Continents manuscrits Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora

10 | 2018 Devenir écrivain Textes réunis et présentés par Céline Gahungu

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/coma/957 DOI : 10.4000/coma.957 ISSN : 2275-1742

Éditeur Institut des textes & manuscrits modernes (ITEM)

Référence électronique Continents manuscrits, 10 | 2018, « Devenir écrivain » [En ligne], mis en ligne le 15 mars 2018, consulté le 01 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/coma/957 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ coma.957

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Continents manuscrits – Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraîbe, dispora est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. 1

SOMMAIRE

Dossier "Devenir écrivain"

« L’œuvre ! L’œuvre ! » Le devenir-écrivain dans les littératures francophones Céline Gahungu

Le « devenir auctorial » d’Ahmadou Kourouma Patrick Corcoran

Pierre Mertens, genèse d’un écrivain D’un tortillard de banlieue au pigeonnier de Jean Cayrol Jean-Pierre Orban

La non-vocation d’André Schwarz-Bart « Le fusil a fait pousser un cri d’homme à l’éléphant », ou l’écriture en réponse à l’événement Francine Kaufmann

Dix ans dans la vie de Kateb Yacine, de Soliloques à Nedjma Guy Dugas

Entretiens

Les tempos de l’écriture – Gaël Faye Céline Gahungu

Débords – Sinzo Aanza Céline Gahungu

Inédits

Lettres de David Jaomanoro à Serge Meitinger Avec deux poèmes « inédits » (de 1988) Serge Meitinger

Devenir Memmi Fragments d'un journal intime inédit Guy Dugas

Témoignage

Témoignage en fragments – Kateb Yacine Paule Giraud

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Varia

Le cas de Dom Pedro II, empereur du Brésil et traducteur Étude génétique de la traduction de l’Hitopadeśa Sergio Romanelli, Christiane Stallaert, Noêmia G. Soares et Adriano Mafra

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« L’œuvre ! L’œuvre ! » Le devenir-écrivain dans les littératures francophones

Céline Gahungu

1 Ce dixième numéro de Continents manuscrits s’intéresse aux premiers pas littéraires des écrivains, à la naissance de leurs œuvres, aux balbutiements de leur style, aux métamorphoses de leurs identités littéraires dans leur autogenèse – ce qu’on pourrait appeler le devenir-écrivain.

2 S’interroger sur cet objet, le devenir-écrivain, serait-ce sacrifier à une « curiosité fétichiste1 » à l’endroit « des accidents de [l]a vie de débutant2 », passer outre les ruptures épistémologiques opérées par le structuralisme3 et renouer avec la psychologie ? Nul retour à la formule « l’homme et l’œuvre » dans ce dossier, mais un constat : à mesure que certains des « interdits du structuralisme4 » ont fait l’objet de débats, la figure de l’écrivain a suscité un intérêt scientifique croissant dont l’un des temps forts a été, en 2015, sous la direction d’Anne Begenat‑Neuschäfer et Catherine Mazauric, la publication des actes du quatorzième congrès organisé par l’Association pour l’étude des littératures africaines (APELA), La Question de l’auteur en littératures africaines5.

3 Depuis quelques années, des démarches théoriques et méthodologiques variées ont permis l’exploration de l’être-écrivain, examiné dans ses multiples dimensions – textuelles, sociales, biographiques, institutionnelles ou posturales6. Du pari7 réussi des nouvelles approches biographiques, qui entremêlent histoire littéraire et politique, réflexion poétique, sociologique et anthropologique8, à l’analyse de la « fabrique des classiques africains9 », des fictions spéculaires conçues comme des surfaces de projection fantasmatiques10 aux études relatives aux postures et « stratégies d’émergence11 », l’écrivain francophone occupe désormais une place importante.

4 Attentive à appréhender l’écrivain dans sa « fonction de scripteur12 », à restituer les processus d’écriture grâce aux archives manuscrites, tapuscrites ou numériques, la génétique est l’une des voies pour observer sa naissance. Les brouillons sont le lieu d’une formation ; l’apprenti y élabore ses techniques d’écriture, les fait varier, invente son style, fabrique intrigues et personnages, opère des choix, bifurque, conçoit sa poétique et son personnage, dans une double création de soi et de l’œuvre. L’étude de la

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correspondance et des journaux intimes complète la démarche génétique : la période de gestation psychique, avant toute réalisation écrite, lorsque l’œuvre est encore projet dont les virtualités s’offrent à l’esprit des écrivains, y est parfois évoquée. Les lettres, qui dépeignent pêle-mêle projets, réflexions programmatiques, ambitions et naufrages, sont également les coulisses où se composent masques et identités littéraires. Yambo Ouologuem, le 28 décembre 1967, dans une missive adressée à François‑Régis Bastide, son conseiller littéraire, se laisse aller à sa « fierté verticale13 », s’inspire de l’une des plus célèbres lettres de Flaubert14 et prend les proportions d’un nouvel « homme- plume » : « L’œuvre ! l’œuvre ! au diable l’homme. » La gésine de l’écrivain recouvre souvent deux champs : littéraire, elle est aussi une aventure existentielle. C’est cette tension vers la mise en mots dont le terme est tantôt l’œuvre, tantôt des projets abandonnés, avortés ou réinvestis dans d’autres chantiers, c’est cette construction de soi comme écrivain au sein du « système littéraire francophone15 » qui constitueront les objets de ce dossier.

Devenir

5 Comment devient-on écrivain ? Selon quels rites et quels seuils ? Est-ce un « métier16 », une vocation – voire une mystique – ou le fruit d’accidents, de rencontres fortuites et de hasards ? Quelles sont les étapes qui marquent le passage d’un devenir‑écrivain à la stabilisation d’un être-écrivain ? Dans une trajectoire, existe‑t-il des séquences temporelles identifiées – l’apprentissage auquel succèderait la pleine maîtrise de son art – ou, au contraire, est‑il pertinent de considérer qu’on ne cesse jamais de devenir écrivain17 ? Quelles sont les attentes esthétiques, stylistiques et thématiques générées par l’étiquette littératures francophones et, plus encore, littératures francophones « du Sud » ? Patrick Corcoran, Guy Dugas, Francine Kaufmann et Jean-Pierre Orban, dont les articles portent respectivement sur Ahmadou Kourouma, Kateb Yacine, André Schwarz-Bart et Pierre Mertens, répondent à l’ensemble de ces questions.

Naître

6 Quand un écrivain naît-il et jusqu’où chercher les origines de l’écriture ? La grande diversité des entrées en littérature est l’une des réalités à laquelle se confronte toute recherche consacrée à la gésine littéraire. Le devenir-écrivain ne se confond d’ailleurs pas totalement avec l’écriture de jeunesse, notion dont les contours – quand un écrivain cesse-t-il d’être jeune18 ? – sont fluctuants. Kateb Yacine et Pierre Mertens écrivent dès l’adolescence, Sony Labou Tansi, collégien, se livre à de « petits enfantillages19 » et Yambo Ouologuem adresse un manuscrit aux Éditions du Seuil en 196320, tentative qui laisse présager une activité littéraire bien plus précoce. Ces exemples ne constituent cependant pas une loi, car nombre de premiers essais se produisent plus tard : alors qu’il est déjà entré dans « l’âge d’homme », Ahmadou Kourouma commence, en 196321, le chantier des Soleils des indépendances22 ; après Un plat de porc aux bananes vertes23, fruit d’une co‑écriture avec André Schwarz-Bart, Simone Schwarz‑Bart publie son premier roman, Pluie et vent sur Télumée Miracle, à 34 ans.

7 Ces naissances diversement situées recoupent une seconde problématique : celle des mythes de l’entrée en littérature. Entre les brouillons qui attestent la réalité des premières tentatives et les témoignages, lettres et articles dans lesquels l’écrivain

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invente sa légende, se déploie un continuum où le réel et le fictif se confondent parfois. Les archives de Sony Labou Tansi révèlent cette complexité ; si ses premiers écrits dévoilent un travail en lien avec l’institution scolaire – les badinages de Marie Samar et les poèmes de Vers au vinaigre s’entremêlent, dans les cahiers conservés à la Bibliothèque francophone de Limoges (BFM)24, à des programmes d’examens25, des textes analysés en cours26 et des exercices27 –, l’entrelacs des textes, des entretiens et de la correspondance dessine le portrait d’un génie « raturé28 », tantôt « carrure Rimbaud29 », tantôt « carrure Hugo ». En septembre 1974, il confie à Françoise Ligier, directrice des programmes de l’OCORA30, un épisode de son adolescence : Ce Monsieur Elvira. Pour tous mes devoirs de dissertation, il avait trouvé une drôle d’appréciation : « Tu ne peux pas être Victor Hugo : 2/20. Tu as copié ça quelque part. Et tu crois que je peux gober […]. » Puis à la fin du deuxième trimestre, je crois, ou au milieu du troisième, il comprit que je m’entêtais à peser lourd dans mes mots, il se résigna à me filer 18/20 et parfois 19/20. Je l’avais conquis. Il commença à lire mes poèmes et mes petits enfantillages. Il y avait aussi mon prof d’Anglais [sic]. […] Monsieur Scrèves. […] Moi je l’aimais presque. Parce qu’il n’avait ni femme, ni enfant, ni chien, ni chat, ni personne qui fût capable de lui donner plus d’amitié que son verre de vin rouge. Il me faisait venir chez lui et je passais de longues heures à boire ses conseils et sa mystérieuse présence31.

8 Sur l’image de l’innocence tourmentée se greffe celle de l’enfant génial dont les écrits ressemblent à ceux de Victor Hugo, autre prodige précoce. Dans les linéaments de cette confidence, comment ne pas entr’apercevoir aussi les silhouettes d’Arthur Rimbaud et Georges Izambard ?

9 Le devenir-écrivain ne se mesure pas uniquement à l’aune des balbutiements de la création littéraire, il est perceptible dans l’écrivain fantasmé32 que le scripteur projette. Peut‑on « commencer à écrire sans se prendre pour un autre33 » ? Pierre Mertens se rêve au miroir de Kafka ; Kateb Yacine, à l’image de Mertens, est « un adolescent pourri de littérature34 » dont Rimbaud est l’une des références – Kateb ne délaisse-t-il pas ses études pour s’adonner à sa « folie d’écrire35 » ? Tchicaya U Tam’si et son imaginaire du ventre hantent Fiston Mwanza Mujila36 ; la « fulgurance37 » de La Parenthèse de sang lue à 11 ans a constitué, selon Dieudonné Niangouna, un moment initiatique : ses œuvres et sa personnalité littéraire se sont construites au prisme de Sony Labou Tansi, maître fantasmatique qui lui aurait tout « appris ».

10 Univers propice aux vagabondages identitaires, l’écriture est parfois le lieu de métamorphoses. Dans son miroir d’encre, l’apprenti s’invente écrivain : les pseudonymes, « seconde naissance38 » scripturale, les signatures, « rêve[s] graphique[s] de l’écrivain en devenir39 », les préfaces, dans lesquelles s’exhibent ou se taisent les généalogies, et les figures mythiques réinvesties – la malédiction littéraire40 qui, d’Antonin Artaud à Fiston Mwanza Mujila en passant par Sony Labou Tansi, imprime sa marque sur identités et conceptions des œuvres – suggèrent que le débutant, à mesure qu’il crée son univers, s’engendre dans la matière verbale.

Apprendre

11 Au fil des brouillons, la formation scolaire, l’acquisition de connaissances littéraires, le spectre du « mal-écrire41 » dans un champ francophone longtemps hanté par les normes linguistiques, culturelles et esthétiques de « Paris42 », les dynamiques scripturales et psychologiques que la tension modèle/contre‑modèle génère, se laissent

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parfois deviner. De l’usage du subjonctif imparfait à la fascination pour les « mots putains43 », de la parodie au fantasme anarchiste de « créer sans maître44 », des strophes sages et ordonnées des premiers Vers au vinaigre au rêve d’une écriture vivante, dessinée, jouée, pratiquement dansée, les manuscrits de Sony Labou Tansi permettent de reconstituer, pas à pas, l’invention d’une poétique et des processus destinés à la mettre en œuvre.

12 L’une des difficultés à laquelle tout novice est confronté est l’invention d’intrigues, de lieux, de personnages, de schèmes structurants et de thèmes à traiter d’un genre à l’autre. Les premiers écrits sont souvent un laboratoire dans lequel les apprentis tentent de fabriquer leur style, cette trace fuyante et pourtant essentielle d’une notion cardinale : l’originalité. C’est au prix d’un parcours difficile – cinq versions se succèdent – qu’André Schwarz-Bart crée l’univers de son premier roman, Le Dernier des justes45, et trouve le territoire de son écriture. Les recherches de Patrick Corcoran et Jean-Francis Ekoungoun ont dévoilé la « longue genèse46 » des Soleils des indépendances : six années ont été nécessaires à Kourouma pour fictionnaliser son matériau et en amoindrir la portée politique. « Écrire, m’avez‑vous appris, c’est gommer47 » : dans les archives conservées à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), la leçon de style dispensée par François-Régis Bastide à Yambo Ouologuem se vérifie. Les lettres et les tapuscrits inédits des Pèlerins du Capharnaüm suggèrent les apprentissages d’un écrivain qui, peu à peu, s’efforce d’acquérir la maîtrise de son art. Les œuvres réelles ou rêvées évoquées au gré d’une correspondance souvent houleuse – La Chair des civilisations, Les Célibataires de la vérité, Les Dynasties du massacre, L’Enfant roi ou Pour Marceau48 sont quelques-uns des titres égrenés –, l’écriture toujours recommencée – « huit ébauches49 » pour un mystérieux « second roman » –, l’âpre travail dévoilé par Les Pèlerins du Capharnaüm, œuvre totale vouée à englober l’Ancien et le Nouveau Testament : tout atteste l’ambition « de créer un monument50 ». Animé par un désir encyclopédique, Yambo Ouologuem s’essaie, en moins de dix années, à tous les genres et tous les styles : la poésie51, le « roman à la française52 », le récit » africain53 », le pamphlet, l’inspiration érotique, la veine sentimentale et un évangile inachevé.

13 Les phénomènes liés aux apprentissages pourraient-ils être étendus sur la longue durée ? Dans cette perspective, les écrivains impulseraient à leur travail un élan exploratoire qui les inciterait à rechercher de nouveaux territoires et à renouveler leurs pratiques en fonction des mutations de leurs exigences poétiques. Entre Inyenzi ou les cafards54 et Cœur tambour55 s’esquisse l’itinéraire de Scholastique Mukasonga, qui délaisse l’écriture testimoniale pour s’intéresser au « pouvoir de la fiction56 ». Elle « renou[e] le fil inlassable57 » d’une mémoire traumatique – celle des réfugiés du Bugesera –, mais, au fil des textes, modèle une œuvre où la légende du roi Ruganzu Ndori58, le souvenir de « Gicanda, la reine au beau visage59 », les descriptions de l’intimité chaleureuse de l’inzu60, la transformation d’êtres disparus en personnages fictionnels, parviennent à enclore, malgré les humiliations et les morts, l’image d’un Rwanda vif. « Manière insoumise de faire l’amour avec les mots61 », l’écriture est poussée vitale aux yeux de Sony Labou Tansi, dont la trajectoire est un apprentissage continu : de La Vie et demie, roman grotesque et mâle, à la dimension cosmique et féminine des Sept Solitudes de Lorsa Lopez, des premières pièces composées dans la solitude à la création collective de Cercueil de luxe, du « petit poète62 », innocent et rêveur, au lutteur apocalyptique, il apprend sans cesse grâce à un « travail particulier sur la langue, sur le langage, sur la sensibilité, sur l’esthétique63 ».

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14 Le magistère littéraire relève également de la formation des écrivains : leurs débuts sont souvent caractérisés par des phénomènes d’encouragement et de sodalité. André Schwarz‑Bart incite Simone à écrire, impulsion ayant pour conséquence, outre les romans composés à quatre mains, des œuvres rédigées seule. La phratrie congolaise – Sylvain Bemba64 en fut l’inventeur et la cheville ouvrière – a conditionné l’entrée en littérature d’un grand nombre d’écrivains. Des années soixante‑dix aux fracas de la guerre civile65, l’amitié et la solidarité des écrivains créent un territoire littéraire commun où, contre les menaces, les clivages idéologiques et le durcissement du pouvoir autocratique, manuscrits et idées circulent librement. Les aînés lisent les cadets, dispensant conseils littéraires et politiques afin de leur éviter les foudres du Parti congolais du travail. Dans le cadre troublé de la République populaire, les écrivains décidés à entrer sur le terrain idéologique sont impitoyablement réprimés : la censure, les intimidations et les persécutions sont les moyens dont disposent les autorités pour affirmer et accroître leur empire. Conservés à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges (BFM), les manuscrits de La Natte, roman rédigé à partir de 1976 par Sony Labou Tansi, révèlent l’importance de cette dynamique transgénérationnelle : l’inspiration « vénéneuse66 » des premiers romans où s’énonçait, en toute liberté, la critique à l’encontre du Parti congolais du travail, y laisse place à une intrigue bien plus « diplomatique67 », fruit, en partie, des conseils de Sylvain Bemba.

Écrire pour les murs de sa chambre ?

15 Dans une note inédite portée à notre connaissance par Francine Kaufmann, dont les travaux portent sur l’œuvre des Schwarz-Bart, André Schwarz-Bart confie : « Enfin libre. J’écris pour les murs de ma chambre68. » Écrire pour les murs de sa chambre : tel est le pari de l’écrivain qui, à la suite des polémiques suscitées par son premier roman, Le Dernier des justes, et des réactions violemment communautaristes lors de la parution du cycle antillais, renonce, non pas à écrire, mais à publier. Le choix d’André Schwarz‑Bart ne doit pas masquer une réalité : le « métier » se réduit rarement à une confrontation solitaire avec son cahier, ses feuillets, sa machine à écrire ou son ordinateur ; il s’inscrit dans un espace littéraire structuré par des éditeurs, des critiques et des évaluateurs qui contribuent à faire les écrivains.

16 Les amitiés littéraires ont un impact décisif sur les stratégies d’approche déployées à l’endroit des maisons d’édition, notamment dans un système francophone où, sur la route des écrivains – en particulier africains –, les ornières sont nombreuses. Porte- parole d’une « culture africaine69 », voire des « pays sous-développés70 » : les prismes à travers lesquels ils ont longtemps été perçus ont pesé sur leur création et leur autogenèse. Journalistes, écrivains, éditeurs considérés comme mineurs ou universitaires ont été parfois déterminants dans l’apparition des novices sur la scène littéraire. Édouard Maunick, Henri Lopes et Léopold Sédar Senghor ont aidé leurs cadets par différents moyens – mise en relation avec des parrains prestigieux ou des éditeurs, rédaction de préfaces ; Anne Tromlin, directrice des Éditions du Dauphin, a publié Le Secret des orchidées, Les Moissons de l’amour et Les Mille et Une Bibles du sexe, romans de Yambo Ouologuem parus sous les pseudonymes Nelly Brigitta et Utto Rudolf ; Arlette Chemain‑Degrange et Roger Chemain71, après avoir reçu pléthore de manuscrits destinés à nourrir leur Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine 72, ont

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tenté de faire émerger une nouvelle génération. Consacrées aux littératures maghrébines, les recherches de Guy Dugas ont éclairé ce pan de l’histoire littéraire : l’importance des passeurs dans les débuts de nombreux écrivains73.

17 Différentes études s’intéressent à leur « fabrique » et au rôle joué par les maisons d’édition. Comment les apprentis reçoivent-ils les demandes de réécriture formulées par les comités de lecture ? Dans quelle mesure consentent-ils à un retravail ? Quels sont les critères littéraires, idéologiques et marchands que les éditeurs utilisent pour justifier leurs choix ? Ce sont quelques-unes des questions qui guident les travaux de Jean‑Pierre Orban74 et Claire Ducournau. « Style de feuilleton 190075 », composition où le « » toc » et le truc76 » seraient apparents, romans « cochon[s] » voués à l’expression d’« émois glandulaires77 » – c’est ainsi que les premiers manuscrits envoyés par Yambo Ouologuem aux Éditions du Seuil sont perçus. Leur érotisme brutal et sombre, le collage vertigineux de références au canon littéraire français étonnent au regard de « ses frères de l’Anthologie africaine et malgache78 ».

18 Le travail mené par les Éditions du Seuil – du tournant des années soixante au début des années quatre-vingt, le Seuil est l’une des rares maisons qui, à l’exception de Présence africaine, publie de nouveaux écrivains africains79 – permet de « reconstituer la logique du travail d’écriture sous contrainte structurale80 ». De nombreux monstres littéraires, défis aux normes stylistiques et génériques perpétuées par l’univers éditorial, sont demeurés inédits, inachevés ou, pour être publiés, ont été retravaillés afin de sembler « plus condensé[s], plus raconté[s], plus en ligne81 ». Point de rupture d’une poétique portée à son plus haut degré de radicalité, somme « fo[lle], ambitieu[se], hors-série82 » de toutes les littératures, Les Pèlerins du Capharnaüm, roman illisible selon Paul‑André Lesort83, ne sera jamais publié. Dix ans plus tard, l’illisibilité sera également le critère utilisé pour inciter Sony Labou Tansi à recomposer L’État honteux. Son verbe débondé et le « méli-mélo84 » de l’intrigue provoquent l’agacement des lecteurs du Seuil, « hébétés » par le manuscrit. Si Yambo Ouologuem, emporté dans la tourmente des affaires judiciaires, des accusations de plagiat et des difficultés personnelles, fera des Pèlerins du Capharnaüm son tombeau littéraire, Sony Labou Tansi accepte de « se mettre au travail85 » pour proposer une nouvelle version de son roman.

19 Devenir écrivain, serait-ce aussi « être moins audacieux dans l’art de se foutre du lecteur86 » ?

NOTES

1. Jean-Claude Bonnet, « Le fantasme de l’écrivain », Poétique, n° 63, septembre 1985, p. 260. 2. Archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), Dossier Yambo Ouologuem SEL 37722. Lettre adressée à François-Régis Bastide le 28 décembre 1967. 3. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Éditions du Seuil, 1984.

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4. Dominique Rabaté, « Le biographique et ses légendes », à propos de Jean-Benoît Puech et Nathalie Lavialle (dir.), L’Auteur comme œuvre. L’auteur, ses masques, son personnage, sa légende, Orléans, Presses universitaires d’Orléans, 2000, http://www.fabula.org/revue/cr/9.php. 5. Anne Begenat-Neuschäfer, Catherine Mazauric (éd.), La Question de l’auteur en littératures africaines, acte du 14e congrès de l’APELA, 22-24 septembre 2011, Frankfurt am Main, Peter Lang Edition, coll. « Sprachen Literaturen Kulturen. Reihe B, Sammelwerke », 2015. 6. Dans les études littéraires et sociologiques, la notion de « posture » a reçu différentes définitions. Nous retenons celle de Jérôme Meizoz, selon lequel la posture est une « manière singulière d’occuper une « position » dans le champ littéraire » (Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007, p. 18.). 7. François Dosse, Le Pari biographique : écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005. 8. Romuald Fonkoua, Aimé Césaire, 1913-2008, Paris, Perrin, 2010. 9. Claire Ducournau, La Fabrique des classiques africains. Écrivains d’Afrique subsaharienne francophone, Paris, CNRS Éditions, coll. « Culture et société », 2017. 10. Anthony Mangeon, Crimes d’auteur : de l’influence, du plagiat et de l’assassinat en littérature, Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2015. Anthony Mangeon, « Henri Lopes : l’écrivain et ses doubles », Présence francophone, « Scénographies romanesques africaines de la modernité », n° 78, 2012, p. 36-54. Yolaine Parisot (dir.), Dany Laferrière : énergie du roman, mythologies de l’écrivain, Interculturel Francophonies, n° 30, novembre-décembre 2016. Yolaine Parisot, « Figures d’écrivains caribéens. Autofictions d’auteurs haïtiens », in Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et Ching Selao (dir.), Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2013, p. 203‑214. 11. Pierre Halen, « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone », Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p. 13-31. Romuald Fonkoua, « L’Afrique en khâgne : contribution à une étude des stratégies senghoriennes du discours dans le champ littéraire francophone », Présence africaine, n° 154, 1996, p. 130-175. 12. Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2011, p. 195. 13. Archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), dossier Yambo Ouologuem SEL 37722. Lettre de Yambo Ouologuem adressée à François-Régis Bastide le 28 décembre 1967. 14. « Je pense, au contraire, que l’écrivain ne doit laisser de lui que ses œuvres. Sa vie importe peu. Arrière la guenille ! » (Gustave Flaubert, Correspondance, édition de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome III, 1991, p. 35-36). 15. Pierre Halen, « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone », art. cit. 16. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 232. 17. Olivier Lumbroso, Zola autodictate : genèse des œuvres et apprentissage de l’écrivain en régime naturaliste, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2013. 18. Claude Duchet, « L’écriture de jeunesse dans le texte flaubertien », Nineteenth-Century French Studies, vol. 12, n° 3, printemps 1984, p. 297-312. 19. Nicolas Martin‑Granel, Greta Rodriguez‑Antoniotti (éd.), L’Atelier de Sony Labou Tansi, vol. I, Correspondance (1973-1983), Paris, Éditions Revue noire, coll. « Soleil », 2005, p. 150, 6 septembre 1974. 20. Sarah Burnautzki, Les Frontières racialisées de la littérature française. Contrôle au faciès et stratégies de passage, Paris, Honoré Champion, coll. « Francophonies », 2017, p. 154. 21. Patrick Corcoran, Daniel Delas, Jean-Francis Ekoungoun (dir.), Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : une longue genèse, Paris, CNRS Éditions, coll. « Planète Libre Essais », 2017, p. 17. En 1963, Ahmadou Kourouma a 36 ans. 22. Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, Paris, Éditions du Seuil, 1970.

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23. Simone et André Schwarz-Bart, Un plat de porc aux bananes vertes, Paris, Éditions du Seuil, 1967. 24. Le plus souvent, l’écrivain utilisait des cahiers d’écolier pour composer ses œuvres. 25. Sony Labou Tansi, Vers au vinaigre, Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, RES. PF SLT 37, p. 183. Différents indices laissent à penser que les premiers poèmes de Vers au vinaigre ont été composés à la fin des années soixante. Nicolas Martin-Granel, Claire Riffard (éd.), avec la collaboration de Céline Gahungu, Poèmes, édition critique et génétique des œuvres poétiques de Sony Labou Tansi, Paris, CNRS Éditions, coll. « Planète libre », 2015, p. 57, p. 64-66. 26. Dans la première version de Vers au vinaigre se trouve un tirage ronéoté d’un poème de William Blake, « The Tyger » (RES. PF SLT 32, Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, p. 173), et, à la fin de la seconde, la mention du roman de Chinua Achebe, Things Fall Apart (RES. PF SLT 37, p. 183), œuvres probablement étudiées en cours. 27. Sony Labou Tansi, [Marie Samar], RES. PF SLT 36, Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, p. 45‑49, p. 55-57, p. 65-69, p. 74, p. 84-86. Vers au vinaigre, RES. PF SLT 32, p. 171. En 1970, Marie Samar fait partie des pièces évaluées par le jury du Concours théâtral interafricain. 28. Sony Labou Tansi, Vers au vinaigre, Poèmes, op. cit., p. 55. 29. Sony Labou Tansi, « Le Pays intérieur du Prince Tchicaya U Tam’si », L’Afrique littéraire, « Hommage à Tchicaya U Tam’si », no 87, 2e trimestre 1995, p. 83. 30. L’OCORA est l’Office de coopération radiophonique, qui deviendra RFI en 1975. 31. Nicolas Martin‑Granel, Greta Rodriguez‑Antoniotti (éd.), L’Atelier de Sony Labou Tansi, op. cit., vol. I, p. 150‑151, 6 septembre 1974. 32. José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2007, p. 18. 33. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 103. 34. Danielle Bajomée, Mertens, l’arpenteur : textes, entretiens, études, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du futur », 1989, p. 32. 35. Claude Duchet, « L’écriture de jeunesse dans le texte flaubertien », art. cit., Nineteenth-Century French Studies, p. 306. 36. Dominique Ranaivoson, « Entretien avec Fiston Mwanza Mujila, dit Fiston Nasser », in Maëline Le Lay, Ramcy Kabuya, Pierre Halen (dir.), Études littéraires africaines, « Lubumbashi, épicentre littéraire », n° 27, 2009, p. 47. Fiston Mwanza Mujila, Le Fleuve dans le ventre , Ottensheim, Édition Thanhäuser, 2013. 37. Dieudonné Niangouna, « Dieudonné Niangouna parle de Sony », blog du festival Mantsina sur scène, décembre 2015, reproduit dans Continent manuscrits, « La matière Congo », n° 4, 2015, http://journals.openedition.org/coma/615. Les citations suivantes sont tirées du même entretien. 38. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 24. 39. Yvan Leclerc, « “L’auteur c’est bien moi” : Gve Flaubert ou l’écrivain-manuscrit », Revue Flaubert, n° 2, 2002, http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/revue2/lecler.pdf, p. 10. 40. Pascal Brissette, La Malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal, Presses de l’université de Montréal, coll. « Socius », 2005. 41. Olga Anokhina, Florence Davaille, Hervé Sanson (dir.), « Bien écrire, mal écrire », Continents manuscrits, n° 2, 2014, http://journals.openedition.org/coma/219. 42. Georges-André Vachon », « La « francité » », Études françaises, vol. 4, n° 2, 1968, p. 118. 43. Sony Labou Tansi, Vers au vinaigre, Poèmes, op. cit., p. 252. 44. Sony Labou Tansi, La Vie privée de Satan, ibid., p. 432. 45. Francine Kaufmann, « Le Dernier des justes » d’André Schwarz-Bart : genèse, structure, signification, thèse soutenue à l’université Paris-Nanterre, 1976.

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46. Outre l’ouvrage coordonné avec Daniel Delas, Patrick Corcoran et Jean-Francis Ekoungoun ont écrit un article consacré à cette genèse difficile. Patrick Corcoran, Jean-Francis Ekoungoun, « L’avant-texte des Soleils des indépendances », Genesis, n° 33, 2011, p. 101-118. 47. Archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), dossier Yambo Ouologuem SEL 37722. Lettre adressée à François-Régis Bastide le 28 décembre 1967. 48. À l’exception des titres, il ne reste rien de ces œuvres dans les archives de l’IMEC. 49. Ibid. Lettre adressée à Paul Flamand le 28 janvier 1969. 50. Ibid. Lettre adressée à François-Régis Bastide le 28 décembre 1967. 51. Il s’agit du recueil La Salive noire, dont le manuscrit n’a pas été conservé. Sarah Burnautzki, Les Frontières racialisées de la littérature française. Contrôle au faciès et stratégies de passage, op. cit., p. 155. 52. L’expression est employée par l’un des lecteurs anonymes du Seuil pour évoquer le premier manuscrit envoyé en 1963 par Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, dont l’intrigue se déroule, non pas au sein de l’empire de Nakem, mais en Europe. Ibid. 53. Envoyé en 1967 aux Éditions du Seuil, un manuscrit également intitulé Le Devoir de violence présente une intrigue qui, dans sa plus grande partie, se déroule en Afrique. 54. Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les cafards, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2006. 55. Scholastique Mukasonga, Cœur tambour, Paris, Gallimard, 2015. 56. Yolaine Parisot, Charline Pluvinet (dir.), « Force et vertu de la fiction face à l’histoire immédiate. Pour un récit transnational du temps présent », Pour un récit transnational : la fiction au défi de l’histoire immédiate, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2015, p. 7. 57. Scholastique Mukasonga, La Femme aux pieds nus, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2008, p. 60. 58. Roi fondateur, il est le héros de « grands cycles merveilleux ». Jan Vansina, Le Rwanda ancien : le royaume nyiginya, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2012, p. 61. 59. Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les cafards, op. cit., p. 91-92. Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2012, p. 179. Née en 1928, la reine Gicanda périt lors du génocide de 1994. 60. L’inzu est la maison traditionnelle rwandaise. 61. Sony Labou Tansi, « Parcours à deux voix autour d’Éros », Poèmes, op. cit., p. 1195. 62. Sony Labou Tansi, Vers au vinaigre, ibid., p. 303. 63. Nicolas Martin-Granel, Greta Rodriguez-Antoniotti (dir.), « Le métier d’écrivain. Extrait des entretiens radiophoniques avec Apollinaire Singou‑Basseha », Études littéraires africaines, « Approche génétique des écrits littéraires africains. Le cas du Congo », n° 15, 2003, p. 31. 64. Sylvain Bemba, « La phratrie des écrivains congolais », Notre Librairie, « Littérature congolaise », n° 92-93, mars-mai 1988, p. 13-15. 65. De 1969 à 1991, les Congolais vivent sous la férule du Parti congolais du travail, parti unique dont le fonctionnement est calqué sur le modèle soviétique. À la fin des années quatre-vingt, son pouvoir s’effrite pendant que les contestations se multiplient, mouvement qui débouche, à partir du 25 février 1991, sur la Conférence nationale souveraine. Son but est double : faciliter la réconciliation nationale et préparer la transition. La Conférence s’achève en juin 1991, suivie d’un gouvernement de transition chargé de régler les échéances démocratiques : élections municipales, législatives et présidentielles. En août 1992, Pascal Lissouba devient président de la République ; tensions et contestations ne cessent alors de croître : la guerre civile commence en 1993. Patrice Yengo, La Guerre civile du Congo-Brazzaville, 1993-2002. « Chacun aura sa part », Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2006. 66. Nicolas Martin-Granel, Greta Rodriguez-Antoniotti, L’Atelier de Sony Labou Tansi, op. cit., vol. I, p. 38, 8 mars 1974. 67. Ibid., p. 169, 1er décembre 1974.

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68. Le détail de cette note datée du 14 décembre 1992 nous a été aimablement communiqué par Francine Kaufmann, à laquelle Simone Schwarz-Bart rend hommage dans l’avant-propos de L’Ancêtre en Solitude. « Quant à moi, après L’Étoile du matin, je pensais retourner au silence… Avec malgré tout un sentiment de mélancolie infinie : la perte irrécupérable de cette exaltation qui nous habitait au cours de l’aventure, tout ce travail perdu… nostalgie. C’est alors que je reçois un coup de fil de Francine Kaufmann depuis Jérusalem. Elle m’annonce sa visite et son refus de croire en la destruction complète du cycle antillais. Elle s’installe dans ce bureau-bibliothèque et commence sa chasse au trésor. Elle est pugnace, minutieuse, acharnée : elle a une méthode. Ainsi jour après jour, projets, feuillets, notes, journal, brouillons, le fond de travail se reconstitue avec des passages manquants, des versions différentes, mais le cycle antillais est là, de nouveau. Et je tombe sur cette note : « Avant de partir, brûle tous les manuscrits, y compris les six volumes de Mariotte. Son chagrin d’avoir tué Mariotte : se saoule. » Je suis bouleversée, je suis dans la résurrection. L’envie d’écrire m’envahit, et je me retrouve dans la spirale infernale des temps décalés. Mais un obstacle de taille plane sur tout le projet et me paralyse. La majeure partie de ce fond est manuscrite et je ne tape même pas d’un doigt. Il y a des milliers de pages, je suis submergée par l’ampleur de la tâche, et peut-être bien que ces écrits resteraient encore lettre morte sans l’aide ô combien précieuse d’Élie Duprey. Ce brillant jeune homme me propose alors d’être à mes côtés, en Guadeloupe, pour mener à bien ce projet de parution. Il quitte Paris pour le bureau-bibliothèque de Goyave, lisant, jour après jour, relisant, tapant, discutant, réactualisant tout ce travail perdu et retrouvé » (André et Simone Schwarz-Bart, L’Ancêtre en Solitude, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 16-17). 69. Sarah Burnautzki, Les Frontières racialisées de la littérature française. Contrôle au faciès et stratégies de passage, op. cit., p. 159. 70. Ibid., p. 157. 71. Coopérants vers la fin des années soixante-dix, tous deux ont enseigné à Brazzaville, au sein de l’université Marien-Ngouabi. 72. Arlette Chemain-Degrange, Roger Chemain, Panorama critique de la littérature congolaise contemporaine, Paris, Présence africaine, 1979, p. 139. 73. Guy Dugas (dir.), La Méditerranée de Audisio à Roy, Houilles, Éditions Manucius, coll. « Mémoire de la Méditerranée », 2008. Guy Dugas, « Genèse de Forge et Terrasses », Continents manuscrits, « Les revues en contexte colonial et postcolonial », n° 9, octobre 2017, http:// journals.openedition.org/coma/938. 74. Jean-Pierre Orban, « Interférences et création. La « dynamique auteur-éditeur » dans le processus de création chez Sony Labou Tansi à partir de la comparaison entre Machin la Hernie et L’État honteux », Genesis, n° 33, « Afrique-Caraïbe », 2011, p. 29-42. Jean-Pierre Orban, « L’auteur, entre instance éditoriale et autonomie de la création », in Anne Begenat‑Neuschäfer, Catherine Mazauric (éd.), La Question de l’auteur en littératures africaines, op. cit., p. 27‑37. 75. Sarah Burnautzki, Les Frontières racialisées de la littérature française. Contrôle au faciès et stratégies de passage, op. cit., p. 161. 76. Ibid., p. 155. 77. Ibid., p. 157. 78. Ibid., p. 156. 79. Claire Ducournau, La Fabrique des classiques africains. Écrivains d’Afrique subsaharienne francophone, op. cit., p. 118. 80. Ibid., p. 14. 81. Archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), dossier Sony Labou Tansi SEL 3645. Lettre de Sony Labou Tansi adressée à Luc Estang le 27 mars 1980. 82. Archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), dossier Yambo Ouologuem SEL 2923. Lettre de Yambo Ouologuem adressée à Paul-André Lesort le 26 février 1971.

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83. Après des tensions croissantes avec François-Régis Bastide, Yambo Ouologuem, en 1971, se tourne vers un autre conseiller littéraire du Seuil, Paul-André Lesort. 84. Archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), dossier Sony Labou Tansi SEL 3645. Lettre de Luc Estang adressée à Sony Labou Tansi le 14 mars 1980. 85. Ibid. Lettre de Sony Labou Tansi adressée à Luc Estang le 27 mars 1980. 86. Ibid.

AUTEUR

CÉLINE GAHUNGU

Membre du Centre international d’études francophones (CIEF) de l’université Paris‑Sorbonne ; chercheuse associée, équipe « Manuscrits francophones », ITEM (UMR 8132, CNRS-ENS)

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Le « devenir auctorial » d’Ahmadou Kourouma

Patrick Corcoran

En Sciences humaines (le paradoxe), pressenti mais jamais analysé dans ses conséquences extérieures, est la présupposition et l’induction de toute réponse possible par la question même, et donc la vanité de l’analyse et de l’interprétation. Jacques Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983.

1 Parler du « devenir » d’un écrivain, de la genèse auctoriale, est nécessairement une affaire hasardeuse. La mise en parallèle, d’un côté, de l’élaboration d’une genèse textuelle, travail analytique opéré sur un dossier génétique, et, de l’autre, d’un commentaire sur les premiers pas du parcours souvent tâtonnant et semé d’embûches qui est celui de l’écrivain qui se cherche, se heurte très rapidement à des difficultés méthodologiques. La plus importante est de cerner précisément l’objet d’étude : quelles sont les traces dans la vie d’un écrivain qui méritent comparaison avec les plans, ébauches, premiers jets et brouillons de l’univers avant-textuel d’une œuvre littéraire, ce que Pierre-Marc de Biasi appelle « les restes, les scories, les débris induits par le travail de conception de l’œuvre1 » ? Comment constituer, pour un être humain, l’équivalent du dossier génétique, cet objet matériel infiniment provisoire qui est déployé pour capter le processus même d’un devenir tout en différant la volonté de clôturer la démarche par une interprétation fixe ? Il serait sans doute tentant de considérer le profil psychologique de l’individu, à la fois forgé et se forgeant dans un contexte culturel, politique, sociologique et historique déterminé, comme un élément- clé de ce « dossier » putatif. La mise-en-fiction de la vie de l’auteur servirait ainsi comme explication adéquate de la réalisation a posteriori de ses ambitions. Un cercle se referme dans ce genre de raisonnement. Il semble destiné à passer à côté de toute ouverture sur un réel processus de devenir. Une argumentation inductive de ce genre permet certes de dresser un portrait de l’écrivain en herbe, d’identifier les obstacles

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qu’il/elle a dû surmonter et les facteurs qui ont pu faciliter la réalisation de ses ambitions. Cependant, ni le contexte dans lequel l’individu évolue, ni la puissance de son désir de « devenir écrivain » ne suffisent à expliquer ce qui a pu faire la différence entre l’échec ou la réussite éventuelle de ses ambitions. Le résultat n’est en rien garanti par les préambules. Donc, une biographie présentée sous cette forme « aboutie » de l’ambition réalisée n’éclaire malheureusement qu’une partie d’une genèse auctoriale, et il est fort douteux qu’elle puisse prétendre à expliquer quoi que soit.

2 Considéré à la lumière de ces premières remarques, le cas d’Ahmadou Kourouma est instructif. Son émergence comme écrivain correspond à un moment crucial de sa vie et de celle de la Côte d’Ivoire. L’histoire complexe de l’écriture et de l’édition du premier roman de Kourouma, Les Soleils des indépendances, se prête donc facilement à une lecture biographique. À son retour dans son pays natal nouvellement indépendant, Kourouma se trouve happé par une conjoncture politique en plein dérapage. Le comportement obsessionnel du président Houphouët-Boigny est sans doute le facteur prépondérant : pour avoir les coudées franches, celui-ci invente des complots imaginaires, conçus comme un moyen efficace de neutraliser tout adversaire et rival éventuel. Les ambitions de toute une génération de cadres sont ainsi étouffées par une série d’arrestations : la domination houphouëtienne du pays est assurée. Le monde extérieur prend son pas sur celui de l’ancien pouvoir colonial, la France qui, préoccupée par les jeux stratégiques de la guerre froide, cautionne par son inertie les agissements du président ivoirien. Pour Kourouma, ce drame cauchemardesque est à la fois national et personnel. Non seulement le moment est difficile pour le pays, mais Kourouma est directement impliqué : il est incarcéré, avec un bon nombre de ses amis et connaissances. Il a expliqué, par la suite, à de nombreuses reprises, que cette expérience a déclenché chez lui le besoin d’écrire quelque chose sur la situation intolérable qu’il venait de vivre. Il parlera alors de ce besoin de témoigner pour ses compatriotes en termes de « nécessité2 ». Et certains des tapuscrits des Soleils porteront, en effet, sur la feuille de garde, de la main de Kourouma, la mention « Pour Lamine Diabaté et ses codétenus3 », démontrant que son roman est bien le fruit de ce besoin de témoigner qu’il a identifié comme la première impulsion le poussant à écrire.

3 Le récit de l’émergence de ce premier roman s’apparente donc à un drame captivant rendu d’autant plus alléchant que le roman en question est marqué, dès avant les premières ébauches, du signe de l’impossibilité : impossible de concevoir son écriture étant donné la formation scientifique de Kourouma, étranger aux milieux littéraires et exerçant la profession d’actuaire ; impossible de concevoir sa publication en Côte d’Ivoire étant donné la critique acerbe du président qu’il a l’intention d’exprimer ouvertement et, par conséquent, les risques de censure qui pèsent sur lui ; impossible, finalement, de concevoir un lectorat susceptible de lire un tel réquisitoire dans un pays dépourvu d’infrastructures institutionnelles (maisons d’édition, presse, et autres filières de communication) vraiment indépendantes de l’ancien pouvoir colonial, de ses valeurs et de ses intérêts.

4 Dans l’immédiat, Kourouma semble avoir fait fi de toutes ces bonnes raisons pour justifier l’abandon de son projet, préférant se tourner vers une question d’ordre pratique : quelle forme donner à ce désir de témoignage qui lui tenait tant à cœur ? Or, l’un des rares éléments du dossier génétique des Soleils est l’ensemble de documents (plan, notes et brouillon) consacré à « Houphouët-Boigny et le RDA4 ». L’analyse de ces documents a incité Jean-Francis Ekoungoun à conclure ceci : « Le futur auteur se

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propose […] de rédiger, en première intention, non pas une fiction au sens littéraire du terme mais un essai sur l’histoire de la Côte d’Ivoire5. » Kourouma, pour sa part, a souvent expliqué qu’avant de fixer son objectif sur l’écriture d’une fiction, c’est la forme de l’essai qui l’avait d’abord attiré : […] j’ai voulu écrire quelque chose pour témoigner, pour dire que mes camarades étaient injustement arrêtés. Ceci dit, j’aurais pu écrire un essai mais un essai sur Houphouët à cette époque ne pouvait pas passer parce que Houphouët était très puissant et appuyé par la politique française et la politique de l’Occident. Donc un essai ne pouvait pas passer. Alors j’ai écrit un essai avec une fiction6.

5 Il est intéressant de noter que la solution trouvée par Kourouma est une solution hybride, « un essai avec une fiction », description qui se conforme beaucoup plus étroitement à la version tapuscrite du roman envoyée dans diverses maisons d’éditions, tant africaines que françaises, par les soins de Kourouma lorsqu’il cherchait un éditeur en 1966. Toujours est-il que cette description, « un essai avec une fiction », donne un aperçu de la double motivation qui l’animait au moment où il a pris la plume.

6 La suite de l’histoire éditoriale des Soleils se déroule à Montréal, sous l’œil vigilant de Georges-André Vachon, président du jury du Prix de la francité, prix que Kourouma avait emporté à condition d’accepter de retravailler son texte7. Cette histoire est bien celle d’un retranchement et cela dans les deux sens du terme. Kourouma supprimera une partie non négligeable de son texte (la partie qui était nourrie justement par les événements politico-historiques qui semblaient appeler l’écriture d’un essai) ; mais en ce faisant, il se retranche également derrière ses dernières défenses afin de mieux protéger ce qui lui tient le plus à cœur, la nature véritablement littéraire de son entreprise. L’importance accordée par Kourouma au projet littéraire, à la mise en forme d’une œuvre, à un travail d’ordre esthétique, n’a jamais été vraiment reconnue à sa juste valeur, comme si se consacrer à des préoccupations « littéraires » était une frivolité inavouable comparée à la tâche pressante de dénoncer des abus et fustiger un tyran, tâche qui, pour certains, serait même incompatible avec l’ambition littéraire. Il est vrai que cette demande de suppression des éléments « journalistiques », de ces passages qui permettaient aux lecteurs de reconnaître des personnages bien réels de la scène politique ivoirienne, peut être comprise comme une espèce d’ingérence de Vachon dans les affaires de Kourouma. Elle est doublement blessante pour certains commentateurs, puisqu’elle conforte la thèse de la domination postcoloniale : les exigences de Vachon se revêtiraient même des couleurs de la censure. Ainsi, le débat a tendance à basculer très rapidement vers une exploration approfondie de cet univers pragmatique de la politique (à la fois thème du roman mais également thème de la méta-histoire de son trajet vers la publication), à l’exclusion de la question beaucoup plus nuancée qui est celle du parcours littéraire suivi.

7 À ce jour, en effet, trop de critiques ont sous-estimé l’importance de l’aspect purement littéraire du travail effectué par Kourouma. Accorder trop d’importance au contexte politique du récit (ou de son histoire éditoriale) équivaut à en faire un simple « écrivant ». Or, la célèbre distinction de Barthes entre un écrivant et un écrivain, formulée au moment même où Kourouma se débattait dans les marasmes de la vie politique en Côte d’Ivoire, s’applique directement à son cas : « L’écrivain accomplit une fonction, l’écrivant une activité […] l’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire8. » Et comme s’il cherchait à expliciter plus précisément le cas kouroumien, Barthes continue :

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[…] l’écrivain s’interdit existentiellement deux modes de parole […] : d’abord la doctrine, puisqu’il convertit malgré lui, par son projet même, toute explication en spectacle […] ; ensuite le témoignage : puisqu’il s’est donné à la parole, l’écrivain ne peut avoir de conscience naïve : on ne peut travailler un cri, sans que le message porte finalement beaucoup plus sur le travail que sur le cri […]9.

8 Kourouma s’est vite interdit le mode de parole doctrinal auquel aurait correspondu un essai, tout comme il s’est vite rendu compte qu’entreprendre l’écriture d’une fiction exigerait un travail laborieux pour réprimer le cri intérieur, le façonner et le transformer en œuvre littéraire. Ainsi, ce choix liminal concernant la forme de son travail (essai ou fiction ?) doit être compris comme le premier pas dans un processus dans et par lequel des préoccupations littéraires s’imposent peu à peu, au fur et à mesure que l’inspiration politico-historique s’estompe. Il aurait, sans doute, préféré éviter la dernière campagne rédactionnelle montréalaise et les changements de dernière heure demandés par Vachon, mais en acceptant de s’y plier, il ne fait que continuer le travail de façonnage qui caractérise le véritable écrivain.

9 Il serait malencontreux de voir dans cet argument une tentative d’amoindrir l’élan initial du projet kouroumien. Le cri qu’il voulait pousser venait du cœur. Mais ce qui nous enseigne le plus sur l’attitude de Kourouma, c’est la manière dont il refuse de se laisser dominer par les événements, pour aussi cruels qu’ils soient. Au lieu de pousser des cris de démagogue, il cherche à comprendre ; il se met à verbaliser le monde qui l’entoure et à se l’expliquer. Le texte sur « Houphouët-Boigny et le RDA » est loin d’être une diatribe contre les méfaits du régime houphouëtien. Calme et posé, il aurait sans doute fait moins de remous s’il avait été publié que le récit des tortures infligées par Houphouët-Boigny et sa sœur qui figurent dans l’avant-texte du roman. Cette constatation nous permet de mieux apprécier l’ambivalence inhérente à son projet d’écriture. Certes, Kourouma voulait témoigner en 1963 contre les abus de pouvoir d’un régime liberticide, mais ce qu’il voulait dénoncer, sa véritable cible, se situait ailleurs, historiquement et géographiquement. Kourouma était assez lucide pour comprendre que le comportement d’Houphouët-Boigny n’était qu’un cas de figure parmi d’autres et que la grande tragédie que vivait son pays était celle, infiniment renouvelable, de l’exploitation de l’homme démuni par l’homme en situation de tout se permettre. Cela explique pourquoi Kourouma semble avoir eu tant de mal à en vouloir personnellement (ou à la personne même) du président de la République. Vu sous cet angle, Houphouët- Boigny n’était qu’un pantin mû par des forces qu’il était incapable de maîtriser. Dans un texte peu connu écrit en 1998, Je témoigne pour l’Afrique, Kourouma revient sur ce thème que l’on pourrait identifier comme l’injustice majeure qu’il s’est consacré à dénoncer par son travail littéraire : « À l’Afrique sans défense, dans l’Afrique loin de tous les yeux discrets j’ai vu ce qu’un homme fait d’un homme sans défense et loin de tous les yeux discrets10. » Dès qu’on relativise l’actualité politique qui fournit le contexte d’émergence des Soleils, la notion de « la nécessité d’écrire » qui animait Kourouma à l’époque prend une autre allure. De facteur décisif dans l’écriture de son premier roman, « la nécessité » devient le moteur de la production littéraire de toute une vie, ce que Kourouma semble confirmer dans une interview accordée peu de temps avant son décès : J’ai dit que Les Soleils des indépendances a été écrit par nécessité. Les autres aussi, c’est par nécessité, parce que je m’étais aperçu que les Occidentaux parlaient de tout ce que les communistes avaient fait comme crimes en Orient. Et en France, on parle des crimes que les Allemands ont faits pendant quatre ans d’occupation. Tous les ans les Français en parlent et même cette année encore vous verrez dans des

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livres qui sortent, on parlera de l’Occupation. Alors ça m’a révolté. J’ai dit : « Mais quand même, nous qui avons vécu cinquante-cinq ans de colonisation, qu’est-ce que nous avons à dire ? » Et j’ai voulu écrire moi-même cette tragédie. […] Monnè, outrages et défis c’est un peu ça, tu vois. Tandis qu’En attendant le vote des bêtes sauvages c’était aussi parce que la guerre froide a fait beaucoup, beaucoup, beaucoup de mal en Afrique. […] La guerre froide a provoqué de graves désordres chez nous, justement parce que cela a permis aux dictateurs de se maintenir11.

10 Les méfaits d’Houphouët-Boigny, les crimes de la colonisation, les conséquences néfastes de la guerre froide en Afrique, le sort des enfants soldats sont autant d’avatars de ce thème primordial qui est celui de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le cri que Kourouma avait envie de pousser en 1963 se traduit ainsi en une position existentielle : il ne pourra rester silencieux face à de telles injustices ; l’écriture, façonnage du cri, sera désormais son exutoire.

11 Le simple fait d’identifier une source d’inspiration pérenne n’équivaut pourtant pas à une analyse de la genèse auctoriale de l’auteur en question. Pour respecter la démarche caractéristique de la génétique textuelle, toute tentative d’élaborer le « devenir auctorial » doit donner la priorité à un examen des traces matérielles résultant du travail accompli pendant la production des textes qui constituent une œuvre. Ces traces matérielles peuvent être de plusieurs types : des bribes et des résidus de campagnes rédactionnelles évidemment, mais aussi des traces d’une réflexion susceptible de nourrir le travail en cours – lectures annotées ou commentées, soit sur le sujet à traiter dans un travail éventuel, soit sur la manière d’aborder la mise en forme, ces aspects techniques et stylistiques de la praxis de la narration. Elles peuvent également prendre la forme de commentaires après coup sur un travail déjà accompli : des interventions dans des débats ou colloques, des interviews, des textes de tout genre explicitant le travail proprement littéraire et destinés à la presse écrite, à des revues universitaires et autres. Bref, tout cet arrière-pays dont l’arpentage permet de mieux suivre l’acheminement d’une pratique scripturale et la réflexion menée sur cette pratique.

12 De cela découle une observation importante. Lorsqu’on cherche à comprendre la « genèse » d’un écrivain, le travail qu’il/elle accomplit pour assurer l’émergence d’une première publication ne saurait avoir de statut particulier. Certes, sur le plan biographique, il se peut qu’une première publication ait une grande signification dans la vie d’un auteur, accordant reconnaissance et parfois une sorte de consécration, facilitant aussi la possibilité d’une certaine continuité dans la carrière littéraire envisagée. Mais, sur le plan génétique, une première publication peut difficilement prétendre à un statut déterminant. Ce qui importe, c’est le modus scribendi de l’écrivain, sa façon de travailler, les efforts fournis pour se plier aux exigences de la mise en forme telle qu’il/elle la conçoit.

13 Le dossier génétique du « devenir écrivain » de Kourouma est, à cet égard, assez fourni.

14 Étant donné ses objectifs non conformistes, sa revendication de la culture malinké, son statut de « sujet postcolonial » et sa situation marginale par rapport à ce vaste champ de pratique culturelle qu’est la littérature française, il n’est pas étonnant que son écriture ait eu un potentiel énorme pour bouleverser le statu quo. En l’occurrence, il s’agissait de l’invention d’une nouvelle forme d’expression. Comme l’a expliqué Daniel Delas : « Quand le réel devient innommable, l’écrivain doit affronter le choix d’un nouveau discours, d’une nouvelle écriture12. » Cela est doublement le cas pour Kourouma, qui se voulait le témoin d’une réalité innommable, tout en étant conscient que le français était un outil inadéquat à la tâche qu’il s’était donnée. Voulant parler de

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phénomènes bien concrets, Kourouma s’est retrouvé d’emblée confronté à toute une série de défis formels qu’il ne pouvait résoudre qu’en trouvant sa « posture d’écriture13 », compatible avec une conception toute personnelle de la création littéraire. Sans forcément vouloir « devenir écrivain » ou « faire de la littérature », il s’est propulsé au cœur même d’une recherche on ne peut plus littéraire. Il ne théorisait pas ces questions, mais voulait tout simplement rester fidèle à sa vision du monde, à ses assises culturelles malinké et néanmoins s’arroger le droit de s’aventurer dans le domaine de chasse gardée de la littérature française. La solution qu’il trouve, à la fois posture d’écriture et stratégie de mise en forme esthétique, sera d’opérer une hybridisation des langues française et malinké, la soi-disant malinkisation de la langue française qui a fait couler tant d’encre.

15 Cette stratégie n’est pas fortuite. Elle est le fruit d’une réflexion mûrie, menée pendant de longues années et continuée bien après la publication des Soleils, sur les difficultés d’un Africain désireux d’exprimer les réalités de sa propre culture dans une langue qui n’est pas la sienne. Déjà, en 1970, année de la publication des Soleils en France, Kourouma a saisi l’occasion d’une de ses premières interviews pour s’exprimer sur le dilemme de beaucoup d’écrivains obligés de négocier leur « francophonie » : La langue française est entourée d’une grande dévotion, objet d’une sorte de fétichisme stérile qui a hypothéqué jusqu’à ces dernières années les travaux d’écrivains non français, mais possédant en elle leur unique moyen d’expression. On a voulu conserver la langue dans ses fortifications grammaticales et ses clichés. Bien parler français, un point c’est tout… Au fond, ce n’est pas l’alphabétisation qui est un problème. Alphabétiser les masses est relativement facile. C’est leur donner le moyen d’accorder la sensibilité à un outil d’expression. Les Anglais n’ont pas couvé leur langue comme les Français et c’est une bonne chose. Et croyez-moi, ce « néo-créole » au Nigéria a donné naissance à une expression écrite qui a toutes les caractéristiques d’une vraie littérature. Laisser s’enrichir une langue au contact d’un peuple dont elle n’est pas issue, ne débouche pas forcément sur un dépérissement de cette langue14.

16 Les difficultés rencontrées par Kourouma dans les années soixante, lorsqu’il essayait de trouver un éditeur pour son roman, ont été exacerbées par un scepticisme très prononcé et assez généralisé quant à sa compétence en tant que locuteur/scripteur de français. Les lecteurs professionnels, qui avaient pour tâche d’évaluer le roman, ne comprenaient pas ses audaces stylistiques, les considérant comme des fautes grammaticales ou des fautes de goût. Le biographe de Kourouma, Jean-Michel Djian, rend compte de la réaction de quelques-uns des premiers lecteurs : « Il [Kourouma] n’essuie que des refus, en particulier ceux du Seuil et de Présence africaine, qui trouve son texte “mal écrit”. François-Régis Bastide, lecteur influent de la maison de la rue Jacob, l’a refermé au bout de cinq feuillets15. » Kourouma a évoqué cette expérience quelques années plus tard, dans une interview pour Jeune Afrique Économie : La première chose qu’on fait c’est de prendre contact avec des éditeurs africains. Ils m’ont répondu que ce n’était pas rédigé en bon français, qu’il fallait d’abord que j’apprenne à écrire dans cette langue [rires]. [Présence africaine commençait à être subventionné par les États africains…] Mon livre, dans une partie expurgée, comportait beaucoup d’allusions à peine voilées, à la politique en Côte d’Ivoire, au régime, aux tortures. Alors évidemment Présence africaine m’a dit, « Avant de critiquer les États africains, avant d’attaquer le président, apprenez donc à écrire en français » [rires]16.

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17 Kourouma reviendra inlassablement sur ce thème de l’inadaptation de la langue française dans des conférences, colloques et autres événements culturels, dont voici un échantillon : • « Les littératures négro-africaines », Lomé, novembre 1991 ; • colloque à Rome, décembre 1992 ; • « Poètes et penseurs comme précurseurs et porteurs d’espoir au cœur du changement en Afrique », Tübingen, novembre 1993 ; • « Pour une francophonie des peuples, des cultures et des dieux », Abidjan, mars 1994 ; • « Le processus d’africanisation des langues européennes », Montpellier, décembre 1994 ; • « Les dits et les non-dits », Wellesley College, Massachusetts, 1999, • discours prononcé lors de la conférence du Centre international des études françaises, Abidjan, décembre 2002.

18 Le problème évoqué dans ces diverses interventions est principalement linguistique, mais le questionnement porte aussi sur des questions d’ordre social et culturel. Kourouma s’indigne contre une presse écrite (en français) qui se trouve incapable de rendre compte d’événements quotidiens se produisant dans les communautés ivoiriennes, faute de pouvoir traduire en français des expressions courantes dans la culture indigène. Jean-Michel Djian cite l’exemple de l’intervention de Kourouma à la conférence d’Abidjan en mars 1994 où, à propos de sorcellerie, ce dernier déplore le fait qu’un tribunal puisse condamner un individu pour un crime qui n’est pas « nommable » en français : « Si le français est la langue officielle de la Côte d’Ivoire, il est inadmissible que les faits pour lesquels des citoyens sont jugés ne soient pas nommables dans leur langue nationale17. » Il explique la difficulté dans les termes suivants : Le négro-africain, partout et dans tout ce qu’il fait, n’oublie pas qu’il appartient à une communauté que chacun de ses actes compromet. Tout possède une force immanente qui peut venger les victimes des injustices et des mensonges, les tuer, les torturer ; toutes les choses qui ont été détruites sans nécessité, sans raison par un membre de notre communauté peuvent réagir sur nous. C’est pourquoi le négro- africain évolue dans un monde bâti de signes à interpréter, de forces à maîtriser pour évoluer. Il est lié avec les membres de la communauté, il ne peut abandonner et espérer évoluer, réussir comme individu18.

19 Une réflexion soutenue sur ce sujet accompagnera le travail littéraire de Kourouma tout au long de sa vie. Il citera l’anthropologue Louis-Vincent Thomas dans un discours inédit prononcé à Abidjan en 2002, où apparaît sa connaissance profonde des particularités lexicales et syntactiques des langues africaines. En 1990, il accepte même d’écrire une préface pour un projet de livre de Mariette Meunier-Crespo, Le Français populaire d’Abidjan, tiré d’une thèse de doctorat en linguistique. Le livre ne paraîtra pas, toutefois un premier jet de la préface envisagée existe dans les archives. Kourouma profite de l’occasion pour réitérer sa frustration : Le français généré pour une civilisation de substrat chrétien et latin et forgé et poli par une littérature écrite exprime mal certains sentiments et aspects des richesses culturelles de ces peuples dont la littérature est orale et la religion de base animiste. Il en résulte, même pour les Africains qui ont la parfaite maîtrise du français, une certaine frustration… Ils ne se sentent pas à l’aise dans une langue censée être leur langue nationale19.

20 À Montpellier, en 1994, Kourouma ira jusqu’à suggérer tout un programme pour favoriser l’insertion de mots africains dans les dictionnaires de langues européennes, mû par une volonté de défense et illustration des langues africaines.

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21 Cette préoccupation quasi obsédante, issue d’une réflexion permanente sur des questions concernant l’expression culturelle, fait écho aux questions que Kourouma a dû se poser lorsqu’il a entrepris d’écrire une œuvre de fiction en 1963. Transposée dans le domaine littéraire, l’inquiétude de Kourouma se transforme en une interrogation sur le style à adopter. Il explique que sa méthode de travail et sa décision d’exprimer l’univers de Fama de l’intérieur de son personnage, en employant sa propre voix et ses propres habitudes langagières, ne pouvaient pas être une simple question de traduction, mais impliquaient la création d’une nouvelle langue : Ce que j’ai compris intuitivement, c’est que si je faisais parler mon héros en français classique, il ne m’apparaissait pas correspondre à ce que je voulais : la façon dont il pensait, élaborait et classait ses concepts, tout cela ne venait pas […]. Il ne s’agit pas de traduire mais bien de saisir un sens, un rythme, une façon de percevoir et d’exprimer, et de rendre tout cela en français […]. Mon style n’est pas une traduction mot à mot. Ne faire que traduire serait facile ; or ce que je fais réclame beaucoup de temps et de peine ; il m’est arrivé de réfléchir une journée entière à une phrase jusqu’à ce qu’elle coule jusqu’à ce qu’elle trouve la forme exacte qui convienne. Il ne s’agit pas de traduire mais bien de saisir un sens, un rythme une façon de percevoir et d’exprimer20.

22 Il reparlera de ce problème de création dix ans après cette interview, lorsqu’il interviendra dans un colloque organisé à Wellesley College, dans le Massachusetts. Là encore, il fait allusion aux problèmes linguistiques qui ont été à l’origine de ses choix littéraires et stylistiques : Mon projet n’était pas de malinkiser le français mais de faire de sorte qu’un lecteur vive le cheminement de la pensée du personnage, qu’il voit ce que voit le personnage et de la façon qu’il le voit, qu’il sente ce qu’il sent et de la façon qu’il le sent. Comment aboutir à un tel résultat ? Qu’ai-je entrepris pour le réussir ? D’abord en agissant sur la structure du langage. Dans chaque langue les mots ont en général une succession propre. J’ai appliqué dans le français la succession des mots en malinké. Dans le malinké comme dans toutes les langues orales l’on fait très peu usage des pronoms : les substantifs, les syntagmes sont très souvent répétés. J’applique la même méthode en français. Ce qui fait que le texte comporte des phrases courtes. Mais c’est dans la recherche des mots qu’a lieu la plus grande innovation. Il y a beaucoup de réalités africaines [qui] n’ont pas de nom en français. Il faut trouver le mot juste qui les exprime. Rarement on trouve ce mot juste. On procède par approximation, en usant de plusieurs mots qui ont des sens proches, des synonymes. Une accumulation des synonymes pour exprimer une réalité signifie qu’aucun des mots, aucun pris seul ne l’exprime en totalité, ne l’épuise entièrement. Il y a beaucoup d’expressions malinké qui sont intraduisibles en français. Et cela pour une raison simple. Les malinkés sont des négro-africains animistes. Chaque objet a une âme. Donc tout objet peut se mouvoir comme un animal, parler comme un homme. Des expressions issues d’une telle conception des objets sont intraduisibles en français. Il faut passer par mille détours pour asseoir cette réalité. Et quand on le réussit on jubile. C’est cet ensemble de recettes qu’on a appelé malinkiser le français21.

23 La posture d’écriture trouvée par Kourouma a choqué certains lecteurs et scandalisé d’autres, comme si son objectif avait été de porter atteinte à la langue française. Elle répondait, au contraire, à une autre forme de nécessité, toute scripturale celle-là, qui n’était rien d’autre que la recherche, pour lui malinké, du mot juste. Cette activité, cette rumination constante sur le « comment dire » sont, au fond, une forme de recherche dans et par laquelle l’écrivain se construit.

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24 Il n’est pas étonnant donc que la fascination de Kourouma pour tout ce qui touchait à l’expression culturelle, et ses efforts pour créer une interlangue capable de favoriser une meilleure communication interculturelle, aient eu pour corollaire une passion pour les dictionnaires. Dans une interview enregistrée peu de temps avant son décès, Kourouma n’a pas hésité à identifier quels étaient les livres de sa bibliothèque auxquels il tenait particulièrement : Je vous réponds sans la moindre hésitation : à mes dictionnaires. Je possède sur mon ordinateur tous les dictionnaires français imaginables. Du dictionnaire de l’Académie française au Littré, en passant par les dictionnaires des Curiosités, le Dictionnaire universel des synonymes de Guizot, et les autres usuels. Il a fallu équiper le disque dur de mon ordinateur de capacités énormes afin de pouvoir conserver tous ces dictionnaires22.

25 En dehors des exemplaires stockés sur le disque dur de son ordinateur, Kourouma possédait également une collection impressionnante de dictionnaires et de livres de référence, des manuels de stylistique et des livres sur divers aspects de la linguistique appliquée. La bibliothèque de Kourouma a été transférée dans les archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine et un inventaire de cette collection a pu être établi23. Étant donné que la bibliothèque de Kourouma a été dilapidée au moins deux fois au cours de sa vie (une fois par effraction et vol, et une deuxième fois lors d’un déménagement), on ne peut savoir si cette collection est exhaustive. Toujours est-il qu’elle contient quelque 86 volumes et constitue un parfait outil de travail pour l’écrivain autodidacte. Un bon nombre des volumes portent les traces d’une lecture attentive : des traits verticaux dans les marges et des soulignements indiquent des éléments qui ont retenu l’attention de Kourouma lors de sa lecture. Dans le livre de Marcel Cressot, Le Style et ses techniques, par exemple, Kourouma marque d’un trait le passage suivant, qui se conforme très précisément à l’importance qu’il accorde lui- même au rythme de la phrase : Il est bien évident que l’écrivain, ou tout simplement l’usager, quand il écrit une phrase ne se livre pas à ces calculs. Une pensée arrivée à sa maturité se construit elle-même le rythme dont elle a besoin pour son expression totale. L’instinct, l’esprit critique avertissent le véritable écrivain de l’opportunité de ce rythme spontané. Que de corrections chez les bons auteurs reposent uniquement sur des intentions rythmiques24.

26 Et lorsque Pierre Guiraud remarque dans son livre, La Stylistique : M. Barthes montre excellemment comment l’emploi du passé défini ou du « il » romanesque n’a pas d’autre fonction que d’assurer « ce système de sécurité des Belles Lettres » hérité de Flaubert à travers Maupassant, Zola, Daudet, se perpétue – assez paradoxalement – dans la littérature prolétarienne et révolutionnaire où il continue à assumer cette valeur de signal.

27 Kourouma ajoute laconiquement dans une note marginale : « ou parce que les écrivains sont souvent des autodidactes25 ». L’autodidacte qu’était Kourouma a lui-même ressenti puis rejeté cette tentation de l’écriture « classique ». Son instinct l’a conduit à opter pour une approche stylistique plus audacieuse, ce qui ne l’a pas empêché pour autant d’étudier assez systématiquement ses outils de travail. Les autres livres qui portent les traces d’une lecture attentive sont : • Walter von Wartburg et Paul Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, Berne, Éditions Francke, 1973. • Frédéric Deloffre, La Phrase française, Paris, SEDES, 1979. • P. Barucco, Éléments de stylistique, Paris, Éditions Roudil, 1972.

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• Henri Sensine, L’Emploi des temps en français, Paris, Éditions Payot, 1966 (Kourouma possédait une deuxième édition de ce texte, datant de 1981). • Jean-Pierre Colignon, La Ponctuation : art et finesse, Paris, Éditions Eole, 1981. • Mariette Meunier-Crespo, Des données empiriques à l’objet d’étude : la constitution d’un corpus de démodialectologie (français populaire d’Abidjan), université Jean-Moulin, Lyon III, thèse en 2 volumes.

28 L’existence de cette collection de dictionnaires, et l’emploi que Kourouma semble en avoir fait, démontrent une véritable volonté d’apprentissage et de formation dans les compétences nécessaires pour celui qui chercherait à bien écrire. Sans formation littéraire formelle, Kourouma utilise les moyens du bord pour se renseigner sur le métier d’écrivain et mieux comprendre les normes et les écarts linguistiques et stylistiques du français écrit. La malinkisation de la langue française qui en résultera dans le cas des Soleils, tout comme les prouesses stylistiques dont il fera preuve dans ses autres romans, ne peuvent donc aucunement être associées à des défauts de compétence en français, reproche que beaucoup de ses premiers lecteurs se sont permis de lui faire.

29 Le devenir auctorial de Kourouma est à saisir dans ce processus de réflexion sur des problèmes d’expression, cette lente maturation d’une pensée qui s’interroge sur la question « comment écrire » ? Les documents d’archives, les manuscrits et tapuscrits ainsi que la correspondance de Kourouma confirment que, pour lui, « devenir écrivain » ne pouvait avoir de sens que dans une pratique de l’écriture menée jour après jour sur toute une vie. La correspondance de Kourouma nous permet de glaner quelques renseignements sur sa façon de travailler. Il est assidu et régulier, malgré ses occupations professionnelles qui ne lui laissent que peu de temps libre. Dans une lettre à un enseignant de la faculté des Lettres de Nice en 1978, il écrit : « Depuis cinq ans je travaille sur un roman qui sera en trois volumes. Mais c’est long et difficile ; j’écris au maximum deux heures par jour, pas plus26. » Pour alléger un travail sans doute assez solitaire, mais aussi par gentillesse naturelle, il s’ouvre facilement à toute personne qui s’intéresse à son travail, envoyant des textes à des lecteurs et appréciant l’opinion d’amis de longue date, telle Arlette Chemain, à qui il écrit vers le début de 1977 : « Je voudrais vous envoyer, dès que je l’aurai achevé et dactylographié (vraisemblablement à la rentrée prochaine) le manuscrit du premier volume du roman sur lequel je travaille depuis quelques années. Il sera en trois volumes. Je souhaiterais connaître quelques critiques sur ce livre avant de le proposer à mon éditeur27. » Il lui arrive également de partager avec ses correspondants le détail de ses méthodes de travail : Je m’efforce en écrivant, autant que je peux, de présenter les faits dans la forme, l’ordre le sentiment dans lequel le narrateur le perçoit ou l’exprime, de conserver toujours à l’événement la structure qu’il a pour le narrateur ; je ne fais pas dire le narrateur : il pense, sent représente.

30 Il continue en faisant référence à son habitude d’effectuer des changements de perspective/ de voix à l’intérieur du récit : « l’emploi d’aucuns de ces procédés n’est d’ailleurs systématique, ce qui l’est c’est le jugement de mes oreilles. Je lis à haute voix ce que j’ai écrit et l’arrange jusqu’à ce que satisfaction soit donnée à mon ouïe28 ».

31 Naturellement, il se peut que le dossier génétique de telle ou telle œuvre fournisse une deuxième source de commentaires sur l’écriture en gestation, s’il contient des éléments portant sur cette méta-activité qu’est la réflexion consacrée au processus scriptural en cours de route. Assez paradoxalement, le dossier génétique des Soleils ne contient que

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très peu de traces de ce genre de réflexion. Bien que nous sachions que Kourouma travaillait et retravaillait ses textes sans cesse, le dossier génétique des Soleils ne livre que peu de traces d’un tel labeur. De ce point de vue, en effet, le manuscrit du roman peut surprendre par le degré de finition qu’il exhibe. Il comporte, certes, des biffures, des rajouts et de nombreux exemples de réécriture, mais, malgré ces modifications, l’écrivain propose un texte « complet », parfaitement lisible. Kourouma a déjà trouvé le personnage de Fama et la voix qui lui permettra de développer son récit avec confiance. Par contraste, le dossier génétique de son deuxième roman, Monnè, outrages et défis, est riche en avant-textes et en documents issus de diverses campagnes rédactionnelles menées sur un laps de temps très long. Il est composé d’une quinzaine de cahiers manuscrits et d’un bon nombre de tapuscrits (qui sont souvent des exemplaires multiples du même texte). Naturellement, c’est dans les cahiers manuscrits que le véritable travail d’écriture se déploie, le tapuscrit ne voyant le jour qu’au moment où le texte est considéré comme suffisamment « terminé » pour mériter un autre support de lecture. Or, les cahiers abondent en faux départs, recommencements et reprises, hésitations en tout genre, qui confirment que Kourouma se cherchait, autant sans doute dans la recherche du thème qu’il voulait aborder que dans l’écriture même.

32 Deux cahiers en particulier comportent des commentaires susceptibles de nous informer sur sa pratique scripturale : le cahier Manolux beige et le cahier Manolux vert29. Pendant les années soixante-dix, Kourouma avait pris l’habitude d’écrire sur les feuillets recto des cahiers qu’il favorisait à l’époque comme support, laissant vierge le feuillet verso. Cela lui permettait d’utiliser au besoin ces feuillets verso pour ajouter des remarques sur le travail en cours : souvent elles consistaient en de simples résumés – une phrase – du thème abordé dans la narration se déroulant sur le feuillet en face ; il pouvait également s’agir de commentaires sur le plan à suivre, la structuration du récit en chemin ou à venir ; il ajoutait fréquemment des rappels et des conseils adressés à lui-même, des réflexions plus ou moins développées sur la nature même de l’écriture et les effets qu’il cherchait à obtenir. Si besoin était, Kourouma pouvait aussi se servir de ces feuillets vierges pour réécrire une phrase ou un passage de son récit. Voici une sélection non exhaustive des remarques, commentaires et auto-conseils sur le travail en cours, tirés de ces deux cahiers :

33 Cahier Manolux beige fo 7v : Méthode : N’écrire le deuxième jet doit être d’abord travailler [sic] sur des brouillons volants avant être copié. Cela est indispen sable il permettra l’exploitation de plusieurs pages à la fois du premier jet fo 8v : - le livre doit être celui de l’échec - chaque paragraphe doit se terminer par un espoir rapide dont [sic] le prochain paragraphe commencera d’effacer avant de commencer fo 9v : les mauvaises langues fo 11v : Les méchancetés de Djigui fo 14v : Méfaits toujours (le chemin de fer)

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fo 16v : Djigui et le marabout Yacouba fo 22v : La misère du peuple fo 27v : Djigui lui disait que la puissance peut tout contenir sauf la vérité, la vérité sans dissimulation, elle peut tout sauf faire ce que le puissant veut. Si tu oublies ces choses tu ne seras jamais Comme caractère de Tieba en faire un fataliste. C’est un peu moi. Tieba c’est moi. fo 49v : Faire l’écriture Écrire en pensant en malinké surtout. fo 103v : Dans un roman les faits ne doivent pas être reportés. Sinon ça devient reportage ; mais vécu dans une conscience. C’est pourquoi fo 104v : Pourquoi ne pas montrer la réussite de Bema par une nouvelle élection qui se terminera par une victoire des opposants du RDA. fo 108v : Dans un roman les choses ne doivent pas être servies crues, brutes – Il faut un peu d’éloignement, ou que les choses arrivent comme un écho après une réflexion dans une conscience. fo 109v : Il faut là présenter les sacrifices et les consultations des sorciers et des marabouts. fo 115v : Peut-être faire expliquer la nouvelle politique, la nouvelle situation par Bintou.

34 Cahier Manolux vert fo 2r : le roman ce n’est pas le fait. Il est menteur logique, trompeur irréaliste. C’est le vécu comment il est reçu qui est vrai, réaliste, saisissable – les faits sociaux, le droit, le domaine du roman c’est donc ce vécu dans cette conscience – les faits ne sont pas importants et secondaire [sic] que par l’importance la signification que la conscience leur donne. Donc dans le roman ne relevez les faits que dans la mesure ils [sic] sont importants pour le narrateur fo 79v : plus une chose nous porte du déplaisir mieux elle mérite d’être retenue fo 80v : Rêver de la situation de Nixon. Se rappeler toujours que certaines choses ne doivent être présentées que renversées, éloignées fo 82v : les étoiles et les nuages qui venaient et partaient quand la lune apparaissait tout cela occupait son cœur et son esprit et cela valait beaucoup mieux que l’oppression, et une chose enveloppait ces choses et ne le quittait jamais, c’était le sentiment de jouer un grand rôle politique. Mouraient pour rien, disons sans peur pour le vent, le vent du rien. Et c’était d’ailleurs toujours le vent fo 85v : Ne pas perdre de temps sur la forme et la mise en scène fo 89v : Rendre l’opération beaucoup plus tragique

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fo 92v : les choses doivent être vécues dans une conscience Ici Bintou

35 À la lumière de sa passion pour la communication interculturelle, perceptible dans ses nombreuses interventions de par le monde, les manuscrits de travail et la correspondance démontrent à quel point le parcours de Kourouma a été résolument celui d’un écrivain en train de se construire. Il est possible, évidemment, de présenter Georges-André Vachon comme son sauveur, celui qui aurait su distinguer son talent lorsque l’establishment littéraire ne voyait en lui qu’un malotru peinant avec la concordance des temps. Dans une certaine mesure, ce schéma hâtif a été quelque peu conforté par Kourouma lui-même, lorsqu’il a exprimé sa gratitude envers l’universitaire québécois, alors décédé, dans un hommage publié en 1995, « Vachon, l’ami qui m’a fait30 ». Kourouma a beau écrire, avec sa générosité habituelle, « C’est l’ami à qui je dois ma carrière d’écrivain […] c’est l’ami qui m’a fait », il n’en reste pas moins vrai que la genèse d’un auteur ne peut pas se limiter à l’histoire de ses démêlés avec des maisons d’édition et le trajet qu’il a suivi vers une première publication31. La véritable genèse de Kourouma écrivain s’inscrit dans une pratique de l’écriture et se déploie sous une double contrainte : linguistique, d’abord, puisque sa naissance à l’écriture s’apparente à une lutte intense pour faire émerger une langue idiolectale nourrie de sa double appartenance aux cultures malinké et français ; politico-culturelle ensuite, parce que son statut d’écrivain francophone postcolonial représente un deuxième obstacle à ses tentatives de faire entendre sa voix. Il a fallu l’effort de toute une vie pour surmonter ces difficultés. Le « devenir écrivain » de Kourouma n’est au fond donc rien d’autre qu’un synonyme de la façon toute personnelle qu’il a choisie pour s’engager dans cette lutte.

ANNEXES

Inventaire des ‘Dictionnaires’ de Kourouma KOU BP 1/4 Pierre Gilbert, Dictionnaire des Mots Nouveaux, Paris: Hachette/Tchou, 1972 Jean-, Dictionnaire des Difficultés du français, Paris: Hachette/Tchou, 1970 Daniel Delas et Danièle Delas-Demon, Nouveau Dictionnaire Analogique, Paris: Hachette/ Tchou, 1971 Hector Dupuis et Romain Légaré, Dictionnaire des synonymes et des antonymes, Montréal/ Paris: FIDES, 1975 Petit Larousse 1965 Jean Girodet, Dictionnaire du bon français, Paris: Bordas, 1981 Georges Niobey (dir.), Nouveau dictionnaire analogique, Paris: Larousse, 1980

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Adolphe V. Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, Paris: Larousse, 1971 Christian Baylou et Paul Fabre, Grammaire systématique de la langue française, Paris: Nathan, 1978 Georges Jean, Le Plaisir des mots, Paris: Gallimard, 1982 Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, Paris: Gallimard, 1991 André Sève, Ortho: Dictionnaire Orthographique et Grammatical, Chambéry: EDSCO, 1950 Maurice Maloux, Dictionnaire des Proverbes, Sentences et Maximes, Paris: Larousse, 1960 KOU BP 2/4 Dictionnaire sans titre relié de façon artisanale M.M. Dubois, Dictionnaire Moderne Français-Anglais; Anglais-Français, Paris: Larousse (collection Saturne), 1960 Equipe IFA, Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, Québec: AUPELF, 1983 Paul Rouaix, Trouver le mot juste: Dictionnaire des idées suggérées par les mots, Paris: Armand Colin, 1897 Georges Niobey (dir.), Nouveau dictionnaire analogique, Paris: Larousse, 1986 Emile Genouvrier, Nouveau dictionnaire des synonymes, Paris: Larousse, 1992 Emile Genouvrier, Nouveau dictionnaire des synonymes, Paris: Larousse, 1977 François Suzzarani, Dictionnaire Marabout analogique, Alleur: 1984 Albert Dauzat, Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris: Larousse, 1971 Emile Genouvrier, Nouveau dictionnaire des synonymes, Paris: Larousse, 1977 Joseph Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français modern, Paris: Duculot, 1983 René Thimonnier, Code orthographique et grammatical, Paris: Marabout Hatier, 1970 Jean Dubois (dir.), Lexis: Dictionnaire de la langue française, Paris: Larousse, 1975 Joseph Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, Paris: Duculot, 1983 Walter von Wartburg et Paul Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain, Bern Editions Francke Berne, 1973 Sylvie Weil et Louise Rameau, Trésor des expressions françaises, Belin 1981 Geo Sandry et Marcel Carrère, Dictionnaire de l’argot moderne, Paris: Mireille Ceni, 1973 KOU BP 3 Roger Pillaudin (dir.) Ecrire… Pour quoi? Pour qui?: Presses Universitaires de Grenoble, 1974 Nicole Everaert-Desmedt, Sémiotique du récit, Bruxelles:Editions universitaires, 1988 Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire, [dédicacé 21/1/88; signature illisible] Louis Chaufferin et Fernand Hebert, L’Anglais commercial, Paris: Larousse, 1928

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André Goosse, La Nouvelle Orthographe, Gembleux: Duculot, 1991 Pascal Krop, Tu fais l’avion par terre: Dictionnaire franco-africain, J-C.Lattès, 1995 E.Legrand, Stylistique française, Paris: Ed. J.de Gigord, 1986 H.Manseau et F.Malka, Hugo Plus: Guide d’utilisation, 1993 U.Lacroix, Dictionnaire des Mots et des Idées, Paris: Nathan, 1961 Jean-Pierre Colignon, La Ponctuation: art et finesse, Paris: Editions Eole, 1981 Paul Robert (dir.) Micro-Robert: Dictionnaire du français primordial,Paris: Robert,1983 (Tome 1: A à L: Tome 2: M à Z) Camille Hanlet, La Technique du style, Liège/Paris: Dessain, 1962 E.Legrand, Méthode de stylistique française à l’usage des élèves, Paris: Ed. J.de Gigord, 1986 Marcel Cressot, Le style et ses techniques, Paris: PUF, 1980 KOU BP 2/2 Littré, Dictionnaire de la langue française, Tome 3, Monte Carlo: Editions du Cap, 1971 B et B. Lamizet, Dictionnaire orthographique, Paris: Editions Garnier, 1974 Robert Sctrick, Le Français aujourd’hui Ecrire, Parler: Les 100 difficultés du français, Paris: Presses Pocket, 1982 Maurice Grévisse, Savoir accorder le participe passé, Paris: Duculot, 1982 J.Blondé, P.Dumont et D.Gontier, Lexique du français du Sénégal, Dakar/Paris: NEA/ EDICEF, 1979 Marcel Cohen, Le subjonctif en français contemporain, Paris: SEDES, 1965 Jacqueline Picoche, Nouveau dictionnaire étymologique du français, (Usuels), Paris: Hachette/Tchou, 1971 Maurice Grévisse, Le Bon Usage, Gembleux, Duculot, 1961 Etiemble et Jeanne Etiemble, L’Art d’écrire, Paris: Seghers, 1970 R.Galisson et D.Coste, Dictionnaire didactique des langues, Paris: Hachette, 1976 P.Gilbert, Dictionnaire des mots contemporains, (Usuels), Paris: Robert, 1980 Le nouveau Bescherelle, L’Art de conjuguer, Paris: Hatier, 1959 Henri Sensine, L’Emploi des temps en français, Paris: Editions Roudil, 1981 Henri Sensine, L’Emploi des temps en français, Paris: Payot, 1966 J-Y Dournon, Dictionnaire d’orthographie et des difficultés du français, Paris: Livre de poche, 1982 J-Y Dournon, Dictionnaire d’orthographie et des difficultés du français, Paris: Livre de poche, 1982 Claude Aziza et Robert Sctrick, Dictionnaire orthographique, Paris: Presses Pocket, 1982 J-P. Laurent, Rédiger pour convaincre, Paris: Duculot, 1984 Raymond Jacquenod, La Ponctuation maîtrisée, Alleur: Marabout, 1993

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Jacques Cellard, Le Subjonctif: Comment l’écrire? Comment l’employer?, Paris: Duculot, 1983 Louis Maynard, Dictionnaire des Lyonnaiseries Tome III, Lyon: Jean Honoré, 1982 KOU BP 5 Maurice Grévisse, Le Bon Usage, Gembleux, Duculot, 1975 L. Duponchel, Dictionnaire du français de Côte-d’Ivoire, Abidjan: Institut de Linguistique Appliquée, 1975 Henri Bertaud du Chazaud, Nouveau dictionnaire des synonymes, Paris: Hachette/Tchou, 1971 Mariette Meunier Crespo, Des données empiriques à l’objet d’étude: La constitution d’un corpus de démodialectologie (français populaire d’Abidjan), Université Jean Moulin, Lyon III, Thèse en 2 volumes. Antoine Albalat, La formation du style par l’assimilation des auteurs, Paris: Armand Colin [1901], 1999 Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique Générale, Paris: Payot, 1967 Pierre Guiraud, La Stylistique, ‘Que Sais-je?’, Paris: PUF, 1979 Frédéric Deloffre, La Phrase française, Paris: SEDES, 1979 Chantal Burdin, Le Français moderne tel qu’on le parle, Paris: Editions de Vecchi, 1981 P.Barucco, Eléments de Stylistique, Paris: Editions Roudil, 1972 Albert Dauzet, Tableau de la langue française, Paris: Payot [sans date] Henri Benac, Guide alphabétique des difficultés du français, Paris: Hachette, 1978 Larousse, Dictionnaire des citations françaises, Paris: 1977 KOU BP6 B2 1/2 Littré, Dictionnaire de la langue française, Tomes 1, 2 et 4, Monte Carlo: Editions du Cap, 1971 Le Petit Larousse grand format, 1998 Jean Cauvin, Comprendre les Proverbes, Isy-les-Moulineaux: Ed St Paul, 1981 Grevisse, Le Français correct, Gembleux: Duculot, 1973 Charles Goedert, Guide pratique de grammaire française, Paris: Hachette, 1978 Marcel Lacarra, Les Temps des verbes, Gembleux: Duculot, 1984 J-P. Colignon et P-V. Berthier, La Pratique du style, Gembleux: Duculot, 1984

NOTES

1. Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 261. 2. « Je n’ai pas fait de formation littéraire mais c’est la nécessité qui m’a amené à écrire. » Patrick Corcoran, « Entretien avec Ahmadou Kourouma », ASCALF Bulletin, no 24, 2002, p. 20. 3. Lamine Diabaté, homme politique, ami et codétenu de Kourouma.

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4. Documents déposés dans les archives de l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (IMEC) sous la cote KOU 1. 5. Patrick Corcoran, Daniel Delas et Jean-Francis Ekoungoun (éd.), Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : une longue genèse, Paris, CNRS Éditions, coll. « Planète Libre essais », 2017, p. 150. 6. Patrick Corcoran, art. cit., p. 20. 7. Voir Florence Davaille, « La publication au Québec : l’énigme d’une rencontre inattendue », in Patrick Corcoran, Daniel Delas et Jean-Francis Ekoungoun (éd.), op.cit., p. 71-93. 8. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », in Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 148. 9. Ibid., p. 149. 10. Ahmadou Kourouma, Je témoigne pour l’Afrique, Grigny, Paroles de l’aube, 1998, p. 7. 11. Patrick Corcoran, art. cit., p. 22. 12. Daniel Delas, « Devenir écrivain : comment un écrivain « inculte » est devenu un écrivain » culte » », in Patrick Corcoran, Daniel Delas and Jean-Francis Ekoungoun (éd.), op.cit., p. 239. 13. Ibid., p. 240. 14. Afrique littéraire et artistique, avril 1970. 15. Jean-Michel Djian, Ahmadou Kourouma, Paris, Seuil, 2010, p. 61-62. 16. Jeune Afrique Économie, n° 139, janvier 1991, p. 102-107. Propos recueillis par Odile Felgine et Michel Lobé Ewané. 17. Ahmadou Kourouma, cité dans Jean-Michel Djian, op.cit., p. 99. 18. Ahmadou Kourouma, « Pour une francophonie des peuples, des cultures et des dieux », Abidjan, 18 mars 1994. 19. Ahmadou Kourouma, Projet de préface, IMEC : KOU 24. 20. Michèle Zalessky, « La langue : un habit cousu pour qu’il moule bien » (entretien avec Ahmadou Kourouma), Diagonales, n° 7, juillet 1988, supplément du Français dans le monde, n° 218, p. 4-5. 21. Ahmadou Kourouma, « Les dits et les non-dits », Wellesley College, Massachusetts, 1999. 22. La bibliothèque de… Ahmadou Kourouma, 14 novembre 2003, RFI (propos recueillis par Tirthankar Chanda). 23. Voir en appendice l’inventaire des dictionnaires et livres de référence de Kourouma. 24. Marcel Cressot, Le Style et ses techniques, Paris, PUF, 1980, p. 291-292. 25. Pierre Guiraud, La Stylistique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1979, p. 96. 26. Lettre à E. Gaède (faculté des Lettres de Nice), 31 octobre 1978. IMEC : KOU 22. Le roman auquel Kourouma travaille est Monnè, outrages et défis. 27. Lettre à Arlette Chemain, non datée (début 1977). IMEC : KOU 22. Le livre en question est Monnè, outrages et défis. 28. Lettre à E. Gaède, 31 octobre 1978. IMEC : KOU 22. 29. Les deux cahiers portent sur la couverture l’intitulé « Marché d’hyène ou de chat ». IMEC : KOU 6. 30. Ahmadou Kourouma, » Vachon, l’ami qui m’a fait », Études françaises, 31 (2), 1995, p. 15-16 (doi :10.7202/035973ar). 31. Ibid., p. 16.

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RÉSUMÉS

Toute tentative d’élucidation des moments-clés, supposés être déterminants, dans le devenir d’un écrivain risque de privilégier la biographie de l’auteur en question et de nous éloigner de l’étude analytique de son écriture. L’un des défis inhérents à la notion même d’une genèse auctoriale est celui de savoir comment transposer les méthodes et les outils employés par la génétique textuelle dans cet autre domaine, infiniment plus insaisissable, d’une vie humaine. Conscient de cette difficulté, cet article examine le parcours suivi par Ahmadou Kourouma vers la publication de son premier roman, Les Soleils des indépendances. Le contexte historique dans lequel ce projet d’écriture a vu le jour est esquissé, non pas pour expliquer l’existence du roman, mais pour confirmer l’une des sources majeures de la motivation de son auteur. L’histoire éditoriale du roman est également évoquée, mais sans lui conférer une valeur explicative quelconque. Refusant d’entériner l’opinion exprimée par Kourouma lui-même dans un court article sur le rôle joué par Georges-André Vachon dans la publication de son roman (« Vachon, l’ami qui m’a fait »), l’article s’appuie sur une analyse du modus scribendi de Kourouma et sur une étude des multiples traces matérielles fournies par les archives pour dresser le portrait d’un écrivain, autodidacte certes, mais aussi acharné que méticuleux. Passionné par les dictionnaires et les livres de stylistique, Kourouma souhaitait vivement devenir écrivain et c’est grâce à une pratique scripturale menée sur de longues années, accompagnée d’un questionnement incessant sur sa propre pratique, qu’il a su réaliser ses ambitions.

INDEX

Mots-clés : Kourouma, littérature ivoirienne, littérature francophone, génétique textuelle, Les Soleils des indépendances

AUTEUR

PATRICK CORCORAN Professeur émérite, University of Roehampton

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Pierre Mertens, genèse d’un écrivain D’un tortillard de banlieue au pigeonnier de Jean Cayrol

Jean-Pierre Orban

1 Quand se sent-on écrivain ? Quand le sait-on ? Et à partir de quand l’est-on à ses propres yeux et aux yeux des autres ? Pour chaque écrivain, entre pratiques balbutiantes, regards des proches, publications amateurs ou professionnelles, ces phases sont différentes et souvent imprécises. Mais au sein d’un flux de vie et de création, certains moments constituent des balises importantes, ne serait-ce que dans la perception immédiate ou a posteriori que l’écrivain en a. Les documents d’archives, personnels ou publics1, permettent de confirmer ou de préciser cette perception. Ils révèlent des seuils à partir desquels la genèse de l’écrivain s’accomplit, se réalise, passant du mode imaginaire ou fantasmé à l’apparition publique (au sens propre la publication), jusqu’au statut reconnu d’écrivain : une reconnaissance pas toujours obtenue, parfois retirée à l’auteur après lui avoir été accordée2 et une position/posture d’où se retire ou s’éloigne parfois l’auteur lui-même3. Tentative d’illustration avec Pierre Mertens, né à Bruxelles en 1939, écrivain francophone majeur pour l’ampleur de son œuvre4, sa place d’intellectuel en Belgique5 et son rapport à l’histoire mondiale du XXe siècle6. Le texte ci- dessous est composé à partir d’extraits, sélectionnés et remaniés pour Continents manuscrits, d’une biographie de Pierre Mertens à paraître en octobre 20187, fruit de sept années de recherche, lectures et rencontres.

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Fig. 1 : Pierre Mertens chez lui en 1998

Photo Francis Jacoby

Kafka et le train de banlieue

2 Il y a fort à parier, sans boutade, que Pierre Mertens s’est toujours senti écrivain. Ou très tôt, dès la première maîtrise de l’écriture. Dès ses rédactions à l’école, dont se fait l’écho son premier roman L’Inde ou l’Amérique8 à propos de son double fictionnel : Tous les samedis, cependant, Julien reprenait, sous les yeux de son professeur de poésie, conscience de sa réalité d’auteur. Tous les samedis, au désespoir du maître, l’enfant couvrait de nouveaux feuillets d’une petite écriture inexorable9.

3 Enfant unique d’un couple formé par une mélomane, un temps libraire avant de devenir professeur en biologie à l’Université libre de Bruxelles, et un journaliste aux velléités d’écrivain, Pierre Mertens nage dès sa prime enfance dans les livres, les arts et les débats politiques et intellectuels.

4 Quand ses parents divorceront au sortir de la guerre, Pierre fera le chemin entre les deux, d’une bibliothèque à l’autre, « une véritable aubaine10 », affirmera-t-il avec ironie. Tous deux sont de gauche, mais tandis que la mère est une athée aux idées socialistes, voire communistes, le père est catholique. Nous n’avons plus de trace de la bibliothèque de la mère, mais nous disposons de l’inventaire de la bibliothèque du père, conservée pour l’essentiel par sa fille, la demi-sœur de Pierre Mertens : de Charles Péguy à Georges Bernanos en passant par Léon Bloy et Charles de Foucauld, les auteurs présents confirment l’orientation chrétienne du père. « Disons que j’ai plutôt lu Sartre chez ma mère et découvert Bernanos chez mon père11 », résume Mertens en parlant d’un « droit de garde intellectuel » découlant du droit de visite hebdomadaire.

5 Habitant à Bruxelles même avec sa mère, le jeune Pierre prend chaque semaine12 un train qui s’en échappe vers la banlieue verte de la ville pour rejoindre la maison paternelle. « Le voyage se passait, à l’aller et au retour, en lisant. Je n’ai jamais mieux

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lu, enfant, que dans les trains13. » Dans cet entretien avec Danielle Bajomée, Mertens fait suivre le récit des lectures en train par celle du Journal de Kafka.

6 Franz Kafka est au premier rang du panthéon littéraire de Mertens. Il a souvent raconté 14 et répété dans nos entretiens 15 comment la découverte, adolescent, de La Métamorphose dans la salle d’attente d’un médecin, a changé sa vie. Nous sommes à Bruxelles en 1955 ou 56, commence-t-il ainsi son récit. Il a une crise d’asthme soudaine. Sa mère l’emmène ou l’envoie en urgence chez le premier médecin auquel elle pense, son gynécologue. Pierre entre dans la salle d’attente. Les patientes qui l’occupent lèvent la tête et observent l’adolescent d’un air suspicieux. Sur une table est posé La Muraille de Chine de Kafka. Un choc. Le premier causé par Kafka.

7 On imagine que la lecture du Journal est postérieure. Et peut-être n’a-t-elle pas lieu dans le train Bruxelles-Genval. Peu importe, elle lui est associée. En particulier une note du 19 janvier 1911, où l’écrivain tchèque raconte l’épisode familial de son adolescence dans lequel un oncle lui prend des mains le feuillet d’une nouvelle qu’il écrit, en s’écriant : « C’est le fatras habituel ! » Franz Kafka réagit alors ainsi, selon les termes de Pierre Mertens : « Je venais d’être chassé pour toujours d’un monde que je n’aurais l’espoir de regagner que pour autant que je l’aie réchauffé moi-même16. » Dans l’esprit de Kafka comme de Mertens, ce réchauffement passe par l’écriture. Et Pierre Mertens de commenter : « […] cette page tournée, une page de ma vie s’était tournée aussi. […] l’homme qui a écrit cela, qui avait pu écrire cela, m’apportait la seule solution possible : écrire. C’était à la fois la maladie et le remède. Je suis donc devenu écrivain quelque part entre Genval et Bruxelles, dans un train, un dimanche où j’ai dû vivre la lecture du Journal de Kafka […]17. »

8 Que les choses se soient passées ou non de la sorte, que le jeune Pierre soit devenu ou non lecteur assidu et écrivain novice lors de trajets ferroviaires de dix kilomètres dans un tortillard de banlieue, le récit de cet épisode, situé vers l’âge de 15 ans, comporte tous les éléments de la genèse de Mertens auteur littéraire. L’écriture comme maladie et comme remède, remède contre le mal-être, en particulier dans un huis clos familial glacial. Le feu qu’il faudra allumer pour réchauffer et même incendier les espaces trop étroits. Et le monde qui s’ouvre dans un train, en voyage, avec le coin – ou la hache, pour reprendre le vocabulaire de Kafka18 – que représente l’écriture. Sans oublier la posture : celle de l’écrivain que le jeune Pierre n’est pas encore, mais dont le Pierre adulte s’efforcera toute sa vie de revendiquer le statut.

« La Vaisselle », journal lycéen

9 Pour ce qui est de la naissance littéraire de l’auteur, à savoir dans l’écrit même, on pourrait la situer avant même la prise de conscience dans le train Bruxelles-Genval, dans une pratique datant de ses 10 ou 12 ans. L’extrait cité ci-dessus de L’Inde ou l’Amérique le montre fictionnellement et un ancien condisciple, Paul Gottignies, qui deviendra un de ses médecins, se rappelle19 Mertens tenant, dès la cinquième ou sixième année primaire20, de petits carnets où il notait ses sentiments. Cette pratique, Pierre la poursuivra toute sa vie : dès 15 ans, soit vers l’âge de la « révélation » dans le train de banlieue, il note ses idées sur des feuilles volantes, qu’il appelle déjà à l’époque « paperolles » comme , ainsi que dans des cahiers, comme on le verra bientôt. Claude Lambert, amie de Pierre dès 1955 et son épouse de 1960 à 1971, le confirme et les archives personnelles de l’auteur en témoignent.

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10 Première manifestation extérieure de ces pratiques, en novembre 1955 (Pierre a 16 ans) paraît dans son lycée un périodique polycopié, La Vaisselle, dont Pierre, élève de 3GL (troisième année de gréco-latines, l’équivalent de la seconde française), est membre du comité de rédaction. Le numéro un, celui de novembre, paraît la veille de la fête de la Saint-Nicolas. Il comporte « Jeux d’enfants, une nouvelle de P.M. », sans doute le premier texte publié de Pierre Mertens, et sûrement la première nouvelle. L’écriture épurée, elliptique, distanciée laisse pressentir de façon étonnante celle des trois premiers romans de Mertens, qui seront regroupés en 2009 sous le titre de Paysage avec la chute d’Icare21. Le texte annonce aussi certains thèmes qui traverseront toute l’œuvre de Pierre Mertens : la présence de défavorisés, le jeu malsain entre bourreau et victime et, dès lors, la prégnance du mal dans une relation sadique (garçon contre fille, mais aussi l’inverse), que l’adolescent laisse, ici, s’exprimer, quand l’adulte s’en culpabilisera plus tard : Le petit garçon en noir a retrouvé soudain en face de lui la petite victime tiède et farouche aux yeux sauvages, tout un corps fiévreux qui fond contre lui. Il ne veut pas l’aimer et il regarde parfois les deux grandes filles de tout à l’heure, mais elles étaient plus bas, qui s’enlaçaient souvent. La victime attend le petit maître en noir, prête. Mais comme les autres l’accusent de l’aimer, il lui fait mal devant tout le monde. Et on invente un autre petit jeu très gai qui finit mal.

11 Et porteur de l’ensemble, le sujet central de l’enfance, résumé dans ce post-scriptum que le Pierre Mertens d’aujourd’hui pourrait signer : L’enfant est un être étrange et merveilleux dont l’adulte ne peut perdre le souvenir.

12 Le numéro deux donne à découvrir deux autres facettes du futur Mertens. On y remarque l’amateur de cinéma, qui a de qui tenir avec un père critique cinématographique et dont on sent la fréquentation assidue des conversations d’adultes. La rubrique « À l’écran » comporte une critique de La Strada de Fellini, film sorti un an plus tôt : dans un de ces jugements comparatifs et tranchants que pratiquera souvent Mertens plus tard, il y affirme la supériorité du film de Fellini sur Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann (1953).

13 Et à la rubrique « Justice », le jeune Pierre oppose déjà – ce sera récurrent par la suite – Camus à Sartre en prenant parti pour le premier contre le second, dans une analyse comparée des Justes de l’un et des Mains sales de l’autre : « Les Justes » présente une justice d’humanité vulnérable, sujette à toutes les faiblesses sentimentales ou autres. Ce n’est pas comme chez Sartre un Parti qui fonctionne, telle une machine implacable […]. Chez Camus, nous assistons à une confrontation de la justice et de l’amour totalement absente chez Sartre.

14 Si l’on voulait avoir une preuve qu’une œuvre sinon une vie est ou peut être tout entière contenue dans les premiers mots, ébauches ou textes d’un auteur, on la trouverait dans ce journal lycéen. Où le titre même de la rubrique, « Justice », sans doute créée par et pour Pierre Mertens, semble annoncer ses missions d’observateur international dans les tribunaux et les terrains de conflits dans le monde, ainsi que sa future carrière de chercheur en droit international et de professeur en droits de l’homme.

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Fig. 2 : « Jeux d’enfants », nouvelle de Pierre Mertens dans le journal lycéen La Vaisselle (1955)

Archives personnelles de P. Mertens

Cahiers d’adolescent

15 Deux épisodes ou anecdotes confirment la perception par Mertens de sa qualité ou de son destin d’écrivain dès l’adolescence. Une perception certainement accentuée rétrospectivement à l’âge adulte, mais aidée par la participation réelle à des concours d’éloquence et de rédaction : un parcours classique de jeune encadré, stimulé par les institutions scolaire et culturelle. Aide-toi et l’institution t’aidera…

16 En février 1957, Pierre est en « Poésie », soit l’avant-dernière année secondaire22, et il participe à un concours d’éloquence pour lycéens. À cette occasion, il fait la rencontre d’un homme, Jacques Sojcher, qui deviendra, bon an mal an, un de ses plus proches compagnons. Tous deux enseigneront à l’Université libre de Bruxelles. Ils ont en commun l’amour de la littérature, avec des écrits notamment poétiques pour Sojcher. Dans un texte consacré à Mertens, Sojcher met par écrit ce que tous deux racontent de leur première rencontre : « Nous venions de décliner nos noms et il me demandait déjà ce que je voulais faire dans la vie. Lui aurait répondu sans doute, si je lui avais posé la question en retour, écrivain. Moi je lui dis maquereau, pour faire matamore, l’irrégulier, pour étonner et donc plaire en mentant. Notre relation commença par un mensonge ou plutôt par une pudeur de dire la vérité…23 »

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Fig. 3 : Article de presse évoquant le sujet de l’exposé de Pierre Mertens au concours d’éloquence de 1957

Archives personnelles de P. Mertens

17 Le concours se déroule dans la commune bruxelloise de Saint-Gilles, dont le bourgmestre à l’époque est Paul-Henri Spaak, ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Cet homme important dans l’histoire de la Belgique et dans la fondation de la Communauté – future Union – européenne a déjà croisé et croisera plus tard encore la vie de Pierre Mertens. Il est le président du jury au concours d’éloquence. Si Pierre ne dit pas alors explicitement à Jacques qu’il veut devenir écrivain, P.-H. Spaak le lui aurait annoncé lors du repas qui fut offert autour des lauréats (Mertens est premier et Sojcher deuxième24), ainsi que Pierre Mertens le raconte aujourd’hui : « “Vous deviendrez politicien ou écrivain”, me dit-il. Politicien, cela me paraissait totalement irréaliste, j’aurais trop été un électron libre25. » Ce sera donc écrivain. Que ces anecdotes aient été réinventées ou réécrites par Pierre Mertens ou non, elles témoignent à tout le moins de l’idée que Pierre Mertens adulte se fait de son destin d’écrivain et de la manière dont celui-ci est né dans son adolescence. À un certain moment se brouillent les temps du récit de vie. Ce qui est le propre de l’écrivain – d’un certain type d’écrivain – qui estompe les frontières entre fiction et réalité, et fait de sa vie une œuvre écrite et de son œuvre écrite sa vie26.

18 Pierre Mertens a un vrai talent oratoire. Mais, même dits, ses textes sont toujours « écrits », ne fût-ce que dans sa tête27. Il y a donc une logique à ce que le premier prix acquis l’ait été, non pour un discours, mais pour un texte écrit. Ce fut en 1958, lors d’un concours européen de rédaction organisé pour les lycéens belges par le Conseil belge du Mouvement européen sous le patronage du Conseil de l’Europe. Pierre obtint le prix attribué à un lycéen francophone de l’enseignement « officiel » non confessionnel (c’est-à-dire étatique, provincial ou communal).

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Fig. 4 : Attribution du Premier prix de rédaction organisé par le Mouvement européen (le voyage offert aura finalement lieu en Italie)

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19 Mais les pièces les plus convaincantes quant à la volonté affirmée de Pierre de devenir écrivain dès son adolescence demeurent les cahiers de notes. On y trouve les ébauches de ce qui donnera lieu à la trilogie de l’enfance et de la jeunesse : L’Inde ou l’Amérique, Le Niveau de la mer28, La Fête des anciens29, rassemblés dans Paysage avec la chute d’Icare30. La datation de ces cahiers n’est pas formelle et il faut s’appuyer d’une part sur la chronologie fournie par l’auteur lui-même, dont la mémoire est à cet égard parfois (volontairement ou non) approximative, d’autre part sur ce que les documents révèlent eux-mêmes de l’évolution du récit et des personnages.

20 Trois documents manuscrits occupent l’adolescence et la jeunesse de Pierre Mertens à partir de 1956 ou 1957.

21 Le premier est un cahier toilé et quadrillé (désormais privé de sa couverture avant), intitulé « Le froid », ce qui, si on s’en donne la peine, fait directement penser au « glacial espace du monde » kafkaïen. Sans que l’on puisse en être certain, il s’agit d’un premier état de Paysage avec la chute d’Icare. C’est Pierre Mertens31 qui le dit. Il le nomme même de mémoire « Le froid de vivre ». Ce cahier semble décrire le début de l’ouvrage à venir. Son titre, écrit – à l’évidence postérieurement – au gros crayon rouge est suivi de la mention « Chapitre I : Seconde partie de J. des absents ». Aujourd’hui, la mémoire de la chronologie d’écriture de ces textes se trouble : Mertens parle d’une antériorité de « Le F0 F0 froid » sur le « J5B ournal5D des absents », mais dans ses entretiens avec Danielle Bajomée, publiés en 1989, il ne cite pas « Le froid » mais « Le Journal des absents » : « Je sais qu’un des premiers textes que j’ai écrits, qui s’appelait Le Journal des absents, était un journal intime triangulaire, où j’entendais donner raison à tout le monde, de façon un peu

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pirandellienne32. » Le « Journal des absents », repris, comme « Seconde partie » en début de cahier titré « Le froid », semble donc précéder ce dernier.

Fig. 5 : Haut de la première page de « Le froid » (ébauche de récit, cahier d’adolescent de Pierre Mertens, vers 1956-7, feuillets détachés)

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22 Le deuxième document est constitué de feuillets d’écolier doubles et lignés avec marge, écrits sur neuf pages, datés d’avril 1957 et comportant un résumé du projet intitulé « La mue ».

23 Le troisième consiste en un cahier à spirale métallique et aux feuillets quadrillés est peut-être la suite, ne fût-ce que lointaine, du cahier « Le froid », car il est marqué à plusieurs reprises du mot « FIN » au même gros crayon rouge qui a servi à inscrire le titre « Le froid » dans le cahier toilé et qui souligne des phrases entières dans les deux cahiers.

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Fig. 6 : Page de cahier à spirales, datant de l’adolescence de Pierre Mertens (vers 1956-7)

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24 Les cahiers sont remplis de notes, elliptiques, très souvent raturées, tandis que les feuillets d’écolier proposent un récit plus suivi. Les deux montrent clairement l’élaboration d’un roman familial33 où l’on retrouve les mêmes personnages, aux prénoms parfois tirés directement de la famille de Pierre Mertens ou identifiés par leur place dans cette famille : Pa, papa ou père, Man (pour la mère), Miche, Maurice, Fernand, ainsi qu’un personnage central d’enfant ou de jeune, Bob. À un endroit, ce Bob est destiné à se transformer (ainsi que l’indique une flèche) en Julien, prénom du héros de la future trilogie de l’enfance et de la jeunesse. Parfois, le terme « moi » est simplement employé (« rivalité avec moi »). Les mots et les thèmes qu’ils invoquent sont liés à la biographie de Mertens et se retrouveront dans le roman autofictionnel publié en 1995, Une paix royale34 : asthme, Averbuch (nom d’un libraire où a travaillé la mère de Pierre), « roulotte » de la grand-mère, roi des Belges Albert. D’autres occuperont l’œuvre fictionnelle entière de Mertens : ainsi le mot « procès », répété plusieurs fois dans le cahier à spirales (procès du Poète, M[o ou a]n procès, procès de Bob) ou, à la suite de « M[o ou a]n procès », cette phrase qui annonce le roman de 1987, Les Éblouissements35, sur le glissement temporaire mais fatal du poète allemand Gottfried Benn vers le nazisme : « Je ne peux que constater mes erreurs. Le reste m’échappe. » Étonnante cohérence de l’œuvre qui, d’une façon plus remarquable que chez de nombreux autres auteurs, existe presque tout entière à l’état embryonnaire dans des ébauches adolescentes ou de jeunesse.

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« La mue », ébauche d’un roman familial 1930-58

25 Les feuillets d’avril 1957 (deuxième document évoqué ci-dessus) intitulés « La mue » sont particulièrement intéressants. En neuf pages, on trouve le résumé d’un roman dont l’action commencerait en 1930 et se terminerait à l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958, dont tout le monde parle en Belgique à l’époque : Roman de la famille de 1930 à l’Exposition de 1958. Avec un 1e [sic, ainsi que pour la suite du texte retranscrite à l’identique] chap. (1e ? ou anecdotes racontées + tard par petites touches sur les arrière gd parents, l’enfance de M et Mit. (cf gouvernante aux longs ciseaux c. chaque marche. Trace [?] de Mit piano. Bagarres du Joli Mai à Genval etc.) Drame de Micheline. Romantique, frères [?] puis divorce, Yvonne, chiens etc. Son chien va mourir (« ^m maladie qu’Yvonne. ») mais Micheline paraît accuser le coup avec courage. On ne [sic] fait une petite fête pauvre attendrissante. Elle monte faire une sieste qui a qq chose d’anglais. J’ouvre son carnet (couverture : WAGNER – Beethoven – Chopin – Lizst – Moldau Sparkenbrocke. Etc) Notes éparses : 5-3-57 : « L’amour, quelle raillerie ! Ils n’aiment qu’eux, eux seuls ! Egoïstes ! Je n’en puis plus… » « On joue Limelight. Comme tu aurais aimé cela, Yvonne… Je crois voir ton ombre… Ma chérie. » « J’erre sans but avec un écœurement, un vide et un dégoût de tout total. » Citations de M. du Gard, Claudel, Péguy, Mauriac, Brahms, Daniel-Rops.

26 On retrouve, dans ces feuilles écrites d’une main ferme et d’une écriture déjà fixée, qui ne changera pas de toute sa vie, les doubles des membres de sa famille, dont la mère Adrienne Ficq dans le personnage de Mit : les extraits désabusés et mélancoliques du carnet correspondent aux cartes postales envoyées par Adrienne à son fils : « Rien de neuf ici – Il fait moche. Même le bain et le labo n’arrivent plus à me distraire » (27/12/1958). On y trouve une Catherine, comme la demi-sœur de Pierre Mertens, une Margot comme l’épouse du père et puis le double de Pierre sous le nom de Michel : Michel ← (moi). […] Michel rêve, assoiffé de romantisme comme de social, se sent dandy et paria, accablé de pureté comme de vices violents.

27 Ou son père, sous son nom, qui vient chercher Michel pour aller chez lui : Guy et son fils sortent. […] Michel sait que son père le considère comme un ermite, un garçon trop replié sur lui-même, asocial et peu sociable. La différence, c’est que Guy fréquente tout le monde en irritant tout le monde et en en sortant toujours vaguement crispé. Michel parle maladroitement des tramwaymen, de leur condition, d’une grève probable. Guy les conspue « lie du prolétariat », 9 sur 10 emmerdeurs, exploiteurs. […] Un métier de cons. Michel les larmes aux yeux se sent en communion avec tous les parias du monde et il est aussi fier de lui. Guy dit encore « Comment récupérer ceux qui sont intelligents ? » Pauvre intelligence… Le ratage romanesque des générations, de talentueux échoués de père en fils… Michel ? Trop fragile ?

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Fig. 7 : Premier feuillet de « La mue », résumé de projet de roman familial de Pierre Mertens, daté d’avril 1957

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28 Le récit est celui de drames familiaux, de rancœurs recuites dans une ambiance qui rappelle les nœuds de vipères décrits dans les romans familiaux des années trente. C’est le récit de conflits conjugaux aussi : On arrive. Margot ne vient pas ouvrir. Cela fleure le drame paysan. Non. Elle est là et dit d’attendre. Guy rentre dans la voiture. Michel fait un tour de jardin et allume une cigarette. Margot vient ouvrir mais il ne dit rien. Guy ne peut entendre. Elle vient crier au balcon. Michel cache le bout rouge de sa cigarette et s’assied sur la balançoire. Enfin, ils rentrent. Demain, à l’aube, ils se bagarreront.

29 L’histoire se termine par un conseil de famille, un jugement de Salomon, écrit le jeune Mertens, où l’on parla de « perte d’illusions », après que la famille a appris le petit ridicule que Michel leur prêtait, derrière leur dos.

30 C’est le « Procès », celui du poète, qu’évoquent aussi les autres cahiers préparatoires du roman, et, ainsi écrit avec une majuscule, on peut y voir une autre imprégnation de Kafka, dans ce cas le Kafka opprimé par le poids de sa famille : Michel beau comme un dieu attendait, tout [deux mots illisibles] à l’écart, heureux, calculant déjà le moindre de ses effets, de ses gestes, de ses paroles, de ses regards. Il vint enfin au centre et ce fut le Procès. « Le malheur voyez-vous, pauvres gens, c’est que votre mesquinerie n’ait retenu que l’innocente caricature que je fis de vous. Légitimement d’ailleurs. […] J’ai cru en vous tous en bien des moments. La dérision définitive a voulu que ce fût sur moi que vint la plus générale et l’ultime accusation. Je crois que je vais faire le vide de tout ceci et faire ma vie un peu plus loin. Essayer de ne pas tout rater romantiquement ce qui me reste à faire. M’sieu dames, Bonjour. Je vous ai toujours aimés36. »

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31 Et Michel de quitter un foyer imaginaire élargi à toute la famille, cette famille dont on se rend compte qu’elle a autant compté par la place qu’il y occupait (Michel adulé) que par ses lacunes affectives et son carcan conservateur. Une généalogie bourgeoise où le « social », la classe ouvrière, les pauvres et les parias se situent aux marges, hors de ses frontières : Chez le coiffeur, on rentre dans du social. Ces marges, Pierre Mertens cherchera à les rencontrer, sans jamais vraiment les rejoindre à l’époque, lui le fils privilégié d’une double lignée bourgeoise et le fils de parents certes progressistes mais bardés d’une intellectualité de classe qu’ils transmettent à leur fils. Une intellectualité qui est un outil, mais peut être aussi, en l’occurrence, un frein : « Les malheurs du monde, par exemple, la faim des petits Chinois, ça me laissait de glace », dit Mertens dans ses entretiens avec Danielle Bajomée. « J’étais vraiment un petit-bourgeois épris de littérature, tel le Sartre des Mots. Quand j’ai lu Les Mots, des années après, je me suis dit : “Comme c’est étonnant, c’est vraiment ce qui m’est arrivé”37. »

32 En attendant, signe de ce désir de sortir du huis clos familial (et de rejoindre le monde), Michel-« moi » s’enfonce dans ce qui devient déjà, dans ces pages, le « conté38 » et plus particulièrement ce que Pierre surnomme le « béguinage », et qu’il décrit en début de récit : Les cerisiers du Japon s’effeuillent dans le petit vent blond clair et [ou : blond clairet] … La petite maison communale, mélange de plusieurs styles, décor de cinéma pour l’Été 1914… Arbres curieux que viennent voir et photographier des touristes étrangers, maisons uniformes et étranges comme un gigantesque béguinage gris et silencieux. « Floréal » décor. Les pétales dans les rigoles comme des confettis de carnaval, dérision carnavalesque ! Comme des plaques de neige durcie et sale déjà. C’est dans ce décor fixé dès l’adolescence que Michel-« moi » s’éloigne royalement sous les cerisiers du Japon encore tout en fleurs dans l’avenue. Les événements inattendus, inconséquents, s’estompaient un peu partout dans la douce mort du béguinage. (fin ?)

33 Les feuillets de « La Mue » se terminent, après un double trait, par une phrase littéraire isolée (Un peu de givre se crée distinctement, à vue d’œil sur la ville entière) et quatre notes complémentaires sur le récit à venir. La dernière concerne les tentatives d’écriture romanesque du père (identifié ici par le diminutif « Pa » qui est utilisé dans les notes de jeunesse de Mertens) : Illusions de Pa → roman. Il trouve chaque jour un titre « Les mécontemporains », « Contre toute espérance » ; « Les Fleuves de Babylone » livre qui ouvre une porte à la littérature actuelle enfermée. « Je fais mes souvenirs futurs, j’y passe mon présent. »

34 Trente-huit ans plus tard, Pierre Mertens reprendra quasi telle, dans Une paix royale, l’évocation de la procrastination du père et son inventivité quant aux titres. Il ne fera que compléter la liste des titres qui sont, déjà en 1957, sans doute inventés par Pierre lui-même.

Expo 58, Brésil et manuscrit matriciel

35 Entre ces notes d’écriture, une entrée qui appartient plus à celle d’un journal : Man pour 3 mois en Mai au Brésil.

36 Cette note évoque un des deux voyages scientifiques de la mère de Pierre au Brésil. Ils ont pris une importance considérable dans la mémoire de Pierre au regard de ses

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débuts littéraires. Il les rassemble en un seul séjour, qu’il situe à l’été 1958, au sortir de ses études secondaires.

37 L’été 1958, c’est aussi l’année de l’Exposition universelle de Bruxelles, la fameuse « Expo 58 », apogée de la Belgique économique avant l’indépendance du Congo, le début de la désindustrialisation wallonne et la fédéralisation du pays. Pierre visite l’Exposition. Avec son ami poète Michel Defgnée, il fait irruption au musée belge de la Parole, qui organise des diaporamas et des auditions d’auteurs belges39. On les prie de revenir, peut-être à une de ces auditions sur demande dont parle le programme du musée. Ils viennent y réciter leurs textes. Hormis cela, Pierre Mertens dit s’être « férocement ennuyé40 » à l’Exposition. « Je suis donc resté chez moi », poursuit-il, et il ajoute : « Ma mère était en longue mission en Amérique latine. J’avais l’appartement pour moi seul, hormis la présence du chat persan sourd que j’allais promener en laisse au bois de la Cambre41 durant cet été 58 flamboyant. » Me voici seul depuis trois mois, décrit Pierre dans La Fête des anciens42.

38 C’est durant cet été 58, au sortir des études secondaires et avant l’entrée à l’université, tandis que sa mère se trouve au Brésil, que Pierre se met, dit-il, à l’écriture de l’œuvre qu’il mûrit depuis deux ans dans ses cahiers de notes. « J’ai écrit de juillet à octobre », raconte-t-il43. Moi, plutôt l’été de mes dix-huit ans, dit Pierre. Mes premières grandes vacances de collégien, avant d’entreprendre à l’université ma licence en philo. […] Je ne sortais plus ou seulement à la nuit tombée. […] Je naviguais d’une chambre à l’autre, le plus souvent en peignoir, la plume à la main, dans la poussière blonde de ma pyramide. Tel j’avais voulu le tombeau de mon enfance décadente. Et je me laissais trois mois pour jeter celle-ci sur papier44.

39 « J’avais le sentiment que je devais terminer l’écriture avant d’entrer à l’université », confirme Pierre Mertens en 201345. Il le répète souvent : à ses yeux, à l’époque, entrer à l’université signifiait passer à l’âge adulte et oublier tout de l’enfance, période la plus passionnante de la vie. Au point qu’il n’écrirait, pensait-il, qu’un seul livre : celui-là.

40 Ce que Mertens produit alors, c’est « ni plus, ni moins, […] un bilan pseudo-réaliste de ce [qu’il] avai[t] vécu jusqu’à [s]es douze ans. […] L’histoire d’une enfance, du début – je dirais même du stade prénatal, puisqu’il y avait un chapitre qui se passait dans le ventre de la mère –, jusqu’à la chute d’un comédien qui joue le rôle d’Icare sur une scène, un jour de distribution des prix46 ».

41 En d’autres mots, le manuscrit matriciel de L’Inde ou l’Amérique et de certaines pièces de ce que Mertens appellera plus tard la trilogie47 de l’enfance et de la jeunesse.

42 Aujourd’hui, Pierre Mertens fait de ce manuscrit originel l’ébauche de la trilogie complète. Le dire ainsi tient quelque peu de la licence autobiographique. « À l’époque [de la publication de L’Inde ou l’Amérique], la trilogie était encore un projet en construction assez flou », se rappelle Claude Lambert48. L’Inde ou l’Amérique vient sûrement du manuscrit retravaillé par la suite. Les thèmes et le climat de la trilogie dans son ensemble y trouvent leur source. La Fête des anciens lui emprunte vraisemblablement nombre de ses épisodes. Mais plusieurs des nouvelles du Niveau de la mer, à commencer par la première, « Supplément au voyage de Colomb49 », n’ont pu être formulées qu’à partir d’expériences vécues par la suite. De même, à la figure du père connue pendant l’adolescence vient se superposer, dans La Fête des anciens, celle de l’auteur lui-même en tant que père et déjà divorcé.

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43 Placer l’écriture de ce manuscrit de juillet à octobre 1958, pendant un voyage de sa mère au Brésil au moment de l’exposition universelle de Bruxelles, tient aussi de la dramatisation. Les documents d’archives, y compris personnelles de Mertens, indiquent que les voyages d’Adrienne ont eu lieu en 1957 et au début de l’année 1959. Les faits survenus sur trois ans (voyages de la mère, logement libéré autant d’elle que de son compagnon et écriture du roman) sont donc comme concentrés en une seule année et repris, de bonne foi, dans le discours autobiographique de l’auteur en un scénario quasi proustien50 : un été, dans un appartement vide, un jeune écrivain fuit la foule de l’Exposition, s’attelle à son œuvre à venir et, dandy, promène le seul être en sa compagnie, un chat persan sourd…

Les Heures claires

44 Certains qualifieront cette scénarisation de mystificatrice, mais si fictionnalisation il y a, elle est somme toute anodine au regard de l’importance de ce qui est en jeu à cette époque aux yeux de Pierre Mertens : la naissance d’une œuvre. Aux yeux de l’auteur, mais aussi dans la réalité. Car cette naissance est bien confirmée. Par les cahiers et feuillets préparatoires. Et par une lettre de Guy Mertens à son fils, datant de la fin de l’année 1958.

45 Pierre, adolescent, on l’a vu, est asthmatique. Pendant les vacances de Noël 1958, Pierre est envoyé en cure thermale à la mer, à Ostende. L’institut, « Les Heures claires », appartient au réseau mutualiste du parti socialiste, La Prévoyance sociale. Pierre peut en profiter : journaliste au Peuple, son père est alors membre du Parti socialiste belge. Pierre adulte se souvient de son contact avec les pensionnaires51. Lui, le petit ou moyen bourgeois, se rappelle ces « prolétaires », membres de la « classe laborieuse », bénéficiant d’un privilège ordinairement peu accessible, du spectacle « touchant » qu’ils offraient. Il se remémore également le réveillon et le discours pompeux d’un de ces patients sortis, dit-il, de leur ordinaire. Il se souvient aussi et surtout de la lecture- découverte de La Montagne magique de Thomas Mann, récit du long séjour du héros Castorp au sanatorium de Berghof qu’il relie à l’institut sanitaire d’Ostende : « le soir, l’infirmière venait éteindre la lumière de ma chambre, m’obligeant à interrompre ma lecture52 ». Asthme de Proust, tuberculose de Kafka et du cousin de Castorp. D’autres maux et maladies viendront ponctuer la vie de Mertens et la relier à son panthéon « patho-littéraire ».

46 Une lettre de Guy Mertens à son fils, liée à ce séjour à Ostende, indique que Pierre écrit alors. Après une épigraphe reprenant une phrase de Gabriel Cousin extraite de L’Ordinaire amour (« Mon petit garçon, toi qui sais tellement plus de choses que nous, ne nous laisse pas seuls dans notre vieux pays. »), et autour de vœux imprimés, le père poursuit : « Mon Pierrot, nous avons reçu tes bonnes nouvelles. Comme vous devez bien vous entendre, Ostende et toi ! […] Les jours ne sont conventionnels que pour les boutiquiers : ils recèlent une vertu secrète et il est bon de penser que c’est à leur lumière neigeuse et cendrée que tu écris les dernières pages de ton livre. Heureux de savoir que le travail, le repos, la ville et la mer se partagent ton temps sans le disputer. Où es[t] ta table dans la salle à manger ? […] Où écris-tu ? Penses-tu que tu achèveras sans devoir forcer l’allure ? Qui eût dit que tout cela serait daté d’Ostende ? […]53 »

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Fig. 8 : Lettre de Guy Mertens à son fils Pierre, en cure thermale, Noël 1958

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47 Cette carte-lettre de vœux témoigne une nouvelle fois de l’incroyable respect, confinant à la soumission et à l’allégeance, d’un homme de 45 ans cette année-là à l’égard de son fils de 19 ans, de son admiration à la limite de l’obséquiosité pour un talent de romancier que lui n’a pas. Elle indique aussi, en dépit du malaise qui régnait entre les parents et le fils (« J’écrivais en partie contre eux54 »), le piédestal sur lequel était placé l’enfant, davantage sans doute par le père que par la mère. Enfin, elle confirme l’écriture d’un texte d’une ampleur réelle (« Penses-tu que tu achèveras… ? ») cette année-là. Une écriture entamée, on peut l’imaginer, durant les vacances pré- universitaires, poursuivie sans doute durant l’automne 1958 et peut-être achevée à Noël (« j’écrivis 20 à 30 pages là55 »).

(Ap)paraître : « J’ai écrit, cela a été publié, j’ai vécu »

48 Si l’écriture de notes, d’ébauches d’œuvres et même de manuscrits complets révèle à n’en pas douter la volonté et même l’existence de l’écrivain, celui-ci ne le devient aux yeux des autres, et souvent à ses yeux, que lorsqu’il est publié. Alors il (ap)paraît. Ainsi l’écrit Mertens dans une « paperolle » de jeunesse, où apparaît ce renversement propre à l’écrivain qui vit pour écrire et ne vit que lorsqu’il est publié : J’ai écrit, cela a été publié, j’ai vécu56…

49 Durant les années soixante, Mertens retravaille son manuscrit « matriciel » qu’il a commencé à l’adolescence. Ce texte n’aboutira à une édition qu’en 1969, avec L’Inde ou l’Amérique. D’autres publications la précéderont.

50 La première, si on exclut les participations aux revues lycéennes, date de 1962. Il s’agit d’une nouvelle, « Le baptistère de Flondroise57 », parue dans une revue liégeoise, Marche romane, dans son numéro de juillet-septembre. On peut y lire une présentation de

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l’auteur dont on signale qu’il est l’époux de Claude Lambert, auteure elle-même d’un « remarquable roman » paru parallèlement.

Débuts littéraires, presque familiaux, à Liège

51 C’est que dans le couple Mertens-Lambert, Claude-Pierre, c’est Claude qui, la première, publie un livre : Le Moins du monde. Celui-ci paraît, à 740 exemplaires, en septembre 1962, grâce à une aide de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, dans une petite maison d’édition liégeoise sans but lucratif, Les Lettres belges. Son genre littéraire n’est identifié nulle part, mais on le rangerait facilement – et certainement aujourd’hui – dans la catégorie romanesque. Roman philosophique, il suit en 120 pages et neuf chapitres le parcours réflexif d’un homme entre le moment où sa secrétaire quitte son bureau et celui où elle y revient. S’il serait abusif de rechercher, dans ce texte58 qui n’est à l’évidence pas autofictionnel, des traces biographiques sur son auteur ou sur son compagnon, il n’est pas interdit de constater le partage de thèmes et d’intérêts que révèle Le Moins du monde avec l’univers fictionnel et biographique de Mertens – la musique omniprésente, la mention d’Icare et de La Métamorphose de Kafka – et avec sa première nouvelle : obsession de la mort, impossible abandon entre deux êtres, solitude inéluctable. Une porosité entre les écrits des deux écrivains en herbe qui vivent ensemble et écrivent côte à côte : une expérience que Mertens revivra plus tard, dans des conditions non identiques mais similaires, avec deux autres femmes. Une porosité qui n’est pas que littéraire, comme on va le voir…

Fig. 9 : Le Moins du monde, de Claude Lambert, 1962

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52 La revue Marche romane, dans laquelle, le même été que Le Moins du monde de Claude Lambert, paraît pour la première fois une nouvelle de Pierre Mertens, est en effet une émanation trimestrielle de l’Association des romanistes de l’université de Liège patronnée par des professeurs de la faculté de philosophie et lettres de l’université de Liège. Son administrateur n’est autre que la belle-mère de Pierre, Lily Lambert-Colonna d’Istria, dont l’adresse, 67, avenue Churchill à Uccle, est mentionnée en page de couverture. Lily Colonna publie d’ailleurs un texte dans le numéro qui suit celui où paraît le texte de Pierre Mertens. Au sommaire des numéros des années 50 et 60, on trouve les noms de Français tels que René Étiemble, mais surtout, bien entendu, de Belges, académiques ou écrivains tels que Marcel Thiry, Roger Bodart, André Romus ou Gaston Compère. C’est donc en bonne compagnie que paraît le premier texte de Pierre Mertens, dans une revue dont Lily Lambert-Colonna lui ouvre les portes. Comme se sont ouvertes les portes de l’association des Lettres belges pour la jeune Claude Lambert59.

53 Contrairement à une compétition qu’on pourrait imaginer de l’extérieur entre le livre et la nouvelle, entre Claude Lambert et Pierre Mertens – concurrence qui, aux dires de la première, n’exista jamais60 –, il faut parler de parallélisme. De communauté d’univers. Intellectuel, artistique et social. Un terreau commun. Une scène où se joue la genèse d’un œuvre et où l’auteur n’est pas seul, contrairement à ce qu’une tradition moderne solipsiste, soutenue par les écrivains eux-mêmes, voudrait faire croire : sans interaction avec son entourage, son éditeur ou ses pairs, accouchant seul, ex machina, d’une œuvre.

54 Un milieu aussi, bien sûr, comme l’a souligné Pierre Bourdieu61, un « champ » dont l’écrivain est le « produit » : à « lire » l’enfance, l’adolescence et la jeunesse de Pierre Mertens, on ne peut être que frappé par le milieu où naît, se développe et évolue l’écrivain. Un milieu dont il est issu, mais aussi qu’il porte, enceint de lui, et restitue réformé et déformé dans son œuvre. Un milieu de bourgeois intellectuels qui, par le mariage avec son amie Claude, en rencontre d’autres qui lui donneront l’opportunité, pour la première fois, de publier.

55 Après ce premier pas dans son milieu familial, Mertens en posera d’autres en dehors. Ainsi dans la revue bruxelloise Synthèses, où il publiera une autre nouvelle, « Au téléphone », en 196362. Ou à l’université, où il est chercheur au Centre de droit international : en 1966, avec le secrétaire de celui-ci, Paul-F. Smets, il fait paraître à compte d’auteur un ouvrage sur la présence chinoise en Afrique : L’Afrique de Pékin. Contribution à l’étude des relations sino-africaines (1964-1966)63.

56 Pour la publication de son premier livre littéraire, il faudra qu’il s’éloigne encore, de cercle en cercle, d’opportunité en opportunité, de son creuset original. À l’automne 1966, se souvenant du conseil donné par un poète français64 rencontré à Bruxelles en 1958-9, il enverra à Jean Cayrol (1911-2005), écrivain65 qui dirige aux Éditions du Seuil la revue Écrire, une nouvelle, « Une leçon particulière ». La revue a cessé de paraître. La nouvelle paraîtra l’année suivante66 dans la revue Synthèses, cette fois sous l’égide du futur éditeur Hubert Nyssen, à l’époque publicitaire en Belgique, mais également acteur culturel et responsable de la rubrique littéraire de la revue. Mais mis en appétit par cette première lecture, Cayrol invite Mertens dans son « pigeonnier67 » du Seuil au 27, rue Jacob à Paris et l’incite à lui envoyer un roman.

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Fig. 10 : Pages 1 et 4 du brouillon d’une lettre de Pierre Mertens à Jean Cayrol, janvier 1968, parlant (p. 4) de L’Inde ou l’Amérique, de la nouvelle « Une leçon particulière » (p. 1) et, déjà, p. 1 et 4, du projet de troisième roman de Pierre Mertens, Les Bons Offices (Le Seuil, 1974)

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57 Deux ans et demi plus tard, en mai 1969, paraîtra L’Inde ou l’Amérique dans la collection « Écrire » où Jean Cayrol publie, comme il le faisait dans la revue du même nom, ce qu’il

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appelait de la « littérature verte » ou ses « petits plants68 », de Philippe Sollers à Denis Roche ou Claude Durand, deux écrivains qui deviendront plus tard les principaux éditeurs de Mertens. Un an plus tard, en 1970, la collection « Écrire » sera suspendue. L’Inde ou l’Amérique quittera alors la « collection de poche des jeunes écrivains du Seuil69 » consacrée aux « gribouillis d’adolescents70 » pour la collection « adulte71 » « Cadre rouge ».

Fig. 11 : Couverture de L’Inde ou l’Amérique, 2e éd., Le Seuil, coll. « Cadre rouge », 1970

58 Pierre Mertens passera alors des ébauches d’adolescent à l’édition « adulte », des rêves d’un train de périphérie bruxellois à la reconnaissance du centre éditorial germanopratin. Il sera devenu pleinement écrivain. À Paris. Mais par ce détour classique, aussi à Bruxelles : en 1970, L’Inde ou l’Amérique remportera le prix littéraire le plus prestigieux en Belgique francophone, le prix Rossel. Auteur adoubé par Paris, écrivain avéré à Bruxelles…

NOTES

1. Carnets et cahiers de notes, journaux personnels, manuscrits et tapuscrits, correspondance, revues à tirage restreint au milieu d’origine et/ou visé, édition à tirage non limité, entretiens publiés ou non… 2. Ainsi pour Yambo Ouologuem (1940-2017, auteur du Devoir de violence, Paris, Le Seuil, prix Renaudot 1968), célébré par le monde littéraire avant d’être exclu.

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3. C’est le cas d’André Schwarz-Bart (1928-2006), qui écrit sans vouloir publier après 1972 et les critiques dont il a été l’objet pour La Mulâtresse Solitude (Paris, Le Seuil, 1972), après l’avoir été pour son roman – 1959 – Le Dernier des justes (Paris, Le Seuil, 1959). 4. Romans, nouvelles, théâtre, livret d’opéra, scénarios, essais littéraires, juridiques, sociétaux. Lauréat de nombreux prix, dont le prix Médicis 1987 pour Les Éblouissements. 5. Il est le coauteur, avec Claude Javeau, sociologue, du concept de « belgitude » dans un numéro célèbre des Nouvelles littéraires (dossier « L’Autre Belgique », Paris, n° 2557, 4 novembre 1976). 6. Il fut observateur international sur des terrains historiques marquants, tels que le Proche- Orient, l’Amérique latine ou l’Europe de l’Est. 7. Écrite par l’auteur du présent article et à paraître aux Impressions nouvelles (Bruxelles, dirigées depuis Paris par Benoît Peeters) sous deux formes : une version condensée en édition imprimée, Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire, et une version longue en format numérique, Pierre Mertens et le ruban de Möbius. 8. Paris, Le Seuil, coll. « Écrire », 1969. 9. Op.cit., repris dans Paysage avec la chute d’Icare, Le Seuil, coll. « Cadre rouge », 2009, p. 99. 10. Danielle Bajomée, Pierre Mertens l’Arpenteur. Textes, entretiens, études, Bruxelles, Labor, 1989, p. 18. 11. Ibid. 12. Les informations contenues dans les deux versions de l’ouvrage à paraître, sur lesquelles se fonde cet article, ont pour sources les écrits de Pierre Mertens (y compris les livres d’entretiens), les entretiens parus dans la presse, les entretiens – plus de cent heures – entre P. Mertens et l’auteur du présent article entre 2010 et 2017, les archives personnelles de P. Mertens et les archives contenues dans les bibliothèques et autres institutions, les témoignages oraux et écrits recueillis auprès de plus de soixante-dix personnes, enfin les écrits sur Pierre Mertens et son œuvre. On y ajoutera, dans le registre de la fiction, les renvois à la biographie et à l’œuvre de Pierre Mertens contenus dans plusieurs romans de Françoise Lalande (écrivain belge née en 1941), ancienne compagne de l’écrivain, en une sorte de dialogue à distance, une intertextualité de l’intime. 13. D. Bajomée, op. cit., p. 30. 14. Ainsi dans « Après-midi piscine (Sur un certain rejet, aujourd’hui, de Kafka) », dans Une seconde patrie, Paris, Arléa, 1997, p. 43. 15. Échelonnés entre 2010 et 2017. 16. D. Bajomée, op. cit., p. 30. 17. D. Bajomée, op. cit. p. 30. 18. « Un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois », lettre à Oskar Pollak, janvier 1904, Œuvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984. Voir : http://editions-hache.com/kafka/kafka1.html 19. Entretien avec Paul Gottignies. 20. Correspond à peu près au CM2 ou à la 6e en France. 21. Op. cit. 22. L’équivalent de la 1re en France. 23. Pierre Mertens. La littérature malgré tout, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998, p. 19. 24. Jacques Sojcher affirme qu’il fut troisième et Mertens deuxième. Selon ce dernier, ce fut là le classement d’un autre concours organisé par la compagnie aérienne belge Sabena. Le classement importe peu ici. Seule compte la participation des deux jeunes hommes à des concours d’éloquence et la proximité qui en résulta longtemps. 25. Entretien du 24 février 2011. 26. Ce thème est abondamment développé dans l’ouvrage à paraître Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire (version imprimée), Pierre Mertens et le ruban de Möbius (version numérique), dont est extrait le présent article.

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27. Certaines de ses compagnes l’affirment : même dans ses colères les plus déchaînées, il « reste un écrivain ». 28. Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Vent d’Est, Vent d’Ouest », n° 3, 1970. 29. Paris, Le Seuil, coll. « Cadre rouge », 1971. 30. Op. cit. 31. Conversation téléphonique du 10 avril 2014. 32. D. Bajomée, op. cit., p. 21. 33. Roman familial que l’on peut rapprocher de la définition particulière, psychologique, qu’en donne Marthe Robert : pour compenser « l’inexplicable honte d’être mal né, mal loti, mal aimé, l’enfant vient à se raconter une histoire qui n’est rien d’autre en fait qu’un arrangement de la sienne » (cité par Anne-Marie Beckers dans « La Fête des anciens, reflet et fractures », article intégré dans Pierre Mertens l’Arpenteur, op. cit., p. 27.). Cette définition s’applique à l’évidence à l’entreprise adolescente de Pierre Mertens et pourrait, poussée à l’extrême, être étendue à un vaste pan de son œuvre. Mais en partie seulement, car même dans les ébauches adolescentes, c’est un portrait plus large qui est produit, ne fût-ce qu’involontairement, celui d’une « tribu » – terme de Mertens dans son projet adolescent « La mue » – sociale à la manière des romans de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre. 34. Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1995. 35. Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1987, prix Médicis la même année. 36. Les guillemets sont de Pierre Mertens dans le document original. 37. Pierre Mertens l’Arpenteur, op.cit., p. 39. 38. Le terme désigne, dans l’ouvrage dont est extrait cet article, un territoire au périmètre étroit allant de la maison communale (mairie) de Watermael-Boitsfort, commune verte de Bruxelles, jusques et y compris l’Université libre de Bruxelles à Ixelles, commune voisine. Toute la vie « domestique » belge de Pierre Mertens s’y concentre, depuis l’habitation des grands-parents jusqu’aux lieux de travail universitaire de la mère de Pierre, du compagnon de celle-ci et de Pierre lui-même. Pierre Mertens y a toujours habité et y occupe depuis 1971 un immeuble au onzième étage duquel il semble le contempler, comme depuis un mirador. Le terme « conté » est un clin d’œil au comté fictif de Yoknapatawpha, présent de façon récurrente dans l’œuvre de William Faulkner. 39. Notamment Michel de Ghelderode, Constant Burniaux, Maurice Carême, Roger Bodart ou un entretien avec Charles Plisnier. Document Archives personnelles de Pierre Mertens. 40. Entretien du 26 avril 2013. 41. Bois de plaisance proche de l’Université libre de Bruxelles, à la limite du « conté » mertensien. 42. La Fête des anciens, dans Paysage avec la chute d’Icare, op. cit., p. 391. Dans un déplacement classique chez Pierre Mertens, le personnage qui s’appelle ainsi est le père de son double. 43. Entretien du 26 avril 2013. 44. La Fête des anciens, op. cit. p. 391. 45. Entretien du 26 avril 2013. 46. D. Bajomée, op. cit., p. 38. 47. Terme que nous avons repris tout au long de cet article. 48. Échange de courriels. 49. Dans Paysage avec la chute d’Icare, op. cit., p. 163-205. 50. Lors d’un échange ultérieur à l’écriture du présent article, Pierre Mertens maintient cependant que sa mère effectuait un séjour au Brésil lors de l’été 1958. 51. Conversation téléphonique du 10 avril 2014. 52. Ibid. 53. Archives personnelles de Pierre Mertens. 54. D. Bajomée, op. cit., p. 21.

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55. Conversation téléphonique du 10 avril 2014. 56. Archives personnelles de Pierre Mertens. 57. Pierre Mertens la reprendra sous le titre déjà cité de « Supplément au voyage de Colomb » pour ouvrir son premier recueil de nouvelles, Le Niveau de la mer, op. cit., en la complétant des autres fragments parus dans trois autres revues entre mars et juin 1963. 58. Dédié « À Pierre Mertens. “Comme un enfant qui croit perdre son sang”. » 59. Après un début en philologie romane, Claude Lambert suit des études de théologie dans un institut protestant. Plus tard, elle étudiera l’océanographie et travaillera dans ce domaine. 60. Échange de courriels. 61. Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992. 62. « Au téléphone », dans le numéro 203. 63. Avec une préface de Paul-Henri Spaak, dont on a vu plus haut la présence dans un jury de concours d’éloquence auquel a participé Pierre Mertens. Paul-F. Smets est l’auteur ultérieur d’ouvrages éthico-juridiques, d’histoire littéraire (notamment sur Albert Camus) et d’une biographie de l’homme d’État belge Paul Hymans (Bruxelles, Racine, 2015). 64. Paul Perrey, poète publié dans la revue Écrire au Seuil dans les années cinquante, ensuite retiré de la vie littéraire, avant de republier dans les années 2000, ainsi L’Onaniste, Tarbes, Cabaret poétique, 2012. 65. Poète (Le Charnier natal, 1950), romancier (Lazare parmi nous, 1950), essayiste et scénariste (Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, 1956). 66. En octobre-novembre 1967, dans le numéro 256-257. 67. « Je me retrouvai dans le « pigeonnier » où œuvrait Cayrol, comme éditeur, au-delà d’une petite cour, 27 rue Jacob, dans le VIème arrondissement de Paris. Sur une poutre apparente qui supportait le toit de sa mansarde étaient inscrits les mots : “Ne vous affolez pas !” » (À la proue, écrit avec Muriel Claude, avec des photographies de cette dernière, Bruxelles, CFC Éditions, coll. « La ville écrite », 2014, p. 190-192.) 68. Michel Pateau, Jean Cayrol, une vie en poésie, Paris, Le Seuil, 2012, p. 282. Voir aussi préface de Claude Durand, p. 20. 69. Ainsi qu’il est mentionné sur la couverture de L’Inde ou l’Amérique. 70. Entretien du 6 décembre 2013 avec Claude Durand. 71. Ibid.

RÉSUMÉS

Pierre Mertens, né à Bruxelles en 1939, entre autres Prix Médicis 1987 pour Les Éblouissements (Paris, Le Seuil, 1987), est un écrivain francophone majeur, tant par l’ampleur et la variété de son œuvre que par sa place d’intellectuel en Belgique et son rapport à l’histoire mondiale du XXe siècle. Dans des extraits – remodelés pour Continents manuscrits – d’une biographie à paraître en octobre 2018 aux Impressions nouvelles, Jean-Pierre Orban décrit ici la genèse de l’écrivain, du creux de sa vie familiale à la publication de son premier roman aux Éditions du Seuil, en s’appuyant sur les archives personnelles de Pierre Mertens.

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INDEX

Mots-clés : Pierre Mertens, littérature francophone, littérature belge xxe siècle, fiction, roman, genèse de l’écrivain, carnets de jeunesse, ébauches d’œuvre, couple d’écrivains

AUTEUR

JEAN-PIERRE ORBAN Jean-Pierre Orban est chercheur associé à l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS- ENS, Paris), spécialisé en littérature francophone. Écrivain, il est auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre.

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La non-vocation d’André Schwarz- Bart « Le fusil a fait pousser un cri d’homme à l’éléphant », ou l’écriture en réponse à l’événement

Francine Kaufmann

1 Rien n’avait préparé André Schwarz-Bart à devenir écrivain. Du moins en apparence. C’est un jeune homme timide et parfaitement anonyme qui devient en quelques semaines de l’automne 1959 la coqueluche du Tout-Paris littéraire, pressenti comme lauréat de plusieurs prix littéraires dès la sortie en septembre de son premier roman, Le Dernier des Justes. Le Figaro Littéraire le consacre aussitôt en ces termes : « Voici l’un des livres les plus importants qui aient paru en ce temps-ci. Il nous saisit pour nous jeter bien au-delà de la littérature, et c’est peu de dire qu’il y a là un livre bouleversant1 ». Bientôt toute la France découvre le visage concentré et le débit lent et hésitant du jeune écrivain de 31 ans. Il crève l’écran lors de son passage sur l’unique chaîne de télévision dans les incontournables émissions de Pierre Dumayet Lectures pour tous (19 octobre) et Cinq colonnes à la une (5 décembre 1959). Il détonne, émeut, surprend. D’autant plus qu’on le présente comme un jeune ouvrier autodidacte Dumayet traque d’ailleurs le lauréat du Goncourt dans les ateliers où il a travaillé comme manœuvre. Tous voient en lui une sorte de prodige dont le premier livre touche d’emblée au chef d’œuvre, à l’épopée : C’est bien à l’épopée que fait penser son livre, avec son mélange de simplicité familière et de démesure, sa juxtaposition de tableaux, son héros assumant le destin de tout un peuple, son messianisme : grandeur rare aujourd’hui2.

2 L’Express lui accorde une longue interview, intitulée : « Le cas Schwarz-Bart », avec un chapeau révélateur : « Un jeune ouvrier juif, arraché à l’école à 13 ans, lit Crime et Châtiment et se met à écrire3 ». Françoise Giroud souligne aussi son origine prolétaire, étrangère au sérail littéraire : Cet homme-là ne semble pas facile à corrompre [par les feux de la gloire]. Tanné par trop de souffrances, instruit par trop de malheurs, caparaçonné par trop d’orgueil, cet inépuisable trésor des humiliés, enfoncé trop profondément dans le monde réel, celui du travail et de la détresse, pour que la notoriété puisse l’en déraciner. […] À nos questions, il répondit sans complaisance mais sans fausse

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humilité […] d’une voix si faible que nous l’entendions à peine. Nous en sortîmes épuisés comme d’un long combat, et la tension qu’exigeait ce débit sourd, lent, n’était pas seule responsable. La confrontation avec l’univers de Schwarz-Bart est dure et il ne faut pas compter sur lui pour en adoucir l’accès. Le dernier des Justes n’est pas un monument de la littérature, c’est une épée que l’on vous enfonce délicatement dans le ventre4.

3 Le roman de Schwarz-Bart est fondé sur l’histoire de l’antisémitisme chrétien depuis les Croisades jusqu’à la Shoah incluse. Il retrace douze siècles de l’histoire d’une famille Lévy, des « Justes » descendants du martyr d’York, en Angleterre, rabbi Yom Tov Lévy : assiégé dans une tour et sommé de se convertir, il se suicide avec sa communauté. Schwarz-Bart imagine que, mal égorgé par son père, son cadet, le petit Salomon Lévy, reçoit la grâce d’engendrer un Juste par génération. S’appuyant sur une légende talmudique reprise et développée dans le courant kabbaliste puis dans le Hassidisme (le mouvement piétiste qui fleurit en Europe de l’Est à partir du XVIIIe siècle), André Schwarz-Bart fait de ses Lévy des Lamed-waf5 sur qui le monde repose. Infléchissant la légende juive, il imagine que ces Justes recueillent la souffrance de l’humanité tout entière pour l’empêcher d’étouffer sous le poids de la douleur. Certains d’entre eux ne sont pas juifs, telle Hécube, transformée en chien hurlant, à la mort de ses fils (DdJ, 13). Mais les Lévy recueillent essentiellement la souffrance de leurs frères de misère, les Juifs d’Europe dont ils partagent le sort jusqu’à l’assassinat du dernier, dans une chambre à gaz d’Auschwitz. Si le personnage central du Dernier des Justes est Ernie Lévy, l’ami du narrateur, évoqué dès les premières lignes du roman, le véritable héros en est le peuple juif d’Europe de l’Est.

4 La remise du Goncourt devient un événement national et rapidement international qui effraie André Schwarz-Bart. L’auteur ne s’attendait pas du tout à un succès, encore moins à un succès d’une telle ampleur. Bernard Pivot le décrit ainsi : Dimanche 7 décembre à 12 h. 15, il gravit les deux étages du restaurant Drouant. Quoique poussé par la renommée, happé par la célébrité, il monte lentement, le regard inquiet, la tête inclinée et dolente, la cigarette à la lèvre. Non ce n’est point là le visage et l’allure de la gloire. Ni même les manières de la timidité. Schwarz- Bart montre à soixante photographes et journalistes le visage de l’homme humble. Naturellement humble, dont le sourire, même dans ses élans, garde quelque chose de modeste et de scrupuleux6.

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André Schwarz-Bart recevant le Goncourt le 7 décembre 1959 Crédits : archives personnelles Francine Kaufmann

5 La presse s’arrache le lauréat et les interviews se succèdent, sources précieuses pour le chercheur d’aujourd’hui, mais qui révèlent des contradictions et des approximations qu’il convient de rétablir grâce à une comparaison minutieuse avec les documents et les témoins de l’époque. En tout cas, les journaux arrachent à Schwarz-Bart des bribes de ses textes inédits, dont ce poème intitulé « Mémoire », écrit cinq ans avant le Goncourt, en 1954 et publié à la sortie du livre, dans Le Figaro littéraire du 12 septembre 1959 : Si l’orme renie ses racines terre la mère lui fait défaut et s’épuise la cime en ruines et tombe le tronc de son haut si l’orme renie ses racines

si l’aronde renie l’espace azur le ciel atteint se fend et recouvre son aile glace et l’atterre à vol défendant si l’aronde renie l’espace

si mémoire de vous s’achève terre azur me sont à noyer et me sont algue toute lèvre et morsure tous les baisers si mémoire de vous s’achève

ah frères

que les rivières de sang innocent fleuves s’oublient dans la fange marine où toute chose extrait de soi la forme de l’inhumaine condition si mémoire de vous s’achève

6 De nombreux thèmes et images du futur roman y sont présents : le rapport à l’identité, le devoir de mémoire (avant la lettre), la difficulté de survivre, l’inhumanité de la

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condition humaine, les fleuves de sang de la persécution des innocents. D’autres textes inédits sont publiés, notamment des passages supprimés de la version longue (de 1200 pages) qui avait été soumise au Seuil et que l’éditeur avait demandé de resserrer considérablement7.

7 À n’en pas douter, on veut connaître les prémices du livre couronné par le Goncourt tant l’achèvement du roman surprend pour une première œuvre. On s’interroge sur le processus qui a conduit un ouvrier autodidacte à devenir cet écrivain-là. Schwarz-Bart se défend d’être un écrivain même s’il parle de ses longues années de travail, de tentatives d’écriture restées inédites, de plusieurs versions de ce roman avant publication (cinq avec la version éditée). Il préfère se décrire comme un ouvrier qui aime accomplir « honnêtement », « proprement » ce qu’il se plaît à nommer « son boulot ». Il affirme n’avoir pas le goût de l’autobiographie. Il nie avoir voulu se faire le porte-parole de son peuple. Son roman, dit-il, est tout au plus « un petit caillou que j’ai posé sur une tombe. On me demande de faire des discours sur cette tombe. Je ne le puis8 ».

8 Sept ans plus tard, quand il publie son second roman, cosigné avec celle qu’il a épousée en mars1961, Line Marie Simone Brumant9, il obtient le 30 mars 1967 le Prix de Jérusalem pour la Liberté de l’Homme dans la Société. Dans l’adresse qu’il prononce devant le jury et les invités de la Municipalité de Jérusalem10, il déclare notamment : Je ne suis pas devenu écrivain par vocation littéraire. Comme pour bien d’autres hommes de ce temps, l’écriture m’est venue en réponse à l’événement. Les Africains disent : « Le fusil a fait pousser un cri d’homme à l’éléphant ». À l’échelle de l’espèce humaine, aussi, il arrive que les circonstances amènent l’individu à inventer certains gestes, à proférer des sons inusités. Au fond, tout cela nous ramène à la fonction la plus ordinaire de la parole. Et parce que certains mots ne voulaient pas sortir de ma gorge, il a bien fallu – à faute, peut-être d’étouffer - que je m’arrange peut-être autrement. Donc, nulle vocation, nulle inspiration particulière, mais une nécessité, qui s’apparente à celle du journal intime. […] Il reste, mesdames, messieurs, que je ne puis m’accorder la relative insouciance d’une personne qui tient son journal ; car les mots que je trace sont appelés à rencontrer d’autres regards que le mien et cela entraîne, vous n’en doutez pas, une certaine responsabilité. Disons, si vous le voulez bien, que certains auteurs, dont je suis, s’efforcent de mesurer les conséquences de leurs écrits ; et qu’ils se trouvent conduits, de ce fait, à s’interroger gravement sur l’effet qu’ils souhaitent auprès du lecteur. Dans ce domaine aussi, je l’avoue, je n’ai pu faire la lumière en moi. Tout ce qui m’anime, tout ce qui me guide est un certain sentiment, obscur du reste, mais qui a pris sa forme définitive il y a une dizaine d’années, lorsque j’ai rencontré, par hasard, une phrase de Rabbi Na’hman de Bratzlaw. Cette phrase est la suivante : « Les auteurs doivent mûrement peser le contenu de leurs écrits afin de savoir s’ils valent la peine d’être mis en un livre, car l’essentiel d’un livre est le lien qu’il établit entre les âmes, ainsi qu’il est dit : Voici le livre des générations de l’homme. » Et Rabbi Na’hman ajoute : « S’il n’est rien dans tes écrits qui soit un tel lien, il ne s’y trouve pas de quoi faire un livre11 ».

9 J’ai cité un peu longuement ces passages de l’adresse lue à Jérusalem par le lauréat parce qu’ils expriment la manière dont André Schwarz-Bart considère, en 1967, qu’il est devenu écrivain. Écrasé par l’assassinat de tant de membres de sa famille et de son peuple, le rescapé manque d’étouffer et se jette dans l’écriture parce que les mots transforment le cri en souffle ordonné. Mais au lieu d’un journal intime, il écrit un livre destiné à être publié, avec l’intention de rencontrer son lecteur et de créer avec lui un lien, au niveau de l’âme.

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Un enfant de la guerre

10 Pour comprendre quel est l’événement qui a rendu nécessaire pour lui le recours à l’écriture, il convient de se pencher sur la biographie d’André Schwarz-Bart. Remonter au tout début permettra aussi d’apprécier le bagage reçu, et les impressions vécues.

11 L’enfant naît le 23 mai 1928 en Jurue12, une ruelle étroite et pentue signifiant « rue aux Juifs », (anciennement Juifrue). Il grandit dans une famille nombreuse13 d’origine polonaise qui s’établit bientôt dans le Pontiffroy, autre quartier juif de Metz, situé en vis-à-vis sur l’île Chambière, entre deux bras étroits de la Moselle. La famille est pauvre et le père Uszer14, arrivé en 1924 de Pologne, vit en porte-à-faux entre son statut et son gagne-pain d’immigrant, et la solide éducation yiddish et hébraïque qu’il a acquise dans une yechiva polonaise, une académie talmudique, qui fait de lui une sorte d’érudit. Comme la plupart des exilés juifs de l’époque, il est vite contraint d’adopter le métier traditionnel de colporteur requalifié en France sous le titre de « marchand forain ». Il se fournit en bas et chaussettes qu’il revend sur les marchés (les foires), souvent avec l’aide d’André qui fait alors l’école buissonnière : [Mon père] ne parlait pas le français ; il n’a jamais bien compris la France. C’était un déraciné, un être malheureux vivant dans la peau d’un autre en quelque sorte. Il parvenait difficilement à faire vivre notre famille. Je dus travailler très tôt, dès l’âge de onze ans15.

12 La mère, Luise [sic] née Lubinsky, dont les deux parents étaient originaires de Lodz, en Pologne, naît le 28 février 1902 à Zurich (ville germanophone), mais grandit à Genève. Elle reste profondément marquée par la perte de sa très jeune mère et d’une petite sœur âgée de dix ans. Son père, Bernard Lubinsky, se remarie et la famille recomposée s’installe en France, à Hayange où tous travaillent au « comptoir », un grand magasin de tissus, textiles et chaussures, puis à Sedan. C’est d’ailleurs à Sedan que Luise épouse Uszer Szwarcbart, le 11 décembre 1925. Aux yeux des Lubinsky, il s’agit d’une mésalliance. André (ou plutôt Abraham Szwarcbart de son vrai nom) est le second enfant du couple et tout en suivant rue Chambrière les cours d’hébreu et de judaïsme d’un vieux maître, il va à l’école primaire de la rue Taizon : Quand j’étais enfant, à Metz, l’école communale était le seul lieu où je parlais français. À la maison, nous nous exprimions en yiddish. Pas de livres, pas de musique, sauf les chants de la synagogue, mais c’était la religion pour moi, non la musique. Les livres, la musique appartenaient à mes yeux à un univers dont je ne faisais pas partie16.

13 Pour sa mère, qui parle le français mais dont la langue maternelle est, comme pour Uszer, le yiddich, Abraham-André gagne quelques sous en s’improvisant vendeur de journaux, les jeudis et parfois même les jours de classe, ou en rendant de menus services aux soldats en garnison à Metz en échange de quelques pièces. Il fouille aussi avec ses camarades les piles de déchets de l’usine à gaz pour y récolter des billes de coke ou parfois un morceau de houille, bien vite vendus. La vie est dure, empreinte d’une tradition juive omniprésente même si la famille participe peu aux activités communautaires17. Le Chabbat et les fêtes sont célébrés en famille et la petite Esther- Estelle, fille de Marie la sœur de Luise qui vit sur le même palier, les rejoint bien souvent autour de la table. Elle écrit dans ses souvenirs : […] ma tante allumait des bougies, puis faisait la prière. Tous assis devant nos assiettes remplies, si l’on avait tendu un peu l’oreille, sans doute aurait-on pu

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entendre des mouches voler. La tête toujours dans les livres18, le père, mon oncle [Uszer], du genre intellectuel, du genre sec et rigide, pour lequel on avait un grand respect, imposait par sa seule présence, le silence19.

La famille SZWARCBART à Metz en 1938

En haut le père, Uszer, à ses côtés à droite, André-Abraham qui pose la main sur l’épaule de son frère Félix. Assis au-dessous de lui : Armand. Au milieu, la mère, Luise, tient sur ses genoux la petite Marthe. À gauche du père : de face, l’aîné Jacques (déporté) et près du père, Léon. Archives personnelles Martine Brust- Szwarcbart

14 Que ce serait-il passé si la guerre n’avait pas éclaté ? C’est impossible à dire mais, comme toute la population civile de Metz (sise dans un département frontalier), les Juifs sont évacués et les Szwarcbart arrivent en février 1940 sur l’île d’Oléron, en Charente-Maritime. Abraham qui n’a pas douze ans travaille comme mousse sur un chalutier. Quand les Allemands envahissent la France, les Juifs seuls sont refoulés vers l’intérieur et assignés à résidence. En février 1941, les Szwarcbart sont envoyés en Dordogne, à St-Paul de Lizonne, à 34 km d’Angoulême. Ils gagnent leur subsistance notamment en travaillent la terre. C’est alors qu’Abraham a la chance d’être admis comme interne dans le prestigieux lycée professionnel du bâtiment de Sillac à Angoulême, où il apprend le métier d’ajusteur. Ils sont trois juifs dans la classe et André se sent un paria. Bientôt, Luise donne naissance à un petit Bernard, le 14 février 1942.

15 C’est alors que tout bascule. En mars, Uszer est convoqué par la Gestapo à la Kommandantur d’Angoulême et arrêté en tant que juif étranger. Il est interné dans un camp à Angers et déporté à Auschwitz par le convoi du 20 juillet 1942. En avril c’est le tour de Jacob-Jacques (dit Jacky), le frère aîné, arrêté officiellement pour avoir enfreint le couvre-feu mais aussitôt interné à Poitiers puis à Drancy d’où il est déporté par le convoi du 11 septembre 1942. André quitte Sillac et rentre à la maison à St-Paul de Lizonne. Il a la douleur d’assister en juillet à l’arrestation de sa mère et du nourrisson

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ainsi que de sa grand tante de 84 ans qui vivait avec eux : Hanna Warczavska (née Lubinsky). [Tous seront déportés vers Auschwitz en 42-43 et ne reviendront pas]. Mais les rafles de juillet 42 visaient uniquement les juifs de nationalité polonaise. Or on a aussi arrêté par erreur Marthe, 4 ans, de nationalité française. Sur le quai de la gare d’Angoulême d’où le convoi s’apprête à partir, André réussit à faire sortir sa petite sœur du train en apportant ses papiers d’identité pour prouver qu’elle est bien Française. Pourtant les Allemands ne la renvoient pas chez elle : elle est assignée à résidence dans une institution religieuse, le Refuge du Bon Pasteur, à Angoulême. De nationalité française, les autres enfants sont abandonnés à eux-mêmes durant plusieurs mois. André a tout juste quatorze ans. Il devient le chef de famille et travaille dans les fermes avoisinantes pour nourrir ses frères : Léon, Félix et Armand20. Dans des confidences déguisées, André fera comprendre qu’il cesse alors de croire en Dieu…

16 C’est à l’âge où André vient de vivre l’événement qui le marquera sa vie durant : l’internement et la déportation de ses parents, frères et tante, la cruauté du monde et la solitude humaine qu’Ernie, son héros enfant confronté au nazisme, décide à quatorze ans de se suicider (DdJ, 220-225) et plus tard de devenir « chien ». Son grand père Mardochée avait dans sa propre enfance travaillé dans les fermes pour faire vivre sa famille et subi la violence antisémite : peut-être une réminiscence de cette période charnière dans la vie du futur écrivain.

17 En janvier 1943 les quatre frères sont arrêtés et convoyés par la gendarmerie française jusqu’à Paris pour être placés dans un Centre de l’UGIF, l’asile Lamarck. L’aumônier des camps, le rabbin Elie Bloch, les accompagne. (Ce souvenir, ainsi que l’exemple de Janusz Korczak sera transposé dans l’épisode du train de déportation où Ernie raconte des histoires aux enfants). En avril, Marthe est transférée dans un autre Centre de l’UGIF, celui de Louveciennes. André qui a quinze ans a pu sortir de Lamarck pour être placé à la rentrée de septembre 1943 dans un centre de l’ORT, dit École de Travail, 4 bis rue des Rosiers dans le quartier juif de Paris (décor d’un chapitre du Dernier des Justes). Or tous ces centres sont des pièges qui servent de réservoirs à de futures déportations. Dès le mois suivant, en octobre 1942, André entre dans les Jeunesses communistes et en même temps dans la Résistance (FTP-MOI). Grâce à des soutiens actifs, il réussit en novembre à faire sortir clandestinement ses trois frères de Lamarck. Ils sont conduits en zone libre, à Lyon, chez leur tante Marie Slenzinski, la sœur de Luise. En janvier 1944, c’est Marthe qu’il fait évader de Louveciennes grâce à un plan ingénieux qu’il a longuement préparé21. Venant assez régulièrement rendre visite à sa sœur le dimanche, il l’emmène dans un cinéma où ils passent toute la journée protégés par l’obscurité de la salle. À la nuit, espérant que les recherches auront cessé, ils se dirigent en se cachant vers Lyon où André laisse Marthe chez leur tante Marie avant de retourner à ses activités de résistance à Limoges. La milice l’arrête en mai 1944 avec l’État-major FTP de la Haute Vienne. Il est interné au Petit séminaire et affreusement torturé. Ces séances lui causent des blessures physiques et morales indélébiles qui laisseront leur trace sous des formes diverses dans presque toutes les œuvres publiées ou inédites du futur écrivain. Évadé en août 1944, il participe à la Libération de Limoges le 21 août et continue le combat clandestin à Lyon, Grenoble et Roanne (où il obtient son CAP d’ajusteur sous son nom de guerre : André Schabard). Puis vient la Libération. Il apprend qu’on crée à Limoges une compagnie de volontaires juifs, (français et étrangers), la compagnie Julien Zerman, qu’il rallie aussitôt. C’est là qu’il fait la connaissance d’un juif allemand, fils de rabbin, mélomane, qui le frappe par sa noblesse, son humanité, et par son histoire d’amour avortée par suite de l’arrestation et de l’internement à la prison de Limoges de

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sa fiancée, Rosette, bientôt déportée. Erni (sans e final) et Rosette, devenue Frida puis Golda, trouveront place d’abord dans une courte nouvelle écrite dans les années 50 puis dans le Dernier des Justes dont Erni(e) devient le héros.

Erni Lévy en 1934 dans une école de l’ORT

Crédits : archives personnelles Raymond Fürth et Francine Kaufmann

18 Constatant qu’on n’envoie pas sa compagnie au combat (parce que juive, pense-t-il), André Schwarz-Bart « déserte » et rejoint l’armée française de libération dans les rangs du 1er bataillon du 38ème Régiment d’Infanterie. Dans les combats de la Pointe de Grave, il est blessé. Quand il apprend que les premiers déportés reviennent, il demande à être démobilisé (il avait maquillé sa date de naissance pour se faire engager). En juillet 1945 il a 17 ans et rejoint Paris où il est recueilli au Foyer juif de l’UGIF, au 9 de la rue Vauquelin, dans les locaux temporairement désertés du Séminaire rabbinique.

Naissance d’un écrivain

19 Selon un témoin de l’époque, le jeune ancien combattant écrit déjà avec passion. Les conditions de vie sont épouvantables, il n’y a pas d’électricité mais André descend à l’aube dans la cuisine, relativement bien éclairée : il a obtenu de la cuisinière le droit d’écrire sur un coin de table. Il ne s’agit pas encore de romans mais de notes, de nouvelles, de poèmes. Bientôt les réfugiés sont priés d’évacuer les lieux pour que le Séminaire rabbinique puisse reprendre son activité et André ne cesse de changer d’adresse, attendant en vain le retour de ses parents et frères déportés. Il fait mille petits boulots (ainsi de mai à octobre 1945, il est OS puis dessinateur à la Société Mécanique Someca), tout en remplissant, de février 1946 à juin 1949, la fonction de moniteur dans l’orphelinat juif du Renouveau, à Montmorency où ses trois frères sont internes. Il y entend d’effroyables récits de terreurs vécues par ces orphelins (dont le récit d’un juif qui se livre à Drancy pour ne pas se séparer de sa famille. La scène figure dans le Dernier des Justes où Ernie se livre à Drancy pour rejoindre Golda). Surtout il constate que les orphelins ont honte de leurs parents, de leurs familles et amis qu’on accuse alors de s’être laissé conduire à la mort comme des moutons à l’abattoir. Bien qu’il ait été pour sa part un résistant et un combattant, André se promet d’écrire un jour un livre dans lequel il leur montrera l’extrême dignité de la mort des leurs. Il est vrai qu’il vient de découvrir le pouvoir de la littérature. Car il fréquente assidûment la bibliothèque où il emprunte un jour de 1946 Crime et Châtiment. Pour moi, ça a été une révélation. Pour les personnes qui ont toujours vécu suivant une évolution normale, mettons bourgeoise d’instruction et de culture, la lecture représente un des éléments de la vie, au même titre que les jeux et les cours que l’on suit. Mais pour moi, cette lecture était une révélation : cela m’a montré qu’on

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pouvait « mettre en pensée » des choses qui se passent à l’intérieur de nous, des questions qui se posent à nous informulées22.

20 Il décide alors de reprendre sa scolarité, achète tous les livres de classe depuis la sixième. Parallèlement à son travail à l’orphelinat et grâce à une bourse d’ancien combattant, il prépare ses deux parties du baccalauréat en externe. La première partie du Bac a été rendue possible par le fait qu’il s’agissait d’une Session spéciale […] qui ne comportait pas d’oral. En effet, en matière de langues [étrangères] par exemple, il m’eut été impossible d’affronter un examen oral, n’ayant appris que par les livres. Je crois qu’il en eût été de même dans les autres matières, car si j’étais alors parvenu à m’exprimer par écrit, j’étais toujours incapable de prononcer correctement une phrase quelconque (Lettre SB-FK du 30 juillet 1975).

21 À dire vrai, le jeune homme est maladivement timide et manque de confiance en soi. Pourtant, il obtient son diplôme en 1948 (il vient d’avoir vingt ans) et s’inscrit à la Sorbonne qu’il quitte cependant au bout de deux semaines : les étudiants appartiennent à un autre monde que lui et n’ont pour la plupart connu de la guerre que de légères privations. Ils ignorent tout de l’horreur de la persécution des Juifs. Ils ne fréquentent l’Université que pour se préparer à une carrière lucrative. André Schwarz-Bart, comme la plupart des Juifs qu’il a connus, accorde à l’étude une valeur supérieure. Elle est censée l’élever moralement. Déçu, il retourne alors à un monde moins bourgeois, travaille comme peintre au pistolet dans la manufacture d’armes de St Denis qui à l’époque construit des tracteurs, puis en 1949 comme « mécanicien en confection pour dames » (il lui arrive de coudre des boutonnières dans le dos !). À la rentrée suivante, il se sent à nouveau attiré par les études, s’inscrit une nouvelle fois à la Sorbonne où il obtient en juin 1950 un certificat de Morale et Sociologie. Cette fois, j’avais l’impression d’apprendre quelque chose parce que mes études étaient aiguillonnées par ma volonté d’écrire. Les cours prenaient un sens. J’y puisais les éléments de nourriture et de plus ils me familiarisaient avec la langue écrite. Jusque-là, j’avais si rarement entendu parler un français correct, et en écrivant, rien ne m’était plus difficile que de passer du langage populaire parlé à ce que je croyais le bon langage écrit. La trouvaille d’un adjectif juste m’était une victoire, et j’ai détruit des milliers de feuillets parce que je n’arrivais pas à m’assimiler la syntaxe de la langue écrite. Je préfère oublier ce que j’ai négligé de détruire. J’étais tourmenté par le fossé qui s’est élargi de nos jours entre la langue parlée et ce que j’appelais le « langage de la bourgeoisie23 ».

22 Il continue d’écrire et donne dans le lyrisme après avoir découvert Lautréamont qui l’enchante. Poèmes, courts essais, notes sur la vie, le futur écrivain fait ses gammes. Il s’initie avec gourmandise à l’art des grands classiques : Dostoïevski, Balzac, Cervantès, Stendhal, Shakespeare, Tolstoï, Pascal, Proust, Bernanos, et surtout la Bible dont il lit chaque jour quelques pages. Il dépouille aussi les ouvrages d’histoire, de philosophie, de pensée religieuse, dévore la littérature juive (surtout la littérature yiddish d’Europe de l’Est)24.

23 Durant son année universitaire, il a commencé à fréquenter assidûment le milieu des étudiants juifs. Il s’y fait de nombreux amis et devient vite un membre actif de l’UEJF (Union des étudiants juifs de France). À la rentrée de 1950-1951, il est engagé pour un semestre comme secrétaire de la directrice du foyer juif de Neuilly (jusqu’en février). Il entame sous forme de lettres qu’il envoie à un ami proche un véritable programme d’écrivain dans lequel il note au jour le jour les tâches qu’il s’assigne et les horaires qu’il se fixe, les idées qui lui viennent et quelques détails de son quotidien. Il se lance alors

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simultanément dans deux romans et une chronique imaginaire de la vie de ses parents dans une Pologne mythique qu’il ne connaît que par ouï-dire. Le premier récit est inspiré d’un fait divers paru dans France-Soir durant la Guerre de Corée25. Un jeune juif, du nom de Lévy, fils de déportés, avait tué son enfant pour lui éviter de vivre dans un monde livré au Mal. On l’avait interné dans un asile psychiatrique. De L’Infanticide (1951 ?), je n’ai pu retrouver qu’une seule page dans les brouillons de l’écrivain dans sa maison de Goyave, en Guadeloupe, une note de travail rédigée sur papier quadrillé, sans date. Je la livre ici sans avoir le loisir de la commenter : L’INFANTICIDE Nous sommes soumis à l’événement, qui nous aveugle et nous éclaire selon son caprice. Un fait-divers dort en moi depuis une douzaine d’années. Le héros de cette histoire grotesque est peut-être mort aujourd’hui, à moins qu’il ne soit toujours derrière les barreaux d’un asile, à Ville d’Avray ou à X…, accroché à l’actualité mondiale comme jamais homme ne le fût avant lui. Chaque matin, les journaux lui renvoient son acte comme à travers un miroir, toujours le même et toujours autre. Sous la pression des événements, l’image qu’il se fait de lui-même monte et redescend comme un ludion affolé : le voici assassin, victime, héros pitoyable de lui- même. Ainsi depuis douze années, cent quarante et six longs mois, des milliers de jours qui semblent un interminable instant. Jamais il ne fût pour moi un dément. Je me reconnus aussitôt dans son acte, lorsque j’en eus connaissance un petit matin de l’année 1950, par un entrefilet de trois lignes. Je voulus lui écrire, lui porter un colis, le signe d’une compréhension. Je n’en fis rien. D’autres y ont-ils songé, l’ont- ils fait ? Les journaux disent qu’on lui enleva sa camisole de force au bout de trois jours, car c’était un être infiniment doux ; simplement on le retira du monde. Et moi je sais qu’il nous observe depuis lors du fond de sa fosse ; et nous condamne lorsque l’actualité l’absout, ou se déchire quand un rayon d’espoir luit pour les hommes. Hier il m’est brusquement apparu, après toutes ces années d’oubli, quand la radio annonça l’imminence de la troisième guerre mondiale. Je ne sais pourquoi ce fut sous la forme d’une longue gueule osseuse, ouverte sur un ricanement.

24 Quant au second roman que Schwarz-Bart qualifie de « roman ouvrier », quelques pages du chap. II et du chap. VI (intitulé Pygmalion) en ont subsisté dans ses tiroirs à Goyave. L’élève écrivain y manie aisément la langue parlée des manœuvres avec parfois des descriptions déjà élaborées et des dialogues enlevés. On décèle dans ce roman, sans doute inachevé, une compassion agissante pour les faibles, pour les femmes dominées, les immigrants malmenés, les ouvriers exploités. Le roman ouvrier (195426) p. 21 Omar ben Kalipha couchait dessous le toit de l’immeuble d’en face. Ce n’était pas même un grenier : simplement l’architecte, dans un but artistique, avait conçu une sorte de pigeonnier, en biseau, appliqué à même le toit. La concierge baptisait cela : les combles. Mais depuis qu’un matin elle en avait vu émerger Omar, elle accorda le nom de soupente à ces trois mètres cube d’air, qu’elle se fit d’ailleurs payer sans délai. Bientôt les habitants de l’impasse assistèrent à des allers et venues de nord- Africains en déroute, et l’on comprit que le nouveau locataire abritait, à l’occasion, plus malheureux que lui. Ils s’éclairaient à la bougie, et certaines nuits chaudes où l’air se faisait rare, un rectangle de lumière large d’une tuile se découpait, là-haut, sur le pigeonnier. Quand vint l’hiver, on put croire que toute vie s’y était éteinte.

25 On appréciera aussi cet autre passage qui décrit une réunion communiste improvisée après une manifestation où la répression policière semble avoir été particulièrement musclée : p. 14 Il y avait là Poupart, Mauricet, Dubreuil et quelques autres. Il y avait là le vieux

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Palauques, qui avait tenu le crachoir à Cachin au congrès de Tours. Enfin il y avait là Jeannin le Déporté, cette grande gigue pâle aux mouvements si traînasses qu’on ne pouvait tout à fait croire à l’activité qu’il déployait comme secrétaire. Lorsque Gastan avait fait son entrée dans la salle de réunion, enturbanné d’un linge qui lui mangeait la moitié du front, Jeannin s’était levé, lui avait souri avec sympathie, puis était venu à sa rencontre pour lui donner une poignée de main qui n’en finissait pas. - On voit tout de suite que Gastan, il a encore été au Bal des petits Bâtons Blancs, pas ? Le cœur du manœuvre s’était glacé. Jeannin avait le bas-côté du visage mâchuré d’un bleu qui tournait au lie-de-vin, et sur la pommette osseuse, au bord de la paupière, trois doigts de pansement. Pourquoi c’était toujours Jeannin, Jeannin le Déporté, avec sa maigre carcasse mal rafistolée, hein, pourquoi c’était toujours lui qui s’en revenait blessé des manifestations ? Décontenancé, Pierre Gastan avait murmuré : - Ma parole, t’es toujours à trotter entre les jambes des flics ?... Puis il s’était silencieusement installé à son coin de table.

26 L’année 1951 marque un tournant pour le jeune communiste. L’Affaire Slansky éclate à Prague, en Tchécoslovaquie. Arrêté en novembre 1951, Rudolph Slansky fait l’objet d’un procès à grand spectacle. Onze des quatorze accusés sont juifs. On parle d’un prétendu complot sioniste ourdi par des trafiquants juifs. Le procès de Prague annonce de nombreux procès truqués qui vont faire florès dans le monde communiste jusqu’à la mort de Staline le 5 mars 1953. (En 1953 le procès des médecins juifs appelé « complot des blouses blanches » était à son paroxysme). Pour André Schwarz-Bart, qui avait cru de toute son âme à l’idéal égalitaire du communisme, la déception est si grande qu’il s’éloigne même des socialistes. En revanche, il se rapproche de plus en plus des Étudiants juifs et devient en 1952 le secrétaire à mi-temps du Secrétaire Général de l’UEJF Adam Loss (qui occupera plus tard d’importantes fonctions au FSJU - le Fonds Social Juif Unifié). C’est d’ailleurs dans le journal de l’UEJF, Kadimah, qu’il publie ses premiers textes : dans le numéro de février 1953 deux poèmes de facture classique, d’une grande musicalité, dédiés à sa sœur Marthe, et dans le numéro de mai-juin, des fragments (assez disparates) d’une longue nouvelle intitulée La Fin de Marcus Libnitzki27. Son héros, Marcus Libnitzki, est un jeune résistant juif communiste arrêté par la milice à Limoges et fusillé par les Allemands. Revenu de déportation, le frère de Marcus recueille des témoignages sur sa mort. Il interroge ainsi la jeune fille que Marcus a aimée et, curieusement, le bourreau qui l’a torturé à Limoges. Comme me l’écrivit Schwarz-Bart : Les courts passages publiés ne rendent pas compte de l’ensemble. […] Chacun des témoignages recueillis constituait à la fois un pan de vérité objective et le moment d’une recherche spirituelle. Dans la perspective de l’ensemble, le sujet du récit était tout autant le frère survivant que le disparu. (Lettre SB-FK du 30 juillet 1975).

27 On retrouve ici des éléments biographiques puisque c’est à Limoges qu’André, jeune résistant de seize ans, est torturé dans les geôles du Petit Séminaire. La relation bourreau-victime, la résistance morale du supplicié, les pensées qui passent fugitivement dans la tête des deux hommes, tout cela fait l’objet de pages bouleversantes dont des lignes entières se retrouveront plus tard dans la scène de la torture d’Ernie à Drancy. Mais le chercheur décèle une donnée anachronique. Marcus, bien que militant dans la résistance communiste, ne se sent pas communiste alors qu’André Schwarz-Bart l’était profondément en 1944-45. Or ce sont les sentiments de

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l’écrivain de 1953 qu’exprime le Marcus du récit à son amie Fanny, juste avant un attentat dont l’a chargé le groupe : La pluie, le soir, enveloppaient le couple rapproché par l’inquiétude et que dissimulait un porche. A leurs pieds, reposant dans une boîte à pâtisserie ficelée de rose et nouée comme un œuf de Pâques, la charge de plastic. - C’est bien de toi, mon vieux, murmura-t-elle avec un sourire retenu. Ce qui te trouble, ça n’est pas le fauve, mais la crainte de te voir transformé en brebis. Subitement, comme dans les rêves. Après une courte hésitation, elle poursuivit, d’une voix plus dure : - Si tu pensais davantage au travail, tu ne t’inquiéterais pas d’y perdre ton âme. Tu sais bien : on lance le colis, on se baisse pour attendre, puis on … on file, c’est tout. S’enfonçant davantage dans son pardessus étriqué, Marcus la railla : - Confidentiellement, Fanny, très confidentiellement – je ne suis pas vraiment communiste (dressant professoralement l’index dans la nuit vague du porche) … pour quatre raisons. Première : trop de souvenirs. Seconde : trop de mémoire. Troisième : trop de « goût » pour soi et pour les autres. Et enfin… non tu ne comprendrais pas. Elle l’incita d’un geste - … Trop juif, ce qui résume sans doute les points précédents. Tu vois, je n’ai aucune chance de me racheter à leurs yeux. A moins que l’action ?… Maintenant, Fanny se taisait. Elle essayait de se dégager du sentiment qui l’avait poussé à escorter Marcus. A l’insu des « autres » se disait-elle. Pourquoi ?

28 En 1953, André Schwarz-Bart reste insatisfait devant l’insuffisance du récit qui n’exprime pas encore tout ce qu’il se propose de dire. Mais ses lecteurs sont enthousiastes et André remporte, avec Marcus Libnitzki, un prix de nouvelles organisé par Kadimah, qui lui vaut un séjour de trois semaines à Anglet, sur la côte basque, dans un village de vacances de l’UEJF en compagnie de ses amis Richard Marienstras et Abrasha Zemcz. C’est là qu’il rencontre Annette Kofman qui deviendra sa « petite amie » pendant deux ans. Est-ce pour elle qu’il écrit ces lignes, retrouvées sur une feuille arrachée d'un cahier et barrée, dans les papiers de Guadeloupe :

Note 1954 chap. 6 Pygmalion

Crédits : famille Schwarz-Bart

Il est 10h. Je dois terminer ce soir le 6ème chapitre. Qu’importe si je n’écris pas demain, après-demain, mais je dois absolument me prouver ce soir que je suis capable de fournir un effort réel pour Annette. Je considère que deux heures de travail sérieux suffiront.

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André Schwarz-Bart entouré à gauche de ses amis de l’UEJF, Robert Kociolek et Annette Kofman, et à droite de son frère Léon Szwarcbart

Crédits : famille Schwarz-Bart

29 Désormais, dans le petit monde de l’UEJF et des anciens résistants de la MOI, le bruit court qu’un écrivain est né. On suit ses efforts, on l’encourage et on se passe le mot. Pour subsister, André est alors tamiseur en métaux précieux (hiver 1953), manœuvre (en 1954), manutentionnaire (en 1954). Mais il écrit avec acharnement. En 1954, Schwarz-Bart imagine d’introduire dans l’entourage de Marcus Libnitzki un autre combattant de Limoges auquel il prête le nom de son camarade de combat : Ernie Lévy (il ajoute un e au prénom germanique Erni). Comme souvent dans l’élaboration de son récit, il rédige un portrait de son personnage, pour apprendre à le connaître.

30 Or soudain, la biographie imaginaire de l’ami oublié prend des dimensions inattendues et acquiert peu à peu une vie autonome. D’autant plus qu’Armand, l’un des frères de Schwarz-Bart, meurt accidentellement dans un accident de voiture (en 1954). Bouleversé, André le fait revivre en partie sous les traits de son personnage, d’Ernie enfant. 31 Bientôt, la première version du Dernier des Justes « existe », presque par hasard. Elle se développe essentiellement autour de l’histoire d’amour d’Ernie et de Frida (la Golda de la version définitive), un amour né sous le signe de la mort à cause de la menace nazie. L’action se déroule en France, durant la guerre, et s’achève avec l’arrestation de la jeune fille.

32 Le récit, terminé en 1955, ne satisfait pas son auteur. Les personnages manquent singulièrement d’épaisseur parce qu’ils flottent, coupés de leurs racines. Le présent est opaque sans l’écho révélateur du passé. André Schwarz-Bart décide de reprendre son texte en montrant que ses héros sont les surgeons (même inconscients) d’une civilisation très ancienne. Pour se documenter, il lit et annote tous les ouvrages du

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fonds juif de la bibliothèque Sainte Geneviève sur le judaïsme d’Europe de l’Est. Il étoffe son récit et bientôt il se sent prêt d’offrir un premier fragment au regard du lecteur.

33 En décembre 1956, la Revue du F.S.J.U. (l’UEJF est affiliée au FSJU) publie sur plusieurs pages un long chapitre signé André Schwarcbart et intitulé : « La légende des Justes28 » Le chapitre est présenté comme « un extrait de La biographie d’Ernie Lévy, roman inédit ». Le narrateur, un biographe, fait connaissance, dans un manuscrit oublié, avec une dynastie plus ou moins légendaire de Justes polonais dont le fondateur, ‘Haïm ben Manassé, se serait établi à Zémyock en 1819. Les Lévy ne sont pas encore des Lamed-waf mais des Tsaddikim (des « Justes », des chefs spirituels) dans la plus parfaite tradition du ‘hassidisme. Leur pouvoir temporel est d’ailleurs souvent tourné en dérision, dans la veine des romans yiddish. Mais l’humour fait supporter le tragique dégagé par le destin scellé du peuple juif.

34 À gauche de la première page du chapitre, p. 26, un texte liminaire indique clairement les intentions de l’auteur. Prônant l’héroïsme de la non-violence et de la spiritualité, elles tranchent avec ce qu’on aurait pu attendre d’un résistant tel qu’André Schwarz- Bart, qui plus est a perdu la fois en perdant ses parents et ses frères.

35 Je livre ici une reproduction intégrale de ce texte liminaire, d’autant plus qu’André Schwarz-Bart l’a repris tel quel et offert à L’Express (10 décembre 1959) pour clarifier ses intentions (qui n’avaient donc pas changé en 1959, à la sortie du Dernier des Justes).

36 Le Dernier des Justes aura encore besoin de deux ans et demi pour aboutir. Mais la publication du chapitre de « La biographie d’Ernie Lévy » retient l’attention d’un lecteur du Seuil, Serge Montigny, qui le remarque et le recherche. André ne se sent pas encore prêt. Par chance, il est accueilli dès janvier 1957 comme écrivain en résidence à la Villa Rustique Olivette, propriété de Daniel Guérin, à La Ciotat, entre Marseille et Toulon. Cette Maison est une sorte de résidence d'intellectuels. Entre 1954 et 1966, elle accueille notamment Paul Célan, le romancier américain Chester Himes et le poète

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"beat" Brion Gysin. Le jeune André Schwarz-Bart est donc en bonne compagnie. Par ailleurs ses amis de l’UEJF lui font confiance. C’est à lui qu’ils avaient demandé d’écrire un compte-rendu sur le Goncourt 1955 attribué à pour Les Eaux mêlées. André SB éreinte Ikor. L’article paraît en mai 1956 dans la revue Targoum (146-151), organe de pensée juive émanant de l’École d’Orsay, dont le n° 8 est publié en collaboration avec l’UEJF (représenté par André SB). C’est peut-être dans ce sillage que le jeune auteur est présenté à l’un des maîtres à penser du judaïsme d’après-guerre, Léon Ashkénazi, dit Manitou. Celui-ci l’encourage, le guide, lit son manuscrit. Manitou se dit alors (il me le confiera plus tard) qu’il a entre les mains un roman comme on n’en écrit qu’un par siècle.

37 Le jeune romancier est désormais certain de son « métier », même s’il lui reste encore beaucoup d’efforts à investir pour affiner son art de dire et approfondir sa maîtrise de la construction des personnages et des épisodes. En 1958, le Seuil qu’il a enfin recontacté et auquel il a remis une version de 1200 pages, lui offre une avance sous forme de mensualités pour resserrer son texte et le ramener à 300-400 pages. D’octobre 1958 à mai 1959, dégagé temporairement de tout souci matériel, André SB quitte Paris et s'isole pour travailler, notamment au monastère Sainte-Marie-de-la-Pierre-qui-Vire dans l'Yonne. La cinquième version du Dernier des Justes n’est pas une simple contraction de texte. Le roman change plusieurs fois d’orientation et Schwarz-Bart découvre ce qu’il appelle le principe du « clair-obscur ». L’auteur ne connaît pas tout de ses personnages qui parfois lui échappent. L’œuvre achevée et remise au Seuil en mai 1959 est certes un premier roman mais, contrairement à l’image d’Épinal créée par la presse, ce n’est pas l’œuvre d’un ouvrier autodidacte sortant de son usine.

38 J’ai consacré à l’élaboration des diverses versions de longs passages de ma thèse de doctorat (FK 1976), de mon livre (FK 1986) et un article entièrement consacré à la genèse de l’œuvre (FK 1983). Je renvoie donc le lecteur à ces études (voir bibliographie). Avant de refermer cet essai, je voudrais offrir à ce même lecteur une note manuscrite et non datée trouvée dans les feuillets épars d’André Schwarz-Bart, dans son bureau de Goyave. On pourra se demander ce qui, dans les déclarations de l’auteur, doit être pris pour argent comptant : en effet, l’auteur du premier roman de fiction, best-seller et précurseur de la littérature de la Shoah, qui disait à qui veut l’entendre qu’il avait tenté, en écrivant Le dernier des Justes de se détacher autant que possible de son moi et de sa propre histoire, constate en fin de vie qu’il n’a peut-être rien écrit d’autre qu’une autobiographie déguisée.

Le D. des J était, sans qu’en fusse conscient, une manière d’autobiographie : la substance psychique de nombre de pages est à relier directement à tel ou tel épisode de ma vie : c’est ce qui fait la valeur de ce livre. Cela m’éclaire ( ?) sur les limites de mon talent de romancier : je n’avais rien à « dire » d’autre. Une fausse épopée.

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39 Or cette note sans date, est surchargée de deux ajouts : « Important » suivi de cette remarque : « Faux ! ». Le lecteur appréciera.

BIBLIOGRAPHIE

Jean Daltroff, « André Schwarz-Bart et la ville de Metz », Les Cahiers Lorrains, n° 1-2, 2012, 68-81. Extraits en ligne : http://judaisme.sdv.fr/perso/schwbart/schwmetz.htm

Francine Kaufmann, Le dernier des Justes, d’André Schwarz-Bart : genèse, structure, signification. Doctorat de troisième cycle en littérature française sous la direction du Pr Guy Michaud. Université de Paris X - Nanterre, mai 1976.

Francine Kaufmann, Pour relire Le dernier des Justes - Réflexions sur la Shoa, Méridiens- Klincksieck, coll. Connaissance du 20ème siècle. Paris, 1986, 248 pages. [2ème édition 1987].

Francine Kaufmann, « La genèse du Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart », in REJ (Revue des Études juives) CXLII (1-2), Paris, 1983, 233-242.

Esther Slenzinski-Miler, Ma chance, achevé d’imprimer : octobre 2002. (Édition à compte d’auteur)

NOTES

1. André Rousseaux, Le Figaro Littéraire, 26 septembre 1959. 2. Michel Décaudin, Entretien sur les Lettres et les Arts, Rodez-Aveyron, printemps 1960, 83. 3. L'Express n° 437, 29 octobre 1959, 29. De fait André quitte l’école à l’âge de onze ans. 4. Françoise Giroud, L’Express, 19 novembre 1959. 5. Lamed-waf est la forme yiddish de l’expression hébraïque lamed-vav qui signifie 36 : par ellipse les 36 (Justes). 6. Bernard Pivot, Le Figaro Littéraire, 12/12/59. 7. Deux extraits de la quatrième version (Le Figaro littéraire, 12/12/59 et Lettres françaises 10/12/59), et un fragment du prologue de la seconde version (Nouvelles littéraires 10/12/59). Je les ai reproduits dans les annexes de ma thèse de doctorat (Voir FK 1976). 8. Interview d’André Schwarz-Bart dans Combat du 13 août 1959. Le livre n’est pas encore en librairie. Les juifs déposent traditionnellement un caillou sur la tombe qu’ils visitent, trace de leur passage au cimetière en hommage au défunt. Le livre se veut donc un hommage aux juifs exterminés et privés de tombe (réduits en cendre ou jetés dans des fosses communes). 9. André SB a rencontré Simone fin mai 1959. Il vient juste de déposer sa version finale au Seuil. Elle s’apprête à passer son baccalauréat à Paris en juin 1959. Elle vit encore avec sa mère dans un hôtel fréquenté par les Antillais, puis à l’automne dans un foyer de jeunes filles où André vient la voir. 10. André m’a confié lors d’une de nos rencontres que le Prix de Jérusalem a plus compté à ses yeux que le Goncourt. Il m’a écrit que ce n’est qu’après ce prix qu’il a pu relire son roman, qu’il n’avait plus lu depuis la correction des épreuves, tant les réactions du public l’avaient décontenancé et souvent blessé.

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11. J’ai reproduit le texte intégral de cette adresse d’André SB dans les annexes de ma thèse de doctorat (Voir FK 1976), ainsi que dans un article du Jerusalem Post qu’on peut consulter en ligne : « Hommage à André Schwarz-Bart », Édition française du Jerusalem Post, n° 817, du 21 au 27 novembre 2006, p. 16 et 17. http://judaisme.sdv.fr/perso/schwbart/schwbart.htm. 12. Le 31 mai 2011, la ville de Metz a posé une plaque commémorative à l’entrée de la maison natale d’André Schwarz-Bart, au 23, en Jurue. 13. Le couple eut 8 enfants dont sept nés à Metz : l’un d’eux, Maurice, mourut en bas âge ; le dernier Bernard, né à St Paul de Lizonne en 1942, fut déporté ainsi que son frère aîné. Cinq enfants ont survécu après la guerre mais Armand (le jumeau de Maurice) fut tué dans un accident de voiture en 1954. 14. Prononcer Ouchère. Ce prénom yiddish est une déformation du prénom hébraïque biblique de l’un des douze fils de Jacob : Acher. Uszer était né le 14 juin 1900 dans une petite ville de Pologne centrale : Leczyca. 15. Témoignage chrétien, 9/10/59. Interview René Wintzen. 16. Bulletin de l’Éducation nationale, 17/12/59. Interview recueillie par Olga Wormser. 17. L’historien Jean Daltroff n’a pas retrouvé le nom des Szwarcbart dans les registres communautaires. Mais il est plus que probable qu’ils fréquentaient le petit oratoire polonais de la rue de l’Arsenal, “L’Adath Yechouroun”. 18. Il y avait donc des livres chez les SB, mais des livres religieux. 19. Esther Slenzinski-Miler, 2002, p. 9. 20. Le Figaro littéraire, 31/10/59. 21. Marthe, aujourd’hui Martine Brust-Szwarcbart, a raconté son évasion de Louveciennes dans le bulletin en ligne : Mabatim, regards juifs de Versailles : « 1944 : fuir Louveciennes », 3 juin 2014.https://mabatim.info/2014/06/03/1944-fuir-louveciennes 22. Interview dans l’Express du 29 octobre 1959, p.29. 23. Interview dans le Bulletin de l’Éducation nationale, 17 décembre 1959. 24. Voir Nouvelles littéraires, 29 octobre 1959, interview de Schwarz-Bart par Gabriel d’Aubarède, et La vie catholique illustrée du 17 décembre 1959. 25. La guerre de Corée commence le 25 juin 1950 et dure jusqu’au 27 juillet 1953. 26. C’est André Schwarz-Bart qui date ces pages conservées par lui. Il me semble toutefois qu’elles dont antérieures à cette date car, en 1954, Schwarz-Bart est largement engagé dans La Fin de Marcus Libnitzki et d’autres récits. Mais il n’a peut-être pas cessé de travailler simultanément sur plusieurs textes. 27. On remarquera que le nom Libnitzki a des consonances très proches de celles du nom de jeune fille de la mère d’André : Lubinsky. 28. Le texte est publié pp.26-30 et 49. On remarquera la graphie : Schwarcbart. Un CH remplace déjà le Z dans le patronyme décidément trop polonais. Le mois suivant (janvier 1960), la revue change de nom pour s’appeler L’Arche, mensuel juif qui existe toujours.

RÉSUMÉS

L’attribution du prix Goncourt 1959 au Dernier des Justes, œuvre d’un jeune inconnu dont c’était le premier roman, suscita un intérêt inhabituel pour la personnalité de l’auteur : André Schwarz- Bart. La presse se nourrit d’interviews, s’étonnant qu’un ouvrier autodidacte, fils d’immigrants

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parlant yiddish, contraint par la guerre à quitter les bancs de l’école à onze ans, produise spontanément un chef d’œuvre sans avoir été formé à la littérature. Le « cas Schwarz-Bart » défraya la chronique. Cette étude veut mettre en lumière la lente maturation d’un talent littéraire chez un homme que rien ne destinait à être écrivain et qui proclamait qu’il n’avait pas répondu à une vocation irrésistible, mais à une nécessité : exprimer, sous peine d’étouffer, la douleur indicible provoquée par l’extermination de ses parents et d’une grande partie de son peuple. Nous montrerons que « l’ouvrier » Schwarz-Bart avait entamé des études et fréquenté assidûment les milieux étudiants, plus encore après son désenchantement du communisme à partir de l’Affaire Slansky (1951). Enfin, nous étudierons les traces de la biographie de l’écrivain dans un roman qui se voulait œuvre de fiction et témoignage pour un peuple tout entier.

INDEX

Mots-clés : André Schwarz-Bart ; Le Dernier des Justes ; Goncourt ; premier roman ; écrivain de circonstance ; vocation littéraire ; réception ; littérature de la Shoah

AUTEUR

FRANCINE KAUFMANN Professeur des universités, Bar-Ilan University, Ramat-Gan, Israël. Spécialiste de la littérature de la Shoah, de littérature et de langue hébraïques, d'études juives, traductologue, interprète de conférences (membre AIIC), documentariste, journaliste, traductrice de poésie

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Dix ans dans la vie de Kateb Yacine, de Soliloques à Nedjma

Guy Dugas

NOTE DE L’ÉDITEUR

Certains développements de cet article ont été publiés précédemment dans l’article "Kateb Yacine entre en littérature, d'après quelques documents inédits", de l’ouvrage collectif Littérature d'ailleurs et d'aujourd'hui. Liber amicorum offert à Ieme Ven der Poel, ss dir. Fouad laroui et Sabine Van Weselmael, éd. Zellige, 2014, pp. 73-102.

1 Kateb Yacine est né en 1929. Cette étude portera sur cinq années de son existence : 1946-1952, années au cours desquelles le jeune poète bouge beaucoup, écrit plus encore, et sur lesquelles il semble, plus tard, s’être évertué à brouiller bien des pistes. Tout commence pourtant de la manière la plus banale, s’il est possible de considérer comme banale l’expérience d’un jeune « indigène » de 17 ans désireux d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne. Dès cette période, l’apprenti poète songe à publier – des poèmes essentiellement : il évoque dans ses correspondances quelques pièces « groupé[es], bien plus que choisi[es]1 » pour être soumises à la bienveillante lecture de Gabriel Audisio, à cette époque haut responsable de l’OFALAC2 et figure marquante de la vie culturelle franco-algérienne3. Et une autre lettre, presque contemporaine, à André Walter évoque des Poèmes de l’Islam réveillé, à paraître prochainement chez Seghers4 ! Au tout début de 1946, en effet, par un concours de circonstances assez extraordinaire, Kateb, qui signe encore Yacine Kateb – il n’a alors guère plus de 16 ans – était parvenu à faire imprimer à Bône quelques dizaines d’exemplaires d’un recueil de poésies, Soliloques.

1946-1947

2 Peu de choses qui n’aient déjà été dites sur ce recueil, exhumé il n’y a pas si longtemps grâce à Charles Bonn, et réédité aux éditions La Découverte en 1991 : Jacqueline Arnaud avait placé certains de ces poèmes, ceux envers lesquels l’auteur éprouvait le moins de

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réticences, parmi les textes retrouvés de L’Œuvre en fragments. Avant que le recueil tout entier, de facture très classique, ne soit retrouvé. Pour Charles Bonn, comme pour Saïd Tamba5, c’est cette première œuvre qui, en attirant sur Kateb l’attention du gouverneur général Chataigneau, lui permit d’obtenir une bourse de séjour en France, au printemps 1947. Par quelle surprenante médiation le jeune poète parvient-il dès son arrivée à Paris à prononcer dans la salle de Sociétés savantes, qui quelques années plus tard deviendra le temple des grands débats nationalistes, une conférence sur Abdelkader et l’indépendance algérienne6 ?

3 On a énormément commenté l’intérêt de ce gouverneur envers le jeune écrivain7, où l’on a perçu tout à la fois une preuve de son intérêt pour la poésie de Kateb et une forme de sollicitude personnelle. Mais on oublie généralement de replacer ce geste dans le contexte des années d’après-guerre et surtout d’après les événements de Sétif et Guelma (8 mai 1945) – années qui virent les services du Gouvernement général tenter de rapprocher l’intelligentsia algérienne (européenne et indigène) de celle de France –, la manifestation la plus connue de cet effort ayant été les célèbres rencontres de Sidi Madani, auxquelles Kateb devait participer, ce qu’il ne fit finalement pas8. En revanche, il fait dès 1946 quelques conférences en Algérie, dont on ne sait à peu près rien, mais qui sont attestées par les correspondances9, et son nom commence à apparaître dans quelques journaux ou revues de la colonie, comme Forge, dirigé par Emmanuel Roblès. C’est donc dans ce contexte-là – en abordant la biographie de Kateb à travers quelques documents peu connus ou inédits et quelques noms nouveaux – que je voudrais tenter de replacer la genèse de ses premiers écrits.

4 1946-1947, c’est le moment où Emmanuel Roblès, déjà fort connu en Algérie, crée en compagnie de Louis Julia et de El Boudali Safir, des « cahiers littéraires » du nom de Forge10 (n° 1 : décembre 1946), que le comité de rédaction souhaite largement ouverts aux jeunes auteurs « indigènes », comme on dit à l’époque. Mais ceux-ci sont alors peu nombreux – Edmond Charlot, éditeur de Camus et de Roblès, a déjà eu l’occasion de s’en rendre compte et il le déplorera souvent par la suite. Alors, lorsqu’ils veulent constituer dans le n° 3 de leur revue (avril-mai 1947) un dossier sur « la jeune poésie nord- africaine », Roblès et El Boudali battent le rappel des voix poétiques naissantes en Afrique du Nord. Ont-ils lu Soliloques ? Ont-ils été mis sur cette piste par André Walter ? Ou bien ont-ils été informés par quelque collaborateur de Forge de l’existence de ce jeune poète qui cherche désespérément à paraître dans le champ de la modernité culturelle de la colonie11 ? Toujours est-il que le dossier de Forge – au demeurant bien léger et dans lequel on comprend mal l’absence de tout poète tunisien ou marocain, alors même que Ahmed Sefrioui ou Salah-Eddine Tlatli ont collaboré aux deux numéros précédents – comporte, parmi des pièces de Mohammed Dib, Jean Sénac ou Ahmed Smaïli, un ami de Roblès mort accidentellement peu de temps auparavant, un poème extrait de Soliloques aux accents rimbaldiens, intitulé « Bonjour12 ».

1948

5 En janvier de cette année-là, Kateb Yacine adresse à Gabriel Audisio une longue lettre dactylographiée, qui se présente comme un curriculum vitae : Cher Ami, À l’instant, je me souviens que vous m’aviez le jour de mon départ demandé de vous envoyer quelques détails biographiques.

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Je suis né le 26 août 1929 à Condé Smendou (Constantine). Mon père et ma mère sont tous deux arabes de la région de Souk Ahras. Mon grand-père maternel, Si Ahmed el Ghazali Kateb, était considéré comme un des plus grands poètes de langue arabe en Afrique du Nord. Vous pourrez trouver de ses preuves dans les anthologies éditées par les Ulémas, et dans diverses revues de Tunisie, d’Egypte et de Syrie. M. Millerand, alors Président de la République française, lui écrivit une lettre élogieuse où il lui proposait d’élever un buste à son effigie. Mon grand-père ne répondit pas à la lettre. Mes aïeux étaient tous à l’arrivée des français magistrats (Cadis) ou Ulémas. Les nécessités de l’état-civil firent que les frères dont nous descendons prirent deux noms différents. L’un donna naissance à la famille Cadi qui compta Cadi Chérif, le premier colonel d’artillerie sorti premier de Polytechnique, et l’autre s’appela Kateb (écrivain) et ses fils furent tous lettrés en arabes [sic]. Mon grand-père paternel, Kateb Salah, fut un bon grammairien, d’autres Kateb furent professeurs d’arabe, écrivains, interprètes. L’ensemble de la famille était désigné avant la domination française sous le nom de Kablout. Cadi Abdelkader n’est pas notre parent, il est d’Aïn Beïda, alors que nous sommes de Souk Ahras. La première conseillère municipale algérienne, élue en 1945, est Zouleïkha Kateb, ma cousine13. Malheureusement, notre famille semble frappée du mal d’extinction : ces deux dernières années, elle a perdu plus de quinze de ses membres. Notre famille est très estimée, mais nous passons volontiers pour des bohèmes dénués de pratique et pour des amateurs d’alcool et de musique orientale. [Ajouté à la main : Nous sommes aussi tous pauvres et imprévoyants.] Pour ma part, j’ai fait d’excellentes études jusqu’en quatrième. Puis j’ai négligé mes études pour lire comme un forcené et écrire. J’ai écrit mon premier poème à onze ans, c’était une satire. De onze ans à quinze ans, j’ai lu Baudelaire et Raimbaud [sic], et des livres effarants, jusqu’à Proust. Je n’ai jamais été attiré par les romantiques. Par contre, j’ai tout de suite aimé Cocteau, Eluard. Le 8 mai 1945, j’étais encore potache, j’ai été arrêté pour atteinte à la sûreté de intérieure et extérieure de l’état, détention d’armes, participation à bandes armées, propos séditieux. Libéré quelques mois après, je me trouvais lancé dans une tournée de conférences révolutionnaires, et je fis imprimer un petit recueil intitulé Soliloques. Pour échapper à la facilité et au ridicule de "conférencier", je suis venu à Paris, à la fois pour travailler, apprendre et changer d’air. Comme vous le voyez, je suis un piètre biographe, mais l’essentiel était de dire ces choses… je vous salue bien, tout honteux de ce style, mais j’essaierai de me racheter en vous envoyant bientôt "L’Existence des laboureurs14", que je termine.

6 En avril suivant, nouvel adhérent du Parti communiste algérien en rupture avec la société coloniale, il est à nouveau en France, mais dans des conditions financières plus précaires que lors de son précédent séjour. Dès son arrivée à Marseille, il sollicite à nouveau l’aide de Gabriel Audisio, qui lui fera parvenir une somme d’argent conséquente : Mon cher ami, J’arrive à Marseille avec mon cousin Mohamed Tahar qui a de solides connaissances en arabe. Nous sommes véritablement acculés, n’ayant aucun moyen de gagner Paris. Fort de vos recommandations, je suis allé voir le Dr de l’Office à Marseille. C’est lui qui m’engage à vous écrire, car il n’a pas le pouvoir de nous aider. S’il vous était possible de nous aider, mon cousin et moi, à voyager jusqu’à Paris, nous serions sauvés, car à Marseille nous ne connaissons personne. Mais au cas où cette aide vous serait impossible, je le comprendrais fort bien, surtout si cela vous devait causer du tracas. Dans ce cas, comme je suis décidé, n’importe comment à venir, je vous dis au revoir. Excusez-moi de vous écrire dans cette feuille entamée par la machine à écrire. Je

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suis chez un compatriote illettré, et emploie un commencement de manuscrit dactylographié des "Ravissements de la fête". Bien amicalement et respectueusement15.

7 Preuve que Kateb compte toujours sur l’aide de Roblès après la disparition de Forge, il existe dans le fonds Patrimoine méditerranéen un tapuscrit de 18 pages sous chemise verte, portant, de la main de Roblès semble-t-il, mention d’un nom : « Yacine Kateb » et d’un titre : Nomades en France.

8 Ce texte est un fragment narratif fictionnalisant les conditions de ce pitoyable retour en France. Il met en scène Lahkdar, qui deviendra un personnage récurrent dans l’œuvre de Kateb Yacine, un double de l’auteur en bien des cas, et Larbi, prénom beaucoup moins utilisé par l’auteur de Nedjma. L’un et l’autre émigrent clandestinement vers la France à bord du Ville d’Oran. Larbi est présenté comme originaire de Djelfa, Lakhdar comme un enfant de métayers d’une ferme de soixante hectares dans la région de Sétif, fuyant la misère des campagnes algériennes en prévoyant : « Une fois payées les dettes de grand-père, je rachète les soixante hectares, je fais venir une Parisienne à cheval et je dis au colon : vous pouvez faire le vide. »

9 Après l’arrivée à Marseille, destination Arles, où Lakhdar rencontre des compatriotes qui travaillent en Camargue à l’exploitation du riz, puis parvient à se faire embaucher dans un chantier de construction. Il partage alors provisoirement la condition de manœuvre, commune à des prolétaires immigrés et français. Mais c’est Paris, et plus loin encore, que vise Lakhdar : Depuis qu’il était à Arles, il se répétait jour et nuit qu’il était seulement à sept cents kilomètres de Paris. Du moment qu’il avait traversé la mer… Mais il n’était pas sûr d’arriver. Paris était un nuage qu’il poussait obstinément devant lui, et il savait déjà qu’il pousserait irait plus loin. Le Nord. La Belgique. Y en a qui sont allés en Amérique.

10 Et le personnage finit par s’embarquer dans un camion en partance vers le Nord…

11 Ce texte, dont l’écriture suit de peu l’épisode dont il y est question, était sans doute promis à une publication dans Forge (qui n’est plus publié à partir de fin 1947, mais… Kateb l’ignore sans doute) ou quelque autre revue projetée, comme Rivages, que Charlot rêve alors de ressusciter. Finalement, il ne sera jamais exploité par Roblès, mais se retrouvera, légèrement modifié, dans un numéro plus tardif d’Esprit (n° 4, avril 1957), revue proche des Éditions du Seuil, qui contribua beaucoup à l’audience que l’œuvre de Kateb acquiert en France à partir de 1954 et la publication en ses pages du Cadavre encerclé16.

12 En cette même fin d’année 1948, cependant, une sévère mise au point de Kateb dans La République algérienne du 22 octobre (fig. 1), à la suite d’une série d’articles de Gabriel Audisio dans Combat relatifs à l’identité algérienne et à la question berbère, menace d’interrompre cette correspondance et de briser net l’amitié naissante, alors que le prêt consenti au poète par le haut fonctionnaire français est loin d’être remboursé :

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Fig. 1 : « Réponse à Gabriel Audisio », La République algérienne, 22 octobre 1948

Photo : Guy Dugas

Réponse à Gabriel Audisio Par Kateb Yacine Au nom des intellectuels algériens, je demande aux Français d’exiger avec nous la reconnaissance de la langue et de la culture arabes comme officielles en Algérie. D’une part, Monsieur Audisio17 ne veut pas admettre notre culture comme nationale et d’autre part, il nous recommande de continuer à nous abreuver à deux sources, de n’abandonner ni la culture française, ni la nôtre. D’accord. Mais quelle serait alors la nôtre, n’étant pas arabe, et à plus forte raison berbère ? Neuf millions d’Algériens ignorent le français, après 117 ans de colonisation, malgré tous les plans de scolarisation, jusqu’au dernier. Kabyles y compris, ils n’ont pas perdu le contact avec la culture arabe qui, dans toute l’Afrique du Nord, est la seule culture populaire. Ils ont accueilli la langue et le génie arabe avec l’Islam. Ils en ont fait une langue, un génie, une culture proprement nord-africains. Le folklore kabyle, qui a si peu à voir avec Jean Amrouche, s’épouse étroitement avec d’autres folklores algériens, mais non à l’encontre de la culture commune. Il témoigne de la diversité de notre peuple, non de l’incompatibilité de ses races. M. Audisio n’ignore pas que le dialecte kabyle s’est sensiblement "arabisé" avec le temps, tandis que l’arabe se "berbérisait". Ce qui constitue un phénomène révélateur du fusionnement progressif des dialectes berbères autour de l’arabe. Évidemment, aucun dialecte ne disparaît pour autant. Mais ce qui est vrai, c’est que Berbères et Arabes sont définitivement mêlés en Algérie depuis quatre siècles au moins18.

13 Dès réception de cet article, Gabriel Audisio écrit à son jeune protégé pour se plaindre, sinon du fond de l’article, du moins de la méthode utilisée, lui rappelant qu’il n’est d’usage d’exprimer un droit de réponse que dans le journal où l’article incriminé a été publié19. Et la réponse fuse tout aussitôt :

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Fig. 2 : Lettre de Kateb Yacine à Gabriel Audisio

Fonds Audisio, Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille

Paris le 19/48 Mon cher ami, J’ai reçu votre lettre. Moi aussi, je n’ai pu m’empêcher de trouver depuis longtemps cette "polémique" peu convenable. L’ai-je commencée ? Je n’ai fait que vous répondre, et je n’ai pas l’intention d’être irrespectueux. Au surplus, cette réponse, il y a trois mois qu’elle est entre les mains de M. Jean Lénard. Il est étonnant qu’elle y soit encore. Moi, j’ai compris que "Combat" ne la publierait jamais. Et j’ai compris pourquoi. Aussi ai-je adressé cette réponse, si l’on peut dire, à "La République Algérienne". Pour le reste, vous comprendrez que j’ai préféré les doléances de mes camarades aux dossiers du Ministère20. En tous les cas, ce qui est certain, c’est que j’ai agi sans colère ni méchanceté. Permettez-moi enfin de vous remercier pour l’aide et les conseils que vous m’avez prodigués, et dont je vous reste plus que jamais redevable. Tout respect gardé. Kateb Y21.

14 La menace sur l’improbable amitié qui vient de naître entre les deux hommes – l’un jeune révolutionnaire algérien, l’autre haut fonctionnaire des services coloniaux de la culture et de l’information – est d’autant plus grande qu’en ce même mois de novembre 1948, Kateb Yacine, qui se présente comme secrétaire général d’un Front national démocratique algérien, préfiguration, selon lui, du FLN22, organise et anime un meeting explosif qui lui attirera les foudres des autorités coloniales comme des messalistes. On jugera du caractère visionnaire de la conférence qu’il prononce au cours de ce meeting et dont le tapuscrit figure parmi les documents du fonds Audisio : Oligarchie colonialiste, lutte des classes et prolétariat23 Après la mort d’Abdelkader, le Gouverneur général de l’Algérie put "gouverner" comme il l’entendait. Ses intentions étaient loin d’être mystérieuses. Il voulait

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d’abord écraser toute velléité de résistance ou de rébellion populaire pour installer ensuite le règne de la "Chrétienté française" et pouvoir, à la place de l’économie nationale ruinée par l’incurie des Turcs et la guerre de l’Indépendance, échafauder une sorte de succursale autonome de l’impérialisme français. Cet impérialisme trouvait terrain vierge, et propice. Épuisées par la famine et les répressions, les classes sociales de l’Algérie avaient perdu toute conscience et vivaient dans la confusion. Retenue par la pusillanimité des féodaux autochtones qui protestaient pourtant de leur patriotisme, la population ne pouvait s’opposer à l’occupation française. Elle ne voyait plus que le potentiel militaire des envahisseurs, ne pouvant discerner leur empire économique. En effet, au début de l’occupation, les propriétaires fonciers, les hobereaux, les commerçants, les représentants du culte furent brimés au même titre que paysans, artisans et nomades. L’ensemble des couches laborieuses et même un certain nombre de féodaux furent frappés par les mêmes impôts écrasants, les mêmes mesures vexatoires. C’est ainsi que, l’asphyxie de l’économie aidant, la lutte des classes s’éteignit presque. Riches ou pauvres, paysans ou bourgeois, les Algériens s’agglomérèrent en une masse privée de vie, n’offrant plus aucune résistance à l’ennemi. Subjuguées par les rigueurs et les péripéties de l’occupation, les masses laborieuses de l’Algérie ne virent pas que nos féodaux cherchaient déjà à lier partie avec l’occupant, pour conserver leurs privilèges. En fait, à peine la "pacification" terminée, les Français s’empressèrent de se rapprocher de ces féodaux, ainsi que des plus puissants parmi les commerçants et les Ulémas, lesquels se soumirent sans trop hésiter. Or l’impérialisme ne pouvait définitivement s’installer dans notre pays avec le seul appui du Gouvernement général et des féodaux autochtones. La résistance du peuple algérien ne pouvait être brimée que si l’Algérie était entièrement dominée à la fois par les troupes d’occupation françaises et par un vaste réseau d’administrations et d’entreprises impérialistes largement répandues à travers les territoires. La ruée des financiers et des négriers vers la nouvelle "colonie" nécessita par ailleurs de nouvelles constructions, tandis que le Gouvernement général recrutait dans la métropole de nouveaux effectifs militaires, une police, des "administrateurs", etc. Puis les émissaires de la Chrétienté se mirent de la partie. Ils voulaient non seulement assouvir une haine religieuse refoulée depuis les Croisades, mais aussi participer aux bénéfices… Ils ne se contentèrent nullement du rôle de missionnaires ; ils se mêlèrent activement à la vie politique, et grâce à eux une véritable Citadelle Cléricale se dressa dans notre patrie24. Alors Bugeaud et ses successeurs durent faire appel à un troisième élément "colonisateur", le plus dangereux : les propriétaires fonciers européens, à qui l’expropriation allait livrer la totalité des ressources nationales. En effet, les experts du Gouvernement général comprirent vite que l’Algérie, ayant une économie basée sur l’exploitation agricole, il ne pouvait être question de s’y établir sans installer un paysannat européen omnipotent, maître des terres, de la production agricole, et même du commerce extérieur. Nombre de financiers rechignèrent, mais le temps pressait. Le sort de l’impérialisme n’est-il pas de mourir de pléthore ? Pour rester maîtres de l’Algérie, les potentats du Gouvernement général durent se laisser envahir par la nouvelle classe exploiteuse des colons. Ainsi naquit le colonialisme. Notre peuple dut alors se débattre sous une écrasante oligarchie à trois formes : a) Oligarchie militaire, policière, administrative groupée autour du Gouvernement général, soumise en principe à la surveillance du Parlement français, mais se dérobant à cette surveillance et ne l’acceptant que pour la forme. b) Oligarchie cléricale, s’acharnant contre l’âme même de notre peuple, participant à la politique impérialiste sur le plan intérieur. c) Oligarchie foncière, composée de colons possédant la presque totalité des

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richesses agricoles et du commerce extérieur avec la Métropole, étouffant jusqu’à la féodalité autochtone25 et dirigeant sur place la politique du Gouvernement général. Pour faire oublier aux opprimés l’expropriation et la transformation des mosquées en cathédrales, pour faire croire à la prospérité de l’entreprise impérialiste, la classe exploiteuse des colons fit à son tour appel à d’autres couches de la population européenne qui lui fournirent des ouvriers qualifiés, des techniciens, des ingénieurs, des architectes, des instituteurs, des avocats, des médecins, des marins, etc. De même, l’affluence des capitaux, l’essor du commerce entre les "colonies" et la Métropole, la croissance de l’édifice colonialiste, les besoins des nouveaux venus firent naître, bien que malgré les colons, un certain nombre de petites industries, surtout dans les villes principales. Toutefois, toutes ces industries restèrent toujours insuffisantes, par la volonté des colons qui ne les avaient tolérées que parce que leur propre existence y trouvait confort et bien-être. C’est alors que se pose le problème de la main-d’œuvre. Malgré leurs efforts, les colons ne purent empêcher certains Algériens de travailler à titre de prolétaires salariés, aux côtés des travailleurs européens… Or les colons s’étaient farouchement opposés à toute extension de l’Industrie, c’est qu’ils tenaient à leur sous-prolétariat agricole et ne se souciaient peu de voir se développer dans les villes une main d’œuvre autochtone salariée. Ils considéraient les citadins comme plus "éveillés" que les paysans, donc comme plus difficiles à exploiter. Ils espéraient enfin que, maintenus dans les exploitations agricoles de la campagne, ignorant de tout droit au salaire, les paysans resteraient à leur merci. Séparer les paysans, des ouvriers travaillant dans les petites industries des villes, pour les empêcher de s’éveiller à la conscience de classe, telle a toujours été la politique des colons. En effet, jusqu’à la première guerre mondiale, ils "nourrissaient" les fellahs employés chez eux, mais ne leur donnaient pratiquement aucun salaire (compte non tenu des sommes dérisoires qu’ils leur distribuaient à de rares occasions, presque à titre d’aumône). On conçoit bien après cela que les colons se soient toujours inquiétés de voir naître, aux côtés du prolétariat européen, une main-d’œuvre industrielle autochtone salariée, consciente de ses droits et de l’exploitation à laquelle étaient livrés ses frères de classe paysans. En outre l’aménagement de routes, de ponts, de barrages dans les régions les plus reculées força le Gouvernement général à employer de nouveaux travailleurs et autochtones, créant malgré lui, et malgré les craintes des colons, un prolétariat unique où devraient entrer définitivement un nouvel élément national de l’Algérie : les exploités européens. Il est évident que l’étouffement de la lutte des classes, la haine raciale, la propagande réactionnaire des cléricaux et les manœuvres de division des colons ont influé sur ces européens exploités, et les ont momentanément éloignés de la population laborieuse autochtone, dont ils partagent pourtant les conditions de vie. On leur fait croire qu’ils sont, eux aussi, des "civilisateurs" menacés par la révolte populaire. Mais rien ne pourra empêcher qu’ils s’éveillent bientôt à la conscience révolutionnaire et luttent aux côtés de toutes les masses laborieuses de l’Algérie, contre l’exploitation colonialiste. Déjà ils rejoignent en masse les syndicats et le Parti des ouvriers, participant à la lutte du peuple algérien, par des grèves victorieuses, des manifestations revendicatives. Il nous appartient de les entraîner encore plus nombreux au combat pour la Libération nationale, pour la conquête du pouvoir par les travailleurs révolutionnaires. En conclusion, bien que noyée dans le combat mortel que poursuit le peuple algérien depuis plus d’un siècle, la lutte des classes devient une réalité de plus en plus vivace. Notre prolétariat s’organise dans le feu de la lutte contre

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l’impérialisme. Il nous reste à aider des millions de travailleurs agricoles et de paysans à prendre conscience de leurs intérêts, de leur destin. Quant à la bourgeoisie algérienne, il convient de noter qu’elle est aujourd’hui dans sa majorité anti-colonialiste. En tant que telle, elle contribue en seconde place au mouvement de Libération nationale. Elle a, elle aussi, ses buts propres, qui sont forcément distincts des nôtres. Car nous ne devons jamais nous confondre avec la bourgeoisie, même si temporairement elle fait cause commune avec les exploités. Actuellement, nous avons besoin de son alliance et nous devons faire bloc avec elle pour libérer la Patrie. Aussitôt cette étape atteinte, le devoir de tout révolutionnaire sera de barrer la route à la bourgeoisie, pour l’empêcher d’acquérir de nouveaux privilèges, à la faveur de la victoire populaire. Il est clair qu’il ne saurait y avoir de Parti unique en Algérie. Sous la domination turque, comme sous la domination française, bourgeois et féodaux ont trahi la cause du peuple. Aujourd’hui le peuple se lève. La situation actuelle nous commande de faire bloc avec la bourgeoisie et de l’entraîner au combat. Mais une fois la Libération nationale arrachée, soyons vigilants : les ressources et le pouvoir d’une Algérie libre et indépendante ne sauraient appartenir à d’autres qu’aux travailleurs.

1949

15 On aurait pu s’attendre à ce que cette correspondance se distende un peu, à la suite de telles prises de position publiques autant que pour des raisons plus personnelles. D’autant plus que Kateb Yacine est rentré au pays, où il écrit désormais beaucoup, fournissant en textes politiques les journaux locaux, tels qu’Alger républicain, dont il est devenu un collaborateur régulier, ou Liberté, organe du Parti communiste algérien, auquel il donne « Le déshérité des Aurès », un texte puissant et cruel sur la misère des populations rurales26.

16 Il n’en est rien encore, et la condamnation en règle de la société coloniale à laquelle Kateb se livre régulièrement n’empêche pas Gabriel Audisio de le solliciter, quelques mois plus tard, en vue de la réalisation d’un mystérieux film documentaire sur l’Algérie. Kateb répond27 : Chers amis, À mon sens, il faut un film sur la société algérienne moderne, plutôt que sur le peuple. Pour peindre la vie du peuple, il faudrait se placer dans sa lutte, ce qui est impossible dans les circonstances politiques actuelles. Le film serait censuré. À moins de passer sous silence l’essentiel. Reste une chose possible, utile, et plaisante à faire : la satire de la société colonialiste. Sous cet angle, on peut atteindre en France un public assez divers pour défier la censure. Et le film sera dynamique, comique, significatif, accessible à tout le peuple de France et d’Algérie. Scénario : Vous recommandez de ne pas envoyer de manuscrit. Je vous en adresse pourtant un, où vous trouverez, mieux que dans des phrases, mon "fonds d’idées". Quant au ciel de l’Algérie, aux civilisations orientale et occidentale, je pense que ce sont des choses sans rapport avec un film vivant. Je souhaite que beaucoup d’Algériens participent à vos travaux. L’œuvre doit pouvoir être accomplie. Je vous envoie mon amitié et mes modestes encouragements. Kateb Y. Je vous demanderai de bien vouloir me renvoyer mon manuscrit aussitôt lu, car je n’en possède plus de double.

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17 Aucun manuscrit n’accompagnant cette lettre, on peut supposer qu’Audisio, obtempérant au post-scriptum de son interlocuteur, a renvoyé le scénario joint… à moins que le scénario soit composé du texte de la conférence précédente – ce qui relèverait de la provocation !

1950-1951

18 On ne relève que très peu de choses dans cette correspondance durant les deux années suivantes, même pas les habituelles cartes de vœux que Kateb avait l’habitude d’adresser à Audisio depuis trois ou quatre ans. Kateb est en Algérie, à présent chargé d’une famille de cinq personnes après la mort de son père (1950). Tout en exerçant divers métiers manuels, il continue à écrire, non seulement dans la presse algérienne, mais également son roman, dont il ne tardera pas à communiquer le brouillon à son correspondant, sollicitant son approbation et son appui auprès d’un éditeur.

19 Mais toujours pas de rencontre, bien que, semble-t-il, Kateb ait passé l’été 1951 à Paris28. Car il y a cette dette d’amitié que le jeune poète ne peut rembourser et qui empoisonne leur relation, au moins dans l’esprit de celui-ci. Et ce n’est que fin 1951 que Kateb Yacine, « estim[ant] en fin de compte qu’il est capable de trop de silence », osera reprendre la relation épistolaire, effaçant de lui-même la dette au bénéfice d’une hypothétique communion littéraire : « Comprenez-moi et soyons bientôt unis pour une littérature algérienne nationale et progressiste29. »

1952

20 Arrive 1952, année capitale dans l’accomplissement de la carrière d’écrivain de Kateb Yacine. Au printemps, et après plusieurs mois de mutisme envers lui, c’est encore à Gabriel Audisio qu’il confie la lecture d’un ensemble de textes volumineux et disparates, « matériaux d’un premier roman qui ne sera pas achevé avant plusieurs années » – accompagné d’une note qui témoigne d’une extrême confiance, puisqu’elle rend le destinataire dépositaire de ses archives « en cas d’événement imprévu30 » ! Vous êtes le premier à lire la 1ère esquisse de ce roman de 2000 pages, provisoirement intitulé « Les Quatre vérités ». Ci joint quelques squelettes de chapitres uniquement pour vous en donner une idée. Je vous les livre à titre confidentiel car ce roman est de nature à dresser contre moi les 3/4 de l’opinion dans l’état actuel de la littérature. Vous jugerez sévèrement les oscillations de la forme, les naïvetés, l’imprécision des sujets. Mais songez que ce roman ne sera pas terminé avant plusieurs années et que je n’ai pu recopier ou faire taper qu’une infime partie des matériaux. En cas d’événement imprévu, je déclare par la présente note confier à votre garde et à vos soins le présent manuscrit, ainsi que tous ceux qui sont actuellement disséminés à Alger (3, rue du Grand pieu, clos Salembier), dans ma chambre (277, Bld Péreire, XVIIème) et chez M. Chergui (50, rue du Four, Paris VIème).

21 Kateb est alors revenu à Paris et traîne dans les milieux littéraires et artistiques, où il croise de temps en temps Jean Sénac et Bertolt Brecht. Mais il faut bien vivre ; pour cela, il s’inscrit « dans un centre de formation professionnelle à Montreuil, où on apprend la soudure31 ». Quelques jours après avoir déposé son manuscrit chez Audisio, il lui rend compte de ses premiers jours de formation :

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Cher Ami, Un petit mot de triomphe ; après une journée d’atelier, c’est tout juste si l’électricité ne me paraît pas aussi grande que la poésie. J’ai commencé à rôder dans Montreuil et à manier la pince parallèle : de quoi enrichir et terminer le pire roman. Il faut dire que mon optimisme prend quelque peu sa source chez Mme Berthelot. Très gracieusement reçu et aidé au-delà de mes espérances, j’ai l’impression que le problème de mes sœurs est en voie d’être résolu. Maintenant, il me reste à profiter de toutes ces providences et à espérer une proche occasion de vous serrer la main. Kateb Y32.

22 En août, non sans rappeler les différends idéologiques qui « auraient pu séparer l’homme mûr de l’adolescent, l’Européen du Berbère », le jeune écrivain, annonçant par la même occasion un éloignement passager de Paris, se félicite de l’accueil reçu par son manuscrit auprès d’Audisio, malgré d’apparentes réserves de celui-ci : Cher Ami, Loin de moi l’idée d’exprimer ici tout ce qu’est pour moi votre lettre. Le premier éclair d’une compréhension que je n’avais pas espérée aussi vive, aussi amicale, malgré la vie d’homme qui eût pu séparer l’homme mûr de l’adolescent, l’Européen du Berbère. Bref. Vous avez raison sur toute la ligne. À tel point que je décide d’abandonner tout projet de publication bien au-delà de toute limite - car l’art est long et je suis épuisé d’avoir passé un peu trop de nuits à griffonner sans nourriture, ni pour le corps ni pour l’esprit. Je ne puis rester plus longtemps à Paris, bien que j’aurais voulu tenir jusqu’à votre retour et, qui sait, trouver un éditeur capable de financer quelque peu l’œuvre, s’il la trouve digne d’arriver à terme. Mais j’ai une occasion de travailler en respirant l’air de Grenoble pour un mois et je pars décidé à revenir. Le plus affectueusement à vous, Kateb Y33. PS. Je vous écris les jours qui viennent de mon nouveau home.

23 De fait, une nouvelle et longue lettre ne tarde pas à suivre, portant comme adresse d’expédition : « Kateb chez Mme Toussaint - Percevalière - Sayssinet-les-Iles (Isère) » : Cher Ami, J’ai choisi pour vous écrire la gorge embuée d’une de ces montagnes dont Grenoble reçut sa brune fourmilière aux temps de la nation française en formation. Catholicisme et second Empire sont mes découvertes actuelles. Je m’émerveille non moins de mon retour parmi les cigales et j’apprends qu’un évêque d’ici a fait condamner les constructeurs d’un tunnel où les Nord-Africains périrent nombreux à demi salaire. Je passe au crible un flot d’idées – en majorité impraticables – sur les sources géologiques, juridiques, historiques, etc. que devrait boire une littérature à la mesure du siècle. Les amis qui m’hébergent ont une bibliothèque où je trouve au complet, pour la première fois et traduits, bien des auteurs escamotés jusqu’ici pour moi, de l’Antiquité à Buffon. Je m’instruis donc, sans me défendre cependant d’une grande impatience de revoir Paris, pour y terminer le roman, bien qu’un retour me soit devenu pour ainsi dire interdit, s’il faut songer à l’hiver, à la dèche, aux charges familiales. Je me vois en définitive coupé de toutes mes bases, au moins jusqu’aux vendanges, à moins que… Et vos vacances ? J’espère que vos ennuis sont atténués et que j’aurai bientôt quelques mots de vous. Affectueusement, Kateb Y34.

24 Dans une page manuscrite non datée – mais que la chronologie nous commande de placer à la fin de cet été ou au début de l’automne 52 –, Kateb indique à Audisio qu’il a

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profondément corrigé, et surtout classé et resserré, l’amas de textes qu’il lui avait adressé au printemps : Cher Ami, Enfin une forme est née aux travaux délaissés depuis presque trois ans. Votre encouragement a fait beaucoup. Si vous pouviez tout lire en me disant votre pensée, et si possible dans le détail, vous me rendriez très heureux. Le travail ci-joint peut être vu de deux façons : 1° un roman dont le titre reste à trouver 2° une série de nouvelles intitulées NOUVELLES D’OUTREMER Dans un cas comme dans l’autre, la chronologie est la suivante : I Deux têtards II L’âme cet amour perdu III Perdition de Mourad IV Marchand de rêves V Omar en France VI Vue aérienne Je crois qu’allonger la sauce serait nuisible. Reste la question douloureuse de la publication. Je me suis tant fermé de portes ces temps-ci que je ne vois pas d’éditeur ni de revue capable de s’y intéresser (il est vrai que je ne lis ni ne sors pour ainsi dire plus). Or la situation est critique. Le travail littéraire m’a complètement repris et dominé, si bien que je ne peux plus retourner aux tâches manuelles (d’ailleurs difficiles et problématiques à trouver). Bref, j’attends de vous des critiques, des conseils, et une sage orientation. Affectueusement. Kateb Y35.

25 À la lecture de ces pages, la réaction d’Audisio est immédiate : il se trouve que son ami Guirao vient de créer à Oran la revue Simoun36, et qu’il a besoin de textes pour un numéro spécial consacré aux Lettres algériennes qu’il compte publier à Noël37. Il a donc sollicité Audisio – et il est probable que c’est lui qui, à défaut du texte introductif espéré par Guirao, a fait parvenir à la revue, peut-être sans en référer préalablement à l’auteur, un extrait de « Marchand de rêves », l’un des textes du recueil (fig. 3 et 4).

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Fig. 3 : Extrait manuscrit du texte « Marchand de rêves »

Fonds Audisio, Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille

Fig. 4 : Extrait tapuscrit du texte « Marchand de rêves »

Fonds Audisio, Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille

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26 Mais, pour Kateb, ce texte ne peut faire l’objet de coupes… et il s’oppose à sa publication. Cher ami, Je suis honteux du travail que je vous ai étourdiment donné à propos du texte pour "Simoun". J’aurais dû préciser que, des coupures s’imposant, se trouvait posé un important problème de signification. Or un extrait de "Marchand de rêves", présenté comme une nouvelle, a une signification générale qui est en contradiction fondamentale avec le sens de mon œuvre qui se veut progressiste, alors que l’extrait en question peut paraître une apologie ou tout au moins une idéalisation du milieu fumeurs : et cela, après un an de silence, peut donner à ma position actuelle une apparence de confusion que je veux éviter à tout prix (vous connaissez mon problème et vous me comprenez). J’ai été imbécile de ne pas prévoir cet aspect de la question lorsque nous en parlâmes. S’il n’est pas trop tard pour "Simoun", il conviendrait peut-être d’envoyer "L’âme, cet amour perdu" ou "Un émigré", mais uniquement si vous avez le temps de le faire. Sans quoi, ce ne serait qu’une impossibilité secondaire, car vous recevrez ces jours-ci mon roman revu et augmenté de cent pages, d’après vos justes critiques. Vives excuses et plus que jamais à vous, Kateb Y38.

27 Finalement, c’est sous la forme de deux volumes que cette anthologie des Lettres algériennes, plus riche encore que ne l’espérait Guirao, paraîtra l’année suivante39, avec dans le second un texte de Kateb n’est aucun de ceux proposés à Audisio, mais « À l’instar d’un match sanglant40 », qui sera plus tard intégré au Polygone étoilé. Ajoutons qu’un autre texte de Kateb paraîtra dans un numéro suivant de la revue, il s’agit de « L’Ancêtre et le têtard », sans doute tiré de « Deux têtards », dans le n° 10.

28 En ce même automne 1952, Gabriel Audisio entreprend de soumettre le recueil de nouvelles qui lui a été confié par Kateb à la critique de son ami Roblès, qui vient d’intégrer l’équipe éditoriale des éditions du Seuil, où il a créé la collection « Méditerranée », laquelle commence à publier des auteurs maghrébins de langue française : Mon cher Roblès, J’espère, sans en être sûr, que tu n’as pas fait un voyage de retour trop secoué par les flots… Voici ce qui m’amène. J’ai enfin revu Kateb. Il est d’accord pour que je te soumette un manuscrit, "Nouvelles d’Outremer", dans l’état actuel, étant entendu que pendant 1 ou 2 mois il va s’appliquer à faire les ajouts et corrections que je lui ai suggérés dans une note dont tu trouveras ci-joint une copie et sur laquelle il est d’accord dans l’ensemble. L’essentiel serait que tu me dises aussi vite que possible si cet "avant livre" t’inspire confiance. Moi, j’ai confiance : après avoir lu le Dib (très bien), le Feraoun et feuilleté le Mammeri41, j’estime que Kateb a ses chances : il a lui aussi quelque chose à dire et il le dit à sa façon. Dis-moi également si tu partages mon avis sur les retouches que je lui ai conseillées. Enfin, et cela est plus délicat… je crois que Kateb est dans une situation matérielle très difficile. Il faudrait qu’il puisse "tenir" un peu, au moins jusqu’à la mise au point de son livre. Pense-tu – si dès à présent le Seuil s’intéressait à lui – qu’il serait possible de le faire aider de quelques subsides par anticipation ? Tu seras gentil de me dire ce que tu penses de tout cela. […] A toi, bien affectueusement. Mes hommages amicaux à ta femme. Audisio42

29 La lettre est suivie de deux pages de notes dactylographiées, pompeusement intitulées « Note de lecture » :

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30 La réponse de Roblès ne tarde guère, franche et sévère : Cher Audisio, Je me suis jeté sur le manuscrit de Kateb avec l’appétit (et la sympathie) que tu devines. Mais je ne suis pas de ton avis. Je ne lui fais pas confiance. Kateb est doué, c’est certain, mais le texte qu’il présente semble traduire une complète impuissance à adopter et à conserver un ton, à composer, à donner au livre une architecture. L’ensemble est très décevant. Ce ne sont que matériaux bruts et tu comprendras que je ne puisse m’engager. Un menuisier peut avec de belles planches se proposer de fabriquer une armoire. Vais-je la payer d’avance, l’acheter sans savoir si elle sera belle, à mon goût, si elle me plaira et me conviendra ? Tes remarques sur la compo, les perso et le style sont toutes très justes. Mais elles sont très graves aussi. Après ces critiques (que je prends à mon compte), quels mérites reste-t-il au manuscrit ? Peu de chose. Il faut surtout conseiller à Kateb de maîtriser sa fougue, et qu’écrire un livre est une aventure sérieuse, à laquelle il semble mal préparé. Je n’ai vu dans ces 150 feuillets que des notations rapides, une désinvolture navrante, des dons gâchés. Je te renvoie le manuscrit par ce même courrier. Naturellement, je suis prêt à lire la seconde version lorsqu’elle sera achevée. Mais je reste sceptique. Bien affectueusement à toi Roblès43

31 Comment est-on parvenu des Quatre vérités aux Nouvelles d’Outremer, puis à Nedjma ? Ou est-ce une autre filière qui a conduit des poèmes consacrés à Nedjma dans Le Mercure de France et Esprit à Nuit et jour44, puis à Nedjma ?

32 Toujours est-il que le roman paraîtra bien aux Éditions du Seuil quelques années plus tard : mis en fabrication le 7 mars, il sera publié en mai 1956. Pas par Roblès cependant, ni dans sa collection « Méditerranée », comme on le croit trop souvent45, mais par un autre biais : à partir de 1953, Kateb s’est rapproché de la revue Esprit, très proche de la maison d’édition ; il y publie un portrait de Nedjma46, noyau du roman à venir, puis, en

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deux livraisons, sa pièce Le Cadavre encerclé47, qui le fera enfin connaître ; c’est là qu’il va croiser deux autres intellectuels, plus jeunes, plus militants, qui vont compter pour beaucoup dans la mise en forme définitive de son œuvre : Jean-Marie Serreau, pour le théâtre, et, pour l’œuvre romanesque, Francis Jeanson, lui-même déjà marginal dans cette maison d’édition qu’il va bientôt quitter.

33 Avec leur aide, commence alors un autre travail sur le texte, d’autres lectures et d’autres négociations… Kateb Yacine est enfin entré en littérature.

NOTES

1. Lettre inédite à G. Audisio : « Paris, avril 1947.// J’ai enfin classé mes papiers et j’ai groupé – bien plus que choisi – quelques pièces que je vous soumets.// Le souvenir de votre parfaite courtoisie à mon égard et la bienveillance qu’on devine en vous me laissent espérer que vous ne les détesterez pas trop.// […] Kateb Yacine - 204 rue du Château des rentiers - Paris XIIIème. » 2. L’Office algérien d’action économique et touristique (OFALAC) comportait en son sein un organe spécialisé dans le domaine de l’information, le service algérien d’information et de presse, dont Gabriel Audisio (1900-1978), jusqu’alors affecté à l’Office de l’aide aux Nord-Africains, avait été nommé directeur par un arrêté du 15 avril 1945. Par un arrêté du 21 janvier 1947, cet organe est rattaché à l’Office administratif du Gouvernement général de l’Algérie à Paris, où Audisio s’installe donc. Le service algérien de presse et d’information réalisait une revue quotidienne de la presse parisienne pour le gouverneur général, se chargeait de la diffusion des documents produits par le service de l’information d’Alger et s’occupait de relations publiques et de l’organisation de manifestations diverses. Au fil du développement de la guerre d’Algérie, le caractère stratégique de l’information devient de plus en plus clair pour les services chargés des affaires algériennes. L’administration centrale souhaite alors non seulement être tenue informée de l’évolution de l’opinion publique, mais aussi se doter de moyens propres à l’influencer. Par l’arrêté du 28 juin 1958, l’Office administratif de l’Algérie est rattaché au secrétariat général auprès du Premier ministre pour les affaires algériennes. Progressivement, les services de l’Office sont incorporés aux services du secrétariat général. En 1958, Gabriel Audisio est nommé conseiller culturel du secrétaire général pour les affaires algériennes. 3. Le fonds Audisio de la bibliothèque de l’Alcazar à Marseille conserve une soixantaine de lettres de Kateb (cote GAM3, 218 1 à 60). La première, une lettre de vœux manuscrite recto-verso au format A4, est datée « Lafayette 1er janvier 1947 », mais son ton lyrique et familier laisse entendre que les deux hommes sont déjà en relation depuis quelque temps : Cher Ami,// Je vous souhaite, ainsi qu’à votre famille, la meilleure année. Je ne sais si vous connaissez Lafayette. C’est un ahurissant village kabyle, illuminé, pauvre, froid, petit – j’y ai mes vieux parents très malades dans une maison toute saisie par le givre et le soleil, toit creux sentant les briques remplies de cafards et le feu éteint. La neige lève à la lumière, des ouvriers terrassiers chassent la boue en maugréant. Il y a des différents terribles entre notre vieux chat noir (un sans appétit à vous faire pleurer) et certain coq habité du démon, acheté dans un douar, cauteleux, sautillant, rêveur, sentant la mort prochaine et qui lève un bec excédé, sus au chat, ce qui vraiment nous transporte tous. Le mendiant aveugle Sghir, ami élégant et malchanceux, philosophe, célibataire indulgent, dit que ce sont deux âmes ennemies et que cette hostilité, loin de l’étonner, l’édifie. Hegel et même M. Sartre ne le désavoueraient pas. Moi, je vous serre vigoureusement les mains en attendant de vos nouvelles. Kateb Y.

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4. À M. André Walter. « Paris, le 13 mai 1947 ». 5. Kateb Yacine, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », p. 15-16. 6. Publié en 1948 à Alger par l’imprimerie En-Nadha, ce petit texte, qui figure dans le fonds Patrimoine méditerranéen de l’université Montpellier 3, a été réédité en 1989 par les éditions nationales ENAL. 7. Voir notamment l’article d’Abdellali Merdaci, « Kateb Yacine avant Nedjma, les imprescriptibles médiations d’une entrée dans la littérature », dans Le Soir d’Algérie, samedi 30 octobre 2010. En ligne : http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/10/30/article.php? sid=108055&cid=16 8. C’est à Afifa Bererhi que l’on doit le point le plus complet sur ces rencontres de l’hiver 1947-1948, initiées par le service des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, rattaché au Gouvernement général. Voir son article « 1948. Les Rencontres de Sidi Madani. Projet culturel et enjeux politiques » dans l’ouvrage collectif Défis démocratiques et affirmation nationale. Algérie, 1900-1962, Alger, Chihab éditions, 2016. 9. Voir notamment lettre du 13 mai 1947 de Kateb Yacine à André Walter et celle de janvier 1948 à Gabriel Audisio, reproduite ci-dessous. 10. Sur la collaboration de Kateb à cette revue, voir notre article « Genèse de Forge et Terrasses » dans le précédent numéro de Continents manuscrits. En ligne : http://journals.openedition.org/ coma/938 11. Dans la lettre à Gabriel Audisio d’avril 1947 déjà citée, Kateb précise : « je dois vous dire que je suis irrémédiablement brouillé avec M. Amrouche, ce qui rend les contacts plutôt gênants avec l’école Algérienne. Aussi est-ce à vous seul que je m’adresse.// je vous serre très fort les mains.// Kateb Yacine - 204 rue du Château des rentiers - Paris XIIIème ». L’allusion à « l’école algérienne » et à une rupture avec Amrouche, alors tout-puissant directeur littéraire chez Charlot et rédacteur en chef de la revue L’Arche, est preuve que Kateb aspire déjà à une insertion dans le champ littéraire de la colonie. 12. Il s’agit du poème qui clôt le recueil Soliloques. On trouve dans la version de Forge une seule modification, minime mais intéressante, suggérée par Roblès pour éviter la difficulté phonétique constituée par la répétition de la labio-dentale [f] : « Où dormait mon front », au lieu de « Où dormait mon front fier ». 13. Préfacière de Soliloques. 14. Le texte Ravissements de la fête, comme la plupart de ceux mentionnés dans cet article, n’apparaît pas dans la Bibliographie Kateb Yacine dirigée par Charles Bonn (L’Harmattan, coll. « Études littéraires maghrébines », n° 11, 1997). 15. Lettre manuscrite datée du 26 avril 48 et signée « Kateb Y. - 17 rue des Chapeliers - Marseille ». Au verso, trois lignes dactylographiées barrées : « Quand je me propose de faire de grands efforts et que je trouve sur mon chemin une trop grande résistance, je fais de longs voyages à travers l’Algérie avec l’espoir de comprendre comment un peuple si compliqué arrive à vivre. » 16. Dans les nos 12, décembre 1954, et 1, janvier 1955. On rappellera que c’est après lecture dans Esprit de cette « tragédie en 3 actes » que Jean-Marie Serreau vint frapper à la porte de Kateb Yacine, comme il l’a raconté (entretien avec Moussa Abadi, RFI, émission Images et visages du théâtre d’aujourd’hui du 22 février 1967, archives IMEC). 17. Voir « Combat » des 4, 17, 18, 24 et 31 août 1948 [note de K.Y.]. 18. « Monsieur Audisio prétendait contre moi que durant l’occupation, au moment où les relations avec la métropole étaient coupées, le Ministère de l’Intérieur allouait des mensualités aux étudiants algériens privés de soutien familial. Ceux que j’ai interrogés n’ont rien touché, et ce sont bien les commerçants algériens qui les soutenaient par des collectes » [note de K.Y.]. 19. Le brouillon de cette lettre, du 15 novembre [1948], référencée GA/SB/n° 2794, figure également dans le fonds Audisio de la bibliothèque de l’Alcazar (pelure A4 dactylographiée).

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20. Reproche adressé par Audisio à Kateb d’être allé enquêter sur la condition des étudiants algériens sur témoignages plutôt que d’après les statistiques ministérielles. Lettre du 15 novembre, ibid. : « Quant à la question des étudiants, je vous avais indiqué la source officielle où vous pouviez vous renseigner notamment sur ce qui a été fait et sur ce qui n’a pas été fait. Avez-vous été à cette source ? […] » 21. Lettre manuscrite, format A4 ; en-tête : "Front national démocratique algérien" - 124 Bl Voltaire - Paris XIème (fig. 2). 22. Kateb Yacine : « À l’époque, c’était le Parti communiste algérien qui voulait créer le Front national démocratique (une des préfigurations du FLN) », entretien avec Tassadit Yacine, op. cit. 23. Texte inédit d’une conférence prononcée devant la commission culturelle du Front national démocratique algérien, le 20 novembre 1948. Cinq feuillets A4 dactylographiés avec de nombreux rajouts manuscrits [cote GAM3 218 - 8 à 12]. 24. Au début du XXe siècle, l’économiste anglais Hobson avouait : « Le Christianisme, qui a pris rapidement pied dans un petit nombre de grands empires, dont chacun possède une série de colonies peu civilisées et pays assujettis, apparaît à beaucoup comme le développement logique des tendances modernes, développement qui donne le plus d’espoir en une paix durable (!) fondée sur l’inter-impérialisme » [note manuscrite de K.Y.]. 25. « Seuls étaient préservés les féodaux algériens dont le "prestige" servait à l’occupant » [note manuscrite de K.Y.]. 26. Liberté, 29 juillet 1950. 27. Lettre manuscrite, format A4, « Lafayette, mars 1949 ». Le pluriel « Chers amis » laisse à penser à une demande collective des services d’information du Gouvernement général, que dirigeait alors Audisio. 28. Dans une lettre datée « Alger, 8/12/51 », Kateb dit à son correspondant avoir « beaucoup regretté de n’avoir pu [le] joindre cet été à Paris où [il a] terminé de laborieuses vacances. Ce n’est que partie remise puisque je reviens cet hiver avec un roman terminé que je vous enverrai dès qu’une dactylo me sera devenue abordable ». 29. Lettre non datée [septembre ou octobre 1951]. 30. Note datée du 21 mars 1952. Quelques mois plus tard, en juillet, le poète joindra à ce dépôt initial « deux cahiers formant chapitre central du roman dont vous avez quelques parties. je vous téléphonerai comme convenu dans une semaine » (petit billet manuscrit, daté au crayon « juillet 52 »). 31. C’est ainsi que Kateb Yacine, ajoutant que « cela n’allait pas [parce qu’il était] trop nerveux », présente cette expérience et son rapide abandon dans un entretien accordé à Nadia Tazi, recueilli dans Le Poète comme un boxeur, Paris, Le Seuil, 1994, p. 24. 32. Lettre manuscrite, format A4, datée « 24 mars 1952 ». 33. Lettre manuscrite, format A4, datée « 17 août 52 ». Après la mort de son père en 1950, Kateb avait à charge sa mère et ses deux sœurs. 34. Lettre manuscrite, format A4, datée « 22/8/52 ». Audisio répondra à ces deux lettres le 4 septembre, en regrettant de n’avoir pas su plus tôt que Kateb était si près de Grenoble : « Quel dommage, je viens de passer plus de 24 heures à Grenoble où j’étais en panne de voiture ! Si votre lettre m’avait suivi, j’aurais eu des chances de vous y rencontrer », et en formant des vœux pour rencontrer son correspondant à Paris « pour vous dire exactement tout ce que je pense de votre manuscrit ? Sinon, dès que je le pourrai, je vous ferai un petit compte rendu, dans l’espoir de vous être utile […]. » 35. Une page manuscrite A4 non datée. 36. Sur cette revue et son fondateur, voir Jean-Michel Guirao et la revue SIMOUN, revue CELAAN, Centre d’études des littératures et des arts d’Afrique du Nord, vol X, No. 1 & 2, Spring 2012. 37. Voir notamment la lettre de Guirao à Audisio du 25 octobre 1952 : « Ce numéro spécial prend une belle allure déjà. Nous avons la collaboration de Rosfelder, Lentin, E. Dermenghem, El Boudali Safir, Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Marcel Moussy, Millecam, E. Roblès (une pièce en 1 acte inédite). J’ai écrit à R. Celly, A. Camus. Cela ne s’arrêtera pas là. Si toutefois vous aviez l’occasion de demander leur

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collaboration à ce numéro à quelques autres écrivains (desquels je n’aurais l’adresse ou que j’oublie), vous me rendriez service. […] » 38. Lettre manuscrite, format A4, datée « Paris, le 10 novembre 1952 ». 39. N° 6-7, 10 février et 8, 13 avril 1953. 40. « Écrivains algérien », Simoun, n° 8, avril 1953, p. 62-67. 41. Audisio fait ici allusion aux tout premiers volumes publiés par Roblès dans sa nouvelle collection : La Grande Maison de Mohammed Dib (1952), La Terre et le sang de Mouloud Feraoun (1953). En revanche, ce n’est pas au Seuil, mais chez Plon, que seront publiés les premiers romans de Mouloud Mammeri. 42. Lettre dactylographiée, format A4, du 7 octobre 1952. 43. Lettre dactylographiée, format A5, datée « 15 octobre 52 ». 44. Titre initial figurant dans le dossier de fabrication conservé à l’IMEC, sous la cote SEL2.S2.B574.D5, auquel Jeanson semble avoir préféré celui de Nedjma. 45. Notamment Jean-Yves Mollier, « Un essai de dépassement des communautés partisanes : la collection « Méditerranée » au Seuil pendant la guerre d’Algérie (1945-1962) », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 85 | 2012, mis en ligne le 14 juin 2013, consulté le 18 décembre 2017 : http://journals.openedition.org/cdlm/6657 46. Esprit, décembre 1953. 47. Dans les numéros de décembre 1954 et janvier 1955. Jean-Marie Serreau a lui-même raconté comment il vint frapper à la porte de Kateb Yacine après avoir lu dans Esprit cette « tragédie en trois actes ».

RÉSUMÉS

Entre absence de documents et mythes, parfois véhiculés par l’auteur lui-même, les conditions de la genèse de Nedjma (1956), roman majeur de la littérature maghrébine de langue française, demeurent obscures, plus de soixante ans après sa publication aux éditions du Seuil. Cet article, fondé sur des correspondances inédites des années 1946-1952, vise à faire le point sur cette énigme éditoriale – elle marque l’entrée en littérature de Kateb Yacine – et démontre notamment pourquoi cet écrivain du Seuil, souvent présenté comme un des auteurs phares de la collection « Méditerranée », ne publia pourtant jamais dans cette collection.

INDEX

Mots-clés : Kateb Yacine, Gabriel Audisio, littérature maghrébine de langue française, éditions du Seuil, Méditerranée

AUTEUR

GUY DUGAS Chercheur associé à l’équipe Manuscrits francophones, ITEM (CNRS-ENS)

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Entretiens

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Les tempos de l’écriture – Gaël Faye

Céline Gahungu

NOTE DE L'AUTEUR

Compositeur, interprète et écrivain, Gaël Faye est l’auteur de deux albums, Pili-pili sur un croissant au beurre (Universal Music France, 2013), Rythmes et botaniques (Caroline Records, 2017), et d’un roman, Petit Pays (Grasset, 2016). Récompensé par différents prix – notamment le Goncourt des lycéens –, ce premier roman porte sur l’existence de Gabriel, un garçonnet de dix ans, à Bujumbura, au début des années quatre‑vingt-dix : la douceur et l’insouciance laissent place, peu à peu, à l’inquiétude et l’irruption de la violence. Dans cet entretien, Gaël Faye évoque ses premiers pas littéraires, son rapport à l’écriture et à la création.

Céline Gahungu : Quand avez-vous commencé à écrire et à avoir une activité littéraire ? De quel type d’écrits s’agissait-il ? Gaël Faye : Je n’ai jamais eu l’impression de commencer. Je me souviens de la première fois que j’ai écrit un texte, c’était un acte étrange car j’étais jeune et n’aimais pas écrire. Avec le recul, désormais, je comprends, mais à ce moment-là je ne comprenais pas pourquoi j’avais envie d’écrire. J’avais douze ans, je vivais à Bujumbura, il y avait la guerre1 autour de nous et j’ai eu cette envie d’écrire parce que j’avais peur. Ce n’était pas un journal intime, c’était déjà de la poésie, des poèmes – j’écrivais, sous forme de poèmes, ce qui m’arrivait. Ce n’était pas dans mes goûts habituels ; ma fille de huit ans, par exemple, lit et écrit des poèmes, moi, jusque-là, je n’avais jamais écrit, c’est arrivé subitement, en rapport avec la guerre, un peu comme mon narrateur qui n’aime pas la lecture mais finit par l’apprécier en raison de la situation politique. J’ai voulu, dans le roman, transposer cette situation. À partir de cet instant-là, j’ai ressenti les bienfaits apaisants de l’écriture, thérapie qui ne disait pas son nom. J’étais jeune, la parole était impossible avec les adultes de mon entourage – je ne viens pas d’une famille où on parle –, le contact s’était brisé aussi avec mes amis. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé en France, à

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l’étranger, et j’ai perdu leurs traces. Je suis arrivé, à Versailles, dans un nouvel environnement où il était impossible de dialoguer avec mes camarades de classe : je venais d’un monde qui, pour eux, était une autre planète. J’avais vécu deux ans de guerre, des bouleversements si grands qu’aucun adulte n’avait réussi à me les expliquer. Je devais vivre avec cette douleur, je ne savais comment formuler ma pensée et l’écriture a été le lieu qui m’a permis de me comprendre et de comprendre le monde. Je me suis senti très seul, à Versailles, – ma sœur avait trois ans de moins que moi et puis, en quelque sorte, nous étions trop proches –, et je faisais donc des poèmes. Peut-être aurais-je suivi une autre voie avec des personnes de cultures différentes, j’aurais pu nouer, créer un dialogue. Je me suis senti isolé, j’ai écrit, et cette solitude m’a permis de découvrir la lecture.

C.G. : Quelles sont les lectures qui ont marqué cette période et, plus largement, ont eu un impact sur votre écriture ? G.F. : La vraie rencontre est celle de René Depestre, j’ai lu ses recueils, le premier était Minerai noir, et ses romans. Je retrouvais une langue, des couleurs et des sons qui me parlaient directement. Je m’intéressais, adolescent, aux auteurs proposés par l’école – Camus, Stendhal, Hugo –, mais ils ne me parlaient pas intimement. J’ai également lu les littératures africaines, les classiques africains francophones de l’ouest, Kourouma ou Hampâté Bâ : il s’agissait d’une Afrique si lointaine qu’elle ne me parlait pas. Plus largement, j’ai lu d’autres écrivains qui évoquent l’Afrique, je pense au Voyage au bout de la nuit de Céline. J’ai trouvé la langue très forte, mais toute la partie consacrée à l’Afrique m’a agacé, les descriptions, la chaleur, les moustiques… on a l’impression que l’Afrique est un marécage. J’ai lu Kapuscinski2 ou Terre d’ébène d’Albert Londres et, à chaque fois, l’Afrique est un environnement hostile.

1 Je garde, de la vie au Burundi, la douceur – bien sûr, il y a eu l’irruption de la guerre –, la douceur les gens, des paysages, sentiments que j’ai retrouvés chez René Depestre ou Jacques Roumain. Peut-être est-ce en raison d’une réflexion sur le métissage et d’une approche très poétique de la littérature. Même si je ne parle ni kirundi ni kinyarwanda, je ressens la langue poétique, la grande finesse, le raffinement des expressions et la subtilité avec laquelle les gens interagissent et qui peut paraître opaque aux étrangers. Je me demande – c'est le fruit d'une intuition plus que d'une théorie de ma part – si chez les auteurs des Caraïbes n’est pas passée, dans la langue, toute une tradition de la poésie occidentale, mais retravaillée, oralisée, métissée. Haïti, j’y suis allé, la littérature y est très importante, je suis allé chez Lyonel Trouillot qui a grandi dans une bibliothèque et ses parents aussi. C’est une réalité différente dans les classes moyennes burundaises et rwandaises ; on ne grandit pas dans les livres, mais il y a une poésie très forte, tout est poésie – c’est ce que je voulais capter.

C.G. : Avez-vous cherché à faire lire vos écrits d’adolescent ? Avez-vous conservé vos premiers pas ? G.F. : J’ai gardé mes premiers pas, chez ma mère, dans une boîte que je n’ai jamais ouverte, je n’ai jamais voulu l’ouvrir. J’ai beaucoup hésité, quand j’ai écrit Petit pays, cela aurait pu être un matériau, mais j’ai une certaine crainte d’y retrouver des choses, des traumatismes de cette période. Je me suis ouvert au lycée où il y avait une véritable mixité sociale et culturelle, des populations de différentes cultures, venues des villes environnantes – Trappes ou La Verrière. J’ai commencé à faire de la musique, je pouvais enfin partager mes textes. C’est, je pense, le but de la création : ne pas se retrouver avec moi-même, briser sa

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solitude, aller à la rencontre des autres avec la pensée claire que permet l’écriture puisque, grâce à elle, on prend le temps de réfléchir. Si j’avais pu être en dialogue avec ma famille ou si j’avais parlé ma langue natale, je n’aurais pas eu besoin d’écrire. J’aime dire que j’écris en français dans une langue étrangère : je ressens, dans l’écriture en français, que passent des traces du kirundi et du kinyarwanda ; je n’aime pas, par exemple, le vulgaire pour le vulgaire, il y a une retenue qui est un héritage de la langue. Quand j’ai commencé écrire sur le génocide, dans le cadre des commémorations, chaque 7 avril3, à Paris, on demandait aux jeunes de faire des chansons et j’écrivais des poèmes. J’étais toujours très impressionné car on passait après des rescapés qui racontaient ce qu’ils avaient vécu ; tout le monde pleurait et j’avais la sensation que ma parole devait être réconfortante. Ma chanson, « Petit pays4 », je l’ai écrite dans ce contexte. Une feuille et un stylo apaisent mes délires d’insomniaque, loin dans mon exil, Petit pays d’Afrique des Grands Lacs… C’était presque cela, faire redescendre la pression, dimension que j’ai beaucoup intégrée dans mes textes, même si j’ai éprouvé de la haine, à l’adolescence. J’étais en colère contre le monde, contre les tiraillements : j’étais métis, français, on m’en avait fait baver à Bujumbura à cause de cela. On disait que j’étais un Français5, un traître, ce qui apparaît dans le roman puisque c’est l’histoire de Gabriel. Au même moment, je savais que, de l’autre côté de la frontière, la famille de ma mère avait été décimée. Lorsqu’on observe, aujourd’hui encore, les relations franco‑rwandaises, il est difficile d’avoir cette double identité. J’écris aussi pour être un vecteur de dialogue, sinon quel serait mon rôle ?

C.G. : Vous évoquiez Petit pays, titre qui désigne tout à la fois un roman et une chanson. Quels liens entre l’écriture de la chanson et celle du roman ? G.F. : J’ai l’impression qu’il y a une plus grande liberté dans le roman parce que sa forme importe peu. Peut-être en verrai-je les limites quand j’écrirai mon cinquième roman ! Je n’ai ressenti, en tout cas, aucune limitation, aucune borne, lorsque j’ai écrit Petit pays. Quant à la musique, je pratique une chanson populaire ; je peux écouter de la musique expérimentale, mais cela ne m’intéresse pas d’en faire : j’aime être en dialogue avec les personnes qui m’écoutent.

C.G. : Le choix de créer un narrateur enfant est-il en rapport avec cette volonté d’entrer en dialogue plus facilement avec le public ? G.F. : Ce n’est pas de cette manière que j’ai inventé Gabriel. La première version du texte était deux fois plus longue que le roman publié puisque les deux narrateurs – l’adulte et l’enfant – occupaient la même place, avaient la même répartition et j’alternais les deux voix narratives. J’ai fait un travail de réduction en raison des limites du personnage de Gabriel adulte : les adultes tentent d’avoir un raisonnement, ils se veulent rationnels et Gabriel, une fois devenu adulte, est d’ailleurs désabusé. J’aime la poésie du regard d’enfant et c’est pour cette raison que, de mon propre chef, avant même de montrer le manuscrit à mon éditeur, j’ai commencé à couper les passages consacrés à Gabriel adulte. Mon éditeur, de cette manière, a reçu le roman tel qu’il est ; il y a simplement une lettre que j’ai ajoutée, celle envoyée par Gabriel à son cousin, Christian. Entre le moment où la mère raconte sa quête au Rwanda et la scène suivante, où des hommes entrent dans la parcelle pour mettre les personnages en joue, la violence est grande et l’éditeur m’avait conseillé d’intercaler quelque chose. J’avais déjà le système épistolaire avec Laure, créé pour être dans une écriture de la chanson. Les lettres, avec leurs allitérations, les éléments oraux, le côté

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punchline de l’enfance – Moi j’ai les yeux marrons, je vois le monde en marron – sont très importantes ; elles reconstituent la voix de Gabriel tel qu’il pourrait parler.

C.G. : Quelle est la genèse du roman ? G.F. : Je voulais parler d’exil, faire un roman de l’enfance et de l’exil. Un autre point était essentiel : ne pas créer un scénario hollywoodien où, à la fin, il faut quitter l’Afrique parce que c’est un mouroir. Il était important, pour moi, de renouer avec cet endroit que nous avions dû quitter. Ce n’est pas un lieu de mort, il attire, exerce une attraction, contrairement à ce qu’on voit dans les films sur l’Afrique – Le Dernier roi d’Écosse, Blood Diamond – où il est impératif de partir, à la fin, car on ne peut pas y vivre. Il fallait renouer tout comme j’essaie de le faire dans ma vie, après de années d’exil… Kigali occupait mon esprit, il me fallait y aller, m’y installer. C’est de cette manière que j’ai la sensation de me vivre pleinement.

C.G. : Henri Lopes a des formules, très belles, sur le « pays de solitude, le pays métis6 ». Qu’en pensez-vous ? G.F. : Pendant un temps, j’ai vécu le métissage comme un « pays de solitude » ; aujourd’hui, avec l’écriture, il est devenu une force. Je suis sur une ligne de crête, à la frontière, ni d’un côté, ni de l’autre, et j’ai l’impression d’avoir un point de vue singulier sur le monde, ce qu’on perçoit dans mon roman, histoire d’un enfant métis dans une capitale africaine.

C.G. : Vous avez évoqué, pendant la phase d’écriture, la contraction de l’une des premières versions du roman. Comment avez-vous travaillé, selon quels processus d’écriture ? G.F. : J’ai commencé à écrire le roman en août 2014, à une période où j’étais en relation avec une éditrice indépendante, Catherine Nabokov, qui appréciait mes chansons. En 2013, elle m’avait contacté, me demandant si je ne désirais pas aller plus loin ; je lui avais répondu que, dans mes tiroirs, j’avais des nouvelles, des débuts de romans et des pièces de théâtre. J’étais très pris par ma tournée, mais je pensais à composer un recueil de poèmes pour les commémorations d’avril 2014 parce que je savais que j’irai à Kigali. Je faisais donc parvenir des textes à Catherine Nabokov, sans avoir suffisamment confiance en moi pour les publier. Je pensais ne pas avoir les qualités suffisantes pour écrire car les chansons correspondent à une autre forme de création, plus orale ; mes textes, jusque-là, étaient interprétés, incarnés sur scène. Susciter l’intérêt de quelqu’un dont c’est le métier a été important et m’a donné l’impression de travailler sur un autre plan. J’ai commencé à écrire les trente premières pages et, en septembre 2014, j’ai rencontré Juliette Joste, éditrice chez Grasset, qui a aimé le manuscrit et m’a demandé quelle en serait la suite. J’ai bluffé – j’ignorais ce que deviendrait l’intrigue – en lui expliquant la manière dont j’envisageais le développement. Juliette Joste m’a assuré que Grasset ne pouvait me proposer un contrat en se fondant sur trente pages : il était nécessaire de présenter un manuscrit achevé, destiné à passer en commission. Je lui ai proposé d’envoyer mon texte pour la fin de l’année tout en étant conscient que trouver du temps pour écrire serait difficile ; avec mon groupe, Milk Coffee and Sugar, nous finalisions un album. Une semaine après cet entretien, une chose exceptionnelle s’est produite : Juliette Joste m’a informé que Grasset acceptait la signature d’un contrat avant même l’écriture d’un manuscrit complet. Les grandes maisons d’édition française ne me font pas rêver, mais c’était une bonne chose de

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travailler dans un cadre qui me plaisait, au sein d’une maison où sont publiés Dany Laferrière, Léonora Miano, Julien Delmaire, Virginie Despentes ou Alain Mabanckou.

C.G. : À partir de l’automne 2014, quel a été le processus d’écriture ? G.F. : Un nouveau coup de théâtre s’est produit : Milk Coffee and Sugar s’est brisé, la tournée a été annulée et je me suis donc retrouvé avec du temps et la possibilité de ne plus écrire sous forme compartimentée, ce qui est très difficile, demande une discipline de sportif et se révèle frustrant. Il y a des jours où on n’a pas de jus, mais il faut écrire ! J’avais connu cela lorsque je travaillais à Londres, dans des bureaux, et que je composais mon premier album, mais c’était plus facile parce que les horaires de la vie d’artiste sont très amples. Grasset souhaitait une sortie en janvier 2016 et attendait le manuscrit pour mars 2015 : cette limite m’a stimulé. Il m’était difficile d’écrire chez moi car nous vivions, ma femme et moi, dans un petit appartement, et venions d’avoir un deuxième enfant. Je suis donc allé dans une zone industrielle, à côté de chez nous, j’y ai cherché un local – juste un chauffage, une table et une lampe. C’était drôle : j’allais dans cet endroit gris, industriel, bruyant, mais cela m’a aidé. Dans ce local, j’ai créé une grotte, un endroit consacré à l’écriture. J’y avais placardé des photos du Burundi, des cartes, des frises chronologiques et, dès que j’y entrais, je savais pourquoi, il n’y avait aucune tentation, ni radio, ni Internet. J’écrivais sur du papier, puis tapais mon texte sur un ordinateur, comme pour une relecture. J’écrivais toute la journée et, quand la fatigue arrivait, quand je savais que j’étais allé au bout du mouvement, je reprenais ce que j’avais rédigé dans la journée. J’avançais de cette manière et envoyais ensuite mes textes à Catherine Nabokov – cinq ou six chapitres –, et non à Juliette Joste qui souhaitait conserver la fraîcheur de la lecture.

C.G. : Pourquoi ce travail en deux temps, la phase manuscrite puis numérique ? G.F. : Je n’aime pas l’ordinateur, je n’y vois pas la route de la pensée ; une fois qu’on efface, il ne reste plus rien. Sur le papier, si on rature, si on gomme, si on a un doute, on comprend le cheminement de sa pensée car les choses sont restées. J’ai l’impression que la matière et le toucher ont une influence sur le cerveau : il y a une dimension charnelle dans l’acte d’écrire, une émotion du toucher.

C.G. : Lors de cette première phase, suivez-vous un plan ou le processus d’écriture guide-t-il l’invention de l’intrigue ? G.F. : Pendant le premier mois, j’ai éprouvé beaucoup de difficultés en raison d’une surécriture. Je viens de la chanson, du rap, où chaque phrase doit avoir un rythme, c’est un art du condensé, les mots claquent. J’ai commencé à écrire le roman de cette manière, mais c’était indigeste. Il fallait trouver une musicalité sur le long cours et non sur l’instantané comme la chanson le réclame. Pendant un mois, j’ai été bloqué, j’ignorais comment me départir des mécanismes de chansonnier. Pour y remédier, j’ai utilisé la technique d’une écriture automatique : dérouler l’histoire que j’avais en tête, à l’état de bribes – un personnage en exil, deux temporalités. Au début de l’écriture, je ne voulais pas parler de la guerre ni du génocide ; je souhaitais prolonger une chanson, « L’ennui des après-midis sans fin », qui figure dans mon premier album. J’y parle de la vie à Bujumbura où je m’ennuie et m’émerveille devant la nature… C’était comme un retour du narrateur sur son lieu d’enfance sans qu’il soit question de violences, mais l’attentat contre Charlie Hebdo m’a fait changer d’avis. J’avais déjà écrit les trente premières pages dans lesquelles la

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guerre n’apparaît pas, il s’agit de l’existence dans l’impasse, la rupture des parents. Mon idée était d’écrire un roman, en Afrique, où il ne se passe rien. J’avais un texte sur ces questions : à quand une littérature qui raconte nos histoires d’amour ou de la science‑fiction ? Pourquoi l’Afrique doit-elle attendre les machettes et les gourdins pour se dire ? Quand allons‑nous décrire notre train-train quotidien, nos petits riens, le sel de la vie ? Au Burundi et au Rwanda, les gens qui ont découvert Petit pays ont été intéressés par le début du roman : l’anecdote de la circoncision, l’épisode du vélo volé qu’on va chercher dans les collines, tout cela a suscité l’intérêt puisque c’est l’expérience, le quotidien des gens. En France, la réception a été inverse : la tragédie imminente et la violence qui se laisse pressentir ont généré des questions alors que j’ai travaillé dans la nuance. Jean Hatzfeld est cent fois plus violent : il m’est arrivé de ne pas pouvoir finir ses livres – Une saison de machettes, par exemple – alors que c’est mon histoire. Les attentats contre Charlie Hebdo et des discussions, à Paris, avec des amis ont eu cette conséquence : je me suis dit que les gens, ici, vivent comme dans une impasse, à l’image de Gaby. La violence du monde n’existe pas et, lorsqu’elle arrive, on est étonné et on se pose des questions. À partir de ce moment, j’ai voulu que Gabriel soit aussi le reflet d’un comportement d’adulte : dans la psychologie de l’enfant, on retrouve nos démissions d’adulte.

C.G. : Quelle perception avez-vous de vos manuscrits ? G.F. : Mes proches – ma femme, en particulier – se battent contre une superstition : lorsque je termine une création, j’organise une fête et brûle les manuscrits. Ce qui reste est le livre ou l’album, le reste disparaît et je me débarrasse d’un poids. Les manuscrits de Petit pays sont partis en fumée, dans mon jardin de Kigali, sans regret puisque le livre est là… c’est comme la couture, les chutes tombées au sol. Pendant la gestation du roman, l’éditeur m’a accompagné et ne m’a rien imposé. J’ai fait un compromis, une seule fois, pour l’album Pili-pili sur un croissant au beurre, et je l’ai regretté. Sur la pochette, il y avait un dessin où j’étais représenté avec un tee- shirt orné de motifs wax. La maison de disque a refusé ce côté trop « africain », « ethnique » et a demandé plus de neutralité. Après un bras de fer, j’ai fini par accepter, en raison, notamment, de la pression générée par la sortie de l’album.

C.G. : À quel moment l’écriture a-t-elle pris fin et vous êtes-vous détaché de votre texte ? G.F. : Quand j’ai eu le livre dans les mains ! Jusqu’au dernier moment, tu peux changer une phrase, avoir la tentation de ne jamais finir et il arrive de trouver des coquilles malgré les nombreuses phases de relecture. L’écriture accompagne ma vie, j’aime, par exemple, offrir les livres que j’ai lus. Dans ma bibliothèque, j’ai les livres que j’apprécie, mais le strict minimum, l’essentiel car, à douze ans, j’ai perdu ma maison et ensuite je n’ai fait que passer, crécher, squatter. Je ne veux pas m’embarrasser d’objets et de cartons ; ce qui restera, c’est le livre… Tous ces papiers (Gaël Faye sort des liasses de papier de son sac), ce sera un album, un roman, mais ce ne sera pas ce qui restera. Les seuls textes que j’ai conservés sont ceux écrits entre douze et seize ans : je n’ai ni envie de les jeter, ni envie de les lire.

C.G. : Quel rôle la matière autobiographique a-t-elle joué dans la création de votre univers ? G.F. : Au début, je ne voulais pas écrire à la première personne pour éviter les confusions. Certains lecteurs m’ont d’ailleurs confondu avec le personnage de

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Gabriel, me demandant si j’avais pu dépasser le traumatisme d’avoir tué un homme. Si j’étais un jeune Français, on ne poserait pas cette question puisque tout le monde aurait conscience qu’il s’agit d’un roman. Il existe une tendance qui consiste à se dire que, en Afrique, cette violence est normale : pourquoi serait-ce choquant de tuer en Afrique puis de venir en Europe pour le raconter dans un témoignage ? Ces questions sont d’autant plus difficiles que nous vivons dans une époque complexe, celle du story telling et des réseaux sociaux ; on confond le réel et le virtuel, tout se mélange. Au départ, je pensais qu’on me posait la question de l’autobiographie en raison des consonances des prénoms Gabriel et Gaël et de la référence au Rwanda, mais, quand, accompagné d’autres auteurs, j’ai rencontré des lecteurs dans le cadre du Goncourt des lycéens, les questions concernaient la plupart du temps la dimension autobiographique de nos œuvres, tout se passant comme s’il était impossible de conjuguer imagination et thématique réaliste.

C.G. : Comment avez-vous choisi le titre de votre roman qui est également le titre d’une chanson ? G.F. : J’avais fait une liste de titres potentiels et il se trouve que la chanson « Petit pays » m’avait porté chance. Petit pays, c’est également le petit pays de l’enfance. J’aime l’idée de l’affection : le roman est une longue lettre d’amour à un pays. À partir du moment où j’ai décidé d’écrire sur ce sujet-là, il était question de mon identité ; j’ai donc été très étonné par le succès du roman, d’autant plus que l’Afrique intéresse peu. J’ai d’ailleurs éprouvé une angoisse devant ce succès, me demandant si ce n’était pas suspect : ne confortais-je pas un certain racisme ? La réception au Rwanda et les rencontre avec des Burundais, venus au Rwanda, m’ont rassuré. Par ailleurs, le fait que certains lecteurs connaissent ma démarche depuis plusieurs années m’a beaucoup aidé. On devrait être jugé sur un texte, mais il faut avoir conscience de la manière dont l’auteur est perçu… Son image et ses postures ont une incidence : le texte ne se suffit plus à lui-même.

C.G. : Pourriez-vous parler de l’écriture de votre nouveau roman ? Les techniques d’écriture romanesques que vous avez inventées pour Petit pays demeurent-elles les mêmes ? G.F. : Je m’éloigne du Burundi et du Rwanda, en raison, en partie, de la crainte suscitée par une réception biaisée. D’autre part, j’ai besoin de me renouveler et d’aller chercher la fraîcheur ailleurs. Je me rends compte toutefois qu’il y a des thèmes que je ne peux m’empêcher d’aborder : l’identité, l’exil, les voyages. Je n’ai pas l’impression d’avoir des techniques d’écriture destinées à être appliquées. L’écriture est angoissante : si on a une technique, on peut finir par s’y laisser enfermer ; si on n’en a aucune, la peur du vide surgit et la sensation de ne plus savoir écrire. Dans la chanson, j’ai beau m’astreindre à un écrire au moins un couplet par jour, des mois passent parfois pendant lesquels j’ai la sensation de ne plus savoir comment faire.

C.G. : On apprend sans cesse à écrire ? G.F. : Il faut se bousculer intérieurement, émotionnellement, se décentrer. Quand je suis allé m’installer au Rwanda – je finissais Petit pays et m’apprêtais à travailler à un nouvel album –, je pensais que ce retour provoquerait une explosion de mon inspiration, mais l’inverse s’est produit. Ma plume s’est asséchée puisque je n’avais plus le fantasme de l’éloignement ; j’ai retrouvé le chemin de l’écriture en évoquant la France dans mon nouvel album.

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En ce moment, je m’essaie à une nouvelle forme de création : l’écriture collective. J’ai un studio où j’invite cinq ou six personnes – chanteurs, musiciens, rappeurs – et on crée, à partir d’un mot, d’une discussion, d’un accord de piano. Chaque expérience d’écriture est nouvelle : Petit pays a commencé avec une nouvelle que j’avais écrite, « Le Nez », et l’idée d’un enfant qui évoquerait, de manière décalée, l’ethnie, les préjugés et la région des Grands Lacs. L’écriture ne s’est pas faite dans le roman, mais à côté, à partir d’une nouvelle que j’ai intégrée dans le manuscrit.

C.G. : Quel est votre rapport aux autres genres ? G.F. : Je travaille actuellement à un scénario de film, une adaptation de Petit pays que je relis. Cette expérience est passionnante puisque la création scénaristique est tout autre, plus sèche, il s’agit d’une écriture de l’image. Quand j’écris une chanson, je peux penser sous forme de clips, j’ai donc déjà effectué le trajet du mot à l’image, mais le cheminement est bien plus concret dans un scénario. Il existe aussi des demandes d’adaptation de Petit pays au théâtre et cela me plairait de travailler avec un metteur en scène. Je reviens toujours à la poésie, point d’origine qui correspond à une hygiène d’écriture. Je pourrais composer un recueil, il faudrait que je réfléchisse à faire, en quelque sorte, un Cahier d’un retour au pays natal !

C.G. : Comment vous percevez-vous : écrivain, auteur de chansons, chanteur ? G.F. : Je fais en sorte que cette question n’ait pas d’importance, mais le mot qui me correspond est auteur puisqu’on peut parler d’un auteur de romans ou de chansons. Écrivain est un beau mot, mais si pompeux et compliqué à assumer. Rappeur ne me dérange pas, cela dit le statut charrie tellement de clichés qu’il faut toujours s’en justifier. Les rappeurs ont d’ailleurs intégré ces représentations : quand tu es rappeur, tu dois correspondre à un morphotype. J’aime chansonnier, plus précisément, j’aime l’idée d’une création liée au quotidien… J’aime écrivain public, être attaché au cœur battant du monde. Se qualifier d’écrivain place l’individu dans une tour d’ivoire, dire je suis écrivain véhicule des postures qui ne sont pas les miennes. Ces phénomènes de catégorisation sont présents au Rwanda où le statut d’artiste n’est pas recevable sans une visibilité médiatique. Les artistes, de plus, ont des difficultés pour se produire car il n’y a pas véritablement de salles de concert ni de lieux de culture. Ce sont-là les formes modernes, occidentales – la valeur marchande –, mais il y a aussi le joueur d’inanga7, par exemple, qui est un artiste. La littérature est peu présente au Burundi et au Rwanda où il y a peu de bibliothèques et de librairies ; les cafés littéraires ont une faible d’audience… la lecture n’est pas répandue, à la différence de bien d’autres pays africains, tels le Kenya ou le Nigéria. À Kigali, lorsque j’ai présenté Petit pays, une chose extraordinaire s’est produite : des centaines de personnes sont venues, un public jeune qui m’a confié son envie d’écrire et s’est senti autorisé à le faire. Un texte ne se suffit pas à lui-même, la manière dont l’auteur accompagne son œuvre peut susciter des vocations.

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NOTES

1. À la suite d’un coup d’État et de l’assassinat du président Melchior Ndadaye, en 1993, une guerre civile éclate au Burundi. Jean-Pierre Chrétien, Melchior Mukuri (dir.), Burundi, la fracture identitaire : logiques de violence et certitudes ethniques, 1993-1996, Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2002. 2. Écrivain et journaliste, Ryszard Kapuscinski a livré sa vision de l’Afrique postcoloniale dans des articles et des essais. Ryszard Kapuscinski, Ébène : aventures africaines, Paris, Plon, coll. « Feux croisés », 2000. 3. Gaël Faye évoque les commémorations du génocide rwandais organisées, notamment en région parisienne, par l’association Ibuka. 4. « Petit pays » figure dans l’album Pili-pili sur un croissant au beurre. https://https:// www.youtube.com/watch?v=XTF2pwr8lYk 5. Les réactions décrites par Gaël Faye ont pour origine le rôle de la France pendant le génocide et, plus largement, le soutien aux gouvernements rwandais successifs malgré une politique de répression de plus en plus violente à l’encontre des Tutsi. Catherine Coquio, « Guerre coloniale française et génocide rwandais : la responsabilité, l’implication de l’État français et sa négation », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 99, 2006, p. 49-71. 6. « J’écris pour avoir la force de vivre le pays de solitude, le pays métis. » (Apollinaire Singou- Basseha, Confidences et révélations littéraires : Henri Lopes, Sony Labou Tansi, Matondo Kubu Turé, Alain Mabanckou, Ghislaine Sathoud et Henri Djombo, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 38.) 7. L’inanga est une cithare traditionnelle des Grands Lacs. Dans cette vidéo, Melchior Sindirimba en présente les caractéristiques : https://www.youtube.com/watch?v=F_P00MO0RGI

INDEX

Mots-clés : débuts littéraires, processus d’écriture, littératures francophones, lecture, musique, Rwanda, Burundi, France

AUTEUR

CÉLINE GAHUNGU

Membre du Centre international d’études francophones (CIEF) de l’université Paris‑Sorbonne ; chercheuse associée, équipe « Manuscrits francophones », ITEM (UMR 8132, CNRS-ENS)

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Débords – Sinzo Aanza

Céline Gahungu

1 Poète, dramaturge et artiste plasticien né en 1990 à Goma (République démocratique du Congo), Sinzo Aanza est l’auteur d’un premier roman ambitieux, Généalogie d’une banalité (Vents d’ailleurs, 2015). Cette œuvre spéculaire, qui convertit la dissonance, la disharmonie et la saleté en principes d’écriture – la « littérature dans les ordures » –, interroge la création romanesque et la figure de l’écrivain.

Céline Gahungu : Quand avez-vous commencé à avoir une activité littéraire ? Sinzo Aanza : Je ne saurais dire avec précision quand j’ai commencé à écrire, si je dois partir de mes textes de poésie. Avec la poésie, on ne sait jamais vraiment à partir de quand on est pris. Toutefois, la nécessité et l’engagement sont arrivés dans le contexte de la guerre et de l’insécurité dans le Kivu1, où j’ai grandi. J’étudiais alors dans une école catholique, un petit séminaire, en fait. Un jour, il m’avait été demandé d’écrire une oraison funèbre pour un prêtre qui vivait avec nous, un doyen mort de vieillesse. Cela ouvrit la porte à d’autres sollicitations. J’étais, à l’instar des autres élèves, perçu comme un futur prêtre, et les prêtres sont les dépositaires de la parole, depuis que les missions catholiques et l’administration coloniale avaient déclaré diaboliques ou dissidents les auteurs porteurs d’autres paroles sacrées, et de paroles tout court. Il me fut souvent demandé d’écrire des textes pour des gens qui avaient perdu un proche, mais aussi des vœux pour d’autres qui se mariaient ou encore des lettres d’amour pour des gens qui voulaient, avec des mots, s’installer durablement dans le cœur d’une fille. Ce qui, je crois, m’a mis sur la voie de la littérature, ce sont bien les oraisons funèbres, quand j’en écrivais pour des personnes dont la mort était liée à l’insécurité dans laquelle nous nous trouvions tous du fait de la guerre. La guerre était violente et à travers chaque mort pour lequel il m’était demandé d’écrire, c’est sur tous les autres morts que portaient mes textes, ceux que j’avais vus mourir, ceux que j’avais vus morts, ceux dont on m’avait rapporté la mort et puis nous-mêmes dont la mort était tout le temps si proche, si présente, si évidente. Le sentiment d’insécurité, qui au fond n’a jamais cessé de m’habiter, a été, je crois, la voie de la littérature. Je quittai

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alors le registre du discours simple pour celui de la poésie. C’est ce que j’appelle les Ngwaki2.

C.G. : Quel regard portez-vous sur vos premiers pas littéraires ? S.A. : Je ne crois pas avoir jamais écrit d’enfantillages. Mes écrits, même les plus balbutiants, les plus maladroits, étaient portés par quelque chose de plus important que leurs faiblesses. Encore aujourd’hui, mes écrits restent faibles, considérant ce que j’aurais souhaité qu’ils expriment vraiment. Mais après tout, la littérature est une voie, je devrais un jour, peut-être, être pleinement satisfait des langages que je produis.

C.G. : Y a-t-il des œuvres ou des écrivains qui vous ont incité à écrire ? S.A. : La lecture est capitale et ça reste encore aujourd’hui le moment que j’attends avec le plus d’impatience dans mes journées. Néanmoins, je viens d’une région du Congo où l’écrivain est une figure lointaine. Encore récemment, à Goma, j’ai entendu un homme répondre à mon cousin, qui me présentait comme écrivain, qu’il devait se payer sa tête. Je n’ai donc pas voulu faire de la littérature comme tel ou tel auteur ni pour ressembler à tel ou tel écrivain. Je ne crois pas m’être jamais dit que je deviendrai écrivain. En lecture, je suis plutôt éclectique. J’ai donc lu et continue de lire (je relis beaucoup, d’ailleurs un livre ne m’intéresse que si je sens que je devrai le relire) des auteurs russes, français, maliens, sénégalais, anglais, haïtiens, autrichiens, allemands, italiens, portugais, congolais espagnols, algériens, israéliens, japonais, sud-africains, chinois, kenyans, togolais, états-uniens, etc., des classiques comme des contemporains, mais je dois avouer que les textes qui influencent vraiment mon écriture sont ceux d’auteurs ayant directement travaillé sur les conflits sociaux, culturels ou politiques et, davantage, sur la catastrophe qu’ils font advenir. Des auteurs sud-américains tels que Manuel Scorza, Horacio Quiroga, Asturias, Alejo Carpentier, Bioy Casares, etc., des auteurs du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale tels que Paul Celan, Primo Levi, Jorge Semprún, Jean Améry, etc., ou des auteurs soviétiques : Boulgakov, Soljenitsyne, Chalamov, Zamiatine, etc., mais aussi des auteurs comme Mahmoud Darwich, Mia Couto, Amos Tutuola, Hampate Bâ, Sony Labou Tansi, Yambo Ouologuem, Mudimbe, Dambudzo Marechera, Kourouma, Maliza Mwine Kintende, Mauvignier, Nuruddin Farah, Jonathan Littel, Achebe, Ngugi, Tchak, Agualusa, Ananda Devi, Houellebecq, etc.

C.G. : Y a-t-il eu un moment où, au cours de votre trajectoire, vous vous êtes fait la réflexion : « Je suis écrivain » ? S.A. : J’entends dire que je suis un écrivain, je ne me le dis pas, ne me l’avoue pas. Je suis le type d’écrivain qui est forcément autre chose qu’un écrivain, du fait de mon contexte socioculturel dans lequel le mot « écrivain », au fond, ça ne veut rien dire. Mudimbe, l’écrivain congolais devenu américain, disait qu’il s’était exilé du Congo pour pouvoir vivre sa vie d’écrivain et d’intellectuel, il disait se sentir, au Congo, dans une insécurité intellectuelle. C’est une des raisons pour lesquelles je fais un travail plastique à côté de mon travail littéraire, car le travail plastique affirme sa présence dans l’espace physique et mental sans les nombreux détours de la littérature.

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C.G. : Comment percevez-vous l’interaction entre maisons d’édition et travail créateur ? Dans un entretien3, vous aviez évoqué des difficultés avec Médiaspaul4. S.A. : Je pense qu’un écrivain, c’est un univers. Qu’il soit publié ou pas, il a son univers et la langue de cet univers, auxquels l’édition n’ajoute rien, sinon la reconnaissance, mieux, la diffusion. La maison d’édition catholique dont je parlais, dans cet entretien, avait une vision apostolique de la littérature. C’est la plus grande maison d’édition et de diffusion dans le pays, et on ne peut pas reprocher à ceux qui la tiennent de faire leur travail apostolique. Le drame, c’est que, quand on parle de littérature au Congo, c’est autour de ces textes de l’apostolat catholique que tournent les discussions. C’est cela la littérature congolaise, portée au pinacle par le personnage de Zamenga Batukezanga5 comme écrivain absolu. Généalogie d’une banalité était aussi un projet pour la radio et c’est quand les négociations avec les programmateurs radio n’ont pas abouti que j’ai eu vraiment mal, au point de vouloir tout laisser tomber.

C.G. : Confrontés à un univers éditorial qu’ils jugent mercantile, de jeunes écrivains s’intéressent à une littérature hors du livre, une écriture exposée, performée. Qu’en pensez‑vous, notamment à l’aune de vos créations artistiques ? S.A. : Je pense que les pratiques éditoriales d’aujourd’hui font beaucoup de mal à la littérature. Quand on ne peut pas se passer d’écrire, de produire ces univers qui sont à la fois notre création et notre monde, car ils nous prennent comme si nous en étions nous-mêmes un élément, quand on est pris dans l’engrenage de sa création, on fait ce qu’on peut pour la légitimer. Un écrivain vit dans une société dont il a envie qu’elle vienne un jour découvrir ou violer son univers. Qu’il s’impatiente de l’échéance de la découverte ou repousse celle du viol, il sait que cela doit arriver, que cela est nécessaire. À la limite, on s’en fout de l’édition, comme je l’ai dit plus haut, ça ne sert qu’à contenir la chose (dans les deux sens du mot « contenir »), à la porter, à la diffuser.

C.G. : Comment s’est passé votre travail avec Jean-Luc Raharimanana, écrivain et directeur de la collection « Fragments » au sein de la maison d’édition Vents d’ailleurs ? S.A. : Raharimanana est un très bon écrivain. Avec lui, le travail a été celui d’un aîné qui fait un retour de lecture à un auteur plus jeune. J’ai été chanceux de travailler avec un homme qui a un tel rapport au texte.

C.G. : Comment êtes-vous venu à chacun des genres littéraires que vous pratiquez ? S.A. : Contraintes du contexte dans lequel je suis. Sinon je n’aurais écrit que des romans et de la poésie. Idéalement, j’aurais voulu écrire uniquement de la poésie. Mon genre préféré, c’est la poésie. Il n’y a de genre littéraire que la poésie. Ce qu’on appelle genres littéraires, ça n’a souvent rien à voir avec la littérature elle-même, c’est technique. La forme d’un texte n’en fait aucunement une littérature. Seule la poésie est littéraire.

C.G. : Comment travaillez-vous ? De manière manuscrite ? Avec un ordinateur ? Le support a‑t-il une incidence sur votre création ? S.A. : J’écris dans des carnets ou sur du papier. Je ne passe à l’ordinateur que quand je sais ce que je veux/vais faire. Les passages les plus importants, je les écris avant, dans les carnets, ou sur du papier.

C.G. : Pendant la gestation d’une œuvre, il y a une phase mystérieuse pour la critique : le moment où, avant toute réalisation écrite, un écrivain commence à rêver sa création à venir.

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Peut-on parler de rêverie dans votre cas ? Est-ce un titre, une sensation, une rencontre, une lecture qui annonce le début de la gestation ? S.A. : Il faut que je sois triste, ou énervé, ou heureux ou désemparé… La plupart du temps, cela me vient le matin à mon réveil, quand mes rêves sont encore tout frais dans ma tête. Je ne sais pas si tout ça est lié au sentiment d’insécurité et à la présence perpétuelle de la mort quand je grandissais dans le Kivu, en tout cas, mes rêves ne larguent des décharges qu’à mon réveil, je mets du temps à les contenir. Je fais pourtant des rêves banals sur la maison de mon enfance, qui a été ensevelie dans la lave lors de l’éruption du volcan Nyiragongo en 2002, sur les fermes familiales où nous allions en vacances, sur les traversées du parc des Virunga que nous faisions en allant en vacances, sur des gens que j’ai connus à cette époque et qui sont morts dans le parc, sur d’autres encore d’avec lesquels nous avons été séparés précipitamment quand tout devenait instable et qu’on se déplaçait beaucoup. Dans mes rêves, je suis un enfant. C’est donc après ce genre de rêve que j’écris de bons textes, ou quand, pour une raison quelconque, j’éprouve dans la journée un sentiment égal à ceux qui me tiennent le cœur après un de ces rêves.

C.G. : Lorsque vous écrivez un roman, une pièce ou un poème, suivez-vous un plan préétabli, trame, scénario que vous amplifiez ? Peut-être est-ce le contraire et procédez- vous par vagues d’écriture que vous allez ensuite corriger ? S.A. : J’ai des notes et des plans au départ, en effet, mais les plans changent souvent, parfois il ne reste rien du plan de départ.

C.G. : Dans un entretien avec Lydie Moudileno, Henri Lopes a déclaré qu’il n’était pas un écrivain « du premier jet6 ». Est-ce votre cas ? S.A. : C’est bien mon cas. Sauf pour les textes courts. J’écris souvent des poèmes d’un seul jet. Cela m’est arrivé aussi avec une pièce de théâtre et une nouvelle, mais le reste du temps, ça change beaucoup.

C.G. : Généalogie d’une banalité est, en quelque sorte, une réflexion sur la mémoire congolaise. Pourrait-on mettre en rapport votre roman avec les œuvres de Sammy Baloji ou Kiripi Katembo7 ? S.A. : Tout à fait ! J’ai travaillé avec Sammy et Kiripi. Ils ont été des mentors et des interlocuteurs pour mes projets d’installation. C’est auprès d’eux que j’ai développé la mise en espace de mes projets littéraires. La scène artistique congolaise est très ghettoïsée. Lorsqu’on y rencontre des affinités, on s’interroge ensemble, on discute beaucoup, on passe des soirées à boire et à se bourrer d’illusions, ensuite on perd ces illusions ensemble, on travaille, on se critique, on s’encourage, etc.

C.G. : Quels liens faites-vous entre vos créations d’artiste plasticien et votre travail littéraire ? S.A. : Je pense qu’à partir du moment où je n’ai plus écrit beaucoup d’oraisons funèbres et que j’ai eu envie de continuer à écrire, il m’a fallu d’autres espaces pour cette littérature. Je ne pensais pas vraiment à l’édition. D’abord, parce que j’avais lu et entendu des écrivains qui disaient qu’il était difficile de se faire publier. Ensuite, parce que j’étais de moins en moins satisfait par les livres publiés au Congo. Il était hors de question, enfin, que je me batte pour publier un livre en Europe, sachant qu’il ne serait pas accessible. Ce sera d’ailleurs le cas de Généalogie d’une banalité que je mis du temps à me procurer. Au départ, j’avais songé au dessin, que je pratique également, mais très vite je fus amené à écrire des textes pour le théâtre ou pour la performance artistique, mais surtout à monter des installations comme espaces pour

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la littérature. J’appelais ça des littératures physiques, en répondant au peu de place que le livre semblait avoir, mais davantage en donnant un corps à ces littératures, en les faisant exister pleinement dans nos villes de corps, afin qu’elles deviennent un corps comme tous les autres, un corps contre lequel on se heurte, un corps avec lequel on compose.

C.G. : Pourriez-vous évoquer les collectifs littéraires et artistiques congolais, je songe notamment à Libr’écrire ? S.A. : Libr’écrire est un collectif qui a été fondé par Jean-André Constant, un poète haïtien, Fiston Mwanza, Séraphin Bukasa et bien d’autres auteurs qui avaient pris inspiration sur les anarchistes. Le collectif n’avait donc pas beaucoup de chance de se développer et n’en avait pas vraiment l’ambition. Les auteurs se rencontraient, buvaient des bières en récitant leurs poèmes et en discutant de leurs projets d’écriture. Quand je l’intégrai, en 2009, il n’en restait déjà plus grand-chose. Les membres du collectif ne vivaient plus dans la même ville, les rencontres se faisaient par Skype et tout le monde n’avait pas Internet. Aujourd’hui, le collectif est un projet dans un centre d’art de Lubumbashi, qui l’a donc organisé. Du temps de l’anarchisme, il y avait quelques auteurs à haut potentiel et beaucoup de boulets prétentieux et incultes, comme dans toute assemblée de ce genre. Quant aux collectifs artistiques, je n’en ai jamais fait partie, mais je sais qu’il y en a beaucoup à Kinshasa, à Lubumbashi, à Goma et à Kisangani. J’ai même travaillé avec certains d’entre eux, mais je les trouve quasi nocifs à l’épanouissement de leurs membres. Ce sont des cadres de confort, pour se sentir moins seul, mais ça ne produit pas grand-chose. On peut dire la même chose des collectifs littéraires, d’ailleurs. Fiston Mwanza8 était déjà Fiston Mwanza avant de mettre les pieds dans Libr’écrire.

C.G. : Quels sont vos projets ? S.A. : Un projet d’installation, « Pertinences citoyennes », qui porte sur le langage comme élément de consensus social, sa précarité dans l’histoire récente du Congo, et dans la confrontation entre le pouvoir et le lynchage des gens de pouvoir. Cela devrait être exposé bientôt à Kinshasa et à Paris.

NOTES

1. Le Kivu est une région qui se trouve à l’est de la République démocratique du Congo. 2. Poèmes de deuil. 3. Mélanie Talcott, « Entretien avec Sinzo Aanza », L’Ombre du regard, 12 juillet 2016, http:// www.lombreduregard.com/ce-quils-ecrivent/sinzo-aanza-interview. 4. Créée par la Société missionnaire de saint Paul, la maison d’édition Médiaspaul, dont l’objectif est d’« annoncer l’Évangile avec le nouveau langage de la culture de la communication », est installée en République démocratique du Congo depuis 1957. 5. La plupart des œuvres de Zamenga Batukezanga ont été publiées par Médiaspaul. 6. Lydie Moudileno, « Henri Lopes, la critique n’est pas une agression », Genesis, « Afrique- Caraïbe », n° 33, 2011, p. 93.

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7. Sammy Baloji et Kiripi Katembo sont photographes ; une partie de leurs œuvres porte sur la mémoire congolaise. La couverture de Généalogie d’une banalité est illustrée par une photographie de Kiripi Katembo. 8. Fiston Mwanza Mujila, Tram 83, Paris, Métailié, 2014.

INDEX

Mots-clés : débuts littéraires, écriture, lecture, création artistique, République démocratique du Congo

AUTEUR

CÉLINE GAHUNGU

Membre du Centre international d’études francophones (CIEF) de l’université Paris‑Sorbonne ; chercheuse associée, équipe « Manuscrits francophones », ITEM (UMR 8132, CNRS-ENS)

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Inédits

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Lettres de David Jaomanoro à Serge Meitinger Avec deux poèmes « inédits » (de 1988)

Serge Meitinger

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les nouvelles de David Jaomanoro sont réunies en 2006 dans Pirogue sur le vide (Éditions de l’Aube). Il publie en 2013 Le Mangeur de cactus (L’Harmattan), ensemble de récits liés entre eux. Désormais, c’est l’édition des Œuvres complètes (Poésie, Théâtre, Nouvelles) aux Éditions Sépia (2017) qui est la référence obligée !

1 David Jaomanoro (Madagascar 1953-Mayotte 2014) est, avec Jean-Luc Raharimanana, le pilier le plus ferme de l’écriture francophone à Madagascar. Il commence par la poésie et le théâtre, éveillé à une vocation qui sommeillait encore par le passage à Madagascar en 1987 de Monique Blin, responsable du Festival des francophonies de Limoges. Il sera dans cette ville écrivain en résidence (1988), en liaison avec le festival, et de retour en 1989, pour le festival encore et les États généraux de la création francophone. Ses archives sont majoritairement réunies dans la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, fonds Patrimonial francophone. Dans les années quatre-vingt-dix, il se tourne plutôt vers la nouvelle, obtenant en 1993 le Grand Prix RFI-ACCT de la nouvelle francophone pour « Les funérailles d’un cochon ». Il consacrera plusieurs textes saisissants au monde qu’il découvre lors de son exil à Mayotte, où il meurt prématurément au moment même où il songeait à revenir dans son pays natal pour y prendre sa retraite.

2 J’ai fait la connaissance de David Jaomanoro en 1983 au moment de son entrée à l’École normale supérieure de Tananarive, où j’enseignais depuis 1980. Il avait 30 ans et avait déjà été instituteur pendant dix ans ; il faisait partie des cinq fonctionnaires de la promotion de cette année-là. Né à Anivorano Nord, non loin du lac aux caïmans sacrés (qui lui inspirera Le Dernier Caïman), dans la campagne entre Diégo-Suarez et Ambilobe. D’ethnie antakarana, il restera attaché à sa région natale, à sa langue comme à sa

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culture. Il sortira de l’École normale en 1988 après la soutenance de son mémoire de CAPEN1 réalisé sous ma direction, sur « Le thème de l’arbre dans l’œuvre poétique en français de Jean-Joseph Rabearivelo ». En 1987, lors du colloque « J.-J. Rabearivelo, cet inconnu ? », organisé à la faculté des lettres de l’université d’Ankatso (Antananarivo), il obtint, ex aequo avec Jean-Luc Raharimanana, le prix de poésie décerné à cette occasion pour son recueil Quatr’ams j’aime ça. Pierre Torreilles, poète et libraire à Montpellier, présent au colloque, proposa ensuite son ensemble poétique pour le prix Jean-Malrieu (sans qu’il obtienne le prix). La même année 1987, il rédige sa première pièce de théâtre, qui deviendra La Retraite. Dès 1988, il est auteur en résidence (avec Michèle Rakotoson, entre autres) à Limoges pour le Festival des francophonies (août- octobre) ; il y écrit sa troisième pièce, J’ai marché dessus (la seconde est Le Dernier Caïman, de 1988 également) et présente à l’université de Limoges un projet de DEA sur les contes populaires malgaches qui s’oriente vers le thème de « La femme dans les contes malgaches ». En juin 1989, il prépare son second départ vers Limoges, car il a été invité par Alain Decaux (alors ministre de la Francophonie) aux États généraux de la création francophone (ou de l’écriture théâtrale francophone), qui se tiendront dans cette ville en octobre. Dans sa lettre datée du 15 juin, il fait le point sur ses activités entre le temps de sa résidence à Limoges de 1988 et son prochain départ pour cette ville et les États généraux.

Fig. 1 : David Jaomanoro, lettre à Serge Meitinger du 15 juin 1989, f° 1, recto

Archives Serge Meitinger / Ayants droit de David Jaomanoro

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Fig. 2 : David Jaomanoro, lettre à Serge Meitinger du 15 juin 1989, f° 1, verso

Archives Serge Meitinger / Ayants droit de David Jaomanoro

Transcription de la lettre de David Jaomanoro à Serge Meitinger du 15 juin 1989, f°1

Station Alaotra le 15 juin 1989Cher ami,

Je suis désolé du fait que les deux lettres que je vous ai envoyées se sont égarées. Heureusement, je n’ai pas envoyé de manuscrits ! Je pensais le faire au moment où j’ai envoyé une nouvelle à Mme Chenet2. Hélas ! c’était le dernier manuscrit. Je n’ai plus que le cahier3. Vous savez les conditions matérielles qui sont les miennes. Je n’ai pas fait de poésie depuis Limoges. Par contre j’ai une pièce de théâtre en 2 versions (malgache et française)4 et la nouvelle dont j’ai parlé. Je suis un peu embêté pour Le Journal des Poètes5, vu l’importance de la personne qui le dirige. DEA au point mort, faute de documentation sérieuse. La FAC de Limoges propose de me réinscrire pour l’année 1990. Par contre M. Alain Decaux m’invite officiellement à participer aux États généraux de la création francophone à Limoges en octobre 89. Billet d’avion assuré. Je resterai après le séjour de 4 jours qu’on m’accorde, si j’arrive à trouver du travail. J’aurais dû rester après le Festival de l’an dernier ! Ma pièce Le dernier caïman fait le tour de M[adagascar] en ce moment, montée par la troupe Johary du CCAC6, financée par M. Dumarty, délégué général de l’Alliance Française. De plus elle sera présentée en lecture scénique au 6 ème Festival à Limoges en octobre. Jusqu’à présent pas d’édition réalisée. Si je pouvais me permettre, j’oserais vous demander de m’envoyer des bouquins pour mon DEA. C’est le « thème de la femme dans les contes malgaches ». Je suis littéralement ligoté par le manque de moyens matériels.

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Je suis vraiment très désolé de mes lettres perdues ; je vous avais écrit à l’Université de La Réunion. Pour ma part, mon adresse /// sera désormais :

Station agricole Alaotra M.L.A. (503) Madagascar C’est dans la région d’Ambatondrazaka.

Si ! J’ai écrit un poème à Limoges ! Je l’ai dit pendant la « Nuit de la Poésie », organisée dans le cadre du Festival, qu’on a appelée « Éloge de la lune » et qui a réuni des poètes de plusieurs horizons. Et bien sûr mes collègues auteurs en résidence : Michèle Rakotoson, Bernard Zadi Zaourou, Sylvain Bemba. Et puis là-bas (dans la Corrèze) j’ai rencontré une poétesse bilingue (elle écrit en français et en occitan) de 65 ans, paysanne, conteuse et poète : Marcella Delpastre. J’ai fait un poème sur elle, il va être publié dans l’édit[ion] de septembre du Journal du Festival. Malheureusement je ne l’ai pas ici à Station Alaotra. Je vous l’envoie dès que possible, sûrement avec la plaquette « Éloge de la lune ». Mon poème s’appelle « Lune ». Aidez-moi pour mon DEA. J’espère que cette lettre vous parviendra.

Bien amicalement

David

P.S. : Je vous envoie la plaquette7 qui contient mon poème, sans la couverture qui est trop lourde.

3 Voici les textes des deux poèmes annoncés. Le second, « La sueur de la pierre », dédié à Marcelle Delpastre (Marcella est sans doute la version occitane de Marcelle), sera expédié plus tard (avec la lettre du 16 février 1990). Ils ne sont pas inédits au sens strict puisqu’ils ont trouvé une première publication, mais devenue introuvable !

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Fig. 3 : David Jaomanoro, poème « Lune », extrait de la plaquette Éloge de la lune, jointe à la lettre du 15 juin 1989

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4 Ce poème est accompagné dans la plaquette de la petite notice biographique suivante : Né le 30 décembre 1953 en pleine dépression… tropicale. Aime trois choses : manger, dormir, me taire, ce que ne permet pas toujours le métier d’enseignant que j’exerce. 1983-1988 : Études à l’École Normale Supérieure de Tananarive (Madagascar). 25 juin 1988 : Présentation et soutenance d’un mémoire sur le pionnier de la littérature malgache francophone : Jean-Joseph Rabearivelo. Présentement en mal d’éditeur.

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Fig. 4 : David Jaomanoro, poème « La sueur de la pierre », photocopie jointe à la lettre du 16 février 1990

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5 David Jaomanoro restera à Limoges de septembre 1989 à juillet 1990. Il s’efforce surtout de boucler son DEA sur « La femme dans les contes malgaches » et y parvient de justesse avant son retour à Madagascar de juillet 1990. Dans sa lettre du 24 octobre 1989, il expose quelle sera la problématique de son travail. Le choix de ce sujet et la manière de le traiter sont révélateurs de l’attention douloureuse que porte David Jaomanoro à la condition féminine, surtout dans le monde musulman de Mayotte et des Comores (nombre de ses nouvelles en témoignent).

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Fig. 5 : David Jaomanoro, lettre à Serge Meitinger du 24 octobre 1989, f° 1

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6 À son retour, il est nommé au lycée, pour 1990-1991, à Ambilobe, dans sa région natale. La même année, il termine sa cinquième pièce, Labeka koezy ou le mariage de la princesse Iangoria. Nommé au lycée technique de Diégo-Suarez au début de 1992, il

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devient assistant à l’université en fin d’année. Début 1993, les fédés (abréviation de « fédéralistes », partisans du président déchu Didier Ratsiraka) font régner la terreur à Diégo et dans la province. Sa nouvelle « Funérailles d’un cochon » (en lien avec les événements qui secouent le nord de l’île) obtient le premier prix au concours de nouvelles 1993 de RFI. En 1994, il s’inscrit en thèse sous ma direction à l’université de La Réunion, son sujet devant prolonger le thème de son DEA. Dans la période où Albert Zafy (Nordiste comme David Jaomanoro) est président de la République Malgache (mars 1993-septembre 1996), il devient directeur des affaires culturelles et du patrimoine pour la province de Diégo-Suarez ; il crée et dirige une radio locale francophone, Alliance FM. C’est lors de son séjour à La Réunion, dans les premiers mois de 1997, qu’il apprend qu’au retour de Ratsiraka au pouvoir il est limogé de son poste administratif et politique de directeur et il prend peur, craignant pour lui et sa famille les représailles des fédés, toujours aussi violents. Il décide de partir en exil à Mayotte, où il arrive seul en septembre 1997, retournant chercher sa famille à Diégo en décembre. La lettre du 24 mars 1998 fait le point sur les premiers moments de son installation à Mayotte et de celle de sa famille.

Fig. 6 : David Jaomanoro, lettre à Serge Meitinger du 24 mars 1998, f°1, recto

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Fig. 7 : David Jaomanoro, lettre à Serge Meitinger du 24 mars 1998, f° 1, verso

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7 Ironie du sort, au moment où il s’exile, il est désigné par la Revue de l’océan Indien « Homme de l’année 97 » pour les arts et lettres à Madagascar. Il remporte aussi la médaille d’or au concours littéraire des IIIes Jeux de la francophonie (1997) avec la nouvelle « Jaombilo » et un prix de 10 000 francs. Il obtient un visa de long séjour à Mayotte et il pourra présenter une demande de naturalisation dès fin 1998. Dès l’année 1997-98, il doit demander une dérogation pour sa réinscription en thèse, mais ses diverses activités ne lui permettent pas d’y travailler. Elle est abandonnée en 1999, mais il prépare à la place un DESS de formation des adultes. Les Journées de la francophonie à Mayotte (13, 14 et 15 mai 1999) sont l’occasion de tracer un vaste programme de travail incitant aussi à la collaboration entre les îles de la région. Ultime trace de nos échanges, une carte de vœux que je date de l’an 2000, où il me dit qu’il a obtenu son DESS et la nationalité française pour lui et sa famille. Je ne sais pas pourquoi il n’y a plus de correspondance entre nous ensuite. Peut-être a-t-il craint que l’abandon de sa thèse ne m’ait vexé ou s’est-il senti en faute envers moi pour avoir délaissé cette voie ?

8 Je garde de lui l’image d’un homme discret et mesuré, au ton calme et un peu chantant, plein d’humour et très simple. Très proche des enfants, sachant les mettre en confiance et jouer avec eux. Il était aussi un fervent conteur, habile à tisser des histoires qui amusent et portent leçon. Sa discrétion était à son comble en matière religieuse : bien qu’adepte d’un groupe protestant particulièrement austère, jamais, dans sa vie comme dans son œuvre, il n’y fait la moindre allusion.

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ANNEXES

Archives Serge Meitinger (fonds David Jaomanoro), liste des numérisations

DJ.1987.05.30. Serge Meitinger remettant le prix Jean-Joseph-Rabearivelo à David Jaomanoro, lors du colloque « Jean-Joseph Rabearivelo, cet inconnu ? » (photo expédiée à S.M. dans la lettre de Jean-Luc Raharimanana du 22 avril 1988). DJ.1987.07.03. Lettre à Serge Meitinger. Antananarivo. DJ.1988.08.16. Lettre à Serge Meitinger. Limoges. DJ.1988.11.16. Lettre à Serge Meitinger. Station Alaotra. DJ.1989.06.15.Lune. Poème accompagnant la lettre à Serge Meitinger. DJ.1989.06.15R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Station Alaotra. DJ.1989.06.15V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1989.08.02. Lettre à Serge Meitinger. Station Alaotra. DJ.1989.08.14. Lettre à Serge Meitinger. Station Alaotra. DJ.1989.10.24. Lettre à Serge Meitinger. Limoges. DJ.1990.02.16.Sueur. Poème accompagnant la lettre à Serge Meitinger. DJ.1990.02.16R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Limoges. DJ.1990.02.16V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1990.03.20.1. Lettre à Serge Meitinger. Premier feuillet. Limoges. DJ.1990.03.20.2. Lettre à Serge Meitinger. Second feuillet. DJ.1990.04.17R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Limoges. DJ.1990.04.17V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1990.07.18.1. Lettre à Serge Meitinger. Premier feuillet. Diégo-Suarez. DJ.1990.07.18.2. Lettre à Serge Meitinger. Second feuillet. DJ.1991.02.04. Lettre à Serge Meitinger. Ambilobe. DJ.1991.03.15R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Diégo. DJ.1991.03.15V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1991.04.17. Lettre à Serge Meitinger. Ambilobe. DJ.1991.05.05. Photo de DJ au Jardin de l’État avec Clémentine et sa grand-mère. DJ.1992.01.27. Lettre à Serge Meitinger. Diégo-Suarez. DJ.1992.04.30. Lettre à Serge Meitinger. Antsiranana ( = Diégo). DJ.1992.12.07. Lettre à Serge Meitinger. Diégo.

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DJ.1993.01.28. Lettre à Serge Meitinger. Antsiranana. DJ.1994.12.25. Photo de DJ avec Clémentine chez Serge Meitinger. DJ.1996.12.18R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Diégo-Suarez. DJ.1996.12.18V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1997.09.17. Lettre à Serge Meitinger. Mamoudzou. DJ.1997.10.06. Lettre à Serge Meitinger. Kavani-Mamoudzou. DJ.1997.11.10. Lettre à Serge Meitinger. Kavani-Mamoudzou. DJ.1998.01.09R. Lettre à Serge Meitinger. Mamoudzou. DJ.1998.01.09V. Lettre à Serge Meitinger. DJ.1998.03.24R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Mamoudzou. DJ.1998.03.24V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1998.08.05R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Grenoble. DJ.1998.08.05V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.1998.12.26. Lettre à Serge Meitinger. Mayotte, Mamoudzou. Expédiée à Madagascar. DJ.1999.05.25R. Lettre à Serge Meitinger. Recto. Mamoudzou. DJ.1999.05.25V. Lettre à Serge Meitinger. Verso. DJ.2000. ? ? ? ?.R. Carte de vœux à Serge Meitinger. Kavani-Mamoudzou. DJ.2000. ? ? ? ?.V. Verso de la carte.

NOTES

1. Certificat d’aptitude pédagogique de l’école normale. 2. Collègue de Serge Meitinger et de Liliane Ramarosoa à l’École normale supérieure de Tananarive. Impossible d’identifier la nouvelle envoyée. 3. Les jeunes écrivains malgaches de cette époque de pénurie écrivent sur des cahiers d’écolier, comme leur illustre ancêtre Jean-Joseph Rabearivelo ! 4. Il s’agit probablement de Nous autres paysans (le tapuscrit est daté de mars 1989), qui deviendra aussi la nouvelle Docteur Parvenu. Le texte malgache semble égaré. 5. Serge Meitinger faisant la médiation, Le Journal des poètes, dirigé par André Doms et Fernand Verhesen, souhaitait un poème de David Jaomanoro. Ce sera chose faite en 1991, avec « Qu’y a-t-il de particulier ce matin » (« Sous une véranda/ Un enfant est mort, mort de faim »), le dernier poème de Quatr’ams j’aime ça. 6. Centre culturel Albert-Camus (devenu l’Institut français de Madagascar) ; le directeur de la troupe Johary est Henri Randrianierenana, premier metteur en scène de David Jaomanoro et le plus fidèle jusqu’à ce jour. 7. Ici, il y a une incohérence, puisque David Jaomanoro vient d’écrire qu’il enverrait son poème « Lune » plus tard et qu’en fait il l’expédie avec sa lettre !

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INDEX

Mots-clés : Jaomanoro, Madagascar, correspondance, Meitinger, BFM, poésie malgache

AUTEUR

SERGE MEITINGER Professeur retraité de l’université de La Réunion, spécialiste de Tristan Corbière, de Mallarmé et de Jean-Joseph Rabearivelo, dont il a été le coordinateur scientifique de l’édition des Œuvres complètes (CNRS éditions, coll. Planète libre, 2010, 2012).

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Devenir Memmi Fragments d'un journal intime inédit

Guy Dugas

NOTE DE L'AUTEUR

Printemps 1942. Dans la Tunisie en guerre, un jeune Juif de 22 ans désoeuvré, dont les conditions de vie sont plutôt problématiques, consigne dans son journal intime ses amitiés, ses amours, son besoin de culture et ses rêves d'aventure. Exprimant de manière récurrente un taraudant « besoin d'écrire », il fait ses gammes dans une langue non maternelle qu'il apprivoise progressivement, non sans maladresses. Ses lectures, à la fois philosophiques (Spinoza, Herbert Spencer) et littéraires (Kipling, Pirandello et surtout Gide, à qui il voue une grande admiration), expriment un balancement existentiel entre la connaissance et l'action. Quelques semaines plus tard, les aléas du moment, l'expérience des camps de travail obligatoire le pousseront à l'action, dont il témoignera par l'écriture – démarche qui annonce ses Portraits, analyse d'un vécu personnel. Ses velléités d'écriture l'amènent également à égrener une chronique familiale qu'il intitule "Eux et moi". Déjà, il songe à puiser largement dans son journal pour composer « une espèce de roman autobiographique où je raconterai l'éloignement progressif d'un jeune homme de son milieu, de ses amis, pour rentrer en lui-même et à la découverte de la Connaissance », ce qui sera, peu ou prou, le sujet de son premier roman, La Statue de sel, publié 10 ans plus tard.

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copyright : archives privées Albert Memmi

1 [Mars 1942] - J'ai besoin d'écrire. J'y pense tout le temps. Et je ne peux pas arrêter ma marche vers la connaissance, qui m'est aussi indispensable. Je ne peux pratiquement concilier les deux. La discipline universitaire ne laisse pas beaucoup de temps. Et je veux réussir à mes examens.

*

2 J'ai Je cherche avec un besoin de plus en plus grand "le sujet", "mon œuvre". Je suis sûr maintenant que je ne suis pas seulement un chercheur. La connaissance, aussi indipensable qu'elle est à ma vie, ne me comblera pas. Il me faut créer. Je suis un créateur. J'ai besoin de vivre ce que je pense.

*

3 Je suis sûr aussi que je n'ai aucune fidélité à mon oeuvre. Une fois que mon oeuvre est créée, c'est à dire une fois que je l'ai vécue, elle ne m'intéresse presque déjà plus. Ce qui m'incline à penser que l'essentiel pour moi reste encore ma propre personne.

*

4 Je fréquente un peu Gide. Je l'ai surtout rencontré en ce point : que l'essentiel de mon oeuvre est et doit être mon propre Moi. J'ai écrit "doit". Au fond, il s'agit peu de règles préétablies et d'impératifs. C'est un fait. On ne se sent pas ainsi, on l'est. D'ailleurs, les règles m'intéressent peu.

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*

5 Lundi 22 mars - Lu Simples contes des collines de Rudyard Kipling. Je suis désespéré à l'idée que jamais je n'atteindrai cette maîtrise. Je ne pense pas d'ailleurs qu'on puisse dépasser cette habileté.

*

6 Mardi 24 mars 1942 - De même que le point de contact entre théorie et pratique (accord qui me paraît indispensable, qui ne l'est point pour certains, soit raisonnablement, ex. Patri, soit par inconséquence ou par lâcheté) me manque et cela m'exaspère. De même, le passage de mon cas individuel à la société, au cas de tous les autres hommes, je ne l'ai pas encore trouvé et cela me manque terriblement.

*

7 Samedi 28 mars 1942 - J'ai un besoin d'écrire qui me tenaille de plus en plus. Le besoin de connaître recule devant même. Je suis presque prêt à sacrifier 1 partie de la Connaissance pour créer.

*

8 Je compte écrire 1 espèce de roman autobiographique où je raconterai l'éloignement progressif d'un jeune homme de son milieu, de ses amis, pour rentrer en lui-même et à la découverte de la Connaissance. Large utilisation de mon journal.

9 Eux et moi - Je blaguais Bébé qui pose avec beaucoup d'assurance les questions les plus saugrenues. Mon père, mis en bonne humeur, prend le parti de Bébé et raconte quelques-unes de mes questions de gosse. Entre autres : - Dis papa, qui c'est le plus fort, le forgeron ou l'agent de police ? L'histoire du chien qui me courrait [sic] derrière. - Je veux courrir [sic], moi. Ça lui regarde !

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10 Lu : Si le grain ne meurt, André Gide. J'ai envie d'en écrire 1 semblable et je me sens de taille à le faire.

*

11 [1 feuillet demi-format dans le « garde-manger » de Memmi] Projets1

12 1) Si je suis reçu en faculté a) piocher mes certificats restants. b) remanier parallèlement mon dipôme et le présenter en m[ême] t[em]ps.

13 2) Si je ne suis pas reçu2 a) travailler en vue de publication le diplôme. b) commencer à réunir les éléments d'1 Histoire de la philosophie juive, future thèse de

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doctorat. c) fonder une Revue d'études juives. Cette revue sera alimentée par les études particulières que je préparerai pour mon Histoire de [la philosophie] juive (d'une pierre deux coups). d) parallèlement, pendant mes loisirs, écrire q[uel]que c[hose] d'artistique. Ex : Contes du folklore, etc.

copyright : archives privées Albert Memmi

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14 Jeudi 16 avril 1942 - Eux et moi Denise qui tousse est obligée hésite à se faire poser des ventouses. - Est-ce que ça fait mal ? Je suis le seul à en avoir déjà essayé. Elle remue mes souvenirs. Alors Zozo, dédaigneux devant tant de pleutrerie et surtout sanctionnant là une méthode d’investigation fausse : - Tu demande [sic] à Albert, mais peut-être que vous n’avez pas le même goût.

15 Les colères de Bébé sont terribles. Aussi tout le monde s’amuse à le mettre en colère, pour rire. En particulier Mamou. Alors Bébé, à bout, se sauve dans le couloir et hurle : - C’est une maison de fou, on me rend fou, etc.

*

16 Samedi 25 avril - Lu Luigi Pirandello, Chacun son tour3. Ce n’est pas le meilleur Pirandello. Je suis atteint d’1 curieuse déformation. Chaque fois que je lis un livre, je ne le juge plus objectivement, mais par rapport à moi. Je me demande si je pouvais l’écrire, s’il me dépassait. Lu Jean Martet, La Chasse à l’homme4. Un style habile, mais manque de génie. Tant pis.

*

17 Eux et moi - Bébé s’approche et me présente sa main, tous les doigts fermés, sauf l’index et le petit doigt. - Qui tu veux ?

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Ce qui dans notre langage commun signifie : si tu choisis le petit doigt, on est fâchés ; le grand, amis. Devinant qu’il veut quelque chose, je le déçois intentionnellement en choisissant le petit. Tant pis. Mais il n’a pas abandonné. Il revient cinq minutes après avec un nouveau plan de bataille. Il me présente le pouce et le majeur. - Qu’est-ce que c’est ? Je ne comprends plus. - Ah, je peux pas te dire. Choisis d’abord. Je choisis le pouce. Il me dit en souriant : - Alors, nous sommes amis. C’était simple : il m’impose son amitié en m’ôtant la liberté de choix. Maintenant que nous sommes amis malgré moi, il demande : - Tu m’aimes comment ? - Comme 1 kilo de cerises. - C’est tout ? - Un kilo de cerises et un kilo de poires. Nos comparaisons d’amitié sont très matérielles. Mais je suis loin de sa future demande. Il surenchérit pour me faire hausser. - Moi, je t’aime comme la maison ! - Moi comme la table. Il hausse encore pour m’obliger à monter malgré moi. - Moi comme toute la rue ! - Moi comme la maison. Ça va, il s’arrête. Je suis à la hauteur. - Alors donne moi cinq sous. Il les a gagnés. Je les lui donne.

*

18 Mercredi 27 mai 1942 - //Peut être joint à Eux et Moi// Q[uan]d j'étais gosse, j'ai écrit un Ballet anonyme à une dame qui nous avait précéd succédé dans un appartement. Ele était fort prétentieuse et maniérée. Elle s'était répandue en propos aigres sur la tapisserie qu'elle avait été obligée de changer. J'ai éprouvé le besoin de la lui dire, mais j'ai été découvert. J'avais tourné autour de sa boîte aux lettres et j'avais été remarqué. Ce fut un beau scandale. Déjà prophète. Eux et Moi - Mamou barbouille au crayon la porte du cabinet : « Ida la folle,... » etc. Puis se dit qu'il sera battu. Alors il signe : « Albert ». Albert, qui est grand, ne sera pas inquiété.

*

19 [Juin 1942] - La roue de l’aéromotor5 tourne lentement, uniformément. Je suis couché sur le dos. Au ciel, une multitude de nuages petits nuages blancs attend, immobile. Le vent se lève de temps en temps, et c’est alors un bruissement de tous les saccharomes. Ah, si j’avais une bonne langue, toute prête à servir, comme j’aurai [sic] exprimé toutes ces choses. Je sens l’inspiration, là, dans mon cœur, mais je ne sais pas dire grand-

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chose. Quand j’en ai fini avec la terre, je me perds dans le ciel. Il est immense ; les nombreux nuages argentés l’encombrent à peine. Aussi loin que va le regard, il ne découvre pas de limites. Toutes les hypothèses infinies sont justifiées. Il y a sûrement d’autres mondes et jamais une fin.

*

NOTES

1. Rajout au crayon rouge : « pour 1942 oct 1942 » 2. En marge de ce paragraphe, au crayon et écrit verticalement : « Et penser à gagner des sous ». 3. Luigi Pirandello (1867-1936), Il Turno, 1902. Trad française Yvonne Lenoir, éd. de la Nouvelle Revue critique, 1934. 4. Jean Martet (1886-1940), La Chasse à l'homme. Paris, Albin Michel, 1941. 5. Instrument à hélice mû par le vent permettant de puiser l'eau dans les puits.

INDEX

Mots-clés : Albert Memmi ; journal intime ; Tunisie ; littérature maghrébine de langue française

AUTEUR

GUY DUGAS Chercheur associé à l’équipe Manuscrits francophones, ITEM (CNRS-ENS)

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Témoignage

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Témoignage en fragments – Kateb Yacine

Paule Giraud

NOTE DE L’ÉDITEUR

Lorsqu’elle découvre Nedjma de Kateb Yacine, Paule Giraud, née et grandie en Auvergne, est à la veille de partir en Algérie. Cette lecture la bouleverse. « Ce que j’ai vu et vécu en Algérie après, mes contacts avec les Algériens, je l’avais déjà lu dans Nedjma […] c’était vraiment la chair de quelqu’un qui était Algérien et qui parlait de [ce pays] comme on n’avait jamais parlé avant. » Quelques années plus tard, à son retour, elle écrit à « son écrivain ». S’en suivra une longue amitié tissée de correspondances et de séjours que l’écrivain fera seul ou en compagnie de ses enfants, chez Paule et René Giraud dans leur maison de Blanhac en Haute- Loire, se ressourçant au contact de la nature, écrivant, marchant, se réchauffant à leur amitié indéfectible. Paule Giraud a accepté de nous offrir son témoignage sur les chemins des souvenirs1.

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Kateb Yacine à Blanhac, 1983

Photo René Giraud

Nedjma

1 René, mon mari, m’a offert le livre Nedjma, peu de temps après mon mariage, en me disant : il faut absolument que tu lises ce livre. Je l’ai lu, je suis vraiment entrée dedans, j’ai copié des pages entières, j’ai vraiment eu un choc, ou plusieurs chocs. Je peux résumer ma vie en disant : il y a ma vie avant le livre Nedjma et il y a ma vie après. Parce que ce livre a eu une influence, Kateb a eu une influence sur moi, sur ma vie, très forte à partir de ce livre, puisque, tout ce que j’ai lu après, je ne peux pas le comparer. Voilà l’importance de Nedjma pour moi. C’était tellement beau, je lisais et puis je copiais des pages, mais entières ! Je n’en revenais pas. D’abord, la beauté de la langue, ensuite l’Algérie. Ce que j’ai vu après – je l’ai dit à Yacine [lorsque nous nous sommes rencontrés], c’est un peu pour ça que je lui ai écrit aussi – ce que j’ai vu et vécu en Algérie après, mes contacts avec les Algériens, je l’avais déjà lu dans Nedjma, mais en profondeur. Donc, ça m’a aidé à comprendre, ce n’était pas du folklore tout d’un coup, c’était vraiment la chair de quelqu’un qui était Algérien et qui parlait de ce pays comme on n’avait jamais parlé avant, je pense. Enfin j’avais déjà lu certains écrivains algériens qui étaient reconnus, avant lui ; ils écrivaient un peu comme auraient écrit des Français ou des Occidentaux sur l’Algérie. Avec Yacine, c’est l’Algérien qui a parlé. Les écrivains algériens ont senti ça, ils ont dit : on peut le faire parce qu’il l’a fait. Voilà, je l’ai découvert comme ça. Le premier Nedjma, il a fallu le recoller parce qu’il était vraiment…

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Exemplaire de Nedjma de Paule Giraud

Photo Rym Khene

La correspondance

2 Notre amitié fut faite d’échanges de courriers avant la rencontre et les vacances familiales, soit à Élancourt (dans la région parisienne) soit à Blanhac.

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Quelques enveloppes des courriers adressés par Kateb Yacine aux époux Giraud

Photo Rym Khene

Les habitudes d’écriture

Kateb Yacine à la Bourgeade

Photo René Giraud

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3 Quand, à quel moment de la journée écrivait-il ? C’était souvent l’après-midi, en début d’après-midi, avant de partir dans les bois. Mais le matin aussi peut-être. Il montait, il écrivait, je pense. Il regardait beaucoup dehors et il écrivait. Où, son endroit préféré ? Sur la table en pierre, oui. De quelle manière ? Seul, entouré ? Seul, oui. Avec le chat, si possible. Il avait quelquefois le chat sur les genoux et il écrivait. Le chat voulait jouer avec le crayon, alors Yacine arrêtait d’écrire et il jouait avec le chat et avec le crayon. Alors, ou il écrivait dans sa chambre ou dehors, mais plutôt en fin d’après-midi, sur la table en pierre.

La table de pierre de La Bourgeade

Photo Rym Khene

4 Lentement, lentement, il me semble. Il n’avait pas d’hésitations ni de précipitation, il était calme, il était bien. Il écrivait à un moment où il était bien, peut-être avant de se promener, et, le soir, tout dépendait de son heure de retour de promenade. Il écrivait le soir dans sa chambre aussi. Plus tard, parce que, en été, il laissait les portes les fenêtres les lumières, les fenêtres ouvertes, il y avait des hannetons qui rentraient. Il ne voulait pas fermer les fenêtres. Donc, on avait essayé d’accrocher une moustiquaire, ça ne lui plaisait pas parce qu’il ne voyait plus le jardin. En fait, le jour et la nuit, quelquefois toute la nuit, c’était éclairé chez lui. Ou alors, il descendait, il faisait de la cuisine la nuit ! Donc, René descendait pour l’aider : chercher le fromage, ouvrir une boîte… Ces moments-là, de casse-croûte dans la nuit, étaient incroyablement riches de récits : séjours à l’étranger, rencontres… Yacine le faisait aussi à Élancourt. On ne voyait pas le temps passer.

Arrivées à Blanhac

5 La nuit, Yacine, je ne sais plus comment il dormait en fait. Il devait faire des sommes de deux heures, trois heures. En arrivant à Blanhac, parce qu’il était fatigué, il avait besoin

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de faire le point. Il disait : je remets tout à neuf. On repart, on repart à zéro. Donc, il arrivait, en train quelquefois. En général, les deux ou trois fois où il est venu par le train, il n’avait pas de valise. Il avait oublié sa valise. Une fois, il en a oublié une dans la gare à Paris. En fait, il partait sans bagages. Amazigh2 avait son sac, avec ses choses, Yacine, souvent, c’était… ses papiers quand même, il en avait dans les poches, il en avait partout. Un petit sac avec des papiers, des livres. Amazigh s’était fait très vite une bande d’amis, avec notre fille, Marie, de son âge. Ils étaient 7 ou 8, fidèles pendant presque huit ans…

Des livres

6 Des livres, il en laissait chez nous, mais que quelqu’un lui avait prêtés. Alors, ce qu’il emportait de la maison, on était sûrs que cela allait avoir le même sort et cela nous plaisait. Le livre était fait pour circuler, c’était ça qui était bien. Tous les jours, il fallait aller lui acheter Libé, le Monde à Rosières. Il avait lu qu’une association à Paris, dans les grandes villes, déposait des livres sur les bancs, pour que les gens les lisent. Ça, ça lui plaisait. C’est vrai, donner aux gens l’envie de lire parce qu’on voit un livre qui n’est à personne, eh bien on le prend, on le lit.

Il avait tous ses papiers sur la table

7 Lettres, journaux, écrits… Nous préparions des cahiers, des blocs, des feuilles blanches en grande quantité, pour son arrivée. Yacine écrivait partout et sur tout : sur des paquets de cigarettes parfois. Je regardais avec lui, avant de repartir, ce qu’il voulait garder ou non. Y compris dans la corbeille à papiers. Ce qu’il voulait brûler parfois. Yacine aimait le feu.

Dossiers Kateb Yacine de Paule Giraud

Photo Rym Khene

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Il aimait le feu

8 Les murs étant très épais, la grande pièce du bas était toujours très fraîche. « Un feu du tonnerre, un feu d’enfer », Yacine aimait cela. Préparer le bois, l’âtre. Allumer le feu. Nous mettions des tables un peu partout devant, et Yacine lisait le journal, nous racontait ses séjours partout dans le monde… Nous ne voyions jamais le temps passer. Seulement les bûches à ajouter, les enfants qui venaient goûter. Lorsqu’il y avait le feu, nous ne pouvions pas laisser Yacine seul longtemps car il aurait ajouté quatre bûches d’un coup, au moins. Cette vieille maison aurait brûlé. Yacine nous avait raconté avoir brûlé, en plein mois d’août, la provision de bois d’amis qui lui avaient laissé leur maison normande, parce qu’il y avait une cheminée dans chaque pièce et qu’il avait froid. Un jour où nous partions pour Paris, très tôt le matin, Yacine était triste. Il venait de perdre un ami très cher. Avant de prendre la route, il a voulu un feu dans la cheminée et nous l’avons allumé. Debout, tournant le dos au feu, Yacine me parlait de cet ami. Je le revois encore. Nous sommes partis longtemps après : « Je ne sais pas pourquoi », avait dit Yacine, « aujourd’hui j’ai froid ». Une couverture sur les épaules, il avait parcouru la moitié du chemin. Puis il s’était senti mieux soudain : « La vie est belle, le chat est du voyage ! ». À la cuisine de Blanhac, il y avait un fourneau. Yacine aimait en surveiller le feu, soulever les ronds de la cuisinière, ajouter une bûche.

Le chat

9 À la maison, une fois, dans sa chambre, il y avait le chat, son chat, qui s’était couché à sa place, sur le lit, et Yacine a dormi sur le tapis. Il a tiré les coussins, il n’a pas dérangé le chat. Le lendemain, il nous a dit : Mahomet avait découpé son manteau3, je ne veux pas réveiller un chat, je peux bien dormir sur le tapis. Il a dormi sur le tapis pour ne pas réveiller le chat, mais dans la nuit, le chat s’est réveillé et est venu dormir avec lui, alors, ils sont remontés tous les deux dans le lit. Mais, il pouvait le faire, puisque Mahomet avait fait la même chose.

Les confitures

10 Il aimait beaucoup la cuisine. Il aimait, pendant les vacances, qu’il y ait une femme à la cuisine. Une tante, une mère, une fille, une sœur, enfin quelqu’un qui cuisine. Il venait souvent, il soulevait les couvercles, ça lui plaisait. Yacine adorait voir les bocaux de confitures. Et, quand il revenait de promenade, il avait quelquefois des petits bouquets, il en mettait dans un verre, c’était gentil de m’apporter un bouquet, il s’était assis, peut-être, sur le bouquet, le bouquet était comme ça, mais il était content. Alors, quand les confitures étaient là, il mettait les fleurs sur les pots. Pendant longtemps, on a gardé ces pots, on a attendu longtemps avant de les manger. Il y avait toujours une fleur, deux, trois fleurs sur le pot de confiture, avant de refermer, de mettre le couvercle ou le papier. Voilà, il aimait qu’il y ait une cuisine dans laquelle quelqu’un s’active. Il aimait, par exemple que moi, si c’était chez moi, je cuisine ou je tricote.

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Les échos avec l’Algérie

11 Les échos avec l’Algérie ? C’était d’abord dans nos conversations. Et puis, quand même, dans le paysage. La Kabylie, la Haute Kabylie, il nous disait : il y a des endroits en Haute Kabylie où il y a exactement les mêmes paysages… Sûrement ! Il les connaissait mieux que nous ! Moi, je n’avais pas l’impression. Il me semblait que ce que je connaissais de la Haute Kabylie, il n’y avait pas la même végétation qu’ici. Mais c’est surtout le village perché de Mézères qui lui plaisait. Quand il a vu Mézères, là, il s’est senti en Kabylie. « C’est un petit village berbère », il appelait ça comme ça. « C’est mon village kabyle ou mon village berbère ».

Photos Rym Khene

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Promenades, son petit pré

12 Il y a une petite route, qu’il aimait beaucoup, qui menait à son pré, c’est à la sortie de Blanhac. C’était un chemin à l’époque, maintenant elle est goudronnée. On sort de Blanhac, on sort des bois et on découvre Mézères et c’est ça qu’il aimait. Du pré, qu’il appelait son petit pré, on avait la même vue sur Mézères Alors, il aimait ça, il y avait les bergers avec leurs troupeaux qui lui rappelaient l’Algérie… Il nous avait dit qu’il n’avait pas eu envie de parler d’Algérie avec les bergers, il ne voulait pas aborder ce domaine-là, ce sujet, quand il comprenait que c’étaient des gens qui avaient fait la guerre d’Algérie, il parlait d’autre chose. Il partait en général en promenade après le repas de midi, le café, il nous disait : je vais me reposer. Il montait dans sa chambre, là, il devait écrire un peu. Mais ça ne durait pas longtemps, sauf les premiers jours où il avait besoin de dormir. Il partait se promener.

Kateb Yacine dans les bois

Photo René Giraud

13 On était inquiets parfois, parce qu’il rentrait tard. On avait peur du « Chier blanc » – c’est un éboulis énorme de rochers – on y passe, mais de temps en temps, il aimait grimper sur les rochers.

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Le Chier blanc de Jalore, éboulis de roches magmatiques fragmentées

Photo Rym Khene

14 C’était un souci pour nous quand il partait se promener vers quatre heures de l’après- midi, mais la plupart du temps, il partait tout l’après-midi dans les bois. Peut-être avait-il du papier, ça, je ne sais pas, mais il n’avait pas de livre. Il partait et il nous racontait toujours quelque chose, qu’il avait vu ou entendu. Il avait vu un renard un jour, mais comme il a décrit le renard, une amie qui était là a douté : peut-être un blaireau ? Il avait remarqué que les oiseaux ne chantaient pas ; ça, ça l’avait surpris, et en fait les oiseaux chantent le matin, il l’a découvert lorsqu’il est parti se promener le matin. Le rossignol, lui, chante la nuit. De ses fenêtres là-haut, on domine la montagne, il y a un ruisseau. De sa chambre, il ne le voyait pas mais il aimait beaucoup parce qu’il y avait des rossignols. Alors la nuit, il entendait les rossignols et les chouettes. Il adorait ça. La nuit quelquefois, s’il était à sa fenêtre, c’était pour les oiseaux. En général, quand il revenait de se promener, il avait pensé à des lectures, il avait pensé à des gens, mais à des choses paisibles. Il disait : ça m’a fait du bien, ça m’a apaisé, je me suis bien plu, je ne sais plus du tout à quoi j’ai pensé. Il en avait besoin tous les jours.

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Kateb Yacine au cours de ses promenades

Photo René Giraud

15 Il avait découvert au coin du bois un trou, un abri de berger dans un mur. Il disait « Ma grotte », c’était à lui. C’est tout petit en fait, il s’asseyait là, il y avait une pierre, il s’asseyait et il fumait sa cigarette. Et, quand il allait à Jalore, il y passait bien vingt trente minutes. Je pense que c’est là qu’il avait vu le renard parce qu’il ne bougeait pas. Il y avait Jalore, avec son petit bois, et la route de Mézères, avec son petit pré. C’était à lui. On disait le pré de Yacine, le bois de Yacine, le mur, l’abri… c’est resté comme ça. Ça, ça comptait, c’était une fois dans l’année, en été. Au printemps, il était chez nous, mais en région parisienne. Là, en Auvergne, c’était tout à fait différent. Il disait : je suis bien parce que je suis incognito. Personne ne viendra me chercher ici.

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Photo Rym Khene

NOTES

1. Ces propos sont extraits de l’entretien de Paule Giraud avec Claire Riffard et Rym Khene en avril 2017. Pour « prolonger la promenade », lire aussi l’entretien de Paule Giraud avec Tania Tourjansky, « En approchant Kateb Yacine », paru dans le no 1 de la revue Apulée. 2. Amazigh, littéralement « homme libre », fils de Kateb Yacine. 3. Selon la tradition, le prophète Mahomet aurait découpé un pan de son manteau plutôt que de réveiller sa chatte, Muessa, alors qu’il se vêtait au moment d’aller prier.

INDEX

Mots-clés : Kateb Yacine, Nedjma

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Varia

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Le cas de Dom Pedro II, empereur du Brésil et traducteur Étude génétique de la traduction de l’Hitopadeśa1

Sergio Romanelli, Christiane Stallaert, Noêmia G. Soares et Adriano Mafra

1 Cet article présente les recherches que nous menons sur le rôle de l’empereur Dom Pedro II (1825-1891) dans la constitution d’une identité nationale brésilienne – authentiquement autochtone mais ouverte aux ferments culturels d’autres pays –, rôle à notre avis central, mais considéré comme marginal par l’historiographie brésilienne. La constitution d’une identité nationale, développée par l’empereur à partir d’une politique culturelle constante et presque obsessionnelle, est centrée sur l’écriture, la traduction et l’éducation. Nous avons déjà réalisé l’étude complète des traductions que Pedro II utilisait comme moyen de communication et d’échange avec les intellectuels européens et nord-américains de l’époque, membres d’une république des lettres ayant sa capitale à Paris2.

2 Le projet « Dom Pedro II : un traducteur empereur », porté par le Centre d’études du processus de création (NUPROC) de l’université fédérale de Santa Catarina (Brésil)3, a pour objectif de faire connaître cet intellectuel, très important dans l’histoire du Brésil et du Portugal, mais dont l’intense activité de traducteur est peu connue du grand public et dans les milieux scientifiques. Dans le cadre de ce projet, nous analysons ses traductions littéraires, qui ont été réalisées en différentes langues (classiques et modernes) et qui ont été totalement ignorées par la presse officielle de l’époque, qui ne s’intéressait qu’aux actes politiques et administratifs de l’empereur. Le projet ne se limite pas à la reconstitution du profil, des idées et des activités de traduction de l’empereur, mais à l’étude du réseau de contacts qu’il entretenait avec des intellectuels de premier plan issus de plusieurs cultures. À travers l’examen des traductions conservées dans les archives au Brésil, on cherche à reconstituer ce réseau complexe de contacts et à comprendre l’impact de ces échanges sur la construction d’une identité brésilienne.

3 L’empereur Dom Pedro II a traduit une gamme assez diversifiée de textes. Dans son journal intime, on trouve des notes sur ses traductions, des dates et quelques titres d’œuvres des auteurs comme Hugo, Longfellow, Manzoni, Schiller, Homère, Lamartine

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qu’il se proposait de traduire. Outre le journal, qui fournit des informations précieuses sur le travail de traduction, la correspondance avec de nombreux intellectuels de l’époque, des poètes et des écrivains du monde entier nous éclaire également quant au processus traductif de l’empereur. Dans ces lettres, il est en effet souvent question des problèmes traductologiques : Dom Pedro interroge ses interlocuteurs sur des mots inconnus ou difficiles à traduire et reçoit l’appui de ces intellectuels, qui l’admirent pour son dévouement à la diffusion de la culture dans son pays natal par l’intermédiaire de la traduction. Certaines traductions de Dom Pedro II sont conservées aux archives historiques du Musée impérial de Petrópolis, à l’Institut historique et géographique brésilien de Rio de Janeiro et aussi dans des archives privées. Si les traductions de l’empereur furent nombreuses, seulement trois d’entre elles ont été publiées de son vivant : Prometeu Acorrentado [Prométhée enchaîné] d’Eschyle4, Poesias (originais et traduções) [Poésies (originales et traductions)]5, et enfin Poesias Hebraico- Provençais do Ritual Israelita Comtadin [ Poésies hébraïco-provençales du rituel israélite comtadin]6.

4 Les documents de travail de l’empereur-traducteur (brouillons, journal intime, correspondance) nous révèlent la préoccupation de Dom Pedro par rapport à la construction d’une nation avec sa propre identité, reconnue à la fois par le peuple brésilien lui-même et par les intellectuels de la capitale mondiale des lettres que fut Paris à cette époque.

5 Les lettres, les journaux personnels et les traductions de Pedro II qui font l’objet de cette contribution montrent le rôle actif de l’élite lettrée du Second Empire7 au Brésil, et plus particulièrement le rôle que joue le cercle intime de l’empereur dans la construction identitaire de la nation brésilienne.

Paris, la « république mondiale des lettres », un modèle pour le Brésil

6 Comme tous les pays d’Amérique latine au passé colonial, le Brésil du XIXe siècle avait pour caractéristique une distance très marquée entre le peuple, l’élite lettrée et le politique. Or, les mouvements prônant une indépendance fondée sur le concept de souveraineté nationale étaient convaincus que l’accès du peuple à l’éducation constituait l’aspect fondamental d’une construction de l’identité nationale. Dans ce contexte, tous les pays d’Amérique latine dominés par les puissances coloniales- impériales européennes étaient fascinés, après leur indépendance survenue vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe, par la ville de Paris, considérée comme la capitale de la « république mondiale des lettres » : Contre les frontières nationales qui produisent la croyance politique (et les nationalismes), l’univers littéraire produit sa géographie et ses propres découpages. Les territoires littéraires sont définis et délimités selon leur distance esthétique au lieu de « fabrication » et de consécration de la littérature. […] Paris est ainsi devenu […] la capitale de l’univers littéraire, la ville dotée du plus grand prestige littéraire du monde. Paris est une « fonction » nécessaire, comme le dit Valéry, de la structure littéraire. La capitale française combine en effet des propriétés a priori antithétiques, réunissant étrangement toutes les représentations historiques de la liberté. Elle symbolise la Révolution, le renversement de la monarchie, l’invention des droits de l’homme – image qui vaudra à la France sa grande réputation de tolérance à l’égard des étrangers et de terre d’asile pour les réfugiés politiques.

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Mais elle est aussi la capitale des lettres, des arts, du luxe et de la mode. Paris est donc à la fois capitale intellectuelle, arbitre du bon goût, et lieu fondateur de la démocratie politique (ou réinterprété comme tel dans le récit mythologique qui a circulé dans le monde entier), ville idéalisée où peut être proclamée la liberté artistique8.

7 Ainsi, le lien transatlantique, bâti sur les relations de pouvoir colonial-impérial entre l’Amérique latine et l’Europe, a été remplacé par le pouvoir de la culture. De ce fait, l’approbation des lettrés européens devenait un élément essentiel pour la constitution d’un capital culturel national9. Cette constitution passait avant tout par la formation d’une littérature nationale, fondée sur une langue commune reliant la totalité du territoire. Or, en tant que centre culturel mondial, Paris marquait profondément l’imaginaire de l’élite brésilienne, qui se préparait à représenter le Brésil à l’Exposition universelle de Paris en 1889. Il est important de rappeler que, contrairement aux autres pays d’Amérique latine, où, à l’époque coloniale, des institutions nécessaires à la construction d’une culture littéraire locale avaient déjà été créées (la presse, les universités, etc.), au Brésil, au moment de l’indépendance, ces institutions n’existaient pas encore ou étaient à l’état embryonnaire. Le Brésil impérial, mais indépendant, devait donc relever le défi de créer sur son propre territoire d’abord les institutions constituant une culture littéraire nationale et, ensuite, une « république de lettres » caractérisant le nouvel ordre post-colonial10.

Dom Pedro II, homme de lettres et traducteur

8 Les journaux intimes et les échanges épistolaires de l’empereur témoignent de son application quant à l’étude des langues. Ces documents d’archives laissent apercevoir le profil d’un lettré moderne qui souhaite faire entrer dans le monde « civilisé » son pays « illettré », qui ne possédait pas encore de tradition littéraire consolidée. La position liminaire de Dom Pedro II – empereur lettré – est évidente lorsqu’on considère l’identité qu’il assume lors de ses voyages en Europe. Il cherche à être vu et accepté en tant que citoyen lettré moderne, en se faisant appeler tout simplement Pedro de Alcântara, sans faire usage de signes distinctifs impériaux. D’ailleurs, il recourt à l’apparat impérial (la couronne, les vêtements) uniquement sur le territoire national11. Il est important de préciser que, outre l’alignement sur le canon littéraire occidental, dans ses tentatives de créer une littérature et une identité nationales, Dom Pedro II essaye également d’intégrer l’oralité et la tradition indigènes.

La traduction de l’Hitopadeśa

9 Plusieurs traductions en portugais de Dom Pedro II sont encore inédites, comme La Araucana d’Ercilla, Granada de Zorrilla, le livre de l’Hitopadeśa (écrit en sanscrit) et Les Mille et Une Nuits. Ces traductions font l’objet d’études menées par les chercheurs du NUPROC. Dans cette contribution, nous nous intéresserons plus particulièrement à sa traduction inédite intitulée l’Hitopadeça.

10 Le livre de l’Hitopadeśa, l’un des textes les plus connus de la littérature hindoue après la Bhagavad-Gita, est composé d’un recueil de quarante-trois histoires écrites en sanscrit, dont le premier manuscrit date de 1373. On attribue sa création – ou sa compilation – au brahmane Narayana Pandit, nom figurant dans les derniers vers du recueil, qui a alimenté les spéculations à propos de l’auctorialité de cet ouvrage. En plus, le livre fait

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également allusion au roi Dhavalachandra, que servait Narayana et qu’on suppose être instigateur de l’œuvre.

11 Étymologiquement, le terme sanscrit hitopadeśa provient de la jonction de deux radicaux : hita (utile, profitable) et upadeśa (instruction, conseil). Il s’agit donc d’un livre de conseils ou d’instructions, écrit en prose et en vers, destiné aux jeunes princes. Les maximes sont écrites en vers, car la métrique garantissait une mémorisation et une transmission efficaces des principes moraux et de la connaissance. En portugais, il existe une traduction connue de ce livre : celle du prêtre catholique brésilien, Monsenhor Sebastião Rodolpho Dalgado, parue à Lisbonne en 1897, Hitopadexa ou instrucção útil [Hitopadexa ou instruction utile], préfacée par un orientaliste portugais de renom, Guilherme Augusto de Vasconcellos Abreu. Quant à la traduction de Dom Pedro II, aujourd’hui conservée à Petrópolis dans les archives du Musée impérial (Arquivo da Casa Imperial do Brasil : POB), elle a été réalisée en France en 1891 sous le titre Hitopadeça, mais, étant restée inachevée, elle n’a jamais été éditée. Ce document, disponible en copie numérique, est composé de trois cahiers manuscrits autographes, de 88 pages au total. On y trouve la traduction des cinq premières histoires du premier livre Mitralābha [Acquisition des amis], de huit histoires sur neuf du deuxième livre Suhridbheda [Désunion des amis], ainsi que du quatrième et dernier livre Sandhi [Réconciliation/Paix].

12 Les manuscrits de la traduction de Dom Pedro II ont été transcrits par Adriano Mafra et Sergio Romanelli pour offrir au public brésilien un texte inédit dévoilant l’intérêt de l’empereur non seulement pour la traduction, mais également pour les cultures, les langues et les religions d’Orient. Cette traduction partielle de l’œuvre indienne a été écrite dans un cahier simple. Les limites physiques des pages n’ont pas toujours été respectées puisque Dom Pedro utilisait les espacements interlinéaires et les marges pour écrire des suggestions de corrections pour son texte. Sur plusieurs manuscrits, il y a des taches laissées par l’encre du stylo du monarque ainsi que les interventions faites par d’autres personnes, comme les notes concernant la numérotation de l’inventaire ou le tampon des archives du Musée impérial. L’ensemble des manuscrits ne présente pas de corrections au crayon, à la différence de ce qu’on peut observer dans d’autres travaux du monarque.

13 L’analyse macro-structurelle des documents de travail de Dom Pedro II nous porte à penser qu’il a réalisé la première partie de sa traduction à partir de l’édition de l’orientaliste allemand Max Müller, car leur comparaison révèle une ressemblance notoire. Par ailleurs, dans son journal intime, le monarque mentionne souvent l’œuvre de Müller, comme dans cette note du 11 février 1891 : « maintenant Seybold. 6 h 5′. Sanscrit, œuvre de Max Müller, et Camões. Dîner12 ». À cette époque, Dom Pedro II était déjà en exil en France depuis plus d’un an, où il continuait à traduire l’Hitopadeśa.

14 En septembre de cette même année, l’empereur annonçait dans son journal intime qu’il voulait faire venir de Rio de Janeiro la partie déjà traduite de l’Hitopadeśa13 et, d’après une note, nous pouvons déduire qu’en novembre ce matériel était arrivé en France : « 7 h 25′. J’ai bien dîné. Je crois que les cahiers d’arabe et de sanscrit sont arrivés. Peut- être aujourd’hui même je continuerai la traduction des Mille et Une nuits14 ». L’empereur a commencé à Cannes la traduction de la deuxième section ou du deuxième livre Désunion des amis de ce recueil hindou, et ceci à partir de janvier 1890, si l’on en juge par la datation du premier manuscrit. De janvier à août 1890, il a écrit treize pages de traduction comprenant l’histoire principale et deux fables secondaires. Enfin, d’après

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les indications de son journal intime, la dernière période de ce travail s’étend du mois d’août au 20 novembre 1891, pendant laquelle il traduit vingt-six pages.

15 Dom Pedro II choisit de traduire de façon continue et homogène, d’un seul jet, en respectant les caractéristiques de l’original en sanscrit, c’est-à-dire selon une approche littéraliste, privilégiant la langue source plutôt que les normes et contraintes de la langue cible. L’importance donnée à la langue source peut être expliquée par le fait que l’empereur exilé ne pense pas forcément à ce moment-là à publier cette traduction, car il fait ce travail de traduction pour lui-même au cours de son apprentissage du sanscrit. L’analyse macro-structurelle nous montre que Dom Pedro II ne traduit pas certains vers du livre Suhridbheda, ce qui pourrait indiquer qu’il aurait utilisé, comme texte source pour sa traduction en exil, une édition différente de celle de Max Müller. Nous pensons en effet que, une fois en exil, il aurait travaillé à partir de l’édition du professeur Peterson15. Nous ne disposons pas de variantes de traduction antérieures de l’Hitopadeça , cependant les manuscrits disponibles nous laissent voir le processus traductif à l’œuvre : notes en marges, digressions, ratures, corrections et ajouts sont apportés dans l’élan dynamique de l’écriture.

Étude microgénétique de l’Hitopadeça

16 Nous pouvons comprendre le processus traductif à l’œuvre chez Dom Pedro grâce aux récurrences trouvées dans ses documents de travail. Le fait d’avoir utilisé deux éditions différentes pour réaliser la traduction (celle de Max Müller quand il était encore au Brésil et celle de Peterson en exil) n’a pas altéré sa méthode de travail. Les mêmes aspects linguistiques identifiés dans Mitralabha figurent également, en grande partie, dans Suhridbheda et Sandhi. Cela indique que la méthode de transvocabulation16 théorisée par l’orientaliste allemand Max Müller et suivie par Dom Pedro II continue à être utilisée dans la deuxième étape de traduction.

17 Nous avons identifié les opérations scripturaires réalisées par Dom Pedro II tout au long de sa traduction à partir de leurs récurrences et les avons classées en plusieurs catégories. Dans notre étude, nous ne décrirons toutefois que quelques-unes de ces récurrences. Nous allons présenter et illustrer, par ordre alphabétique, celles qui semblent caractériser tout particulièrement la démarche de traduction de l’empereur : l’analyse grammaticale, l’intertextualité, les notes de régie, la recherche étymologique et la traduction des noms propres.

Analyse grammaticale

18 Le procédé peut-être le plus fréquent du traducteur apprenti consiste dans l’analyse grammaticale de certains termes du texte original en sanscrit. Tout de suite après avoir fait son choix de traduction, Dom Pedro II incorpore ce type d’analyse entre parenthèses, en reprenant la translittération du mot qui l’aide à réfléchir sur sa composition grammaticale. Généralement, il porte son attention aux catégories des mots, aux temps verbaux, aux affixes, à la classification de genres et à la nature verbale ou nominale des locutions.

19 L’analyse de ce procédé nous montre que, même si la façon d’écrire de Dom Pedro peut être considérée comme une « écriture à processus17 », il essaye, par moments, de réfléchir davantage sur le mot à traduire en en approfondissant la portée sémantique.

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Lorsqu’on observe des récurrences de ce type, on peut penser que le traducteur les utilise afin de prouver à lui-même que les choix de traduction qu’il a opérés sont les plus satisfaisants, ou, tout du moins, les plus fonctionnels. On peut observer ce procédé dans les exemples suivants :

Fig.1 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 – Doc. 1040 Cat B [D02 P14] F06v - MIMP/Ibram/MinC

[rá (ni = dessous – pat = πιπτω ; tomber Ish ; suffixe futur peut-être de ish : vouloir ; suffixe troisième personne du singulier]

Fig. 2 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 – Doc. 1040 Cat B [D01 P04] F10v - MIMP/Ibram/MinC

[colère ; paresse/ālasya nom abstrait de ālasa ; ālasya = a privative et las = exercer un métier) ; lenteur (dīrgha = long sūtra = fil ; qui traîne)

20 Ce type de processus de décomposition et d’analyse morphologique des mots du texte original se répète de manière systématique dans tous les manuscrits. La reconstitution étymologique et morphologique servait d’appui à Dom Pedro II, qui n’était pas spécialiste des langues sémitiques et qui se trouvait dans la situation de l’apprentissage de la langue à partir de laquelle il traduisait.

Notes de régie

21 Les hésitations, les doutes et les contraintes inhérents au travail de tout traducteur, qui sont généralement réglés au moment où le traducteur se positionne en arrêtant un choix parmi bien d’autres possibles18, sont visibles dans le processus de création de Dom Pedro II. Ces hésitations sont marquées notamment par l’emploi d’adverbes qui dénotent l’incertitude. Parfois, il avoue ne pas connaître l’étymologie de certains mots du texte original, ou bien indique ses doutes en mettant un point d’interrogation après le terme traduit. Il s’agit, donc, d’une « conversation avec soi-même » qui rend visible son parcours mental au moment de la traduction. Voyons deux exemples illustrant cette attitude :

Fig. 3 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 – Doc 1040 Cat B [D02 P11] F05 MIMP/Ibram/MinC

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[insecte (kīta ; χις ; de ? kīt = lien) la même de fleur (su = bien ; ευ -]

Fig. 4 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 – Doc 1040 Cat B [D02 P18] F08v MIMP/Ibram/MinC

[cependant, dans un grand marécage (panka ; boue ?) immergé (ma

22 Dans le cas spécifique de ce deuxième exemple, on peut voir de quelle manière, au moment de traduire en portugais une partie du texte en sanscrit, Dom Pedro II affronte le doute de la traduction du terme panka, en testant quelques options et en les fixant avec un point d’interrogation.

23 Les fréquentes réticences, les doutes, les incertitudes du traducteur sont visibles dans ce processus de création retracé grâce aux manuscrits.

Intertextualité

24 Durant le processus de traduction, Dom Pedro II commet plusieurs types de digressions. Quelquefois, ces digressions renvoient aux lectures réalisées soit avant d’entreprendre la traduction, soit simultanément à cette opération. Dans l’exemple ci-dessous, le traducteur mentionne un proverbe latin cité par Horace comme étant l’équivalent du contenu du texte qu’il vient de traduire. Il donne, d’ailleurs, les détails de l’œuvre du poète latin comme le numéro du livre, de l’épître et du vers en question :

Fig. 5 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 – Doc 1040 Cat B [D02 P04] F01v MIMP/Ibram/MinC

[Le décor (sam Kâr co créer avec a = confectio ; con-fectus sanskrita) qui est imprimé sur le nouveau (nara ; nef locution) pot pas autre- ment devient Quo semel est imbuta recens servabit adorem Testa diu (Horace ep. 1, 2, 68)]

25 Dans l’exemple suivant, Dom Pedro II introduit une autre citation d’Horace, cette fois-ci sans en donner la référence exacte. Sa traduction fait ainsi place à l’équivalent français du proverbe latin Chassez le naturel, il revient au galop :

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Fig. 6 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 – Doc 1040 Cat B [D02 P18] F08v MIMP/Ibram/MinC

[de nature doux vaches lait (Bien que de plonger dans la nature avec une fourche, cependant, il reviendra toujours. Chassez le naturel il revient au galop)

26 Le dialogue permanent entre Pedro II traducteur et Pedro II scripteur est encore plus manifeste dans ce cas d’intertextualité, puisque, aux prises avec le défi créatif que la traduction du texte original lui impose, l’empereur récupère les réminiscences littéraires et linguistiques (dans ce cas Horace) qui peuvent l’aider dans le processus de retextualisation de l’original.

Recherche étymologique

27 L’une des pratiques habituelles de Dom Pedro II en tant que traducteur consiste à chercher dans les langues, autant classiques que modernes, un dénominateur commun pour mieux justifier son choix traductif d’un mot ou d’une expression. Nous appelons ce procédé « recherche étymologique ». En travaillant sur l’origine et le sens étymologiques du mot à traduire confrontés à ceux d’autres langues, la démarche du traducteur s’inscrit dans la pratique très répandue des études philologiques du XIXe siècle. Dans le cas du sanscrit en particulier, ce travail annonce une tentative de la part du monarque de soutenir la thèse des linguistes du XIXe siècle qui défendaient l’origine aryenne des langues européennes. En l’appliquant à la réalité linguistique de son empire, Dom Pedro II visait peut-être à prouver l’ascendance orientale de la langue indigène guarani19. En outre, la recherche de l’étymologie des mots témoigne de la grande attention qu’il porte au choix de chaque terme.

28 Parmi les nombreuses langues mentionnées dans les documents de traduction de Dom Pedro II qui soutiennent sa recherche étymologique figurent le grec, le latin, l’allemand, l’anglais, l’arabe, le persan et le persan moderne, le gothique, le russe, le vieux slave, le français, le lituanien et l’hébreu. Le polonais, le breton, le bulgare, l’irlandais et le malayalam sont moins récurrents, mais également présents. Par moments, le traducteur mélange sa recherche étymologique avec l’analyse grammaticale que nous avons évoquée plus haut, notamment quand ses interrogations portent sur une parenté éventuelle des langues en questions avec le guarani.

29 Cette pratique, présente dans de nombreux extraits de la traduction, pourrait peut-être s’expliquer par le désir de Dom Pedro II d’utiliser les textes traduits pour l’éducation de ses petits-enfants, souhait qu’il révèle lors du décès de l’impératrice : « Viverei para o estudo que infelizmente quase que não aproveitará senão para mim e para meus netinhos20 » [Je

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consacrerai le reste de ma vie à une étude qui malheureusement ne sera utile qu’à moi- même et à mes petits-enfants »]. Voici quelques exemples de recherche étymologique menée par l’empereur :

Fig. 7 : Extrait de Hitopadeça Maço 29 Doc. 1040 Cat B [D02 P06] F02v MIMP/Ibram/MinC

30 Cet extrait, qui présente la traduction du mot étoile en plusieurs langues (portugais, sanscrit, anglais, allemand, grec, italien et persan), exemplifie de façon évidente le parcours étymologique entrepris à plusieurs reprises par Dom Pedro lors de son processus de création.

31 De manière générale, les reconstitutions étymologiques sont nombreuses dans ses documents de travail ; il prend ces notes en même temps qu’il traduit du sanscrit, comme s’il voulait par des approximations morphologiques successives arriver à la compréhension absolue de la signification du mot en question. Ce faisant, il met également à l’épreuve ses connaissances en langues étrangères, comme nous l’avons déjà mentionné auparavant.

32 La recherche étymologique possède donc une double fonction : elle l’aide pour résoudre les doutes concernant la traduction et elle confronte le traducteur à sa compétence linguistique.

La traduction des noms propres

33 L’analyse des manuscrits de l’Hitopadeça révèle un travail singulier sur la traduction des noms propres et, notamment, sur la dénomination des personnages. Le traducteur ne s’efforce pas seulement de les transcrire ou de les adapter à l’écriture de la langue portugaise, mais aussi d’approcher le plus possible du sens étymologique de ces termes. Cependant, lorsque le même nom revient à nouveau dans le texte, Dom Pedro II essaye parfois de le traduire d’une façon différente : autrement dit, il ne se contente pas de la solution qu’il a donnée à la première occurrence, il considère l’existence d’autres interprétations.

34 On observe l’utilisation de cette technique dans la traduction du nom de l’un des personnages principaux de la section Suhridbheda, le chacal Damanaka. Dans le folio 27v, le chacal est mentionné pour la première fois et le traducteur entame le processus d’analyse traductive de ce nom, en suggérant la signification du préfixe dam, dompter :

Fig. 8 : Extrait de Hitopadeça Maço 041 – Doc 1064 Cat B [D02 P04] F27v MIMP/Ibram/MinC

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[de Karadaka (Kalῑla dans les versions perse, syriaque et arabe) Damana Ka (de dam = dominer) cette de ministre (mantrin de mantra =

35 Dans le folio 28, le traducteur mentionne deux options en latin qui pourraient expliquer l’origine et le sens du nom de ce personnage : domatio et domationicus21. Mais ces suppositions étymologiques ne lui semblent pas très convaincantes, car il revient sur la signification possible de ce terme au folio 32 : « conhecer signal ? Damanaka (domado ?) 22 » [connaître signal ? Damanaka (apprivoisée ?)]. Il reprend ses interrogations encore plus loin et présente cette fois-ci une analyse plus fine de ce substantif en le fractionnant en radical damana- et en suffixe -ka :

Fig. 9 : Extrait de Hitopadeça N. Maço 29 – Doc 1040 Cat B [D02 P13] F32 MIMP/Ibram/MinC

[Damanaka (de dam = dom racine de domāre ; damana = dom – atio – ka = cus ; comme s’il était domationi- cus) dit : ami, ne craignez rien, pas moi, pas convenable]

36 Dans cet extrait, on peut voir clairement la façon dont Dom Pedro utilise la décomposition morphologique pour arriver à la vraie signification du nom propre en sanscrit des dieux protagonistes du texte, non seulement pour la véritable signification de son nom et son rôle au sein de la narration, mais surtout pour réussir – à travers un processus similaire (en s’appuyant, comme on peut voir ici, sur le latin) – à reconstruire la même charge sémantique dans le système morphologique de la langue portugaise.

37 Les noms de déités attirent tout particulièrement l’attention du traducteur qui cherche à trouver la définition des noms du panthéon indien, comme on peut le voir dans l’extrait ci-dessous :

Fig. 10 : Extrait de Hitopadeça N. Maço 29 – Doc 1040 Cat B [D02 P13] F06 Source MIMP/Ibram/ MinC

[arrivant en tant que deuxième Krytānta (kryta = composé de kar = forer ; blessé un- ta = fin ; end) ; cette en regardant il pensait. Aujourd’hui (adya = hodie) dieu de la mort]

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38 Le processus de décomposition morphologique, bien visible dans ce dernier exemple, confirme une recherche permanente, minutieuse et obsessive, du sens étymologique par Dom Pedro. C’est d’ailleurs grâce à ce processus qu’il arrive, par exemple, à la vraie signification et le vrai rôle de Krytanta (dieu de la mort).

Conclusion

39 En conclusion, nous pouvons dire que bien qu’il s’agisse d’un système complexe, imprévisible et subjectif, rien n’est aléatoire : les exemples présentés nous révèlent, en effet, des stratégies individuelles récurrentes mises en place par Dom Pedro qui caractérisent son processus de traduction. Dans son exercice traductif, l’empereur est de toute évidence source oriented, car il accorde la plus grande attention à la forme du texte et de la langue de départ qui prend en compte les défaillances de la langue d’arrivée qui l’empêchent d’y reproduire les mêmes effets de sens et de forme.

40 La méthodologie de la critique génétique appliquée à ce corpus nous a permis d’analyser les récurrences présentes dans les documents de travail du traducteur Dom Pedro II. Ces récurrences révèlent le processus traductif à l’œuvre, les hésitations qui aboutissent à la reformulation ainsi que de nombreuses recherches et lectures qui entrent en dialogue avec le texte traduit. Chez Dom Pedro II, la traduction ne semblerait donc pas viser la domestication, l’annexion de l’œuvre étrangère, mais plutôt un décentrement culturel poussant le lecteur cible à s’ouvrir à l’étrangeté de l’œuvre. Comme le postule Venuti, si la domestication est inévitable même dans les projets de traduction les plus conservateurs, le travail du monarque traducteur ne peut pas échapper à cette règle.

41 En observant les manuscrits de l’empereur Dom Pedro II, nous avons pu suivre les chemins parcourus au moment de la création traductive. Chaque rature renferme les oscillations entre plusieurs choix lexicaux, entre les aspirations et les hésitations qui marquent la construction du texte. L’analyse génétique non seulement valorise les documents « archivés », mais permet aussi de comprendre les raisons qui guident l’activité de traduction de l’empereur. Ses motivations dépassent largement le cadre habituel d’une traduction menée par un lettré : outre le fait de servir d’un « passeport » pour accéder à l’univers érudit tant désiré (ou une aide à l’apprentissage de langues étrangères mortes ou vivantes), dans le cas de Dom Pedro la traduction contribue tout particulièrement à un projet plus ample et audacieux, celui de la construction de l’identité d’une nouvelle nation brésilienne : à travers la traduction des textes classiques du canon européen (mais pas seulement), Dom Pedro prétend construire une littérature brésilienne écrite inexistante jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, une littérature qui prenne en compte les hauts modèles français, italiens, allemands, etc., mais aussi qui affirme sa particularité linguistique, culturelle, esthétique ; voilà la raison du projet d’un romantisme indigène, de l’intérêt pour les cultures, les littératures et les langues sémitiques, qui constituaient peut-être pour l’empereur un modèle alternatif et non hégémonique, un modèle plus proche de la nature hybride et complexe du Brésil. Les textes à traduire choisis par l’empereur témoignent en effet du fait qu’il a adopté un comportement anti-hégémonique : malgré l’influence intellectuelle de l’Europe sur la culture brésilienne du XIXe siècle, le plus grand représentant du pouvoir national, l’empereur Dom Pedro II, a exploré également des sources extra-européennes afin d’y puiser des éléments utiles pour la formation littéraire et culturelle de son empire.

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Ainsi, dissociée de sa sphère strictement linguistique, la traduction a fonctionné comme un canal privilégié pour la constitution d’un projet politique et culturel brésilien.

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NOTES

1. Nous remercions Olga Anokhina pour la relecture de ce texte. 2. Voir S. Romanelli, « Between languages and cultures: Dom Pedro II as a translator », Nonada Letras em Revista, 2011, vol. 1, pp. 25-37. Article en ligne : https://seer.uniritter.edu.br/index.php? journal=nonada&page=article&op=view&path%5B%5D=342&path%5B%5D=214 ; S. Romanelli, « Entre línguas e culturas: as traduções de Dom Pedro II », Mutatis Mutandis, 2011, vol. 4, pp. 191-204. Article en ligne : http://aprendeenlinea.udea.edu.co/revistas/index.php/ mutatismutandis/article/view/9989/9872 ; S. Romanelli, A. Mafra, R. De Souza, « D. Pedro II tradutor: análise do processo criativo », Cadernos de Tradução, 2012, vol. 2, pp. 101-118. Article en ligne : https://periodicos.ufsc.br/index.php/traducao/article/view/2175-7968.2012v2n30p101 ; S. Romanelli, N. G. Soares, R. De Souza (Eds.), Dom Pedro II: Um tradutor imperial, 1. ed., Tubarão (SC), CopyARt, 2013. 3. Informations complémentaires dans le site en ligne : http://www.nuproc.cce.ufsc.br. 4. Rio de Janeiro, Imprensa Nacional, 1907. 5. Petrópolis, Typographia do Correio Imperial, 1889. Dans cet ouvrage, on peut trouver les traductions suivantes (imprimées souvent dans la même page que le texte original) : Épisode de « Conde Ugolino » (Comte Ugolin) et de « Francisca de Rimini » (Francesca da Rimini) (La Divine Comédie de Dante Alighieri) ; L’ode « Cinco de Maio » (Il Cinque maggio – Alessandro Manzoni) ; « A canção dos latinos » (La Chanson des Latins – auteur inconnu) ; Sonnet « A Aloys Blondel » (À Aloys Blondel – François Coppée) ; « Soneto » (Sonnet – Félix Anvers) ; Poème « A Passiflora » (La Passiflore – Comtesse de Chambrun) ; « Soneto » (Sonnet – D. Mon) ; « Soneto a Coquelin » (Sonnet à Coquelin – Jean Richepin) ; « Soneto » (Sonnet – Sully Prudhomme) ; Sonnets « O Magistrado » (Le Magistrat), « A la mignarda » (À la mignarde) et « A terra natal » (Le Sol natal – Rigaud) ; « Soneto » (Sonnet – Général Carnot) ; Sonnet « O beija-flor » (Le Colibri – Leconte de Lisle) ; « O Adeus » (Les Adieux – auteur non signé) ; « Soneto » (Sonnet – Helena Vacaresco) ; « O besouro » (Le Hanneton), « Cantiga de nadaud » (Chanson de Gustave Nadaud) et « Versos de

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Gustavo de Nadaud » (Vers de Gustave Nadaud) ; Poème « A borboleta e a flor » (Le papillon et la fleur – Victor Hugo) ; Poème « O choro d’uma alma perdida » (The cry of a lost soul – John Whittier) ; Poème « O canto siciliano : El-rei Roberto da Sicília » (The Sicilian’s Tale : King Robert of Sicily – Henry Wadsworth Longfellow). 6. Dans cette traduction, on trouve une introduction et des commentaires de Dom Pedro II expliquant son choix de la langue hébraïque : « En ce qui concerne l’historique de mes études en hébreu, réalisées dans le but de mieux connaître l’histoire de la littérature des Hébreux, surtout la poésie, les prophètes, et aussi les origines du christianisme, elles remontent aux années de paix avant la Guerre du Paraguay, en 1865 » (M. Teixeira, O Imperador Visto de Perto, Rio de Janeiro, Ed. Leite Ribeiro & Maurillo, 1917, p. 242). 7. Dans l’historiographie brésilienne, on parle souvent du Premier et du Second Empire, mais, en fait, le Brésil n’eut qu’une seule période impériale, divisée en Premier et Second Royaume. Le Premier Royaume commence le 7 septembre 1822 (indépendance du Brésil vis-à-vis du Portugal) et se termine le 7 avril 1831 avec l’abdication de Dom Pedro I en faveur de son fils Dom Pedro II. Après une période de régence assurée par la noblesse locale, Dom Pedro II entama son règne le 23 juillet 1840 et le maintint jusqu’au 15 novembre 1889, date qui établit à la fois la fin de la monarchie et la proclamation de la république, et entraîne également à l’exil de Dom Pedro II à Paris. 8. P. Casanova, La République mondiale des Lettres, édition revue et corrigée, Paris, Seuil, 1999/2008, pp. 47-48. 9. Sur la constitution des littératures nationales, en marge des cultures hégémoniques via la traduction, voir I. Even-Zohar, Polysystem Studies, numéro monographique de Poetics Today. International Journal for Theory and Analysis of Literature and Communication, 1990, vol. 11, n° 1. 10. Le Brésil est une ancienne colonie impériale, avec une politique non expansionniste, qui cherchait sa propre identité à la fois dans les modèles républicains européens et dans les mythes indigènes. Comme le dit A. Schommer, le Second Empire est, peut-être, le plus républicain des empires (A. Schommer, « Prefácio », in N. G. Soares, R. de Souza, S. Romanelli (dir.), Dom Pedro II. Um Tradutor Imperial, Tubarão, CopyArt, 2013, p. 10). 11. L. M. Schwarcz, As barbas do imperador : D. Pedro II, um monarca nos trópicos, São Paulo, Companhia das Letras, 2010. 12. Ibid., vol. 34, p. 996. En effet, l’empereur prenait des cours de sanscrit et d’arabe avec Monsieur Seybold ; mais il suivait aussi des cours d’hébreu et de guarani, tout en comparant les éditions de Os Lusíadas [Les Lusiades] de Camões en plusieurs langues. Il travaillait donc à sa traduction à partir du sanscrit de manière non régulière, comme le laisse voir ce commentaire dans son journal : « je n’ai pas étudié le sanscrit à cause de Camões, dont j’ai déjà lu presque toute l’œuvre, je pourrai ainsi continuer de la comparer avec sa traduction anglaise » (ibid., vol. 41, p. 1107). 13. Ibid., vol. 41, p. 1134. 14. Ibid., vol. 41, p. 1113. 15. P. Peterson, Hitopadesa by Narayana, Bombay, Government Central Book Depot, 1887. 16. « The fourth line supplies an English interlinear translation. As far as possible each Sanskrit word is here rendered by an English word, the succession of words in Sanskrit being preserved throughout in English. Any attempt at English idiom was out of the question; yet it is hoped that, by the help of the grammatical analysis, this English transvocabulation (sit venia verbo) may be intelligible and useful to a diligent student. » F. M. Müller, Handbooks for the study of Sanskrit: The Hitopadeśa, Book 1, London, Longmans, Green and Co., 1868, p. 9. 17. Pour la distinction entre « l’écriture à processus » et « l’écriture à programme », voir L. Hay, « La troisième dimension de la littérature », Texte, 1986-1987, n° 5/6, pp. 313-328. 18. C. Montini, Traduire. Genèse du choix, Paris, EAC, 2016.

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19. Le guarani est une langue amérindienne de la famille tupi-guarani. Elle est parlée au Paraguay (où elle a un statut coofficiel avec l’espagnol), dans le nord de l’Argentine, dans l’est de la Bolivie et dans le sud et le nord-est du Brésil. On estime qu’il y a actuellement cinq millions de locuteurs de guarani dans le monde. 20. Dom Pedro II, ibid., p. 827. 21. Voir Extrait de Hitopadeça N. Maço 29 – Doc 1040 Cat B D02 P05 F28 MIMP/Ibram/MinC. 22. Voir Extrait de Hitopadeça N. Maço 29 – Doc 1040 Cat B D02 P13] F32 MIMP/Ibram/MinC.

RÉSUMÉS

Cet article présente les recherches que nous menons sur le rôle de l’empereur Dom Pedro II (1825-1891) dans la constitution d’une identité nationale brésilienne – authentiquement autochtone mais ouverte aux ferments culturels d’autres pays –, rôle à notre avis central, mais considéré comme marginal par l’historiographie brésilienne. Le projet « Dom Pedro II : un traducteur empereur », porté par le Centre d’études du processus de création (NUPROC) de l’université fédérale de Santa Catarina (Brésil), a pour objectif de faire connaître cet intellectuel, très important dans l’histoire du Brésil et du Portugal, mais dont l’intense activité de traducteur est peu connue du grand public et dans les milieux scientifiques. Dans le cadre de ce projet, nous analysons ses traductions littéraires, qui ont été réalisées en différentes langues (classiques et modernes) et qui ont été totalement ignorées par la presse officielle de l’époque, qui ne s’intéressait qu’aux actes politiques et administratifs de l’empereur.

INDEX

Mots-clés : Brésil, Dom Pedro II, traduction littéraire, Hitopadeśa, étude génétique

AUTEURS

SERGIO ROMANELLI Universidade Federal de Santa Catarina - CNPq/Brésil

CHRISTIANE STALLAERT University of Antwerpen

NOÊMIA G. SOARES Universidade Federal de Santa Catarina

ADRIANO MAFRA Instituto Federal Catarinense IFC

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