Ruines Et Ruine Dans L'œuvre De Victor Hugo
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UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT – PARIS 7 UFR LETTRES, ART, CINÉMA THÈSE pour obtenir le grade de docteur en histoire et sémiologie du texte et de l’image présentée et soutenue publiquement par Hiroko KAZUMORI RUINES ET RUINE DANS L’ŒUVRE DE VICTOR HUGO Directeur de recherche M. Guy ROSA Jury Mme. Claude Millet, Présidente M. Jean-Marc HOVASSE, rapporteur M. Franck LAURENT, rapporteur 1 A Guy Rosa Toutes nos citations de l’œuvre de Victor Hugo renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Victor Hugo, établie, sous la direction de J. Seebacher et G. Rosa, par le Groupe interuniversitaire de travail sur Victor Hugo installé à l’Université Paris 7. 2 Introduction Le XIXe siècle nait, dit Hugo, d’une « mère auguste, la Révolution française1. » Ayant ainsi « liquidé » l’histoire2, le siècle s’édifie sur les ruines du vieux monde, et s’arrête tout de suite à mi-chemin : la construction de l’Empire napoléonien est suivie sans transition de son effondrement complet. Le retour de la royauté légitime à son tour se solde bientôt par sa disparition définitive. Les survenues successives de destruction et de reconstruction saturent ainsi le temps de Hugo. Le siècle nouveau-né, dont Hugo se sent partager le destin et se veut la voix, est d’emblée un siècle de ruines ; et de deux manières : engendré par la démolition du passé, la destruction y reste incessamment à l’œuvre. Hugo n’est pas libre de se détourner des ruines, son siècle lui impose leur spectacle. Comme d’ailleurs à tous ses contemporains. Le thème des ruines, récurrent dans la littérature française dès le siècle précédent, est déjà considéré, au milieu du XIXe siècle, comme un des clichés romantiques propice à la mise en scène de méditations mélancoliques. Chateaubriand, Lamartine, Nodier, Vigny, Musset, Nerval, d’autres encore, consacrent chacun à sa manière, bien des pages aux descriptions de ruines ; elles devraient être différentes, elles se font si bien écho entre elles, qu’elles finissent par se ressembler toutes. C’est que ces livres, auxquels il faut ajouter quelques œuvres de Hugo d’avant l’exil, partagent un même courant d’idées, dont il faut indiquer ici trois aspects principaux. La multiplication des images des ruines est d’abord associée au thème en vogue de la fin du monde. Dans le premier tiers du XIXe siècle, les études de Paul Bénichou3 l’ont montré, les écrivains royalistes mettent souvent en parallèle la catastrophe politique de la Révolution 1 William Shakespeare, III, II, vol. Critique, p. 431. 2 La Révolution la Terreur C’est l’histoire liquidée Hélas ! c’est la Représaille. (Dossier des Misérables, II, vol. Chantier, p. 754.) 3 Paul Bénichou, Romantismes français, Gallimard, Quarto, 2 vol., 2003-2004. 3 et les désastres bibliques du Déluge et de l’Apocalypse. Mais le thème s’affranchit bientôt de son origine, dépasse l’interprétation historique de la Révolution et s’épanouit en eschatologie. En 1811, Nodier réédite l’ouvrage de Grainville, Dernier Homme, écrit en 1801, dont Creuzé de Lesser donne en 1831 une version versifiée. Les traductions alimentent la veine: Heaven and Earth de Byron, écrit en 1821 et traduit en français (Le Ciel et la Terre) par Pichot, en 1823 ; Les Amours des anges de Thomas Moore, traduit par Belloc en 1823 ; Apocalypse révélée de Swedenborg, publié en France cette même année. La création poétique ne reste pas à l’écart : Les Visions de Lamartine, dont le projet remonte en 1824, décrivent la destruction totale de la civilisation. La catastrophe universelle fascine aussi très tôt le jeune Hugo : « Dernier jour du monde » et « Le Déluge » sont écrits en 1816 et ce poème du chaos, du gouffre où s’engloutissent les hommes et leurs œuvres contient plus d’une image qui se développera dans les œuvres ultérieures. En 1817, le poème « Les temps et les cités » 4, énumère les villes des civilisations disparues et leur ajoute Lutèce, le jour où elle ne sera plus. En second lieu, les ruines étaient l’objet d’une passion archéologique qui s’était emparée des intellectuels et des écrivains Le vandalisme de la Révolution a, par réaction, éveillé la conscience des Français à la conservation des monuments historiques, dont la valeur était jusque-là à peine reconnue. Alexandre Lenoir avait rassemblé des objets d’art provenant de biens nationaux et des tombeaux royaux dans la cour du couvent des Petits-Augustins, que 4 Ici, l’auteur imagine la chute de Paris et la disparition totale de ses monuments : Tu tomberas, vaste Lutèce ; Tes champs où règne la mollesse Seront un jour des champs déserts ; Tous ces monumens qu’on renomme, Qu’a créés et qu’admire l’homme, Disparaîtront de l’Univers. « Les temps et les cités », dans « Trois cahiers de vers français », « Œuvre d’enfance et de jeunesse », Œuvres poétiques I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 112. 4 la famille de Hugo, logée depuis 1818 rue Petits-Augustins, pouvait voir de la fenêtre. Une grande série d’ouvrages est publiée de 1820 à 1878 sous la direction du baron Taylor : les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, ont été le premier inventaire, descriptif et illustré, des paysages et des monuments de chaque région de la France. Charles Nodier, initiateur de Hugo en architecture et archéologie, est du nombre des auteurs de cet ensemble monumental de 24 volumes. Hugo lui-même ne tarde pas à participer au mouvement en faveur de la préservation des monuments, d’abord à titre individuel, puis officiel sous la Monarchie de Juillet5. Appartiennent en particulier à cette initiative le poème « La Bande noire », publié en 1823, et les deux versions de Guerre aux démolisseurs ! toutes deux consacrées à la dénonciation du vandalisme toujours en actif en France. La première, en 18256, commence par rendre un hommage désolé aux travaux mentionnés plus haut : « Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera bientôt plus à la France d’autre monument national que celui des Voyages pittoresques et romantiques […]7. » La seconde, publiée en 1832 dans La Revue des deux mondes, constate que tout reste à faire pour la protection des monuments français : « Il faut le dire et dire haut, cette démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la Restauration, se continue avec plus d’acharnement et de barbarie que jamais 8. » Notre-Dame de Paris, va plus loin dans l’analyse : ajoutant une nouvelle sorte de vandalisme, le vandalisme restaurateur, au vandalisme destructeur, le roman, peut décrire la cathédrale, apparemment intacte, comme une ruine, dépourvue qu’elle est maintenant des ornements et de la vitalité qu’elle avait au Moyen Âge. La note ajoutée au texte en 1832 déclare : « Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale9. » 5 Jean Mallion, Victor Hugo et l’art architectural, Paris, PUF, 1962, et Roland RECHT dir., Victor Hugo et le débat patrimonial, Paris, Somogy, 2003. 6 Note 35 de A.R.W. James, Littérature et philosophie mêlées, vol. Critique, p. 734. 7 Guerre aux démolisseurs ! [1825], Littérature et philosophie mêlées, vol. Critique, p. 177. 8 Guerre aux démolisseurs ! [1832], Ibid., p. 179. 9 Note ajoutée à la huitième édition de Notre-Dame de Paris, vol. Roman I, p. 494. 5 La dernière cause de la vogue des ruines provient de leur mise en parallèle avec la société. Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe se souvient en ces termes éloquents du temps de la Révolution : « Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins : seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse10. » Ici l’image de la société délabrée se noue à l’eschatologie révolutionnaire, mais l’assimilation de la société à un édifice en ruines ne se cantonne pas dans la période de la Révolution. La société sortie de la catastrophe révolutionnaire et que les guerres napoléoniennes ont ravagée, est elle aussi comparée à des ruines. Un passage fameux de la Confession d’un enfant du siècle décrit le retour des fantômes-émigrés sur les ruines de la société et devient l’une des images archétypales de la Restauration. Plus encore, après la révolution de juillet 1830, qualifiée par Hugo de catastrophe inachevée, on voit le propager en France11 le motif fantasmatique de la ruine virtuelle de la capitale, prémonitoire d’une nouvelle révolution à venir. Dans le Paris de Vigny, publié en 1831, c’est l’explosion d’un volcan qui détruit la ville, telle Pompéi brusquement enterrée sous les cendres. Le poème de Hugo, « Dicté après juillet 1830 », s’achève également sur une éruption volcanique dont lave ardente envahit le monde. Catastrophe curieusement ambivalente, on le verra, à la fois destructrice et créatrice12. Ainsi le thème des ruines chez Hugo est-il profondément ancré dans la réalité sociale et les mouvements idéologiques et littéraires de son époque. Il ne se réduit pas pour autant au 10 Chateaubriand, Mémoire d’outre-tombe, Edition critique par Jean-Claude Berchet, Deuxième édition revue et corrigée, « La pochothèque », Le livre de poche / Classiques Garnier, 1989-1998, T. 1, L5, Chapitre 14, p. 303. 11 Pierre Citron, La poésie de Paris dans la littérature française : de Rousseau à Baudelaire, Minuit, 1961. 12 « Elle vient, elle vient, cette lave profonde / Qui féconde les champs et fait des ports dans l’onde.