Annales de bretagne et des pays de l’ouest anjou • Maine • poitou-charente • touraine

2020 Tome 127 Numéro 4

PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES UNIVERSITÉ RENNES 2 2, AVENUE GASTON-BERGER CS 24307 35043 RENNES CEDEX Cette publication est issue d’un encodage en TEI (http://www.tei-c.org/index.xml), réalisé avec des outils Apsed ([email protected]).

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Annie Antoine Secrétaire de l’Association pour la publication des ABPO

ISBN : 978-2-7535-8225-5 (édition papier) ISSN : 0399-0826

Commission paritaire : 08122

© Association des Annales de Bretagne et Presses Universitaires de Rennes Dépôt légal : décembre 2020

Sauf opposition formelle des auteurs ou de leurs ayant droit, les articles parus dans les ABPO pourront être mis en ligne par l’éditeur pour être consultés et imprimés, à titre gratuit ou onéreux. Sommaire

Guy Jarousseau, Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours...... 7 Saint Martin, precursor of the saints of the Gauls according to the works of Gregory of Tours

Marie Tranchant, Une stratégie au service de la réussite : Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211)...... 35 A strategy for success: Robert of Thurnham, an English officer in Aquitaine (1189-1211)

Thibaut Lehuédé, L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes..... 53 The medieval church of Saint-Julien-de-Vouvantes

Christian Kermoal, L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)...... 97 Cold hell illustrated (15th-16th centuries)

Benoît Musset, L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)...... 125 Inns as merchant forums (Haut-Maine, 18th century)

Michel Aussel, Franceline Ribard (1851-1886), première ophtalmo- logue de France : de l’École de médecine de Nantes à la mission Paul Bert au Tonkin...... 153 Franceline Ribard (1851-1886), France’s first ophthalmologist: from the Nantes Medical School to the Paul Bert Mission in Tonkin

Johan Vincent, Thierry Sauzeau, Frédéric Surville, Clément Poirier et Laurent Kaczmarek, Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes. La submersion marine de La Rochelle le 6 septembre 1785...... 183 Soliciting historical data to better understand disasters. The marine submersion of La Rochelle on 6 September 1785

Comptes rendus (reports and reviews)

Le Cloirec, Gaétan (dir.), Au cœur d’un quartier de Condate. La fouille archéo- logique de l’ancien hôpital militaire Ambroise-Paré de Rennes (Nicolas Mathieu)...... 205 Coativy, Yves, Aux origines de l’État breton. Servir le duc de Bretagne aux xiiie et xive siècles (Jean-Luc Sarrazin)...... 208 Segalen, Martine (préf.), Et vous ? Êtes-vous crêpe ou galette ? (Isabelle Guégan)...... 212 Sarrazin, Jean-Luc, Sauzeau, Thierry (dir.), Le paysan et la mer. Ruralités litto- rales et maritimes en Europe au Moyen Âge et à l’Époque moderne (Brice Rabot) ...... 214 Guillot de Suduiraut, Sophie (dir.), Le retable anversois de la cathédrale de Rennes. Un chef-d’œuvre révélé (Georges Provost)...... 217 Alain Pauquet, Villageois en Touraine. La société à Chédigny de 1590 à 1914 (Fabrice Mauclair)...... 219 Maillard, Brigitte et Maillard, Jacques, L’intendance de Tours à la fin du xviie siècle (Touraine, Anjou, Maine) (Claude Petitfrère)...... 222 Giraudon, Daniel, La clef des chants. Histoires de gwerzioù (Éva Guillorel)..... 224 Le Bouëdec, Gérard et Cérino, Christophe, Lorient, ville portuaire. Une nouvelle histoire des origines à nos jours (Bernard Michon)...... 225 Le Bouëdec, Gérard, Lorient et le Morbihan. Une histoire de ressentiments et de rivalités (1666-1914) (Bernard Michon)...... 227 1914-1918. Les pupilles d’Ille-et- morts pour la France (Martine Fauconnier Chabalier)...... 229 Catala, Michel (dir.), Les poches de l’Atlantique 1944-1945. Le dernier acte de la Seconde Guerre mondiale en France (Fabien Lostec)...... 231

La recherche dans les universités du Grand Ouest ...... 235 Research in the universities of Western France Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

Guy Jarousseau Maître de conférences d’histoire du Moyen Âge, Université catholique de l’Ouest (Angers), Laboratoire d'Études sur les Monothéismes (LEM CNRS UMR 8584), Campus Condorcet

Depuis plus d’une cinquantaine d’années, l’étude du culte des saints s’est profondément renouvelée 1. Les recherches ont pris deux grandes directions, l’une porte sur la construction du récit, l’écriture et la réécriture des textes hagiographiques, l’autre sur la signification historique de ce culte. Ce renou- veau a été initié singulièrement par une réévaluation de la Vita Martini 2. Ainsi, les sources hagiographiques sont devenues l’objet de toute l’attention de la recherche historique 3. Elles sont souvent envisagées dans la perspec- tive de comprendre et de situer le culte de tel ou tel saint et son enjeu. Il en est ainsi tout particulièrement pour saint Martin de Tours. Cette figure de

1. Cet article est issu d’une communication donnée lors de la journée des « Conférences internationales martiniennes » organisée par Bruno Judic, Université de Tours et Ferenc Tóth, Académie des Sciences de Hongrie, au château de Chinon, le 5 novembre 2016. 2. Sulpice Severe, Vie de saint Martin, 3 vol., éd. et trad. Fontaine, Jacques, Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes, 133-135 », 1967 (désormais Vita Martini). 3. La bibliographie est immense ; nous ne donnons ici que quelques références mar- quantes : Aigrain, René, L’hagiographie, ses sources, ses méthodes, son histoire, Paris, Bloud et Gay, 1953, rééd. Bruxelles, Société des Bollandistes, 2000, avec un Complément biblio- graphique par Godding, Robert, p. 389 à 490 ; Brown, Peter, Le culte des saints, son essor et sa fonction dans la Chrétienté latine (1981), trad. Rousselle, Aline, Paris, Le Cerf, 1984, rééd. 2012 ; Dolbeau, François, Heinzelmann, Martin, Poulin, Joseph-Claude, « Les sources hagiographiques narratives composées en Gaule avant l’an mil (SHG). Inventaire, examen critique, datation », Francia, 15 (1987), p. 701-731 ; Dom Dubois, Jacques et Lemaître, Jean- Loup, Sources et méthodes de l’hagiographie médiévale, Paris, Le Cerf, 1993 ; Van Dam, Raymond, Saints and Their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993 ; Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vie siècle, Paris, Le Cerf, 2000 ; Goullet, Monique, Heinzelmann, Martin, Veyrard-Cosme, Christiane (dir.), L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, Ostfildern, Thorbecke, 2010.

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 Guy Jarousseau sainteté ne cesse pas d’interroger 4. Les recherches s’intéressent aussi à la question d’une certaine concurrence ou rivalité entre les divers cultes des saints. Pourtant, il n’est pas rare que les sources du haut Moyen Âge mettent en présence plusieurs saints. Que peuvent révéler ces situations, sur les rapports entre les saints et sur la société où elles se manifestent ? Quelles significations les auteurs du haut Moyen Âge en donnent-ils ? Par ailleurs, le culte des saints s’inscrit dans la doctrine chrétienne de la communion des saints qui s’exprime spécialement, sur le plan liturgique, lors de la fête de la Toussaint. Dans cette perspective, l’Église se perçoit dans sa double dimension terrestre et céleste, visible et invisible 5. Les liens entre ces deux mondes sont divers. Ainsi, les saints sont naturellement associés les uns aux autres, par exemple, dans les formules comminatoires des actes de la pratique, dans les dédicaces multiples ou les serments sur les reliques, ou encore dans les litanies ou les laudes princières. Il est pour- tant plus rare que les interventions conjointes de plusieurs saints dans la vie des hommes aient été étudiées ; venues du Ciel, elles sont d’ailleurs peu nombreuses. Notre attention s’est portée sur le cas de saint Martin. Il ne s’agit pas de faire un catalogue des saints qui sont en relation avec lui. Quel hagiographe du haut Moyen Âge n’a pas cherché à établir dans son récit un lien avec Martin de Tours ? En revanche, dans les récits hagiogra- phiques, le nombre d’interventions conjointes de Martin et d’autres saints est beaucoup plus restreint. Cela exclut la simple juxtaposition de leurs noms. Les épisodes retenus mettent en scène une capacité, une action simultanée de Martin et des saints associés qui manifestent une virtus (vertu) commune ou chacun la sienne, mais ensemble. Cette puissance d’intervention vient de Dieu et produit des merveilles, ou des prodiges, ou des miracles, en particulier des guérisons. Dans quels contextes ont-ils lieu ? Quelles sont les modalités de l’intervention combinée de ces saints ? Quelle en est la signification ?

4. Labarre, Sylvie, Le manteau partagé. Deux métamorphoses poétiques de la Vie de saint Martin chez Paulin de Périgueux (ve s.) et Venance Fortunat (vie s.), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998 ; Actes de la journée organisée par l’Institut des Sources Chrétiennes à l’Université Lumière-Lyon II (décembre 2004), sept contributions publiées dans : Vita Latina, 172 (juin 2005), p. 53-144 ; Guillot, Olivier, Saint Martin, apôtre des pauvres, Paris, Fayard, 2008 ; Fauquier, Michel, Martyres pacis. La sainteté en Gaule à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge (ive-vie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2018, où la figure de saint Martin est omniprésente et le sujet de plusieurs développements ; Judic, Bruno, Beck, Robert, Bousquet-Labouérie, Christine et Lorans Élisabeth (dir.), Un Nouveau Martin. Essor et renouveaux de la figure de saint Martiniv e-xxie siècle, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2019 ; également les initiatives et travaux du Centre Culturel Européen Saint-Martin de Tours : [http://www.saintmartindetours.eu]. 5. Piétri, Charles, « L’Église : les saints et leur communion. Patristique et spiritualité contemporaine », Les Quatre Fleuves, 25-26 (1988), p. 63-116, rééd. : Charles Piétri historien et chrétien, Beauchesne, 1992, p. 163-216 ; Heinzelmann, Martin, « Sainteté, hagiographie et reliques en Gaule dans leurs contextes ecclésiologique et social (Antiquité tardive et haut Moyen Âge), Lalies, 24 (2004), p. 37-62 ; Barbe, Dominique, « Unanimitas et societas sancto- rum. L’idée de communion des saints dans l’Occident chrétien de Tertullien à Grégoire le Grand », thèse de doctorat, Paris IV Sorbonne, 2005 (ouvrage dactylographié).

8 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

Pour cette enquête, nous nous sommes limité aux œuvres de Grégoire de Tours (573-594) qui rapportent ce type de récit : les dix livres des Histoires [des Francs], les sept Livres des miracles et le Livre des Vies des Pères 6. Dans cet ensemble, le nombre de situations où la virtus de saint Martin est associée à une autre ou bien plusieurs, est finalement très limité par rapport à l’abondance des miracles de Martin ou d’autres saints. Seulement quatorze épisodes, en effet, correspondent aux critères définis 7. Ces récits sont particulièrement significatifs et éclairent la place qu’accorde Grégoire à son prédécesseur Martin dans la communion des saints.

Saint Martin, « apôtre des Gaules » Le qualificatif d’apôtre pour désigner Martin est assez connu. Grégoire de Tours consacre son premier chapitre du premier livre des Miracles de Martin aux ouvrages de Sulpice Sévère, la Vita et les Dialogues. Il retient de ces œuvres que Sulpice fit de Martin « l’égal des apôtres et des pre- miers saints » (Martinum, quem apostolis sanctisque prioribus exaequavit). À l’appui de cette affirmation, Grégoire cite alors un passage du troisième livre des Dialogues : « Heureuse, certes, la Grèce, qui a mérité d’entendre prêcher l’Apôtre (Paul) ! Mais les Gaules n’ont pas été délaissées par le Christ, puisqu’Il leur a donné d’avoir Martin ! » À la suite de Sulpice, pour Grégoire, Martin est le saint Paul de l’Occident, modèle de prédication 8. Le

6. Sur l’œuvre de Grégoire de Tours : Goffart, Walter, The Narrators of Barbarian History (A.D. 550-800). Jordanes, Gregory of Tours, Bede, and Paul the Deacon, Princeton, 1988, chapitre sur Grégoire de Tours, p. 112-234 ; Heinzelmann, Martin, Gregor von Tours (538-594) « Zehn Bücher Geschichte » : Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994, trad. anglaise par Carroll, Christopher : Gregory of Tours : History and Society in the Sixth Century, Cambridge University Press, 2001 ; Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 235- 242 ; The World of Gregory of Tours, ed. Wood, Ian and Mitchell, Kathleen, Brill, Leiden, 2002 ; Heinzelmann, Martin, « Structures typologiques de l’histoire d’après les Histoires de Grégoire de Tours : prophéties – accomplissement – renouvellement, Recherches en Science religieuse, 92/4 (2004), p. 569-596 ; A Companion to Gregory of Tours, ed. Murray, Alexander Callander, Brill, Leiden 2016 ; Labarre, Sylvie, « La figure de saint Martin chez Grégoire de Tours », dans : Un Nouveau Martin…, op. cit., p. 205-215. 7. Voir en annexe le tableau récapitulatif des épisodes retenus. Sur le culte envers saint Martin en particulier au temps de Grégoire de Tours : Delaruelle, Étienne, « La spi- ritualité des pèlerinages à Saint-Martin de Tours du ve au xe siècle », Pellegrinaggi e culto dei Santi in Europa fino alla prima croctata, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale (8-11 octobre 1961), v. IV, Todi, 1963, p. 201-243, rééd. dans : La piété populaire au Moyen Âge, Bottega d’Erasmo, Turin, 1975, p. 477-519, ici p. 491-507 (215-231) ; Van Dam, Raymond, Saints and Their Miracles…, op. cit., en particulier : p. 13-28 et p 116-149. Voir aussi : Ewig, Eugen, « Le culte de saint Martin à l’époque franque », Revue d’Histoire de l’Église de France (RHEF), t. 47 (1961), p. 1-18, réimpr. Spätantikes und frankisches Gallien, Beihefte der Francia, 3, Munich, 1979, 2, p. 355-370. 8. Grégoire de Tours, Liber de virtutibus sancti Martini (désormais VM), Miracula et opera minora, éd. Krusch, Bruno, Monumenta Germaniae Historica (MGH), Scriptores rerum merouingicarum (SRM), t. 1, 2e partie, Hanovre, 1885 (rééd. 1969), Livre I, chap. 1, p. 136, l. 24-27 : Felicem quidem Graeciam, quae meruit audire apostolum praedicantem ; sed nec Gallias a Christo derelictas, quibus donavit habere Martinum. Citation tirée de :

9 Guy Jarousseau comparatif prior, utilisé par Grégoire, implique non seulement l’antériorité de ces « premiers saints » dans le temps, mais également leur prééminence, en particulier celle des apôtres à laquelle Martin est associé. D’autres passages dans les écrits de Grégoire de Tours expriment cette comparaison avec Paul ou les autres apôtres. Au livre III des Miracles de Martin, un aveugle âgé de douze ans retrouve la vue la nuit de Noël, à Tours, au pied du tombeau du saint. Grégoire de Tours met dans la bouche du miraculé en parlant de Martin cette phrase : « tu [Martin] crierais aux infirmes la parole de Pierre : “Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai, je vous le donne. Au nom du Christ Jésus allez, sains et saufs 9.” » Il s’agit ici d’une allusion au passage du livre des Actes des apôtres où saint Pierre guérit, pour la première fois, un malade, un impotent. Dans le récit de Grégoire, l’aveugle guéri cite la parole de Pierre en l’adaptant. Il emploie le pluriel et substitue aux mots des Actes, « lève-toi et marche », la formule à la por- tée plus générale : « allez, sains et saufs » 10. Ici, par la parole, Martin est assimilé à Pierre. Un peu plus loin, au livre IV, Grégoire rapporte une gué- rison accomplie grâce à la virtus (vertu ou puissance) de saint Martin. Cet épisode est aussi l’occasion pour Grégoire de Tours d’exprimer un aspect de sa conception de la sainteté (épisode 1) 11. Dans le village de Ternay, situé dans le Maine, une femme aveugle retrouve la vue après avoir invo- qué assidûment Martin dans l’oratoire, oratorium 12. Il y avait là les reliques des apôtres Pierre et Paul. Or, la femme affirmait qu’elle avait été guérie seulement par saint Martin. Cela semble soulever un problème. Grégoire de Tours explique alors : Cependant notre foi affirme qu’un seul Seigneur agit par les vertus (vir- tutes) de nombreux saints, et qu’ils ne sont pas séparés par leurs puissances (virtutes), ceux que le Seigneur rend semblables (pares) au ciel et égaux (aequales) par les miracles sur la terre 13.

Sulpice Severe, Gallus. Dialogues sur les « vertus » de saint Martin (désormais Dialogues), éd. Fontaine, Jacques avec la collaboration de Dupré, Nicole, Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes, 510 », 2006, Livre III, 17, 6, p. 358-361 et p. 360 note 2. Et aussi dans la Vita Martini, éd. et trad. cit., t. 1, chap. 7, § 7, p. 268-269 : « ainsi, celui que tous tenaient déjà pour saint, fut aussi tenu pour un homme puissant et vraiment digne des apôtres » (ut qui sanctus iam ab omnibus habebatur, potens etiam et vere apostolicus haberetur). 9. VM, III, 16, p. 186, l. 36-37 : « infirmis voce Petri clamaris :« Aurum et argentum non habeo, sed quod habeo do vobis. In nomine Christi Iesu abite incolomes ». 10. Pierre s’adresse seulement à un infirme. Actes 3, 6,Biblia sacra iuxta vulgatam ver- sionem, Weber, Robert, 4e éd., Stuttgart, 1994, p. 1701 : « Petrus autem dixit : “argentum et aurum non est mihi, quod autem habeo hoc tibi do : in nomine Iesu Christi Nazareni surge et ambula” », trad. : « je n’ai ni argent ni or, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, lève-toi et marche. » 11. Les quatorze épisodes retenus sont signalés par un numéro de 1 à 14 selon l’ordre d’apparition dans l’article. Voir en annexe le tableau récapitulatif. 12. VM, IV, 12, p. 202-203 ; Ternay, Loir-et-Cher, arr. Vendôme, cant. Montoire. 13. Ibid., p. 202, l. 37-p. 203, l. 1-2 : « Verumtamen fides nostra retenet, in multorum sanc- torum virtutibus unum Dominum operari, et nec illos disiunctos virtutibus, quos cælo pares, miraculis Dominus aequales reddit in terris ».

10 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

Grégoire donne une explication fondée sur la foi. La communion des saints du Ciel abolit toute hiérarchie et toute distinction car seul le Seigneur agit à travers les virtutes de tous les saints 14. Cette explication révèle qu’il pouvait en être autrement dans l’esprit des contemporains de Grégoire. Les apôtres Pierre et Paul, en effet, bénéficiaient dans l’Église des Gaules d’une vénération bien supérieure à celle de beaucoup d’autres saints ; Martin lui-même les vénérait 15. Leur prééminence est aussi une évidence au sein de l’institution ecclésiale. Sans insister davantage sur cet aspect, l’évolu- tion des pratiques liturgiques à partir du ive siècle atteste suffisamment d’un culte différencié envers les saints 16. Grégoire lui-même indique systé- matiquement la qualité de martyr ou de confesseur de chaque saint 17. Le commentaire de Grégoire fait aussi percevoir que l’espace et le temps sont abolis. Martin, en effet, est invoqué en dehors de sa basilique, à distance, et il côtoie, au Ciel comme en cet oratoire, les apôtres. En procédant ainsi, Grégoire ne fait que grandir Martin puisqu’il est semblable aux apôtres et accomplit les mêmes types de miracles. Cet épisode confirme l’affirmation du chapitre premier du livre I déjà cité où Grégoire s’appuie sur les œuvres de Sulpice Sévère. La sainteté de Martin n’est pas moindre du fait qu’il n’a pas vécu en Palestine, au temps de Jésus, en disciple et en martyr, mais au contraire elle est bien égale à celle des apôtres et des premiers saints. Autrement dit, l’idée d’une certaine hiérarchie implicite ou explicite entre les saints n’affecte pas la plénitude de leur sainteté et l’efficacité de leur intervention puisque le Seigneur lui-même est à l’œuvre à travers eux. Enfin, dans le Livre à la gloire des martyrs, au chapitre 10, Grégoire rap- porte l’intervention de la virtus (puissance) conjointe de la Vierge Marie, des apôtres et de saint Martin (épisode 2). Grégoire de Tours alors en voyage porte sur lui une croix reliquaire en or qui contient « les reliques de cette bienheureuse Vierge, avec celles des saints apôtres et du bienheureux

14. Sur cet aspect, voir Brigitte Beaujard qui renvoie en particulier à deux exemples, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 290 et note 3 : Grégoire de Tours, Liber in gloria martyrum (désormais GM), Miracula et opera minora, éd. cit., chap. 59, p. 78-79 : l’action conjointe des martyrs nantais Rogatien et Donatien et du confesseur l’évêque Similien et Liber de passione et virtutibus sancti Iuliani martyris (désormais VJ), ibid., chap. 14, p. 120 : révélation d’un entretien céleste entre le martyr Julien et l’évêque de Bourges Tétrade. 15. Dialogues, II, 13. 6, éd. et trad. cit., p. 278-279 ; l’oratoire de Marmoutier (Vita Martini, t. 1, 10, 7), puis basilique, fut dédiée selon Grégoire de Tours aux saints apôtres Pierre et Paul par Martin : Libri Historiarum X, éd. Krusch, Bruno et Levison, Wilhelm, MGH, SRM, t. 1, 1re partie, Hanovre, rééd. 1937-1951 (désormais HF), X, 31, 3, p. 527, l. 19-20. Piétri, Luce, La ville de Tours du ive au vie siècle, naissance d’une cité chrétienne, Rome, École française de Rome, 1983, p. 490 ; Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 256-258. 16. Même si leurs vertus (virtutes) sont équivalentes, une certaine hiérarchie existe bien par exemple chez Venance Fortunat (Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 290) ; voir Jounel, Pierre, « Le développement du culte des saints », dans : Martimort, Aimé Georges, L’Église en prière, t. IV, La liturgie et le temps, Paris, Desclée, 1983, p. 130-138. 17. En dernier lieu : Piétri, Luce, « Martin de Tours : martyr ou confesseur ? Un débat opposant Sulpice Sévère et Paulin de Nole, et finalement arbitré par Grégoire de Tours », Revue d’Histoire de l’Église de France (RHEF), t. 103 (2017), p. 189-199, ici p. 196-198.

11 Guy Jarousseau

Martin 18 ». Il l’utilise contre le feu lors de l’incendie d’une maison : « Tirant alors ma croix de ma poitrine je l’élevai contre le feu, aussitôt, à la vue des saintes reliques, tout le feu disparut, comme s’il n’avait pas été allumé 19. » Ici, Martin est associé à la Vierge Marie, mais également aux apôtres – peut- être pas seulement Pierre et Paul. La proximité de Martin avec les apôtres (premiers disciples du Christ) et Marie sa mère est soulignée par Grégoire. Dans ce même livre à la gloire des martyrs, il consacre principalement les vingt-cinq premiers chapitres à la vie du Christ, aux reliques de la Passion, aux vertus de la Vierge Marie et à celles de saint Jean-Baptiste. Dans tous ces récits, de nombreux personnages sont mentionnés par Grégoire, mais en dehors du Christ, de Marie et de Jean-Baptiste, seul Martin, qui n’est pas un martyr, y manifeste à deux reprises sa virtus 20. Par ailleurs, il est possible de rapprocher ce chapitre 10 d’un autre épisode raconté par Grégoire dans les Histoires [des Francs] (épisode 3). À l’automne 585, en ambassade à Coblence auprès du roi Childebert ii, Grégoire franchit le Rhin. Le navire chargé de nombreux passagers se rem- plit d’eau, mais ne coule pas. Grégoire attribue son salut aux reliques de Martin et d’autres saints qu’il avait sur lui, sans préciser lesquelles 21. Il est possible qu’il s’agisse des mêmes reliques. La pratique pour un chré- tien de porter sur soi des reliques est attestée très tôt. Germain d’Auxerre († 448), pour guérir une aveugle, utilise un sachet qu’il portait au cou conte- nant des reliques de saints 22. Chez Grégoire, c’est une pratique familiale. Avant d’accéder à l’épiscopat, il porta sur lui les reliques que son père et sa mère avaient portées avant lui 23. Une fois évêque, il laissa ces reliques non identifiées pour cette croix reliquaire de la Vierge Marie, des apôtres et de saint Martin. Le lien de Martin avec Marie apparaît ici, mais égale- ment au chapitre 5 du premier livre des Miracles de Martin. Grégoire y rap- porte comment la mort de Martin fut annoncée à Ambroise de Milan alors

18. GM, 10, p. 45 : « Huius beatae Virginis reliquias cum sanctorum apostolorum vel beati Martini quadam vice super me in cruce aurea positas exhibebam ». 19. Ibid. l. 27-29 : « Tunc extractam a pectore crucem elevo contra ignem ; mox in aspectu sanctarum reliquiarum ita cunctus ignis obstipuit, ac si non fuisset accensus ». Un passage de la Vita Martini, rapporte que Martin combattit le feu de l’incendie d’une maison, chap. 14, 1-2, éd. cit., p. 282-283 ; et aussi dans la première lettre de Sulpice Sévère à Eusèbe, l’incen- die de la sacristie d’une église où il dormait, ibid. Ép. 1, 10-15, p. 320-325. 20. Dans ce chapitre 10 et au chapitre 14 sur lequel nous reviendrons. 21. HF, VIII, 14, p. 380, l. 8-9 : « Habebamus enim nobiscum beati Martini reliquias cum aliorum sanctorum, quorum virtutem nos credimus fuisse salvatos ». 22. Constance de Lyon, Vie de saint Germain d’Auxerre, éd. et trad. Borius, René, Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes, 112 », 1965, chap. III, 15, p. 152-153 : guérison d’une aveugle avec un sachet contenant les sanctorum reliquia ; aussi chap. I, 4, p. 128-129 : capsula sanctorum reliquias continente ; cette vita fut composée vers 475-480, sur ces reliques, Ibid., Introduction, p. 74. 23. GM, 83, p. 94, l. 21-22 : « Quid vero et de his reliquiis, quas quondam genitor meus secum habuit, fuerit gestum, edicam […] Son père ignore les noms des bienheureux qu’il porte : l. 25-26 : Tunc inclusos in lupino aureo sacros cineres circa eum posuit ; sed ignarus vir nominum beatorum. […] l. 29-30 : Post genitoris mei obitum mater mea haec pignora super se habebat ».

12 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours qu’il présidait la messe dominicale. Grégoire termine ce chapitre sur cette louange adressée à saint Martin : O bienheureux homme, au passage duquel la foule des saints chante, le chœur des anges exulte, et l’armée de toutes les vertus (virtutes) célestes accoure ; le diable confondu dans sa présomption, l’église fortifiée par sa vertu (virtus), les évêques glorifiés par sa révélation ; que Michel a enlevé avec les anges, que Marie reçoit avec les chœurs des vierges, et que le para- dis retient joyeux avec les saints 24. La Vierge Marie et les apôtres sont, pour Grégoire de Tours, des modèles à suivre. En ce sens, par rapport à Martin, leur prééminence est bien réelle. En revanche, les trois miracles conjoints présentés ici montrent que pour Grégoire de Tours la virtus de saint Martin est égale à celle des apôtres, de saint Paul, de saint Pierre et de la Vierge Marie. Car, comme nous l’avons souligné plus haut, cette capacité d’intervention vient de Dieu. La question est donc celle des mérites qui ont permis – et permettent – à Martin d’être porté à ce niveau de sainteté. Les autres passages déjà repérés répondent à cette question. Selon Grégoire de Tours, Martin fut apôtre des Gaules. Il y apporta « la bonne nouvelle du salut » comme saint Paul le fit pour la Grèce. Martin ne posséda rien des biens de la terre, mais comme saint Pierre, à la suite du Christ, il guérit les malades. Il fut ainsi témoin du Christ Sauveur et participa de manière éminente à l’œuvre du Salut. Tel fut son trésor pour le Ciel. Enfin, Martin, comme les apôtres, fut proche de la Vierge Marie. Cette proximité peut déjà se comprendre par analogie, car Martin est assimilé à un apôtre. De plus, si la figure de la Vierge Marie n’est évoquée qu’une seule fois dans l’œuvre de Sulpice Sévère, elle apparaît de manière très significative. Ainsi, le moine Gallus, dans le deuxième livre des Dialogues, rapporte les paroles de Martin qui révèlent qu’il s’entretient fréquemment avec Agnès, vierge et martyre de Rome, Thècle, martyre de Séleucie d’Isau- rie, et la Vierge Marie, et qu’il voit souvent les apôtres Pierre et Paul : 5. « Je vais vous le dire, répondit-il, mais je vous prie instamment de ne le répéter à personne : c’étaient Agnès, Thècle et Marie qui étaient avec moi. » Et il nous [à Gallus et à Sulpice] rapportait les traits et les manières de chacune d’elle.

6. Mais, en toute vérité, il nous avoua que ce n’était pas seulement ce jour-là, mais bien des fois, qu’il recevait leur visite ; il ne nia pas non plus que, très souvent, il voyait les Apôtres Pierre et Paul 25.

24. VM, I, 5, p. 141, l. 15-19 : « O beatum virum, in cuius transitu sanctorum canit numerus, angelorum exultat chorus, omniumque cælestium virtutum occurrit exercitus ; diabolus præ- sumptione confunditur, eclesia virtute roboratur, sacerdotes revelatione glorificantur ; quem Michahel adsumpsit cum angelis, Maria suscepit cum virginum choris, paradisus retenet laetum cum sanctis ! » 25. Dialogues, éd. et trad. cit., II, 13. 5 et 6, p. 278-279 : « Dicam, inquit, vobis, sed vos nulli quaeso dicatis : Agnes, Thecla et Maria mecum fuerant. » « Referebat autem nobis vultum atque habitum singularum. 6. Nec vero illo tantum die, sed frequenter se ab eis confessus est visitari : Petrum etiam et Paulum Apostolos videri a se saepius non negavit ».

13 Guy Jarousseau

Si Martin, par sa virtus (vertu), est l’égal des apôtres, de la Vierge Marie et appartient aux « premiers saints », il est aussi associé à un autre person- nage biblique particulièrement éminent, saint Jean le Baptiste.

Saint Martin, un autre Jean-Baptiste Parmi les saints repérés qui sont associés à Martin, Jean-Baptiste tient une place privilégiée. Une première situation fait intervenir Martin en rela- tion avec saint Jean-Baptiste. Une femme serve travaille au champ pour arracher l’ivraie le jour de la fête de saint Jean-Baptiste, ici à coup sûr le 24 juin 26. Tout le peuple assiste alors à la messe en l’honneur du saint. Le non-respect de cette solennité condamne la serve ; Grégoire précise qu’« elle ne pourra pas, en effet, être protégée par l’aide [divine] en raison de la révérence envers le Précurseur du Seigneur 27 ». La serve n’a pas craint d’enfreindre le respect dû au saint. Par cette faute, elle se prive de la protec- tion divine. Effectivement, au champ, elle est frappée d’un « feu divin ». Elle est couverte d’ampoules et de pustules. N’y tenant plus, elle se précipite vers la basilique de saint Martin. Après quatre mois passés au tombeau du saint, c’est-à-dire à l’approche de sa fête, le 11 novembre, peut-être ce jour- là, elle retrouve la santé. Ce récit souligne l’importance du culte envers le Baptiste dont la fête, comme pour un dimanche, suspend tout travail. La sanction endurée, ou pénitence, fut longue, quatre mois. Pourtant, l’objet du récit montre que la virtus de saint Martin est à même de réparer les conséquences de l’affront fait à Jean-Baptiste. Par là, il suggère un lien entre les deux saints. Or, sur les quatorze épisodes d’intervention commune de Martin avec d’autres saints, deux associent Martin à saint Jean-Baptiste. Au chapitre 14 du livre à la Gloire des martyrs, Grégoire rapporte qu’il dédicaça à Jean-Baptiste, le Précurseur, l’oratoire de l’atrium de saint Martin en y déposant des reliques (épisode 4). À cette occasion, par leur vertu commune, les deux saints guérissent d’abord un aveugle, puis un possédé : « un aveugle, obtenant leur secours, retrouva la lumière. De même, un éner- gumène suppliant la virtus (puissance) du bienheureux Jean et de l’évêque Martin, fut délivré par l’expulsion du démon 28. » C’est bien la vertu com- mune des deux saints qui agit. Après avoir rapporté d’autres manifestations liées à ce lieu, Grégoire termine en précisant que des reliques de la sainte croix s’y trouvaient aussi. Dans l’un des derniers chapitres du livre des Miracles du martyr Julien, Grégoire raconte la guérison d’une femme aveugle de naissance. Ce livre de Grégoire consacré à saint Julien, pour lequel il a une dévotion toute particulière puisqu’il se dit son disciple, est l’occasion

26. VM, II, 57, p. 178. La date du 24 juin est suggérée par le travail de la serve qui se situe avant les moissons (voir Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 464-465). 27. Ibid., p. 178, l. 24-25 : « nec enim poterat esse vallata solatio ob reverentiam dominici præcursoris ». 28. GM, 14, p. 48, l. 9-11 : « caecus quidam, amminiculo deducente, lumen recepit. Inerguminus vero obtestans virtutem beati Iohannis Martinique antestitis, expulso purgatus est daemone ».

14 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours pour lui de montrer le lien entre Julien et saint Martin (épisode 5) 29. C’est d’abord dans cette perspective qu’il rapporte ce miracle. La femme prie Martin à son tombeau, elle s’endort ; pendant son sommeil, elle a un songe. Saint Martin s’adresse à elle, il la renvoie à la basilique du martyr Julien « dans laquelle lorsque tu demanderas le secours du martyr, celui-ci uni à Martin te fera recouvrer la vue qui t’est nécessaire par les suffrages de leurs prières 30 ». L’emploi du participe coniunctus souligne le lien qui unit Julien à Martin, et le pluriel en latin, que la traduction ici ne restitue pas, les associe clairement. À son réveil, la femme, ignorant que des reliques de saint Julien se trouvaient à Tours, se dirige vers Saintes 31. À proximité de cette ville, en effet, se trouve une basilique Saint-Julien fondée par une femme noble, Victorine. Au troisième jour passé dans cette basilique, la femme est guérie. Ce jour est celui de la fête de la nativité de saint Jean-Baptiste. La guéri- son se produit au cours de la messe. Un membre de l’assemblée attribue le miracle à la virtus du Seigneur. Le récit de Grégoire suggère que Julien et Martin ont obtenu ensemble cette guérison, mais également que Jean- Baptiste n’y est pas étranger. Un peu plus loin, en effet, au début du dernier chapitre de son livre, Grégoire revient implicitement sur cet épisode. Il introduit là une dernière comparaison avec saint Nizier pour illustrer la puissance de son saint : Mais puisqu’il n’est pas absurde de penser que le bienheureux Julien partage les dons de guérison avec Jean et Martin, avec lesquels victorieux du siècle il est transporté de joie dans le ciel, alors je rapporterai comment jusqu’à maintenant il brille avec Nizier de Lyon d’une puissance (virtus) semblable 32. Grégoire affirme que Julien a une virtus comparable à celle de Jean- Baptiste, de Martin et aussi à celle de saint Nizier. Et la fin du chapitre raconte la guérison d’un aveugle dans la basilique de saint Julien à Tours où Grégoire avait déposé aussi des reliques de saint Nizier 33. Dans cette sorte d’épilogue, Grégoire associe clairement Martin à saint Jean-Baptiste par référence au seul miracle de tout son livre qui, au chapitre 47, comme

29. Livre composé entre 581 et 587 (Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 548, note 100). Grégoire se dit le protégé de Ferréol comme de Julien, VJ, 2, p. 114, l. 22-23 : « insederat enim menti propter antiquam dilectionem eorum, me sic esse eius (Ferréol) alumnum ut Iuliani » (Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 191). 30. VJ, 47, p. 133, l. 10-12 : « In qua dum praesidium martyris expetis, ille coniunctus Martino visum tibi necessarium simul orationum suarum suffragiis revocabunt ». 31. La basilique Saint-Julien à Tours, qui est aussi monastère, fut dédicacée dans les premiers temps de l’épiscopat de Grégoire de Tours (573-594) (Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 417-420). La basilique saintongeaise a été identifiée par Auguste Longnon à Saint-Julien de l’Escap, Charente-Maritime, arr. et cant. de Saint-Jean d’Angely (Longnon, Auguste, Géographie de la Gaule au vie siècle, Paris, Hachette, 1878, p. 558-559). 32. VJ, 50, p. 133, l. 34-36 : « Sed quoniam non est absurdum, si beatus Iulianus cum Iohanne aut Martino dona sanitatum inpertiat, cum quibus victor saeculi in caelo trepudiat, referam adhuc, qualiter cum Nicetio Lugdunense simili virtute floruerit ». 33. Grégoire mentionne la virtus commune, communis virtus de Julien et Nizier, ibid., p. 134, l. 5.

15 Guy Jarousseau nous l’avons vu, les met en présence. Pour Grégoire, Martin est l’égal de Jean-Baptiste. Cette figure tient une place privilégiée dans la Gaule à partir du ive siècle. Dès cette époque, le culte envers saint Jean-Baptiste est attesté en Occident 34. Ses reliques font partie du lot qui a été attribué en 386 par Ambroise de Milan à Victrice de Rouen et vraisemblablement aussi à Martin de Tours 35. Au début du vie siècle, la fête de sa nativité est l’une des grandes fêtes de l’Église. Le concile d’Agde de 506 présidé par Césaire, qui ras- semble autour de lui trente-quatre évêques ou leurs représentants dont quatre métropolitains (Bordeaux, Eauze, Bourges et Tours – celui-ci seu- lement représenté), énumère au canon 21 les principales fêtes de l’année liturgique : Pâques, Noël, Épiphanie, Ascension, Pentecôte et naissance de saint Jean-Baptiste 36. Arles fait partie des cinq cités avec Bazas, Tours, Lyon et Langres où des lieux lui sont dédiés au plus tard au début du vie siècle. Bazas et Tours possèdent avec certitude des reliques du Baptiste 37. Pour Bazas, un récit rapporté par Grégoire de Tours présente l’origine légendaire de ces reliques : une dame de cette ville, lors de la décollation du saint, aurait recueilli son sang dans une ampoule 38. À Arles, Césaire († 542) dédi- cace à la Vierge Marie, saint Jean-Baptiste et saint Martin la basilique du monastère de femmes qu’il a fondé et confié à sa sœur 39. Avant le milieu du vie siècle, sur les douze fêtes liturgiques repérées dans les sermons et les Vies, six sont celles de saints bibliques, dont deux pour Jean-Baptiste 40.

34. Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 57-58 ; Hilaire de Poitiers dans son commentaire de l’Évangile de Matthieu évoque à plusieurs reprises la figure de Jean-Baptiste, Commentarius in Evangelium Matthaei, éd. et trad. Doignon, Jean, Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes, 254 et 258 », 1978 et 1979, en particulier comme exemple à suivre pour la prédication et le service du Christ, comme prophète et prédicateur du Christ : 2, 2, t. 1, p. 102-105 et plus loin comme prophète, précurseur et confesseur : 11, 1, t. 1, p. 252-253, or saint Martin fut un proche de saint Hilaire ; Saint Jérôme évoque le pas- sage de sainte Paule à Sébaste où se trouvent les tombeaux des prophètes Élisée, Abdias et Jean-Baptiste tous qualifiés de saints, sancti, (Lettres, éd. et trad. Labourt, Jérôme, Paris, Les Belles Lettres, t. I à VIII, 1949-1963, t. V, 1955, Ep. 108, « Oraison funèbre de sainte Paule », p. 159-201, ici § 13, p. 174, lettre rédigée au printemps 404). 35. Herval, René, Origines chrétiennes. De la IIe Lyonnaise gallo-romaine à la Normandie ducale (ive au xie siècle). Avec le texte complet et la traduction intégrale du De laude sanc- torum de Saint Victrice (396), Rouen-Paris, 1966, p. 108-153, éd. p. 112-122 ; et Gussone, Nikolaus, « Cérémonial d’adventus et translation des reliques. Victrice de Rouen – « De Laude sanctorum », Actes du colloque international d’archéologie, Rouen, 1978, p. 287-299. Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 487-491. 36. Concilia Galliae 314-506, éd. Munier, Charles, Turnhout, Brepols, « Corpus christiano- rum, 148 », 1963, p. 202-203. 37. Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 255-256. 38. GM, 11, p. 45 (Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 284 et 412). 39. Vie de Césaire d’Arles, texte Dom Morin, Germain, trad. Delage, Marie-José, Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes, 536 », 2010, Livre I, chap. 57, p. 228-229. Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule, op. cit., p. 157. 40. Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 461-462, en corrigeant onze par douze : les Maccabées, Jean-Baptiste (deux fêtes), Jacques et Jean, les Innocents et Étienne.

16 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

À Tours, le calendrier liturgique de Perpetuus (458/9-488/9) révèle l’im- portance majeure de son culte au ve siècle 41. Ce calendrier annuel com- prend deux listes, la première sur les jeûnes, la seconde sur les vigiles des principales fêtes. Pour la première liste, la Saint Jean-Baptiste du 24 juin marque la fin de la première période de jeûne. Dans la seconde, les deux fêtes consacrées à saint Jean-Baptiste peuvent être situées, l’une, le Natale, selon un usage d’origine orientale répandu en Gaule, le 7 janvier, et l’autre, la Passio, le 24 juin. La fête du Natale à cette date du 24 juin ne s’impose que dans la seconde moitié du ve siècle. Cela explique cette sorte d’anomalie apparente – Natale-Passio – dans le calendrier de Perpetuus, qui corres- pond en fait à une évolution du calendrier liturgique 42. Sur les dix fêtes du sanctoral, Jean-Baptiste vient à égalité avec saint Pierre et saint Martin. Chacun est célébré deux fois avec une succession Jean-Baptiste / Pierre répétée deux fois, en janvier-février et en juin 43. Ce sanctoral met clairement en avant ces deux figures majeures de sainteté, Jean-Baptiste et Pierre. Tous deux, comme nous l’avons vu, sont mis en rapport avec Martin par Grégoire de Tours et devaient donc déjà l’être au ve siècle, du temps de l’évêque Perpetuus 44. Dans le cas de Jean-Baptiste, ce lien est encore plus explicite. Les deux vigiles des fêtes de ce saint se déroulaient, en effet, en relation avec le pôle basilical martinien. Les vigiles de la fête du 7 jan- vier avaient lieu dans la basilique Saint-Martin, et celles du 24 juin dans le baptistère de cette même basilique 45. Cette simple lecture du calendrier liturgique de Perpetuus vient soutenir que la figure du Précurseur occupait une place primordiale dans le culte des saints du ve siècle spécialement à Tours, mais aussi à Arles. Le nombre de sanctuaires tourangeaux dédiés à saint Jean-Baptiste est aussi un indice probant du culte envers ce saint et du lien entre lui et Martin. Au temps de Perpetuus, comme nous l’avons déjà évoqué, se trouvait le baptistère construit à proximité de la basilique Saint-Martin, mais aussi, la chapelle martyriale appelée domus où Perpetuus déposa les reliques de Jean-Baptiste avec celles des quatre saints milanais Gervais et Protais, Félix

41. Calendrier liturgique (jeûnes et vigiles) de l’évêque Perpetuus, HF, X, 31, p. 529-530. 42. Sur cette question Piétri, Luce, « Calendrier liturgique et temps vécu : l’exemple de Tours au vie siècle », dans : Le temps chrétien de la fin de l’antiquité au Moyen Âge iiie- xiiie siècles, Éditions du CNRS, 1984, p. 129-141, ici p. 130 et note 11 p. 138-139, et La ville de Tours…, op. cit., p. 434-436 et surtout p. 462-465. La fête de la Passio du 29 août est plus tardive. Sur la date du 7 janvier : Pardiac, Jean-Baptiste, Histoire de Saint-Jean-Baptiste et de son culte, Paris, Librairie de Périsse Frères, 1886, p. 357-358 et 440. Voir aussi : Duchesne, Louis, Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne (1889), 3e édition, Paris, A. Fontemoing, 1903, p. 270-271. 43. Saint Martin, avec le 4 juillet et le 11 novembre, s’inscrit comme les autres saints du sanctoral tourangeau dans la seconde moitié du calendrier jusqu’à saint Hilaire, le 13 janvier. 44. La première église construite sur le tombeau de saint Martin par l’évêque Brice (397-442) était peut-être dédiée à saint Pierre et à saint Paul (Ewig, Eugen, « Le culte de saint Martin à l’époque franque » (1961), réimpr. (1979), op. cit., ici p. 356). 45. Les deux fêtes de saint Pierre avaient lieu dans la basilique des Apôtres, voir calen- drier de Perpetuus, HF, X, 31, p. 530.

17 Guy Jarousseau et Victor. Toutes ces reliques ont vraisemblablement fait partie du lot que Martin reçut d’Ambroise de Milan en 386. Sous son épiscopat, Grégoire fit construire près de la basilique Saint-Martin un nouveau baptistère dédié au Baptiste et aussi à saint Serge. L’ancien est alors dédié à saint Bénigne. Il déposa également, comme nous l’avons vu, des reliques du Précurseur dans l’oratoire de l’atrium de saint Martin (Gloria martyrum (GM), chap. 14). Une basilique Saint-Jean-Baptiste fut également construite à Marmoutier au temps de l’évêque Volusien (488/9-495/6) 46. Enfin, dans la cité, une autre basilique dédiée à la Vierge Marie et à saint Jean-Baptiste, commencée à l’initiative de l’évêque Ommatius (522-526), fut terminée par son successeur Injuriosus (529-546) 47. Que Jean-Baptiste fût vénéré très tôt à Tours et à Arles n’est sans doute pas un simple hasard. Dans les deux cas, l’érémitisme y fut actif, à Tours avec Martin, à Arles avec saint Honorat et ses disciples lériniens. La figure biblique du Précurseur et annonciateur du Christ, prophète et modèle d’ascétisme, ou encore premier des martyrs, devait être particulièrement honorée par les initiateurs du monachisme gaulois. Comme nous l’avons déjà évoqué, Grégoire de Tours consacre les vingt-cinq premiers chapitres de son livre à la gloire des martyrs principalement à la vie du Christ, aux reliques de la Passion, à la Trinité, aux vertus de la Vierge Marie et à celles de saint Jean-Baptiste. La figure du Baptiste y est très présente. Outre les quatre chapitres qui lui sont consacrés, il est évoqué dans deux autres : un avec Marie et dans celui consacré aux eaux du Jourdain 48. Ainsi, Grégoire de Tours, par ces quelques récits où la virtus (puissance) du Précurseur est associée à celle de Martin, s’inscrit dans une tradition qui remonte vraisemblablement au temps de Martin lui-même. Dans son œuvre, il n’hésite pas à faire de Martin l’égal du Précurseur. Et lorsqu’il veut illustrer son saint Julien qui fut, selon la légende, un martyr du iiie siècle, il le compare, comme nous l’avons vu, aux deux figures liées entre elles, Jean-Baptiste et Martin. Ce dernier, pourtant, est seulement un confesseur de la fin du ive siècle. Martin est donc bien parmi les premiers saints aux côtés des Apôtres et de la Vierge, mais il est aussi implicitement, s'il est associé à saint Jean- Baptiste, un autre Précurseur du Christ. Il est aussi présenté par Grégoire de Tours comme celui qui précède les autres saints des Gaules.

46. Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 397-404, p. 490, p. 502, et Lorans, Élisabeth, « Circulation et hiérarchie au sein des établissements monastiques médiévaux : autour de Marmoutier », dans : Lauwers, Michel (dir.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, « Coll. d’Études médiévales de Nice, 15 », 2014, p. 289-352, ici p. 313-314. 47. HF, X, 31, p. 532, l. 15-16 et p. 533, l. 4-5 ; GM, 19, p. 50, l. 8-9 : « In urbe autem Turonica est eclesia sanctae Mariae virginis ac Iohannis baptistae nomine consecrata […] ». 48. GM, chap. 11, 13, 14, 15, 16, 19. Neuf chapitres sont consacrés au Christ ou en rap- port direct avec lui : 1-3, 5-7, 20-22 et six à la Vierge Marie : 4, 8-10, 18-19 ; cinq autres aux eaux : 16, 17 et 23-25 et un autre à la Trinité : 12. Ce livre comprend au total 106 chapitres, ibid., p. 34-111.

18 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

Saint Martin et les saints patrons protecteurs des cités des Gaules Après les Apôtres, la Vierge Marie et saint Jean-Baptiste, les autres récits de miracles conjoints associent Martin à certains saints des cités des Gaules. Nous avons déjà évoqué saint Julien de Brioude. Parmi les neuf autres récits, il est possible de distinguer les épisodes en contexte litur- gique et de dévotion de ceux qui interviennent dans un contexte politique. Si la prééminence de saint Martin n’est pas toujours perceptible dans la première catégorie, elle l’est assurément dans la seconde.

La virtus de Martin associée à celles d’autres saints en contexte liturgique et de dévotion Les quelques épisodes repérés s’inscrivent tous, sauf le dernier, dans un contexte liturgique. Ainsi, la virtus de Martin est associée à celles d’autres saints à l’occasion de la fête de l’un d’entre eux. C’est le cas de saint Aubin à Angers. Grégoire de Tours consacre un chapitre à ce saint dans le Liber in gloria confessorum rédigé dans les années 587-590. Il relate, le jour de la Saint Aubin, dies solemnitatis, un 1er mars, la guérison d’un paralytique (épisode 6). Elle se produit à l’office de Tierce dans la basilique : Et l’homme lui répondit : « Lorsque tu entendras sonner la cloche à la troisième heure, lève-toi à cet instant et entre dans la basilique vers laquelle tu es venu. Il se produira, en effet, qu’à cette heure précise le bienheureux Martin avec Aubin pour compagnon entrera dans la basilique, en sorte que, la prière faite, il doive arriver de Tours pour la fête d’Aubin. Ainsi, si tu es présent à ce moment-là, tu seras guéri. » Celui-là ne s’attarda pas, au signal de la cloche, il accéda au tombeau du saint. Et lorsque les clercs eurent commencé à chanter la louange du chant davidique, un parfum agréable advint en la basilique du saint ; et celui-ci (le paralytique), s’est relevé guéri sur ses pieds remis droits 49. Saint Martin est donc présent à Angers le jour de la fête de saint Aubin. Le paralytique est guéri sur l’intervention conjointe des deux saints dans un contexte liturgique où la psalmodie des clercs s’élève vers Dieu. Le terme contribulis – ici traduit par compagnon – indique qu’Aubin partage la même

49. Grégoire de Tours, Liber in gloria confessorum (désormais GC), Miracula et opera minora, éd. Krusch, Bruno, éd. cit., chap. 94, p. 358-359 : « Dixitque ei vir : Cum signum ad cursum horae tertiae audieris insonare, surge continuo et ingredere basilicam ad quam venisti. Futurum est enim, ut ipsa hora (tertia) beatus Martinus cum Albino contribule ingre- diatur basilicam, ut, oratione facta, ad eius solemnitatem Turonus accedere debeat. Si enim eo momento adpræsens fueris, sanus efficeris. Nec moratus ille, commoto signo, accedit ad tumulum sancti. Cumque Davitici carminis laudationem clerici canere coepissent, odor suavitatis in basilicam sancti advenit ; et hic, directis pedibus, incolomis est erectus ». Sur saint Aubin : Jarousseau, Guy, Églises, évêques et prince à Angers du ve au début du xie siècle, Limoges, Pulim, 2015. Récemment : Carpentier, Élisabeth et Pon, Georges, « La vie de saint Aubin par Fortunat » et « Les miracles posthumes de saint Aubin d’Angers », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest (ABPO), 125-2 (2018), p. 7-36 et 37-62.

19 Guy Jarousseau condition que Martin, celle de la sainteté 50. La manière dont Grégoire intro- duit la venue de Martin suggère que ce dernier a la préséance sur Aubin pourtant chez lui en sa basilique. Dans un contexte similaire, Grégoire de Tours rapporte la réunion de plusieurs saints. Ainsi, Julien de Brioude lors de sa fête, le 28 août, invite d’autres saints à y participer (épisode 7). Leur venue est révélée par les possédés qui se plaignent de la présence de ces « étrangers ». Ils accusent Julien d’ajouter encore plus de tourments à ceux qu’ils endurent déjà 51. Viennent en ces circonstances dans l’ordre : Martin de Pannonie, Privat de Javols, Ferréol de Vienne, Symphorien l’Eduen (Autun) et Saturnin de Toulouse. Les possédés nomment chaque saint, son pouvoir (virtus), et pour les trois premiers leurs mérites. Martin est qualifié de « notre ennemi continuel, qui écarta trois morts de nos profondeurs 52 ». Cette évocation renvoie aux deux résurrections rapportées dans la Vita Martini et à celle racontée dans les Dialogues 53. Sa puissance est ici soulignée et la référence à sa province d’origine indique que sa renommée dépasse le cadre gaulois. Les autres saints représentent des cités des Gaules : l’évêque Privat de Javols enterré à Mende, Ferréol de Vienne compagnon de Julien de Brioude, Symphorien d’Autun et Saturnin premier évêque de Toulouse. Tous sont réputés avoir vécu bien avant Martin et sont des martyrs des persécutions du iiie siècle ou du début du ive siècle. Leur existence n’est attestée seule- ment qu’à partir du ve siècle 54. Ces saints présents à Brioude guérissent les malades : « cependant de nombreux malades ont été guéris par eux et retrouvent la santé 55. » Cette assemblée de saints venus pour fêter l’un d’entre eux est l’occasion d’interventions miraculeuses.

50. Le sens de contribulis est identique dans les divers dictionnaires latins : il renvoie à la tribu au sens de peuple ; à la famille - parent ou cousin ; à la religion – coreligionnaire ; à la patrie – compatriote ; ou plus rare, au sectateur. 51. VJ, chap. 30, (titre) p. 112 : De inerguminis et p. 126-127, ici p. 126, l. 28-31 : « Inergumini vero cum advenerint, plerumque evoment in sanctum Dei convitia, cur sanctus alios ad suam convocat festa, ipsosque nominatim confitentes, eorum fatentur virtutes et merita. Aiunt enim : Sufficiat tibi, Iuliane, nos propria virtute torquere ; ut quid reliquos provocas ? Quid invitas extraneos ? » Sur les énergumènes ou possédés : Rousselle, Aline, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, Fayard, 1990, p. 133-151. 52. Ibid. l. 31-32 : « Ecce Martinum Pannonicum inimicum iugiter nostrum, qui tres a nostris cavernis repulit mortuos ». 53. Vita Martini, 7, p. 266-269 : un catéchumène ; 8, p. 270-271 : un esclave ; Dialogues, II, 4, p. 232-237 : un enfant près de Chartres. 54. VJ, 30, p. 126-127, l. 33 et s. : « Adest Privatus ex Gabalis, qui oves suas barbaris, nos- tra instigatione commotis, tradere noluit. Advenit Ferreolus collega tuus ex Viennensibus, qui nobis in te supplicium, incolis praesidium misit. Quid Sinphorianum Aeduum, quid Saturninum vocas Tholosanum ? Adgregasti concilium, ut nobis ingeras infernale tormen- tum ». « Haec et his similia dicentibus, ita sanctos Dei humanis mentibus repraesentant, ut nulli sit dubium, eos inibi commorari ». Privat de Javols, voir Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule, op. cit., p. 114 et p. 189-190 ; Ferréol de Vienne, ibid., p. 135-136 ; Symphorien d’Autun, ibid., p. 137, et Saturnin de Toulouse, ibid., p. 81-82 et p. 210-212. 55. Ibid., p. 127, l. 3 : « multi tamen ab his infirmi curantur et sani recedunt ».

20 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

Une assemblée du même type a lieu lors du décès et des obsèques de l’abbé Aredius (Yrieix) un contemporain de Grégoire 56. Les saints viennent participer au passage de cet abbé dans le paradis. Une femme possédée, qu’Yrieix de son vivant n’avait pu guérir, annonce l’arrivée des martyrs et des confesseurs : Julien de Brioude, Privat de Mende, Martin de Tours, Martial de Limoges, Saturnin de Toulouse, Denis de Paris et d’autres qui ne sont pas nommés 57. Si les confesseurs et martyrs des cités sont présents pour accueillir Yrieix au ciel, seule sa virtus agit pour guérir. Ainsi, lors de la mise au tombeau du corps du saint, la possédée est guérie avec une autre femme, elle aussi possédée et, après les funérailles, sur la tombe d’Yrieix également, une troisième femme, muette 58. Implicitement, Grégoire suggère la sainteté d’Yrieix dont la virtus est devenue plus efficace après sa mort corporelle et son entrée au Ciel où il a rejoint les autres saints. La virtus de Martin est aussi associée à celle d’autres saints lors de dédi- caces. Deux cas ont été repérés. Le premier a lieu à Tours, lors de la dédi- cace de la basilique dédiée à Julien par Grégoire (épisode 8). Les reliques du saint sont transportées la veille, afin d’être déposées sur l’autel pour la vigile 59. Un des possédés se met à crier : « Pourquoi, Martin, t’adjoins-tu Julien ? Pourquoi l’as-tu fait venir en ces lieux ? Ta présence était un sup- plice suffisant pour nous ; tu as appelé ton semblable pour augmenter nos tourments. Pourquoi agis-tu ainsi ? Pourquoi avec Julien tu nous tortures ainsi 60 ? » Nous avons déjà souligné le lien entre saint Martin et Julien, mar- tyr de la fin du iiie siècle ou du début du ive siècle. Ce dernier est ici présenté de nouveau comme le semblable (similis) du confesseur Martin, mort en 397. Le rapport au temps est là encore aboli. Martin fait appel à Julien. La préséance n’est pas d’ordre chronologique ou ne relève pas d’une hié- rarchie entre martyr et confesseur. Par ailleurs, l’emploi du verbe jungere (joindre, lier, unir) associe les deux saints qui agissent ensemble, comme nous l’avons déjà vu, avec le verbe conjugere employé par Grégoire dans le chapitre 47 du livre des Miracles du martyr Julien. Après la solennité de la messe, le miracle se produit pour le possédé : « alors qu’il [le malheu-

56. Sur saint Aredius (Yrieix, † 591) : Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 172, p. 414 et p. 431. 57. HF, X, 29, p. 525, l. 1-5 : « Currite cives, exsilite populi, exite obviam martyribus confes- soribusque, qui ad excessum beati Aredii conveniunt. Ecce adest Iulianus a Brivate, Privatus ex Mimate, Martinus a Turonus Martialisque ab urbe propria. Adest et Saturninus a Tholosa, Dionisius ab urbe Parisiaca, nonnulli et alii, quos caelum retinet, quos vos ut confessores et Dei martyres adoratis ». 58. Ibid., l. 9-10 et 12-14 : « Mulierem quoque in exequiis suis cum alia muliere nequitiori spiritu vexata, ut est sepulchro tectus, a nequitia infesti daemonis emundavit. […] Post cele- brato vero funere mulier quaedam rictu patulo sine vocis officio ad eius accessit tumulum, quod osculis delibato, elocutionis meruit recipere beneficium ». 59. Sur la basilique Saint-Julien de Tours : Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 417- 420 et 440-441. Sur les étapes de cette cérémonie : Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 424. 60. VJ, 35, p. 129, l. 1-3 : « Ut quid te, Martine, Iuliano iunxisti ? Quid eum in his provocas locis ? Sat nobis erat praesentia tua supplicium ; similem tui ad augenda tormenta vocasti. Cur haec agis ? Quare nos cum Iuliano sic crucias ? ».

21 Guy Jarousseau reux] était resté à se frapper devant le saint autel, la sanie s’écoulant de sa bouche, il fut libéré des attaques de la fureur diabolique 61. » Dans l’autre cas, lors de la dédicace de l’oratoire de la domus ecclesiae, « maison de l’église » de Tours (épisode 9) 62, Grégoire y dépose les reliques du martyr Saturnin, de l’évêque Martin, du confesseur Illidius, du martyr Julien et d’autres saints qui ne sont pas nommés 63. Au côté de saints déjà associés à Martin apparaît Illidius (Allyre), troisième évêque de Clermont, mort avant 385/386 au temps de l’empereur Maxime. Grégoire rapporte dans le chapitre qu’il lui consacre dans la Vie des Pères que lui-même, ado- lescent, fut guéri par ce saint et qu’en ces circonstances il promit de se faire clerc. Il n’est donc pas surprenant qu’en sa première année d’épiscopat, entre septembre 573 et septembre 574, il dépose dans cet oratoire des reliques de ce saint associées à celles d’autres, en particulier Julien 64. Il est ainsi possible de rapprocher cette dédicace de la précédente puisque Grégoire raconte qu’il rapporta de Brioude des morceaux de l’étoffe qui recouvrait le tombeau de Julien pour consacrer l’autel de la basilique de Tours dédiée à ce saint. Ces deux événements sont vraisemblablement contemporains et se situent donc au tout début du pontificat de Grégoire 65. Au cours de la cérémonie, au moment d’entrer dans l’oratoire de la maison de l’église pour y déposer les reliques, Grégoire rapporte : « soudain un éclair terrible remplit l’oratoire, de telle sorte que, devant la peur et l’éclat intense, les yeux des assistants se fermèrent. Et il parcourait tout l’oratoire comme l’éclair, provoquant en nous une grande crainte. » Mais Grégoire rassure l’assistance : « Ne craignez rien » dit-il. « C’est, en effet, la vertu (virtus) des saints que vous voyez 66 ». À la suite, il leur rappelle d’après « les

61. Ibid., l. 4-5 : « dum se ante sanctum altare diutissime conlidit, profluente sanie ex ore eius, ab infestatione furoris diabolici liberatus est ». 62. Sur la domus ecclesiae de Tours : Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 363-367, Idem, « Tours », dans Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au milieu du viiie siècle, t. 5 : Province ecclésiastique de Tours, Paris, De Boccard, 1987, p. 30-31. Il faut préciser que la « maison de l’église » n’est pas d’abord la résidence de l’évêque, mais la maison commune de l’évêque et de son clergé (Jarousseau, Guy, Églises, évêques et prince à Angers…, op. cit., p. 35-42). 63. GC, 20 (titre : De dedicatione oratorii nostri), p. 309, l. 9-10 : « De oratorio autem nostro, in quo reliquiae sancti Saturnini martyris ac Martini antestitis cum Illidio confessore vel reliquorum sanctorum collocatae sunt […] l. 18-20 : Regressique ad basilicam, sanctas eius reliquias cum Saturnini Iulianique martyrum vel etiam beati Illidii exinde solemniter, radiantibus cereis crucibusque, admovimus ». La présence des reliques du protomartyr Étienne est attestée par un passage du Liber in gloria martyrum, GM, 33, p. 58, l. 16-17 (Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 423-424. Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 498). 64. Grégoire de Tours consacre à l’évêque Illidius un chapitre de la Vie des Pères (désor- mais VP), éd. et trad. Piétri, Luce, Paris, Les Belles Lettres, 2016, chap. II, p. 24-39 et un passage des Histoires, HF, I, 45, p. 29. La date de cette dédicace est donnée par Grégoire, VP, p. 32-33. 65. Sur les reliques de saint Julien : VJ, 34, p. 128. Sur le contexte : Beaujard, Brigitte, Le culte des saints en Gaule…, op. cit., p. 191-192. 66. GC, 20, p. 309, l. 23-26 : « Ingredientibus autem nobis, subito replevit cellulam illam ful- gor terribilis, ita ut prae timore et splendore nimio adstantium oculi clauderentur. Discurrebat

22 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours livres de la vie du bienheureux Martin » le globe de feu, globus ignis, qui était apparu sur la tête de Martin lorsqu’il célébra la messe. Grégoire fait allusion au passage du deuxième livre des Dialogues de Sulpice Sévère 67. Il poursuit : Mais ce miracle précédent ne fut vu que par quelques-uns, celui-ci appa- rut à tout le peuple. […] Ici, dans la nouveauté de l’oratoire son utilité pour la louange du Seigneur a été consacrée par l’illumination (illustratio) des saintes reliques 68. Grégoire emploie le terme illustratio dans son double sens 69. La puis- sance (virtus) des saints par leurs reliques a permis que l’oratoire soit éclairé d’une lumière divine et désormais elle invite à prier en ce lieu pri- vilégié par leur présence. Enfin, un dernier épisode hors du contexte liturgique est particulière- ment pittoresque. La virtus de Martin est associée à celle de Monegundis, une religieuse qui rassembla autour d’elle une communauté de moniales près de la basilique Saint-Martin (épisode 10). Elle arrive à Tours après 561 et décède avant 573, date de l’accession épiscopale de Grégoire 70. Monégonde, servante de Dieu, ancilla ou famula Dei, manifesta, de son vivant, sa capacité à guérir les malades 71. Après sa mort, les miracles conti- nuèrent auprès de son tombeau. Parmi eux, Grégoire relate la guérison d’un aveugle. Ce dernier, au cours de sa prière, s’endort au pied du tombeau de Monegundis ; pendant son sommeil, la bienheureuse lui apparaît et dit : Je me juge indigne d’être égalée aux saints ; cependant tu recouvreras ici la lumière, mais d’un seul de tes yeux ; cours ensuite au plus vite te jeter aux pieds du bienheureux Martin et prosterne-toi devant lui, l’âme remplie de componction. C’est lui en effet qui rendra la vision à ton autre œil 72.

autem per totam cellulam tamquam fulgor, non parvum nobis ingerens metum. […] p. 310, l. 1-2 : Nolite, inquid, timere. Virtus est enim sanctorum, quae cernitis… » 67. Dialogues, II, 2. Sur cet épisode célèbre, nous nous permettons de renvoyer à notre article : Jarousseau, Guy, « Sola auctoritate, le principat épiscopal à la manière de l’ermite saint Martin de Tours (finiv e-ve siècle) », dans : Oudart, Hervé, Picard, Jean-Michel et Quaghebeur, Joëlle (dir.), Le prince, son peuple et le bien commun. De l’Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge, Rennes, PUR, 2013, p. 303-318. 68. GC, 20, p 310, l. 27-28 : « Sed illud anterius miraculum visum est paucis, istud apparuit populis universis. […] l. 10-11 : hic in novitate oratorii, quod ad laudem Domini profeceret, inlustratione sanctorum pignorum consecratur ». 69. Le terme illustratio est l’action d’éclairer ; il signifie aussi la gloire, l’éclat, l’illumina- tion de l’esprit (Blaise, Albert, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Strasbourg, 1954, p. 405). 70. GC, 24, p. 313-314 et VP, XIX, p. 258-275. Sur le monastère fondé par Monegundis : Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 411-412, date de sa mort un 2 juillet, ibid., p. 483, deux jours avant la Saint Martin d’été le 4 juillet. 71. Piétri, Luce, La ville de Tours…, op. cit., p. 726-727 et 728. 72. VP, XIX, 4, p. 272 : « Indignam quidem me iudico exaequari sanctis, sed tamen unius hic oculi recipies lumen ; deinceps autem propera quantotius ad pedes beati Martini et pros- ternere in conpunctione animi coram eo. Ipse enim tibi restituit alterius oculi visionem. » (traduction citée de Luce Piétri, p. 273).

23 Guy Jarousseau

L’aveugle se réveille ayant retrouvé la vue d’un œil. Il se précipite au tombeau de Martin tout proche où il invoque la puissance (virtus) du saint et retrouve la vue de l’autre œil 73. Sainte Monegundis et saint Martin guérissent chacun un œil de l’aveugle. De son vivant, Monegundis avait repoussé en vain la demande de guérison d’une aveugle en l’adressant aux clercs de la basilique martinienne. Devant l’insistance de l’aveugle, la bienheureuse dut la guérir. Ici, au Ciel, Monegundis se juge de nouveau indigne. Son humilité est ainsi soulignée, mais sa virtus est associée à celle de Martin. Ils se partagent l’action. En cela, elle est bien l’égale du saint. En dehors de la religieuse Monegundis, contemporaine de Grégoire de Tours et tout dévouée à saint Martin, agissent aux côtés de ce dernier les martyrs Julien de Brioude, Privat de Mende évêque de Javols, Ferréol de Vienne, Symphorien d’Autun, Saturnin premier évêque de Toulouse, et les confesseurs Illidius évêque de Clermont et Aubin évêque d’Angers. Figurent aussi à ses côtés sans agir avec lui, l’abbé limousin Yrieix, le martyr Denis premier évêque de Paris et le confesseur Martial premier évêque de Limoges. Les saints et leurs lieux sont essentiellement situés en Limousin, en Auvergne et dans le Midi, sauf Symphorien d’Autun, Aubin d’Angers et Denis de Paris, le plus septentrional.

La virtus de Martin associée à celles d’autres saints dans un contexte politique Le nombre de cas où Martin est associé à d’autres saints en contexte politique est beaucoup plus réduit, quatre saints seulement : Hilaire de Poitiers, Polyeucte, Martial de Limoges et Médard de Soissons. L’association d’Hilaire à Martin est assez naturelle. De son vivant, Martin se plaça sous le patronage d’Hilaire. Et Martin devint clerc de l’église de Poitiers comme exorciste. À son retour d’exil, Hilaire autorisa Martin à pour- suivre sa vie érémitique en l’établissant à Ligugé, non loin de Poitiers. Dans les sources du haut Moyen Âge, les deux saints apparaissent fréquemment ensemble 74. Deux épisodes font intervenir Hilaire et Martin. Le premier, selon le récit bien connu de Grégoire, a lieu lors de la bataille de Vouillé en

73. Ibid., p. 272-275 : « Expergefactus homo, unius oculi recepto lumine, abiit quo iussio inpulit imperantis ; ibique iterum obsecrans beati confessoris virtute, (p. 274) depulsa caeci oculi nocte, videns abscessit ». (p. 273). « S’étant réveillé avec l’un de ses yeux qui avait retrouvé la lumière, l’homme s’en alla là où le poussait l’ordre qu’elle lui avait intimé ; et (p. 275) là, de nouveau, alors qu’il invoquait le pouvoir miraculeux du bienheureux confes- seur, la nuit fut chassée de son œil aveugle et c’est en jouissant de la vue qu’il repartit. » 74. Deux exemples en rapport avec notre sujet : les confesseurs Martin et Hilaire sont les bénéficiaires du testament de l’abbé Aredius (Yrieix, † 591) daté de 573 (HF, X, 29, p. 524, l. 23-25). Ils apparaissent aussi ensemble dans la clause comminatoire formulée par Radegonde dans sa lettre adressée aux évêques (HF, IX, 42, p. 472, l. 16-18). Sur les liens de Grégoire de Tours avec Poitiers : Reydellet, Marc, « Tours et Poitiers : les relations entre Grégoire et Fortunat », dans : Grégoire de Tours et l’espace gaulois, Gauthier, Nancy et Galinié, Henri (éd.), Tours, 1997, p. 159-167.

24 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

507 (épisode 11). La virtus de Martin est associée à celle d’Hilaire 75. Clovis, « avec l’aide de Dieu » (cum Dei adiutorium), décide d’engager la guerre contre les Wisigoths et se dirige vers Poitiers où réside alors Alaric. La structure du récit, un peu plus développé pour Martin, établit un parallèle entre les deux saints. Grégoire rapporte deux faits qui concernent Martin et la Touraine. D’abord, un édit promulgué par Clovis interdit de prendre autre chose que l’herbe et l’eau sur le territoire de Tours. Cette décision est illustrée par l’exécution d’un soldat franc qui a enfreint l’ordre du roi. Ce dernier déclare : « Comment pourrions-nous espérer la victoire si nous offensons le bienheureux Martin ? » (Et ubi erit spes victuriae, si beati Martino offendimus ?) Vient ensuite la demande de Clovis, « serviteur » du Seigneur, famulus tuus (Domini), portée par des messagers auprès du tombeau de Martin pour solliciter que Dieu soit son soutien (adjutor). Un présage (aus- picium) se produit au moment où les messagers entrent dans la basilique. Le primicier, à l’improviste (inprovisus), lit les vers 40 et 41 du psaume xvii qui annoncent la victoire : Tu m’as revêtu, Seigneur, de puissance (virtus) pour le combat, tu as mis à terre sous moi ceux qui s’élèvent contre moi, tu m’as livré mes ennemis en déroute, et tu as anéanti ceux qui me haïssaient 76. Cette partie s’achève par une transition qui est aussi un signe favorable. La rivière de la Vienne, alors en crue, arrête la marche de l’armée. Après une nuit en prière, au matin, le gué est repéré grâce au passage d’une biche. Le peuple en armes (populus) de Clovis passe ainsi en Poitou. Clovis n’a donc pas emprunté la voie Tours-Poitiers, mais a conduit son armée dans le secteur de Chinon. La vallée de la Vienne sur son cours inférieur, du confluent avec la Creuse jusqu’à Candes-Saint-Martin, constitue une zone limite entre la Touraine et le Poitou. Après avoir franchi cette rivière, il a rejoint la voie Nantes-Poitiers pour atteindre Vouillé, lieu de la bataille contre les Wisigoths 77.

75. Guillot, Olivier, « Les saints des peuples et des nations dans l’Occident des vie- xe siècles. Un aperçu d’ensemble illustré par le cas des Francs en Gaule » dans : Santi e Demoni nell’alto medioevo occidentale (Secoli v-xi), Spolète, 1989, 2 vol. (Settimane di studio del CISAM, XXXVI), t. 1, p. 205-259 ; repris dans : Arcana imperii (ive-xie siècle) [i], Recueil d’articles Olivier Guillot, PULIM, CIAJ, 10, 2003, p. 95-137, ici p. 117-118 et p. 132. Sur Grégoire de Tours et Clovis : Wood, Ian, « Gregory of Tours and Clovis », Revue belge de philologie et d’histoire, 63-2 (1985), p. 249-272 ; Rouche, Michel, Clovis, Paris, Fayard, 1996, passim, sur la bataille de Vouillé : p. 307-314. 76. HF, II, 37, p. 86, l. 4-6, citation du psaume 17, v. 40-41 : « Praecinxisti me, Domine, virtu- tem ad bellum, subplantasti insurgentes in me subtus me et inimicorum meorum dedisti mihi dorsum et odientes me disperdedisti ». Le primicier est le porteur de la première dignité dans certains chapitres et églises. 77. Sur le territoire de la cité de Tours : Provost, Michel, Carte archéologique de la Gaule, L’Indre-et-Loire 37, Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1988, p. 20, col. 2 et 22, col. 1, cartes p. 21 et 24 ; un gué a été repéré dans la commune de Rivière au sud de Chinon, ibid., p. 51. Vouillé : Longnon, Auguste, Géographie de la Gaule…, op. cit., p. 576-587.

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La seconde partie du récit de Grégoire rapporte en territoire poitevin deux faits similaires aux précédents. D’abord, le présage qui annonce la victoire : Et le roi venant à Poitiers, tandis qu’au loin il demeurait sous les tentes, un fanal de feu sortait de la basilique de saint Hilaire, il le voyait comme s’il arrivait sur lui, c’est-à-dire que par la lumière du bienheureux confesseur, le secours d’Hilaire soumettrait sans empêchement les armées hérétiques contre lesquelles souvent le même évêque avait combattu pour la foi 78. Ici, Grégoire utilise et condense un passage de la Vie de saint Hilaire composée par Venance Fortunat 79. Ainsi, les Wisigoths ariens d’Alaric sont pris entre les Francs de Clovis venus de Tours, soutenus par saint Martin, et Hilaire à Poitiers, dont la vertu (virtus) se manifeste par une intense lumière sortie de sa basilique. Grégoire de Tours évoque la lutte pour la vraie foi (lumière) menée par Hilaire contre l’hérésie arienne (obscurité). Vient ensuite l’injonction faite à toute l’armée de ne dépouiller personne sur les routes et de ne rien voler en Poitou. Grégoire illustre cette disposition en développant le récit de la guérison par l’abbé Maixent du bras paralysé d’un guerrier franc qui avait voulu frapper le même abbé de son glaive 80. Une fois rapporté le miracle de saint Maixent, Grégoire de Tours indique que : Pendant ce temps, le roi Clovis rejoignit Alaric roi des Goths dans la plaine de Vouillé à dix milles de la ville de Poitiers et, les uns combattirent à distance, les autres résistèrent de près. Et comme, selon leur habitude, les Goths avaient pris la fuite, le même roi Clovis obtint, avec l’aide du Seigneur, la victoire 81. L’adverbe interea (pendant ce temps) implique la concomitance des deux actions : d’un côté, le miracle de saint Maixent développé sur qua- torze lignes, et dans le même temps la victoire de Clovis à Vouillé en quatre lignes 82.

78. HF, II, 37, p. 86, l. 12-16 : « Veniente autem rege apud Pictavus, dum eminus in tenturiis commoraret, pharus ignea, de basilica sancti Helari egressa, visa est ei tamquam super se advenire, scilicet ut lumine beati confessoris adiutus Helarii liberius hereticas acies, contra quas saepe idem sacerdos pro fide conflixerat, debellaret ». 79. Vita Hilarii, (Bibliotheca Hagiographica Latina (BHL) 3885-3886), éd. Krusch, Bruno, MGH, Auctores antiquissimi (AA), t. IV, 2e partie, Berlin, 1885 (rééd. 1995), p. 1-11, ici chap. VII § 20-21, p. 9. Commentaire : Heinzelmann, Martin, « Clovis dans le discours hagio- graphique du vie au ixe siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes (BEC), 154 (1996), p. 87-112, ici p. 95-97. 80. HF, II, 37, p. 86, l. 18 à p. 87, l. 12. Grégoire se réfère à une version de la Vie de saint Maixent aujourd’hui perdue (Heinzelmann, Martin, « Clovis dans le discours hagiogra- phique du vie au ixe siècle », op. cit., ici p. 97-98). 81. HF, II, 37, p. 87, l. 13-16 : « Interea Chlodovechus rex cum Alarico rege Gothorum in campo Vogladense decimo ab urbe Pictava miliario convenit, et confligentibus his eminus, resistunt comminus illi. Cumque secundum consuetudinem Gothi terga vertissent, ipse rex Chlodovechus victuriam, Domino adiuvante, obtinuit ». 82. Ce mot, dont l’emploi dans la construction littéraire vient d’être démontré de manière novatrice par Jehanne Roul, permet selon son expression : « une conjugaison des événements entre eux » (Roul, Jehanne, « Le Poème en l’honneur de Louis le Pieux d’Er-

26 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours

Ainsi, Clovis bénéficie d’un présage de Martin à Tours, puis d’un autre d’Hilaire à Poitiers, qui annoncent la victoire. Clovis manifeste son respect envers l’un et l’autre saint par une disposition qui protège le territoire de chacun. Dans le même temps, il obtient l’aide du Seigneur et ainsi la vic- toire. Le récit de Grégoire de Tours est construit sur une parfaite symétrie entre les deux saints. Saint Hilaire est également associé à saint Martin dans un tout autre contexte. En 584, après la mort du roi Chilpéric, Gontran s’adresse, selon Grégoire, aux ambassadeurs de son neveu Childebert qui réclame sa part (épisode 12). Il leur rappelle les pactes qu’à la mort de leur frère Charibert, en 567, lui-même et ses frères, les rois Sigebert et Chilpéric, avaient passés entre eux : Voici les pactes qui ont été faits entre nous, si, l’un d’entre nous sans l’accord de son frère sera entré dans la ville de Paris, il perdra sa part, et le martyr Polyeucte avec les confesseurs Hilaire et Martin sera son juge et son rémunérateur. Après cela, Sigebert y est entré lequel a perdu sa part en mourant par un jugement de Dieu. Et Chilpéric se comporta de la même manière 83. Sigebert, en effet, entra dans Paris en 574 et mourut assassiné l’année suivante 84. De même, Chilpéric entra dans la ville, le 17 avril 583, précédé de nombreuses reliques pour écarter la malédiction (maledictum) 85 mais il mourut assassiné dans l’année qui suivit 86. Et Grégoire fait dire à Gontran : Donc, à cause de ces transgressions, ils ont perdu leurs parts. Pour cette raison, parce qu’ils sont décédés selon le jugement de Dieu et les malédic- tions des pactes, je soumettrai à ma domination, avec le secours de la loi, tout le royaume de Charibert avec ses trésors 87. Quand Grégoire rapporte ces paroles, les deux frères du roi Gontran, Sigebert et Chilpéric, sont morts après être entrés dans Paris. Selon son récit, ils n’avaient pas respecté le pacte passé en 567, à la mort de leur frère Charibert. Pourtant, les rois Sigebert, Chilpéric et Gontran s’étaient enga- gés chacun à ne pas entrer dans Paris, capitale indivise du royaume, sans mold le Noir : un miroir pour l’Empire carolingien » (3 vol.), thèse de doctorat, Université d’Angers, 2017, ici t. 1, p. 208-222). 83. HF, VII, 6, p. 329, l. 11-15 : « Ecce pactiones quae inter nos factae sunt, ut, quisque sine fratris voluntatem Parisius urbem ingrederetur, amitteret partem suam, essetque Polioctus martyr cum Hylario adque Martino confessoribus iudex ac retributor eius. Post haec ingressus est in ea germanus meus Sigyberthus, qui iudicio Dei interiens, amisit partem suam. Similiter et Chilpericus gessit ». 84. HF, IV, 50 et 51, p. 187-189. 85. HF, VI, 27, p. 295, l. 1-4 : « Et ut maledictum, quod in pactione sua vel fratrum suorum conscriptum erat, ut nullus eorum Parisius sine alterius voluntate ingrederetur, carere possit, reliquias sanctorum multorum praecidentibus, urbem ingressus est ». 86. HF, VI, 46, p. 319. 87. HF, VII, 6, p. 329, l. 15-17 : « Per has ergo transgressiones amiserunt partes suas. Ideoque, quia illi iuxta Dei iudicium et maledictionibus pactionum defecerunt, omnem reg- num Chariberthi cum thesauris eius meis ditionibus, lege opitulante, subiciam […] »

27 Guy Jarousseau l’accord des deux autres. L’engagement de chacun était scellé par une peine de malédiction (maledictum) garantie sous serment par le martyr Polyeucte assisté d’Hilaire et de Martin. Polyeucte est un officier romain martyrisé à Mélitène en Arménie en 250, sous l’empereur Dèce. Son culte est attesté à partir du ive siècle en Orient et à Ravenne. Il est vénéré à Constantinople comme punisseur des parjures. Grégoire de Tours lui a consacré un long chapitre dans le Livre à la gloire des martyrs. Il rapporte comment une patricienne de Constantinople, Juliana, fit couvrir d’or la voûte de l’église du martyr aux dépens de Justinien ier (527-565) qui convoitait ses richesses. Au début de ce chapitre, Grégoire qualifie Polyeucte de « vengeur efficace des parjures » (in periuribus… praesens ultor) 88. L’adjectif praesens souligne à la fois l’efficacité et l’immédiateté de la sanction. La mort des rois Sigebert (en 574) et Chilpéric (en 584) est donc implicitement la conséquence de leurs parjures envers le martyr Polyeucte et les confesseurs Hilaire et Martin qui lui sont associés 89. Le caractère politique est aussi illustré par cette référence implicite à la cour impériale de Constantinople. Avec le martyr Polyeucte, les rois mérovingiens s’inscrivent dans la tradition poli- tique romaine ici venue d’Orient et, dans le même temps, celle d’Occident qu’incarnent les saints Martin et Hilaire 90. Denis, bien attesté, comme nous l’avons vu, patron de Paris, n’est pas encore devenu un saint protecteur de la dynastie mérovingienne : il le devint à partir du règne de Clotaire ii comme l’indique l’un de ses diplômes 91. Ses parents, le roi Chilpéric et la reine Frédégonde, avaient eu déjà une dévotion envers saint Denis comme le suggère un épisode des Histoires de Grégoire de Tours 92. Saint Martin est aussi associé à saint Martial. Dans son livre IV aux cha- pitres 13, 16 à 18 et 20, Grégoire rapporte les méfaits commis par Chramne, fils de Clotaire Ier, sa révolte contre son père et sa fin. Il mourut en effet assassiné en décembre 560. Il avait été envoyé en 555 à Clermont par son père comme roi d’Aquitaine 93. Au chapitre 16, Grégoire évoque l’entourage de ce roi (épisode 13). Il oppose le mauvais au bon conseiller. Chramne était en effet mal influencé par un poitevin, Léon. Ce dernier offensa les

88. GM, 102, p. 105-107 : De Polyocto martyre. Sur Polyeucte : Baudot, Jules et Chaussin, Léon, Vies des saints et des bienheureux selon l’ordre du calendrier avec l’historique des fêtes (13 vol.), Paris, Letouzey et Ané, t. 2, 1936, fête le 13 fév., p. 299-303, et Leclercq, Henri, dans : Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie (DACL), t. 14, 1re partie, Paris, Letouzey et Ané, 1939, col. 1369-1381. 89. Guillot, Olivier, « Les saints des peuples et des nations dans l’Occident des vie- xe siècles… », op. cit., rééd. p. 115 et 119-120. 90. Grégoire de Tours rapporte deux exemples de parjures punis par le seul saint Martin ici en contexte judiciaire (HF, VIII, 16, p. 383-384). 91. Guillot, Olivier, « Les saints des peuples et des nations… », op. cit., rééd. p. 109-112 et note 54 et p. 123-128. Voir aussi : Ewig, Eugen, « Le culte de saint Martin… » (1961), réimpr. (1979), op. cit., ici p. 360-363. 92. HF, V, 34, p. 240 : cet épisode rapporte la mort en 580 de Dagobert, frère de Clotaire. Il est enterré dans la basilique de Saint-Denis. 93. Sur Chramne : Settipani, Christian, La préhistoire des Capétiens, 481-987, Villeneuve d’Ascq, éd. P. Van Kerrebrouck, 1993, p. 72-73 et notes.

28 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours saints Martin et Martial en déclarant qu’ils ne rapportaient rien au fisc. Il fut aussitôt frappé par la puissance des deux confesseurs : On rapporte qu’une fois celui-ci aurait dit que Martin et Martial ne lais- saient rien d’utile aux hommes du fisc. Aussitôt il fut frappé par la virtus des confesseurs, il devint sourd et muet, il est mort fou 94. Grégoire de Tours évoque ici la thématique fiscale qu’il aborde en d’autres endroits de son œuvre 95. Il est vraisemblable que ce conseiller Léon ait suggéré au roi de prélever l’impôt. S’agit-il d’enfreindre l’immunité qui préserve les biens des deux basiliques Saint-Martin de Tours et Saint-Martial de Limoges, ou bien de prélever l’impôt sur les cités de ces deux saints : Tours et la Touraine, Limoges et le Limousin ? La première hypothèse est la plus vraisemblable car le roi Chramne n’avait pas de pouvoir sur ces deux cités. Tours ne fait pas partie de son royaume et il ne prit possession du Limousin qu’un peu plus tard. Ainsi, le passage viserait les biens possédés en Auvergne par les deux basiliques. Leurs patrimoines sont protégés par le privilège royal de l’immunité et manifestement aussi par les deux saints qui interviennent immédiatement par leur virtus commune. Enfin, saint Médard fut lui-aussi associé à saint Martin. Grégoire de Tours rapporte au chapitre 49 du livre V les agissements contre lui d’un proche du comte Leudaste, le clerc Riculfus (épisode 14). L’affaire se situe dans le contexte du concile de Berny de 580, près de Soissons 96. Un certain charpentier, Modeste, prend la défense de l’évêque. À l’instigation du clerc Riculfus, il est arrêté et après avoir été torturé et flagellé, il est emprisonné. Dans la nuit, il est miraculeusement libéré : Et comme il était, entre deux gardiens, tenu par des chaînes et attaché à un poteau, au milieu de la nuit, alors que les gardes s’étaient endormis, il adressa une prière au Seigneur afin qu’il juge digne que sa puissance (poten- tia) visite le malheureux et que l’innocent qui avait été enchaîné fut libéré par la visite de l’évêque Martin et de Médard. Aussitôt, après que les liens furent rompus, le poteau brisé, la porte ouverte, il entra dans la basilique de saint Médard où nous étions de nuit en prière de vigiles 97.

94. HF, IV, 16, p. 148, l. 1-3 : « Hic fertur quadam vice dixisse, quod Martinus et Marcialis confessoris Domini nihil fisci viribus utile reliquissent. Sed statim percussus a virtute confes- sorum, surdus et mutus effectus, amens est mortuos ». 95. Sato, Shoichi, À propos de la fiscalité et de l’État mérovingien aux vie et viie siècles, dans : Le médiéviste devant ses sources : Questions et méthodes, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2004, p. 171-183, références à Grégoire de Tours en notes 37 à 39. Grégoire de Tours rapporte des épisodes liés à la fiscalité comme au livre V les chapitres 28 et 34 et au livre IX le chapitre 30. 96. Brinnacus villa : Berny-Rivière, cant. de Vic-sur-Aisne, dép. de l’Aisne, situé à 16 km à l’ouest de Soissons (Venance Fortunat, Poèmes, t. 3, Livre IX, I, p. 8-15 et introduction t. 1, p. XXV ; Pontal, Odette, Histoire des conciles mérovingiens, Paris, Le Cerf, 1989, p. 175). 97. HF, V, 49, p. 260, l. 22-26 : « Cumque inter duos custodes catenis et cippo teneretur vinc- tus, media nocte, dormientibus custodibus, orationem fudit ad Dominum, ut dignaretur eius potentia miserum visitare, et qui innocens conligatus fuerat, visitatione Martini praesulis ac Medardi absolveretur. Mox, disruptis vinculis, confracto cippo, reserato ostio, sancti Medardi basilicam, nocte nobis vigilantibus, introiit ».

29 Guy Jarousseau

L’intervention de saint Martin associé à saint Médard libère Modeste de ses chaînes. L’emploi du verbe absolvere traduit ici par « libérer » souligne aussi que Modeste est disculpé de toute accusation. Ce miracle annonce la disculpation de Grégoire au cours du concile de Berny. Le thème de la libé- ration des prisonniers est lui aussi assez classique 98. Grégoire a déjà évoqué (au chapitre 19 du livre IV) cette fonction qui semble une spécialité de saint Médard. Les fers et chaînes des prisonniers libérés par son intervention sont conservés dans sa basilique à Soissons 99. Venance Fortunat composa un poème et rédigea sans doute sa Vie. Grégoire de Tours consacre aussi un chapitre à ce saint dans son livre à la Gloire des confesseurs 100. Saint Martin est également un habitué de ce type d’intervention. Ici, il intervient avec saint Médard chez ce dernier à Soissons, comme dans l’épisode présenté plus haut avec saint Aubin à Angers. • Comme le suggère le premier épisode étudié, la dévotion manifestée envers tel ou tel saint implique une préférence susceptible de déboucher sur une concurrence entre eux. Grégoire de Tours refuse cette conception « concurrentielle » du culte des saints. Au contraire, il soutient que la piété personnelle envers un saint particulier n’affecte pas leur « communion ». Cette piété révèle les mérites et les vertus de chacun d’entre eux. Les dévo- tions particulières attestent aussi l’entrée de nouveaux saints dans cette communauté indivisible et intemporelle. Tous, ils célèbrent la gloire de Dieu au Ciel et sur la terre. Et leurs interventions conjointes manifestent cette « société » intemporelle qui fait se côtoyer par exemple saint Pierre et saint Martin. Les récits qui les associent expriment donc, par excellence, cette « communion des saints » au-delà du temps, en relation avec ce monde. Pourtant, si Grégoire de Tours insiste sur l’égalité des saints en leur virtus (vertu ou puissance), il suggère aussi l’existence d’une certaine hiérarchie puisqu’il range Martin « parmi les premiers des saints » avec la Vierge Marie, les Apôtres et Jean-Baptiste. Ainsi, pour Grégoire, chaque membre parti- cipe, à sa place, par ses mérites à la vie du corps tout entier de l’Église visible et invisible. Par ailleurs, certains saints des Gaules sont compagnons de Martin et agissent conjointement avec lui. Cela permet à Grégoire de Tours de hisser au premier rang le martyr Julien de Brioude, pour lequel il a une dévo-

98. Oudart, Hervé, « L’évêque défenseur des pauvres, correcteur des injustices, libé- rateur des prisonniers dans les œuvres de Venance Fortunat », revue en ligne Camenae, no 11, avril 2012, 29 p. 99. HF, IV, 19, p. 152. 100. Liber in gloria confessorum : Médard de Soissons (93) ; et Venance Fortunat, Poèmes, éd. t. 1, Livre II, XVI, p. 72-80, ici p. 76-77 et du même, la Vita sancti Medardi, (BHL 5864), éd. Krusch, Bruno, MGH, AA, t. IV, 2e partie, op. cit., p. 67-73. Sur cette possible réattribu- tion de la Vie de saint Médard à Fortunat : Collins, Roger, « Observations on the Form, Language, and Public of the Prose Biographies of Venantius Fortunatus in the Hagiography of Merovingian Gaul », dans : Clarke, Howard Brian et Brennan, Mary (dir.), Columbanus and Merovingian Monasticism, Oxford, British Archaeological Reports, 1981, p. 105-131.

30 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours tion toute particulière (quatre épisodes sur les quatorze), ou le confesseur saint Illidius et ainsi, de promouvoir leur culte. Saint Martin, en effet, est le dénominateur commun de tous ces saints des cités : il guérit et protège avec eux ; il libère les prisonniers avec saint Médard, il venge les parjures avec Polyeucte et Hilaire ; avec ce dernier il protège les rois. Ainsi, Martin apparaît aussi comme celui qui soutient le développement de leur culte. Il est le précurseur des saints des Gaules. Son culte, en effet, se développe dès la première moitié du ve siècle. Sa sainteté précède celle d’autres saints qui, pourtant, sont des martyrs des premiers siècles. Il fait le lien entre les grandes figures bibliques de l’Église universelle déjà citées et les saints des Gaules, même martyrs, des premiers siècles, mais dont le culte n’apparaît, semble-t-il, et ne se développe que dans la seconde moitié du ve siècle. C’est à cette époque que s’enracine le patronat (patrocinium) des saints protec- teurs des cités, de même que celui plus spécifique de certains saints envers les rois. Au regard de ce développement, comme dans l’apparition de son culte, Martin est bien un précurseur au sens spirituel. Ceci est exprimé d’une autre manière dans les mosaïques de la basilique Saint-Apollinaire- le-Neuf, à Ravenne. Construite entre 500 et 525, en relation avec l’ensemble palatial, par le roi ostrogoth Théodoric le Grand, elle fut d’abord consacrée pour le culte arien au Christ Sauveur. À partir de 561, consacrée au culte catholique, elle est dédiée à saint Martin et désormais appelée Saint-Martin- au-Ciel-d’Or. Sa décoration est alors remaniée. Dans le registre inférieur de la mosaïque de la nef centrale, côté sud, le confesseur Martin figure en tête du cortège conduisant vers le Christ en majesté, entouré des anges, les vingt-cinq martyrs : romains, milanais et ravennates représentés 101. La seule dédicace de cette basilique à saint Martin ne suffit pas à expliquer cette prééminence spectaculaire. Comme nous venons de le voir avec les épi- sodes repérés dans les œuvres de Grégoire de Tours, cette représentation illustre ce compagnonnage des martyrs et des confesseurs. Et bien sûr, elle manifeste la renommée et la sainteté du confesseur Martin qui dépassent largement le cadre gaulois. Le contemporain de Grégoire de Tours, Venance Fortunat, au terme de la Vie de saint Martin qu’il écrit en vers dans les années 573-576, évoque Ravenne, sa région d’origine avec ses églises et ses autels dédiés à saint Martin. À sa manière, dans une perspective anti- arienne et donc une tradition plus italienne et byzantine, Fortunat atteste lui aussi du culte envers Martin dans cette partie de l’Italie 102. Dans cette

101. Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie (DACL), t. 14, 2e partie, Paris, Letouzey et Ané, 1948, « Ravenne », ici col. 2101-2102 et aussi t. 12, 1re partie, Paris, Letouzey et Ané, 1935, col. 211-212. Dans l’ordre après saint Martin : les papes Clément et Sixte, le diacre Laurent, le prêtre Hippolyte, le pape Corneille, Cyprien, évêque de Carthage, Cassien, les martyrs romains Jean et Paul, Vital de Milan, Gervais et Protais, Ursicin de Ravenne, Nabor et Félix martyrs milanais, Apollinaire de Ravenne, le mar- tyr Sébastien, Démétrius martyr romain, Polycarpe, Vincent, Pancrace martyr romain, Chrysogone martyr d’Aquilée, Prote et Hyacinthe, martyrs romains, et Sabin. 102. Venance Fortunat, Vie de saint Martin, éd. et trad. Quesnel, Solange, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 99-101 et notes ; Labarre, Sylvie, Le manteau partagé…, op. cit., p. 35-36, 237 et 244-245. Judic, Bruno, « Les modèles martiniens dans le christianisme

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Vie commanditée par Grégoire de Tours, il donne, selon Sylvie Labarre, une « représentation intemporelle d’un patron céleste qui, par ses vertus, inter- cède auprès de Dieu 103 ». C’est bien cette même conception de la sainteté que Grégoire de Tours développe dans ses œuvres, donnant à saint Martin une sorte de prééminence spirituelle.

des ve-viie siècles », dans : L’empreinte chrétienne en Gaule du ive au ixe siècle, Gaillard, Michèle (éd.), Turnhout, Brepols, 2014, p. 91-109, ici p. 100-105, et idem, « L’itinéraire martinien de Venance Fortunat. Sur les chemins du patrimoine immatériel, saint Martin symbole du partage », Oct 2013, Zagreb, Croatie. hal-00918872 (14 p.) ici p. 6-10. 103. Labarre, Sylvie, « La postérité littéraire de Sulpice Sévère dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge », dans : Actes de la journée organisée par l’Institut des Sources Chrétiennes à l’Université Lumière-Lyon II (décembre 2004), Vita Latina, op. cit., p. 83-94, ici p. 92.

32 Saint Martin, précurseur des saints des Gaules d’après les œuvres de Grégoire de Tours HF, V, 49 Modeste libération x 14 HF, IV, 16 Léon punition x 13 HF, VII, 6 Sigebert malédic - tion Chilpéric malédic - tion x x 12 HF, II, 37 HF, Clovis lumière Clovis prédiction x 11 VP, XIX, 4 homme aveugle x 10 GC, 20 tout le peuple illumi - nation x x x x 9 VJ, 35 homme possédé x 8 VJ, 30 nombreux nombreux malades malades x x x x x 7 Annexe GC, 94 homme paraly - tique x 6 VJ, 47 femme aveugle née x x 5 GM, 14 homme pos - sédé homme aveugle x 4 Interventions conjointes de saint Martin saints avec d’autres x? HF, VIII, 14 x? Grégoire Grégoire et alii x? x naufrage 3 x? GM, 10 x une famille x incendie 2 Tableau récapitulatif des quatorze épisodes retenus (numérotés de 1 à 14 selon l’ordre d’apparition dans l’article) Tableau x VM, IV, 12 femme aveugle 1 épisode o Pierre et Paul Pierre Marie Miracle 2 personne source Apôtres personne Jean-Baptiste Julien Aubin Privat Ferréol Symphorien Saturnin Polyeucte Martial Médard saints d’autres qui ne sont pas nommés Illidius (Allyre) Monegundis Hilaire Miracle 1 N

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RÉSUMÉ Dans les récits hagiographiques du haut Moyen Âge, qu’en est-il de l’inter- vention conjuguée des saints dans l’histoire humaine ? Et, qu’est-ce que cela révèle de l’histoire du culte rendu à ces saints ? La présente étude se limite à l’action conjointe de la virtus de Martin avec celle d’autres saints dans les œuvres de Grégoire de Tours. Seuls quatorze épisodes répondent à ce questionnement. Ils permettent de distinguer des miracles plus spirituels et d’autres plus politiques. Ils rendent compte d’après Grégoire de la place de saint Martin dans le cortège des saints vénérés dans les Gaules. Ainsi, Martin se situe clairement en relation avec les saints universels du monde chrétien, la Vierge Marie, les Apôtres, saint Jean-Baptiste. Il fait aussi figure de pré- curseur des saints particuliers des cités des Gaules ou de la royauté méro- vingienne. Par ailleurs, dans ces récits, certains saints tiennent une place particulièrement révélatrice de la vénération que Grégoire de Tours a pour eux, comme Julien de Brioude, Illidius de Clermont ou Monégonde de Tours.

ABSTRACT In the hagiographic writings of Early Middle Ages, what can we say about the conjugated action of saints in the history of humanity? And what does it reveal about the history of cult towards these saints? The following study is limited to the joint action of Martin’s virtues with the one of other saints in the works of Gregory of Tours. Only fourteen episodes correspond to this approach. They enable us to distinguish between more spiritual miracles and other, more political ones. According to Gregory, they explain the role that St Martin had in the procession of the venerated saints in the Gauls. Thus, Martin is clearly connected to the uni- versal saints from the Christian world such as Virgin Mary, the apostles and Saint John the Baptist. He appears as a precursor to the particular saints in the cities of the Gauls or in the Merovingian Royalty. Besides, in these writings, certain saints have a place which is particularly relevant to the veneration Gregory of Tours had towards them: among these saints, let us mention saint Julian of Brioude, Illidius of Clermont or Monegund of Tours.

34 Une stratégie au service de la réussite : Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211)

Marie Tranchant Étudiante en histoire médiévale, Sorbonne-Université Lettres

Après la mort du roi d’Angleterre Richard, son frère Jean, comte de Mortain, étant en Normandie, […] se rendit à Chinon, là où se trouvait le trésor de son frère : Robert de Thurnham, qui en avait la garde, le lui remit, ainsi que les châteaux de Chinon et de Saumur, et d’autres châteaux du roi dont il avait la garde 1. Ce passage des Chronica de Roger de Howden est à l’origine du portrait de Robert de Thurnham dressé par l’historiographie depuis deux siècles, plus particulièrement depuis l’ouvrage de Kate Norgate sur les Angevins (1887) : celui d’un agent royal d’une loyauté à toute épreuve 2. Jacques Boussard, dont la position est reprise par Martin Aurell dans L’Empire Plantagenêt, écrit par exemple : « [À] partir de 1196, l’office passa aux mains d’un Anglais, Robert de Thurnham, le fidèle compagnon de Richard, qui le garda pendant tout son règne, et, en 1199, s’attacha à Jean sans Terre, qu’il considérait comme son seigneur 3. » Le fait que Robert de Thurnham soit parvenu à se hisser à cette posi- tion a été peu commenté. Son parcours, entre 1190 et sa mort en 1211, donne pourtant l’exemple d’une ascension spectaculaire permise par le ser- vice royal. Originaire d’une famille de moyenne noblesse du Kent, Robert de Thurnham vient d’un milieu peu habitué au service du souverain ; ses

1. Chronica magistri Rogeri de Houedene, Stubbs, William éd., Londres, Rolls Series, 51, 4 vol., 1868-1870, vol. 4, p. 85 : « Defuncto Ricardo rege Angliae, Johannes comes Moretonii, frater ejus, moram faciens in Normannia, […] perrexit ad Chinonem, ubi thesaurus fratris sui erat, quem Robertus de Turneham habens in custodia tradidit ei, cum castello de Chinun, et castello de Saumur, et aliis castellis regis, quae ipse custodiebat ». 2. Norgate, Kate, England under the Angevin Kings, Londres, Macmillan, 2 vol., 1887, vol. 2, p. 388-389. 3. Boussard, Jacques, Le Comté d’Anjou sous Henri Plantagenêt et ses fils, Paris, Édouard Champion, 1938, p. 117 ; Aurell, Martin, L’Empire des Plantagenêt, 1154-1224, Paris, Perrin, 2002, p. 253.

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 Marie Tranchant parents ne sont connus que par leurs liens avec l’abbaye de Combwell, qu’ils ont fondée 4. Il accompagne cependant le roi Richard en croisade (1189-1192) et le succès de ses missions lui vaut d’être nommé à son retour, en 1194, sénéchal d’Anjou, puis, après l’accession au trône de Jean en 1199, sénéchal de Poitou et de Gascogne. Cette nomination mérite d’être étudiée en détail, dans le contexte d’une analyse de l’ensemble du parcours de Robert de Thurnham. Henry Summerson lui a consacré une notice, en 2004, dans la nouvelle version du Oxford Dictionary of National Biography, ainsi qu’une autre à son frère Étienne de Thurnham, mais il s’agit de courtes mises au point 5. L’ambition des pages qui suivent est d’offrir des indica- tions complémentaires sur la vie et la carrière de Robert de Thurnham. Surtout, il s’agira de comprendre ce que ce parcours continental implique en termes de stratégie, tant de la part de la Couronne que de celle des Thurnham. La nomination de Robert de Thurnham semble en effet corres- pondre à une expérimentation royale, qui aboutit, en pratique, à un échec relatif du point de vue du roi. Pour le sénéchal, en revanche, une vie sur le continent a apporté un ensemble d’opportunités dont il a su, via des stratégies personnelles et familiales, tirer profit.

Robert de Thurnham, un candidat idéal à la sénéchaussée d’Anjou ? Robert est nommé sénéchal d’Anjou entre le 28 juillet 1194 – il est témoin d’une charte où il n’est pas qualifié par ce titre – et le 9 janvier 1195 6. Il est investi de cette fonction en remplacement de Païen de Rochefort, que l’on trouve comme témoin dans des actes de 1190 mais dont on perd la trace durant la croisade : on peut cependant supposer qu’il est resté en poste jusqu’au retour du souverain, puisqu’il exerce encore sa fonction lorsque le roi quitte Tours pour poursuivre son itinéraire vers la Terre sainte, le 24 juin 1190 7. Avant lui en revanche, le sénéchal Étienne de Tours (ou de Marzai) occupait la fonction depuis au moins 1165, jusqu’à son emprisonnement en 1189 par le roi Richard, qui a souhaité se débarrasser d’un officier fidèle à son père Henri II. Durant cette période, le dapiférat 8 d’Anjou a considé- rablement évolué. Si le sénéchal d’Anjou a toujours été essentiellement un représentant du comte sur place, l’autonomisation progressive de la fonc-

4. « Charters of Cumbwell priory », Archaeologia Cantiana, 5, 1863, p. 194-222. L’établissement, d’abord une abbaye, est rabaissé au rang de prieuré dans les années 1220. 5. Summerson, Henry, « Thornham [Turnham], Robert of (d. 1211) » et « Thornham [Turnham], Stephen of (d. 1213/14) », Oxford Dictionary of National Biography. [https:// doi.org/10.1093/ref:odnb/27884, consulté le 20 octobre 2019], [https://doi.org/10.1093/ ref:odnb/27885, consulté le 20 octobre 2019]. 6. Landon, Lionel, The Itinerary of King Richard I, With Studies on Certain Matters of Interest Connected with His Reign,. Londres, Pipe Roll Society, New Series, 13, 1939, p. 98 et 100. 7. Paris, Archives nationales, J 184. 8. Forgé sur le nom latin dapifer, de daps (repas) et ferre (porter), le terme « dapiférat » est utilisé ici de la manière dont Jacques Boussard l'emploie, pour désigner le sénéchal.

36 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211) tion depuis les années 1150 a fait croître ses compétences 9. D’un officier aux attributions principalement judiciaires, n’agissant quasiment que sur ordre du roi, le sénéchal est devenu dans les années 1180 apte à rendre seul la justice ; puis, dans les années 1190, il s’appuie sur des lieutenants et sur une chancellerie locale. Sa fonction militaire s’est également développée, qui consiste à défendre les châteaux et plus largement le comté, ainsi que sa fonction financière, la garde du trésor comtal. Au moment de la nomi- nation de Robert de Thurnham, le sénéchal d’Anjou est donc un officier majeur, avec de larges attributions, ce qui implique pour le roi la nécessité de nommer à ce poste un homme de confiance qui puisse le représenter. Le choix de Robert de Thurnham résulte donc sans doute de motivations politiques de la part du souverain.

De la Terre sainte à l’Aquitaine La promotion de Robert de Thurnham est, à n’en pas douter, une récom- pense pour sa participation à la croisade, sa première tâche au service du roi – son frère aîné Étienne était déjà au service d’Henri II depuis 1188 pour une mission de conciliation entre les moines de Christ Church et l’arche- vêque de Cantorbéry 10. Tous deux se sont distingués durant l’expédition, tout particulièrement le cadet. Robert assume, dès la fin du mois de mai 1191, le commandement de l’île de Chypre lorsqu’elle est prise par l’armée Plantagenêt 11. L’empereur Isaac Comnène avait tenté quelques semaines auparavant de s’emparer de Bérangère de Navarre, la fiancée du roi, et de Jeanne de Sicile, sa sœur, action qui entraîna l’intervention de Richard 12. L’opération est également motivée par la place stratégique de l’île dans la Méditerranée, idéale pour une base d’approvisionnement destinée à la croisade. Robert assure le commandement de Chypre avec Richard de Canville – une situation que Peter Edbury qualifie de « gouvernement fan- toche 13 » – puis rapidement seul car son acolyte, malade, quitte l’île au début du mois de juin pour rejoindre Acre, où il meurt le 8 juin. Ce même jour, un groupe de Chypriotes fidèles à l’empereur se révolte, mais ce mou- vement est maté par Robert de Thurnham. Dans ses Gesta Regis Ricardi, Roger de Howden décrit la situation en ces termes : « Robert de Thurnham, qui était le seul justicier du roi restant à Chypre, mena bataille après avoir assemblé une grande armée 14. » Le terme de justitiarius employé ici renvoie à des compétences administratives larges, comme le fait de représenter le

9. Boussard, Jacques, Le Comté d’Anjou…, op. cit., p. 126-127. 10. Summerson, Henry, « Thornham [Turnham], Stephen of (d. 1213/14) ». 11. Gesta Regis Ricardi, dans Gesta Regis Henrici Secundi Benedicti Abbati, Stubbs, William éd., Londres, Rolls Series, 49, 2 vol., 1867, vol. 2, p. 167. 12. Edbury, Peter W., The Kingdom of Cyprus and the Crusades, 1191-1374, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 6. 13. Id. : puppet government. 14. Gesta Regis Ricardi, éd. cit., p. 172-173 : « Robertus de Tornham, qui solus remansit justitiarius regis in Cypra, congregato magno exercitu, praelium commisit ».

37 Marie Tranchant roi en son absence. En Angleterre, c’est le substantif qu’on utilise pour dési- gner l’un des plus grands officiers de la Couronne, le « principal justicier » (Chief Justiciar). De l’officier chargé de superviser le travail de l’Échiquier, le « principal justicier » devient, du fait de l’absence prolongée de Richard pour la croisade, le responsable du bon fonctionnement de l’administra- tion et même le représentant de l’autorité royale quand le roi est hors du pays 15. L’emploi du terme « justicier » pour désigner Robert implique donc un rôle de premier plan dans le gouvernement de Chypre. Mais, finalement, lorsqu’au bout de quelques semaines, Richard décide de vendre Chypre aux Templiers, Robert rejoint les autres croisés en Palestine. Plus tard, il est mentionné dans une lettre de l’empereur à Richard, dont le texte est donné par Raoul de Dicet, et qui suggère qu’il a fait partie du groupe d’otages envoyés en Allemagne pour garantir le paiement de la rançon du roi 16. Les Pipe rolls tendent à confirmer cette hypothèse, puisqu’on trouve dans le rôle de 1194 un paiement destiné à permettre le retour des captifs d’Alle- magne, dont Robert 17. En tout cas, le rôle joué par le cadet des Thurnham pendant cette période difficile a sans aucun doute motivé la décision de Richard de le nommer sénéchal en 1194.

Accéder à l’entourage du roi La nomination de Robert de Thurnham comme sénéchal d’Anjou s’ins- crit aussi dans un mouvement général de reprise en main au retour de Richard, marqué notamment par la mise en place d’une eyre, ou circuit de juges itinérants : entre septembre et décembre 1194, un groupe de juges, mené par le « principal justicier » Hubert Gauthier, visite l’intégralité des comtés d’Angleterre pour contrôler l’activité des officiers et vassaux royaux durant l’absence du souverain. Cette entreprise de contrôle s’accompagne

15. West, Francis, The Justiciarship in England, 1066-1272, Cambridge, Cambridge University Press, 1966, p. 64 sqq. 16. Ymagines Historiarum, dans The Historical Works of Master Ralph de Diceto, Dean of London, Stubbs, William éd., Londres, Rolls Series, 68, 2 vol., 1876, vol. 2. p. 118, lettre de l’empereur à Richard : « Dilectionem tuam scire volumus quod fideles tui Walterus Rothomagensis archiepiscopus, et Bathoniensis episcopus, et Robertus de Turneham multa supplicatione nobis institerunt, quatinus Ottonem nepotem tuum nobiscum equitare permit- teremus. Sed quoniam pater ejus dux Saxonum nobis suspectus est, cujus malitiam veremur, petitiones eorum admittere noluimus. Sed tui ducti favore haec eis indulsimus, quod idem Otto de die tres servientes habiturus est, qui ei serviant et assistant… » Trad. « Nous voulons que ton affection sache que tes fidèles, Gauthier archevêque de Rouen, et l’évêque de Bath, et Robert de Thurnham, se sont attachés à nous prier grandement, jusqu’à ce que nous permettions à Otton, ton neveu, de chevaucher avec nous. Et parce que son père le duc de Saxe est un suspect, dont nous craignons la malice, nous avons refusé d’accéder à leurs demandes. Mais, en faveur pour ta conduite, nous leur avons concédé cela, que le même Otton ait, à partir de ce jour, trois serviteurs, qui le servent et l’assistent ». Si cette lettre est authentique, le fait que Robert de Thurnham soit présent en Allemagne aux côtés de Savaric de Bath et de Gauthier de Coutances, deux otages avérés, invite à penser qu’il était lui aussi otage. 17. Pipe Roll 6 Richard I, Londres, Pipe Roll Society, New Series 5, 1928, p. 212.

38 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211) d’un objectif fiscal ; on voit ainsi en parallèle une augmentation du montant de la ferme du sheriff pour remplir les caisses royales, alors que la fonction de sheriff est octroyée au plus offrant dans certains comtés. Treize hommes, dont huit chevaliers, accèdent ainsi à cette charge 18. Robert de Thurnham lui-même devient sheriff du Surrey dès Pâques 1194 19 ; il conserve sa charge de nombreuses années, malgré sa fonction de sénéchal d’Anjou. Étienne de Thurnham est pour sa part nommé sheriff du Wiltshire deux ans plus tard, en 1196, puis sheriff de Berkshire et de Lancashire en 1198 20 ; il sert également comme gardien de l’évêché vacant d’Ely en 1197 et de l’arche- vêché de York entre 1197 et 1199 21. L’ouverture de la fonction de sheriff à des hommes de rang moins élevé, malgré son intérêt financier, participe d’une manœuvre politique pour pla- cer des hommes nouveaux à la tête des comtés : ceux-ci risquent moins de désobéir, d’autant plus qu’ils n’ont pas d’intérêts locaux dans ces ter- ritoires, et parce que leur statut ne dépend que du souverain. De manière générale, sous Richard, l’entourage royal ne se limite plus aux grands sei- gneurs, soumis au roi par des liens créés par la tenure et astreints au ser- vice militaire. Les Angevins se fient davantage à des hommes avec qui ils entretiennent des liens personnels, et les récompensent par des mariages, de l’argent, ou des charges. Les effets de ces relations sont pourtant à peu près les mêmes que ceux des liens féodaux, avec un noble et un maître qui le récompense. Selon David Crouch et David Carpenter, il faut y voir les prémisses du passage d’une féodalité « classique » à une pseudo-féodalité (bastard feudalism), qui implique une transformation majeure de l’aristo- cratie 22. Les nobles se servent désormais moins de terres que de faveurs ou d’argent pour se constituer une « affinité », c’est-à-dire acheter la fidélité et le service d’autres seigneurs et d’administrateurs royaux afin d’imposer leur influence. Pour des chevaliers comme Étienne et Robert, cela implique que l’entrée dans l’entourage royal est possible ; c’est la participation à la croisade qui la rend effective pour Robert de Thurnham. Cela montre qu’au tournant du xiiie siècle, le noble reste un combattant, et que l’art de la guerre

18. Carpenter, David, « The decline of the curial sheriff in England, 1194-1258 », English Historical Review, 91, 1976, p. 1-32, ici p. 6-7. 19. Pipe Roll 6 Richard I, éd. cit., p. 221. Le fait que Raoul de Saint-Léger, un chevalier du Kent qu’il connaît par ailleurs parce qu’il est également bienfaiteur de l’abbaye de Combwell, invite à penser qu’il s’agit bien du même Robert de Thurnham. Voir « Charters of Cumbwell priory », art. cit., p. 208. 20. Pipe Roll 8 Richard I, Londres, Pipe Roll Society, New Series 7, 1930, p. 207 ; Pipe Roll 10 Richard I, Londres, Pipe Roll Society, New Series 9, 1932, p. 183 ; Pipe Roll I John, Londres, Pipe Roll Society, New Series 10, 1933, p. 71. 21. Pipe Roll 8 Richard I, éd. cit., p. 120 et p. 279-280. 22. Crouch, David, Carpenter, David, Coss, Peter, « Debate: bastard feudalism revised », Past and Present, 131, 1991, p. 165-203 ; Lachaud, Frédérique, « La formation de la gentry (xie-milieu xive siècles) », Histoires d’Outre-Manche : Tendances récentes de l’historiographie britannique, Lachaud, Frédérique, Lescent-Giles, Isabelle, Ruggiu, François-Joseph éd., Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2001, p. 31-36.

39 Marie Tranchant est toujours un moyen efficace pour gagner la confiance du roi et se faire une place dans son entourage 23.

Une expérimentation royale Le choix de Richard de nommer un Anglais à un poste occupé jusque-là par des seigneurs du continent va cependant plus loin que l’aboutissement de l’évolution de la fonction de sénéchal d’Anjou et que la volonté du sou- verain de s’entourer d’hommes de confiance : il s’agit d’un véritable choix de gouvernement pour le cœur patrimonial de l’ancienne dynastie. Il ne fait aucun doute qu’une telle décision est permise par l’accroissement des attri- butions du dapiférat, mais supposer qu’elle en est l’aboutissement induirait que l’Anjou est parfaitement contrôlé par le souverain ; or il faut sans doute nuancer la conception selon laquelle le sénéchal aurait été une sorte de vice- roi 24. Pour Richard Barton, si le sénéchal a une grande autorité dans les ter- ritoires où le domaine comtal est majoritaire, il ne se mêle pas en revanche des affaires des barons locaux et ne les convoque pas pour leur rendre jus- tice 25. La situation est assez similaire en Poitou 26. Ainsi, si la nomination d’un Anglais à ce poste « témoigne de la facilité avec laquelle le roi d’Angleterre contrôle désormais l’Anjou 27 », il faut prendre en considération les difficultés liées au contrôle d’une noblesse locale qui entend maintenir son droit de rendre la justice. On doit aussi tenir compte de l’isolement qui découle de l’origine de Robert de Thurnham : celui-ci n’est pas lié aux familles seigneu- riales du comté. Le renforcement du pouvoir des rois Plantagenêt sur le comté, bien qu’indubitable, correspond plutôt à un renforcement de l’admi- nistration locale, séparée des autorités seigneuriales angevines. Du point de vue du roi, la nomination d’un Anglais comme sénéchal paraît surtout répondre à une exigence d’efficacité : le choix d’un officier fidèle doit permettre de réduire le risque de trahison. Il s’agit dès lors, semble-t-il, d’une expérimentation de Richard au retour de la croisade : en choisissant Robert de Thurnham, Richard a tenté de mettre en place un nouveau modèle d’administration sur le continent, plus centralisé. Le déroulement de la carrière continentale de Robert de Thurnham, et le fait que cette tentative ait été sans lendemain indique néanmoins que l’expé- rience a, dans une certaine mesure, échoué.

23. Church, Stephen, The Household Knights of King John, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 39-40. 24. Boussard, Jacques, Le Comté d’Anjou…, op. cit., p. 113-128. 25. Barton, Richard E., « Between the king and the dominus : the seneschals of Plantagenet Maine and Anjou », dans Les Seigneuries dans l’espace Plantagenêt (c. 1150 - c. 1250), Aurell, Martin et Boutoulle, Frédéric éd., Bordeaux, Ausonius, 2009, p. 139-162, p. 141. 26. Guéraud, Luc, « Administrer le Poitou au temps de Philippe Auguste. Le sénéchal en Poitou (xiie-xiiie siècles) », dans Autour de Philippe Auguste : actes de la journée d’études organisée le 23 septembre 2014 à l’Institut catholique d’études supérieures, Aurell, Martin et Sassier Yves éd., Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 101-116, ici p. 104. 27. Aurell, Martin, L’Empire des Plantagenêt…, op. cit., p. 217.

40 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211)

Un parcours continental au service des rois D’un souverain à l’autre : un officier fidèle à la dynastie Plantagenêt (1194-1201) Lorsque Robert de Thurnham est nommé sénéchal d’Anjou en 1194, il n’est alors pas, contrairement à son prédécesseur Étienne de Tours, séparé de la personne du roi. Ses premières années dans cette fonction sont mar- quées par la présence presque constante de Richard en France, entre 1194 et 1199. Robert passe à cette période peu de temps dans le comté qu’il administre : il apparaît comme témoin dans plusieurs chartes royales entre février 1196 et mars 1199, principalement en Bretagne et en Normandie, en sa qualité de sénéchal d’Anjou 28. Il n’est cependant pas complètement absent du comté, comme en témoigne une charte qu’il délivre à Angers en 1197, par laquelle il donne 3 000 deniers annuellement à l’abbaye tou- rangelle de Marmoutier, sur ordre de Richard 29. Cette relative absence de l’Anjou indique moins une perte de pouvoir qu’une évolution de la fonc- tion, caractérisée par une plus grande itinérance du sénéchal, permise par l’instauration de lieutenants pour relayer son autorité. Il semble qu’entre 1195 et 1198, Robert de Thurnham partage son temps entre l’Anjou et la compagnie du roi, selon les besoins de son office. Il est récompensé pour son service par l’opportunité d’épouser en 1197 Jeanne Fossard, fille de Guillaume Fossard, baron de Mulgrave dans le Yorkshire ; il revient proba- blement en Angleterre quelques semaines à cette occasion 30. En revanche, en 1198, peut-être à partir du mois de mai, en prévision de la reprise de la guerre avec le roi de France, il suit Richard presque quotidiennement. Il est en effet avec lui le 22 mai 1198 à Château-Gaillard, le 13 août à Orival, le 19 septembre de nouveau à Château-Gaillard, puis entre janvier et mars à Chahaignes, La Suze, Coulombiers, puis Chinon, jusqu’à la mort de Richard le 6 avril 1199. C’est Robert de Thurnham qui remet le trésor royal à Jean sans Terre à Chinon, dans le contexte de crise de succession entre Jean et Arthur de Bretagne, le fils du défunt Geoffroy Plantagenêt († 1186) et de la duchesse Constance. Ce faisant, Robert s’assure de faire partie de l’entourage du nouveau roi, dans un contexte où le souverain n’est en effet pas tenu de garder les serviteurs de son prédécesseur 31. Cette décision participe sans doute d’une sorte de loyauté, puisque cela fait partie des attributions du sénéchal d’Anjou, mais on peut également y voir une forme de calcul politique. Alors que les seigneurs poitevins ont, au xiie siècle, la

28. Landon, Lionel, The Itinerary of King Richard I…, op. cit., p. 110, 116-117, 132, 134, 142-144. 29. Archives d’Anjou : recueil de documents et mémoires inédits sur cette province, publié sous les auspices du Conseil général du Maine-et-Loire, Marchegay, Paul éd., Angers, Labussière, 3 vol., 1843-1854 ; vol. 2, p. 14. 30. Rotuli de oblatis et finibus in Turri Londinensi asservati, tempore regis Johannis, Hardy, Thomas D. éd., Londres, Record Commission, 1835, p. 25 et 41. 31. Church, Stephen, The Household Knights…, op. cit, p. 18.

41 Marie Tranchant réputation de traîtres, changeant de maître selon leur intérêt 32, Robert de Thurnham se présente comme un homme de confiance. C’est un moyen d’assurer le maintien de sa position de sénéchal. Pourtant, d’après Roger de Howden, dans la crise de succession, Thomas de Furnes, un parent de Robert de Thurnham, prend le parti d’Arthur de Bretagne. Thomas de Furnes est dit nepos de Robert de Thurnham par le chroniqueur. Il ne peut cependant s’agir ni d’un neveu, puisqu’Étienne de Thurnham n’a pas de fils, ni d’un gendre, puisque les filles d’Étienne ne sont alors pas mariées : c’est probablement un cousin. Certains histo- riens, notamment l’éditeur des chartes de Combwell, ont rapproché ce per- sonnage de Thomas de Balinghem (souvent nommé « Bavelingham » dans les rouleaux), un mercenaire flamand qui épouse la fille aînée d’Étienne de Thurnham en 1216, mais ce personnage n’a pas de lien avec la famille avant le mariage 33. L’orthographe du texte original, « de Furnes », peut en outre tout aussi bien désigner Furnes en Flandre que Furness en Cumbrie, dans le nord-ouest de l’Angleterre, rendant difficile une identification pré- cise. Quoi qu’il en soit, le choix de camps opposés par Robert et Thomas est relaté sans interrogations de la part du chroniqueur, ce qui montre bien qu’il ne choque pas les contemporains. On peut voir dans ce comporte- ment une stratégie familiale visant à limiter les risques d’une prise de parti, ou du moins une tolérance des engagements de l’autre qui n’entrave pas l’entente familiale. De la même manière, le Poitevin Savary de Mauléon et son oncle Guillaume choisissent des camps différents dans la guerre avec les Capétiens 34. Plus tard, en 1215, la famille Maréchal ne fait pas autrement, puisque Guillaume le Maréchal et son fils Guillaume prennent deux partis opposés, le premier celui du roi d’Angleterre, le second celui des barons rebelles, avant de se retrouver en 1216 35. La décision de Robert de Thurnham de servir Jean implique certainement un calcul politique, permettant d’assu- rer la sauvegarde de l’héritage quelle que soit l’issue du conflit. Robert de Thurnham devient ainsi un fidèle du nouveau souverain dès sa prise de pouvoir. Après avoir été couronné duc de Normandie le 25 avril 1200, puis roi d’Angleterre le 27 mai, Jean retourne, en juillet, sur le conti- nent pour consolider sa mainmise sur l’Aquitaine 36. Robert l’accompagne dans ses déplacements en Poitou, mais il n’est alors plus désigné comme sénéchal d’Anjou 37. Qu’il n’occupe plus le poste peut s’expliquer d’une part

32. Cao Carmichael de Baiglie, Martine, « Savary de Mauléon (ca 1180-1233), chevalier- troubadour poitevin : traîtrise et société aristocratique », Le Moyen Âge, 105, 1999, p. 269- 306, ici p. 270. 33. « Charters of Cumbwell priory », art. cité, p. 216. Il s’agit pour Mabel de secondes noces. 34. Cao Carmichael de Baiglie, Martine, « Savary de Mauléon », art. cité, p. 277. 35. Rogeri de Wendover. Liber qui dicitur Flores historiarum, Hewlett, Henry G. éd., Londres, Rolls Series, 84, 3 vol., 1886-1889, vol. 2, p. 206. 36. Lachaud, Frédérique, Jean Sans Terre…, op. cit., p. 91-92. 37. Rotuli chartarum in Turri Londinensi asservati, 1199-1216, Hardy, Thomas D. éd., Londres, Record Commission, 1837, p. 10.

42 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211) par l’agitation de la région, d’autre part par le fait qu’Arthur a nommé le Tourangeau Guillaume des Roches sénéchal d’Anjou. On retrouve malgré tout Robert dans les actes royaux donnés sur le continent tout au long du mois d’août, puis de nouveau à partir de janvier 1200 38. Le 1er mars 1200, il débarque avec le roi en Angleterre et le suit dans son itinéraire ; puis, entre mai et septembre, la mesnie royale passe de nouveau en France, où Jean conclut avec Philippe Auguste le traité du Goulet, et la présence de Robert est toujours attestée dans l’entourage royal. Durant la période de juillet 1199 à avril 1201, il est ainsi témoin de plus d’une centaine d’actes royaux, tandis que son frère Étienne est témoin d’une dizaine seulement. Robert dispose alors, à n’en pas douter, de la faveur du roi.

La sénéchaussée en Poitou (1201-1205) À l’automne 1201, Robert de Thurnham est fait sénéchal de Poitou et de Gascogne à la suite du décès de Geoffroy de la Celle 39. Les attributions du sénéchal de Poitou sont à peu près les mêmes que celles du sénéchal d’Anjou, mais il semble qu’en 1201, Robert soit investi de pouvoirs supplé- mentaires, puisque Howden le qualifie de procurator et non de senescallus 40. C’est que le contexte de sa nomination est agité. Les Lusignan sont hostiles à Jean car ils lui reprochent son mariage avec Isabelle d’Angoulême, en août 1200, alors qu’elle était promise à Hugues, seigneur de Lusignan et comte de La Marche ; mais il y a, de manière générale, un mécontentement diffus parmi les barons poitevins face à la perspective de voir Jean contrôler directement le vaste comté d’Angoulême 41. Le conflit s’envenime quand, à l’été 1201, Jean accuse les Lusignan de l’avoir trahi et ordonne un duel judiciaire en sa cour : ces derniers refusent et portent l’affaire à la cour de Philippe Auguste. Le traité du Goulet du 22 mai 1200 avait confirmé la position de Jean comme vassal du roi de France pour ses terres conti- nentales et, en conséquence, la possibilité pour ses propres vassaux de faire appel au roi de France. Face aux refus répétés de Jean de compa- raître à Paris, Philippe déclare la commise des fiefs Plantagenêt le 28 avril 1202, et attaque la Normandie. La situation semble toutefois évoluer en faveur de Jean. Le 1er août, à Mirebeau, il impose à son adversaire une défaite majeure ; quelques semaines plus tard, ce sont les troupes menées par Robert de Thurnham qui reprennent Tours, où Jean nomme Girard d’Athée sénéchal de Touraine. Pourtant, à la suite des rumeurs de mauvais traitements des prisonniers de Mirebeau, les défections sont nombreuses dans les mois qui suivent, notamment le sénéchal d’Anjou Guillaume des Roches et son allié Aimery de Thouars qui quittent la cour en 1203 42. Le

38. Ibid., p. 11-103. 39. Rotuli litterarum patentium in Turri Londinensi asservati, 1199-1216, Hardy, Thomas D. éd., Londres, Record Commission, 1835, p. 1-2. 40. Chronica, éd. cit, p. 176 ; Guéraud, Luc, « Administrer le Poitou… », art cité, p. 107-108. 41. Lachaud, Frédérique, Jean Sans Terre…, op. cit., p. 104. 42. Ibid., p. 108.

43 Marie Tranchant conflit est ensuite dominé par Philippe Auguste, tant sur le front normand que sur le front poitevin. Robert de Thurnham demeure fermement dans le camp de Jean : le 29 janvier 1203, il parvient à reprendre Angers et pille la ville, mais le reste de l’Anjou est perdu au cours de l’année 1203 43. Durant l’été, seule La Rochelle est encore fidèle aux Plantagenêt. Par ailleurs, au cours de l’année 1203, la sénéchaussée de Poitou et Gascogne est divisée en deux : Robert de Thurnham est remplacé en Gascogne, c’est-à-dire dans le sud de l’Aquitaine, par Martin Algais 44. Faut-il y voir un premier échec de son action en tant qu’administrateur ? Sans doute, mais à tempérer, car en Aquitaine, le Poitou est la région la mieux contrôlée par les Plantagenêt. Robert perd également sa position de sénéchal de Poitou après sa cap- ture en janvier 1205 par les troupes capétiennes. Le 3 février 1205, Jean nomme Savary de Mauléon sénéchal de Poitou, « jusqu’à ce que Robert de Thurnham soit libéré de prison et puisse reprendre la sénéchaussée 45 ». Il s’agit à l’origine d’une mesure temporaire mais il semble qu’elle se pro- longe. En effet, Robert de Thurnham n’est pas rétabli dans son office après sa libération au printemps 1205 46 ; c’est toujours Savary de Mauléon que le roi appelle « notre sénéchal de Poitou » en janvier 1206 47. Les défaites militaires de Robert de Thurnham ont peut-être conduit Jean à lui retirer sa confiance, au moins pour remplir ce poste. Cependant, Robert continue à servir le souverain par d’autres biais, puisqu’il ne disparaît pas des docu- ments officiels. On peut alors penser que ce n’est pas l’incapacité militaire de Robert de Thurnham qui conduit Jean à l’écarter de l’office de sénéchal, mais un choix politique. Savary de Mauléon est un Poitevin : il s’agirait donc d’une manœuvre pour tenter de rallier les barons poitevins, dans un contexte de conflit ouvert avec les Capétiens. L’expérience d’un sénéchal anglais en Poitou n’a pas été satisfaisante pour Jean ; elle n’est d’ailleurs pas renouvelée par ses successeurs.

Conseiller du roi et homme de confiance (1205-1210) Robert de Thurnham reste pourtant impliqué dans l’administration de l’Aquitaine après 1205. Bien qu’il soit de retour dans les îles Britanniques, où il suit Jean dans ses déplacements, les actes desquels il est témoin à cette période concernent principalement le Poitou 48. Entre l’été 1205 et l’été 1206, le roi envoie à son sénéchal de Poitou six lettres au total, trois lettres closes et patentes. Or Robert de Thurnham est témoin de quatre de ces documents, pour les deux autres le roi est seul ; il assiste également à

43. « Annales de Saint-Aubin », dans Recueil d’annales angevines et vendômoises, Halphen, Louis éd., Paris, Picard, 1903, p. 21. 44. Rotuli litterarum patentium, éd. cit., p. 28. 45. Ibid., p. 49 : « quousque Robertus de Turnham liberatus sit de prisona, et senescallcie intendere possit ». 46. Rotuli chartarum, éd. cit., p. 157. 47. Rotuli litterarum patentium, éd. cit., p. 58. 48. Rotuli chartarum, éd. cit., p. 159-162.

44 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211) l’émission d’une lettre patente adressée au maire d’Angoulême 49. L’ancien sénéchal semble servir, alors même qu’il n’est plus en fonction, de conseil- ler sur les affaires poitevines. Néanmoins, une série de lettres patentes de mai 1206, desquelles il est témoin, montrent que son rôle ne se limite pas aux terres continentales : ces actes, envoyés respectivement aux baillis de la ville de Bath, aux gardiens de l’évêché vacant et aux gardiens de l’abbaye de Glastonbury, informent les récipiendaires de la nomination d’un nouvel évêque de Bath 50. Il reste cependant davantage impliqué dans les affaires de l’Aquitaine. Entre juin et décembre 1206, il accompagne ainsi le roi dans ses terres continentales, où il semble avoir un rôle de gardien assez similaire à celui de son frère au début de sa carrière : Jean lui ordonne de saisir les terres d’un certain Jean Boley le 9 septembre à Angers, puis le 9 novembre, à La Rochelle, celles de Robert de Manil 51. Ces ordres sont difficiles à inter- préter, car les tâches correspondent à celles d’un sénéchal, alors même que Robert n’est pas qualifié comme tel et que Savary de Mauléon semble tou- jours être en poste. Il semble que le souverain continue d’utiliser l’ancien sénéchal dans le territoire où il a servi, pour d’autres missions. Que son expertise soit utilisée de cette manière par le roi montre bien que si Robert de Thurnham a été écarté de son poste, ce n’est ni parce qu’il est tombé en disgrâce, ni parce qu’il manquait de sens politique, mais bien pour une autre raison : son manque de liens avec le territoire qu’il gouvernait. À l’inverse, si Savary de Mauléon a été choisi pour remplir la fonction de sénéchal, c’est, entre autres, voire exclusivement, parce qu’il est poitevin. Le rôle de Robert de Thurnham à cette période révèle également que la décision du souverain de nommer un Anglais sur le continent est bien politique. Les attributions de Robert en 1205 et 1206 correspondent à celles du sénéchal, alors qu’il n’exerce pas officiellement cette fonction. Si Jean ménage les Poitevins en nommant Savary de Mauléon sénéchal de Poitou, le recours à Robert de Thurnham pour remplir certaines fonctions dans cette région révèle en revanche le désir de développer une politique centralisa- trice et de contrôler au mieux le Poitou et l’Aquitaine. Robert de Thurnham semble d’ailleurs toujours impliqué dans les affaires continentales entre 1207 et 1209, bien que son itinéraire soit plus complexe à suivre pour cette période. Le 22 janvier 1207, Jean envoie aux barons de l’Échiquier une lettre close exigeant que cinq mille marcs soient envoyés dans le Poitou pour faire libérer Savary de Mauléon et Robert de Thurnham 52. Il semble donc que Robert soit resté en Aquitaine après le départ du roi et que tous deux aient été capturés, sans doute par les troupes de Philippe Auguste. Que le

49. Rotuli litterarum clausarum, 1199-1226, Hardy, Thomas D. éd., Londres, Record Commission, 2 vol., 1837, p. 44, 53 et 61 ; Rotuli litterarum patentium, éd. cit., p. 58. La dernière lettre close ne mentionne pas de liste de témoins, mais le fait qu’elle soit émise le même jour que la patente au maire d’Angoulême permet de supposer qu’elle a aussi été établie avec Robert de Thurnham. 50. Ibid., p. 63. 51. Rotuli litterarum clausarum, éd. cit., p. 74-75 52. Ibid., p. 77.

45 Marie Tranchant roi paie leur rançon, surtout une telle somme, montre bien qu’il considère ces deux serviteurs comme précieux. En juillet, Robert est de retour en Angleterre : il est auprès du roi dans le Lancashire le 22 juillet, et à Windsor au début du mois d’octobre. À la fin de l’année, Jean l’envoie cependant de nouveau en Poitou : une lettre patente datée du 15 décembre lui confère l’autorité sur les baillis locaux 53. Un autre document, adressé à Geoffroy de Neville, alors chambellan du souverain, nous apprend que Robert doit également faire libérer un certain Jean le Monnayeur, un bourgeois de Niort, en échange de quinze prisonniers 54. Le rôle de l’Échiquier de la Saint-Michel 1208 mentionne un paiement de onze livres destiné à affréter deux navires pour transporter Robert et ses troupes en Poitou, et il s’agit sans doute d’une référence à cette expédition 55. Entre 1205 et 1208, sans être sénéchal, Robert de Thurnham exerce indéniablement un rôle actif en Poitou. Après son départ pour le continent en 1208, Robert de Thurnham n’ap- paraît cependant plus dans les documents officiels, à l’exception d’une charte qui le mentionne en avril 1209 et qui concerne son clerc : on pourrait cependant supposer qu’il a été placé dans la liste des témoins par conven- tion 56. Selon Henry Summerson, il faut voir dans cette absence une preuve que l’officier a été nommé de nouveau sénéchal de Poitou 57. Mais Savary de Mauléon est toujours qualifié de sénéchal dans une lettre patente de juillet 1208 58 : il semble donc plutôt que Robert de Thurnham ait été présent dans le Poitou comme envoyé du roi pour d’autres tâches, non en tant que sénéchal. Le fait qu’il soit remplacé à cette période par Jean FitzHugues à son poste de sheriff de Surrey n’est pas suffisant pour suggérer qu’il occupe une autre fonction, puisqu’il a cumulé les deux offices pendant de nom- breuses années. L’absence de Robert dans les documents n’est peut-être que fortuite, car rien ne suggère qu’il ait changé de fonction ou soit tombé en défaveur. Ce n’est qu’après 1210 que Robert de Thurnham retourne définitive- ment en Angleterre. On le retrouve en charge de la garde des terres du prieuré de Christ Church, à Cantorbéry, entre 1210 et le printemps 1211, date de sa mort. Sa période d’activité est bien connue parce qu’elle est ensuite prise comme point de repère par l’Échiquier pour une enquête en 1213, sur le nombre de manoirs rattachés au prieuré 59. À l’exception de ces quelques mois, toute la carrière de Robert de Thurnham s’est déroulée en France. Son remplacement par Savary de Mauléon à la fonction de sénéchal en 1205 semble indiquer que le choix d’un Anglais pour remplir cet office s’est soldé par un échec ; pourtant, Robert a gardé un rôle non seulement de

53. Rotuli litterarum patentium, éd. cit., p. 77. 54. Ibid., p. 78 et 120. 55. Pipe Roll 10 John, Londres, Pipe Roll Society, New Series, 23, 1945, p. 63. 56. Rotuli chartarum, éd. cit., p. 185. 57. Summerson, Henry, « Thornham [Turnham], Robert of (d. 1211) », art. cité. 58. Rotuli litterarum patentium, éd. cit., p. 85. 59. Interdict Documents, Barnes, Patricia M. éd., Londres, Pipe Roll Society, New Series, 34, 1960, p. 37-44.

46 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211) conseiller, mais aussi d’agent envoyé par le roi sur place, pendant plusieurs années. Il paraît ainsi avoir développé une expertise pour les affaires en Aquitaine, alors qu’il n’y possède aucune terre, se rendant indispensable au souverain même lorsqu’il n’occupe pas une fonction officielle.

Du Kent à l’Aquitaine : les stratégies de Robert de Thurnham

Le parcours continental au service d’une stratégie familiale L’attachement de Robert de Thurnham au continent semble découler d’une stratégie délibérée de sa part. Comme son frère aîné, il choisit la voie traditionnelle du service royal, en commençant par accompagner Richard en croisade. Tous deux se distinguent ensuite par leur loyauté, dans une cour où la trahison est fréquente : on peut penser par exemple à Pierre des Roches au début du règne de Jean ou à Savary de Mauléon. Cette stratégie personnelle, consistant à miser sur la promotion par le service du roi, a manifestement payé. Même si son succès n’est pas aussi remarquable que celui de son cadet, Étienne de Thurnham a ainsi su se rendre indispensable à Jean en assurant la garde de sa nièce Aliénor de Bretagne et de son fils Henri, puis de plusieurs prisonniers de marque, le plus souvent au château de Corfe 60. Une telle réussite doit être attribuée à des qualités singulières, en particulier la capacité à s’adapter à la diversité des tâches que peut ordonner le roi, mais elle repose aussi sur des stratégies communes aux deux frères. La fratrie semble aussi mettre en œuvre des stratégies fami- liales, à plusieurs niveaux. Leurs choix de carrière, d’abord, peuvent être lus comme découlant d’une manœuvre destinée à diviser les risques. En choisissant, pour l’un la France, pour l’autre l’Angleterre, comme terrain de leur activité au service du roi, Robert et Étienne font en sorte d’intégrer des réseaux différents, en vue d’obtenir le plus d’opportunités possibles – l’objectif étant aussi, pour chacun des deux frères, d’en faire bénéficier l’autre. Les relations que Robert a tissées avec les Poitevins lorsqu’il était sénéchal de Poitou et de Gascogne sont en effet mises à profit pour les mariages des filles des Thurnham : Isabelle, la fille unique de Robert, mais aussi la benjamine d’Étienne, Béatrice.

Unions poitevines Isabelle de Thurnham épouse en 1214 Pierre de Maulay, un officier ori- ginaire de Maulay en Touraine 61. Pierre de Maulay a commencé sa carrière en Aquitaine vers 1202, pendant la guerre avec le roi de France. Après la perte de la Normandie, il se rend en Angleterre avec Jean, où il assume plusieurs rôles, notamment celui de chambellan à partir de 1207, et celui

60. Pipe Roll 6 John, Londres, Pipe Roll Society, New Series, 18, 1942, p. 92 ; Rotuli litte- rarum patentium, éd. cit., p. 95, 96 et 121. 61. Pipe Roll 16 John, Londres, Pipe Roll Society, New Series, 35, 1962, p. 94.

47 Marie Tranchant de gardien de domaines royaux 62. Durant l’été 1207, on le trouve comme témoin de nombreuses chartes au côté de Robert de Thurnham 63. Dans son étude sur les Tourangeaux, Margaret Rickaby en déduit que les deux hommes étaient liés par l’amitié 64 ; c’est bien possible. Il est en tout cas très probable que le mariage a été arrangé à cette période. Cette alliance semble relever d’une stratégie consistant pour les Thurnham à tenter de se lier aux Poitevins. À cette période, le pouvoir central commence à être noyauté par un groupe d’« étrangers » (aliens) originaires de l’Aquitaine. Le plus puissant d’entre eux est Pierre des Roches, l’évêque de Winchester, consacré en 1206. Les autres sont pour la plupart des Tourangeaux, venus en Angleterre en 1207, à la demande de Jean qui était embarrassé par son conflit avec l’Église, les difficultés en Irlande et le mécontentement général en Angleterre : Girard d’Athée, son neveu Engelard de Cigogné, Philippe Mark, André, Pierre et Guy de Chanceaux, entre autres. Robert de Thurnham, en tant que sénéchal de Poitou, ne pouvait que constater la place grandissante de ces étrangers à la cour ; le choix de marier sa fille à l’un des principaux Poitevins conseillers de Jean est alors une décision stratégique, destinée à maintenir autant que possible ses liens avec la Couronne, tout en se créant des attaches en Aquitaine, où il n’en a pas. Il s’agit d’une attitude proche de celle de Savary de Mauléon, consistant à réduire les risques en ayant des intérêts à la fois au service du roi et ailleurs. Robert de Thurnham fait ici un pari, celui de penser que la popu- larité des Poitevins auprès de Jean va durer. La fin du règne de Jean et la minorité d’Henri III (1216-1227) montrent qu’en dépit des difficultés, ce pari est judicieux puisque Pierre des Roches est nommé « principal justicier » en octobre 1213 et occupe ensuite un rôle majeur dans la régence. Or Pierre de Maulay est l’un de ses protégés ; c’est peut-être par l’intercession de Pierre des Roches qu’il obtient des charges importantes, notamment la garde du château de Corfe, et donc celle de la nièce du roi, Aliénor de Bretagne, et du fils cadet de Jean, Richard 65. Ainsi, même si au moment de l’union Robert de Thurnham est mort depuis trois ans, ses relations avec Pierre de Maulay ont indubitablement contribué à la tenue du mariage, et il est possible que des fiançailles aient été organisées bien avant. C’est aussi avec un seigneur du Poitou qu’une autre alliance est conclue : Béatrice, la fille d’Étienne, épouse vers 1215 un seigneur poite- vin, Raoul de Faye († 1223) 66. Raoul est le fils de Raoul de Faye senior, sei- gneur de Faye-la-Vineuse ; c’est le seul baron poitevin qu’Henri II a promu en lui concédant des terres en Angleterre, alors qu’il a systématiquement

62. Vincent, Nicholas, « Maulay [Malo Lacu], Peter de (d. 1241) », Oxford Dictionary of National Biography. [https://doi.org/10.1093/ref:odnb/18375, consulté le 7 avril 2020]. 63. Rotuli chartarum, éd. cit., p. 167, 167b, 171. 64. Rickaby, Margaret, « Girard d’Athee and the Men from the Touraine : Their Roles under King John », Ph. D., Durham University, 2011, p. 64. 65. Rotuli litterarum clausarum, éd. cit., p. 197. 66. Ibid., p. 274

48 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211)

écarté les Aquitains de sa cour 67. Ce privilège s’explique par des liens de parenté avec le souverain : Raoul senior est le jeune frère du vicomte Hugues de Châtellerault († 1169), ce qui en fait un oncle d’Aliénor d’Aqui- taine. Il a obtenu sa seigneurie par mariage. Il s’agit donc d’un Poitevin, comme Pierre de Maulay, cinquante ans avant qu’il n’existe un groupe de seigneurs aquitains influents à la cour. En 1155, dès son accession au trône, Henri lui accorde la baronnie de Bromley, dans le Surrey, ainsi que trois « fiefs de chevalier » (knight’s fees). Raoul I est ensuite un membre actif de la cour, d’une part en tant que sénéchal de Poitou dans les années 1160, d’autre part en tant que témoin fréquent des chartes d’Aliénor et d’Henri. En 1173, il semble perdre la faveur royale puisqu’on lui reprend son manoir de Bromley au profit de Baudoin de Béthune ; le domaine est cependant restitué à Raoul II en 1199 par Jean 68. Même si les Thurnham et les Faye sont voisins après 1199 parce que les deux familles ont des terres dans le Sud-Est anglais, l’alliance a probablement été contractée lorsque Robert était sénéchal de Poitou et a pu ainsi rencontrer Raoul I de Faye et son fils. Malgré l’adoption de stratégies visant à l’élévation de la famille, le suc- cès des Thurnham est interrompu, en l’absence d’héritiers mâles, par la mort des deux frères, Robert en 1211 et Étienne en 1214. Le défaut de fils empêche à la fois la transmission du nom « Thurnham » et celle d’un patri- moine commun. Les terres d’Étienne de Thurnham sont ainsi partagées entre ses cinq filles, qui ne sont pas toutes mariées à sa mort, puis ses gendres, tandis que la baronnie acquise par Robert de Thurnham via son mariage, ainsi que ses autres terres, d’une valeur totale de quatre cents livres environ, passent à son gendre Pierre de Maulay 69.

La survivance de Robert dans les chroniques Robert de Thurnham n’est cependant pas oublié puisqu’il est men- tionné dans plusieurs chroniques peu après sa mort. L’ancien sénéchal paraît avoir contribué à la mauvaise réputation de Jean auprès des chroni- queurs : celle-ci, en retour, a rejailli sur lui. Si Roger de Wendover, quasiment contemporain, ne cite pas Robert de Thurnham dans sa liste des mauvais conseillers de Jean, en revanche Matthieu Paris, une génération plus tard, affirme qu’il fait partie de ceux qui ont suggéré à Jean ses exactions envers les moines 70. Le récit de cet événement témoigne de la mauvaise réputation des conseillers de Jean, liée à celle du roi lui-même seulement une vingtaine

67. Vincent, Nicholas, « King Henry II and the Poitevins », dans La Cour Plantagenêt (1154- 1204), Aurell, Martin éd., Poitiers, Centre d'études supérieures de civilisation médiévale, 2000, p. 103-135, ici p. 122-124. 68. Rotuli chartarum, éd. cit., p. 62b : montant original reproduit en 1199 quand les terres sont restaurées pour Raoul II. 69. Pipe Roll 14 John, Londres, Pipe Roll Society, New Series, 30, 1955, p. 5-6. 70. Matthaei Parisiensis, monachi Sancti Albani Chronica majora, Stubbs, William éd., Rolls Series, 57, 7 vol., 1872-1884, vol. 2, p. 531 et 533.

49 Marie Tranchant d’années après sa mort 71. C’est qu’aux yeux des contemporains, la qualité d’un officier dépend autant de sa capacité à bien servir son seigneur que de ses vertus dans le service ; or celles-ci sont liées aux capacités de bon gouvernement de son maître 72. L’officier serviteur partage aussi avec le roi et les autres nobles les vertus chevaleresques : courage, justice, res- pect de ses égaux. L’éthique de l’officier des Plantagenêt s’est particuliè- rement construite en opposition avec celle de ceux que les nobles anglais considéraient comme barbares, notamment les Écossais, les Irlandais et les Gallois 73. Mais, à l’inverse, parce que le roi Jean est perçu comme colé- rique, méfiant et cruel, en contradiction avec l’idéal chevaleresque. Ses principaux officiers ont rapidement hérité d’une réputation similaire 74. Pourtant, plusieurs siècles plus tard, le nom de Thurnham semble plutôt évoquer le chevalier de Richard en Terre sainte. On trouve par exemple un personnage prénommé Edwin de Turnham dans le roman de Walter Scott Ivanhoé, à l’évidence librement inspiré de Robert de Thurnham, en particu- lier de son rôle dans la conquête et l’administration de Chypre en 1191 75. Il apparaît comme un chevalier au grand cœur, fidèle à Richard. Alors même que c’est pendant le règne de Jean que s’est déroulé l’essentiel de son parcours, les survivances de Robert dans la fiction ne concernent que la croisade avec Richard, parce que la réputation de croisé du souverain a rejailli sur lui. •

Conclusion : l’espace Plantagenêt, territoire(s) d’opportunités Le parcours de Robert de Thurnham, s’il donne un exemple d’officier loyal au roi Plantagenêt, montre aussi le rôle actif qu’un noble peut jouer dans sa promotion. Bien que l’expérimentation consistant à placer un Anglais comme sénéchal en Anjou puis en Aquitaine ait été un échec, elle a certainement permis à l’officier de devenir l’un des plus proches conseillers du souverain. Les choix de carrière opposés de deux frères, l’un en France, l’autre en Angleterre, nous renseignent peut-être moins sur l’existence d’un « Empire » Plantagenêt que sur la conception qu’ont les nobles vers 1200 de l’espace dominé par les Plantagenêt comme lieu d’opportunités. L’exemple seul des Thurnham ne saurait permettre de tirer des conclusions définitives sur ce point ; on ne peut que s’en tenir à des hypothèses. Pour Étienne et Robert, il semble que cette décision ait pour objectif de s’intégrer dans

71. Gillingham, John, « Historians without hindsight: Coggeshall, Diceto and Howden on the early years of John’s reign », dans King John: New Interpretations, Church, Stephen éd., Woodbridge, Boydell Press, 1999, p. 1-26, ici p. 16. 72. Lachaud, Frédérique, L’Éthique du pouvoir au Moyen Âge : l’office dans la culture poli- tique (Angleterre, vers 1150-vers 1330), Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 144-151. 73. Ibid., p. 170-171. 74. Lachaud, Frédérique, Jean Sans Terre…, op. cit., p. 203-205. 75. Scott, Walter, Ivanhoé, dans Œuvres de Walter Scott, Paris, Ménard, 30 vol., 1837, vol. 12, p. 69.

50 Robert de Thurnham, un officier anglais en Aquitaine (1189-1211) deux espaces très différents. L’administration d’un comté tel que l’Anjou, où le pouvoir comtal est faible, comporte probablement des risques d’échec bien plus importants que le service du roi à Winchester ; celle du Poitou encore plus, d’autant plus que Robert est le seul Anglais à avoir jamais été nommé à ce poste. Elle offre pourtant l’occasion de tisser des liens avec d’autres seigneurs, tout en obéissant au roi d’Angleterre. Les possibilités de récompense semblent alors encore plus importantes. Élargie à d’autres nobles, l’étude des stratégies familiales pourrait ainsi permettre une nou- velle perspective sur l’espace Plantagenêt, moins centrée sur l’autorité royale et plus compréhensive des intérêts propres des officiers.

51 Marie Tranchant

RÉSUMÉ La carrière de Robert de Thurnham donne l’exemple d’une ascension spectaculaire permise par le service royal au tournant du xiiie siècle. Lorsqu’à son retour de croisade en 1194 Robert de Thurnham est fait sénéchal d’Anjou par Richard Cœur de Lion, c’est le premier Anglais nommé à ce poste depuis la création de l’office sous Henri II. L’analyse détaillée de sa carrière entre 1194 et 1211 permet de considérer sa nomination, d’abord en Anjou puis en Poitou en 1201, comme une expérimentation de la Couronne, qui espère ainsi mieux contrôler son sénéchal. L’expérience est inédite et elle n’est pas repro- duite. Ce parcours continental de Robert de Thurnham peut être lu comme un choix stratégique permettant d’accéder à davantage d’opportunités que sur les îles Britanniques, et ainsi de favoriser son ascension. En faisant béné- ficier de ces contacts son frère aîné Étienne de Thurnham, qui sert pour sa part le roi en Angleterre, il développe avec lui une stratégie commune afin d’augmenter le prestige et le patrimoine de leur famille.

ABSTRACT Robert of Thurnham’s career is an example of a remarkable ascension made possible by royal service at the end of the 12th century. When he came back from crusade in 1194, he was appointed seneschal of Anjou by King Richard: Robert was the first Englishman to be given this charge since its creation under King Henry II. Detailed analysis of his career between 1194 and 1211 allows one to consider his appointment, first in Anjou and then in Poitou in 1201, as a form of royal experi- mentation which would facilitate the control of the king over his seneschal. This unprecedented experiment, however, was not renewed. From Robert of Thurnham’s point of view serving on the Continent was a strategic choice: it allowed him more encounters and opportunities than he would have had in the British Isles. By allowing his brother Stephen – who also served the king, but in England – to bene- fit from these opportunities, the two brothers thus developed a common strategy designed to enhance their family’s prestige and patrimony.

52 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

Thibaut Lehuédé Doctorant en Histoire médiévale, université de Bretagne Occidentale, Centre de Recherche Bretonne et Celtique

Filles sont très belles et gentes, Demourantes à Sainct-Genou, Près Sainct-Julian des Voventes, Marches de Bretaigne ou Poictou, Mais je ne dy proprement où, Or y pensez trestous les jours, Car je ne suis mie si fou… Je pense celer mes amours 1.

L’actuelle église de Saint-Julien-de-Vouvantes passe pour être la seconde plus grande église du département de Loire-Atlantique, derrière la cathé- drale de Nantes. Édifiée de 1886 à 1889 par l’architecte François Bougouin, elle illustre à merveille le gigantisme des constructions religieuses durant la seconde moitié du xixe siècle, avec des édifices véritablement surdimen- sionnés vis-à-vis des effectifs de la population des paroisses du diocèse, et témoigne d’une volonté de reconquête de l’Église après la Révolution 2. Une des particularités du plan de l’église de Saint-Julien-de-Vouvantes est son imposante crypte, servant de soubassement au chevet en raison de la déclivité du terrain à l’est. L’église succède à un autre édifice, datant de la fin du Moyen Âge et dont l’état semblait alors trop dégradé pour envisager une restauration 3.

1. Villon, François, Le grand testament, éd. La Monnoye, 1876, XCIV. 2. Haugommard, Stéphane, Les églises du diocèse de Nantes au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015. 3. Une délibération de la fabrique du 9 août 1883 rapporte que les couvreurs refusent de monter sur la toiture et que plusieurs débris se détachent, rendant la restauration impossible. Une autre raison invoquée étant l’accessibilité réduite de l’église, coincée entre la route nationale et la rue de l’église (Archives diocésaines de Nantes, sous-série P-Saint-Julien-de-Vouvantes, E 12. Le même fonds contient toutes les pièces sur le projet architectural de la nouvelle église).

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 3, 2020 Thibaut Lehuédé

Toutefois, malgré sa destruction, le site a bénéficié d’un contexte régio- nal extrêmement favorable, marqué dans un premier temps par les cours d’archéologie de l’abbé Rousteau au petit séminaire de Nantes, signalés dès avant 1843 4. Il semble que l’abbé ait déjà effectué une première étude archi- tecturale de l’église à cette époque 5. Puis lors des travaux, on note l’inter- vention d’un érudit local, logeant au manoir de la Briais situé à quelques kilomètres, le marquis de Vernon 6. Celui-ci est depuis 1886, membre de la Société d’histoire et d’archéologie de Nantes et de Loire-Inférieure fondée en 1845 et dont l’apogée, en terme d’effectifs (135 membres), se situe juste- ment dans les années 1885-1900. Les fouilles donnent lieu à deux publica- tions de la part du marquis en 1890 et en 1894 7, précédées le 4 juin 1889 d’une lecture aux membres de la Société. Cette dernière joue alors, dans tout le département, un rôle important pour la sauvegarde et l’étude des vestiges archéologiques. C’est ainsi qu’ont pu être récupérés de nombreux vestiges, sauvés de la destruction. Mais la fouille s’accompagne également d’un relevé architectural des façades externes, aujourd’hui abîmé mais tou- jours lisible, conservé dans la crypte. Transparaît ici le souci de garder une trace de ce qui était condamné à disparaître. Il faut ainsi signaler l’usage notable, bien qu’encore non systématisé, de la photographie dans cette entreprise. Des clichés d’une partie des peintures murales sont pris, ainsi que de certains fragments de vitraux, dont un panneau de 1,14 m de haut presque reconstitué en entier. Leur importance s’avère devenue d’autant plus cruciale depuis la disparition dudit panneau. Les vestiges que l’on peut diviser en trois catégories : artefacts divers, dépôt lapidaire et vitraux, ont finalement été recueillis dans la crypte, dans des conditions de conservation pas forcément idéales, qui n’ont pas facilité la mise en valeur et la (re)connaissance de ce patrimoine par la commu- nauté scientifique. Voici ce qu’écrit en 1969, Pierre Marie Auzas, inspec- teur général honoraire des Monuments historiques, à propos des vitraux : « Des vitraux de Saint-Julien-de-Vouvantes qui remonteraient au xve siècle,

4. Voir le procès-verbal de la séance tenue à Nantes le 10 septembre 1843 (Bulletin monumental, t. 9, 1843, p. 648), ainsi que Monteil, Martial, « La naissance de l’archéologie à Nantes (1500-1860) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, no 118-3, 2011, p. 35-53. 5. Étude signalée par le marquis de Vernon, (« Aperçu historique sur l'ancienne église de Saint-Julien-de-Vouvantes », Bulletin de la Société archéologique de Nantes et de Loire inférieure, t. xxix, 1890, p. 110), mais dont je n’ai pas pu retrouver la trace. 6. Le marquis est surtout connu pour la découverte du cœur de Charles VIII dans l’église de Cléry (Balby de Vernon (de), Recherches historiques faites dans l'église de Cléry (Loiret) : découverte du cœur de Charles VIII, roi de France, Orléans, 1873). 7. Le marquis de Balby de Vernon a publié deux études sur le sujet : « Aperçu histo- rique sur l'ancienne église de Saint-Julien-de-Vouvantes », Bulletin de la Société archéolo- gique de Nantes et de Loire inférieure, t. xxix, 1890, p. 91-145 et Saint-Julien-de-Vouvantes, son ancienne église et son pèlerinage, Châteaubriant, 1894. Bien que très proches (de nombreux passages sont repris tels quels dans le second), ils apportent chacun de pré- cieuses informations distinctes, et permettent de mieux comprendre la réflexion et les recherches de l’auteur. La première étude consiste en une présentation aux membres de la société archéologique nantaise, public érudit, et fait preuve d’un ton plus prudent et d’une précision accrue des sources.

54 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes il ne subsiste que de trop modestes fragments pour en parler et au surplus leur conservation dans la crypte est déplorable 8. » Les choses ont depuis quelque peu changé. En 2000, le dépôt lapidaire, constitué d’une centaine de pièces, a fait l’objet, à l’initiative de la DRAC des Pays-de-la-Loire 9, d’un inventaire et d’une restauration, visant à consolider les pierres fragilisées et à maintenir les traces de polychromie. Enfin, une petite partie des vitraux a également été inventoriée et intégrée à la base Palissy 10 en 1993-1994. La redécouverte récente de ce patrimoine méconnu et mésestimé, à l’occasion de mes recherches de master puis de doctorat, est à l’origine de cette publication, puisque depuis l’étude du marquis de Vernon, il y a plus d’un siècle, le champ historiographique consacré au sanctuaire de Saint-Julien-de-Vouvantes est resté presque vide. L’objectif est, en s’ap- puyant sur les nombreuses sources précitées, de réinterroger différem- ment le monument, à l’aune de nouveaux questionnements dictés par la recherche actuelle, pour aboutir à une réinterprétation du sujet et à son insertion au sein de problématiques plus vastes desquelles il était jusqu’à présent écarté 11.

Présentation du site Historique Sur l’implantation du culte de saint Julien dans la région, l’étude des vestiges conservés, se rapportant tous à la période tardo-médiévale, ne permet pas d’ajouter de connaissance supplémentaire. On se réfèrera donc aux travaux du marquis de Vernon qui, à partir des sources archivistiques, fait état de l’existence d’une chapelle dédiée à saint Julien à Vouvantes à partir du xie siècle, où il est fait la mention d’un prieuré dépendant des bénédictins de Saint-Florent de Saumur 12. Les fondations d’une chapelle mises au jour lors de la fouille, peuvent vraisemblablement être reliées à cet édifice primitif 13.

8. Auzas, Pierre Marie, « Les œuvres d’art du diocèse de Nantes », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, vol. 49, 1969, p. 18. 9. Une foule d’objets, 100 ans de monuments historiques en Pays-de-la-Loire, DRAC Pays- de-la-Loire, coll. « Parlez-moi Patrimoines… », no 1, 2013, p. 90-91. 10. Seules quelques pièces ont été enregistrées et non l’ensemble. 11. Cette recherche s’est étalée sur une longue période et a bénéficié de l’aide et du soutien de nombreuses personnes à qui j’adresse ici mes plus sincères et mes plus vifs remerciements : Renée Pucel, Patrick de Vernon, Véronique Bontemps, Esther Dehoux, Laurent Hablot, Christian de Mérindol, Yves Coativy, Paul François Broucke et Kévin Morice. 12. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 10-12 et Bizeul, Louis Jacques- Marie, « Du pèlerinage de Saint-Julien-de-Vouvantes au diocèse de Nantes », Revue des provinces de l’ouest, Nantes, 1858, p. 7-8. La première mention date de 1054. 13. De Vernon, « Aperçu historique… », art. cité., p. 98 : « Nos fouilles ont mis à découvert les substructions de cette primitive église. Son chœur en rectangle mesurait en profon- deur 7,50 m sur 5,10 m de largeur. À son entrée et sur le côté de l’évangile existait une chapelle en demi-ellipse, ayant 2 m de largeur à son ouverture sur 2,30 m de profondeur.

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Lui succède un autre bâtiment, beaucoup plus vaste, dont la datation a été sujette à débat, oscillant entre la fin duxiv e, le début du xve siècle (de Vernon) et la fin du xve siècle (hypothèse abbé Rousteau 14). Faute de documentation, nous sommes en effet dans l’incapacité de connaître l’évo- lution architecturale du sanctuaire entre le xie et le xve siècle. Il apparaît toutefois certain, au regard des vestiges, que l’on réalise de grands travaux aux derniers siècles du Moyen Âge, et plus particulièrement au xve siècle. Plusieurs siècles séparent toutefois ce bâtiment de la fin du Moyen Âge de celui démoli en 1886. Il faut en effet compter avec les évidents remanie- ments de l’époque moderne, ainsi que les destructions révolutionnaires suivies des restaurations du xixe siècle. L’édifice subit en effet de profonds changements pendant l’époque moderne, dus à l’évolution du culte et aux réformes du concile de Trente. Une chaire à prêcher, plusieurs autels et retables sont dressés, dont l’un venant masquer certains vitraux alors recouverts par de la chaux, ce qui les a heureusement préservés des dégradations révolutionnaires. Cette partie de l’histoire du monument est d’ailleurs assez bien documentée par les archives et les vestiges de la statuaire et des chapiteaux dorés. Mais la principale modification dans la structure est la destruction du clocher, situé à la croisée du transept, et abattu par une tempête en 1694. Il est rebâti en façade et vient alors surmonter le porche 15. De nombreux travaux d’entretien sont évoqués tout au long du xixe siècle. Il s’agit de consolider l’édifice en mauvais état (charpente, clo- cher) et de remplacer la statuaire détruite par les révolutionnaires 16. Mais outre l’église, c’est son environnement même et son insertion dans le tissu urbain, qui ont été modifiés. En 1829, le tracé de la route nationale 163 reliant Châteaubriant à Angers, longe le mur sud de l’église et oblige à détruire le calvaire et à déplacer le cimetière 17. Le bâtiment de 1886 avant sa destruction se présente donc comme l’aboutissement, la somme, de toutes les modifications des siècles antérieurs ; ce qui accroît la difficulté, à partir des sources conservées, à restituer un état « original » de la fin du Moyen Âge.

Description Plusieurs sources permettent de dresser l’état du monument à la fin du xixe siècle. Et en premier lieu, un plan encore inédit, conservé aux Archives

Les murs construits en pierre de petit appareil avaient une épaisseur d’un mètre dont il ne reste que 0,50 ou 0,60 m de hauteur. Le sol de la chapelle était en entier maçonné ». 14. Cette hypothèse est fondée sur le fait que le marquis conteste cette datation sans en préciser son auteur. Mais hormis l’abbé Rousteau, aucune autre figure d’importance ne s’est penchée en détail sur Saint-Julien-de-Vouvantes à cette époque. 15. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 37. 16. Archives diocésaines de Nantes, E2, livrets de la fabrique. 17. Le recteur Julien Brossaud (1838-1884) fait ensuite relever la croix du cimetière et ériger un nouveau calvaire (Archives diocésaines de Nantes, A1-2).

56 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes diocésaines de Nantes (figure 1) 18. On retrouve donc le porche surmonté du clocher. La nef à collatéraux comporte trois travées, suivies d’un transept non saillant et d’un chœur à chevet plat à deux travées voûtées. Le plan et la description des travaux de lambrissage, au xviie siècle, à la chapelle du rosaire laissent entendre que la nef était charpentée. Sur le gouttereau sud du chœur, adossée au transept, se situe une petite chapelle de forme carrée. Une gravure postérieure à 1829 offre une vue du flanc sud depuis la route percée (figure 2). On y constate la hauteur de l’édifice qui domine le bourg et présente un aspect massif avec de puissants contreforts. Le rem- plage des grandes baies du chœur, en particulier celui de la maîtresse vitre, est bien visible. Son tracé, selon le souhait des paroissiens, a été reproduit dans la grande baie axiale de l’église actuelle, bien que les proportions n’aient pas été totalement respectées 19. Deux autres clichés viennent com- pléter cette liste : l’une de la façade occidentale montre le clocher-porche, la seconde reprend le même angle que la gravure et laisse entrevoir l’état de dégradation avancée des murs (figure 3-4). Le plan se caractérise par un chœur très développé et peu accessible, distinct de la nef. Cette séparation était au Moyen Âge accentuée par la pré- sence du jubé clôturant le chœur, qui marquait véritablement une frontière en « définissa[nt] progressivement l’espace sacré et mystériel du sanctuaire et de l’autel 20 » dans la liturgie médiévale. L’aspect très longitudinal, lui, renvoie davantage à la déambulation, propre à un site de pèlerinage comme l’était l’église de Saint-Julien-de-Vouvantes.

Un site de pèlerinage Si l’origine et le développement d’un pèlerinage à Saint-Julien-de- Vouvantes ne sont pas connus, on peut supposer que c’est dans la seconde moitié, vers la fin duxiv e siècle, voire au siècle suivant, qu’il prit son essor, en lien avec l’invocation du saint par les prisonniers pour leur libération. Le contexte troublé de la guerre de Cent Ans voit en effet la multiplica- tion des prisonniers de guerre et l’éclosion d’un véritable marché pour leurs rançons 21. Un exemple particulier, mais en lien avec notre église, est celui du duc de Bretagne Jean V qui, capturé en 1420 par Olivier de Blois- Penthièvre, s’en remet à plusieurs saints et sanctuaires, dont précisément celui de Vouvantes. Une fois délivré, le duc accorde plusieurs dons en

18. Toutes les figures mentionnées dans le texte (1 à 32) sont disponibles dans la ver- sion en ligne de cet article. Une liste ainsi qu'un aperçu de ces figures sont donnés en annexe, à la fin de l’article. NDLR. 19. Archives diocésaines de Nantes, A1-2 et E12. 20. Chédozeau, Bernard, « Architecture et liturgie au xviie siècle. Promenades dans Paris », Dix-septième siècle, vol. 210, no 1, 2001, p. 147. 21. Une référence parmi d’autres : Allmand, Christopher, « War and profit in the Late Middle Age », History Today, no 15, 1965, p. 762-769 ; et un exemple concret, celui des prisonniers d’Azincourt : Ambûhl, Rémy, « Le sort des prisonniers d’Azincourt », Revue du Nord, no 372, 2007, p. 755-787.

57 Thibaut Lehuédé faveur de l’église, avant d’y effectuer un pèlerinage en 1428 22. Plus tardi- vement, une tradition, datée de 1650, rapporte l’histoire miraculeuse d’un galérien ayant vu ses fers se briser, alors qu’il avait demandé à aller prier dans cette église 23. Sainte Catherine était également vénérée dans l’église. En 1400, Julien Colin, seigneur des Herbetières, inhumé dans la nef († 1401), fonde une chapellenie en l’honneur de la sainte, patronne de la chevalerie, elle aussi invoquée pour la délivrance des captifs 24. L’association des deux saints, partageant cette même attribution sur le même site, aurait pu avoir pour fonction d’optimiser le succès de leur intercession. Le culte à sainte Catherine, par ailleurs très répandu en Bretagne, trouve des promoteurs chez les ducs. Jean V émet ainsi le souhait de fonder une chapelle en son honneur à Dinan vers 1425 25, vraisemblablement pour remercier la sainte de sa libération. Il procède dans ce but à un don en argent au sanctuaire de Sainte-Catherine-de-Fierbois en Touraine 26. À côté de ce rôle spécifique dévolu à saint Julien, existe également à Vouvantes la trace d’un autre pèlerinage, apparemment assez différent, puisqu’il s’agit d’un culte de fertilité agraire, dont Michel Nassiet a réalisé l’étude, principalement pour le xviiie siècle 27. Le pèlerinage cesse sous la monarchie de juillet 28. Le recteur Julien Brossaud (1838-1884) tente pour-

22. Le 5 octobre 1420, Jean V fait don « pour emploier en nos vouz » de quarante écus d’or distribués à plusieurs sanctuaires, dont celui de Saint-Julien (Blanchard, René, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, Nantes, Société des bibliophiles bretons, t. VI, no 1452). Le 15 août 1433, le duc donne 6 l. 15 s. pour la venue de Monseigneur Gilles et en septembre-octobre 1433, « 2 escuz, valant 5 s. et 16 s. 8 d. » (Jones, Michael, « Les comptes d’Auffroy Guinot, trésorier et receveur général de Bretagne, 1430-1436. Édition et Commentaire », Journal des savants, 2010, t. I, no 143 et t. II, no 10). Le pèlerinage de 1428 est rapporté par Lobineau, qui doute de la sincérité du duc et lui prête comme réelle intention de vérifier les fortifications de CraonL ( obineau, Guy Alexis, Histoire de Bretagne, Paris, t. 1, 1707, p. 576. Sur l’enlèvement de Jean V en 1420, voir Bourdeaut, Arthur, « Jean V et Marguerite de Clisson. La ruine de Châteauceaux », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure, t. 54, 1913, p. 331-417. 23. Bizeul, Louis Jacques-Marie, « Du pèlerinage… », art. cité, p. 9, citant Ogée, Jean- Baptiste, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne (4 vol.), Nantes, 1778-1780. 24. Voir sur le site : [http://www.infobretagne.com/saintjulienvouvantes-chapellenies. htm] l’inventaire des chapellenies fondées dans l’église, reprenant Jules Saint-Fort- Rondelou, 1908. 25. Blanchard, René, Lettres et mandements de Jean V, op. cit., no 1657 et Barral i Altet, Xavier, et Vilbert, Loïc René (dir.), Dinan au Moyen Âge, Dinan, éd. Le pays de Dinan, 1986, p. 41. 26. Le fait est rapporté dans Bonnet, Philippe, Rioult, Jean-Jacques, Bretagne gothique, Paris, Picard, 2010. Sur le sanctuaire de Sainte-Catherine-de-Fierbois, voir Michaud- Fréjaville, Françoise, « Sainte Catherine, Jeanne d’Arc et le "saut de Beaurevoir" », Cahiers de recherches médiévales, no 8, 2001, p. 73-86. 27. Nassiet, Michel, « Deux cultes de fertilité, un invariant (1770-1855) », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 100, no 4, 1993, p. 499-508. 28. Bizeul, Louis Jacques-Marie, « Du pèlerinage… », art. cité., p. 16.

58 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes tant à grand renfort de processions de reliques, de faire revivre le pèleri- nage, mais sans que l’on ait la trace d’un réel redémarrage 29, comme c’était le cas auparavant, où le pardon du 28 août drainait une foule de pèlerins. Dans les deux cas, le pèlerinage à Saint-Julien dépasse largement les frontières du diocèse de Nantes en attirant des pèlerins de Basse-Bretagne, d’Anjou et de Normandie selon le témoignage du recteur Alain Desprez en 1710 30 ; tandis qu’une enseigne relative à ce culte datant du xve siècle 31 (figure 5) a également été découverte dans la Seine à Paris. Michel Nassiet, suivant Bizeul, voit une continuité séculaire dans ce culte, qui s’observe à travers le rite du collier de fer fixé à une chaîne et scellé à un pilier, que les pèlerins mettaient autour du cou pour se protéger de la fièvre 32. Le collier aurait été celui du galérien décrit plus haut, qui fait effectivement le lien entre la fonction libératrice du saint et la religion populaire de l’époque moderne. Lien que l’on peut prolonger avec les ex- voto de chaînes et de menottes retrouvés lors de la fouille, associés à des coquillages 33. En réalité, ce rituel paysan pourrait témoigner de la perte de sens et de la réappropriation/réinterprétation du culte à l’époque moderne. Ainsi, malgré une apparente permanence, le sanctuaire de Saint-Julien-de- Vouvantes aurait vu se succéder ou cohabiter deux pèlerinages distincts. Ou plutôt doit-on considérer cette évolution comme une adaptation néces- saire aux besoins religieux et sociétaux. Le premier pèlerinage, en plein essor aux xive et xve siècles, trouve son public cible dans la noblesse militaire, en réponse au contexte de guerre dans le royaume. La relative stabilité du duché de Bretagne assure au sanctuaire idéalement situé aux marches, un rayonnement tout au long du xve siècle. La fin des ducs et le retour à la paix expliquent le déclin probable de cette fonction du sanctuaire, ponctuellement réactivée par l’épisode du galérien. Le second pèlerinage à vocation agricole, qui cohabite peut-être dès l’origine avec le culte aristocratique, ou alors initié, sinon réactivé, par l’apport des reliques de Brioude en 1710, s’adresse au monde paysan et atteint son point culminant au xviiie siècle, lors des crises climatiques 34. C’est à ce second pèlerinage que sont restées associées les trois fontaines, censées guérir de trois maux différents. C’est aussi vraisemblablement à ce pèlerinage populaire que doit être rattachée la coutume des luttes bretonnes, que l’on retrouve décrites par La Villemarqué lors de certains pardons bretons 35.

29. Archives diocésaines de Nantes, sous-série P-Saint-Julien-de-Vouvantes, A1, p. 79. 30. Desprez, Alain, Voyage d'Alain Desprez, recteur de Saint-Julien de Vouvantes, à Brioude (1710), Brioude, imprimerie A. Watel, 1890, p. 5. 31. Sur l’étude et l’attribution de cette médaille à Saint-Julien-de-Vouvantes, voir Bizeul, Louis Jacques-Marie, « Du pèlerinage… », art. cité. 32. Nassiet, Michel, « Deux cultes de fertilité… », art. cité., p. 500. 33. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 26-27. 34. Nassiet, Michel, « Deux cultes de fertilité… », art. cité., p. 505. 35. la Villemarqué, Théodore Hersart de, Barzaz Breizh, 1846, lxxvii.

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Quel saint Julien ? À cette dualité des pratiques dévotionnelles s’en superpose une autre, celle de l’identité du saint. Pour le marquis de Vernon, l’identification de saint Julien au martyr de Brioude en Auvergne ne fait pas de doute. Bizeul en revanche, suivi par M. Nassiet, le rattache plutôt à Julien l’hospitalier. Lequel est donc le bon ? Le témoignage du recteur de la paroisse, Alain Desprez, en 1710, nous renseigne sur ce point. Pour lui, saint Julien ne peut que faire référence au saint auvergnat, le seul reconnu par l’Église après le concile de Trente 36. Dans ses mémoires, le recteur fait part de l’igno- rance de ses paroissiens, pour qui saint Julien aurait tué ses parents 37. Afin de remédier à cette situation, Desprez se rend à la basilique de Brioude, auprès du tombeau du saint, et en rapporte une relique, perdue durant la Révolution. La légende du saint Julien parricide est bien documentée par la Légende dorée au xiiie siècle, mais elle est attribuée à Julien l’hospitalier et non à Julien de Brioude. Ainsi, la tradition populaire du xviiie siècle s’explique par le fait que le sanctuaire était primitivement dédié à Julien l’hospitalier. Ce n’est que dans un second temps, par l’entreprise du recteur Desprez, ayant confondu les deux saints, que s’est greffé le culte de Julien de Brioude. L’attribution à Julien l’hospitalier pour la période médiévale s’avère confirmée par la découverte sous la chaux, « sur le mur en retour côté de l’évangile », d’une peinture murale datée de la toute fin duxv e siècle (figure 6). Celle-ci représente un ange tenant un phylactère où se lit : « c’est la représentation… église de céans… saint julli… », avec au-dessous, un seigneur nimbé portant un faucon et une aumônière ou une besace de fau- connier, un chien à son côté. Près de lui se trouve une personne étendue dans un lit avec les armes de la famille de Brie à côté 38. Le marquis de Vernon identifie dans cette image saint Julien (de Brioude) en présence d’un possible ex-voto, témoignant d’une guérison. La scène prend une toute autre interprétation, si l’on se réfère à la vita de Julien l’hospitalier par Jacques de Voragine 39. Julien y est décrit comme un jeune aristocrate passionné par la chasse. Alors qu’il poursuit un cerf, celui-ci se retourne vers le chasseur et lui prédit qu’il tuera ses parents. Julien fuit donc loin d’eux dans l’espoir d’échapper à la prophétie. Il se met au service d’un puissant seigneur et se marie. Ses parents finissent cependant par retrouver sa trace et arrivent chez lui alors qu’il est absent. Ils sont accueillis par son épouse qui leur offre son lit. Mais Julien arrive durant la nuit. Les trouvant dans son lit et croyant à un

36. Bizeul, Louis Jacques-Marie, « Du pèlerinage… », art. cité., p. 12-13. 37. Desprez, Alain, Voyage…, op. cit., p. 2. 38. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 21. La photo ne montre pas le lit et les armoiries. L’article de 1890 cite également une inscription effacée placée à côté : cy devant Notre Dame… est la… de nostre… (De Vernon, « Aperçu historique… », art. cité., p. 112). 39. Voragine, Jacques de, La légende dorée, éd. Teodor de Wyzewa, 1910, p. 116-118.

60 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes adultère de son épouse, les passe au fil de l’épée. Le lendemain, découvrant son erreur, il commence une vie de pénitence, qui se conclut par un acte de charité, où il recueille un malade et lui offre son lit. La légende présente deux occurrences où apparaît un lit 40, ce qui en fait un élément visuel marquant de la vita. Les images médiévales confir- ment cela en représentant principalement, voire exclusivement, la scène du parricide 41. La multiplicité de ces scènes témoigne de la circulation et du succès de ce topos iconographique, et par extension du succès du culte de saint Julien dans l’Europe médiévale. Il semble en revanche, d’après la description produite, que le fragment de peinture murale ait plutôt figuré le moment où saint Julien fait don de son lit à un lépreux. Mais ce vestige témoigne aussi de l’existence probable d’un cycle peint entier de la vie du saint, comme cela était le cas dans nombre de sanctuaires 42. Pour les fidèles du Moyen Âge, il n’y avait donc aucune ambiguïté quant à l’identité de saint Julien, et de sa légende associée. Le recouvrement des peintures a dû intervenir avant le xviiie siècle, suite à des remaniements intérieurs de l’édifice, et aboutissant à cette confusion. Confusion qui s’explique aussi par l’imagerie commune aux deux personnages : Julien de Brioude, soldat romain et Julien l’hospitalier, jeune aristocrate, sont tous deux des saints guerriers.

Iconographie d’un saint guerrier Sans surprise, l’image de saint Julien occupe une grande place dans la sphère monumentale et orne de nombreux supports du sanctuaire. On a cité les peintures murales. De la statue en pied, qui trônait dans le chœur, dans une cavité creusée sous la maîtresse vitre 43, il reste la partie infé- rieure : les deux pieds dotés de lanières pour fixer les étriers, sont posés sur le dos d’un personnage, dont on distingue encore les mains et la tête

40. Voire trois, puisque Bizeul interprète une scène du cycle de la vie de saint Julien à Saint-Aubin de Guérande, montrant un couple malade dans un lit, comme une référence à la mort de Julien et sa femme (Bizeul, Louis Jacques-Marie, « Du pèlerinage… », art. cité., p. 14). Le texte de Jacques de Voragine indique à ce propos que « tous deux s’endormirent dans le Seigneur » (Voragine, Jacques de, La légende dorée…, op. cit., p. 118). Nous n’avons pas trouvé d’autre image de ce motif, qui rejoint la mise en avant du lit comme un élément nodal et récurrent de la légende. 41. Une petite liste non exhaustive figurant le meurtre de saint Julien, en peinture : un panneau peint de l’école toscane vers 1420-1440 (catalogue Lempertz 1049), un panneau de Stefano d’Antonio di Vanni (Florence v. 1407-1483 ; catalogue Christie’s 133), un pan- neau peint par Masolino da Panicale vers 1425-1426 (musée Ingres), une fresque de l’église Santa Chiara attribuée à Piero della Francesca, au livre d’heures de Jean de Montauban, ms 1834 (Bibliothèque de Rennes Métropole Les Champs Libres). 42. L’importance de la peinture monumentale, notamment dans l’architecture religieuse, a été réaffirmée lors du colloque « Peintures Murales de Bretagne : nouvelles images, nouveaux regards », Rennes-Pontivy, 6-8 octobre 2016. En comparaison, on peut citer le cycle de fresques de la vie de saint Mériadec à l’église Saint-Mériadec-de-Stival de Pontivy. 43. De Vernon, « Aperçu historique… », art. cité., p. 141.

61 Thibaut Lehuédé vue de face (figure 7). La sculpture conserve des traces de polychromie, notamment du rouge pour les chausses. L’œuvre semble d’une grande qua- lité. Rien ne prouve l’attribution de cette statue à saint Julien, même si la chose semble assez crédible. Trois moules pour enseignes en plomb retrouvés dans une maison du bourg à la même époque viennent compléter cet inventaire. Ils présentent une imagerie similaire (figure 8-9-10). Sur la première, dans une mandorle, on voit Julien en pied debout sur une tête, en armure, tenant de la main droite une lance à long penon sur lequel est inscrit : saint julien m. v., tandis que de la gauche il présente son écu de face, à trois fleurs de lis, à côté de l’épée qui pend de son fourreau. Une paire de menottes est gravée au niveau de sa tête. La seconde enseigne s’avère très proche de ce modèle. Sur la troisième, le saint est figuré en plus petit, avec moins de détails. Il est inscrit dans un cadre volumineux, consistant en une bordure rectangulaire, elle-même inscrite dans un quadrilobe, avec deux priants dans les lobes inférieurs, et surmonté d’une corbeille d’où émerge un ange. À ce corpus on peut ajouter la médaille précitée, trouvée dans la Seine, qui comporte elle aussi l’image de saint Julien en armure, nimbé, équipé du penon et de l’écu à la croix, et associé aux menottes. Enfin, le saint guerrier orne aussi deux anneaux en métal, retrouvés dans deux des sépultures du chœur 44, comme marque probable d’insigne de recteur de la paroisse. La grande majorité de ces représentations figure donc saint Julien, en pied, revêtu de l’armure, avec lance à penon et écu, ce qui l’identifie claire- ment comme un chevalier et fait de lui un saint guerrier. La peinture murale adopte un compromis, en renonçant partiellement à l’habit militaire, pour une riche tunique bordée de fourrure, allant jusqu’aux cuisses et laissant voir les pièces de protection de l’armure : cuissardes, genouillères et jam- bières. Le choix d’une iconographie hybride entre costume militaire et civil paraît en effet plus approprié, au vu de la fonction narrative de l’image. Cependant, le costume et les attributs : faucon, chien de chasse, besace de fauconnier, le rattachent encore au monde aristocratique. La pratique de la fauconnerie et de la chasse à courre, les deux chasses pratiquées par Julien l’hospitalier, comme l’indiquent le faucon et le chien, ainsi que le cerf apparaissant dans la légende, sont en effet un privilège de la noblesse. L’appartenance à ce groupe social rattache ainsi saint Julien à d’autres figures du sanctoral, grands adeptes de vénerie, comme saint Hubert ou saint Eustache. On ignore la solution iconographique adoptée pour la sta- tue de l’autel, qui porte elle aussi un signe distinctif de statut social, incarné par les étriers qui attestent sans conteste de l’appartenance au monde de la chevalerie 45.

44. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 38 et 40. 45. On pense notamment à la bataille de Courtrai en 1302, dite bataille des éperons d’or, où les étriers des chevaliers français vaincus sont récupérés par les milices flamandes et exposés comme trophées à l’église Notre-Dame de Courtrai (Fegley, Randall, The Golden Spurs of Kortrijk, McFarland, 2002, p. 140).

62 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

En tant que saint guerrier, de surcroît appartenant à la noblesse d’épée, saint Julien bénéficie d’un culte particulier de la part de l’aristocratie. Sa légende, très populaire dans l’Occident médiéval, illustre un exemple réussi de contrition et d’accès au Salut, par l’accomplissement d’une vie pieuse. On imagine le possible écho rencontré auprès de la classe mili- taire, amenée à exercer la violence. Saint Julien, de par son origine noble facilitant l’identification, agit ainsi comme un modèle pour l’aristocratie combattante. Fonction qui le rattache et le place en concurrence avec la multitude de saints guerriers, dont les plus illustres sont l’archange Michel, saint Georges et saint Maurice. Il partage avec eux une même iconogra- phie, représentant le plus souvent le saint en pied en armure, équipé d’une enseigne et d’un écu 46. Dès lors, plusieurs signes de distinction sont utilisés afin d’identifier précisément le saint, comme en témoignent les images de Saint-Julien-de-Vouvantes.

Un outil de distinction : les attributs L’attribut qui permet une identification immédiate de saint Julien est la paire de menottes, qui figure à son côté. Une enluminure du livre d’heures de Catherine de Rohan et Françoise de Dinan (figure 11) montre également saint Julien face à un prisonnier agenouillé en prière, avec à ses pieds deux paires de fers. Cette miniature peut justement être mise en relation avec le sanctuaire de Vouvantes, puisque Catherine de Rohan est mariée à Jacques de Dinan-Montafilant, dont la famille détient la baronnie de Châteaubriant, de laquelle dépend la paroisse. Sa fille Françoise de Dinan devient d’ailleurs elle-même baronne de ce fief en 1444. Une autre particularité des figurations du saint réside dans le socle de sa statue, puisque les pieds de saint Julien reposent sur le dos d’un person- nage. On ne peut relier cette image à aucun trait de la légende. Le marquis de Vernon voyait dans cette figuration une allégorie de l’empire romain décadent 47, hypothèse que nous ne suivrons pas, même si la posture inver- sée et tordue du personnage, foulé aux pieds, renvoie nécessairement à une connotation négative 48. La composition rappelle quelque peu le topos de

46. Sur l’iconographie des saints guerriers, voir les travaux d’Esther Dehoux, notam- ment la publication de sa thèse : Dehoux, Esther, Saints guerriers. Georges, Guillaume, Maurice et Michel dans la France médiévale (xie-xiiie siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; ainsi que ses autres articles ; et pour la fin du Moyen Âge les travaux de Laurent Hablot dont : Hablot, Laurent, « Aux armes saint Maurice. Saint Maurice et l’emblématique à la fin du Moyen Âge », in Broccard, Vannoti et Wagner (dir.), Autour de saint Maurice, actes du colloque, Saint-Maurice, 2012, p. 275-287 et « Saint Michel, arché- type d’un support héraldique : l’ange écuyer », in Lauranzon-Rosas et De Framond (dir.), Autour de l’archange saint Michel, actes de colloque, Le Puy-en-Velay, 2012, p. 265-278. 47. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 36. 48. Sur la signification des gestes des figures médiévales, voirG arnier, François, Le langage de l'image au Moyen Âge. Signification et symbolique, Paris, Le léopard d’or, 1995.

63 Thibaut Lehuédé saint Michel terrassant le démon 49 ou encore davantage, sainte Catherine foulant aux pieds ses adversaires, qui peuvent être soit un philosophe soit l’empereur 50. Sur la sculpture, le haut du crâne du personnage est man- quant et cette absence interdit l’identification d’un éventuel couvre-chef qui aurait pu nous éclairer à ce sujet. En revanche, il convient de noter la reprise significative de cette composition pour figurer saint Julien sur les moules des plombs de pèlerinage. On y voit saint Julien, debout sur une tête, dont les traits du visage sont grossièrement dessinés. Il serait tentant d’y voir une référence explicite à la statue du sanctuaire. Mais il est aussi probable que ce modèle iconographique soit finalement assez courant, notamment dans les plombs de pèlerinage, puisqu’on le retrouve par exemple, pour saint Mathurin de Larchant, figuré debout sur une tête qui serait là aussi une représentation du démon vaincu 51.

Les armoiries de saint Julien Les armoiries sont une autre manière de distinguer visuellement le saint, et en particulier le saint militaire, puisqu’il arbore un écu sur lequel peut se déployer le signe héraldique. Cependant, il semble que pour saint Julien, comme pour d’autres, tel saint Maurice, il n’y ait pas eu de véritable fixation d’armoiries 52. Le cas de Saint-Julien-de-Vouvantes va indiscutable- ment dans ce sens, en faisant apparaître deux écus différents : l’un orné d’une croix, l’autre à trois fleurs de lis. Sur la médaille parisienne, la croix se retrouve répétée sur l’écu, le plastron, l’enseigne et ne sert pas à identifier visuellement le saint. Les menottes et la légende remplissent ce rôle. L’usage de la croix n’est en rien spécifique à saint Julien et s’avère très classique pour un saint guerrier. Elle l’identifie avant tout comme un miles christi, un soldat du Christ 53. À l’opposé, l’attribution à saint Julien d’armes aux lis se révèle, de prime abord, bien plus surprenante mais hautement signifiante. C’est ce que l’on observe sur le dessin des moules. Deux présentent saint Julien équipé d’un écu à trois fleurs de lis. Le lis apparaît à d’autres endroits, sur la cuirasse du personnage, et il vient orner la bordure tout autour. Cela est particulière- ment visible sur l’enseigne en quadrilobe, où le buste de l’ange est encadré par deux lis. On reconnaît dans cet écu aux trois lis les armes du roi de France, figurées sous leur forme moderne, adoptée par Charles V. Ce par- tage héraldique fait de saint Julien un saint rattaché au souverain français.

49. L’archange n’est pas le seul à être figuré en pied terrassant le démon. Voir par exemple au Louvre le retable de Thouzon, figurant saint Sébastien dans cette position. 50. Quelques exemples médiévaux en sculpture : à la chapelle Sainte-Anne de Carhaix, à l’église Saint-Côme-et-Saint-Damien de Chamboulive, ou au château de Karlstein ; et en pein- ture : une huile sur bois attribuée à Claude Guinet en 1507 (musée des beaux-arts de Lyon). 51. Lamy-Lassalle, Colette, « Les enseignes de pèlerinage de Saint-Mathurin de Larchant », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1988-1990, p. 100-106. 52. Hablot, Laurent, « Aux armes saint Maurice… », loc. cit., p. 280-284. 53. Id., p. 281 et 285.

64 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

La difficulté, comme l’a analysé Laurent Hablot dans le cadre des partages héraldiques entre princes et saints, est de déterminer la nature de ce par- tage. Le plus probable serait de voir ici saint Julien en tant que « défenseur et serviteur de la monarchie ». C’est la signification qui semble prévaloir pour saint Maurice et surtout saint Georges dans un contexte voisin 54. On notera aussi que le port du badge par le pèlerin conduit à une sorte de partage héraldique indirect, car sur le badge figure l’image du saint, portant lui-même les armes de France. On peut, dès lors, rapprocher ces enseignes des broches à vocation politique et partisane, dans leur recours à l’héraldique et à des figures du sanctoral 55. Ainsi, les badges de pèlerins de Saint-Julien-de-Vouvantes semblent revêtir une double fonctionnalité, une double nature, à la fois dévotionnelle et politique. La fin du Moyen Âge voit en effet une véritable appropriation de figures du sanctoral, qui entrent dans le domaine emblématique, pour acquérir un caractère dynastique ou national. Cela s’observe tout spécialement pour les saints guerriers, qui trouvent une place toute prête, notamment mais pas uniquement, en tant que patrons d’ordres de chevalerie. Chez les Valois, c’est saint Michel qui occupe une place prépondérante, sous la forme de l’ange écuyer, puis en devenant le patron et la devise de l’ordre éponyme créé par Louis XI en 1463 56. Saint Georges, patron de l’Angleterre et de la chevalerie, concurrence ponctuellement l’archange, sous les règnes de Philippe VI et de Charles VI 57. La question reste donc de savoir pourquoi saint Julien arbore ici les armes du roi de France 58. Quelle en est la portée partisane, politique et emblématique ? Et quelle en est l’autorité émettrice ? La modification des armes du saint laisse bien supposer deux temporalités distinctes dans le pèlerinage vouvantais, la seconde constituant une récupération au profit du pouvoir royal. Il paraît peu vraisemblable qu’une image de cette sorte ait pu voir le jour durant le principat des Montfort du fait de leur volonté farouche d’exercer une souveraineté pleine et entière à l’intérieur des fron-

54. Id., p. 287. 55. Plusieurs enseignes conservées au musée de Cluny rendent compte de l’usage de la fleur de lis, parfois sise dans un écu, comme signe d’appartenance au parti du roi, et de saint André ou de sa croix pour le parti bourguignon. Voir notamment Hutchison, Emily, « Partisan identity in the French civil war, 1405-1418: reconsidering the evidence on livery badges », Journal of Medieval History, no 33, 2007, p. 250-274 ; ainsi que les travaux de Denis Bruna : Bruna, Denis, Enseignes de plomb et autres menues chosettes du Moyen Âge, Paris, éd. Léopard d’or, 2006 et Saints et diables au chapeau, bijoux oubliés du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2007. 56. Hablot, Laurent, « Saint Michel… », p. 4 ; voir aussi Contamine, Philippe, « L'ordre de Saint-Michel au temps de Louis XI et de Charles VIII », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1976, p. 212-238. 57. Hablot, Laurent, « Saint Michel… », art. cité., p. 2-3. 58. Un autre exemple réunit les lis, un saint et le milieu ducal, au Folgoët, qui conserve une statue de saint Salomon, souvent confondue avec le duc Jean V, et dont la cape est semée de fleurs de lis, notamment en lien avec la légende de Salaün ar Foll S( otin, Aziliz, La basilique Notre-Dame du Folgoët, mémoire de master, 2014, p. 30 et 56).

65 Thibaut Lehuédé tières de leur duché. Dès le règne de Jean IV, en 1368, on voit en effet le duc tenter d’interdire à Guingamp la vente d’enseignes de pèlerinage à l’effigie de Charles de Blois, son adversaire défait, alors en passe d’être canonisé, et dont le culte est promu par les franciscains 59.

Saint Julien et la monarchie française L’hypothèse la plus logique serait qu’il s’agisse d’une enseigne datant d’après 1491 et de la fin de l’indépendance bretonne. Cette piste est étayée par une probable intervention royale dans le chantier, sous Charles VIII (1483-1498) ou plutôt Louis XII (1498-1515), et donc probablement soute- nue par Anne, bien que ses armes n’aient pas été retrouvées. Le culte royal envers saint Julien, en l’occurrence celui de Brioude, est bien antérieur à cette date. Il est attesté avec certitude sous Charles V 60 (1364-1380), mais trouve son origine peut-être dès le xiie siècle, voire avant 61. Cependant, c’est bien entre la seconde moitié du xve siècle et 1515 qu’il atteint son développement le plus abouti, transformant saint Julien de Brioude en un saint protecteur du royaume 62. Colette Beaune a parfaitement montré com- ment cet élan pour le saint auvergnat s’est développé, à partir de l’abbaye royale de Saint-Julien à Tours, ville qui acquiert en 1444 le statut de cité royale. Y a-t-il un lien entre l’essor des deux cultes et leur captation par le pouvoir capétien ? A priori non, puisque chez les traducteurs français de la vita du saint de Brioude, il y a une volonté de célébrer un saint national français, dont l’origine est attestée par une hagiographie fiable, à savoir Grégoire de Tours. Pire, l’un des traducteurs s’élève contre les homonymes du saint martyr, personnages de légende que sont saint Julien du Mans et Julien l’hospitalier. Bien qu’en partie contredite par le témoignage d’Alain Desprez deux siècles plus tard, la volonté d’une (con)fusion délibérée entre les deux, orchestrée par le roi, ou l’aristocratie bretonne, reste possible. Car le culte à saint Julien (sans que l’on sache toujours lequel) trouve un foyer de promoteurs actifs au sein de l’aristocratie du royaume 63. Chez les Bretons, plusieurs vitraux : au chœur de la cathédrale de Quimper 64, et

59. Héry, Laurent, « La sainteté de Charles de Blois ou l’échec d’une entreprise de canonisa- tion politique », [www.tudchentil.org/spip.php?article719, consulté le 7 déc. 2018], 2010, p. 7. 60. Le marquis de Vernon fait référence à un don de Charles V en faveur de Saint-Julien- de-Brioude pour la guérison du dauphin en 1370, illustrant la dévotion à saint Julien à cette époque (de Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 22-23). 61. Voir notamment Dehoux, Esther. « À l’épreuve de l’an mil. Grandeur et déclin du culte de saint Julien de Brioude (ixe-xie siècle) », in Dubreucq, Alain, Lauranson-Rosaz, Christian et Sanial, Bernard (dir.), Brioude à l’époque carolingienne, Le Puy-en-Velay, 2010, p. 279-304. 62. Selon la formule du traducteur de la vie de saint Julien de Brioude par Grégoire de Tours. Voir Beaune, Colette, « Traduire Grégoire à Tours au xve siècle », in Grégoire de Tours et l’espace gaulois. Actes du congrès international (Tours, 3-5 novembre 1994), Tours, Fédération pour l'édition de la Revue archéologique du Centre de la France, 1997, p. 331-339. 63. Ibid. Saint Julien est notamment invoqué contre les Bourguignons. 64. Baies 109 et 113 (Daniel, Tanguy (dir.), Les vitraux de la cathédrale de Quimper, Presses Universitaires de Rennes, Société archéologique du Finistère, 2005, p. 67-68).

66 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes manuscrits enluminés témoignent d’un même intérêt 65 : le livre d’heures de Catherine de Rohan et Françoise de Dinan, auquel on peut adjoindre les heures de Jean de Montauban 66 et un livre d’heures à l’usage de Vannes de la fin duxv e siècle 67. L’église de Saint-Julien-de-Vouvantes, patronnée par les ducs et les lignages les plus éminents (Laval, Dinan-Montafilant, voire Rohan), participe clairement de ce même contexte et appelle à une réflexion commune. L’iconographie confirme cette tendance. Le vitrail de la cathé- drale quimpéroise et la miniature du livre d’heures de Catherine de Rohan et Françoise d’Amboise présentent effectivement saint Julien avec des armes à la croix d’argent cantonnée de lis d’or sur champ azur. Cette image rejoint celles des moules à plomb de pèlerinage, en faisant un lien, certes moins direct – la combinaison croix-lis remplace les armes royales – mais évident, entre le saint guerrier et le roi de France. Ces membres de l’aris- tocratie bretonne partagent un lien particulier avec la couronne française. En effet, bien que serviteurs du duc de Bretagne, ils le sont aussi auprès du roi de France, en cumulant les charges, principalement militaires 68. Dans cette idée d’un saint Julien défenseur et serviteur du roi, doit-on considérer une sorte d’identification au saint guerrier, par cette aristocratie bretonne, servant elle-même le roi de France ? Ce culte à un saint Julien francisé est-il le signe de la revendication d’un lien avec le souverain français, illustrant ou préfigurant l’appartenance à un parti francophile ? Le cas de Vouvantes n’est pas isolé. Les enseignes de pèlerinage figu- rant saint Michel le présentent parfois avec l’écu aux trois lis du roi de France 69. Autre variante : des enseignes à l’écu aux lis couronné du sanc-

65. Hablot, Laurent, « Aux armes saint Maurice… », p. 282 et 287. On se réfèrera à ces pages pour les vitraux cités. 66. Bibliothèque de Rennes Métropole Les Champs Libres, ms 1834, milieu du xve siècle. Saint Julien apparaît aux folios 118 et 119rv, mais il n’est associé à aucun signe héral- dique. En revanche, au folio 24, on trouve une représentation de saint Michel affrontant le dragon, équipé d’un écu de gueules à la croix dorée cantonnée de croisettes d’argent. Saint Michel arbore aussi la croix cantonnée dans les Heures de Catherine de Rohan et Françoise de Dinan, ms 0034, fol. 88. 67. Bibliothèque de Rennes Métropole Les Champs Libres, ms 1588, fin du xve siècle. Au folio 146v, saint Julien est présenté en pied devant une tapisserie rouge avec une targe azur où sont dessinés une croix et un sautoir dorés mais qui ne semblent pas avoir de rapport avec l’héraldique. 68. Le phénomène est particulièrement évident pour les xive et xve siècles, où de nom- breux Bretons de grande, moyenne et petite noblesse occupent une place de premier plan dans les affaires du royaume : Du Guesclin, Olivier de Clisson puis Arthur de Richemont le frère de Jean V sont connétables de France. Plusieurs nobles réalisent de belles car- rières et ascensions sociales comme Jean II de Rieux maréchal de France ou Prigent de Coëtivy amiral de France. Pour ceux qui nous concernent : Jean de Montauban est amiral de France, Jacques de Dinan-Montafilant grand bouteiller de France et son frère Bertrand capitaine général de l’Anjou et du Maine. 69. Dehoux, Esther, « Sous la protection de l’archange ? L’iconographie de saint Michel sur les enseignes de pèlerinage (xiiie-xve siècle) », in Autour des images de saint Michel en Europe, Actes des 6e Rencontres historiques des Chemins du Mont-Saint-Michel (mai 2014), Vire, 2016, p. 63-80.

67 Thibaut Lehuédé tuaire de Boulogne-sur-Mer, avec le collier de l’ordre de Saint-Michel 70.Ces exemples permettent d’envisager un phénomène généralisé et de rééva- luer le pèlerinage, notamment ceux des gens de guerre, d’un point de vue politique et partisan. La comparaison avec Sainte-Catherine-de-Fierbois le confirme. L’essor des deux pèlerinages dans l’ouest de la France, à Fierbois et Vouvantes a lieu à partir de la seconde moitié du xive siècle, à cause de l’occupation anglaise de certains lieux de culte 71 (Rouen pour sainte Catherine). Tous deux s’adressent prioritairement à un même public : celui de l’aristocratie militaire et des soldats français. Un patronage royal est avéré à Fierbois et probable à Vouvantes. Les deux sanctuaires bénéficient surtout du soutien des hommes du roi 72, véritables promoteurs du culte et qui lui donnent aussi sa dimension politique et partisane. La mobilisation des saints, en particulier des saints guerriers, tend à porter la lutte face à l’Anglais dans le champ du sacré, avec l’objectif de restaurer les droits du roi très chrétien et l’unité du royaume. Le pèlerin, en priant pour le roi et le royaume, continue symboliquement la lutte et dépasse son propre intérêt personnel, en agissant comme membre de la même communauté nationale.

État des connaissances héraldiques L’ancienne église de Saint-Julien-de-Vouvantes disposait d’un décor héraldique important, que laissent entrevoir les vestiges lapidaires et les restes des vitraux. La description du marquis de Vernon est encore une fois une source précieuse, qui s’attarde assez longuement sur les traces héral- diques en les localisant dans le monument. Toutefois, nous nous sommes aperçu lors de nos recherches que le relevé était incomplet et qu’il man- quait des informations dans la version publiée, informations qui vont venir modifier les conclusions jusqu’alors établies. La description effectuée ne répond pas non plus à toutes les exigences de la recherche héraldique actuelle, avec, par exemple, l’absence de relevé de la forme des écus (ainsi les nombreux écus en bannière ne sont pas spécifiés comme tels). À partir de ces informations, on a malgré tout pu effectuer un inventaire des signes héraldiques et de leur localisation dans le monument (Annexe 1- Inventaire des armoiries relevées dans l’édifice). Ce travail rejoint les pro- blématiques de l’héraldique monumentale, à l’échelle de l’édifice, qui peut être perçu comme un armorial en lui-même, avec sa propre cohérence interne 73. Cet armorial virtuel correspond ici au dernier état, celui de 1886,

70. Ibid. 71. Michaud-Fréjaville, Françoise, « Sainte Catherine… », art. cité. 72. À Sainte-Catherine-de-Fierbois, c’est Jean II le Meingre, maréchal de France qui occupe ce rôle et rapporte d’Orient une relique de la sainte. Le site est aussi connu pour le miracle de Jeanne d’Arc qui y fait la découverte de l’épée de Charles Martel (ibid.). Charles VII lance la reconstruction de l’église en 1431. 73. La base ARMMA [https://armma.saprat.fr/] créée en 2014 par Laurent Hablot et Matteo Ferrari a pour but d’inventorier l’héraldique monumentale.

68 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes en étant immanquablement tributaire du degré de précision des relevés de l’époque et de la conservation des vestiges. L’enquête du marquis de Vernon s’accompagne logiquement d’une iden- tification des armes, chose qui s’avère parfois difficile, pour des familles de la petite noblesse locale peu documentées, pour des changements d’armes, ou en raison de la ressemblance des armes entre plusieurs familles. L’accès aux notes du marquis, conservées au manoir de la Briais, a révélé le tra- vail de recherche et les hésitations dans l’attribution de certaines armes. Aujourd’hui encore, il est difficile de relier avec certitude toutes les armes décrites ou retrouvées dans l’ancienne église de Saint-Julien-de-Vouvantes. Cependant, l’auteur a bien senti, même s’il ne fait pas directement le lien, que l’héraldique monumentale n’a pas seulement une vocation décora- tive, mais est bien une marque juridique de droits et de prérogatives 74, qui établit une hiérarchie et une limite des droits de chacun. Ainsi prend-il le temps d’énoncer les droits seigneuriaux à Saint-Julien-de-Vouvantes, qui expliquent la présence de la plupart des écus 75. Cette liste fait apparaître des personnages et des profils assez différents parmi lesquels émergent deux groupes : le premier constitué de la petite noblesse locale, le second issu de la grande aristocratie bretonne. Dans son article, le marquis de Vernon présente dans le détail la biographie et la carrière des premiers, du moins de ses membres les plus éminents 76 ; la plupart ayant servi les Montfort. L’héraldique témoigne de leurs droits honorifiques, en prééminence dans les verrières, ou peints sur les murs, comme l’atteste la présence d’une litre. Les tombeaux, nombreux dans le chœur, arboraient également, pour les plus prestigieux, des écus sculptés, comme en atteste la description pour celui attribué à Pierre Corvin, prieur et seigneur du fief de Moisdon 77. Il en est de même pour les écus effacés qui prenaient place aux chapiteaux des colonnes, et qui venaient rappe- ler le lien de certaines familles avec l’édifice. Enfin, les quatre pierres des angles du chœur, sur lesquelles sont gravés en lettres gothiques les noms de quatre fondateurs (figure 12-13-14) appartenant à la petite noblesse 78, rattachent encore plus le sanctuaire à cet ancrage local.

74. Gatouillat, Françoise, Hérold, Michel, Les vitraux de Bretagne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 34 citant Halgouët, Hervé du, « Droits honorifiques et prééminences dans les églises de Bretagne », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Ar- chéologie de Bretagne, t. IV, 1923, p. 31-87. Plus récemment, on pourra se reporter aux recherches de Paul François Broucke, qui a questionné le sujet dans plusieurs interven- tions, notamment : Broucke, Paul François, « Décors héraldiques et architecture sacrée dans la cité. L'exemple du duché de Bretagne a la fin du Moyen Âge (xive-xve siècles) », Heraldica nova, 2015 ou « Les procès-verbaux de prééminences héraldiques en Bretagne à la fin de l'Ancien Régime », Heraldica nova, Paris, 18 février 2016. 75. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 14-16. 76. Ibid, p. 17-18. 77. Ibid., p. 31. 78. Ibid., p. 17-18. Trois pierres sont encore lisibles et portent les inscriptions : PP de Brie, C le gentilhome P et G Chesnel P attribuées à Pierre de Brie seigneur du fief de la Grande-Selle et de la Briaismort en 1408, Georges Chesnel seigneur de la Ballue marié à

69 Thibaut Lehuédé

La grande aristocratie bretonne Mais si le site de Vouvantes se distingue d’autres églises paroissiales, c’est parce qu’il témoigne de l’intervention des grands du duché dans le chantier, traduite matériellement par l’apposition de leurs armoiries.

Les Rohan ? À aucun moment, il n’est fait mention des Rohan comme donateurs. On peut néanmoins s’interroger sur la présence de leurs armes dans les clefs de voûte réalisées pour la nouvelle église. En effet, lors de la reconstruction en 1886, la décision fut prise que les clefs représenteraient les armes et emblèmes retrouvés dans l’ancien édifice. Y sont alors incluses celles des Rohan, de gueules à sept macles d’or. La description et la justification de chacun des emblèmes sont ainsi précisées dans un document actuellement conservé aux archives diocésaines, hormis seulement pour les Rohan 79. Est-ce la preuve d’une ancienne présence des armes de Rohan pleines ou non, au côté des armes ducales et de celles d’autres grands barons ? Faute d’autre preuve, il sera sûrement impossible de le savoir. Cela n’aurait rien de spécialement surprenant. Plusieurs raisons pourraient l’expliquer : comme signe d’alliance avec Jean V, en référence à Catherine de Rohan, épouse de Jacques de Dinan-Montafilant, à son homonyme de la famille des Rohan du Gué-de-l’Isle épouse de George Chesnel, un des fondateurs dont le nom est gravé dans le chœur ; ou encore à partir de 1475, en lien avec Pierre de Rohan-Gié, seigneur de la Motte-Glain, située à quelques kilomètres.

Les Laval En premier lieu, c’est la maison de Laval, maîtresse de la baronnie de Châteaubriant, qui se manifeste, par la présence des deux écus en bannière sculptés sur un bloc prenant place en façade du porche d’entrée (figure 15). Les deux écus renvoient aux armes d’un couple, avec à gauche un écu ban- nière aux armes de Laval et à droite un écu bannière parti, de Laval (d'or à la croix de gueules cantonnée de seize alérions d'azur et chargée de cinq coquilles d'argent) et de Châteaubriant (semé de fleurs de lis d’or sur champ de gueules). Cette partition désigne Louise de Châteaubriant († 1383), épouse de Guy XII de Laval († 1412) 80. On notera que le choix a été fait de

Catherine de Rohan et ayant servi les ducs Jean IV et Jean V avant de mourir à Azincourt en 1415. 79. Archives diocésaines de Nantes, sous-série P, Saint-Julien-de-Vouvantes, A2, p. 111- 116. 80. Le marquis de Vernon fait ici une erreur d’attribution en reconnaissant pour l’écu de Laval : Jean de Montfort-Laval, sire de la Roche-en-Nort et du fief de Vouvantes (futur Guy XIII de Laval qui renonce à son nom et ses armes pour relever ceux de son épouse Anne fille de Guy XII de Laval). Dans le second écu, il reconnaît un écartelé Laval- Châteaubriant qu’il relie bien au couple Guy XII-Louise mais l’interprète comme étant la marque du fief de Vioreau (id, p. 19).

70 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes bien montrer les écus des deux époux en façade, pratique relativement fréquente, bien qu’ici cette distinction revête une certaine importance du fait que c’est Louise de Châteaubriant, dernière héritière de sa lignée, qui est détentrice de la seigneurie de Châteaubriant et qui, par son union, trans- met ses droits à Guy XII de Laval. Celui-ci est cependant placé à l’honneur (à dextre), tandis que les deux écus bannières rappellent le rang baronnial des deux époux. Notons d’ailleurs que, si l’on compare avec les sceaux, Guy XII, adopte un écu écartelé aux armes de Laval et Châteaubriant 81, affi- chant la réunion de ces héritages entre ses mains. Sur les armes sculptées au porche, les armes sont bien séparées et attestent du rôle de Louise en tant que seigneur et héritière de Châteaubriant. Cette information permet aussi de préciser la période à laquelle renvoie cet ensemble héraldique, puisque Guy XII s’unit à Louise de Châteaubriant en 1348 et que celle-ci meurt en 1383. Une charte de 1373 fait état d’une fondation de chapellenie à Saint-Julien-de-Vouvantes, par Louise de Châteaubriant 82. Des travaux sont peut-être réalisés durant cette période, sans que l’on en ait gardé la trace. Toutefois, il ne faut pas oublier que nous sommes, jusqu’en 1364, en pleine guerre de succession bretonne, ce qui impacte fortement le finan- cement des chantiers. Il faut attendre les années 1380 et le retour d’exil de Jean IV pour observer un redémarrage de l’activité, en partie initié par le duc. Toutefois, durant le conflit, Saint-Julien-de-Vouvantes a pu servir de sanctuaire pour le camp blésiste.

Les Dinan-Montafilant À la mort de Louise de Chateaubriant en 1383, sa succession fut dis- putée entre son mari et Charles de Dinan-Montafilant, lointain cousin de la défunte 83. Un accord fut rapidement trouvé puisque Charles de Dinan devient titulaire de la seigneurie de Châteaubriant dès 1383. Comme en témoignent les sources héraldiques, le changement de possession est immé- diatement répercuté sur les armoiries des deux prétendants : Guy XII retrou- vant son écu de Laval seul, et Charles adoptant à son tour un écartelé 84.

81. Guy XII fait usage de cet écartelé durant son union avec Louise de Châteaubriant, de 1348 à 1383. Les différents sceaux le confirment pour la période 1356-1382 [http://www. sigillotheque.fr, fiches 1721 à 1725, en accès restreint]. 82. De Vernon, « Aperçu historique… », art. cité., p. 104. 83. Charles de Dinan-Montafilant est le petit-fils de Thomasse de Châteaubriant, épouse de Rolland III de Dinan (Dunoyer de Segonzac, Jean-Michel, « Une grande maison chevale- resque : les Dinan-Montafilant », in Barral i Altet, Xavier, et Vilbert, Loïc René (dir.), Dinan au Moyen-Âge, Dinan, éd. Le pays de Dinan, 1986, p. 238-239). 84. Le manque de sources pour la période charnière empêche de s’avancer sur le chan- gement concret des armoiries. Pour Guy XII de Laval, les sceaux le renseignent dès 1384 (Broussillon, Bertrand de, La Maison de Laval, 1020-1605 : étude historique, accompagnée du cartulaire de Laval et de Vitré, Paris, t. 2, 1888, p. 230-231), tandis que pour Charles, le basculement n’est avéré qu’en 1391 (Arch. dép. de Loire-Atlantique, 10 Fi 725, et [http:// www.sigillotheque.fr fiche 721, en accès restreint], alors qu’en 1381, il arbore bien les armes de Dinan-Montafilant simples [http://www.sigillotheque.fr fiche 720, en accès res- treint].

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L’église de Saint-Julien-de-Vouvantes rend également compte de cette trans- lation de souveraineté, avec la présence sur la maîtresse vitre d’un écu ban- nière écartelé Dinan-Montafilant (de gueules à quatre fusées d'hermine posées en fasce, accompagnée de six besants du même) et Châteaubriant (figure 16). Les nouveaux maîtres de la seigneurie sont désireux d’afficher leur marque sur leurs terres, de surcroît dans un monument de cette importance. On est donc peu surpris de la continuité du patronage par les Dinan-Montafilant. Il convient cependant de rectifier l’attribution de l’écu du vitrail à Charles de Dinan-Montafilant (figure 16). En effet, les trois pendants d’un lambel argent apparaissent bien sur la pièce ; ce qui invalide l’assignation à Charles, disposant des armes pleines. Le lambel est une brisure et ne peut donc se rattacher qu’à un fils héritier ou à un cadet de la maison de Dinan- Montafilant. Les candidats sont peu nombreux et, si l’on se fie à l’arbre généalogique de la famille (Annexe 2 - Généalogie de la famille de Dinan- Montafilant), se limitent aux fils de Charles. En effet, en 1444, Françoise de Dinan, fille du fils cadet Jacques, devient la seule héritière du lignage, avant d’épouser successivement Gilles de Bretagne en 1450 puis Guy de Laval en 1486, auxquels elle transmet la seigneurie de Châteaubriant. Il serait possible d’éliminer Jacques de Dinan, dont un sceau daté de 1421 85, montre un écu à la bordure. Il a toutefois pu modifier sa brisure, à partir de 1429, au moment où son frère Robert porte les armes pleines, et où il gagne un rang dans la succession. À l’inverse, on peut retenir en sa faveur le livre d’heures de son épouse Catherine de Rohan, faisant appa- raître saint Julien, et témoignant de la dévotion familiale envers le saint et son sanctuaire. Les brisures des autres membres de la famille ne sont actuellement pas connues. Ainsi, un dessin tiré d’un sceau des armes de Rolland de Dinan, datant de 1399, se révèle incomplet et ne reproduit pas la brisure 86. On peut cependant tenter d’affiner l’analyse à partir de la datation du vitrail précisée par la mention de dons ducaux, que l’on peut donc situer durant le règne de Jean V, et plus probablement vers les années 1420-1428. Durant cette période, c’est Robert qui est baron et donc titulaire des armes pleines, ce qui viendrait à l’exclure. Pour autant, rien n’empêche qu’il y ait eu, en plus des armes brisées, un écu aux armes pleines écartelées de Dinan- Montafilant et Châteaubriant. Jacques ayant déjà été écarté à cause de sa brisure à la bordure, ne resterait plus que Bertrand, maréchal de Bretagne, mort en 1444. Une autre donnée plaiderait pour une attribution à Bertrand autour de l’année 1428, puisqu’à cette date Robert se retire dans le monas- tère de Teillay, où il prend l’habit de cordelier 87. Après le retrait de Robert,

85. [http://www.sigillotheque.fr, fiche 723, en accès restreint]. 86. [http://www.sigillotheque.fr, fiche 726, en accès restreint] et Extraits analytiques de diverses archives seigneuriales de Bretagne, xviie siècle, BnF, ms fr 22331. 87. Guillotin de Corson, Amédée, Goudé, Charles, Histoire de Châteaubriant : baronnie, ville et paroisse, Rennes, 1870, p. 46.

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Bertrand doit vraisemblablement gérer la seigneurie de Châteaubriant, mais on ignore s’il arbore les armes pleines tant que son frère est en vie. Pour finir, un autre argument vient appuyer l’hypothèse d’une attribu- tion à Bertrand. Celui-ci est en effet pris comme otage par les Penthièvre en même temps que le duc en 1420. Bertrand occupe la charge de maréchal de Bretagne ; c’est donc un personnage important et un proche de Jean V. Il est donc tout à fait vraisemblable que, à l’instar de Jean V, les Dinan-Montafilant aient cherché à favoriser l’église de Saint-Julien-de-Vouvantes, en réponse à cet épisode. On peut ainsi envisager la réalisation de ce vitrail comme un ex-voto offert par au moins deux des acteurs du drame 88. Bertrand de Dinan participe d’ailleurs au pèlerinage ducal de 1428 à Vouvantes, qui a pu constituer une occasion pour le don.

Rostrenen et Penhoët D’autres armoiries relèvent également de grands personnages du duché, proches du duc Jean V. On note la présence probable des armes de Rostrenen (figure 17) : d’hermine à trois fasces de gueules 89, qu’il faut sûrement attribuer à Pierre VII († 1419) ou Pierre VIII de Rostrenen († 1440), qui ont tous deux occupé la charge de chambellan auprès du duc 90. L’identification d’un autre écusson : écartelé, aux 1 et 4 : d'or à la fasce de gueules ; aux 2 et 3 : d'argent à trois fasces de gueules, renvoie quant à elle aux armes de Jean de Penhoët († 1448). Jean de Penhoët est décrit comme chambellan en 1406 et amiral de Bretagne de 1401 à 1430 91. Avec son frère Alain, il œuvre activement lors de la campagne de 1420 contre les Penthièvre et de manière générale, fait indéniablement partie des hommes forts du règne de Jean V. Ses armes sont ici présentées en alliance avec celles de son épouse Catherine de Trogoff. La composition héraldique permettrait en outre de la dater avec une extrême précision puisque l’union avec Catherine de Trogoff aurait été très brève, et précéde- rait de peu l’année 1418 92. Cette datation prouverait l’activité du chantier

88. L’hypothèse fonctionne également dans le cas d’une attribution à Jacques de Dinan, également captif aux mains des Penthièvre en 1420. Mais de façon générale, on peut considérer que c’est l’alliance avec la maison de Dinan-Montafilant, depuis Charles en 1380, qui est célébrée. 89. Si sur le fragment de vitrail actuel il ne reste que deux fasces de gueules, la pho- tographie ancienne fait bien apparaître trois fasces, que l’on retrouve justement sur les armes de la famille de Rostrenen. 90. Sotin, Aziliz, La basilique…, op. cit., p. 59 citant Torchet, Hervé, Réformation des fouages de 1426. Diocèse ou évêché de Tréguier, Paris, éd. de La Pérenne, 2003, note 106, p. 243. 91. Sur le détail de la carrière de Jean de Penhoët, se reporter à Le Bouëdec, Gérard (dir.), L’amirauté en Bretagne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 104-108 et Kernévez, Patrick, Travel, Guy, « Les seigneurs de Penhoët en Saint-Thégonnec », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t. cxxix, 2000, p. 1-35. 92. Jean de Penhoët aurait eu comme épouses successives : Marguerite Charruel, Jeanne du Perrier et Marguerite de Rougé (à partir de 1418 et jusqu’à sa mort) (Kernévez, Patrick, Travel, Guy, « Les seigneurs de Penhoët… », art. cité., p. 25). La date de décès de

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à cette date, au moins pour le vitrail, et donc une donation sans lien avec les offrandes ducales. Un autre écu (figure 18) : d’azur à trois têtes de léopard d’or, ne peut en revanche pas être daté avec précision, bien qu’il soit probablement plus tardif. L’attribution est encore incertaine. La famille de Berthelot arbore des armes semblables et une alliance avec la maison de Châteaubriant est de surcroît attestée au xviie siècle 93. Mais ce n’est encore qu’une piste qui ne demande qu’à être explorée. Notons également en Bretagne la famille de Boiséon qui reprend aussi ces armes en lui ajoutant un chevron, témoi- gnage possible d’une brisure ou d’un lien entre ces deux lignages 94. La réunion dans le vitrail des armoiries du duc, de la famille de Dinan- Montafilant mais aussi d’autres grands lignages pourrait donc relever, au moins en partie, d’un programme exécuté après les événements de 1420, avec la volonté d’entretenir la mémoire de la victoire définitive contre l’ennemi Penthièvre, mais aussi et surtout d’afficher les alliances entre les grands du duché. La datation estimée de l’écusson de l’amiral de Penhoët laisse néanmoins supposer un état moins uniforme avec des donations étagées dans le temps et des motivations diverses. Celles-ci se rejoignent pourtant dans le culte commun des Grands du duché au sein du même sanctuaire. On retrouve cette idée dans plusieurs mises en scènes héral- diques monumentales, en particulier à la façade armoriée du Folgoët, dont le chantier est contemporain, qui affiche les armes de plusieurs lignages ou personnages alliés au duc Jean V 95. Le fait que les armes des mêmes individus : Dinan-Montafilant, Rostrenen, Penhoët, s’y retrouvent asso- ciées est assez significatif. Il est donc clair, d’après ces exemples, tirés des deux extrémités du duché, que ces armoriaux monumentaux dépassent la stricte sphère des droits de la seigneurie locale, pour embrasser et souder la communauté nationale bretonne dans son entier, autour de la personne du duc 96. L’héraldique monumentale apparaît donc à cet égard comme un

Jeanne du Perrier n’est pas citée mais intervient vraisemblablement peu de temps avant le remariage. Catherine Trogoff n’est pas citée dans cette liste. Il faudrait alors caser son union entre celles de Jeanne du Perrier et de Marguerite de Rougé, soit peu avant 1418. Notons par ailleurs que c’est par son union avec sa dernière épouse, que Jean de Penhoët récupère la seigneurie de la Motte-Glain, voisine de Saint-Julien-de-Vouvantes. 93. Voir les pièces d’archives publiées sur le site Tudchentil : Chateaubriand, François René de, Mémoires d’Outre-Tombe, tome 12, 2020, p. 72-207, en ligne sur Tudchentil. org : [www.tudchentil.org/spip.php?article1251, consulté le 10 avril 2020] et Preuves de noblesse pour l’École royale militaire, BnF, Département des manuscrits, fr. 32097, no 3, transcrit par François du Fou, 2014, en ligne sur Tudchentil.org : [www.tudchentil.org/ spip.php?article1089, consulté le 10 avril 2020]. 94. de Rosmorduc, Extrait de La noblesse de Bretagne devant la Chambre de la Réformation 1668-1671, 1896, tome 1, p. 32-60, 2012, en ligne sur Tudchentil.org : [www.tudchentil.org/ spip.php?article114, consulté le 10 avril 2020]. Voir aussi Courcy, Pol Potier de, Nobiliaire et armorial de Bretagne, t. 1, Rennes, Plihon et Hervé, 1890, p. 108. 95. Sotin, Aziliz, La basilique…, op. cit., p. 59 et 68. 96. On se reportera ici aux travaux de Paul François Broucke sur l’héraldique monu- mentale bretonne. Voir notamment sa réflexion autour de la notion de programmes héraldiques (à paraître) : « Les chantiers d’églises en Bretagne au xve siècle : le temps

74 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes support privilégié de mise en scène politique durant le règne de Jean V, en particulier autour de ces grands centres de pèlerinage acquérant une certaine connotation nationale.

Les ducs de Bretagne Le vitrail de Jean V Parmi les réalisations attribuées à Jean V en commémoration de sa libération figurerait donc la donation d’un panneau de vitrail, reconstitué par le marquis de Vernon, dans lequel celui-ci reconnaît le duc Jean V, son fou Coquinet et deux soldats à l’arrière-plan 97. Bien qu’aujourd’hui perdue, la pièce est connue par une photographie d’époque (figure 19). Il serait effectivement tentant de reconnaître une scène de la capture du duc, voire comme le marquis, une forme d’allégorie du bon gouvernement de ce prince. Pourtant, et en dépit de l’impossibilité actuelle de vérifier sur l’œuvre elle-même, plusieurs éléments vont à l’encontre de cette interpré- tation. D’une part, l’argumentation ne semble pas réellement convaincante. Quelle scène montrant le duc serait représentée ? S’il s’agit de l’enlèvement, pourquoi la présence du fou ? En fait, peut-on même identifier le duc dans cette image ? Comme argument, l’auteur mentionne les lettres JB inscrites sur l’habit du personnage principal, qu’il interprète comme étant les ini- tiales de Jean de Bretagne. Cela ne tient pas. Certes, le monogramme est utilisé par les Montfort, mais sous d’autres formes, et il s’accompagne géné- ralement d’autres signes d’identification, à commencer par les armoiries 98. Or, malgré la qualité médiocre des clichés, les mouchetures d’hermine sont bien invisibles, que ce soit sur la tunique du personnage central, ou sur les autres. De même, la couronne identifiée ne correspond pas avec la cou- ronne à fleurons arborée par les ducs bretons. Une comparaison avec un fragment de vitrail de la même église, montrant une tête de femme couron- née, suffit pour le montrer (figure 18). La qualité de l’image ne permet pas en outre d’étudier la trace d’un personnage nimbé, qui aurait sûrement été remarqué lors de la restauration. Malgré tout, le principe d’une scène historiée en vitrail élimine un personnage terrestre, qui ne peut y apparaître des programmes héraldiques », colloque Flamboyante Bretagne. Les arts monumentaux en Bretagne à la fin du Moyen Âge (1420-1540), Quimper, oct. 2017. Voir également le programme armma. 97. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 28-29. 98. Pour se limiter au seul Jean IV, arborant les mêmes initiales, on citera deux reli- quaires de saint Gildas (bras et châsse) conservés à Saint-Gildas-de-Rhuys portant les lettres I M et un écusson de Bretagne, qui a été interprété comme une marque de Jean IV (Artur, Guy, Lambart, Norbert (dir.), Les orfèvres de basse Bretagne, Rennes, Association pour l’Inventaire de Bretagne, p. 211-212). En monnaies, Jean IV émet un blanc au i dux (Jézéquel, Yannick, Les monnaies des comtes et ducs de Bretagne : xe au xve siècle, Paris, Maison Florange, 1998, no 262 à 264) et un denier avec IOH dans le champ (Jézéquel, ibid., no 265 à 268). Si l’attribution du IM à Jean de Montfort reste à confirmer, en tout cas, le B n’est jamais utilisé comme chiffre en référence à Bretagne.

75 Thibaut Lehuédé que sous la forme du donateur en prière 99. Le vitrail, art de la lumière, entre ciel et terre, est réservé avant tout aux anges et aux saints, intercesseurs du monde divin. Il serait plus probable de considérer cette scène historiée, comme un épisode de la vita d’un saint (cela ne semble toutefois pas être saint Julien, comme on aurait pu s’y attendre), ou mieux une scène testa- mentaire, en considérant l’inscription JB comme du pseudo coufique. Malgré tout, Jean V fait bien réaliser un vitrail dont quelques pièces héraldiques sont parvenues jusqu’à nous. Une photographie des préémi- nences, conservée aux Archives diocésaines de Nantes (figure 20) montre un agencement factice, réunissant différents écussons retrouvés à divers endroits. Il ne s’agit donc pas de le considérer comme une restitution exacte d’une verrière. On y reconnaît l’écu de Bretagne, dont il manque la pointe. Il n’est pas figuré en écu bannière comme certains autres écus, ce qui plaide pour le rattacher à Jean V. Sa localisation n’est pas précisée, mais il devait logiquement occuper le sommet de la maîtresse vitre, en préémi- nence, en référence à la hiérarchie nobiliaire, dans un usage similaire aux armes sculptées du porche. Il reste toutefois difficile de relier avec précision ces réalisations avec les dons effectués par Jean V. On relève un paiement de 40 écus d’or (soit 120 livres) en 1420, un autre de 6 livres 15 sols en 1433 puis un second la même année de 2 escuz, valant 5 s. et 16 s. 8 d. en 1433 100. Le premier don représente une somme assez importante, qui a pu servir à financer un vitrail, même s’il est difficile d’en estimer le prix. Pour comparaison, le duc offre 400 francs (équivalent à 400 livres) pour la réalisation d’une grande verrière à la chapelle Saint-Yves de Paris en 1409 101. Un autre don en 1436, pour « accomoder la grande vitre qui est au portail de l’église » de Saint-Gildas-des-Bois, n’est en revanche que de 40 livres 102. On observe une grande variabilité des sommes engagées, qui peut s’expliquer par de nom- breux facteurs : coût des matériaux, des transports, des artistes… et plus vraisemblablement entre ces deux exemples, par la différence de la nature de l’intervention. On peut supposer qu’à Saint-Gildas-des-Bois, le duc ne finance pas intégralement la verrière. Saint-Julien-de-Vouvantes s’inscrit néanmoins dans cette fourchette de prix. Les autres dons datés de 1433, de moindre valeur, relèvent davantage de la dispersion d’aumônes, où la quantité de sanctuaires touchés prime

99. Le donateur est figuré en tenue héraldique, agenouillé, les mains-jointes, parfois devant un prie-Dieu et en compagnie de son saint patron. On peut citer les vitraux de la cathédrale de Quimper, du règne de Jean V qui, bien que très restaurés, en donnent un bon aperçu. 100. Blanchard, René, Lettres et mandements…, op. cit., no 1452. Jones, Michael, « Les comptes d’Auffroy Guinot… », art. cité., no 1, p. 101 et no 2, p. 276. 101. Plagnieux, Philippe, « Le parchemin, la pierre et l’auberge du Saumon. La façade flam- boyante de la chapelle Saint-Yves à Paris », in Gallet, Yves (dir.), Ex quadris lapidibus. La pierre et sa mise en œuvre dans l’art médiéval. Mélanges d’Histoire de l’art offerts à Éliane Vergnolle, Turnhout, 2012, p. 164 et 167. 102. Blanchard, René, Lettres et mandements…, op. cit., no 2246.

76 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes sur la valeur intrinsèque des dons. Le phénomène touche surtout à par- tir des années 1420, et donc en réaction à l’épisode de Champtoceaux, la partie ouest du duché. Ainsi, le premier don de 1433, effectué à l’occasion d’une visite au duc de son jeune fils Gilles de Bretagne, s’intègre-t-il à une liste de donations, comprenant notamment la cathédrale de Tréguier ou Notre-Dame du Folgoët, deux sanctuaires particulièrement favorisés par Jean V. Les deux églises sont alors encore en construction et reçoivent d’ailleurs une somme plus importante (plus de 30 livres), apparemment pour soutenir l’avancement du chantier. Se dessine donc par le biais des dons une forme de hiérarchie, avec l’émergence de certains sites, mais dont la logique n’est pas toujours apparente.

Le problème des clefs de voûte Les armoiries de Bretagne apparaissent à de nombreuses reprises dans l’église, mais ne renvoient pas nécessairement à un seul duc, constat auquel parvient le marquis de Vernon en ciblant prioritairement Jean V, dont la rela- tion au monument est effectivement la plus documentée par les archives. La situation se complique encore puisque ce sont deux clefs de voûte, toutes deux aux armes de Bretagne, qui ont été conservées. La première figure un ange supportant l’écu (figure 21), tandis que l’autre consiste en un écu bannière couronné (figure 22). Au total, ce sont trois clefs de voûte qui sont conservées au dépôt lapidaire, car il faut en rajouter une dernière, du même style que la première, avec un ange tenant un écu, dont la surface a été rabotée et est donc illisible (figure 23). Elles sont décrites dans l’inventaire de 1894 sous les numéros 32-33-34 : écussons de France et de Bretagne qui formaient les clefs de voûte du sanctuaire. Cette observation semble contradictoire avec la description faite par le marquis de Vernon, qui signale seulement à deux reprises les armes de France et les armes de Bretagne, situées dans le chœur 103. L’écu effacé pourrait être relié avec l’écu de France, encore qu’il faudrait pouvoir expliquer le changement d’état entre 1886 et aujourd’hui. On se demande alors quel était l’état de la pièce, et comment le marquis aurait pu identifier cet écu. La question est d’autant plus probléma- tique que la présence de fleurs de lis sur l’écu, si on envisage une attribution d’après un écu fragmentaire, peut dans ce cas renvoyer à d’autres armoi- ries : celles de Châteaubriant (semé de lis d’or sur champ de gueules) ou de la duchesse Jeanne de France, épouse de Jean V (mi parti Bretagne-France). Quant aux clefs aux armes de Bretagne, celles-ci relèvent bien de deux styles différents, et donc de deux époques différentes ; ce qui signifie qu’elles représentent bien deux ducs. La première pourrait être attribuable à Jean V. La présence de l’ange comme support héraldique va dans ce sens 104. Cette attribution indiquerait peut-être la réalisation de travaux de

103. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 19 et 42. 104. Jean IV est le premier duc de Bretagne à arborer des anges pour supporter son écu. On n’en a la trace que dans les sceaux. C’est d’abord saint Michel en contresceau de

77 Thibaut Lehuédé voûtement dans le chœur autour de 1428-1433. La seconde clef de voûte doit, elle, être rattachée au duc Pierre II (1450-1457).

Pierre II La dévotion de Pierre II envers l’église de Saint-Julien avait déjà été soulignée auparavant mais peut désormais être reliée à des vestiges maté- riels 105. C’est en effet à ce duc qu’il faut relier la seconde clef de voûte à l’écu en bannière couronné. Cet usage particulier de l’écu en bannière couronné est attesté seulement à partir du règne de François I (1442-1450) et se poursuit sous les règnes de Pierre II, d’Arthur III et François II 106. Parmi ces ducs, seul Pierre II montre une dévotion prononcée envers saint Julien 107. Il effectue ainsi un pèlerinage au sanctuaire de Vouvantes et, dans son testament, recommande son âme à saint Julien martyr 108. Cet intérêt serait aussi confirmé par la redécouverte d’un fragment de vitrail, avec trois autres écussons issus des anciennes verrières. Le problème est que ce fragment n’est à aucun moment cité par le marquis de Vernon, que ce soit dans ses publications, ou dans ses notes personnelles. La ques- tion se pose donc de le rattacher à l’ancienne église de Saint-Julien-de- Vouvantes, bien que cela paraisse a priori logique. Le silence à ce sujet est d’autant plus troublant que l’attribution de l’écu ne pose aucun problème d’identification. Il s’agit d’un écu bannière couronné partien 1 d’un semé d’hermines, en 2 d’un semé de fleur de lis azur sur champ d’or au franc-quar- tier de gueules et en 4 d’un palé d’or et de gueules de six pièces (figure 24). On reconnaît ici les armes de Françoise d’Amboise (1427-1485), duchesse

son sceau équestre dès 1366, en référence à sa victoire face à Charles de Blois, jour de la fête du saint (Jones, Michael, « The seals of John IV, duke of Britanny 1364-1399 », The Antiquaries journal, vol. LV, part. 2, p. 368 et [http://www.sigillotheque.fr/base/breton1/ fiche/8/details, en accès restreint]. Un autre sceau, daté de 1368-1369, met en scène l’écu de Bretagne timbré du heaume des Montfort et soutenu par deux anges, deux lions et un oiseau et un griffon (id., p. 374 et [http://www.sigillotheque.fr/base/breton1/fiche/14/ details, en accès restreint]). Il faut attendre Jean V pour retrouver ce schéma dans la sphère monumentale, à la cathédrale de Quimper ou à celle de Saint-Pol-de-Léon ; schéma qui sera repris par tous ses successeurs. Sur la question de l’ange écuyer, voir aussi Hablot, Laurent, « Saint Michel… », art. cité., p. 4. 105. De Vernon, Saint-Julien-de-Vouvantes…, op. cit., p. 30-31. 106. Voir notamment les armes de Pierre II dans son livre d’heures (BnF, ms lat 1159, fo 27v). L’usage de l’écu en bannière non couronné est quant à lui ancien et se retrouve chez les Dreux et se poursuit sous les premiers Montfort (Hablot, Laurent, « Les couleurs des armées à la fin du Moyen Âge, le cas breton », Bulletin de la société historique et archéo- logique de Nantes et de Loire-Atlantique, t. 141, 2006, p. 263-291). 107. L’existence d’un poursuivant d’Arthur de Richemont dénommé Vouvant dans les années 1443-1445 (Jones, Michael, « Vers une prosopographie des hérauts bretons médiévaux : une enquête à poursuivre », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 145e année, no 3, 2001, p. 1399-1426) renvoie à Vouvant, sei- gneurie située en Vendée, appartenant au connétable de 1427 à 1458. 108. Morice, Pierre Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, vol. II, 1742-1746, p. 1703-1709.

78 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes et épouse de Pierre II 109. L’absence de lambel permet de donner une data- tion assez fine de la pièce, correspondant aux dates de règne du duc, c’est-à-dire entre 1450 et 1457. Il semble donc bien y avoir eu une reconstruction ou à tout le moins, une restauration globale de l’édifice sous le règne de Pierre II. La clef de voûte laisse penser à des travaux de voûtement dans le chœur ; mais quel lien avec ceux possiblement effectués durant le règne de Jean V ? D’autres par- ties sont bien apparemment en chantier dans les années 1450, notamment le porche. Il faut en effet considérer le décalage existant entre les armoiries affichées et la datation des vestiges. Or, sur le relief du porche, l’usage des écus en bannière, ainsi que le schéma de l’écu d’hermine couronné présenté par deux anges, rattache bien ce groupe sculpté au règne de Pierre II et s’inscrit donc dans une même campagne de travaux. On prend la peine de rendre hommage aux fondateurs, en affichant leurs armes sur le porche, tout en réaffirmant la prééminence ducale, juste au-dessus. On note enfin la réalisation de vitraux, avec peut-être là aussi, la reprise d’anciens écus.

Les vitraux Il subsiste un nombre relativement important de pièces de vitrail (Annexe 3 - Inventaire des vitraux conservés). Celles-ci relèvent de plusieurs temporalités. En fonction du style, on peut ainsi mettre en évidence deux, voire trois périodes, du xve au xvie siècle, mais dont la datation mériterait d’être précisée, avec une étude plus poussée, qui ne pourra être effectuée ici. On notera cependant la technique utilisée, mêlant grisaille et jaune d’argent, ainsi que l’adjonction de rouge et de bleu, qui rejoint bien ce que l’on connaît des vitraux bretons du xve siècle 110. Le dessin et la technique montrent une réelle maîtrise technique et l’intervention d’artistes de premier plan. Cette hétérogénéité témoigne des remaniements importants effectués dans les verrières lors des phases de travaux et de réaménagement de l’édifice, qui se sont poursuivis à l’époque moderne, avec une partie des vitraux qui est ainsi recouverte de chaux à cette époque. Malgré cela, en s’aidant des relevés effectués en 1886 et des vestiges, on peut tenter de reconstituer, au moins partiellement, le programme vitré.

109. Les armes de la duchesse Françoise d’Amboise sont connues par d’autres vitraux, à la maîtresse vitre de Notre-Dame de Lantic, ou encore par un portrait de la duchesse reproduit par Gaignières, pour un vitrail de la collégiale Notre-Dame de Nantes (BnF, Gaignières, 568). 110. La technique du jaune d’argent est apparue au début du xive siècle. Voir à ce sujet : Lautier, Claudine, « Les débuts du jaune d'argent dans l'art du vitrail ou le jaune d'argent à la manière d'Antoine de Pise », Bulletin Monumental, tome 158, no 2, 2000, p. 89-107. Les vitraux du xive siècle très peu connus pour la Bretagne (voir l’inventaire du Corpus Vitrearum : Gatouillat, Françoise, Hérold, Michel, Les vitraux de Bretagne…, op. cit.). La technique du jaune d’argent s’observe donc surtout dans les productions du xve siècle : cathédrale de Quimper, Notre-Dame de Runan ou Saint-Gilles de Malestroit. Voir égale- ment les notes de Jean-Yves Cordier sur la question [http://www.lavieb-aile.com/article- la-maitresse-vitre-de-l-eglise-de-runan-22-123343694.html].

79 Thibaut Lehuédé

Crucifixion Dans ses notes, le marquis de Vernon signale une scène de crucifixion, localisée alors dans la quatrième lancette de la maîtresse vitre. Cependant, le fragment en question n’a apparemment pas pu être sauvé car il ne se retrouve pas dans le corpus. On est en droit de supposer une réalisation du xve siècle, en cohérence avec les observations du marquis. Peut-être faut-il relier à cette crucifixion, un personnage se tenant la tête en signe d’afflic- tion (figure 25), qui pourrait alors être un saint Jean, fréquemment repré- senté dans cette scène. On retrouve notamment ce schéma dans la baie d’axe de Notre-Dame de Runan (Côtes-d’Armor), datée par René Couffon aux alentours de 1423 111. De même, le vitrail attribué par erreur à Jean V, avec la présence des soldats, qui laissait penser à une scène testamentaire, pourrait éventuellement s’intégrer dans ce qui serait alors un cycle de la Passion, voire un cycle de la vie du Christ, comme pourrait l’attester la reconnaissance d’une scène de l’Annonciation.

Annonciation Plusieurs éléments semblent en effet se rattacher à une telle scène. En premier lieu, deux fragments permettent de reconstituer presque en inté- gralité une femme en pied, les mains croisées sur la poitrine, que l’on doit identifier comme étant la Vierge (figure 26). Sa gestuelle témoigne de son humilité et de son acceptation de la volonté divine, et est abondamment usitée pour figurer la rencontre avec l’archange Gabriel 112. Le problème est qu’il peut également, bien que plus rarement, se retrouver à la Crucifixion, marquant là encore, l’assentiment de la Vierge, devant le sacrifice de son fils. L’exemple de Runan, déjà cité, en offre une parfaite illustration. Il est donc délicat d’attribuer avec certitude le fragment de la Vierge à l’une ou l’autre scène. Pour autant, outre le problème de la Vierge, on arrive à ras- sembler les autres pièces du puzzle. C’est d’abord un lis (figure 27), relevé dans la maîtresse vitre au côté de la Vierge, dont il est l’emblème, et qui dans l’Annonciation, est généralement dans un vase ou porté par l’archange Gabriel. Pour ce dernier, il est difficile parmi tous les anges de retrouver le bon, puisque pour la majorité, seule la tête a été conservée. Notre pré- férence irait à une tête de profil de même dimension que celle de la Vierge (figure 28). Enfin, le tableau serait complété avec le très beau fragment de Dieu le père au nimbe crucifère, tenant dans la main gauche le globe, et bénissant de la main droite (figure 29). De sa tête partent des rayons lumineux avec la colombe de l’Esprit saint. La figure divine en grisaille et

111. Couffon, René, « Les verrières anciennes des Côtes-du-Nord », Bulletins et mémoires de la société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 67, 1935, p. 101-104. 112. Garnier, François, Le langage de l’image au Moyen Âge, éd. du Léopard d’or, 1982, p. 184-185. Voir aussi la thèse de Ferraro, Séverine, Les images de la vie terrestre de la Vierge dans l’art mural (peintures et mosaïques) en France et en Italie : des origines de l’iconographie chrétienne jusqu’au Concile de Trente, Université de Bourgogne, 2012.

80 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes jaune d’argent est habilement mise en valeur sur le fond bleu des nimbes. L’association de Dieu le père à l’Annonciation n’est pas systématique, mais elle est fréquente aux xive et xve siècles 113.

Assemblée angélique Une des particularités des vitraux du site réside dans la très grande proportion de figures angéliques conservées. Leurs dimensions et leurs postures diffèrent, ce qui suggère des compositions particulières, que l’on peut d’ailleurs relier à leur position dans les vitraux. Selon les découpages des plombs, on devine en effet, que plusieurs d’entre eux prenaient place dans les parties hautes des verrières. On distingue plusieurs groupes. Trois portent des encensoirs. Beaucoup sont en posture de prière, les mains jointes. On reconnaît parmi eux plusieurs séraphins, identifiables à leurs trois paires d’ailes. Certains sont associés à des phylactères. Un autre, les bras tendus en signe de présentation, a pu également servir de support héraldique, comme c’est le cas pour l’écu de Bretagne à la pierre du porche. On peut en outre envisager d’autres compositions, en restant sur le modèle de la crucifixion de Notre-Dame de Runan, où la croix du Christ est entourée de neuf anges adoptant diverses postures : certains recueillant le sang des stigmates, d’autres en position de recueillement ou de prière.

Saints et/ou donateurs ? Le fragment d’une main tenant un livre, que l’on reliera à un évangéliste, peut indiquer la présence de portraits en pied de plusieurs saints, situés dans les lancettes de la maîtresse vitre, comme ceux visibles à Runan, ou encore à la cathédrale de Quimper, pour se limiter à des exemples bretons du xve siècle. Mais l’évangéliste peut aussi être un saint patron accom- pagnant le portrait d’un donateur. Y a-t-il eu effectivement, comme à la cathédrale quimpéroise, des portraits de donateurs ? C’est le problème que pose l’identification de la tête de femme couronnée, pouvant renvoyer autant à une sainte, sainte Catherine notamment, honorée dans l’église et déjà présente à Runan, qu’à une duchesse. On pense ici à Jeanne de France (1391-1433) épouse de Jean V, et surtout à Françoise d’Amboise (1427-1485) épouse de Pierre II, dont les armes ont été retrouvées dans les vitraux. On peut aussi faire une comparaison avec les têtes couronnées situées au centre de deux trilobes à la baie 8 de la cathédrale de Dol, réalisée vers 1420 114. La question gagne en épaisseur après consultation des notes du

113. Quelques exemples choisis : la peinture de Benedetto Bonfigli à la Galleria Nazionale dell’Umbria, à Pérouse ; celle de Melchior Broderlam au musée des Beaux Arts de Dijon ; ou en enluminure les Heures d’Egerton, British Library, Egerton 1070, fol. 15v ; et pour la Bretagne : les Heures de Marguerite d’Orléans, BnF, ms lat. 1156B, fol. 31r ; les Heures d’Isabelle Stuart, BnF, ms 62, fol. 29r ; enfin les Heures de Pierre II, BnF, ms lat. 1159, fol. 32. 114. Jean-Yves Cordier en présente une nouvelle fois des clichés de bonne qualité : [http://www.lavieb-aile.com/2018/09/les-vitraux-du-debut-du-xve-siecle-de-la-cathedrale-

81 Thibaut Lehuédé marquis de Vernon, qui signale pour la première lancette de la maîtresse vitre, la présence d’un ou deux chevaliers. Référence au vitrail de Jean V, portrait de donateur, de saint (saint Julien) ou scène historiée ? La mention, malheureusement trop brève, laisse planer le doute.

Saint Julien Étrangement, les deux seules images attribuables dans le vitrail à saint Julien remontent à l’époque moderne. Il s’agit d’abord d’un petit person- nage en armure tenant épée et bouclier, dans un style affichant un carac- tère italianisant, typique de l’importation des formes de la Renaissance. Le second est encore plus tardif, avec une tête de saint nimbée vue de face, probablement en armure et s’apparentant donc au saint patron de l’église (figure 30). Un ange presque complet en position de prière se rattache à la même période de réalisation (figure 31). Peut-être faut-il comprendre cette absence de saint Julien dans les vitraux médiévaux, comme une marque de la « spécialisation » des espaces, au sein même du sanctuaire. Les murs et la statuaire seraient prioritaire- ment réservés au saint patron en lien avec le rite, tandis que le vitrage, art de la lumière, auquel on pourrait rajouter les voûtes, détentrices d’une forte symbolique, s’avéreraient plus appropriés pour porter les images tirées de la Bible et son cortège angélique 115.

Une dernière phase de travaux (fin xve-début xvie siècle) Le règne de Pierre II ne constitue pas la dernière phase des travaux. Le marquis de Vernon signale en effet l’intervention d’un dernier grand commanditaire, l’évêque de Léon et recteur de Saint-Julien-de-Vouvantes, Michel Guibé. Les mentions dans les études sur Saint-Julien-de-Vouvantes balancent régulièrement pour savoir lequel des deux membres de la famille Guibé : Michel († 1502) ou son frère Robert 116 († 1513), a effectué les tra- vaux. Quoi qu’il en soit, on lui attribue l’ouverture d’une porte sur le flanc sud de la nef vers 1495-1497 117. La construction qui est terminée par un édicule aux armes du prélat (figure 32) antérieurement surmontées d’une crosse, se démarque également par les riches matériaux utilisés, tranchant avec les moellons du mur où elle s’insère. Le prélat fait aussi bâtir une petite « chapelle sans style, sans voûte, n’ayant qu’une petite fenêtre à de-dol-de-bretagne-les-pupilles-rehaussees-de-jaune-d-argent.html ]. 115. On peut citer les exemples de la cathédrale de Tréguier, celle du Mans ou encore Notre-Dame de Kernascléden où des anges sont peints sur les voûtes de l’édifice. 116. Robert occupe successivement les charges d’évêque de Tréguier, Rennes et Nantes. Il est nommé cardinal en 1505 et reste plusieurs années à Rome. 117. De Vernon, « Aperçu historique… », art. cité., p. 134-135. Le prieur de Moisdon Guy Gaudière, agissant au nom du prélat, fait l’acquisition de plusieurs terrains en 1485, 1493, 1494, dont la première pour « agrandir la maison de Vouvantes », indiquant d’autres tra- vaux plus importants ?

82 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes meneaux qu’il fit dédier à saint Martin 118 », que l’on ne peut localiser, sur le plan, qu’accolée au flanc sud de la première travée du chœur. L’analyse héraldique apporte plus de doute sur cette attribution. En effet, les armes de Guibé : d'argent à trois jumelles de gueules accompa- gné de six coquilles d'azur, au chef d'or, ne correspondent pas exactement puisque l’écu sculpté montre certes un chef, reconnaissable à la différence d’épaisseur, mais pas de jumelles. Il s’agit plutôt d’un fascé et a priori le même que celui présent dans le vitrail. L’écu en lui-même est perdu mais est figuré en position 4 sur le cliché de 1886 (figure 20). Malgré la mauvaise qualité et l’inconnu à propos des émaux, on retrouve un possible chef et un fascé, avec six pièces (des coquilles ?) se détachant dans le champ argent, qui rappelle effectivement les armes des Guibé. La question de l’attribution reste ainsi contestable. Comment doit-on alors évaluer cette éventuelle phase de travaux ? Si le marquis a quelque peu tendance à minorer l’ampleur des réalisations de cette époque, il faut peut-être la (re)considérer dans toute son ampleur. Ainsi, c’est à cette phase que l’on doit la réalisation de la peinture murale figurant saint Julien, datée de l’extrême fin duxv e siècle. La mention d’une clef de voûte aux armes de France pose également question d’une éven- tuelle intervention royale, au même moment, c’est-à-dire coïncidant avec le règne de la reine Anne († 1514). La chose est tout à fait envisageable du fait que les deux frères Guibé sont en effet tous deux des proches de François II, puis de son héritière. La présence d’un vitrail du début du xvie siècle, à l’es- thétique italienne, confirme tout à fait cela, et rapproche cette commande d’autres œuvres marquant l’introduction des formes de la Renaissance ita- lienne en Bretagne 119. • Tous les éléments présentés dans cette étude concourent à faire de l’église disparue de Saint-Julien-de-Vouvantes un monument d’une certaine importance dans le panorama architectural des marches de Bretagne. Son intérêt est multiple. D’abord en tant que lieu de pèlerinage, elle permet une étude des pratiques dévotionnelles et de leur évolution sur le long terme. Son rayonnement hors des frontières bretonnes à la fin du Moyen Âge illustre les problématiques d’échanges et de circulation, aux frontières du duché 120. Le culte à saint Julien se rattache aussi aux problématiques sur les saints guerriers et à leur emblématique, en lien avec la haute aristocra- tie bretonne, qui joue ici un rôle majeur, de même que les ducs puis le roi. Les interventions suivies de Jean V et Pierre II témoignent de la pérennité

118. Ibid. 119. Cette question a été abordée par Tania Levy avec sa communication : Un art « gran- diose et élégant » : l’introduction des formes à l’italienne en Bretagne, colloque Flamboyante Bretagne, Quimper, oct. 2017 (à paraître), où la place des Guibé a été également soulignée. 120. Sur ce sujet, voir Cintré, René, Les marches de Bretagne au Moyen Âge : économie, guerre et société en pays de frontière, Pornichet, éd. Jean-Marie Pierre, 1992.

83 Thibaut Lehuédé de l’intérêt des Montfort envers le site. Celui-ci intègre la liste des monu- ments « dynastiques », fondés ou récupérés à leur profit par les ducs 121. Au niveau de l’histoire de l’art, la nouvelle datation a permis d’envi- sager un étalement du chantier beaucoup plus long, jusqu’à la seconde moitié, voire la fin, du xve siècle. On a pu notamment réévaluer le rôle joué par Pierre II et aborder la relation à l’architecture et aux arts de ce prince, perceptible ailleurs, par la commande de son tombeau ou aux travaux effectués à la collégiale Notre-Dame de Nantes 122. Enfin, une étude détail- lée reste à mener sur le vitrail, tout juste ébauchée ici, ainsi que sur la statuaire, remarquablement conservée dans le dépôt lapidaire de la crypte actuelle. Elle permettrait de véritablement cerner la place du chantier dans la production de son temps, voire d’en préciser la datation. Elle pourrait, en outre, donner une meilleure visibilité à ce patrimoine exceptionnel, qui mériterait une meilleure reconnaissance et une meilleure mise en valeur.

121. Sur les modalités de la commande ducale, voir Lehuédé, Thibaut, La commande artistique de Jean IV et Jean V, mémoire de master, 2015, p. 19-37. 122. Le tombeau de Pierre II et Françoise d’Amboise est connu par une gravure de Gaignières. Sur la collégiale Notre-Dame de Nantes, voir Charrier, Lény, « La collégiale Notre-Dame : une nécropole ducale ? », in Faucherre, Nicolas, Guillouët, Jean-Marie (dir.), Nantes flamboyante (1380-1530), Actes du colloque des 24-26 nov. 2011, Société archéolo- gique et historique de Nantes, 2014, p. 69-76.

84 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

Annexes

Annexe 1 – Inventaire des armoiries relevées dans l’édifice

No Description Attribution Localisation Peinture murale sur le mur en 1 d’or à trois merlettes de sable De Brie (Pierre ?) retour côté de l’évangile, armes placées à côté de saint Julien Clef de voûte à l’endroit où Écu de France 2 Roi de France s’opère la réunion des traverses (d’azur à trois lis d’or ?) de la travée du fond Hermine plain à 9 mouchetures 4 3 2 Duc de Bretagne Clef de voûte dans la seconde 3 tenu par un ange (Jean V ?) (voir supra) Ecu bannière couronné d’Hermine Duc de Bretagne 4 Clef de voûte plain à 10 mouchetures 4 3 4 (Pierre II ?) À relier avec no 2 : 5 Écu effacé tenu par un ange écu du roi de Clef de voûte France ? Hermine plain couronné et tenu par Grande pierre que l’on voyait au- 6 Duc de Bretagne deux anges dessus de l’entrée du porche Écu bannière : d'or à la croix de gueules cantonnée de seize alérions Grande pierre que l’on voyait au 7 Guy XII de Laval d'azur ordonnés 2 et 2 et chargée de dessus de l’entrée du porche cinq coquilles d'argent Écu bannière parti : en 1 d'or à la croix de gueules cantonnée de seize alérions d'azur ordonnés 2 et 2 et Louise de Grande pierre que l’on voyait au- 8 chargée de cinq coquilles d'argent ; en Chateaubriant dessus de l’entrée du porche 2 d’un semé de fleurs de lis sur champ de gueules 9 Écu effacé tenu par deux anges Chapiteau de colonne 10 Écu effacé tenu par deux anges Chapiteau de colonne Michel Guibé ? D'argent à trois jumelles de gueules Au sommet d’un pédoncule à la 11 Écu sculpté : fascé au chef accompagné de six porte percée dans le mur sud coquilles d'azur, trois, de la nef deux, une, au chef d'or Deux écussons portant un J entre deux S accolés par leurs extrémi- Pierre Corvin ? Enfeu dans le chœur au pied de 12 tés et un F entre deux S accolés par (†1470) l’autel de saint Julien leurs extrémités D’argent au pin de sinople chargé de Écusson en bois à la voûte de François de Vigré trois pommes au naturel accompagné la chapelle du rosaire (armes 13 seigneur de la Briais de trois merlettes de sable 1 et 2 aux signalées sur le banc et sur une (xviie siècle) ailes d’argent litre du mur de la chapelle) Hermine plain à 12 mouchetures : Duc de Bretagne Vitrail, prééminence maîtresse 14 4 3 4 1 (Jean V ?) vitre ? - Rostrenen ? Écu bannière couronné d’hermine à 15 - Jean de la Rivière ? Vitrail, maîtresse vitre trois fasces de gueules (Vernon)

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Écu bannière écartelé au 1 et 4 de gueules à 4 fusées d’hermine en fasce Dinan Montafilant et six besans de même 3 en chef et 3 brisé 16 Vitrail, maîtresse vitre en pointe ; aux 2 et 3 de gueules à trois (Bertrand de Dinan- fleurs de lis d’or ; le tout surmonté d’un Montafilant ?) lambel d’argent De gueules à trois croissants d’or avec 17 Saint Aubin Vitrail, chœur côté de l’épître un phylactère saint aubin Écartelé en 1 et 4 de gueules à trois croissants d’or et 2 et 3 de gueules 18 Saint Aubin et Treniel Vitrail, chœur côté de l’épître à une bande d’argent accosté de six merlettes de sable Écu bannière couronné parti en 1 d’un semé d’hermines, en 2 d’un semé 19 de fleur de lis azur sur champ d’or au Françoise d’Amboise Vitrail franc-quartier de gueules et en 4 d’un palé d’or et de gueules de six pièces Fascé à cinq pièces non identifiées 20 Michel Guibé ? Vitrail (coquilles ?) dans le champ - Berthelot ? Écu bannière d’azur à trois têtes de - du Boiséon ? 21 léopard couronnées et lampassées Vitrail - du Haut Bois ? d’or (Vernon) Écu bannière écartelé en 1 et 4 : d’or 22 à la fasce de gueules et en 2 et 3 : Jean de Penhoët Vitrail d’argent à trois fasces de gueules

86 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

Annexe 2 – Généalogie de la famille de Dinan-Montafilant

Rolland III († 1349) ép. Thomasse de Châteaubriant | | Rolland IV | | Charles († 1418) | |

Henri († 1403) Rolland († 1419) Robert († 1429) Bertrand († 1444) Jacques († 1444) ép. Cath de Rohan | | Françoise de Dinan

Annexe 3 – Inventaire des vitraux conservés

No Description Précision (identification / nb) 1 Personnage tenant un livre Évangéliste ? 2 Motifs ornementaux 5 3 Lis 4 Séraphin mains jointes en prière 5 5 Ange avec encensoir 3 6 Base architecturée 7 Tête nimbée Ange ? 3 8 Ange/séraphin 9 Buste de saint vu de face en armure – xvie siècle Saint Julien ? 10 Bloc mal lisible avec encadrement en plomb dont oiseau 11 Femme mains croisées sur la poitrine Vierge 12 Personnage nimbé ? mains croisées sur la poitrine 13 Ange bras tendus en signe de présentation

14 Ange en prière – xvie siècle Sur fond bleu, Dieu le père au nimbe crucifère, la main droite 15 bénissant, la gauche tenant un globe ; duquel émane dans des rais la colombe du Saint-Esprit ; fragment de phylactère avec inscription Bloc avec encadrement en plomb comportant des éléments architec- 16 turés ; un personnage se tenant la tête en signe d’affliction ; partie sur Saint Jean ? fond rouge avec motifs et oiseau 17 Deux personnages nimbés et fragment de phylactère avec inscription Anges ? 18 Tête de femme couronnée Sainte Catherine / duchesse ? 19 Fleurs marguerites 20 Portrait en pied de saint Julien

87 Thibaut Lehuédé

Annexe 4 – Illustrations de l'article Ces illustrations sont disponibles en haute qualité et en couleurs sur la version en ligne de l’article, sur https://journals.openedition.org/abpo/.

Figure 1 – Plan de l’église d’après le Figure 3 – Photo du porche ouest plan conservé aux Archives diocé- (Archives diocésaines de Nantes, saines de Nantes (sous-série P, Y6) sous-série P, Y3)

Figure 4 – Photo du chevet et gout- tereau sud (Archives diocésaines de Nantes, sous-série P, Y3)

Figure 2 – Vue depuis la route nationale (Archives diocésaines de Nantes, sous-série P, Y3)

88 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

Figure 5 – Médaille de saint Julien Figure 7 – Vestiges de la statue (Forgeais, Arthur, Collection de de saint Julien plombs historiés trouvés dans la (cl. T. Lehuédé) Seine, enseignes de pèlerinages, Paris, 1863, p. 180)

Figure 6 – Peinture murale de saint Julien (sur l'ancienne église de Saint-Julien-de-Vouvantes », in Bulletin de la Société archéologique de Nantes et de Loire inférieure, t. xxix, 1890, p. 91-145)

89 Thibaut Lehuédé

Figures 8-9-10 – Moules et moulages des enseignes de pèlerinage (cl. T. Lehuédé)

Figure 11 – Saint Julien face à un prisonnier (Heures de Catherine de Rohan et Françoise de Dinan, Bibliothèque de Rennes Métropole, les Champs libres, ms 0034)

90 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

Figures 12-13-14 – Trois des quatre Figure 16 – Écu aux armes pierres gravées aux angles du de Dinan-Montafilant au lambel chœur (cl. T. Lehuédé) (cl. T. Lehuédé)

Figure 17 – Écu aux armes de Rostrenen ? (cl. T. Lehuédé)

Figure 18 – Fragments de vitraux réunis : écu aux armes de Figure 15 – Armoiries sculptées au Boiséon ?, tête de femme couron- porche (cl. T. Lehuédé) née, fleurs de marguerites, person- nage en armure (saint Julien ?) (cl. T. Lehuédé)

91 Thibaut Lehuédé

Figure 19 – Photo du vitrail recons- Figure 21 – Clef de voûte à l’écu titué (Balby de Vernon, « Aperçu de Bretagne tenu par un ange (cl. historique… », art. cité) T. Lehuédé)

Figure 22 – Clef de voûte à l’écu en bannière couronné aux armes de Bretagne (cl. T. Lehuédé)

Figure 20 – Photo réunissant les prééminences héraldiques des verrières (Archives diocésaines de Figure 23 – Clef de voûte effacée Nantes, sous-série P, Y3) (cl. T. Lehuédé)

92 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

Figure 24 – Écu en bannière cou- Figure 26 – Fragment de vitrail – ronné aux armes de Françoise la Vierge (cl. T. Lehuédé) d’Amboise (cl. T. Lehuédé)

Figure 25 – Fragment de vitrail (saint Jean ?) (cl. T. Lehuédé)

Figure 27 – Fragment de vitrail – lis (cl. T. Lehuédé)

93 Thibaut Lehuédé

Figure 28 – Fragment de vitrail – Figure 31 – Fragment de vitrail – ange de profil (Gabriel ?) ange (cl. T. Lehuédé) (cl. T. Lehuédé)

Figure 29 – Fragment de vitrail – Dieu le père bénissant (cl. T. Lehuédé)

Figure 32 – Écu sculpté – armes de Guibé ? (cl. T. Lehuédé) Figure 30 – Fragment de vitrail – saint Julien ? (cl. T. Lehuédé)

94 L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes

RÉSUMÉ L’église médiévale de Saint-Julien-de-Vouvantes a été détruite à la fin du xixe siècle. De nombreux vestiges de cet édifice ont cependant été sauvegardés et permettent de réaliser une étude avancée sur les pratiques dévotionnelles de l’aristocratie bretonne de la fin du Moyen Âge qui fut le principal promo- teur de cette église. Saint-Julien, grand site de pèlerinage des marches bre- tonnes, bénéficie en effet du patronage des Grands du duché ; ce qui explique la grande qualité d’exécution des pièces conservées. L’analyse des nombreux témoignages héraldiques laisse entrevoir une récupération du culte par les ducs de Bretagne, puis par le roi de France. Saint Julien se rattache effective- ment aux saints guerriers, et donc à des enjeux politiques et nationaux, qui trouvent un écho particulier au sein de l’aristocratie bretonne. Il s’agit ici de dresser l’état des connaissances relatives à ce sanctuaire mal connu et de réévaluer son importance ; tout en essayant de dégager, à partir de l’étude de la sculpture et du vitrail, les différentes phases de la chronologie du site, de la fin du xive siècle au début du xvie siècle.

ABSTRACT Saint-Julien-de-Vouvantes’ medieval church was destroyed at the end of the 19th century. However, many remains have been saved, and allow to carry out an in-depth analysis of Breton aristocracy’s devotional practices at the end of the Middle Ages. Indeed, Saint-Julien is a significant site of pilgrimage located on the Breton border, and benefits from the patronage of the duchy’s most powerful figures. This explains the high quality of exectution of the remains. The analysis of the many heraldic evidences reveals that the cult was exploited by the dukes of , then by the king of France. Saint Julien is actually connected with warrior saints, and therefore to political and national issues, which find an echo in the Breton nobility. This paper aims to assess the current state of knowledge about this not well known shrine, and to reassess its significance. Meanwhile, studying sculpture and stained glass remains, it has to precise the different stages of the timeline, from the end of the 14th century to the beginning of the 16th century.

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L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)*

Christian Kermoal Docteur en Histoire, chercheur associé, Tempora – Université Rennes 2

Dans sa thèse d’État, Alain Croix s’est intéressé à « l’enfer froid », l’ifern yen des Bretons 1. Il s’agissait de vérifier l’idée d’un « enfer froid » d’origine celtique, une conception a-chrétienne de l’enfer qui se serait maintenue en Bretagne au moins jusqu’au xixe siècle lorsqu’elle fut relevée par les folklo- ristes. Elle fut ensuite développée par toute une tradition historiographique avant d’être relayée par le courant celtomane. Proposée en deux parties, son enquête le conduit d’abord à composer un dossier dans lequel il relève une soixantaine de références à l’« ifern yen », à l’« abim yen » (l’abîme froid) ou la « maru yen » (la mort froide) ; des mentions qu’une méthode régressive lui permet de faire remonter aux xviie, xvie et xve siècles. Les écrits du corpus proviennent du théâtre et de la poésie ; ce sont également des cantiques. Tout comme pour ces derniers, le phylactère de l’ossuaire de La Martyre (Finistère), daté de 1619, permet d’attester l’intégration de « l’enfer froid » dans le monde des chrétiens, ici dans le lieu sacré du cimetière : An maro : han ba : han : ifern : ien : pa : ho : soing : den : e : tle : crena La mort, et le jugement, et l'enfer froid, quand l'homme y songe, il doit trem- bler 2. Dans un second temps, l’analyse de ce dossier l’amène à constater le rapprochement fréquent du chaud et du froid dans plusieurs descriptions.

* Préparé de longue date, cet article a été rédigé pendant le confinement lié à la pan- démie du coronavirus Covid-19 en mars-avril 2020. Il est dédié à tous les personnels soignants qui pendant ces longues semaines ont vécu l’enfer. Je remercie Georges Provost d’en avoir relu le manuscrit. 1. Croix, Alain, La Bretagne aux 16e et 17e siècles. La vie, la mort, la foi, Paris, Maloine, 2 tomes, 1981, p. 1055-1058. 2. Ce vers est une copie directe du Mirouer de la mort, ouvrage du recteur de Plougonven, Jehan An Archer Coz, qui a été composé en 1519 et publié par les récollets de Cuburien, près de Morlaix, en 1575. Voir Delumeau, Jean (dir.), Documents de l’Histoire de la Bretagne, Toulouse, Privat, 1971, photographie au recto de l’encart entre les p. 212 et 213. Le texte en moyen-breton apparaît sous le miroir qui montre à celui qui s’y regarde l’aspect qu’il aura après sa mort.

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 Christian Kermoal

C’est l’âme qui est dans le feu et la glace « en tan h’ar frim » dans le can- tique xiv du Doctrinal (1646). C’est encore une description de l’enfer, celle d’un froid brûlant, relevée dans Buhez mab den (avant 1530) : […] e-n iffern yen Euzic lisquydic byzhuyquen… […] dans l’enfer froid, horrible, brûlant à jamais… 3 Rapprochement surprenant du brûlant et du froid, mais la sémantique du mot « yen » est si riche que son sens paraît en découler naturellement : froid, bien sûr, mais encore cruel, insensible, méchant, pervers, fourbe. L’analyse rejoint les traductions proposées par Roparz Hémon : froid, triste, cruel 4. La conclusion tombe logiquement : l’enfer n’est pas plus spécifiquement et matériellement froid que le malheur n’est rouge ; il s’agirait d’un idiotisme ! Cette conclusion est reprise, cette fois sans nuance, dans le Dictionnaire du patrimoine breton : l’ifern yen n’est qu’une tournure de langue 5. Le coup est rude et vient de haut. À ce dossier, il convient néanmoins d’ajouter celui des images qui en atténue la portée. Il existe plusieurs repré- sentations de l’enfer froid au tournant des xve et xvie siècles dont la fresque monumentale de la cathédrale d’Albi et les images légendées que l’imprimé commence à faire circuler. Tout ceci montre que l’enfer froid existait bien dans l’imaginaire collectif et ce dans un espace géographique bien plus large que la seule Bretagne.

L’enfer froid Une croyance intemporelle et universelle en l’enfer froid L’Iliade, la Bible, le Coran…, d’autres textes sans doute tous aussi anciens ou fondateurs, évoquent l’enfer froid 6. Il n’est donc pas surpre- nant que les chrétiens aient cru en la même idée. Dès le ive siècle, circule une vision de saint Paul conduit en enfer par l’archange saint Michel ; il y rencontre des hommes et des femmes dans un endroit glacé 7. Avant l’an

3. Hersart de La Villemarqué, Théodore, Poèmes bretons du Moyen-Âge, Paris-Nantes, 1879, p. 103. 4. Hemon, Ropartz, Nouveau dictionnaire breton français, Brest, Al Liam, 1973, p. 836. Le Catholicon de Jehan Lagadec (1499) donne seulement froid comme traduction ; le Dictionnaire de Grégoire de Rostrenen (1732) fait de même, il l’associe toutefois à une fièvre amaigrissante (p. 374 et 411). 5. Croix, Alain et Veillard, Jean-Yves (dir.), Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2000, p. 362. 6. Vendryes, Joseph, « L’enfer glacé », Revue Celtique, tome 46, 1929, p. 134. La Bible, Job, 24-19. Le Coran, traduction de D. Masson, Paris, Gallimard, 1967, tome 2, p. 732 : sourate 76 verset 13. Sur cet ensemble, voir Carozzi, Claude, Le voyage de l'âme dans l'au-delà d'après la littérature latine (ve s.-xiiie s.), Paris, École Française de Rome, 1994. 7. Meyer, Paul, « La descente de saint Paul en enfer, poème français composé en Angleterre » dans Romania, tome 24, no 95, Paris, 1895, p. 357 et 369 : « post hec vidit viros et mulieres in loco glacali ».

98 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles) mille, le récit de la navigation du moine irlandais saint Brandan le montre entrevoyant l’enfer : « des surfaces glacées où la neige tombe sans cesse 8. » Vincent de Beauvais, dans son Miroir Historial, au xiiie siècle, donne une liste des tourments de l’enfer où la neige précède la nuit, les cris, les larmes, l’odeur du soufre, la soif et la chaleur étouffante 9. Jusqu’à Dante Alighieri qui au neuvième cercle de sa Divine Comédie (début du xive siècle), décrit, au centre de la Terre, un enfer froid baigné par les eaux gelées du Cocyte où le vent glacial est produit par les ailes de Lucifer 10. La glace est ici la peine maximale infligée aux damnés ! Le thème de l’enfer froid a traversé le temps et parcouru l’espace. Le voyage de Lazare en enfer qui va nous intéresser apparaît explicitement dans un sermon apocryphe du pseudo-Augustin, au ve siècle. La liste des lieux d’enfer et des tourments vient, plus tard, dans l’Elucidarium, à la fin du xie siècle. Honorius Augustodunensis y cite neuf peines, en y associant neuf péchés, description qui eut une influence considérable : au deuxième rang apparaissent le froid et la malice 11. Au bout d’une lente maturation, l’enfer, d’abord séjour des morts, puis négatif du paradis (un jardin où il ne fait ni trop chaud ni trop froid), est devenu le lieu du châtiment des âmes. Du xiie au xive siècle, vont apparaître dans l’occident médiéval la damnation éternelle, les peines proportionnées aux péchés, les tourments infligés aux réprouvés et la géographie des lieux de supplice 12. En conséquence d’un système pénal qui s’est constitué très progressivement, l’enfer se trouve désormais morcelé en endroits spécifiques qui correspondent chacun à un péché particulier. Et le froid en fait partie.

Le froid une peine d’enfer parmi les autres L’iconographie traduit ces mutations. Né en Angleterre vers l’an mil, le motif de la gueule de l’enfer est un premier symbole effrayant du monde infernal 13. Il aura en Bretagne un succès important dont témoignent les

8. Vendryes, Joseph, « L’enfer glacé », art… cité, p. 139. Larmat, Jean, Le réel et l’ima- ginaire dans la Navigation de saint Brandan, Aix-en-Provence, Presse universitaire de Provence, 1976. 9. Beauvais, Vincent de, Speculum historiale, Miroir Historial, cxix : « Nix, nox, vox, lachrymae, sulphur, sitis, aestus. » 10. La divine comédie, traduction par Félicité Robert de Lamennais, Paris, Flammarion, 1910, chants xxxii et xxxiii. 11. Runhalls, Graham A., Le mystère de la passion nostre seigneur du manuscrit 1131 de la bibliothèque Saint-Geneviève, Genève, Droz, Paris, Minard, 1974, p. 53-54. 12. Baschet, Jérôme, Les justices de l'au-delà. Les représentations de l'enfer en France et en Italie (xiie-xve siècles), Rome, École française de Rome, 2007. Le Speculum humanae salvationis, composé entre 1310 et 1324 divise l’enfer en quatre : le limbe des pères, le purgatoire, le limbe des enfants et le lieu des damnés. La géographie des lieux de supplice concerne cette dernière partie seulement. 13. Gonzalez, Julie, Étude iconographique de la Gueule d’enfer au Moyen Âge. Origine et symbolique, thèse de doctorat en histoire de l’art, (dir. Sabine Forero-Mendoza), Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2015, p. 10, 13 et 21.

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« Gweuz an ifern », littéralement les « Lèvres de l’enfer », qui orneront les calvaires, les vitraux, jusqu’aux tableaux de mission, entre les xve et xviie siècles 14. À cette représentation synthétique vient s’ajouter l'horreur d’une mise en scène détaillée et structurée des supplices infligés aux dam- nés, comme dans le jugement dernier peint par Giotto en l’église de l’Arena de Padoue, vers 1304, ou l’enfer de Buonamico Buffalmaco au Campo Santo de Pise (1330-1340). La même imagination débridée et un tantinet sadique apparaît plus tardivement à Kernascléden (mi-xve siècle) montrant, entre autres, des corps empalés sur les branches d’un arbre sec et une baratte infernale tournée par un diable. La division de l’enfer en différents lieux de supplice est bien présente. Mais dans cette composition, du moins dans ce qui nous en reste, l’enfer froid n’existe pas. En revanche, il existe dans les sermons. Les exempla exposent des des- criptions de plus en plus développées des peines multiples ; elles sont frap- pantes et généralement en rapport avec la nature de la faute commise. Jean de Le Motte dans La voie d’enfer et de paradis, en 1340, parle du fleuve glacé et du vent froid réservé aux coléreux 15. Thomas de Saluce, captif en 1394 du duc de Savoie, écrit un roman qui raconte le voyage du Chevalier errant. Le parcours du héros l’amène à reconnaître sur terre les situations de l’enfer. Le froid n’est pas oublié ; il est réservé ici aux coupables du péché de la chair : […] engelé le membre comme les pecheurs qui par chaleur de luxure auront perdu le regne cellestiel et seront touz en dedens les grans montaingnes de glace et de noif en enfer 16.

Le décalage avec l'Italie se comble au cours du xve siècle. Deux manus- crits de La Cité de Dieu de saint Augustin traduits en français par Raoul de Presle, nous montrent deux images de l’enfer froid. Elles datent des années 1475-1485 et chaque image est différente malgré une évidente parenté de réalisation.

Les images de l’enfer froid dans La Cité de Dieu (fin vers 1480) La première est conservée à Strasbourg 17. En arrière-plan de la scène centrale où les diables martèlent un corps supplicié, à droite de la forge

14. Nombreux exemples dans Croix, Alain, La Bretagne…, op. cit, tome 2, encarts photo- graphiques, Geuz an ifern : photos 72-85 et Descente aux limbes : photos 176-182. 15. Baschet, Jérôme, « Les conceptions de l'enfer en France au xive siècle : imaginaire et pouvoir » dans Annales, Économies, sociétés, civilisations, 40e année, no 1, 1985, p. 186. 16. Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), ms fr 12559 : Thomas de Saluces, Le Chevalier errant, 1403-1404, fol. 193, col. 1 et 2. « Noif » : neige. 17. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, MS 0523, La Cité de Dieu de saint Augustin, traduite en français par Raoul de Presles, SD, fol. 290ro. Le colophon ne peut être retenu pour dater l’exemplaire. Il dit : « Cette translacion et exposition fut commencée par maistre Raoul de Praelles à la Toussains l’an de grâce mil iiic lxxi, et fut achevée le premier jour de septembre l’an de grâce mil iiic lxxv. Deo gracias. » C’est le même colo- phon que pour la version de 1469-1473 (voir note 19). Le folio 355ro porte « Achapté à Paris l’an mil vc xliiii ».

100 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles) infernale que manœuvre une créature montée sur deux soufflets, six corps nus se débattent dans une eau gelée. Ils y sont plongés jusqu’à la taille ; cer- tains s’élancent vers le ciel, d’autres s’enfoncent dans le liquide. Le diable qui les garde les moque d’un rire sardonique. Au contraire du feu perma- nent, sur la gauche de l’image, ici point de morsure, point de coup, aucune utilisation du crochet recourbé, le havet médiéval, cette arme caractéris- tique de la gent satanique. Il s’agit pourtant d’un lieu de grande souffrance ce dont témoignent les visages grimaçants des suppliciés (figures 1 et 2). Une version imprimée de 1486 utilise un bois gravé qui s’inspire de cette composition ou d’un modèle proche. La gravure occulte entièrement la partie droite, ne conserve que la forge et fait avancer les nouveaux dam- nés au-devant de la scène ; le lieu gelé a quant à lui entièrement disparu 18. Le second manuscrit de La Cité de Dieu montre une scène complète- ment différente 19. Neuf personnages évoluent dans une sorte de piscine. La glace est prise ; des bestioles infernales prennent appui sur sa surface et un homme semble même y dormir allongé. Les autres sont dans la glace jusqu’à la taille. Il est probable qu’il s’agisse toujours des luxurieux, ce dont témoigneraient la femme enceinte au centre de la piscine mordue au ventre par un dragon et la seconde femme proche du bord qu’une autre bête mord à la mamelle. Les attitudes sont peu expressives, sauf pour l’homme auquel un diable porte un coup de fourche rougie au feu mais les visages des autres tourmentés ne sont guère différents, même ceux qui rôtissent à la broche. La piscine glacée est un lieu de damnation éternelle comme les autres (figure 3).

La diffusion de l’image de l’enfer froid (finxv e-xvie siècles) La fresque de la cathédrale d’Albi et son enfer froid

Au tournant des xve-xvie siècles (1493-1503), la cathédrale Sainte-Cécile d'Albi s’enrichit d’une fresque qui par son programme iconographique et son ampleur n’a rien à envier aux grandes réalisations italiennes. L’entrée occidentale comprenait une représentation centrale du jugement dernier désormais incomplète du fait du percement malheureux d’une ouverture au xviiie siècle. Il reste toutefois au bas de chaque pilier des représenta- tions de l’enfer annoncé sur le pilier de gauche : « S’ensuyvent les peines des dampnés selon les sept pechés mortels cy dessus paintes. » Et dans l’ordre viennent les peines réservées aux orgueilleux, aux envieux, aux colé-

18. BnF, RES-C-554 (2), La Cité de Dieu de saint Augustin, traduction de Raoul de Presles, (Abbeville), 1486, vol. 2, vue 548. 19. BnF, ms fr 19, La Cité de Dieu, traduite en français par Raoul de Presles, livres xi-xxii, SL, 1469-1473, fol. 211ro. L’enlumineur est maître François. Par sa composition, son graphisme et la position des armoiries dans les frises enluminées, cet ouvrage est à rapprocher du missel de l’évêque de Rennes ayant probablement servi lors du couronnement de la duchesse Anne de Bretagne, en 1489. Voir Missel Pontifical de Michel Guibé,xv e siècle. Cérémonial du couronnement des ducs de Bretagne, SL, Ouest-France, Association des amis des Archives historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, 2001.

101 Christian Kermoal reux (pilier de gauche, cf. figures 4 et 5) ; aux avares, aux gloutons et aux luxurieux (pilier de droite) ; la peine réservée aux paresseux dans la partie centrale a disparu lors de l’ouverture du passage 20. Sous chaque fresque un phylactère explique la situation. Pour la seconde, le texte est le suivant : La peine des envieus et envieuses Les envieus et envieuses sont en ung fleuve congelé plongés jusques au nombril et par dessus les frappe ung vent moult froit et quant veulent icelluy vent evitez se plongent dedans ladite glace. Les corps sont présentés nus, enfoncés dans une eau dans laquelle ils se débattent. Certains plongent, d’autres se redressent et ceux-ci subissent les attaques incessantes de créatures volantes, rampantes et infernales. Seul le texte du phylactère nous indique la rivière gelée et la froidure du vent. Il nous explique le tourment des âmes qui cherchent perpétuellement à échapper au gel de la rivière en affrontant les morsures du vent et qui n’ont d’autre ressource que de revenir ensuite dans l’eau glacée. Diableries exceptées, la représentation des corps tourmentés rappelle celle du premier manuscrit de La cité de Dieu. La fresque d’Albi avec ses lieux d’enfer séparés et ses peines associées aux péchés réalise une syn- thèse du voyage de Lazare et de l’Elucidarium corrigés, sans doute, par bien d’autres textes intermédiaires, d’autres écrits ayant pu relater la descente de Lazare en enfer. Et ceux-ci apparaissent assez nombreux, portés à la connaissance du public par la représentation des mystères et par la diffu- sion nouvelle de l’imprimé.

L’enfer froid dans les mystères joués en public

Notre première quête concerne le théâtre. Créé sans doute au xiiie siècle, Le Mystere de La Passion Nostre Seigneur, dont le manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève conserve le texte, présente, le premier semble-t-il, une combinaison des deux thèmes précédents : le voyage en enfer de Lazare, les lieux et les peines encourues 21. Nous y retrouvons l’enfer froid placé, comme il se doit, au deuxième rang associé à la malice qualifiée de froide. Il faut aussi noter l’alternance du froid et du chaud, du feu et de la glace : Ou secont n’a-il point de grâce : Ils sont en feu et puis en glace. La sont cil qui ont fait le vice Du péchié de froide mallice 22.

20. Poisson, Olivier, et alii, « Les peintures murales de la cathédrale Saint-Cécile d’Albi », Monumental. Revue scientifique et technique des Monuments historiques, 2e semestre, Éditions du patrimoine, 2007, p. 20-29. 21. Runhalls, Graham A., Le mystère de la passion…, op. cit., p. 54. Le manuscrit est daté de la première moitié du xve siècle. 22. Jubinal, Achille, Mystères inédits du xve siècle, Paris, 1837, tome 2, p. 171.

102 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

La vogue des mystères fut telle que Graham A. Runnalls en dénombre plus d’une cinquantaine aux xve et xvie siècles 23. La comparaison de leurs textes montre une indéniable circulation qui a suscité naturellement des copies, emprunts et adaptations diverses. Ce succès qui est aussi celui de l’imprimerie peut être quantifié à l’aune de la Passion de Jean Michel, don- née à Angers en août 1486. On connaît du texte de ce mystère dix-sept réim- pressions successives jusqu’en 1542, soit peut-être dix mille exemplaires. Nadine Henrard, dans sa thèse, note que le récit de Lazare par Jean Michel a été repris dans une Passion en occitan (1529) et dans une Passion… en breton (1530) 24. Cette dernière est celle d'Eozen Quillivéré 25. Mais à la dif- férence de Jean Michel qui s’arrête à la description de l’enfer réservé aux orgueilleux 26, le fatiste breton détaille l’ensemble des peines encourues pour chacun des sept péchés capitaux et indique, lui aussi en seconde position, la rivière glacée et le froid infernal qui attendent les envieux : An re afuyus Yuez ezeux gant reuz ne queuz hun Vn rifier sclacc diblas ha dissaczun Eguyt lacat difuat ha dinatur A crenn ennhy an re so afuyus En vn abym leun a frim venimus Flaer dangerus morfontus dreis musur Les jaloux Il y a aussi… d’horreur Un fleuve de glace, cruel et affreux C’est pour y mettre rudement et impitoyablement A jamais ceux qui sont jaloux Dans un abîme rempli d’un froid atroce, D’une écœurante puanteur, terriblement glacial 27. La piste très prometteuse d’une filiation entre la Passion de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et celle d'Eozen Quillivéré s’est malheu- reusement révélée stérile. Les raisons en sont multiples. Les divers textes consultés 28 sont souvent fragmentaires et n’ont conservé, dans ce cas, aucune relation du voyage de Lazare en enfer. Lorsque ce récit existe, sur le modèle de la passion de Jean Michel, il n’est alors question que du premier tourment : la roue à laquelle sont attachés les orgueilleux. C’est celui-ci qui

23. Runhalls, Graham A., « Les Mystères de la Passion en langue française : tentative de classement », Romania, tome 114, no 455-456, 1996, p. 468-516. 24. Henrard, Nadine, Le théâtre religieux médiéval en langue d’oc, Genève, Droz, 1998, p. 219. 25. Le Berre, Yves, La Passion et la Résurrection bretonnes de 1530 suivies de trois poèmes d'après l'édition d'Eozen Quillivéré, Brest, crbc, 2011. 26. BnF, Réserve 8 RF 521. Jean Michel, Le mistère de la passion iesuscrist iouée à Angiers…, vues 187-188 et 227. 27. Le Berre, Yves, La Passion…, op. cit., vers 156-161. Je remercie Yves Le Berre pour les échanges que nous avons eus à ce sujet. 28. Passion d’Amboise, Passion d’Arras, Passion d’Autun, Passion d’Auvergne, Manuscrit Didot, Passion d’Arnoul Gréban, Passion de Jean Michel, Passion de Leyde, Passion du Palatinus, Passion de Semur, Fragments de Sion, Passion de Valenciennes.

103 Christian Kermoal est représenté au-dessus d’une bouche de l’enfer sur l’extraordinaire décor de théâtre reproduit par Hubert Cailleau pour la Passion de Valenciennes, en 1547 29. Il faut d’ailleurs se demander si le côté spectaculaire de ce supplice ne l’a pas emporté, sur les tréteaux, face à une représentation d’une surface gelée beaucoup moins étonnante ou édifiante.

L’enfer froid dans les imprimés Notre recherche de l’enfer froid dans les imprimés a été plus fructueuse. L’inventaire de la production de cent éditeurs des xve et xvie siècles 30 ne nous a toutefois permis de retrouver des images de l’enfer froid dans deux titres seulement : Le Compost et kalendrier des Bergiers et L’Art de bien mourir. Le corpus que nous avons établi provient de vingt et une éditions successives, produites par treize imprimeurs répartis entre Rouen, Paris, Troyes, Lyon et Genève. De 1491 au début du xviie siècle, ils proposent vingt-trois représentations de l’enfer froid, pouvant être regroupées en cinq familles et onze types différents 31. Toutes ont en commun de ressembler à la première image que nous avons relevée dans la Cité de Dieu puis dans la cathédrale d’Albi : des âmes plongées dans un fleuve gelé. Le thème de la piscine glacée de la seconde Cité de Dieu ne semble pas avoir rencontré un pareil succès. Toutes les images sont composées de la même manière. Un ensemble de corps suffisamment importants et serrés pour donner l’illusion d’une mul- titude. Une gestuelle désordonnée qui montre la difficulté à subir la peine : des corps prostrés, des corps cassés, des corps qui s’élancent, d’autres qui se reposent sur le ventre ou sur le dos, des têtes qui surnagent, des bras qui se tendent vers le ciel pour implorer une impossible clémence. Les visages expriment une terrible souffrance : une femme a le souffle coupé, une autre se tord les cheveux de douleur, celui-ci tire la langue, celui-là exprime un râle, les plus nombreux hurlent. Et avec le temps et les éditions succes- sives, une laideur s’installe dans l’image qui n’est pas due qu’à l’usure des bois gravés ; elle rappelle que la beauté et la grâce caractérisent seulement les âmes reçues au paradis. La manière dont le froid est figuré concerne l’eau et le vent. Dans le moindre des cas, l’eau charrie des glaçons ; au pire, la glace est prise, ne laissant entrevoir que des crevasses dans lesquelles les âmes cherchent un abri illusoire. Parfois elle est suffisamment solide pour recevoir des corps

29. BnF, ms fr 12536, La Passion et Résurrection de nostre saulveur et redempteur Jhesucrist, ainsi qu'elle fut juée en Valenchiennes, en le an 1547…, fol. 1vo et 2ro : « Le téatre ou hourdement pourtrait comme il estoit quant fut iouée le mistere de la passion notre seigneur jesus crist » ; le nom d’Hubert Cailleau « painctre » apparaît au fol. 297ro. 30. Liste non exhaustive établie d’après : Seguin, Jean-Pierre, L’information en France de Louis XII à Henri II, Genève, Droz, 1966 ; Febvre, Lucien et Martin, Henri Jean, L’apparition du livre, réédition, Paris, Albin Michel, 1971 ; Favier, Jean, Le bourgeois de Paris au Moyen Âge, Paris, Taillandier, réédition, 2015. 31. Voir les images et tableaux en fin d’article.

104 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles) assis ou allongés qui s’offrent alors à toutes les morsures du vent. Celui-ci, à n’en pas douter, souffle puissamment au-dessus, parfois, d’une montagne (de glace ?). En témoignent dans le ciel les troupeaux serrés de nuages et les langues effilées qui cherchent à créer le mouvement. Et contrairement à ce qui a été peint dans la cathédrale d’Albi, aucun diable, aucune bête n’est présente pour ajouter au supplice. L’alternance du vent glacé et de l’eau gelée suffit aux tourments de l’âme damnée. L’enfer froid des imprimés est si terrible qu’il se suffit à lui-même.

Le Compost et kalendrier des bergiers Geneviève Bollème qui a longuement étudié ce type de littérature consi- dère que le Grand calendrier compost des bergiers est le modèle des alma- nachs populaires. Sous sa forme la plus courante, il se présente comme un petit calendrier illustré d’images, de figures et de signes. Les textes sont simples et doivent pouvoir être déchiffrés par des personnes qui lisent peu 32. Cette analyse qui concerne des ouvrages des xviie et xviiie siècles corres- pond assez mal aux ouvrages utilisés pour cette étude. Celui de 1496, par exemple, compte cent soixante-douze pages ; soixante-sept ne comportent aucune illustration. Si effectivement les descriptions de l’arbre du vice ou de celui de la vertu peuvent se lire assez facilement, il n’en est certaine- ment pas de même de la longue description des os ou des conseils pour saigner les veines qui occupent plusieurs folios. Les sept pages écrites en latin et la position des astres en degrés et minutes ne sont pas davantage lectures pour gens simples. Une indication manuscrite (récente) portée sur la couverture indique que l’auteur en serait le chanoine de Langres Jean Tabourot 33. Un ouvrage de lettré écrit pour ses semblables. Cette explication correspond assez bien à ce qu’en disait Ferdinand Pouy, dès 1874, qui constatait l’existence d’un premier almanach annuel en 1471, et la diffusion par colportage seulement au xviie siècle 34. Un ex-libris en latin nous livre d’ailleurs le nom de l’un des premiers propriétaires de l’ouvrage de 1496 : « Iste presens liber pertinet Johanni Le Baniez 35 » ; c’est pour le moins un clerc. L’almanach, l’étude du ciel, les éphémérides ne sont qu’un prétexte, tout comme n’est qu’illusion « la science salutaire des bergiers » portée dans l’incipit. C’est à l’édification de ses lecteurs et non à leur seule instruc- tion ou leur simple amusement que pensait le chanoine Tabourot. Dès le

32. Bollème, Geneviève, Les almanachs populaires aux xviie et xviiie siècles. Essais d’histoire sociale, Paris-La Haye, Mouton et Co, 1969, p. 12-21. 33. Sur ce personnage effectivement auteur de tels ouvrages comme son neveu Étienne Tabourot sieur des Accords, voir Société historique et archéologique de Langres, Jean Tabourot et son temps : actes des journées d'étude organisées pour le quatrième centenaire de l'Orchésographie, Langres, mars et septembre 1988. 34. Bollème, Geneviève, Les almanachs populaires…, op. cit., p. 11. 35. BnF, Compost, 1496, vue 182 : « Ce présent livre appartient à Jean Le Banniez ».

105 Christian Kermoal prologue, l’accent est mis sur l’éternité de l’âme : « […] vivroit longuement celluy a qui la fin de cette vie mortelle feroit commencement de vie eter- nelle 36. » Et c’est naturellement que les soixante-trois pages centrales et les vingt-trois dernières développent une morale chrétienne. Elles représentent exactement la moitié de l’ouvrage dont trente-trois pages insistent sur les vices et les peines de l’enfer.

L’enfer froid du Compost et kalendrier des bergiers Dès la première édition du Compot et kalendrier des bergiers, à Paris, chez Guy Marchant, en 1491, l’enfer froid apparaît à trois reprises 37. Deux textes en parlent et il figure sur une image (type A1 38) ; un ensemble que l’on retrouve dans les productions suivantes du même Guiot Marchant. Précédé d’un squelette portant son cercueil, le premier texte possé- dait une structure rimée qui peut aisément être restaurée 39. Il véhicule les lieux communs qui permettent de figurer l’enfer : cris, douleur, puan- teur, présence des diables, faim et soif. Il est question, bien sûr, du sort de l’âme cruellement et continûment tourmentée. Le « desir de sa mort très hydeuse » rappelle d’ailleurs la présence de l’âme dans l’au-delà sous la forme d’un corps réduit, une conception qui n’est pas spécifiquement bretonne 40. Le froid existe bien dans cet enfer : feu très horriblement ardant, froit autant fort refroidissant, Grans crys de douleurs sans cesser, fumée qui ne peult enfer laisser… On retrouve l’association du froid et du feu (et de la fumée) que sou- lignait Alain Croix. Le froid, tel qu’il est annoncé, est un tourment parmi les autres et il apparaît en enfer pour accabler ceux qui ont péché, sans distinction, par colère, rancune, murmure, orgueil, rébellion ou envie. Cette liste de péchés nous renvoie au deuxième texte du Compot et kalendrier des bergiers qui est un commentaire de l’illustration indiquant le tourment des envieux : Secondement dit le Lazare iay veu ung fleuve engelé auquel les envieux et envieuses estoient plongez jusques au nombril et par dessus les frappoit un vent moult froit, et quant vouloyent celuy vent eviter se plongoient en la glace du tout.

36. Ibid, vue 10. 37. Bibliothèque municipale de Bourges INC 166, Compot et kalendrier des bergiers, Paris, Guy Marchant, fol. B1vo et b5vo, désormais : Compot 1491. 38. Voir le tableau à la fin de cet article. 39. Voir à la fin de cet article. 40. Ariès, Philippe, L’homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977, p. 244-246.

106 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

Ce texte est très proche de celui relevé à Albi et, comme dans la cathé- drale Sainte-Cécile, il évoque l’enfer froid rapporté par Lazare revenu de l’autre monde. Ce récit des peines d’enfer est une relation apocryphe attri- buée à Lazare ressuscité d’entre les morts. Jésus quelque temps avant sa Passion se restaure à Béthanie, chez Simon le lépreux. Celui-ci doutant de la réalité de la résurrection de Lazare, le Christ demande à ce dernier « qu’il dist devant la compagnie ce qu’il avoit veu en l’autre monde ». Et Lazare s’exécutant raconte, en sept tableaux, les grandes peines endurées par les orgueilleux, les envieux, les coléreux, les paresseux, les avaricieux, les glou- tons et les coupables de luxure. L’ordre est le même que celui des fresques d’Albi et l’ensemble compose ici la « tierce partie » du Kalendrier des ber- giers consacrée aux sept péchés capitaux et aux tourments qui punissent ces péchés mortels. Chaque tableau comporte d’abord une vue de l’enfer et des châtiments pour chacune de ces fautes. Vient ensuite la description du péché lui- même, de l’état du pécheur et du déplaisir ainsi causé à Dieu. Les images terrifiantes de l’enfer et la légende qui accompagne chacune d’entre elles doivent inciter le lecteur à méditer la morale. Celle du second commentaire est la suivante : « Envie n’est que des felicités et biens de ce monde, car la mauldicte envie ne peult monter es cieulx. » Mais ce sont bien sûr les images qui attirent l’œil. Elles sont sept diffé- rentes ; elles montrent des scènes d’horreur : roues qui tournent auxquelles sont attachés les damnés que frappent des créatures infernales, étaux de bouchers sur lesquels les corps liés sont percés de glaives tranchants, salle ténébreuse dans laquelle les âmes sont assaillies de serpents et bêtes démoniaques, chaudrons d’huile bouillante et de plomb fondu dans les- quels les diables font bouillir leurs proies, table de banquet sur laquelle sont servis serpents, crapauds et bêtes venimeuses dont ils gavent leurs victimes, puits sans fond où sont précipités les réprouvés. Et bien sûr, dans chaque édition des xve et xvie siècles, le tourment des âmes gelées. À quelques variantes près, les textes successifs des almanachs restent identiques, quel que soit l’imprimeur ou la période. Par contre, les images sont plus variées et la qualité initiale des gravures sur bois est souvent bonne (A1, C1, E1). Tout ceci souligne l’importance de l’illustration pour obtenir de meilleures ventes. Les éditions multiples, parfois au cours d’une seule année, la circulation des mêmes bois de Genève à Lyon, l’influence des productions parisiennes sur celles de Rouen montrent le succès de ces publications. Même s’il est difficile de se prononcer sur les tirages 41, l’usure excessive et le détourage de certains bois gravés pour prolonger leur utilisation (B2, B3) paraissent indiquer une diffusion importante qui véhicule bien sûr l’idée de l’enfer froid.

41. De 500 à 2 000 exemplaires le plus souvent d’après Lucien Febvre et Henri Jean Martin, L’apparition du livre…, op. cit., p. 308- 313.

107 Christian Kermoal

L’Art de bien mourir Quelques mois après la première édition du Compot et kalendrier des bergiers par Guy Marchant, un libraire parisien Antoine Vérard publie, à la fin de 1492, un Art de bien mourir 42. À cette époque il ne s’agit plus de la première version des Artes Moriendi xylographiés, ces petits livrets de trente pages environ où à chaque gravure succédait un texte de raison 43. Autour du lit du mourant s’affrontaient alors forces diaboliques et légions célestes, dans un combat dont l’enjeu était l’âme du défunt : cinq images de la tentation alternaient avec cinq interventions de l’ange gardien, la dernière représentation étant celle de la bonne mort ouvrant la voie du paradis. Dans cette composition les diables étaient partout mais il n’était question ni de l’enfer ni de l’enfer froid. Ce que propose Antoine Vérard ressemble davantage au Compot et kalen- drier des bergiers : rédaction en français, gravures nombreuses et suites de textes indépendants. La seule différence est que les récits concernent un même thème pour fournir un ouvrage moins composite, centré sur la mort, l’âme et son devenir. Contrairement aussi aux Artes Moriendi xylographiés, l’ouvrage que propose Vérard est fourni : il compte trois cent quatre-vingt- quinze pages et comporte soixante-douze gravures. Il s’agit en réalité de quatre livres réunis sous un même titre. Ils ont été imprimés séparément pour Antoine Vérard, les deux livrets centraux respectivement par Pierre Le Rouge et par Gillet Cousteau et Jehan Menard. Cette production s’in- sère dans un mouvement d’ensemble sur les mêmes sujets qui concernent, avant 1500, plus de cinquante imprimeurs en Europe pour des tirages à plusieurs milliers d’exemplaires 44. L’ouvrage que produit Antoine Vérard est un livre de piété en plusieurs parties. Il commence par L’Art de bien vivre qui est un traité de la doc- trine chrétienne. Puis L’Art de bien mourir reprend le thème de la bonne mort qui préserve l’âme des tourments de l’au-delà. Et pour ceux qu’il faut convaincre de réactions salvatrices, L’eguyllon de crainte divine offre un pre- mier exposé saisissant des peines d’enfer puis un second, à peine amoindri, des peines de purgatoire. Ces trois textes précèdent un dernier ensemble qui comporte la venue de l’Antéchrist, la fin du monde et le jugement de Dieu qui, pour les élus, précède les « joyes de paradis ».

L’enfer froid de L’Art de bien vivre et de bien Mourir L’enfer froid est présent dans les textes et dans les images. Naturellement, le traité des peines d’enfer de L’eguyllon de crainte divine concentre ce type d’indications. Et ceci apparaît dès l’introduction : « Le tiers chapitre tractera

42. BnF, département de l’Arsenal, Réserve 4-T-2592, L’Art de bien mourir, Paris, 1492, fol. 107ro-108vo. 43. Tenenti, Alberto, « Ars moriendi. Quelques notes sur le problème de la mort à la fin du xve siècle » dans Annales. Économies, sociétés, civilisations, 6e année, no 4, 1951, p. 433-446. 44. Ibid, p. 441. Voir la production d’Antoine Vérard dans le tableau en fin d’article.

108 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles) de la seconde paine infernale, c’est de fleuves glacé et engelés esquels les âmes des envieux et envieuses sont punies cruellement 45. » L’organisation générale du récit est identique à celle du Compot et kalendrier des bergiers. Le livre rapporte à son tour la vision de Lazare en alternant l’image et le texte. Celui-ci est toutefois bien plus développé et insiste sur la souffrance particulière des corps exposés au froid puis au chaud 46. Dans l’évocation plus générale des peines d’enfer qui suit le récit de Lazare, l’accent est mis sur l’« atrocité et crudelité de froidure 47 ». Puis à l’occasion d’un commentaire du psaume 20 de David, l’alternance du froid et du chaud réapparaît, toujours aussi terrible pour les réprouvés : « Et affin qu’ils soient plus asprement tormentés ils seront soudainemant iettés de l’ardeur dudit feu en glaces et froidures inenarables 48. » Toutes les âmes damnées semblent pouvoir être soumises à cette double peine, non seulement les envieux mais, comme on pouvait s’y attendre au vu des évolutions concernant « la peine de froidure », également les luxurieux : « Et veritablement lesdits damnés ne seront pas seulement cruciés ne tormen- tés esdits feu et souffre mais avecques ce cherront sur eulx continuelle- ment pour paines et tormens afflictifs pluyes de feu et de souffre et froides pluyes soudaines et fort vehementes meslées de vens et de greles et de soudaines tempestes 49. » Dans l’enfer des flammes éternelles, le froid peut être partout. L’image montre l’enfer froid des envieux. Le dessin qui accompagne le récit de Lazare (C1) a beaucoup de ressemblances avec celui qui illustrait la même scène du Compot et kalendrier des bergiers (A1) : même compo- sition, même rapport entre ciel et eaux, mêmes nuages sur un horizon dégagé, mêmes gestuelles. Seul l’élément liquide diffère : au lieu d’une glace bien prise, l’eau de L’eguyllon de crainte divine charrie des glaçons. La souffrance des damnés est identique, les visages tordus de douleur l’expriment pleinement 50. Cette image est la seule de tout l’ouvrage qui témoigne de l’existence de l’enfer froid. Elle figure pourtant à deux autres reprises dans les impres- sions successives de L’Art de bien vivre et de bien mourir ou de ses compo- santes. Au début du premier livre, elle apparaît dans un passage traitant du salut de l’âme 51. Elle revient à nouveau dans le traité des peines de purga- toire dans un passage traitant du déluge 52. L’illustration montre cette fois non plus des damnés mais évoque des personnes se noyant. Que déduire

45. BnF, département de l’Arsenal, Réserve 4-T-2592, L’Art de bien mourir, Paris, 1492, fol. 97vo. 46. Voir en fin d’article. 47. BnF, département de l’Arsenal, Réserve 4-T-2592, L’Art de bien mourir, Paris, 1492, fol 117vo. 48. Ibid, fol 118ro. 49. Ibid, fol 118ro. 50. Ibid., fol 107ro. 51. Ibid, fol 9ro. 52. Ibid, fol 124ro.

109 Christian Kermoal de ces réemplois ? Ils s’expliquent sans doute par le besoin de pallier un manque de bois gravés et par l’habitude, aussi, d’utiliser une image passe- partout. L’imprimeur aurait choisi l’illustration la moins caractéristique à sa disposition. Une image qui, si elle n’est pas accompagnée d’explications, ne rappelle pas au lecteur une vision certaine de l’enfer froid !

L’utilisation de l’image imprimée en Bretagne (xve-xvie siècles) Des images diffusées en Bretagne ? La question qui se pose est celle de la diffusion et de la réception de ces images et de ces textes en Bretagne où on ne conserve aucune repré- sentation de l’enfer froid. Il faut en premier lieu évacuer toute idée d’une mise à l’écart culturelle de l’ancien duché qui n’aurait pas connu ce type de production imprimée. Vers 1485, Robin Fouquet maître imprimeur et Jean Crès son compagnon sortent de l’imprimerie de Bréhant-Loudéac, en plein centre Bretagne, un ouvrage de Pierre Michault La danse des aveugles qui allie texte et gravures 53. Ce même livre vient d’être édité à Genève, par Loys Cruse, en 1479-1480 54. La référence à la Bretagne dans le Kalendrier des bergiers est ténue ; elle existe sous la forme d’une allusion à saint Yves, patron des avocats, le seul de ses semblables à avoir été admis au paradis : Et si n’y a nulz advocas […] Sinon maistre Yves de Bretaigne […] En paradis iusque à huy N’entra oncq advocat que luy… 55 Ces vers sont exactement les mêmes que ceux publiés à Bréhan- Loudéac dans l’Oraison de Pierre de Nesson, en 1485 56. Ceci naturellement ne donne aucune certitude sur l’existence d’une diffusion du Kalendrier des bergiers ou de l’Art de bien mourir dans l’ancien duché. Toutefois, plusieurs gravures qui figurent dans ces deux ouvrages peuvent être rapprochées des représentations de l’enfer en Bretagne où les fresques du Mont-Dol et de Kernascléden méritent d’être comparées aux images imprimées dont nous venons de parler.

53. BnF, Res Ye 230, Michault, Pierre, Danse des aveugles, Bréhan-Loudéac, vers 1485. Cet ouvrage n’est pas référencé dans la liste des incunables bretons donnés par Arthur de la Borderie, L’imprimerie en Bretagne au xve siècle…, Nantes, Société des bibliophiles bretons, 1878, p. 2-3. 54. Bibliothèque municipale de Lyon, rés inc 342 (3), Michault, Pierre, Danse des aveugles, Genève, vers 1479-1480. Sur l’imprimerie en Bretagne au xve siècle voir Walsby, Malcolm, The printed book in Britanny, 1484-1600, Leyde-Boston, Brill, 2011, p. 28. 55. BnF, Compost, 1496, vue 181. 56. de la Borderie, Arthur, L’imprimerie en Bretagne…, op. cit., p. 33.

110 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

Au Mont-Dol (Ille-et-Vilaine), subsistent quelques fragments qui montrent deux éléments apparaissant dans le Kalendrier des bergiers et l’Art de bien Mourir : d’une part, des damnés accrochés à une roue action- née par un diable ; d’autre part un puits sans fin dans lequel un autre diable précipite les âmes 57. Ces éléments font partie des tourments relatés par Lazare 58. Toutefois, les représentations du Mont-Dol et celles des impri- més présentent entre elles des différences. Dans le dessin du Compost qui montre les roues, les diables font place à des montres infernaux : oiseaux maléfiques, singes ailés, dragons pustuleux, reptiles gluants. Et leurs dents acérées plutôt que des piques menacent les chairs nues qui leur sont offertes. Un peu plus loin, la gravure qui signale le puits sans fond montre trois chaudrons remplis de damnés mais c’est surtout la légende qui indique la punition : « Septement dit le Lazare iay veu en une plaine et champaigne des puys parfons pleins de feu et de souffre dont yssoit fumée trouble et puante quelz les luxurieux et luxurieuses estoient tourmentés 59. » La fresque du Mont-Dol et les dessins du Kalendrier des bergiers et l’Art de bien Mourir puisent dans un fonds commun de représentations infernales mais ne se copient pas. C’est moins le cas de l’enfer de Kernascléden (Morbihan). Là encore, la fresque mal conservée depuis sa découverte est incomplète. Il reste néan- moins possible d’y repérer la chaudière infernale dans laquelle un diable cornu, le ventre animé d’un second visage 60, fait bouillir des damnés à l’aide d’une fourche à deux dents. Chacun de ces éléments (chaudron, cornes, ventre et fourche recourbée) figure dans les deux représentations. Sans qu’il y ait copie, la disposition générale des deux compositions et leurs éléments semblables indiquent une inspiration proche. Plus intéressant, la fresque de Kenascléden montre un tonneau animé par un diable ; dans cette baratte infernale les âmes des damnés tournent sans fin. Le même tonneau placé à l’horizontale et actionné à la manivelle par un diable apparaît dans une version latine de l’Ars Moriendi des années 1480-1485 61. S’il n’y a pas copie servile, l’inspiration peut être retenue, d’au- tant que sur le côté de l’image, un autre diable remue les âmes de la chau- dière, dans une composition qui est aussi celle de l’église. Enfin, au Mont-Dol comme à Kernasléden, figure le supplice de l’arbre sec. Celui-ci n’apparaît pas dans les images que nous venons d’observer. Sa description existe seulement dans un passage de l’Art de bien Mourir ;

57. Croix, Alain, La Bretagne aux 16e et 17e siècles…, op. cit., encart photographique no 85, entre p. 1064-1065, relevé de la fresque de l’église Saint-Pierre de Mont-Dol, dû à A. Paillard. 58. BnF, Kalendrier…, [1498-1500], vues 62 et 71. 59. Ibid, vue 71. « Parfon » signifie profond. 60. Mâle, Émile, L’Art religieux du xiiie siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen- Âge et ses sources d’inspiration, tome 2, Paris, Armand Colin, 1958, p. 422. Il interprétait cette représentation comme le signe du déplacement du siège de l’intelligence des dam- nés au service de leurs plus bas appétits. 61. BnF, Rés XYLO-24, Ars moriendi…, vers 1480-1485, vue 32.

111 Christian Kermoal c’est celle d’un arbre poussé du ventre d’un damné au plus profond d’un puits : « un grant arbre de emerveillable haultesse. Ledit arbre estoit fort branchu et remply de grans et estendus rameaux ausquel pendoient ames damnées de hommes et de femmes. » La fresque du Mont-Dol montre des corps pendant des arbres ; celle de Kernascléden représente ces damnés directement empalés sur les rameaux pointus. Dans les deux cas, l’imagi- nation des peintres semble s’être nourrie des lectures du passage de l’Art de bien Mourir 62.

Les galeries des saints Par ailleurs, les éditions du Compost et kalendrier des bergiers com- prennent des dessins qui ont pu inspirer des artistes en Bretagne. Il s’agit d’une illustration, en deux images, du symbole des apôtres 63. Les douze disciples sont identifiés par leur nom et portent leurs attributs distinctifs. Ils récitent, chacun leur tour, une des phrases successives du Credo 64. Le jubé de Notre-Dame de Kerfons à Ploubezre (Côtes-d’Armor) est orné d’une galerie de quinze personnages dont, au milieu, les douze apôtres présentés dans le même ordre et avec les mêmes attributs que dans les images du Compost et kalendrier des bergiers. Les attitudes diffèrent mais les analogies sont nombreuses et frappantes 65. On peut raisonnablement retenir l’existence d’un modèle proche de l’almanach. Ceci est d’autant plus marquant que les évolutions notables dans les éditions successives du Compost se traduisent localement par des modifications des personnages des jubés. Ainsi, après 1500, à Locmaria-Pendréo en Belle-Isle-en-Terre (Côtes-d’Armor), saint Philippe porte une équerre et non un té, comme il figure dans le Compost et kalendrier des bergiers de 1497 66. Ces inspirations, loin d’être des copies serviles, paraissent indéniables.

Les danses macabres À la frontière de la Bretagne bretonnante, du côté du parler breton, la chapelle de Kermaria-an-Iskuit en Plouha (Côtes-d’Armor) possède une magnifique danse de la mort, la seconde danse macabre conservée en Bretagne avec celle de Kernascléden. Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le programme iconographique de la chapelle qui a fait l’objet de bien

62. BnF, RES-D-852 (2), L’Art de bien mourir, Paris, 1492, vue 102. 63. BnF, Compost, 1496, vues 84 et 85 ; Kalendrier…, [1498-1500], vues 75 et 76. 64. Cette tradition venue de saint Ambroise puis saint Augustin établit un lien péda- gogique entre les douze apôtres et les douze articles du Credo. Voir Augustini opera, tome V, sermon 240, cité par Nicolas, Michel, Le symbole des apôtres, Paris, Lévy frères, 1867, annexe 18. On retrouve ce même lien dans le Rationale Divinorum Officiorumde Guillaume Durand, dès 1291. 65. Lafeuille, Jérôme et Kermoal, Christian, « Le Calendrier des bergiers, modèle du Jubé de N.-D. de Kerfons. Son interprétation à la lumière du symbole des apôtres », Mémoires de la société d’émulation des Côtes-d’Armor, 2020, p. 271-274. 66. Lafeuille, Jérôme, Un nouveau regard sur le jubé de Kerfons, Lannion, Arssat, 2020.

112 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles) des études 67 que son rapprochement avec les publications imprimées des années 1480-1500 et les sentences morales qui accompagnent chaque pas de la danse. Ces sentences prennent la forme de huitains rédigés en français ; aux paroles du mort répondent celles de la personne qu’il entraîne. L’ensemble est inspiré de la danse macabre du cloître du cimetière des Innocents à Paris, datée de 1424-1425 68. La Bibliothèque nationale de France conserve trois manuscrits et des imprimés qui reprennent ces vers avant 1500 69 ; les variantes entre les textes sont telles que, si on peut leur reconnaître une ins- piration commune, il est impossible de dire quel fut le modèle de Kermaria- an-Iskuit. Geneviève Le Louarn-Plessix a évoqué la possibilité que l’auteur des fresques de Plouha soit venu puiser directement au modèle des Innocents mais les différences sont trop nombreuses entre les huitains relevés dans la chapelle et ceux présentés comme ayant été pris directement au charnier des Innocents 70 pour ne pas revenir à l’idée d’une diffusion via l’imprimé. Des presses ont fonctionné en Bretagne à Bréhant-Loudéac, Tréguier, Lantenac, Rennes avant 1490 puis à Nantes à partir de 1493. L’échec éco- nomique fut patent 71. Mais le livre n’est pas étranger à la province et on imagine mal sa production dans une région où il n’aurait pas circulé. La Légende dorée est attestée à Saint-Aubin-du-Cormier à la fin duxv e siècle 72. Quelle fut ici la fortune du Compost et kalendrier des bergiers et de l’Art de bien Mourir ? Les quelques éléments que nous avons évoqués, les fresques et les sculptures des chapelles rurales montrent une relation indéniable aux images imprimées. Si ces rapprochements n’apportent pas de preuve formelle, ils tissent néanmoins un faisceau de présomptions qu’il est impos- sible d’ignorer. • Des images d’un enfer glacé existent dans nombre d’éditions du Compost et kalendrier des bergiers des xve et xvie siècles ou de l’Art de bien vivre : réemploi des mêmes bois de gravures ou dessins qui s’en inspirent. Les textes sont similaires dans toutes ces versions. Ils racontent l’enfer froid,

67. Le Louarn-Plessix, Geneviève, « Plouha, chapelle de Kermaria an Iskuit », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, tome xci, 2013, p. 568-588. Les relevés ini- tiaux du xixe siècle sont précieux car beaucoup des dessins relevés à l’époque (Dénuelle, Chardin…) sont aujourd’hui disparus. 68. Corvisier, André, « Les représentations de la société dans les danses des morts du xve au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 16, no 4, octobre- décembre 1969, p. 489-539. Vaillant, Pierre, « La danse macabre de 1485 et les fresques du charnier des Innocents », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6e congrès, Strasbourg, 1975, La mort au Moyen Âge, p. 83. Le cimetière des Innocents a été détruit en 1669. 69. BnF, ms fr 25434, ms lat 14904, ms fr 14989, Res ye 189, Res FOL-TE-8. 70. BnF, ms lat 14904, fol 64 et suivant. 71. Walsby, Malcolm, The printed book…, op. cit., p. 36-37. 72. Rétif, Bruno, La révolution des paroisses. Culture paroissiale et Réforme catholique en Haute-Bretagne aux xvie et xviie siècles, Rennes, PUR, 2006, p. 78.

113 Christian Kermoal et pour les Bretons l’ifern yen de la croyance populaire selon le regretté Donatien Laurent 73. L’analyse sémantique du mot « yen » perd donc de sa pertinence face à la matérialité de l’image : n’émergent en Bretagne que les écrits et les inscriptions de pierre. Si le « yen » cruel, insensible, méchant, pervers ou fourbe ne peut être totalement rejeté, exception faite pour cette « tiercen yen » débusquée par Alain Croix – une fièvre tierce froide que Grégoire de Rostrenen traduisait par fièvre étique 74 – il faut convenir que l’enfer froid a bien fait partie des imaginaires et fut donc une réalité 75. Thème intemporel et universel, l’enfer froid a été adopté dès le haut Moyen-Âge par la chrétienté qui en fit progressivement un lieu spécifique du châtiment des âmes. Au fil du temps, la peine de froidure a concerné les coupables de malice puis de luxure pour enfin frapper les envieux. Cette évolution prend date définitive entre lesxiv e et xve siècles. Les scènes infernales, les subdivisions de l’enfer s'inspirent étroitement d'une tradi- tion apocryphe : la Vision de Lazare. Elle aboutit, en France, à quelques écrits, aux représentations théâtrales et aux images imprimées qui vont véhiculer l’idée et l’image d’un enfer froid ; à celui-ci est associée l’une des peines les plus cruelles de la damnation éternelle, celle de l’alternance du gel et de la chaleur. Le Mirouer de la mort (1519), Buhez Mab den (avant 1530) s’inscrivent dans ce mouvement de diffusion. Pourtant, l’enfer froid est absent des représentations bretonnes comme partout en France, sauf dans la cathé- drale d’Albi 76. Du moins nous n’en avons gardé nulle trace. Il n’est repré- senté nulle part en Bretagne qui lui a préféré la gueule de l’enfer que l’on trouve partout : dans les vitraux, sur les calvaires, sur les murs à fresque. Les circonstances étaient pourtant favorables : seize églises paroissiales, quarante et une chapelles furent entièrement reconstruites au xve siècle dans le seul Trégor, l’un des neuf évêchés bretons, et cinquante-quatre

73. Laurent, Donatien, « La gwerz de Skolan et la Légende de Merlin », Ethnologie fran- çaise, no 3-4, 1971, p. 39. 74. Voir supra, note 4. 75. L’enfer froid disparaît de l’image (mais non du texte) dans les versions du Compost et kalendrier des bergiers du xviiie siècle. Il est alors remplacé par un cœur semblable à celui des taolennou des missionnaires bretons, en l’occurrence celui de la rechute. Voir Bibliothèque de l’Arsenal, 4-S-3395, Le grand calendrier et compost des bergiers…, Jean Garnier, Troyes, SD [1776-1780], p. 43. Comparaison avec Roudault, Fanch, Croix, Alain, Broudic, Fanch, Les chemins du paradis, Taolennou ar baradoz, Douarnenez, Le Chasse- Marée, 1988, encarts photographiques entre p. 72 et 73, photo 70 et entre p. 160 et 161, photo 85. 76. L’Envie, un personnage figurant le péché capital châtié par l’enfer froid, est à peine mieux servie. Vingt-quatre représentations de l’Envie ont été relevées par Vincent-Cassy, Mireille, « L'envie au Moyen Âge », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 35e année, no 2, 1980, note 56, p. 269. À l’exception de celle de La Pommeraie-sur-Sèvre en Vendée, la plus proche de la Bretagne, et d’une autre image dans l’Indre, elles se situent toutes dans le sud-est de la France, la Savoie italienne et dans la vallée de la Garonne. Parmi celles-ci, notons celle de Vieux, dans le Tarn, non loin d’Albi.

114 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles) chantiers de sculpteurs sur pierre ont pu être dénombrés en Basse- Bretagne jusqu’à 1509 77. Échec de sa diffusion par le théâtre dû, en partie, à son absence dans les écrits de Jean Michel et à sa difficulté de mise en scène, illustrées par la bouche de l’enfer et les roues d’Hubert Cailleau. Échec de l’imprimé qui pourtant a circulé et fixé de meilleure manière une image de l’enfer froid : des damnés s’ébattant dans une eau gelée, fouettés par un vent glacial. L’accueil de ces images reste la vraie question et, concernant leur dif- fusion, on peut s’interroger sur le public qui les a reçues. La principale caractéristique des ouvrages que nous avons utilisés est d’être écrits en français et de proposer de nombreuses illustrations. Néanmoins, on ne peut raisonnablement les qualifier de « populaires 78 ». Les artistes qui ont utilisé d’autres images imprimées et des textes des mêmes ateliers pour sculpter des galeries de saints ou peindre des danses macabres ont peut-être pro- posé la représentation de l’enfer froid mais, pour passer à la réalisation, il faut l’accord des communautés d’habitants : celle qui décide, celle qui paye, celle qui reçoit l’image 79. Et il faut aussi que le public reconnaisse le thème représenté. L’enfer froid n’apparaît ni dans les cartes de Le Nobletz (1613-1652) ni dans les tableaux de mission. Il disparaît dans les versions du Compost et kalendrier des bergiers du xviiie siècle. Comme si l’image de l’enfer froid n’avait duré qu’un instant, le temps d’un intérêt passager, celle d’une mode de la Renaissance.

77. Minois, Georges, « Églises et chapelles en chantier : l’exemple du Trégor au 15e siècle », dans Croix, Alain (dir.), Les Bretons et Dieu. Atlas d’histoire religieuse, 1300-1800, Rennes, PUR, 1986, carte 20. Emmanuelle Le Seac’h, Sculpteurs sur pierre en Basse-Bretagne. Les ateliers du xve au xviie siècle, Rennes, PUR, 2014, p. 313-324. 78. Sur cette question, voir Croix, Alain, Guidet, Thierry, Guillaume, Gwenaël et Guivarc’h, Didier, Histoire populaire de la Bretagne, Rennes, pur, 2019. 79. Sur la polysémie du terme « communauté » et les différents aspects que le terme recouvre, voir Jeanneau, Cédric et Jarnoux, Philippe (dir.), Les communautés rurales dans l’Ouest du Moyen-Âge à l’Époque moderne : perceptions solidarité et conflits, Brest, crbc- ubo, 2016.

115 Christian Kermoal

Annexes

Annexe 1 – Images de l’enfer froid 80

Type A1 Type A2 Figure 6 – Compot et kalendrier Figure 7 – Kalendrier des bergiers, des bergiers, Paris, 1493, AR Guy Marchant, 1491.

Type B1 Type B2 Figure 8 – Compost et kalendrier Figure 9 – Kalendrier et compost des bergiers, 1498-1500 des bergiers, Paris, Gaspard Philippe, 1506-1510

80. Les références sont données dans les tableaux ci-après. Les dimensions relatives des vignettes ne sont pas respectées.

116 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

Type B3 Type C1 Figure 10 – Le Grand calendrier et Figure 11 – L’Art de bien mourir, compost des bergiers, Lyon, 1579 Paris, Antoine Vérard, 1492

Type C2 Type C3 Figure 12 – L'art et science de bien Figure 13 – Le grant kalendier et vivre et bien mourir, Paris, compost des bergiers, Paris, SD Nicolas Bonfous, xvie siècle

117 Christian Kermoal

Type D1 Figure 14 – Kalendrier et compost des bergiers, Rouen, Raulin Gaultier, 1510

Type E1 Type E2 Figure 15 – Le grant kalendrier Figure 16 – Le grand calendrier et et compost des Bergiers avecq compost des bergiers, Rouen, V. leur Astrologie, Troyes, Nicolas L. Costé, xviie siècle Le Rouge, 1529

118 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

Annexe 2 – Les images de l’enfer froid dans le Compost et Kalendrier des Bergiers

Images de l’enfer froid Titre de l’ouvrage Année Imprimeur Références (par types)

Guy Compot et kalendrier BM Bourges, INC 166 1491 Marchant A1 des bergiers Fol B1vo Paris BNF, VELINS-518 Kalendrier des A R 1493 ark:/12148/btv1b86267664 A2 bergiers (Paris) Vue 79 Guiot BM Valenciennes, INC 66 Compost et kalendrier 1493 Marchant ark:/29755/B_596066101 A1 des bergiers Paris Fol 34 ro Guiot BNF, RES M-V-33 Compost et kalendrier 1496 Marchant ark:/12148/bpt6k87105966 A1 des bergiers Paris Vue 73 BNF, RES-V-277 Compost et kalendrier 1498- I B ark:/12148/bpt6k113373q B1 des bergiers 1500 Genève Vue 63 BNF, RES-V-273 Compost et kalendrier 1498- I B ark:/12148/bpt6k111259f B1 des bergiers 1500 Genève Vue 68 Claude BM Lyon, Inc. 303 Le kalendrier des 1508 Nourry ark:/12148/bpt6k656153 B1 bergiers… Lyon Vue 91 Gaspard BNF Sainte Geneviève, Kalendrier et compost 1506- Philippe 4 OEXV SUP 35 RES B2 des bergiers. 1510 Paris vue 66 (à 90o) et vue 68 BNF, Le grand kalendrier et Alain Lotrian xvie s. ark:/12148/bpt6k52710q C2 compost des bergiers Paris Vue 56 BNF Arsenal, 4-S-3390 Le grant kalendier et Alain Lotrian SD ark:/12148/bpt6k15198288 C3 compost des bergiers Paris Vue 67 Bibliothèque num. de Kalendrier et compost Raulin Gaul- Rouen, 1510 D1 des bergiers tier Rouen ark:/12148/bpt6k5698842h Vue 65 Le grant kalendrier et Nicolas BNF, RES-V-274 compost des Bergiers 1529 Le Rouge ark:/12148/btv1b86095054 E1 avecq leur Astrologie Troyes Vue 78 Nicolas BNF, Calendrier et compost 1531 Le Rouge ark:/12148/btv1b2200042p E1 des bergiers Troyes Vue 41 Le grand Calendier BNF, RES-V-276 (sic) et compost des Jean Lecoq 1541 ark:/12148/bpt6k1527585x E1 Bergiers avec leur Troyes Vue 74 astrologie Le Grand calendrier, Jean BM Lyon, et compost des 1579 d’Ogerolles Rés A 508069 B3 bergiers Lyon Vue 64 Centre technique du Le grand calendrier et V. L. Costé livre, 5325 ark:/12148/ xviie s. E2 compost des bergiers Rouen bpt6k84894z Vue 72

119 Christian Kermoal

Annexe 3 – Les images de l’enfer froid dans L’Art de bien Mourir

Titre de Images de l’enfer Année Imprimeur Références l’ouvrage froid (par types) BNF Arsenal, Reserve 4-T-2592 L’Art de bien Antoine Vérard 1492 ark:/12148/bpt6k10485615 C1 mourir Paris p. 9 ro, 107 ro et 124 ro Gillet Cousteau, BNF, RES-D-852 (1 et 2) L’Art de bien Jehan Menard ark:/12148/bpt6k1106233 et 1492 C1 mourir pour Antoine ark:/12148/bpt6k110616w Vérard Vues 17, 74 et 110 BNF, RES-D-859 ark:/12148/ L’Art de bien Après Antoine Vérard bpt6k110625v C1 mourir 1495 Paris Vue 19, 213 et 247 BNF, RES-D-857 ark:/12148/ L’Art de bien Antoine Vérard 1496 bpt6k110624g C1 mourir Paris Vues 16, 204 et 236 BNF, RES-D-859 ark:/12148/ L’Art de bien Antoine Vérard 1498 bpt6k8711167d C1 mourir Paris Vues 29, 225 et 259 L'art et science BNF, RES- D-6323 ark:/12148/ Nicolas Bonfous de bien vivre et xvie s. bpt6k1513115c C2 Paris bien mourir Vue 175

Annexe 4 – L’enfer froid dans le Compost et kalendrier des bergiers (1491)

« Cy après sont aucunes paines d’enfer… « En enfer très grans gemissemens : « Grands desconfors et desolacion « Et angoisses et crys et urlemens, « Et grans douleurs et grans afflictions « Et grans regretz et grans componctions « Dont pecheur se devroit convertir « Car là on voit telz obstinations : « Telz blaphemes telz detestacions, « Qu’on ne se peut en nul iour repentir, « feu très horriblement ardant, « froit autant fort refroidissant, « Grans crys de douleurs sans cesser, « fumée qui ne peult enfer laisser, « Souffre puant et moult horrible, « Vision des dyables terribles, « fain tourmentant cruellement, « Soif qui tourmente pareillement, « Grant honte et confusion, « En tous ses membres affliction, « De toute gloire defaillance, « Remort sans fin de conscience, « Ire, rancune et murmure, « Orgueil et rebellion dure,

120 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

« Du bien d’autruy mausdit envie, « Et crainte qui trop leur ennuye, « Paine et tourment qui ne fault, « Et de toute joye deffault, « Desir de sa mort très hydeuse, « Et tribulacion très honteuse 81. »

Annexe 5 – L’enfer froid dans L’Art de bien Mourir (1492) Le tiers chapitre de ce present traicté et seconde paine d’enfer

Envie

Le sainct homme Lazarus après ce qu’il eut recité les paines dessus dictes commença à parler de la seconde paine qu’il avoit veue souffrir et endurer aux autres âmes damnées en disant : J’ay veu certains fleuves en enfer esquels les mauldicts envieux et envieuses qui partent de ce monde sont plongiés les ungs iusques à l’ombril les autres iusques aux esselles [fol. 107 ro] par-dessus lesquels fleuves court ung vent si aspre, si froit, si tran- chant et si violent qu’il n’est homme qui le sceut exprimer ne dire deument. Du quel vent les dictes âmes sont frapées si terriblement que pour icelui eviter elles se plongent dedans lesdis fleuves ainsi glacés et gelés. Et en ce faisant sont plus horiblement tormentées et cruciés que devant. Auprès desdis fleuves sont autres estangs tous de feu ardant lesquels ioignent aux dessusdis fleuves, et dedans lesdits estangs estoit Beelzebuth prince et capitaine de Envie, lequel estoit terrible et epouventable à regarder. Ledit Beelzebuth acompaigné de plusieurs horribles monstres et diables d’en- fer prenoit aucunes fois lesdictes âmes lesquelles estoient dedans lesdits fleuves glacés et gelés. Et par grande et impetueuse violence les iettoit dedans lesdits estangs de feu ardant. Du (sic) autres horribles et detes- tables diables les batoient et tormentoient si horriblement et piteusement qu’il n’est langue qui le sceust exprimer, ni entendement comprendre, ne cueur pancer. Autres diables estoient avec grans havès de fer lesquels tiroient aucunes desdictes âmes desdits estangs et les iettoient par incre- dible crudelité dedans lesdits fleuves. O quels pleurs, quels cris, quels urle- mens faisoient lesdictes âmes ainsi decyrées, batues et detrenchées de toutes pars. Là ouayt-on le bruyt de la foydre qui se faisoit du feu horrible rempli de souffre ort et puant. On ouayt aussi les pleurs indicibles desdictes âmes qui crioient à haulte voix : mauldite soit l’eure que fusmes iamais nais. De l’autre costé le bruit espoventable des diables principalement dudit Beelzebuth lequel à voix très terrible disoit ausdictes âmes en icelles tou- siours deiettant et flagellant : Malheureuse âmes vous estes maintenant payées et salleriéez de vos mauldites enviez. Vous avez imité et ensuy

81. BnF, Compot 1491, fol b1vo.

121 Christian Kermoal nostre maistre Lucifer père de envie par lequel la mort est entrée au monde. A ceste cause serez-vous deglouties et devoréez de luy. Et ce dit ie tournay mes yeulx en bas envers une grande fosse laquelle auprès desdits fleuves et estoit plaine de souffre ardant au fons en laquelle fosse estoit [fol. 107 vo] une grande et horrible beste couchée à l’envers, c’est assavoir Lucifer qui avoit la gueule baye de laquelle sortait un brandon de feu horrible, et de son ventre sortissoit par ladicte gueule ung espoventable cry de plusieurs milliers de âmes de hommes et femmes lesquelles il iettoit dehors par sa dicte gueule. Et lesquelles souffroient indicibles douleurs. Et devant ladicte beste estoient plusieurs figures de diables abhominables avecques broches et havets de fer, lesquels contraingnoient lesdictes âmes de entrer dedans la gueule dudit Lucifer prince des diables. Mais avant qu’elles entrassent les bastoeint et tormentoient de très horribles et merveilleuses bateures. Et tantost ledit Beelzebuth et autres diables ses compaignons prindrent plusieurs des âmes lesquelles estoient dedans lesdits fleuves et les ietterent en la gueule dudit Lucifer qui les engloutissoit et devoroit en son ventre en quoy lesdictes âmes estoient durement tormentées. Et ce fait ledit Lucifer les reiettoit dehors et aucuneffois les empoingnoit et comprimoit entre ses horribles et grandes pates monstrueuses, en laquelle compression les dictes âmes estoient durement et miserablement opprimées et tormen- tées. O povre pecheurs qui avez envie du bien d’autrui qui vous esiouyssez du mal de vostre prochain et avez tristesse de son bien, ayez maintenant crainte de la divine iustice de Dieu, bien sera celui maleureux qui par ledit peché de envie tumbera ès miserables et horribles fleuves dessusdits. Ayez charité et amour avecques vos prochains, ne soiez point fils de Lucifer père de envie, ne serviteur de Beelzebuth diable infernal. Ne ymaginés pas que les paines dessusdictes soient fantastiques ou ymaginatives ainsi que sont aucuns incredules faulx et mauvais chrestiens. Car de ce vous avez appro- bation par ledit Lazarus. Et desdits fleuves et estangs vous avez le texte de la saincte escripture en Job ou xxiiii chapitre où il est escript que les âmes des mauldits damnés passeront et seront transportées des eaues froides et glacéez en trop grande et vehemente chaleur, en quoy ils auront impor- table douleur ainsi que chascun peut experimenter quant il a les mains et ongles gelées il n’est rien plus douloureux [fol. 108 ro] que de les tendre au feu. Transibunt ab aquis nivium ad calores nimium 82. Il est aussi escript en l’Apocalipse ou xxi chapitre, que la part et portion des damnés sera en ung estang ardant de feu et souffre : pars illorum erit in stangno ardenti igne et sulphure 83. Et cela suffit quant à la seconde paine 84. [fol. 108 vo]

82. Passer des eaux de neige à une chaleur excessive. 83. Une partie d’entre eux était dans un lac brûlant de feu et de soufre. 84. BnF, département de l’Arsenal, Réserve 4-T-2592, L’Art de bien mourir, Paris, 1492, fol 107ro-108vo.

122 L’enfer froid en images (xve et xvie siècles)

RÉSUMÉ L’enfer froid a existé. On le rencontre dans le théâtre et la littérature des xve et xvie siècles ; il figure dans les images des manuscrits puis dans la produc- tion imprimée : le Kalendrier des Bergiers, à partir de 1491, et l’Art de bien mourir, à partir de 1492. Il s’agit d’une illustration de la seconde vision de Lazare descendu aux enfers, une adaptation du thème du voyage en enfer. Ce lieu de châtiment des âmes est partagé en espaces spécifiques selon le péché commis. L’enfer froid est réservé aux envieux. On cherche ici à voir comment la représentation de l’enfer froid s’est formée et diffusée. Comment l’enfer froid a puni les coupables de malice, de luxure et enfin d’envie. On s’interroge aussi sur sa circulation en Bretagne où il n’apparaît que dans une inscription de l’ossuaire de La Martyre (1619), copie du Miroir de la mort (1519), dans Buhez mab den (avant 1530) et dans la Passion d’Eozen Quilivéré (1530). Cette production, datée du xvie siècle, s’inscrit dans un mouvement qui concerne la France et l’Europe, un thème à la mode à la Renaissance qui disparaît ensuite.

ABSTRACT Cold hell has existed. It can be found in 15th and 16th centuries theater and literature. It appears in manuscripts pictures and in printed books: the Kalendrier des Bergiers from 1491 and the Art de bien mourir from 1492. This is an illustra- tion of the second vision of Lazarus descending into hell. It merges the theme of the journey into hell to the partition of the hell into specific places of punishment according to the sin. Cold hell is where the envious are sent. This article studies how the representation of cold hell was made and broad- casted. How cold hell punished the guilty of malice, lust and envy. It also examines the circulation of that picture in Brittany, where it only appears in an inscription of the ossuary of La Martyre (1619) which is a copy of Le Miroir de la mort (1530), in verses of Buhez mab den (before 1530) and in verses of The Passion by Eozen Quilivere (1530). This production, dated from the 16th century, is part of a move- ment that concerns France and Europe, a fashionable theme in the Renaissance that would disappear afterwards.

123

L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)

Benoît Musset Maître de conférences en histoire moderne, Le Mans Université, TEMOS UMR 9016

L’histoire des cabarets à l’époque moderne est faite de plusieurs strates. La plus ancienne relève d’une approche à la fois institutionnelle et « pittoresque », telle qu’on peut la trouver dans les ouvrages de la seconde moitié du xixe siècle, qui cherchent à la fois à classer les types d’établis- sement, évoquer la vie d’autrefois, tout en dénonçant l’attrait du peuple pour la boisson 1. La taverne et le cabaret, lieu où l’on boit pour l’une et où l’on peut manger et boire pour l’autre, distinction fort théorique au demeurant, sont volontiers associés au peuple et à la débauche, à une époque où l’alcoolisme était un problème de santé publique majeur 2. Une seconde approche a privilégié le cabaret comme scène sociale, souvent abordée par le biais criminel, les sources judiciaires étant pour- voyeuses de nombreuses informations. Robert Muchembled a ainsi montré comment la taverne était un lieu de sociabilité majeur dans la vie urbaine mais aussi rurale mais il a aussi expliqué en quoi elle était un lieu pluriel, lié aux distractions, aux rencontres amicales, aux affaires de toutes sortes, qu’elles soient familiales ou commerciales, qui, parfois,

1. Fournier, Édouard, Michel, Francisque, Histoire des hôtelleries, cabarets, hôtels garnis, restaurants et cafés et des anciennes communautés et confréries d’hôteliers, de marchands de vins, de restaurateurs, de limonadiers, Paris, Delahaye, 1859, 2 volumes, 348 et 410 p. Nous trouvons aussi durant cette période de nombreuses études d’enseignes, dont les men- tions ont été pieusement débusquées dans les actes notariés, témoignage d’un monde pittoresque en voie de disparition ; voir Blavignac, Jean-Daniel, Histoire des enseignes d’hôtelleries, d’auberges et de cabarets, Genève, Grosset et Tremblay, 1879, 542 p. ; pour Le Mans, voir Chambois, Émile Louis, Le vieux Mans, les hôtelleries et leurs enseignes, Le Mans, Imp. de l’Institut de bibliographie, 1904, 38 p. 2. L’association du cabaret et du vice populaire est opérée dès le xviie siècle et ne cesse d’être un lieu commun. Elle est reprise à la fin du xviiie siècle par Louis Sébastien Mercier. Pour le discours sur les débits de boisson et leur expansion au xixe siècle, voir Nourrisson, Didier, Le buveur du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1990, 383 p. ; il a complété cette pre- mière étude par une seconde qui adopte une plus longue durée, Crus et cuites. Histoire du buveur, Paris, Perrin, 2013, 396 p.

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 3, 2020 Benoît Musset dégénèrent 3. Cette approche a été reprise par Daniel Roche, dans son étude du peuple parisien au xviiie siècle qui, en quelques pages, aborde les multiples dimensions sociales du cabaret dans la vie sociale des Parisiens 4. Ce tableau initial a été approfondi par l’historien américain Thomas Brennan qui, à partir des archives judiciaires, a étudié en profon- deur ce monde des cabarets, les réseaux de sociabilité qui y gravitent, les strates sociales qui s’y côtoient, tout en abordant la question de l’ivresse et de la violence 5. Il révèle que le cabaret s’intègre dans la journée de travail relativement poreuse des Parisiens, où le travail alterne avec des temps de rencontre, de discussion et de négociation. Dans d’autres pays européens, l’étude du cabaret comme fait social total a également donné lieu à des travaux de référence, insistant sur l’importance du cabaret, sou- vent appelé « public house », dans les réseaux de sociabilité, la circulation des informations, le règlement infra-judiciaire des différends, mais aussi les affaires marchandes 6. L’ouvrage de Thomas Brennan a occupé une position charnière dans l’émergence de la troisième approche, centrée sur la consommation de boisson et l’ivresse. Ce dernier a pu calculer de manière très précise, à partir des procès-verbaux de police, la fréquentation des cabarets au cours de la journée, l’heure des disputes et des bagarres et la part des clients identifiés comme étant en état d’ébriété. Il y a quelques années, Mathieu Lecoutre, dans sa thèse sur l’ivresse à l’époque moderne, a prolongé cette étude quantitative de l’ivresse, jointe à une approche plus globale de la place du cabaret dans la consommation de vin. Ces travaux ont permis de replacer dans une plus longue durée l’émergence de l’alcoolisme et la genèse de sa perception comme un vice populaire. L’exploration plus précise de la dimension économique du cabaret constitue une dernière approche du cabaret qui prolonge l’étude sociale. Ainsi, Romain Grancher a formulé récemment l’expression de « social hub »

3. Muchembled, Robert, La violence au village (xve-xviie siècle), Turnhout, Brepols, 1989, 419 p. Il y rappelle (p. 200-221) que la moitié des homicides pardonnés par des lettres de rémission ont eu lieu à la taverne ou dans ses abords, tout en dressant un tableau très large des activités et de la sociabilité de la taverne, avec ses codes et ses usages. Pour une étude de la sociabilité du cabaret dans le Maine du xviiie siècle, il y a de très bonnes pages dans Heichette, Michel, Société, sociabilité, justice. Sablé et son pays au xviiie siècle, Rennes, PUR, 2005, p. 115-124. 4. Roche, Daniel, Le peuple de Paris, Paris, Fayard, 1998 [1981], p. 338-362. 5. Brennan, Thomas, Public Drinking and Popular Culture in Eighteenth Century Paris, Princeton University Press, Princeton, 1988, 333 p. 6. Pour l’Angleterre, voir Clark, Peter, The English Alehouse : A Social History, 1200-1830, New York, Longman, 1983, 352 p. Pour l’espace germanique, Tlusty, Ann, Bacchus and Civil Order. The Culture of Drink in Early Modern Germany, Charlottesville, UPV, 2001, 288 p. ; Kümin, Beat, Drinkings Matters : Public Houses and Social Exchange in Early Modern Central Europe, 2007, New York, Palgrave MacMillan, 2007, 283 p. ; pour une vision européenne, Kümin, Beat, Tlusty, Ann, The World of the Tavern : Public Houses in Early Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2002, 249 p. Il existe encore un vaste recueil de sources abordant la diversité des dimensions du cabaret, malheureusement très difficile à trouver :K ümin, Beat, Tlusty, Ann (éd.), Public Drinking in the Early Modern World, Londres, Routledge, 2011, 568 p.

126 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) pour caractériser le rôle du cabaret dans les milieux maritimes. S’appuyant sur les travaux d’Alain Cabantous et de Marcus Rediker, il met en évidence, dans le cas de Dieppe, le rôle de la taverne comme lieu de rencontre entre marins et maîtres de bateau, canal de diffusion des informations sur les équipages en construction, les ventes de matériel, les fournitures de bateaux. Chaque marin est attaché à une taverne où il s’informe et où on peut le trouver ou le faire venir. La taverne est logiquement un lieu – non exclusif – de signature des contrats d’engagement 7. L’auberge a été éga- lement mise en valeur comme un lieu central pour les professionnels du transport par Sklaerenn Scuiller, dans sa thèse sur le commerce alimentaire dans l’Ouest. Les voituriers font évidemment des étapes dans les auberges, mais y prennent aussi des informations et y négocient des transports. Plus généralement, l’auberge est un foyer majeur pour les marchands qui y négo- cient des achats et y règlent des comptes 8. Le Maine présente une déclinaison de ce cabaret comme lieu d’affaires. Éloigné de la mer, il n’est pas une région moribonde d’un point de vue mar- chand. Bien intégré à l’économie atlantique par les ventes de bois, de toiles de chanvre, d’étamines et connecté à l’axe ligérien (Mayenne et Sarthe, en aval de Malicorne), le Maine est également soumis à l’attraction du marché parisien qu’il fournit en « menues denrées » (gibier, volailles, beurre, fro- mage, œufs…) et aussi en animaux de boucherie 9. Pour partie achetés dans les provinces situées plus au sud (Poitou surtout), les bovins y sont mis au travail avant d’être revendus à des emboucheurs normands qui les vendent à Paris. Les porcs, nés sur place, sont expédiés vers Paris en grandes quan- tités, alors que les ovins sont vendus en Beauce avant de nourrir, eux aussi, la capitale 10. Enfin, le Maine expédie des toiles de lin (pour le Bas-Maine), des draps fins (les fameuses étamines du Mans) et des toiles de chanvre (pour le Haut-Maine), soit vers Nantes, soit vers d’autres villes de la moitié nord du royaume, les dernières étant utilisées comme toile d’emballage 11. Ces courants se superposent, comme ailleurs, avec des flux intra-régionaux entre villes et campagnes (certes modestes, polarisant faiblement l’espace

7. Grancher, Romain, « Fishermen’s taverns : Public houses and maritime labour in an early modern French fishing community », The International Journal of Maritime History, 2016, vol. 28 (4), p. 671-685. 8. Scuiller, Sklaerenn, Le commerce alimentaire dans l’ouest de la France au xviiie siècle. Territoires, pratiques et acteurs, thèse, univ. Rennes 2, 2015, 795 p. 9. Abad, Reynald, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’An- cien Régime, Paris, Fayard, 2002, en particulier p. 837 à 876 pour les données chiffrées sur l’ensemble du Maine. 10. Antoine, Annie, « L’élevage en France, xviie-xviiie siècles », dans La terre et les paysans. Productions et exploitations agricoles aux xviie et xviiie siècles en France et en Angleterre, Paris, PUPS, 1999, p. 7-60 ; Antoine, Annie, « Systèmes agraires de la France de l’Ouest : une ratio- nalité méconnue ? », Histoire, économie & société, 1999, 18-1, p. 107-132. Voir encore Garnier, Bernard, « Des bœufs pour Paris. Commercialisation et élevage en Basse-Normandie (1700- 1900) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 1999, 106-1, p. 101-120. 11. Dornic, François, L’industrie textile dans le Maine et ses débouchés internationaux (1650-1815), Le Mans, Ed. Pierre Belon, 1955, 318 p. ; Bois, Paul, Paysans de l’Ouest, Paris, Flammarion, 1971, p. 221-267.

127 Benoît Musset régional) et aussi entre les zones rurales, dans une logique de subsistance. Le Maine est donc traversé par des flux marchands qu’il est parfois difficile de déceler, car échappant le plus souvent aux enquêtes administratives peu attentives à cette addition de petits trafics, et qui mobilisent une population marchande très nombreuse, en particulier pour la filière des animaux, dont l’élevage et par conséquent l’achat et la vente sont très atomisés. Dans ce contexte de relative diversité des flux, il n’est pas surprenant de constater que le Maine est une région d’assez forte densité en marchés et foires 12. Si ces institutions marchandes correspondent à ce besoin de mise en relation d’acteurs marchands éloignés les uns des autres (marchands du Poitou, d’Anjou, de Touraine ou de Normandie, mais aussi marchands labou- reurs de tous les « cantons » du Maine), elles n’en excluent pas d’autres, comme ce dense réseau d’auberges et cabarets, qui s’agglutinent autour des places de marché, et ce second réseau d’auberges et cabarets de village, présents dans pratiquement toutes les localités. Nous allons voir comment l’auberge et le cabaret participent à la mise en relation des acheteurs et de vendeurs, en marge des marchés ou en dehors d’eux, prolongeant la notion de « hub social » par celle de « forum marchand 13 ». Le marché-lieu à lui seul ne suffit pas en lui-même à la conclusion des affaires : il a besoin d’appen- dices officieux, parmi lesquels se trouvent les cabarets et les auberges. Pour saisir cette vie des affaires, j’ai mobilisé plus de 600 enquêtes de la justice consulaire du Mans. Fondée en 1711, rayonnant sur l’ensemble du Maine malgré la concurrence de celles d’Alençon et d’Angers et aussi de la sénéchaussée de Laval qui continue de juger des affaires marchandes mal- gré le monopole manceau, la cour consulaire du Mans traite un millier d’af- faires par an, essentiellement des défauts de paiement et de livraison 14. Les enquêtes, décidées dans les cas les plus ambigus, ont produit près de trois mille témoignages longtemps délaissés sans doute du fait du côté « rustique » et ordinaire des produits qui y sont traités (grains, chanvre, noix, animaux, œufs, bois…), généralement dans un cadre rural. Ceux-ci nous permettent d’entrer dans la « boîte noire » des échanges, où l’auberge occupe une place centrale. Sur 2 921 témoins, la part de ceux qui décrivent au moins une action ayant eu lieu à l’auberge ou au cabaret représente selon les décennies entre 25 % et 38 % du total. Cette mesure quantitative suggère à quel point

12. Margairaz, Dominique, Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, ehess, 1988, en particulier les cartes p. 242-245. 13. Grancher, Romain, « Fishermen’s taverns… », art. cité, p. 680. 14. Cette partition est compliquée à partir de la réforme de 1759 qui octroie aux bail- liages la possibilité de juger consulairement. Les anciennes justices consulaires sont réduites à l’étendue de leur bailliage respectif. À l’inverse, les bailliages de Saint-Calais, Mamers, Sillé-le-Guillaume, La Flèche et Château-du-Loir jugent l’essentiel des affaires marchandes de leur ressort. Les enquêtes écrites y sont plus rares, les témoins pouvant être entendus en audience plus facilement du fait de la plus grande proximité entre jus- ticiables et tribunal de commerce. Voir Lafon, Jacqueline Lucienne, Les députés du com- merce et l’ordonnance de mars 1673. Les juridictions consulaires : principe et compétence, Paris, Cujas, 1979, p. 51.

128 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) ce lieu est ordinaire dans le commerce local et régional. Comme nous allons le voir, on y parle d’affaires, on en fait beaucoup et on le fait savoir.

Auberges et cabarets Distinguer tavernes, cabarets, auberges et hôtelleries n’est pas toujours aisé. En théorie, ces établissements sont différenciés du point de vue du droit. La taverne est un lieu où l’on boit 15. Il est fort probable que de petits établissements ruraux ou urbains correspondent à cette définition, même si le terme de taverne n’est jamais utilisé dans le Maine. Le cabaret est un lieu, parfois dit « à pot et à assiette », où l’on boit et où l’on mange. Quant à l’hôtellerie, elle offre également le couvert mais aussi le gîte, et elle est généralement associée à l’existence d’une communauté de métier. Dans le Maine, seul compte le paiement du droit de vente du vin au détail, car il n’existe pas à notre connaissance de communauté de métier des hôteliers, aubergistes ou cabaretiers dans les villes du Maine. Le terme d’hôtellerie est néanmoins utilisé. Nous pouvons mesurer la part des différents types d’établissement dans les archives consulaires, à partir de données encore incomplètes. En pre- nant l’ensemble des témoins auditionnés par la justice consulaire du Mans de 1720 à 1789, nous parvenons à 68,9 % d’hôtes, 18 % de cabaretiers et 13 % d’aubergistes 16. En faisant de même avec l’ensemble des causes jugées au Mans en 1740 et 1785, la proportion est respectivement de 70,6 %, 22,2 % et 7,2 % 17. En observant enfin les causes jugées consulairement par le bailliage de Château-du-Loir de 1762 à 1772, les proportions sont de 54,2 %, 33,7 % et 12 % 18. Nous pouvons conclure sans trop de risques que les auberges et hôtelleries dominent largement les cabarets en nombre (avec 77,6 % du total si l’on agglomère l’ensemble des données). Les données fiscales de la région de Saint-Calais, pour les années 1729-1789, confirment ce constat, l’appellation de cabaretier étant relativement rare dans les rôles de taille 19. Le réseau des auberges, hôtelleries et cabarets dévoile quelques lignes de force. Seule l’exploitation systématique de tous les registres de causes consu- laires permettrait d’identifier une majorité d’établissements. Mais l’ampleur de la tâche (plusieurs centaines de jugements par an, sans doute plus de 2 000 pour l’ensemble des tribunaux jugeant consulairement dans les années 1780) nous a conduit pour le moment à privilégier quelques points de repère

15. Delamare, Nicolas, Traité de la police, Paris, Chez Michel Brunet, 1719, tome 3, p. 718- 726 (cabaretiers et taverniers), p. 727-732 (hôtelleries). 16. Arch. dép. de la Sarthe, B 3999 à B 4004. 17. Idem, B 3897 et 3898 (1740), B 3984 et 3985 (1785). Il s’agit des « qualités », c’est- à-dire la présentation sommaire, sur une petite feuille, des parties et de l’affaire, qui ont l’immense avantage d’indiquer les lieux d’origine des demandeurs et défendeurs. Ces documents sont aussi généralement plus précis que les registres de causes sur les métiers, qui ne les indiquent généralement pas. 18. Idem, B 2299 à B 2301 (registres des causes). 19. Idem, C 18 à C 59.

129 Benoît Musset

(1740 et 1785). On peut y joindre plusieurs recherches universitaires sur les auberges du Haut-Maine ainsi que quelques monographies de localités. Il convient de postuler en premier lieu que le cabaret et l’auberge sont présents partout. On peut admettre sans risque le principe d’un établisse- ment par localité 20. Dans la région de Saint-Calais (carte 1), tous les villages possèdent un cabaret ou une auberge dans les années 1780, et cet état de fait n’est certainement pas récent 21. Plus largement, sur un échantillon (issu des archives consulaires) de 105 localités disposant d’au moins un établissement, on ne distingue pas de rapport direct entre les effectifs de la population et la présence d’un cabaret. On trouve dans de petits villages aussi bien un cabaret qu’une auberge ou une hôtellerie. À La Fontaine-Saint-Martin en 1740, village d’envi- ron 500 habitants, Julien Cosnard est qualifié de cabaretier alors que René Boislard est appelé hôte 22. Plus la population est élevée, plus les tenanciers cités sont nombreux, le rapport entre les trois types d’établissement étant à peu près constant. Quelques foyers de concentration apparaissent : ce sont évidemment les villes qui regroupent le plus d’établissements. Si l’on prend le nombre de tenanciers cités dans des affaires (enquêtes et causes de 1740 et 1785), Le Mans, ville la plus peuplée (environ 15 000 habitants), arrive en tête avec 48, suivi de Sillé-le-Guillaume (13), Château-du-Loir (11) et La Ferté-Bernard (10) 23. Plus que le niveau de la population en lui-même, c’est surtout l’impor- tance des marchés, des foires et le tracé des grandes routes qui déter- minent la densité des établissements 24. Rapporté à 1 000 habitants, le nombre d’auberges et cabarets oscille entre 1 et 2 dans les zones rurales, alors qu’il dépasse 3 à 4 dans les villes : 3,33 à Mamers (1731), 3,5 à Sablé (1708), 4,17 (1762) et 5,19 (1777) au Mans, 4,23 à Château-du-Loir (1781), 6,4 à Saint-Calais (1729), 9,33 à Sillé-le-Guillaume (années 1780) et même 10,5 à La Ferté-Bernard (1737) 25.

20. Pour la Champagne, voir Brennan, Thomas, « La consommation rurale et les caba- rets », dans Grunberg, Bernard (dir.), Le champagne : regards croisés sur une identité en mutation, Reims, Épures, 2007, p. 81-97. 21. Les sources fiscales doivent être complétées par les causes consulaires et les actes notariés ; les inventaires de dettes permettent d’identifier des hôtes ignorés en tant que tels des rôles de taille. La pluri-activité est importante chez les cabaretiers. 22. Idem, B 3897 et 3898. 23. Idem, B 3897 et 3898 et B 3984 et 3985. Les marchands de Mamers fréquentent généralement la cour consulaire d’Alençon, et ceux de La Flèche, en Sarthe actuellement mais historiquement en Anjou, celle d’Angers, avant la réforme de 1759 déléguant aux bailliages une partie des jugements consulaires. 24. Il faudrait pour en être absolument sûr recenser les établissements mentionnés dans les registres de la justice consulaire et effectuer des calculs de corrélation, comme l’a fait Julien Villain pour les boutiques lorraines (Villain, Julien, Le commode et le superflu. Boutique et consommation marchande au xviiie siècle. Lorraine, années 1690-années 1780, à paraître à Rennes aux PUR en 2020). 25. Mamers, Arch. dép. de la Sarthe, 110 AC 202 ; Sablé, Heichette, Michel, Société, socia- bilité…, op. cit., p. 291 ; Le Mans, C 74 et 111 AC 596 ; Château-du-Loir, C add. 2 ; Saint-Calais,

130 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)

Figure 1 – Auberges et cabarets de la région de Saint-Calais dans les années 1780 (Arch. dép. de la Sarthe, C 18 à C 59 et 4 E 608 à 620)

Le Mans est de très loin la localité où les cabarets sont les plus nom- breux : en 1762, un rôle de taxe y dénombre 39 cabaretiers et 33 hôtes 26. La solide étude de Geneviève Beaugé-Plante permet de localiser une grande partie des auberges dans les années 1770-1780. Nous avons complété ces données par une liste de déclarations de métier de 1777 permettant de localiser des cabaretiers 27.

C 21 ; Sillé-le-Guillaume ; Bamas, Régine Les auberges de campagne dans le nord-ouest du Haut-Maine, mémoire de maîtrise, 1996, 193 p. ; La Ferté-Bernard, Arch. dép. de la Sarthe, 86 AC CC 40. 26. Arch. dép. de la Sarthe, C 74, rôle du Mans pour l’ustensile de l’infanterie en 1762. 27. Beaugé-Plante, Geneviève, Les auberges du Mans dans la deuxième moitié du xviiie siècle, Le Mans, mémoire de maîtrise, 1992, 102 p. ; Arch. dép. de la Sarthe, 111 AC 596.

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Figure 2 – Auberges et cabarets du Mans, années 1770-1780 28

Alors que les cabaretiers sont davantage installés dans la vieille ville et ses abords, les auberges se concentrent dans deux quartiers : vingt-trois

28. Les données proviennent du mémoire de Geneviève Beaugé-Plante cité plus haut, qui a utilisé le rôle de la taxe sur les enfants trouvés. Le plan est celui de janvier de 1777.

132 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)

établissements autour de la place des halles, et vingt-trois autres sur la rive droite de la Sarthe, sur la route de Laval et celle d’Alençon. L’avantage de ce second quartier est d’être semi-rural, avec une densité plus faible et surtout, des prés humides, en bord de Sarthe, permettent d’y nourrir les animaux accompagnant les marchands. Il faut ajouter à cette organi- sation urbaine les auberges du sud de la ville, à Pontlieue (au moins cinq auberges) et Arnage (trois auberges). Elles ont l’avantage de se trouver très près de la ville (à trois kilomètres), de disposer de vastes espaces pour les animaux, des prés humides le long de l’Huisne, tout en étant situées sur les routes partant vers le sud : Angers (et La Flèche), Tours et aussi Vendôme. Ces auberges permettent d’héberger des troupeaux à vendre au Mans, ou en attente de départ pour Paris 29. Une concentration analogue se retrouve à Sillé-le-Guillaume et Conlie, dans l’ouest du Haut-Maine. À Conlie, traversé par la route du Mans à Sillé- le-Guillaume, siège d’un marché de rayonnement local, nous trouvons huit auberges dans les années 1780, localisées sur le plan (carte 3). Nous observons que six établissements sont installés sur la place des halles, elle-même située sur la grande route. Les deux autres auberges sont un peu plus éloignées de la place, de quelques dizaines de mètres, mais toujours en bord de route. À Sillé-le-Guillaume, on observe sans difficulté la concentration des auberges autour des deux places qui accueillent le marché et la foire : la place aux bœufs (neuf établissements sur la place ou à proximité immé- diate) et la place Saint-Étienne (quatre établissements) 30. Rappelons que cette petite ville est la troisième plus grosse foire du Haut-Maine au xviiie siècle, après Le Mans et Mamers 31. Située au contact du Bas-Maine, sur la route de Laval, elle est également proche de la Normandie tout en ayant de fortes connexions avec Sablé dans le sud du Bas-Maine et La Flèche, en Anjou. La ville accueille donc de nombreux marchands de bestiaux qu’il convient d’héberger. Comme Le Mans, le pôle de Sillé-le-Guillaume est com- plété par les auberges de Saint-Remy de Sillé, aux portes de la ville, qui offrent plus de facilités pour héberger les animaux et les nourrir lorsqu’ils sont en dépôt.

29. La route rejoignant La Ferté-Bernard, contournant Le Mans par le sud, a été sur- nommée le « chemin aux bœufs ». Outre qu’elle servait sans doute plus encore aux porcs, cette route est assez difficile à matérialiser. Il reste le vestige d’un gué aménagé à Changé- lès-Le Mans. Mis à part cette portion longeant l’Huisne au sud du Mans, elle se confondait sans doute avec la grande route de Paris et était matérialisée avant tout par un réseau, plus dense qu’ailleurs, d’auberges entre Le Mans et La Ferté-Bernard. 30. Ibid., p. 1-16. 31. Pour l’état des marchés et foires, on peut se reporter à l’enquête de 1747, Arch. dép. de la Sarthe, 111 AC 19. Il faut la compléter avec les dossiers de l’intendance conservés à Tours : Arch. dép. d’Indre-et-Loire, C 94 à 98.

133 Benoît Musset

Figure 3 – Auberges de Conlie, années 1780 32 (Arch. dép. de la Sarthe, E 315, plan numérisé)

32. Ce plan a déjà utilisé par Bamas, Régine, Les auberges de campagne…, op. cit., plan no 3.

134 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)

Figure 4 – Auberges de Sillé-le-Guillaume dans les années 1780 33 (D’après Bamas, Régine, Les auberges de campagne…, op. cit., p. 1-16)

Le réseau s’est sans aucun doute densifié dans le courant du xviiie siècle. Certes, le principe d’un établissement par localité est sans aucun doute une réalité plus ancienne 34. En revanche, l’intensification du réseau peut être partiellement mesurée au Mans. Un rôle de taxation des maisons datant de 1694 recense de façon exhaustive les établissements. Malheureusement, les deux tiers seulement des cahiers paroissiaux ont été conservés 35. Pour la paroisse de La Couture, qui couvre la place des halles, nous recensons quatre cabaretiers et treize hôtes. Dans les années 1770-1780, nous pou- vons y compter vingt-trois auberges et au moins quatre cabarets 36. Dans la paroisse Saint-Vincent, au nord sur la route de Bonnétable, on compte quatre auberges en 1694 pour cinq dans le dernier tiers du xviiie siècle. Dans les deux paroisses de la rive droite (Saint-Gilles et Saint-Jean), les établis- sements sont passés de quatre à douze 37. Si les cabarets sont plus difficiles à déceler dans les archives, les auberges sont aisément repérables dans les fonds des notaires, car donnant

33. Le fond provient du cadastre numérisé, Arch. dép. de la Sarthe, PC 341. 34. Julien Villain, à l’issue de sa magistrale étude sur le commerce lorrain, invite à ne pas sous-estimer l’importance du petit commerce rural au début du xviiie siècle (Villain, Julien, Le commode et le superflu…, op. cit., en particulier la conclusion où il remet en perspective l’évolution du tissu commerçant). 35. Arch. dép. de la Sarthe, 111 AC 477. La paroisse du Pré – grand foyer de la rive droite – manque, ainsi que Saint-Symphorien et Saint-Pierre-le-Réitéré, où les auberges étaient cependant moins nombreuses. 36. Beaugé-Plante, Geneviève, Les auberges du Mans…, op. cit.. À noter l’étrange défor- mation de l’Écu de France en « Cul de France » (sic) en 1694. 37. Le « Chaperon rouge » de 1694 semble être devenu le « Dragon rouge ». Sur cette auberge, Ledoux, Alexandre, Le Dragon Rouge, une entreprise familiale mancelle du xviiie siècle, mémoire de master 2, 2012, 89 p.

135 Benoît Musset lieu à des inventaires après décès, des montrées, des baux très nombreux 38. Ces auberges sont des établissements marchands particulièrement impor- tants. Lieux d’hébergement, elles sont au cœur d’un réseau d’approvision- nement en nourriture pour les hôtes, mais aussi en foin, paille, nourriture pour les porcs, et additionnent bien souvent d’autres affaires comme nous le verrons un peu plus loin. Les hôtes sont de véritables hommes d’affaires, parfois capables d’accu- muler de petites fortunes comme les Cohin, de Pontlieue, dans les années 1700 ou Jacques Corvazier (également marchand de bestiaux) dans les années 1780, qui laisse 54 500 livres de succession et 9 246 livres de biens mobiliers, cas hors norme 39. Cependant, l’approvisionnement des établis- sements est souvent source de fragilité, comme en témoignent les causes consulaires où les hôtes sont bien plus souvent défendeurs (pour des dettes impayées, le plus souvent du vin) que demandeurs 40. La prospérité de ces établissements explique l’appétit des notables pour ce type de bien immobilier, en particulier les notaires qui possèdent au Mans un grand nombre d’auberges, qui génèrent des loyers élevés 41. Il est au premier abord étonnant de constater la récurrence des noms à l’échelle de la région, et même au-delà. Outre qu’ils sont directement issus des enseignes, il n’est pas interdit d’y voir une sorte de label rassu- rant indiquant aux clients de passage le type d’établissement. Que l’on soit au Mans, à Sillé-le-Guillaume, Conlie, Pontlieue ou Saint-Jean-d’Assé, ce sont toujours les mêmes enseignes : la Tête-Noire, le Plat d’Étain, le Cheval Blanc, les Quatre Vents, le Croissant, la Croix Verte, le Dauphin, la Boule d’Or, les Trois Rois… Il est intéressant de noter qu’au Mans, c’est surtout sur la rive droite que les noms sont plus originaux, renvoyant à des points de repère locaux moins parlants pour les étrangers, laissant penser que les auberges y étaient moins huppées ou plus tardives, contraintes de

38. Bamas, Régine, Les auberges de campagne…, op. cit., p. 69-152 ; Ledoux, Alexandre, Le Dragon rouge…, op. cit., et aussi Auberges et aubergistes du Mans, paroisses de la rive droite. Deuxième moitié du xviiie siècle, mémoire de master 1, 2011, 103 p. ; Mémin, Marcel, Pontlieue et Arnage. Ancienne paroisse rurale du Maine, Le Mans, Monnoyer, 1968, p. 219- 250. Les cabarets sont des établissements plus « légers ». Dès lors qu’un particulier paie un droit de revente à la ferme des aides, il peut ouvrir un cabaret dans sa cuisine. Cela donne une certaine plasticité à ces établissements, souvent associés à une double activité (boulanger, maréchal, cardeur…). 39. Mémin, Marcel, Pontlieue et Arnage…, op. cit., p. 239. 40. Ibid., p. 224 et suivantes. Comme dans la plupart des professions, les aubergistes tissent des liens familiaux étroits. Les aubergistes de Pontlieue forment de véritables dynasties, en lien avec celles qui tiennent les auberges de la place des Halles au Mans. Il s’agit d’un réseau dans lequel les acteurs évoluent. En 1786, Jean Duval, ancien hôte de La Biche au Mans en 1761-1767, tient une auberge à Sillé-le-Guillaume (Ledoux, Alexandre, Auberges et aubergistes…, op. cit., p. 50). 41. Au Mans, sur la rive gauche, la part des tenanciers locataires passe de 57 à 80 % entre 1750 et 1790 (Ledoux, Alexandre, Auberges et aubergistes…, op. cit., p. 52). Les loyers des auberges sont d’un niveau proche de celui des hôtels particuliers. En 1694, sur 78 loyers supérieurs à 100 livres, on recense 11 hôtelleries ; sur 24 loyers de plus de 200 livres, on compte 6 hôtelleries (Arch. dép. de la Sarthe, 111 AC 477).

136 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) puiser dans un autre stock de noms : la Croix Herrault, la Chasse Royale, la Corne, la Croix Blanche (bien plus rare que la Croix Verte), la Rose Rouge et le Dragon Rouge. Entrons donc dans ces établissements puisque nos archives nous y invitent.

L’auberge, lieu privilégié des transactions marchandes L’auberge est un lieu de transaction dans 414 témoignages sur 893 qui concernent ce lieu. Le cadre chronologique le plus fréquent est le jour du marché ou de la foire. Cette situation, par ailleurs bien connue, est en apparence étonnante dans la mesure où partout dans le royaume les règle- ments de police interdisent les transactions hors du marché et des halles. L’article XXXI de l’ordonnance de police du Mans (1702) fait ainsi « def- fenses à toutes personnes de vendre et achepter les choses susdites dans les hôteleries, cabarets ny ailleurs qu’au marché 42 ». Néanmoins, il est très rare que l’intégralité de l’affaire soit réalisée dans l’auberge. La négociation obéit à un véritable rituel. Elle commence généralement dehors, sur le marché (92 cas). Les marchands tournent autour des ani- maux, évaluent et entament la transaction ; ils examinent des échantillons de grains, des noix, du chanvre. Si le principe de l’achat/vente est acquis, les marchands se rendent alors à l’auberge ou au cabaret pour fixer les clauses et conclure le marché. Ainsi, durant le marché de Bonnétable, Nourry et Lebourdais commencent sous la halle un marché de grains, qu’ils poursuivent chez Julien Prévôt, boulanger cabaretier, avant de conclure à 36 livres les 21 boisseaux de froment 43. Cela pose des problèmes logistiques puisque, lors du passage à l’au- berge, il faut laisser à l’extérieur la marchandise, que ce soit des grains ou des animaux, à un tiers, un domestique ou un membre de la famille. À Château-du-Loir en 1750, pour aller conclure une autre affaire à l’auberge, les frères Bardet, de Vaas, confient leurs porcs à un tiers, Lacroix. Celui-ci est bien ennuyé quand des marchands lui demandent le prix des porcs, n’osant pas négocier au nom des vendeurs. Finalement, c’est le troisième frère Bardet, qui passait par-là, qui assure la vente. Ce cas montre à la fois l’importance des questions logistiques, les contraintes du passage à l’auberge, mais aussi la possibilité de vendre des animaux directement sur la place en empochant l’argent. Tout dépend des acheteurs, des vendeurs, du temps qu’ils ont 44. Des affaires se déroulent également dans les auberges et cabarets hors des temps de marché. L’auberge sert de point de ralliement aux marchands avant qu’ils n’aillent examiner une marchandise : du foin dans un pré,

42. « Ordonnance de police du 27 novembre 1702 », dans Cauvin, Thomas, Recherches sur les établissemens de charité et d’instruction publique du diocèse du Mans, Le Mans, Monnoyer, 1825, p. 515. 43. Arch. dép. de la Sarthe, B 3999, enquête du 16 août 1735. 44. Idem, B 4001, enquête du 14 mai 1757.

137 Benoît Musset des monceaux de blé dans un grenier… Ils reviennent ensuite au cabaret pour sceller l’affaire. Celle-ci peut être longue à conclure ; les marchands prennent souvent leur temps, surtout en dehors des temps de marché où le temps est davantage compté. En 1737, Bardet et Odet, de Château-du-Loir, viennent visiter trois prés pour examiner la qualité du foin. Ils continuent l’affaire le lendemain au cabaret de Lecomte : déjeuner, négociation du prix du foin, conclusion à 20 livres par mulon. Le marché a duré une journée et demie 45. Le cabaret se situe donc surtout dans le second temps de la négocia- tion. On y discute principalement du prix. Les dépositions de témoins contiennent de nombreuses négociations où deux partenaires réunis autour de la table proposent des prix jusqu’à trouver un point d’équilibre. En 1720 à Crannes, chez Pierre Benoist, Cormier demande le cheval de Plot pour 60 livres, puis 80 livres. De son côté, Plot ne veut pas moins de 90 livres, avant de monter à 100 livres, prix excessif visant à décourager son acheteur et clore ainsi la négociation. Pour être plus explicite, il annonce finalement que son cheval n’est plus à vendre 46. Chez Alleton, hôte au Mans (1735), Hubert cherche à vendre trois bœufs à Droineau : démarrant à 140 livres, ils finissent par trouver un accord à 120 livres après plusieurs remises 47. Parfois, les partenaires sortent pour examiner la marchandise et reve- nir ensuite à la table. En 1736 à Arquenay, Goupil et Rivevain négocient du bougrain 48 au cabaret. Les deux hommes sortent pour aller visiter le drap. Il faut dire que Goupil restait sur une mauvaise affaire, puisque l’année précédente, il avait acheté un drap de mauvaise qualité dont la revente lui avait fait beaucoup de tort. Rivevain a proposé cette contre-visite pour obliger son partenaire. Au retour, ils concluent le marché autour d’une bouteille 49. L’année suivante, Sigoigne et Roussin négocient du cuir à la Croix verte de Ballée. Lors d’une première rencontre, les deux hommes ne peuvent se mettre d’accord sur la qualité d’un cuir ; trois jours plus tard, ils visitent une seconde fois le cuir chez Roussin, avant de revenir à l’auberge pour conclure 50. La négociation ne traîne pas toujours sur le prix lui-même, mais davan- tage sur les clauses annexes. Une fois le prix fait, les partenaires définissent les termes de paiement, le lieu de livraison, une éventuelle remise. Les dis- cussions peuvent alors durer plusieurs heures, compliquées par les excès de boisson ainsi que par l’assistance qui donne son avis. La négociation est aussi une épreuve d’endurance, de ruse et de familiarité avec l’alcool. Les remises peuvent porter sur des quantités livrées en plus (102 pour 100, 105 pour 100…), un délai de livraison, le paiement de la livraison, une mise à

45. Idem, B 3999, enquête du 6 avril 1737. 46. Idem, enquête du 4 septembre 1720. 47. Idem, enquête du 17 septembre 1735. 48. Le bougrain est une étoffe de laine épaisse. 49. Arch. dép. de la Sarthe, B 3999, enquête du 25 juin 1736. 50. Idem, enquête du 30 avril 137.

138 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) l’essai pour les chevaux. Dans ce processus de définition, un partenaire pré- voyant un marché défavorable cherche souvent à ajouter une clause sup- plémentaire pour décourager le partenaire et rendre le marché caduque 51. La caractéristique de la négociation à l’auberge est d’être publique, voire collective. En effet, l’établissement est souvent rempli. Certes, il est impossible de calculer des chiffres de fréquentation, seuls les témoins « actifs » étant mentionnés dans les affaires. Mais il est certain que le caba- ret offre alors aux accords marchands une publicité, qui en garantit en retour la validité et le contenu en cas de conflit. En ce sens, la publicité de l’échange est une réponse à l’incertitude des échanges. Il faut ajouter qu’une grande partie de ce commerce de marché se fait oralement, sans livre de comptes, au mieux à l’aide de mémoires griffonnés sur des feuilles volantes. Les morts brutales sont fréquentes, entraînant une forte incer- titude. Les veuves ou les enfants héritent des affaires, mais encore faut-il pour un créancier pouvoir prouver l’existence d’une transaction passée en l’absence de tout écrit. Ajoutons encore que la qualité des produits est variable dans le temps et l’espace. Dès lors, il est important de pouvoir contester ensuite, à l’aide de témoins, si la qualité n’est pas celle qui a été promise. Enfin, les partenaires ne se connaissent pas toujours bien. Le com- merce des bestiaux est très ouvert, avec des acheteurs et vendeurs venant de tout le Haut-Maine, du Bas-Maine, de Normandie, du Poitou. Si les gros marchands de bestiaux sont notoirement connus, il n’en est pas de même de centaines de laboureurs et de bordagers qui vendent quelques bêtes par an dans plusieurs endroits différents. C’est le cas également pour le marché des grains où une myriade de marchands laboureurs vendent sur les mar- chés plusieurs fois dans l’année quelques dizaines de boisseaux de grains. Dans l’aire d’attraction de chaque marché, soit une vingtaine de villages, ce sont sans aucun doute 400 à 500 marchands laboureurs qui sont suscep- tibles de vendre, sans même compter plusieurs centaines de bordagers 52. L’ouverture et le nombre d’intervenants paraissent moins grands pour les vins ou les peaux où le commerce est plus professionnalisé. Dans tous les cas néanmoins, il est important d’avoir des témoins pour bien identifier le partenaire et pouvoir le cas échéant se retourner contre lui. Concernant le choix des témoins, on peut distinguer deux grands cas de figure. Les partenaires peuvent choisir des témoins. C’est le cas le plus ordi- naire : deux marchands appellent des personnes présentes dans le cabaret, sans sembler les connaître préalablement. Par exemple, à Brou, Le Breton et Doré (1744), en discussion pour un marché de chanvre, appellent Jean Garloup qui était en train de boire à la table d’à côté 53. L’autre configura-

51. C’est ce qui explique de nombreuses enquêtes. 52. Nous pouvons mesurer avec précision les statuts socio-professionnels en 1729. Les marchands laboureurs forment 7 % des foyers (296 sur 4 023), contre 23 % pour les bordagers (933). La précision des rôles décline nettement à partir des années 1760. 53. Arch. dép. de la Sarthe, B 4000, enquête du 25 janvier 1734. Brou se trouve dans l’Eure-et-Loir. Il s’agit à cette époque d’une étape importante sur la route de Paris, à l’entrée de la Beauce.

139 Benoît Musset tion est celle où les acheteurs ou vendeurs viennent avec leurs amis. Ainsi, Toussaint Bruneau, marchand à Pruillé- l’Éguillé, est à Château-du-Loir avec Jacques Leroux, un bordager de Beaumont-Pied-de-Bœuf (1745). Ils font venir la veuve Alleton, qui était chez elle, pour lui demander des peaux ; Leroux est présent pendant toute la négociation 54. Les gestes et rituels accomplis publiquement font office de preuve. Les cas où vendeurs et acheteurs se tapent dans la main sont relativement rares. Entre 1719 et 1739, on ne rencontre ce geste que deux fois : une fois chez Alleton, hôte au Mans, entre Hubert et Droineau, et une autre chez Rousseau, chirurgien d’Écommoy, chez lequel deux marchands sont venus faire un marché de cuir, dans la cuisine, autour d’une chopine 55. Le cas le plus fréquent est celui où l’un des deux paie la boisson. Il s’agit d’un aspect crucial de la conclusion du marché puisque celui-ci est réputé fait quand les deux partenaires boivent ensemble (du vin, rarement du cidre), ce qui dévoile une signification anthropologique intéressante : le fait de partager le vin scelle l’entente. Toute la question est cependant de savoir qui paie. Toutes les combinaisons sont possibles : soit l’acheteur, soit le vendeur selon les cas, soit les deux. La bouteille, voire le repas, est payée en signe d’accommodement, conduisant certains partenaires à annuler un marché – ou signifier une annulation qui n’est pas toujours admise – en refusant de « payer chopine » ou « payer son écot ». Le partage du vin de marché est d’ailleurs pour la jurisprudence consulaire un signe d’accepta- tion réciproque du marché. Fréquemment, celui qui a obtenu des conces- sions s’oblige à payer. Il s’agit d’une sorte de compensation symbolique – le prix de la bouteille étant de quelques sous – par rapport à un effort consenti, généralement de plusieurs livres ou dizaines de livres. Ainsi, à Sillé-le-Guillaume (1737), Étienne Pautonnier demande à Joseph Collin de payer la bouteille après avoir réduit le prix de son cheval de 90 livres à 80 livres 56. Dans quelques cas enfin, un échange de gages permet de garan- tir la réalité du marché. L’auberge est le lieu idéal pour exhiber des objets confiés en gage d’un marché : un mouchoir, un fichu, un gobelet en étain ou en argent. Mais l’objet doit être emporté en signe d’accord, sans quoi il est laissé en dépôt dans l’auberge.

L’auberge, lieu d’opportunités marchandes L’auberge est un lieu d’information sur les marchands, marchés et mar- chandises. Pour le comprendre, il faut encore revenir sur l’incertitude des situations marchandes. En effet, les prix ne sont pas uniformes d’un lieu à un autre. Il faut aussi tenir compte de l’usage de mesures différentes. Il existe par ailleurs de nombreuses mesures de capacité aux contours incertains, comme la « fourniture », qui comprend un nombre coutumier

54. Idem, enquête du 8 avril 1745. 55. Idem, B 3999, enquête du 17 septembre 1735 ; B 4000, enquête du 10 décembre 1743. 56. Idem, enquête du 30 avril 1737.

140 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) de boisseaux de grains, de centaines de sabots ou de livres de foin, lequel n’est que rarement précisé dans les témoignages. La définition de la mesure ouvre un espace de négociation important, qui requiert la certification des pairs. Plus incertain encore est le fait que de nombreux produits n’ont pas de prix public de référence. Cela n’est en principe pas le cas pour les grains, dont les prix sont enregistrés par les autorités et généralement très bien connus des acteurs marchands. Cependant, la qualité des grains dépend de l’apparence, de l’odeur, mais aussi des graines issues des plantes adven- tices qui y sont mêlées et qui en diminuent la valeur. Celle des animaux est plus difficile encore à apprécier, puisqu’il faut connaître l’usage qui a été fait de l’animal, les charges supportées, les distances parcourues. Il en est de même pour les peaux, le chanvre ou le fil qui doivent faire l’objet d’une évaluation attentive. Il peut arriver d’ailleurs que des vendeurs affirment ne pas connaître exactement le prix de ce qu’ils ont à vendre. Or, des informations circulent à l’auberge et il est possible d’y trouver des tiers disposés à faire partager leur évaluation. Il est possible de s’en- quérir de la réputation des marchands, de connaître les marchés passés, les marchandises à vendre dans les environs. L’hôte est dans ce domaine un acteur important, fréquemment informé des prix, des livraisons, des tran- sactions récemment faites. En 1730, l’aubergiste manceau Julien Pichon sait tout ce qui se passe dans sa rue : il observe les négociations entre Doiteau et Massé devant chez lui, dans la rue Saint-Benoît. Quelques jours plus tard, il voit deux charretées de bois passer dans la rue et peut témoigner de la réalité de la livraison 57. À Coulongé, la femme du cabaretier Pierre Fautrat intervient dans un marché en 1720. Alors que la veuve Giroust cherche à vendre son vin à Hardy, la négociation traîne lorsque la veuve Giroust en demande trop cher, par défiance pour son acheteur ; la femme Fautrat intervient alors pour garantir l’honnêteté de son mari et pour rappeler qu’il a déjà fait un geste en fournissant gratuitement les tonneaux vides 58. Mais l’information circule surtout au sein de l’assistance. En 1755, Mme de la Beaussonnière, une grande bourgeoise du Mans, vend son foin chez elle, convoquant un à un les marchands qu’elle connaît. Sortant de chez elle, les époux Gormier repassent au cabaret d’Arnage pour rendre publique leur proposition à 60 livres la charretée, et pour déplorer les trop fortes exigences de la dame, qui ne veut pas descendre à moins de 72 livres. Mi-intrigué et mi-intéressé, le cabaretier se rend lui-même chez la dame la semaine suivante pour lui demander le prix, apprenant que les Gormier n’ont proposé que 55 livres, avant d’en informer ses propres clients de l’auberge. On voit dans cette affaire comment l’information est manipu- lée par différents acteurs, mais aussi comment sa relative transparence est un enjeu pour l’ensemble de la communauté marchande. Un autre cas étonnant est celui de Bezard-Pinçon, marchand de Saint-Calais, revenant du marché de Mondoubleau en passant par Rahay en 1788. Arrivant dans

57. Idem, enquête du 28 janvier 1730. 58. Idem, enquête du 17 décembre 1720.

141 Benoît Musset l’auberge, il est apostrophé par l’assistance : « à votre santé, marchand de fruits cuits » pour l’un, « voilà un nouveau marchand de fruits cuits » pour l’autre. On comprend alors qu’il ne s’est jamais fait connaître jusque-là par des achats de fruits et que l’assistance lui reproche cette incursion dans un commerce qui ne le concerne pas. L’un des buveurs connaît même la quantité – 1 000 boisseaux – et réclame la cession d’une partie du marché qu’il juge trop important pour le seul Bezard-Pinçon 59. L’auberge est ensuite un lieu où se présentent des opportunités mar- chandes. Des gens présents offrent d’acheter, de vendre ou de revendre. En 1721 par exemple, Derais vient d’acheter plusieurs milliers de cercles à tonneaux dans l’auberge de Jean Garbault, à Mondoubleau. Peu de temps après, il rencontre dans le même cabaret un autre marchand, Bonnefoy, qui lui rachète les cercles, lui laissant 3 livres de profit par millier de cercles : cela signifie qu’il garantit le prix et assure de les vendre 3 livres de plus. Derais a cédé facilement parce que le prix auquel il avait acquis ses cercles a paru étonnamment bas à ceux qui pratiquaient ce commerce 60. Citons encore Briant au cabaret à Saint-Mars-sous-Ballon en 1739. Alors qu’il boit, il demande à Godet, entré dans l’auberge après lui, de lui faire acheter un cheval ; Godet fait alors venir deux autres marchands du village qui lui en proposent un pour 30 écus 61. On retrouve cette disposition à Gorron en 1740, où les affaires s’enchaînent à l’auberge de L’image Notre-Dame. Alors que Bertrand fait un marché de colle avec Fillastre, Gasnier entre en négociation avec lui pour acheter son cheval, lui proposant, à ce qu’il dit, 10 livres de profit 62. Ce sont aussi des acheteurs qui se déclarent. En 1739, Denis Durand, marchand à Évron veut acquérir du blé pour sa maison. Il se rend direc- tement au Cheval Blanc à Sainte-Suzanne et fait savoir qu’il souhaite en acheter, expliquant qu’il craint de devoir se rendre à Sablé – et d’engager des dépenses – s’il n’en trouve pas ici. Cette tactique de l’apitoiement fonc- tionne puisqu’un vendeur se dévoile. Citons encore Dabouineau qui inter- vient dans une vente au Mans en 1720. Assistant à une vente de brebis entre Grosbois et David, dont il estime le prix trop bon marché, il le dénonce à l’assemblée, expliquant qu’il ne faut pas laisser de tels marchés se faire, avant de donner 3 livres à David pour le dédommager et reprendre le mar- ché à son compte 63. La théâtralité de la démarche ne doit pas masquer un réel opportunisme. Les cabaretiers sont en premier lieu de véritables agents de liaison, ser- vant d’intermédiaires entre des marchands en relation à distance. Nous les voyons transmettre ou écrire des lettres, rédiger des mémoires ou des quit- tances de paiement. Guillaume Corvasier, hôte à Pontlieue (1736), met en

59. Idem, B 4001, enquête du 29 juillet 1755. 60. Idem, B 3999, enquête du 18 novembre 1721. 61. Idem, enquête du 10 juin 1739. 62. Idem, B 4000, enquête du 27 juin 1740. 63. Idem, B 3999, enquête du 1er avril 1721.

142 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) forme des mémoires pour Desjardins qui ne sait pas écrire : il note par écrit les quantités de cochons livrées et les prix à l’attention d’Allaire, l’associé de Desjardins, en vue de leur future reddition de comptes 64. Il en est de même pour Pierre Breux, maréchal et hôte à Champagné en 1734, qui écrit des mémoires pour Delhommeau 65. Certains aubergistes encaissent des paiements, quoique cela semble néanmoins assez rare du fait des risques. C’est le cas de Renée Delaunay, fille hôtesse au Lude (1737), qui reçoit des paiements de la part de Bruneau pour Chevallier. Mais en discutant avec Bruneau, elle constate que ce dernier n’a pas l’intention de payer les frais d’une assignation pour l’exécution d’un marché. Ne souhaitant pas être prise dans une procédure judiciaire, risquant d’être considérée comme garante de Bruneau, elle refuse finalement de recevoir l’argent 66. Les aubergistes ajoutent d’importants services logistiques. Il s’agit d’une fonction à la fois très importante et contraignante des cabarets et auberges. Nous avons déjà souligné plus haut la concentration des auberges sur la rive droite de la Sarthe, en particulier dans la paroisse Saint-Gilles où se trouvent de vastes écuries et des prés pour nourrir les animaux. La néces- sité d’acheter de la nourriture pour les clients, du vin, des meubles et draps pour les chambres, du fourrage pour les animaux oblige les aubergistes à faire eux-mêmes de nombreuses affaires. Les dettes passives des auber- gistes et les stocks de denrées présents dans les inventaires après décès témoignent de cette forte insertion dans le commerce 67. Pour nous en tenir aux archives consulaires, nous observons des hôtes stockant une large gamme de marchandises pour des marchands. Il y a d’abord les animaux vivants, qu’il faut nourrir le temps où ils sont en dépôt. En 1736, Guillaume Corvasier stocke des cochons à Pontlieue, pour le compte de Desjardins et Allaire qui y envoient leurs achats. Quand les bandes sont assez impor- tantes, soit une quinzaine ou une vingtaine de cochons, elles partent pour Brou ou Paris sous la direction de conducteurs de bestiaux 68. L’auberge de Louis Piau au Mans sert de base à Antoine Froger, d’Étival (1733) qui y fait mettre ses vaches quand il vient les vendre au marché du Mans 69. Mais on trouve aussi des « menues denrées » de toutes sortes. En 1720, Derais stocke ses cercles chez Courtin, hôte à Villiers et chez Georgine, hôtesse dans une autre auberge de Mondoubleau 70. Il en est de même pour Jean Lemonnier, d’Izé (1735), qui stocke des cercles pour Chardon, qui les vend directement dans l’auberge en les faisant visiter dans l’écurie aux acheteurs 71. En 1720

64. Idem, enquête du 28 avril 1736. Sur Corvasier, voir Mémin, Marcel, Pontlieue et Arnage…, op. cit., p. 239. 65. Idem, enquête du 16 août 1734. 66. Idem, enquête du 13 décembre 1737. 67. Ledoux, Alexandre, Le Dragon Rouge…, op. cit., p. 31-35. Il s’agit surtout de vin, de pain, de viande et aussi de mobilier pour l’auberge. 68. Arch. dép. de la Sarthe, B 3999, enquête du 28 avril 1736. 69. Idem, enquête du 19 novembre 1733. 70. Idem, enquête du 19 novembre 1721. 71. Idem, enquête du 4 décembre 1735. Izé est une commune de l’est de la Mayenne.

143 Benoît Musset au Mans, Jean Huyet, hôte de la Licorne, stocke des noix pour Ménage, qui les fait livrer depuis Pirmil, près de Sablé. Exposées au marché sans grand succès, elles sont alors remises à l’auberge en attendant le prochain marché 72. François Baudoin stocke des peaux dans son auberge du Mans (1724) : 12 ballots couverts de toile stockés pendant plusieurs jours, char- gés ensuite pour Sablé par le messager 73. En 1735, Bruneau met en dépôt ses œufs au fur et à mesure à l’auberge du Lion de Château du Loir, où les acheteurs viennent s’en faire livrer 74. Comme nous l’avons dit, les hôtes sont eux-mêmes impliqués dans de nombreuses affaires. Ils sont contraints d’être acheteurs pour faire tourner leur propre affaire : grains, fourrage, bois, viande, vin… Mais les affaires qui sont faites chez eux génèrent souvent des marchés opportunistes, condui- sant les hôtes à se mêler de nombreux trafics et à prendre des commissions sur des produits variés. Pour ces agents bien informés, les affaires doivent être relativement peu risquées. Il est possible pour eux de racheter des marchandises vendues dans leur établissement. C’est ce que fait Montaron, hôte à Guécélard, qui rachète à Tuffière un marché d’avoine que celui-ci venait de conclure avec Bidon, offrant même d’en prendre davantage sur la base du même prix 75. Il est possible de s’associer avec un marchand. Marie Pavée, cabaretière à Yvré-le-Pôlin (1735), se mêle de commerce de boucherie, achetant de la viande à Louis Nail, boucher qui vient tuer les animaux chez elle, pour la revendre dans les environs 76. Jean Soreau, de Saint-Germain-de-la-Coudre (1735), pratique le commerce des porcs ; il est associé de manière très informelle à Couvard, un marchand qui profite de leurs affaires pour descendre toutes les semaines chez Soreau sans payer, remettant sans cesse les comptes à plus tard. Si les porcs sont vendus en société, ils sont nourris par Soreau qui finit par s’en plaindre 77. Il est pos- sible enfin de pratiquer le commerce en propre. Jean Breton, cabaretier à La Ferté-Bernard, achète des selles pour les revendre en 1739, alors que Pierre Debray, cabaretier à Lassay, est en même temps marchand de porcs (1736), laissant l’auberge à sa femme seule lors de ses nombreux voyages sur les marchés et foires 78.

Un épicentre de la société marchande L’auberge est un lieu important de la sociabilité marchande, du moins celle qui est liée au commerce régional et intra-régional. Les grands négo- ciants, qui au passage jugent toutes ces affaires en tant que juges consuls,

72. Idem, enquête du 1er mars 1720. 73. Idem, enquête du 5 décembre 1724. 74. Idem, enquête du 12 novembre 1735. 75. Idem, enquête du 14 juin 1721. 76. Idem, enquête du 20 septembre 1735. 77. Idem, enquête du 2 juin 1735. 78. Idem, enquêtes du 7 décembre 1739 et du 27 octobre 1736.

144 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) n’y ont guère de place 79. On y fait certes les marchés, mais on y fait aussi les comptes, avec le même souci de publicité. Les comptes sont un moment fondamental de la vie marchande, avec toujours en toile de fond une rela- tive incertitude. Tout d’abord, de nombreux acteurs marchands n’utilisent pas de livres. Ensuite, les paiements sont d’une grande complexité : ils sont fractionnés, irréguliers en fonction des rentrées d’argent des débi- teurs. Il faut y ajouter les cessions de créances à des tiers, qui compliquent encore plus les paiements et conduisent à des compensations en cascade. Dans le commerce des bovins, les comptes entre deux marchands peuvent en impliquer une dizaine d’autres par ces mécanismes, nécessitant des assemblées élargies pour apurer les comptes. Il faut y ajouter enfin une fréquente imprécision volontaire. Comme l’a montré Laurence Fontaine, l’endettement est aussi un moyen de maintenir des liens entre partenaires marchands. Le maintien d’un compte déséquilibré permet d’amorcer de nouveaux achats ou de nouvelles ventes pour effacer la différence initiale qui, de fait, ne disparaît jamais 80. Aussi voyons-nous certaines créances de plus de dix ans, réclamées seulement lorsque la confiance est rompue entre deux partenaires. L’auberge est un lieu privilégié pour ces comptes. Comme pour les mar- chés, il y a dans ce lieu un réservoir de témoins. Nous pouvons distinguer deux grands cas de figure. Il y a d’abord les comptes collectifs, qui prennent parfois un caractère spectaculaire. Deux parties se donnent rendez-vous pour compter, avec leurs témoins, généralement après un marché ou une foire où l’assistance est toujours plus grande. En 1724, Lecomte et Leproust font leurs comptes dans une auberge proche de la place des Halles au Mans où s’est tenue la foire, pour un marché de 22 vaches, soit plus d’un millier de livres dues à plusieurs fournisseurs. René Cornué, un gros marchand de la Chapelle-Saint-Aubin, indique qu’ils étaient plusieurs autour de la table et « beaucoup d’argent compté dessus ». Urbain Perroche, huissier, invité à surveiller le compte, indique lui aussi qu’il y avait « considérablement de l’argent, parce que la table sur laquelle il estoit comté en estoit couverte 81 ». Plus modeste est le compte entre Guimard et Piéfourché à Montfort-le- Gesnois, en 1721 : les deux hommes ont commencé à compter directement dans un pré où étaient les 4 bœufs vendus, avant de poursuivre devant l’au- berge, sur une bûche où ils posaient l’argent, des billets de banque de Law

79. Cependant, les négociants ne dédaignent pas ce genre d’établissement quand ils font les foires comme celles de Guibray et quand ils voyagent. Les négociants en drap de Reims envoyaient en avance leur vin à Falaise pour garnir leur loge et prenaient quartier dans une des hôtelleries de la ville (Musset, Benoît, Vignobles de Champagne et vins mous- seux. Histoire d’un mariage de raison, 1650-1830, Paris, Fayard, 2008, p. 488). Le recours croissant aux commis voyageurs dans le grand négoce dans le courant du xviiie siècle réduit néanmoins cette promiscuité avec l’échelon inférieur du commerce. Pour les com- mis-voyageurs, voir le dossier « Les commis voyageurs, acteurs et témoins de la Grande Transformation », Entreprise et Histoire, avril 2012, no 66. 80. Fontaine, Laurence, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008, p. 244. 81. Arch. dép. de la Sarthe, B 3999, enquête du 9 septembre 1724.

145 Benoît Musset et des pièces pour faire l’appoint 82. En 1729-1730, le compte de toiles entre Leproust et David traîne sur plusieurs semaines. En décembre 1729, Jean Gardien, marchand au Mans, assiste à une rencontre infructueuse entre les deux hommes à l’auberge du Croissant au Mans. Quelques semaines plus tard, en janvier 1730, c’est Charles Gardien, sans doute le frère du précé- dent, qui sert de juge de paix dans la seconde rencontre au Lion d’or de Montfort. Leproust finit par convenir, « dans la dispute », qu’il a bien reçu 60 livres, mais rejette l’un des articles réclamés par David 83. Citons encore le cas de Mathieu Guy, laboureur de Terrehault, qui lance une invitation à compter à Lemaignan, par l’intermédiaire d’un notaire, afin de régler défi- nitivement le solde de deux bœufs. Les deux hommes se retrouvent avec Leconte, au cabaret de Courcival, « ou se réglèrent ensemble à la somme de 30 livres 84 ». Le second cas de figure est celui du compte « forcé », où le créancier vient provoquer son débiteur à l’auberge, devant l’assistance. Le créancier indélicat est pris à partie, mis en cause devant tout le monde. Il peut alors s’en sortir en acceptant le compte ou par des promesses, mais il est certain que les conséquences pour la réputation doivent être redoutables. En 1730, la femme Bazoge entre brusquement dans le cabaret de Michel Gaudron et se dirige vers Du Volier, marchand de vin qui buvait tranquillement à sa table, pour obtenir le paiement de ferrures de chevaux. Alors qu’elle lui réclame publiquement de l’argent, le marchand de vin lui demande de revenir la semaine suivante, cherchant néanmoins à sauver la face en pré- tendant haut et fort qu’il « ne lui devait pas tant comme elle croyait 85 ». Observons aussi Poirier rencontrant « par hasard » Legendre au Dauphin, à Sillé-le-Guillaume (1735). Commençant à parler de leur compte, ils finissent par se disputer. Poirier jette des louis sur la table, mais Legendre refuse de les ramasser, estimant que la somme ne suffit pas, et refuse l’humiliation consistant à accepter des pièces aussi mal données 86. L’auberge n’est toutefois pas le lieu exclusif des comptes. Il y en a d’autres. L’assemblée peut se tenir chez un des marchands ou chez un tiers. Pour les comptes très complexes et abondamment documentés par des écrits, des marchands font appel au curé ou au notaire, qui les débrouillent dans leur cabinet ou leur étude. Il faut encore citer le rôle de l’huissier qui, de porteur d’une assignation à comparaître, se transforme en médiateur de comptes, dans la rue ou chez les gens eux-mêmes. Tous ces modes de résolution visent à préserver la réputation de partenaires, dans l’intérêt collectif. La publicité est à la fois sans doute un enjeu moral, mais aussi un enjeu technique dans la mesure où les retards de paiement peuvent péna-

82. Idem, enquête du 26 juillet 1721. 83. Idem, enquête du 4 février 1730. 84. Idem, enquête du 8 août 1733 ; l’affaire finit devant les consuls faute de paiement dans les délais. 85. Idem, enquête du 17 juin 1730. 86. Idem, enquête du 7 septembre 1735.

146 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle) liser des dizaines d’autres partenaires. Les bruits sur la réputation d’un des marchands peuvent dégénérer en violence ou en querelle et diviser la communauté marchande. C’est pourquoi les acteurs mobilisent quand ils le peuvent plusieurs canaux d’information et de résolution des conflits. L’auberge en est un. Logiquement, les accommodements entre marchands, pour des comptes ou une livraison mal réalisée, prennent place aussi à l’auberge. L’initiative vient parfois du cabaretier lui-même. Il en va sans doute de leur réputation et de l’attractivité de leur établissement comme celui de Louis Barrier, cabaretier à Vernie (1751) qui conseille l’accommodement entre Levillain et Denis, tous deux de Vernie (pour un marché de sabots) 87. Elle vient néanmoins beaucoup plus souvent d’autres marchands présents. En 1739, à Sillé-le-Guillaume, François Royer conseille l’accommodement à Pierre Pautonnier, en conflit avec Perrier à propos d’un cheval malade. La tentative fait long feu puisque Pautonnier déclare que « s’il lui jouait un tour, il lui en jouerait un autre », avant d’ajouter que Perrier est un « fripon vaurien 88 ». Quelques semaines plus tard, dans une autre affaire, le même François Royer organise une autre médiation à l’auberge, invitant cette fois Touchard et Bineau fils à boire ensemble au cabaret au sujet d’une vache vendue à Bineau père. Si cette tentative n’aboutit pas, il paraît probable que l’issue ordinaire de ces procédures informelles était positive. Celle entre Arondeau et Bouvier à Cherré (1745) est mieux engagée grâce à l’interven- tion d’un bon Samaritain. Alors que ceux-ci sont en discussion pour le paie- ment de 40 livres, René Taché, laboureur buvant à côté d’eux et écoutant la discussion, leur conseille d’étaler les paiements en deux termes, Pâques et la Saint-Jean, transaction acceptée par les deux marchands 89. Dans d’autres cas, c’est un huissier qui organise la rencontre. À Vallon en 1742, l’huissier Gareau parvient à organiser une rencontre au cabaret entre Michel Hamelin (lui-même hôte) et Adrien Hubert. Après discussion, Hamelin accepte d’al- ler chercher son blé et Hubert promet de lui prendre du sainfoin ; l’huissier déchire alors publiquement la sommation qu’il avait remise à Hamelin de la part d’Hubert. Mais la rancœur reprend le dessus assez vite : contraints par la présence du public, les deux hommes repartent chacun de leur côté et refusent finalement les livraisons 90. Dans le fond, l’auberge est un lieu central de l’entre-soi marchand. Les enquêtes consulaires permettent de dessiner une sociabilité marchande, à partir du statut socio-professionnel de 2 658 témoins de 1720 à 1788. Sur l’ensemble des dépositions, 30,1 % d’entre eux ont été présents à un moment ou à un autre au cabaret durant une étape de l’affaire, que ce soit lors du marché ou des comptes. Dans ce contingent, les cabaretiers forment à eux seuls 15,4 % de l’échantillon, tandis que 33,7 % sont qualifiés

87. Idem, B 4001, enquête du 6 juillet 1751. 88. Idem, B 3999, enquête du 29 décembre 1739. 89. Idem, B 4000, 22 février 1746. 90. Idem, enquête du 17 avril 1742.

147 Benoît Musset de marchands, alors qu’ils sont en réalité des marchands laboureurs plutôt que des marchands spécialisés dans le seul commerce. Il faut ajouter 5,7 % de laboureurs, 4,2 % de bordagers, 2,4 % de fermiers et 2 % de meuniers. On trouve encore des artisans et artisans boutiquiers, présents aussi bien dans les villes que dans les campagnes : boucher (2 %), maréchal (1,5 %), bou- langer (1 %), charpentier, cordonnier, tailleur… En dehors de ces métiers, on trouve des domestiques (3,9 %) et des « garçons » (5 %). Des journaliers, des petits paysans ou des tisserands devaient fréquenter aussi les auberges et cabarets, mais hors du champ des marchands semi-professionnels ou professionnels, ils étaient certainement rarement requis comme témoins. Par rapport à l’ensemble des témoins toutes situations confondues (marché, rue, champs, cour de ferme…), on peut discerner un profil spé- cifique du monde du cabaret. Des types de statuts sont nettement sous- représentés. Logiquement, les curés ne sont jamais présents au cabaret, ce lieu leur étant canoniquement interdit. Les petits paysans comme les bêcheurs, les closiers, les journaliers sont rares, alors qu’ils sont plus pré- sents dans les autres lieux. Alors que, nous l’avons dit, 30 % des témoins ont été présents à un moment ou un autre au cabaret ou à l’auberge, ce niveau est de 0 % des bêcheurs cités, et atteint 15 % des journaliers, 18 % des domestiques. Les bordagers sont un peu plus visibles au cabaret, puisque 23 % d’entre eux mentionnent y avoir été présents. Les notaires (29 %) et les huissiers (33 %) sont proches de la moyenne. À l’inverse, il y a des professions très familières de l’auberge : les boulangers (37 %) et les cordonniers (40 %). Quant aux marchands, ils sont légèrement sur-repré- sentés, avec 35 % des effectifs présents au cabaret. Inversement, les femmes sont sous-représentées, mais pas absentes. Si elles ne constituent que 14 % des témoins du cabaret, leur « taux de présence » à l’auberge est de 22 %. Ce sont cependant, pour un tiers d’entre elles, les épouses des hôtes et pour un cinquième les domestiques. Le seul groupe extérieur bien identifié est celui des épouses de marchands (9,5 %), accompagnant généralement leur mari un jour de marché ou de foire. Au fil des dépositions de témoins, l’impression qui se dégage est que l’auberge est au cœur d’un véritable « habitus » marchand. Des pratiques, des expressions, des valeurs s’y expriment d’un lieu à l’autre. Les mar- chands qui tissent un puissant réseau intra-régional forment une véritable communauté. Si le cadre familial est sans aucun doute le cœur de l’appren- tissage, c’est presque toujours à l’auberge que les techniques et les valeurs du commerce sont exposées au regard des autres. L’auberge est le lieu d’un langage marchand. Des « mots-clés » ou des expressions circulent et tout le monde doit savoir ce qu’ils recouvrent. Dans le jeu social qui se joue au cabaret, il est inconcevable de ne pas maîtriser et comprendre ce vocabulaire. Citons le « marché d’enfant », qui désigne une tentative de défaire un marché déjà conclu (et consommé par le vin bu ensemble). On y défend l’honneur, la bonne foi (en mettant parfois sa main sur la poitrine). On y regarde le partenaire en père de famille, comme le recommande Pierre

148 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)

Fautrat, hôte à Coulongé en 1720 91. On s’y déclare « content de », pour se louer d’une transaction ou d’un partenaire. Le langage de la défiance s’y déploie : faites comme vous voulez, c’est votre affaire, vous en êtes le maître pour manifester son indifférence une fois l’affaire faite et découvert le désavantage d’une transaction. Pour beaucoup, il est licite de gagner aussi bien qu’un autre pour justifier une bonne affaire ne remplissant pas toutes les garanties de la morale. L’auberge est encore le théâtre de gestes et d’attitudes : faire mine de quitter l’auberge pour manifester son désaccord conduit presque toujours à se faire rappeler. Jeter une pièce en partant pour payer la bouteille est une manière de regretter un marché et, de fait, de l’annuler, personne ne ramassant jamais la pièce dans ces conditions. Il est récurrent d’augmenter brutalement un prix pour faire cesser la négo- ciation ou d’annoncer en cours de marché que la marchandise n’est plus à vendre. D’un bout à l’autre du Maine sur l’ensemble du siècle, les acteurs de ce commerce intra-régional savent tous ce que ces mots et gestes signifient. • L’auberge n’est pas le siège d’un commerce folklorique ou archaïque. Il faut la prendre pour une véritable institution marchande. Il s’agit d’une institution au sens des sociologues, dans la mesure où l’auberge a un carac- tère officiel, où elle est une structure présente partout et où les compor- tements sont relativement normés. Cette institution remplit des fonctions économiques très sérieuses, réduisant les fameux coûts de transaction théorisés par Ronald Coase qui, lorsqu’ils sont trop élevés, peuvent empê- cher un marché de fonctionner 92. L’auberge permet de réduire les coûts de recherche et d’information : on peut y entendre les prix, les qualités, des informations sur la conjoncture. Elle permet encore de réduire les coûts de négociation et de décision : l’assistance sanctionne les contrats non écrits (on boit ensemble, l’un paie la bouteille, les clauses sont formelle- ment énoncées…). Elle assume enfin une partie des coûts de surveillance et d’exécution : on y fait les comptes, sous la surveillance collective, on y opère des livraisons de marchandise et les témoins présents peuvent attes- ter a posteriori du contenu de la transaction, même si leur affiliation à l’une ou l’autre des parties détermine fortement le contenu de leurs dépositions. Lorsque les autorités condamnent les affaires du cabaret, c’est qu’elles méconnaissent le rôle de ce « forum ». Les règlements de marché interdisent de faire des affaires au cabaret : on ne doit pas y exposer de marchandises, pas faire d’ententes, ne pas stocker de marchandises. Or, c’est exactement le contraire qui se produit et les hôtes eux-mêmes en sont les complices. Pourtant, l’auberge n’est pas un lieu de contrebande, loin de là, même si

91. Idem, B 3999, enquête du 17 décembre 1720. 92. Coase, Ronald, « La nature de la firme », Revue française d’économie, 1987, 2-1, p. 133- 163 [traduction de l’article de 1937]. Chez Ronald Coase, c’est la firme qui répond à la « crise » des coûts de transaction. Les économies pré-industrielles ont, comme nous venons de le voir, trouvé d’autres formes de coopération, moins hiérarchiques que l’entre- prise et où les profits étaient beaucoup plus dispersés.

149 Benoît Musset celle-ci devait parfois y prospérer 93. L’auberge est plutôt une excroissance de la place du marché, qui en prolonge les principes d’économie morale plus qu’elle n’en constitue une forme de privatisation, comme le craignent les autorités et les règlements. L’auberge garantit une certaine publicité des affaires, elle limite la possibilité des mauvais marchés, elle favorise la fidélité des engagements et, dans le fond, témoigne d’une certaine vision de ce que doivent être des échanges loyaux et marchands. La proximité et la publicité des affaires sont, dans cette sphère marchande, un véritable outil de contrôle qui canalise les gains et oriente les comportements. Les études abondent pour considérer ce fonctionnement socialisé des affaires comme étant la forme la plus courante d’économie marchande en Europe 94. Il est étonnant qu’Adam Smith, qui s’est tant interrogé sur l’équilibre des mar- chés, n’ait pas perçu ces mécanismes sociaux qui devaient être tout aussi décisifs en Écosse 95. Sans doute n’a-t-il pas assez fréquenté les auberges pour s’en rendre compte.

93. Jean Nicolas a mis en évidence ce rôle d’informateur des cabaretiers, en particulier dans le domaine de la contrebande du sel ou du vin (Nicolas, Jean, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Le Seuil, 2002, p. 86-88). 94. La question du désencastrement entre relations marchandes et relations sociales a fait l’objet d’une réflexion collective deB artolomei, Arnaud, de Oliveira, Matthieu, Eloire, Fabien, Lemercier, Claire, Sougy, Nadège, « L’encastrement des relations entre marchands en France, 1750-1850. Une révolution dans le monde du commerce ? », Annales HSS, 2017/2, 72e année, p. 425-460. Ils montrent que durant cette période, la rhétorique du lien et de l’amitié restent inséparables de la relation marchande, dans la sphère du commerce que l’on peut qualifier « B to B », de marchand à marchand. 95. Pour une analyse complète de la pensée d’Adam Smith, voir Diatkine, Daniel, Adam Smith. La découverte du capitalisme et de ses limites, Paris, Seuil, 2019, 331 p. Voir en par- ticulier p. 189-194 pour une analyse des rapports marchands selon Smith. S’il accorde une attention à la bienveillance et aux usages sociaux qui accompagnent l’échange, ils ne sont selon lui que le produit de l’intérêt individuel. Dans le cas qui nous a intéressé ici, nous pensons que les échanges ne s’intègrent pas seulement dans une vision individualiste, mais aussi dans un souci d’équilibre et d’harmonie collective, qui n’est pas entièrement réductible au seul intérêt individuel.

150 L’auberge et le cabaret comme forum marchand (Haut-Maine, xviiie siècle)

RÉSUMÉ Les auberges de l’époque moderne ne sont pas que des débits de bois- sons ou des lieux de restauration. Les historiens ont montré depuis plusieurs années leur dimension sociale. Nous proposons d’examiner leur rôle struc- turant dans les circulations marchandes à partir de l’exemple du Maine au xviiie siècle. Tout d’abord, le réseau des auberges est très dense, avec une auberge (ou un cabaret) par village et un nombre élevé de ces établissements dans les bourgs et villes de marchés et de foires. Ces auberges servent de cadre aux activités marchandes : négociation des contrats, évaluation des marchandises, conclusion des marchés, mais aussi recherche d’informations sur les acheteurs ou les vendeurs, sur les prix, sur les denrées à vendre ou à acheter… Les auberges génèrent des affaires entre marchands de passage et aussi entre l’aubergiste (ou hôte) et ses clients. Ces acteurs marchands sont impliqués dans de nombreuses petites affaires comme acheteurs, vendeurs ou associés. Enfin, l’auberge est un lieu public où se font et se défont les affaires. C’est un lieu d’acculturation mais aussi de contrôle collectif de l’économie marchande, où se croisent et se surveillent des marchands, des artisans, des laboureurs, le plus souvent des hommes. En ce sens, elle est la scène d’un véritable théâtre marchand où chacun est invité à jouer un rôle, tour à tour acheteur, vendeur, mais aussi entremetteur, médiateur ou conseiller.

ABSTRACT Inns of the early modern period were not just places to drink or eat. Historians have shown their social dimension for several years. We propose to study their structuring role in merchant circulation during the 18th century, from the example of ancient Maine in France. First, the inns’ network were very dense, with at least one or more per village, and a higher number in market towns and cities. These inns served as a framework for commercial activities: negociating, evaluating goods, clo- sing contracts, but also seeking information on buyers and sellers, on prices, on the goods to be sold or bought… Inns allowed business between passing merchants, and also between the innkeeper and its customers. These market players were involved in many small businesses as buyers, sellers or associates. Finally, inns were public places, where business could thrive or fail. It was a place of acculturation and of col- lective control of the mercantile economy, where merchants, craftsmen, labourers – most often male – frequented, but also kept an eye on each other. In this sense, it was the scene of a commercial theater, where everyone played an alternative role: buyer, seller, but could also act as a go-between, mediator or advisor.

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Franceline Ribard (1851-1886), ​première ophtalmologue de France : ​de l’École de médecine de Nantes ​à la mission Paul Bert au Tonkin

Michel Aussel Docteur en médecine, chercheur indépendant

Si l’accès des Françaises aux facultés de médecine fut difficile, il fut curieusement facilité par le colonialisme et en particulier par la sollicitude pour les musulmanes. Le destin de Franceline Ribard, seconde Française qui accéda au doctorat de médecine, après avoir fait ses études à Nantes, fut marqué par l’épopée coloniale, et s’acheva tragiquement au Tonkin. Étonnamment, son histoire fut largement occultée : même si le fait de n’être que la deuxième ne la prédestinait pas à la même notoriété que la première femme médecin, Madeleine Brès (en 1875), Franceline Ribard fut cependant la première ophtalmologue française. Nantes ne s’est pourtant guère enorgueilli d’avoir été la première École de médecine de province à accepter une femme, alors que l’université semble l’avoir accueillie avec bienveillance, en tout cas sans obstruction, tandis que Madeleine Brès dut mener un combat obstiné pour être admise à la faculté de médecine de Paris et que l’Assistance publique s’opposa, pendant des années, à ce que ses consœurs puissent concourir à l’Internat. La belle exposition au château de Nantes en 2012, Nantaises au travail du xviiie siècle à nos jours 1, consacre quelques lignes à Franceline Ribard, rend hommage à sa réussite mais ne met pas en exergue l’audace et l’indépendance d’esprit de l’École de médecine de Nantes. Nous avons essayé d’éclaircir les raisons de l’invisibilité de Franceline Ribard, mais les sources sont rares. Si sa biographie reste parcellaire, ce que l’on en sait témoigne d’un étonnant combat de femme, mais d’une femme

1. Nantaises au travail, du xviiie siècle à nos jours : des indienneuses aux ingénieur(e)s, exposition, Musée d’histoire de Nantes, 2012. Catalogue rédigé par Krystel Gualdé, Tatiana Bouleau, Patrick Pailloux, coproduction, Auran. Nantes, 2011, accessible par [https:// fr.calameo.com/books/00079513576835c7da151].

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 Michel Aussel qui transgressa tous les codes et usages qui s’imposaient alors à une mère de famille. Pour comprendre le parcours de Franceline Ribard, il convient de s’intéresser, dans un premier temps, à celui qu’ont tracé les femmes pour accéder, en France, à l’enseignement supérieur 2 et aux études médicales.

L’accès des femmes à l’enseignement supérieur et aux études de médecine C’est la réussite au baccalauréat de Julie Victoire Daubié, en 1861, qui marque l’entrée des femmes dans l’enseignement supérieur. Ce fut un rude combat pour obtenir son inscription : l’Université de Paris lui ayant fermé ses portes, elle passa le baccalauréat à Lyon. Ce n’est qu’en 1868 qu’Emma Chenu devint la première licenciée ès sciences ; l’année suivante, à Montpellier, Mlle Androline Doumergue réussit à s’inscrire à l’École de pharmacie de Montpellier, dont elle fut diplômée en 1874. En 1871, Julie Victoire Daubié, qui n’avait jamais abandonné son combat, devint la pre- mière licenciée ès lettres. À la faculté de médecine de Paris on avait bien toléré l’inscription de quelques étrangères qui s’étaient montrées particu- lièrement acharnées à l’obtenir. C’est ainsi que l’Anglaise Elizabeth Garett Anderson fut la première femme à soutenir sa thèse de médecine en 1870, suivie, l’année suivante, par l’Américaine Mary Putman. Mais ce qui était acceptable pour des étrangères ne l’était pas pour des Françaises.

La première étudiante française en médecine Jenny Émilie Rengguer de la Lime (1844-1936) fut la première Française à pouvoir s’inscrire dans une faculté de médecine. Fille de fouriéristes 3, elle fut la quatrième femme à passer le baccalauréat, en 1865 4. Le Journal pour toutes d’Eugénie Niboyet annonça son succès 5. L’obtention du baccalauréat lui permettait, théoriquement, de postuler aux études de médecine mais elle ne fut pas acceptée à Montpellier et il fallut l’intervention de Victor Duruy et le soutien du docteur Patin, directeur de l’École préparatoire de médecine d’Alger, pour qu’elle puisse s’inscrire dans cette ville où elle vivait. Les diplômes que délivrait cette École de médecine ne permettaient toutefois d’exercer qu’en Algérie.

2. Tikhonov Sigrist, Natalia, « Les femmes et l’université en France, 1860-1914 », Histoire de l’éducation [En ligne], 122 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 05 octobre 2020. URL : [http://journals.openedition.org/histoire-education/1940] ; DOI : 10.4000/his- toire-education.1940. 3. Ses parents ont souscrit au capital de l’Union agricole d’Afrique. Elle est aussi la nièce de Virginie Griess-Traut, militante fouriériste très active, qui vit en Algérie. Voir les biographies sur le site charlesfourier.fr 4. Jenny Émilie Rengguer de la Lime passe son baccalauréat ès lettres à Alger et ès sciences à Montpellier. 5. Dans le numéro du 5 août 1865. Mlle Rengguer de la Lime collabore au Journal pour toutes, où elle signe une série d’articles : « Entretiens familiers sur la zoologie », dans les numéros du 2 juin, 20 juillet, 3, 17 et 31 août 1867.

154 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

Mme Girault-Lesourd 6, d’Angers, une amie très proche de Floresca Guépin et de son mari, se félicita de l’admission de son amie Jenny Émilie Rengguer de la Lime à l’École de médecine d’Alger, et en fit part au docteur Riboli 7 : Vous apprendrez avec plaisir, j’en suis persuadée, qu’une jeune fille de mes amies vient à Alger, de passer avec succès ses examens de bachelier ès lettres et qu’elle se dispose à concourir pour le baccalauréat ès sciences dans le but de pousser aussi loin que possible l’étude de la médecine, art auquel elle veut vouer sa vie afin de se consacrer aux soins des femmes et des enfants 8. Jenny Rengguer cependant ne termina pas ses études de médecine et fit carrière dans l’enseignement en devenant directrice d’une école libre à Alger. Si elle fut nommée officier de l’Instruction publique en 1900, il semble que sa carrière ait été entravée par des conflits politiques locaux et par son appartenance à la confession protestante 9. Au mois d’août 1866, la Revue de l’instruction publique publia ce petit article : L’an dernier, à la suite de deux examens pour les baccalauréats ès lettres et ès sciences fort honorablement passés à Montpellier et à Alger, une jeune dame fut autorisée par le ministre de l’Instruction publique à suivre le cours préparatoire de médecine d’Alger ; les soins médicaux donnés par des femmes pourraient être d’un grand secours pour la population arabe ; grâce à elles, les bienfaits de la science médicale pénètreraient sous la tente et dans le harem de l’Arabe, où nul docteur ne sera jamais admis 10. Cet article est repris le 30 août par L’Économiste français 11 de Jules Duval, journal dont la rédaction accueille des femmes, notamment Marie Pape-Carpantier, Louise Swanton Belloc, George Sand, Julie Daubié et Mme A. Gaël, nom de plume de Mme Girault-Lesourd. La rédaction du journal croit bon de prendre ses distances à l’égard de l’assertion selon laquelle nul docteur homme ne sera jamais admis dans les harems et affirme que « les médecins français sont journellement consultés par les maris et admis auprès des femmes, dont le voile seul ne tombe pas volontiers ». C’est la

6. Augustine (Héloïse) Girault-Lesourd (1810-1890). Pour sa biographie voir le site charlesfourier.fr 7. Timoteo Riboli (1808-1895), professeur de médecine à Turin, franc-maçon, féministe, francophone, est le médecin personnel de Garibaldi. En 1870 il fait partie du service de santé de l’Armée des Vosges, placée sous le commandement de Garibaldi. Il entretient une longue correspondance avec le couple Guépin et Mme Girault-Lesourd. 8. Museo Centrale del Risorgimento-Rome. Istituto per la storia del Risorgimento ita- liano, documento 8833, lettera 116, lettre de Girault-Lesourd à Riboli, s.d. 9. Arch. nat., F/17/12329, dossier 4, sous dossier 3. 10. Revue de l’instruction publique de la littérature et des sciences en France et dans tous les pays étrangers, no 21, 23 août 1866, p. 329. 11. L'Économiste Français, journal de la science sociale, organe des Intérêts métropolitains et coloniaux, Paris 1861-1869. Le directeur, Jules Duval, a des sympathies fouriéristes comme Mme Girault-Lesourd.

155 Michel Aussel lecture de cet article qui incite Mme A. Gaël, qui connaît bien l’Algérie 12, à publier une série d’articles intitulés « La médecine et les femmes » dans L’Économiste français 13. Ce débat, qui commence en août 1866, est à rap- procher de la date de la première tentative d’inscription à la faculté de médecine de Madeleine Brès, en mars 1866. Mme Gaël reprend ses articles, en 1868, dans un ouvrage intitulé La femme médecin, sa raison d’être, au point de vue du droit, de la morale et de l’humanité 14, plaidoyer pour l’exercice de la médecine par les femmes. Non seulement elle s’inscrit en faux contre la note de la rédaction, mais elle affirme que ce ne sont pas seulement les musulmanes qui répugnent à voir un médecin homme, mais « la plupart des femmes des pays civilisés 15 ». Un débat, courtois, s’instaure dans L’Économiste français entre partisans de et opposants à l’exercice de la médecine par les femmes, et Mme Gaël balaie avec bon sens les obstacles que les opposants mettent le plus souvent en avant. Lorsqu’on lui soutient qu’une femme ne saurait supporter les dis- sections de cadavre, les amputations, elle renvoie aux femmes déjà médecins aux États-Unis comme Élisabeth Blackwell, ou à Londres comme Elisabeth Garett, qui ont parfaitement assumé ces épreuves ; lorsqu’on lui oppose les dangers des longs trajets parfois nocturnes pour les visites, elle répond que les doctoresses seront accompagnées d’un chauffeur ; lorsqu’on lui oppose les contraintes de la grossesse et de l’allaitement, elle affirme qu’elles pour- ront se faire remplacer, et surtout elle rappelle que les jeunes ouvrières sont confrontées aux mêmes obstacles et qu’on ne s’en préoccupe pas ; et elle ajoute « pour l’allaitement, auquel si peu de femmes du monde se soumettent, elle pourra avoir comme celles-ci, une nourrice, d’autant mieux choisie que la science du docteur et la tendresse maternelle auront guidé ce choix 16 ». Mme Gaël n’envisage qu’une « pratique de la médecine par les femmes, pour les femmes et les enfants 17 » et exhorte les femmes à soutenir son combat : « la pratique de la médecine par les femmes intéressant tout par- ticulièrement notre sexe, c’est surtout la bienveillante attention, la sym- pathie et l’approbation des femmes que je souhaite obtenir 18. » Elle reçoit des soutiens de poids : elle publie dans son livre une lettre de soutien du docteur Ange Guépin, et des « Aphorismes » dont Riboli lui a fait hommage, où il affirme qu’aux femmes « aucune branche des sciences naturelles ne doit être interdite 19 ».

12. Mme A. Gaël a écrit Souvenirs d’Algérie, quelques idées pratiques sur son défrichement, son assainissement, sa colonisation, Paris, E. Dentu, 1860, et En Algérie, Paris, Librairie centrale des publications populaires, 1881. 13. Du 30 août 1866 au 31 janvier 1867. 14. Mme A. Gaël, La femme médecin : sa raison d’être, au point de vue du droit, de la morale et de l’humanité, Paris, E. Dentu, 1868. 15. Mme A. Gaël, La femme médecin…, op. cit., p. 5. 16. Ibid., p. 31. 17. Ibid., p. 6. 18. Ibid., p. 2. 19. Ibid., p. 55-56 et 66.

156 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

La première femme française médecin : Madeleine Brès (1842-1921) C’est donc en mars 1866 que Madeleine Brès, mère de trois enfants, fait sa première démarche pour s’inscrire à la faculté de médecine de Paris dont le doyen, Charles Adolphe Wurtz, la reçoit et lui conseille de passer les baccalauréats 20 : c’est chose faite en 1868. L’acceptation de son inscription à l’Université n’a rien de simple : Wurtz, qui avait accueilli favorablement sa demande, en réfère à Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique, lui aussi acquis à cette démarche mais qui préfère néanmoins en référer à son tour au conseil des ministres. C’est grâce à l’intervention de l’impé- ratrice Eugénie que Madeleine Brès obtient l’assurance de pouvoir entre- prendre ses études de médecine. L’impératrice, qui n’est pas insensible aux droits des femmes, se passionne pour l’épopée coloniale de la France. Elle s’était montrée intéressée par la visite du pavillon égyptien à l’exposi- tion universelle de 1867, où elle avait rencontré Ismaël Pacha, qui l’invita à l’inauguration du canal de Suez en 1869. Elle rêve « de créer un corps de femmes-médecins qui iraient servir le prestige de la France dans les états musulmans 21 ». En juillet 1870 est créée, sous le patronage de l’impératrice, une Association pour l’instruction médicale des femmes, qui fonde une École libre de médecine. Les jeunes filles sont confiées aux sœurs de la Charité attachées aux services hospitaliers qui délivrent l’enseignement. Il est prévu que des cours de turc et d’arabe soient dispensés durant les trois années d’étude. Ces jeunes femmes n’auront le droit d’exercer qu’en Orient ou en Algérie. La guerre de 1870 met un terme au projet de l’École libre de médecine. On peut dire ainsi que c’est la sollicitude des colonisateurs à l’égard des musulmanes qui « facilit[a] l’entrée des femmes dans les écoles de médecine 22 ». Si Mme Brès, après avoir fourni l’indispensable autorisation de son mari, peut suivre ses études de médecine (de novembre 1868 à juillet 1872), ce n’est pas sans rencontrer d’obstacles : elle n’obtient jamais l’autorisation de passer le concours de l’Externat et l’Internat, mais fait néanmoins fonc- tion d’interne provisoire des hôpitaux de Paris durant le siège de Paris et la Commune. Le 3 juin 1875, elle soutient à Paris sa thèse dont le sujet est De la mamelle et de l’allaitement ; elle précise dans la préface qu’elle a l’intention de s’occuper « d’une manière exclusive des maladies des femmes et des enfants ». Ne pouvant mener une carrière hospitalière, elle envisage différentes possibilités, dont celle de se faire nommer médecin du harem du pacha d’Égypte 23. Elle raconte l’affaire avec humour :

20. Pigeard-Micaut, Natalie, Charles Adolphe Wurtz, doyen de l’École de médecine de Paris (1866-1875), Thèse, Paris X-Nanterre, 26 mai 2007. 21. Boisse-Brès, Monique, Je serai médecin ou le destin prestigieux de Madeleine Brès première femme médecin de France, tapuscrit s.d. de l’arrière-petite-fille de Madeleine Brès, déposé à la bibliothèque du CHU de la Timone à Marseille. 22. Knibiehler, Yvonne, et Marand-Fouquet, Catherine, La femme et les médecins, analyse historique, Paris, Hachette, 1983, p. 198. 23. Voir l’Excelsior du 11 janvier 1921 : interview de Madeleine Brès réalisée par Huguette Garnier.

157 Michel Aussel

J’avais rencontré, chez Broca, Server pacha, ambassadeur d’Abdul Aziz. Je lui demandai : Ne pourriez-vous me faire nommer médecin du harem ? Qu’y feriez-vous ? me répondit-il… On n’y soigne que des maladies de peau et on n’y pratique que l’épilation ! – Quels appointements ? – 40.000 mais comme je me récriais, enthousiaste et prête à partir, il précisa, non sans ironie – 40.000 payés en tapis et en bijoux – Cette monnaie-là ne pouvait me convenir 24. Elle s’installe comme gynéco-obstétricienne à Paris, où elle a une clien- tèle plutôt fortunée, nombreuse et fidèle. À côté de cette activité libérale, elle se lance dans la diffusion des principes d’hygiène maternelle, donne des cours aux directrices des écoles maternelles de la Ville de Paris, écrit plusieurs livres de puériculture et fonde un journal, L’Hygiène de la femme et de l’enfant 25, dont elle restera pratiquement l’unique rédactrice. Enfin, en 1893, elle fonde une crèche dans le quartier des Batignolles, où elle donne des cours de puériculture. Madeleine Brès s’employa à devenir une notable, sollicita des décora- tions et on lui confia différentes missions officielles. Elle tenait à faire savoir qu’elle n’était pas féministe 26. Le comportement de Franceline Ribard fut tout autre : elle assuma avec flamboyance son parcours inédit et la trans- gression qu’il représentait.

La formation de Franceline Ribard Françoise Poupon est née le 29 novembre 1851 à Chagny (Saône-et- Loire). Issue de cette région viticole, sa famille est modeste : son père est tuilier, son grand-père paternel est fendeur de bois 27. Ses parents quittent Chagny pendant la guerre de 1870, qui touche la ville en novembre, et se réfugient en Suisse où ils s’installeront définitivement. Franceline ne les suit pas car elle a déjà quitté le foyer familial et vit à Rezé (Loire-Atlantique), où elle accouche le 2 août 1870 de son premier enfant, Stéphane, issu de sa relation avec son futur mari, Stéphane Ribard. Ils légitimèrent l’enfant lors de leur mariage, le 11 mai 1871 à Rezé 28. Son mari, Stéphane Ribard, est né le 27 décembre 1845 à La Roche-sur- Yon. Son père, son grand-père et son frère sont notaires. Il passe ses deux baccalauréats à Poitiers, fait ses études à l’École préparatoire de médecine de Nantes de 1863 à 1866, effectue un séjour de perfectionnement à Paris où il est interne. Il est reçu officier de santé à la session de septembre

24. Ibid. 25. L’Hygiène de la femme et de l’enfant, bi-mensuel, Paris, de mai 1883 à février 1886, avec quelques interruptions. 26. « J’ai fait de la mutualité à ma manière, sans appartenir à aucun groupe féministe. Les féministes s’occupent de la politique : je n’aime pas ça », L’Excelsior du 11 janvier 1921, art. cité. 27. Arch. mun. de Chagny, 5e 73/16, naissances 1844-1852, acte de naissance de Françoise Poupon. Le prénom d'usage est Franceline. 28. Arch. dép. de Loire Atlantique, Rezé, M-1871-3E143/2, mariages – Vue 3/29.

158 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

1869, pour exercer dans le département de la Loire-inférieure ; il s’installe à Nantes, rue Saint-Jacques où tous deux exercent après leur mariage. La profession des quatre témoins à leur mariage témoigne du statut social de l’époux : deux pharmaciens, un étudiant en médecine et un employé des postes, tous quatre Nantais.

Les baccalauréats Première femme à se présenter à cet examen à Nantes, Franceline Ribard passe le baccalauréat ès lettres le 20 août 1872. L’événement n’est guère célébré par la presse nantaise, mais un auditoire assez nombreux assiste à l’oral, épreuve publique redoutée par les étudiantes : Ces premières candidates vivent l’épreuve du baccalauréat comme un calvaire bien qu’elles soient souvent des femmes d’un certain âge. Elles pénètrent en effet dans un espace exclusivement masculin. L’épreuve la plus terrible est l’épreuve orale où l’impétrante se trouve confrontée non seulement aux autres candidats et aux examinateurs mais aussi à tout un public venu nombreux assister au « spectacle » d’une femme passant un examen supérieur 29. Mais, si l’on en croit le Phare de la Loire, les enseignants font tout leur possible pour la mettre en confiance : « M. Delaunay, président du jury, a invité d’abord Mme Ribard à ne pas s’intimider, et lui a déclaré que la faculté avait le plus vif désir de la recevoir 30 » et, après l’épreuve de l’oral qu’elle a brillamment réussie, « M. Delaunay a vivement félicité la candidate et lui a déclaré que bien des jeunes gens, quoique reçus, avaient fait des réponses moins satisfaisantes 31 ». Elle passe le baccalauréat ès sciences l’année suivante, le 14 août, avec autant de brio. La presse s’en fait davantage l’écho, car moins de femmes encore ont obtenu le baccalauréat ès sciences. Le droit des femmes, le jour- nal de Richer où écrit André Léo, rend un hommage appuyé à la bachelière. On sait que Franceline Ribard fut abonnée plus tard à ce journal féministe 32.

Les études de médecine Franceline Ribard s’inscrit à l’École préparatoire de médecine de Nantes trois mois avant d’accoucher de sa fille Stéphanie 33. Elle le fait, comme cela était alors possible, avec le seul baccalauréat ès lettres. L’inscription est un geste solennel : chaque candidat doit remplir manuellement le Registre

29. Christen-Lécuyer, Carole, « Les premières étudiantes de l'Université de Paris », Travail, genre et sociétés, 2000/2 (No 4), p. 35-50. DOI : 10.3917/tgs.004.0035. URL : [https://www. cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2000-2-page-35.htm]. Consulté le 26 mars 2020. 30. Le Phare de la Loire du 22 août 1872. 31. Ibid. 32. Le droit des femmes, 18 juillet 1886. 33. Elle est née à Nantes le 28 novembre 1872.

159 Michel Aussel des aspirants au doctorat en médecine. À la date du 15 novembre 1872, le féminin apparaît pour la première fois dans le Registre de Nantes : Je soussigné Mme Ribard (née Franceline Poupon) née à Chagny (Saône et Loire) le 29 novembre 1851 déclare m’inscrire comme aspirante au titre de docteur en médecine pour suivre les cours de l’École de médecine et de pharmacie de Nantes, pendant le 1er trimestre de l’année scolaire 1872-1873 34. Le plus étonnant est que cette candidature hors norme semble avoir bénéficié d’emblée de l’accord de l’École de médecine et du soutien de l’inspecteur d’Académie 35. Ce dernier écrit au recteur : M. Ribard, jeune officier de santé exerçant à Nantes à l’extrémité du quartier des Ponts, a, comme beaucoup d’autres, prêté du secours à la patrie pendant la dernière guerre […]. Sa jeune femme, d’une intelligence remar- quable, s’est mise à étudier, et en moins de deux années, elle a pu subir avan- tageusement les examens de baccalauréat ès lettres à la dernière session de la Faculté de Nantes. Aujourd’hui cette dame a résolu de se porter candidat (sic) au titre de docteur en médecine, et elle s’est présentée à cet effet pour prendre une première inscription sur les registres de l’école. Quoiqu’il y ait des précédents qui semblaient pouvoir autoriser à l’ac- cueillir, l’École croit devoir vous demander votre autorisation. Je suis d’avis comme elle qu’il y a lieu d’autoriser Mme Ribard 36. Le Recteur donne son accord par retour de courrier. Le 7 novembre 1873 elle passe son examen de fin de première année et obtient la mention « bien satisfait 37 » ; elle récidive le 7 novembre 1874 pour la deuxième année, toujours avec la même mention. En ce qui concerne ses fonctions hospita- lières, elle est stagiaire en novembre 1872, réussit l’Externat, puis, brillam- ment, l’Internat, en décembre 1874 où elle est classée seconde. Elle passe sa troisième année d’études à Rennes et le 6 août 1875 réussit son examen de fin d’année, toujours avec la mention « bien satisfait ». Nous ignorons les raisons de ce déménagement mais des incidents avaient marqué l’École de médecine de Nantes en 1874 : les étudiants avaient boycotté les examens, jugeant le sujet trop difficile. De nombreux étudiants étaient alors partis finir leurs études à Paris ou à Rennes.

« La nature féminine » et l’exercice de la médecine L’été 1875, qui voit Madeleine Brès soutenir sa thèse (le 3 juin) et Franceline Ribard terminer ses études avant d’aller à Paris pour sa thèse, est marqué par une vague d’hostilité contre les étudiantes en médecine,

34. Arch. dép. de Loire-Atlantique, ST 1239. Enseignement, affaires culturelles, École préparatoire de médecine et de pharmacie de Nantes. 35. Nous n’avons trouvé aucune trace écrite d’un débat sur l’opportunité d’accueillir une candidature féminine à l’École de médecine. 36. Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 10 T 592. 37. Il s’agit de la meilleure mention après « très satisfait ».

160 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France orchestrée par Gustave Richelot 38 qui publie La femme médecin 39 le 12 juin. Richelot est né à Nantes où il a fait ses études au Collège royal. Parti à Paris pour y faire ses études de médecine, il a passé sa thèse en 1831. Membre de la Société académique de Nantes, il est devenu rédacteur à L’Union médicale 40, accomplissant l’essentiel de sa carrière au Mont-Dore comme médecin thermal. Son ouvrage est une violente charge contre l’exercice de la médecine par les femmes. Richelot donne une définition, toute médicale, de la « nature féminine » qui fait obstacle à l’accès à cette profession : sa physiologie et son anatomie le lui interdisent 41. Ses règles, ses grossesses, l’allaitement, sa moindre force physique lui rendent impossible l’exercice de la médecine dont l’apprentis- sage, de toute façon, lui est inaccessible compte tenu de la nature même de son esprit. C’est qu’au point de vue psychologique, les obstacles ne manquent pas. Richelot énumère les « qualités » et « aptitudes » nécessaires à l’étude de la médecine : « pour être médecin, il faut avoir une intelligence ouverte et prompte, une instruction solide et variée, un caractère sérieux et ferme, un grand sang-froid, un mélange de bonté et d’énergie, un empire complet sur toutes ses sensations, une vigueur morale 42. » Et ces qualités sont « précisément le contraire de la nature féminine 43 ». Les femmes qui passent outre doivent savoir qu’« elles perdent toutes leurs grâces, tout leur charme, tout l’attrait de leur sexe. Ce ne sont plus des femmes ni des hommes 44 ». Le pamphlet de Richelot fait des adeptes. Le 29 mai Le progrès médical 45 écrit : La femme ne peut prétendre à parcourir sérieusement la carrière médi- cale, de l’apprentissage à l’exercice, qu’à la condition de cesser d’être femme ; de par les lois physiologiques, la femme médecin est un être dou- teux, hermaphrodite ou sans sexe, en tout cas un monstre. Et le numéro de juin du Journal de médecine et de chirurgie pratiques recommande chaudement la lecture de La femme médecin, loue « ces pages

38. Gustave Richelot (1807-1893) a deux ans de moins que le docteur Guépin. 39. Richelot, Gustave, La femme médecin, Paris, E. Dentu, 1875. La publication est annon- cée par le fascicule de la Bibliographie de la France du 12 juin. Il s’agit d’une reprise d’articles publiés dans L’Union médicale du 23 janvier au 6 avril 1875, sauf les pages consacrées à Franceline Ribard. 40. L’Union médicale, journal des intérêts scientifiques et pratiques, moraux et profession- nels du corps médical, 1847-1858, Paris, paraît trois fois par semaine. 41. Pigeard-Micault, Natalie, « “Nature féminine” et doctoresses (1868-1930) », Histoire, médecine et santé [En ligne], 3, printemps 2013, mis en ligne le 1er juillet 2013, consulté le 26 décembre 2019. URL : [http://journals.openedition.org/hms/507] ; DOI : 10.4000/ hms.507. 42. Richelot, Gustave, La femme médecin…, op. cit., p. 18. 43. Ibid. 44. Ibid.,p. 12. 45. Le progrès médical, journal de médecine, de chirurgie et de pharmacie, Paris 29 mai 1875, 3e année, no 22, p. 298-299.

161 Michel Aussel spirituellement écrites » et reprend à son compte les conclusions du Progrès médical 46. Déjà en 1872 la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie avait définila nature féminine et ce à quoi on s’expose si on la transgresse : La femme a son rôle bien tracé dans la nature : celle-ci lui a donné une constitution et un tempérament adaptés à son but. Les femmes ne me contre- diront pas si je dis qu’elles brillent surtout par le cœur, par la tendresse, l’amour, la douceur, la timidité et une retenue qui n’est guère le partage de l’autre sexe… Eh bien ! pour faire une femme médecin, il faut commencer par détruire tout cela ; lui faire perdre la sensibilité, la timidité, la pudeur 47. Mme Gaël avait bien envisagé que si l’on contraignait des femmes à exer- cer des métiers qui ne sont pas en rapport avec « la nature féminine », elles seraient transformées en « virago 48 ». Mais elle explique qu’il n’en est rien avec l’exercice de la médecine qui laisse à « la femme sa grâce primitive », et elle ajoute : « le travail intellectuel donne à ses traits, plus encore peut- être qu’à ceux de l’homme, une beauté que j’appellerai spirituelle, car elle réside dans l’ampleur du front, siège de la pensée, et dans l’expression digne autant qu’intelligente des yeux, où l’âme se réfléchit 49. » Richelot, qui a gardé des liens importants avec Nantes, consacre quatre pages de son ouvrage 50 à Franceline Ribard, qu’il désigne sans ambiguïté, sans pourtant jamais la nommer : Je me souviens d’avoir vu dans un hôpital d’une de nos grandes villes, une jeune femme, d’environ 25 ans, d’un physique agréable, qui remplissait, dans cet hôpital, les fonctions d’externe, auxquelles elle était arrivée par le concours. Elle suivait, avec les autres élèves de l’École de médecine, la visite du chirurgien. Dans la salle des hommes, toutes les fois qu’il était nécessaire de découvrir le malade plus ou moins complètement, elle quittait le groupe des élèves et se retirait momentanément dans l’embrasure d’une fenêtre. Évidemment, c’était une situation fausse et presque ridicule […]. On m’apprit alors qu’elle était la femme d’un médecin et qu’elle était mère de trois petits enfants ! ​J’avoue que ces renseignements produisirent sur moi une impression pénible. Je me représentais le père de ces enfants visitant jour et nuit ses malades, la mère de famille passant ses journées aux visites et aux panse- ments de l’hôpital, aux cours de l’École de médecine, dans les salles de dissection, et les pauvres petits êtres, abandonnés, livrés à quelque ser- vante inepte, contractant peut être, faute d’une bonne hygiène, le germe de quelque maladie qui empoisonnera leur existence […]. Et je me disais,

46. Journal de médecine et de chirurgie pratiques à l’usage des médecins praticiens, tome 46, troisième série, 1875, p. 241-243. 47. Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, no 38, 20 septembre 1872, p. 409- 421. 48. « Nous voyons des femmes portefaix, charretiers, porteurs d’eau, balayeurs des rues, et pêcheurs de coquillages, des journées entières dans l’eau jusqu’aux genoux ! », dénonce Mme A. Gaël dans La femme médecin…, op. cit., p. 28-29. 49. Ibid. 50. Richelot, Gustave, La femme médecin…, op. cit., p. 19-22.

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envisageant l’immensité des études médicales : Non la femme n’est point faite pour ces études […]. Elle a une autre mission dans la société.

La thèse de médecine C’est dans ce contexte que Franceline Ribard s’inscrit à la faculté de médecine de Paris pour ses examens de thèse, qui ne pouvaient se passer à Nantes. Son mari projetait depuis longtemps de se remettre aux études et de soutenir une thèse pour devenir médecin à part entière. Il s’inscrit sur le Registre des inscriptions des aspirants au doctorat en médecine le 13 janvier 1869 51 ; en septembre 1873, il écrit au maire de Nantes, pour une demande d’aide financière afin de reprendre ses études à Paris : les droits d’inscription étaient élevés. Il s’inscrit à la Faculté de médecine en 1875 et passe ses cinq examens de thèse du 30 octobre 1875 au 20 juillet 1876 52. Son épouse entreprend ses cours de thèse un peu plus tard. Sur son dossier d’inscription à la faculté de médecine, la rubrique « Signature du père, du tuteur ou du répondant » n’a pas été remplie. Mme Ribard passe ses cinq examens de thèse du 18 mai 1876 au 1er août en même temps que son mari. Elle se montre toujours aussi brillante : elle obtient trois fois la mention « bien satisfait » et deux fois « très satisfait », pendant que son mari obtient cinq fois la mention « passable 53 ». Pendant les mois qu’elle passe à Paris, elle déploie une activité extraor- dinaire alors même qu’elle prépare ses cinq examens de thèse. Elle force la porte des plus grandes sommités médicales et s’impose par sa com- pétence, son intelligence et son caractère. Elle assiste aux cours du pro- fesseur Ranvier 54, titulaire de la chaire d’anatomie au Collège de France, « qui, tout d’abord, à la nouvelle de l’apparition d’un élève de sexe féminin, essaya d’élever barrière sur barrière, mais qui s’empressa – une fois l’élève connue et appréciée – de lui donner toutes les facilités pour ses études 55 ». Mais c’est la relation qu’elle noue avec Paul Bert, médecin, professeur de physiologie à la faculté des sciences de Paris et député, qui jouera un rôle déterminant dans sa vie. Dans sa thèse, elle lui rend un hommage respec- tueux : « Témoignage de mon respect et de ma reconnaissance », écrit-elle. Ils avaient eu l’occasion de se rencontrer, en janvier 1874, à l’École de méde- cine de Nantes, où Paul Bert était venu en tournée d’inspection 56.

51. Arch. dép. de Loire-Atlantique, ST 1214, Séance des enseignants – Procès-verbaux de délibération 28 juin 1873-26 décembre 1883. 52. Arch. nat., AJ/16/6846. Dossier « thèse » de Stéphane Ribard, 53. Arch. nat., AJ/16/6846. Dossier « thèse » de Françoise Ribard, 54. Louis Antoine Ranvier (1835-1922), médecin, successeur de Claude Bernard au Collège de France. 55. Najaille, J.G. de, « Lettre du Tonkin, Hanoï, 17 juin 1886 » dans La femme et l’enfant, revue du progrès social et des questions d’enseignement, p. 123. 56. Arch. dép. de Loire-Atlantique, ST 1214, Séance des enseignants – Procès-verbaux de délibération 28 juin 1873-26 décembre 1883.

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À Paris, elle commence une formation d’ophtalmologie. « Depuis le temps de Guépin, l’oculistique est une spécialité nantaise » écrit Jacques Léonard 57 ; un proche collaborateur de Guépin, le docteur Teillais, ensei- gnait, depuis 1874, l’ophtalmologie à l’École de médecine de Nantes 58. À Paris elle devient l’élève des docteurs Wecker 59 et Galezowski 60, qui ne sont pas des universitaires mais d’illustres ophtalmologues. L’enseignement extra-universitaire de la médecine occupe une place très importante au xixe siècle 61 : parallèle à l’enseignement officiel, il assu- rait, avec une pédagogie novatrice en petit groupe, les mêmes matières que celles enseignées à la Faculté, mais il joua aussi un rôle déterminant dans la diffusion des nouvelles connaissances et dans l’enseignement des spécia- lités dédaignées par l’Université, et tout particulièrement l’ophtalmologie. La première chaire de clinique ophtalmologique, créée à Paris, n’apparaît qu’en 1878. Franceline Ribard travaille pour sa thèse avec le docteur de Louis de Wecker, et garde avec Galezowski des liens importants qui lui vaudront plus tard le soutien de celui-ci. L’examen des hommages rendus dans sa thèse montre qu’elle a assisté aux cours d’autres ophtalmologues étrangers à la faculté de médecine de Paris : le docteur Julien Masselon (un chef de clinique du docteur de Wecker), et le docteur Poncet (de Cluny), professeur agrégé au Val-de- Grâce. Mme Ribard tient à remercier ce dernier de « la bienveillance avec laquelle il [lui] a communiqué ses belles recherches sur l’anatomie patho- logique de l’œil 62. » Sa thèse, qui porte sur la technique et les résultats du traitement du glaucome et du décollement de la rétine, selon le docteur de Wecker, est reçue avec intérêt par les ophtalmologues et bénéficie d’une longue et élogieuse critique dans les Annales d’oculistique 63. D’une manière générale, les ophtalmologues accueillent plutôt avec bienveillance cette nouvelle consœur, et la revue s’en explique : S’il est, dans l’exercice de la médecine, une branche qui convienne à des mains féminines, c’est bien l’ophtalmologie, propre et coquette, moins entourée que les autres des dégoûts, des effusions de sang, et des perplexi-

57. Léonard, Jacques, Les médecins de l’Ouest au xixe siècle, Thèse présentée devant l’Université de Paris IV le 10 janvier 1976. Atelier de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1978, T. 2, p. 977. 58. Arch. dép. de l’Ille-et-Vilaine, 10 T 592. 59. Louis de Wecker (1832-1906), né à Francfort-sur-le-Main, grand spécialiste de la cataracte. Ses cours de clinique ophtalmologique sont célèbres. 60. Xavier Galezowski (1832-1907), né en Pologne, élève de Desmarres, spécialiste d’oph- talmologie de très grande réputation et enseignant de très grande notoriété. 61. Huard, Pierre, « L’enseignement libre de la médecine a Paris au xixe siècle », dans Revue d’histoire des sciences, tome 27, no1, 1974, p. 45-62. 62. Doctorat en médecine, présenté et soutenu le 12 août 1876 par Madame Stéphane Ribard, Du drainage de l’œil dans différentes affections de l’œil et particulièrement dans le décollement de la rétine, Paris, p. 10. 63. Annales d’oculistique, Bruxelles, tome 76, novembre-décembre 1876, p. 270-278. Guépin était un collaborateur de cette revue de grand renom.

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tés des approches de la mort, qui rendent en général les femmes moins aptes à les pratiquer 64. La pratique de l’ophtalmologie est jugée compatible avec « la nature fémi- nine 65 ». Dans sa thèse, chacun des conjoints remercie l’autre chaleureuse- ment : « À ma femme bien-aimée, merci pour ton affectueuse bonté, merci pour ton courage » écrit Stéphane, et son épouse lui rend hommage en ces termes : « À mon bon Stéphane mon époux chéri, mon ami et mon guide. » Franceline Ribard soutient sa thèse le 12 août 1876, une semaine après son mari, dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine de Paris, avec le même président de thèse. Elle obtient les félicitations du jury qui lui attribue la mention « bien satisfait ». Au mois de septembre, le ministre de l’Instruction publique lui attribue « le remboursement complet de ses frais d’études ». La soutenance elle-même n’attire pas une assistance nom- breuse : une cinquantaine de personnes, essentiellement des étudiants et des médecins ; on fait parfois allusion à la présence de « deux dames » sans toutefois révéler leur identité. À Nantes, la presse ne célèbre guère l’événement : il s’agit pourtant de la seconde Française qui accède au doctorat et la première issue de l’École de médecine de Nantes. L’Union bretonne et Le Phare de la Loire se contentent de reprendre des articles de la presse parisienne 66. La presse parisienne et de province en revanche rend assez largement compte de cette deuxième soutenance de thèse de médecine par une femme et le fait plutôt avec bienveillance. Le sujet ophtalmologique de la thèse est régulièrement mentionné. Si l’on trouve dans quelques rares journaux des propos « rassurants », comme dans Le Bien public du 15 août 1876 : « Elle n’a rien qui la déféminise, comme certaines femmes savantes », de très nombreux articles font en revanche des allusions à son physique (par exemple « c’est une jeune femme blonde »). Mais ce qui apparaît avec la plus grande fréquence, c’est la description de la tenue vestimentaire de la candidate : « robe noire et rabat blanc », c’est-à-dire la même que celle des hommes ; ce détail n’est jamais critiqué mais presque toujours relevé. Enfin la presse rapporte souvent les félicitations chaleureuses des professeurs pour la qualité de la thèse : « [ils] l’ont félicitée des brillantes études qu’elle a faites et ont salué en elle un nouveau confrère 67. » Mais les deux journaux à plus fort tirage, Le Petit journal pour le camp républicain et Le Figaro pour celui de conservateurs, ne font pas allusion à la soutenance de thèse. L’attitude la plus hostile est celle du Gaulois, quo-

64. Ibid., p. 276. 65. Knibiehler, Yvonne, « Les médecins et la "nature féminine" au temps du Code civil », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 31e année, no 4, 1976, p. 824-845. 66. En revanche, l’archiviste de la ville de Nantes note, avec sympathie, cette passation de thèse comme un « fait journalier » digne de figurer dans l’Historial de la Ville de Nantes (Arch. mun. de Nantes, D3C3). Commence en janvier 1866, l’Historial de la Ville de Nantes retrace jusqu’en janvier 1885 les « Faits journaliers » : véritable éphéméride local, on y retrouve toute « l’actualité » de l’époque. 67. La Presse du 14 août 1876.

165 Michel Aussel tidien antirépublicain qui, après avoir annoncé la veille la soutenance de thèse de Mme Ribard, publie en première page, le 14 août, un article intitulé « Les doctoresses », dont le rédacteur prend soin de préciser qu’il parle d’une doctoresse imaginaire. Après avoir décrit « la doctoresse » telle qu’il se l’imagine : « La personne qui a l’heur de porter un tel titre doit marcher à pas comptés, parler gravement, lentement, porter des lunettes ; avoir des serpents, buvant dans une coupe, brodés tout autour de sa robe », il fait part de sa stupéfaction : La dame qu’on m’a montrée est blonde comme les blés, blanche comme le lait ; elle pourrait servir de prétexte à toutes les comparaisons des poètes. Elle a des prunelles qui font des trous dans les gilets, des lèvres qui lancent des fusées de rire ; sa démarche ondule. Elle a un bouquet de cerises sur son chapeau blanc et des oiseaux qui les becquètent. Sa robe ne ressemble point du tout à celle de la Faculté. Et cette rieuse, cette évaporée, cette précieuse, c’est une savante, une doctoresse? Cordieu ! me voilà bien étonné. Le mot « doctoresse » était entaché de ridicule, objet de plaisanterie, sujet de vaudeville dont le plus fameux s’intitula justement La Doctoresse 68. L’accueil du corps médical masculin fut généralement hostile, parfois abject. En témoignent ces quelques lignes publiées dans L’Union médicale : Eh bien, je parierais beaucoup que la plus grande partie de la clientèle de ces dames […] se composera de gens blasés de tout âge qui voudront voir ce que ça pourrait bien leur faire. Chacune d’elles aura un nombre plus ou moins restreint […] de vieux beaux plus ou moins amoureux et respectueux, qui moyennant un louis, viendront flirter en entremêlant leurs phrases sen- timentales de consultations sur l’état de leur vessie ou d’un autre organe 69. Cette violence et cette vulgarité indiquent à quel point le droit des femmes à devenir médecin fut un long combat.

La carrière médicale de Franceline Ribard L’installation à Nantes Aussitôt passé sa thèse, Ribard s’installe à Nantes, partageant le cabinet médical de son mari ; ils n’ont pas les mêmes heures de consultation. Sur l’Almanach et les Étrennes nantaises, elle apparaît avec cet encart : Clinique de Madame Ribard, docteur en médecine, rue Saint-Jacques, 16 – Consultations gratuites de 9 heures à 11h, tous les jours, le dimanche excepté. Maladies des femmes et des enfants – Maladies des yeux 70. L’appellation « clinique » implique qu’elle pratique la chirurgie des yeux.

68. Ferrier, Paul, et Bocage, Henri, La doctoresse, comédie en 3 actes, création au Gymnase le 17 octobre 1885 ; Paris, Stock, 1887. 69. L’Union médicale, 7 novembre 1885, dans le feuilleton, non signé, p. 757-763. 70. Almanach du commerce de Nantes et du département de la Loire Inférieure, Nantes, Forest, 1879 et Étrennes nantaises. Annuaire du commerce, Nantes, s.n.

166 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

Mme Girault-Lesourd exulte : c’est l’aboutissement de son combat, et elle écrit une lettre enthousiaste au Dr Riboli, qui l’a tant soutenue : Nantes devient vraiment une ville de progrès. Elle est dotée aujourd’hui d’un docteur en médecine féminin, Mme Stéphane Ribard qui après de sérieuses études médicales et de brillants examens à Nantes et à Paris a été admise au doctorat. Son mari est lui-même médecin. Je suis allée consulter Mme Ribard, j’étais fort désireuse de la connaître, et j’ai trouvé en elle, dis- tinction, fermeté de caractère, simplicité d’impression et forme de consulta- tion qui annonce une science modeste, reportant aux savants professeurs le mérite qui leur revient dans son savoir. Elle a eu bien à lutter contre les mau- vais vouloirs, mais aussi a rencontré des justes appréciateurs et de fermes soutiens dans plus d’un de ceux qui, aux examens, décidaient de son sort […]. Maintenant la cause de la médecine par la femme, pour les femmes est gagnée, ce n’est plus qu’une question de temps quant à la pratique et la généralisation de l’idée 71. Mme Girault-Lesourd était optimiste : il fallut bien du temps aux femmes pour s’imposer dans la pratique médicale, et les patientes ne se précipi- tèrent guère chez les doctoresses. En s’installant avec son mari, Franceline Ribard était privilégiée car il était impensable pour une femme médecin de mettre une plaque en bas de sa maison 72. Le partage d’un même cabinet facilitait matériellement l’installation, mais il n’y avait pas de précédent. Nous ignorons quel fut l’accueil des Nantaises à l’installation de Franceline Ribard, mais l’association du couple ne dura guère puisque Stéphane Ribard, atteint de phtisie, mourut à Nice le 2 juillet 1880 73. Veuve avec deux enfants, sans soutien pour tenter d’exercer la médecine à Nantes, Franceline Ribard partit en Égypte.

L’Égypte Nous ignorons la date et les raisons du départ de Franceline Ribard pour l’Égypte, vraisemblablement une volonté de rupture. Quelques lignes dans Le progrès de Nantes du 1er juillet 1886, annonçant son décès, nous laissent penser que c’est pour fuir un scandale qu’elle partit s’installer au Caire : « Elle avait quitté notre ville dans des circonstances que nous n’avons pas besoin de rappeler, pour se rendre en Égypte, avec un compagnon de route, mort depuis ainsi que M. Ribart. » Néanmoins, on sait que Madeleine Brès avait dû envisager de partir en Égypte pour exercer la médecine dans le harem du pacha : le docteur

71. Museo Centrale del Risorgimento-Rome. Istituto per la storia del Risorgimento ita- liano, documento 8833, lettera 156, lettre de Girault-Lesourd à Riboli, du 26 décembre 1876. Souligné dans le texte. 72. Fontanges, Haryett, Les femmes docteurs en médecine dans tous les pays, Paris, Alliance coopérative du livre, 1901. 73. L’acte de décès indique qu’il résidait habituellement à Nantes. Une notice nécrolo- gique est publiée dans la Gazette médicale de Nantes, première année, 1883, p. 107. Elle est reprise dans le Phare de la Loire du 10 mai 1883.

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Ribard s’est-elle trouvée dans la même situation ? Il semble acquis qu’elle exerça dans le harem du Khédive. Il est peu vraisemblable en revanche qu’il s’agisse du harem du Khédive Ismaïl Pacha, destitué en août 1879 et qui avait déjà quitté l’Égypte avec une partie de son harem au moment de l’arrivée de Franceline Ribard. Le fils d’Ismaïl, Tawfiq Pacha, qui lui succéda, n’avait qu’une épouse. Onofrio Abbate, un médecin italien, ophtalmologue de formation, qui était le médecin personnel d’Ismaïl Pacha, de sa famille et de son harem, resta le médecin personnel de Tawfiq Pacha. Cependant, malgré les difficultés économiques, les harems ne furent pas tous désertés : Ismaïl Pacha n’avait pu emmener toutes les dames, et les harems princiers étaient pleins. Si nous n’avons pas trouvé trace de l’activité du Dr Ribard dans les harems, on sait qu’on la lui reprocha : « Mme Ribard s’était fait tout d’abord une clientèle médicale en Égypte au Caire où elle avait obtenu de très beaux succès, en dépit de l’hostilité des médecins qui la voyaient, avec grand-peine, entrer dans les harems 74. » Le séjour de Ribard en Égypte coïncida avec une période difficile pour l’importante communauté française du Caire. La mise en place de la tutelle britannique devint de plus en plus pesante : en 1882, la tentative du coup d’état du nationaliste d’Arabi Pacha se solda par un bombardement d’Alexandrie par les Britanniques avec l’assentiment des Français, suivi de l’occupation anglaise de l’Égypte. Si l’on ne sait rien de l’activité de Ribard au sein des harems, on sait qu’elle ouvrit au Caire un cabinet médical dans l’« ancienne maison du Consulat de France en face le jardin de l’Esbékieh 75 », lieu de rencontre de la communauté française, « sur la voie la plus riche et la plus mouvemen- tée de la ville 76 ». Le cabinet était spécialisé dans les maladies des yeux, des femmes et des enfants, et l’appellation de « clinique » qui figurait sur les encarts publicitaires laisse penser qu’elle y exerçait la chirurgie oph- talmologique. Nous n’avons trouvé qu’une seule source sur son activité libérale au Caire, en page quatre du Bosphore Égyptien, important journal quotidien francophone qui paraît de 1878 à 1895 et dont la collection est incomplète. En effet, c’est au travers des annonces publicitaires que passa le docteur Ribard dans ce journal que l’on peut se faire une idée de sa pra- tique médicale et des difficultés rencontrées. Elle y fit publier 93 annonces publicitaires entre le 18 février 1884 77 et le 28 novembre 1884, dernière année qu’elle passa en Égypte. On relève trois changements d’adresse, et la dernière annonce indique qu’elle consultait dorénavant à son domicile :

74. La République française du 4 décembre 1886. 75. Le Bosphore égyptien du 18 février 1884. Le Bosphore égyptien, journal quotidien, politique et littéraire Le Caire, 1878-1895. [http://www.cealex.org/pfe/diffusion/collection_ reponse_liste.php]. Le journal n’est accessible que du 3 février 1883 au 15 février 1887. 76. Malosse, Louis, Impressions d’Égypte, Paris, A. Colin, 1896, p. 276. 77. On ne trouve pas trace de « Ribard » dans les numéros numérisés du Bosphore égyptien du 3 février 1883 au 18 février 1884.

168 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

Le cabinet de Madame veuve Franceline Ribard (dite Marcé 78), docteur en médecine de la Faculté de Paris, est transféré provisoirement dans la maison qu’elle habite et qui fait suite à l’Hôtel d’Angleterre, en face le jardin de l’Esbékieh. ​Consultations gratuites : Pour les indigents le matin de 8 à 10 heures. ​Consultations : l’après-midi, de 2 heures à 4 heures. Maladies des yeux, des femmes et des enfants. Au deuxième étage, la porte à droite. L’annonce est très semblable à celles que publiaient l’Almanach et les Étrennes nantaises. Le grand nombre d’encarts publicitaires et les démé- nagements laissent penser que le docteur Ribard rencontra de grandes difficultés à exercer dans une ville où les médecins français, y compris les ophtalmologues, ne manquaient pas. Si l’exercice de la médecine par une femme, en France, était déjà très difficile, il l’était encore davantage au Caire. Compte tenu de la triste situation qui fut la sienne à son retour en France, on peut penser que l’aventure égyptienne avait été catastrophique.

Retour à Paris À son retour d’Égypte, Ribard s’installa à Paris. Elle reprit contact rapi- dement avec le professeur Galezowski et avec Paul Bert, qui lui appor- tèrent un soutien important. À cette époque, Galezowski s’intéressait tout particulièrement à l’hygiène de la vue dans les établissements scolaires, notamment à la qualité de l’éclairage 79. Paul Bert, lui, venait d’intervenir en faveur des étudiantes en médecine pour qu’elles puissent se présenter au concours de l’Internat. À Paris, le concours de l’Externat ne s’ouvrit aux femmes qu’en 1882 et compta à cette date deux premières lauréates : une Américaine, Augusta Klumpke, et une Française, Blanche Edwards. Mais la direction de l’Assistance publique de Paris, soutenue par un grand nombre de médecins, s’opposa au recrutement des femmes pour l’Internat. Devant ce refus obstiné de l’Assistance publique, les lauréates de l’Externat susci- tèrent une campagne de presse avec l’aide active de Paul Bert, qui écrivit un article en faveur du droit à l’Internat pour les femmes dans Le Voltaire du 29 septembre 1884. Paul Bert, fort de sa notoriété et de son autorité, obtint du préfet Poubelle, le 31 juillet 1885, l’autorisation pour les candidates de s’inscrire au concours de l’Internat des hôpitaux de Paris 80. Paul Bert s’investit considérablement dans la défense et le soutien de Franceline Ribard, qui semblait dans une très grande précarité économique. Elle résidait dans une pension de famille, la pension Deloué, au 9 de l’avenue Mac Mahon dans le xviie arrondissement, logement où il lui était impossible

78. Ce nom n’apparaît qu’une seule fois dans les annonces. 79. Voir l’entretien du professeur Galezowski avec un journaliste du Voltaire du 29 juin 1886. 80. Dans sa biographie, Augusta Dejerine-Klumpke écrit : « le Prefet de Police, sur ordre du Ministre de l’Instruction publique Paul Bert, favorable au mouvement d’émancipa- tion des femmes, impose à la faculté de Paris la candidature des femmes à l’Internat ». (Bibliothèque de l’Académie de médecine, Fonds Dejerine-Klumpke (1859-1927), ADjK IV).

169 Michel Aussel d’exercer la médecine 81 : « Je ne suis pas chez moi et n’ai guère la possibilité d’agir malgré le désir et le réel besoin que j’ai de faire de la clientèle 82. » On ne retrouve pas trace du docteur Ribard dans les almanachs et annuaires de Paris de 1884 à 1886. Dans ses lettres à Paul Bert, elle évoque souvent ses difficultés financières : J’avoue que j’aurais bien aimé recevoir l’ordre de toucher mon indem- nité, dont j’ai le plus grand besoin 83. ​Faites, je vous prie, qu’on me paie le plus tôt possible 84. ​Merci, mon cher confrère, mais il m’est impossible de partir sans payer ma pension 85. La correspondance entre Paul Bert et Ribard révèle leur proximité, et le dévouement extraordinaire de Paul Bert ; elle révèle aussi la fougue et l’extraordinaire courage de cette jeune femme, qui n’était prête à aucune concession malgré sa situation. Elle laisse voir aussi une certaine désin- volture avec laquelle Franceline Ribard traitait, parfois, le député et ancien ministre Paul Bert, comme en témoigne, par exemple, cette courte lettre du 3 février 1886 : Mon cher confrère, ​Le jour où vous aurez cinq minutes à perdre vous m’accorderez une audience, chez vous, chez moi, où vous voudrez. ​Rassurez-vous, je ne vous parlerai plus de moi, il s’agit d’autre chose. ​Votre Franceline Ribard 86. Franceline Ribard tenait par-dessus tout à exercer la médecine, même gratuitement, et entreprit des démarches pour faire « des consultations gratuites à la mairie de [son] arrondissement 87 ». Lorsque le professeur Galezowski lui proposa de l’accueillir dans son service et d’assister à ses « cliniques », elle écrivit à Paul Bert : « il me serait cent fois plus agréable de faire moi-même une consultation que d’assister à des cliniques, si ins- tructives qu’elles puissent être 88. »

81. Annuaire almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administra- tion ou Almanach des 500 000 adresses, Paris, Firmin Didot et Bottin réunis, 1885, p. 2247. 82. Lettre de F. Ribard à Paul Bert, 17 octobre 1885. Les archives privées de Paul Bert ont été largement détruites (incendie), dispersées ou perdues ; ce qu’il en reste se trouve à la bibliothèque municipale d’Auxerre. Il s’agit de la correspondance reçue par Paul Bert, documents qui ne sont pas inventoriés. Nous y avons trouvé 4 lettres concernant le docteur Ribard et 13 lettres de Franceline Ribard elle-même. Les archives municipales d’Auxerre possèdent un fonds Paul Bert, inventorié, constitué essentiellement de docu- ments relatifs à Paul Bert, dont un ensemble de photos sépia prises sur le bateau qui amène la mission Paul Bert en Indochine. 83. Bibl. mun. d’Auxerre, Lettre de Ribard à Paul Bert, 8 janvier 1886. 84. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 26 janvier 1886. 85. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 8 février 1886. 86. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 3 février 1886. 87. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 9 octobre 1885. 88. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 9 octobre 1885. Les cliniques sont des présenta- tions de cas, en petits groupes.

170 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

À partir du mois de septembre 1885, Paul Bert s’employa à trouver un emploi au docteur Ribard. Traditionnellement, la faculté de médecine et l’Assistance publique proposaient des places aux jeunes médecins, le temps qu’ils se fassent une clientèle : Paul Bert tenta d’obtenir un tel emploi pour sa protégée. Homme politique très important, il usa de sa notoriété pour intervenir auprès de la Préfecture du département de la Seine, en insistant sur l’urgence de la situation. Le secrétaire général lui proposa un emploi… d’infirmière à l’hôpital 89. Nous ignorons si l’humiliante proposi- tion parvint au docteur Ribard. Le soutien de Galezowski et de Paul Bert déboucha néanmoins rapide- ment sur une proposition de poste, conforme à sa compétence de médecin. Le 16 septembre, le sous-directeur de l’enseignement primaire du dépar- tement de la Seine propose à Paul Bert de confier « à la personne dont vous nous avez parlé 90 » la fonction d’« inspection temporaire des écoles maternelles au point de vue des maladies des yeux qui peuvent atteindre les enfants 91 ». Le 27 octobre 1885, le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris publie l’arrêté préfectoral du 16 octobre qui stipule que Mlle Ribard, docteur en médecine de la Faculté de Paris […], est chargée de visiter les écoles maternelles de la Ville de Paris et de faire un rapport : 1° sur l’état de l’hygiène de la vue dans ces écoles ; 2° sur les mesures à prendre pour empêcher la propagation des maladies ophtalmiques dans ces établissements. Autant qu’il est possible d’extrapoler à partir des sources dont on dis- pose (les seules lettres de Ribard adressées à Paul Bert), il apparaît d’em- blée que l’exercice de sa mission fut très difficile. Il est vrai que, tant pour le corps médical que pour les femmes, l’entrée dans l’Assistance publique et dans les fonctions sanitaires de la Ville de Paris fut très difficile et extrê- mement conflictuel 92. Et Ribard était médecin et femme. Elle commença immédiatement son travail de visites des écoles mater- nelles, travail qu’elle accomplit avec assiduité et sérieux. Mais des pro- blèmes demeuraient en suspens et elle sollicita avec insistance l’entre- mise de Paul Bert pour obtenir un rendez-vous avec le secrétaire général de la Préfecture de la Seine. Paul Bert lui obtint ce rendez-vous, mais le rapport de Ribard mit le feu aux poudres. La difficulté tenait aux rela- tions difficiles avec les responsables administratifs : ces relations auraient nécessité tact et prudence, comme le lui soufflait Paul Bert, qualités qui

89. Ibid., lettre de Léon Bourgeois, secrétaire général de la Préfecture de la Seine, à Paul Bert, 9 octobre 1885. 90. Ibid., lettre du sous-directeur de l’enseignement primaire du département de la Seine, 16 septembre 1885. 91. Ibid. 92. Virginie de Luca parle de « La loi salique de l’inspection » [de l’Assistance publique] » dans sa thèse Les inspecteurs de l’Assistance publique : figures tutélaires de la Troisième République, Thèse, I.N.E.D, 1999, p. 200. Pour ce qui est de la difficulté des médecins à s’imposer à l’Assistance publique, voir Guillaume, Pierre, Le rôle social du médecin depuis deux siècles (1800-1945), Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale, 1997, p. 209-210.

171 Michel Aussel ne semblaient pas être le fort du docteur Ribard. Avant de rendre son rap- port, elle souhaita le lire à Paul Bert, tenant à ne pas mettre en difficulté celui qui lui avait d’obtenu ce poste. Délicate attention. Le 26 novembre, ils se voient, et Paul Bert l’exhorte une dernière fois à la prudence, à éviter « une trop grande liberté de langage 93 ». Le lendemain, elle lui écrit une longue lettre et lui expose son dilemme, dire vrai et déplaire, ou mentir et trahir sa mission : N’entrez point, m’avez-vous dit dans la querelle qui divise médecins et architectes au sujet de la distribution du jour dans les écoles ; je voudrais, monsieur, me conformer entièrement à votre opinion mais cela me semble chose difficile. J’ai constaté que la quantité de strabismes observés chez les jeunes élèves des écoles maternelles dépend précisément de la façon dont sont éclairées ces écoles. Comment alors m’abstenir de donner mon avis ? ​Un autre point, je n’ai pas surtout la prétention d’empiéter sur [illisible] les attributions de Mesdames les inspectrices du matériel scolaire, mais tout en voulant respecter leurs [illisible] ne m’est-il cependant pas permis d’exprimer ma pensée en ce qui touche à un côté si important encore de l’hygiène de la vue ? Ma​ critique doit-elle aussi s’arrêter devant la susceptibilité de Mesdames les directrices des Écoles ? Et pour éviter de blesser quelques personnes peu soigneuses et peu soucieuses de leur devoir dois-je donc négliger totalement l’intérêt des enfants qui fréquentent ces écoles ? À quoi​ se bornerait alors mon rôle et de quelle utilité serait mon rapport si je dois éviter de toucher à ces trois puissances constituées et cela aux dépens de la vérité des faits ? 94 Nous ne connaissons le texte de son rapport, qu’elle envoya fin décembre, que par les effets qu’il produisit, ce qui nous laisse penser qu’elle n’avait pas suivi les conseils de prudence de son protecteur. En effet, non seulement on lui demanda de revoir son texte mais on ne la paya pas. Elle exigea d’être reçue par le préfet Poubelle et le récit qu’elle fit à Paul Bert de l’entretien montre que celui-ci ne s’était pas bien passé : Je suis indignée, exaspérée, absolument furieuse. J’ai vu M. Poubelle qui s’est bien montré tel que je le supposais d’après ce qu’il a fait pour les étu- diantes, c’est-à-dire pas fait. ​Quant à mon indemnité il m’a renvoyée au Directeur de l’Enseignement et je suis sortie de là véritablement écœurée. J’ai vu l’instant où l’on me dirait que mon rapport était la pire des choses, on ne me parlait rien moins que de me le faire compléter ! On me charge d’un autre travail, mais ils peuvent être bien certains qu’il fera à Paris une température Sénégalienne quand ils l’obtiendront. ​J’aimerais mieux me faire épicière ou n’importe quoi plutôt que de recommencer à être à leurs ordres dans de telles conditions. J’aurais bien mieux fait de leur envoyer de la copie que de me donner la peine de visiter

93. Bibl. mun. d’Auxerre, lettre de Ribard à Paul Bert, 27 novembre 1885. 94. Ibid.

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les écoles. Puisqu’ils veulent être mal renseignés qu’ils le soient donc et n’en parlons plus 95. Franceline Ribard laisse éclater sa colère, jusqu’à s’en prendre à Paul Bert lui-même, comme en témoigne ce billet qu’elle lui envoie après avoir reçu un refus de sa part : Vous êtes détestable, ce mot est pour vous le dire tout net. ​Il faut que j’aie bien grande envie d’une chose pour oser le demander et vous me la refusez. ​Je m’en vais donc passer cette jolie journée de brume dans mes écoles. ​À ……. vous 96. Dans la correspondance adressée à Paul Bert, y compris dans ses courts billets, Ribard use généralement des formules aimables d’appel (« cher monsieur et ami » ou « cher confrère ») et de politesse (comme dans celle du 9 octobre 1885 : « Croyez-moi toujours votre très affectueusement dévouée »). La sécheresse au contraire du billet cité ci-dessus, ainsi que de quelques autres, suggère qu’elle se laisse aussi parfois emporter, au détriment même de ses propres intérêts.

Le Tonkin Il semble bien que ce ne soit qu’au début du mois de février 1886 que Paul Bert, voyant la situation dans laquelle se trouvait Franceline Ribard, lui ait proposé de partir au Tonkin comme médecin de sa mission qui com- prenait plusieurs femmes, quelques enfants et des membres de sa famille. Le 7 février, le docteur Ribard participe à l’inauguration de la statue de Claude Bernard devant le Collège de France, cérémonie présidée par Paul Bert qui avait succédé à Claude Bernard comme professeur de physiologie à la Sorbonne. Le lendemain elle écrit à Paul Bert : Mardi soir 9 h ¼ [8 février]. Merci, mon cher confrère, mais il m’est impossible de partir sans payer ma pension et vous ne m’avez rien dit quant au voyage, vous me voyez dans un très grand embarras. Un mot je vous prie très vite. Votre Franceline Ribard ​À quand le départ exact ? Est-ce toujours vendredi soir à 7 ¼ ? 97 Le départ de Paris a effectivement lieu le vendredi 11 février. Si la « mission Paul Bert » désigne l’entreprise confiée à Paul Bert pour pacifier le Vietnam, la mission est aussi le petit groupe d’hommes et de femmes qu’il avait choisis pour l’accompagner : « Ils composaient ce qu’entre nous nous appelions "la mission", et formèrent à Hanoï un petit groupe à part dans l’administration et dans les sympathies du Résident

95. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 26 janvier 1886. 96. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, 10 novembre 1885. 97. Ibid., lettre de Ribard à Paul Bert, s.d. [8 février 1886].

173 Michel Aussel général 98 ». L’appartenance à la mission est une situation convoitée, à laquelle les élus sont très attachés. Le départ et le voyage font l’objet d’une véritable mise en scène, un photographe est embarqué. L’image de la mission devait en effet être en adéquation avec sa vocation, « toute pacifique », comme l’explicite la fille de Paul Bert : « Paul Bert ayant voulu que ce voyage, effectué en famille, garde un caractère entièrement pacifique, sa mission devait être considérée comme telle. Il y tenait d’autant plus, que la mission militaire précédente venait d’accuser sa forme conquérante 99. » Cette mission Paul Bert fut en effet une affaire de famille : le Résident général emmenait avec lui son épouse et ses filles. À Joséphine Clayton, épouse et collaboratrice de Paul Bert, se joignit sa sœur Anna, qui travaillait aussi pour l’homme politique. La famille Clayton « se séparant rarement 100 », le frère et la tante de Joséphine furent également du voyage, ainsi qu’un neveu de Paul Bert, Louis Richard. Deux institutrices furent recrutées pour s’occuper des enfants de la mission, dont deux des trois filles de Paul Bert (Léonie, onze ans et Pauline, seize ans). La troisième, Henriette, venait d’épouser à vingt ans Joseph Chailley, le chef de cabinet de son père : elle « effectuait presque son voyage de noce 101 ». Deux femmes de chambre faisaient encore partie du personnel. En dehors de sa famille, Paul Bert s’entoura de collaborateurs recrutés « seulement dans la famille des bons esprits 102 », des amis et connaissances, souvent liés à Auxerre, son fief poli- tique, et jeunes pour la plupart : il prit pour secrétaire particulier un jeune écrivain de renom 103 accompagné de ses deux filles, et nomma commis de Résidence un autre écrivain, Jules Boissière, tout juste âgé de 23 ans 104. Des journalistes étaient aussi du voyage : Le Temps avait dépêché un envoyé spécial, et la revue féministe de Louise Koppe, La Femme et l’enfant, dont Paul Bert était un des rédacteurs, avait un de ses journalistes à bord : J. G. de Najaille, qui envoya régulièrement des papiers. Un collaborateur de la revue, Jules Gerbaud, nommé secrétaire de Paul Bert, faisait aussi partie du voyage. Ribard elle-même s’était engagée à envoyer des articles à cette revue, ce qu’elle n’eut pas le temps de faire. La mission était composée de jeunes femmes et jeunes hommes qui ne s’engageaient pas par ambition ou pour faire une carrière aux colonies. Un petit encart de Louise Koppe dans sa revue donne une idée de l’état d’esprit

98. Chailley-Bert, Joseph, Paul Bert au Tonkin, 1887, Paris, G. Charpentier. 99. « Paul Bert et l’Indochine (1886) par Mme Klobukowski, sa fille », L’Indochine fran- çaise, no 13, octobre 1945, p. 150-151. 100. Ibid. 101. Ibid. 102. Le Temps du 25 avril 1886. 103. Marcel Girette, âgé de 37 ans, est l’auteur de Johannès, fils de Johannès, publié en 1886. 104. Jules Boissière est l’auteur de Propos d’un intoxiqué (1890) et Fumeurs d’opium (1896). Il décède à Hanoï en 1897.

174 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France et de l’enthousiasme des partants, dont aucun cependant ne pouvait igno- rer les prises de position de Paul Bert sur l’inégalité des races : Aux exilés : ​Dans la personne de M. Paul Bert, c’est la France amie qui vient après la France conquérante, et qui les mains tendues vers tous les cœurs bons, honnêtes, leur dira : je suis la Liberté, saluez-moi ! Je suis la Fraternité… aimez-moi 105 ! Le Résident général de l’Annam et du Tonkin ne s’était guère entouré de spécialistes du Vietnam, à l’exception de son directeur de cabinet, Antony Klobukowski 106, qui revenait d’une mission à Saïgon et au Cambodge. La mission était constituée essentiellement de civils que Paul Bert avait libre- ment choisis, et sa composition ne correspondait pas vraiment aux critères habituels. Il est déconcertant que Paul Bert soit parti en famille avec des gens peu aguerris à la vie outre-mer, avec plusieurs enfants de surcroît, comme s’il ignorait les risques sanitaires et ceux liés à la guerre coloniale, dont la presse se faisait pourtant l’écho 107. L’équipe avait été rassemblée dans l’urgence : Paul Bert avait été nommé (à sa demande) Résident général de l’Annam et du Tonkin le 31 janvier, et Jules Boissière raconte qu’il ne disposa que huit jours pour s’« équiper, quitter Paris, et partir pour l’Extrême Orient 108 ». En ce qui concerne le doc- teur Ribard, la décision de son départ semble avoir été prise à la dernière minute : le 9 février dans la soirée, elle était encore dans l’incertitude sur la date du départ qui eut lieu, depuis Paris, le vendredi 11 février à 19 h15. La mission, composée de gens qui pour la plupart ne se connaissaient pas et n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble, se soude pendant la traversée. Le Melbourne, paquebot mixte, appareille de Marseille le 14 février, emportant « 160 passagers, dont 35 personnes composant la mission Paul Bert 109 ». Le huis clos du navire et la longueur du voyage (ils arrivent à Hanoï le 8 avril) leur permettent de se connaître et de s’apprécier. Le voyage est agréable, bien qu’un peu gâché par le mal de mer, qui n’empêche cepen- dant pas le bon déroulement des mondanités habituelles dans les traver- sées. La mission s’est photographiée et les images montrent des passagers et passagères élégants, confortablement installés sur le pont, détendus et gais 110. Le correspondant de La Femme et l’enfant raconte les festivités à

105. La Femme et l’enfant, no 2, 20 janvier 1886, p. 25. 106. Antony Klobukowski (1855-1934) épouse Pauline Bert en 1889. 107. L’Union médicale, le 29 mai 1886, écrit : « Faut-il s’étonner, après cela, que la cam- pagne de 1884-1885 ait été l’une des plus meurtrières du siècle ? Le corps expéditionnaire a perdu le quart de son effectif par la maladie, le feu ou l’évacuation des malades sur la France ». 108. Boissière, Jules, Propos d’un intoxiqué, Le bonze Khou Su, Terre de fièvre, Cahier de route, Paris, L. Michaud, s.d. 109. Le Petit Marseillais, 14 février 1886. 110. Arch. mun. d’Auxerre, Fonds Paul Bert, 1 S8 268, Album de 137 photos. Quelques- unes sont reproduites dans Le voyage de Paul Bert, résident général en Annam et au Tonkin. Exposition à la bibliothèque municipale d’Auxerre, 14 septembre-26 octobre 1996.

175 Michel Aussel bord, carnaval pour le Mardi gras, concert sur le pont, bal : « Eh bien, je vous prie de croire que malgré cette douce chaleur on a furieusement dansé ; et l’énergie avec laquelle on a mené le cotillon prouve que le climat tonkinois sera facilement supporté par les dames de la mission 111. » Parmi ces dames, il cite le Dr Ribard. L’envoyé spécial du Temps revient à plusieurs occasions sur la présence d’un petit groupe de femmes qui font partie de la mission, mais il ne dit rien de leur fonction. L’image que J. G. de Najaille donne de Franceline Ribard est celle d’un médecin attentif, qui prend en charge les passagers atteints du mal de mer, et d’une passagère studieuse : Sur le Melbourne, elle fut la cause primordiale de la création du cours d’annamite, professé par M. Dumoutier, ancien élève diplômé de l’École des langues orientales de Paris, traducteur interprète de la Résidence générale […]. Mme Ribard s’était mise carrément à la besogne, abattant les devoirs où pullulaient les accents circonflexes, les points sous l’o, et les u "barbus" (u’) 112. Le journaliste du Temps, particulièrement enthousiaste, décrit Paul Bert comme un homme charmant, enthousiaste et boute-en-train, allant au-devant des victimes du mal de mer, « agitant un volume de Labiche, et promettant le soulagement à qui l’écouterait lire Perrichon 113 ». L’arrivée de la mission à Hanoï bouleversa quelque peu le cours de la vie coloniale : C’est le centre d’animation de la ville, cette rue des Incrusteurs, qui va aboutir au lac et où se rencontrent, à cinq heures, tous les promeneurs, où se croisent officiers, soldats, coolies et matelots. Cette animation s’est encore accrue depuis l’arrivée de la mission Paul Bert. Songez-donc : six ou sept femmes, quand Hanoï en comptait à peine le double 114 ! Les femmes seules y étaient très peu nombreuses et leur marginalité sociale très pesante. Les mondanités à la mission semblent avoir été res- treintes. Une fois par semaine, le Résident général réunissait dans le grand salon les membres de la mission : Le ton de ces réceptions, la mise des invités étaient, sur le désir souvent exprimé du gouverneur, tout à fait familiales et simples. Trois ou quatre fois seulement les femmes se sont montrées en toilette de bal, les épaules nues, sous la véranda de la Résidence 115. Le soir, à l’heure de la fraîcheur, la famille du Résident général et ses proches faisaient une promenade à cheval, il les suivait en voiture 116.

Catalogue par Philippe Guyot et Marie Michaut, Paris, Fédération française de coopé- ration entre bibliothèques, 1996. La qualité des photos sepia ne nous a pas permis de reconnaître Franceline Ribard. 111. La femme et l’enfant, « En route pour le Tonkin », datée du 9 mars 1886, p. 98-101. 112. Ibid., « Lettre du Tonkin, Hanoï », datée du 17 juin 1886, p. 123. 113. Ibid., 25 avril 1886. 114. Ibid., 11 août 1886. 115. Ibid., 18 novembre 1886. 116. Ibid.

176 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France

Si le docteur Ribard fut vraisemblablement marginalisée dans la petite société coloniale d’Hanoï, il semble qu’au sein de la mission, qui comptait très peu d’habitués de ce mode de vie, elle se soit fait de solides amis 117. Jules Ferry fit pourtant, quelques années plus tard, de Franceline Ribard à Hanoï, un portrait assez odieux : C’était une femme d’une énergie extraordinaire et d’une imprudence excessive. Très mondaine, très excentrique, on la voyait souvent monter à che- val pendant les heures de la sieste ; il lui fut impossible de s’acclimater dans ces conditions. Sa mort fut plutôt un suicide inconscient qu’un accident 118. Ribard séjourna cependant moins d’un mois à Hanoï : le 3 mai 1886, avec une partie de la mission, elle accompagne Paul Bert par la mer jusqu’à Hué, capitale du pouvoir impérial. La présence de Paul Bert au Tonkin avait été précédée par celle du général de Courcy 119. Lorsque ce dernier était allé à Hué pour présenter, le 3 juillet 1885, ses lettres de créance au souverain, il s’était fait accompa- gner, en guise d’« escorte d’honneur », d’un bataillon de zouaves et d’une compagnie chasseurs à pied (un millier d’hommes en armes). Il avait ainsi bafoué le protocole en usage pour l’audience impériale, se montrant d’une très grande grossièreté, jusqu’à lancer un ultimatum… La situation avait dégénéré et des combats s’étaient engagés. L’armée française s’était empa- rée de la citadelle de Hué le 5 juillet 1885, après des combats meurtriers 120, suivis de pillage pendant plusieurs jours. La cité impériale n’avait pas été épargnée : la bibliothèque, les archives de plusieurs ministères, le mobilier avaient été incendiés, et l’armée française avait fait main basse sur le trésor royal annamite. Le jeune empereur Ham Nghi 121, quatorze ans, et ses deux régents avait fui précipitamment ; la reine mère Tu Du avait dû quitter son palais victime du pillage 122. L’empereur étant en fuite, il convenait de le remplacer. La reine mère accepta à contrecœur la déposition de Ham Nghi ; son frère Dong Khanh 123 devint le prétendant légitime à la succession, concours de circonstances

117. À son décès, Jules Boissière lui dédiera quelques vers : À la mémoire de Mme R. Voir Bourrin, Claude, Le vieux Tonkin, le théâtre, le sport, la vie mondaine de 1884 à 1889, Hanoï, imp. d’Extrême-Orient, 1941. 118. L’Estafette, 3 août 1889. La virulence de l’article de Jules Ferry s’explique par une campagne de presse en France, demandant l’évacuation de l’Annam face à l’hécatombe provoquée par les conditions sanitaires. Le décès de Paul Bert, le 11 novembre 1886, soulève une grande émotion. Jules Ferry entreprend de démontrer que les décès sont liés aux imprudences et non aux maladies régnantes. 119. Philippe Marie André Roussel de Courcy (1827-1887) est le chef du corps expédition- naire au Tonkin. Il est rappelé en France le 26 janvier et Paul Bert nommé le 31. 120. Environ 1300 morts côté vietnamien et 23 morts et 14 blessés graves chez les Français. 121. Ham Nghi (1871-1944) fut capturé par les Français en 1888 et déporté en Algérie. 122. Voir Thierry, François, Le trésor de Hué, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2014, voir particulièrement p. 95-106. 123. Dong Khanh, neveu de l’empereur Tu Duc qui régna de 1847 à 1883, fut adopté par son oncle.

177 Michel Aussel qui combla d’aise Courcy. Joseph Chailley-Bert, gendre de Paul Bert, écri- vit : « Il importait donc de trouver auprès de la nation un porte-parole qui, une fois persuadé par nous, aurait assez d’autorité pour persuader les autres […]. Justement le hasard nous avait bien servis. Le jeune prince par qui nous avions remplacé Am-Nghi réunissait toutes les conditions pour bien tenir ce rôle difficile 124. » C’est dans ce contexte que, un an plus tard, Paul Bert se rendit à Hué pour remettre au nouvel empereur, Dong Khanh, ses lettres de créance. Comme il s’y était engagé, ce fut sans « escortes militaires bruyantes ni […] démonstrations ostentatoires 125 » qu’il entra à Hué le 3 mai, pour « recher- cher les transactions possibles 126 ». Si Paul Bert avait la ferme volonté de reprendre en main le pouvoir monarchique, il y mit les formes : « Pendant son séjour dans la capitale, il eut avec le jeune souverain qui l’attendait avec anxiété, les rapports les plus affectueux et les plus courtois. Il l’en- toura d’égards et fit son possible pour lui rendre une partie du prestige des anciens rois 127. » En signe de bonne volonté, Paul Bert fit un geste impor- tant : il lui annonça la restitution de… la moitié du trésor royal. Mais il était convaincu que l’essentiel du pouvoir reposait entre les mains de la reine mère. Le jeune souverain était sans expérience et inféodé à la France, alors que la reine mère Tu Du conservait un prestige considérable auprès de son peuple ; mais elle était inaccessible, le protocole de la cour impériale l’iso- lant strictement et lui interdisant en particulier de rencontrer des hommes. Les Français savaient néanmoins qu’elle était devenue presque aveugle, vraisemblablement atteinte de la cataracte. Fort de ces informations, Paul Bert échafauda une stratégie pour présenter ses hommages à cette vieille dame de 77 ans, sans trop perturber l’étiquette. Il est permis de penser que le Résident général avait imaginé dès le départ se servir du docteur Ribard – que sa fonction attachait pourtant à Hanoï, siège de la Résidence générale – pour approcher la reine mère et la convaincre de se laisser soigner par une spécialiste des maladies des yeux. L’enjeu de la mission confiée à la doctoresse était de taille : « rendre la vue [à la reine mère] serait un moyen excellent de contribuer à la pacification » écrivit Le Temps du 30 juin 1886. La stratégie spéculait sur l’exemple : le docteur Ribard offrit ses soins à l’entourage de la reine mère, obtint d’avoir accès au sérail, vaccina contre la variole, et pratiqua, avec succès, des opé- rations de la cataracte sur des mandarins de la cour. Le succès fut rapide et complet : la reine mère accepta de recevoir des soins donnés par une femme médecin et consentit à se faire opérer de la cataracte. Le 17 mai, Ribard fut promue officier dans l’ordre impérial du Dragon de l’Annam 128. Mais le décès du docteur Ribard, terrassée par la dysenterie, mit un terme

124. Chailley-Bert, Joseph, Paul Bert au Tonkin, 1887, Paris, G. Charpentier, p. 57. 125. Dubreuil, Léon, Paul Bert, Paris, Félix Alcan, 1935, p. 265. 126. Ibid. 127. Vial, Paulin, Nos premières années au Tonkin, Paris, Challamel, 1889, p. 326. 128. Ordre colonial que venait de créer l’empereur Dong Khanh.

178 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France brutal à cette stratégie. Frappée à Hué par les signes de cette pathologie alors fréquente au Vietnam, elle fut hospitalisée à l’hôpital de Quang Yen près d’Hanoï 129, où elle mourut le 24 mai, à l’âge de 35 ans 130. La presse relaya assez largement l’annonce de son décès. La notoriété de Ribard était liée cependant à son appartenance à la mission Paul Bert, et non à son statut de deuxième médecin en France. Le 30 juin, Le Figaro annonça son décès et Le Temps consacra un long article, de son corres- pondant spécial, à son action au Vietnam. La presse nantaise resta plutôt réservée, mais parla d’elle comme d’« une compatriote ». Le Phare de la Loire du 1er juillet annonça son décès, sans commentaire, et emprunta au Temps des détails sur son rôle joué au Tonkin. L’Union bretonne 131 informa de façon lapidaire ses lecteurs. Quant au Progrès de Nantes, nous l’avons vu, il ne fut guère bienveillant, soulignant le caractère hors normes du destin de Ribard, mais jugeant aussi sévèrement sa vie privée : Mme Ribart, docteur en médecine, qui accompagnait la mission Paul Bert, est décédée à Quang-Yen, peu après le départ du courrier. Mme Ribart avait exercé pendant quelques années la médecine à Nantes, en même temps que son mari, docteur médecin comme elle. Elle avait quitté notre ville dans des circonstances que nous n’avons pas besoin de rappeler, pour se rendre en Égypte, avec un compagnon de route, mort depuis ainsi que M. Ribart. Le décès de Quang-Yen, en enlevant le dernier personnage d’un drame intime, met fin à une carrière peu ordinaire, à laquelle n’ont manqué ni des qualités peu ordinaires, ni les aventures, ni les émotions 132. La presse médicale, quant à elle, rendit largement compte de son décès 133. Les obsèques, civiles, se déroulèrent avec solennité à Quang Yen le 25 mai. Si Paul Bert, qui assistait le même jour à l’enterrement de son neveu 134, ne put être présent, son représentant insista dans son discours sur le rôle politique qu’elle avait joué : « Les soins touchants et dévoués de Mme Ribard ont été vivement appréciés par cette famille [royale] désolée, et nous ne saurions douter que si, plus tard, une alliance durable et sincère vient à s’établir, le rôle délicat et ingénieux de ce cœur de femme, de cette âme d’élite, n’ait contribué à ce résultat utile 135. »

129. Quang Yen est situé à environ 150 km d’Hanoï. 130. Arch. dép. de Saône et Loire, 5e 73/27. L’acte de décès est transcrit le 31 décembre. 131. 1er juillet 1886. 132. Progrès de Nantes, 1er juillet 1886. 133. La France médicale, historique, scientifique, littéraire, 1886, T. 2, p. 927 ; L’Union médi- cale, 3 juillet 1886, T. 33-202, p. 24 ; Le Progrès médical, 3 juillet 1886, p. 566 ; Le Concours médical no 27 du 3 juillet 1886, p. 336 ; Gazette médicale de Paris, journal de médecine et des sciences accessoires, 3 juillet 1886, p. 322 ; Gazette de gynécologie, journal mensuel des maladies médico-chirurgicales des femmes, no 11, 1er août 1886, p. 196 ; Le Progrès médical, journal de médecine, de chirurgie et de pharmacie, 3 juillet 1886, p. 566. 134. Louis Richard, commis de résidence. 135. L’Avenir du Tonkin du 30 mai 1886, p. 6.

179 Michel Aussel

Paul Bert décéda quelques mois plus tard, à Hanoï, du même mal que Franceline Ribard. • Les raisons pour lesquelles la vie extraordinaire et dramatique de Franceline Ribard n’a laissé que peu de traces sont peut-être à trouver dans les discrets hommages que de rares admirateurs lui ont rendu, juste après sa disparition. Ils emploient des qualificatifs élogieux, mais que l’on n’attribuait pas aux femmes : ainsi George Breuillac déclare, dans un dis- cours très féministe, qu’elle « vient de payer de sa vie son intrépidité et son dévouement ». Si le dévouement sied, pensait-on, aux femmes, qu’en est-il de l’intrépidité 136 ? Journaliste à la revue féministe de Louise Koppe, La Femme et l’enfant, J. G. de Najaille, qui faisait partie de la Mission Paul Bert et qui avait sym- pathisé avec Franceline Ribard pendant le voyage, écrit : Madame le docteur Ribard était une femme extraordinairement éner- gique. Les préjugés n’exerçaient sur elle aucune influence néfaste […]. Mme Ribard était d’ailleurs d’une trempe peu commune, et je ne sais quelle barricade elle n’eût pas enlevée, par son ardeur et son entrain […]. On sen- tait que cette femme était décidée à faire son chemin et qu’elle était disposée à marcher sur le corps de ceux qui auraient voulu lui barrer la route 137. Cette énergie guerrière et cette ambition farouche sont si peu compa- tibles, aux yeux du journaliste, avec la « féminité » qu’il les justifie aussitôt par la maternité : « C’était par moment une lionne qui défendait ses petits… une mère qui sentait que sur elle reposait la responsabilité de l’existence et de l’avenir de ses trois enfants 138. » L’impossible cohabitation de la « féminité » qu’incarnait Franceline Ribard, « jeune femme de vingt-sept ans, blonde, fort jolie, à la mine vive et éveillée, pleine de grâce et de distinction 139 », mère de trois enfants, et de qualités qui ne pouvaient être que « masculines » – intelligence, indépen- dance d’esprit, courage, force morale, ambition – laissa coi ou déclencha la condamnation, d’autant plus vive que Ribard avait accumulé les transgres- sions ostentatoires, jusqu’à accepter de soigner des hommes 140. Parlant des premières femmes médecins, Yvonne Knibiehler écrit que « pour se faire admettre, les premières donnent des gages de docilité, elles

136. Breuillac, Georges, De la condition civique et politique de la femme, discours pro- noncé à la Cour d’appel d’Aix le 16 octobre 1886, Aix, B. Pust, 1886. 137. La Femme et l’enfant, « Lettre du Tonkin » Hanoï, 17 juin 1886, p. 123. 138. Ibid. Franceline Ribard semble bien avoir eu trois enfants, mais nous n’avons pas trouvé de traces du dernier. 139. G. D’Heylli, Gazette anecdotique, littéraire, artistique, no 16 du 31 août 1876, Paris, Librairie des bibliophiles. 140. Bibl. mun. d’Auxerre, lettre de Ribard, 31 janvier 1886, pas de destinataire : « Monsieur, Je serais très heureux de vous donner mes soins et mes conseils si vous pensez qu’ils puissent vous être de quelque utilité. Je reçois le mercredi et le samedi après-midi, mais si un autre jour vous agréait mieux vous voudriez bien me le dire. »

180 Franceline Ribard (1851-1886), première​ ophtalmologue de France se tiennent dans les limites étroites qu’on leur impose, elles suivent les voies qu’on leur trace 141 », et un peu plus loin elle constate que « les femmes médecins sont d’un conformisme absolu 142 ». De même, les féministes affi- chaient, pour ne pas être suspectées d’immoralisme, un respect sourcil- leux des bonnes mœurs et un traditionalisme moral : elles n’ont guère fait mention des combats de la deuxième femme médecin en France. Franceline Ribard, qui transgressa tous les codes et usages, le paya très cher. Cela explique vraisemblablement son invisibilité.

141. Knibiehler, Yvonne et Marand-Fouquet, Catherine, La femme et les médecins, analyse historique, Paris, Hachette, 1983, p. 198. 142. Ibid., p. 200.

181 Michel Aussel

RÉSUMÉ Franceline Ribard (1851-1886) est la seconde Française à devenir médecin et la première ophtalmologue. Elle fait ses études de médecine à Nantes, où l’Université l’accueille sans obstacle, alors que Madeleine Brès, qui l’avait précédée dans cette voie à Paris, avait dû mener un combat acharné. Pourtant Nantes ne s’est guère enorgueilli d’avoir été la première École de médecine de province à accepter une femme. L’historiographie féministe, elle non plus, n’a pas retenu le destin exceptionnel de cette mère de famille, qui n’hésita pas à transgresser tous les codes et usages qui s’imposaient alors aux femmes. Elle exerce la médecine quelques années à Nantes, puis s’expatrie en Égypte après le décès de son mari. Elle y exerce la médecine un an environ, et revient en France dans un grand dénuement. À Paris, elle renoue avec des professeurs qu’elle avait connus pendant son année de thèse et qui la soutiennent. Grâce à l’entremise de Paul Bert, une mission temporaire comme ophtalmologue dans les écoles de la Ville de Paris lui est confiée. Quand il est nommé Résident Général de l’Annam et du Tonkin, Paul Bert lui propose un poste de médecin de la mission. À Huê, elle s’apprêtait à opérer la Reine-mère, dont l’approche était un enjeu politique, quand elle meurt brutalement de dysenterie.

ABSTRACT Franceline Ribard (1851-1886) is the second Frenchwoman in history to become a physician and the first one to become an ophthalmologist. She studies medicine in Nantes. She is easily granted access to university whereas Madeleine Brès before her had to fight her way to the faculty of medicine of Paris. Nonetheless, Nantes never took pride in being the second school of medicine in France to accept a woman. Likewise, the exceptional fate of this mother who dared to break all rules and habits imposed to women was never remembered by feminist historiography. She practices medicine in Nantes for a few years, then moves to Egypt after the death of her husband. A year later, she comes back to France in dire poverty but reconnects with teachers from her doctorate year in Paris who support her. Thanks to Paul Bert, she is given a temporary position as an ophthalmologist in schools of the City of Paris. When appointed Resident General for Annam and Tonkin, Paul Bert offers her to work as a physician on the mission. In Huê she is about to perform surgery on the Queen-Mother, an operation of high political stakes, when her life is brutally taken by dysentery.

182 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes La submersion marine de La Rochelle le 6 septembre 1785

Johan Vincent Post-doctorant sur le RFI Angers TourismLab (ESTHUA, Université d’Angers), chercheur associé à TEMOS (UMR 9016) et à ESO (UMR 6590)

Thierry Sauzeau Professeur des universités en histoire, Université de Poitiers, Criham (EA 4270)

Frédéric Surville Président de l’Association pour la Villa Médicis du Littoral

Clément Poirier Post-doctorant en géosciences, Normandie Université, UNICAEN, UNIROUEN, CRNS, M2C (UMR 6143)

Laurent Kaczmarek Master Web Éditorial, Consultant

Comme le rappelle Gaëlle Clavandier 1, la catastrophe, parce qu’elle nous détournerait de l’essentiel du fait qu’elle repose sur un registre émotif et événementiel contraire à l’élaboration de la pensée, a quitté la scène scientifique en Europe pendant une grande part duxx e siècle, jusqu’aux années 1960, alors que les disasters constituaient un terrain d’étude pri- vilégié aux États-Unis, de l’après-guerre aux années 1980. Dans les années

1. Clavandier, Claire, « Un retour sur la catastrophe. Nouveau regard, nouvel objet pour l’anthropologue », Le Portique no 22, 2009, en ligne [http://journals.openedition.org/lepor- tique/2073, consulté le 6 décembre 2019].

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 Johan Vincent et al.

1980, les critiques épistémologiques éparpillent le fait total « catastrophe » entre l’histoire environnementale et l’histoire des représentations. Mais les événements des années 2000 (explosion de l’usine AZF en 2001, tsunami de 2004, ouragan Katrina de 2005, tempête Xynthia en 2010) redéfinissent le cadre de la prévention, produisant un retour de la catastrophe comme fait total. L’événement a également été réintroduit à ce moment-là dans le discours historique, donnant (ou ordonnant ?) à l’historien la figure de l’expert, dans ce cas dédié à la reconstitution des risques naturels et des différents problèmes qui y sont associés 2. Dans la communauté scientifique française, la tempête Xynthia a été l’occasion d’aborder un objet particulier sous plusieurs angles disciplinaires. Les géographes ont investi le champ historique de la catastrophe dès les années 1990, dans le cadre de la prévention des risques 3. L’absence de mémoire sur les catastrophes naturelles n’est pas fréquente, sauf dans des territoires ayant connu des événements trop rares dans le temps ou dans l’espace pour avoir été enregistrés. Certains évènements (inondations, ava- lanches…) ont bénéficié d’analyses scientifiques plus précoces par rapport à d’autres risques, à partir de l’information historique, ceci dans un contexte de juridiciarisation. C’est le cas des inondations, au point que les hydrolo- gues Denis Cœur et Michel Lang se sont demandé, en 2000, si l’histoire ne donnait pas que des leçons dans l’apprentissage de la culture du risque (à la façon d’un maître immanent – l’aléa – vis-à-vis de ses élèves – les popu- lations vulnérables et soumises). Défendant un programme de recherche Historiques-Ardèche, ils ont milité pour un travail interdisciplinaire asso- ciant les sciences de la terre et les sciences sociales, avec l’appui de l’outil informatique porteur à l’époque de perspectives nouvelles 4. À la même période, les historiens se demandent si la catastrophe est un objet d’étude 5. Depuis, les historiens ont pleinement investi l’objet, parfois avec la collaboration d’autres disciplines. À la suite de l’inventaire historique des séismes réalisé par le brgm, Jérôme Lambert publie en 2006 Les séismes en France, principaux épicentres depuis mille ans 6. La même année, Pascal Acot associe catastrophes climatiques et désastres sociaux 7. François Walter et Emmanuel Garnier, à partir de 2008 avec Catastrophes : une histoire culturelle pour l’un, de 2009 avec Les dérangements du temps pour l’autre, investissent le champ de la recherche : François Walter aborde le domaine culturel tandis qu’Emmanuel Garnier, coordonnant avec Frédéric Surville La

2. Quénet, Grégory, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, 2000/1, p. 11-20. 3. D’Ercole, Robert et Dollfus, Olivier, « Mémoire des catastrophes et prévention des risques », Natures, sciences, sociétés, no 4, 1996, p. 381-391. 4. Cœur, Denis et Lang, Michel, « L’information historique des inondations : l’histoire ne donne-t-elle que des leçons ? », La Houille Blanche no 2, 2000, p. 79-84. 5. Quénet, Grégory, art. cité. 6. Lambert, Jérôme, Les séismes en France, principaux épicentres depuis mille ans, Orléans, Éditions du brgm, 2006. 7. Acot, Pascal, Catastrophes climatiques, désastres sociaux, Paris, PUF, coll. « La politique éclatée », 2006, 204 p.

184 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes tempête Xynthia face à l’histoire ou évoquant Genève face à la catastrophe 8, s’intéresse à la résilience des populations. Exploitant les résultats d’un pro- gramme de recherche, la géographe Nadia Dupont et son équipe pluridis- ciplinaire s’interrogent sur les dysfonctionnements et les adaptations des sociétés face aux inondations dans le bassin de la Vilaine dans l’histoire 9. Les événements survenus sur l’arc atlantique européen, en particulier en France et à La Rochelle, sont progressivement mieux connus. En 2011, le géologue Christian Moreau s’intéresse aux séismes et tempêtes qui y sont associées en Aunis et Saintonge 10. Jacques Péret et Thierry Sauzeau publient Xynthia, ou la mémoire réveillée 11 pour aborder les catastrophes qui ont touché les villages charentais et vendéens depuis le xviie siècle. Johan Vincent relate le raz-de-marée de 1924 sur la côte atlantique et ses conséquences 12. Les publications scientifiques continuent de proposer, souvent en parallèle, des inventaires de catastrophes et des analyses de celles-ci. À la mi-décembre 2019, le catalogue sudoc, qui recense les collec- tions des bibliothèques universitaires françaises, donne 310 résultats pour une recherche par mots-clés « “catastrophes naturelles” et histoire », dont 245 publications parues après 2000. L’association espérée par les hydrologues Denis Cœur et Michel Lang entre les sciences humaines et les sciences de l’ingénieur n’a toutefois pas eu lieu jusqu’à maintenant. Nous nous plaçons dans cette optique. À partir d’un cas d’étude, nous avons travaillé sur une méthodologie collabora- tive permettant d’exploiter les données historiques, en particulier dans le cadre de l’Ocean Hackathon 2019 piloté par le Campus de la Mer (site de La Rochelle). L’équipe a rassemblé les auteurs susmentionnés ainsi que Émeric Bourineau (master en géosciences), Bernard de Jéso (professeur à l’université de Bordeaux 1), Julie Halliez (master en histoire publique et expertise scientifique) et Charly Point (master en géosciences). Un événe- ment exceptionnel a été choisi : la submersion marine de 1785 à La Rochelle qui s’avère, après analyse des premières données, avoir atteint un niveau marin supérieur à celui de la tempête Xynthia en 2010. Après avoir recueilli les données, nous les avons analysées pour constituer une base documen- taire solide, avant d’aborder le traitement de cette base dans un objectif de

8. Garnier, Emmanuel, Les dérangements du temps. 500 ans de chaud et de froid en Europe, Paris, Plon, 2009, 245 p. ; Garnier, Emmanuel et Surville, Frédéric (dir.), La tempête Xynthia face à l’histoire : submersions et tsunamis sur les littoraux français du Moyen Âge à nos jours : l’exemple du littoral aunisien et de ses prolongements d’entre Loire et Gironde, Saintes, Le Croît Vif, 2010, 174 p. ; Garnier, Emmanuel, Genève face à la catastrophe, 1350-1950. Un retour d’expérience pour une meilleure résilience urbaine, Genève, Slatkine, 2016, 195 p. 9. Dupont, Nadia (dir.), Quand les cours d’eau débordent. Les inondations dans le bassin de la Vilaine du xviiie siècle à nos jours, Rennes, PUR, coll. « Espace et territoires », 2012, 268 p. 10. Moreau, Christian, Séismes et les tempêtes associées en Aunis et Saintonge : histoire et réflexions, Paris, Les Indes savantes, 2011, 133 p. 11. Péret, Jacques et Sauzeau, Thierry, Xynthia, ou la mémoire réveillée. Des villages cha- rentais et vendéens face à l’océan (xviie-xxie siècle), La Crèche, Geste éditions, 2014, 289 p. 12. Vincent, Johan, Raz-de-marée sur la côte atlantique : 1924, l’autre Xynthia, Saintes, Le Croît Vif, préface de Thierry Sauzeau, 2015, 159 p.

185 Johan Vincent et al. modélisation d’un événement historique. Notre article montre un certain nombre de biais qui peuvent fausser la représentation de l’événement.

La brève submersion d’un site profondément aménagé Reconstituer l’événement suppose au préalable de bien comprendre le contexte géographique, les conditions météorologiques, la configuration de la baie et du vieux port de La Rochelle au moment des faits.

Un événement : une submersion marine en 1785 Deux chroniqueurs météorologues rochelais font un rapport sur la sub- mersion marine de 1785. Pierre Henri Seignette écrit dans son journal : Mardi 6 de ce mois [septembre 1785], à 4 h ½, on a remarqué un raz de marée considérable dans le havre de La Rochelle. Aucun marin se rappelle en avoir vu de pareil ; les vents soufflaient d’O.-S.O. avec assez de force sans être trop violents, le baromètre était à 27 pouces 9 ½ de hauteur. Tout à coup la mer a monté dans le havre de 18 pouces. Elle refluait avec tant de violence qu’elle a couvert les jetées de l’avant-port qui étaient à plus de 8 pieds au- dessus du niveau de la pleine mer de ce jour. Ce n’était point des vagues, c’était vraiment un soulèvement de marée, car toute la surface paraissait être à cette hauteur. Elle aurait passé par-dessus les quais, dans le havre, si l’entrée rétrécie par les deux tours ne s’y était opposée, mais il y avait entre les tours un courant égal à celui d’une écluse ouverte, ce qui a occasionné un ressac si considérable que tous les bâtimens qui étaient dans le port ont cassés leurs amarres ; 5 minutes après, la mer a perdu avec autant de rapidité qu’elle avait monté, le courant a changé de direction, & à 5 heures 1 elle perdait encore avec rapidité, quoique la pleine mer de ce jour ne dut être qu’à 6 heures 6 minutes ; elle a continué de perdre, mais plus lentement. Il n’est point arrivé d’accident de conséquence. Pendant tout ce temps-là, l’éguille de la boussole n’a pas varié, & le lendemain elle n’avait pas non plus changé de direction ; la mer grondait dehors avec un bruit considérable, & a continué toute la nuit. La mer a beaucoup monté la nuit suivante, mais il n’y a point eu de ressac 13. Jacob Lambertz écrit, quant à lui : Le 6. Ce jour à 4 ½ heures du soir, nous avons eus un ras de marée sy considérable que les plus anciens ne se rapellent pas d’en avoir vu un pareil ; on prétend que la mer s’est élevée tout d’un coup de huit pieds [environ 2,5 mètres] et qu’elle a passée sur la chaussée du sud de cette ville. Le ressac étoit sy considérable dans le port que la pluspart des navires amarés au quai ont cassé leurs [un mot rayé : navire] amarres, quelques chaloupes qui se trouvoient entre les navires ont été écrasées. Nous avons une nouvelle lune le trois de ce mois, la pleine mer ne devoit donc être qu’aux environ 6 heures et dès 5 ¼, elle paroissoit avoir perdu au quai de la place Barentin 20 pouces provenant du ressac ; à ces heures-là, le tems étoit presque calme et la mer paroissoit fort tranquille entre les deux pointes mais la nuit précédente, il

13. Arch. dép. de Charente-Maritime, 4 J 3957. Journal de Seignette.

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avoit venté tourmente du N.O.O.-N.O. et N.N.O. et a diminué par gradation à midy. Le 7. Ce soir, à 10 ½ h. du soir, on croit avoir senti une légère secousse de tremblement de terre accompagné d’un bruit comme celluy d’une voiture dans le loin 14. Il n’existe ni tempête, ni chute importante de baromètre indiquant une dépression atmosphérique, ni coup de vent impétueux à La Rochelle dans les 24 à 48 heures précédant l’événement et qu’auraient pu rapporter les météorologistes.

Un site touché : le port de La Rochelle Les deux météorologistes décrivent un événement qui a lieu dans le port de La Rochelle. Au xviiie siècle, ce port de commerce n’a cessé d’être aménagé pour s’adapter à l’évolution du trafic maritime mondial, alors qu’il perd de son importance par rapport aux ports de Nantes et de Bordeaux 15. Dans les années 1720, la chambre de commerce présente au gouverne- ment une requête demandant de grands travaux à La Rochelle pour appro- fondir le chenal de quatre pieds (environ 1,30 mètre) et, en même temps, creuser le havre dans toute son étendue. La situation financière délicate du royaume repousse la décision de commencer les travaux. Un arrêt du Conseil n’est donné que le 10 août 1728 pour des travaux adjugés l’année suivante et terminés en 1740. Le chenal est creusé en ligne droite et, pour en maintenir les talus, on les revêt de fascinages 16. Sur la rive nord du chenal, à la même époque, est reconstruit l’éperon des Deux-Moulins, nécessaire pour arrêter la marche des galets issus de l’érosion de la falaise en cet endroit. Sont également aménagées les écluses de Maubec et des Deux-Moulins pour servir à chasser les vases du bassin portuaire d’une part et de son chenal d’accès d’autre part. Ces divers tra- vaux restent insuffisants pour répondre au développement du commerce si bien que, vers le milieu du xviiie siècle, le gouvernement commande de nom- breuses études pour améliorer le port. En 1769, un projet de rétablissement et d’amélioration de celui-ci comprend le curage du chenal, l’établissement d’un chantier naval au nord et d’une jetée au sud, la construction d’un bas- sin à flot, la construction de l’écluse de chasse du Pont-Neuf et l’agrandis- sement du havre d’échouage par l’établissement de quais. L’estimation de la totalité du chantier atteint presque les 2 500 000 livres. Le chantier est ter- miné en 1776. La jetée Sud est construite de 1772 à 1780 : elle a, au moment de son achèvement, 339 toises et trois pieds de long (661 mètres sur 70).

14. Arch. dép. de Charente-Maritime, 4 J 1808. Journal de Lambertz (1784-1802). 15. Delafosse, Marcel (dir.), Histoire de La Rochelle, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays francophones – Histoire des villes », 1985, p. 166-168. 16. Sauf indications contraires, la majorité des informations contenues dans cette sous- partie sont issues de Ministère des Travaux publics, Ports maritimes de la France, t. vi, 1re partie, De La Rochelle à Port-Maubert, Paris, Imprimerie nationale, 1885, extrait de la notice de La Rochelle par Beaucé et Thurninger, p. 18-22 (Service historique de la Défense, Rochefort, fonds ancien, R 2124).

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Elle se compose d’un simple remblai en pierres sèches, maintenus par des fermes en charpentes espacées entre elles de 2,92 mètres. L’écluse de chasse du Pont-Neuf, composée de deux pertuis de sept pieds (2,27 mètres) d’ouverture chacun, est commencée en 1785 et terminée l’année suivante. Le bassin à flot, adjugé en 1779, est achevé seulement en 1808 17. Le port d’échouage est accessible en passant entre les tours de Saint- Nicolas et de la Chaîne, restes des anciennes fortifications de La Rochelle. D’une surface de 3,29 ha, il est entouré par des murs de quai d’une lon- gueur de 752,60 mètres. Les quais de l’époque datent de 1490 pour les plus anciens, avec des améliorations successives ; on n’en connaît pas la hau- teur. Comme le rappelle Mathias Tranchant, les remaniements modernes et contemporains permettent difficilement d’avoir une idée précise des amé- nagements de l’époque médiévale 18. Au xixe siècle, les navires ne peuvent venir y accoster qu’à la marée montante, lorsque le tirant d’eau est conve- nable 19. Les fossés de défense profitent d’une caractéristique topographique bien identifiée par Pierre Henri Seignette lorsqu’il écrit en 1782 à des cor- respondants étrangers : La Rochelle, sur la côte occidentale de l’Océan Atlantique, occupe un sol argileux légèrement en pente vers la mer. Elle se trouve à peine au-dessus de la mer. Par conséquent, il arrive que, lors de grandes marées, dans le port au centre de la ville, la mer monte légèrement sur un certain nombre de parties du littoral 20. Quels qu’aient pu être les travaux d’aménagement et d’entretien du port, du chenal et de la rade, les négociants rochelais de la fin du xviiie siècle ne cessent d’exprimer des doléances contre les limites que les médiocres conditions nautiques opposaient à leur activité. En 1785, La Rochelle se situe au neuvième rang national en matière de trafic portuaire, avec 1200 mouvements, mais ce trafic est majoritairement composé de caboteurs. Dès 1730, M. de Tigné, directeur du Génie, écrit dans un mémoire que les plus gros navires qui peuvent entrer dans le port ne jaugent pas plus de 50 à 60 tonneaux. Suivant la déclaration réalisée par le maître ou le capitaine du navire sur le rôle d’équipage, de tels navires calent 5 à 7 pieds d’eau

17. Bonnin, Jean-Claude, Quelques notes d’histoire sur le secteur du port de La Rochelle, partie i « Le port de La Rochelle et ses quais », document inédit, p. 9. 18. Tranchant, Mathias, Les ports maritimes de la France atlantique (xie-xve siècle), vol. i Tableau géohistorique, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2017, p. 57. 19. Bonnin, Jean-Claude, Quelques notes d’histoire…, op. cit., p. 9. À partir de 1786 et jusqu’en 1856, tous les quais de La Rochelle seront reconstruits totalement ou construits à neuf, selon des objectifs définis dès 1769. Ils ont alors pour caractère commun d’avoir des couronnements en granit établis à la cote 4,10 mètres du nivellement général de la France. 20. Arch. dép. de Charente-Maritime, J 3955. Lettre à la Société de météorologie de Mannheim (Latin), folio 80. Traduction française issue de Surville Frédéric (dir.), Les colères de la nature. Dérèglements et catastrophes naturelles, Saintes, Le Croît Vif, 2012, p. 384.

188 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes quand ils sont chargés, c’est-à-dire qu’il n’y a pas plus de 1,60 mètre à 2,30 mètres de profondeur disponible tant la vase s’accumule alors dans le bassin. À l’époque, le port, qui s’est spécialisé dans la traite négrière, arme des navires de 500 à 600 tx de jauge, qui ont besoin de 12 à 16 pieds d’eau (3,90 à 5,20 mètres) pour assurer leur flottaison lorsqu’ils quittent la rade de La Rochelle avec leur chargement complet. De telles profondeurs ne sont disponibles qu’entre le rocher de Lavardin et la pointe de Chef-de- Baie. Malgré les aménagements successifs, le port de La Rochelle présente donc une profondeur relativement faible.

Un épisode au cours d’un forçage climatique La submersion du 6 septembre 1785 intervient au cours du petit âge glaciaire (PAG), période climatique froide qui s’étend du xive au milieu du xixe siècle. Le PAG est caractérisé par l’avancée des glaciers et par une baisse moyenne des températures (1,5 à 2°degrés Celsius en deçà des tem- pératures actuelles), ce qui se traduit par des séries d’hivers rigoureux, comme ceux de 1709, 1765 ou 1766. Dans ce contexte, en 1783, une éruption volcanique en Islande génère un « forçage », autrement dit, un dérèglement climatique 21. Le dérangement cli- matique qui perturbe alors l’hémisphère nord débute le 8 juin 1783, lorsque la terre s’ouvre dans la région de Sida (sud de l’Islande) sur une longueur de 25 kilomètres, formant une fissure de 130 cratères appelée volcan du Laki. Durant ses cinquante premiers jours l’éruption produit près de 10 km3 de lave. Les géologues estiment que près de 122 millions de tonnes de dioxyde sulfurique sont émises dans l’atmosphère entre le 8 juin et la fin du mois d’octobre 1783. Les reconstitutions effectuées par le laboratoire de météo- rologie dynamique de l’Institut Pierre-Simon-Laplace montrent que des bouffées toxiques de produits sulfuriques ont été prioritairement poussées par le vent vers l’Europe puis lessivées par les précipitations en direction de la basse atmosphère et vers la surface terrestre. Mais les effets du Laki ne se limitent pas aux seuls brouillards et pollution de l’air de l’été 1783. La présence de gaz dans les couches supérieures de l’atmosphère diminue la pénétration du rayonnement solaire à la surface du sol, ce qui entraîne une perturbation des relations entre les températures des couches supérieures et inférieures de l’atmosphère et un dérèglement climatique majeur pour tout l’hémisphère nord, dont les conséquences sont ressenties au moins jusqu’à l’hiver 1784 22.

21. Garnier, Emmanuel et Surville, Frédéric (dir.), Climat et révolutions autour du Journal du négociant Jacob Lambertz (1733-1813), Saintes, Le Croît Vif, préface d’Emmanuel Le Roy Ladurie, 2010, p. 576. 22. Grattan, John, « The distal impact of Icelandic volcanic gases and aerosols in Europe : a review of the 1783 Laki Fissure eruption and environmental vulnerability in the late 20th century », in Maund, J. G. et Eddleston, M., Geohazards in Engineering Geology, Londres Geological society, 1998, p. 97-103 ; Garnier, Emmanuel, « Les brouillards du Laki en 1783. Volcanisme et crise sanitaire en Europe », Bulletin de l’Académie nationale de

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Une méthodologie pour comprendre la submersion marine de 1785 Il existe deux types de submersion marine 23 : les submersions de tem- pête, avec la conjonction d’une forte dépression atmosphérique touchant le littoral au cours de la pleine mer et d’une marée de vives eaux ; les sub- mersions rattachées à des phénomènes liés à la géodynamique de la terre (séisme sous-marin, glissement de terrain…). Il s’agit donc de rassembler les éléments initiaux mobilisables pour déterminer le caractère de la sub- mersion marine de 1785.

Des sources descriptives La submersion marine constatée à La Rochelle le 6 septembre 1785 est rapportée dans la presse de l’époque, tant au niveau local (Affiches de La Rochelle 24) qu’international (les Éphémérides de Mannheim 25). Les archives départementales de Charente-Maritime conservent les observa- tions faites à La Rochelle par Pierre Henri Seignette, et par Jacob Lambertz, lesquels procèdent à des relevés météorologiques à la fin duxviii e siècle. À partir de décembre 1776, les médecins et chirurgiens du royaume sont sollicités par la Commission de médecine de Paris pour tenir des cahiers de relevés météorologiques et épidémiologiques, selon des protocoles bien éta- blis. En 1778, cette Commission fusionne avec la Commission pour l’examen des remèdes secrets et des eaux minérales pour devenir la Société royale de médecine dirigée par Félix Vicq d’Azyr 26. Il est assisté du père Cotte, auteur en 1774 d’un Traité de météorologie qui centralise et analyse les observa- tions de ses différents correspondants répartis sur l’ensemble du royaume 27. Pour aborder cette catastrophe de 1785 dans leurs journaux d’observa- tion météorologique, Pierre Henri Seignette et Jacob Lambertz s’appuient sur l’article publié le 9 septembre 1785 dans le numéro 36 des Affiches de La Rochelle, écrit par le négociant Carayon. Mais ils apportent également

médecine, 2011, p. 1043-1055 ; Pitel, Wilfried et Desarthe, Jérémy, « Les brouillards d’Is- lande. Événements extrêmes et mortalités », histclime, en ligne sur le site Internet de l’Uni- versité de Caen [http://www.unicaen.fr/histclime/laki.php, consulté le 10 décembre 2019]. 23. Garnier, Emmanuel et Surville, Frédéric (dir.), La tempête Xynthia face à l’histoire. Submersions et tsunamis sur les littoraux français du Moyen Âge à nos jours, Saintes, Le Croît vif, 2010. 24. Affiches de La Rochelle du 9 septembre 1785. 25. Éphémérides de Mannheim 1785, p. 723-725 et p. 732. La Société de météorologie de Mannheim, fondée en 1780, collecte selon un protocole standardisé les relevés météo- rologiques de différentes villes en Europe. En France, les villes de Marseille, Dijon et La Rochelle appartiennent à ce réseau. Pierre Henri Seignette en est le correspondant rochelais de 1783 à 1790. 26. Article Lassone, dans Dechambre, Amédée, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, G. Masson/P. Asselin, 1859, t. 2, p. 8. 27. Cotte, Louis, Traité de météorologie, Paris, Imprimerie royale, 1774. De 1776 à 1779, la Société publie un ensemble de mémoires et de rapports établis par ses membres, sous le titre Histoire et mémoires de la Société royale de Médecine. Faute de moyens, la publication est ensuite interrompue.

190 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes de précieuses indications sur le contexte climatique local et international. L’événement est suffisamment important pour que le texte de Seignette soit publié (en latin) dans l’édition 1785 des Éphémérides de Mannheim. Dans les années 1780, Pierre Henri Seignette, notable rochelais bien établi (maire de La Rochelle de 1771 à 1776), est la référence scientifique de l’Académie royale de La Rochelle. Il correspond avec les académiciens Condorcet et Lalande. Il intègre le réseau météorologique à la demande de la Société palatine. Jacob Lambertz, négociant en grains et eaux-de-vie de la maison Martell, tient, de 1784 à 1801, un journal météorologique dans lequel sont consignés non seulement les données météorologiques quotidiennes mais également les faits marquants de la vie rochelaise du mois écoulé. Il peut anticiper sur les fluctuations des prix des céréales et des eaux-de-vie dont il a pratiqué le négoce, ainsi que faire part de réflexions plus générales concernant les changes, les événements politiques, l’état des récoltes ou encore les mouvements spéculatifs. Nous ne connaissons pas la localisation des mesures faites par Seignette. Il est probable qu’il avait placé ses instruments au premier étage de la tour de la Lanterne, sur le port de La Rochelle. Ce premier étage correspond à la hauteur au-dessus de la mer qu’il indique dans ses documents. En tant que maire de La Rochelle, il est possible qu’il ait sous-traité à des tiers la saisie des relevés. Par contre, les mesures faites par Lambertz sont par- faitement localisées, avec vraisemblablement une altitude de 6 à 8 mètres pour le baromètre. Les différentes séries de données se chevauchant, des comparaisons sont possibles : les données douteuses peuvent être repé- rées, voire corrigées 28.

Construire une base de données pour découvrir la plus importante submersion connue à La Rochelle Afin de poser les bases d’une méthodologie applicable à l’étude des phénomènes de submersion, un modèle de base de données relationnelle a été proposé. Une base de données relationnelle permet de structurer les informations lors de la saisie et de créer de manière rigoureuse des liens entre elles. En intégrant les documents sources, elle facilite leur accès aux différents chercheurs. L’objet informatique peut permettre l’importation de sources extérieures (autres bases de données, formulaires de saisie…), des requêtes avancées, des vues, des tris, des calculs, des exportations (affichage, autres bases de données…) et en définitive diverses connexions. Dans le cas présent, un prototype a été réalisé sur la base de l’outil en ligne Zenkit.com (version gratuite), ce qui facilite la saisie des données. Huit tables sont créées : les événements, les données sur les marées fournies par le Service hydrographique et océanographique de la Marine (Shom),

28. Surville, Frédéric, Garnier, Emmanuel, Hontarrède, Michel et Lévêque, Michel, « La base de données météorologiques rochelaise du xviiie siècle », La Météorologie, no 96, février 2017, p. 28.

191 Johan Vincent et al. les observations météorologiques, les observations historiques de hau- teurs d’eau, les lieux concernés géolocalisés (principalement Vieux Port de La Rochelle), les observateurs d’époque (et références des sources) et les analyses des chercheurs. Certaines valeurs saisies donnent lieu à des codes couleurs (« tags ») : types d’événements, sismicité, présence ou non d’un phénomène de seiche, type de marées, direction du vent, position temporelle de l’observation par rapport à l’événement considéré, origine météorologique ou non. Le rapprochement des rapports contemporains de l’événement avec les prédictions de marées fournies en ligne par le Shom permet de reconstituer, dans le système de référencement actuel, les niveaux rapportés en 1785 29. Il convient de vérifier les informations historiques en les confrontant aux modèles en vigueur aujourd’hui. Cette vérification peut être réalisée en deux temps : d’abord, les informations horaires, ensuite, les cotes de marée haute. D’après la prédiction du Shom, la pleine mer du mardi 6 septembre 1785 était à 16 h 45 UTC+0 (temps universel), le niveau de la pleine mer prédit grâce aux seuls calculs astronomiques, avec un coefficient de 84, cor- respond à une cote altimétrique de 5,98 m ZH (Zéro Hydrographique). Selon Seignette « la pleine mer de ce jour ne dut être qu’à 6 heures 6 minutes ». La prévision de l’horaire de pleine mer du météophile rochelais était donc fixée à 18 h 06, soit avec 1 heure 21 minutes de décalage entre le référentiel utilisé par Seignette (heure solaire) et le référentiel actuel (temps univer- sel). Comment l’expliquer ? Le référentiel d’heure solaire locale dépend de la longitude du point d’observation. Le 6 septembre 1785, il y a 23 minutes 37 secondes de différence entre l’aube astronomique à Greenwich (UTC 0, longitude 0°0’5”W) et celle à La Rochelle (longitude 1°9’10”W) 30. Le réfé- rentiel temps universel, utilisé dans les prévisions du Shom, s’appuie sur les fuseaux horaires : tous les points situés dans le fuseau connaissent la même heure. Pour La Rochelle, le référentiel UTC+1, correspondant au fuseau horaire français, est en vigueur. Ainsi, quand le Shom prédit la pleine mer du 6 septembre 1785 à 16 h 45 UTC+0 méridien de Greenwich, cela cor- respond à 17 h 45 UTC+1 temps légal en France. Dans le référentiel « heure solaire », il faut ajouter les 24 minutes environ de décalage lié à la longitude, soit 18 h 09 temps local à La Rochelle. La prédiction de marée fournie par Seignette (18 h 06) n’est donc décalée que de trois minutes environ par rap- port à la prédiction du Shom. La fiabilité des données horaires historiques fournies dans les rapports étudiés semble donc établie. Qu’en est-il des cotes (et des surcotes) de marée haute rapportées ? L’échelle de mesure des cotes de marée se base sur le zéro hydrogra- phique (ZH) des cartes marines et des marégraphes. Il est situé environ 3,50 mètres plus bas que le zéro des cartes géographiques (ou zéro NGF

29. Les marégraphes harmoniques sont disponibles en ligne [https://maree.shom.fr/, consulté le 24 décembre 2019]. 30. Calcul réalisé avec le code suncalc de Benoît Thieurmel et Achraf Elmarhraoui [https://github.com/datastorm-open/suncalc, consulté le 24 décembre 2019].

192 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes pour Nivellement Général de la France) 31. Lorsque Seignette poursuit son rapport en écrivant qu’à « 4 h 1/2 [...] la mer a monté dans le havre de 18 pouces », les 4 heures 30, heure solaire dont il parle, correspondent donc à 16 h 09 UTC+1. D’après le Shom, la cote de marée prédite le 6 septembre 1785 à 16 h 10 UTC+1 était fixée à 5,36 m ZH. Avec une surcote de 18 pouces (2,7 cm pour un pouce), la hauteur atteint donc environ 49 cm, portant la cote rapportée par Seignette à 5,85 m ZH, soit +2,35 m NGF IGN69. Plus loin, Seignette donne une seconde indication, selon laquelle la mer « a couvert les jetées de l’avant-port qui étaient à plus de 8 pieds au-dessus du niveau de la pleine mer de ce jour ». Selon le Shom, la pleine mer de ce jour était à 5,98 m ZH soit +2,48 m NGF IGN69. Si on lui ajoute 8 pieds-de-roi, soit 260 cm (32,5 cm pour un pied-de-roi), on atteint une cote de +5,08 m NGF IGN69. Les deux descriptions aboutissent à deux chiffres dissemblables (2,35 m NGF d’une part et 5,08 m NGF de l’autre). Ces cotes semblent à première vue incohérentes entre elles. Revenir à une lecture fine du texte de Seignette apparaît nécessaire : Tout à coup la mer a monté dans le havre de 18 pouces. Elle refluait avec tant de violence qu’elle a couvert les jetées de l’avant-port qui étaient à plus de 8 pieds au-dessus du niveau de la pleine mer de ce jour. Ce n’était point des vagues, c’était vraiment un soulèvement de marée, car toute la surface paraissait être à cette hauteur. Elle aurait passé par-dessus les quais, dans le havre, si l’entrée rétrécie par les deux tours ne s’y était opposée, mais il y avait entre les tours un courant égal à celui d’une écluse ouverte, ce qui a occasionné un ressac si considérable que tous les batimens qui étaient dans le port ont cassés leurs amarres ; 5 minutes après, la mer a perdu avec autant de rapidité qu’elle avait monté […]. Seignette parle d’abord du « havre » dans lequel la surcote (+ 49 cm par rapport à la marée prédite) paraît modérée, puis il évoque la « jetée » sur laquelle la surcote est extrême (+ 320 cm). Il semble évident que l’auteur fait référence à deux plans d’eau connectés mais distincts. Le « havre » isolé de la rade de La Rochelle désigne le Vieux Port, havre d’échouage avec des quais, tandis que la « jetée », aussi décrite chez Lambertz comme la « chaussée du sud de cette ville », est un aménagement précis de l’avant- port, qui prend naissance au pied de la tour Saint-Nicolas et s’avance en direction du large, le long du flanc sud-est du chenal d’accès. La des- cription de Seignette établit l’absence de vagues (« ce n’était point des vagues, c’était vraiment un soulèvement de marée »), mais l’élévation du plan d’eau n’est cependant pas uniforme, car « il y avait entre les tours un courant égal à celui d’une écluse ouverte ». La différence d’altitude estimée à 2 mètres environ entre les deux plans d’eau implique un apport d’eau massif et soudain depuis le large. L’eau est néanmoins contenue par l’étroit passage entre les deux tours qui agit comme un goulet d’étranglement et limite l’inondation dans la ville.

31. Wöppelmann, Guy et al., « Zéro hydrographique : vers une détermination globale », Annales hydrographiques no 777, 2011.

193 Johan Vincent et al.

La Rochelle a connu plusieurs submersions depuis le milieu du xviiie siècle. En 1788 et en 2010, elles surviennent au moment de tempêtes. La submersion marine de 1785 qui se produit par temps calme n’est pas unique. Le 9 juin 1875, un « effet de mascaret » hausse le niveau marin de 80 centimètres 32. Le 22 avril 1882, le niveau de l’eau passe de 95 centimètres à 1,20 mètre en une ou deux minutes. La comparaison avec le mascaret est à nouveau évoquée par les contemporains 33. Ces submersions surviennent dans des conditions météorologiques et marégraphiques similaires : des pressions atmosphériques autour de 1010 hPa, des coefficients de marée moyens. En 1875, la submersion se déroule toutefois environ une heure après la pleine mer, alors que les deux autres catastrophes se déroulent environ une heure avant la pleine mer. Sur le plan statistique, la surcote du 6 septembre 1785 dans le havre d’échouage, estimée à 50 cm environ, appa- raît comme un événement banal, pour lequel la période de retour n’excède pas les 2 ans 34. En revanche, la surcote dans l’avant-port, estimée à 320 cm, semble bel et bien exceptionnelle puisqu’elle dépasserait d’environ 170 cm celle atteinte au cours de la tempête Xynthia de 2010. Par ailleurs, le phéno- mène, à l’instar de ceux également décrits ici, se révèle atypique du point de vue de la description fournie par Pierre Henri Seignette et Jacob Lambertz, et des mécanismes naturels qui pourraient avoir été impliqués. L’origine non météorologique du phénomène étudié, plus ciblé dans le temps que les effets d’une tempête et d’une dépression atmosphérique, fait toutefois que l’étale- ment de l’eau a été, en 1785, plus restreint que lors de la tempête Xynthia.

Un aléa très localisé qui imposerait de maîtriser les données locales La caractérisation de l’événement de submersion du 6 septembre 1785 implique la connaissance de la bathymétrie (profondeur d’eau) de la rade de La Rochelle. Cette connaissance est essentielle aux modélisations hydro- dynamiques. Elle est indissociable du progrès scientifique et technique réa- lisé entre le xviie et le xixe siècle mais elle n’est pas sans poser problème.

Un savoir-faire encore largement méconnu La notion de bathymétrie convoque trois dimensions (longitude x, lati- tude y et profondeur d’eau z). Le premier défi à relever est celui des coor-

32. Le Courrier de La Rochelle du 9 juin 1875. 33. Rubino, A., « Note sur un raz-de-marée observé à La Rochelle le 22 avril 1882 », Annuaire de la Société météorologique de France, 1882 ; Vivier, Alfred, Sur une secousse de tremblement de terre ressentie à La Rochelle et dans le département de Charente-Inférieure le 26 juillet 1882 et sur les élévations du niveau de la mer dans le port de La Rochelle obser- vées le 9 juin 1875 et le 22 avril 1882, Paris, Association française pour l’avancement des sciences, 1882, p. 297-300. 34. Hamdi, Yasser, Bardet, Lise, Duluc, Claire Marie et Rebour, Vincent, « Use of historical information in extreme-surge frequency estimation: the case of marine flooding on the La Rochelle site in France », Natural Hazards and Earth System Science 15, 2015, p. 1515- 1531.

194 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes données géographiques (latitude et longitude). Un ancien traité (anonyme) conservé en France et intitulé Méthode pour lever des cartes marines 35 (vers 1675) explique ainsi comment géolocaliser précisément chaque prise de mesure d’une profondeur – chaque sonde – mais reste muet sur la manière de faire. Les enquêtes documentaires menées aux Archives nationales livrent pour l’heure peu de documents sur la question des sondes (pra- tique, mesure, réduction). La détermination de la profondeur d’eau (z) semble avoir été laissée aux officiers de marine qui alternaient campagnes de navigation l’été et travail de cabinet l’hiver. En théorie, les profondeurs devaient être données par rapport au niveau des basses mers de maline (le « flot de mars » dans l’ordonnance de la Marine de Colbert). Cependant, la méthode pour restituer en toute saison ce niveau anniversaire – et univer- sel – n’était pas fixe. Aucun document connu à ce jour ne permet d’attester la pratique de réduction des sondes, méthode qui consiste à retirer de chaque sondage effectué, la hauteur d’eau correspondant à l’influence de la marée. À compter des années 1720, avec la création du Dépôt des Cartes et Plans, c’est Jacques Nicolas Bellin (1703-1772) qui domine la production française de cartes marines. Seul hydrographe spécialisé français, il crée une collection homogène de cartes. Homme de cabinet et homme d’af- faires, il est critiqué par les marins d’une part et il est convaincu de plagiat d’autre part. S’il copie beaucoup, il confie à des navigateurs ses cartes manuscrites à corriger, afin d’effectuer ses mises à jour. Sa cartographie témoigne du recueil des connaissances de l’époque mais aussi des limites liées à l’absence de missions hydrographiques systématiques. En 1757, sa Carte des Isles de Ré et d’Olleron, Les pertuis d’Antioche, Breton et de Maumusson 36 offre la vision des contours des côtes et des sondes de la rade de La Rochelle. Les sondes sont chiffrées de 5 en 5 pieds, ce qui trahit la conversion de cartes dressées, ou bien l’usage de sondes mesurées, en brasses selon les usages en vigueur (une brasse égale 5 pieds « de roi » ; on compte 3,08 pieds dans un mètre). Dans les années 1770, le progrès dans la détermination de la longitude fiabilise les géopositionnements (x ; y). La reprise en main du Dépôt par Claret de Fleurieu amène aussi à revoir la manière de prendre les sondes (z). La Carte de la côte occidentale de l’île d’Oléron, représentée de basse mer dans les malines (1783, Mulon et Penevert), en offre une réalisation concrète. Les travaux que La Bretonnière et Méchain conduisent en Manche orientale (de Dunkerque à Cherbourg) fiabilisent les levés géographiques et bathymétriques en zone côtière. La Rochelle ne retient pas leur attention 37.

35. Archives nationales, MAR/3JJ/1 dossier 2, communiqué par Nathan Godet. 36. Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, CPL GE DD-2987 (1325 B). 37. Chapuis, Olivier, À la mer comme au ciel : Beautemps-Beaupré et la naissance de l’hydrographie moderne, 1700-1850, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 30-45.

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Figure 1 – Extrait de la « Carte des isles de Ré et d'Olleron » réalisée par Jacques-Nicolas Bellin en 1757 (Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53052879d?rk=21459;2)

Il faut attendre les années 1820 pour que La Rochelle bénéficie d’un nouveau relevé de cartes. Formé sous les ordres de Fleurieu, Charles de Beautemps-Beaupré (1766-1838) standardise les procédures de levés. Publié en 1829, l’Exposé des travaux relatifs à la reconnaissance hydrogra- phique de la côte occidentale de la France est le guide des pratiques à obser- ver pour les missions systématiques. Les navires hydrographiques suivent des caps ; des sondes géolocalisées sont jetées à intervalles réguliers sur le parcours ; le matériel (plomb, corde) est standardisé pour éviter toute déformation ; un suivi de l’horaire et du niveau de la marée accompagne la navigation, en mer et à terre – des observateurs sont situés près d’échelles de marée –, le tout afin de déduire l’élévation du plan d’eau à mesure que la marée monte ou descend jusqu’à son point le plus bas : le zéro hydro- graphique. Cette étape de réduction des sondes est fondamentale car elle retranche du niveau sondé le niveau observé à terre, affecté de toutes les perturbations du niveau marin liées au balancement des marées et aux forçages atmosphériques. Les travaux menés par Beautemps-Beaupré sont aujourd’hui considérés par le Shom, héritier du Dépôt, comme d’une fiabilité remarquable.

Des biais dans les sources Faute de cartes des années 1780, la comparaison de la configuration des fonds marins de la rade de La Rochelle, dans leur état avant et après

196 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes le 6 septembre 1785, s’appuie sur la carte de Bellin (1757) et la minute Beautemps-Beaupré 38 (1822). Le logiciel de géomatique Q-GiS permet de caler ces deux cartes sur un même référentiel de coordonnées GPS (WGS84 – EPSG : 3857). L’emprise de la minute de 1822, moins étendue mais plus précise que la carte de 1757, détermine l’aire d’observation. Chacune des 120 sondes de 1757 contenues dans cette aire fait l’objet d’une saisie numé- rique avant d’être comparée à celle, plus fiable, de 1822. La comparaison en valeur absolue n’a pas grand sens. L’écart moyen 1757-1822 sur la totalité de la série s’établit à 9 pieds. Les profondeurs de 1757 sont situées près de 3 mètres sous la moyenne des mêmes sondes prises en 1822. Une partie de ce « bruit de fond » provient de la mauvaise réduction des sondes de 1757 : les observateurs ont tablé sur des niveaux de basse mer situés au- dessus de celui des plus basses mers astronomiques (pbma) en vigueur chez Beautemps-Beaupré. L’écart moyen constaté renvoie en partie à ce fossé épistémologique, séparant les deux modèles de cartographie. Ne peut-on cependant donner aucun crédit au travail effectué par Bellin ? L’homme a tout de même eu la haute main sur l’hydrographie de cabinet pendant un demi-siècle… La com- paraison relative des deux jeux de données peut être tentée, en intégrant l’écart moyen de 9 pieds. La méthode des casiers géographiques conduit à découper le plan d’eau sondé en 1822 en unités d’observation (uo) de même dimension. Chaque uo reçoit un code d’identification alphanumé- rique (id) et un coefficient de corrélation 1820-1757, situé sur une échelle de couleur à 5 niveaux (figure 2) : 1 signale la proximité des deux mesures dans l’intervalle (0-9 pieds) ; 5 pointe l’écart maximal (40-60 pieds / de 13 à 20 mètres). Même si la méthode repose sur un jeu de données dont on sait les limites pour le xviiie siècle, il faut tout de même remarquer l’existence de deux zones dont les profondeurs sondées en 1822 sont inférieures de plusieurs dizaines de mètres à celles cartographiées par Bellin en 1757. On sort radicalement de l’écart moyen. La proximité de ces deux zones avec le havre et la zone portuaire où le phénomène de surcote a été rap- porté dans les publications de Seignette et Lambertz pose question. S’agit-il d’une erreur imputable à la chaîne de production du savoir cartographique d’Ancien Régime ? Son étude est actuellement l’un des objets de la thèse entamée par Nathan Godet au laboratoire universitaire poitevin Criham, dans le cadre du tricentenaire du Shom, fondé en 1720 sous le nom de Dépôt des Cartes et Plans.

Quelle origine de la catastrophe ? Comment analyser la submersion du 6 septembre 1785 ? Faute d’éléments véritablement tangibles, seules des hypothèses peuvent être formulées.

38. Shom, Minute de la campagne hydrographique par Beautemps-Beaupré, La Rochelle, 1822.

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Figure 2 – Différence des profondeurs d'eau entre les informations de la carte Bellin (1757) et la minute Beautemps-Beaupré (1822), en pieds-de-roi (Sources : carte Bellin et minute Beautemps-Beaupré. Réalisation : Thierry Sauzeau)

Sont entourées en pointillés, les zones présentant le plus de différence. Les points d'interrogation portent sur les zones sans données comparables.

Une potentielle cause météorologique a priori exclue Le contexte météorologique du 6 septembre 1785 n’a rien d’excep- tionnel. Selon les relevés de Seignette, la pression atmosphérique varie entre 1006 et 1012 hPa. Le phénomène s’avère très localisé. Aucune cor- respondance reçue par le commandant de la Marine à Rochefort entre le 6 septembre 1785 et la fin de l’année ne parle de dommages causés par une tempête 39. De même, l’ingénieur Pierre Toufaire n’en fait pas état dans son journal alors même qu’il se trouve à Rochefort ce jour-là, puisqu’il y séjourne du 4 juillet au 20 septembre 40. Un seul journal de bord rapporte un fait le 6 septembre 1785 : c’est celui du Séduisant mais qui est au mouillage en rade de Vigo ce jour-là. Il est indiqué pour le lundi 5 « tout le jour vent au S.O. grand frais […] les frégates La Railleuse et La Badine ont chassé et elles ont mouillé une troisième ancre » et pour le mardi 6 le temps est décrit comme couvert, le vent au S./S.O. petit frais 41.

39. Service historique de la Défense de Rochefort, MR 1-60. 40. Charpy, Jacques, Un ingénieur de la Marine au temps de Lumières. Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1794), Rennes, PUR, 2011, p. 273-275. 41. Service historique de la Défense de Rochefort, MR 1 C 18. Journal de bord du Séduisant, dates des 5 et 6 septembre 1785.

198 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes

L’abbé Vergès, curé de Lairoux (près de Luçon), n’évoque aucun événement de ce genre dans ses chroniques de l’année 1785, alors qu’il relève de nombreuses autres observations météorologiques 42. Pour 1785, il mentionne un hiver très rigoureux suivi d’une « sécheresse extraordi- naire ». L’année précédente, il avait abondamment parlé de la tempête du 17 janvier, qui « fit des ravages considérables dans tout le royaume et surtout dans cette paroisse » et que l’on pouvait « assimiler à ces raz-de- marée qui presque tous les ans bouleversent les isles sous le Vent dans l’Amérique méridionale ». Le livre journal de comptes de Pierre Étienne Brethé à Mouchamps de 1770 à 1786, qui contient des annotations météo- rologiques, fait état de sécheresse et de disette pour l’année 1785 mais d’aucune tempête 43. La submersion de tempête peut être écartée sans contestation aucune.

Un phénomène de seiche… Le phénomène de seiche ne peut pas être totalement écarté. Définies comme des phénomènes d’oscillations lentes (de périodes de quelques secondes à quelques heures) constatées dans certains ports ou certaines baies, les seiches traduisent la réponse du bassin à une sollicitation exté- rieure dont la période est proche de celle dudit bassin (phénomène de résonance). Une variation brutale de la pression atmosphérique à la suite d’un passage d’un front nuageux ou d’un orage peut en être la cause, tout comme les phénomènes sismiques ou les glissements de terrain. Comment cette hypothèse peut-elle être étayée ? Une tempête frappe le sud de l’Angleterre au début de septembre 1785. Dans le Courrier de l’Europe, périodique bi-hebdomadaire franco-britan- nique publié à Londres, une lettre du 6 septembre rapporte : Les ouragans qui sont assez ordinaires dans cette saison de l’année ont commencé la nuit dernière & continuent aujourd’hui. Un vent violent de sud-ouest souffle avec une furie incroyable, & la mer est dans une agitation effrayante. Un bateau où étoient trois hommes, a chaviré dans le Hamoaze, et ils y ont péri. Il n’y a que deux vaisseaux de guerre dans le Sound, mais ils s’en sont tirés heureusement. […] Le ravage que l’ouragan terrible de mardi dernier a fait dans les différentes parties de la forêt d’Epping, à environ 6 miles de Londres, est incroyable. Dans Tylney-Parc, surtout, le dégât est prodigieux. On y voit de très gros arbres déracinés, d’autres cassés par le milieu, & un très grand nombre dépouillé de leurs branches. Les endroits où il n’y avait point d’arbres sont jonchés de feuilles que le vent a amoncelées dans divers endroits de la forêt 44.

42. Arch. dép. de la Vendée. Registres paroissiaux numérisés de Lairoux (1762-1792), années 1784 et 1785. 43. Arch. dép. de la Vendée, 81 J 37. Livre journal de comptes de Pierre Étienne Brethé, année 1785. 44. Courrier de l’Europe du 13 septembre 1785, p. 173.

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Le Political Magazine et le Gentleman’s Magazine décrivent une très vio- lente tempête, avec surcote et submersion marine à Portsmouth ou dans le port de Newhaven. Les relevés de Bruxelles effectués par l’abbé Mann indiquent que la tempête du 6 septembre est « un ouragan impétueux et d’une chaleur éprouvante, comme si l’air sortait d’une fournaise ardente ». Le récapitula- tif annuel de Mannheim pour l’année 1785 précise, pour cette date, un vent de sud force 3 le matin, puis de direction S.-S.O. de force 5, l’après-midi 45. Il faut aussi noter l’utilisation du terme ouragan, typique de l’Ancien Régime. Venu des Antilles où il désigne encore aujourd’hui une tempête tropicale, il est alors volontiers recyclé par la presse européenne pour qualifier les tempêtes qui balaient les latitudes tempérées 46. Au-delà de ce phénomène de mode médiatique, il y a la réalité d’une tempête, et les deux météorologistes rochelais relèvent la concomitance du raz-de-marée local avec les submersions marines dans le sud-est de l’Angleterre. Il n’est pas impossible que la montée des eaux ait été due à un effet de houle venu du large et l’on ne peut pas exclure que deux dépressions, l’une venant de nord-ouest, l’autre de sud-ouest se soient « rencontrées » au large des côtes bretonnes, créant les conditions d'un phénomène de seiche localisé dans le golfe de Gascogne.

… ou/et un tsunami ?

Classé comme probable tsunami d’origine inconnue par le brgm 47, l’événement du 6 septembre 1785 n’est toutefois rapporté qu’au port de La Rochelle. Aucune mention n’apparaît sur les documents de l’île de Ré, rien dans les papiers de l’abbé Vergès (Lairoux) ni dans la correspondance de l’ingénieur Pierre Toufaire à Rochefort. Le risque de tsunami induit par un séisme lointain apparaît relativement faible dans la région rochelaise, compte tenu de l’effet protecteur des îles de Ré et d’Oléron. Des modélisations numériques reproduisant le séisme de Lisbonne en 1755 48 ou un séisme fictif localisé dans l’arc antillais 49 ne génèrent des surcotes de l’ordre que de quelques dizaines de centimètres

45. Éphémérides de Mannheim 1785, Observ. Bruxellenses, p. 98-119. 46. Athimon, Emmanuelle, Vimers de mer et sociétés dans les provinces de la façade atlan- tique du royaume de France (xive-xviiie siècles), thèse de doctorat en histoire, Université de Nantes, 2019, p. 45-50. 47. Lambert, Jérôme, Terrier, Monique et Pedreros, Rodrigo, Base de données Tsunamis. Inventaire historique des tsunamis en France, Rapport final brgm/rp-57781-fr, novembre 2009, p. 34. 48. Allgeyer, Sébastien, Daubord, Camille, Hébert, Hélène, Loevenbruck, Anne, Schindelé, François et Madariaga, Raul, « Could a 1755-Like Tsunami Reach the French Atlantic Coastline ? Constraints from Twentieth Century Observations and Numerical Modeling », Pure and Applied Geophysics 170 (9-10), 2013, p. 1415-1431. 49. Roger, Jean, Frère, A. et Hébert, Hélène, « Impact of a tsunami generated at the Lesser Antilles subduction zone on the Northern Atlantic Ocean coastlines », Advances in Geosciences 38, 2014, p. 43-53.

200 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes au plus. L’important tsunami induit par l’explosion du Krakatoa le 28 août 1883, pourtant distante de plusieurs milliers de kilomètres, a été enregistré par le marégraphe de Rochefort mais n’a atteint qu’une amplitude de 20 cm environ 50. Reste la possibilité d’un séisme dont l’épicentre aurait été situé à proxi- mité de la rade de La Rochelle. L’activité sismique dans la région est avé- rée 51, et trois séismes d’une magnitude estimée entre 4 et 5 ont été localisés dans le Pertuis d’Antioche entre Oléron et La Rochelle 52. Jacob Lambertz évoque d’ailleurs qu’au lendemain de l’événement « on croit avoir senti une légère secousse de tremblement de terre accompagné d’un bruit comme celluy d’une voiture dans le loin ». Un séisme local aurait-il pu générer une surcote de 320 cm dans l’avant-port sans toutefois produire de dégâts majeurs, que ni Seignette ni Lambertz ne rapportent ? Les données en pré- sence ne permettent pas de trancher cette question mais l’implication d’un tremblement de terre localisé pose question. Outre un séisme, l’hypothèse d’un glissement sous-marin mérite égale- ment d’être considérée car il est possible que de tels événements se pro- duisent sur des fonds océaniques plats (pente inférieure à 2°) sous l’effet de forts apports sédimentaires 53. Les Pertuis Charentais ont précisément subi une augmentation des apports sédimentaires d’origine fluviale vers la fin duxviii e siècle, probablement en réponse à la déforestation pratiquée sur les bassins versants. Les sédiments fins se sont rapidement accumulés le long des côtes charentaises à un rythme compatible avec ceux évoqués dans la littérature (équivalente à 15 m par millier d’années) mais sur une période très courte de seulement quelques décennies 54. Cependant, aucune donnée historique ne permet, en l’état, d’étayer cette hypothèse. • L’analyse de données historiques, conjuguée à la mémoire du risque constitue une approche originale pour appréhender les phénomènes mar- quants du passé et intégrer la connaissance ainsi acquise à notre présent ou futur proche. Le développement du prototype apporte un éclairage des plus pertinents aux décideurs dont les évolutions des enjeux urbains et/

50. Karpytchev, Mikhail, Daubord, Camille, Hébert, Hélène et Woppelmann, Guy, « Signatures of Krakatau tsunami recorded by tide gauges along the European Atlantic Coast, » American Geophysical Union, Fall Meeting 2011. 51. Mazabraud, Yves, Béthoux, Nicole et Delouis, Bertrand, « Is earthquake activity along the French Atlantic margin favoured by local rheological contrasts ? », Comptes Rendus Geosciences 345, 2013, p. 373-382. 52. Base de données SisFrance, en ligne. 53. Urlaub, Morelia, Talling, Peter J., Zervos, Antonio et Masson, Douglas, « What causes large submarine landslides on low gradient (< 2°) continental slopes with slow (~ 0,15 m/ kyr) sediment accumulation ? », Journal of Geophysical Research : Solid Earth, no 120, 2015, p. 6724. 54. Poirier, Clément, Chaumillon, Éric et Arnaud, Fabien, « Siltation of river-influenced coastal environments : respective impact of late Holocene land use and high-frequency climate changes », Marine Geology no 290, décembre 2011, p. 51-62.

201 Johan Vincent et al. ou industriels rendent les territoires toujours plus vulnérables aux catas- trophes. L’événement du 6 septembre 1785 est sans conteste un phénomène naturel majeur, qui interpelle tant par l’ampleur de la submersion, avec une surcote estimée à 320 cm, que par les mécanismes qui ont pu concourir à sa survenue et qui restent pour l’instant difficiles à cerner. Au lendemain de la tempête Xynthia, de nombreux experts ont su rappeler le poids de la perte de mémoire du risque au vu des dommages subis. Bien que cette prise de conscience se soit traduite dans les années 2010 par de multiples publications, expositions et travaux, force est de constater que la donnée historique est loin d’être sollicitée par les gestionnaires et services compé- tents, lors des prises de décisions relatives aux aménagements littoraux 55. Pourtant, les outils de modélisation contemporains peuvent aider à comprendre les phénomènes du passé, même ceux restés pour l’instant sans explication, et ainsi documenter et consolider une réflexion dans un esprit d’aménagement durable, et non plus dans l’urgence, comme c’est si souvent le cas avec les conséquences des catastrophes, tout en appor- tant une visualisation des effets des aléas. Certes, la donnée historique n’est pas facile à aborder et elle nécessite les connaissances d’experts, capables de trouver les informations, de les analyser, les interpréter puis de les recontextualiser. Il est essentiel de s’appuyer sur des bases docu- mentaires solides, sous peine de modéliser téléologiquement un événement sans comprendre ce qui s’y passe : les erreurs d’utilisation des données prises sans méthode entraînent des erreurs d’interprétation. Le plus sou- vent, ces données existent. Le Grand Ouest français se trouve bien loti tant en archives qu’en spécialistes sur ces questions mais, souvent par faute de moyens et de temps, ces outils et ces compétences sont délaissés ou peu sollicités. Concernant un littoral de plus en plus vulnérable avec son urbanisation toujours en extension et la recrudescence des aléas météo- rologiques (tempêtes avec ou sans submersion, sécheresses…) corrélée au changement climatique annoncé, le champ d’étude et ses applications concrètes sont considérables.

55. Vincent, Johan, « La mémoire du risque », Études foncières, no 153, septembre-octobre 2011, p. 14-17.

202 Solliciter la donnée historique pour mieux comprendre les catastrophes

RÉSUMÉ Depuis les années 2000, les historiens ont pleinement investi l’objet catastrophe, parfois avec la collaboration d’autres disciplines. L’association entre les sciences humaines et les sciences de l’ingénieur n’avait pas eu lieu jusqu’alors. Un événement exceptionnel a été choisi ici : la submersion marine de 1785 à La Rochelle qui s’avère, après analyse des premières données, atteindre un niveau marin supérieur à celui de la tempête Xynthia en 2010. Elle est connue notamment par les rapports de deux chroniqueurs météo- rologues rochelais. Une critique des sources ainsi que la constitution d'une base de données relationnelle ont été nécessaires pour cette étude. Le phéno- mène se révèle atypique à la lecture de la description qui en est fournie par Pierre Henri Seignette et Jacob Lambertz, et des mécanismes naturels pour- raient avoir été impliqués. La caractérisation de l’événement de submersion implique toutefois la connaissance de la bathymétrie (profondeur d’eau) de la rade de La Rochelle, ce qui pose un certain nombre de problèmes. Faute d’éléments véritablement tangibles, seules des hypothèses sur l'origine de la catastrophe de 1785 peuvent pour l'instant être formulées.

ABSTRACT Since the beginning of the 2000s, historians have fully invested in the subject of disaster, sometimes with the collaboration of other disciplines. However, the association between the humanities and the engineering sciences has not yet taken place. An exceptional event has been chosen: the marine submersion of 1785 at La Rochelle which, after analysis of the first data, turns out to reach a sea level higher than that of Xynthia storm in 2010. It is known in particular by the reports of two meteorological chronicler of La Rochelle. A critique of the sources, with the constitution of a relational database, has been required. The phenomenon turns out to be atypical from the point of view of the descriptions provided by Pierre Henri Seignette and Jacob Lambertz, and the natural mechanisms that could been involved. The characterisation of the submersion event, however, implies knowledge of the bathymetry of the harbour of La Rochelle, which poses a number of problems. For lack of concrete evidence, for the moment, only hypotheses on the origin of the disaster can be formulated.

203

Comptes-rendus

Le Cloirec, Gaétan (dir.), Au cœur d’un quartier de Condate. La fouille archéologique de l’ancien hôpital militaire Ambroise-Paré de Rennes, Rennes, PUR, 2020, 268 p., ill. N.B. et couleurs, biblio. ISBN 978-2-7535-8024-4. 39 €.

La fouille archéologique de l’ancien hôpital Ambroise-Paré de Rennes, dirigée par G. Le Cloirec, s’est déroulée en 1999-2000, dans un terrain de 2 000 m2 situé au centre-ouest de l’emprise de la ville du Haut-Empire et en dehors de la ville ceinte d’une muraille au Bas-Empire, sur une terrasse fluviale de rive gauche de la Vilaine, dans un secteur qui a été peu occupé aux époques médiévale et moderne. L’ouvrage qui en résulte, dirigé G. Le Cloirec, est judicieusement titré Au cœur d’un quartier de Condate. En effet, cette fouille a eu le double mérite, par l’ampleur de la superficie explorée, non seulement de fournir beaucoup d’éléments d’informa- tions, mobiliers et immobiliers, calés dans une longue durée, mais aussi de pouvoir corriger, compléter, enrichir les connaissances très ponctuelles et localisées d’une douzaine de fouilles antérieures, depuis la décennie 1970 tout autour dans un rayon de 100 à 150 m (figure 8, p. 15). De la sorte, elle offre comme une mise en perspec- tive sur tout un secteur de la ville jusqu’alors partiellement connu par des coups de projecteurs sans continuité spatiale assurée. Ouvrage de synthèse, ce livre est nourri des contributions des nombreux spécia- listes qui ont participé à la fouille ou ont été sollicités pour interpréter la documen- tation mise au jour : Françoise Labaune-Jean, Stéphane Jean, Paul-André Besombes, Stéphan Hinguant, Anne Gebhardt, Jean-Pierre Bost, Georges Fabre, Yvan Maligorne, Dominique Marguerie, Vincent Bernard, Yannick Le Digol, Véronique Guitton. Le livre est organisé en trois chapitres et suivi d’une conclusion, p. 245-246, et de la bibliographie, p. 247-253. Il est illustré de nombreuses figures (213 numéros) consistant en photographies en N.B. et en couleurs, plans, coupes, dessins, et de ta- bleaux (35 numéros) sur le mobilier céramique et les monnaies principalement. C’est un beau travail d’édition dans tous les sens (scientifique, de composition). La lecture est agréable, le style fluide, la langue aussi précise que simple. Quelques « au final » ou « suite à » sont à déplorer et un « bien que » suivi d’un imparfait de l’indicatif (p. 14). Le premier chapitre, dû à G. Le Cloirec et St. Hinguant, « Du projet immobilier à la fouille », p. 9-20, expose le cadre topographique, historiographique et historique de la fouille. Il en ressort une confirmation du développement de l’agglomération antique sur le versant occidental de la colline Saint-Melaine vers la rive gauche de l’Ille ; une présence d’abord d’activités artisanales, identifiées par de nombreux fours de potiers alors que plus au nord, dans le secteur du cardo de la rue de Saint- Malo, connu par d’autres fouilles, les fours étaient ceux d’orfèvres ou de bronziers ; un maintien durable d’une activité économique mais une réorientation de l’occupa- tion devenue résidentielle ensuite. Dans le deuxième chapitre, « Émergence et développement d’une parcelle d’histoire », p. 21-137, vient la présentation de l’opération archéologique, secteur

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 Comptes rendus par secteur et élément stratigraphique par élément stratigraphique avec de nom- breuses illustrations, coupes et plans toujours à propos au plus près du texte. Il est l’œuvre de l’ensemble des contributeurs puisqu’il s’agit de la description archéo- logique systématique de la fouille. Il ravira les archéologues et spécialistes mais ne sera peut-être pas lu comme un roman. Ce matériau est présenté avec beaucoup de clarté et de rigueur. On apprécie d’être pris en main, pas à pas avec des illustrations choisies, parfois surlignées de traits qui permettent de visualiser et concevoir un plan sur un vestige de mur arasé. On apprécie aussi qu’au terme de la présentation de chaque unité décrite une proposition de datation soit esquissée. Notons dans ce chapitre l’analyse (p. 50), par Y. Maligorne, spécialiste des éléments d’architecture notamment de l’Ouest armoricain (L’architecture romaine dans l’ouest de la Gaule, Rennes, PUR, 2006) d’un fragment de corne d’abaque d’un chapiteau corinthien ou composite avec un rang d’oves et de fers de lance qui pourrait mettre sur la voie d’un édifice public, peut-être cultuel (temple ? mausolée ?), qui pourrait être daté des julio-claudiens (Voir une première présentation de ce fragment d’abaque dans Aremorica, 9, 2018, p. 110-11 avec fig. 4). Jusqu’alors seuls deux fragments de cha- piteaux corinthiens datés de la même époque avaient été trouvés, en remploi dans les fondations de la muraille. Une fois établi ce corpus archéologique arrive le dernier chapitre (G. Le Cloirec, Fr. Labaune-Jean, P.-A. Besombes, J.-P. Bost et G. Fabre) « Agencement et occupation d’un îlot urbain à Condate », p. 139-244, qui consiste en l’analyse et l’interprétation des données de la fouille (p. 139-244). C’est la synthèse historique : dès le début du principat le secteur a été occupé comme en témoignent les vestiges de quatre fours de potiers. Les structures construites montrent aussi une intégration à une orga- nisation viaire planifiée mais non encore totalement réalisée, en tout cas avec des rues réduites à un simple lit de gravillons, et une absence d’habitations construites à l’époque initiale. Le secteur est alors en périphérie du noyau urbain. C’est à par- tir du milieu du ier siècle apr. J.-C., à l’époque claudienne, que sont probablement mises en œuvre les chaussées construites, point de départ du développement de l’urbanisme, qu’apparaissent les constructions maçonnées et, au iie siècle, que peuvent être identifiés des bâtiments plus imposants pour des usages qui excluent les activités marchandes entraînant des nuisances du type feux, fumées, bruits du travail. L’usage est d’habitation privée ou collectif ou communautaire. Le quartier a ainsi été occupé par plusieurs ensembles architecturaux significatifs : un bâtiment mixte à vocation domestique et artisanale, une domus à péristyle, un bâtiment com- munautaire, mansio ou siège de corporation. C’est de ces deux derniers bâtiments que proviennent les enduits peints qui appartiennent au groupe du troisième style pompéien (fin dui er siècle av. J.-C.- première moitié du ier siècle apr. J.-C.) et ceux qui ont été graffités. D’autres décors permettent d’envisager une datation jusqu’au milieu du iie siècle apr. J.-C. Deux dossiers de matériel découvert à l’occasion de cette fouille ont nécessité l’aide de spécialistes en épigraphie et en numismatique : p. 178-183, J.-P. Bost et G. Fabre pour les graffiti découverts sur les nombreux fragments de peintures murales datées de la fin du iie et du iiie siècle, provenant des vestiges du péristyle d’une domus. La petite série de graffites (17 nos au catalogue p. 178-182) fournit des noms connus ou nouveau, entiers ou lacunaires qui augmentent le stock onomastique dans la cité : Matto, peut-être Arugus, Macalus, Scita, et donne des exemples d’abécé- daires ou de vantardises ou d’injures sexuelles. Quelle que soit leur nature, ces graf- fiti illustrent l’usage bien répandu de l’écriture. Il est très probable qu’ici, comme ailleurs, les alphabets, les répétitions de lettres témoignent de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture tant par des enfants que par des adultes. Certains avaient déjà été présentés dans des articles peu diffusés (Voir AE, 2008, 907a, 908). P. 183-

206 Comptes rendus

192, P.-A. Besombes étudie les quarante-et-une pièces différentes s’échelonnant du début du principat augustéen à la fin du iiie siècle (Tétricus 1) qui ont été mises au jour, issues d’ateliers divers (Lyon, Rome, gaulois, Trèves, clandestins), avec une surreprésentation des monnaies à forte valeur (les quatre deniers équivalent à 16 % des monnaies du Haut-Empire). Entre autres interprétations, il y a la possibilité que le grand nombre de monnaies d’époque augustéenne et julio-claudienne illustre la résidence sur place, la réalité d’une habitation et d’une activité au moins jusqu’au début des années 360 et l’abandon au ive siècle. Le mobilier céramique abondant et les figurines en terre cuite, concentrées du ier au milieu du iie siècle (études de F. Labaune-Jean), les objets en bronze, princi- palement des fibules, les monnaies, les graffites confirment l’intégration dans les circuits commerciaux et l’implantation à proximité des voies d’échange. Tout au long de l’analyse et de l’interprétation les auteurs mettent en perspective les docu- ments, changent d’échelles et font des comparaisons avec l’ouest armoricain et, en matière architecturale, non seulement l’ouest et nord-ouest de la Gaule mais aussi l’Italie, notamment la Campanie et Pompéi. On ne mentionne que deux exemples : celui de l’organisation spatiale et de la trame urbaine (p. 139-148). Ici on trouve un tableau récapitulatif des chaussées urbaines des chefs-lieux des cités de l’Ouest armoricain connus en fouilles ou par des sondages, avec leur orientation, leur emprise au sol indiquée en pieds romains, et leur chronologie – dates de mise en place et d’abandon – ; là des mises au point sur les types de maisons : en termes de conception du plan et de matériaux et structure, pour la maison de taille moyenne située dans la partie orientale du site (p. 148-158), et de même pour la domus à péristyle (p. 158-161). Ce sont les caractéristiques de leurs plans qui, par compa- raison, conduisent à identifier un moment de l’histoire de la première avec une mansio, un macellum ou un siège de corporation (p. 156-157). Quant à la domus, les comparaisons avec d’autres constructions dans la province d’Aquitaine, chez les Lémovices à Limoges, ou à Pompéi, permettent de proposer une restitution des volumes (p. 159-161 avec la collaboration de V. Mutarelli). L’analyse ensuite du décor complète le tableau en insérant cet édifice dans l’épaisseur sociale. Qu’il ait fallu attendre presque deux décennies la publication n’est guère éton- nant dans les conditions actuelles du travail en archéologie. On ne s’en plaindra pas. Cela a permis de publier une synthèse de qualité, de l’insérer dans un champ de recherche plus large. La collection « Archéologie & Cultures » s’enrichit ainsi d’un nouveau volume sur Rennes, douze ans après le livre dirigé par Dominique Pouille, Rennes antique (2008), vingt ans après le catalogue de l’exposition Fonda- tions. Rennes et son pays dans l’Antiquité, dirigé par F. Hubert et Françoise Berretrot, et presque en même temps que d’autres publications : celle de l'Inrap, D. Pouille, Rennes antique vue par l’archéologie préventive (Paris, Rennes, Inrap, Musée de Bre- tagne, 2018, collection Mémoires de fouilles, 38, accessible en ligne en PDF) ; celle M. Six et A. Delécolle (dir.), Les vies d’une ville (Rennes, PUR, 2018) qui accompa- gnait une exposition au Musée de Bretagne. La fouille archéologique de l’ancien hôpital Ambroise-Paré est un élément supplémentaire dans le panorama du chef- lieu des Riédons, Condate, mais aussi une monographie qui doit servir de compa- raison avec d’autres cités provinciales. Point d’aboutissement d’une fouille un peu exceptionnelle par les dimensions du site, ce livre doit désormais être point de départ pour qui s’intéresse à l’urbanisme provincial, aux étapes de la mise en place de l’urbanisation avec un parcellaire caractéristique au ier siècle sous le principat augustéen et à l’époque julio-claudienne, d’abord à l’échelle de l’ouest armoricain dans la province de Lyonnaise puis au-delà.

Nicolas Mathieu

207 Comptes rendus

Coativy, Yves, Aux origines de l’État breton. Servir le duc de Bretagne aux xiiie et xive siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Histoire », 2019, 342 p., avec un cahier de 11 cartes en couleurs.

La genèse de l’État moderne constitue, on le sait, une thématique majeure de l’histoire médiévale depuis une quarantaine d’années. Dans ce cadre, le duché de Bretagne à la fin du Moyen Âge a fait l’objet d’une série assez exceptionnelle de travaux remarquables dominés par les publications de documents et les thèses de Michael Jones et de Jean Kerhervé ainsi que par le grand manuel de Jean-Pierre Leguay et Hervé Martin Fastes et malheurs de la Bretagne ducale (1213-1532). Pour l’essentiel, la recherche s’est focalisée sur la guerre de Succession et le temps des Montfort. Le choix fait par Yves Coativy de consacrer une étude de fond à la pé- riode antérieure, celle des ducs de la maison de Dreux (1213-1341) n’en est donc que plus intéressant. Marquée par les importants travaux d’Arthur de La Borderie et de Marcel Planiol, l’historiographie de cette période est ancienne. Une nouvelle lecture des sources, à quelque distance d’une approche exclusivement juridique ou fonctionnelle, était possible. C’est ce qu’a tenté l’auteur dans un ouvrage issu du mémoire inédit de son dossier d’Habilitation à diriger des recherches soutenu en 2012. Comme l’indique le sous-titre, la notion sur laquelle repose l’analyse est celle de service au duc. Comprise dans une acception large, elle implique d’identifier tous les personnages qui, d’une manière ou d’une autre, ont œuvré pour le pouvoir du- cal ; ceci, en les replaçant dans la concrétion progressive des institutions à l’origine de l’État breton. À cette fin, l’auteur s’en remet aux bienfaits de la démarche pro- sopographique. Il a constitué un gros corpus d’environ 1600 noms, prudemment réduit à 784, certains personnages initialement repérés n’étant que des serviteurs présumés ou des homonymes. En lui-même, ce chiffre élevé montre que le filet a été jeté en eaux profondes. L’étude ne se limite pas aux gens de l’entourage immédiat du duc ; elle inclut les subalternes, y compris ceux dont le rôle se borne à collecter quelques deniers pour le duc au « fin fond de la Bretagne ». Une telle recherche se heurte à deux difficultés majeures. La première tient à l’insigne faiblesse des sources. La Bretagne n’est pourtant pas restée à l’écart de la « révolution documentaire » (titre du chapitre II) qui caractérise le xiiie siècle euro- péen. Le duché connaît lui aussi une croissance remarquable de l’écrit administratif et comptable, précisément développé par l’État embryonnaire. Ce sont les destruc- tions perpétrées pendant les guerres et la Révolution qui ont creusé des lacunes béantes et irrémédiables dans les archives. Sans les registres et les rouleaux de comptes du duché disponibles à partir des années 1260, l’étude n’aurait guère été possible. L’intérêt de ces comptes est d’apporter des données substantielles sur le fonctionnement de la principauté et de livrer en assez grand nombre des noms d’officiers et de fermiers. L’autre grande difficulté réside dans le caractère instable, mouvant, flottant de l’évolution conduisant des réalités féodales et domaniales constitutives du Domaine vers des institutions graduellement plus formalisées à la base de l’État naissant. L’un des mérites de l’ouvrage est, par sa démarche même, de montrer que l’institutionnalisation ne s’effectue pas d’emblée mais suivant un processus incertain, parfois au gré des circonstances. Un tableau général de la Bretagne à l’époque envisagée précède l’étude pro- prement dite. Évoquant la diversité et les divisions de l’espace breton, l’auteur rappelle à juste titre l’importance que revêt la question du bilinguisme. Les ducs de la maison capétienne des Dreux parlent français tout comme leurs sujets de la partie est du duché. S’il recule, le breton résiste bien dans les deux tiers ouest de la péninsule armoricaine. Des indices montrent qu’on le pratique dans l’entourage

208 Comptes rendus du duc et que des serviteurs sont bilingues. De Pierre de Dreux (Mauclerc) à Jean III, les ducs de la dynastie sont bien connus : l’ouvrage n’avait pas à s’y attarder. De la même façon, les quelques pages consacrées à l’économie ne pouvaient qu’être sommaires. La Bretagne des Dreux est densément peuplée et s’ouvre de plus en plus sur l’extérieur grâce au commerce maritime. Durant toute cette période, la question de l’indépendance ne se pose pas ; il faut donner raison à l’auteur d’y insister à plusieurs reprises. Assise territoriale et financière du pouvoir ducal, le Domaine est le cadre essen- tiel dans lequel s’effectue le service au duc. Il fait naturellement l’objet de toutes les attentions. En bons capétiens, Pierre de Dreux et Jean le Roux l’accroissent sensiblement et sans trop de scrupules, par des confiscations, des guerres, des saisies pour non-remboursement de dettes. Ils n’agissent pas sans complices. En reprenant avec précision les étapes de cet accroissement, l’étude montre l’implica- tion de la famille et d’officiers dans cette politique. Le Domaine sert aussi à doter les cadets et les femmes par le biais des apanages, des dots et des douaires. L’on connaît les conséquences qu’a eues la décision prise par Jean III de recréer l’apa- nage de Penthièvre. Reportée au chapitre VIII, la question si complexe et si débattue des baillies et châtellenies n’est pas éludée. À suivre l’analyse proposée des ressorts et des sièges ainsi que les tableaux solidement informés qui en sont tirés, l’image d’une carte stabilisée que suggère le Livre des ostz de 1294 n’est pas conforme à la réa- lité. Durant tout le xiiie siècle, peut-être même jusqu’en 1341, la structure évolue en permanence. L’on peut, en outre, relever un certain flottement terminologique dans le compte des années 1262-1267, les termes de « sénéchal » et de « châtelain » étant utilisés l’un pour l’autre à propos des « baillies », éphémères semble-t-il, de La Roche-Derrien, Thuys et Hédé. S’agissant des châtellenies, l’auteur en fait une présentation qui n’est pas dénuée d’une certaine ambiguïté. Il les décrit à la fois comme circonscriptions et nébuleuses de droits, ce qui est juste mais il les définit comme divisions de la baillie (p. 231), ce qui est discutable. Les châtellenies n’ont pas été découpées dans une baillie ; elles n’en sont pas une subdivision. Plus an- ciennes, elles en sont la contexture et le cadre vivant où s’exerce le pouvoir du duc par le biais du prélèvement et de la justice. À propos des baillies, l’auteur observe que celle de Léon correspond au diocèse, de même que celle de Cornouaille, à l’exception du Poher. Dans la conclusion du chapitre, il élargit sa proposition en remarquant que les baillies en général recoupent sans les imiter les diocèses et il évoque à ce sujet un » principe étonnamment moderne de contrôle du territoire ». Ce faisant, Il effleure une problématique récemment mise en exergue, notamment par Florian Mazel, sans oser s’y aventurer plus avant. En Bretagne comme ailleurs, l’Église n’a-t-elle pas fourni à l’État en voie de constitution un modèle de domina- tion spatiale fondée sur la territorialité juridictionnelle, une logique émergente de souveraineté venant se surimposer à une logique féodo-seigneuriale néanmoins toujours très vivante (les châtellenies) ? Dans la perspective de l’étude, la question des revenus revêt évidemment une importance centrale. De quels moyens financiers dispose le pouvoir ducal ? Quel personnel assure la collecte ? En s’appuyant sur les chiffres relatifs au douaire de Yolande de Dreux, alors sous la tutelle de Philippe le Bel, Yves Coativy avance une fourchette se situant entre 21 000 et 24 000 livres tournois au tournant des xiiie et xive siècles. C’est vraisemblablement la base minimale. D’après les comptes des an- nées 1263-1267, les baillies de Rennes et de Nantes, suivies par celle de Penthièvre, procurent sans surprise les recettes les plus importantes. D’une grande diversité, les revenus sont de nature domaniale ou seigneuriale. Mais voici qu’apparaissent des éléments d’une fiscalité moderne, des brefs de mer et des bénéfices liés à la

209 Comptes rendus frappe de pièces de monnaie dans les ateliers de Nantes, Rennes et Guingamp. La collecte est en partie assurée par des fermiers qui ne sont pas des officiers mais sont néanmoins au service du duc. Ce monde des fermiers est hélas mal docu- menté. Seulement trois personnages peuvent faire l’objet d’un portrait particulier, le Guingampais Michel Costantin qui devient grand receveur, le Bayonnais Pierre Doumas installé à Quimper et le Nantais Brient Maillart. Comme les autres princes de l’époque, les ducs de Bretagne sont itinérants. Ils parcourent essentiellement un espace formant une sorte de triangle dont les sommets sont Nantes, Ploërmel et Vannes, au cœur du Domaine. C’est là que se trouvent, en plus grand nombre, leurs résidences, autrement dit les lieux de pou- voir. Le xiiie siècle, principalement le règne de Jean le Roux, est marqué par une active politique de constructions et de rénovations. Attendues, les pages consa- crées à Suscinio, la « résidence favorite », à la Tour-Neuve de Nantes, mais aussi à différentes forteresses et quelques manoirs apportent une solide mise au point sur une politique qui témoigne clairement de l’affirmation grandissante du pouvoir princier. En se fondant sur le testament de Jean II (1302) et sur le compte d’Auberi de Baudement, l’auteur estime entre 100 à 120 le nombre de personnes présentes auprès du duc lorsque ce dernier réside à Suscinio au début du xive siècle. C’est précisément à cette époque que l’Hôtel apparaît en pleine lumière comme un ser- vice bien structuré assez comparable à d’autres hôtels princiers. Son organisation formelle remonte en toute vraisemblance au règne de Jean le Roux. Un Grand Hôtel veille sur la personne du duc. Son effectif d’environ 100 personnes le situe très au-dessus des services domestiques des grands seigneurs bretons mais bien en- dessous de l’Hôtel du roi de France. La structure même du pouvoir ducal évolue en profondeur. Les vieilles charges de chancelier et de sénéchal de Bretagne s’effacent. Le parallélisme avec le pouvoir royal est frappant : l’ouvrage ne manque pas de le relever. Entre 1237 et 1319, l’of- fice de chancelier n’est plus pourvu. De la même façon, celui de sénéchal n’est plus mentionné après 1245. La prosopographie enregistre, au demeurant, la perte de substance qui affecte ces fonctions ; il est en effet difficile de retracer les activités des personnages occupant ces offices au début du xiiie siècle. Or Renaud, évêque de Quimper (1218-1245), chancelier de 1214 à 1237, n’est pas un inconnu, pas plus que le sénéchal Juhel de Mayenne, « œil » de Philippe Auguste. De nouvelles institutions émergent de la curia. Le duc gouverne avec son « conseil », dont la composition et le fonctionnement restaient encore assez mal connus. Même si elle est rendue malaisée par l’abandon des listes de témoins dans le protocole final des actes, l’étude répertorie les noms de ceux qui aident le duc à prendre les décisions. En résumant à grands traits les données qu’elle fournit, il apparaît que les hommes venus du comté de Dreux sont majoritaires sous Pierre Mauclerc ; ils sont encore présents lors des enquêtes de 1235 pour l’évêque de Dol et Jean de Dol. Globalement par la suite, la composition varie en fonction de l’affaire à traiter. Outre le groupe des officiers ou familiers, elle comprend les barons et les prélats concernés. La véritable institutionnalisation n’intervient qu’aux dernières décennies du xiiie siècle ; le conseil se mue alors en instrument d’un pouvoir princier souverain agissant de « grace especiale ». L’évolution est semblable pour les assem- blées élargies, les « parlements ». En Bretagne comme ailleurs, un « parlement » est, au sens premier du terme, une assemblée où les présents prennent la parole pour donner leur avis ou leur accord. En 1240, la décision d’expulser les Juifs de Bre- tagne est prise « à la requête des évêques, abbés, barons et vassaux de Bretagne ». La composition de ces assemblées dépend là-aussi de la question traitée. Le Parle- ment en tant qu’institution ne se constitue qu’à partir de la fin des années 1280. Sa composition est encore fluctuante. L’identité des personnages chargés d’examiner

210 Comptes rendus la suppression du tierçage et du past nuptial en 1308 confirme que sont alors réunis les représentants du clergé, ceux du duc et « des barons, des nobles et du peuple ». De grand prix est le tableau relatif aux séances dudit Parlement entre 1287 et 1335. L’étude des personnages repérés au service domestique du duc ou dans les rouages de l’État naissant livre par ailleurs d’intéressants constats. Sur les 88 membres de l’Hôtel identifiés dans le compte d’Auberi de Baudement, au début du xive siècle, seuls dix semblent appartenir à des familles nobles. L’aristocratie bretonne opte, à l’évidence, pour d’autres formes de service. Les proches du duc susceptibles d’influencer ses décisions présentent des profils qui évoluent au fil des règnes. Il faut cependant attendre le début du xive siècle pour que l’informa- tion se fasse plus précise. Le testament de Jean II (1302 et 1305), l’inventaire des biens du défunt duc (1306), l’exécution du testament d’Arthur II (1312) apportent de précieuses données sur l’entourage des ducs en question. Actif dans les trois opérations, Auberi de Baudement fait figure de très proche pour les deux princes. Venu de Champagne, il illustre bien le retour des « Français » qu’observe l’auteur et qu’il explique par le mariage d’Arthur II avec Yolande de Dreux, sa cousine. Oppor- tunément mise en avant, la notion de « cercles de pouvoir » s’avère opératoire pour étudier les groupes influents auprès du duc. Apparaissent d’abord des familles aris- tocratiques, par exemple les Anast ou les Derval. Viennent ensuite les manieurs d’argent, Lombards, Cahorsins et Templiers, dont le duc a besoin pour la gestion de ses finances. Un Rolland le Lombard effectue une belle carrière au service du duc jusqu’à devenir grand receveur en 1311. Quant aux Bayonnais, leurs relations avec le duc s’organisent autour du traitement et du commerce des poissons. Pour être de contenu très inégal, les fiches prosopographiques n’en apportent pas moins quelque lumière sur le recrutement et les carrières des officiers de l’ad- ministration locale. 73 sénéchaux de baillie ont pu être identifiés. Sur les 31 dont l’origine géographique est élucidée, 15 sont extérieurs à la baillie où ils exercent. Sur les 73, 18 sont chevaliers, ce qui est une proportion non négligeable. Les autres sont écuyers ou bourgeois d’une ville. Les carrières semblent être assez courtes. Il en est cependant de très longues comme celle de Renier de Saint-Liz (Sainte-Luce- sur-Loire ?), sénéchal de Nantes entre 1240 et 1295 mais avec des interruptions. Dans les châtellenies, les châtelains apparaissent comme des officiers polyvalents. Le nombre limité de fiches les concernant (une quarantaine) ne permet pas d’en dresser un portrait type. La progression de l’influence ducale auprès des popula- tions doit beaucoup à l’activité de ces sénéchaux, ces châtelains, de leurs clercs mais aussi d’officiers domaniaux, prévôts, viguiers ou autres alloués, dont on ne connaît guère le plus souvent que le nom. À plusieurs reprises dans différents chapitres, est posée la question de la for- mation des officiers au service du duc. En l’absence d’université dans le duché, les jeunes Bretons partent faire leurs études à Paris, Orléans ou Angers. Alors que les gradués bretons sont nombreux au service du roi de France, ils le sont beau- coup moins dans l’entourage ducal. L’auteur en identifie bien quelques-uns mais à grand-peine. En suivant Planiol, il fait cependant remarquer, à juste titre, que la Très ancienne coutume de Bretagne a été mise par écrit par des juristes au premier xive siècle. Il se montre même franchement optimiste sur la compétence des séné- chaux représentant le duc dans les baillies. À son avis, tous savaient lire et écrire. Était-ce bien le cas ? La proposition peut être soumise à discussion. Les relations entre le duc et les prélats, évêques et abbés, ayant déjà été analy- sées par Barthélemy-Amédée Pocquet du Haut-Jussé, ne font pas l’objet d’un déve- loppement très étoffé. Le scrupule de l’auteur est parfaitement louable. Fallait-il pour autant s’en tenir à des allusions ? Par exemple, le rôle de l’abbé de la maison cistercienne de Prières dont la fondation au milieu du xiiie siècle est un acte à forte

211 Comptes rendus dimension politique est simplement rappelé. Il aurait peut-être mérité un examen plus consistant. À l’appui de son propos, l’ouvrage présente un très riche et très parlant dossier cartographique. En revanche, il ne comporte pas d’index. Le lecteur averti pourra pallier cette lacune en consultant les nombreux tableaux sur lesquels apparaissent les personnages que l’on peut ensuite découvrir dans les pages adjacentes. Il cor- rigera également de lui-même les scories qui subsistent et fera les mises à jour qui s’imposent. Il aurait ainsi été préférable de citer la thèse du regretté Hubert Guil- lotel sur les actes des ducs de Bretagne (944-1148) non pas sous sa forme manus- crite mais dans la très érudite édition posthume réalisée par une équipe de savants médiévistes au sein d’une collection dont Yves Coativy est personnellement l’un des directeurs. L’on remplacera pareillement les mémoires de master 1 et master 2 de Marjolaine Lemeillat par leur publication en deux volumes, Actes de Pierre de Dreux et Actes de Jean Ier, dans la même collection. Pour qualifier le projet d’étudier les hommes au service du duc sous la dynastie des Dreux, l’auteur parle de « gageure » Ce terme, reconnaissons-le, est souvent gal- vaudé. En l’occurrence, il ne l’est pas. Les lacunes béantes des sources constituent une entrave majeure à l’analyse. Il n’empêche que l’ouvrage parvient à dégager quelques propositions marquantes. La stabilité dans la construction administrative de la principauté ne se fait sentir que dans la seconde moitié du règne de Jean le Roux. La Bretagne n’est pas encore un véritable État à la veille de la guerre de Suc- cession, le duc n’ayant pas de diplomatie autonome et ne disposant que d’un ost féodal limité. Mais l’évolution y conduisant est bien amorcée. L’un des points forts de l’ouvrage est de montrer que la mise en place des insti- tutions à l’origine de l’État breton ne peut être comprise en dehors de son contexte social. En Bretagne comme ailleurs, la genèse de l’État s’inscrit dans un proces- sus de recomposition des structures de pouvoir au sein de l’aristocratie et plus largement dans les relations entre celui qui apparaît désormais comme un prince « souverain » et ses sujets. Au fil des pages, sont ouvertes d’intéressantes pistes de recherche. L’une des plus prometteuses concerne ce que l’auteur appelle le « mail- lage du pouvoir sur le pays ». La construction d’un État moderne ne se résume pas en effet à la mise en place d’institutions centrales ; elle se joue aussi dans l’emprise qu’exerce le pouvoir princier sur les populations. En offrant par exemple la pos- sibilité de faire sceller un acte par son sceau aux contrats, le duc ne contribue-t-il pas à la légitimation de son pouvoir aux yeux des élites rurales et urbaines? Parmi d’autres, cette question pourrait déboucher sur une nouvelle enquête. Mais les sources encore conservées le permettent-elles ?

Jean-Luc Sarrazin

Segalen, Martine (préf.), Et vous ? Êtes-vous crêpe ou galette ?, Spézet, Coop Breizh, 2020, 119 p.

Et si pour une fois nous commencions un compte rendu d’ouvrage par une devi- nette ? Qu’est ce qui est rond, breton et apprécié des gourmets ? C’est la crêpe bien entendu ! Le musée de l’abbaye de Landévennec, l’écomusée des Monts d’Arrée, le musée de Pont-L’Abbé, le musée de Dinan et le musée breton de Quimper ont pré- senté en 2020 une quintuple exposition autour de la crêpe, plat emblématique de la Bretagne, expositions qui ont donné lieu à la publication de ce catalogue d’exposi- tion. Archéologues, historiens et ethnologues ont été convoqués pour mener une

212 Comptes rendus véritable enquête sur la crêpe et la galette. Chaque musée s’est saisi de l’occasion pour mettre en valeur ses collections afin de présenter un large panel d’objets liés à la crêpe (galettière, rozell et spanell) ainsi que de nombreuses représentations (peinture, affiches, cartes postales, photos) de Bretonnes occupées à la réalisation des crêpes ou de consommateurs. Treize courts chapitres éclairent les différentes facettes de ce plat si commun en Bretagne et cela depuis plusieurs siècles. Des archéologues ont découvert sur le site de l’abbaye de Landévennec des fragments de grands plats en céramique à fond plat et aux rebords peu élevés des xiiie et xive siècles pouvant être identifiés à des galettières. Les analyses physicochimiques ont révélé la présence de beurre et de cuissons répétées à haute température ce qui incline à penser que ces plats servaient à préparer des crêpes qui n’étaient probablement pas de sarrasin. En effet, le Catholicon de Jehan Lagadeuc, premier dictionnaire breton (édité en 1499) réserve une entrée au mot crampoezenn tra- duit par crêpe et mentionne l’existence de spanell ou vire-galette ce qui atteste une tradition culinaire bien établie. Or, ce dictionnaire ne contient aucune allusion au sarrasin, polygonacée introduite au cours du xvie siècle en Bretagne. Le sarrasin se prêtant mal à la panification, Alain-Gilles Chaussat souligne que la crêpe constitue la principale forme de consommation et serait un aliment de substitution au pain d’autant qu’elle est souvent consommée de la même manière que le pain c’est- à-dire trempée dans du lait, du cidre. Parfois beurrée, la crêpe peut même rece- voir un œuf. Les définitions données par les dictionnaires bretons du xviiie siècle permettent d’établir la différence entre la crêpe et la galette. Cette dernière, plus épaisse est majoritairement composée de sarrasin alors que la crêpe est préparée avec du froment. À la fin duxix e siècle, du lard, de la saucisse sont venus garnir la crêpe notamment en Haute-Bretagne. Désormais, à l’instar de la pizza, la crêpe accueille toutes les fantaisies gastronomiques. Depuis l’introduction du sarrasin, la galette de blé noir a formé la base de l’alimentation des classes populaires aux côtés des bouillies (avoine ou sarrasin) et cela jusqu’au début du xxe siècle. Analysant les textes des élites citadines ou de voyageurs parcourant la Bretagne au xixe siècle, Patrick Harismendy revient sur l’identité négative dont était chargée la crêpe. « La crêpe semble associée à l’archaïsme et l’obscurantisme » (p. 73). La Bretagne appauvrie et surpeuplée du xixe siècle a contraint de nombreux Bretons à l’exil en direction de Nantes ou Paris par exemple. Dans ces villes, l’isolement et le mal du pays les conduisaient à fré- quenter d’autres Bretons et à reproduire les pratiques qui avaient cours dans leur région d’origine et à consommer des crêpes. Les changements culturels induits par l’arrivée du chemin de fer en Bretagne, les premiers congés payés et donc les touristes contribuèrent à modifier l’image de la crêpe favorisant l’implantation des premières crêperies. Tâche réservée aux femmes, la fabrication des crêpes s’est longtemps déroulée sur le foyer de la cheminée avant qu’un artisan de Pouldreuzic mette au point en 1949 les premières galettières à gaz. Or, selon Jean-François Simon, la cheminée doit être envisagée à travers « les charges sociales et symboliques dont elle était porteuse » (p. 35). Selon la générosité du propriétaire, les maçons peuvent favori- ser ou pas un bon tirage. Les éléments mobiliers fixés au manteau de la cheminée révélaient l’aisance de la famille. Enfin, l’âtre n’avait pas seulement une fonction utilitaire (cuisson des aliments et chauffage) puisqu’il avait aussi une fonction puri- ficatrice et protectrice. Les villageois s’y débarrassaient du buis bénit des Rameaux de l’année achevée et y mettaient une grosse bûche à brûler la nuit de Noël. Patrick Hervé revient sur la success story de la crêpe qui est devenue à la fois emblème culturel de la Bretagne et économie génératrice d’emplois. 1500 crêpe- ries sont actuellement recensées sur le territoire de la Bretagne historique et plus

213 Comptes rendus de 250 à Paris. Pour devenir crêpier, des formations ont été mises en place par le Conseil régional mais, le plus souvent, c’est encore dans le cadre familial que la technique s’acquiert en observant les gestes d’une grand-mère ou d’une mère. À côté des crêperies installées dans chaque ville ou village, des entreprises se sont lancées dans la crêpe industrielle vendue en sachet dans les supermarchés et exportée parfois bien loin de la Bretagne. Enfin, il n’est quasiment pas de fêtes bretonnes sans crêpes : kermesses des écoles, pardons autour des chapelles, ani- mations festives des associations pour récolter des fonds. Abordant des thématiques variées et abondamment illustré, ce catalogue donne à comprendre l’essentiel sur la crêpe ou la galette, qu’elle soit de sarrasin ou de froment. Toutefois, les auteurs des 13 chapitres ont tendance à se répéter les uns les autres et un effort méritoire de synthèse aurait été le bienvenu.

Isabelle Guégan

Sarrazin, Jean-Luc, Sauzeau, Thierry (dir.), Le paysan et la mer. Ruralités littorales et maritimes en Europe au Moyen Âge et à l’Époque moderne, Toulouse, Presses universitaires du Midi (Flaran, 39), 2019, 299 p.

Les 39es journées internationales de Flaran avaient pour objet l’étude des pay- sanneries établies en rivage de mer pour interroger leurs spécificités. Campagnes littorales et espaces maritimes ne sont pas forcément liés, comme le soulignent avec force Jean-Luc Sarrazin et Thierry Sauzeau en introduction (p. 7-29). Sur quels critères se fonder pour l’affirmer ? Les directeurs de publication commencent par rappeler quelques éléments essentiels : la part des navigants au sein d’une popu- lation permet de désigner l’identité maritime d’une campagne littorale, mais ne suffit pas à elle seule. La question des aménagements est tout aussi cruciale, ren- voyant à l’examen des acteurs, de leurs logiques et de leurs modes d’adaptation pour exploiter au mieux les ressources. L’historien des ruralités littorales rejoint ici la géographie, qui s’est depuis longtemps intéressée au rapport des hommes à leur environnement. Jusque dans les années 1970-1980, peu d’études historiques ont été consacrées aux campagnes littorales/maritimes, si ce n’est dans le cadre de monographies se penchant sur le commerce ou l’économie des grandes villes portuaires. La recherche a connu de profondes inflexions au tournant des années 2000, dans le monde anglo-saxon en particulier (l’ouvrage de Peregrine Horden et Nicholas Purcell a mis en lumière le concept central de connectivity pour expliquer les connexions entre les différents sous-ensembles), invitant les autres chercheurs à poursuivre. Tel était l’objectif assigné au collectif de 13 chercheurs regroupés à Arthous les 13 et 14 octobre 2017 (39es journées de Flaran). La première partie s’ouvre sur la question des pêches et pêcheries avec l’inter- vention de Riccardo Rao, consacrée aux communaux marécageux et aux lagunes de l’Italie du Centre-nord au Moyen Âge (p. 33-50). L’auteur cherche à croiser le rôle des institutions publiques dans la gestion, en lien avec les exigences des mar- chés urbains, et le rôle de service public joué par les pêcheries en matière d’appro- visionnement urbain. Partant du haut Moyen Âge, où les ecclésiastiques prédo- minent, les investigations conduisent R. Rao aux xive et xve siècles, au moment où s’affirment les États princiers. La disparition de plusieurs pêcheries coïncide avec la désertion des espaces palustres et la reconversion vers l’élevage. Yannis Suire emboîte le pas du temps long pour retracer l’histoire des écluses et des autres équipements en Marais poitevin du Moyen Âge au xixe siècle (p. 51-65). Les liens

214 Comptes rendus entre la côte et l’arrière-pays sont différents avec la question des opérations d’assè- chement, conduites régulièrement aux xiie-xiiie, xviie, xixe et dans la seconde moitié du xxe siècle. Il en résulte des structures complexes, révélatrices des enjeux à dif- férentes échelles : essentielles pour les habitants qui en tirent des bénéfices, les pêcheries le sont tout autant pour les seigneurs à travers les prélèvements opérés et les droits de propriété. Mais les pêcheries attirent les convoitises et les rivalités, ce qui précipite leur chute au xixe siècle. « Symboles de la lutte perpétuelle des habi- tants du Marais avec les éléments qui les entourent » (p. 65), les pêcheries tombent en disgrâce. Il en est de même dans l’espace rétan, examiné par Jacques Bouchard, avec le cas tout à fait singulier des écluses à poissons (p. 67-86). Là encore élé- ments incontournables des paysages, les quelques vestiges conservés aujourd’hui (14 en exploitation sur un total de 140 recensées au xixe siècle, p. 67) témoignent d’un savoir-faire et d’un lien étroit entre campagnes littorales et espaces maritimes. Prolongement en mer du territoire terrestre, approprié et mis en valeur par les communautés rurales, les écluses à poissons interrogent les pratiques et les liens entre les hommes. Elles sont peu à peu tombées dans l’oubli, mais les pouvoirs publics semblent prendre conscience, depuis 2011 pour l’île de Ré, de la nécessité de les protéger. Daniel Faget clôt cette première partie avec le récit du pillage des fontaines de Salses (Roussillon) en 1758 (p. 87-102). Cette affaire éclaire trois élé- ments distincts et inter-reliés en même temps : la diversité des régimes de pêche dans les milieux lagunaires sous l’Ancien Régime, la résistance d’une communauté rurale face à l’intervention extérieure (qu’elle voit comme une confiscation injus- tifiée) et les liens avec les paysanneries du Roussillon (échelle plus large). Cet épisode, qui ne débouche pas sur un procès avec le règlement infrajudiciaire par les notables, souligne le poids des pratiques de pêche dans la culture villageoise dans le contexte particulier du xviiie siècle, où les droits font l’objet de nombreuses convoitises. La deuxième partie est centrée sur l’exploitation des terres avec les ques- tions des agricultures littorales. Tim Soens ouvre les débats en se penchant sur la pluriactivité des sociétés littorales du xie au xvie siècle autour de la mer du Nord (p. 105-125). Il s’agit de dépasser la vision traditionnelle d’espaces souvent asso- ciés à la pauvreté : la mer du Nord compte les régions maritimes pluriactives parmi les plus riches d’Europe aux xiiie-xve siècles. Comment l’expliquer ? Les petites ex- ploitations familiales et la liberté personnelle sont fondamentales, au même titre que l’intégration à des réseaux commerciaux à différentes échelles. De profonds changements interviennent vers 1450 avec la spécialisation accrue, la division de la société agraire (l’auteur parle à ce sujet de « capitalisme agraire ») et, surtout, la division entre la terre et la mer. Jean-Claude Hocquet et Inês Amorim se penchent eux sur le cas très particulier des salines. Onservant les rivages adriatiques, Jean- Claude Hocquet met en exergue les liens entre sel, société et habitat des sauniers (p. 127-147). Ses propos restent cependant limités à un espace précis (l’Adriatique), afin de garder une cohérence et pour scruter plus précisément les liens avec la société urbaine. L’étude des statuts urbains, conjuguée aux données issues des campagnes et du négoce, permet de retracer une diversité de situations où les inte- ractions entre villes, campagnes et salines sont majeures. Inês Amorim revient sur les comportements, en écho à la contribution précédente, pour mieux souligner les singularités de l’espace portugais (p. 149-172). L’adaptation au marché s’avère très complexe : la concurrence exacerbée entre les centres traditionnels de production européens dans les années 1760-1769 conduit à adopter de nouveaux dispositifs réglementaires (protectionnistes) pour continuer d’attirer les négociants du nord de l’Europe, qui se tournent vers d’autres sources que le Portugal. Gérard Le Bouë- dec questionne l’agriculture littorale française du xviie au xixe siècle (p. 173-203).

215 Comptes rendus

L’idée est de combler un vide historiographique en incitant les ruralistes à tourner leurs regards vers les aménagements mis en œuvre de l’estran vers l’arrière-pays. De nombreux exemples viennent fort à propos appuyer la démonstration, qui se tourne peu à peu vers la pluriactivité paysanne. Gérard Le Bouëdec insiste sur la nécessité de partir de l’océan pour élargir les focales. La troisième partie est consacrée à l’océan en partant de l’angle des risques. Sébastien Perisse évoque les vimaires en Saintonge aux xive-xvie siècles (p. 207- 225). Il les rapproche des catastrophes qui, par leur soudaineté, leur violence et leurs destructions, ébranlent les sociétés littorales. Très bien documentée, cette présentation fait la part belle aux adaptations et au pragmatisme des sociétés. La notion de résilience (p. 222), empruntée aux autres sciences humaines, est mal- gré tout peu explorée, ce qui aurait élargi les perspectives. Emmanuelle Charpen- tier complète ceci avec les « sables volages » du Léon entre les xviie et xixe siècles (p. 227-246). Là encore, l’objectif est de mettre en évidence le poids des stratégies individuelles et collectives pour lutter contre un phénomène insidieux et particuliè- rement pénalisant pour le Léon. Les communautés locales font appel au xviiie siècle aux experts extérieurs des Ponts-et-Chaussées pour gagner cette lutte, avant que la période révolutionnaire ne vienne y mettre un brutal coup d’arrêt. Les anciennes pratiques (pacage notamment) et l’absence d’entretien fragilisent les initiatives, qui en restent au stade d’expérimentations avant le xixe siècle. Pierre Caillosse parvient à d’autres conclusions pour ce qui concerne les marais de Soulac aux xviiie-xixe siècles (p. 247-262). Espaces particulièrement vulnérables aux assauts ma- rins, mais à fort potentiel, les marais de Soulac connaissent bien des vicissitudes. L’outil informatique offre ici des vues particulièrement poignantes en croisant les éléments tirés de cartes anciennes avec ceux du terrain. L’on suit, pas à pas, ces évolutions, enclenchées dès le début du xviiie siècle, qui conduisent à un recul lent mais inexorable de la saliculture au profit de la céréaliculture, beaucoup plus lucra- tive du fait des droits fonciers. La quatrième et dernière partie s’attache au cabotage. Gilbert Buti pose la question de « la mer au service de la terre en Méditerranée nord-occidentale (xviie- xixe siècles) » (p. 265-281). De nombreux exemples viennent étayer ses propos pour démontrer à quel point les campagnes littorales et la mer ont entretenu des liens ambivalents, bien plus complexes que les sources ne le laisseraient penser de prime abord. Les terroirs littoraux s’étendent bien au-delà des côtes avec les trafics de divers ordres, rejoignant la notion d’interface (que l’auteur n’emploie toutefois pas). Werner Scheltjens ferme ce recueil avec le réexamen des transports maritimes en Hollande et dans le nord de l’Allemagne avec les Comptes du Sund (p. 283-293). L’interaction avec le commerce maritime international, qui ne cesse de se développer après 1400, conduit à des bouleversements sans précédents avec le passage à une seule occupation dominante toute l’année, accompagnée d’une spécialisation dans un secteur dominant. Les différents estuaires des Pays-Bas sont de plus en plus intégrés au long du xviiie siècle, en lien avec le développement des services de transport maritime. Au total, cet ouvrage ouvre de stimulantes perspectives pour les chercheurs ruralistes, les invitant à dépasser le seul cadre terrien pour analyser les réseaux, les stratégies en lien avec l’espace maritime, en partant pour cela de cas précis. Toutes les campagnes littorales ne tournent malgré tout pas leurs regards vers la mer et l’océan, ce qui explique le foisonnement des études de cas, dans la droite ligne des journées internationales d’histoire rurale de Flaran. L’on peut toutefois regretter la timidité de certains à employer des concepts bien ancrés et régulière- ment mobilisés par d’autres sciences humaines (nous pensons ici en particulier à la géographie), comme Jean-Luc Sarrazin et Thierry Sauzeau invitaient à le faire en

216 Comptes rendus introduction. Cette dernière remarque n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage, qui saura intéresser bien au-delà des seuls cercles ruralistes, avec des présentations méthodologiques rigoureuses et utiles pour les historiens.

Brice Rabot

Guillot de Suduiraut, Sophie (dir.), Le retable anversois de la cathédrale de Rennes. Un chef-d’œuvre révélé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 207 p.

Quelque peu incongru dans un grand vaisseau néo-classique paré d’ors et de stucs au temps de Mgr Brossays Saint-Marc, le grand retable gothique de la cathédrale Saint-Pierre fait aujourd’hui l’objet d’une véritable redécouverte dont témoigne ce très bel ouvrage des Presses universitaires de Rennes. L’œuvre était jusqu’ici mal servie par sa disposition dans une chapelle latérale qui ne lui don- nait ni lumière, ni recul ; le retable se trouvait confiné derrière un écran vitré dont l’objectif de sécurité n’avait pas empêché le vol de plusieurs pièces en 2007. La restauration de l’ensemble des décors de la cathédrale, remarquablement menée depuis 2009 par l’État maître d’ouvrage, a été l’occasion de concrétiser le projet ancien de faire de cet objet exceptionnel le joyau d’un Trésor en libre accès dans l’ancienne sacristie Nord. Pour la première fois depuis 1872, l’occasion était ainsi donnée de déposer le retable, de le soumettre à des analyses approfondies et de le restaurer selon les principes actuellement reconnus. À la joie d’admirer cette œuvre comme jamais, le livre ajoute donc le plaisir d’accéder à tout ce que le chantier a révélé : les textes, les clichés photographiques et la séduisante maquette sont en tous points remar- quables. L’ouvrage, dirigé par Sophie Guillot de Suduiraut, ancienne conservatrice en chef au département des Sculptures du musée du Louvre, a bénéficié de sa com- pétence en matière de retables qu’elle dit « brabançons », qualificatif mieux accordé à la réalité politique du début du xvie siècle que le trop extensif « flamand ». Le livre réunit également les signatures des conservateurs des Monuments Historiques en Bretagne (Henry Masson, Christine Jablonski, Cécile Oulhen) et l’expertise tech- nique des maîtres d’œuvre, français et belges, des études et de la restauration pro- prement dite. L’origine anversoise du retable, avancée depuis les années 1950, se trouve ainsi confirmée et précisée par le repérage sur la boiserie de pas moins de 34 mains et 2 châteaux (armes d’Anvers) qui sont autant de « marques de garantie » apposées au fer. Tous les indices concordent pour dater le retable des environs de 1520. D’une part, l’analyse dendrochronologique a révélé l’origine du bois – un excellent chêne dit waghenschot, provenant de l’est de la Baltique – et en a établi l’abattage entre 1512 et 1522. D’autre part, l’analyse proprement stylistique situe l’œuvre rennaise par rapport aux 180 retables anversois du xvie siècle conservés aujourd’hui du Por- tugal à la Suède (dont une vingtaine en France). Le retable de Rennes correspond à un certain apogée des ateliers anversois, où se conjuguent qualité des matériaux, production intensive, maîtrise du style. Celui-ci peut se définir par une élégance gracieuse, un peu affectée parfois, mais sans le maniérisme sensible à partir de 1530 ; sans vocabulaire italianisant encore, sinon dans un ou deux hypothétiques détails. On savait déjà, en particulier depuis la thèse de Gildas Durand, combien la Bretagne avait été réceptive à la production artistique des anciens Pays-Bas, avec lesquels la péninsule entretenait d’intenses relations commerciales. Christine Jablonski actualise ici, de façon précise, la liste des sculptures bretonnes d’impor-

217 Comptes rendus tation nordique : outre les retables anversois de Rennes et Kerdévot, près d’une dizaine de sculptures isolées, jusque dans des églises rurales de l’intérieur comme au Vieux-Bourg de Lothey. La frontière est également précisée avec des œuvres locales d’inspiration « flamande ». L’ouvrage retrace aussi, par des schémas très parlants, le remarquable exercice de « puzzle en relief » qui a permis de rétablir l’ordonnancement des scènes du retable en réintégrant des sculptures qui s’en étaient séparées au long des âges : le Mariage d’Anne et Joachim bien sûr, seule pièce retrouvée après le vol de 2007, mais aussi la Vierge de l’Adoration des Bergers (demeurée depuis le xixe siècle au Musée des Beaux-Arts de Rennes), un membre de la suite des Mages identifié au musée de Cluny et une autre sculpture, volée en 1975, et retrouvée au musée de Riom ! Nombreux sont également les personnages ou éléments de décor à avoir retrouvé leur place initiale. Aussi peut-on parler d’une véritable redécouverte : res- titué dans sa polychromie originelle – en particulier les dorures, les lettres orne- mentales, les somptueux vêtements des personnages secondaires contrastant avec la simplicité des « saints », les très délicates carnations qui redonnent tant de vie aux 77 visages… – le retable suscite, dans son nouvel emplacement, une perception totalement renouvelée. Et il n’est pas interdit d’espérer de futures réintégrations de complément : les autres reliefs volés en 2007 referont bien surface un jour ; un second Mage semble déjà avoir été identifié, mais non localisé… C’est que l’histoire du retable est fort complexe, et Cécile Oulhen la retrace aus- si précisément que possible. Contrairement à l’hypothèse souvent retenue ces der- nières années, il ne provient pas originellement de la chapelle de l’hôpital Sainte- Anne : s’il a pu y séjourner un temps, à la fin duxviii e siècle, il a indéniablement été commandé pour l’ancienne cathédrale dont il fut le maître-autel. Il semble en effet mentionné dans le procès-verbal de prééminences dressé en 1755, en prévision de la démolition de l’édifice. Commence alors pour le retable anversois une séquence redoutable de démembrements (les volets peints, encore attestés en 1755, dis- paraissent) et de déménagements successifs : chapelle Sainte-Anne, vieille église Saint-Aubin (jusqu’en 1812, au témoignage sûr de l’abbé Carron, curé de Saint- Germain), recoins de la ci-devant abbatiale Saint-Melaine (1813) puis greniers du palais épiscopal où il se trouve lorsque des membres de la Société Française pour la Conservation des Monuments historiques (future Société Française d’Archéo- logie) le signalent en 1840. À l’heure de la redécouverte du gothique, les années médianes du xixe siècle voient une véritable entreprise de sauvetage conduite par Prosper Mérimée et Arcisse de Caumont, localement menée par Jules Aussant à qui le retable doit beaucoup. Comme membre fondateur puis président de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, avant de devenir conservateur du Musée archéolo- gique, il parvient à faire ressurgir bien des fragments dispersés jusqu’en Basse-Bre- tagne et obtient le dépôt de l’œuvre au Musée. Le retable manque pourtant de dis- paraître à nouveau quand Mgr Brossays Saint-Marc envisage, en 1857, de le vendre pour financer les travaux de décoration de la nouvelle cathédrale. La modestie du prix de vente l’en dissuada finalement mais il tint à récupérer l’œuvre, qu’il fit ins- taller en 1872 dans l’ancienne chapelle Saint-Melaine de sa « Métropole ». L’arrivée du retable à Rennes n’est pas précisément documentée mais plusieurs indices attestent, aux environs de 1520, d’un mouvement cohérent de rénovation du chœur de la cathédrale : jubé et balustrade, stalles (remplacées au début des années 1520 grâce au mécénat de la famille d’Epinay) et donc retable. L’ouvrage évoque ici le possible rôle de l’évêque Yves Mahyeuc. Sur ce point, il me semble possible d’aller plus loin en se fondant sur la déclaration d’un déposant au procès en béatification de ce dernier en 1637 : Roch Lezot dit tenir de son propre père (mort en 1600) que le « bon Yves » avait « fait le chœur de ladite église élever,

218 Comptes rendus mettre en lambris et peindre toutes colonnes dudit chœur en image de Paradis et couronnement de la béate Vierge comme il paraît encore » (traduction d’Augustin Pic dans Augustin Pic et Georges Provost, dir. Yves Mahyeuc. Rennes en Renais- sance, Rennes, PUR, 2010, p. 354-355). Certes, il n’est pas question ici du retable mais le choix de représenter le Couronnement de la Vierge semble significatif à deux titres. D’une part, il renforce la probabilité que le maître-autel ait été dédié à la Vierge (de manière assez inattendue dans une cathédrale sous le vocable de saint Pierre) ; d’autre part, la scène du Couronnement de la Vierge suggère une forme de continuité par rapport au cycle narratif du retable qui s’achève par l’Assomp- tion. L’évêque dominicain aura ainsi voulu prendre sa part de l’embellissement du chœur de la cathédrale, en prolongement du retable dont l’initiative reviendrait plus vraisemblablement au chapitre, hypothèse que renforce aujourd’hui la qualité exceptionnelle de l’objet. Combien l’on regrette ici que les délibérations capitu- laires ne soient conservées qu’à partir de 1526 ! Deux autres indices, valables pour la fin du xviie siècle, me semblent confirmer la présence dans le chœur de la cathédrale d’un maître-autel désormais quelque peu archaïque par rapport aux dévotions tridentines. En 1687, un inventaire (Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 1 G 261/1) atteste en effet la présence d’une « custode d’argent continuellement suspandue sur le grand autel » (donc une suspension eucharis- tique) et aussi d’» un tabernacle de bois doré pour servir à exposer le Très Saint Sacrement » : ne peut-on y voir les compléments, perçus comme indispensables à la fin duxvii e siècle, à un maître-autel gothique dépourvu de tabernacle ? À cette date, la priorité eucharistique donnée au maître-autel tendait sans doute à faire oublier le caractère marial des scènes représentées (d’autant que la cathédrale s’était dotée en 1635 d’un autre autel à la Vierge, dit « du Vœu », dans le transept Nord). On s’explique mieux qu’en 1755, l’inventaire des prééminences de la cathédrale l’ait caractérisé sommairement comme « la naissance et la vie du Sauveur ». En retrouvant sa beauté initiale, le retable anversois de la cathédrale livre ainsi une part de ses mystères. Il confirme la réalité de cette « Renaissance rennaise » d’avant 1532, si peu italienne encore mais pas moins « renaissante » pour autant. Et il avive notre attente du livre de synthèse sur la cathédrale Saint-Pierre, entreprise collective en cours depuis plusieurs années mais dont l’heureux aboutissement, sous la direction de Jean-Yves Andrieux, paraît désormais en vue.

Georges Provost

Alain Pauquet, Villageois en Touraine. La société à Chédigny de 1590 à 1914, Chemil- lé-sur-Indrois, Éditions Hugues de Chivré, 2020, 383 p.

Avec cet ouvrage, Alain Pauquet, agrégé d’histoire et docteur ès-lettres, nous offre une très belle étude d’histoire rurale. Si aucun reproche ne peut être fait à l’édition – la présentation et la réalisation du livre sont en effet excellentes –, il faut dire d’emblée que le travail de recherche très fouillé auquel s’est livré l’auteur aurait sans doute davantage trouvé son public s’il avait été proposé et diffusé par un éditeur national (ou universitaire). En effet, contrairement à ce que pourrait laisser supposer son titre, le livre d’Alain Pauquet est bien plus qu’une « classique monographie communale ». L’auteur, spécialiste de l’histoire politique et sociale du pays, est du reste un chercheur chevronné. Ancien élève de Maurice Aguhlon, Alain Pauquet a consacré sa thèse à la société en Berry au milieu du xixe siècle, thèse qu’il a soutenue en 1993 à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et publiée en 1998 aux éditions

219 Comptes rendus

L’Harmattan. L’auteur a aussi fait paraître en 2014 (toujours chez L’Harmattan) Une histoire de la citoyenneté politique en France. 30 documents d’archives du xviiie siècle à nos jours. Avec le présent ouvrage, l’historien de la sociabilité berrichonne au temps de Louis-Philippe et de la Seconde République est donc sorti de sa période de prédi- lection et de son champ d’investigation habituel. La réussite est pourtant bel et bien au rendez-vous, même si, au départ, l’objectif fixé était un peu ambitieux. À la manière d’Alain Corbin avec Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot (Flamma- rion, 1997), Alain Pauquet s’est en effet penché sur les « destins individuels et fami- liaux » de parfaits « inconnus » (paysans, artisans, nobles, ecclésiastiques, militaires et bourgeois) appartenant tous, de près ou de loin, à une « société villageoise » située au sud-est de la Touraine, précisément dans l’actuelle commune de Chédi- gny (Indre-et-Loire). En réalité, au moins un des « personnages » évoqués dans le livre d’Alain Pauquet n’est pas un inconnu. En effet, à la fin du xviiie siècle, le village de Chédigny a eu pour seigneur un certain La Fayette ! Autre précision importante, l’auteur, à la façon des « enquêtes ethnologiques » menées par d’illustres prédé- cesseurs (dont Edgard Morin), a choisi de concentrer son regard sur les habitants d’un seul et unique hameau, celui de La Joubardière, soit, durant toute la période étudiée, jamais plus d’une dizaine de bâtiments et environ vingt-cinq habitants au maximum. L’auteur entendait ainsi utiliser un « genre historiographique » bien connu des historiens : la micro-histoire. Au final, malgré les difficultés et les travers de la démarche historique choisie (difficultés et travers que l’auteur aurait sans doute dû exposer brièvement en préambule), les apports du livre d’Alain Pauquet sont nombreux. L’introduction présente l’objectif principal du livre : « retrouver le monde rural d’autrefois et son évolution en sortant de l’ombre une société locale tout entière, à l’échelle d’une commune, depuis la fin du xvie siècle jusqu’à la veille du premier conflit mondial », le cadre chronologique choisi (qui comprend, ce n’est pas cou- rant, à la fois l’Ancien Régime et le début de l’époque contemporaine) étant « impo- sé » par les sources. De fait, en amont, avant 1590, l’étude projetée était difficilement réalisable dans la mesure où les archives disponibles étaient rares. En aval, les règles de communicabilité imposaient de s’arrêter au début du siècle précédent. Pour mener à bien son travail, l’auteur a eu recours à des matériaux multiples et variés : actes notariés (au nombre de 276, étalés entre le xviie et l’orée du xxe siècle), tables alphabétiques du Contrôle des actes, registres de l’Enregistrement et de la Conservation des hypothèques, registres paroissiaux et d’état civil, archives judi- ciaires, autant de sources (finalement assez « classiques ») qui ont servi de base à « la reconstitution de biographies et de destins familiaux » – c’est une des grandes richesses et originalités du livre – mais aussi à la description détaillée des condi- tions des baux agricoles, de la vie et de l’habitat des générations d’individus qui se sont succédé à La Joubardière. Pour comprendre comment le « hameau-témoin » et ses habitants s’inséraient dans le « contexte régional et national », on oserait dire dans la « grande Histoire », de nombreuses autres sources ont également été convo- quées : titres seigneuriaux, archives ecclésiastiques, délibérations municipales, recensements, cadastre, archives administratives ou politiques, notamment élec- torales. Enfin, pour mener à bien son « enquête de micro-histoire », Alain Pauquet a utilisé la Monographie de Chédigny, soit le « mémoire » d’un instituteur local rédigé à la fin du xixe siècle et primé en 1900 à l’occasion de l’exposition universelle de Paris. Tout en suivant un fil chronologique, le livre comprend deux types de cha- pitres, judicieusement associés et organisés. Ainsi, si la plupart (huit sur douze) sont consacrés à la vie sociale du hameau choisi, les autres décrivent « les cadres institutionnels, sociaux, démographiques et culturels plus généraux » dans lesquels

220 Comptes rendus celui-ci « évoluait à l’échelle des seigneuries et des paroisses sous l’Ancien Régime, et de la commune après 1790 ». En jouant sur deux échelles, l’auteur offre donc la possibilité au lecteur de suivre et d’observer « le processus par lequel cette société locale s’est insérée peu à peu dans la société française globale ». De fait, dans l’ou- vrage proposé par Alain Pauquet, on trouvera à la fois des données et des dévelop- pements très précis sur les « structures », le fonctionnement et l’organisation de la « société rurale » étudiée (avec de nombreux passages consacrés à la vie agricole et à la démographie locale) ainsi que de larges ouvertures sur les évolutions poli- tiques et sociales de la société française tout entière. Au total, le livre, extrêmement clair et bien écrit et, qui plus est, d’une grande richesse par les descriptions, exemples concrets et analyses qu’il contient, permet de répondre à quelques-unes des hypothèses et questions que les historiens du monde rural se posent depuis de nombreuses années. En ce sens, le travail d’Alain Pauquet vient confirmer ou préciser certaines des réponses déjà apportées. Il en est ainsi de la place des femmes dans la « société villageoise » d’autrefois. Long- temps sous-évaluée, celle-ci est désormais appréhendée et décrite à sa plus juste valeur. Les Villageois en Touraine en offre une parfaite illustration. Plus spécifique- ment, l’auteur observe à propos des redevances seigneuriales « le non-paiement de plus en plus généralisé » de celles-ci « pendant les deux décennies précédant la Révolution française ». Ce phénomène, suggère l’auteur, aurait pu préparer « l’effon- drement » du « régime seigneurial » survenu en 1789. Quant à la fameuse « réac- tion féodale », que les historiens situent généralement dans la seconde moitié du xviiie siècle, Alain Pauquet l’observe dans la localité étudiée « déjà au xviie siècle ». Autre spécificité relevée à Chédigny : lexviii e siècle, « qu’on se représente habituel- lement en proie à une véritable expansion économique à partir de 1730 environ », apparaît ici « en relative stagnation », en partie à cause « d’incidents climatiques » locaux. Néanmoins, l’auteur observe qu’au cours du siècle des Lumières, « la situa- tion économique précaire » du village n’a pas empêché, comme partout ailleurs, l’éclosion d’« une sensibilité nouvelle » et « la diffusion des idées qui ont préparé et réalisé la Révolution française ». Autre démonstration intéressante faite dans le livre : « aux xviie et xviiie siècles, les métayers ne restaient que quelques années dans la même exploitation ». De même, quels que soient les propriétaires, « les maisons, métairies, borderies [un terme apparu à Chédigny vers les années 1730-1740] et locatures étaient vendues et revendues assez fréquemment ». Ainsi, contrairement à l’idée autrefois cou- ramment admise selon laquelle les familles de paysans restaient naguère dans les mêmes demeures plusieurs générations durant, « c’est au contraire l’image d’un brassage et d’un renouvellement constant qui ressort ». Par ailleurs, en termes d’évolutions sociales, l’auteur note que dans le village étudié, « passer du statut de petit laboureur ou même de journalier à celui de laboureur enrichi semble avoir été au xviie siècle plus facile qu’au xviiie. […] Quant aux laboureurs métayers ou fermiers qui les employaient, leur sort semble aussi s’être aggravé au xviiie siècle ». Ainsi, « pris globalement, le monde paysan local » a subi durant ce siècle « un ap- pauvrissement, voire une dépossession, au profit de la noblesse et de la bourgeoi- sie des notaires, des officiers et des marchands fermiers ». Certes, par la suite, la Révolution française va « commencer à changer ce rapport de force, mais seule la croissance de la production et des échanges au cours des xixe et xxe siècles permet- tra de sortir peu à peu de la pauvreté » qui affectait jusque-là le monde paysan. Du reste, à Chédigny comme ailleurs, surtout dans la deuxième moitié du xviie siècle et au début du siècle suivant, certains seigneurs ont connu eux aussi « les affres de l’endettement », tel Joseph de Jussac, disparu mystérieusement (suicide ?) au début des années 1670. Un peu plus tard, après la Révolution et l’Empire, l’auteur

221 Comptes rendus observe que la commune a connu « la domination durable d’une bourgeoisie fon- cière et rentière caractéristique du xixe siècle ». D’une manière générale, Alain Pau- quet décrit comment, au cours du xixe siècle, Chédigny est sorti de « l’isolement relatif » dans lequel la commune était plongée depuis des siècles, en particulier à cause des problèmes posés par l’absence de pont sur son territoire. À ce sujet, le dernier chapitre, sans doute l’un des plus réussis du livre, montre de manière extrêmement claire et précise comment le village a effectué, de 1815 à 1914, « son insertion dans la société globale ». Parmi les éléments qui ont contribué à cette « in- sertion », l’auteur évoque bien évidemment l’instruction publique, les élections, les aménagements publics, les transports et, moins souvent évoqués, la garde natio- nale ou encore le « fait culturel ». Du reste, au fil du livre, et de manière souvent très fine et concrète, l’auteur fournit de nombreux éléments permettant d’observer sur le temps long les changements survenus à Chédigny dans le domaine du rapport à l’espace, pour les paysans comme pour les « élites », et à propos des évolutions relatives aux interactions et contacts avec le « monde extérieur », le tout s’opérant grâce à une « série de connexions croissantes ». Voici, parmi d’autres, quelques-unes des observations et conclusions conte- nues dans le bon livre d’Alain Pauquet, un livre qui devrait être utile aussi bien aux historiens modernistes que contemporainistes, qu’ils s’intéressent à l’histoire rurale, sociale ou encore politique du pays.

Fabrice Mauclair

Maillard, Brigitte et Maillard, Jacques, L’intendance de Tours à la fin du xviie siècle (Touraine, Anjou, Maine). Édition critique du mémoire « pour l’instruction du duc de Bourgogne », Paris, éditions du CTHS, 2019, 774 p.

Dans les débuts du règne personnel de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert, qui était pour l’heure le membre le plus important du Contrôle royal des finances mis en place en septembre 1661, avait conçu un projet d’histoire générale de la France et demandé à « MM les maîtres des requêtes commissaires départis pour l’exécu- tion des ordres du roi », autrement dit les intendants des provinces, de rechercher les personnes capables de faire ce travail. En 1663, il leur fit parvenir uneInstruc - tion leur ordonnant de mener une enquête détaillée sur leurs circonscriptions, les « généralités », dans le but essentiel de connaître leurs disponibilités financières en vue d’alimenter le Trésor royal. Une trentaine d’années plus tard, en 1697, une autre enquête plus développée fut adressée aux intendants – dont celui de la généralité de Tours Thomas Hue de Miromesnil –, le questionnaire pour l’éducation du duc de Bourgogne, par le duc de Beauvilliers (1648-1714), Paul de Saint-Aignan, le propre gendre de Colbert. Le mémoire qui fut rédigé en réponse a été souvent attribué à Miromesnil lui-même bien qu’il semble n’avoir nullement participé à sa rédaction. Les principaux auteurs ou inspirateurs de ce texte furent plutôt, pour la Touraine Pierre Carreau (un érudit local qui avait longtemps songé à rédiger une histoire de sa province, un projet abandonné à la mort de Colbert) et l’abbé Louis de Courcil- lon de Dangeau, pour l’Anjou Nicolas Pétrineau sieur des Noulis, président de la prévôté d’Angers), et pour le Maine Julien Leclerc du Flécheray procureur fiscal du comté de Laval dont il avait rédigé une Description qui sera publiée ultérieurement, et là encore Dangeau dont la famille était originaire du Maine. Bien que 34 copies du mémoire « pour l’instruction du duc de Bourgogne » dans son intégralité soient aujourd’hui disponibles, répartis dans 17 dépôts d’archives,

222 Comptes rendus il n’avait jusqu’ici jamais fait l’objet d’une publication intégrale, pour l’ensemble des trois provinces. Brigitte et Jacques Maillard ont eu la bonne idée de s’en char- ger. Nul ne pouvait être plus compétent pour présenter et analyser ce document que ce couple d’historiens modernistes tous deux bien connus des lecteurs de nos Annales, spécialistes, entre autres, pour Brigitte de la Touraine, pour Jacques de l’Anjou. Leur choix s’est porté sur un exemplaire appartenant à une collection constituée pour le duc de Nivernais, petit-neveu de Mazarin, conservé à la Biblio- thèque Nationale de France, dont l’écriture leur est apparue la plus soignée. Le mémoire de 1698 qui constitue le cœur de l’ouvrage que nous présentons s’étend sur 127 pages, soit environ 16 % du livre. Il est précédé d’une Introduction générale de longueur quasiment identique, 137 pages, et suivi d’une centaine de pages rassemblant les sources, une abondante bibliographie (267 titres) couvrant toute la période qui s’étend des xviie-xviiie siècles à nos jours, les indispensables index des noms de personnes et de lieux, la table des cartes (cartes des diocèses, des sièges d’élection de la généralité de Tours, et des « principaux lieux cités dans le mémoire »), ainsi que divers documents annexes. Parmi eux, le Mémoire pour répondre à Monsieur l’Intendant à ses demandes sur la province du Maine envoyé le [sic] novembre 1697, resté anonyme, semble avoir été une sorte d’esquisse prépa- ratoire au texte de 1698, mais qui n’a pas été reprise dans ce dernier, sans doute en raison, comme le suggèrent nos auteurs, de la teneur trop critique de certains de ses éléments, dans les domaines de l’économie rurale et de la fiscalité notamment. On insistera sur la richesse de l’Introduction générale qui couvre à elle seule près du cinquième du livre, ainsi que celle d’un grand nombre des 4 266 notes de l’ouvrage, dont beaucoup ne sont pas de simples références bibliographiques, mais de véritables exposés complémentaires. Le premier des quatre chapitres qui com- posent cette Introduction est consacré à l’auteur prétendu du mémoire, Miromesnil, sa famille, ses activités « professionnelles », qui couvrent un très large domaine, de la gestion des finances aux travaux publics en passant par la surveillance des manufactures, et le maintien de l’ordre en général. Viennent ensuite, sur deux chapitres, la présentation du mémoire en lui-même, sa genèse, les étapes de sa rédaction, les sources des informations qu’il fournit. Le dernier de ces chapitres introductifs, le plus important, est une analyse du contenu de l’ouvrage dont la valeur est jaugée à la lumière de l’importante production scientifique parue depuis la fin du xviie siècle, tant pour l’espace géographique considéré que pour l’ensemble du royaume. Y sont abordés successivement l’agriculture, l’élevage, une des « plus grandes richesses » de la province, avec ses spécificités locales, les ânes et mulets de la région de Mirebeau par exemple, les activités manufacturières, toiles d’Anjou et du Maine, soierie tourangelle dont le texte souligne les faiblesses. Le mémoire sur l’intendance de Tours « pour l’instruction du duc de Bourgogne » dresse un portrait incomplet de l’état de la généralité au crépuscule du Grand Siècle. Qu’il ne s’intéresse guère à la chose militaire n’a rien qui puisse nous étonner : c’est un domaine qui ne figure pas dans le « questionnaire » de Beauvilliers et pour lequel la compétence des intendants est limitée. Il ne traite pas équitablement les trois provinces : la Touraine, siège de la généralité, est très favorisée puisque les pages qui lui sont consacrées sont plus de deux fois supérieures en nombre à celles qui concernent l’Anjou ou le Maine (40 contre respectivement 17 et 16). Pour chaque province, le mémoire commence par une rapide description générale puis passe en revue les différentes élections qui la composent avant d’évoquer les survivances de son ancienne structure féodale par le biais des terres tirées, « duchez, marquisats, vicomtés et baronnies », et il termine par ses institutions religieuses. Brigitte et Jacques Maillard relèvent le « ton franchement pessimiste » du texte dans le domaine économique et social, reflet de « la misère des temps », dont les

223 Comptes rendus auteurs du mémoire ne cherchent cependant pas à identifier les causes, pas plus qu’ils ne s’intéressent aux origines du déclin de la population de la province, sou- vent énoncé sans que jamais, ou presque, il ne soit mis en relation avec la grande famine de 1693-1694 pourtant toute récente, ni avec les guerres successives du règne personnel de Louis XIV – celles de dévolution et de Hollande ne sont pas très éloignées dans le temps, celle dite de la Ligue d’Augsbourg, ou de Neuf Ans, est en cours et notre ville est un « lieu d’étapes » pour les troupes. D’une façon générale, le texte sacrifie à l’énumération au détriment de l’explication et de l’analyse. La répé- tition à satiété des formules du genre « Il y a » ceci ou cela dans tel ou tel endroit suffit à le montrer. Au-delà de ses lacunes, de ses affirmations péremptoires appelées à devenir pour certaines d’inévitables poncifs (par exemple, les Angevins, « ingénieux, d’un esprit doux, propres aux lettres et aux arts, mais peu entreprenants et peu labo- rieux », cité p. 192), le mémoire de 1698 « pour l’instruction du duc de Bourgogne » a donné naissance grâce à l’édition critique très largement enrichie qu’en ont fait Brigitte et Jacques Maillard, à un ouvrage majeur dont l’intérêt ne se borne pas aux limites de la généralité de Tours mais dont la lecture se recommande à tous les historiens de la France moderne, débutants ou confirmés, désireux de mieux com- prendre l’état et le fonctionnement du régime de la monarchie absolue au moment où il atteint son zénith.

Claude Petitfrère

Giraudon, Daniel, La clef des chants. Histoires de gwerzioù, Fouesnant, Yoran Emban- ner, 2020, 420 p.

Collecteur chevronné ayant recueilli un des plus grands fonds de traditions orales de Bretagne dans les dernières décennies et professeur émérite au dépar- tement de celtique de l’Université de Bretagne occidentale, Daniel Giraudon met à profit sa retraite depuis plusieurs années pour rendre accessible sous forme de publications variées le contenu remarquable de ses enquêtes. Son dernier ouvrage joliment intitulé La clef des chants reprend dix-huit études qu’il a conduites pour retrouver l’origine historique de complaintes en langue bretonne (gwerzioù) dont il a pour la plupart recueilli lui-même des versions lors de ses recherches de ter- rain. Pour chacune d’entre elles, il s’attache à confronter les textes chantés et les archives écrites accessibles pour les documenter, en particulier les registres pa- roissiaux et les archives judiciaires et notariales. Grâce à la précision des noms de lieux et de personnes qui forment une caractéristique marquante de ce répertoire, il parvient à dater le fait divers ayant donné lieu à la composition de chants qui sont ensuite passés dans la tradition orale avant d’être recueillis lors d’enquêtes ethnographiques plusieurs décennies ou plusieurs siècles après les événements. Plusieurs ensembles se dégagent dans cet ouvrage : les quatre premières études, qui se rapportent à des faits datés entre 1649 et 1707, portent sur des assas- sinats sur fond de rivalités entre familles notables. Les cinq suivantes retracent des noyades et naufrages situés entre 1709 et 1842. Puis viennent quatre complaintes se rapportant à la mort d’ecclésiastiques entre 1730 et 1754. Les dernières études, plus disparates, évoquent une chanson comique mettant en scène les mœurs lé- gères d’un prêtre au milieu du xviiie siècle, une complainte inspirée d’une feuille volante du xviie siècle – rare exemple de texte écrit conservé antérieurement aux gwerzioù recueillies de tradition orale –, et des études de cas sur des faits non pré-

224 Comptes rendus cisément datés mais culturellement très intéressants, qu’il s’agisse du vol sacrilège de la croix d’or de l’église de Plouaret ou de la circulation en Bretagne et en Europe du motif du vieillard aveugle qui donne des conseils pour choisir la terre où bâtir sa maison. C’est avant tout l’enquête policière qui intéresse Daniel Giraudon et qu’il nous livre pas à pas au cours d’une lecture passionnante, tant sur les chemins du Tré- gor où il a réalisé la majorité de ses enquêtes ethnographiques que dans les dé- pôts d’archives. On ne trouvera pas dans cet ouvrage une approche théorique sur l’usage des sources orales comme matière pour l’histoire. C’est par le cas pratique que l’auteur fait sa démonstration, en assumant une analyse qui touche parfois à l’érudition. Mais c’est ce souci de recherche pointilleuse qui permet de mettre à jour de façon convaincante la datation de nombreux faits divers ayant donné lieu à des gwerzioù, permettant ainsi d’augmenter significativement le nombre de datations de complaintes bretonnes des xviie et xviiie siècles par rapport au cor- pus déjà recensé. Certains regretteront peut-être une lecture très positiviste des traditions orales (l’analyse se concentre avant tout sur la possibilité ou non de vérifier si les informations fournies par les chansons sont historiquement exactes) et l’absence d’une remise en perspective large de chaque cas au sein du répertoire plus vaste des complaintes en Bretagne ou ailleurs et en lien avec les travaux réali- sés par d’autres chercheurs. Mais les compétences de l’ethnographe, la richesse et la connaissance des sources orales recueillies et mobilisées par le collecteur sont remarquables. Les conclusions et hypothèses proposées quant à l’interaction entre oral et écrit et l’indication des auteurs supposés des compositions permettront pour leur part d’alimenter les débats sur l’origine et la circulation des traditions orales. Ces études ont pour la plupart, et dans des formats proches, déjà été publiées sous la forme d’articles éclatés – dont plusieurs dans les Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest – et il est dommage que les références aux premières publications n’aient pas été mentionnées dans l’ouvrage. Mais l’idée rassembler ces travaux en un seul volume est tout à fait judicieux : au-delà des comparaisons possibles entre les chansons ou de la mise à disposition auprès d’un large public d’articles d’abord publiés en breton (dans le cas de la gwerz sur la mort de Toussaint de Kerguézec en 1709), la juxtaposition des chapitres permet de mesurer à quel point l’ancrage des gwerzioù dans l’histoire locale est une donnée caractéristique de ce répertoire. L’ouvrage offre en outre une plus-value précieuse par rapport aux articles précé- demment publiés à travers la riche iconographie en noir et blanc et en couleur qui accompagne chaque étude : les photos des interprètes et des lieux nommés dans les complaintes notamment, prises pour la plupart par l’auteur lui-même, sont très appréciables. Il ne manque que le son, et on espère donc que le prochain ouvrage de Daniel Giraudon rassemblera les textes, partitions et enregistrements sonores de son exceptionnelle collecte de chansons de tradition orale en Bretagne.

Éva Guillorel

Le Bouëdec, Gérard et Cérino, Christophe, Lorient, ville portuaire. Une nouvelle his- toire des origines à nos jours, préface de Norbert Métairie, Rennes, Presses uni- versitaires de Rennes, Hors collection, 2017, 398 p.

En 1988, les éditions Privat publiaient une Histoire de Lorient sous la direction de Claude Nières, dans leur fameuse collection consacrée aux villes de France.

225 Comptes rendus

Moins de trente ans plus tard, ce beau et solide volume permet de mesurer les progrès accomplis par la recherche scientifique sur ce sujet, notamment au sein de l’université de Bretagne Sud, fondée officiellement en 1995, dont la ville de Lorient accueille les formations en Lettres, Sciences Humaines et Sociales à l’intérieur de son bâtiment « Le Paquebot ». Dans sa préface, Gérard Le Bouëdec, professeur émé- rite d’histoire maritime à l’université de Bretagne Sud, présente d’ailleurs ce livre comme un « hommage » à ses étudiants de master et à ses doctorants. La biblio- graphie (p. 353-370), organisée autour de quatre entrées – Histoire du Pays de Lo- rient ; Histoire du Morbihan ; Histoire de la Bretagne ; Histoire maritime nationale et internationale – rend compte de cette dynamique, en consacrant à chaque fois une rubrique fournie aux « Travaux universitaires ». Les publications des deux auteurs ne sont pas oubliées – pas moins de 120 titres pour Gérard Le Bouëdec et 30 pour Christophe Cérino, ingénieur de recherche à l’université de Bretagne Sud qui s’est spécialisé dans l’histoire de la base de sous-marins de Keroman après sa thèse consacrée à Belle-Île-en-Mer sous le règne de Louis XV – et attestent de leur inves- tissement majeur pour une meilleure connaissance historique du Pays de Lorient en particulier, mais également de l’histoire maritime en général. Ils ont ensemble été à l’origine du Groupement d’intérêt scientifique (GIS) d’histoire maritime, créé en 2005, devenu depuis 2015 GIS d’Histoire et Sciences de la mer, qui fédère actuel- lement 36 établissements français et 35 étrangers. Au-delà de l’université, l’ouvrage doit également beaucoup aux ressources et aux productions des différentes insti- tutions présentes sur le territoire, du Service historique de la Défense au musée de la Compagnie des Indes, en passant par les archives municipales de Lorient, sans oublier les différentes sociétés savantes locales. Les nombreuses illustrations qui agrémentent le volume en témoignent : plans, documents-sources, photographies anciennes et récentes, portraits. Le parti pris du livre est « d’offrir une interprétation de la trajectoire lorien- taise de 1666 à nos jours à travers celle de ses ports » (p. 10). En effet, depuis « l’invention » de Lorient, les destins du/des port-s et de la ville sont intimement liés, même si le projet initial ne comportait pas de fondation citadine. Ainsi, en août 1666, Denis Langlois, directeur de la première Compagnie des Indes, délimite-t-il dans la lande du Faouëdic, sur les terres de Rohan-Guéméné, paroisse de Ploemeur, le site du chantier de construction navale de la Compagnie, en face de Port-Louis, port effectivement retenu pour être son siège océanique. La situation évolue dès le début du xviiie siècle, avec l’érection en paroisse du lieu-dit « Orient », berceau de la future ville de Lorient qui dispose à partir de 1738 d’institutions municipales. Il faut en effet de la main-d’œuvre pour le port-arsenal, point central de la configuration urbaine sur le temps long, et la croissance démographique champignon – 3 000 habitants en 1700, 7 000 en 1730 et 15 000/18 000 vers 1760 – impose des transfor- mations. À titre de comparaison, l’agglomération de Lorient compte aujourd’hui près de 220 000 habitants, ce qui la positionne au quatrième rang de la Bretagne historique, derrière Nantes, Rennes et Brest. L’ouvrage est divisé en six grandes parties qui scandent l’histoire de la ville portuaire, « deux fois nouvelle à trois siècles d’intervalle » (p. 345) : « Le port et la ville de la Compagnie des Indes, des origines à 1770 » (p. 15-73) ; « De l’âge d’or lorientais à la fin d’un monde, 1770-1820 » (p. 75-122) ; « Lorient, quatrième port-arse- nal français : innovation technologique et développement, 1820-1914 » (p. 123-190) ; « Du modèle portuaire idéal à la destruction de Lorient, 1914-1945 » (p. 191-232) ; « Reconstruction et nouvelles dynamiques portuaires, 1945-1992 (pages 233-298) ; Le temps des reconversions et des défis, 1993-2016 » (p. 299-344). Derrière cette chronologie émerge ce que Gérard Le Bouëdec qualifie de « trilogie portuaire lorien- taise » : d’abord, le port des trois Compagnies des Indes successives et du commerce

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français avec l’Asie (xviie-xviiie siècles) ; ensuite, le port-arsenal de la Marine, dont les origines remontent au xviie siècle mais dont l’essor intervient au cours du xixe siècle, période marquée par l’avènement des bâtiments en fer et à vapeur, puis de gigan- tesques cuirassés ; enfin, le port de la pêche hauturière, de l’invention du chalutage à vapeur comme alternative aux pêches côtières au tournant du xxe siècle, jusqu’à l’armement Scapêche du groupe Intermarché. Ces transformations nécessitent des aménagements et une extension des installations portuaires depuis le noyau origi- nel des chantiers de la Compagnie des Indes, investi par la Marine, avec la poldéri- sation des lagunes situées au nord de la rive droite du Scorff et sur la rive gauche, puis la création, toujours avec le soutien de la Marine, d’un quai pour le commerce à Kergroise, et d’un complexe portuaire complet pour la pêche à Keroman. C’est peu dire que le rôle de l’État a été déterminant dans l’histoire de Lorient dès sa naissance sous le règne personnel de Louis XIV, au moment où Jean-Baptiste Colbert cherche à appliquer les doctrines mercantilistes à l’économie française. La présence et le développement d’infrastructures militaires constituent sur la longue durée le signe de la présence de la monarchie puis de la république. La période de l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale voit Lorient devenir la plus grande base pour U-boote du Reich et conduit les Alliés à bombarder la ville et ses ports au début de l’année 1943, avec pour conséquence leur destruction totale. Si la reconstruction après le conflit s’est faite avec l’appui de l’État, les der- nières décennies – à partir des années 1990 – sont caractérisées par un effacement de celui-ci, obligeant les pouvoirs publics lorientais à prendre la main sur le destin de la cité, avec un niveau décisionnel jamais atteint jusqu’alors. Les orientations prises montrent que Lorient continue à écrire son destin en regardant vers la mer. En définitive, ce volume dédié au cas lorientais, relatant avec une grande minu- tie trois siècles et demi d’activités et de recompositions, comportant de précieux tableaux chiffrés et d’utiles index des noms de lieux (jusqu’aux quartiers et lieux- dits) et de personnes, s’impose comme un livre de référence pour quiconque s’inté- resse à l’histoire maritime et portuaire.

Bernard Michon

Le Bouëdec, Gérard, Lorient et le Morbihan. Une histoire de ressentiments et de rivali- tés (1666-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, Collection Histoire, 2019, 140 p.

Ce court essai s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage que Gérard Le Bouëdec a publié avec Christophe Cérino, chez le même éditeur, sous le titre : Lorient, ville portuaire. Une nouvelle histoire des origines à nos jours. Il s’agit cette fois de « suivre l’onde de choc de ce séisme lorientais pour comprendre les réactions, les frus- trations, les ressentiments qui nourrissent consciemment ou inconsciemment des rivalités durables » (p. 7-8). La création de Lorient en 1666 et l’implantation réussie de ce « corps étranger » sur un territoire qui devient au moment de la Révolution le Morbihan, provoque en effet de nombreux bouleversements, puisque cette ville nouvelle ne tarde pas à vouloir en dominer la partie occidentale, en attendant plus. C’est bien la question des pouvoirs et de leur éventuelle redistribution qui est au cœur des conflits avec Vannes, bien entendu, mais aussi avec Ploemeur – la pa- roisse d’implantation de Lorient –, Port-Louis ou Hennebont. Pour construire son analyse, Gérard Le Bouëdec a pu s’appuyer sur ses propres recherches – en premier lieu sa thèse d’État, Le port et l’arsenal de Lorient,

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de la Compagnie des Indes à la marine cuirassée, une reconversion réussie (xviiie- xixe siècles), Paris, Librairie de l’Inde, 1994 – mais aussi sur des travaux d’étudiants de l’université de Bretagne Sud qu’il a initiés et dirigés, en particulier la thèse de Catherine Guillevic – L’impact d’une ville nouvelle dans la Bretagne du xviiie siècle. Lorient et la Compagnie des Indes, Rennes, PUR, 2015 – et le mémoire de DEA inédit de Julien Amghar – Les constructions portuaires et les activités maritimes dans le golfe du Morbihan, du xviiie siècle au début du xxe siècle, 2001. On peut à ce sujet regret- ter l’absence de bibliographie et de répertoire des sources mobilisées qui auraient permis au lecteur de retrouver plus facilement certaines références. Cela aurait été d’autant plus précieux que l’appareil critique du volume est limité : seulement 142 notes de bas de pages. Le livre est divisé en quatre chapitres. Le premier – « Lorient à la conquête de son territoire, 1666-1786 » (p. 15-34) – aborde les relations conflictuelles entre, d’une part, la Compagnie des Indes et la cité marchande et, d’autre part, la famille des Rohan-Guémené, propriétaire des terres où s’implantent d’abord les chantiers de construction de navires, puis la ville neuve. Gérard Le Bouëdec montre que Lorient est un « mille-feuille juridique » (p. 25), situation fréquente dans la France d’Ancien Régime, propice à des querelles d’autorité entre la communauté de ville et le pou- voir seigneurial. La faillite des Rohan, prononcée en 1782, et le rachat de Lorient par le roi, en 1786, fait de Lorient, à la veille de la Révolution, une ville sans noble, « associé[e] à la chute d’une des plus grandes familles de cour française » (p. 34). Dans le deuxième chapitre – « Lorient et la déstabilisation de son environne- ment territorial » (p. 35-54) – l’auteur s’intéresse aux motifs des ressentiments. Ils sont d’abord territoriaux pour la paroisse rurale de Ploemeur qui voit une partie de son territoire progressivement occupée par les ouvriers des chantiers navals, puis amputée au profit de Lorient. Ils sont ensuite économiques : Lorient s’impose comme le premier pôle maritime de Bretagne sud en bénéficiant de privilèges accor- dés par la monarchie – le monopole du commerce avec l’océan Indien – et de nom- breux investissements de l’État pour développer ses infrastructures portuaires, notamment son arsenal militaire, tandis que les autres ports, à l’image de Port- Louis, Hennebont, Auray et Vannes, vivotent grâce aux commerces traditionnels, portés seulement par le cabotage agroalimentaire et l’exploitation des ressources halieutiques, les tentatives vannetaises dans les secteurs plus spéculatifs du com- merce antillais et de la traite des Noirs restant très ponctuelles. Le déséquilibre est trop flagrant pour ne pas provoquer des frustrations. Les ressentiments sont enfin institutionnels : Lorient émerge dans un espace organisé d’un point de vue admi- nistratif principalement autour de la ville de Vannes qui abrite en 1766 pas moins de onze juridictions royales, sans compter les juridictions seigneuriales, et, dans une moindre mesure, de celle d’Hennebont, siège de la sénéchaussée dont dépend directement la ville du Blavet. Entre 1768 et 1782, la « grande offensive tous azimuts de Lorient » (p. 46) vise la subdélégation et la sénéchaussée d’Hennebont, le consu- lat de commerce et l’amirauté de Vannes. Les appétits lorientais sont partiellement satisfaits mais ceci entraîne une véritable rancœur, spécialement des Vannetais. Le troisième chapitre – « Naissance politique de Lorient (1788-1791) : quand les ressentiments deviennent des armes politiques anti-lorientaises » (p. 55-103) – constitue le cœur de l’essai de Gérard Le Bouëdec. Dans le temps court des débuts de la Révolution, il y examine finement la manière dont Lorient s’engage résolu- ment dans les changements en cours, diffusant « son image de ville révolutionnaire auprès certes de l’Assemblée mais aussi auprès des municipalités de Bretagne et dans les paroisses environnantes » (p. 74). Cette période est marquée par une forme « d’arrogance » lorientaise qui engendre une rupture avec tout le territoire, autour des débats successifs sur la détermination des chefs-lieux du département

228 Comptes rendus et du district, sur les territoires des communes, enfin sur la mise en place de la Constitution civile du clergé. Lorient ne tarde pas à s’affirmer comme « le leader de la Révolution et son gendarme dans le Morbihan » (p. 102), dans un département qui embrasse largement le camp de la contre-Révolution. Dans le quatrième et dernier chapitre – « La pérennité du ressentiment entre le pays de Lorient (Lorient-Port-Louis-Pleomeur-Hennebont) et Vannes : une fracture politique durable ravivée dans la seconde moitié du xixe siècle » (p. 105-123) – l’au- teur montre que si les ressentiments des communes proches de Lorient tendent à s’atténuer, grâce à la dynamique économique engendrée par la révolution sardi- nière, la croissance de l’industrie métallurgique et l’essor du balnéaire, c’est loin d’être le cas à Vannes qui certes conserve sa prééminence administrative, mais reste largement figée dans ses structures héritées de l’Ancien Régime. Les tenta- tives d’implantation de grands ports militaires et de commerce dans le golfe du Morbihan datant de la fin duxix e siècle et du début du xxe siècle, comme celle d’ob- tenir la création d’une chambre de commerce à Vannes, témoignent d’une volonté de changer profondément les choses, mais ces projets sont jugés « chimériques » par Gérard Le Bouëdec (p. 113). En dernière analyse, comprendre la construction de ces ressentiments im- plique, selon l’auteur, de « se pencher sur les rapports de forces » (p. 130). Pour lui, Lorient incarne l’offensive d’un « nouveau monde mondialisé puis inséré dans la révolution industrielle », tandis que les autres sites sont systématiquement sur la défensive face à cette ville qui peut compter sur le soutien de l’État et sur une élite entrepreneuriale très active. La lecture de ce stimulant ouvrage appellerait des prolongements, d’abord chronologiques : pourquoi arrêter l’étude en 1914, alors que la nouvelle histoire portuaire de Lorient s’achève en 2016 et que l’exemple de la création de l’univer- sité de Bretagne Sud, cité par Gérard Le Bouëdec dans son introduction, illustre un rapprochement entre Lorient et Vannes ? Même si chaque cas est par définition unique, cette étude doit ensuite susciter des approches comparatives, en premier lieu avec les autres ports-arsenaux français, à l’image de Brest dans son rapport avec Quimper et le Finistère ou de Cherbourg dans ses relations avec Saint-Lô et la Manche. N’est-ce pas là un beau sujet pour un futur volume ?

Bernard Michon

1914-1918. Les pupilles d’Ille-et-Vilaine morts pour la France, Rennes, Archives dépar- tementales d’Ille-et-Vilaine, coll. « Patrimoine écrit d’Ille-et-Vilaine », novembre 2019, 165 p.

De nombreuses cérémonies ont été organisées à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. L’une d’entre elles, particulièrement émouvante, a rendu hommage aux pupilles et anciens pupilles de l’Assistance Publique d’Ille- et-Vilaine, « morts au champ d’honneur et disparus ». En souvenir de ces soldats, deux plaques ont été dévoilées au Conseil départemental le 9 novembre 2018. La plus ancienne, qui date de 1921, portait quatre-vingts noms. La seconde en a mis en lumière quatre-vingt-cinq autres. 1914- 1918, les pupilles d’Ille-et-Vilaine morts pour la France, paru en novembre 2019, fait suite à cette manifestation. Ce troisième volume de la collection Patrimoine écrit d’Ille-et-Vilaine est un travail collectif des Archives départementales et du service Adoption et accès aux données person- nelles de la direction Enfance Famille.

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Dans cet ouvrage, un livre d’or présente chacun des 165 pupilles avec leur nom, prénom, date et lieu de naissance ainsi que la date d’admission à l’Assistance Publique et la catégorie juridique. Il précise aussi leur grade et leur régiment au moment de leur décès. Sont également mentionnés le lieu d’inhumation lorsqu’il est connu, les monuments aux morts où figure leur nom, les citations et décora- tions éventuelles. Ces jeunes ont été élevés à l’école de la République où on leur a inculqué le sentiment de l’honneur. Il n’est donc pas étonnant que certains soient des engagés volontaires. La première plaque commémorative avait d’ailleurs été posée « pour l’édification des pupilles ». Une recherche approfondie a permis de brosser vingt-trois portraits individuels, détaillés et pleins d’empathie. Chaque auteur, avec sa sensibilité propre et selon la teneur des documents recueillis, retrace l’enfance et la vie de jeune adulte et de soldat du pupille disparu. Certains ont une histoire particulière comme Alphonse Descours, dont on découvre qu’il a été placé chez une nourrice sous un faux nom. À ses vingt ans, devant l’impossibilité de retrouver sa véritable identité, il est déclaré « né à Rennes de père et mère inconnus ». La plupart des autres reflètent la vie de nombre de pupilles. Louis Dévédec se retrouve abandonné suite au décès de sa mère et à la disparition de son père. Il est placé chez une nourrice à Corps-Nuds où il reste jusqu’à l’âge de douze ans. Sa santé est bonne, son caractère et sa moralité ne posent pas de problème. Bon élève, il obtient son certificat d’études élémentaires. Il est alors placé comme domestique de « maison bourgeoise », ce qui est un privilège, chez un médecin à Paris début décembre 1905. Son emploi du temps nous est relaté : lever à six heures (à 6 h 30 l’hiver), brossage des vêtements et des chaussures du maître de maison, petit-déjeuner (café au lait), puis ménage de l’antichambre du cabinet et du salon jusqu’à 10 h 45. Il met ensuite le couvert pour le déjeuner et, de 13 h 30 à 17 heures, se tient à disposition dans l’antichambre pour accueillir les clients. À 18 h 45 il met le couvert et sert le dîner. Il se couche à 21 h 30 sauf lorsque Monsieur et Madame sont au théâtre. Il est libre un dimanche sur deux, de 13 h à 18 h 30. Mais estimé trop jeune pour répondre aux besoins des patrons, il est finalement renvoyé en Bretagne, un mois plus tard. Victor Geslin, « gentil garçon », est plus classique- ment domestique agricole après son certificat d’études. « C’est un bon travailleur », dont tout le monde est content. À dix-sept ans, il est placé chez un agriculteur où il se trouve « comme un fils chez son père ». Il reviendra chez lui en permission, même après sa majorité. « Soldat très courageux faisant partie d’un groupe d’éclaireurs », il est muté début 1918 chez les tirailleurs indigènes comme caporal. Il est tué le 12 août. On découvre aussi que les jugements portés sur certains jeunes pupilles ne sont guère amènes, surtout pour les moralement abandonnés qu’un agent de l’AP décrit sans discernement comme des « éléments difficiles, vicieux ou délinquants », « qui ont vécu jusqu’à un âge avancé dans un milieu contaminé à l’école du vice et de la prostitution ». Ainsi Émile Lafosse est dit : « Sournois », « entêté », « arriéré, grossier, insolent » et jugé « pauvre garçon d’intelligence très bornée ». Dans le jugement de déchéance paternelle, sa mère avait été dépeinte comme une « mauvaise mère » qui ne peut que donner « de mauvais conseils et de déplorables exemples ». Émile part au front dès le 5 août 1914. Blessé à deux reprises, il meurt en 1915 dans la bataille de Champagne. Le monument aux morts de Vieuvy-sur-Couesnon porte son nom. Au-delà de ces biographies particulièrement intéressantes, des données d’en- semble sont apportées sur ces hommes et aussi sur l’ Assistance Publique d’Ille-et- Vilaine. Il est notamment relaté les fondements des lois Strauss des 27 et 28 juin de 1904, lois qui rénovent l’Assistance Publique et retirent les prérogatives des Com- missions administratives des hospices au bénéfice des préfets. Il est également brossé un portrait très vivant de l’inspecteur Émiland Cannet qui dirigea les ser- vices de l’ Assistance Publique d’Ille-et-Vilaine de juillet 1904 à fin décembre 1923 et

230 Comptes rendus fut un correspondant assidu des pupilles pendant la Guerre. On apprend aussi que parmi les 165 pupilles morts pour la France, 84 soit la moitié ont été des enfants abandonnés, 51 des moralement abandonnés (30,1 %) et 26 des orphelins (15,8 %), alors même que les nouveaux admis en 1900 sont pour les trois quarts des enfants abandonnés et que les moralement abandonnés ne représentent que 13,5 % des pupilles et les orphelins 10,5 %. L’âge d’entrée à l’As- sistance Publique apporte aussi de précieux renseignements. Seuls 4 % des soldats ont été accueillis avant un mois et 12 % entre un mois et un an. On sait pourtant par ailleurs que parmi les enfants abandonnés, de loin les plus nombreux des pupilles, huit sur dix arrivent avant un mois. Ce décalage avec les données relatives aux sol- dats décédés soulignent combien était importante la mortalité infantile des enfants trouvés et abandonnés, pupilles arrivés très tôt à l’Assistance Publique. Il est rap- pelé qu’après leurs premières années en nourrice, les pupilles de l’époque sont gagés dès treize ans, généralement comme pâtres puis domestiques agricoles. 134 des 165 pupilles exercent d’ailleurs un métier agricole. Il est aussi souligné combien l’Assistance Publique se veut gardienne du secret : les origines ne sont pas révélées et il n’est pas permis de correspondance avec la famille, même pendant la guerre. Les pupilles et anciens pupilles ont payé un lourd tribut à la Nation. Le plus jeune est mort à dix-huit ans, le plus âgé à quarante-huit. La très grande majorité des soldats honorés ont fait la guerre comme hommes de troupe. Presque tous appartiennent à l’infanterie, arme la plus décimée dans le conflit. En 1919, l’inspec- teur recensait sur 380 pupilles et anciens pupilles mobilisés, 65 morts au champ d’honneur, soit 21 % de tués, 110 blessés, 15 disparus et 22 faits prisonniers. La reproduction de documents enrichit agréablement les textes, tout au long de l’ouvrage et dans l’annexe « illustration ». Il s’agit en particulier de lettres et de cartes postales adressées à l’inspecteur. L’Assistance avait organisé un service spécial pour la correspondance avec les pupilles militaires. Certains courriers sont assez convenus et portent sur la demande d’un pécule ou le remerciement de son octroi. D’autres se rapprochent davantage d’une lettre personnelle adressée à un proche. Certains adoptent un ton très guerrier : « Je me suis engagé pour tuer et éventrer la chair non civilisée », écrit l’un ; « Je vous assure que les boches reçoivent quelque chose comme pruneau », témoigne un autre. D’autres courriers évoquent davantage les sentiments éprouvés : « La guerre est longue surtout pour nous qui n’avons ni parents ni aucune ressource ». D’autres encore, ou les mêmes, font part des condi- tions matérielles, comme par exemple le manque de cidre. Des photos nous rendent quelques-uns encore plus présents. Certaines comme celle d’Édouard Bandily ont été prises alors qu’ils étaient enfants. Mais les autres nous les montrent en soldats, à l’exemple de celle de Louis Dévédec en uniforme de zouave ou d’Eugène Bunel qui pose en août 1917. Yves Raimbault, quant à lui, arbore sa croix de guerre. Cet ouvrage plein d’enseignements et très vivant est un très bel hommage à ces jeunes hommes et à leur courage.

Martine Fauconnier Chabalier

Catala, Michel (dir.), Les poches de l’Atlantique 1944-1945. Le dernier acte de la Se- conde Guerre mondiale en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2019, 324 p.

Le « front des oubliés », c’est ainsi que dans le sud de la Bretagne l’on nomme les combats ayant eu lieu pour libérer les poches de l’Atlantique. L’ouvrage qui lui

231 Comptes rendus est ici consacré rassemble les actes d’un colloque organisé par Michel Catala en mai 2015, à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire de la libération de la poche de Saint-Nazaire. Composé d’une vingtaine d’articles et d’un livret pho- tographique de six pages, il éclaire d’un jour nouveau une histoire longtemps res- tée dans l’ombre, complétant intelligemment le travail de Stéphane Simonnet (Les poches de l’Atlantique. Les batailles oubliées de la Libération, janvier 1944-mai 1945, Paris, Tallandier, 2019 [2015]). L’objectif est affiché d’emblée : proposer une his- toire globale des poches, de leur constitution à leur mémoire, en passant par leur relèvement, sans négliger la diversité des situations locales (p. 8). Pour ce faire, l’ensemble est divisé en cinq parties, introduites par Hervé Drévillon qui, en s’inté- ressant au temps long de la guerre de siège, met en évidence le principe d’intégrité territoriale comme préalable à la compréhension des enjeux de la réduction de ces môles de résistance allemande (p. 13). Pour débuter, les auteurs présentent le contexte de formation ainsi que l’histoire des poches. Les enjeux et le déroulement de la libération de la Bretagne permettent notamment de mieux comprendre la constitution de celles de Lorient et de Saint- Nazaire, en août 1944. Bon nombre de résistants s’engagent alors dans la nouvelle armée française et poursuivent la guerre jusqu’en mai 1945 (Christian Bougeard). Dès lors que les forces alliées, qui foncent vers l’Allemagne, n’en font pas une prio- rité, le front de l’Atlantique est effectivement tenu par des troupes essentiellement formées de combattants français. Après avoir projeté leur libération prochaine, les civils présents dans les poches se sentent quant à eux abandonnés. Du fait des pénu- ries, ils deviennent de plus en plus « encombrants » aux yeux de l’occupant (Jacque- line Sainclivier). Dans le Sud-Ouest, le vécu des différents protagonistes est très frag- menté, que ce soit entre ou à l’intérieur des forteresses (Festungen) de La Rochelle et de la Gironde. Malgré les discussions entre les Allemands et les Forces françaises de l’Ouest, les poches sont marquées par les violences de la guerre totale, dont la principale manifestation reste le bombardement de Royan en janvier 1945 (Éric Kocher-Marboeuf). Dans tous les cas, les historiens remarquent la perméabilité du front, du fait des percées allemandes pour se ravitailler et des évacuations de civils. Une deuxième partie est consacrée aux enjeux que représentent les poches, qu’ils soient politiques, militaires ou économiques. Après avoir vu leurs échanges être réduits à néant durant l’Occupation, celles-ci ne peuvent relancer leur activité commerciale en 1944. Mais ce problème ne leur est pas spécifique, comme le dé- montre une comparaison avec les ports non assiégés. Détruits par l’occupant, tous doivent attendre la reconstruction de leur potentiel technique et économique pour voir leur trafic repartir (Bruno Marnot). De la même manière, il est important de rela- tiviser l’importance stratégique du front de l’Atlantique, comme le démontre l’étude des bases de sous-marins de Lorient, Saint-Nazaire et La Pallice. Modernes et fonc- tionnelles, elles jouent certes un rôle primordial de 1941 à 1943 et après 1945, mais durant l’empochement, leur utilité stratégique pour la marine allemande s’avère négligeable (Jean-Baptiste Blain). Les poches étant très bien défendues au sol, c’est bien l’intervention des forces aériennes qui est déterminante. Aidées par la puis- sance de feu des Alliés, les Forces aériennes de l’Atlantique sont alors commandées par le général Corniglion-Molinier. Malgré d’inévitables tensions, celui-ci parvient à unir des troupes hétérogènes et, ainsi, à préfigurer l’amalgame de la nouvelle armée de l’air. Surtout, il démontre que les forces françaises sont capables de mener des opérations aériennes d’importance (Jérôme de Lespinois). De fait, les poches sont principalement un enjeu politique, notamment pour le général de Gaulle, qui a be- soin d’une victoire pour s’imposer face aux Alliés. Dans le même temps, les Français sont dépendants des forces américaines et la situation des poches ne peut évoluer que si, à l’Est, il y a quelque chose de nouveau (Christine Levisse-Touzé).

232 Comptes rendus

Une troisième partie examine la vie quotidienne des assiégés et des assié- geants. En dépit d’une grande diversité de situations, les empochés possèdent une identité commune qui, outre l’isolement et la difficulté de vivre dans les poches, est construite sur un sentiment d’injustice. Les empochés sont en effet doublement suspects. D’un côté, les Allemands font usage d’une grande violence à l’égard de ceux qui résistent et, plus largement, à l’égard des civils vus comme des « terro- ristes » en puissance. De l’autre, la population française les accuse de collaborer avec l’occupant (Daniel Sicard et Jean-Claude Catherine). Pour les libérer, les com- battants français viennent de partout : de l’étranger, d’outre-mer et, surtout, de métropole. Dans un premier temps, la dynamique régionale de leur recrutement est cependant manifeste. Mais en raison des pertes d’effectifs qui s’expliquent moins par le combat stricto sensu que par les maladies, les accidents ou la réor- ganisation des forces armées, la géographie du recrutement a ensuite tendance à s’élargir (Stéphane Weiss). Durant cette période de fusion avec l’armée régulière, les FFI peuvent être en mal de reconnaissance. C’est ce qui apparaît dans la presse résistante charentaise, qui ne cesse pourtant de mettre en avant le sens de l’enga- gement de ces troupes imprégnées de l’esprit maquisard (Hugues Marquis). En face, l’occupant est accompagné par des troupes venant de l’Est, dont il craint la désertion. Essentiellement composées d’hommes usés et démoralisés, elles appa- raissent donc moins comme une ressource que comme une préoccupation pour les Allemands, qui craignent leur défection. S’il ne s’agit pas ici de nier les exactions que ces dernières ont commises sur les civils et les résistants, force est néanmoins de constater que la brutalisation observée à l’Est ne revêt pas la même intensité à l’Ouest (Frédéric Dessberg). L’ouvrage s’intéresse ensuite à la libération et au relèvement des poches. Dans cette perspective, le mémento de l’état-major du détachement de l’armée de l’Atlan- tique se révèle primordial. Rédigé dans le contexte incertain de la poursuite de la guerre, il révèle le travail de planification qu’effectue l’armée française. À la fois mili- taire et politique, ce document prévoit la mise en place de l’état de siège pour réins- taller l’autorité républicaine. Tout est fait pour éviter les débordements de l’été 1944 et sécuriser les territoires ainsi que les individus libérés, qu’ils soient allemands ou français (Michaël Bourlet). Ce plan de réoccupation des poches n’oublie pas le châ- timent des collaborateurs. L’ombre portée de la Libération explique là encore les spécificités de l’épuration menée à la suite de l’effondrement de la poche de Saint- Nazaire. La répression ayant pu être anticipée, elle est plus encadrée qu’en 1944. Un encadrement d’autant plus nécessaire que la libération de la poche coïncide avec la seconde vague d’épuration extrajudiciaire alors observée en France, elle-même liée au rapatriement des prisonniers de guerre, des déportés et des requis. Mais si le contraste entre répression projetée et répression réalisée est moins prononcé que quelques mois auparavant, l’épuration doit être accélérée en raison des délais de saisie des cours de justice. L’épuration apparaît finalement relativement modérée, sauf à l’encontre des profiteurs de guerre et des femmes (Marc Bergère). Aidé par la bonne entente entre le préfet et le Comité départemental de Libération, l’État par- vient à mettre en place une structure administrative provisoire, ce qui lui permet d’organiser simultanément les élections municipales et cantonales. Mais à l’image de ce qui se passe dans le reste de la Loire-Inférieure, ces scrutins ne bouleversent pas la physionomie politique d’avant-guerre : les campagnes demeurent conserva- trices et Saint-Nazaire vote à gauche (Jean-François Stéphan). Dans le même temps s’amorce la reconstruction des villes de l’Atlantique. Après avoir longtemps été dé- peintes comme des espaces reconstruits sans originalité, leur image est aujourd’hui valorisée. Progressivement, elles sont reconnues pour avoir été les laboratoires des théories urbanistiques du xxe siècle (Daniel Le Couédic).

233 Comptes rendus

Pour finir, une cinquième partie fait un sort à la question de la mémoire. Notons tout d’abord que les poches ont très peu intéressé la littérature. L’ouvrage d’Henri Rio-Le Mesle, paru en 1949, Les oubliés du Tréhic, est une exception. En réalité, l’auteur profite d’un arrière-plan romanesque pour dénoncer la collaboration de certains habitants du Croisic. Son « épuration de papier » est censée corriger une épuration judiciaire qu’il juge trop clémente. Réquisitoire contre les notables, cette publication est également un outrage à la population qui, en étant décrite comme s’étant accommodée de l’empochement, se voit déniée son statut de victime (Jean- Baptiste Bruneau). En Bretagne sud, les lieux de mémoire sont essentiellement les blockhaus. Mais ils ont de plus en plus tendance à disparaître du fait de l’urbani- sation et de l’accélération de l’activité touristique. Même si leur intérêt historique et mémoriel est progressivement reconnu, leur patrimonialisation est difficile car les blockhaus demeurent perçus comme des kystes défigurant le littoral, y compris par les institutions publiques (Christophe Cérino). Les lieux de mémoire prennent enfin la forme de monuments commémoratifs. Épousant peu ou prou le syndrome de Vichy analysé par Henry Rousso, la mémoire collective des poches est marquée par trois phases. Après les célébrations solennelles de l’immédiat après-guerre, les commémorations s’essoufflent dans les années 1960-1970, avant de connaître un net regain d’intérêt à compter des années 1980. À l’exception notable de la ville de Royan, toujours marquée par le bombardement de janvier 1945, les villes orga- nisent des commémorations de plus en plus festives, où l’identité locale prend le pas sur la dimension nationale. Parallèlement une double dynamique d’héroïsation des victimes et de victimisation des héros participe à la construction d’une com- munauté du passé, gage d’une communauté de destin (Rémi Fabre et Yves Jaouen). Au bout du compte, la force du livre réside dans sa capacité à varier les ap- proches et les échelles d’analyse. Quelques redites existent certes d’une commu- nication à l’autre, mais rien qui perturbe la lecture. Les textes se répondent et on ne peut qu’apprécier un ensemble qui fait sens et ouvre de nouvelles pistes de réflexion. Et ne nous y trompons pas : si le sous-titre indique que les poches de l’Atlantique forment « le dernier acte de la Seconde Guerre mondiale », elles ne sont pas pour autant analysées comme son épilogue. En cela, l’ouvrage participe à l’actuel renouvellement historiographique des sorties de guerre, démontrant par- faitement que le mouvement de pacification n’est ni inéluctable, ni linéaire, mais, au contraire, rythmé par des « secousses » plus ou moins violentes et complexes.

Fabien Lostec

234 La recherche dans les universités du Grand Ouest Thèses et HDR soutenues en 2019 Histoire – Histoire de l’Art – Archéologie

(précédente publication en décembre 2019, ABPO 126-4)

Université d’Angers co-direction : Martin Petitclerc (uni- versité du Québec à Montréal). Thèses Moysan, Magalie, Usages d’archives et pratiques d’archivage dans la Antoniazzi, Matteo, Le monastique face recherche biomédicale de 1968 à au politique : émergence d’un nou- 2006. L’exemple de l’épidémiolo- veau modèle de pensée du pouvoir gie et de la génétique. Dir. Patrick d’après les auteurs d’Histoire ecclé- Marcilloux. e siastique du v siècle. Dir. Philippe Trouvé, William, Les listes royales du haut Blaudeau. Moyen Âge. Origines, diffusions (ve- Brucker, Jérémy, Avoir l’étoffe. Une his- ca. ixe siècle). Dir. Thomas Deswarte. toire du vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours. Dir. Christine Bard. Université de Bretagne Kré, Okpobé Henriette, L’anthroponymie occidentale (Brest) à Léon : enjeux familiaux et culturels. Dir. Thomas Deswarte. Thèses Laffitte, Hélène, Expressions et organisa- tion des personnes adoptées d’origine Le Bloas, Alain, La gloire de La Tour d’Au- étrangère en France depuis les années vergne. Une histoire de l’admiration au e 1980. Dir. Yves Denéchère. xix siècle. Dir. Laurent Le Gall. Liu, Yuxi, Les relations transnationales Abiven, Marie-Morgane, Humanités entre le Québec et la Chine popu- Numériques et méthodes de conser- laire (1968-1980) : acteurs, savoirs, vation et de valorisation du patrimoine représentations. Dir. Yves Denéchère, maritime. L’exemple des arsenaux de

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 127, no 4, 2020 La recherche dans les universités de l’Ouest

Brest et de Venise. Dir. Serge Garlatti, Parouty, Véronique, L’évolution des pra- co-direction : Sylvain Laubé. tiques enseignantes dans les écoles primaires publiques de la Charente- Inférieure sous la IIIe République (de Université de Bretagne 1880 à 1940) à la lumière des rapports Sud (Lorient) d’inspection. Dir. Didier Poton.

Thèses Université du Maine (Le Mans) Chérel, Anne-Françoise, Céramiques de l’Âge du Fer de la péninsule armo- Habilitation à diriger des recherches ricaine (vie-ier siècles avant notre ère). Formes, décors, fonctions. Laffont, Pierre-Yves, Habitats et sociétés Dir. Dominique Frère. rurales durant le second Moyen Âge en Égasse, Benjamin, L’impact économique, Europe occidentale. Mémoire inédit : social et environnemental du sys- Des agronomes aux archéologues. tème défensif de l’espace maritime Le bâti paysan en question (France, e lorientais au xviii siècle. Dir. Sylviane Royaume-Uni, Italie), xiie-xxe siècle. Llinares. Garant : Aline Durand. Fontrier, Florian, De Sãwãkin à Berbera, l’intégration du littoral à l’hinterland, Thèses étude historique de la structuration Messa, Guy-Christian, Recherches sur les des villes-ports et des flux à l’époque armées des Attalides (ca. 260-133 av. moderne (xvie-xixe siècle) : la spé- J.-C.). Dir. Alexandru Avram. cificité de Tadjourah. Dir. Sylviane Varela, Dario, Les réseaux hispanistes Llinares. francais au début du xxe siècle. coo- pérations savantes et relations cultu- Université de La Rochelle relles, France-Espagne-Amériques, 1890-1930. Dir. Nathalie Richard. Habilitation à diriger des recherches

Prétou, Pierre, Approches pour une his- Université de Nantes toire du crime dans l’État justicier à la fin du Moyen Âge.Mémoire origi- Habilitations à diriger des recherches nal : L’invention du crime de piraterie dans le royaume de France à la fin du Josserand, Philippe, Le Temple, les ordres mili- Moyen Âge. Garant : Michel Bochaca. taires et la croisade entre le Moyen Âge et l’aujourd’hui. Essai inédit, Jacques de Thèses Molay. En quête du dernier grand-maître de l’ordre du Temple. Garant : Julien Deperne, Marcel, La Belle Rivière dans l’es- pace atlantique 1789-1815. Migrations Théry (Université Lyon 2). commerciales francophones entre Messaoudi, Alain, Pour une histoire sociale Pittsburgh (PA) et Henderson (KY). des savoirs et des arts dans le Nord de l’Afrique, xixe-xxe siècles. Garant : Dir. Tangi Villerbu. olait Nguyen, Thi Thanh Nga, Émergence et Mercedes V (CNRS). développement du tourisme en Annam Thèses (1910-c. 1945). Dir. Mickaël Augeron. Sartory, Karina, Entre France et Brésil : Athimon, Emmanuelle, Dérèglements du l’itinéraire atlantique de Michel-Marie temps et sociétés dans les provinces Derrion (1803-1850). Dir. Laurent de la façade occidentale du Royaume Vidal. de France (début xive-fin xvie siècle).

236 La recherche dans les universités de l’Ouest

Dir. Jean-Luc Sarrazin, Mohamed versions manuscrites. Dir. Claudio Maanan et Thierry Sauzeau. Galderisi et Cinzia Pignatelli. Pollet, Camille, Théoriser la noblesse. Mariano, Francesca, Jérôme David : Inspirations transnationales et enjeux le parcours insolite d’un graveur étatiques. Angleterre, France, Espagne entre France et Italie au xviie siècle. (1650-1750). Dir. Yann Lignereux et Dinah Dir. Véronique Meyer et Simonetta Ribard. Prosperi. Ribeiro, Nicolas, La place de la mer au Riveault, Mélanie, L’iconographie des sein de la société coloniale des petites bréviaires monastiques en usage en Antilles françaises entre 1650 et 1713. France : le décor enluminé et historié Dir. Martine Acerra. du bréviaire de Montiéramey (Paris, Robineau, Didier, Électricité et marine militaire BnF, ms, latin 796), xiie siècle. Dir. : à Lorient, de 1880 à 1980. Dir. Martine Éric Palazzo. Acerra, co-direction : Jean-Louis Tiphine, Isabelle, Les conditions institution- Kerouanton. nelles de la production artistique sous Cayre, Benoît, René Joachim Henri Dutrochet la direction du marquis de Marigny (1776-1847) naturaliste et physiologiste. 1751-1773. Dir. Véronique Meyer et Dir. : Laurent Loison (IHPST, CNRS), co- Raphaël Masson. direction : Stéphane Tirard. Vivet-Peclet, Christine, Georges Joseph (1877-1923) et Lucien (1906-1923) Demotte antiquaires. Le rôle des Université de Poitiers marchands d’art dans la constitution des collections publiques et privées Thèses au début du xxe siècle, en France et aux États-Unis. Dir. Claire Barbillon Beaulieu, Marie-Claude, Les paysagistes et Dominique Font-Reaulx. britanniques du Grand Tour dans le der- nier tiers du xviiie siècle (1760-1800) : vecteurs d’innovation. Dir. Véronique Université de Rennes 2 Meyer et Laurence Riviale. Boulesteix, Lise, Les cryptes du Limousin (vie-xiiie siècles). Dir. Claude Andrault- Thèses Schmitt. Didier, Sébastien, Subdélégués et subdé- Caruel, Marie-Sophie, Les artisans des légations dans l’espace atlantique Gaules et des Germanies romaines. Un français. Étude comparative des inten- essai d’histoire sociale (fin dui er s. av. dances de Caen, Lille, Rennes, Québec J.-C.-fin duiii e s. ap. J.-C.). Dir. Nicolas et Fort-Royal (finxvii e-finxviii e siècle). Tran. Dir. Philippe Hamon. Gagne, Annick, 3 kalendas junii dedicacio Fauconnier-Chabalier, Martine, Des sancti Petri. Les inscriptions de dédi- mères singulières. Les mères qui caces d’église en France du ive au abandonnent leur enfant, en France xiie siècle : analyse des formes brèves. (xxe siècle, début du xxie siècle). Dir. Cécile Treffort et Didier Mehu. Dir. Jacqueline Sainclivier, co-direc- Goujon, Jean-Philippe, Hétérogénéité et teur : Ivan Jablonka (Université du discontinuité dans les ballets d’André Mans) Campra composés pour l’Acadé- Le Gall, Erwan, Le 47e régiment d’infante- mie royale de musique (1697-1744). rie pendant la Première Guerre mon- Dir. Thierry Favier. diale. Dir. Luc Capdevila. Lambert, Caroline, La traduction par Robert Gomes Silva, Tauana, Femmes noires Blondel du Livre des douze périls dans les mouvements de gauche d’enfer. Édition critique des quatre durant la dictature au Brésil (1964-

237 La recherche dans les universités de l’Ouest

1985). Dir. Luc Capdevila, co-direc- Jawhara Piner, Hélène, Recettes arabes, tion : Cristina Scheibe-Wolff (uni- pratiques juives et patrimoine culi- versité Fédérale de Santa Catarina/ naire de la péninsule ibérique depuis Florianópolis, Brésil). le xiie siècle. Dir. Bruno Laurioux. Mabo, Solenn, Les citoyennes, les Labrégère, Julie, La redécouverte des contre-révolutionnaires et les autres. Étrusques à la Renaissance (1456- Participations, engagements et rap- 1616) : Archéologie, collectionisme et ports de genre dans la Révolution épigraphie. Dir. Natacha Lubtchansky. française en Bretagne. Dir. Dominique Maës, Antoine, Un sculpteur romain à la Godineau. cour de France : alliances, fortune et Trévily, Julie, Les représentations du loup œuvre de Jean-Baptiste Tuby (1629- garou de l’Antiquité à nos jours : une 1700). Dir. Marion Boudon-Machuel. étude au long cours d’un mythe qui se Pouyet, Thomas, Cormery et son territoire. recharge au fil du temps. Dir. Annie Origines et transformations d’un éta- Antoine. blissement monastique dans la longue durée (viiie-xviiie siècle). Dir. Elisabeth Lorans. Université de Tours Virenque, Naïs, Structures arborescentes et art de la mémoire : art, science et Thèses dévotion dans les ordres mendiants en France et en Italie du xiiie au xvie siècle Forget, Cyprien, L’occupation du territoire . rock de la Loire moyenne à l’Âge du Fer (viie- Dir. Maurice B . ier siècle av. J.C.). Dir. Stephan Fichtl.

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