Histoire De Marie Lafarge
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L'amour à l'arsenic DU MÊME AUTEUR A l'aube du féminisme. Les premières journalistes, Payot, 1979. Secrets d'alcôve. Histoire du couple de 1830 à 1930, Hachette, 1983. LAURE ADLER L'amour à l'arsenic Histoire de Marie Lafarge DENOËL Collection DIVERS FAITS © by Editions Denoël, 1985 19, rue de l'Université, 75007 Paris ISBN 2-207-23179-8 Pour Rémi « Avant qu'elle se mariât, elle avait cru avoir de l'amour; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n'étant pas venu, il fallait qu 'elle se fût trompée, son- geait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d'ivresse qui lui avaient paru si beaux dans les livres. » GUSTAVE FLAUBERT, Madame Bovary. Elle est brune, belle, adorable. Un visage d'un ovale parfait, un teint d'une blancheur exquise, une voix sublime. Elle est intelligente, cultivée, douée d'un désir fou de vivre et d'aimer. Elle rêve d'un amour total, violent, éternel, un amour qui transfigurerait sa vie. Élevée dans un milieu huppé, à l'abri des adversités, elle imagine son avenir comme une longue suite radieuse de bals éblouissants et de promenades romantiques au bras de son prince charmant. Les hasards de la vie en décideront autrement. En fait de prince charmant, elle sera vendue à un petit- bourgeois inculte et épais. Vendue pour son argent et vendue rapidement. Car Marie, à vingt ans passés, a eu le tort, dans la France bourgeoise de 1840, de n'être toujours pas mariée. Sa famille décide donc de la donner à un homme pour s'en débarrasser. Tout s'est passé très vite. En quelques heures. Marie n'a pas eu le temps ni vraiment la possibilité de choisir. L'affaire était conclue. Deux jours après, Marie était mariée à un homme qui voulait de l'argent frais et une femme avec qui coucher. Pour lui cette histoire était une aubaine. Pour Marie ce mariage fut un drame. La vie est un roman. Marie avait rêvé sa vie. Elle ne supportera pas le poids de la réalité. Marie, c'est l'envers vénéneux du romantisme échevelé. Marie, c'est l'image de la femme belle mais cruelle, angélique mais perverse. La tentation faite femme. La perfection à laquelle ne résiste aucun homme... Car Marie Lafarge occupe une place à part dans l'histoire de la criminalité féminine : si elle a tué son mari, ce qu'elle a toujours nié, elle l'a fait en assurant jusqu'au bout qu'elle l'aimait. Et c'est parce qu'il croyait qu'elle l'aimait qu'elle a pu si tranquillement le tuer... L'amour à l'arsenic... Car si Marie est coupable de la mort de son mari, elle est coupable aussi d'avoir soigneusement planifié son crime, d'avoir lentement et magistralement préparé son agonie, et d'avoir, admirablement, joué la comédie du dévoue- ment et de l'amour conjugal. Un crime qui frappe au cœur même de la conjugalité bourgeoise du XIX siècle. Un crime qui affole les bourgeois. La magistrature, les médecins, la presse, n'auront de cesse de poursuivre Marie Lafarge de leur haine implacable. Marie, une femme dangereuse. Une femme à abattre. Les faits se sont déroulés à une vitesse foudroyante : en juillet 1840 Charles rencontre Marie, deux jours après ils se marient et, en janvier, Charles meurt, dans son lit, au terme d'une lente et épouvantable agonie. Marie est aussitôt suspectée de l'avoir empoisonné, jugée, condamnée... Elle n'a jamais cessé de protes- ter de son innocence. A-t-elle dit la vérité ? J'ai vécu, si j'ose dire, plus de trois ans auprès d'elle. J'ai lu ses Mémoires, son journal, sa correspondance, ses poésies, ses carnets, le récit de sa vie. J'ai admiré son courage et son opiniâtreté. J'ai été émue par ses souffrances, son enfer dans la vie carcérale, ses évanouissements, ses désirs de suicide puis, tout d'un coup, sa volonté de reprendre le dessus et de se battre, notamment au moyen de l'écriture. Car ce qui tiendra Marie en vie c'est le fait d'écrire. Écrire pour témoigner, mais écrire aussi parce que, dans l'écriture même, elle trouvera son salut et sa sérénité. En plein combat, au beau milieu de la tourmente, elle décide d'écrire elle-même sa vie pour que chacun puisse la juger sur pièces. Contre les calomnies, elle oppose son autobiographie. Mille cinq cents pages écrites en trois mois, d'une plume nerveuse, caustique, ironique, romanti- que. Plus tard, quand elle sentira vers la fin de la trentaine ses forces décliner, elle aura de nouveau recours à l'écriture et publiera ses lettres de prison, document poignant sur la solitude et l'enfermement. J'ai choisi de raconter la vie de Marie, le plus attentivement possible, au plus près de ses aspirations, au plus près de son intimité, en respectant les faits bien sûr, mais en respectant aussi ce que je crois être la vraie nature de Marie : celle d'une jeune femme du siècle passé, cultivée, séduisante, sensible, fragile, croyant à l'idée et à la force de l'amour qu'elle n'a jamais pu rencontrer. Pour la décrire j'ai donc utilisé de préférence tout ce qui vient d'elle : lettres, notations, récits, carnets. Mais j'ai dû tenir compte également de tous les articles, toutes les complaintes, toutes les caricatures et tous ces livres écrits contre elle : une véritable anthologie de la haine dont on trouve encore des traces longtemps après sa mort. Marie a chaviré les cœurs, provoqué les passions, soulevé des tempêtes de haine et d'amour, mais n'a laissé personne indiffé- rent. L'affaire Lafarge a divisé la France en deux clans : ceux qui militaient pour son innocence et ceux qui pensaient qu'elle aurait dû être exécutée parce que trop malfaisante. L'affaire Lafarge a provoqué un des débats scientifiques les plus passionnants : celui de l'utilité, de la nécessité et des limites de l'expertise légale en cas de crime d'empoisonnement. Elle a accéléré les découvertes de la chimie et de la toxicologie et a acculé à un duel magnifique les deux grands savants de l'époque : Raspail et Orfila. L'affaire Lafarge a accentué les divisions Paris-province et attisé les tensions politiques... Elle déborde largement la chro- nique des faits divers. Les pages qui suivent proposent d'en raconter l'histoire et, chemin faisant, d'analyser le fonctionnement de la machine judiciaire, le rôle de la médecine légale, celui de la presse et l'infortune qu'il y avait, en 1840, à être une femme belle, cultivée, séduisante et intelligente! Est-ce à dire que Marie Lafarge n'est pas coupable d'avoir empoisonné son mari à l'arsenic? J'ai longtemps oscillé, au gré des lectures, sur la culpabilité de Marie. Dans cette étrange affaire, dire que tous les personnages ont emporté leur secret dans leur tombe n'est pas une clause de style. Restent les faits. Ce sont eux que je livre. Au moins attestent-ils que les juges de Marie Lafarge ont fondé leur intime conviction sur de faibles indices plus que sur des preuves. Chapitre 1. Trois malheurs Les fées se sont penchées sur son berceau : Marie Cappelle naît douée de grâce, de beauté et d'intelligence. Son père est militaire, un militaire de carrière qui a conquis sa noblesse sur les champs de bataille de l'Empire. Sa mère est une femme douce qui aime ses enfants, Hermine et Marie, et sait leur apprendre très tôt à se faire aimer. Parents exemplaires, enfance exemplaire, vie de famille exem- plaire : son père devient lieutenant-colonel à Douai, et Marie est élevée à la campagne par un sergent-major. Courses avec les chevreuils, apprentissage du piano, lecture des aventures des grands navigateurs. Marie vit ses premières années dans l'opu- lence champêtre, ne subit aucune contrariété durant son enfance et s'habitue à vivre dans une famille comblée des faveurs d'une certaine fortune. Sa mère est issue d'une riche famille de propriétaires terriens, la sœur de sa mère a épousé le baron Martens, prussien et diplomate, et, l'autre sœur, M. Garat, directeur général de la Banque de France. Son grand-père maternel, Jacques Collard, figure politique de l'Ancien Régime, puis personnage influent dans son département, l'adore et l'invite souvent à venir passer des mois entiers dans son ravissant château de Villers-Hélon. L'été, elle cueille des pâquerettes avec Alexan- dre Dumas, filleul de son grand-père, et dîne avec le prince de Talleyrand, ami de son grand-père. L'hiver elle joue avec le prince de Nemours et accompagne sa tante Garat dans ses visites à Mlle Mars. Marie est élevée dans la soie, la batiste et le velours. Ses petits pieds ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis d'Aubusson et les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus petite ortie. La petite Marie vit comme une princesse. De fait Marie est bel et bien l'arrière-petite-fille d'un prince. Bâtarde de sang royal, elle dut garder le secret du berceau jusqu'à sa mort. Loin de l'avantager, son origine royale, qu'elle ne put jamais ouvertement revendiquer, mais que tout le monde connaissait, lui causa bien des déboires : quand elle fut condamnée à perpétuité, le roi n'osa jamais lui accorder sa grâce de peur des quolibets : Louis-Philippe n'était autre, en effet, que son oncle.