Protagonisme Et Crises Politiques : Histoire Et Sciences Sociales
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Protagonisme et crises politiques : histoire et sciences sociales Retours sur la Révolution française et février-juin 1848 Avec Haim BURSTIN, Ivan ERMAKOff, William H. SEWELL, Timothy TACKETT Débat préparé et conduit par Quentin DELUERMOZ et Boris GOBILLE École des hautes études en sciences sociales, Paris, 5 février 2015 Pour prolonger la réflexion des enquêtes précédentes, Politix a demandé à quatre spécialistes des révolutions et des crises politiques, historiens, sociologues et poli- tistes, de revenir sur la notion de protagonisme et surtout sur les questions qu’elle impose aux chercheurs (le jeu d’échelle, les logiques émotionnelles, la pluralité des temporalités). Haim Burstin, spécialiste de la Révolution française et auteur de Protagonisme. Une anthropologie politique de la Révolution française (2012), Ivan Ermakoff, sociologue des crises et des situations d’incertitude, auteur de Ruling Oneself Out: A Theory of Collective Abdications (2008), William H. Sewell, his- torien et sociologue du changement historique, auteur de Logics of History. Social Theory and Social Transformation (2005), et Timothy Tackett, spécialiste de la Révolution française, auteur de Par la volonté du peuple : comment les députés Volume 28 - n° 112/2015, p. 131-165 DOI: 10.3917/pox.112.0131 132 Protagonisme et crises politiques : histoire et sciences sociales de 1789 sont devenus révolutionnaires (1997) sont venus répondre à nos ques- tions lors d’un débat organisé à l’EHESS le 5 février 2015. Leurs analyses s’ap- puient sur les expériences révolutionnaires françaises de 1789-1799, juillet 1830 ou février-juin 1848, soit ces événements « fondateurs » ou « classiques » qui ont depuis longtemps nourri la recherche en histoire, en sociologie ou en sciences poli- tiques. Elles illustrent surtout, aujourd’hui, des convergences de traitement autant que la diversité des manières de penser et d’aborder les situations de révolution, crise et incertitude en sciences sociales. Une telle richesse plaide pour la continuité collective du travail de recherche, entre enquête de terrain, inventivité théorique et confrontation des perspectives. Le protagonisme ou les crises politiques « par le bas » Ce dossier de Politix se saisit de la question du protagonisme soulevée par Haim Burstin pour revisiter des conjonctures critiques ou révolutionnaires sous l’angle de la participation « par le bas » des individus « ordinaires » à la dynamique de crise. Cet enjeu a été abordé par chacun d’entre vous de manière différente. Pourriez- vous revenir sur la façon dont cette participation « par le bas » s’insère dans vos analyses des conjonctures de fluidité politique ? Haim Burstin : Permettez-moi de remercier les collègues qui, en acceptant de participer à ce débat, ont bien voulu lire mon dernier livre, ce qui pour moi est un vrai privilège. Je suis heureux et un peu préoccupé en même temps parce que je quitte le champ de mes recherches personnelles pour essayer de répondre à des questions d’ordre plus général. Je demeure en effet un historien de terrain, ce qui explique la prudence que j’adopterai dans ce débat. Mon point de départ a été non pas une crise générique, mais une révolution, la Révolution fran- çaise, dont le caractère exceptionnel tient au fait qu’elle agit comme un moteur extraordinaire et inédit de participation par le bas. Elle confère du même coup aux manifestations de protagonisme une visibilité extraordinaire et suggère un prototype de comportement politique. J’ai donc disposé d’un observatoire pri- vilégié. C’est d’autant plus vrai s’agissant de Paris, où la participation acquiert des dimensions inédites, grâce aux nombreuses occasions qui permettent aux nouveaux citoyens, tant sur le plan institutionnel que dans le cadre d’une nou- velle sociabilité politique, de manifester individuellement leur adhésion au nouveau régime. La première conséquence en est à mon sens la mise en valeur des actions et des réactions individuelles qui trouvent dans la Révolution un formidable collecteur ; les individus se trouvent plongés dans un contexte large et mou- vant de transformation à l’intérieur duquel chacun peut, pour la première fois, se sentir partie prenante des événements en cours et inscrire durablement son action dans l’Histoire in fieri. L’agressivité même, déchaînée par les facteurs de mécontentement, de frustration ou d’exaspération populaire, est subsumée Quentin DELUERMOZ et Boris GOBILLE 133 par un mouvement de grande envergure qui l’encadre et lui donne une issue politique. Les toutes premières années de la Révolution, durant lesquelles le paradigme du comportement révolutionnaire n’est pas encore figé, ouvrent un grand espace à la spontanéité populaire et favorisent une certaine créativité des acteurs de l’événement ; j’ai essayé de saisir ces expressions, car elles offrent au chercheur la possibilité d’explorer la phénoménologie de la révolte et d’en cer- ner les formes : bref de mener une étude sur la chimie même des révolutions à leur début et au fil de leur processus. Le protagonisme, deuxième point que j’aimerais souligner, ne m’intéresse pas tellement en soi, mais en tant qu’effet collatéral de ce mouvement de par- ticipation élargie, qui rebondit à son tour dans la dynamique générale de la révolution en la conditionnant. C’est un facteur qui joue à lui seul un rôle d’amplification et de valorisation de l’événement, mais aussi de mobilisation, grâce à une théâtralisation considérable du geste et de l’intervention individuels au sein de la vie politique dans son ensemble. Les temps dans cette crise tout à fait spéciale et particulièrement aiguë, deviennent du même coup imprévi- siblement héroïques, en fournissant à la Révolution un dispositif inédit qui se transforme en puissant moteur d’agrégation. Cependant, dans mon propos, le protagonisme n’est pas un phénomène uni- voque : il s’agit au contraire d’un mécanisme à double entrée. Cela rend cette notion plus complexe, plus dense, plus riche d’enjeux et la soustrait au simple domaine de la psychologie sociale pour l’insérer dans un cadre spécifiquement politique. Autrement dit, si l’événement révolutionnaire engendre du protago- nisme et en représente en quelque sorte le bouillon de culture, le protagonisme, dans une dimension largement partagée, participe à son tour à la consolidation du système qui l’a produit, en versant dans le mécanisme révolutionnaire des éléments qui en renforcent la prise sur un vaste public et la capacité hégémo- nique. Il ne s’agit donc pas d’un simple penchant comportemental, mais d’une notion relationnelle axée sur le rapport entre l’action des individus et la capacité du pouvoir révolutionnaire de l’encadrer et de la subsumer. Deuxièmement, cet ensemble d’attitudes caractéristiques du protagonisme sert aussi à mieux préci- ser et caractériser ce que peut être effectivement un apport « d’en bas » et à don- ner ainsi une portée concrète à une définition en soi très vague et abstraite. En effet, l’apport d’en bas se réalise ici par un dynamisme tout à fait particulier qui permet de renforcer le consensus du nouveau régime révolutionnaire par des voies nouvelles d’adhésion. La spécificité de cette poussée interpelle et condi- tionne ainsi la politique « d’en haut », qui est obligée d’en tenir compte et d’éla- borer une stratégie à même de prendre en charge les interventions individuelles et de les valoriser. Cela se traduit par l’effort d’élaborer toute une politique du mérite civique et révolutionnaire, visant à maîtriser les énergies activées et à les classer dans un champ de forces. Car ce mécanisme comporte aussi des incon- nues difficiles à gérer. Le protagonisme tend en effet à se reproduire par inertie, 112 134 Protagonisme et crises politiques : histoire et sciences sociales échappe potentiellement à tout contrôle et peut devenir un facteur de radicali- sation. En prolongeant l’état de tension et de crise, il est susceptible d’engendrer une révolution « interminable ». L’enjeu pour les autorités révolutionnaires est alors de faire refluer les énergies mobilisées et de désamorcer une poussée de protagonisme tout à la fois nécessaire – elle augmente l’énergie révolution- naire – et nuisible – elle empêche la révolution de se normaliser. Il en résulte une dialectique singulière entre cette poussée spécifiquement « d’en bas » et les politiques « d’en haut », dialectique qui représente un autre volet du protago- nisme et dont la politique du mérite révolutionnaire est une traduction directe, avec son cursus honorum spécifique qui évolue et se modifie au fur et à mesure des évolutions de la conjoncture et des rapports de force. L’un de ses aspects centraux consiste à tracer les jalons du patriotisme par une action normative : élaborer des notions-cadres (citoyen, patriote, sans-culotte, vertu) à même de contenir les poussées parfois imprévisibles du protagonisme et de normaliser l’accès à la cité. Ivan Ermakoff : Les situations de crise sont éminemment interactives. On serait tenté de dire qu’elles le sont par définition. Les balises des cadres insti- tutionnels et habituels sont devenues sujettes à caution. Elles vacillent sur leur socle ou tombent en déliquescence. Elles n’ont plus l’évidence qui faisait jusqu’alors leur efficace et qui leur permettait de réguler les attentes projetées, sans mot dire, sur les comportements d’autrui. N’étant plus balisées, les interac- tions se défont et se recomposent. Toute la difficulté consiste à démêler l’éche- veau de ces processus complexes. Entendue en un sens méthodologique, « une approche par le bas » permet de prendre la mesure de l’écheveau. Elle part des acteurs individuels et s’attache à reconstruire leur expérience subjective dans son aspect temporel et dynamique : croyances, horizons d’attente, anticipations et modes d’action s’élaborent au travers d’interactions dont la dynamique ne se coule pas nécessairement dans le moule configuré de l’expérience antérieure. Le caractère endogène des conjonctures de crise tient à cette dimension interac- tive des stratégies individuelles et collectives et des croyances que ces stratégies mettent en œuvre dans la temporalité de leur élaboration.