PANORAMA DE L'ANDROY Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. SUZANNE FRÈRE

MADAGASCAR

PANORAMA DE L'ANDROY

ÉDITIONS

142, RUE MONTMARTRE - PARIS-2

1958 MADAGASCAR CARTE ADMINISTRATIVE L'AN D ROY

UNIVERS DE L'ENQUÊTE

DEUX localités, deux fleuves sont des limites commodes au territoire de l'Androy, à l'extrême sud de Madagascar : Bekily et Tsivory, au nord-ouest et nord-est, peuvent être considérés comme les postes frontières de l'extension Antandroy et, par une singulière ironie, ce sont des fleuves, le Mandrare et la Menarandra, qui bordent à l'est et à l'ouest cette zone subdésertique, la plus dépourvue en points d'eau de toute l'île. Ces quelque 20.000 kilomètres carrés — univers de notre enquête — ont pour jalons les principaux centres : Bekily, Ampanihy, Beloha, Tsiombe, Antanimora, Tsivory, , Amboasary et Ambovombe. Plaques tournantes au carrefour des pistes, ils furent non seulement des étapes majeures, mais les bases de départ vers les 111 villages-échantillon. S'il fallait tracer une image schématique de l'Androy, la piste diver- sement colorée en serait un des éléments essentiels. Allant de l'ocre jaune au rouge violacé, avec des variantes de blanc sale sur le plateau calcaire ou de blond pâle dans la zone sablonneuse de la côte, ces pistes sont un symbole rassurant de vie et de présence humaine dans un paysage souvent désertique où rien ne semble exister que l'espace. Comme les variations d'un thème, différents types de paysages l'accompagnent, évocations en mineur d'une nature deshéritée dont l'aridité, la solitude et le silence seraient les constantes. Bekily, chef-lieu de district et marché important à la limite du pays Bara, domine la Menarandra qui coule entre deux falaises. Maintes perspectives de la campagne environnante et de la région de Bekitro offrent la vue la plus typique du désert de pierres avec, de place en place, le vert lumineux d'un sakoa qui rappelle que toute vie n'est pas absente. Miary, dans un fond humide, avec ses manguiers et ses bananiers, est une oasis oubliée, dernier jalon visible lorsqu'on va à la recherche d'Asosa et d'Androidroy, deux villages perdus sur le plateau raviné où nulle trace de sentier ne conduit. Au milieu des terres rocailleuses, premier obstacle qui s'étend sur un rayon de plusieurs kilomètres, Asosa et Androidroy apparaissent dignes du site rébarbatif qui les entoure. Retranchés derrière leurs cactus et leurs aloès telles des places fortifiées d'un nouveau genre, il faut découvrir les passages qui en permettent l'accès. Retrouver une piste digne de ce nom n'est pas chose facile, et même avec un guide, il n'est pas rare de tourner en rond et de se perdre pendant des heures avant de retrouver dans la nuit un vague « chemin de charrette » qui nous mènera sur la piste d'Anarabe à Bekily. Marohasara, dans la région de Bekily, est un type de village assez voisin par la difficulté d'accès qu'il offre : dix kilomètres de plateau caillouteux dans ce que les autochtones appellent « la forêt », mais le mot ne répond pas à la définition classique. Cette forêt consiste surtout en broussaille épineuse, en arbustes bas, disséminés, où l'on chercherait en vain du regard un arbre digne de ce nom. Cette forêt offre le paradoxe d'être avant tout constituée par de vastes étendues chauves de toute végétation, semées uni- quement de pierres aussi nombreuses que les mottes d'une terre fraîchement labourée. Par endroit, des buissons enchevêtrés, des ronces au ras du sol des plantes toutes en pointes acérées, des arbrisseaux grêles constituent une végétation clairsemée dont le désordre rend par moment toute pénétration difficile. Un grand tombeau nouvellement construit, 40 cases, 83 habitants, 500 bœufs, 200 chèvres, c'est ainsi que se présente Marohasara qui, à l'écart des routes, derrière dix kilomètres de steppe, domine sur son plateau une vaste étendue barrée à l'horizon d'une ligne de collines basses. Le choix d'un emplacement aussi retiré, loin de toute communication, pourrait étonner, si l'on ne connaissait la prédilection des Antandroy pour établir leurs villages à l'écart des lieux de passage. Les habitants aiment cette région, nous dit un enquêteur, « car ils y trouvent du miel, des hérissons et des terres propices à l'élevage ». Pourtant, rien aux alentours n'évoque l'idée de pâturage qui est aussi éloignée de la réalité que celle de forêt. On voit, en effet, plus de pierres que de végé- tation. Mais ces pierres caractéristiques du plateau cristallin n'ont pas toujours l'aspect terne et vulgaire de quelconques cailloux, et c'est encore un des contrastes de l'Androy que ce luxe de couleurs et de reflets, sur ces sols deshérités où les quartz roses et translucides brillent comme des joyaux.

LA MENARANDRA PAYSAGE VERS BEKILY

Ce n'est cependant pas un phénomène isolé; dans certains emplacements de mines maintenant abandonnées, vers Miary par exemple, des déchets de mica jettent des scintillements qu'on aperçoit à quelques kilomètres de distance. Quand les cailloux se font moins nombreux, ce sont les termitières qui apparaissent. Celles-ci, hautes parfois de quatre-vingts centimètres, simulent des petites meules à perte de vue. Dans ce paysage déjà si particulier, les tombeaux apportent une note d'originalité étrange. Pays où la mort et la vie sont étroitement unies, où les morts sont honorés par des constructions plus vates et plus durables que celles des vivants, il est difficile d'évoquer l'Androy sans que ne s'inscrivent dans le paysage, plus visiblement parfois que les villages, ces quadrilatères de pierres rehaussés de cornes et d'alohala en bois sculpté. Entre Bekily, Bekitro et Malangiraho, une vingtaine de tombeaux s'échelonnent sur la route. La forêt-parc qu'on traverse en venant de Bekitro pour aller à Ampanihy humanise un peu le paysage. Encore qu'à la fin d'octobre, début de la saison chaude à Madagascar, elle soit uniformément grise et dépouillée. C'est un frappant contraste que ce paysage à l'aspect hivernal sous un soleil ardent. Les arbres dénudés et desséchés — il fait quelque 40° de température — attendent les premières pluies pour verdir. Ici et là, quelques baobabs, géants d'une autre ère, dominent d'une manière insolite cette forêt d'arbustes et cette piste sinueuse qui ressemble à celle d'un parc. Plus au sud, dans la région de Beloha, Tsiombe, Antanimora, une forêt d'un tout autre aspect donne à l'Androy son caractère si original. Le bush est une évasion dans un monde inconnu. C'est un paysage dramatique qui, la nuit, devient hallucinant. Nature hostile dont la poésie raide et austère est cependant en harmonie avec le climat. Seul un sol assoiffé depuis des siècles, pouvait produire une végétation aussi irritée qui symbolise si bien par ses formes, sa structure, le drame de la soif dans une contrée où l'eau fait défaut. Les fantsilotsy dressés comme des reptiles, les ronhondrono semblables à une brassée de bois mort, et les famata avec leur tête échevelée, sont parmi les plus typiques de cette végétation privée d'eau. Forêts sans ombre, arbres sans feuilles, mais riches en épines, aux sèves souvent vésicantes ou empoisonnées, tout parle de lutte, de souffrance, de mort, et jamais nature n'a été aussi peu accueillante à l'homme. Et pourtant de ces épines sort parfois un bouquet miraculeux, des fleurs, offrande magni- fique, éclairent de leurs teintes délicates ou vives cette forêt aux tons gri- sâtres. On trouve toutes les gammes de jaune, de rose mauve, et plus rarement sur certains arbustes de la forêt de Behara, des fleurs d'un rouge de Venise. Cette floraison inattendue souligne, s'il en était besoin, tout ce qu'il y a d'abstrait dans cette nature aux formes souvent décoratives et ingrates. Ce cadre si peu propice à la vie, abrite pourtant troupeaux et villages. Les difficultés d'accès ne sont pas pour rebuter les Antandroy qui, nous l'avons déjà dit, préfèrent s'établir à l'écart des lieux de passage, et il n'est pas rare de voir sortir du bush un troupeau de bœufs et son gardien. Ankotsobe est un exemple frappant du degré d'isolement de la popu- lation. Ce village, situé à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Jaffaro, où les euphorbes dominent, a été l'un des plus difficiles à atteindre, La piste, après cette localité, devient de plus en plus inexistante; dans un espace découvert, un vague sentier nous mène aux premières cases d'Ankotsobe, à la lisière d'une forêt de famata. Vingt-cinq cases sont réparties en quatre petits groupes dont les trois premiers ne sont guère qu'à un kilomètre les uns des autres. Quant au dernier, nous ne l'atteignons qu'après une marche d'une heure et demie dans la forêt où quatre hommes nous précèdent pour « faire le chemin » à la hache; c'est là que nous apprenons que le groupe de cases le plus important est encore au delà : « près loin » nous traduit un enquêteur. Le lendemain matin, au cinquième hameau enquêté, nous découvrons qu'il en existe encore deux autres distants de sept à dix kilomètres. Il faut, pour y arriver, franchir plusieurs « sakasaka » (1) et « faire la route » comme la veille, au coupe- coupe et à la hache. L'enquête fut terminée le soir; la traversée de la forêt la nuit, sans guide, n'alla pas sans difficultés; il avait fallu deux jours pour enquêter les soixante-trois cases qui constituent l'agglomération d'Ankotsobe. Le 1 6 novembre en fin de journée, un ciel plombé, le déchaînement d'une tornade vers Ampanihy, avaient précédé de peu l'orage et les cataractes d'eau qui, avec violence, ouvraient la saison des pluies. Tout le paysage allait en être brusquement modifié. En quelques jours, le vert ressuscitait ces terres brûlées. Quelques images restent liées à cette époque : les radiers inondés transformés parfois en torrents pour quelques heures, des reflets de nuages dans les étangs des environs de Mareny où s'abreuvaient un troupeau de bœufs. De grands espaces verts teintés du mauve pâle des « roses amères » dans les vallons côtiers dont la douceur des lignes rappelle des horizons plus familiers...

(1) Ravin. La zone côtière est la plus riche et la plus peuplée de l'Androy, les villages y sont nombreux et tous faciles d'accès. Seul le terrain sablonneux est une gêne pour atteindre certains d'entre eux. Les villages les plus proches de la côte ont l'air de lui tourner le dos; aucun d'eux n'est situé au bord des plages comme les villages Vezo, car les Antandroy ne sont ni marins, ni pêcheurs. Seuls, les troupeaux prennent le chemin des plages pour aller s'abreuver aux puits d'eau saumâtre dans la région d'Ambovombe. Le kily a remplacé le sakoa; les hampes florales des aloès défilent le long des pistes, profilant dans le ciel leur dessin raide et stylisé. Est-ce la proximité de la mer qu'on aperçoit par l'échancrure de deux vallons qui rend cette contrée plus aimable que l'aride plateau du nord ? La piste étroite qui mène à Anteny, bordée d'arbustes verts et d'aloès, a des détours qui laissent apercevoir des lointains de sable pâle et la mer : c'est une fraîcheur et une détente. Un arbre en fleurs à Anteny, trois papayers et un oranger à Manindra suffisent à leur donner un air avenant, inhabituel au village Antandroy. Au sud d'Ambovombe, le vent du sud-est a marqué toute la végétation; il a donné aux kily (1) une assymétrie typique avec leurs branches rabattues d'un seul côté, et vers le cap Sainte-Marie, où le vent est particulièrement violent, il n'a laissé subsister que des plantes au ras du sol sur une aire de quelques centaines de mètres. En montant sur Imanombo et Tsivory, on quitte définitivement la région des épineux pour un paysage accidenté, où la verdure retrouve une place prépondérante. Dans un cadre de montagnes, Tsivory, à la limite septen- trionale de l'Androy, appartient déjà au pays Bara par son aspect. Ses allées de manguiers, ses places plantées d'eucalyptus et de flamboyants en font un site particulièrement pittoresque qui contraste avec le sud. Plus arrosée que le reste de l'Androy, toute la région de Tsivory est riche en cultures, en rizières et en pâturages, mais les pluies l'isolent une partie de l'année. Fin novembre, les orages fréquents avaient grossi la rivière qui, à l'entrée du village, traverse la route d'Imanombo, et après certains orages, il fallait attendre de longues heures avant de pouvoir traverser le radier. C'est en raison de ces crues qu'une partie du village de Banay Ankaramene, qui se trouve sur la rive gauche du Mandrare, en descendant vers Ranomainty, ne put être enquêtée. Sur la route qui mène à , Beteny est un centre d'immigration des boeufs de l'Androy, en saison sèche. La montagne proche Vohitsarivo

(1) Tamariniers. est renommée pour ses pâturages et les habitants de Beteny nous disent que « ceux qui mènent leurs bœufs près de cette montagne seront vite riches ». On amène des bœufs des régions d'Ambovombe, d'Amboasary, de Behara, Marovata et d'autres encore, aussi la montagne a-t-elle été appelée « la montagne de tout le monde ». Entre Tranomaro et Behara, la route retrouve la forêt de xénophytes, la plus belle du sud. A trois kilomètres d'Amboasary, Tsilanja est le dernier village de forêt enquêté. Au milieu des fantsilotsy, à quelques centaines de mètres de la Mananara dont on suit le cours depuis Amboasary, Tsilanja n'a pas pour autant d'ombre et de fraîcheur. Dans cette clairière sablonneuse, la chaleur y est encore plus élevée qu'ailleurs. Pourtant, la proximité de la rivière et de la forêt font de Tsilanja un village privilégié. Les terres cul- tivées au bord de la Menanara sont fertiles et les cultures nombreuses; l'actuel souci des habitants est causé par les perroquets qui ravagent les champs de maïs : les femmes et les enfants font la garde et « s'activent » à les chasser. A Amboasary début décembre, le Mandrare roule des eaux rougeâtres, premières crues de la saison des pluies. Le pont provisoire a été remplacé par le bac qui transporte d'une rive à l'autre voitures et population. Poste frontière de l'Androy sur la route d'Ambovombe—Fort-Dauphin, Amboasary a une situation économique importante. D' au lac Anony, la vallée du Mandrare vit sous le signe du sisal dont les plantations s'étendent à perte de vue; ce sont des concessions européennes, exemple d'exploitation ration- nelle d'une culture dans un climat et un sol qui lui conviennent. Nous retrouvons la proximité de la mer avec les villages qui s'éche- lonnent entre Amboasary et Ambovombe, villages riches en cultures et en bétail. Tandis que dans le reste de l'Androy revient comme un leitmotiv dans chaque village — « le pays est en famine » : à Benato, près de Beloha, les habitants se nourrissent de feuilles de cactus cuites et « de longues racines fibreuses comme le manioc » qu'ils vont déterrer dans la forêt —ici, c'est le manque d'eau qui pose un problème crucial. Ankobo se ravitaille en eau à Amboasary qui est à vingt-cinq kilomètres; « les greniers sont encore pleins de provisions, écrit un enquêteur, mais la soif règne ici, les habitants de Belitsaky vont chercher l'eau à Ambovombe à quinze kilomètres, parfois ils font cuire leurs aliments à l'eau de mer ». A vingt-cinq kilomètres à l'ouest d'Ambovombe, dans une grande plaine battue par les vents, Ambondra, qui a de l'eau, est devenu un marché prospère au carrefour des routes d'Ambovombe-Antanimora-Tsiombe. Le 10 décembre, l'enquête était terminée à Ambovombe, capitale de l'Androy; Ambovombe s'aperçoit de loin quand on arrive de l'ouest. Dans un paysage à peine vallonné, un village groupé autour de son clocher : cela pourrait être quelque part en France. La route est l'artère principale de la localité. Plantée de flamboyants, elle réunit les bâtiments administratifs, l'hôpital, les commerces, le marché avec son puits. Tout est rassemblé sur une ligne droite qui départage les habitations de divers styles : européennes, indiennes, malgaches et les deux églises catholique et protestante, chacune un peu en retrait. Entre le 20 octobre et le 10 décembre, nous avions sillonné les pistes du nord au sud et rencontré une dizaine de localités à peu près semblables, à quelques variantes près. Anciens postes militaires, aujourd'hui postes administratifs, ils occupent des points stratégiques près des fleuves et aux carrefours des routes. Lieux de rencontre des tribus et des races, ils ras- semblent une population venue des horizons les plus divers : mosaïque de peuples où Malgaches, Européens, Indiens, Chinois se côtoient, représentant plusieurs civilisations à des stades d'évolution différente avec leurs coutumes, leurs habitudes de vie, leurs croyances caractéristiques. Momentanément ou définitivement rassemblés, ces groupes compartimentés subissent ensemble une foule d'événements quotidiens ou périodiques qui les rendent solidaires les uns des autres et créent en dépit de très forts préjugés de castes, de rivalités de tribus ou de races, les conditions matérielles d'une commu- nauté humaine. Malgré l'extrême isolement de ce pays, étant donné son climat et son sol ingrat qui l'ont retranché et même préservé du reste de l'île, la présence de ces centres assez cosmopolites — du fait que le commerce est aux mains des Indiens et des Chinois, que les écoles sont organisées par l'administration et les missions — met en contact la population Antandroy avec des cultures très différentes de la sienne qui ne peuvent manquer de l'imprégner et de la faire peu à peu évoluer. Dans quelle mesure ces agglomérations, qui sont en vérité des postes avancés de civilisation plus évoluée, peuvent-elles être pour l'Androy des portes ouvertes sur le monde ? CARTE DE L'ANDROY L'ENQUÊTE

C'EST dans cette région si particulière, et parmi cette population — la moins évoluée de l'île — que pour la première fois à Madagascar allait avoir lieu une enquête par sondage. Cette enquête socio-démographique sur la région de l'Androy fut décidée en février 1955. Elle avait pour but de déterminer le mouvement naturel de la population et les caractéristiques principales de l'émigration antandroy. Cette connaissance de la population antandroy a été recherchée sous deux aspects. Tout ce qui pouvait relever de l'observation directe, en dehors de tout sondage : mode de vie, psychologie, coutumes, économie du pays, niveau de vie, devait être recueilli au cours d'une première mission d'infor- mation qui, d'avril à fin juin, allait nous mener de village en village et du pays antandroy aux lieux d'immigration majeurs : Majunga, Ambilobe, Nossi-Bé, Diégo-Suarez. Cette première mission comportait, d'autre part, la mise au point d'un questionnaire qui devait servir à l'enquête directe effectuée sur un échan- tillon. Ce contact, pendant trois mois, avec le milieu était indispensable pour adapter le questionnaire à la population étudiée, saisir les réactions, voir dans quelle mesure une enquête de ce genre peut être valable. Il n'est pas facile d'oublier tout notre bagage de connaissances rationnelles pour être un observateur impartial, et la logique cartésienne ne nous est d'aucun secours pour pénétrer par l'intérieur une civilisation dite peu évoluée, dont une des valeurs est de laisser au domaine de l'intuition une place prépondérante, devant laquelle notre civilisation trop intellectuelle est déroutée. L'enquête ne peut avoir une signification que si elle va de pair avec une étude concrète du milieu. Il faut que, derrière l'apparente sécheresse d'un questionnaire, il puisse y avoir un dialogue entre les deux interlocuteurs : l'enquêté et l'enquêteur. C'est ainsi que les chiffres pourront se concrétiser par des images, trouver un appui dans les observations, une explication dans la vie. Il fallait donc faire la connaissance du pays Androy, de ses habitants, les voir vivre dans les petits centres urbains, sur les marchés, dans les vil- lages de la côte ou du plateau et retrouver enfin certains de ses éléments en émigration; que ce soit près de Majunga où ils formaient un petit village de laitiers, à la sucrerie d'Ambilobe, dans les concessions d'ylang-ylang et de canne à sucre de Nossi-Bé, ou encore dans les salines ou les usines frigorifiques de Diégo-Suarez. Ce premier séjour a été une prise de contact avec le pays et ses habitants, mais aussi avec les autorités administratives françaises et autochtones auxquelles il fallait présenter l'enquête et dont le concours était indispensable. Le collationnement des listes de villages par cantons avec leur popu- lation approximative était un des principaux objectifs de ce premier séjour en Androy; leur situation sur une carte à grande échelle en était un autre non moins important. Enfin, il fallait délimiter des zones de peuplement présentant certains caractères d'homogénéité, de manière à pouvoir stratifier au maximum l'échantillon.

Le questionnaire (1)

Le questionnaire a été construit à partir du chef de famille de manière à obtenir le plus de renseignements possible sur la cellule familiale, sa stabilité sociale et géographique, son niveau de vie. Il comportait trois parties. La première recueillait les renseignements démographiques habituels sur le chef de famille, ses épouses, ses enfants et, pour lui, des questions subsidiaires au sujet du service militaire, de la religion, du degré d'ins- truction. La deuxième partie était d'ordre économique et renseignait sur la situation professionnelle et sociale du chef de famille et sur le salaire s'il y avait lieu. Une troisième partie concernait l'émigration. Dans le cas de réponse positive, les renseignements demandés visaient à obtenir la date à laquelle se situait le départ hors du pays, sa durée, les lieux d'émigration, la manière

(1) Voir annexes. FORMATION DES ENQUÊTEURS ENQUÊTE PILOTE A BESAKOA TULEAR L'ENQUÊTE dont s'était produite l'émigration : émigration sollicitée, s'il y avait recru- tement, ou spontanée dans le cas contraire; enfin, il était intéressant de connaître les modalités du départ. L'enrichissement éventuel au cours de cette émigration devait être révélé par le nombre de bœufs achetés, le bœuf étant par excellence le signe extérieur de richesse pour tout Antandroy. Nous avions laissé subsister deux questions d'opinion : « As-tu envie de partir ? Dans quelle région ? » Mais les réponses ne sont guère valables pour la raison que les Antandroy, comme tous les primitifs, ne se posent pas de questions inutiles. Le projet de questionnaire fut essayé et mis au point sur une centaine de personnes dans les villages des environs d'Amboasary, d'Ambovombe, de Tsiombe, d'Ampanihy et de Bekily.

Le questionnaire par village. Il a paru intéressant de compléter l'enquête en relevant au sujet du village-échantillon toutes les données d'une monographie sommaire. C'est la pratique qui nous a permis de juger ce qu'il était possible de recueillir comme renseignements et nous nous en sommes tenus aux points suivants : Nous avons estimé qu'il fallait noter le nombre effectif d'hommes, de femmes et d'enfants en précisant ceux des habitants qui avaient été vus par l'enquêteur, ceux qui se trouvaient occupés non loin de là, mais qui étaient signalés par leurs parents ou leurs voisins, les visiteurs dont la présence au village n'était qu'accidentelle, ceux enfin qui se trouvaient momenta- nément éloignés pour une cause ou pour une autre, mais dont l'absence n'était pas antérieure à six mois. Il était important de connaître les routes qui passaient à proximité du village, les pistes qui les desservaient directement et les reliaient aux agglomérations voisines, les distances qui les en séparaient. Les différentes cultures qui étaient la ressource du village étaient relevées, ainsi que les points d'eau, qu'il s'agisse de puits, de mare, de rivière ou de « ranovato ». Il était nécessaire de connaître la distance du marché le plus proche et sa fréquence pour avoir une idée de la facilité des échanges; ces marchés sont, en dehors de leur réalité commerciale, des lieux de rencontre et d'échange de nouvelles très appréciés et très suivis, où la population des villages est en contact avec d'autres tribus, d'autres races.

(1) Réserve d'eau dans le creux des rochers ou dans les trous d'un tronc de baobab. La principale richesse de l'Androy étant les troupeaux, richesse impro- ductive d'ailleurs quant aux boeufs, nous faisions indiquer le nombre de boeufs, de chèvres et de moutons. Le cas échéant, cas extrêmement rare, sauf dans les centres administratifs, on notait les entreprises agricoles, commerciales ou industrielles. Le questionnaire devait faire état des écoles ou des hôpitaux les plus proches en précisant les distances. Des questions étaient prévues relatives au nombre de cases, aux matériaux employés pour les parois et la toiture, à l'éclairage et à la distri- bution intérieure : nombre de pièces, ouvertures, situation du foyer. Enfin, on demandait d'indiquer par un numéro d'ordre sur une liste d'aliments les plus courants chez les Antandroy, les trois plus importants.

Délimitation de la région Androy et des zones intérieures. C'est à la suite de l'étude préalable sur place et des renseignements recueillis que les limites de l'Androy et des zones furent établies. Chaque fois que cela à été possible, nous avons gardé les limites naturelles : routes, pistes, rivières, afin de faciliter le travail de reconnaissance pour situer les villages. C'est ainsi que les limites de l'Androy débordant un peu le Mandrare à l'est, la route de Tsivory à Behara et le lac Anony, furent choisis comme points limites. L'Androy a été partagé en trois zones de peuplement. Une première zone de peuplement assez dense où les villages sont nombreux, a été délimitée par une ligne partant à l'est du lac Anony, passant par Amboasary, puis au nord d'Ambovombe pour s'infléchir à l'ouest sur Tsiombe et le cap Sainte-Marie. La deuxième zone, de peuplement moyen, s'étend largement sur tout le plateau cristallin et si, vers Ampanihy, Bekily et Tsivory, nous avons établi une troizième zone, c'est en raison de l'hétérogénéité des populations. Aux points de contact avec le pays Mahafala d'une part pour la région d'Ampanihy, avec le pays Bara de l'autre pour les centres Bekily et Tsivory, il était nécessaire qu'une différenciation soit faite dans l'échantillon pour ces points d'interpénétration : soit que les Antandroy constituent des noyaux importants dans les villages, soit que des villages purement Antandroy forment des îlots suffisamment nombreux en pays Mahafaly ou Bara, sans compter les autres races : Betsileo et Antanosy qui sont nombreux dans la région de Tsivory et de Bekily.

(1) Voir la carte au début du chapitre. Situation des villages sur la carte.

Nous avons obtenu sur place, auprès des chefs de district et chefs de poste, la liste des villages de leur ressort — liste établie par canton — en même temps que la dernière estimation de la population par village, faite par les chefs de canton et datant de décembre 1954.

La première opération consistait à déterminer tous les villages qui appartenaient à la région de l'Androy telle que nous l'avions délimitée, car certains districts, tels que Ampanihy et Bekily, n'étaient pas englobés entièrement dans le champ de l'enquête; certain poste même, comme celui de Tsivory, voire certain canton, étaient scindés en deux.

Cela supposait une carte à grande échelle, celle qui existait au 1/250.000 ne pouvant nous offrir que des renseignements très incomplets. A partir de documents photographiques récents, l'Institut de géographie de Tananarive établit pour l'Androy une carte au 1/80.000 sur laquelle une grande partie des villages était indiquée. Seuls différaient parfois le nom du village ou l'orthographe. La carte fut complétée avec l'aide des chefs de canton, la place des villages manquants étant indiquée d'une manière approximative. Il fallait, par toute une série de questions, évaluer la distance du village à inscrire sur la carte par rapport aux plus voisins qui y figuraient déjà. C'était parfois long et laborieux. Les chefs de canton montrèrent d'ailleurs une grande bonne volonté à nous aider.

Un travail analogue fut effectué pour relever et situer dans chaque zone les villages leur appartenant. Ce travail préalable était important et devait être fait avec beaucoup de soin car la valeur de l'échantillon, qui reposait sur un tirage au sort de villages par zone, dépendait du soin avec lequel on avait opéré.

Afin de procéder au tirage de l'échantillon, le nom de chaque village fut inscrit en haut d'une fiche avec son chiffre de population (estimation décembre 1954).

Au bas de la fiche, on indiqua le canton, quelquefois même le quartier quand deux villages du même canton ou de cantons voisins portaient le même nom.

Les fiches de villages étaient réparties en trois zones :

La zone côtière, la plus peuplée, que nous avons appelée la zone 1, la zone du plateau central, de densité moyenne, ou zone 2, et enfin, la zone de peuplement mixte aux confins de l'Androy, à l'ouest et au nord, qui constitue la zone 3. L'échantillonnage. Les fiches furent rangées dans chaque zone et numérotées par effectif croissant de population. A l'intérieur de chacune des trois zones, les villages étaient répartis en quatre strates suivant leur population. On avait donc les tableaux suivants : ZONE I

ZONE II

ZONE III

Comme nous l'avons déjà dit, c'est pour obtenir plus de précision dans l'échantillonnage que nous avons différencié trois zones de peuplement à l'intérieur desquelles nous avons stratifié en ordre croissant de population. Dans chaque zone, le tirage a été effectué successivement dans chacune des quatre strates constituantes, c'est-à-dire que pour une fraction de sondage de 1/7, après avoir choisi au hasard un numéro : 4 par exemple, les villages portant les n 4, 11, 18, etc., ont été tirés pour constituer l'échantillon. Nous avons adopté des fractions de sondage différentes selon les strates, car les petits villages, qui sont nombreux, présentent des caractéristiques voisines. La fraction de sondage pouvait donc être plus faible que celle utilisée pour les gros villages, beaucoup moins nombreux, et qui ont des différenciations plus nettes.