère de famille, « peu ambitieuse et modeste, rebelle et généreuse », selon le rapport. Les journalistes qui parlent d'elle s'attardent sur ses pratiques militantes de contre-pouvoir, son engagement affectif et passionné et la sincérité de ses convictions. « Ce trait est renforcé par l'évocation de sa fidélité à son combat poli- tique et à ses idéaux moraux. » La morale. Lionel Jospin découvre chaque jour un peu plus cet aspect fondamen- tal de la personnalité de sa ministre écolo. Ce n'est pas pour déplaire à l'homme rigoureux, très imprégné des valeurs de son éducation protestante. Mais cela séduit encore plus l'homme politique, dont toute la stratégie consiste à imposer un style de gouvernement fidèle à une éthique. « Elle est parfaite dans ce rôle de pureté idéologi- que », se réjouit-il. Même s'il n'est pas dupe. Lorsque le rapport souligne que la prise de pouvoir de Voynet chez les Verts n'est pas perçue comme le résultat d'un goût personnel pour le pouvoir, Lionel Jospin s'en amuse presque. En revanche, il approuve la description d'une person- nalité « dynamique, enthousiaste, joyeuse et joueuse ». Il a déjà eu l'occasion d'expérimenter le côté énergique et direct de la Jurassienne. Lorsque, en conclusion, il lit que l'image accréditée par les médias est celle de « quelqu'un qui dit ce qu'elle pense, qui ne pratique pas la langue de bois, une femme qui ressemble aux Français et veut s'occuper d'eux », le chef du gouvernement jubile. Il sait combien une frange importante des électeurs peut s'iden- tifier à Dominique Voynet. Sa façon d'être, surtout, semble les séduire. Parce qu'elle est avant tout une femme d'aujourd'hui, bien dans sa tête et dans sa peau, qui se place résolument du côté de la jeunesse, de la fan- taisie, de la province. Et des convictions morales.

Une éducation à principes

Avril 1970. Le reflet que lui renvoie le miroir est magique. Aussi nouveau que séduisant. Dominique ne se lasse pas d'admirer cette jupe droite bleu marine, ces collants fins et, surtout, ces splendides souliers rouges à talons, toute cette tenue de grande que maman vient de lui acheter. Elle a douze ans. L'air est léger, la fête de Pâques promet d'être encore plus réussie que d'habitude, et la petite fille se sent des envies de grandir. Dans la glace, sa propre métamorphose la comble. L'aînée des Voynet s'adresse un furtif regard. Puis elle court vite dans le jardin rejoindre ses quatre frères et sœurs qui se sont déjà lancés à la recherche de leur nid de friandises. Les premières exclamations de joie fusent : Cathie et Christophe, les deux plus jeunes, viennent de découvrir en même temps leurs chocolats, sous le regard indulgent des parents. A l'instant où Dominique met la main sur ses œufs, sa sœur Frédérique pousse un cri : elle vient de trouver le nid qui porte son nom, vide. Aussitôt la petite fille de huit ans fond en larmes. Les parents ne sourient plus. « Lorsque tu nous rapporteras de meilleures notes de l'école, tu auras droit aux mêmes cadeaux que les autres », assènent-ils. Dominique et Damien, le numéro deux de la famille, sont scandalisés. Ils connaissent les règles et savent qu'un mauvais bulletin promet les pires ennuis à la maison. Ils tergiversent avant d'annoncer une note médiocre, appré- hendant les foudres que tout écart scolaire provoque iné- luctablement. Ils n'ont pas oublié non plus les cadeaux de Noël de Frédérique, perchés en haut du buffet de la salle à manger pendant des mois, en attente de meilleurs résultats pour être offerts. Pourtant, ce jour-là, ce jour de Pâques, la sanction leur paraît démesurée. Et sa mise en scène cruelle. C'est la punition de trop. Pour consoler la petite sœur, les deux aînés lui offrent aussitôt leurs propres friandises. Mais Dominique ne décolère pas devant cette injustice. La fête est gâchée et elle en veut terriblement à ses parents. Ce souvenir traversera les ans. Aujourd'hui, elle le confie les lèvres encore crispées et la voix frémissante. « C'est l'un des jours les plus noirs de mon enfance. » Pour autant, l'éducation que Jean et Monique Voynet prodiguent à leurs enfants est stricte sans être rigide. Et la rébellion de leurs deux aînés contre une sanction qu'ils réprouvent ne les choque pas vraiment. Chez les Voynet, on aime bien que les enfants aient du caractère. Celui que manifeste Dominique semble prometteur ! Pour sou- ligner ses manières de capitaine, Monique l'appelle ten- drement son petit « capiston ». Visiblement, Dominique est une forte tête, aussi généreuse que belliqueuse. Elle semble tenir d'elle. Peut-être aussi de Marie Richard, sa propre mère qui vient juste de mourir en cette année 1970. A cette époque, Monique a quitté sa classe d'institu- trice pour devenir responsable du SGEN départemental, le syndicat des enseignants CFDT. « Je voulais donner un coup de main à mes collègues », explique-t-elle. L'at- tention aux autres est un mode de pensée familial. Le quotidien des Voynet est ponctué de gestes naturels d'en- traide. Les valeurs morales sont ainsi transmises aux enfants, sans discours, de façon inductive. C'est une tra- dition dans cette maison. Depuis plusieurs générations.

Vertus chrétiennes

Dans le petit village de Denney, à six kilomètres de Belfort, chacun sait que Marie Richard est une femme de principes. Une vraie chrétienne. « Je dis plus souvent ma sainte mère que ma mère, sourit aujourd'hui Monique Voynet. Mais c'est vrai, j'espère que je lui res- semble un peu. Pour sa loyauté et sa bonté. » Agricul- teurs depuis des générations, les Richard ne ménagent pas leur peine. Mais ce qui distingue Marie des autres paysannes du bourg, c'est cette ambition morale, énorme, qu'elle nourrit pour ses deux filles, Paulette et Monique. Elle est prête à tous les sacrifices pour qu'elles deviennent des femmes « bien », irréprochables. Elle ne rêve pas pour ses enfants de richesse, ni de gloire, mais de réussite intellectuelle et d'épanouissement spirituel. En 1939, lorsque la guerre éclate, toutes les mères de famille se mettent à stocker fébrilement du sucre et diverses denrées alimentaires. Marie enfourche sa bicy- clette, se rend à Belfort sans prévenir son mari, écono- mies en poche, et achète des cadeaux pour ses filles : une splendide poupée avec de vrais cheveux, des boucles d'oreilles et... un piano. Pour elle, c'était cela dont la guerre risquait de priver ses enfants. De retour au village, le père, surpris mais consentant, attelle la carriole et va prendre livraison du piano ! Marie ne sait pas en jouer. Pendant toute la guerre, elle échan- gera des kilos de pommes de terre contre des leçons de piano pour son aînée, Paulette. Ce désir d'élever l'esprit de ses filles, de leur cultiver l'âme, n'est pas un vulgaire besoin d'ascension sociale. Cette femme simple ne se laisse pas impressionner par le clinquant, ni le vernis bourgeois : pour elle, seules comptent les vertus et la noblesse de cœur. Il ne faut pas vivre pour soi, mais pour les autres. Dans ce bourg rural, on s'étonne de ses prin- cipes, on jalouse un peu, mais on respecte beaucoup. Car Marie ne transige jamais sur les valeurs religieuses, la charité notamment. Dans la maison qui fait face à celle du couple d'agri- culteurs habite, solitaire, un homme pauvre. Tous les dimanches, après la messe, ce voisin est invité à la table familiale pour boire un café. « Ma mère savait le faire avec délicatesse, pas comme on accueille un malheureux. Jamais elle ne l'a tutoyé, par exemple. Et pourtant cela devait lui coûter : il était couvert de puces », se souvient Monique. Ces mêmes dimanches, la mère parcourt à pied les deux kilomètres qui mènent au cimetière. Elle va fleurir la tombe de son fils mort à quatre ans, en tom- bant dans une bassine d'eau bouillante préparée pour la lessive. Sa vie durant, quel que soit le temps, Marie n'a jamais failli à ce devoir de mémoire. Fidélité, générosité, des mots qui ne sont pas prononcés mais commandent chaque geste de Marie Richard et guident durablement sa fille. Et sa petite-fille. Cette mamie rigoureuse et sou- vent sèche adore Dominique, sa première petite-fille. Qui le lui rend bien. Dans la légende familiale, cette grand- mère incarne la figure presque mythique de la droiture et de l'honneur. Histoires de femmes. De mère en fille se transmet le flambeau de ces valeurs. Pour Dominique Voynet, un héritage aussi précieux que lourd à porter.

Un milieu modeste

Monique est la première fille du village à décrocher le baccalauréat. Elle sera institutrice. C'est à cette époque qu'elle rencontre Jean Voynet, tout juste sorti de son ser- vice militaire. Le jeune homme est fils d'un ouvrier élec- tricien de chez Peugeot. Ici, la grande firme automobile fait vivre toute la région. Hégémonique et incontour- nable. Dans les années 60, elle emploie encore près de quarante-cinq mille salariés. Lorsque Jean atteint ses dix- sept ans, l'un de ses professeurs rend visite à ses parents. « Votre fils a des facilités pour étudier, dit-il. Il faut qu'il poursuive sa scolarité et devienne ingénieur. » Mais la mère de Jean ne l'entend pas de cette oreille. Le niveau bac est bien suffisant. Il ira chez Peugeot, comme son père. Son destin ainsi tracé, Jean se retrouve dans un atelier à l'entretien des machines-outils. Empli de rage et de regrets, mais muet devant le naufrage de ses ambi- tions. La première fois que Monique pénètre dans la ferme familiale des grands-parents Voynet près de Morteau, c'est l'atelier qui l'impressionne. Un atelier très joli, tout en bois, rempli d'outils. Dans ce village des Seignes, comme dans tout le Haut-Jura et le Haut-, on est paysan l'été, ouvrier du bois l'hiver. Au-dessus de la ferme, on fabrique des pinces à escargot et des compas d'épaisseur. Juste à côté de la grande cheminée qui écrase le toit et sert de fumoir à viandes. Ici, le quotidien est plus dur que dans la plaine du Doubs. Les Voynet et les Richard ne sont pas tout à fait du même monde agricole. En haut, la vie est plus fruste, plus pauvre aussi. On ne peut pas nourrir toute la famille. Les enfants, une fois mariés, sont obligés de « descendre » à la ville. C'est pourquoi Olivier Voynet, le père de Jean, a installé sa famille un peu plus bas, à l'Isle-sur-Doubs, à une ving- taine de kilomètres de Montbéliard. Avant d'aller grossir le lot des paysans embauchés comme ouvriers chez Peugeot. Mais le lieu qui compte pour les petits-enfants Voynet sera toujours les Seignes. Lorsque Dominique Voynet parle de ce berceau fami- lial aujourd'hui, elle n'emploie pas les mots de la nostal- g même si la ferme est désormais vendue et perdue à jamais pour les siens. Elle évoque en souriant deux per- sonnages légendaires de la famille : les grands-tantes Marthe et Emma. Deux sœurs qui vivaient ensemble, au milieu des vaches et de la neige, et dont l'une inspira la désormais célèbre Madeleine Proust du café-théâtre, au féroce accent comtois. Cette ruralité âpre, fière et rusée, résistant aux rudesses du climat et à la rusticité des conditions de vie. Pour atteindre la ferme, dans ce coin reculé de la mon- tagne, il fallait emprunter un petit chemin à peine prati- cable. Seul le camion de la coopérative — la fruitière à comté — montait régulièrement pour récolter le lait et apporter en même temps le ravitaillement. A cause de ces difficultés d'approvisionnement, mieux valait tout rationner. D'où une spectaculaire avarice qui pousse le détail jusqu'à décoller les étiquettes sur les bouteilles de vin afin d'écrire sur l'envers et d'économiser le papier ! Mais ce qui frappe Dominique Voynet, c'est la manière dont ces deux femmes restées célibataires assument tout elles-mêmes : la coupe du bois, les travaux de la ferme... Il y a de l'admiration dans sa voix lorsqu'elle raconte comment ses tantes bravaient la morale catholique pay- sanne en faisant les quatre cents coups, « libres de leurs corps et de leurs manières, résolues à ne pas se marier pour ne devenir les serves de personne ». Leur maison est à quelques kilomètres de la frontière suisse. Sous Vichy, la bâtisse voisine est occupée par les Allemands. Les deux paysannes, qui n'ont pas froid aux yeux, font passer la frontière à des Juifs et des résistants, au nez et à la barbe de leurs propres parents et des occupants. Dominique a aimé ses vacances chez ces femmes fortes et dures, à la réputation sulfureuse et aux mentalités libres. « Profite de la vie », conseillait l'une des deux vieilles au lieu de mettre sous clé la gamine de quatorze ans qu'elle héber- geait l'été.

Novembre 1958. Le jeune couple Voynet habite une grande bâtisse carrée, avec une cloche sur le toit. Et sans eau courante. L'image même de l'école de campagne d'autrefois. Monique a vingt et un ans. Elle est l'unique institutrice du petit village de Blussangeaux, niché dans un méandre du Doubs. Sa classe compte sept élèves. La jeune femme vient de quitter la clinique de Montbéliard où elle a mis au monde, le 4 novembre, son premier bébé. Elle a refusé d'aller accoucher à l'hôpital, « histoire de ne pas aller gémir devant ma belle-sœur qui y était sage-femme ». Jean a vingt-deux ans. C'est lui qui a choisi le prénom de son enfant : Dominique, « parce que je le trouvais doux et romantique », explique-t-il. Ce jeune père a le cœur tendre. Il est fou de joie et plein d'attentions pour sa femme. « Ne va pas te refroidir dehors. Je vais aller moi-même au puits », propose-t-il. C'est lui qui empoigne la bassine de couches à laver et va faire la lessive, sous le regard stupéfait des voisins. « Son papa était un homme bien », commente sobrement Monique. En cette fin des années 50, il n'est pas d'usage que l'homme s'occupe des tâches ménagères et fami- liales. Mais Jean met la main à la pâte avec une tranquille évidence. Les années passent, les enfants se succèdent. 1960, naissance de Damien. 1962, arrivée de Frédérique. Et puis viendront Christophe en 1965 et enfin Cathie deux ans plus tard. Lorsque Dominique Voynet fait appel à ses souvenirs de l'époque, ce qui resurgit avec une intense précision est l'image d'une mère au sommet de sa gloire, comme sublimée par ses maternités : « Je me revois reve- nant à la maison après la naissance de Frédérique. J'avais passé quelques jours dans la famille et je rentrais le cœur battant. Ma mère m'attendait en haut de l'escalier, soi- gneusement coiffée, vêtue d'une robe damassée rouge framboise et vert bronze. Une vague de bonheur et d'ad- miration m'a envahie : je l'ai trouvée tellement belle », confie celle qui placera sans cesse la maternité au cœur de ses priorités. Désormais Dominique est à la tête d'une imposante fratrie. Elle y puisera tour à tour le goût de la tribu et la révolte contre le clan. Le plaisir de jouer en équipe et l'envie de se différencier. L'identification à un groupe et l'aspiration à s'en démarquer. D'autant que son rôle d'aînée lui impose des devoirs ambigus : montrer l'exemple, mais aussi ne jamais être dépassée. Doréna- vant, c'est en chef de bande qu'elle va se comporter.

Jeux interdits

A la fin des années 60, la commune de Dorans, à quelques encablures au sud de Belfort, n'est encore qu'un gros bourg rural lorsque la famille Voynet s'installe dans l'école. Peu de voitures dans les rues du village. Les enfants ont carte blanche pour courir la campagne. C'est une époque de cabanes dans les arbres, igloos dans la neige, têtards dans les bocaux et vélos dans les fossés. Dominique s'enivre de liberté. Elle a neuf ans, invente tout ce qui peut transgresser les règles et entraîne son frère et un petit copain dans une sorte de « remake » de Jeux interdits, sans jamais avoir vu le film. Dans la maison en ruine qui jouxte l'école communale, les trois compères se sont construit une tanière. Comme presque tous les jeudis après-midi, Domi, Damien et leur copain Gilles viennent de se retrouver dans leur repaire secret. Si les devoirs sont terminés, Monique ne demande pas où les enfants se sont envolés. Frédérique, qui a essayé une fois encore de suivre les grands dans la cabane, s'est fait repousser. « C'est interdit aux petites sœurs », ont-ils crié avant de s'échapper. Maintenant qu'ils sont accroupis dans leur grotte, sous l'enchevêtrement de poutres et de planches, Gilles, que tout le monde surnomme Claquette, a sorti de sous son polo une bouteille. C'est du kéfir, un mélange de limo- nade et de figues qu'il a subtilisé dans la cave de sa grand-mère. Dominique le débouche prestement et fait circuler le breuvage, au délicieux goût défendu. Tous trois mâchonnent les pommes de terre crues qu'ils ont dérobées au passage. « Qu'est-ce qu'on fait mainte- nant ? » murmure Claquette. « Et si on enterrait le mulot qu'on a trouvé mort hier ? » propose Damien. Rien ne manque à leur cimetière d'animaux, ni les croix, ni la solennité des obsèques, ni le secret et l'interdit bien sûr. «Non, répond Domi. On a déjà enfoui le chat et les oiseaux samedi dernier. J'ai une meilleure idée : ça fait longtemps qu'on n'est pas allés au kokuf. » Aussitôt dit, aussitôt fait, les trois lascars enfourchent leurs vélos et mettent le cap sur... les ordures municipales. Dans leur jargon, le kokuf n'est autre que la décharge à ciel ouvert qui trône à la sortie du village. Ils y retrouvent une autre cabane, constituée par de vieilles carcasses de voitures, des trésors cachés. Et la peur. Celle des parents bien sûr, mais aussi celle des renards embusqués, guettant les pies tombées des nids. L'air est déjà chaud en ce début de printemps, les effluves des déchets se dégagent, nauséabonds. Tout à leur pêche au trésor, les gosses ne s'en aperçoivent même pas. Soudain, Dominique s'immobilise. Elle vient de repérer une poupée à laquelle il manque un bras et une jambe. Et une autre, borgne, la tête à moitié arrachée. « Mes poupées ! » s'exclame-t-elle. Les deux garçons se précipitent : ils viennent de découvrir leurs propres vieux jouets au milieu de la décharge ! Le retour à la maison sera terrible. Dominique n'en- lève même pas ses bottes de caoutchouc avant de faire irruption dans sa chambre. Pas de doute. Maman qui s'énervait depuis longtemps contre le bazar dans leurs placards a fait une expédition punitive. Cette razzia bouleverse la petite fille. Comme si vraiment, ici, il n'était pas permis de gérer ses affaires à sa guise. Le couple Voynet est exigeant : il faut de l'ordre et de l'obéissance. Mais Dominique, qui joue si habilement de son sourire charmeur pour enjôler son monde, sait aussi fort bien manier un regard et des mots incendiaires. Ce jour-là, les étincelles entre la mère et la fille sont inhabi- tuelles. L'une reproche la violation du placard, l'autre se scandalise de ces jeux dans les ordures. Dominique et Damien en prennent pour leur grade. En fin de journée, alors que leur père procède au désagréable rituel du lavage collectif de genoux, la colère des deux enfants n'est pas éteinte. Debout, en rang d'oignons, les cinq enfants ont les genoux qui piquent en attendant que leur tour de rinçage arrive. Dominique murmure à l'oreille de son frère « ce soir, on s'en va d'ici ». La nuit n'est pas encore tombée que les deux enfants font leur baluchon. Sur une grande couverture étalée par terre ils entassent jouets et vêtements, sans oublier de solides casse-croûte subtilisés dans la cuisine. Mais au moment où les petits fugueurs s'apprêtent à quitter la maison, la porte s'ouvre et les parents font irruption dans la pièce. Pétrifiés, Dominique et Damien attendent de fulgurantes représailles. Pour quelques impolitesses ou mauvaises manières, Monique n'hésite pas à user de coups de règle sur les doigts. Quant à Jean, il ne cesse d'exiger des enfants bien élevés. Alors que les deux aînés viennent de braver l'autorité parentale comme jamais, la sanction risque d'être exemplaire. Mais rien ne se pro- duit. Monique et Jean éclatent de rire. Avoir un caractère rebelle n'est décidément pas si mal vu dans la famille. Nous sommes en 1968. La France est paralysée par le grand mouvement de Mai. Monique manifeste dans les rues de Belfort. Dominique ne saisit pas ce qui se passe. temps la situation se durcit. Et bascule dans le conflit politique. Beaucoup d'élus socialistes croient que sans les voix des chasseurs leur assise locale est menacée. C'est encore plus risqué pour les présidences de conseils régio- naux qui risquent de se jouer à quelques bulletins près. Dont celles des porteurs de fusil. Le PS tente d'obtenir que le dossier cynégétique soit retiré des mains de Domi- nique Voynet. « C'était impensable. Nous avons fait savoir que les Verts ne supporteraient pas une telle offense à leur ministre. Et qu'ils en tireraient toutes les conséquences dans les régions, raconte l'un de ses conseillers. Elle était prête à quitter le gouvernement si elle avait été dessaisie. A moins que Jospin ne lui ait offert en échange un gros ministère comme l'agriculture, par exemple. » Dominique Voynet a moyennement apprécié le silence de ses collègues quand les chasseurs l'ont insultée. Lors- qu'un jour, en réunion de ministres, Jean-Pierre Chevè- nement se plaint d'être maltraité par le député vert Noël Mamère, elle lui rétorque aussitôt : « La solidarité gou- vernementale ça doit marcher dans les deux sens. Je ne t'ai pas entendu beaucoup, Jean-Pierre, lorsque des pan- cartes me représentant sodomisée par un sanglier ont été brandies dans tout Paris !... » L'idée de céder à ces méthodes de brute lui paraît irresponsable. « Moi je vois des gens très courtois dans mon bureau, qui se disent prêts à un compromis avec les protecteurs de l'environ- nement sur les dates de chasse, s'énerve la ministre, mais ce sont les mêmes qui envoient à leurs adhérents des notes d'informations truffées de contre-vérités. Des men- songes qui provoquent ces bouffées de haine à mon égard. Ces gens-là ne respectent pas les règles du jeu de la concertation. La grossièreté et la vulgarité insensée de ce lobby ne m'amusent plus du tout. » Voynet garde son portefeuille et la chasse. Après la brutale démonstration de force de la meute du 14 février, Lionel Jospin a chargé sa ministre de mettre en place groupe de réflexion, associant tous les partenaires du dossier. Sa mission : trouver un modus vivendi entre les Pratiques françaises et la législation européenne. D'un côté une directive de l'E adoptée à l'unanimité sous présidence française en 1979, qui n'autorise à tirer oiseaux qu'en dehors de leurs périodes de reproduc- tion. C'est-à-dire, pour la France, du 1 septembre au 31 janvier. De l'autre, les aficionados du fusil, qui exigent d'exercer leur passe-temps favori du 14 juillet au 28 février. Bruxelles veut protéger les volatiles pendant leur trajet vers leur lieu de nidification. Les chasseurs P aident pour le respect de la tradition et la spécificité française. De ces deux points de vue diamétralement opposés pourrait naître une position de compromis. Mais les fédérations cynégétiques, convaincues de pouvoir pas- force, ne jouent pas le jeu. Très actif au Parlement, le groupe de pression des chasseurs obtient le soutien des députés socialistes et communistes. Lesquels court-circuitent le dialogue ébauché et lâchent leur alliée en rase campagne. Ils déci- dent même de soutenir une initiative des députés de droite qui, relayant un vote du Sénat, veulent faire adop- ter par l'Assemblée des dates d'ouverture de la chasse aux migrateurs conformes aux souhaits des fédérations françaises de chasseurs. Fureur de Dominique Voynet, qui espère une intervention ferme du Premier ministre. L Jospin décide de tirer son joker. Les volatiles intéressent moins que les colères des élus socialistes. Il fait savoir du bout des lèvres que le gouvernement ne soutient pas le vote de cette loi. Mais n'interdit pas aux socialistes de se prononcer à leur guise. Tant pis s'ils désavouent les lois européennes et leur alliée verte. Il aurait eu les moyens d'agir, il ne l'a pas choisi. Jospin consacre ainsi la puissance du lobby. « Quand j'entends le PS bêler avec les chasseurs je me demande si je ne me suis pas trompée de camp, confie alors la ministre excé- dée. Moi je veux faire triompher les progressistes, pas les conservateurs. » C'est le premier accroc sérieux à la majorité plurielle. Pour une broutille.

18 juin 1998, Palais-Bourbon. «Madame la Ministre, quand on partage vos idées, on est politiquement correct, quand on ne les partage pas, on a droit au mépris et l'on est soumis aux lobbies et aux pressions électorales ! » Du haut de la tribune, le député Ladislas Poniatowski, qui défend la proposition de loi UDF, pointe un doigt ven- geur en direction de Dominique Voynet, assise seule au banc des ministres. « Le rôle d'un gouvernement est de rechercher l'absence de troubles dans le pays », menace- t-il. La Verte soupire. Elle est déjà lasse de ces objurga- tions emphatiques. Les porteurs de fusil font peur. Une permanence de député saccagée, deux ou trois bouscu- lades et l'Assemblée nationale s'incline. Le groupe d'étude sur la chasse compte cent cinquante membres, toutes tendances confondues. Taquiner le gibier est un gage de réélection dans de nombreuses circonscriptions. Le front uni de la gauche et de la droite en est une preuve éloquente. Certains députés achètent même un permis de chasse pour avoir la paix et les voix qui vont avec, alors qu'ils ne chassent pas... Voynet se retourne furtivement vers les tribunes du public. Les représentants des chasseurs y plastronnent en nombre. Rarement un lobby aura été aussi voyant. En revanche les anti-chasse sont plus que discrets. Derrière elle son cabinet fait bloc. Quelques rangs plus loin, les six députés écologistes, au coude à coude, tiennent tête à tous leurs collègues. Pâle dans son tailleur bleu pastel, la jeune femme semble bien fragile. Son collègue du Budget, Christian Sautter, la rejoint pour une petite vingtaine de minutes. Il est relayé par le ministre des Relations avec le Parlement, Daniel Vaillant, qui lui tiendra compagnie deux heures. Côté gouvernement, on assure le service minimum. Côté socialiste, les prises de position sont rares et un rien embarrassées. Les élus qui voulaient « se payer Voynet » n'osent pas vraiment l'attaquer. C'était pourtant l'occasion de régler leurs comptes avec cette empêcheuse tourner en rond qui a son mot à dire sur la plupart de leurs dossiers locaux. Ils préfèrent jouer profil bas. ombre d'entre eux se sentent piteux au soir du vote. La proposition de loi est adoptée par quatre-vingt- douze voix contre vingt. Bien peu de socialistes ont eu le courage de montrer leur désaccord. Préférant pour la plupart soutenir Dominique Voynet dans les couloirs et Pratiquer la politique de la chaise vide dans l'hémicycle. Seuls les six écolos sont montés au créneau. Défaite poli- tique pour la ministre. Victoire morale pour Voynet. Le texte, contraire aux directives européennes, est un cadeau empoisonné pour les socialistes. Comment éviter désormais les lourdes sanctions financières de Bruxelles ? Comment appliquer une loi juridiquement illégale ? Mais surtout, les députés PS ont offert à l'opinion publique l'image d'élus à la fois clientélistes et peu courageux. Voynet l'a bien compris et joue sur du velours le lende- du vote au cours d'une conférence de presse avenue de Ségur : «Je suis conseillère générale et municipale dans le Jura. Je n'ai jamais caché mes convictions à mes élécteurs. C'est quelque chose que je leur dois de ne pas les prendre pour des imbéciles. Apprendre à tenir tête fait aussi partie de la grandeur et de la noblesse du rôle d'élu. » La presse se range massivement dans son camp, soulignant à la fois sa modération dans ce dossier et le côté bouc émissaire de sa posture. Les socialistes, eux, sont férocement épinglés. « Jospin et ses députés, poules mouillées face aux chasseurs », titre Libération. « C'est un minable calcul électoral qui conduit les députés à ramper de la sorte devant un lobby agressif. C'est une hypocrisie médiocre qui conduit le gouvernement à jouer les Pilates de sous-bois », fustige Laurent Joffrin dans l'éditorial du quotidien. Quant au journal Le Monde, il proclame que « les chasseurs font la loi à l'Assemblée ». En devenant le bouc émissaire des longs fusils, Domi- nique Voynet a ressoudé derrière elle les rangs des asso- ciations écolos. Et gagné en prestige dans l'opinion. Mais elle a perdu ses dernières illusions. Si les discours procla- ment le désir de changer les pratiques, les hommes, eux, n'ont pas évolué. Il suffit de gratter le vernis pour que la fameuse « politique autrement» apparaisse comme une formule creuse. «Je rêvais de contribuer à l'émergence d'une nouvelle culture politique. Pour moi cette alliance n'avait pas pour but de digérer ses partenaires mais de s'en enrichir. Et d'accoucher ensemble d'un nouveau modèle. Quelque chose qui aurait pris le meilleur de la social-démocratie et le meilleur de l'écologie politique. » Restes de naïveté, bribes d'idéalisme. Dominique Voynet était sans illusions sur les « socialos » mais confiante en cette majorité plurielle. « Je suis déçue de voir que les heures passées à convaincre Lionel Jospin qu'il fallait inventer autre chose n'aient débouché sur rien », confie- t-elle en juin 98. Même si l'attelage gouvernemental est toujours solide, la fécondation des idéologies socialiste et écologiste chère à Dominique Voynet n'a pas eu lieu.

La majorité plurielle chahutée

Désormais Voynet veut tenir pour mener à terme le tra- vail entrepris. Au milieu du gué, la jeune femme ne compte pas faiblir. Et ceux qui doutaient de sa pugnacité ont bien dû déchanter. Au sein même du gouvernement, certains trouvent que cette petite Verte prend décidément bien trop de place. Et quand Jean-Pierre Chevènement ou Dominique Strauss-Kahn ont tenté d'instaurer un cor- don sanitaire entre elle et le chef du gouvernement, ils ont fait chou blanc. Elle conserve sa ligne directe avec Lionel Jospin. Et sait largement se faire écouter, si ce n'est toujours se faire entendre. Au fil des mois, les escarmouches entre les écolos et les socialistes se sont multipliées. Chaque désaccord poli- tique donne désormais l'occasion aux porte-parole des Verts de publier un communiqué réprobateur. Lorsque le sujet est très sérieux, Dominique Voynet monte au cré- neau. En prenant toujours bien garde de spécifier que cette mésentente ponctuelle ne remet pas en cause sa participation au gouvernement. «Je ne démissionnerai pas , sauf en cas de fait exceptionnellement grave : une nouvelle guerre du Golfe par exemple... Pour le reste, si ne nous entendons plus, il faudra que Jospin me licencie. Comme pour n'importe quel métier», jure- t-elle. Mais la ministre a beaucoup appris en quelques mois. Elle sait désormais jusqu'où la critique est permise. Et se garde bien de franchir la ligne jaune.

mars 1998 au Zénith à Paris. Le dernier meeting de la campagne des régionales réunit en une belle photo de famille la majorité plurielle au complet. Sur la scène Dominique Voynet est assise entre et Lionel Jospin. Les photographes captent les sourires de conni- vence des leaders. Pourtant le baromètre n'est guère au beau fixe. En fait, la chef de file des écolos ne décolère Pas : sur l'affiche qui annonce le meeting, son nom est Purement et simplement passé à la trappe. Le matin même, en réunion de ministres, Lionel Jospin s'est lancé dans un argumentaire économique très libéral qui heurte Ses convictions. « C'est le retour de la pensée unique. Il m'énerve, il m'énerve ! » se plaint Dominique Voynet à l'un de ses conseillers. En arrivant dans les coulisses du Lionel Jospin la joue très « rock star », occupant la plus belle loge environné d'un essaim de socialistes empressés. Dominique Voynet patiente en compagnie de sa collègue communiste Marie-George Buffet et de Robert Hue. Lorsque Lionel Jospin les croise, la Verte lui lance, narquoise : « La dernière fois que tu es venu au Zénith, tu as parlé de l'abrogation des lois Pasqua. J'es- que tu vas le refaire ce soir... » Jospin lui répond : « Toi Voynet, te tais ! » et, joignant le geste à la parole, il lui indique de faire silence. « Ici tu n'es pas le chef. Alors je dis ce que je veux », lui rétorque la jeune femme. Lorsque Dominique Strauss-Kahn prononce son dis- cours, Dominique Voynet chahute ouvertement avec son voisin communiste. Lui parle tant et plus à l'oreille, déclenchant plusieurs fous rires. Puis vient son tour. L'ovation que lui réserve une salle très largement remplie de jeunes socialistes contraste avec les applaudissements plus polis réservés à l'orateur précédent, Jean-Miche Baylet, patron des radicaux de gauche. Les effets de manche et le style Troisième République ne passent déci- dément plus. « Dominique ! Dominique ! » scandent les jeunes militants. Elle réveille le public en dressant un vibrant plaidoyer en faveur de la majorité plurielle, évo- quant tour à tour méthode et contenu. Puis lance un pre- mier pavé dans la mare en évoquant l'une des régions où Verts et socialistes sont adversaires : «Le travail de Marie-Christine Blandin dans le Nord-Pas-de-Calais depuis six ans est exemplaire. Il a été le laboratoire de la gauche plurielle et nous pouvons tous nous en enorgueil- lir ! » Dans son dos, une onde parcourt les bancs des per- sonnalités présentes à la tribune. « Elle est gonflée ! » « Elle ose en parler ! » Dans le Nord-Pas-de-Calais, Blandin est partie seule devant les électeurs. Son rival socialiste, Michel Delebarre, est bien décidé à lui arracher la prési- dence de région. Il y parviendra d'ailleurs aisément. Si l'on respecte les règles du jeu d'un meeting unitaire, on n'y parle pas des choses qui fâchent. Dominique Voynet, elle, n'hésite pas. Et elle enchaîne, décidément fort remontée : « La majorité plurielle, c'est aussi accep- ter que tous les noms soient sur les affiches. Je sais cama- rades que c'est drôlement dur, mais je vous assure, on finit par y trouver du plaisir ! » Elle termine en une pirouette souriante : « La majorité plurielle, c'est la fran- chise et la droiture. » Dans les rangs socialistes, l'irrita- tion est visible. « Elle ne comprend rien à la politique, bougonne l'un d'eux. Nous sommes dans le cadre d'une alliance, on ne peut pas faire ça. » Dominique Voynet regagne sa place. Lionel Jospin ne lui adresse pas un regard. Imperturbable, il continue à griffonner sur son discours. L'expression sévère, il est concentré sur ce qu'il s'apprêteà dire. s'agite un peu sur son banc, lorgne sur l'épaule du leader socialiste, bavarde avec ses voisins. L'air mi-inquiet, mi-ravi de la gamine qui a renversé la confiture sur la nappe et y a plongé les doigts avec délice. Certes, la ministre verte ne fait que des vaguelettes bien inoffensives, mais au fil des mois le prurit écolo atteint les élus socialistes. Assez joué maintenant, il s'agit de rappeler aux Verts qu'ils ne sont là que par le fait du prince.La grosse machine socialiste ne s'intéresse déjà plus à ses petits alliés. Oubliant que le PS seul est minori- taire. Dans les couloirs de Matignon ou de la rue de Sol- férino, le ton est redevenu condescendant. «La réalité historique des Verts n'est pas inscrite. La nôtre ne se dis- cute même pas... », glisse un conseiller du Premier ministre. « N'oublions pas que les députés verts ne seraient pas élus sans nous. L'inverse n'est pas prouvé », affirme un autre conseiller. Ce sont moins les mots qui frappent que le ton ironique et le sourire goguenard que certains socialistes réservent aux écolos. Un retour au passé, au temps du mépris ? Plus épargnée que son parti par les lazzis socialistes, Dominique Voynet a pourtant droit à un discours paternaliste. On la sait loyale malgré ses coups de griffes sporadiques, mieux vaut donc la décrire domptée que tigresse. « Lionel lui a beaucoup appris », répète en chœur l'entourage du Premier ministre. Ce qui a le don de l'exaspérer. « Je ne supporte pas ce genre de propos ! J'ai le même âge que plupart d'entre eux. Mais pendant les années où ils touchaient tranquillement l'argent du parti ou de la MNEF, la la mutuelle des étudiants, moi j'ai ramé. Et ona fait un travail fantastique avec beaucoup moins de moyens qu'eux. » Elle reconnaît avoir découvert le fonc- tionnement de l'administration et de l'Etat, mais n'a pas l'impression que les socialistes lui aient appris quoi que soit sur le plan politique. « En tout cas, ils ont autant progressé que moi. Ils se sont aperçus que les Verts n'étaient ni des irresponsables, ni des dragons cracheurs de flammes. Je leur ai aussi montré qu'on pouvait être dans la majorité sans avoir le petit doigt sur la couture du pantalon. Et ils se sont mis à croire aux trente- cinq heures et au développement durable, que les Verts défendent depuis longtemps ! » Pourtant, la jeune femme sent bien les limites de l'exercice. Ce PS arrogant et dominateur est loin d'incarner son idéal. Mais il est fort et efficace. Tandis que son parti vert, riche d'une pensée neuve, n'atteint toujours pas l'âge adulte. Malgré ses élus dans les conseils régionaux et généraux, malgré ses députés, il ne semble pas complètement guéri de sa véhé- mence protestataire. La radicalité légitime qu'il porte le pousse souvent à préférer la politique du tout ou rien. Comme si seule la position de contre-pouvoir convenait à certains Verts.

Derrière les clichés

Le paquebot de l'avenue de Ségur a pris son rythme de croisière. Et tient son cap. La chef de file des Verts a le sen- timent de plutôt bien tirer son épingle du jeu. Elle essuie pourtant les critiques d'un microcosme médiatico-poli- tique très «rive gauche». Lorsque, début juin 1998, L'Evénement du jeudi demande à six éditorialistes poli- tiques de noter le gouvernement Jospin, Dominique Voynet est classée parmi les plus mauvais élèves : 10/20. Le commentaire indique : « La note est sévère mais la ministre, visiblement, agace. » Les meilleures apprécia- tions reviennent aux ministres issus du gotha comme Dominique Strauss-Kahn. Ceux qui ne font pas de vagues et se fondent dans le paysage plaisent au tout-Paris. Pas Voynet, qui paye ainsi le prix de son entrée « par effrac- tion » sur la scène politique. A nouveau, la jeune femme se sent incomprise et ne se retrouve pas dans ce qui se col- porte sur elle. « Je ne suis ni la féministe radicale râleuse fumeuse de pétards, ni la brave petite tout juste bonne à avaler des couleuvres et à qui Jospin apprend la politique. » Radicale, la ministre verte ? Sur le brûlant dossier de l'immigration, elle avoue être aussi mal à l'aise avec les revendications « des papiers pour tous » qu'avec les posi- tions de Jean-Pierre Chevènement. Mais comment faire passer un message subtil sur une question aussi passion- nelle ? Si elle évoque souvent de manière volontairement provocante le droit pour les peuples du tiers monde de venir grappiller les miettes de nos gaspillages, celle qui fut aux côtés des premiers sans-papiers ne prône pas l'ouverture des frontières. « C'est un droit des nations d'avoir la maîtrise des populations. On ne peut pas laisser entrer tout le monde : ça ne marche nulle part. » Mais le préfère des vagues de régularisations tous les dix ans P lutôt que de générer des troubles avec une politique res- trictive. « Ce n'est pas uniquement par idéalisme que je demande la régularisation des sans-papiers. C'est aussi parce qu'il est impossible de les expulser humainement. Comme on ne peut pas faire autrement que les garder, c 'est dangereux de les laisser en dehors de la loi. » Ces clandestins sont ainsi exposés aux marchands de sommeil et exploiteurs en tout genre. Et comment demander à des gens qui n'ont pas de droits de respecter des devoirs ? même subtilité de pensée en ce qui concerne la double peine. Dominique Voynet trouve normal d'expulser des délinquants en situation irrégulière. Sauf s'il s'agit de jeunes dont tout le parcours éducatif a eu lieu en France. Parce que s'ils violent la loi, c'est le résultat de notre Propre faillite. Cette double peine revient à nous exoné- rer de nos responsabilités à l'égard des populations qui vivent ici. » Elle n'est donc pas cette Pasionaria prête à accueillir tous les malheureux de la Terre dans Hexagone, que certains de ses ennemis se plaisent à décrire. Autre erreur sur la personne avec le symbolique dossier du haschisch. Lorsque, le 15 septembre 1997, elle recon- naît au cours d'une interview à Charlie-Hebdo avoir déjà fumé un joint, réclame immédiate- ment sa démission. Et toute la frange de la droite conserva- trice l'affuble du sobriquet de « Miss pétard ». Lionel Jospin hausse les épaules : il se serait bien passé de cette maladresse de sa ministre. Il avait réussi à éviter à son gou- vernement l'étiquette de « gauche caviar », ses adversaires politiques parlent désormais de « gauche pétard ». En réa- lité, la « fumeuse de cannabis » ne consomme pas de tabac, déteste les accros de la nicotine et se méfie de toutes les drogues. « S'il m'est arrivé de partager un joint avec d'autres, dans le cadre d'une pratique conviviale, le canna- bis n'est clairement pas mon truc. Je préférerai toujours un bon verre de bordeaux. » Sa grande tolérance à l'égard du haschisch n'est pas liée à une pratique personnelle mais à son expérience de médecin et au refus d'une certaine hypocrisie ambiante. Elle parle de ceux qui usent de som- nifères, d'alcool, de tabac ou prennent des drogues illégales comme des mêmes « personnalités toxicomania- ques ». Mais certaines substances sont socialement tolé- rées et d'autres proscrites, ce que la ministre verte juge d'une tartuferie redoutable : « Comment est-il possible de trouver sympathique la brutalité vulgaire de supporters pleins de bière et scandaleuse la décontraction zen d'un groupe de jeunes en train de tirer sur un joint ? Comment des millions de personnes incapables de s'endormir sans leur petit cachet s'autorisent-elles à traiter leurs petits- enfants de drogués parce qu'ils ont fumé du shit? » Là encore, l'image publique de la jeune Verte est trompeuse. Et ceux qui la caricaturent mégot au bec font fausse route. « Pour moi, demander la dépénalisation des drogues est une position politique, rien de plus. Est-ce qu'en leur temps les signataires de l'appel en faveur de l'avortement avaient toutes subi une interruption de grossesse ? Bien sûr que non... » Dominique Voynet déroute l'establishment, qui ne sait pas où la classer. Les chroniqueurs n'ont pas les repères classiques pour juger : ils n'appartiennent pas au même univers. « Ils n'arrivent pas à trancher : suis-je une nunuche surcotée ou une croqueuse machiavélique ? » Persifle la ministre. Seule certitude pour tous : cette femme-là prend beaucoup de place. 10 À Dole

« La Dominique »

Enfin chez elle. Lorsque, le week-end, Dominique Voynet arrive à Dole, la vie reprend son cours presque normalement. Dans cet espace, le public et le privé s'en- tremêlent sans pour une fois s'affronter. Elle y retrouve sa tribu : la famille, les copains, les voisins. Ici Jeanne est ravie. Elle accompagne sa mère partout. A Paris, « ma- man va au travail », c'est moins bien. « Je ne lui ai jamais dit que j'étais ministre », explique Dominique. Jeanne sait juste qu'il ne faut pas trop déranger sa mère quand elle travaille. Même si elle n'hésite pas à pousser la porte du bureau de l'avenue de Ségur au retour de l'école. A Dole, Dominique peut enfin lui consacrer du temps. C'est du moins ce qu'elle espère au début de chaque week-end. En fait son agenda est bien rempli : conseil municipal, réunions au conseil général, nombreuses ren- contres avec les associations et multiples rendez-vous propres à tous les élus locaux. Voynet soigne son implan- tation doloise. Pour l'avenir. La seule ambition politique qu'elle reconnaît : gagner un jour la mairie de sa ville. Ici chacun de ses amis en rêve pour elle, y voit presque un aboutissement. « Personne à Dole n'a pris la mesure de son destin national, soupire un de ses conseillers pari- siens, elle n'est vraiment pas aidée. » Pas si sûr. Son microcosme jurassien peut lui être très utile. Car à Dole on ne la prend pas pour Mme la Ministre. On est fier de « la Dominique », on a peur pour elle, on a envie qu'elle s en sorte. On attend qu'elle revienne aussi. Et on ne lui pas de cadeaux. On l'aime avec tendresse et exigence. est pour eux que Dominique ne peut pas perdre les Pédales, ni se prendre pour une diva. Autrefois ses sautes humeur passaient sur le compte de son mauvais carac- tère, aujourd'hui on les attribuerait à sa position sociale. Exit donc les caprices. « Elle consacre une énergie et un temps infini à avoir un mot pour chacun. Les fragments de la vie des autres ne lui échappent pas, commente un de ses opposants. Elle voit les gens alors que le propre des dominants c'est de ne plus les voir. » Elle se préserve ainsi de l'ivresse des cimes.

D'abord il y a Monique Voynet. Elle se défend d'être béate d'admiration devant sa fille aînée. Mais, comme toute mère, ne dédaigne pas que les autres le soient. Sa pudeur bourrue lui interdit les compliments. Elle se réserve le rôle de vigie. « Tu aurais quand même pu reteindre tes racines de cheveux avant de passer à la télé- vision » ; ou bien encore : « Tu fais des phrases trop longues. Prend exemple sur Robert Hue ! Lui au moins on le comprend ! » Elle est la seule dont la critique soit autorisée. Et redoutée par Dominique Voynet. Sa petite sœur Cathie s'en amuse : «Je me souviens d'un récent conseil municipal où Domi n'avait pas prévu d'interve- nir. Mais comme maman était dans l'assistance, elle s'est crue obligée de monter au créneau. Ma mère lui met la barre assez haut... » En règle générale pourtant, Monique ne parle pas du ministère à sa fille. « Elle répond toujours à mes ques- tions mais je ne veux pas l'embêter. Pour savoir comment était constitué son cabinet j'ai commandé des documents directement avenue de Ségur ! Je préfère que chez moi elle se détende et me raconte d'autres choses. Sa vie est bien difficile... » La complicité des deux femmes repose sur un pacte tacite : Monique a une vision presque mes- sianique de l'action politique, Dominique doit donc œuvrer sans faiblesse pour le bien public. Sa mère est une sorte de conscience, de Jiminy Criquet. «J'ai peur pour ce gouvernement, peur qu'il échoue. Ce serait trop grave. Ce n'est pas le sort de ma fille qui m'importe », affirme Monique. Chez elle, de gros classeurs jaunes, soi- gneusement datés et classés, répertorient tous les articles de presse parus sur sa fille. « Moi, fière ? De quoi ? Atten- dons d'abord de voir ce qu'elle va faire », se défend en bougonnant l'ancienne institutrice. « Ma mère n'est pas fière de moi parce que je suis ministre. En revanche elle est satisfaite de voir que je reste normale, que je dis encore s'il vous plaît merci bonjour, que je ne me fais pas servir, que je paye mes déplacements privés. Plus que de grandes victoires écolos, c'est cela qui compte pour elle. » C'est aussi cela l'important aux yeux des Français. A Dole, il y a aussi Cathie. La petite sœur n'est pas impressionnée par la fonction de son aînée. Ministre, un métier comme un autre. Ce samedi soir d'hiver Domi a invité sa sœur et son beau-frère à partager une raclette chez elle. Elle se brûle les doigts avec les pommes de terre, distribue généreusement fromage et charcuterie, interdit qu'on se lève pour donner un coup de main. « Mais restez assis, laissez-moi faire », répète-t-elle en virevoltant dans la cuisine. Heureuse et détendue. Dans son élément. Ses nièces et Jeanne courent d'une pièce à l'autre. Au mur, des images d'Adèle Blanc-Sec toisent tout le monde. Cette héroïne de bandes dessinées créée par Tardi lui va comme un gant : frondeuse, enjôleuse, volontaire, sans détour, impulsive, brillante et souvent venimeuse. Un personnage sur mesure. « Ce n'est pas ce soir que je vais commencer mon régime ! » plaisante Dominique en attaquant le fromage fondu à pleine bou- chée. D'autant qu'elle a acheté à manger pour un régi- ment d'affamés. Pourtant, quelques semaines plus tard, excédée par les kilos accumulés depuis la naissance de Jeanne et la vie ministérielle, Dominique se lancera, seule, dans une sévère cure d'amaigrissement : plus une goutte d'alcool, suppression de tous les grignotages... Elle s'allégera de plus de dix kilos en quelques semaines, tout en poursuivant sa vie stressante. Au grand ébahisse- ment de ses amies, qui savent qu'elle aime bien manger. « Le plus dur, ce sont les repas à Matignon : tout est tellement délicieux... » Ce soir de janvier, autour de l'appareil à raclette, fous rires et conversations de «frangines» fusent. Tout y Passe : les gosses, le boulot, les copines, les mecs, les vacances... Cathie raconte sa classe d'adaptation, les pro- blèmes de ses élèves, les soucis de leurs parents... Domi- nique pose beaucoup de questions. Elle parle très peu de Ce qu'elle fait à Paris. Et l'évoque toujours dans les termes qu'emploierait n'importe quelle femme faisant le récit de sa vie professionnelle, des relations avec les col- lègues et des dossiers en retard. Le mode de vie choisi par la ministre à Dole l'aide à garder son naturel. Pas de surveillance policière, ni per- sonnel d'Etat dans les parages. Un numéro de téléphone toujours dans l'annuaire et une porte qu'elle ouvre facile- ment. « Je veux rester disponible pour les Dolois », pro- fesse-t-elle. Il lui arrive d'être dérangée le dimanche matin par un sympathisant venu la saluer alors qu'elle est encore en peignoir de bain. Elle soupire mais accueille l' intrus, serviette sur la tête et sourire aux lèvres. Et lors- qu' un coup de fil l'arrache à son petit déjeuner dominical Pour lui demander de transmettre quelque récrimination à Jean-Pierre Chevènement, elle répond à son interlocu- trice : « Je ne dirai rien du tout à M.Chevènement. Je ne veux pas qu'il sache à quel point j'ai des électeurs sans gêne qui osent me déranger chez moi à 8 heures du matin. » La correspondante s'excuse et tout finit en mots aimables. A l'heure du marché, Dominique Voynet part faire ses courses. Salade de pissenlits, clémentines bio, lapin du boucher...Tout ne pourra pas être dégusté au cours du week-end, mais tout lui fait envie. La démarche n'est pas dénuée d'arrière-pensées : elle continue à effectuer toutes ses emplettes à Dole pour marquer son soutien aux commerçants qui sont plutôt bienveillants à son égard. Et pour croiser ses concitoyens. Si la préoccupation clientéliste n'est pas absente, le plaisir du shopping dolois est réel. Elle préfère donner à ressemeler ses chaussures, acheter un chemisier ou un jouet pour ses nièces dans sa ville parce qu'il est toujours plus agréable de fréquenter une boutique connue où l'on possède ses repères. Comme toute provinciale obligée de s'expatrier dans la capitale pour son travail. A ceux qui lui demandent comment ça va, elle répond : « Très très bien, mais les Français pas trop, non ? » En repartant son panier plein, Jeanne juchée sur les épaules, elle souligne : « Moi, je ne fais pas le marché seulement en période électorale... » Trois copains salariés à la Maison verte s'occupent de son courrier, de son agenda comtois et des Verts de Dole. Une tâche qui relève de la mission impossible. Une poi- gnée de militants, des « grognards » de la première heure, constituent bénévolement le reste de ses troupes. « Ils sont tous comme le ver de terre amoureux d'une étoile se moque une habituée. Ici, c'est elle la patronne. Elle n'a aucun complexe, se sent totalement légitime. Elle gère son emploi du temps seule. S'énerve de le trouver trop plein, puis se rajoute encore des obligations. Tou- jours « pour faire plaisir » ou tenir ses engagements. Sur- tout parce que, au fond, elle a envie de voir les gens. Et de se faire voir. Avec les beurs du centre social

Samedi 24 janvier 1998, quartier du Poiset à Dole. La ministre pénètre dans les locaux du centre social. Ce n' est pas la foule des grands jours. Les jeunes sont agglu- tinés autour d'une partie de baby-foot qui semble les pas- sionner davantage que son arrivée. Pourtant c'est eux que Dominique Voynet est venue voir. Dans cette cité de Presque deux mille habitants, la population maghrébine domine fortement. Pendant la campagne des législatives, les Verts avaient improvisé une réunion avec les jeunes beurs au pied des immeubles. Dominique Voynet leur avait promis de revenir dès septembre. Entre-temps elle s' était envolée pour Paris. Les jeunes se sont sentis trompés. Apprenant qu'ils se plaignaient, la ministre a tenu mordicus à organiser une rencontre. Alors même que ces jeunes-là, dans leur grande majorité, ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Juste pour tenir parole. La salle se remplit peu à peu. La Verte prend ses inter- locuteurs bille en tête dès le départ : « Comme chaque fois qu'on vient dans le quartier, ça saute aux yeux : il n y a que les garçons ! Je rêve d'une réunion où vien- draient vos sœurs et vos copines. Parce que là on ne va entendre que la moitié des problèmes. » Puis elle leur donne la parole. Elle n'est pas venue pour tenir des dis- cours. Le premier intervenant est sans détours : « En mai vous êtes passée nous voir alors qu'on partait s'entraîner au foot. On vous a écoutée. Pour nous les politiciens sont des gens qui ne s'intéressent pas à nous. Je suis persuadé que tous ceux qui ont voté ici ont voté pour vous. Mais dans ce quartier on ne fait pas tout ce qu'il faut. » Immé- diatement la Verte se défend : « J'avais bien expliqué que si on votait pour moi, on n'allait pas pour autant réparer les trottoirs et les jeux d'enfants. Je ne suis que conseil- l municipale d'opposition à Dole. Vous ne devez pas attendre que cela vienne d'en haut pour améliorer la cité, il faut bouger... » Cette fois la salle est pleine et le débat bien lancé. «A quoi cela sert de dire à nos enfants de poursuivre leurs études. Dans la région, quand on est d'origine arabe, on nous ferme la porte », attaque une mère de famille. « J'aimerais bien habiter au centre-ville. Mais avec ma tête ce n'est possible ni dans le privé, ni dans le public », se plaint un jeune homme. « Moi je suis en IUT, aucune boîte ne veut me prendre en stage », raconte un autre. « J'ai entendu dire que l'ANPE recevait des offres d'emploi spécifiées "seulement BBR" c'est-à- dire bleu-blanc-rouge », s'emporte un troisième. Dominique Voynet lance une proposition : organiser une rencontre entre les jeunes et les partenaires écono- miques du bassin de Dole. « Parce que les industriels ne se rendent pas forcément compte de cette discrimination à l'emploi. Ce ne sont pas tous d'affreux racistes comme vous le racontez. Il arrive aussi que certains jeunes n'aient pas trop envie de faire des efforts... Mettons sur pied une charte, agissons. » Mais nous sommes en plein ramadan. Le déballage de toutes les misères et rancœurs du quartier est loin d'être achevé lorsque, vers 17 h 30, l'heure de la rupture du jeûne musulman, une partie de la salle se vide. D'autant que la ministre ne se décide pas à jouer la démagogie : « Pourquoi votre discours se borne-t-il toujours à "personne ne nous aime" sans que jamais aucun projet ne nous remonte ? » Les organisa- teurs de la rencontre sont déçus par la défection massive des jeunes. La réunion aura tout de même duré deux heures. Ceux qui sont restés jusqu'au bout repartent sans promesses. Mais avec le sentiment d'avoir été pris en compte. Et pas mal bousculés. « La maison du quartier est à tout le monde, filles, garçons, Français, étrangers. Pas seulement réservée aux Arabes mâles de quinze à vingt-cinq ans », leur rappellera aussi Dominique Voynet. Aucun journaliste n'assiste à cette rencontre. Afin que les jeunes s'expriment en toute liberté et qu'ils n'imagi- nent pas être récupérés au profit de l'image de la ministre. Mais aussi pour que les adultes ne se sentent Pas lésés qu'elle rencontre « ces jeunes-là » d'abord. C'est aussi cela, la politique locale. Quelques mois plus tard, elle est candidate de la majo- rité plurielle au conseil général dans le canton de Dole Nord-Est. Elle quadrille le terrain : plus d'une quinzaine de réunions. Son adversaire de droite fait feu de tout bois. Il distribue des tracts accusant la jeune femme de vouloir transformer la Franche-Comté en une plaque tournante du trafic de drogue. Sous la reproduction de grandes photos de seringue et de poudre blanche, il pré- tend que Dominique Voynet prône la libéralisation de toUtes les drogues... « Pierre Talagrand, lui, n'a jamais fumé de joint. C'est pour cela qu'on peut lui faire confiance », proclame un des prospectus électoraux du conseiller général sortant qui, poursuit le texte, « sait, lui, qu 'un mandat est fait pour servir et non pour se servir » ! De cette campagne au bazooka, Dominique Voynet sort épuisée. Le 22 mars 98, elle est élue conseillère générale a seulement 28 voix près. Elle arrache le canton à la droite et renforce son ancrage jurassien.

Ce sale argent

La vache enragée, Dominique Voynet ne connaît que trop bien. Son engagement politique lui a longtemps coûté cher. Chez les Verts militer est un sacerdoce qui exige beaucoup de temps et pas mal de sacrifices. Il ne faut pas craindre les déplacements à ses frais et les notes de télé- Phone jamais remboursées. Lorsqu'elle était porte-parole, jeune femme s'est parfois retrouvée sans couverture sociale. Elle ne l'a pas oublié. Si elle ignore les réalités du Prolétariat, elle devine les angoisses de la précarité. Elle s' est toujours fait un point d'honneur à s'en tirer toute seule. Sa propre mère n'a jamais touché un centime de Pension alimentaire après son divorce. Elle n'a jamais rien réclamé. Et ne s'en vante pas. « J'ai longtemps cru que maman n'aimait pas le chocolat, raconte Cathie. Elle pré- férait juste nous le laisser... » Ses filles, admiratives, ont retenu la leçon. Elles ont acquis le sens de l'argent. Dominique Voynet connaît le prix des choses. « Pour nous, le grand luxe, c'est d'acheter de jolis vêtements de marque à nos filles, nous offrir un bon restau quand on est en vacances ou encore des gourmandises chez la meil- leure chocolatière de Dole. On est très satisfaites avec des goûts de petites bourgeoises ! » avoue en riant Cathie. Dominique ne résiste pas au plaisir d'offrir des surprises à Jeanne et à ses nièces, mais déteste que les autres cou- vrent sa fille de cadeaux : « Ça va la pourrir ! Et puis plein de gosses manquent de tout, pas elle... » Elle pense au montant du billet de train de la copine venue lui rendre visite. Elle héberge chez elle l'ami de passage pour lui éviter de payer l'hôtel. Et sait qu'au restaurant la note ne se partage à parts égales que si tous les convives ont choisi un menu au même prix. Lorsqu'elle déniche dans les brocantes où elle adore chiner un bavoir brodé ancien pour sa collection, elle le marchande souvent âprement. « Il faut payer les choses au juste prix. Quand c'est trop cher, il faut le dire, c'est tout... » Cette notion du coût de la vie ne l'a pas quittée depuis son arrivée au ministère. S'y mêle une haute idée de l'argent public. Sa culture politique verte l'empêche de gaspiller les deniers des Français. Par réflexe. Ainsi, lorsqu'elle déjeune avenue de Ségur sans avoir d'invité, elle paye son repas, comme tous ses conseillers. Cette notion morale de l'argent voisine avec une réelle aspiration à la sécurité matérielle. Dominique Voynet approche la quarantaine. Elle ne fait pas de politique pour s'enrichir. Elle comprend d'autant mieux que ses amis verts un peu plus âgés aient besoin de tirer les fruits de leur engagement. Ainsi en a-t-elle nommé quelques- uns à des postes de direction. Certains de ses ennemis l'accusent de multiplier les prébendes. « C'est faux, s'im- patiente la ministre, j'ai nommé trois personnes en quinze mois ! On place tous les jours des socialistes à des Postes de responsabilité, et personne ne fait de commen- taires... Mais certains écolos ont le sentiment d'avoir sacrifié leur vie professionnelle et personnelle pour mili- ter. C'est normal, s'ils sont compétents, qu'on recon- naisse enfin cette compétence. Ces cadres verts Pourraient bien gagner leur vie et plastronner dans les dîners en ville... Ils n'ont pas fait ce choix et sacrifié beaucoup à leur militantisme. » Bien qu'elle le nie farouchement, Dominique Voynet vit elle aussi cette usure de l'engagement gratuit. « C'est vrai que j'ai payé comptant mes choix politiques en "pré- carité", en manque à gagner... Ça m'agace de voir tous ces jeunes énarques être rémunérés pour faire de la poli- tique, sans jamais prendre le risque de se retrouver sans statut, sans salaire. Mais je ne me plains de rien et je ne regrette rien ! » proteste-t-elle. Comme si reconnaître cette frustration gommait l'aspect sincèrement désinté- ressé de son travail. Aujourd'hui son salaire de ministre (trente-cinq mille francs) ne lui revient pas en entier. Elle en reverse 10 % aux Verts de Franche-Comté et 10 % aux Verts nationaux. Et cotise pour la première fois de sa vie à une retraite complémentaire. Lorsqu'elle fut invi- tée chez un collègue du gouvernement, l'intérieur magni- fique, empli de meubles et d'objets d'art, la laissa plus étonnée que subjuguée. Et secrètement agacée. Elle ne rêve pas d'appartenir à cet univers de la haute bourgeoi- sie, mais s'irrite de ces injustices. Après tout, n'a-t-elle Pas, elle aussi, consacré toute sa vie au militantisme ?

Au motocross de la Combe-aux-loups

Dimanche 29 mars 1998. La voiture conduite par Dominique Voynet cahote sur de petits chemins. A l'ar- rière Jeanne s'est endormie. Le printemps dolois offre un avant-goût d'été. La jeune femme cherche à atteindre la Combe-aux-loups. Malgré son nom, le lieu n'est guère bucolique. C'est en lisière de la ville que le terrain de motocross s'est installé. La ministre de l'Environnement n'y vient pas pour constater des nuisances sonores ou olfactives. Au contraire, on l'attend pour donner le départ de la finale d'un championnat. Elle a encore une fois accepté « pour faire plaisir». L'organisateur de la course est l'un de ses fervents supporters. Toute sa famille a beaucoup travaillé pour elle pendant la cam- pagne qui s'achève. Et puis ce marchand de motos est un homme généreux, comme Dominique les aime : il forme bénévolement à la sécurité routière les jeunes aux- quels il vend ses deux-roues. Voilà pourquoi Dominique a accepté son invitation. Elle ne connaît rien au moto- cross et la curiosité la guide. La foule des spectateurs constitue aussi un très gros rassemblement d'électeurs potentiels. « Mais nous ne sommes plus en campagne. Sinon je ne le ferais pas... », prétend l'élue doloise. Deux cents motos vrombissent dans d'énormes volutes de fumée et projections de terre arrachée au circuit. Sur la piste, le pantalon blanc de la ministre se macule aussi- tôt. Elle ne se contente pas d'abaisser son drapeau, reste deux heures durant, se fait tout expliquer, s'intéresse, s'émerveille. Et, pour finir, remet les coupes aux vain- queurs en compagnie de Jeanne. Le public est aussi jeune que populaire. Gros bras tatoués, casquettes à large visière, lunettes miroir et débardeurs colorés. Les motards sont très jeunes, à peine quatorze ans. Cheveux ultracourts et anneau à l'oreille, ils embrassent Domi- nique Voynet en rougissant. « C'est la première fois de leur vie qu'ils voient un ministre, c'est sympa pour eux », minaude Dominique un peu plus tard. A la buvette elle insiste trop lourdement pour payer la barquette de frites offerte à Jeanne. Par principe, dit-elle. Présence déconcertante s'il en est. On n'imagine certes pas une écolo, qui plus est en charge de la protection de l'environnement, finir un dimanche au milieu des odeurs de ricin brûlé par les gaz d'échappement, du ronflement assourdissant des moteurs et des nuages de poussière sou- levés par les vols planés des bécanes. Dominique Voynet n' est jamais là où on l'attend. « Elle remplit ses week-ends de rendez-vous inutiles au lieu de se reposer », juge Gérard Roy, le responsable des Verts de Franche-Comté. Au volant de sa voiture couverte de boue, elle est repartie chez elle. Mitonner un plat, baigner Jeanne, lui une histoire... Une fin de journée normale. L'enfant couchée, il lui faudra encore trier des dossiers, classer du courrier, faire du rangement. Tard dans la soirée, on la retrouve à genoux en train d'extraire des malles les vête- ments de printemps. Encore plus tard la voici dans son grenier, une grosse corbeille en osier sous le bras, occu- pée à étendre le linge. Elle finit sa journée en cirant les souliers de sa fille à quatre pattes dans son entrée. Elle lève le nez, mutine : « Tu crois que Jospin aussi il fait tout ça quand il sort de Matignon ? »

Epilogue L'avenir d'une dame verte

Il ne se passe pas grand-chose au Conseil des ministres. Comme tous les mercredis matins, Dominique V assiste avec détachement à la corvée de l'Elysée. Cohabitation oblige, les vrais arbitrages ne se prennent pas là. Et le cérémonial l'ennuie depuis le premier jour. Autour de cette table, chaque ministre est placé en fonc- tion de son rang. Plus il est assis près du chef du gouver- nement et du président de la République, plus il est important. Les ministres qui siègent aux extrémités ont toutes les peines du monde à prendre la parole. Voynet Porte le dossard numéro onze, assise entre Alain Richard et Pierre Moscovici. Encore à portée de voix de Chirac et Jospin. Protocole rituel, manières empesées, ton compassé : la pompe élyséenne contraste avec le registre plus naturel des réunions à Matignon. Entre eux les ministres laissent au vestiaire les faux-semblants. Domi- nique Voynet rêvait d'un pouvoir qui ne se joue pas la comédie. Mais ce parler franc est aussi séduisant que superficiel. Cette apparente décontraction érigée en méthode de gouvernement offre l'image d'une équipe soudée. Lionel prend plaisir à embrasser ses ministres femmes. Lionel ne crie jamais. Lionel est l'homme du dialogue. Ce scénario bien rodé de la modestie et de l'écoute n'est finalement qu'une belle mise en scène. Au profit d'un seul homme. Car si le style change, le réper-