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Savoir et pouvoir dans le contexte de : des configurations éducatives entre de savoir et relations de pouvoir Daher Ahmed Farah

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Daher Ahmed Farah. Savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti : des configurations éducatives entre constructions de savoir et relations de pouvoir. Education. Conservatoire national des arts et metiers - CNAM, 2018. Français. ￿NNT : 2018CNAM1183￿. ￿tel-01941729￿

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ÉCOLE DOCTORALE ABBÉ-GRÉGOIRE

Centre de recherche sur la formation

THÈSE

Présentée par

Monsieur Daher AHMED FARAH

Soutenue le : 11 septembre 2018

Pour obtenir le grade de : Docteur du Conservatoire National des Arts et Métiers Discipline/Spécialité : Sciences de l’Éducation/Formation des adultes

Savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti : des configurations éducatives entre constructions de savoir et relations de pouvoir

THÈSE dirigée par : ROQUET Pascal Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation, Cnam

RAPPORTEURS : -BEZILLE Hélène Professeure Émérite des Universités en Sciences de l’Éducation- Sciences Sociales et STAPS, Université Paris Est Créteil -ARDOUIN Thierry Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation, Université de Rouen

JURY : Présidente : JORRO Anne Professeure des Universités en Sciences de l’Éducation, Cnam Membres : -BEZILLE Hélène -ARDOUIN Thierry -ROQUET Pascal

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A ma famille, à mes amis et à vous tous que j’aime

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Remerciements

Je remercie tous celles et ceux qui, de près ou de loin, m’ont soutenu dans ce travail de thèse.

Je remercie particulièrement ma famille et mes proches qui m’ont soutenu avec affection et constance.

Je remercie tout aussi particulièrement mon directeur de thèse, Monsieur le Professeur des Universités Pascal ROQUET qui, après avoir été mon enseignant de sociologie en Master à l’Université Lille I, m’a accompagné avec exigence et bienveillance au long de ces années de recherche jalonnées de vicissitudes liées à mon engagement politique à Djibouti. Malgré les arrestations, détentions et autres persécutions qui m’ont été infligées et ont retardé d’autant l’avancement de mes travaux, il n’a cessé de croire en moi.

Je remercie également l’équipe du laboratoire CRF (Centre de recherche sur la formation) du Cnam et sa directrice, Madame la Professeure des Universités Anne JORRO, qui m’ont accueilli et permis de travailler dans une atmosphère stimulante.

Je remercie encore le laboratoire LIRDEF de l’Université Montpellier III qui m’a accueilli durant la première année de thèse.

Je n’oublie pas les acteurs du terrain de recherche qui, à un titre ou à un autre, ont contribué à mon investigation. Ni les doctorants et autres chercheurs au contact desquels j’ai pu m’enrichir.

Que tous trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude.

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Résumé

Cette thèse s’attache à éclairer un objet peu investigué par la recherche à et sur Djibouti : les liens entre savoir et pouvoir dans un contexte où interagissent tradition pastorale de type nomade et non-tradition sédentaire d’origine coloniale. A partir de constats d’expérience et de l’hypothèse par eux suggérée que savoir et pouvoir ont des liens, elle examine, selon un cadre théorique multiréférentiel (au sens de Jacques Ardoino), et (entre autres sources) par une approche ethnographique précédée d’une démarche exploratoire par entretiens semi-directifs : l’éducation traditionnelle, l’éducation scolaire d’origine coloniale ainsi que l’impact de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels. Elle met en lumière les configurations éducatives traditionnelles et repère des liens organisés par l’âge entre savoir non-écrit (savoir ancestral) et pouvoir. Elle pointe l’école et ses configurations éducatives où s’acquiert un savoir qui, selon une logique largement déconnectée de l’âge de ses bénéficiaires, confère du pouvoir. Elle montre que, dans le contexte colonial et postcolonial, la scolarisation, par le savoir qu’elle transmet et le pouvoir lié à ce savoir en termes de possibilités, impacte les rapports sociaux traditionnels. En effet, dans l’espace dominant qu’est la ville coloniale puis post-coloniale, les pasteurs autochtones scolarisés se retrouvent en position haute à l’égard de leurs compatriotes non-scolarisés, y compris lorsque ces derniers sont plus âgés qu’eux. C’est, par exemple, le cas à l’endroit de leurs propres parents si ceux-ci n’ont pas fréquenté l’école. Cela crée un renversement de situation par rapport au postulat traditionnel qui veut que le sujet soit plus ‘’sachant’’ que les moins âgés que lui et donc les parents plus ‘’sachants’’ que leurs enfants. Les résultats de la thèse apparaissent plutôt transposables dans des contextes comparables, notamment en Afrique. Enfin, sont repérés dans cette recherche, non sans quelque relation avec l’objet investigué, des phénomènes sociaux à l’œuvre à Djibouti, et peut-être pas seulement à Djibouti : effets du changement climatique, une montée de la religiosité, une catachrèse des objets et lieux urbains par les pasteurs, une pratique sociale autour de la consommation du khat que nous appelons le khater, ou encore un sentiment de régression qui, en ville comme à la campagne, traverse les lieux de sociabilité. Ce sont là autant de perspectives intéressantes de recherche.

Mots clés : Liens savoir/pouvoir, éducation traditionnelle/éducation scolaire, impact de la scolarisation, rapports sociaux traditionnels, configurations, lieux de sociabilité

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Résumé en anglais

This thesis is aimed at clarifying a topic poorly investigated by research in and on Djibouti: the links between Knowledge and Power in a context where have been interacting nomadic pastoral tradition and non-tradition of colonial origin. From findings of experience and the hypothesis based on them that Knowledge and Power have links, the thesis examines, in a multi-referential theoretical framework (within the meaning of Jacques Ardoino), and (among other sources) through an ethnographic approach preceded by a semi-structured interview-based exploration: Traditional Education, School Education of colonial origin as well as the Impact of the Schooling on the Traditional Social Relations. It brings to light the Traditional Educational Configurations and reveals age-structured Links between non-written Knowledge (Ancestral Knowledge) and Power. It also points at School and its Educational Configurations where is acquired a Knowledge which, in a way widely disconnected from its recipients’ age, gives Power. It shows that, in the colonial and postcolonial context, Schooling, through the Knowledge it gives and the Power linked to this Knowledge in terms of opportunities, impacts Traditional Social Relations. In fact, in the dominant colonial and postcolonial urban area, i.e the town, the schooled pastoralists are in higher position compared to their non-schooled fellow natives, even if the latter are older than them. It’s, for example, the case toward their own parents if these have not attended school. This creates a reversal situation compared to the Traditional Pastoral Assumption that the Individual knows more than those younger than him and so do the parents with regard to their children. The results of the thesis appear rather transferrable into similar contexts, especially in Africa. Finally, are pointed at in this research, in some relation with the topic investigated, social phenomena at work in Djibouti, and perhaps not only in Djibouti: Climate change effects, Rise of religiosity, Catachresis of Urban Items and Places, a Social Practice around the Consumption of Khat that we call the Khating, or a Sense of Regression which is shared in rural and urban Places of Sociability. These are interesting directions of research.

Key words: Links Knowledge/Power, Traditional Education/School Education, Impact of the Schooling, Traditional Social Relations, Configurations, Places of Sociability

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Table des matières

Remerciements ...... 3 Résumé ...... 4 Résumé en anglais ...... 5 Table des matières ...... 6 Liste des tableaux ...... 9 Tableau 1 : Analyse des entretiens exploratoires ...... 9 Tableau 2 : Grille d’analyse des données de l’observation et autres matériaux ...... 9 Tableau 3 : Analyse des données de l’observation et autres matériaux ...... 9 Tableau 4 : Ce qui ressort de cette recherche empirique ...... 9 Sommaire des annexes (présentées dans un autre volume) ...... Erreur ! Signet non défini. Liste des abréviations ...... 11 Introduction ...... 13 Première partie : Contexte de la recherche ...... 19 Chapitre I : Contexte sociohistorique...... 20 1.1. Une terre d’Afrique et de la Mer rouge ...... 20 1.2. Un peuple de pasteurs ...... 22 1-2-1 Origines ...... 22 1.2.2. Des éleveurs nomades ...... 27 1.3. Que n’épargne pas la colonisation ...... 48 1.3.1. Au commencement, des traités ...... 48 1.3.2. Occupation coloniale ...... 49 1.3.3. Introduction de l’école européenne ...... 50 1.4. Un pays devenu indépendant ...... 55 1.4.1. Le Territoire se fait République ...... 55 1.4.2. L’école de la République ...... 57 1.4.3. Hier comme aujourd’hui, l’école est source de changements ...... 62 1.4.4. La rencontre traditionnel/non-traditionnel n’en reste pas moins complexe .. 66 Chapitre II : Une recherche multiréférentielle ...... 71 2.1. De la multiréférentialité ...... 71 2.1.1. Une notion née en sciences de l'éducation ...... 71 2.1.2. Une approche inscrite dans le paradigme de la complexité ...... 77 2.1.3. Loin de l'illusoire « connaissance sans sujet connaissant » ...... 80 6

2.1.4. Par-delà l'empirisme et le pragmatisme simplifiants ...... 80 2.2. Une démarche en ligne avec Morin et Pascal ...... 82 2.3. Une approche non sans résonnances avec d'où nous venons ...... 85 2.4. Autour du couple savoir et pouvoir ...... 87 2.4.1. Le savoir : un objet multiréférentiel ...... 87 2.4.2. Vers une analyse configurationnelle des situations éducatives et formatives102 2.4.3. Et le concept de sociabilité ? ...... 109 2.4.4. Le pouvoir : un autre objet multiréférentiel ...... 110 2.4.5. Savoir et pouvoir : des liens repérables ...... 116 Deuxième partie : Problématique et approche méthodologique ...... 123 Chapitre III : Problématique de la recherche ...... 124 3.1. A l’origine du questionnement, nos données d’expérience ...... 124 3.2. Nos hypothèses ...... 128 3.3. Des hypothèses soumises à une démarche exploratoire ...... 129 3.4. Éléments repérés par la démarche exploratoire par entretiens autour de nos hypothèses ...... 134 Chapitre IV : Approche méthodologique...... 138 4.1. Choix méthodologique pour une enquête empirique ...... 138 4.2. Une approche qualitative ...... 139 4.2.1. Autour de l’observation participante ...... 140 4.3. Scientificité de notre démarche ...... 150 4.4. Population cible : pasteurs nomades, pasteurs sédentarisés ...... 152 4.5. Dispositif de recueil de données par observation ...... 152 4.5.1. Observer les acteurs en leurs lieux de sociabilité ...... 152 4.5.2. Grille d’observation ...... 159 4.6. Comment analyser les données et interpréter les résultats ? ...... 165 4.6.1. Saisie et organisation des donnés ...... 165 4.6.2. Analyse avancée des données ...... 166 4.6.3. Interprétation des résultats ...... 167 Troisième partie : Résultats et perspectives ...... 168 Chapitre V : Analyse des données et interprétation des résultats ...... 169 5.1. Analyse des données ...... 169 5.1.1. Milieu rural ...... 170

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5.1.2. Milieu urbain ...... 173 5.1.3. Tous lieux de sociabilité ...... 179 5.2. Interprétation des résultats ...... 180 5.2.1. De l’éducation dans la société traditionnelle ...... 180 5.2.2. En ville, l’autre éducation : l’école ...... 192 5.2.3. La scolarisation impacte les rapports sociaux traditionnels ...... 207 5.3. Ce qui ressort de cette recherche empirique ...... 228 Chapitre VI : Apport, limites et perspectives de la recherche ...... 232 6.1. Retour sur le cadre théorique ...... 232 6.2. Limites de la recherche ...... 234 6.3. Apport de la recherche ...... 237 6.4. Perspectives de recherche ...... 239 6.4.1. La vie pastorale sous un climat qui change ...... 240 6.4.2. Montée de la religiosité ...... 243 6.4.3. Euphorisant et objet de pratique sociale : le khat ...... 245 6.4.4. Une catachrèse de lieux de sociabilité ...... 249 6.4.5. Un sentiment de régression ...... 252 Conclusion ...... 259 Bibliographie ...... 271

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Liste des tableaux

Tableau 1 : Analyse des entretiens exploratoires

Tableau 2 : Grille d’analyse des données de l’observation et autres matériaux

Tableau 3 : Analyse des données de l’observation et autres matériaux

Tableau 4 : Ce qui ressort de cette recherche empirique

Sommaire des annexes (présentées dans un autre volume)

Annexe I : Entretiens exploratoires 5

1.Ab 6

2.Ad 8

3.Dab 9

4.Kad 11

5.S 14

6.M 15

7.Al 16

8.G 17

9.Kr 19

10.Ki 21

11.Di 23

9

12.Aw 24

13.Is 27

14.Sa 28

Annexe II : Notes d’observation 32

2.1. Société djiboutienne en contexte traditionnel 37

2.1.1. Un campement de langue somalie 37

2.1.2. Campement de langue afare 49

2.2. Société djiboutienne en contexte urbain 54

2.2.1. Familles de langue somalie 54

2.2.2. Famille afare urbaine élargie : A (60 ans) /H (60 ans) 71

2.2.3. Scolarisation 83

2.2.4. Lieu de sociabilité à vocation administrative : Bureaux de la sous-préfecture du deuxième arrondissement et de la Commune de Boulaos de la capitale. 94

2.2.5. Lieux de sociabilité à vocation religieuse (Mosquées et veillées funèbres) 101

2.2.6. Lieux urbains de sociabilité à vocation commerciale 120

2.2.7. Lieux de sociabilité à vocation de loisir (Mabraz) 167

Annexe III : Autres sources 183

3.1. Sources documentaires 183

3.2. Sources orales 183

3.2.1. Oralité traditionnelle 183

3.2.2. Sources orales informelles en milieu urbain 183

3.3. Nos données d’expérience 185 10

Liste des abréviations

ADDS : Agence djiboutienne pour le développement social AEF : Afrique équatoriale française AFD : Agence française de développement AOF : Afrique occidentale française APC : Approche par compétences BEP : Brevet d’études professionnelles BEPC : Brevet d’études du premier cycle BTS : Brevet de technicien supérieur CAP : Certificat d’aptitude professionnelle CC : Cours complémentaire CDE : Chemin de fer djibouto-éthiopien CE1 : Cours élémentaire première année CE2 : Cours élémentaire première année CENI : Commission électorale nationale indépendante CEP : Certificat d’études primaires CES : Collège d’enseignement secondaire CET : Collège d’enseignement secondaire CFE : Chemin de franco-éthiopien CFPEN : Centre de formation du personnel de l’éducation nationale CFS : Côte française des CM1 : Cours moyen première année CM2 : Cours moyen deuxième année CNI ; Carte nationale d’identité CP : Cours préparatoire CR : Conseil représentatif CRIPEN : Centre de recherche, d’information et de production de l’éducation nationale DESS : Diplôme d’études supérieures spécialisées DEUG : Diplôme d’études universitaires générales DUT : Diplôme universitaire de technologie FD : Franc Djibouti 11

FMI : Fond monétaire international IDH : Indice de développement humain IDHI : Indice de développement humain ajusté aux inégalités LEP : Lycée d’enseignement professionnel LMD : Licence, Master, Doctorat MUR : Mouvement pour l’union républicaine ONEAD : Office national des eaux et de l’assainissement de Djibouti ONG : Organisation non-gouvernementale PIB : Produit intérieur brut PNUD : Programme des Nations-Unies pour le développement PPD : Parti populaire djiboutien PUD : Pôle universitaire de Djibouti RDA : Rassemblement démocratique africain RESEN : Rapport d’État sur le Système Éducatif National RSF : Reporters Sans Frontières SID : Société immobilière djiboutienne SMIG : Salaire minimum interentreprises garanti TOD : Territoire d’Obock et dépendances VAE : Valorisation des acquis de l’expérience

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Introduction

En Afrique, continent dont il est aujourd’hui admis qu’il est le berceau de l’humanité, les hommes ont tôt inventé des modes de vie pour subsister et se développer. Cela a donné naissance à maintes civilisations, certaines plus connues que d’autres. Sont parmi les plus connues : la civilisation de l’Égypte antique dont les réalisations suscitent un intérêt soutenu à travers le monde, celle de Nubie, d’autres de la Corne de l’Afrique (qu’il s’agisse de l’Abyssinie, ancien nom de l’Éthiopie, ou d’Adal qui a succédé à Ifat) et du reste de l’Afrique de l’Est, certaines civilisations de l’Ouest du continent ainsi que du Nord, du Sud et du Centre.

Le continent a donc abrité de nombreux États, allant du simple royaume local jusqu’à l'empire régional couvrant plusieurs territoires politiques et autant de populations (Ki-Zerbo § Niane, 1991). Sans que cette liste ne soit exhaustive, nous pouvons citer, outre l’empire égyptien (un temps contrôlé par une dynastie nubienne), le royaume du Koush, l’empire d’Éthiopie ou le royaume d’Adal dans la Corne de l’Afrique, les empires du Ghana, du Mali et du Songhaï en Afrique de l’Ouest, l’État du grand Zimbabwe en Afrique australe, les États du Kongo et du Kanem en Afrique centrale, ou encore les royaumes d’Afrique du Nord.

Sur le continent africain, l’expression par les signes est tôt apparue comme en témoignent les dessins rupestres, traces sculpturales, monuments funéraires et autres modes de symbolisation.

Mais il semble que l’écriture, quand elle a existé, n’a guère été diffusée vers le grand public et est restée un instrument de gouvernance aux mains du pouvoir politique et ou des autorités religieuses. De sorte que l’éducation est demeurée principalement orale. Dans ce modèle éducatif oral, s’inscrit la société traditionnelle djiboutienne. Société patriarcale, elle est constituée, avant la colonisation, de deux communautés pastorales1 proches à plus d’un égard : les Afars et les Somalis. C’est une société de pasteurs nomades, où les hommes se déplacent avec leurs animaux de pâturages en pâturages au gré des saisons et de leurs pluies et où les familles se regroupent en campements. Socialement, les pasteurs nomades s’organisent en lignages, ce qui n’empêche pas la structuration politique et la cohésion de l’ensemble.

1Pour autant, ces communautés ne manquent pas de villes anciennes, notamment sur la côte. 13

Tel est le contexte dans lequel la colonisation française survient à Djibouti au XIXème siècle. Elle prend le contrôle des centres urbains de taille significative du pays tels que Tadjourah au nord et crée des noyaux urbains parmi lesquels la future Djibouti-ville. Laquelle connaîtra un développement rapide et deviendra le principal centre urbain de la colonie et du pays.

Dans cette vie urbaine qu’impulse la colonisation, les pasteurs nomades qui se sédentarisent et leurs compatriotes déjà urbanisés sont rejoints par des Yéménites citadins. Lesquels, quand ils ne viennent pas d’autres villes côtières de la région telles que Zeïla, principal port local et débouché maritime de l’ancien royaume d’Adal, traversent la Mer rouge qui sépare, par quelques encablures, le Yémen de Djibouti. Ils travaillent comme salariés ou commerçants dans la colonie et vont constituer la troisième communauté du pays. En dehors de ces trois composantes démographiques, ce sont, outre les Européens à dominante française, quelques éléments éthiopiens, soudanais, indo-pakistanais ou d’ailleurs, qui apparaissent en ville. Ces éléments non-européens viennent, pour certains, des villes côtières de la région telles que ,

Comme dans les autres pays occupés d’Afrique et d’ailleurs, l’administration coloniale importe de France le modèle éducatif scolaire. Elle encourage ou décide l’ouverture d’écoles destinées à accueillir les enfants des colonisés. Ces derniers reçoivent en classe un savoir formel qu'a institué la puissance coloniale et qui se transmet en langue française (Mouralis, 1984). Un savoir que ni les parents des élèves ni les autres pasteurs non scolarisés ne détiennent. Pas plus qu’ils ne connaissent la langue étrangère où ledit savoir est enseigné. Que les jeunes acquièrent un savoir scolaire que n’ont pas reçu leurs parents et les autres pasteurs non scolarisés, n’est pas sans effets sur l’équilibre épistémique traditionnel entre jeunes et moins jeunes. En effet, les jeunes scolarisés deviennent, en milieu urbain, plus sachants que les adultes non-scolarisés et, bien entendu, plus sachants que les jeunes qui ne vont pas à l’école. Plus, cet avantage épistémique ne se limite pas au seul espace symbolique, il n’aboutit pas à la seule distinction entre les ‘’sachants’’ de l’écrit et les autres. Il produit, dans le contexte urbain colonial et postcolonial, d’autres effets qui se déclinent en termes de possibilités ouvertes à ses détenteurs, des possibilités qui, lorsqu’elles se réalisent, peuvent favoriser à leur tour le développement épistémique des scolarisés.

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Pour autant, les pasteurs adultes ou jeunes qui ne sont pas scolarisés ne se voient pas d’office exclus de la vie urbaine. Ils s‘y insèrent comme ils peuvent, répondant à la demande de main d’œuvre qui ne nécessite pas de savoir écrit ou exerçant une activité indépendante telle le commerce. Ce faisant, ils apprennent sur le terrain les gestes professionnels que requiert leur activité génératrice de revenu. Des éléments de savoir général non-ancestral aussi.

Djiboutien nous-même et vivant parmi les Djiboutiens, nous avons constaté ces effets de la scolarisation à Djibouti. Notre attention s’est aussi portée sur l’éducation traditionnelle où nous avons constaté des effets autour du savoir qu’elle transmet. Ces constats relatifs à l’une et à l’autre des deux formes éducatives et à leurs savoirs respectifs, nous sont apparus intéressants car disant quelque chose de la société djiboutienne. Aussi ont-ils fini par susciter en nous un questionnement sur le couple savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti où, donc, l’éducation pastorale et son savoir non-écrit cohabitent désormais avec l’école et son savoir écrit. Plus précisément, entre savoir et pouvoir, nos constats et le questionnement qu’ils nous inspirent, suggèrent des liens observables dans le contexte djiboutien. De là l’hypothèse centrale qui sous-tend la présente thèse de doctorat : savoir et pouvoir ont des liens repérables dans le contexte de Djibouti. Pour traiter cette hypothèse, nous avons structuré notre réflexion autour de l’éducation traditionnelle, de l’éducation scolaire et de l’impact de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels. De la sorte, notre travail de thèse comprend trois parties. La première partie porte sur le contexte de notre recherche : contexte sociohistorique et cadre théorique. La seconde partie traite de la problématique et de l’approche méthodologique de la recherche. Quant à la troisième partie, elle concerne l’analyse des données, l’interprétation des résultats et les perspectives de recherche. Chacune de ces trois parties de notre thèse comprend deux chapitres, soit au total six chapitres, numérotés de 1 à 6.

Cette structuration de notre travail donne corps à un plan de thèse qui se présente de la manière suivante.

La première partie comprend les deux premiers chapitres de la thèse qui traitent respectivement du contexte sociohistorique et du cadre théorique de la recherche.

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Le premier chapitre situe le pays dans son environnement géographique, dans la Corne de l’Afrique, à quelques encablures du Yémen et de l’Arabie du Sud. Il le situe également dans un ensemble géostratégique autour d’une zone majeure de production pétrolière (Golfe arabo- persique) et d’une route maritime commerciale non moins majeure qui relie l’Océan indien à la Méditerranée par la Mer rouge. Dans ce chapitre, nous traitons encore du peuple djiboutien : nous examinons ses origines, sa composition, son organisation sociopolitique et son éducation. De même, nous nous penchons sur la colonisation et sur l’apparition de l’école coloniale, période historique à laquelle met fin l’Indépendance proclamée en 1977. Laquelle donne naissance à un État qui prend la dénomination de République de Djibouti2 et conserve l’organisation administrative et éducative coloniale. Dans le second chapitre, et en nous appuyant sur l’approche multiréférentielle (Ardoino), nous établissons le cadre théorique de notre recherche, recherche dont la complexité de l’objet ne nous échappe pas. Ainsi, nous explicitons la notion de multiréférentialité qu’a élaborée Jacques Ardoino à partir des années 1960 et l’approche théorique qu’il y fonde pour appréhender les phénomènes humains complexes qu’il devait travailler, notamment dans le champ éducatif et formatif. Dans cette analyse, nous ne nous limitons pas à la seule littérature : nous mobilisons aussi l’orature (ou l’oralité) et pointons les résonnances de cette approche avec d’où nous venons. Puis, nous explicitons les notions de savoir et de pouvoir, notions multiréférentielles, ainsi que leurs liens repérables. Dans cet effort d’explicitation, nous mettons, d’abord, en discussion les différents points de vue, les différents regards développés autour des notions de savoir et de pouvoir afin de faire émerger la définition qui nous apparaît la plus pertinente de chacune d’elles. Pour l’une comme pour l’autre, nous n’éludons pas la question du comment ou des sources. Comment savoir, ou plus exactement comment apprendre ? Comment pouvoir, ou plus exactement d’où vient le pouvoir ? Cela nous amène à une analyse des théories de l’apprentissage et à un examen des sources du pouvoir. Ensuite, nous nous intéressons aux liens

2 Compte tenu des circonstances particulières, c’est-à-dire coloniales et privatives de liberté, des changements qui ont affecté la société pastorale djiboutienne, nous choisissons, pour désigner lesdits changements, d’employer l’expression ‘’ce qui n’est pas traditionnel’’ ou ‘’non-tradition’’ au lieu du terme ‘’modernité’’. En effet, si ‘’la modernité est rupture’’ (Balandier, 1967, p.211), il ne s’agit pas selon nous d’une rupture imposée comme celle coloniale mais d’une rupture librement choisie et donc émancipatrice.

16 entre savoir et pouvoir dans une visée de repérage. Quels liens entre ces deux objets multiréférentiels ? Dans quels champs ou activités de pensée et de pratique ? Outre ces deux notions de savoir et pouvoir, qui sont centrales à notre réflexion, nous nous intéressons au concept sociologique de configuration, concept que l’on doit à Norbert Elias (1994) et dont nous pointons la pertinence pour le champ éducatif. Nous nous intéressons aussi au concept de sociabilité au sens de Miche Forsé (1991) dont nous considérons qu’il est pertinent pour rendre compte des relations inter-individuelles en lien avec la forme de ces relations. De sorte que l’on peut parler de sociabilité éducative, formative, familiale, religieuse, de loisir, etc.

Nous continuons le travail avec la seconde partie de la thèse. Le chapitre sur la problématique, soit le troisième chapitre de la thèse, ouvre cette seconde partie. Ici, nous pointons d’abord l’origine de notre questionnement, qui est parti de notre vécu personnel et s’est nourri de notre parcours. Nous avançons ensuite pour dire nos constats sur le contexte djiboutien ainsi que sur l’ailleurs comparable, constats qui ont inspiré notre questionnement et à partir desquels nous problématisons autour des liens entre savoir et pouvoir. En d’autres termes, nous formulons ici nos hypothèses de recherche qui concernent respectivement, en relation avec les liens entre savoir et pouvoir, l’éducation traditionnelle, l’éducation scolaire et l’impact de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels dans le contexte djiboutien. Puis nous rendons compte de la démarche exploratoire que nous avons menée autour de notre réflexion de thèse. Il s’agit d’une démarche conduite au moyen de quatorze entretiens réalisés auprès de témoins représentatifs de l’objet et du contexte de recherche. Le quatrième chapitre, qui termine la seconde partie, est consacré à l’approche méthodologique que nous avons suivie pour mettre nos hypothèses à l’épreuve du terrain. Nous déclinons ici notre choix méthodologique. Puis, nous rappelons les critères de scientificité auxquels doit répondre la recherche. Nous continuons en décrivant la population cible de l’enquête empirique et en précisant notre dispositif de recueil de matériaux, compte tenu du choix méthodologique opéré. Dans le dispositif de recueil de données, nous présentons le terrain investigué sous ses différentes composantes pour montrer sa représentativité de la problématique. Sans oublier de pointer les autres sources de données que nous mobilisons dans une perspective multiréférentielle. Ce chapitre (et donc la seconde partie) s’achève sur la précision de notre démarche d’analyse des données et d’interprétation des résultats.

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S’ouvre alors la troisième et dernière partie de la thèse qui inclut les résultats (5ème chapitre) et les perspectives (6ème chapitre). Le cinquième chapitre porte ainsi sur l’analyse des données et l’interprétation des résultats. Il débute par l’analyse des matériaux du corpus, se poursuit par l’interprétation des résultats obtenus et se termine par la synthèse des éléments ainsi repérés. Ces résultats confirment nos hypothèses. Plus, ils nous permettent d’ouvrir la recherche sur de nouvelles pistes : des perspectives de recherche se laissent repérer. Dès lors, le sixième et dernier chapitre de notre réflexion, s’intéresse à ces perspectives de recherche. Sans oublier les limites, ni l’apport de la thèse. Il comporte encore un retour sur le cadre théorique. Plus précisément, le chapitre s’ouvre par un retour sur le cadre théorique multiréférentiel que nous avons mobilisé. Il se poursuit avec les limites de la recherche. Comme l’indique le pluriel, il y a plus d’une limite. Pour autant, les éléments ne manquent pas qui atténuent ces limites : ils sont eux aussi pointés. De sorte que, nous semble-t-il, l’apport de la recherche, que nous déclinons en ses divers éléments, reste valable. De l’apport, nous passons aux perspectives. Elles portent sur plusieurs pistes et autant de phénomènes que nous pointons. Il s’agit de phénomènes qui, selon nous, et non sans lien avec l’objet de la thèse, disent quelque chose du contexte djiboutien et, logiquement, des contextes présentant des ressemblances. D’où leur intérêt pour les chercheurs, particulièrement en sciences humaines et sociales, qui s’intéressent à Djibouti et aux pays comparables.

Et pour finir, la conclusion. Nous concluons ce travail de thèse par un rappel de l’articulation de notre réflexion, un retour critique sur nos résultats d’investigation et un effort d’ouverture de la recherche.

Le corpus de la thèse est, lui, présenté sous forme d’annexes dans un autre volume.

Voici donc, pour commencer les développements de la thèse, la première partie : nous l’ouvrons par le chapitre sur le contexte sociohistorique.

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Première partie : Contexte de la recherche

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Chapitre I : Contexte sociohistorique

1.1. Une terre d’Afrique et de la Mer rouge

La République de Djibouti est un pays d’Afrique. Elle est située dans l'hémisphère nord à mi- distance entre l'Equateur et le Tropique du Cancer, entre 10° 55 ' 12°45' de latitude Nord ; 41° 45' et 43°25' de longitude Est, à l'extrême Nord-est de la Corne de l’Afrique. Elle est limitrophe de la Somalie au Sud-est, de l’Érythrée au Nord et de l’Éthiopie à l’Ouest et au Sud. Djibouti est aussi située sur la rive Ouest de la Mer Rouge, avec une façade maritime qui s’étend sur 370 km du Ras-Doumeira, au Nord, au village de , au Sud. Par cette façade relativement longue, le pays donne sur le Détroit de Bab-El-Mandeb comme sur le Golfe d’Aden. La Péninsule arabique et le Golfe arabo-persique ne sont pas loin. Le reste du Moyen- Orient non plus. Ce n’est pas sans inscrire Djibouti dans la géopolitique mondiale. La superficie de Djibouti est de 23 200 km² et sa population de 942.333 habitants en 2016 (https://donnees.banquemondiale.org/pays/djibouti). Sa capitale est Djibouti-ville, une cité portuaire qui abrite plus de deux tiers de la population. Ses autres villes de taille significative sont Tadjourah et Obock au nord, Arta, Ali-Sabieh et au sud. Djibouti-ville concentre la vie économique, structurée autour des activités portuaires et commerciales. Au niveau climatique, la République de Djibouti est classée parmi les pays semi-arides chauds. Les températures sont clémentes dans les régions montagneuses, moins sur les basses terres où la température est rarement inférieure à 22°. Sur la côte, l'hygrométrie est élevée. La saison chaude (moyenne supérieure à 35°) s’étend du mois de mai au mois de septembre. Cinq mois durant, soufflent deux vents secs et brûlants : le Sabo du Sud-ouest et le Khamsin du Nord-ouest. Mai et septembre sont deux mois de transition où les vents se renversent, ce qui provoque un calme plat et accroit l'humidité. De sa situation géographique, Djibouti tient une position géostratégique importante qui la place à l’entrée de la Mer Rouge et au carrefour de grandes routes maritimes, entre le Canal de Suez et l'Extrême-Orient. C’est une source de revenus comme l’indique le passage de l’essentiel du commerce extérieur éthiopien par ses ports. Ou comme en témoignent les loyers versés par les bases militaires occidentales et asiatiques qui se sont implantées dans le pays : bases française, américaine, italienne, japonaise, chinoise, pour ne citer que celles déjà opérationnelles. C’est 20 aussi une source de potentiel de développement : Djibouti peut devenir une place commerciale forte pour un arrière-pays de taille dont l’Éthiopie et d’autres pays enclavés des grands Lacs. Voici une carte de Djibouti :

Au plan confessionnel, la population du pays est de religion musulmane de rite sunnite à 98%. Bien que très minoritaires, des croyants d’autres religions telles que le christianisme ou l’hindouisme se rencontrent à Djibouti.

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Les langues officielles du pays sont le français et l’arabe. Le somali et l’afar sont, avec l’arabe, les langues nationales. Mais qui est-ce, cette population djiboutienne ? Quelles en sont les origines ? A cette question qui ne nous semble point saugrenue, essayons de répondre par quelques éléments, avant d’aborder d’autres aspects du contexte sociohistorique de notre travail.

1.2. Un peuple de pasteurs

1-2-1 Origines

On le sait aujourd’hui, la Corne de l’Afrique, dont fait partie la République de Djibouti, vit l’homme et la civilisation émerger très tôt, ce qui la fit connaître par d’autres parties du continent et du Monde. Ainsi, les Egyptiens connaissaient cette partie d’Afrique qu’ils désignaient sous le nom de « Pays de Pount ». Plus, des relations s’étaient tissées entre l’Egypte pharaonique et le Pays de Pount. Entre autres auteurs, Oberlé et Hugo (1985) relèvent cette réalité historique dans leur ouvrage intitulé Histoire de Djibouti où ils écrivent notamment (p.20) : « Au cours des troisième et second millénaires avant notre ère, l’Egypte connaissait déjà la région sous le nom de Pays de Pount. Les vaisseaux des marchands égyptiens descendaient dans la mer Erythrée, cherchaient au Pays de Pount l’or, l’encens et la myrrhe. Les annales égyptiennes donnent même des chiffres précis sur les produits que rapporta l’une de ces expéditions envoyée par le pharaon Sahure ». Les Pharaons utilisaient l’encens pour parfumer leurs lieux de culte et la myrrhe pour momifier leurs corps. De fait, le « Pays de Pount » revêtait, aux yeux des Pharaons, une dimension religieuse, comme le suggère l’appellation « Ta Nétjer », elle aussi associée au « Pount » et qui signifie « Terre des Dieux ». Pourquoi « Terre des Dieux » ? Parce que « les Egyptiens considéraient que plusieurs de leurs grandes divinités étaient originaires de là-bas » (Moussa Iyeh, 2014, p.28). D’où leur double désignation (« Pays de Pount » ou « Terre des Dieux ») de la Corne de l’Afrique, usant de l’une ou de l’autre de ces appellations selon le cas. Même si « les textes hiéroglyphiques insistent en général sur le caractère religieux dont jouissaient ces terres lointaines et mystérieuses » (Ibid.). Cette importance de la Corne de l’Afrique pour les Anciens Égyptiens, se vérifie encore avec l’envoi au Pount par la Reine Hatchepsout, XVIIIème Dynastie, d’une expédition qui explora et décrivit le pays, comme en témoigne la représentation qui en fut faite à Deir-El-Bahari, dans la Vallée des Rois, en Haute Egypte. Cette expédition était formée de cinq navires et de

22 plusieurs centaines de personnes parmi lesquelles, outre les membres de l’équipage, des soldats, des porteurs, des scribes et autres artistes. Elle était aussi porteuse de marchandises ainsi que de cadeaux et surtout d’une note de la Reine Hatchepsout au Monarque de Pount. A la tête de cette expédition, un personnage important, Senmout, architecte du temple de Deir-El-Bahari (Moussa Iyeh, 2014, p.29). A en juger par la représentation que font d’eux les artistes de l’expédition qui, selon Moussa Iyeh (2014, p.31), « peignent les habitants de la Corne de l’Afrique comme des êtres ressemblant à s’y méprendre aux Egyptiens », les membres de la mission égyptienne ont dû se reconnaître en cette population par bien des aspects tels que «la physionomie, l’habillement et l’environnement ». A leur tour, les Grecs, devenus maîtres de l’Egypte suite à la conquête de cette celle-ci par Alexandre Le Grand, s’intéressèrent à la région de la Corne de l’Afrique. Ainsi, les Ptolémée, dynastie qui dirigea l’Egypte trois siècles durant avant Jésus-Christ, entreprirent plusieurs voyages au « Pount » pour y contrer l’influence des Perses, puissance rivale dont le roi Darius fit état dans ses inscriptions du pays de « Koush ». Parmi les voyageurs grecs ayant écrit sur la Corne de l’Afrique, on peut citer Pythagore et son « Livre de la Mer Erythrée ». Mais aussi Dalion, Aristocreon, Bron, Basil, Simonide ou encore Diodore de Sicile et Strabon (Moussa Iyeh, 2014, p.32-33). Sur le Pount, un autre document antique que l’on fait remonter au 1er ou 3ème siècle après Jésus- Christ et intitulé Le Périple de la Mer Érythrée, a été localisé à la bibliothèque de l’université de Heidelberg en Allemagne. Une copie de ce texte, dont l’auteur, un navigateur originaire d’Alexandrie, n’est pas encore identifié, se trouve au Musée national britannique. C’est en empruntant la Mer Rouge que l’auteur parvint à visiter les villes côtières du Pount. Son texte comprend 7500 mots et décrit le pays de Pount (Mohamed-Abdi, 2014). Il s’intéresse notamment à la vie commerciale et administrative des cités visitées, relatant les échanges commerciaux (exportations et importations) et le mode d’administration (administration autonome ou dépendant d’un pouvoir extérieur à la ville). Huit siècles plus tard, avec l’expansion de l’Islam, des géographes arabes commencèrent à visiter le Pount dont ils désignèrent les habitants par le terme de Zendjis. Ces visites exploratoires arabes du pays se poursuivirent jusqu’au XVème siècle de notre ère. Parmi ces géographes, citons avec l’historien et anthropologue somalien Mohamed-Abdi Mohamed dit Gandhi (2014): Ibn khordadbeh (IXe–Xe siècle), Istakhri (Xe siècle), Ibn Haukal (Xe siècle), Massoudi (Xe siècle), Al-Muqaddasi (Xe siècle), Al-Biruni (Xe-XIe siècle), Ferdowsi (Xe-XIe siècle), Edrisi (XIe-XIIe siècle), Yaqut Al Hamawi (XIIe-XIIIe siècle), Al-Qazwini

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(XIIIe siècle), Ibn Saïd (XIIIe siècle), Abul Fida (XIIIe-XIVe siècle), Ibn Wardi (XIVe siècle), Ibn Batouta (XIVe siècle) et El Bakoui (XIVe siècle). Dans une compilation de certaines de ces chroniques datant du Xème siècle et réalisée par Abu Zayd Hassan (Ferrand, 1922), on peut lire sur les Zendjis : « Le Pays des Zendjis est immense. Sa végétation est noire et se compose de dourah qui est leur principal aliment, de la canne à sucre et d’autres plantes. Les rois Zendjis sont constamment en guerre (…). Chez ces noirs, on prononce des Kotbah. Il n’y a aucun autre peuple de prédicateurs aussi éloquents pour prononcer la Kotbah qui est dite dans leur propre langue. Dans ce pays, il y a des gens voués au culte d’Allah. (…) C’est de ce pays des Zendjis qu’on exporte les peaux de panthère, dites panthères du Zendj, tachetées de roux et de blanc, qui sont grandes et fortes ». Mais Egyptiens, Grecs, Perses et Arabes n’ont pas été les seuls à s’intéresser à la Corne de l’Afrique. Les Chinois, dont le passé marin et commerçant est connu, ont aussi visité la région et écrit sur elle. Des traces de cette présence chinoise ont été découvertes en Somalie, notamment dans la région de Mogadiscio, des traces parmi lesquelles des restes de céramique et des pièces de monnaie chinoises. Parmi les témoignages écrits chinois, on peut citer le texte intitulé ‘’Chu-Fan-Chi’’ de Chau ju-Kua (Hirth et WW.Rockhil, 1911/1967) qui date du XIIIème siècle. Chau ju-Kua y raconte notamment que le pays « compte quatre cités, les autres localités étant des villages », qu’il « produit de nombreux chameaux et moutons » et que « la population se nourrit de chair, de lait de chameau et de pain cuit ». Il évoque les habitants en ces termes : « Les habitants du pays Chang-li vont tête nue et pieds nus, s’enveloppent d’une pièce de cotonnade mais ne portent pas de veste. Le souverain habite dans une demeure en brique couverte de tuile cuite. Le peuple habite dans des huttes faites de feuilles de palme et couvertes de toit de paille. » Cette description, qui semble plutôt porter sur les citadins rencontrés dans les villes et villages côtiers, et qui aurait probablement noté le port de sandales en peau de bête domestique par les pasteurs nomades si l’observateur avait poussé son exploration vers l’intérieur des terres, donne notamment à voir la sobriété vestimentaire des habitants du Pount. Ce dépouillement vestimentaire, qui frappe voire surprend le voyageur de loin venu, ne reflète pas que le dénuement matériel relatif de cette population, il est aussi le signe d’une adaptation aux conditions climatiques locales qui, particulièrement sur les côtes, ne font pas grelotter de froid. Aujourd’hui encore, cette sobriété vestimentaire se rencontre en milieu pastoral, même si l’influence extérieure (colonisation, urbanisation accrue, plus grande ouverture sur le monde) tend à l’atténuer. De fait, la tenue traditionnelle du pasteur nomade est faite, pour les hommes, d’un pagne en cotonnade enroulé autour de la taille, d’une sorte de

24 grand châle (également en coton) que l’on porte pour se protéger de la chaleur du jour en été et du froid de la nuit en saison fraîche, d’une paire de sandales en peau de bête et d’un poignard. A cela s’ajoute, au besoin, la lance et le bouclier de guerrier, équipement qui a fait progressivement place au fusil et à sa cartouchière confectionnée en forme de ceinture. Les femmes, elles, portent un jupon long, un haut (attaché sur l’épaule droite et qui descend jusqu’aux genoux), un châle (moins grand que celui des hommes et rarement en cotonnade), des bracelets et, bien sûr, la paire de sandales en peau de bête. Outre le nom pharaonique de Pount, d’autres appellations telles qu’Azania ou Bilad-El-Ajam désignèrent la région côtière dans laquelle la République de Djibouti s’insère historiquement. La dénomination Azania, dont les origines font encore débat, évoquerait la façade maritime de l’actuelle Somalie sur l’Océan indien, façade qui abritait des escales commerciales pour le ravitaillement des navires, notamment en charbon, en eau et en vivres. Quant au mot composé Bilad-El-Ajam, il signifie, en langue arabe, Pays de Non-Arabes. Que la Corne d’Afrique et ses côtes (dont Djibouti) aient été à ce point connues à travers l’histoire, ne nous surprend pas, car, outre ses spécificités humaines, le positionnement géographique privilégié de la région en a tôt fait une terre de contact aujourd’hui encore convoitée par les puissances mondiales. Nous n’en voulons pour preuve que la présence à Djibouti de plusieurs bases militaires (française, américaine, japonaise, italienne, ou encore chinoise), sans compter les contingents de passage. Pour revenir aux Djiboutiens, notons que, au cours de leur histoire, Afars et Somalis édifièrent et contribuèrent à édifier des formes étatiques structurées. Parmi leurs États les plus significatifs, le Royaume d’Adal, qui émergea à partir de la ville portuaire de Zeila, aujourd’hui au Nord-ouest de la Somalie. Cet État, qui englobait Somalis, Afars et d‘autres peuples islamisés, comprenait notamment la ville historique de Harar, aujourd’hui en Éthiopie. Il s’étendait jusqu’aux confins de l’actuelle capitale de l‘Éthiopie, Addis-Abeba. Adal était dirigé par des Imams et entretint des rapports souvent conflictuels avec l’Abyssinie (ancien nom de l’Éthiopie), sa voisine chrétienne des hauts plateaux. De nombreuses guerres opposèrent, en effet, les deux États. Des conflits liés à la volonté de conquête de l’un ou de l’autre des deux pouvoirs, ou à mobile religieux. Le conflit armé le plus long entre l’Abyssinie et le Royaume d’Adal éclata en 1527. Adal était alors dirigé par l’Imam Ahmed Ibn Ibrahim Al-Ghazi dit Ahmed Gragn. Sur cette guerre à visée religieuse expansionniste, qui permit à Adal de conquérir la quasi-totalité de l’Abyssinie mais coûta la vie à Gragn en 1543, un chroniqueur originaire du Yémen, Ahmad Chihab-el-Din (Basset, 1897-1901), surnommé Arab-Faqih, écrivit un ouvrage

25 intitulé Futux-Al-Habash (la conquête de l’Abyssinie). Dans ce texte, traduit et édité par René Basset à Paris, Chihab-el-Din cite notamment des clans somalis et afars parmi les combattants de l’imam et chef militaire Ahmed Gragn. Mais qui sont ces habitants du Pount, de la Terre des Dieux, du Zendj, de Bilad-El-Ajam, ou encore de Chang-li ? Il est difficile de les classer parmi les Caucasiens, comme se sont empressés de le faire certains écrits en se fondant sur des traits physiques. Pas plus parmi les Arabes (Sémites), même si une légende situe les origines de ces ‘’Bédouins à la peau foncée’’ dans la Péninsule arabique, ou que plusieurs arbres généalogiques de clans Afars et Somalis remontent jusqu’aux Compagnons du Prophète. Il semble que cette légende soit née de la conversion à l’Islam de ces peuples dont les premiers contacts avec la nouvelle religion ont été précoces (VIIe siècle). En effet, le nouveau Message religieux, transmis en arabe, une langue qui n’est pas inconnue sur les côtes du Bilad-El-Ajam, lié par des liens anciens (notamment commerciaux) avec la Péninsule arabique, n’eut qu’à traverser la Mer Rouge. Il n’est pas excessif, dès lors, de penser que l’installation de certains prédicateurs arabes de l’Islam parmi les Afars et les Somalis, a induit cette légende. D’autant que cette tentation de filiation avec le Prophète se retrouve ailleurs, par exemple chez certains clans bedjas en Corne de l’Afrique, peuls en Afrique de l’Ouest, voire chez les Perses. Ce n’est pas sans lien, selon nous, avec le désir (conscient ou non) de joindre une proximité filiale à la fraternité religieuse ressentie à l’égard du Prophète Mohammad. Observons au passage que cette légende qui arabise Somalis et Afars, n’est pas la seule qui sémitise dans la région : la principale dynastie qui a dirigé l’Éthiopie est rattachée par une autre légende au Roi Salomon, ce qui vaut à cette lignée de souverains africains la qualification de dynastie salomonide. Pourquoi donc ces légendes, qui ne sont d’ailleurs pas les seules observées à travers le monde (Luffin, 2005) ? Elles reflètent probablement un désir ancré chez l’être humain : le désir de la distinction avantageuse, de l’affirmation, du prestige. En tout cas, l’hypothèse la plus solide sur les origines des Afars et des Somalis est, dans l’état actuel de la recherche, celle qui les considère comme des Couchites, groupe humain dont le foyer originel serait localisé dans le sud-est de l’Egypte. Outre les Afars et Somalis, ce groupe couchitique inclurait les Oromos, les Bedjas, les Saho, les Rendilles, les Burj, les Sidamas, les Iraqws, les Baysos, ou encore les Bonis, qui sont tous des peuples de la Corne de l’Afrique. Afars et Somalis auraient donc migré depuis le Sud-est de l’Egypte vers leur espace de vie actuel. Ils auraient ainsi vécu, dans leur long mouvement migratoire, au Soudan puis dans les

26 montagnes de l’Éthiopie actuelle, avant de se répandre sur les basses terres jusqu’aux côtes de la Mer Rouge et de l’Océan indien. Cette hypothèse se fonde, par-delà la couleur de la peau et d’autres traits physiques communs à ces nombreux peuples, sur des apports de la linguistique. Appliquée aux langues afare et somalie, l’analyse linguistique montre, en effet, qu’elles appartiennent toutes deux au groupe chamito-sémitique ou afro-asiatique. Selon l’historien et anthropologue somalien Mohamed-Abdi Mohamed dit Gandhi, les langues couchitiques auraient plus de sept mille ans d’histoire et seraient nées au Soudan, sur le territoire du Royaume Kouch qui a détruit l’Egypte antique 8 siècles avant Jésus-Christ. C’est dans ce pays post-Royaume Adal, où la principale influence extérieure du moment est celle de l’Empire ottoman, qui laisse parfois l’Egypte post-pharaonique se rappeler au bon souvenir des habitants du Pount, que débarquent au XIXème siècle des explorateurs européens, éclaireurs du partage colonial de l’Afrique. Souvent déguisés en commerçants, ils explorent les villes, les voies de communication et le trafic commercial. Ils observent les communautés locales, leur organisation sociopolitique, leur production économique, leur contribution au commerce. Ils s’intéressent à leurs rapports de voisinage, à leurs éventuels liens avec des puissances extérieures ainsi qu’à tous autres éléments susceptibles de servir le projet colonial. Parmi eux, le britannique Richard Burton avec son First footsteps in East-Africa, l’italien Bottego, ou encore le français Rochet d’Héricourt. Mais intéressons-nous d’abord au mode de vie, à l’organisation sociopolitique et à l’éducation traditionnelle chez les Djiboutiens. Ici, nous nous appuierons, outre la littérature, d’ailleurs peu abondante en la matière, sur notre connaissance de la société djiboutienne.

1.2.2. Des éleveurs nomades

Traditionnellement, les Djiboutiens sont des éleveurs. Cependant, ils ne le sont pas dans leur totalité mais majoritairement. En effet, si les deux principales composantes du peuple djiboutien que sont les Afars et Somalis pratiquent traditionnellement l’élevage, la troisième communauté djiboutienne, celle d’origine yéménite et citadine, ne partage pas cette activité avec eux. Cela ne signifie pas, pour autant, que l’élevage n’existe pas traditionnellement au Yémen. L’élevage que Somalis et Afars pratiquent et dont ils vivent, est extensif et de type pastoral. Ils sont donc éleveurs nomades avec ce que cela implique d’économie pastorale et de mobilité spatiale. 27

1.2.2.1 Une économie pastorale

Même s’il n’est pas improbable qu’ils aient connu l’agriculture dans un passé lointain où leur pays était bien plus arrosé et qu’ils aient dû retourner à l’élevage en raison des changements climatiques survenus au fil du temps, Afars et Somalis sont largement éleveurs. Ils élèvent des ovins, des caprins, des bovins, des camélidés (dromadaires) et des ânes. Certains d’entre eux ont aussi pratiqué l’élevage du cheval, mais, de nos jours, cet animal se rencontre rarement sur le sol djiboutien où il a pourtant été utilisé comme monture ou bête de somme à une époque peu reculée. Contrairement à l’âne qui fait partie des interdits alimentaires introduits par l’Islam, caprins, ovins, bovidés et dromadaires fournissent du lait, du beurre et de la viande aux pasteurs nomades. Lorsque cela est possible, l’on privilégie les mâles et les femelles non laitières pour la viande. A quoi il faut ajouter le gibier, même si la chasse est peu pratiquée par les pasteurs qui la considèrent comme peu noble et la dédaignent, sauf en temps de disette. Seuls les Gens- à-Arc, un groupe minoritaire, sans cheptel et discriminé, vivent de la chasse. D’ailleurs, la consommation de la viande n’est pas quotidienne chez ces nomades sobres que sont Afars et Somalis : elle est espacée dans le temps. Seuls le lait, le dourah (pour les glucides complexes) et le beurre sont de consommation quotidienne. Miel et autres fruits de cueillette complètent le menu lorsque le milieu le permet. Lait, beurre, dourah et viande sont donc les principaux aliments traditionnels du pasteur nomade somali ou afar. Autre signe de sobriété alimentaire, les adultes s’offrent un seul repas par jour : le diner. Ils ne prennent pas d‘aliment le matin, ou un peu de lait, et rien à midi. Personnes âgées ou malades et enfants échappent à cette règle, se nourrissant plus d’une fois par jour, sans forcément aller jusqu’à trois repas. Pour acheter le dourah, les habits et autres articles nécessaires, les pasteurs nomades pratiquent le troc ou utilisent le produit de la vente de têtes de bétail. Pour ce faire, ils se rendent aux marchés urbains et ou agricoles locaux, qui sont parfois au loin situés. Cette économie pastorale et ses habitudes alimentaires que nous venons de décrire, ne sont pas sans rappeler les témoignages supra des Arabes et des chinois sur les habitants de la Corne de l’Afrique. Les « nombreux chameaux et moutons » ainsi que la « chair », le « lait de chameau » et le « pain cuit » (qui renvoie au dourah) évoqués par le chinois Chau ju-Kua sont toujours là. Il en va de même pour le dourah en grains qu’évoque la compilation de chroniques arabes du Xème siècle par Abu Zayd Hassan. La canne à sucre continue de pousser elle aussi, notamment sur les terres arrosées de la Corne de l’Afrique. Mais, il est vrai, la végétation jadis

28 fournie n’est plus aussi « noire » de densité et offre moins de « plantes » que les millénaires passés, ce qui impose son pesant d’adaptation aux pasteurs nomades et alimente un mouvement d’exode rural. Les nomades (re)deviennent alors de plus en plus sédentaires mais dans un contexte urbain qui les mets aux prises avec des difficultés d’un autre ordre que les lentes évolutions climatiques naturelles. C’est donc le mode d’élevage en mouvement incessant qui explique le nomadisme traditionnel à Djibouti. Il faut aux pasteurs quitter le lieu de campement lorsque pâturages et eau s’y font rares et partir avec bêtes et humains pour une zone mieux lotie. Le déplacement ne se fait pas à l’aventure, sans direction précise, mais après mission d’éclairage du chemin et de la destination. Comme cette mission incombe aux hommes, certains d’entre eux partent en éclairage ; et ce n’est que si ce travail est concluant, c’est-à-dire des pâturages et des points d’eau repérés, que le déplacement du campement est décidé. Comme l’on est en pays chaud, le départ s’effectue alors de bonne heure, avant le lever du jour, pour profiter le plus longtemps possible de la fraîcheur matinale. Le démontage du campement est une opération assez rapide grâce à la légèreté des habitations qui sont assez vite désassemblées. Les affaires sont chargées sur les dromadaires mâles et les ânes et ou ânesses. Les chevreaux et agneaux encore peu aptes à la marche sont aussi chargés sur les bêtes de somme. Il en est de même pour les petits enfants, ceux qui ne sont plus allaités mais encore incapables de marcher longtemps. Les troupeaux de bêtes, qu’il s’agisse du gros bétail (bovins et camélidés), ou du petit (caprins et ovins) précèdent la caravane du campement. Il arrive aussi que le campement demeure en son emplacement et que seuls les troupeaux soient déplacés vers une zone éloignée de pâturage. Cela se produit surtout pour les bovins et les camélidés dont les besoins alimentaires sont bien plus élevés que ceux des caprins et ovins. Dans ce cas, caprins, ovins et campement ne changent pas de lieu, se contentant de ce qui reste comme herbe et eau jusqu’au retour de la pluie et de ses nouvelles pousses. Les distances à parcourir avant de trouver eau et pâturages varient dans le temps et dans l’espace. Dans les régions où le climat est clément et le couvert végétal à l’avenant, les distances sont plutôt courtes, même si elles tendent à s’allonger en période estivale. En revanche, dans les régions moins loties, le périmètre de transhumance est plus étendu et impose plus de kilomètres à parcourir. Régulièrement, depuis que les frontières territoriales sont apparues avec le partage colonial du pays ancestral, celles-ci sont allègrement franchies, au gré des saisons, par les pasteurs nomades

29 djiboutiens qui se retrouvent ainsi en Somalie, en Éthiopie ou en Erythrée. Il ne leur en est pas tenu rigueur dans ces pays, sauf s’ils se livrent à des actes de violence. Cette tolérance frontalière s’explique par le fait que les pasteurs arpentent les mêmes chemins que leurs ancêtres et fréquentent les mêmes pâturages : leur sentiment de chez soi survit aux frontières. Du reste, les autorités des pays concernés, savent que les mêmes populations vivent de part et d’autre des limites entre États. Comme le savaient en leur temps les administrations coloniales qui, par souci d’apaisement, toléraient ces mouvements de transhumance. Cette brève description de l’économie pastorale djiboutienne, nous amène maintenant à décrire l’habitat qu’elle conditionne.

1.2.2.2. Un habitat pastoral

L’habitat des pasteurs nomades djiboutiens, ce qui bien entendu ne concerne pas leurs concitoyens d’origine yéménite, est adapté à leur vie de transhumance et donc de mouvement. Ce n’est pas la tente du désert que certains voyageurs pressés ont cru voir, mais une en matériaux légers tirés de la nature environnante. Il est fait d’éléments en forme de tapis confectionnés à partir de brindilles d’herbe et autres fibres végétales. Ces éléments sont assemblés autour d’une armature légère de pièces de bois. L’ensemble forme l’habitation du pasteur qui comporte une seule grande chambre. Elle porte l’appellation de daso (ou aqaldaso) en pays somali, celle de daboyta chez les Afars, tandis que le colonisateur français a importé le terme toukoul pour la désigner. A l’intérieur de l’habitation, sont installées les quelques affaires de la famille : vêtements, sacs de dourah (sacs en peau de bête), outres de beurre, outres de miel, divers ustensiles en bois, cordes servant à placer le bât des bêtes de somme (dromadaires et ânes) et à attacher les charges, que ces charges soient des éléments de l’habitation ou d’autres objets. L’aménagement intérieur de l’habitation est rationalisé de manière à ce que les objets occupent le moins de place possible, laissant le plus grand espace aux humains. C’est pourquoi le rangement en hauteur est pratiqué pour caser les objets. Ce rangement se fait au fond du toukoul pastoral. Enfants et parents partagent le toukoul qui, en dépit de sa légèreté, résiste aux pluies, ainsi qu’aux vents si ceux-ci ne sont pas trop violents. Cette habitation se dresse, telle une sentinelle, devant l’enclos à bestiaux où sont parqués les animaux d’élevage. Elle rassure ceux-ci et signale une présence humaine à leurs prédateurs qui sont alors moins tentés de franchir les branchages plus ou moins hauts d’épineux dont est fait 30 l’enclos. Et s’il y a quand même attaque du troupeau parqué, cette proximité entre habitation et enclos permet une rapide intervention des pasteurs. Chez les pasteurs nomades djiboutiens, s’observe également une division sociale du travail.

1.2.2.3. Division sociale du travail

En effet, comme sous d’autres latitudes, la société traditionnelle djiboutienne est une société patriarcale. Elle donne à voir sa division sociale du travail entre la femme et l’homme. Un aperçu de cette division du travail, division qui dit elle aussi la société, ne nous apparaît pas inutile. Commençons par le travail de la femme.

1.2.2.3.1. La femme traditionnelle djiboutienne

La femme djiboutienne est traditionnellement assignée aux tâches domestiques. Pour autant, elle n’échappe pas à la garde du bétail. Fille, la Djiboutienne contribue à la vie de sa famille. Elle assiste donc sa mère dans les tâches domestiques, qu’il s’agisse de faire la cuisine, de faire la vaisselle, de laver le linge, de tenir propre la fratrie plus jeune, de traire les bêtes, d’agiter l’outre de lait entre les mains pour en extraire le beurre (donc de faire du barattage sans baratte), de participer à la corvée d’eau et de bois de chauffe, de démonter et remonter le toukoul, etc. Elle garde aussi le bétail, surtout les caprins et ovins. Parallèlement, elle doit, avec l’aide avisée de sa mère, et parfois de ses amies, réunir tout ce qui participe à la construction de son futur toukoul et à la vie intérieure de son futur foyer. Ainsi, elle doit préparer les éléments constitutifs de l’habitation, qu’il s’agisse des éléments de couverture, de ceux de façade ou des pièces de l’armature. Elle doit confectionner ou se faire confectionner les contenants à grains, les ustensiles en bois, les outres à miel ou à beurre et autres objets domestiques. Non sans le concours de ses frères ou cousins pour tout ce qui exige un savoir-faire ou une force de travail d’homme, comme par exemple la confection d’ustensiles en bois. Comme une maîtresse de maison est d’entrée jugée à la qualité de son habitation, la Djiboutienne traditionnelle apporte une grande attention à la confection de son toukoul pastoral et des objets usuels associés.

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D’ailleurs, avant même la demande en mariage, les prétendants peuvent solliciter de la fille adulte divers objets tels qu’une gourde à eau (en peau), un pot à lait (en fibre végétale) ou un autre objet, ce qui lui demande un effort de confection. Maritalement installée, la Djiboutienne traditionnelle vaque sans tarder aux tâches ménagères. C’est elle qui prépare la nourriture et la sert. C’est elle qui étale la peau de bête qui sert de tapis pour s’asseoir et se coucher. C’est elle qui tient propre l’habitation et ce qu’elle abrite. C’est elle qui va chercher l’eau à dos d’âne, à dos de dromadaire, ou à son propre dos si le point d’eau n’est pas éloigné. C’est elle qui garde moutons et chèvres, ou encore chevreaux et agneaux en attendant d’avoir des enfants à qui les confier. C’est elle qui trait chèvres et brebis. C’est elle qui transforme le lait en beurre et recueille celui-ci dans la ou les outres qu’elle a confectionnées à cet effet. C’est elle qui recueille le miel que ramène le mari dans la ou les outres qu’elle a prévue(s). Elle doit encore se tenir prête à prendre la bride du dromadaire, comme disent les pasteurs, pour aller au ravitaillement en vivres vers la ville. Autant de tâches à exécuter même si elle est enceinte ou en allaitement, car d’être enceinte ou d’allaiter, sauf si elle est souffrante, ne dispense pas la femme du travail auquel la société l’assigne. Par la tenue de son foyer, la femme doit obtenir que son époux soit toujours satisfait d’elle. Repas délicieux, habits bien lavés, tendresse…le mari attend beaucoup d’elle. Il attend qu’elle soit aux petits soins avec lui. ‘’A valeur égale, c’est la femme qui fait la différence entre deux hommes’’, enjoint le dicton. Bonne pour son époux, la femme doit l’être aussi pour sa belle-famille et les visiteurs. Respect, sympathie, serviabilité et générosité sont autant de qualités attendues et autant de critères de jugement. Et de procréer, bien sûr. Elle doit fécondité et progéniture abondante à son époux. Elle lui doit fils et filles, surtout des fils. Il lui faut aligner des enfants qui fassent la fierté du père. ‘’Un veau dont la mère est mauvaise ne devient pas bon taureau’’, prévient le dicton. Cela fait beaucoup, on le voit. C’est un prescrit social chargé qui pèse sur les épaules de la Djiboutienne traditionnelle. En va-t-il de même pour le Djiboutien ? Y a-t-il équité dans la répartition de la charge de travail ?

1.2.2.3.2. L’homme traditionnel djiboutien

Cette société patriarcale dont la lutte pour la survie a développé l’instinct guerrier, assigne d’entrée une position haute à l’homme. Dès son jeune âge, le garçon est formaté pour jouer un rôle dominant. Il est le mâle et doit se comporter en conséquence. Il est censé être celui qui 32 montre du courage, protège, affronte l’adversité, celui qui se réserve les tâches réputées hors de portée de la femme, celui qui fait toujours la différence. Ainsi, l’homme s’occupe du gros bétail, c’est-à-dire des bovins et des camélidés. Il mène ces derniers partout où ils peuvent trouver eau et pâturage, même s’il doit se retrouver en territoire hostile. A la tête de ses bêtes, il est censé devoir affronter toute adversité. C’est aussi l’homme qui creuse le puits jusqu’à en faire jaillir l’eau. C’est lui qui y descend, quelle que soit sa profondeur, puise le précieux liquide et abreuve les bêtes assoiffées. Certains puits sont si profonds qu’ils nécessitent une chaîne de sept hommes. Lorsque le campement en transhumance fait halte quelque part pour la nuit ou arrive à destination, c’est l’homme qui repère des arbres solides alentour et leur arrache des branchages. Il ramène ces branchages pour en faire un enclos qui puisse accueillir le bétail. Il entretient aussi l’enclos tout au long du séjour du campement au lieu de transhumance. C’est également l’homme qui trait chamelles et vaches. Comme la chamelle se trait à deux (et debout), il se fait aider d’un autre homme, tandis qu’il trait seul et en position assise la vache. A l’homme, il appartient encore d’accueillir les visiteurs, de leur faire la conversation et de partager le repas avec eux. Si le campement doit se déplacer, pressé par le manque d’eau et de végétation, l’homme part en éclairage pour trouver pâturages, points d’eau et chemin. Il guide ensuite le campement tout au long du voyage. Bien entendu, l’homme défend le campement contre les bêtes sauvages, de nuit comme de jour. Il le défend aussi contre les razzieurs. Il le fait au péril de sa vie. Mourir dans l’honneur fait partie des risques que l’homme intègre dès le jeune âge. Au ravitaillement en vivres et en habits, si le marché se trouve trop loin ou si le chemin n’est pas sûr, c’est l’homme qui part, seul ou avec d’autres hommes selon les circonstances. C’est encore l’homme qui se joint aux expéditions punitives contre l’ennemi ancestral et ramène du bétail au campement. Il le fait au péril de sa vie, car les propriétaires des animaux visés ne sont pas moins coriaces que les razzieurs. Dans un autre registre, l’homme est préposé à l’arbre des sages et au règlement des conflits. Il introduit la requête si sa famille (ou sa personne) a des litiges à régler, demandant ainsi justice, ou il participe aux jurys que l’on constitue pour les affaires où il n’est pas impliqué. Et de procréer. Au prétendant, il faut d’abord demander la main de la fille. Il le fait à travers son propre père ou, si celui-ci est décédé ou absent, à travers le plus âgé de ses proches paternels. La dot est à la charge du mari. Elle se valorise en têtes de bétail, à quoi peut s’ajouter un apport

33 en vivres ou en monnaie. La valeur de la dot varie dans le temps et dans l’espace. Elle ne donne pas la femme en propriété à l’homme : le prix du sang de l’épouse reste dû à sa famille d’origine si elle est tuée. De plus, la plus grande part de la dot est restituée au mari pour la constitution du patrimoine initial du nouveau foyer. Dans l’intimité, l’époux doit vigueur et fécondation à son épouse ! Une fois marié, l’homme est le chef de famille. A ce titre, il décide pour la femme et les enfants. Il supervise l’éducation des enfants, veille à la discipline familiale, répond des actes de son épouse et de sa progéniture auprès des tiers. Il est la figure dominante du foyer familial. On le voit, dans la distribution du travail valorisant et du pouvoir, la balance penche en faveur de l’homme dans la société traditionnelle djiboutienne. Cependant, dans la vie réelle, les choses ne sont pas toujours aussi simples. La complexité des humains et de leurs rapports fait que la Djiboutienne traditionnelle n’est pas toujours démunie face à l’homme. De sorte qu’il arrive que, d’une manière ou d’une autre, elle ait voix au chapitre. Ainsi, sous l’influence de leur épouse, certains hommes s’impliquent davantage dans l’exécution des tâches socialement dévolues aux femmes. Inversement, certaines épouses s’illustrent sur les terres des hommes. Plus généralement, cette division sociale du travail n’est pas sûre d’échapper à l’impact de l’extérieur qui amène État colonial puis postcolonial, sédentarisation, scolarisation, économie monétaire, salaires et autres types de revenus, rencontres interculturelles et nouvelles formes relationnelles. Mais examinons pour l’heure l’organisation sociale et politique traditionnelle à Djibouti.

1.2.2.4. Organisation sociale et politique

La société djiboutienne est une société de communautés, comme nous l’avons vu. Pour l’essentiel, trois communautés, Somalis, Afars et Arabes, forment cette société. Afars et Somalis, qui sont les deux principales composantes démographiques, peuplaient le pays lorsque, au XIXème siècle, la colonisation est survenue. A partir de cette époque, des Yéménites, citadins, se sont joints à eux, s’installant dans les premiers centres urbains tels qu’Obock, premier chef-lieu de la colonie, et Djibouti-ville, second chef-lieu du territoire et future capitale de la République de Djibouti. « De fait, et à l’instar de nombreuses régions du monde, une communauté yéménite s’est installée à Djibouti dès sa fondation et a constitué depuis lors une des ‘’ethnies’’ composant sa population » (Rouaud, 1997, p.319).

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Afars, Somalis et Yéménites forment chacune une ethnie dans la mesure où les membres de chaque groupe partagent le même héritage socioculturel, c’est-à-dire les mêmes origines, la même histoire, la même culture et la même langue. Mais il s’agit d’ethnies qui, outre l’histoire partagée depuis la colonisation, ont des points communs anciens. Les trois groupes sont des pasteurs nomades à la base, même si les Djiboutiens yéménites étaient déjà sédentarisés et citadins en arrivant à Djibouti. Tous trois s’inscrivent dans une organisation sociopolitique de type communautaire. Et tous trois sont de confession musulmane. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu la colonisation pour se connaître et entrer en relations. Nous allons donc essayer de décrire l’organisation sociopolitique de ces trois groupes, non sans pointer au passage similitudes et différences.

1.2.2.4.1. Somalis

Les Somalis sont socialement organisés en lignages. Ils forment des clans, qui se regroupent en confédérations, lorsqu’ils descendent ou se réclament du même ancêtre éponyme. Pour l’essentiel, les clans se distribuent en sous-clans qui se subdivisent en lignages intermédiaires (ou sous-sous-clans) qui se ramifient à leur tour en fractions et sous-fractions. C’est une organisation basée sur l’arbre généalogique, où chaque lignage s’emboîte dans celui qui le précède, à la manière des « poupées russes » ou des « cercles de plus en plus petits » (Moussa Iyeh, 2014, p.121). Cette organisation s’est articulée au fil du temps mais aussi du dynamisme démographique. Chaque Somali est capable de dresser son arbre généalogique de type agnatique à partir de lui- même jusqu’à l’ancêtre éponyme du clan ou de la confédération clanique. Et au-delà ? Le Somali est souvent muet sur l’intervalle entre le clan (ou la confédération) et l’ancêtre éponyme suprême Somal ou Samale. Il est muet parce qu’il ne sait pas quoi dire, comme s’il se retrouvait, une fois cité le père du clan ou de la confédération, face à un trou de la mémoire collective. Que s’est-il donc passé pour qu’un trou (la tradition orale de certains clans parle d’un « fonds de puits où gazouillent des oiseaux ») recouvre l’intervalle de temps menant de l’ancêtre clanique ou confédéral à celui suprême des Somalis ? Que suggère cette histoire de gazouillis d’oiseaux au fond d’un puits ? Il y a là un phénomène qui attend d’être interrogé et élucidé par les chercheurs.

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L‘éclatement des lignages somalis, qui permet un fonctionnement décentralisé dans la vie concrète, ne semble pas sans lien avec le mode de vie pastoral qui impose une mobilité spatiale et ne facilite pas la concentration humaine au même endroit. Il n’y a pas de village ou de ville, mais des campements en mouvement incessant. Or, dans un tel contexte, les solidarités courantes sont plus aisées à gérer pour de petits lignages que pour de grands, le lien d’ensemble étant assuré par la généalogie agnatique qui fédère les Somalis. D’après la tradition orale, c’est lorsque les descendants d’un même ancêtre sont assez nombreux pour assurer le paiement (en têtes de bétail) du prix du sang, en cas de crime commis par un des leurs, qu’ils sont reconnus comme lignage. On peut en déduire que la communauté somalie était beaucoup moins fractionnée à ses débuts, avec seulement quelques ancêtres et autant de lignages, parce que démographiquement moins fournie. Bien sûr, dans cette société patriarcale, les enfants prennent la filiation de leur père. Mais les liens avec la famille maternelle sont traditionnellement solides et inspirent de l’attachement aux enfants et du respect au père et à ses proches. Précision : les mariages sont traditionnellement exogames. Les membres d’un même sous-clan ne peuvent pas se marier. Cette règle, qui fait que les mariages sont inter-sous-claniques, et à plus forte raison inter-claniques, contribue à resserrer les liens entre sous-clans comme entre clans et à raffermir l’unité de la communauté. Plus, le lien généalogique se tempère d’une dimension géographique, de sorte que si les Somalis se sentent d’abord membres de telle ou telle composante (confédération, clan, sous-clan, etc.), ils se pensent aussi habitants de telle ou telle région. Il y a ainsi, en République de Djibouti et dans ses environs, les gens de l’Ouest, de l’Est, du Sud ou du Nord, ceux du Pays Rouge (Assajog), ceux d’Ougoul (région du massif d’Arta, à une quarantaine de kilomètres de la capitale), ceux du Pays Chaud (région aride de la côte), ceux aux Dents Rouges (les côtiers à la dentition souvent brune en raison, semble-t-il, d’un excès de flore dans l’eau). Au plan de la structuration politique, la communauté somalie a produit deux principales institutions. Elle a institué un chef de clan, dont le titre varie selon les régions et les clans, ainsi qu’un Conseil des Sages pour l’assister. Pour les clans somalis de Djibouti, le chef de clan s’appelle Ougas ou Sultan. Dans certains clans, la fonction de chef de clan est héréditaire tandis qu’elle obéit chez d’autres à un mode complexe de désignation où il entre des éléments d’astrologie et de croyance ancestrale. L’Ougas ou le Sultan est une autorité à la fois morale et temporelle. Moralement, il est réputé investi de la baraka. Ses invocations bienveillantes (dou’as) sont donc recherchées et celles malveillantes craintes d’autant. Temporellement, il

36 incarne l’unité communautaire. Il représente le clan auprès des tiers et préside le Conseil des Sages. A la demande de l’Ougas ou de ses membres, le Conseil des Sages se réunit pour régler les litiges entre composantes du clan et débattre des questions d’importance communautaire. Le chef de clan vit traditionnellement de la contribution (en têtes de bétail) des membres de la communauté. C’est la principale forme d’impôt traditionnel. On peut le deviner, la vie urbaine induite par la période coloniale et postcoloniale n’est pas sans effet sur cette organisation sociopolitique des Somalis. Si le sentiment communautaire reste encore fort aujourd’hui, parfois exalté par certains à des fins inavouables, les solidarités traditionnelles doivent composer avec les règles de la vie en État où émergent des solidarités urbaines. En effet, le salariat, l’activité non salariée, la vie de quartier, la qualité des services publics et bien d’autres phénomènes urbains inscrivent les Somalis dans des solidarités nouvelles dictées par des intérêts nouveaux. C’est dire si le Somali ‘’moderne’’ n’est plus seulement membre de sa communauté : il est aussi citoyen d’un pays avec ce que cela implique de contraintes nouvelles à intégrer, de règles nouvelles à respecter et d’intérêts partagés avec des membres d’autres communautés. De sorte que la société somalie, qui est sans cesse plus urbaine et plus en rencontre avec l’Autre, n’est plus la même qu’à l’arrivée du colonisateur, autorisant l’hypothèse qu’elle se transformera encore davantage. Continuons à présent avec les Afars.

1.2.2.4.2. Afars

Les Afars sont également organisés en lignages (clans, sous-clans, etc.) depuis l’ancêtre fondateur. Comme chez les Somalis, cette distribution à base lignagère s’est installée au fil du temps et de la croissance démographique. Pareillement, la communauté était beaucoup moins fractionnée à ses débuts et formait alors quelques clans aux effectifs réduits. L’arbre généalogique structurant aussi la communauté afare, les clans, sous-clans et autres fractions regroupent des personnes descendant d’un ancêtre commun selon une ligne agnatique. « Chaque clan se compose théoriquement d’hommes et de femmes qui se réclament d’un même ancêtre » (Ali Coubba, 2004, p.138). Du reste, comme les Somalis, les Afars peuvent réciter leur arbre généalogique, en tout ou partie.

Cependant, « nombre de fractions revendiquant un ancêtre commun le font davantage par mimétisme, respectant en cela une habitude sociale, que par souci de perpétuer une mémoire historique » (Ibid.)), car la société afare sait accueillir et assimiler les étrangers. 37

Comme la société afare est patriarcale (à l’instar de celle somalie), les enfants prennent la filiation de leur père. Mais les liens avec la famille maternelle sont traditionnellement forts, ils apparaissent même plus forts que chez les Somalis. Le fils ainé, par exemple, prend souvent le prénom de son oncle maternel. Ici encore, le mariage traditionnel est exogame et les futurs époux appartiennent à deux segments de lignage différents. De plus, le garçon épouse la fille de sa tante paternelle qui est appelée absuma. Il a un droit de mariage sur elle, ce qui n’est pas le cas chez les Somalis où épouser la fille de sa tante paternelle n’est qu’une possibilité. Même si, faisant exception à cette règle, certains groupes tels que les Ada’alis et Badoytamelas d'Obock, pratiquent les mariages entre cousins. Le mariage avec l’absuma, fait que les mariages afars sont inter-groupaux, ce qui resserre les liens intra-communautaires et raffermit l’unité de l’ensemble. Cependant, l’organisation lignagère afare est tempérée par la géographie. Elle l’est davantage que chez les Somalis. Ainsi, les Afars se distinguent en deux grands groupes géographiques : Adohyamaras et Assahyamaras (Qadoh-yamara et Qasah-yamara en langue afare). Cette distinction est diversement expliquée. Ainsi, une thèse définit les Qadoh- yamara comme les habitants du pays blanc (par référence au sable blanc des côtes, notamment djiboutiennes) et les Qasah-yamara comme les habitants du pays rouge (par référence à la terre rouge des régions éloignées de la mer). Selon une autre explication, les Qasah-Yamara sont les Afars relevant de l’autorité des sultans Aydaahisso et les Qadoh-yamara ceux dépendant ou ayant dépendu des sultans Ada’ali. Par ailleurs, clans et sous-clans éloignés peuvent se regrouper en confédérations s’ils partagent le même territoire. Ils forment alors ce que l’on appelle une fi’ma. C’est ainsi que les Debnés et Adarassouls au Sud-ouest de la République de Djibouti, ou les Kona-Eli-Bouda au Nord (ensemble de cinq groupes cohabitant dans la région d’Obock), sont des confédérations à base géographique et non généalogique. Le regroupement en fi’ma s’observe aussi pour les classes d’âges. C’est le cas dans le sultanat de Tadjourah en République de Djibouti où les membres d’une classe d’âge forment une fi’ma. Rôle de la fi’ma ? Elle permet une intégration et des solidarités non-lignagères, intervient dans la justice de paix et contribue d’autant à la cohésion de la communauté afare. Comme chez les Somalis, la dépendance pastorale à l’égard de la nature impose souvent aux Afars la transhumance saisonnière d’un endroit à l’autre en quête de pâturages et de points d’eau. Mais les aires de transhumance sont délimitées en pays afar où l’occupation de l’espace obéit à la structuration sociale qui le découpe en territoires lignagers. De sorte qu’une

38 composante afare ne peut pas transhumer en dehors de son aire territoriale, sauf accord du groupe ou des groupes à qui appartiennent les pâturages et les points d’eau qu’elle souhaite utiliser. Toutefois, point besoin d’autorisation de transhumance pour le territoire d’un groupe ami (qalla). Au niveau politique, la communauté afare s’organise en sultanats à base territoriale et non lignagère, autre différence avec les Somalis où le Sultan ou l’Ougas n’est que le chef de son clan. Il y a ainsi trois sultanats traditionnels afars en terre djiboutienne dont l’un a son siège en Erythrée, pays limitrophe. Deux de ces trois sultanats sont situés au Nord du pays. Il s’agit du sultanat de Tadjourah et de celui de Raheita, ce dernier étant celui dont le Sultan réside en Érythrée et qui recouvre la région djiboutienne d’Obock. Quant au troisième sultanat, il a émergé plus tard, dans la région de Gobaad, au Sud-ouest de la République de Djibouti. Il existe aussi des sultanats et autres chefferies afars en Éthiopie et en Erythrée. C’est d’ailleurs en Éthiopie que se trouve le plus peuplé des sultanats afars, celui d’Awsa, tandis que l’Erythrée abrite le sultanat de Birou. S’agissant de la distinction géographique entre Assahyamaras et Adohyamaras, les premiers vivent majoritairement dans le sultanat d’Awsa en Éthiopie et les seconds sont majoritaires dans ceux de Gobaad, de Tadjourah et de Raheyta (à cheval entre la République de Djibouti et l’Erythrée). Les familles afares régnantes sont issues des clans Modaytos pour le sultanat d’Awsa, des clans Damohoytas pour le Sultanat de Birou et des clans Ada’ali pour les sultanats de Djibouti (Gobaad, Tadjourah et Raheyta). Modaytos, Damohoytas et Ada’ali descendent d’un ancêtre commun, Haral-Maahis. A Djibouti, les sultans et leurs adjoints, qui portent le titre de vizir, sont donc choisis dans le clan Ada’ali, et spécialement dans des familles appartenant aux sous-clans Dinité et Bourhanto. La fonction de sultan est occupée à vie, le vizir ne pouvant succéder à son chef qu’au décès de ce dernier. A l’occasion de cette succession, l’héritier (frère ou fils) du défunt sultan devient vizir, ce qui permet une alternance au trône entre Dinité et Bourhanto. Le Sultan est une autorité temporelle et morale. Moralement, il est censé prêcher par le bon exemple. Temporellement, il incarne l’unité communautaire et la représente auprès des tiers. Il en est le dirigeant suprême. A ce titre, il est le garant de la paix civile, réglant notamment les litiges entre composantes de la communauté. Le sultan est assisté d’un vizir et entouré d’un Conseil des Anciens où chaque membre représente un clan et remplit la fonction dévolue à ce dernier. Ce Conseil se dénomme Majlis.

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C’est le sultan qui préside le Conseil des Sages. A Tadjourah, en cas d’absence du sultan, le représentant du clan Ablés préside le Majlis. Le sultanat vit de l’impôt en nature (qisho) (têtes de bétail) qu’il prélève sur les composantes de la communauté. Comme les Somalis, les Afars d’aujourd’hui sont bien entendu travaillés par les changements liés à la sédentarisation urbaine qui les inscrivent dans des dynamiques et des solidarités dépassant le cadre communautaire, c’est-à-dire partagées avec des non-Afars devenus leurs concitoyens. Et les Arabes yéménites ?

1.2.2.4.3. Arabes yéménites

L’organisation sociale des Yéménites de Djibouti est la même que celle qui prévaut traditionnellement au Yémen. Elle renvoie à l’organisation sociale des Bédouins qui sont considérés comme les représentants de la culture arabe originelle. Elle comprend clans, sous- clans, fractions, sous-fractions et autres familles. Elle est donc largement similaire à celle des Afars et des Somalis. L’arbre généalogique régit cette structuration sociale qui se décline en lignages s’emboîtant les uns dans les autres depuis l’ancêtre éponyme. La société yéménite est patriarcale mais les mariages sont endogames pour préserver l’homogénéité par le sang. Le facteur géographique intervient aussi dans l’organisation sociale, donnant naissance à une identité régionale entre membres de clans différents. La structuration politique traditionnelle correspond à l’organisation sociale et chaque clan se dote d’un chef de clan qui porte le titre de Cheik du Clan ou Cheik-El-Kabila. C’est l’équivalent de l’Ougas ou du Sultan chez les Somalis, ou encore du Kedo Abba chez les Afars. Cependant, comme pour les Afars et les Somalis, cette organisation sociopolitique tend à se relâcher sous l’influence de la vie ‘’moderne’’. D’autant que les membres de la communauté djiboutienne d’origine arabe, sont souvent sédentarisés et urbanisés en arrivant à Djibouti.

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1.2.2.5. Éducation traditionnelle

Comme beaucoup d’autres sociétés en Afrique et ailleurs, la société traditionnelle djiboutienne est à tradition orale. Ses contacts avec l’écrit sont limités au moment où l’Islam se répand dans la région à partir du VII siècle. Bien plus tard, au XIXeme siècle, quand la colonisation européenne surgit des mers, ce sont principalement les textes religieux qui incarnent l’écrit local. L’éducation traditionnelle est donc une éducation par le ‘’faire’’ et le ‘’voir faire’’, comme le rappellent les sociologues de l'éducation Guy Vincent, Bernard Lahire et Daniel Thin (Vincent dir, 1994, cité par Ruano-Borbalan, 1999) : « L'apprentissage s'opère dans et par la pratique, de situation en situation, de génération en génération. Apprentissage par le faire, le voir faire qui ne nécessite pas d'explications et qui ne passe pas nécessairement par le langage verbal.’’ Notre expérience d’ancien éduqué traditionnel, nous incline à ajouter que c’est aussi, du moins dans le contexte djiboutien, l’éducation par le dire.

1.2.2.5.1. Dire, faire et voir faire

Avant l’Islam, et dans l’état actuel de la recherche, les messages écrits par les pasteurs nomades semblent donc plutôt rares. Parmi les écrits observables, figurent les emblèmes des groupes ou des familles. Ces emblèmes ont été imaginés pour marquer au fer rouge le gros bétail, particulièrement les dromadaires (mâles et femelles) considérés comme des animaux nobles. Ce sont des signes distinctifs permettant de reconnaitre les bêtes qui les portent et préviennent d’autant confusions et conflits. Plus tard, l’Islam favorise les contacts avec l’écrit sur papier. Mais ces contacts sont lents à se diffuser au-delà des quelques centres urbains tels que Zeila, Boulahar, (villes aujourd’hui en Somalie mais proches du territoire djiboutien), Harare (aujourd’hui en Éthiopie), ou encore Tadjourah, Sagalou ou Dasbio (aujourd’hui en République de Djibouti). C’est donc par la communication orale, le geste et l’exemple que passe l’éducation traditionnelle. La transmission du savoir, du savoir-faire et des valeurs ancestraux recourent ainsi au dire (expression orale), au faire (geste, pratique) et au voir faire ou faire voir (l’exemple). Il s’agit d’une éducation « par et dans la vie », loin de l’espace séparé qu’est l’école dont la naissance sembler remonter aux XVIème et XVIIème siècles en Europe et qui sera introduite en Afrique dans le sillage de la colonisation. Cette éducation traditionnelle débute très tôt su sein de la famille. Elle s’inscrit dans le prolongement des apprentissages premiers que sont la parole, la station debout et la marche.

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Elle se poursuit au campement et hors campement au contact des autres membres du groupe social. Ces espaces sociaux encastrés s’apparentent à des configurations au sens de Norbert Elias, ici de type éducatif.

1.2.2.5.2. Famille, campement et au-delà : les étapes d’un processus complexe

En famille Dans la famille, c’est d’abord au contact des parents que les enfants apprennent. Comme elle donne naissance à l’enfant, l’allaite et le porte sur son dos, la mère est, naturellement, la toute première éducatrice. L’allaitement maternel et la proximité physique privilégiée qu’il induit, durent jusqu’à deux ans. Cette durée relativement longue favorise aussi l’espacement des naissances dans la mesure où souvent la coutume assortit l’allaitement d’une abstinence sexuelle. C’est au cours de cette période que l’enfant non seulement se développe au lait de sa mère dont la richesse est reconnue mais apprend ses premiers mots dans la langue maternelle. Par exemple, les mots « maman » et « papa ». C’est également une période de découverte du monde où l’enfant explore ce qui l’entoure. Il rampe et va dans tous les sens. Il cherche à toucher ce qu’il voit et à le ramener vers sa bouche. Vigilante, la mère lui dit sans se lasser de ne pas faire ceci ou cela, parce que dangereux pour lui ou préjudiciable au foyer. Ne pas s’approcher du feu, ne pas attraper une bête, ne pas manger la terre ou ses excréments, ne pas renverser un pot de lait…les gestes interdits sont bien nombreux et l’enfant commence à les intégrer grâce à la patience maternelle, parfois secondée par le père. A côté de ces gestes interdits, l’enfant est initié aux gestes à faire. Il apprend déjà à donner, apprend déjà qu’à côté du recevoir, il y a le donner. Et autant les gestes interdits sont signifiés avec la fermeté qui y sied, fermeté sans brutalité, autant le donner se transmet de manière souvent ludique afin de susciter l’intérêt de l’enfant pour le message. De même, la fratrie plus âgée est mise à contribution qui seconde la mère dans la garde et l’éducation de la petite sœur ou du petit frère. Ces apprentissages se poursuivent et se développent avec la station debout et la marche, car la mobilité que gagne l’enfant étend son horizon et le champ de ses possibles. Cette période sollicite davantage la famille, même si le rôle de la mère reste prépondérant. De fait, l’enfant est dit du « jupon » de sa mère jusqu’à ce qu’il soit assez autonome pour commencer à se rendre utile à la famille. Cette période d’émancipation du « jupon » débute vers l’âge de cinq ou six ans avec la participation à la garde des chevreaux et des agneaux aux abords du campement. C’est d’ailleurs à partir de cet âge que le rôle éducatif paternel devient plus

42 important. L’enfant est maintenant assez grand pour suivre les enseignements que dispense le père par le verbe, le geste et l’exemple. Il peut aussi aller vers le reste du campement. Au campement En effet, la sortie du « jupon » amène l’enfant au contact des autres enfants et adultes du campement. Aux autres enfants, il confronte ses rudiments de savoir et sa personnalité, se socialisant davantage. Avec les autres enfants, il continue de découvrir le monde. Il se familiarise notamment avec les abords du campement. La garde des agneaux et chevreaux lui donne l’occasion d’explorer la nature et sa richesse. C’est là que le jeune apprenant découvre plantes et animaux. Il apprend la diversité végétale (herbes, arbustes, arbres, fruits, etc.), la diversité animale (oiseaux, reptiles, mammifères, amphibiens, carnivores, herbivores, insectes, etc.), la diversité minérale (sortes de roches et de pierres). Il apprend à repérer le chacal, prédateur redoutable du petit bétail, et à tester son courage physique contre lui. Il lui faut mettre en fuite ce fauve de modeste taille mais habile en le menaçant avec un bâton et en lui lançant des pierres. Perdre un agneau ou un chevreau au profit du chacal, est une faute souvent punie. Par-delà le campement Cette découverte du monde et les apprentissages par la vie continuent au contact des pasteurs des campements environnants que l’enfant rencontre souvent à l’extérieur de son campement. Puis, au gré de la transhumance, les acquisitions se poursuivent au contact d’un nombre sans cesse croissant de membres du clan et d’autres clans, parfois d’autres ethnies. L’éducation traditionnelle passe ainsi par des espaces sociaux que l’on peut qualifier de configurations au sens de Norbert Elias, concept que nous allons voir pour plus d’examen théorique dans notre prochain chapitre.

1.2.2.5.3. Des espaces éducatifs qui sont autant de configurations

Dans chacun de ces espaces (famille, campement et groupe social), la relation éducative est complexe et dynamique. Au sein de la famille, parents, fratrie et enfant à éduquer sont contraints par leurs liens initiaux. Les parents sont liés à leur enfant par l’affect, par les obligations parentales dont l’éducation comme par les projets d’avenir qu’ils forment pour lui. Leur souhait est de voir l’enfant répondre à leur amour, bien apprendre et s’approprier le projet d’avenir qu’ils caressent à son intention. En cela, ils dépendent de l’enfant, un être en devenir certes (le sujet est-il jamais achevé ?) mais un être humain avec la complexité inhérente et dont rien ne garantit qu’il réponde à leurs attentes de parents. Inversement, l’enfant se trouve en situation de dépendance à l’égard de ses parents dont il a grand besoin. Ainsi, parents et enfants sont, dès le

43 départ, inter-reliés, la relation éducative s’insérant et se développant dans cette situation complexe. Par exemple, intentions et actes parentaux doivent compter avec les centres d’intérêt de l’enfant qui conditionnent sa coopération. De fait, si la relation éducative implique intérêt de part et d’autre et coopération, elle ne les garantit pas, de sorte que tensions et conflits entre l’éduqué et l’éducateur ne sont pas exclus. C’est dire que cette relation est inscrite dans un mouvement interactionnel aux multiples dimensions. C’est dire sa complexité mouvante qui renvoie au concept de configuration que Norbert Elias définit comme un réseau d’interdépendances, concept dont nous essayons de montrer la pertinence pour le champ éducatif et formatif dans le prochain chapitre (cadre théorique) de notre travail de thèse. De la même manière, l’espace éducatif campement et celui plus large du groupe social relèvent de la configuration dans la mesure où l’un et l’autre sont tissés de contraintes et de marges de mouvement en tension permanente. Par exemple, les adultes sont soumis à l’obligation de solidarité intra-campement et inter-campement, y compris au plan éducatif, ce dont ils s’acquittent avec leur personnalité et leur capital expérientiel, tandis que la curiosité, l’envie de comprendre et le besoin de sociabilité portent les enfants, autres êtres d’affect et d’intellect, vers ces mêmes adultes. En d’autres termes, la relation éducative intra-campement et inter- campement, relation informelle aux contours fluctuants, se négocie dans des rencontres imbriquées, entre contraintes psychosociales et dynamiques individuelles. C’est une relation de type configurationnel. Et si elle est configurationnelle, cette éducation traditionnelle est aussi une éducation au fil de l’âge.

1.2.2.5.4. Une éducation au fil de l’âge

A l’école de type européen, un savoir institué est transmis à partir d’un âge fixe, pendant une période donnée de temps allant de l’enseignement maternel au supérieur, période à l’issue de laquelle le scolarisé est censé entrer dans la vie active, à charge pour lui de continuer à apprendre par l’expérience ou par la formation continue. En d’autres termes, l’apprenant qui accomplit ce parcours est censé savoir plus que celui qui ne l’a pas fait, même si celui-ci est plus âgé. Rien de tel dans l’éducation traditionnelle. En effet, comme cela transparait dans les lignes qui précèdent, l’éducation traditionnelle est un parcours au long de la vie. Contrairement à l’éducation scolaire, l’âge est au cœur de ce processus, jamais achevé, où le sujet est censé savoir moins que celui plus âgé. ‘’Qui est plus âgé que soi d’une nuit, l’est d’une nuit peu banale’’, dit le dicton traditionnel. Nuit peu banale car riche de son pesant d’expérience et donc 44 de savoir : le vocable ‘’nuit’’ est ici à prendre non au premier degré mais au sens de période de temps porteuse d’expérience. Le savoir détenu par un sujet est ainsi fonction de son âge. Autrement dit, c’est à l’aune de son âge que l’on se fait une idée des connaissances d’un sujet normalement constitué et que l’on procède à des comparaisons cognitives entre personnes. Dès lors, les personnes de vingt ans sont censées savoir moins que les trente ans qui sont perçus comme sachant moins que les quarante ans, eux-mêmes considérés comme cognitivement moins lotis que les cinquante ans auxquels les soixante ans sont supérieurs en la matière, et ainsi de suite. Il résulte de cette réalité éducative que l’âge est le critère discriminant dans la prétention au pouvoir. Ce sont les plus âgés qui commandent ou décident. Ce n’est pas le « Qui paie commande » occidental d’inspiration capitaliste, mais un « Qui est plus âgé commande ». A valeur personnelle équivalente, c’est l’âge qui fait ici la différence. Voilà pourquoi l’âge s’est imposé comme un facteur de valorisation sociale, qu’il commande le respect et place le sujet qui en a l’avantage en position haute dans les rapports sociaux. C’est aussi pourquoi les conseils des sages (Majlis ou Gande) sont composés d’hommes avancés dans l’âge et que l’on se tourne vers les ainés, anciens ou sages, lorsqu’il s’agit de décider des questions d’intérêt familial ou social, ou encore de régler des litiges. Education traditionnelle, disons-nous. Est-elle une éducation mixte, dispensée indistinctement aux filles et aux garçons, ou s’agit-il de donner une éducation différenciée à chaque sexe ?

1.2.2.5.5. Une éducation différenciée selon le genre

Comme pointé plus haut, la société traditionnelle djiboutienne a construit une division du travail entre les sexes. A la femme, elle assigne des tâches et à l’homme d’autres tâches. L’éducation obéit à cette division sociale du travail et se donne en conséquence aux filles et aux garçons. En effet, passés la période d’allaitement et l’apprentissage de la marche, même si la garde des caprins et ovins (jeunes comme adultes) est un apprentissage commun, l’éducation de la fille s’oriente vers la préparation à son travail de femme mais aussi de future épouse et de mère de famille. Il en va de même pour le fils que l’on éduque pour occuper sa place d’homme, de futur époux et de père de famille. Clairement, l’éducation traditionnelle assure la reproduction de l’ordre social établi : à chaque sexe, sa place. Ainsi, la fille apprend auprès de sa mère à exécuter les tâches dites féminines. Elle apprend à faire la cuisine, à servir le repas, à traire les bêtes. Elle apprend à transformer le lait en beurre et à conserver ce dernier. Elle apprend à confectionner l’outre à beurre, l’outre à miel et l’outre 45

à eau. Elle apprend à placer le bât sur l’âne et le dromadaire, à aller chercher l’eau à dos d’âne ou de dromadaire, mais aussi à aller ramasser le fagot pour la cuisine sur feu de bois. Elle apprend à aller en ravitaillement en ville, souvent en voyage groupé. Elle apprend à confectionner les éléments de sa future habitation de mariée et bien sûr à se comporter en épouse. Voici ce que disent deux anciennes apprenantes rurales, Kad et Dab, de leur éducation traditionnelle : Kad, la cinquantaine d’années, mère et grand-mère rurale, nous raconte dans un entretien exploratoire semi-directif du 29 janvier 2016 : « De maman, nous (les femmes) avons appris les choses du toukoul (habitation traditionnelle démontable), l’art de la corvée d’eau, de la fabrication des outres à eau, à beurre ou à miel, la traite du bétail et la conservation du lait. Elle nous a appris à aller chercher dans le bois de quoi confectionner les éléments démontables de notre futur toukoul de mariée, voilà le genre de choses que nous apprenions de maman. ‘’Si tu ne te comportes pas bien envers ton mari, si tu ne réponds pas à ses attentes, tu seras traitée de mauvaise femme et répudiée’’, nous répétait ma mère ». Et de poursuivre : « Papa, lui, nous apprenait la garde du bétail, le ravitaillement en vivres, bref le travail tourné vers l’extérieur ». Dab, mère, grand-mère et déjà arrière-grand-mère rurale, 53 ans environ, abonde dans le même sens dans un entretien exploratoire semi-directif du même 29 janvier 2016 : « Nous trayions le lait pour la consommation directe et la transformation en beurre. J’ai aussi appris à enlever la peau des bêtes égorgées par les hommes et à préparer ces peaux pour en faire des outres à beurre ou à miel. (…) Les chevreaux étaient nourris au lait de leur mère, la chèvre, puis remis dans leur abri. Les chèvres étaient sorties le matin après la traite, gardées à longueur de journée, ramenées le soir, traites pour partie et laissées pour l’autre aux chevreaux. Voilà pour les bêtes. (…) L’eau était à chercher à dos d’âne. De l’eau pour les humains comme pour les petits des bêtes, les humains du campement mais aussi des visiteurs, de l’eau gratuite et non payante comme en ville. L’eau était d’ailleurs fournie aux visiteurs en plus de la nourriture, toujours gratuitement. Ce n’est pas comme en ville où il faut tout payer avec de la monnaie. (…). L’outre à eau était elle aussi obtenue par traitement de la peau de chèvre ou de mouton. (…). La femme qui a de la chance est celle qui a des enfants, surtout des filles, qui l’aident et la soulagent d’une partie des corvées. L’autre femme, celle sans enfant, meurt au labeur. Ce que j’ai appris, je l’ai appris de ma mère. Je l’ai aussi appris au contact des autres grandes personnes (tantes, autres proches parents, autres personnes du campement, etc.). A la garde

46 des bêtes, ce sont papa et maman qui nous ont mises. ‘’Va ma fille, va garder les bêtes, maintenant que tu as assez grandi’’, voilà ce que nous disaient papa et maman ». Quant à l’éducation du garçon, nous l’avons dit, elle le prépare à son travail d’homme et de futur chef de famille. Il apprend à garder caprins, ovins, bovins et dromadaires et à les mener aux pâturages. Il apprend à mener les bêtes aux points d’eau et à les abreuver. Il apprend à traire chamelles et vaches. Il apprend à accueillir les visiteurs. Il apprend l’art de la transhumance et de la défense du bétail comme du campement, mais aussi à partir en ravitaillement et, s’il le faut, en expédition punitive. Il apprend encore le droit coutumier et à régler les litiges. Abe, 70 ans père, grand-père et arrière-grand-père rural, raconte dans un entretien exploratoire semi-directif du 22 janvier 2016 : « J’ai été initié à la garde des agneaux, des chevreaux et des veaux. J’ai appris à garder dromadaires et vaches. (…) J’ai appris à les soigner, à leur trouver le bon puits, à les abreuver. J’ai appris à mener les bêtes au loin par temps de sècheresse pour leur trouver herbe et eau. J’ai appris à les conduire jusqu’en pays autre, prêt à les défendre contre les razzieurs. (…) Voilà ce que j’ai appris jusqu’à l’âge de 20 ans : garder les bêtes, les mener paître, les abreuver et les défendre. Qu’ai-je appris des anciens ? J’ai appris qu’il y a trois types de sols selon l’herbe qui y pousse : pays de hautes et fortes herbes (darif), pays de moyennes herbes (duqaare), pays de courtes herbes (dareemo). Ils nous disaient que nous étions en pays dareemo, que nous devions nous y adapter et être vigilants face aux risques de razzia. Les filles gardaient les moutons et chèvres, les soignaient et rendaient compte de l’état des pâturages que l’on devait quitter pour d’autres s’ils venaient à ne plus pouvoir nourrir les bêtes. Les filles devaient alors mener plus loin les bêtes, parfois sans pouvoir rentrer, ni manger. (…). Au retour de la pluie, c’étaient les retrouvailles. Les bêtes et leurs gardiens rentraient au campement. Dromadaires, vaches, moutons et chèvres, tous rentraient. Le lait redevenait abondant. Il était bu mais aussi transformé en beurre. Alors, les anciens se retrouvaient sous l’arbre pour régler les litiges. (…) Les litiges ? Ils portent sur les filles agressées, les filles dont la main est refusée, les hommes blessés ou tués. Ce sont les anciens à l’entour qui se réunissent pour régler ces litiges. Ils demandent aux parties au procès, qu’ils viennent d’écouter, de se retirer et ils délibèrent en leur absence. Le verdict est prononcé en leur présence et la partie condamnée accepte la décision ». Ad, 28 ans, rural et célibataire, fait un récit similaire dans un entretien exploratoire semi-directif du même 22 janvier 2016 : « J’ai appris à garder les agneaux et les chevreaux. J’ai ensuite appris à garder moutons et chèvres mai aussi le gros bétail (vaches et dromadaires). J’ai appris à mener ces bêtes au pâturage comme au puits. J’ai appris à faire du ravitaillement, c’est-à-

47 dire à aller acheter vivres et vêtements en ville et à les rapporter à dos de dromadaire. J’ai appris que la brousse n’est pas le seul lieu de vie, qu’il existe un autre lieu de vie, la ville. (…). J’ai appris que les litiges se règlent sous l’arbre par les anciens et que le verdict tombe en faveur de l’une ou l’autre des deux parties. Les litiges se règlent selon les dispositions du droit ancestral qui remonte jusqu’à Adan et Eve. Que dire d’autre ? Rien, car je n’ai pas appris d’autres choses que l’élevage pastoral en brousse où nous sommes restés au même pays, pays qui nous a vus naître et nous a nourris, que nous soyons Afars ou Somalis. Nous n’avons pas découvert le monde. C’est au lait, au miel et à d’autres délices que nous avons été nourris et que nous avons grandi’’. C’est dans ce contexte sociopolitique que survient la colonisation française au XIXème siècle.

1.3. Que n’épargne pas la colonisation

1.3.1. Au commencement, des traités

Avant l’arrivée des Français, le pays est libre, même si l’Empire ottoman, la grande puissance turque dont l’influence s’étend jusqu’à la rive africaine de la Mer Rouge, dispose d’une modeste garnison militaire à Tadjourah au Nord avec l’accord du sultan local. Les pasteurs nomades somalis (ici du clan ) et les Afars vivent côte à côte, parfois en conflit de pâturages. Jaloux de leur liberté, ils ne font allégeance ni aux Ottomans qui nomment des pachas à Zeila, ville aujourd’hui en Somalie, ni aux Egyptiens, ni aux Abyssins des hauts-plateaux que dirige l’empereur Ménélik II. Et c’est en signant des traités dits d’amitié avec les chefs locaux que les Français prennent pied à Djibouti, et non par la conquête militaire. Le premier traité remonte au 11 mars 1862. Il est signé avec Dini Ahmed Aboubaker agissant en qualité de représentant des sultanats de Tadjourah, de Raheita et de Gobaad. Par ce traité, que signe pour la France le ministre sous- secrétaire aux Affaires étrangères, Edouard Thouvenel, au nom de l’empereur Napoléon III, Paris obtient la « cession des ports, rade et mouillage d’Obock », soit une partie du nord de la future République de Djibouti. Cependant, pas grand-chose ne se passe jusqu’à la nomination d’un administrateur en la personne de Léonce Lagarde le 24 juin 1884. Il prend ses fonctions le 1er août 1884. Il s’installe au village d’Obock qui devient ainsi le premier chef-lieu de ce qui va vite devenir Territoire d’Obock et Dépendances. En effet, Léonce Lagarde entreprend

48 rapidement d’étendre le territoire sous tutelle française. Le 9 août 1884, il signe un traité d’amitié (en réalité de protectorat) avec le sultan Ahmed Loita de Gobaad. Puis, le 21 septembre, il obtient du sultan de Tadjourah de placer son pays sous protectorat français, ce qui y met fin à la modeste présence militaire ottomane. Enfin, pour étendre l’emprise française sur le sud de la future République de Djibouti, l’administrateur signe le 26 mars 1885 à Ambado avec les chefs du clan somali issa (au nombre de 19 à la signature) un traité par lequel ils « donnent leur pays à la France pour qu’elle le protège contre tout étranger ». Selon Oberlé et Hugo (1985, p.69), le gouverneur Lagarde précise le 10 janvier 1890, dans un rapport confidentiel à son ministre, que le traité de 1885 signé avec les chefs du clan somali issa ouvre à la France tout le territoire des Issas « avec la limite intérieure idéale proposée par l’Angleterre et passant sous les murs de Harar neutralisé ». Le gouverneur Lagarde transfère son administration d’Obock à Djibouti-ville en 1888. Mais ce n’est qu’en 1892 que la future capitale du pays succède officiellement à Obock comme chef- lieu de la colonie. Quatre ans plus tard, en 1896, par décret, la colonie est rebaptisée Côte française des Somalis (CFS), ce qui exclut du nom du pays l’autre principale communauté djiboutienne que sont les Afars. Le diviser pour régner colonial est déjà à l’œuvre. En s’implantant ainsi à Djibouti, les Français cherchent un point d’accès au riche potentiel commercial éthiopien, comme le font d’autres puissances européennes telles que l’Angleterre ou l’Italie. Ils poursuivent un second objectif : disposer d’un port de ravitaillement en charbon sur la route de l’Indochine, entre Suez et Saïgon. Ce port doit leur permettre de ne plus dépendre des Anglais qui occupent la ville portuaire d’Aden au Sud du Yémen et qui ont des vues sur le Nord-ouest de la Somalie, le futur British . D’ailleurs, et cela va accélérer l’installation des Français dans la future République de Djibouti, les Anglais ferment le port d’Aden aux navires français en 1883, invoquant leur neutralité dans la guerre franco-chinoise (1881-1885). Ainsi débute l’occupation coloniale du pays.

1.3.2. Occupation coloniale

Reste que, une fois le port en eau profonde trouvé à Djibouti-ville, les Français ne se précipitent pas sur les régions de l’intérieur. Ils prennent leur temps avant d’étendre leur emprise sur cette partie du pays. Cela dénote-t-il une baisse d’intérêt pour ces terres pastorales dont les habitants,

49 attachés à leur liberté ancestrale, ne cachent pas leur hostilité à une présence étrangère qui se révèle coloniale ? Pourtant, la France encourage, dès les débuts de son installation sur le site de Djibouti-ville, la construction d’une ligne de voie ferrée reliant la future capitale à celle éthiopienne, Addis- Abeba. Les travaux de ce chemin de fer débutent en 1897, non sans se heurter à l’hostilité des colonisés, notamment en 1899 et en 1900. La ligne atteint la ville éthiopienne de Dire-Dawa en 1902, mais les travaux marquent un temps d’arrêt pour des raisons politiques et ne reprennent qu’en 1910 pour atteindre Addis-Abeba, le terminus, en 1917, soit une année avant la fin de la Première Guerre mondiale. La voie ferrée portera bientôt l’appellation de Chemin de fer Franco-Éthiopien (CFE), puis, à l’Indépendance de Djibouti, la dénomination de Chemin de fer Djibouto-Éthiopien (CDE). C’est seulement dans les années 1920 que l’administration coloniale installe des postes administratifs dans la province djiboutienne. Les postes administratifs de Dikhil au sud-ouest, de Tadjourah (ville ancienne) et d’Obock au nord, sont alors créés. Quant à Ali-Sabieh-ville, au Sud-est, elle devient localité ferroviaire et poste militaire en 1899, puis elle est rattachée au poste administratif de Dikhil en 1931, avant de devenir en 1939 le chef-lieu du cercle administratif d’Ali-Sabieh créé en cette même année. Qu’en est-il alors de la réaction des pasteurs nomades à cette occupation coloniale qui se substitue à l’«amitié» des traités signés avec leurs chefs coutumiers ? Ils tentent de résister, mais leur résistance est peu organisée et sporadique. Elle n’est pas comparable à celle acharnée menée contre Britanniques, Italiens et Éthiopiens en Somalie par Sayyid Mohammed Abdullah Hassan durant deux décennies, de 1899 à 1920. Elle ne constitue donc pas une menace sérieuse pour le projet colonial de Paris. Aussi l’extension de l’emprise coloniale sur l’intérieur du pays se mène-t-elle sans difficultés majeures pour l’administration en place. Plus tôt, et notamment pour former des auxiliaires autochtones, l’administration coloniale introduit l’école dans les premiers noyaux urbains qu’elle contrôle au pays. Non sans susciter aux débuts une certaine appréhension de la population locale.

1.3.3. Introduction de l’école européenne

Les pasteurs nomades sont islamisés de longue date, lorsque survient la colonisation. Et, même si beaucoup dans leurs rangs ne sont pas pratiquants, ils sont attachés à leur religion de naissance. Dès lors, beaucoup d’autochtones se demandent si le début d’offre de scolarisation

50 par les Français, qu’ils savent issus d’une culture chrétienne, ne charrie pas quelque intention de christianisation. D’autant que les religieux musulmans locaux ne cachent pas leurs craintes d’un prosélytisme chrétien qui leur semble à peine masqué. Il s’ensuit que la demande de scolarisation des pasteurs nomades n’est pas forte. Non plus, l’offre scolaire ne se fait pas volontariste, signe de désintérêt du colonisateur pour la scolarisation des colonisés (Oberlé et Hugo, 1985, p.178). C’est l’enseignement catholique, avec son catéchisme, qui s’installe le premier dans la colonie, ce qui ne rassure pas la population sur la neutralité religieuse de l’école. En effet, la première école est lancée par l’ordre des Pères Capucins à partir de 1884 à Obock, alors chef-lieu du Territoire. C’est d’ailleurs, à l’origine, une école pour orphelins éthiopiens. « Il semble que l’objectif était de transférer l’orphelinat de jeunes « Gallas » d’Harar (en Éthiopie) à Obock en les plaçant sous l’autorité française qui devrait en tirer avantage à long terme : une fois formés, ces jeunes pouvaient devenir des éléments humains du développement de la Colonie en devenant des agriculteurs ou des agents de l’administration. En outre, la région d’Obock étant un lieu de passage des trafiquants d’esclaves, il y aurait possibilité de racheter et de s’occuper des jeunes esclaves libérés. Le 23 novembre 1884, la Mission catholique obtient officiellement une concession à Obock. Et c’est donc à partir de 1885 et dans les années qui suivront que les premiers bâtiments ont été construits et que l’école des orphelins a été mise en place sans qu’on puisse indiquer la date précise de démarrage de l’école. L’année 1984 sert donc de point de repère initial, mais l’école a certainement débuté après cette date, c’est-à-dire dans les mois qui ont suivi. » (Pénel, 1998, p.10) Quatre ans plus tard, le 22 décembre 1888, cinq Sœurs Franciscaines de Calais arrivent à Obock afin d’y ouvrir une école pour filles. « Comme pour les Pères (Capucins) pour lesquels on doit distinguer la date d’installation et celle de la mise en route, si l’année 1888 sert de point de repère pour la date d’arrivée des Sœurs, elles n’ont pu s’installer et ouvrir une école qu’en 1889, au mieux » (Pénel, 1998, p.10). Au départ, les deux écoles accueillent donc des orphelins « Gallas » (Oromos) et de jeunes personnes arrachées aux marchands d’esclaves qui chargent depuis les côtes djiboutiennes leur cargaison humaine à destination de l’Arabie. Elles fonctionnent avec peu de moyens dont une petite subvention de l’administration coloniale et dispensent, outre le catéchisme, des rudiments de savoir scolaire. Bientôt, l’école des garçons, qui assure aussi une petite formation agricole, s’ouvre aux enfants djiboutiens pour lesquels une annexe est adjointe à l’orphelinat en 1887. Ils n’y viennent pas en nombre.

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En 1896, une fois le chef-lieu transféré vers le site de la future Djibouti-ville, les Pères Capucins et Sœurs Franciscaines quittent Obock pour s’installer en cette nouvelle implantation. Ils se posent au Quartier européen du Plateau du Serpent où ils rouvrent leurs deux écoles après une période d’installation. La réouverture semble intervenir à partir de 1897 pour l’école des Pères et de 1901 pour celle des Sœurs. En cette même année 1901, les Frères de Saint-Gabriel succèdent aux Pères Capucins qui le leur demandent. A cette occasion, et parce que Djibouti-ville abrite des familles européennes contrairement à Obock, l’école des garçons pour enfants éthiopiens et djiboutiens s’ouvre aux enfants européens : elle assure un enseignement primaire normal pour les petits Européens et des cours pour « indigènes ». Puis, en 1902, l’administration coloniale, que dirige alors le gouverneur Pierre Pascal, fait ouvrir une école des garçons pour les « enfants du pays » qui y reçoivent des « cours de français, d’écriture et de calcul spécialement institués pour eux ». En 1905, l’effectif total des trois écoles est estimé à une soixantaine d’élèves seulement (Pénel, p.13), ce qui montre que la scolarisation reste modeste dans la colonie. Comme la loi du 9 décembre 1905 proclame la séparation de l’Église et de l’État en France, que les lois du 18 juin 1881 et du 28 mars 1882 (lois Jules Ferry) instituent l’école laïque, gratuite et obligatoire pour l’enseignement primaire, que la loi du 30 octobre 1886 proclame la laïcité du personnel enseignant dans l’enseignement public et que la loi du 1er juillet 1901 interdit aux membres des congrégations religieuses non autorisées d’enseigner, les trois écoles de Djibouti doivent se conformer à ces dispositions à partir du 1er janvier 1906. A ce moment, les trois établissements se trouvent dans une situation hybride : ils sont tenus par les Frères Saint-Gabriel et Sœurs Franciscaines mais subventionnés par l’administration. Face à l’injonction à la légalité, une solution est trouvée pour éviter la fermeture des trois écoles : à l’initiative des parents d’élèves européens, qui mobilisent aussi ceux djiboutiens, un comité local de l’Alliance française est créé dès le 7 janvier 1906 avec pour mission de rouvrir au moins deux écoles sur trois. Mais, en raison de querelles entre administrateurs, seule l’école pour filles des Sœurs Franciscaines est relancée après la fermeture légale de janvier 1906, avec accueil des enfants européens (filles et garçons), ce qui rend l’établissement mixte. Les deux autres écoles ne sont relancées que pour la rentrée 1906/1907 avec pour enseignants des Frères de Saint Saint-Gabriel qui acceptent de se séculariser. C’est donc en 1906/1907 que débute l’enseignement laïc à Djibouti. A ce moment, les deux écoles des garçons accueillent 14 Européens et 26 indigènes, tandis que l’école des filles compte 22 filles, soit un total de 62 élèves.

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En 1908, l’effectif total des trois écoles augmente légèrement et atteint le nombre de 73 élèves, et de nouveaux locaux sont construits au Boulevard de la République, lieu qui abritera la première école primaire publique mais aussi, plus tard, l’inspection de l’enseignement primaire. Cette école deviendra, à la création du Cours normal (centre de formation des enseignants du primaire), une école annexe pour servir d’établissement d’application. Les effectifs des trois écoles augmentent au cours des années suivantes, atteignant le chiffre de 241 inscriptions en 1911. Mais il y a un écart significatif entre inscrits et élèves réguliers chez les « indigènes » : « Il y a souvent flottement entre les inscriptions et la fréquentation réelle au cours (…). Dans l’école indigène, on a dénombré dans un premier temps 192 inscriptions, mais beaucoup de défections ont eu lieu puisque 73 élèves sont réguliers » (Pénel, p.18). Il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que l‘enseignement primaire public voie le jour à Djibouti : la première école publique s’ouvre en octobre 1922. C’est une école des garçons, les filles et le préscolaire demeurant sous la responsabilité des Sœurs franciscaines de Calais. Elle dispense un enseignement de type primaire qui dure six ans, avec plus tard la possibilité de deux ans d’approfondissement. Les six premières années sont sanctionnées par un Certificat d’études primaire élémentaires, et les deux années d’approfondissement par un Certificat d’études primaires supérieures. Le patrimoine socioculturel autochtone n’est pas au programme. Cela tranche avec l’enseignement que dispense l’administration coloniale britannique au Nord-ouest somalien (Somaliland) qui intègre des éléments de la culture locale tels que la poésie somalie, ou encore l’arabe qui tire son attrait auprès des autochtones de son statut de langue originelle du Coran. Les diplômés autochtones de l’enseignement francophone de Djibouti sont employés comme interprètes ou commis aux écritures par l’administration coloniale, ou encore recrutés par le Chemin de fer Franco-Éthiopien et le commerce local. Au fil du temps, le nombre des établissements scolaires augmente. Ainsi, il est ouvert une école primaire à Tadjourah en 1932, une autre à Dikhil en 1939, sans oublier l’enseignement du petit centre catholique qu’ouvrent les Sœurs Franciscaines de Calais à Ali-Sabieh en 1936. A Djibouti-ville, les enfants du personnel du Chemin de fer Franco-Éthiopien se voient ouvrir une école en 1939. De même, les enfants juifs de Djibouti-ville, devenue un carrefour humain et culturel, fréquentent une école hébraïque en ces années 1930. Reste qu’en 1945, le territoire compte seulement quatre écoles primaires publiques dont deux implantées à Djibouti-ville et un établissement catholique. Ce, à côté des écoles coraniques privées où les enfants apprennent, à partir de 5 ans, la religion, l’arabe et l’arithmétique, avant

53 d’entrer pour la plupart à l'école primaire francophone vers l’âge de 11 ans. Parmi ces écoles coraniques, signalons celle dénommée Al-Najah (La Réussite) créée à Djibouti-ville en 1931 par le commerçant djiboutien Ali Coubèche, père de Saïd Ali Coubèche, l’un des premiers politiciens et hommes d’affaires autochtones à sortir de l’enseignement colonial.

Dans les années 1950, s’ouvrent encore à Djibouti-ville une école de Frères, Ecole Charles de Foucauld, et une autre des Sœurs franciscaines de Calais.

Puis, à mesure que la future capitale de la République de Djibouti s’étend et que sa population augmente, le nombre des écoles primaires essaie de suivre le mouvement, de sorte que plusieurs quartiers de Djibouti-ville finissent par avoir leur établissement. Cet enseignement primaire se double d’un enseignement secondaire à partir de 1950, année où est créé le Cours complémentaire à Djibouti. Le premier bachelier djiboutien, Houmed Aboubaker Houmed, est issu de cet enseignement secondaire. Il obtient son baccalauréat en juin 1958 à Marseille en France, car il n’y a pas encore de deuxième cycle secondaire dans la colonie. Le second cycle secondaire va être créé en 1966 dans le Territoire dont le chef-lieu devient centre d’examen du baccalauréat en 1967. A la veille de son Indépendance proclamée le 27 Juin 1977, la colonie compte une école primaire publique par quartier populeux de Djibouti-ville et par localité de taille significative de l’intérieur. Elle compte aussi un collège d’enseignement secondaire (CES) et un collège d’enseignement technique (CET) au cercle de Tadjourah, ainsi qu’un CET, un CES et un lycée à Djibouti-ville. Ce lycée, le seul de la colonie, est l’établissement d’enseignement le plus élevé. Comme il n’existe aucun enseignement supérieur, les bacheliers autochtones, peu nombreux, partent en France pour y poursuivre leurs études, souvent avec une bourse de l’administration coloniale. En juin 1977, la nouvelle promotion de bacheliers compte une dizaine de Djiboutiens et le nombre de diplômés djiboutiens de l’enseignement supérieur gravite autour de la quinzaine. C’est pour pointer cette faible scolarisation au pays des pasteurs nomades, en quantité comme en qualité (notamment en raison du modeste niveau d’études proposé dans la colonie), que Philippe Oberlé et Pierre Hugo (1985, p.178) parlent de « misère intellectuelle » à Djibouti. Ils écrivent : « Si la misère physique et matérielle des populations était grande, l’étendue de la misère intellectuelle était plus affligeante encore. Le retard intellectuel du territoire était énorme, comparativement aux autres pays de l’Afrique francophone, la scolarisation des autochtones étant demeuré jusqu’en 1950 le dernier souci de l’administration ».

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Notons, au passage, que ces auteurs, en dépit de leur bonne intention critique, souscrivent à l’idée trop longtemps admise mais erronée qu’il n’est de savoir que scolaire et écrit. Ils ne prennent donc pas en compte le savoir ancestral oral des autochtones, ni les savoirs expérientiels que ceux sédentarisés d’entre eux ont, par leur capacité d’adaptation, tirés de la vie urbaine organisée par le colonisateur pour les besoins de son projet. Il serait plus conforme à la réalité djiboutienne de parler de « misère scolaire » et non de « misère intellectuelle ». Et que fait l’Indépendance ?

1.4. Un pays devenu indépendant

1.4.1. Le Territoire se fait République

L’Indépendance du pays, alors appelé Territoire Français des Afars et des Issas (TFAI), après avoir été dénommé successivement Territoire d’Obock et Dépendances (TOD) puis Côte Française des Somalis (CFS), est proclamée dans la nuit du 26 au 27 juin 1977, juste après minuit. Elle est proclamée par la bouche du défunt Ahmed Dini Ahmed, alors président de la toute nouvelle Assemble nationale élue à l’occasion du referendum d’autodétermination du 8 mai 1977. C’est Dini qui prononce ces mots : ‘’La République de Djibouti, Une et Indivisible, est proclamée’’. devient Président de la République et Ahmed Dini Ahmed, qui renonce à la présidence de l’Assemblée nationale, Premier ministre. Le nouvel État est régi par deux lois constitutionnelles (n°77-001 et n°77-002 du 27 juin 1977) et l’ordonnance n°77-008 du 30 juin 1977. Le pouvoir exécutif est détenu par le Président de la République qui est aussi chef du Gouvernement, le pouvoir législatif appartient à l’Assemblée nationale qui compte 65 députés, et le pouvoir judiciaire est exercé par les magistrats. L’attachement aux principes et valeurs de la démocratie est affirmé et les textes français (lois et règlements) restent en vigueur s’ils ne sont pas contraires aux deux lois constitutionnelles et à l’ordonnance édictées par le nouvel État. Le pluralisme démocratique et politique hérité de la législation française demeure donc en vigueur. Il y est finalement mis fin par une loi portant mobilisation nationale datée du 24 octobre 1981, loi votée suite à la création du premier parti djiboutien d’opposition, le Parti populaire djiboutien (PPD) en août 1981, et à l’internement administratif de ses dirigeants. Pourquoi

55 internement ? Parce que les fondateurs du parti d’opposition n’ont commis rien d’illégal et que le pouvoir ne pouvait recourir à la justice. Il faut attendre le vent de démocratisation qui se lève en Europe de l’Est suite à l’effondrement du bloc soviétique et qui souffle sur le continent africain, vent qui se traduit à Djibouti par l’éclatement d’une guerre civile le 13 novembre 1991 et par l’émergence d’une opposition civile, pour que le premier projet de constitution du pays soit soumis au peuple djiboutien. Le referendum constitutionnel a lieu le 4 septembre 1992 et la Constitution, d’inspiration pluraliste, est promulguée le 15 septembre 1992. Les premiers partis d’opposition sont fondés en septembre 1992 et les premières élections législatives pluralistes depuis l‘Indépendance se tiennent le 18 décembre 1992. Le mode de scrutin est celui majoritaire de liste à un tour. Jusqu’en 2013, les élections, qu’elles soient législatives, présidentielles et, plus tard, locales, se suivent et se ressemblent : l’ancien parti unique et sa mouvance affirment les gagner à 100% et l’opposition crie toujours à la fraude. Les accusations de fraude portées par l’opposition ne sont pas infirmées par les rapports internationaux sur la démocratie et les droits de l’Homme à Djibouti. C’est en février 2013, 36 ans après l’Indépendance, que les premiers députés de l’opposition sont élus. Ils le sont au nombre de dix selon les résultats officiels. Ces résultats, dont les chiffres par bureau de vote ne sont pas publiés par le ministère de l’Intérieur, fait observé pour la première fois depuis l’Indépendance, sont contestés par l’opposition qui revendique la victoire à hauteur de 52 députés sur les 65 que compte l’Assemblée nationale. Une crise postélectorale s’ensuit qui amène à la signature le 30 décembre 2014 entre l’opposition et le gouvernement d’un accord-cadre politique aux termes duquel des réformes démocratiques immédiates telles que la création d’une Commission électorale nationale indépendante (CENI) paritaire et la mise en place d’un statut de l’opposition sont prescrites, réformes qui restent encore à venir. Depuis sa proclamation du 27 juin 1977, la République de Djibouti a connu deux présidents de la République : Messieurs Hassan Gouled Aptidon et Ismaël Omar Guelleh. Le premier a gouverné le pays jusqu’au 8 mai 1999, date à laquelle le second, son chef de la sécurité, lui succède. Dans de nombreux classements et documents internationaux, la République de Djibouti n’apparait point en bonne position : -au 154ème rang sur 190 pays au classement Doing Business 2018 : 115ème pour la création d’entreprise, 175ème pour l’exécution des contrats, 169ème pour le raccordement à l‘électricité,

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183ème pour l’accès au crédit, 96ème pour la protection des investissements minoritaires, 168ème pour le transfert de propriété et 108ème pour le paiement des impôts et taxes ; -très endettée : la dette djiboutienne atteint 85 % du PIB, principalement en raison de prêts non- concessionnels contractés auprès de la Chine. Dans un communiqué publié le 6 avril 2017 et référencé n°17/122, le FMI écrit : ‘’Les autorités ont lancé un vaste programme d’investissements financé par l’emprunt extérieur, qui a fait passer la dette extérieure publique de 50 à 85 % du PIB en deux ans. Cette dette est pour l’essentiel constituée d’emprunts contractés par des entreprises publiques et garantis par l’État. Djibouti reste exposé à un risque élevé de surendettement, tous les indicateurs de viabilité de la dette dépassant leurs seuils pendant une période prolongée. (…) Jusqu’à présent, les grands projets d’investissement ont eu un impact limité sur l’emploi, dans la mesure où ils font appel à une main-d’œuvre hautement qualifiée, souvent étrangère’’. -au 123ème rang sur 176 pays classés par Transparency International pour la perception de la corruption en 2016 ; -au 172ème rang sur 180 pays au classement 2017 de la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières (RSF) et au 173ème rang sur 180 en 2018 ; -au 172ème rang sur 188 pays au classement de l’Indice de développement humain (IDH) établi par le rapport 2016 du PNUD (sur le développement humain), soit un indice de développement humain de 0,473. Les rapports internationaux sur la situation des droits humains à Djibouti ne sont pas élogieux. Et l‘école dans tout cela ?

1.4.2. L’école de la République

Avec l’accession à l’Indépendance, l’école ne subit pas de réformes. Les programmes demeurent. La méthode pédagogique aussi. En effet, le contenu de l’enseignement ainsi que l’approche structuro-globale et audio-visuelle introduite en 1976 avec recours à des manuels sénégalais sont maintenus. Il en est de même pour les enseignants qui sont majoritairement français. Le déficit en personnel éducatif djiboutien qualifié est l’une des principales raisons de ce maintien. En revanche, face à l’accroissement de la demande sociale de scolarisation, accroissement qui s’explique en partie par la croissance démographique, le nombre des établissements augmente.

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Ainsi, de nouvelles écoles primaires publiques s’ouvrent dans la capitale comme en province. Pour les doter d’enseignants mais aussi pour assurer la relève des coopérants français déjà en poste, le concours d’entrée au Cours Normal, centre qui forme les instituteurs-adjoints et qui est devenu Ecole normale sous l’État postcolonial, voit le nombre de ses places augmenter. Le concours reste ouvert aux titulaires du Brevet d’études du premier cycle (BEPC) et aux lycéens, y compris s’ils décrochent le baccalauréat, mais les bacheliers en sortent instituteurs. De même, de nouveaux collèges d’enseignement secondaire (CES) s’ouvrent. Il s’en ouvre un à Djibouti-ville que l’on implante à Ambouli, dans le secteur sud, le collège ancien se trouvant à Boulaos, plus au nord. Il s’en ouvre trois autres dans les régions de l’intérieur, l’un à Ali- Sabieh, l’autre à Dikhil et le troisième à Obock, circonscriptions jusque-là sans CES. Pour sa part, le collège d’enseignement technique (CET) de Djibouti-ville devient Lycée d’enseignement professionnel (LEP) et offre désormais une formation allant au-delà du Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) avec la création du Brevet d’études professionnelles (BEP) pour les sections industrielles, sections qui ont toujours accueilli l’essentiel des effectifs de l’établissement. Jusque-là, seuls deux BEP commerciaux, l’un d’employé de comptabilité et l’autre de sténodactylographe, existaient. Comme pour le primaire, la relève des enseignants français du secondaire et la réponse à la nouvelle demande de professeurs s’opèrent, au fil du temps. Jusqu’en 1990, le recrutement s’adresse uniquement aux jeunes boursiers qui rentrent diplômés de l’enseignement supérieur français ou d’autre pays. Pour les disciplines générales, les candidats sont titulaires d’un DEUG (Diplôme d’études universitaires générales), d’une licence ou d’une maitrise. Ils sont porteurs d’un DUT (Diplôme université de technologie), d’un BTS (Brevet de technicien supérieur) voire d’un diplôme plus élevé pour l’enseignement technique. C’est en 1990 que, sous la pression des besoins, s’ouvre le Centre de formation du personnel de l’Education nationale (CFPEN). Lequel absorbe l’Ecole normale et accueille un DEUG de lettres destiné à former des professeurs de français en collège avec l’appui de l’université française de Grenoble. Puis, en 1995, pour fournir des professeurs de mathématiques aux collèges, s’ouvre au CFPEN un DEUG de cette discipline avec la coopération de l’université française de Besançon. Cinq ans plus tôt, en 1990, soit dans la même année que le CFPEN, voit le jour le Centre de recherche, d’information et de production de l’Education nationale (CRIPEN) chargé de réfléchir sur les questions pédagogiques et didactiques et de concevoir des manuels scolaires adaptés au contexte local.

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Par ailleurs, les premières écoles privées reconnues, portées par des promoteurs individuels, s’ouvrent. Elles accueillent plusieurs centaines d’élèves à leurs débuts. Lorsqu’il succède au président Hassan Gouled Aptidon en mai 1999, le nouveau chef de l’État et du gouvernement, Monsieur Ismaël Omar Guelleh, jusque-là chef de cabinet de Gouled en charge de la sécurité nationale, décide d’organiser des états généraux de l’Education nationale. Ces états généraux, tenus en 1999, sont critiqués par la majorité des enseignants comme par l’opposition et de nombreux secteurs de la société civile qui les considèrent comme peu inclusifs et reprochent à leurs travaux d’être peu approfondis et largement manqués. Néanmoins, de nouvelles orientations sont décidées par le gouvernement djiboutien à l’issue de ces assises. Ainsi, s’engage une restructuration du parcours scolaire en : -Enseignement fondamental : préscolaire sur deux ans à partir de quatre ans mais point obligatoire, primaire obligatoire sur cinq ans et moyen obligatoire sur quatre ans ; -Enseignement secondaire sur trois ans ; -Enseignement supérieur selon le même parcours qu’en Europe (Licence, Master et Doctorat ou LMD). Cette restructuration s’accompagne d’une réorganisation du ministère de l’Education en deux pôles (pédagogique et administratif), d’un programme de réhabilitation et d’extension des infrastructures scolaires et de l’ouverture de l’université de Djibouti. Sont aussi conduites la réforme du baccalauréat (jusque-là équivalent de plein droit à celui français) qui finit par devenir national en 2013, l’autonomisation du CRIPEN pour une meilleure efficacité et l’introduction de l’approche par compétences (APC) au plan pédagogique. Quinze ans après ces assises, l’on constate que l’enseignement primaire et secondaire djiboutien a connu un saut quantitatif. De nombreux établissements ont été construits à travers le pays pour le primaire comme pour le secondaire, ce qui a permis d’accueillir un plus grand nombre d’élèves. De même, l’Université de Djibouti a été créée en janvier 2006 pour succéder au Pôle universitaire de Djibouti (PUD) qui regroupait depuis 2000 les sections de BTS nées à partir de 1990 et les DEUG du CFPEN. L’université accueille, pour l’année 2016/2017, 9600 étudiants repartis entre : la faculté des sciences ; la faculté de droit, d’économie et gestion ; la faculté des lettres, langues et sciences humaines ; la faculté de médecine ; la faculté d’ingénieurs ; l’institut universitaire de technologie tertiaire ; l’institut universitaire de technologie industrielle et l’école de journalisme.

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Parallèlement, l’enseignement privé enregistre de nouveaux établissements et effectifs. Pour la rentrée 2016/2017, ses effectifs sont de 12115 élèves dans l’enseignement général (6737 au primaire dont 2396 arabophones et 4341 francophones, 3120 au moyen dont 1593 arabophones et 1527 francophones, 2258 au secondaire général dont 1459 arabophones et 799 francophones), de 286 au technique et de 480 au professionnel. Cependant, ce développement quantitatif ne s’est pas accompagné d’un saut qualitatif. En effet, la dégradation de la qualité dans le primaire et le secondaire, ce qui n’est pas sans effet sur l’enseignement supérieur, est une critique récurrente partagée par beaucoup d’acteurs de l’éducation, et pas seulement parmi les enseignants et les parents. En témoigne le Rapport d’État du Système Éducatif National (RESEN), financé par l’Agence française de développement (AFD), achevé en avril 2009 et publié en mars 2010 (p.170) : ''On observe que les différences moyennes entre régions ne représentent que 7 % de la variabilité totale des résultats, suggérant que c’est au sein des écoles et des classes que se forment les différences, les différences entre écoles ne représentent que 15 % des différences totales, et les différences entre classes seulement 25 %. Autrement dit, 75 % des différences de résultats entre élèves sont liés à ce qui se passe à l’intérieur de la classe. Ce qui signifie que c’est donc surtout au niveau des classes qu’il faut rechercher les éléments qui ont un effet positif ou négatif sur les apprentissages des élèves''. Sur ce qui se passe en classe, deux facteurs explicatifs sont souvent mis en avant par les enseignants du primaire et du secondaire dont nous avons interrogé de manière informelle plusieurs dizaines et dans des établissements différents : d’une part, le sureffectif des classes qui limite notamment le suivi individuel des élèves par les enseignants, et, d’autre part, l’approche par compétences qui, compte tenu de la pénurie de moyens, ne favoriserait pas les apprentissages. Un troisième facteur explicatif ne pourrait-il pas être avancé : la baisse de la qualité des enseignants dont le recrutement et la formation apparaissent moins rigoureux que par le passé, sans parler de la condition salariale ? En tout cas, de telles inégalités intra-classes sont lourdes de conséquences et ne peuvent être ignorées. Autre observation courante, le taux de chômage qui frappe les diplômés de l’école, y compris ceux de niveau universitaire, est élevé, ce qui suggère une inadéquation entre offre de formation et offre d’emploi. Confirmant ces critiques, le RESEN précédemment cité, pointe dans ses conclusions (pp. 170- 171) les principaux défis que voici pour les prochaines années : ''-Le renforcement de l’accès à l’enseignement fondamental et la régulation des flux entre l’enseignement fondamental et les niveaux supérieurs. Une maîtrise des flux est non seulement

60 indispensable en termes de coûts mais également en termes de développement de la qualité dans un contexte (i) de démarrage de la réforme du secondaire, (ii) de nécessaire consolidation de l’enseignement supérieur, (iii) de pression résultant de la montée en puissance du fondamental et (iv) de ressources limitées ; -L’amélioration de l’équité et de l’égalité des chances pour assurer la participation et l’achèvement par le plus grand nombre de jeunes de 6-16 ans de l’enseignement fondamental ; -Le renforcement de la qualité et de la pertinence des apprentissages à tous les niveaux d’études par la réforme des curricula, la généralisation de pratiques innovantes, la formation initiale et continue des enseignants et des personnels d’encadrement, la mise en place de mécanismes de suivi et d’évaluation des apprentissages ; -La réforme de l’enseignement secondaire et de l’enseignement technique et professionnel pour adapter les curricula aux besoins socio-économiques ainsi qu’aux exigences de standards internationaux de qualité ; -L’amélioration de la qualité et de l’efficience de la gestion et du pilotage de la réforme et plus généralement du système éducatif au niveau central comme au niveau local pour soutenir la couverture du système d’éducation et la qualité des services rendus aux citoyens par une vulgarisation de cultures managériales axées sur les résultats et de pratiques de reddition de comptes ; -La recherche et la mise en place de stratégies de réduction des coûts unitaires par l’optimisation de l’utilisation des ressources allouées et la rationalisation de la répartition des ressources entre les différents sous-secteurs composant le système pour faire face aux besoins croissants du développement du secteur et à l’exigence de qualité. Djibouti consacrant déjà à l’Education près du quart de ses ressources intérieures, l’évolution récente de la part de l’éducation dans les ressources laisse à penser que les besoins, notamment financiers, des autres secteurs publics pèseront de plus en plus sur les arbitrages des décideurs''. Reste que l’école, qui a accueilli un nombre sans cesse plus élevé de Djiboutiens depuis la colonisation, a, malgré ses insuffisances et les critiques qu’elle suscite, ouvert des possibilités à ses bénéficiaires. Ces derniers se retrouvent plus à même de s’adapter à la ville, lieu où le traditionnel rencontre ce qui ne l’est pas.

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1.4.3. Hier comme aujourd’hui, l’école est source de changements

Dans une société traditionnelle où l’âge et le sexe structurent les rapports sociaux, où l’homme commande à la femme et où chaque sujet est censé savoir plus que celles et ceux moins âgés que lui, l’école est, comme nous en faisons l’hypothèse, porteuse de changements. D’abord, elle déconnecte de manière significative âge et savoir en mettant à la disposition des enfants un savoir extérieur aux pasteurs adultes. A ce savoir institué et ramassé dans le temps par le colonisateur, l’enfant autochtone peut accéder assez tôt, même si l’entrée tardive à l’école officielle est longtemps tolérée et que des enfants de onze ans, parfois plus, peuvent s’asseoir pour la première fois sur les bancs de l’école3. Ainsi, l’enfant scolarisé acquiert sans tarder des éléments de savoir que ses parents et autres proches adultes traditionnels ne détiennent pas. Il devient vite celui qui sait, face aux porteurs d’un savoir ancestral peu adapté au contexte urbain. Ces adultes font bientôt appel au jeune scolarisé pour leur traduire tel document administratif rédigé en français, leur écrire telle correspondance administrative (demande d’emploi ou autre), leur servir d’interprète dans des situations de communication avec l’administration coloniale, pour aider dans son travail scolaire tel autre membre de la jeune fratrie, etc. Bientôt, une fois son Certificat d’études primaires (CEP) en poche, suivi plus tard du Brevet d’études du premier cycle (BEPC) ou du Certificat d’aptitude professionnelle (CAP), ou plus rarement du Baccalauréat, le scolarisé trouve un emploi dans l’administration, dans le secteur privé ou dans les forces de sécurité. Il gagne alors un salaire et contribue d’autant à l’amélioration des conditions d’existence de la famille. Ces changements créent, on l’imagine, un déséquilibre dans les rapports parents-enfants : les enfants scolarisés se retrouvent en position haute. Il se crée une dépendance réelle des parents à l’égard de leurs enfants scolarisés : dépendance cognitive, communicationnelle, économique. S’amorce une inversion des rapports traditionnels où les enfants dépendent des parents pour l’accès au savoir traditionnel et plus tard, s’ils sont garçons, pour la dot qui est prélevée sur le patrimoine parental. Rappelons que la dot est à la charge du mari mais que la plus grande part de cette dot lui est restituée par la belle famille pour la constitution du patrimoine initial du jeune ménage. Cette situation se vérifie aussi dans l’espace social où les scolarisés se retrouvent en position haute, indépendamment de leur jeune âge, vis-à-vis des membres non-scolarisés de la communauté ou du pays. Liés par le savoir scolaire et par les possibilités qu’il ouvre, les jeunes

3 C’est en 1964 que l’âge de la scolarité est fixé à sept ans pour tous. 62 scolarisés forment progressivement la nouvelle élite des colonisés, élite des rangs de laquelle vont émerger les premiers syndicalistes autochtones au cours des années 1930, puis les premiers politiciens. Même si la prégnance culturelle fait que le respect dû à l’âge ne disparaît pas en ville, et que les jeunes doivent toujours respect aux moins jeunes, l’on assiste dans le contexte urbain à un reflux réel de l’avantage de l’âge, reflux qui se nourrit de la déconsidération coloniale de la culture et des traditions autochtones. Regardées de haut, celles-ci ne sont point transmises sur les bancs de l’école. Elles ne font guère davantage l’objet de recherches, sauf de la part de quelques esprits curieux ou de cadres de la sécurité coloniale. Les rapports de genre sont aussi impactés par la scolarisation. En effet, même si les parents refusent longtemps d’envoyer leurs filles à l’école, préférant les garder à la maison, avec parfois l’apprentissage du Coran et quelques éléments de savoir en langue arabe, car à leurs yeux les filles ont surtout vocation à se marier et à fonder un foyer, celles-ci finissent par entrer en classe. Longtemps très minoritaires, elles montent en effectif au fil du temps, de sorte que la première titulaire du baccalauréat, Amina Aboubaker Houmed, sœur du premier bachelier, Houmed Aboubaker Houmed, obtient son diplôme en 1967, soit neuf ans après son frère. Détentrices d’un savoir que n’ont pas leurs parents, ni tous les garçons, allant même parfois plus loin dans les études que leurs frères, et gagnant bientôt un salaire ou un revenu de travailleuse indépendante, les filles scolarisées ne répondent pas au profil de la femme traditionnelle djiboutienne. Il s’agit de « femmes savantes », comme les appellent les garçons en ces années 1960 avec une pointe d’ironie mâle mêlée de crainte. Par quelle grille lire alors ces filles ? Jusqu’où l’école les transforme-t-elle ? Que va-t-il advenir de la relation homme- femme ? Les « femmes savantes » commencent déjà à soulever des questions en famille comme en société. De fait, les filles scolarisées incarnent une réalité nouvelle que les rapports homme- femme ne peuvent pas ignorer. Cognitivement et économiquement plus fortes, elles acquièrent un pouvoir de négociation dans l’espace familial et social. De sorte que, en dépit des résistances traditionnelles, leur voix tend à compter. Ces changements induits par la scolarisation dans les rapports sociaux et dont nous faisons l’hypothèse, nous nous permettons de les illustrer par quelques exemples dont nous avons personnellement connaissance. Il s’agit de femmes djiboutiennes à qui le savoir scolaire a permis des parcours socioprofessionnels qu’elles n’auraient pas connus en milieu traditionnel pastoral.

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Le premier cas est celui d’Amina Aboubaker Houmed, première Djiboutienne à obtenir le baccalauréat, aujourd’hui décédée. Cette citadine est devenue, sous l’administration coloniale, institutrice puis directrice d’école. Elle a, plus tard, sous l’État postcolonial, obtenu le titre et la fonction d’inspectrice de l’enseignement primaire, soit une autre première pour une femme. Enseignante, elle a participé à l’instruction de nombreux filles et garçons de son pays. Directrice d’école, elle a encadré enseignantes, enseignants et élèves. Inspectrice, elle a supervisé tout un secteur géographique éducatif, soit un nombre important d’enseignants, de conseillers pédagogiques et d’élèves. Par ce parcours, Amina Aboubaker Houmed a incarné le savoir scolaire et l’autorité publique. Elle a aussi assuré son autonomie financière. C’est dire si elle s’est hissée en position haute, à la fois au sein de la famille et dans l’espace socioprofessionnel. De la même génération qu’Amina Aboubaker Houmed, Thérèse Noël-Abdi devient elle aussi, après ses études secondaires, institutrice puis directrice d’école. A l’Indépendance, elle devient chef du Service des affaires administratives et financières à l’Education nationale. A ce poste important, elle est le second personnage de la direction générale de l’Education nationale puisque seul lui est supérieur le directeur général, Souleiman Farah Lodon, l’un des tout premiers diplômés djiboutiens de l‘université et premier professeur certifié du pays où il a enseigné l’histoire et la géographie dans le secondaire de septembre 1969 à juin 1977, année de l’Indépendance. De la génération d’Amina Aboubaker Houmed et de Thérèse Noël Abdi, trois autres Djiboutiennes, Kadidja Djama Youssouf, fille de l’un des premiers instituteurs du pays, alias Djama Maître, Aïcha Mohamed Farah et Nagath Mohamed Mohsein deviennent enseignantes du primaire. Plus jeune, Saïda Hassan Bogoreh, autre fille de la capitale, devient à son tour institutrice après ses études secondaires (et un emploi de bureau). Plus tard, après une période de détachement administratif auprès d’une association subventionnée par l’État et une reprise d’études en France où elle se forme à la science politique, elle devient conseillère technique au ministère djiboutien des Affaires étrangères. Elle préside même un temps le Conseil d’administration de Djib-Télécom, l’unique société de télécommunications du pays, société à capitaux publics. Politiquement, Fatma Abdourahman Djama dite Choukri et Safia Osman Ali dite Fathia, toutes deux femmes d’affaires, sont les premières Djiboutiennes candidates à des élections à Djibouti. C’est le Parti du renouveau démocratique (PRD), parti d’opposition dont elles sont membres fondatrices et dirigeantes, qui les présente aux législatives du 18 décembre 1992, élections où les candidats du parti au pouvoir sont déclarés élus mais dont les résultats sont contestés par l’opposition.

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Ces deux candidates pionnières ouvrent la voie aux candidatures féminines puisque, en 2002, le gouvernement instaure pour les femmes un quota de 10% aux fonctions électives et dans l’administration de l’État, soit sept sièges sur les 65 que compte l’Assemblée nationale4. De sorte qu’aux législatives du 10 janvier 2003, le parti au pouvoir et ses alliés comptent sept femmes parmi leurs 65 candidats, candidats qu’ils déclarent élus en dépit de la contestation des résultats du scrutin par l’opposition. Ces sept femmes déclarées députées sont : Hawa Ahmed Youssouf, Ismahan Abdi Douksieh, Kadidja Mohamed Ali, Hasna Mohamed Dato, Mariam Ibrahim Farah, Aicha Mohamed Robleh et Hasna Hassan Ali. Ce sont donc les premières Djiboutiennes à siéger à l’Assemblée nationale. Au gouvernement, c’est Hawa Ahmed Youssouf, titulaire d’une maitrise de droit obtenue en France et fonctionnaire au ministère des Finances, qui devient la première Djiboutienne ministre. Elle est nommée en 2001 ministre déléguée à la Promotion féminine, à la Famille et aux Affaires sociales. En 2005, elle laisse le poste à Aïcha Mohamed Robleh, autodidacte et auteure dramatique, pour prendre la tête d’un nouveau ministère délégué chargé de la coopération internationale. A son tour, en 2008, Aicha Mohamed Robleh passe les rênes du ministère de la Femme, de la Famille et des Affaires sociales à Nima Boulhan Houssein, ancienne institutrice devenue inspectrice de l’enseignement primaire, à qui succède en 2011 l’avocate Hasna Barkat Daoud qui n’est autre que la fille de Feu Amina Aboubaker Houmed. En cette même année 2011, Amina Abdi Aden, titulaire d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) d’urbanisme, qu’elle a décroché en France, est nommée ministre déléguée au logement, tandis que Zahra Youssouf Kayad, qui a obtenu une maitrise sociologie en France, devient secrétaire d’État à la solidarité nationale. Certes des considérations politiques sont entrées en ligne de compte dans la promotion ministérielle ou parlementaire de ces femmes, certes elles n’étaient pas les seules Djiboutiennes capables de diriger un ministère ou de siéger à l’Assemblée nationale, sans compter la question de la légitimité démocratique pour les députées, mais cela n’enlève rien au fait qu’elles ont exercé des fonctions ministérielles ou siégé comme députées à l’égal de leurs collègues masculins. Désormais, de voir des femmes ministres, députées ou occupant de hautes fonctions

4 Ce quota est instauré par la loi n° 192/AN/02/4ème L du 13 novembre 2002 instituant le système de quota dans les fonctions électives et dans l’Administration de l’État. Ce quota est porté à 25% par la loi n° 219/AN/18/7ème L du 11 janvier 2018 qui modifie la Loi n°192/AN/02/4ème L du 13 novembre 2002.

65 dans l’administration comme dans le secteur privé, devient chose normale à Djibouti. Même si l’on est bien loin de la parité homme-femme. Pour autant, ces changements ne signifient pas la défaite définitive du traditionnel face à ce qui ne l’est pas, car la rencontre de ce couple semble complexe.

1.4.4. La rencontre traditionnel/non-traditionnel n’en reste pas moins complexe

Sous tous les cieux, la rencontre entre le traditionnel et ce qui ne l’est pas n’est pas chose simple. Le non-traditionnel est porteur de nouveau, c’est-à-dire de changement. Il introduit du mouvement, bouge les lignes et affecte d’autant l’ordre établi. Or, cela n’est pas forcement bien accueilli par le déjà-là. De sorte que, au nouveau qui frappe à sa porte, le traditionnel n’ouvre pas toujours les bras. La rencontre est encore plus complexe lorsque le nouveau n’est pas d’origine endogène, qu’il vient de loin, porté par un acteur qui s’est annoncé amical avant de se révéler colonisateur. Dès lors, à la résistance habituelle au changement que rencontre toute nouveauté et qui est plus ou moins forte selon la nature et la profondeur de la nouveauté, s’ajoute, dans un contexte colonial, la résistance du vaincu au vainqueur. Une telle résistance est d’abord mentale, car la faiblesse militaire et technique du vaincu n’anéantit pas sa tête. S’il est, en effet, malaisé pour le colonisé de vaincre la supériorité technique et militaire du colonisateur, ses ressources mentales lui restent mobilisables. De sorte qu’il tend à considérer avec vigilance l’action de l’occupant, se demandant quelles en sont, par-delà le discours, les motivations réelles. Ainsi, interrogations, prudences, hésitations, inquiétudes et tensions, accueillent les injonctions ou propositions du colonisateur. « Il est débout, il est couché, il répond : ce métal qui survient annonce notre défaite (Tani joogta, tani jiifta, tani jawaabeysa, baladkeena markey yimaadiin wa lajabayaa », s’inquiète Aden Guireh Adaweh, un poète djiboutien d’expression somalie à l’arrivée du colonisateur et de sa technique. La résistance du vaincu est ensuite en actes. Les pasteurs nomades ne se jettent pas dans les bras du colonisateur, se donnant le temps de voir plus clair dans ses intentions. Ils n’affluent pas à la ville coloniale qui émerge ici ou là dans leur pays ancestral, ils ne se bousculent pas aux portes de l’école, ni ne se ruent sur les offres d’emplois salariés. Comme le reconnaît le gouverneur de la colonie, Chapon-Baissac, en poste depuis 1924, devant le ministre des

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Colonies, Paul Reynaud, qui visite Djibouti en septembre 1931 : « Lorsque je suis arrivé dans cette colonie, j’ai trouvé les indigènes cantonnés dans leur brousse, les Européens et l’Administration enfermés dans leur ville » (cité par Oberlé et Hugo, pp.105-106). De plus, parmi les « indigènes » qui viennent en ville, beaucoup n’y séjournent que temporairement, y travaillant quelques semaines ou quelques mois, le temps de grappiller quelques sous pour le ravitaillement du foyer, puis repartant au retour des pluies. « A ta carte d’alimentation, je préfère ma karan (pluie d’été) », explique le pasteur nomade Miguil Bouraleh Fod en quittant le chantier administratif qui l’emploie à Dikhil, chef-lieu du sud-ouest de la colonie. De même, les colonisés déclarent rarement leurs naissances et leurs morts au colonisateur, retirent parfois de l’école ceux scolarisés de leurs enfants. « D’instinct, le nomade fuit toute intrusion de l’administration dans sa vie ; il ne déclare pas les naissances, sauf s’il se trouve par hasard à proximité immédiate d’un poste administratif (…). Si l’on répugne à déclarer les naissantes, on néglige également de signaler les décès » (Oberlé et Hugo, pp.190-191). L’ordre colonial n’en gagne pas moins du terrain, maniant coercition et carotte, lâchant quelques concessions au détour de moult contraintes, recherchant le calme après l’orage. Il veille au grain à travers un réseau d’agents de renseignement et autres auxiliaires rétribués. Année après année, décennie après décennie, ce non-traditionnel de loin venu, conquérant sans être sûr de lui, pénètre la tradition locale. Il le fait dans bien des domaines. Il la pénètre par l’alimentation, le textile, la vaisselle, le mobilier, l’habitat sédentaire, l’électricité, l’eau courante, les moyens de transport. Il le fait par l’école, la santé, le salariat, le commerce, la mise en présence prolongée de l’Autre, un Autre multiple, divers, de loin mais aussi de moins loin venu. Il le fait par le voyage en Europe ou ailleurs. Bien que non invité, ce non-traditionnel est donc là, maître en ville, guettant la campagne. Il est porteur de maintes nouveautés dont l’utilité sociale est évidente et qui en sont d’autant plus acceptables par les autochtones, mais il est aussi porteur de choses moins enviables telles que la logique du plus fort, celle du colonisateur, souverain, sûr de son bon droit et qui ne souffre point de remise en cause. C’est un phénomène étrange que ce non-traditionnel : ambigu, intéressant par certains aspects (souvent pratiques), intolérable par d’autres. Ainsi, il fait peu de cas de ce qui fonde l’autochtone, qu’il appelle l’indigène, ne voit guère plus qu’indigence en lui. Pour le colonisateur, l’autochtone est, en effet, un primitif (Bouet, 1931, p.18), même s’il combat pour lui. Il n’a donc point grand-chose à lui offrir en dehors de son instinct guerrier sur quelque champ de bataille contre une puissance rivale, ou de sa force de travail.

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Et le colonisateur admet d’autant moins les réticences de l’indigène que, au détour de son projet, il daigne le « civiliser », car, ne l’oublions pas, le vaincu est si arriéré aux yeux du vainqueur qu’il doit épouser sa civilisation pour « évoluer »5. D’où la mise en avant de la notion de « mission civilisatrice » qui revient sur les lèvres ou sous la plume des tenants de la colonisation pour légitimer le projet colonial. C’est le cas du général Charles de Gaulle, alors chef de la France Libre, qui reprend cette notion dans son discours du 30 janvier 1944 à Brazzaville où il justifie la colonisation française de l’Afrique noire par l’« appel de la vocation civilisatrice de la France ». Aux yeux de l’homme de la résistance à l’occupation allemande, il ne semble pas y avoir de contradiction à considérer l’occupant français en Afrique comme un « civilisateur » et celui allemand en France comme un envahisseur dont il déclare qu’il a « outragé, brisé et martyrisé Paris » (De Gaulle, 25 août 1944). Pourtant, le colonisé ressent la violence de ce que Charles de Gaulle appelle « vocation civilisatrice de la France ». Il ressent du mépris, de l’humiliation, de la négation, bref de la déshumanisation. C’est dire si le discours et l’action du vainqueur sont à mille lieues du ressenti du vaincu, décalage qui éclaire l’ambigüité du non-traditionnel d’origine coloniale. Parce qu’elle est biaisée et partant déséquilibrée, la rencontre coloniale entre le vaincu et le vainqueur, devient intenable pour le premier. Le colonisé djiboutien fait alors ce qu’il peut pour faire cesser cette situation. Il revendique la liberté, cette liberté que le colonisateur chérit pour lui-même mais dont il l’exclut. Il veut retrouver sa liberté perdue : il revendique l’Indépendance. Il la réclame avec d’autant plus d’assurance que, surmontant son ressentiment,

5 Colette Dubois et Dominique Pénel relèvent en page 58 de leur ouvrage Saïd Ali Coubèche, la passion d’entreprendre (2007), l’arrêté n°1078 du 14 septembre 1945 portant institution d’un corps de notables évolués, arrêté rédigé en ces termes : (…) Vu l’ordonnance n°45-1874 du 22 août 1945, notamment l’article 5, fixant le mode de représentation à l’assemblée constituante des territoires d’outre-mer relevant du ministère des colonies, vu l’arrêté de promulgation n°1401 du 5 septembre, arrête : Art.1 : Il est institué en CFS un corps de notables évolués choisis parmi les indigènes, sujets français, occupant une situation marquante dans l’ordre social, corporatif, ou économique. Ces notables auront un rôle de liaison entre l’administration d’une part, les collectivités ou les activités auxquelles ils se rattachent d’autre part. Art.2 : La qualité de notable évolué est attribuée par décision du chef du territoire sur proposition motivée du chef de circonscription. Art.3 : Nul ne peut être reconnu notable évolué s’il n’appartient pas à l’une des races autochtones ou à un groupement ethnique définitivement fixé dans le pays. L’impétrant devra, par ailleurs, être âgé de 25 ans révolus, savoir lire et écrire le français, n’avoir aucun antécédent judiciaire et être parvenu, de notoriété publique, à un degré d’évolution morale et matérielle suffisant. (…). Arti. 5 : Les notables évolués, reconnus dans les conditions qui viennent d’être énoncées, sont soustraits au statut des peines de l’indigénat’’.

68 et sous le fanion du Bataillon des tirailleurs somalis, unité qualifiée de glorieuse (Bouet, 1931, p.18), il a combattu par deux fois pour le vainqueur contre son ennemi allemand, versant son sang pour lui. Depuis les combats de la Première Guerre mondiale (Douaumont, Cerny-en- Laonnois, Mont de Choisy, etc.) puis de la Seconde (Pointe de Grave en Gironde, Soulac) où colonisé et colonisateur ont souffert ensemble, où ils ont vécu ensemble les blessures et la mort, où le colonisé a payé un lourd tribut à la défense du colonisateur, le premier sait que le second lui doit quelque chose. Il espère que cette dette le dispose à répondre favorablement à sa demande de liberté. De fait, et c’est un autre signe de la complexité de cette rencontre colonisé- colonisateur à Djibouti, le premier n’est pas hostile à une liberté dans l’amitié avec le second. Mahamoud Harbi Farah, vétéran de la Seconde Guerre mondiale (mobilisé dans la marine) et premier vice-président du Conseil de gouvernement de la colonie, déclare le 7 août 1958 : « L’Indépendance que nous demandons ne veut pas dire divorce, ni sécession. Nous savons combien l’Indépendance des faibles, des isolés, est une illusion, dans un monde dur où il devient indispensable de se grouper, de faire bloc avec ses amis, pour survivre, principalement sur les plans économique et militaire. Notre choix à nous est fait. C’est avec la France que nous ferons bloc au sein d’une alliance fraternelle dont nous fixerons les contours dès que nous aurons obtenu notre Indépendance »6. Cette déclaration intervient peu avant le référendum constitutionnel fondateur de la 5ème République en France, référendum qu’organise le général Charles de Gaulle le 28 septembre 1958, après son retour au pouvoir dans un contexte marqué par la demande d’Indépendance dans les colonies et notamment en Algérie où s’opposent troupes françaises et indépendantistes du Front de libération nationale (FLN). Harbi appelle les Djiboutiens à voter « non » à ce référendum et donc « oui » à l’Indépendance. Mais cette demande d’Indépendance n’obtient pas satisfaction : malgré leur contestation par les indépendantistes qui crient à la fraude, les résultats officiels que publie l’administration coloniale ne sont pas favorables à l’Indépendance de Djibouti. Le colonisé djiboutien n’est pas plus écouté dans sa revendication indépendantiste par le général de Gaulle lors de sa visite au pays les 25 et 26 août 1966. Outre la répression sanglante qui s’abat le 26 août sur les indépendantistes qui à la fois accueillent le président français et lui demandent l’Indépendance (Oberlé et Hugo, p.207), les résultats du référendum d’autodétermination du 19 mars 1967 sont déclarés favorables au maintien de la tutelle coloniale sur Djibouti.

6 Harbi est cité par le journal Le Monde de Paris en son édition du 7 août 1958. 69

Il en va autrement pour le référendum d’autodétermination du 8 mai 1977 : colonisateur et colonisé sont cette fois d’accord pour déclarer les résultats des urnes favorables à l’Indépendance. Pour autant, l’Indépendance ne simplifie pas la rencontre entre tradition endogène et nouveauté exogène. En effet, le débat sur le mariage entre traditionnel et non-traditionnel, n’est guère posé, même si une sorte de consensus silencieux règne sur l’irréversibilité du non-traditionnel exogène. La sédentarisation urbaine continue à un rythme plus soutenu que sous la colonisation. La population rurale s’en trouve diminuée et celle des villes accrue. L’école multiplie ses effectifs. Dans l’économie formelle, le nombre des actifs croît, le chômage aussi. Pauvreté oblige, les petites activités informelles se multiplient. Or, autant de changements ne sont pas sans affecter les rapports sociaux. Face à ces dynamiques, l’État postcolonial fonctionne avec les mêmes structures, les mêmes textes (ou d’autres inspirés d’eux), le même modèle hiérarchique, la même centralisation et souvent les mêmes pratiques que l’administration coloniale. Quel passé ? Quel équilibre entre traditionnel et non-traditionnel ? Quel vouloir-vivre- ensemble ? Quel État national ? Quelle école ? Etc. Ces questions fondamentales ne sont guère investies. Sont-elles évitées parce qu’elles impliquent un débat national et requièrent la participation des différents secteurs du corps social ? Est-ce parce que leur intérêt n’est pas assez perçu ? D’autres raisons sont-elles à l’œuvre ? Ce sont là autant d’interrogations qui, d’une part, témoignent du déficit de clarté sur le type d’articulation à favoriser entre tradition endogène et non-tradition exogène, et, d’autre part, renvoient à la complexité de la rencontre entre ces deux ordres de réalité. Passons à présent au cadre théorique de notre travail qui doit notamment nous permettre d’expliciter les notions de savoir et de pouvoir, leurs liens mais aussi le concept de configuration, autant d’éléments qui structurent notre réflexion. C’est l’objet du second chapitre de la première partie et donc de la thèse.

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Chapitre II : Une recherche multiréférentielle

2.1. De la multiréférentialité

2.1.1. Une notion née en sciences de l'éducation

Disons-le d'entrée, c'est à Jacques Ardoino que l'on doit la notion de multiréférentialité. Cet auteur, un universitaire ancré dans le champ des pratiques éducatives et formatives, a introduit et développé la notion de multiréférentialité dont procède l'approche multiréférentielle. Il a forgé la multiréférentialité pour mieux appréhender les objets de recherche humains auxquels il se trouvait confronté. Dans un article qu’il consacre à la multiréférentialité et intitulé « L'approche mutiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives » (Ardoino, 1993, note 1), il écrit: « C'est effectivement en 1966, notamment dans Communications et relations humaines (Institut d'Administration des Entreprises, Bordeaux), dans la préface à La pédagogie institutionnelle de Michel Lobrot (Collection Hommes et Organisations, Paris, Gauthier-Villars), et dans la revue Éducation Nationale (« Problématique de la relation maître élève et dynamique de la classe », n° 830), en juin 1967, que se trouvent déjà campés les linéaments de cette démarche, à propos des situations éducatives représentées comme complexes.» La multiréférentialité est ainsi perceptible dans son ouvrage Education et Politique paru en 1977, puis réédité en 1999 chez Anthropos. L’auteur distingue ici les principaux niveaux d’analyse des situations, particulièrement en matière d’éducation et de formation : niveau individuel, niveau inter-individuel (ou niveau du sujet en relation avec autrui), niveau groupal, niveau organisationnel et niveau institutionnel. En d’autres termes, l’analyse d’une situation doit articuler les niveaux du sujet, du groupe et du social, ce qui recoupe assez largement le découpage devenu classique de : micro, meso et macro. Remi Hess le relève dans la préface de la seconde édition de Politique et Education où il note que ‘’pour Ardoino l’analyse multiréférentielle d’une situation, c’est donc la prise en compte de ces relations qui se tissent entre ce qui relève de l’individu, du groupal et du social’’. D’un point de vue disciplinaire, psychologie, psychologie sociale et sociologie sont pointées pour conduire cette analyse articulée en niveaux.

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Dans Education et relations (1980), comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage (‘’introduction à une analyse plurielle des situations éducatives’’), Ardoino propose une approche multiréferentielle de la ‘’chose éducative’’. Il propose une approche articulée autour de cinq perspectives : une perspective centrée sur les ‘’individus et les personnes’’, et qui relève donc de la psychologie, deux perspectives respectivement centrées sur les ‘’interactions (ou interrelations)’’ et sur le groupe, et qui relèvent toutes deux de la psychologie sociale, une perspective centrée sur les organisations et qui relève de la sociologie ainsi que des ‘’sciences des organisations et technologie’’, enfin, une perspective centrée sur les institutions et qui relève de la ‘’sociologie critique des institutions’’. Dans Propos actuels sur l’éducation (2004, p.113), la perspective multiréférentielle est encore présente dans l’analyse d’Ardoino. Il considère notamment que ‘’toute action éducative aurait pour fonctions essentielles de permettre à ceux qu’elle forme d’évoluer toujours dans le sens d’une plus grande maturation (biologique, intellectuelle, affective, morale, sociale, économique, politique), maturation qui les rendrait progressivement capables de mieux assumer leur condition humaine et sociale et, par conséquent, d’être mieux ajustés à eux- mêmes, autant qu’à leur contexte, tout en cherchant dans le sens de leurs fins, à la fois personnelles et sociales, des possibilités d’être encore plus autonome et plus adulte’’. C’est dire si l’éducation doit être envisagée, dans la réflexion comme dans l’action qui s’y rapportent, sous plusieurs aspects, selon une approche plurielle. Non plus, la multiréférentialité n’est pas absente des Avatars de l’éducation (2000). Ou encore de Penser l’hétérogène, un ouvrage entretien entre Jacques Ardoino et André de Peretti (1998). Mais qu’est-ce, donc, la multiréférentialité ? Comme le suggère le préfixe multi, la multiréférentialité renvoie à un pluriel. Ce pluriel, ce multi, est aussitôt précisé par son accolement à la racine référence : il est le pluriel des références sur lesquelles s'appuie l’examen d’un objet, c'est-à-dire la multiplicité des ressources théoriques (et pratiques) convoquées pour réfléchir sur cet objet. Dès lors, la démarche multiréférentielle, qui se fonde sur la notion de mutliréférentialité, se définit, selon Ardoino, comme une approche plurielle. C'est une lecture sous plusieurs angles des réalités humaines que l'on interroge, notamment lorsqu'il s'agit de pratiques éducatives et formatives. Dire cela, ne suffit pas pour autant. D'abord, ces quelques mots ne vont pas sans soulever des questions sur la démarche qui nous occupe. L'une des questions est de savoir pourquoi développer une approche nouvelle pour des objets qui, eux, ne le sont pas. Les pratiques éducatives, les situations formatives, les multiples autres activités humaines, bref les questions

72 humaines et sociales, ne sont-elles pas anciennes ? La réflexion qui leur est consacrée ne l'est- elle pas aussi ? De telles interrogations ne nous paraissent point illégitimes. Pour Ardoino, qui ne nous semble pas les éluder, l'émergence de la multiréférentialité renvoie d'abord au besoin, éprouvé par les praticiens, d'une approche susceptible de les aider à réfléchir sur leurs pratiques, qu'elles soient éducatives, formatives, ou autres. Nous pouvons, effectivement, concevoir que des praticiens soient amenés à opérer un retour réflexif sur les situations et activités dans lesquelles ils sont impliqués, sur leur agir. Nous pouvons concevoir qu'ils veuillent ré-interroger ces pratiques, soit pour les comprendre à des fins d'amélioration, auquel cas ils s’inscrivent dans une logique plutôt praxéologique, soit pour les conceptualiser à des fins de production de savoir, ce qui relève d'une démarche plutôt théorique, soit dans un souci de réflexion éthique. Seulement, ces préoccupations ne sont pas nouvelles non plus puisque l'une des caractéristiques de l'être humain est de vouloir comprendre, expliquer, et pas uniquement le monde qui l'entoure. Le besoin pour le sujet de réfléchir sur son agir, sur lui-même, même s'il peut nous apparaître comme plus prégnant dans le contexte du monde contemporain où les transformations sociales accélérées semblent stimuler davantage la quête de savoir, ne suffit donc pas à justifier l'émergence de la multiréférentialité. Qu'y aurait-il alors, par-delà le simple besoin réflexif sur son agir, à l'origine de la multiréférentialité ? De fait, il y a au moins un phénomène nouveau qui sous-tend l'émergence d'approches alternatives à la pensée classique qui sépare et simplifie l'objet qu'elle interroge. C'est le constat que, face à la richesse du réel, et particulièrement de l'abondant réel humain, la pensée classique qui décompose et réduit, filtre et ordonne, trouve ses limites. Par exemple, vouloir lire une situation d'enseignement-apprentissage sous le seul angle des effets mesurables chez l'élève, comme le propose la démarche béhavioriste classique, est réducteur. C'est réduire l'objet considéré à l'observable, ignorant ainsi la richesse d'une situation tissée d'acteurs (enseignant, élève, institutions, parents, société), d'affects, d'histoires individuelles et collectives, de croyances, d'opinions, de représentations, de langages, de motivations, de processus, de jeux de pouvoir, d'interactions de toutes sortes. C'est renoncer à des gisements d'intelligibilité et donc exclure. De la même manière, la lecture d'un événement politique tel qu'une révolution dans un pays, ou d'une explosion de violence sociale dans telle ou telle ville, par les seules causes immédiatement perceptibles, par les seules causes que donne à voir l'immédiateté de l'action qui s'accomplit, ne rend pas compte de l'épaisseur du phénomène. Au-delà de l'apparent, c'est- à-dire du perceptible, il y a ce qui échappe, ce qui se livre difficilement, ou jamais, et que l'on doit alors essayer d’appréhender autrement. Il y a des processus, des dynamiques, des

73 dépendances, des interdépendances, des intentionnalités, des rapports de pouvoir, des tensions, des temporalités…bref un tissu d'éléments et d'interactions à repérer, à comprendre et à formaliser pour rendre raison des objets humains et sociaux. De ce constat d'échec, ou plutôt d’insuffisance de la pensée classique, où l'on reconnaît l'idée de « crise paradigmatique » de Thomas Kuhn, découle une question logique. Comment tenter de régler le problème ? Par quelle approche comprendre et expliquer de manière plus satisfaisante les réalités humaines et sociales ? Quelle démarche permet de mieux saisir leur intelligibilité ? Notons déjà, avant d'avancer dans ces développements, que la question s'applique aussi aux chercheurs qui se saisissent des pratiques humaines et sociales pour les interroger, les travailler et produire du savoir. Puisqu'ils sont eux aussi confrontés à des « objets-sujets », ils rencontrent à leur tour de la difficulté face à cette question épistémologique : comment appréhender de manière satisfaisante les réalités humaines et sociales, et donc savoir, compte tenu de leur nature peu simple ? L'on ne peut, répétons-le, se satisfaire d'une conception réductrice, qui sépare et simplifie, décompose et réduit, ni d'une recette, encore moins d'un « gadget ». Tâche malaisée pour les uns comme pour les autres, la réponse à cette question épistémologique doit convenir aux objets humains, lesquels impliquent beaucoup, nous l'avons pointé, en termes de processus, d’interactions, de langages, de représentations, d'intentionnalités, de pouvoir, de tensions, de dynamiques, etc. En d'autres mots, la réponse se doit de sortir des sentiers battus, s'engager sur des pistes nouvelles, quitte à « bricoler » dans les débuts. Bricoler non au sens de l'usage commun qui confine ce verbe à la sphère de petits travaux d'aménagement ou de réparation qu'un sujet effectue pour pallier à un besoin, souvent hors lieu de travail, pour lui-même ou pour autrui, parfois dans son exercice professionnel face à une difficulté, point donc à ce sens de broutille qui certes implique de l'habileté mais exclut la reconnaissance sociale, mais au sens heuristiquement plus fécond d'« aller çà et là », de multiplier les regards et de les combiner, «cherchant éventuellement à obtenir par la bande», par des moyens indirects, « ce qu'on ne peut atteindre directement ». Voilà dans quel contexte germe et prend forme la notion de multiréférentialité sur laquelle se fonde l'approche multiréférentielle, approche née dans le champ des sciences de l'éducation et de la formation, ce qui ne l’exclut pas des autres sciences humaines et sociales. Du reste, les sciences de l'éducation ne se déclinent-elles pas au pluriel, mobilisant des disciplines telles que la pédagogie, la psychologie, la sociologie, la philosophie, l'histoire, l'économie, ou encore l'anthropologie ? N’y a-t-il pas déjà, sous-jacente à cette pluralité disciplinaire fondatrice des sciences de l’éducation, l’idée de multiréférentialité ? En tout cas, la multiréférentialité

74 accueille le multiple, le pluriel. Elle est pluralité, multiplicité. « Là où la plupart des autres sciences, souligne Ardoino (1993, p.4), réussissent à épurer, à simplifier, les données de l'expérience par des "découpes" appropriées pour "construire" des "faits", ce sont toujours, ici, des pratiques sociales, des événements, des situations et des témoignages, tissés de représentations, d'intentions et d'actions individuelles et collectives, qui constitueront la matière riche et diversifiée à laquelle le chercheur spécialisé, comme l'acteur profane, ne pourront que se référer inlassablement ». Il s'agit d'accepter le réel dans son irréductibilité, dans son foisonnement, dans ses langages (que masque le langage unique de la simplification et de l'indifférenciation), dans ses spécificités, bref dans ses parties comme dans son tout. Et l’auteur de préciser (1993, p.1) : « L'approche multiréférentielle se propose une lecture plurielle de ses objets (pratiques ou théoriques), sous différents angles, impliquant autant de regards spécifiques et de langages, appropriés aux descriptions requises, en fonction de systèmes de références distincts, supposés, reconnus explicitement non-réductibles les uns aux autres, c'est- à-dire hétérogènes ». Nous saisissons que l'hétérogénéité implique ici plus que la simple différence puisqu'elle ajoute à la différence le principe de l'irréductibilité. Des regards hétérogènes sont donc des regards non seulement différents mais irréductibles les uns aux autres. Ce sont des regards qui visent l'objet pour l'éclairer dans ses parties comme dans son tout, dans ses éléments comme dans son ensemble. Et parce qu'ils apportent chacun leur contribution à l'intelligibilité de la réalité humaine interrogée, ces angles sont complémentaires. C'est dire si la réflexion doit être « multilingue », si praticiens réflexifs et chercheurs doivent être « polyglottes », pour repérer et distinguer les significations des mots et des actes selon leurs auteurs, sujets humains qui parlent et agissent à partir de psychologies différentes, d'ancrages différents, de positions sociales différentes, d'éthiques différentes...et qui renvoient à autant d'irréductibles référents pratiques et théoriques. Cependant, il ne s'agit pas de juxtaposer ces optiques, ces perspectives, ces angles, pour comprendre et expliquer les réalités humaines, ce serait une simple somme de regards sans lien. Dans l'approche multiréférentielle, les points de vue hétérogènes sont à articuler. De fait, ces perspectives n'interrogent pas seulement l'objet de recherche, elles s'interrogent aussi entre elles, « se questionnent entre elles, autant sinon plus qu'elles n'interrogent l'objet qui les mobilise, à travers les questionnements du chercheur » (1993, p.7). A cet égard, « l'ambition reste, souligne Ardoino (1993, p.8), de conjuguer, sans les confondre, l'explication et la compréhension, à propos d'un objet, qualifié, plus encore que précisé, par un travail de repérage et de distinction préalable à la ré-articulation éventuelle de ce qui aura ainsi été

75 disjoint aux fins de ne pas en rester à l'état de confusion initial. Les référentiels retenus le seront en fonction des particularités de l'objet et des ressources propres du chercheur ou de l'équipe de recherche ». Quelles peuvent alors être ces perspectives ? Les différentes disciplines des sciences humaines et sociales peuvent être mobilisées dans le cadre de cette approche (psychologie, philosophie, sociologie, anthropologie, histoire, science politique, économie, etc.) pour « tenter de regarder cet objet sous des angles non seulement différents (ce qui est "différent" peut rester enfermé dans l'ordre du même, ainsi la multi-dimensionnalité, la multi-critérialité, etc.) mais surtout autres (impliquant donc altérité et hétérogénéité), autrement dit, assumant, chaque fois, des ruptures épistémologiques » (1993, p.7). Ardoino (1993, p.5) prend notamment l'exemple de l'école pour illustrer l'intérêt de l'approche multiréférentielle. C'est un objet humain qui gagne à être regardé sous plusieurs angles, sous différents aspects. Il peut être considéré par la sociologie, la psychologie, la psychologie sociale, l'économie, les sciences de l'organisation et de la gestion, la science politique, l'histoire, etc. La sociologie, puisqu'il s'agit d'un lieu de rapports sociaux, où inter-agissent des acteurs sociaux; la psychologie du fait même que ces acteurs sociaux sont des sujets humains avec leurs affects, leurs angoisses, leurs conflits, leurs désirs, ou encore leurs motivations; la psychologie sociale, ne serait-ce parce qu'à l'école se forment des groupes, se confrontent des représentations, s'enclenchent des dynamiques de groupes; les sciences de l'organisation et de la gestion, car l'école est une organisation, c'est-à-dire un ensemble structuré, constitué de fonctions inter-liées et finalisé sur « la réalisation, pensée en termes de stratégies, de certaines tâches formulées en termes d'objectifs », ce qui implique une gestion et des résultats; la science politique, parce que l'école s'inscrit dans une politique publique, renvoie à des intentions politiques et à leur mise en œuvre, est traversée par des rapports de pouvoir; l'économie, puisque l'école est une entité économique, offre le service public d'éducation et nécessite des investissements, ce qui pose des questions de coût, d'allocation de ressources et d'optimisation au double niveau micro et macro; enfin, le regard historique est utile par l'éclairage qu'il apporte du passé de l'école: celle-ci n'a pas surgi du néant, elle s'inscrit dans l'histoire de la société et porte son histoire spécifique, elle est apparue à tel ou tel moment socio-historique, dans tel ou tel contexte particulier, elle a connu telles ou telles évolutions qui ne sont ni sans significations ni sans effets sur son présent. L’approche multiréférentielle est donc une approche plurielle, multi. Pour autant, elle n'est pas la seule démarche à revendiquer ce regard pluriel. D'autres auteurs revendiquent le pluri, le

76 multi. Ainsi, Marguerite Altet conduit une recherche qu'elle appelle pluriréférentielle sur le processus enseignement-apprentissage, Georges Devereux tente d'articuler l'ethnologie à la psychanalyse et parle de complémentarisme, tandis que la multidimensionnalité, qui préexiste à l'approche multiréférentielle, se soucie avec Georges Gurvitch (1950) de regarder les différentes dimensions de la réalité considérée. Quid donc de ces autres approches pluri ou multi ? Pour Ardoino (1993, note 1), nous semble-t-il, les travaux en question d'Altet s'inscrivent dans l'approche multiréférentielle et le complémentarisme apparaît comme « une notion très parente » de la multiréférentialité. Reste la multi-dimensionnalité. Qu'entendre par cette notion ? En quoi se distingue-t-elle de la multiréférentialité ? En d'autres mots, qu'est-ce qui fait l'originalité de la multiréférentialité comme grille de réflexion par rapport à la multidimensionnalité ? Selon Ardoino (1993, note 1), la multi-dimensionnalité, plus ancienne que la multiréférentialité, n'exclut pas définitivement l'idée d'homogénéité, d'un regard homogène. Elle se pense en termes de différences ne suffisant pas à exclure l'espoir d'un retour à l'homogène. Il s'agit au fond d'examiner l'objet sous différents aspects selon une démarche qui, ultimement, concourt à réduire les regards, à les homogénéiser, tandis que la multiréférentialité implique une hétérogénéité fondamentale, c'est-à-dire irréductible, des regards convoqués. De plus, la multi- dimensionnalité renvoie au seul espace, à la seule étendue, principe sur lequel elle repose, elle est toujours et seulement « ex-plicative », tandis que la multiréférentialité, sans ignorer l'explication, privilégie la compréhension, prenant en compte l'implication (celle du chercheur comme du praticien), l'altération (le changement, notamment en fonction des influences d'autrui) et la temporalité (l'évolution en fonction du temps, l'histoire). Nous comprenons que la multiréférentialité, parce qu'elle propose d'aller plus loin que la pensée simple, d’ouvrir la réflexion, n'est pas sans évoquer le paradigme de la complexité. L'auteur lui- même emploie le mot complexe lorsqu'il écrit que c'est « à propos des situations éducatives représentées comme complexes », que « se trouvent déjà campés les linéaments de cette démarche ». Voyons donc si et comment l’approche multiréférentielle s’inscrit dans ce paradigme.

2.1.2. Une approche inscrite dans le paradigme de la complexité

Clairement, Ardoino (1993) inscrit la multiréfréfentialité dans le paradigme de la complexité, plus riche et plus fécond que celui traditionnel de la séparation-réduction, notamment lorsqu'il

77 s'agit d'interroger les réalités humaines. Et par le terme complexe (1993, p.2), il n'entend pas ce qui demeure confus, emmêlé, embrouillé, entrelacé, bref compliqué, et qui est de ce fait à démêler, à « débrouiller », à disjoindre, par un effort de simplification. Le complexe n'est pas le compliqué, car ce qui est complexe ne se laisse pas réduire pour livrer son intelligibilité. De fait, la notion de complexité s'entend, selon Ardoino, au sens d'une « appréhension molaire, globale, indécomposable », acception en rupture avec celle du compliqué en attente de simplification par voie de décomposition. C'est un sens riche qui renvoie aux « apports de la cybernétique, élaboré dans le cadre de l'approche systémique, non sans rapports avec la théorie lewinienne du "champ" (emprunté au modèle physique de l'électromagnétique) ». Cette idée de globalité convient à l'appréhension des phénomènes humains, phénomènes si riches, si dynamiques, si liés à la temporalité, qu'une approche de simplification-réduction ne peut permettre de lire de manière satisfaisante. N'est-il pas du reste plus pertinent, comme le propose Ardoino, de préférer à l'adjectif « molaire », de « mole », qui signifie « moléculaire » par opposition à « atomistique », à ce mot donc marqué par sa connotation chimique, celui de « holistique » pour qualifier la complexité lorsqu'elle s'intéresse aux phénomènes humains ? Il nous semble que oui, car, comme nous le rappelle cet auteur, « holistique », dérivé d’holisme, conteste l'atomisme et retient la position selon laquelle on ne peut comprendre les parties sans connaître le tout. Cette notion renvoie donc à une rupture épistémologique par rapport à la posture selon laquelle l'intelligibilité de l'objet réside dans ses éléments, ce qui laisse de côté l'ensemble. C'est une rupture d'ouverture, d'élargissement, ce qui ne veut pas dire que le modèle épistémologique classique, qui a fait ses preuves et fait beaucoup avancer le savoir, est rejeté au rebut. L’épistémologie classique est enrichie, complexifiée, en donnant au tout sa place dans la réflexion sans pour autant minorer l'intérêt des parties. Celles-ci sont repérées, élucidées, mais aussi articulées, mises en lien avec le tout, pour mieux rendre compte de l’objet interrogé. Ainsi, dans le champ de la sociologie, et particulièrement pour la sociologie française des organisations, l'individu n'est plus seulement un agent, un simple rouage agi par l'ensemble, il est reconnu comme acteur, doué de conscience et d'initiative, c'est-à-dire d'autonomie. Il est reconnu capable de réflexion et d'action spécifique. Bref, il devient sujet. Or, le sujet nous renvoie à la psychologie dont il est l'une des notions centrales. Nous comprenons là que les disciplines scientifiques, pour différentes et irréductibles qu’elles puissent être, ne sont pas hermétiques les unes aux autres. Par exemple, la physique s'appuie sur les mathématiques, la biologie mobilise la chimie du vivant pour étudier de nombreux processus biologiques, la

78 psychologie n'est pas sans dette envers la philosophie, tandis que sociologie et psychologie s'influencent, comme en témoigne la psychologie sociale. Du reste, pour Serge Moscovici (1988), toute sociologie porte implicitement en elle sa psychologie. De même, observe Ardoino, l'approche systémique de la complexité, pourtant plus globale que la démarche de séparation-réduction, trouve ses limites dès lors qu'il s'agit de rendre raison des réalités humaines sous certains angles. L'aspect temporel, ou la « temporalité-durée », qui renvoie à l'histoire et dont l'on ne peut faire l'économie si l'on se soucie de mieux comprendre les phénomènes humains, n'y semble pas assez appréhendé. « Il faudrait convenir, considère cet auteur, que la représentation systémique de la complexité ne suffit pas tout à fait, non plus, à rendre compte de certains aspects pourtant caractéristiques des pratiques et des situations sociales, notamment la consistance particulière d'une temporalité-durée, plus historique ». Enfin, il reproche au modèle de la régulation de trop privilégier « le jeu quasi-physique des forces et des tensions » et de ne pas assez considérer « la nature polémique de l'action ». Dès lors, « l'énergétique y prendrait, ainsi, délibérément le pas sur l'herméneutique ». Pourtant, si l'on veut mieux comprendre les réalités humaines, considérer ce caractère « polémique », ce caractère tensionnel de l'action humaine, est source de sens. Mais, suggère Ardoino, la complexité ne doit pas être pensée comme un trait distinctif, une propriété, une caractéristique propre à certains objets du fait de leur nature, et qui ne se rencontre pas en d'autres, mais comme « une hypothèse que le chercheur élabore à propos de l'objet, de manière à lui appliquer des méthodologies alternatives, plus appropriées », sans que cela ne le conduise à « renoncer pour autant aux apports des approches plus classiques ». En effet, la complexité ne réside pas dans l'objet observé mais dans le sujet, c'est-à-dire dans l'esprit du sujet-chercheur (Beauvais, 2003, p.47). Elle n'est pas dans le système observé mais dans le système observant qui décide de poser un regard non pas simplifiant mais complexe sur le système observé. L’on voit poindre ici l'idée de l'implication du sujet-chercheur dans sa recherche et partant dans le savoir que ce travail produit. Le sujet-chercheur n'est pas une entité désincarnée, froide, insensible au monde qui l'entoure, mais un être humain, ayant un parcours, porteur d'une histoire individuelle et collective, animé d'un projet et inscrit dans un contexte. Au total, il s’agit, pour la démarche multiréférentielle au sens d’Ardoino, de distinguer et de relier à la fois : « On semblera, ainsi, s'accorder au moins sur la nécessité de repérer, de distinguer convenablement, préalablement, à travers ce qui autrement resterait confondu, pour tenter de ré-articuler, ensuite, de façon plus intelligible, ce qui aura été reconnu, voire qualifié, de la sorte » (Ardoino, 1993, p.5). Distinguer et relier, voilà qui rappelle la complexité selon

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Edgar Morin dans laquelle, au demeurant, Ardoino ne se refuse pas à inscrire la multiréférentialité lorsqu’il poursuit (1993, p.5) : « N'est-ce pas justement, là, une des clés de voûte de la Méthode, selon Edgar Morin, dans sa perspective d'une scienza nuova ? L'approche multiréférentielle pourrait, alors, se réclamer d'un tel paradigme ». C’est dire si la complexité nous éloigne de l’illusion d’une connaissance pure, sans sujet connaissant, d’un savoir pur, sans sujet épistémique.

2.1.3. Loin de l'illusoire « connaissance sans sujet connaissant »

Nous sommes donc bien loin de l'illusion d'un savoir excluant le sujet, loin de l'épistémologie d’une « connaissance sans sujet connaissant » de Karl Popper. Cette épistémologie, rappelons- le, Popper la fait reposer sur sa thèse des trois mondes. Il existe pour lui un premier monde ou le monde physique, un deuxième monde ou le monde de nos expériences conscientes et un troisième monde ou le monde des idées. Le premier monde est celui du donné, du déjà-là. Le second est celui du subjectif. Quant au troisième monde, celui des idées, il est autonome. Il est le seul des trois mondes sur lequel puisse se fonder une connaissance objective et partant scientifique. Le second monde, celui de la connaissance subjective consciente, est subordonné au troisième monde qui lui fournit les théories qui l’éclairent, par exemple sur des catégories telles que l’espace, le temps, ou encore la vie. Ces théories sont exprimées dans un langage forgé par le troisième monde et que, à travers elles, le deuxième monde emprunte. Cette thèse des trois mondes où seul le monde des idées est autonome et source du savoir (conçu objectif), rappelle la distinction de Platon entre le monde sensible, qui renvoie aux sens et aux affects, et celui des idées qui est fondé sur la raison et qui seul permet d'accéder à la vérité. C'est un rationalisme réducteur qui ignore la complexité des choses et des êtres, en particulier dans l'ordre de l'humain. Cependant, le rationalisme n'a pas le monopole de la simplification. L’empirisme et le pragmatisme participent aussi à la pensée simple que le paradigme de la complexité propose de dépasser (sans rejeter).

2.1.4. Par-delà l'empirisme et le pragmatisme simplifiants

Que proposent, au juste, ces deux courants de pensée que sont l’empirisme et le pragmatisme ? Quelles épistémologies y sont-elles sous-jacentes ? La démarche empiriste, que Popper qualifie de théorie de « l'esprit seau », considère que tout vient des sens. En Occident, c'est le philosophe 80 grec Aristote qui est considéré comme le précurseur de cette démarche. Selon ce philosophe, tout savoir vient de l'expérience des sens, s'opposant ainsi à Platon dont il a pourtant été le disciple et qui se méfie, lui, des sens au profit de la raison. Au primat de la raison de Platon, Aristote oppose donc la toute-puissance des sens puisque nous pouvons tout savoir et tout vérifier grâce à nos sens. John Locke (1632-1704) soutient à son tour que tout passe par les sens avant de parvenir à la conscience et produire des idées, de sorte que la conscience humaine est une table rase avant toute perception du monde qui nous entoure. Le théologien Georges Berkeley (1685-1712) pousse encore plus loin la toute-puissance des sens en affirmant que hors perception point d'existence, que le réel n'existe que dans l'esprit de celui qui le perçoit. Ce faisant, il adopte une posture qui lui vaut d'être considéré comme le premier immatérialiste. Quant à David Hume (1711-1776), il accorde le primat à l'expérience, à l'observation et donc à la perception, même s'il distingue impressions et idées, les premières étant des perceptions vives et immédiates et les secondes des souvenirs de ces impressions. Il prône d'ailleurs le scepticisme à l'égard de nos idées mais aussi de nos croyances (qu'il considère comme résultant d'associations d'impressions ou d'associations d'impressions et d'idées), de sorte que seul ce que nous percevons est certain. Nous notons que les empiristes, en s'en tenant aux seules perceptions, réduisent le cadre de la pensée. Ils se laissent enfermer dans leur conception et, de ce fait, excluent les autres lectures du monde. Dès lors, ils ne s'inscrivent pas dans le paradigme de la complexité qui rejette précisément la fermeture et l’exclusion, de sorte qu’il n’y a point de place, dans l’empirisme, pour une épistémologie complexe du savoir. De même, l'épistémologie pragmatiste, dont Charles Sanders Peirce (1839-1914) apparaît comme le père fondateur (Beauvais, 2003, p.36), lui qui admet qu'un savoir ne naît pas ex nihilo et qu'il est redevable de savoirs antérieurs, ne relève pas de la démarche complexe. Pour les pragmatistes, connaître c'est agir, agir sur le réel, c'est-à-dire l'expérimenter (to experiment), le modifier et progresser ainsi vers la vérité. Mais comment l’action permet-elle de connaître ? John Dewey (1859-1952) précise que l’expérience comporte certes ce que l’on fait ou l’action (experimenting en anglais) mais aussi l’éprouvé ou ce que l’on éprouve (experiencing) lors de l’action. Mieux, c’est en reliant par la pensée réflexive (inquiry) ces deux dimensions, l’action et l’éprouvé, que l’on comprend le réel et produit du savoir, savoir dont la profondeur peut varier. Il peut être sommaire (simple activation d’un savoir déjà là), intermédiaire (connaissances à nouveau conscientisées), ou supérieur (savoir nouveau). Dans ce dernier cas, il est susceptible d’induire chez le sujet un changement existentiel de niveau similaire, c’est-à-

81 dire qui concerne, selon la profondeur du savoir produit dans et par l’expérience, une partie plus ou moins importante de l’activité du sujet et de sa vie. Chez les pragmatistes, en tout cas chez John Dewey, il ne semble pas y avoir de distinction entre théorie et pratique. Ce sont l'utilité et l'efficacité (dans cette utilité) qui deviennent le critère de la vérité. Or, la notion d’utilité n’a de sens qu’en lien avec la notion de besoin. En effet, l'utile est pour l'humain ce dont il a besoin à un titre ou à un autre, ce qui répond chez lui à un besoin. Est ainsi posé un postulat essentiel du pragmatisme : « ce qui est vrai est ce qui fonctionne », ou encore « ce qui importe n'est pas que ce soit vrai mais que ça marche », ce qui renvoie à la question du « comment » et non du « pourquoi » (Beauvais, 2003, p.41). Et si cela ne fonctionne pas, ou cesse de fonctionner ? Faut-il agir, expérimenter, encore et encore, au risque de s'enfoncer dans une fuite en avant non dénuée de risques ? Ne convient-il pas mieux de se poser pour affronter, outre le comment, la question profonde du pourquoi ? Selon nous, et pas plus que l'on ne peut imaginer une « connaissance sans sujet connaissant », ou que l'on ne peut fonder le savoir sur nos seuls sens, l'utilité ne peut constituer le seul critère de vérité. D'où l'émergence du paradigme de la complexité qui accepte, au lieu d'exclure, ce qui étonne, déstabilise, surprend. Complexité, impossibilité de « comprendre les parties sans connaître le tout », un tel raisonnement renvoie à la pensée d'Edgar Morin, mais pas seulement.

2.2. Une démarche en ligne avec Morin et Pascal

A Morin, Jacques Ardoino fait clairement référence dans « L'approche mutiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives » en ces termes (1993, p.5): « On semblera, ainsi, s'accorder au moins sur la nécessité de repérer, de distinguer convenablement, préalablement, à travers ce qui autrement resterait confondu, pour tenter de ré-articuler, ensuite, de façon plus intelligible, ce qui aura été reconnu, voire qualifié, de la sorte. N'est-ce pas justement, là, une des clés de voûte de la Méthode, selon Edgar Morin, dans sa perspective d'une scienza nuova ? L'approche multiréférentielle pourrait, alors, se réclamer effectivement d'un tel paradigme ». Que dit alors Morin de la complexité ? Il en a fait le cœur de sa pensée et y a consacré une abondante réflexion dont nous ne pouvons rendre compte dans le cadre du présent travail. Soulignons, cependant, que, Dans Mon Chemin (2008), un ouvrage d'entretiens avec Djénane 82

Kareh Tager, cet auteur réaffirme la notion de complexité. Il rappelle que complexe, du latin complexus, signifie à l'origine « ce qui est tissé ensemble » (p.182) avant de définir la connaissance complexe comme celle qui « cherche à situer son objet dans le tissu où il se trouve relié », tandis que «la connaissance simplifiante vise à connaître en isolant son objet, donc à ignorer ce qui le lie à son contexte et, plus largement, à un processus ou à une organisation d'ensemble ». La complexité « vise à reconnaître ce qui lie ou relie l'objet à son contexte, le processus ou l'organisation où il s'inscrit. En effet, la connaissance est plus riche, plus pertinente dès que l'on relie un fait, un élément, une information, une donnée au sein de son contexte » (Ibid.). Mais relier ne signifie pas confondre tout, laisser l'objet en l'état de magma, ce qui serait stérile. Relier suppose un effort de distinction, de clarification, d'explicitation. C'est donc un objet élucidé qui est relié à son contexte qui est lui-même éclairé, et vice-versa, car l'effort de distinguer et de relier vaut en sens inverse, du tout aux parties, puisque « la connaissance complexe a pour mission de relier, tout en les distinguant, les parties au tout, et le tout aux parties ». Plus avant, Edgar Morin (2005/1990) développe les grands principes de la complexité : au nombre de trois. Commençons avec le principe de dualité dans l'unité qu’Edgar Morin formule comme le principe dialogique (Morin, 2005, pp.98-99). Permettant de « maintenir la dualité au sein de l'unité », il consiste, non à opposer ni à exclure, mais à concevoir les réalités comme complémentaires et antagonistes. Il s'agit de penser ensemble les réalités. Ainsi, l'ordre et le désordre se pensent ensemble, ce qui accepte leur antagonisme et prend en compte leur complémentarité. Ils sont pensés comme constitutifs d'une même réalité que leur compréhension conjointe éclaire. Ce principe de dualité dans l'unité renvoie, notons-le, à celui de diversité dans l'unité. De la même manière, sujet et objet sont pensés ensemble par la complexité. L'objet ne peut être en totale extériorité par rapport au sujet qui l’interroge. L'idée d'une vérité en soi, à découvrir par un observateur totalement détaché, tout à fait objectif, ne relève pas de la complexité. Pour ce paradigme, il n'y point de frontières claires, point de « bords lisses » entre sujet et objet, entre objectivité et subjectivité. Il n'y a pas d'un côté l'objet et de l'autre le sujet mais un couple qui interagit, un « couple tensionnel », dont la tension produit du sens. Avec le principe dialogique, les idées de paradoxe et de hiérarchies enchevêtrées font sens et prennent leur place dans l'architecture de la connaissance. Le second principe de la complexité est celui de « récursion organisationnelle » (Ibid., pp.99- 100). Aux antipodes du principe de linéarité cher à la pensée simplifiante et qui distingue en

83 chaque chose la cause et l'effet, le producteur et le produit, l'action et le résultat, la récursion organisationnelle montre que la cause est aussi effet, le producteur aussi produit, l’action aussi résultat. Ainsi, la société produit l'individu qui la produit à son tour, ce qui vaut pour le vivant en général puisqu’il est à la fois produit (il est engendré) et producteur (il engendre à son tour). Le troisième principe est celui hologrammatique selon lequel «la partie est dans le tout et le tout dans la partie » (Ibid., pp.100-101). L'individu, par exemple, porte en lui la société qui l'a produit, tout comme la cellule porte en elle le patrimoine génétique du corps dont elle fait partie, et vice-versa. Avec ce principe, la pensée complexe enrichit la vision holistique qui renvoie à la première pensée systémique (Beauvais, 2003, p.131) selon laquelle le tout est supérieur à la somme des parties. En effet, la complexité ajoute que, si le tout est supérieur aux parties, car il développe des qualités et des caractéristiques liées à la totalité et à son organisation, il est aussi inférieur aux parties car les qualités de tous les éléments ne se transposent pas dans l’ensemble, celui-ci ayant ses propres contraintes. Ainsi, si tel sujet a des talents exceptionnels qui le font briller, ceux-ci ne se transfèrent pas à sa société. Son brio rejaillit d'une manière ou d'une autre sur la collectivité, mais il reste avant tout un brio individuel. Mais le regard complexe est-il aussi nouveau qu'il en a l'air ? Il nous semble que non. En effet, la complexité apparaît comme ancienne dans la réflexion humaine. En Occident, Pascal l'a déjà pointée en ces termes : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (Oeuvres Complètes, 1963). L'idée est ici clairement exprimée que la connaissance des parties, des éléments, ne suffit pas à rendre compte de la connaissance du tout, de l'ensemble, et donc de l'objet, d'où la nécessité d'un regard qui embrasse à la fois les parties et le tout, les éléments et l'ensemble, pour accéder à l'intelligibilité de la réalité interrogée. Complexité, multiréférentialité, disons-nous. Ce n’est pas sans entrer en résonnances avec le regard pastoral d’où nous venons.

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2.3. Une approche non sans résonnances avec d'où nous venons

Chez les pasteurs nomades djiboutiens, notamment chez les Somalis, communauté dont nous sommes issu, l'on sait douter de la notion de vérité en soi, absolue, qui serait à découvrir et qui s’imposerait à tous. L'on sait souscrire à l'idée de point de vue, de vérité relative. « Nimba kitaab qumanow la yidhi aya qoorta u sudhan », dit un dicton somali en parlant des humains. Il peut se traduire par la formule « Chacun porte autour du cou son livre de vérité ». Nous comprenons qu'il s'agit de la diversité dans les perceptions, dans les représentations, dans les points de vue sur les réalités, diversité qui se donne à entendre et à voir à l'occasion des énoncés sur lesdites réalités. Plus, ces énoncés sous-tendent l'agir du sujet sur l’objet qu’ils concernent. Or, s'il y avait une seule vérité en toute chose, c'est-à-dire une vérité en soi qu'il suffirait de découvrir par telle ou telle démarche, une vérité que l’on pourrait connaître par telle ou telle approche, il n'y aurait pas autant de « livres de vérités autour des cous » des gens. Il y aurait pour chaque réalité interrogée une vérité, un seul point de vue ; et le problème serait réglé une bonne fois pour toutes. S'il en va autrement, c'est que la vérité relève du registre du pluriel, du multi. Il point ici l'idée que la notion de vérité a notamment à voir avec la subjectivité de l'individu, que le système observé n'est pas sans lien avec le système observant et que par voie de conséquence la vérité n'est pas totalement extérieure au sujet humain. En d'autres termes, la notion de vérité renvoie à la notion de multiréférentialité (et donc à celle de complexité), ce que confirme un autre proverbe somali : « Talo wa dhowrto ». Ce dicton peut être traduit par « Décider c'est collecter », c'est-à-dire rassembler. Mais rassembler quoi ? Ce que les uns et les autres pensent, ce que les uns et les autres savent (par expérience ou transmission) sur l'objet de la décision. Il s'agit donc de réunir les points de vue, de les confronter, de les mettre en tension et d’élaborer ainsi un point de vue multiréférentiel, complexe, avant de prendre la décision. Mise en tension, disons-nous. Nous reconnaissons cette idée dans cet autre dicton : « Male rag wa mudacyo afkood » que nous pouvons traduire par « Les idées des hommes sont comme des pointes qui se rencontrent ». L’idée de tension féconde entre les points de vue en présence, entre les regards qui se confrontent et s’enrichissent, nous semble assez perceptible dans cette formule. Pour autant, et cela transparaît déjà dans ce qui précède, l'on ne bascule pas dans un subjectivisme à outrance où la vérité serait la somme des subjectivités individuelles, la décision reposant sur cette collection subjective. Le souci d'objectivité, d'une décision également fondée

85 sur des éléments objectifs, existe et témoigne de la conscience que la vérité ne réside pas que dans le sujet, que dans le système observant, mais procède aussi de l'objet, du système observé. Cet autre adage pointe cette préoccupation d'objectivité en précisant : « War la hela talo la hela », ce que nous pouvons traduire par « Information trouvée, décision trouvée », ou, moins littéralement, par « Si information disponible, décision possible ». Voilà une pensée qui nous rappelle que l’information dit quelque chose du réel, qu’il s’agisse de l‘environnement humain ou physique, d’où son intérêt pour ces pasteurs nomades comme pour les autres humains du monde. De fait, l’information fait l’objet d’un jugement social d’efficacité et devient dès lors nécessaire à la prise de décision. Aussi est-elle recherchée et partagée. Il en va de même, chez les pasteurs djiboutiens (ici les Somalis) pour le savoir dont, comme nous le verrons plus loin avec Jacques Legroux, l’information participe à la construction. Le savoir est traditionnellement valorisé et recherché chez ces pasteurs nomades. Il est si valorisé qu’il est comparé à la lumière qui jaillit et éclaire le sujet sur le monde. « Cilmi la’aan wa iftiin la’aan », dit effectivement une formule proverbiale que l’on peut traduire par « manquer de savoir c’est manquer de lumière ». Une telle comparaison dénote le jugement social de vérité dont le savoir fait l’objet. Plus, les pasteurs nomades expriment par cet aphorisme la dimension d’extériorité du savoir en tant qu’objet par rapport au sujet : si le savoir n’était que construction subjective, le sujet n’en manquerait point, nous dit implicitement la sentence. Nous notons, avec ces quelques pensées, la présence chez les pasteurs nomades djiboutiens de l'idée de pluralité, de multiplicité, de subjectivité et d’objectivité, mais aussi de conjonction, de combinaison, de mise en tension, entre le subjectif et l’objectif, entre l’intérieur et l’extérieur, entre les regards. Le tout, pour avancer vers la vérité. Nous retrouvons bien la notion de multiréférentialité. Essayons à présent d’éclairer théoriquement l’objet de notre recherche, savoir et pouvoir, en nous appuyant sur l’approche que nous venons de présenter à grands traits. A cette fin, nous examinons d’abord la notion de savoir. Au plan de l’enseignement-apprentissage, elle renvoie au concept de configuration (au sens de Norbert Elias) dont nous tentons de montrer la pertinence pour l’analyse des situations éducatives et formatives. Nous n’ignorons pas, non plus, un autre concept intéressant, celui de sociabilité. Ensuite, nous considérons la notion de pouvoir, dont les formes relationnelles n’excluent pas une analyse de type configurationnel. Enfin, nous essayons de repérer les liens dont nous faisons l’hypothèse entre savoir et pouvoir.

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2.4. Autour du couple savoir et pouvoir

2.4.1. Le savoir : un objet multiréférentiel

La notion de savoir est centrale pour l'être humain. C’est une catégorie au cœur des préoccupations humaines. Mais que signifie-t-elle ? Comment l’entendre ? Quel (s) lien (s) avec une autre notion, celle de connaissance, avec laquelle elle est souvent confondue dans le langage courant ? Le savoir n’est pas aisé à saisir. Il fait l’objet d’un regard pluriel qui fait de lui une notion polysémique. En nous plaçant dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation, champ aux références multiples comme le montre le pluriel du substantif sciences que complète son accolement à ceux d’éducation et de formation (ses compléments de nom), et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, essayons d’examiner cet objet complexe. Selon le Dictionnaire actuel de l'Éducation (2005), le savoir est l’«ensemble des connaissances approfondies acquises par un individu grâce à l’étude et à l’expérience». Il désigne donc la totalité des acquis cognitifs de l’être humain. Dès lors, le savoir renvoie davantage au sujet qui le détient, auquel il appartient, qu’à l’environnement. Le savoir est le savoir du sujet. Beillerot (1994) suggère cette orientation vers le sujet en définissant le savoir comme « ce qui, pour le sujet, est acquis, construit ou élaboré par l’étude ou l’expérience ». De même, Grize (1996, p.119) considère que les « savoirs sont les acquis d’un individu et lui appartiennent », ils sont « ce qu’il connaît du monde et lui permet d'agir sur lui », tandis que « les connaissances apparaissent directement liées aux choses et indirectement reliées à un sujet ». Nous notons que, dans cette définition, Grize précise également la notion de connaissance qu’il distingue de celle de savoir. Selon lui, si le savoir est orienté vers le sujet, la connaissance est, elle, tournée vers l’objet. Le Ny (1994) partage ce regard sur la notion de connaissance et la considère orientée vers l’objet. En effet, il définit la connaissance comme « une représentation mentale correspondant de manière adéquate à une partie ou à un aspect de la réalité », et, plus largement, comme l’« ensemble de ces représentations». Cela suggère implicitement que, chez cet auteur aussi, le savoir, qui se nourrit de la connaissance, reste orienté vers le sujet. Michel Foucault ne semble pas le contredire (1980 : 876) : la connaissance est « le travail qui permet de multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité, de comprendre leur rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet qui enquête ». La connaissance est donc tournée vers l’objet. A

87 l’inverse, considère Foucault, le savoir renvoie au sujet qu’il transforme « par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître ». Et cet auteur de préciser que le savoir « se réfère à toutes les procédures et à tous les effets de connaissance qui sont acceptables à un moment donné et dans un domaine défini’’ (2015, p. 52 (1978)). Même si, avec le pouvoir, ‘’le savoir n’est qu’une grille d’analyse’’ et ne désigne pas une entité ou un transcendantal et qu’un contenu précis doit lui être donné à chaque fois (Ibid.). Un tel regard n’est pas celui de Jacques Legroux (1981). Celui-ci définit le savoir comme une interface entre l’information, qui est sociale, extérieure au sujet et transmissible, et la connaissance, qui est personnelle et non transmissible. Le savoir s’inscrit, selon cet auteur, dans un processus information-savoir-connaissance : transmise au sujet, l’information devient savoir pour celui-ci qui se l’approprie et peut la transformer en connaissance ; inversement, par un effort de réflexivité sur sa connaissance, le sujet peut produire du savoir communicable à un large public et qui devient ainsi information. Pour cet auteur, c’est la connaissance qui est orientée vers le sujet, qui lui appartient, puisqu’elle est personnelle. Mieux, dans la mesure où elle est non transmissible, la connaissance est indissociable du sujet. Jean-Marie Barbier (1996, pp.12-13)) ne semble pas contredire cette idée selon laquelle la connaissance appartient au sujet. Il considère les connaissances comme une composante identitaire et les situe dans la même zone sémantique que les capacités, les aptitudes, les compétences, les attitudes, ou encore les professionnalités. Dans Vocabulaire d’analyse des activités (2011, p.42), Barbier définit la notion de connaissance (au singulier) comme « l’expérience d’un rapport entre un sujet et une entité du monde ». Or, l’expérience est selon cet auteur « l’ensemble des constructions de sens que les sujets opèrent à partir de, sur et pour leur propre activité, qu’ils reconnaissent ou qui sont reconnues comme leurs, en lien avec des attributions identitaires. Ces constructions sont considérées par les sujets et leur environnement comme des ressources pour la poursuite de leur activité » (2011, p.69). Quant au rapport, il est pour Barbier « l’établissement par la pensée d’un lien, d’une association entre plusieurs objets de pensée » (p.107). La connaissance est donc l’ensemble de constructions de sens qu’opère un sujet agissant qui, relativement à une entité du monde, établit par la pensée un lien entre plusieurs objets de pensée, se représente ce lien. La notion de connaissance est donc orientée vers le sujet qui pense l’objet (se le représente) et construit du sens à partir de cette activité de pensée. Nous reconnaissons dans cette définition l’idée, non pas de connaissance sans sujet, mais de connaissance avec sujet connaissant. Dès lors, savoir et connaissance ne sont pas à confondre pour cet auteur qui précise que « les connaissances sont des possibles

88 d’activités représentationnelles » (p.43), c’est-à-dire des « activités susceptibles de survenir chez un sujet en contexte » (p.103) et qu’«elles se différencient, de ce point de vue, des savoirs dont elles apparaissent comme les compléments obligés dans les cultures de l’enseignement et plus largement dans les cultures de la transmission » (p.43). Et de poursuivre ici : « Elles (les connaissances) en (les savoirs) présentent les caractères inversés : elles sont variables d’un individu à un autre, elles ne sont pas dissociables des sujets qui en sont les supports ou détenteurs supposés, elles ne sont pas cumulables et conservables au sens strict, mais intégrables et activables en situation d’action et, pour cette raison, décrites en termes de détention et de possession. Bref, contrairement aux confusions et assimilations rapides faites entre savoirs et connaissances, elles (les connaissances) constituent une entité très différente des savoirs-énoncés, dont elles sont censées être l’intériorisation ». Comment alors repérer les connaissances puisqu’elles sont intériorisées, personnelles, indissociables du sujet ? Par inférence, nous semble-t-il. L’on peut inférer les connaissances d’un sujet en constatant son ou ses actions, sa ou ses pratiques, son ou ses comportements, etc. autant de réalités que le sujet donne à repérer, consciemment ou inconsciemment. Aussi la définition que Jean-Marie Barbier donne de la notion de savoir, dans Vocabulaire d’analyse des activités, ne contredit-elle pas cette orientation vers le sujet de l’autre notion qu’est la connaissance. « Le savoir, écrit l’auteur, est un énoncé propositionnel associé de façon relativement stable à des représentations ou à des systèmes de représentations sur le monde et sa transformation, faisant l’objet d’une validation sociale se situant habituellement sur le registre épistémique (vrai ou faux) ou pragmatique (efficace/inefficace) » (2011, p.118). Cependant, cette interrogation théorique plurielle de la notion de savoir, qui tente de faire dialoguer plusieurs auteurs sur cet objet et de montrer ainsi sa multiréférentialité au plan définitionnel, laisse de côté d’autres aspects du savoir. Nous pensons en particulier à la question de la source et à celle du niveau de pertinence du savoir. En effet, comme le rappelle l’usage des mots étude et expérience dans certaines des définitions ci-dessus, l’objet savoir n’est pas référé à une seule source mais à plus d’une source. Il est référé à la recherche scientifique, aux études que fait le sujet, à l’expérience du sujet, à l’exercice professionnel, aux dimensions épistémiques de la transmission traditionnelle (ou ancestrale), etc. D’où les expressions savoir scientifique, savoir scolaire, savoir expérientiel, savoir professionnel, savoir ancestral, etc., qui renvoient à autant de sources et qui, de ce point de vue aussi, font du savoir un objet multiréférentiel. Bien entendu, chaque source conditionne les modalités d’inférence de son

89 savoir, comme en témoigne le dispositif de la validation des acquis de l’expérience (VAE) en France où il valide et certifie le savoir d’expérience. Notons ici que la littérature ne tait pas cette pluralité de l’objet savoir. Ainsi, dans le titre de l'ouvrage collectif Savoirs théoriques et savoirs d'action (Barbier dir., 1996). Le terme savoir y est employé au pluriel, ce qui suggère qu’il y a, non pas un savoir, mais des savoirs, les seconds constituant le premier en tant qu’objet générique. Plus, l’ouvrage distingue deux types de savoirs, savoirs théoriques et savoirs d’action, et pointe, de la sorte, la pluralité de la source épistémique. Par cette distinction, il renvoie à la distribution sociale des savoirs entre deux grandes polarités, la théorie et l'action. En poussant l’analyse, nous pouvons reconnaître dans cette bipolarisation la traditionnelle et prégnante opposition entre théorie et pratique, qui plonge ses origines dans la pensée grecque (Latour, 1996, p.138). Pour dépasser une telle bipolarisation entre source théorique et source actionnelle, Jean- Marie Barbier propose dans Savoirs théoriques et savoirs d'action (p.9) une reconfiguration définitionnelle de la notion de savoir. Il repère deux zones sémantiques : le champ des « savoirs objectivés », qui appartient à la même zone sémantique que la culture, les règles et les valeurs ; et le champ des « savoirs détenus » (relatifs à des composantes identitaires) qui correspond à la zone sémantique des capacités, des connaissances, des compétences, des aptitudes, des attitudes et des professionnalités. Au sein de la première zone, les savoirs objectivés peuvent être définis « comme des énoncés propositionnels faisant l'objet d'un jugement social se situant dans le registre de la vérité ou de l'efficacité ». Ces savoirs énoncent une représentation du réel (ils disent quelque chose du réel) mais aussi une correspondance entre cette représentation et l'objet représenté. Dans la seconde zone, les savoirs peuvent être définis comme « des composantes identitaires indissociables d'un agent individuel ou collectif supposé en être le support ». Voilà qui annonce la définition que l’auteur donne des connaissances dans Vocabulaire d’analyse des activités. Nous observons que Jean-Marie Barbier recourt à son tour au pluriel puisqu’il redistribue en deux zones sémantiques les savoirs et que le mot savoir conserve la marque grammaticale du pluriel. Ce faisant, ne substitute-t-il pas un pluriel à un autre, une bipolarisation à une autre ? Sa définition de la notion de savoir au singulier dans Vocabulaire d’analyse des activités a-t- elle alors à voir avec le souci de ne pas retomber dans le pluriel ? En tout cas, la pluralité de sources s’accompagne, nous semble-t-il, d’une pluralité dans la reconnaissance sociale et partant dans la légitimité des savoirs. C’est ainsi que le savoir d’expérience ne semble pas jouir de la même légitimité que celui issu de la science. L’injonction

90 faite, en France, aux détenteurs d’un savoir d’expérience de se soumettre à l’écrit, de formaliser leurs acquis expérientiels, dans le cadre de la VAE, n’est pas innocente. Elle reflète la domination du savoir académique, adossé au savoir scientifique, qui dicte au savoir d’expérience ses critères de validité au premier rang desquels l’écrit. Si nous considérons à présent les niveaux de pertinence du savoir, nous pouvons relever qu’ils sont pointés par l’accolement au substantif savoir d’adjectifs qualificatifs tels que local, global, ou encore universel. Ainsi dans les expressions savoir local, savoir global, ou savoir universel. Ces expressions désignent autant de savoirs différents au plan de leur pertinence. Par exemple, un savoir local est censé valoir dans un contexte limité, particulier, c’est-à-dire à un niveau modeste, tandis qu’un savoir global prétend à une échelle supérieure, à un niveau totalisant, et qu’un savoir universel se veut commun à toute l’humanité. Au terme de cet examen théorique autour de la notion de savoir, nous pouvons à notre tour opérer un choix définitionnel que nous espérons auto-réfléchi. Nous choisissons de définir, à la suite de Jean-Marie Barbier, le savoir comme un énoncé propositionnel associé à des représentations ou à des systèmes de représentations sur le monde et sa transformation, et qui fait l’objet d’une validation sociale dans le registre épistémique (vrai ou faux) ou pragmatique (efficace/inefficace). De la sorte, nous ne privilégions ni telle source de savoir, ni tel niveau de pertinence. A la fermeture définitionnelle, nous préférons l’ouverture, au nom du paradigme de la complexité qui fonde notre approche multiréférentielle. De même, nous posons le savoir comme étant un phénomène social dont la signification s’éclaire dans le contexte de son apparition et de son développement. Il se distingue de la connaissance qui appartient, elle, au sujet, qui est indissociable de lui. Cependant, savoir et connaissance se nourrissent mutuellement. D’une part, le sujet développe ses connaissances par intériorisation de savoirs et, de l’autre, il peut produire du savoir par un retour réflexif sur ses connaissances, par leur mise à distance réflexive, par leur objectivation. Mais définir le savoir comme un énoncé propositionnel, associé à des représentations ou à des systèmes de représentations sur le monde (y compris sa transformation) et objet de validation sociale, ne nous fait pas avancer quant à la question du comment. Comment savoir en effet ? La question nous semble incontournable.

2.4.1.1. Comment savoir ?

Qu’il soit associé à des représentations ou à des systèmes de représentations, qu’il porte sur le monde ou sur sa transformation, qu’il soit issu de la recherche scientifique, de l’expérience ou 91 de la transmission, qu’il soit local, global ou universel, le savoir s’énonce. Il s’énonce oralement ou par écrit. D’où sa communicabilité. Il apparaît alors dans des situations de communication où les sujets qui énoncent le savoir sont en interaction avec d’autres sujets. Ceux-ci peuvent être des pairs, des sujets moins avertis, ou encore des apprenants. Nous nous limitons, dans notre réflexion, au cas des activités de communication à visée éducative ou formative, celles où le savoir est destiné à des sujets apprenants. Dans ces activités d’enseignement-apprentissage, il s’agit, comprenons-nous, de faire en sorte que l’apprenant accède au savoir que communique l’enseignant, qu’il apprenne ce savoir. Apprendre, mais qu’est-ce ? Et comment les sujets font-ils pour apprendre un ou des « énoncés propositionnels faisant l'objet d'une validation sociale dans le registre épistémique ou pragmatique » ? De telles questions, qui remontent probablement aux origines de la réflexion éducative, nous semblent cruciales. Pour les éclairer, nous allons essayer de mobiliser, dans une perspective multiréférentielle, c’est-à-dire avec le souci de dialogue entre les points de vue, différentes approches de l’apprentissage. Commençons par le modèle transmissif qui est, historiquement, le plus ancien.

2.4.1.1.1. Le modèle transmissif

Dès les origines, qu'il s'agisse de l’Afrique, de l’Occident ou d'ailleurs, l'éducation est un phénomène vertical, allant des parents aux enfants. De même qu'ils transmettent la vie à l'enfant, il apparaît naturel aux parents de lui transmettre leurs acquis cognitifs et culturels. L’apprentissage se conçoit alors en termes simples de réception de ce qui est transmis. Même si, avant l’apparition de l’école, l’immersion des enfants dans la vie réelle, où ils participent aux tâches du quotidien sans être toujours accompagnés, peut, d’une certaine manière, atténuer cette verticalité. A Djibouti où, en dehors des madrasas, l’éducation scolaire est introduite par la colonisation française, prévaut d’entrée le modèle transmissif car « pour l'essentiel, au cours des siècles, l'éducation, les savoirs, les règles de vie, les valeurs ont suivi la ligne de la verticalité : de maîtres ou parents vers les enfants. » en Occident (Bonicel, 2010, p.23). L'enseignant, qui s'incarne dans la figure du maître, est censé transmettre le savoir, et l'élève supposé le recevoir de lui en classe. De sorte que, en Afrique, l’école coloniale européenne, dont l’offre de programme et de parcours est bien en deçà de celle métropolitaine, transmet à une minorité de colonisés un savoir formel dont le contenu est fixé à des fins de domination (Mouralis, 1984,

92 pp.59 et 61). Ce modèle transmissif traverse les générations à Djibouti et nous est personnellement appliqué en école coloniale. Nous le pratiquons aussi plus tard comme enseignant. Pour autant, le modèle transmissif n’est pas à l'abri de la critique, ni des idées nouvelles. Très tôt déjà, Socrate donne le ton avec sa maïeutique et cherche, non à transmettre du savoir, mais à en faire accoucher ceux qu'il rencontre. Puis, de Comenius aux pédagogues de l'École nouvelle, la réflexion sur l’apprentissage s'exerce, se nourrissant des progrès de la science. La psychologie en tête. « C’est aux progrès de cette science qu’est suspendu l’avenir de l’éducation. Pédagogie et psychologie sont désormais deux termes inséparables, comme la conséquence et le principe’’, écrit Gabriel Compayré dans la préface de son ouvrage intitulé ‘’Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIème siècle’’ Il est notamment reproché à la pédagogie de la transmission mécaniste ou en première personne (Lerbet, 1978) de négliger les dimensions psychologiques et sociologiques de l’apprentissage, d'être coupé de la vie réelle, ou encore de manquer de créativité et de peu motiver les élèves. De là, l'importance accordée par les pédagogies actives à l'apprenant et à sa place dans les apprentissages, sans que pour autant l’enseignant ne disparaisse de la scène éducative. Quelles sont-elles alors, ces nouvelles approches, et que disent-elles ? Rappelons d’abord avec Etienne Bourgeois (2006, p.21) que l’histoire des théories de l’apprentissage coïncide avec celle de la psychologie scientifique moderne. Celle-ci naît, considère-t-on, avec le premier laboratoire de psychologie expérimentale que crée Wilhelm Wundt à Leipzig en 1879. L’intention de Wundt est d’autonomiser la psychologie par rapport à la philosophie spéculative et de lui donner pour objet d’étude la conscience humaine et comme méthode la démarche expérimentale. Wundt considère la conscience comme un ensemble de sensations et de perceptions, approchable par la méthode de l’introspection. L’initiative rencontre du succès et la psychologie scientifique se répand à travers l’Europe et les États-Unis d’Amérique. Dès les débuts, l’apprentissage humain devient l’un des thèmes majeurs de cette nouvelle discipline scientifique. Il devient aussi l’objet de débats et de divergences entre chercheurs, notamment aux plans théorique et méthodologique. En effet, les travaux de Wundt et de ses collègues soulèvent des critiques, qui en suscitent d’autres, de sorte que l’on débouche sur ce que Bourgeois (2006, p.22) appelle les principaux paradigmes de la psychologie moderne de l’apprentissage. Il en distingue trois : le paradigme fonctionnaliste (ou pragmatiste), le behaviorisme et la Gestalt psychologie (ou psychologie de la forme). Essayons de les passer en revue, sans nous départir du souci du dialogue.

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2.4.1.1.2. Le fonctionnalisme

Le fonctionnalisme (ou pragmatisme) naît aux États-Unis d’Amérique sous l’impulsion de trois chercheurs (Bourgeois, 2006, p.22) : William James, G. Stanley Hall et John Dewey. Contrairement à Wundt, ils considèrent la conscience comme « un tout irréductible à la somme de ses parties et organisé autour de fonctions et activités, que le sujet exerce en interaction avec son environnement, dans un contexte donné, et finalisé par une recherche constante et dynamique d’adaptation à l’environnement ». L’idée d’un tout qui émerge en une entité distincte des parties qui la constituent (entité qui peut être supérieure ou inférieure aux parties comme précédemment pointé) est déjà là. Pour Dewey et ses collègues, la psychologie scientifique doit étudier le fonctionnement de la conscience en action, c’est-à- dire du sujet en activité. Dès lors, l’apprentissage devient fondamentalement une activité de transformation mêlant action (faire, expérimenter, mettre en pratique) et réflexion (comprendre, raisonner, prédire…). Il faut donc mettre l’apprenant en situation de double activité, c’est-à- dire de faire (interagir avec l’environnement physique et social) et de réfléchir simultanément sur ce qu’il fait. C’est le fameux learning by doing, mis en pratique au Lab School de l’université de Chicago par Dewey. Mais pour être efficace, l’activité d’apprentissage doit être fonctionnelle et présenter une utilité motivante. Nous pouvons deviner ici l’idée de besoin qui sous-tend ce critère d’utilité. Cette conception marque beaucoup les pratiques éducatives et continue de le faire, notamment en Europe et en Amérique du Nord. Mais, nous l’avons annoncé, Dewey et ses collègues ne sont pas les seuls à critiquer les travaux de Wundt et à proposer un regard différent. Une autre conception émerge au début du XXème siècle sous l’impulsion d’Edward Thorndike de l’université Harvard aux États-Unis : le béhaviorisme.

2.4.1.1.3. Le behaviorisme

A partir d’expériences restées célèbres, notamment avec des chats, Thorndike émet l’idée selon laquelle l’apprentissage consiste en un stimulus-réponse. Cette idée est reprise par John B. Watson, ancien élève de Dewey. Ainsi naît l’apprentissage par conditionnement fondé sur l’hypothèse que le comportement s’acquiert et se modifie sous le seul effet de l’environnement. Du reste, à la même époque, en Russie, Ivan Pavlov, qui obtient le Prix Nobel de médecine pour ses découvertes sur la digestion du chien, contribue au béhaviorisme en étudiant le phénomène de conditionnement sur le fameux « chien de Pavlov ».

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Avec le béhaviorisme, et en opposition au structuralisme de Wundt et au fonctionnalisme, la psychologie scientifique se donne pour objet le comportement observable et non la conscience subjective. Dès lors, l’apprentissage s’appréhende à travers ce qui se laisse observer, ce qui se laisse mesurer chez l’apprenant, qu’il s’agisse du processus d’apprentissage ou du produit qui en est issu. Nous reconnaissons ici l’influence du paradigme positiviste, de la rationalité objectiviste, où la question du sujet a peu de place. L’apprenant est donc ignoré dans son activité cognitive et encore plus dans son affectivité qui pourtant impactent et complexifient ses interactions avec l’environnement. C’est du reste en prenant en compte l’activité mentale de l’apprenant que naît la Gestalt psychologie, troisième conception fondatrice de la psychologie scientifique. Elle naît en Allemagne.

2.4.1.1.4. La Gestalt psychologie

Elle est impulsée par le trio Maw Wertheimer (initiateur), Kurt Koffka (théoricien) et Wolfgang Köhler (expérimentateur). Ils montrent qu’un même stimulus peut provoquer des réactions différentes d’un individu à l’autre du fait que les individus se représentent et interprètent le stimulus de manière différente. Ils y voient la preuve que l’activité mentale du sujet joue un rôle central dans l’apprentissage : confronté à une situation-problème, l’individu, à partir de schémas mentaux préétablis (les « formes »), l’examine, combine les éléments dont il dispose, anticipe les conséquences de ces combinaisons et choisit la combinaison qui lui apparaît comme la solution au problème. Ces trois conceptions (fonctionnalisme, béhaviorisme et Gestalt psychologie), toutes nées des critiques du structuralisme, vont coexister, échangeant des critiques et s’approfondissant dans leur dispute pour la pertinence théorique et méthodologique quant au fonctionnement mental de l’homme et à l’apprentissage humain. Le modèle behavioriste finit par dominer en Amérique du Nord dès l’entre-deux-guerres, tandis que la psychologie de la forme rencontre plus de succès en Europe. Pour autant, la réflexion théorique sur l’apprentissage n’en reste pas à ces trois conceptions fondatrices. Au fil du temps et de la marche générale du savoir scientifique, le débat se poursuit, riche en critiques et en améliorations. Ainsi, s’inspirant de la Gestalt psychologie qui insiste sur l’importance fondamentale de l’activité réflexive dans l’apprentissage, deux approches vont s’imposer : le cognitivisme et le constructivisme. A leur tour, ces courants offrent matière à 95 critiques et à améliorations, notamment avec l’apparition des théories sociales de l’apprentissage. Intéressons-nous présentement à ces trois approches qui se sont imposées dans le débat éducatif.

2.4.1.1.5. Des approches plus récentes

Nous commençons par le mouvement cognitiviste qui prend le pas sur le béhaviorisme. Il s‘agit d’un mouvement qui, comme ce dernier, naît et se développe en Amérique du Nord. Du courant cognitiviste, nous passons ensuite au constructivisme, qui émerge en Europe, et aux théories sociales de l’apprentissage qui, elles, émergent dans les deux aires géoculturelles.

Le cognitivisme En effet, dès les années 1950, les sciences cognitives connaissent un grand essor. Il s’agit notamment des théories de la communication, de la linguistique, de l’intelligence artificielle, de l’informatique, de la cybernétique et de la neurophysiologie. A cette occasion, l’activité cognitive du sujet retrouve de l’intérêt en psychologie. S’appuyant sur les avancées théoriques et méthodologiques des sciences cognitives (également appelées théories de l’information), la psychologie cognitive se développe et détrône le behaviorisme. La psychologie de l’apprentissage s’en trouve influencée. Dès lors, l’apprentissage cesse d’être vu en termes de stimulus-réponse et s’analyse comme « un processus de traitement de l’information par lequel un individu confronté à une situation donnée reçoit, sélectionne et organise l’information, la stocke en mémoire, la récupère et la communique » (Bourgeois, 2006, p.28). Nous notons ici le recours à la notion d’information pour penser le processus d’apprentissage, ce qui nous rappelle la définition du savoir par Jacques Legroux. En effet, Legroux considère le savoir comme une interface entre l’information, qui vient de l’extérieur, et la connaissance qui, elle, est tournée vers l’intérieur puisqu’elle est indissociable du sujet à laquelle elle appartient. Mais n’allons pas jusqu'à suggérer que le savoir se réduit chez cet auteur à une question de traitement de l’information, tel ce qui s’opère dans un ordinateur, car Legroux est loin d’ignorer le rôle de l’individu conscient, c’est-à-dire du sujet, dans le processus d’apprentissage. Il reprend à son compte l’idée de construction du savoir (à partir de l’information) par le sujet qui est plus complexe qu’un processus de type sélection-organisation- stockage-récupération-communication.

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Et c’est précisément sur cette idée plus large de construction du savoir, de l’apprentissage qui se construit par le sujet, que repose le constructivisme, courant que nous allons à présent examiner.

Le constructivisme Jean Piaget, biologiste, psychologue du développement et épistémologue suisse (1896-1980), est le père du constructivisme. Il étudie beaucoup le développement de l’intelligence depuis la naissance à l’âge adulte. Piaget définit sa théorie comme une troisième voie, entre la Gestalt et le béhaviorisme. Il rejette le béhaviorisme qui ne prend pas en compte l’activité cognitive du sujet dans ses interactions avec l’environnement et reproche à la Gestalt de ne pas assez s’intéresser ni à la genèse des structures cognitives (les connaissances) que le sujet mobilise pour traiter l’information, ni aux conditions qui permettent à ces structures de se transformer au cours de l’interaction. La psychologie de l’éducation doit au constructivisme de Piaget deux apports importants. Le premier est que l’on ne peut pas tout apprendre à n’importe quel âge : il décrit les différents stades du développement de l’intelligence, identifie les compétences cognitives propres à chaque stade du développement, compétences qui conditionnent les apprentissages à ce stade. Deuxième apport, Piaget développe la théorie de l’équilibration qui montre comment l’individu acquiert de manière progressive ces différentes compétences cognitives et passe ainsi d’un stade à l’autre de son développement. Cette théorie peut être considérée comme une théorie de l’apprentissage (Bourgeois, 2006, p. 30). De fait, pour Piaget, l’apprentissage est pour l’essentiel le processus par lequel des connaissances mobilisées par le sujet pour faire face à une situation se transforment au cours de l’interaction de ce sujet avec son environnement. En d’autres termes, l’apprentissage se produit lorsque dans une situation donnée, les connaissances initiales que mobilise le sujet pour faire face à cette situation s’avèrent inopérantes, parce que la situation est totalement inédite ou qu’elle contredit les connaissances initiales. Il s’ensuit un conflit cognitif. Le sujet essaie de rétablir l’équilibre de deux manières : ou il tente d’ajuster la situation perturbante à ses connaissances initiales et alors il n’apprend pas, ou il transforme ses connaissances initiales pour s’adapter à la situation et se produit alors un apprentissage. Outre le cognitivisme et le constructivisme qui, quoi que se distinguant, pensent le savoir autour de l’activité cognitive de l’apprenant, le mouvement de l’apprentissage social entre en scène au cours des années 1960, juste au moment où s’amorce la révolution cognitiviste.

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Les théories de l’apprentissage social Ces théories insistent sur la centralité du social dans l’apprentissage. Parmi elles, la théorie de l’Américain Albert Bandura qui met l’accent sur l’importance de l’observation d’autrui dans l’apprentissage. En réaction au behaviorisme de Skinner qui domine les pratiques éducatives à cette époque, il montre que si l’on peut apprendre un comportement déterminé au moyen d’une récompense (renforcement) ou de la suspension d’une punition, « il n’est pas nécessaire que le sujet fasse lui-même personnellement ce renforcement ». Observer cette expérience chez autrui peut suffire au sujet pour apprendre le comportement en question, par observation et imitation. Autrui peut ainsi jouer un rôle déterminant dans l’apprentissage du sujet. Cette théorie influence le monde éducatif, ne serait-ce que parce qu’elle conforte la position des pédagogues qui croient aux vertus du modèle ou de l’exemple à observer et à imiter en apprentissage. D’autant que Bandura approfondit sa théorie en attachant, dans l’apprentissage, une importance cruciale aux interactions cognitives mais aussi sociales du sujet avec son environnement. Il considère trois paramètres comme essentiels : les représentations cognitives du sujet (comme la représentation qu’il a de sa capacité à réussir une tâche déterminée), son comportement (ce qu’il fait réellement) et son environnement (social, en particulier). Dans les années 1980, Bandura appelle sa théorie : théorie social-cognitive. Une autre théorie à orientation sociale émerge sous l’impulsion de certains piagétiens tels que Willem Doise, Anne-Nelly Perret-Clermont, Gabriel Mungy et d’autres. Leurs travaux remettent pour partie en cause l’œuvre de leur maître auquel ils reprochent d’avoir peu tenu compte des interactions sociales dans l’apprentissage. Ces chercheurs, que l’on appelle néopiagétiens, montrent que les enfants confrontés à des tâches de résolution semblables aux tâches que Piaget a utilisées dans ses travaux, apprennent plus vite et de manière plus durable lorsqu’ils interagissent avec des pairs dans le processus d’apprentissage. Ils montrent aussi que cet effet d’apprentissage ne s’observe que sous « certaines conditions liées aux caractéristiques de la tâche, de la relation interpersonnelle entre les interactants et du dispositif de régulation de cette relation » (Bourgeois, 2006, p.32). Cette théorie reçoit l’appellation de socioconstructivisme et converge avec l’apprentissage coopératif d’origine américaine. Tous deux mettent en avant les effets, au plan de l’apprentissage, d’une pédagogie reposant sur le travail de groupe restreint, les interactions et la coopération, plutôt que sur la compétition. Cette approche continue de s’affiner et permet de préciser à quelles conditions liées à l’apprenant et à l’environnement d’apprentissage les interactions sociales peuvent favoriser l’apprentissage.

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Sur l’apprentissage social, le psychologue russe Lev Vygotsky travaille également. A l’instar des psychologues de la Gestalt et de Piaget auxquels il fait largement référence, il reproche aux tenants de l’apprentissage par conditionnement dont son compatriote Pavlov de ne pas prendre en compte la conscience et de s’en tenir au seul comportement observable. Mais il critique aussi les gestaltistes et Piaget. Aux premiers, il reproche (comme Piaget d’ailleurs) de ne pas considérer la genèse et la transformation des structures cognitives que le sujet utilise dans ses interactions avec l’environnement. Au second, il reproche de ne pas assez tenir compte de la dimension sociale et culturelle de l’apprentissage. Selon Vygotsky, l’apprentissage est un processus fondamentalement social à double titre. D’abord, parce qu’il est marqué par le contexte historico-culturel : il recourt à des outils matériels (manuels, cahiers, crayons, etc., auxquels se sont ajoutés l’ordinateur et d’autres artefacts), ou symboliques (les diverses formes de langage), qui sont autant de produits culturels porteurs de schèmes de pensée et de valeurs de la société qui les élabore et utilise. Du reste, le choix de tel outil au détriment de tel autre n’est pas sans impact sur l’apprentissage de celui qui en use. Ainsi l’accès à l’écrit, au langage mathématique, ou encore au langage informatique de nos jours, impacte le développement cognitif du sujet. Les outils d’apprentissage exercent une fonction (aidante) de « médiation culturelle ». Ensuite, parce que l’apprentissage suppose au départ une interaction de l’apprenant avec un tiers maîtrisant la compétence à apprendre. L’œuvre de Vygotsky, parvenue tardivement en Occident pour des raisons de traduction (son ouvrage le plus important est traduit en France en 1985), connaît un grand succès à la fois dans la recherche en éducation et dans les pratiques d’enseignement et de formation. Selon Bourgeois, il y a même un courant néovygotskien qui prolonge les travaux du maître en éducation et en apprentissage et qui comprend, entre autres, E. Wenger, J. Lave, H. Gardner, ou encore Jérôme Bruner. Celui-ci, figure emblématique de la révolution cognitiviste, a publié au cours des années 1990 deux ouvrages importants où il reproche à la psychologie cognitiviste actuelle de négliger la dimension culturelle et sociale du fonctionnement et du développement cognitifs de l’humain. Pour Bruner, l’apprentissage est un processus de co-construction de sens inscrit dans un contexte historico-culturel particulier. En d’autres termes, le sujet apprend « les codes et les significations propres à une culture » pour accéder à cette culture et mieux trouver sa place dans la société qui la produit. Or, les savoirs et savoir-faire à apprendre sont des ressources collectives, d’où la dimension collective essentielle de l’apprentissage. Ce courant, qui comble l’incapacité des théories purement cognitives à rendre compte de la dimension sociale et culturelle de l’apprentissage, connaît un vif succès de nos jours. Il se traduit par des pratiques

99 qui favorisent les interactions sociales entre pairs (« apprentissage réciproque » ou « mutuel »), entre tuteur et apprenant (« compagnonnage cognitif »), mais aussi par des dispositifs de formation professionnelle proposant aux apprenants des situations d’«apprentissage authentique » où l’on reproduit des situations professionnelles réelles pour la mise en œuvre des compétences apprises. Alors, que retenir de cette vitalité théorique autour de l’apprentissage et partant du savoir ?

2.4.1.1.6. Que retenir de ces théories d’apprentissage ?

Comme on peut le voir à travers les lignes qui précèdent, le concept d’apprentissage renvoie à un processus complexe dont il apparaît, dès les débuts de la psychologie de l’éducation, qu’il ne se laisse pas aisément élucider. D’où le débat qui jalonne son histoire et se poursuit aujourd’hui encore. Et puisque le débat est si riche, comme nous venons de le montrer, se pose la question de ce que nous pouvons en retenir. Que retenir ? Nous comprenons que le modèle transmissif ne suffit point, car l’apprentissage ne se réduit pas à une simple question de transmission de celui qui sait à celui qui est censé ne pas savoir, du détenteur du savoir au destinataire de ce savoir, bref du maître à l’élève. L’activité cognitive de l’apprenant, qui est loin d’être passif dans ses apprentissages, est prise en compte. En outre, il est tenu compte des affects de l’apprenant car le psychique n’est pas que cognition, il comprend aussi les dimensions affectives du sujet. D’où la prise en compte de la subjectivité, du sens et des motivations comme le fait Bernard Charlot dans la notion de rapport au savoir (Charlot, 1999). Que tel apprenant se dise stimulé ou alangui par tel enseignant dans ses apprentissages, situation qui se rencontre dans le champ de la recherche en éducation et formation comme dans la vie sociale ordinaire, nous semble illustrant à cet égard. Dans la mesure où l’enseignant interagit avec l’apprenant, il se produit entre les deux sujets quelque chose de l’ordre de l’affectivité, qui n’est pas sans impact sur le processus d’apprentissage dont les dimensions affectives ne sont plus contestées aujourd’hui. Plus loin encore, nous comprenons que, dans cette interaction éducative, joue l’inscription sociale et culturelle des deux acteurs. Maître et élève appartiennent à une société, à une culture, sans forcément appartenir à la même classe sociale ni partager le même ancrage micro-culturel. Cela devient encore plus complexe lorsque l’enseignant et l’apprenant ne sont pas issus de la même société mais de deux sociétés différentes comme dans le cas de l’école coloniale 100 djiboutienne où le maître est européen et l’élève autochtone. Autant dire que l’un et l’autre sont porteurs, au-delà de leur individualité, d’une histoire collective, c’est-à-dire culturelle et sociale, qui influence l’enseignement-apprentissage. Nous touchons là la dimension sociale et culturelle de l’apprentissage. Mais ces approches complexifiées de l’apprentissage, qui se trouve appréhendé comme un processus impliquant des dynamiques cognitive, affective et sociale, n’invalident pas pour autant la notion de transmission. La reconnaissance même de la dimension sociale et culturelle de l’apprentissage, y renvoie. En effet, il y a bien, dans le complexe processus d’apprentissage, passage de l’enseignant à l’apprenant de quelque chose de l’ordre du collectif, c’est-à-dire du socioculturel. Il y a bien passage de savoir, qui certes implique l’activité cognitive et affective de l’apprenant, qui certes est élaboré, construit, reconfiguré et intégré plus ou moins profondément par l’élève, mais passage quand même. Or, la transmission, du latin transmissio, qui signifie envoyer au-delà, évoque cette idée du mouvement que l’on provoque. Le dictionnaire Le Robert (2007) définit la transmission comme le fait, la manière de transmettre, de se transmettre, et précise que transmettre consiste à faire passer d’une personne à une autre, d’un lieu à un autre. La notion de transmission, débarrassée de la connotation mécaniste qui lui a valu tant de critiques, apparaît aujourd’hui comme l’une des catégories permettant de penser l’apprentissage et donc l’accès au savoir. Mieux, si le modèle transmissif n’est plus le modèle pédagogique, il demeure prégnant chez de nombreux éducateurs. Dans la pratique, ce modèle domine à Djibouti. Il domine aussi dans le secondaire français (Beauvais, 2003, p.61). Plus, y compris chez les courants pédagogiques les plus novateurs, la classe ne se conçoit pas sans quelque tiers maîtrisant le savoir à acquérir (Vygotsky). Du reste, il n’est pas innocent que la Biennale internationale de l’Éducation, de la Formation et des Pratiques professionnelles ait été consacrée en juillet 2012, en France, à la notion de transmission. Au fond, l’apprentissage ne relève-t-il pas d’une démarche co, impliquant transmission et construction ? En tout cas, la vitalité réflexive autour de la notion d’apprentissage, nous semble relever de la marche normale de la science qui, comme l’ont montré Kuhn (avec la notion de paradigme) et Karl Popper (avec la falsifiabilité des théories), avance par controverse féconde. Les théories naissent et s’installent. Puis, sous les feux de la critique, elles s’affaiblissent et meurent (de falsification, dirait Karl Popper), cédant la place à de nouvelles théories qui sont à leur tour critiquées et remplacées (en partie ou totalité). De la même manière, un paradigme (que Kuhn définit comme ensemble de croyances, de théories, de méthodes) émerge, domine puis décline

101 et disparaît. Dans le champ de l’éducation, cette vitalité de la recherche a permis de mieux éclairer le processus d’apprentissage humain. De sorte qu’aujourd’hui, après bien plus d’un siècle de controverse scientifique et de développement, depuis les premiers travaux de Wilhelm Wundt, il y a consensus autour de l’importance de trois grandes dimensions de l’apprentissage : la dimension cognitive du sujet, sa dimension sociale et culturelle mais aussi la dimension affective de l’apprenant. Ce consensus s’accompagne d’une humilité qui amène les chercheurs en éducation à prendre acte de la complexité de l’humain et à proposer non plus de grands modèles généraux mais des approches éclairant des aspects spécifiques du processus d’apprentissage, dans un contexte donné (Bourgeois, 2006). C’est ainsi que, par exemple, l’on étudie l’apprentissage de la lecture, de la mathématique, ou encore l’apprentissage de la langue. Une telle reconnaissance de la complexité du processus d’apprentissage, ouvre d’autres possibilités d’analyse des situations d’apprentissage. L’analyse configurationnelle, au sens de Norbert Elias, en est une, comme nous allons essayer de le montrer.

2.4.2. Vers une analyse configurationnelle des situations éducatives et formatives

2.4.2.1. La configuration sociale selon Norbert Elias

Le sociologue allemand Norbert Elias a forgé le concept de configuration en remplacement de ceux traditionnel de structure et d’interaction qu’il estime insuffisants. Il reproche à la structure son caractère substantialiste, car, considère-t-il, la société n’est pas une substance faite d’individus isolés, avec leurs représentations, leurs opinons et leurs croyances, et qui forment ensuite la structure sociale, mais un ensemble dynamique de relations complexes entre individus dès le départ inter-reliés. Cette critique s’adresse aussi au concept d’interaction qui repose, estime Elias, sur l’hypothèse implicite que l’interaction se noue entre individus initialement isolés les uns des autres. D’entrée, le concept de configuration qu’introduit ce sociologue lie et complexifie l’idée d’ensemble (structure) et celle d’interaction (relation entre les parties de l’ensemble) en insistant sur l’interdépendance fondamentale des parties et le caractère dynamique de leurs relations. Clairement, la société est un réseau d’interpénétrations que Norbert Elias nomme configuration. Ce concept vaut également pour les sous-ensembles de la société, c’est-à-dire pour tout groupe social.

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Dès lors, les groupes humains, quelle que soit leur taille, sont autant de réseaux d’interdépendances, c’est-à-dire des formes relationnelles faites de contraintes, de calculs, de coopérations mais aussi de tensions et de conflits entre membres du groupe. Bien entendu, ces relations complexes et dynamiques ne sont pas anarchiques puisqu’elles s’inscrivent dans les règles qui régissent le groupe social. Néanmoins, du fait de cette complexité dynamique, les règles sont elles-mêmes le produit des interpénétrations sociales qu’elles encadrent et contribuent à produire. Edgar Morin parlerait d’un mouvement de récursivité entre règles et interactions sociales. C’est dire si les équilibres au sein d’un groupe social, d’une configuration sociale, qui peuvent être stables pour telle ou telle période de temps, ne sont jamais définitifs : ils sont mouvants sous l’effet des rapports multiformes qui lient les membres du groupe. Il s’ensuit que, pour appréhender un groupe social ou une société, il n’est pas pertinent de considérer séparément les membres du groupe ou de la société, ni de considérer tantôt les individus, tantôt le groupe, mais d’examiner ensemble individus et groupe qui forment une totalité imbriquée, dynamique et d’autant moins simple. Nous sommes en présence d’un holisme complexe, ce que la multiréférentialité reconnaît.

Lisons comment Elias introduit le concept de configuration : « Le terme de "configuration" a pour dessein, ici, de supprimer la connotation inhérente à de nombreux termes traditionnels selon laquelle les individus et les sociétés sont substantiellement différents. Ces deux concepts ne diffèrent que pour un observateur dont le regard se concentrerait un instant sur les individus qui forment un groupe, puis sur le groupe qu’ils forment ensemble. L’étude des groupes humains, qu’ils soient petits ou grands, en tant que configurations, correspond mieux aux données observables que la polarisation habituelle de l’individu et de la société. On peut dès lors affirmer que les structures sociales sont des structures formées par les êtres humains et que, dans l’étude des sociétés, la solution alternative à une approche quantitative, à la vision des sociétés comme accumulation d’individus originellement isolés, n’est pas tant de rechercher les qualités de ces sociétés que de déterminer leurs structures, c’est-à-dire les structures ou les configurations formées par les êtres humains. Le terme de "structure" ne sied d’ailleurs guère aux êtres humains. Il est plus commode de parler de configurations d’êtres humains, par exemple de la configuration mouvante que forment deux équipes de joueurs sur un terrain de football » (Elias & Dunning, Sport et civilisation. La Violence maîtrisée, 1994, pp. 60-61).

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On le voit, Elias recourt à l’exemple d’une partie de football pour mieux faire saisir le concept de « configuration » et sa différence avec ceux traditionnels de « structure » ou d’« interaction ». Le match de football, où le comportement des joueurs s’influence mutuellement tout au long du jeu, où à chaque instant l’action des uns est contrainte par celle des autres, illustre le concept de configuration en tant qu’il rend compte de l’interdépendance dynamique entre les acteurs en présence, ici les deux équipes de joueurs. Or, considère Elias, ces dimensions d’interdépendance et de mouvement qui font la configuration ne sont pas exprimées par les concepts de structure, qui renvoie à l’idée de substance, et d’interaction qui renvoie à l’entrée en relation de substances (individus) au départ isolées. Elias écrit avec Dunning, qui a été son étudiant à l’Université de Leicester en Grande Bretagne : « Le processus du jeu est précisément une configuration mouvante d’êtres humains dont les actions et les expériences s’entrecroisent sans cesse, un processus social en miniature. L’un des aspects les plus instructifs de ce schéma est qu’il est formé par les joueurs en mouvement des deux camps. On ne pourrait suivre le match si l’on concentrait son attention sur le jeu d’une équipe sans prendre en compte celui de l’autre équipe. On ne pourrait comprendre les actions et ce que ressentent les membres d’une équipe si on les observait indépendamment des actions et des sentiments de l’autre équipe. Il faut se distancier du jeu pour reconnaître que les actions de chaque équipe s’imbriquent constamment et que les deux équipes opposées forment donc une configuration unique » (Elias & Dunning, 1994, p. 70).

Comme dans la Société de cour7 du XVIIème siècle (cour de Louis XIV à Versailles), étudiée par Elias (1985, Paris), la situation échappe au contrôle de chacun des joueurs qui doivent constamment réagir à ce que font les autres joueurs sur le terrain, qu’ils soient adversaires ou amis. Les joueurs sont ainsi pris dans un mouvement qui les contraint, car chacun doit s’adapter au jeu des autres, mais qu’ils contraignent en même temps par leur réactivité et leurs initiatives, de sorte que nul ne peut tout à fait savoir avant le match à quoi celui-ci ressemblera. Bien entendu, il y a des règles à respecter, tout comme dans la cour du Roi Louis XIV de France, mais si les règles encadrent les rapports entre acteurs, elles ne peuvent pas supprimer l’interdépendance dynamique inhérente au fait que ces derniers sont en imbrication.

7 Cette étude est la thèse d’habilitation de Norbert Elias qui la rédige en 1933 mais sans pouvoir la publier en raison de l’arrivée au pouvoir du national-socialisme en Allemagne. Pour la première fois, elle est publiée en 1969 en Allemagne. 104

Alors, le concept de configuration est-il applicable aux situations éducatives et formatives ? Peut-on parler de configuration éducative ou formative ?

2.4.2.2. De la configuration sociale à la configuration éducative

Ainsi défini, le concept de configuration nous semble transférable dans le champ de l’éducation et de la formation pour l’analyse de la relation éducative ou formative dont la complexité est aujourd’hui admise. Enseignants et élèves ne sont pas des individus isolés dont les interactions commencent et s’achèvent en classe. Les uns et les autres sont issus de la société, avec ce que cela suppose de fond culturel commun et de prégnance chez les individus. Ils sont préinscrits dans le projet éducatif : avant la rencontre en classe, l’enseignant a été formé pour apprendre aux élèves et ceux-ci savent qu’ils doivent venir vers lui. Il y a donc interpénétration entre maîtres et apprenants avant même que ne commence la mise en œuvre du projet éducatif. De plus, les interactions éducatives entre élèves et enseignants sont dynamiques et complexes. Par exemple, au-delà des contraintes communes (programmes et règles diverses en vigueur), l’enseignant tient compte des singularités et des dynamiques individuelles de ses élèves qui à leur tour intègrent les particularités du maître, de sorte que l’équilibre entre enseignant et élèves n’est jamais figé. Plus, la relation éducative se poursuit en dehors de la classe, notamment à travers les activités extérieures (voyages et autres sorties, devoirs à domicile, etc.) ou à travers les contacts parents-enseignants qui ne sont pas sans impact sur l’apprenant.

De même, le concept de configuration nous semble applicable à la forme d’éducation en cours dans les sociétés restées à tradition orale. Ici, comme ailleurs, l’éducation initiale par les parents, qui accompagnent la découverte du monde par l’enfant, assure les premières acquisitions et conditionne les premières représentations. Cependant, le processus éducatif ne se poursuit pas à l’école, institution qui n’existe pas en tant que telle dans les sociétés orales, mais continue au sein de la famille et du groupe social où celle-ci s’insère. C’est une éducation par et dans la vie, au contact des adultes. La transmission se fait par le verbe, le geste et l’exemple. Elle n’en est pas moins complexe et dynamique. Il y a le fond culturel commun et le projet éducatif s’y préinscrit, marquant à l’avance éducateur et éduqué. Il y a, dans l’interaction éducative, des règles et des valeurs à inculquer par les adultes et à intégrer par les enfants, des savoirs à transmettre par les premiers et à acquérir par les seconds. Pareillement, dans cette relation éducative, les dynamiques individuelles sont à l’œuvre de part et d’autre avec ce qu’elles

105 impliquent d’imprévus et d’adaptations réciproques. Il y a donc interdépendance complexe, c’est-à-dire configuration de type éducatif ou formatif.

Ainsi, dans le contexte pastoral et post-pastoral de Djibouti, l’éducation se décline sous deux principales modalités qui relèvent l’une et l’autre de la relation configurationnelle.

En milieu pastoral traditionnel, l’éducation orale a toujours cours, loin de l’école de type occidental. Les pasteurs nomades djiboutiens, qui traversent allégrement les frontières terrestres avec l’Éthiopie, la Somalie et l’Erythrée, vivent en campements de petite taille comprenant une ou quelques familles. Les campements se déplacent au gré des saisons de pluies dont dépendent les ressources en eau et en pâturages. Si le père est polygame, ses différentes épouses font partie du même campement, même si les épousailles se déroulent parfois dans le campement familial de la mariée. C’est au contact de ses parents et de sa fratrie plus âgée que l’enfant rural djiboutien s’éduque. Il s’éduque aussi au contact des autres adultes du campement si celui-ci comporte plus d’une famille. Puis, à mesure qu’il grandit, il rencontre d’autres pasteurs de la région dont il peut apprendre ceci ou cela. Dans ses déplacements, il lui arrive de plus en plus de se rendre en ville et d’y découvrir des nouveautés.

En ville, les pasteurs urbanisés depuis plus ou moins longtemps, envoient leurs enfants à l’école introduite par la colonisation et conservée après l’Indépendance avec quelques réformes tardives censées l’adapter. Les enfants reçoivent ici une éducation scolaire dispensée en langue française ou en arabe, les deux langues officielles du pays. Mais c’est en famille que les enfants acquièrent des éléments d‘éducation traditionnelle.

Plus généralement, c’est-à-dire au-delà de la dimension éducative ou formative, l’urbanisation coloniale et postcoloniale des pasteurs nomades fait que tradition endogène et non-tradition exogène se rencontrent.

2.4.2.3. Tradition/non-tradition : une rencontre configurationnelle

Cette rencontre s’établit à plusieurs niveaux. Elle s’établit d’abord au niveau interculturel puisque les pasteurs nomades se retrouvent en présence de l’Autre. Ils rencontrent des humains différents d’eux, qui portent des cultures différentes. Ils rencontrent, entre autres, des humains 106 blancs, des coreligionnaires arabes, des Indiens mais aussi des Africains d’ailleurs. La rencontre se situe aussi au niveau du mode vie puisque le pasteur nomade doit renoncer au nomadisme au profit de la sédentarité et à l’élevage pastoral au profit d’une activité salariée ou commerciale. Cela se traduit par l’adoption d’un nouvel environnement, d’un nouvel habitat mais aussi de nouvelles habitudes alimentaires et vestimentaires. Le pasteur nomade a ainsi besoin de s’insérer dans un village ou dans un quartier de ville, de troquer le toukoul contre une habitation en planches et tôles ou en dur selon ses moyens, de manger trois fois par jour au lieu de seulement dîner, et de se couvrir mieux le corps avec des habits de ville. Pour subvenir à ces besoins, pour la plupart nouveaux, il lui faut trouver une source de revenus en travaillant ou en exerçant une activité indépendante génératrice de ressources. Le troisième niveau de rencontre est celui éducatif que nous avons déjà pointé avec l’introduction de l’école de type occidental.

Sédentarité, logement fixe, altérité humaine et culturelle, salariat, commerce, nouveautés alimentaires et vestimentaires, école, sont autant de catégories qui s’imposent aux pasteurs nomades s’installant en ville. Ce sont autant de contraintes initiales à intégrer dans leur aventure urbaine. Rapidement, ces pasteurs sédentarisés se retrouvent dans des interactions diverses et complexes. Ils interagissent au quartier, en ville, au travail, à l’école. Ils interagissent entre membres du même groupe social, avec des pasteurs sédentarisés d’autres groupes sociaux autochtones, avec des coreligionnaires, mais aussi avec des citadins issus de lointaines cultures et religions. Ils doivent, dès lors, dans cette nouvelle vie sociale, s’adapter à leurs interactants, réagir à leurs actions, intégrer leurs intentions perceptibles, en tenant compte des règles comme des différences culturelles, etc. Et si coopérer s’avère indispensable dans ces relations complexes, cela ne va pas sans tensions, ni conflits.

De fait, les individus amenés à interagir ont pré-intégré les contraintes contextuelles de leurs relations, contraintes liées au contexte général (colonial ou postcolonial) mais aussi aux contextes particuliers des interactions. Les interactants sont donc au moins reliés par ces contraintes contextuelles avant d’interagir. Et en situation, les relations se déploient dans la complexité qu’implique la diversité humaine et culturelle en présence. Préjugés et autres affects, rapports de pouvoir, logiques de groupe, dynamiques individuelles, coopérations, conflits… structurent les interactions qui en sont d’autant plus mouvantes, si mouvantes qu’elles peuvent aller jusqu’à impacter les contraintes contextuelles comme le montre le passage de l’ordre colonial à l’Indépendance.

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On le voit, la rencontre entre pasteurs nomades porteurs de leur éducation traditionnelle et la non-tradition exogène qui s’incarne dans la ville coloniale puis postcoloniale, est d’une telle complexité dynamique qu’elle renvoie au concept de configuration forgé par Elias. Les formes relationnelles qu’implique la rencontre tradition/non-tradition nous apparaissent ainsi configurationnelles.

Voyons à présent quelle approche méthodologique semble pertinente pour l’analyse des configurations, qu’elles soient sociales ou éducatives et formatives.

2.4.2.4. Quelle méthodologique pour l’analyse des configurations ?

Comment donc rendre compte d’une configuration sociale ? Par quelle méthodologie appréhender les formes relationnelles que décrit le terme configuration ? Une première indication nous vient d’Elias et de Scotson qui critiquent « l’hypothèse, souvent implicite dans l’usage actuel des méthodes statistiques, qui veut que les attitudes et croyances individuelles, exprimées par des personnes interrogées indépendamment des autres, se soient formées comme dans le calme d’une tour d’ivoire, et ne soient entrées en contact avec celle des autres que dans un deuxième temps. On pouvait encore moins reprendre une des hypothèses tacites qui inspirent de nombreuses enquêtes statistiques sur les attitudes et les opinions, selon laquelle le pouvoir est si également partagé entre les individus que chacun d’eux peut formuler une opinion indépendamment de ce que pensent les autres » (Elias & Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur d’une communauté, 1997, p. 75). Pour eux, l’inscription des enquêtés dans des configurations sociales, c’est-à-dire dans des interactions où se forment leurs opinions, implique l’usage d’autres techniques d’enquête que celles du questionnaire ou de l’entretien individuel. Pourquoi ? Parce qu’avec le questionnaire et l’entretien, on risque de ne recueillir que des « variations individuelles sur les croyances et attitudes normales qui prévalent dans ces quartiers » (Elias & Scotson, 1997, p. 75). Or, il s’agit de comprendre comment les représentations collectives se forment, se transmettent et se pérennisent. Pour Norbert Elias et John Scotson, qui avancent dans leurs propositions méthodologiques, c’est l’observation participante des configurations sociales « par un observateur engagé dûment formé » (Elias & Scotson, 1997, p. 77) qui permet de mieux comprendre la formation, la transmission et la pérennisation des représentations collectives dont entretiens et questionnaires ne livrent que des variations individuelles.

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Le sociologue doit, dès lors, observer les configurations sociales et exercer ainsi le regard d’ensemble qu’implique « une science qui a pour tâche centrale d’étudier les individus en tant que groupes, les configurations d’individus en tant que telles » (Elias & Scotson, 1997, p. 79). Ce regard que Norbert Elias qualifie de «synoptique» ou de «synthétique» (Elias, 1993, p. 42) « s’éclaire, précise André Ducret (2011, p.38), à la lecture d’un autre de ses articles où, alors qu’il se pose la question de la mesure en sciences sociales, il invoque l’existence de «particularités structurelles» (Elias, 1993, p. 31) propres au domaine de recherche du sociologue qui expliqueraient que les procédures de type quantitatif se heurtent, ici, à des limites qu’elles ne rencontrent jamais dans l’exploration de la nature par la physique ou la biologie ». Voilà qui rappelle que la réalité humaine et sociale est loin d’être un simple ensemble statistiquement mesurable de variables dépendantes et indépendantes, les secondes expliquant les variations des premières, mais un phénomène complexe comme le souligne Elias à travers l’emploi des termes « intégration, emboîtement, entrelacement ou interdépendance ». Aussi, est-ce par l’observation que le chercheur en sciences sociales, montre, en reconstruisant des configurations existantes ou en voie de constitution, « comment les individus font bloc, comment et pourquoi ils forment ensemble cette configuration particulière, ou comment et pourquoi les configurations ainsi formées changent et, dans certains cas, se développent » (Elias & Scotson, 1997, p. 79). Et que dire du concept de sociabilité ?

2.4.3. Et le concept de sociabilité ?

Dans la littérature sociologique, un autre concept est apparu qui ne nous semble pas sans intérêt par rapport à la réflexion qui nous occupe. C’est le concept de sociabilité qui est ultérieur à celui de configuration. Sa définition la plus aboutie, on la doit au sociologue français Michel Forsé qui la donne en ces termes : ‘’La sociabilité est l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec d’autres compte tenu de la forme que prennent ces relations’’ (Forsé, 1991). A la différence de la configuration, qui définit les relations sociales comme des réseaux d’interdépendances sans mettre un accent particulier sur l’acteur social qu’elle considère comme initialement relié aux autres (et non initialement isolé), la sociabilité, sans rejeter l’interdépendance sociale, s’intéresse à la totalité des relations de l’acteur social avec d’autres

109 en lien avec la nature de ces relations. Elle est à la fois totalisante (elle concerne l’ensemble des relations de l’individu avec d’autres) et spécifiante (elle tient compte de la forme de ces relations). De sorte que l’on peut spécifier les configurations sociales et parler de sociabilité familiale, éducative, formative, politique, sportive, religieuse, commerciale, professionnelle, etc. Ainsi, l’école peut aussi être observée et examinée comme un lieu de sociabilité éducative. Du savoir, passons à présent au pouvoir.

2.4.4. Le pouvoir : un autre objet multiréférentiel

La réflexion sur le pouvoir est très ancienne. Elle remonte jusqu'à l'Antiquité. Des philosophes tels que Platon, Aristote, Cicéron, Thomas d'Aquin, Thomas Hobbes, Bertrand Russel, ou encore Michel Foucault, y ont réfléchi. Ainsi, le pouvoir est pour Hobbes (1651) un « moyens présent d’obtenir quelque bien apparent futur », tandis que Russel (1938) le définit comme la « capacité à produire un effet recherché ». Chez Michel Foucault, le pouvoir «ne fait rien d’autre que recouvrir toute une série de mécanismes particuliers, définissables et définis, qui semblent susceptibles d’induire des comportements ou des discours » (2015, p52). Il souligne que, avec le savoir, le pouvoir ne désigne pas une substance ou entité, ni un transcendantal : il ‘’n’est qu’une grille d’analyse’’ (Ibid.). De fait, chez Foucault, et il le pointe notamment dans son ouvrage Surveiller et punir (1975, p35), le pouvoir n’est pas la propriété d’une classe sociale particulière mais inhérent à la relation sociale avec ce que cela implique comme processus et interactions complexes : ‘’Il faut en somme admettre que ce pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas «le privilège» acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet d’ensemble de ses positions stratégiques- effet que manifeste et parfois reconduit la position de ceux qui sont dominés.’’ De sorte que, immanent à toute relation considérée sous l’angle du rapport de forces, le pouvoir est omniprésent. Cet intérêt des philosophes pour le thème du pouvoir, qu’ils analysent en termes de capacité, ne signifie pas qu'il reste l'apanage de la philosophie. En effet, d'autres sciences humaines et sociales se sont saisies de la question du pouvoir. Ainsi, en psychologie, ‘’le pouvoir désigne à un niveau général la capacité de l'individu de modifier intentionnellement l'environnement’’ (Ric, 1998). La psychologie sociale précise cette définition du pouvoir (ou du pouvoir social), soit en termes d'influence, soit en termes de caractéristiques de relation (Ibid.). En termes d'influence, le pouvoir désigne ‘’la capacité d'un 110 individu de modifier intentionnellement les jugements, attitudes et comportements d'autrui’’. La seconde variante de la définition (caractéristiques de relation) prévaut lorsqu'un individu ou un groupe social a du pouvoir sur un autre en exerçant ‘’un certain contrôle sur les résultats des actions entreprises par celui-ci’’, ce qui suggère ‘’une relation d'interdépendance asymétrique entre individus (et ou groupes)’’. Nous relevons que, en psychologie aussi, le pouvoir se définit en termes de capacité. L'économie, elle, définit le pouvoir en termes de pouvoir d'achat du revenu. Il devient la quantité de biens et de services que l'on peut se procurer avec un revenu (Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, 1996). Le pouvoir d’achat d’un agent économique est donc la capacité d’achat que lui confère le revenu dont il dispose. Pour sa part, le politiste Robert Dahl (1957) définit le pouvoir d'un individu A sur un individu B comme : «la capacité de A d'obtenir que B fasse quelque chose qu'il n'aurait pas fait sans l'intervention de A ». Une telle capacité d'influence peut aussi s'interpréter comme la capacité de A d'obtenir que B s'abstienne de faire quelque chose. Cette définition devenue classique de Dahl, qui est aussi sociologue, se décline à son tour en termes de capacité. Plus, elle correspond à l'idée qui émerge très souvent de la littérature sociologique (De Coster, Bawin-Legros, Poncelet, 2006, p.128). Ainsi, Crozier et Friedberg (1981/1977), p.65) la retiennent en avançant que « quel que soit son type, c'est-à-dire ses sources, sa légitimation, ses objectifs ou ses méthodes d'exercice, le pouvoir -au niveau le plus général- implique toujours la possibilité pour certains individus ou groupes d'agir sur d'autres individus ou groupes ». La définition de la notion de pouvoir telle que la formule le politiste et sociologue Robert Dahl nous semble intéressante. Non seulement, le pouvoir y est considéré comme une capacité mais cette capacité s’incarne dans un individu A qu’elle met en mesure de l’exercer sur un individu B. Cela donne au pouvoir et à son résultat potentiel une direction claire : de A sur B. Pour autant, elle ne nous apparaît pas satisfaisante et appelle des remarques. D'abord, et contrairement à l’auteur psychologue Ric que nous avons cité et qui fait de l’intention une caractéristique du pouvoir, Dahl ne précise pas si l'influence de A sur B est volontaire ou involontaire. Ce n’est pas le cas chez d’autres sociologues tels que Max Weber qui, eux, voient dans la volonté (l’intention) un élément central de la notion de pouvoir. Weber définit le pouvoir comme « toute possibilité de faire triompher à l'intérieur d'une relation sociale sa propre volonté en dépit des résistances » (1922/1971), t. 1, p.56). Ainsi, la relation de pouvoir entre le colonisateur français et le colonisé djiboutien (ou africain) est clairement marquée par

111 l’intention du premier d’imposer sa volonté au second. Ensuite, la définition de Dahl ne semble pas intégrer l'hypothèse où B fasse quelque chose qui ne soit pas conforme à ce que A attend de lui. Elle suggère aussi un caractère absolu de l'influence de A sur B alors que cette influence n'est pas libre de facteurs tels que le contexte et la nature de la relation entre A et B. Ainsi, tel colonisé peut tirer du pouvoir de sa connaissance du milieu et des coutumes locaux dans sa relation avec tel colon se retrouvant en terre inconnue. De même, tel expert étranger n’est pas sans pouvoir face à telle autorité nationale qui recourt à son savoir et à ses compétences. Enfin, dans la complexité des rapports humains, B n'est pas toujours démuni de pouvoir face à A. Le colonisé peut toujours se rebeller contre le colonisateur. A l’échelle d’un pays, cela peut même aller jusqu’à l’Indépendance nationale. De fait, le pouvoir ‘’est moins l'attribut ou la propriété d'un acteur social que la propriété des relations entre acteurs’’ (De Coster, Bawin-Legros, Poncelet, 2006, p.129), (Foucault, 1975, p.35). C'est un phénomène fondamentalement relationnel (Crozier et Friedberg, 1981/1977, p.65) puisqu'il ne peut se manifester et se développer que dans une relation sociale. Il s’ensuit que le pouvoir peut se définir comme la capacité, la possibilité, sous-tendue par une intention, d’obtenir quelque effet dans une relation sociale, sans garantie d’y parvenir compte tenu de la part d’imprévisibilité inhérente à la conduite d’autrui. Cette définition pointe, à sa manière, la complexité du phénomène humain du pouvoir. Elle montre que les interactions de pouvoir sont des formes relationnelles à l’issue incertaine du fait des calculs et des jeux des acteurs en présence. Une telle incertitude reflète de l’interdépendance chez les acteurs engagés dans la relation de pouvoir, ce qui n’est pas sans nous renvoyer au concept de configuration au sens de Norbert Elias. En d’autres termes, le concept de configuration apparaît pertinent pour l’analyse des situations de pouvoir. Nous allons à présent nous interroger sur ce qui génère le pouvoir tel que nous venons de le définir. D’où vient cette capacité, sous-tendue par une intention, d’obtenir quelque effet dans une relation sociale, sans garantie d’y parvenir compte tenu de la part d’imprévisibilité inhérente à la conduite d’autrui ? Quelles sont, pour poser la question autrement, les sources du pouvoir ?

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2.4.4.1. Les sources du pouvoir

Le pouvoir, cela nous semble aisément concevable, n’existe pas ex nihilo. Il repose sur quelque chose. Ce quelque chose, ce sont les sources d’où procède le pouvoir, lesquelles peuvent être de plusieurs ordres. Crozier et Friedberg (1981/1977, pp.84-90), distinguent quatre sources de pouvoir : la compétence, l’information, le capital de relations avec l’environnement, les règles. D’autres auteurs y ajoutent les ressources financières et symboliques (De Coster, Bawin- Legros, Poncelet, 2006, pp.163-167). Nous voyons, pour notre part, une septième source de pouvoir dans la contrainte physique, comme par exemple sous la colonisation à Djibouti et ailleurs. La compétence renvoie au savoir, quelle que soit la source de ce savoir (école, expérience, tradition orale, pratique professionnelle…), y compris les titres l’attestant. Le savoir confère, en effet, une capacité d’influence sur autrui. Le médecin qui amène le malade à prendre tel ou tel médicament en le lui prescrivant, le fait grâce à et au nom de son savoir. Le praticien tire cette capacité d’un savoir reconnu et accepté par le patient : ce savoir médical est à la base de la confiance que celui-ci manifeste à celui-là. De même, le pouvoir de l’enseignant repose fondamentalement sur son savoir, tant et si bien qu’enseigner sans détenir du savoir, en tout cas plus que l’apprenant, est tout simplement inimaginable au jugement commun. Savoir c’est être compétent et la compétence entraîne le pouvoir, dit Jacques Legroux (1981, p.110). Concernant l’information, qu’elle soit source de capacité d’agir sur autrui, et donc source de pouvoir, se conçoit aisément. Peut-on raisonnablement décider sans information minimale ? « Si information disponible, décision possible », dit le dicton pastoral djiboutien pour souligner le pouvoir de décision que l’information confère. Alfred Sauvy (1898-1990), économiste, démographe et sociologue français, va même plus loin et soutient que l’homme libre est l’homme informé, signifiant là que le sujet tire de l’information jusqu’à sa capacité de libre- arbitre, jusqu’à son pouvoir de se déterminer. Les relations avec l’environnement sont, elles, celles qu’un acteur social entretient avec un ou plusieurs autres acteurs détenant du pouvoir. Cela renvoie au capital social de Bourdieu, soit « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles liées à la possession d’un réseau de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance » (1980, pp.2-3). Les possibilités qu’une personne tire de son ou ses réseaux de relations ne nous apparaissent pas comme une fiction. La vie quotidienne nous donne abondamment à voir la capacité d’action que confère la possession d’un réseau de relations, y compris pour des choses

113 ordinaires. A Djibouti, où l’État de droit peine à s’ancrer, faire valoir ses droits s’avère souvent difficile si l’on ne possède pas un réseau de relations. C’est du reste pour prévenir les dérives à cet égard que le législateur, notamment en France, a introduit la notion de trafic d’influence dans le corpus juridique où il l’a posée en infraction. La prévention est ici attendue de l’annonce, que l’on souhaite dissuasive, de la peine encourue en cas d’infraction, tandis que la répression est censée s’exercer si l’infraction se produit. Pour leur part, les règles au sens large sont celles qui régissent les rapports sociaux. Elles relèvent du droit qui fonde ainsi le pouvoir qu’elles confèrent (Weber, 1971 (1922). Dans un pays démocratique, la capacité qu’a un citoyen de faire valoir ses droits est liée à l’existence de règles socialement acceptées et que fait respecter l’État. Ce pouvoir, le citoyen le doit donc aux règles établies qui lui reconnaissent des droits mais aussi des devoirs et en prescrivent le respect. Au demeurant, le pouvoir tiré des règles permet, à certains niveaux de responsabilité, de créer de nouvelles règles et du nouveau pouvoir. C’est parce qu’ils ont été, de par les règles démocratiques, élus par le peuple qui les a investis du pouvoir législatif, que les parlementaires édictent des lois, que ce soit à leur propre initiative (proposition de loi) ou à celle des détenteurs du pouvoir exécutif (projet de loi). De même, le chef d’entreprise a la capacité, le pouvoir, de par les attributions que lui reconnaissent les règles régissant l’organisation et le fonctionnement de l’organisation, de créer de nouvelles règles. Nous pouvons aussi citer telle ou telle autorité administrative que la législation (les règles de droit) investit d’un pouvoir réglementaire plus ou moins étendu selon le cas. S’agissant des ressources financières, l’on peut sans peine imaginer, dans ce monde extrêmement monétisé, qu’elles soient source de pouvoir. L’argent permet un pouvoir économique et, par toutes sortes de procédés, une influence sociopolitique. Ainsi, les acteurs économiques privés détiennent, grâce aux ressources financières dont ils disposent, la capacité d’influencer non seulement leurs employés, par la récompense financière, mais aussi des décideurs politiques, sans pour autant recourir à cette arme redoutable qu’est la corruption. L’actualité nous donne à voir des situations où la menace suffit à des opérateurs économiques pour obtenir ceci ou cela des décideurs politiques. Dans le contexte économique globalisé qui caractérise notre époque, une menace de plus en plus brandie par les chefs d’entreprise et souvent prise au sérieux par les gouvernants, qui accèdent alors à leur demande, est celle de délocaliser leurs activités. Délocaliser, c’est créer du chômage, créer du manque à gagner pour l’État (pas d’activité, pas d’impôt) et créer des charges nouvelles pour la collectivité (qui doit soutenir financièrement les salariés licenciés, aider à leur reconversion professionnelle,

114 etc.), autant de difficultés que ne peut souhaiter un gouvernement soucieux de cohésion sociale et d’équilibre des finances publiques. Quant à détenir des titres honorifiques, c’est signe de reconnaissance mais aussi d’influence. Signe de reconnaissance sociale de quelque mérite au détenteur de la distinction, même si les critères d’attribution des titres honorifiques sont parfois opaques et relèvent davantage de la subjectivité du décideur. Signe d’influence sociale aussi : distinguer un chef d’entreprise, un artiste, un écrivain, un intellectuel, un chercheur, un administrateur, un militaire, un sportif etc., c’est attester l’influence de cet acteur dans la société. De la même manière, le salarié distingué par sa hiérarchie se voit reconnaître, outre quelque mérite personnel, un statut symbolique qui lui confère une capacité d’influence au sein de l’espace professionnel, voire au-delà puisque ce statut peut fonctionner par-delà les murs de l’entreprise. Du reste, dans l’espace social, entre une personne qui arbore une médaille prestigieuse et une autre qui ne porte aucune distinction, l’attention tend souvent à aller vers la première. Pourquoi ? La distinction, nous semble-t-il, évoque, pour celles et ceux qui peuvent la lire, une position, un statut social, bref un pouvoir. Il nous est personnellement arrivé d’assister, à Djibouti, à des scènes où il a suffi à des détenteurs de distinctions de les afficher pour être reçus avant les autres dans un bureau administratif ou pour être épargnés dans une répression. Enfin, le travail colonial forcé peut illustrer le pouvoir par la contrainte physique. Rappelons d’abord que le travail forcé est une pratique qui a été introduite par le colonisateur européen pour disposer de travailleurs indigènes contre leur volonté, notamment en Afrique. Pour la justifier, l’administration coloniale invoquait la pénurie de main d’œuvre locale au regard de ses besoins. « La pénurie de main-d’œuvre est alors évoquée pour justifier le recrutement par voie de force. Le jugement péremptoire des défenseurs du travail forcé fait force de loi : "C'est méconnaître totalement la mentalité des indigènes que de croire qu'ils viendront d'eux-mêmes proposer leur travail au colon. L'expérience est faite que, sans la pression de l'autorité, les indigènes préfèrent leur vie misérable mais libre et oisive au travail rétribué" ». (Fall Babakar, 1993, p.2). En Afrique occidentale française (AOF), le travail forcé est même inscrit dans le code de l’indigénat. Dans cet examen des sources du pouvoir, nous évoquons la notion de savoir. Nous évoquons aussi celle de compétence qui renvoie au savoir, que ce savoir soit intériorisé en connaissance ou non : la compétence ne va pas sans savoir. Aussi le pouvoir, ainsi que nous en faisons l’hypothèse dans ce travail de recherche, ne nous apparaît-il pas sans liens avec le savoir. Nous

115 allons donc tenter de repérer, par une analyse théorique, certains de ces liens, avant de soumettre notre hypothèse à l’épreuve d’une investigation empirique.

2.4.5. Savoir et pouvoir : des liens repérables

D’abord, nous pouvons observer que le pouvoir comme capacité d’agir dans une relation sociale, peut procéder du savoir. Le savoir, nous l’avons pointé, est un énoncé propositionnel sur le monde comme sur sa transformation et qui fait l’objet d’une validation sociale dans le registre de la vérité (vrai ou faux) et pragmatique (efficace/inefficace). Dans la mesure où le savoir offre des possibilités de vérité sur le monde et d’efficacité quant à sa transformation, il offre une capacité d’agir, c’est-à-dire un pouvoir. C’est un pouvoir qui permet de s’éclairer sur le monde et d’agir sur lui. Dès lors, en accédant à du savoir, le sujet accède à du pouvoir. En effet, « ces énoncés (les savoirs) sont susceptibles d’être investis dans des activités de pensée, de communication, ou de transformation de l’environnement physique ou social » (Barbier, 2011, p.119). Plus, intériorisés par le sujet, les savoirs deviennent connaissances, c’est-à-dire qu’ils s’intègrent au sujet et deviennent une part de lui-même. Il les possède et peut les activer en situation pour s’éclairer sur le monde et ou le transformer. Les connaissances du sujet sont donc pour lui des ressources mobilisables dans divers champs d’activités. De même, les savoirs intériorisés par le sujet ont des effets identitaires sur lui car les connaissances le transforment et font désormais partie de ses composantes identitaires, à côté des compétences, des aptitudes, des attitudes et des professionnalités. Ainsi, à Djibouti comme ailleurs en Afrique, le colonisé scolarisé utilise le savoir qu’il a acquis pour trouver un emploi et un revenu dans le système colonial. C’est même la finalité de l’école coloniale que de former des auxiliaires indigènes (Mouralis, 1984, p.80). A leur tour, cet emploi et le revenu qu’il génère sont source de pouvoir pour le scolarisé. Il peut soutenir financièrement proches et moins proches, leur rendre de menus services auprès de son employeur ou de ses réseaux, intervenir pour leur trouver du travail rémunéré. Plus largement, dans ce contexte colonial, le fait de savoir lire, écrire et parler la langue dominante et d’avoir une certaine connaissance du système de domination, devient une ressource (certes toute relative) que l’on peut activer en situation, ce qui confère une certaine capacité d’action. A cet égard, apparaît à Djibouti comme ailleurs en Afrique, à travers l’école et son savoir formel, une nouvelle élite indigène sur laquelle s’appuie le colonisateur. Ses membres sont 116 employés civils ou militaires de l'administration, travailleurs du secteur privé, commerçants, ou, plus rarement, professionnels libéraux. C’est dans les rangs de cette élite urbaine qu’émergent les dirigeants politiques indigènes et futurs gouvernants des États africains à venir. Les politiciens djiboutiens en vue sous les institutions de la fameuse loi-cadre Deferre de 1956 (loi n°56-619 du 23 juin 1956), du nom du ministre français d'outre-mer de l'époque, sont des anciens élèves de l’école coloniale auxquels s’ajoutent quelques auto-didactes francophones. Ainsi, Mahamoud Harbi Farah, premier autochtone élu à la tête du conseil de gouvernement avec le titre de vice-président (la présidence étant détenue par le gouverneur français) et première figure djiboutienne de l’Indépendance, ou encore Ahmed Dini Ahmed, l’un de ses successeurs à la tête de l’exécutif local et futur dirigeant indépendantiste, ainsi que Hassan Gouled Aptidon, premier président de la République de Djibouti, ont fait des apprentissages de type scolaire en leur jeunesse, même s’ils se sont largement auto-formés après. L’actuel et second chef de l'État djiboutien depuis l’Indépendance, Ismaël Omar Guelleh, qui a hérité du pouvoir comme de l’aversion pour la démocratie de son prédécesseur, est lui aussi issu de cette école et de l’administration coloniale. Socialement, et du fait même du pouvoir qu’il confère, si relatif et modeste soit-il, le savoir scolaire colonial n’est pas sans impact sur les rapports entre autochtones. En raison de la domination militaire, politique, économique, sociale et psychologique qu’exerce le colonisateur sur le colonisé, le savoir scolaire colonial dévalorise le savoir ancestral. Le colonisateur, qui considère le colonisé comme un « primitif », un « non-évolué » qu’il se donne pour mission de civiliser (De Gaulle, 1944), tient le savoir ancestral autochtone à l’écart de son offre scolaire. Il propose au colonisé un savoir qu’il lui destine spécialement, et qui est différent en contenu comme en parcours de celui proposé en métropole. Ce savoir assis sur l’écrit devient le seul légitime, le seul reconnu par l’administration coloniale. En s’imposant ainsi, le savoir scolaire colonial modifie les rapports sociaux traditionnels tels qu’ils sont régulés par le savoir ancestral. Il introduit une dissymétrie entre le colonisé scolarisé et celui qui ne l’est pas. Le premier acquiert un savoir auquel l’autre n’a pas accès, ce dont l’un et l’autre ont conscience. Ils en sont d’autant plus conscients que le savoir scolaire est susceptible d’être investi dans des activités de pensée, de communication ou de transformation du monde. Dès lors, le colonisé scolarisé se retrouve, dans le contexte colonial, en position haute par rapport à son compatriote non- scolarisé. Même lorsque le savoir ancestral du colonisé non-scolarisé est comparable ou supérieur au sien, le colonisé scolarisé devient symboliquement et matériellement dominant

117 dans l’espace colonial. Il est celui qui sait et que, implicitement, le colonisé non-scolarisé doit suivre. L’impact va encore plus loin à Djibouti. En effet, certains colonisés citadins, nés ou venus jeunes en ville, ont tendance à se détourner du savoir ancestral sous l’effet du contexte. Ils tendent à valoriser le seul savoir scolaire. Consciemment ou non, ils rejettent le savoir ancestral comme une arriération. Aujourd’hui encore, des années après l’Indépendance du 27 juin 19778, le constat d’une telle attitude peut être fait à Djibouti, signe que le phénomène n’a point disparu. Cette réalité, lorsqu’elle se donne à repérer, laisse inférer une intériorisation, par certains colonisés d’hier comme par certains citoyens d’aujourd’hui, de la déconsidération coloniale visant le savoir et la culture autochtones. Pour autant, en particulier dans un contexte colonial où les rapports sociaux entre colonisateur et colonisé sont asymétriques, l’accès au savoir scolaire ne garantit pas de pouvoir. En effet, l’occasion ne se présente pas toujours de mobiliser le savoir scolaire et de l’actualiser en pouvoir d’agir. Un colonisé peut ainsi avoir été scolarisé, détenir un ou plusieurs titres l’attestant et n’obtenir ni emploi ni revenu. Soit parce que l’offre d’emplois est limitée, soit parce que le bon vouloir du colonisateur en décide ainsi, ou tout simplement parce que le colonisé n’est pas assez motivé dans sa recherche d’emploi. Le scolarisé peut aussi se trouver (ou se retrouver) dans une activité professionnelle ou dans une autre situation où les possibilités liées à son savoir s’avèrent difficilement réalisables, où son savoir académique se révèle peu pertinent. Du reste, le colonisé scolarisé n’est point condamné à s’insérer dans l’ordre établi par le colonisateur. Il peut s’en extraire, par exemple en s’exilant. Il peut aussi s’y opposer. C’est le cas des colonisés qui luttent pour l’Indépendance de leur pays. Ceux-là mobilisent leur savoir scolaire contre l’occupation coloniale. Ils activent, au service de leur projet indépendantiste, leurs acquis, y compris la langue de l’occupant, ainsi que les autres ressources que leurs connaissances leur permettent d’utiliser. Ailleurs, en contexte démocratique, pour exercer son métier, l’acteur politique utilise son savoir en plus de ses qualités personnelles telles que le charisme. Pour convaincre les électeurs, il ne lui est pas inutile de posséder non seulement la capacité à être en phase avec les demandes sociales et à articuler un projet politique mobilisateur, mais aussi des savoirs, des connaissances

8 L’éducation scolaire, qui porte des séquelles de son passé colonial, connaît des difficultés à Djibouti et appelle, selon nous, un débat national de refondation.

118 en communication ainsi que des aptitudes à mettre en scène sa personne et ses idées en diverses circonstances. L’usage courant de l'informatique, d’Internet ou des médias plus traditionnels (tels que la télévision ou la radio) et ses prestations à travers ces outils, laissent inférer la présence de tels savoirs chez le politicien comme chez les tiers qui le soutiennent. Autre champ de pouvoir, le sujet engagé dans une activité de production de biens et services mobilise des savoirs qu’il puise dans des acquis académiques, dans la pratique d’un métier ou dans son expérience personnelle. Ces savoirs nourrissent ses connaissances, aptitudes, compétences et autres tours de main professionnels. Ils peuvent favoriser chez ce sujet des attitudes plus efficaces que d’autres en telles ou telles circonstances. D'où, à Djibouti comme ailleurs, l'importance accordée aux savoirs dans le champ de la production des biens et services. Les dirigeants y voient un moyen de maximiser le pouvoir individuel et collectif de leurs employés au service des objectifs de l’organisation : produire à moindre coût, satisfaire les clients, affronter la concurrence s’il y en a une, accroître les marges bénéficiaires s'il s'agit d'une activité marchande... De même, les travailleurs, dont les savoirs sont un critère de recrutement, d'affectation et de rémunération, ne sont pas sans quelque idée du pouvoir qu'ils en tirent. L'ouvrier qui fabrique des pièces exerce un pouvoir de transformation du réel qu'il n'aurait probablement pas sans ses savoirs. Inversement, d’avoir le pouvoir de fabriquer des objets techniques, n’exclut pas la capacité de produire du savoir. Ainsi, le technicien peut, en réfléchissant sa pratique professionnelle, produire du savoir à partir d’elle. Plus généralement, le praticien tire du pouvoir de son savoir, qu’il s’agisse d’un savoir d’expérience, d’un savoir professionnel, d’un savoir acquis dans le champ de l’éducation et de la formation, ou d’une combinaison des trois. Il mobilise son savoir pour et dans le cadre de sa pratique. Plus, il peut opérer un retour réflexif sur sa pratique, la conscientiser, formaliser et communiquer, produisant ainsi du savoir. D’où la notion de praticien réflexif qui sous-tend la reconnaissance sociale de l’expérience. Un dispositif tel que la valorisation des acquis de l’expérience (VAE) témoigne de cette valorisation du praticien capable de produire du savoir. Ce rapport entre pouvoir et savoir peut encore se repérer dans le champ de la recherche scientifique. Devenir chercheur demande de longues années d’études et l’acquisition d’un savoir savant. De ce savoir scientifique, le chercheur tire la capacité de produire du nouveau savoir et de faire progresser le savoir. En effet, il s’appuie sur son savoir pour s’engager dans des activités de pensée, de construction de sens, de validation ou d’invalidation d’hypothèses de recherche, de communication de ses travaux... Même si l’on ne peut négliger les autres ressources de la recherche telles que l’intuition, les échanges avec les pairs, ou encore les

119 dimensions psychologiques telles que les motivations du sujet chercheur. C’est aussi à partir de son savoir, issu ou non de la recherche, que le chercheur universitaire exerce des activités d’enseignement. Plus, l’élève, l’étudiant, l’adulte engagé en formation qui accèdent au savoir de la recherche, peuvent à leur tour devenir chercheur et participer à la production du savoir. S’ils choisissent la recherche, ils mobiliseront alors, pour produire du savoir nouveau, le savoir acquis dans le champ de l’éducation et de la formation. C’est dire si les nouveaux chercheurs doivent leur capacité à produire du savoir à leurs apprentissages universitaires, du moins à leurs débuts. Nous notons là un processus en boucle de recherche-apprentissage-recherche qui unit recherche et apprentissage, et plus généralement réflexion et apprentissage. Cela renvoie à ce qu’Edgar Morin appelle le principe de récursivité de la complexité (1990/2005) : recherche (réflexion) et apprentissage se produisent mutuellement. Encore une fois, même adossé au savoir, le pouvoir n’est pas certain de l’effet visé, du fait de la part d’imprévisibilité liée à toute relation sociale. Ainsi, un contremaître a beau être compétent, s’être approprié des savoirs et vouloir exercer le pouvoir que ceux-ci lui donnent, sans parler de son pouvoir hiérarchique, pour obtenir tels ou tels résultats des ouvriers qu'il encadre, il ne pourra pas y parvenir sans la collaboration de ces derniers. Les prescriptions ne font pas le résultat, car il y a toujours une marge d’incertitude dans une relation sociale, même si elle est asymétrique. Il y a toujours un risque qu’autrui, malgré tout, ne réponde pas à ce qui est attendu de lui, et c'est précisément en cette « zone d’incertitude » que réside son pouvoir (Crozier et Friedberg, 1981/1977, p.72). Certes, l'on peut toujours imaginer une situation où un individu agit seul sur le monde. L’exemple d’un solitaire pasteur nomade djiboutien qui, pour se nourrir, utilise ses tours de main et les savoirs détenus sur son milieu physique de vie, peut être avancé. Mais, même dans ce cas, les relations sociales passées de notre pasteur ne sont pas étrangères à ses savoirs et donc à son pouvoir. De plus, l’absence de relation sociale ne signifie pas absence d’interaction avec le milieu physique, ni absence de relation à soi. Il suffit que les pluies viennent à manquer, que le milieu naturel s’assèche, ou que la personne elle-même tombe malade, pour que son entreprise échoue. C’est dire si la relation (sociale ou on) est consubstantielle au pouvoir. Notons que, comme nous venons de l’effleurer plus haut en évoquant le pouvoir qui produit du savoir, les liens entre savoir et pouvoir ne sont pas à sens unique. Selon le philosophe Michel Foucault, «il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. »

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(Surveiller et punir, 1975, p36). De fait, le pouvoir n'est-il pas au fondement même du savoir ? Est-ce que, dès les origines, la production et le développement des savoirs n'obéit pas largement à des considérations de pouvoir ? Pour le philosophe Michel Serres cité par Bruno Latour (1996), ce n'est pas un hasard si une obsession de la théorie, dont l’un des secrets est de tenir à la fois un grand nombre de cas, naît chez les Grecs. Ce peuple est numériquement moins important que les empires voisins tels que la Perse ou l'Égypte. De plus, il est en proie à des guerres civiles incessantes qui ne l'aident pas à s'affirmer. Il a donc peu de chances de se hisser à un niveau de puissance comparable à celle des Égyptiens ou Perses. Certains brillants esprits grecs trouvent alors la parade pour changer le rapport de forces avec ces puissants empires : la théorie et la primauté des formes, la primauté des idées sur les réalités physiques. Lisons Latour à ce propos (1996, pp.138-139) : « Thalès au pied des Pyramides est écrasé par la masse pesante comme les cités grecques par la puissance perse ou l'ancienneté de l'Égypte. Mais qu'il invente un théorème et le voilà capable, par la comparaison de l'ombre projetée par sa canne avec celle de l'intimidante pyramide, sans en faire l'ascension, de calculer la taille, le volume, non seulement de cette pyramide dite Kéops mais de toutes les autres. Ce miracle, il faut bien le comprendre, est autant mathématique que politique. Personne d'autre qu'un petit peuple dominé de toutes parts ne peut s'intéresser à ce renversement des rapports de forces qui lui fait préférer l'Idée, la Forme à tout le reste. Il faut pour cela une culture, une obsession particulières, et l'on ne peut jamais parler de la force des théories, de leur puissance, sans rechercher quels sont les rapports qu'il s'agit, grâce à elles, d'inverser ». En tout cas, grâce à leur goût pour la théorie et aux théories qu'ils ont construites, les Grecs ont exercé, en Europe et via celle-ci dans le reste du monde, une influence intellectuelle et culturelle sans commune mesure avec leur poids démographique et géographique. Si l'on considère la politique comme l'art du possible, la théorie aura rendu possible pour la Grèce le difficilement pensable : s'imposer du haut de sa « petitesse ». Pour Foucault, ce lien privilégié entre pouvoir et savoir est loin d’être une spécificité grecque, notamment en Occident. Dans Surveiller et punir, par exemple, il montre que le savoir est étroitement lié au pouvoir : celui-ci crée celui-là. C’est que le savoir est d’abord d’origine institutionnelle : l’institution produit et diffuse des concepts. Lesquels ont pour effet de la légitimer. C’est le cas de la prison dont Foucault montre comment elle a produit le concept de délinquance, ou encore de l’institution psychiatrique qui a construit le concept de maladie mentale. Selon ce philosophe, les institutions disciplinaires instaurent une micropénalité en

121 diffusant leurs normes à partir d’un savoir qu’elles fabriquent. De sorte qu’elles présentent les comportements qu’elles prescrivent comme des vérités de nature. Ainsi, considère Foucault, la vie même est constituée en objet de pouvoir et donc de savoir, qu’il s’agisse des individus, des populations, de la sexualité, des affects, des aliments, des loisirs, ou encore de l’économie. C’est le phénomène de la « biopolitique » dont Foucault situe l’émergence au XVIIIe siècle et qui, pour s’exercer, a besoin de produire du savoir sur des réalités constituées en objet de pouvoir. Plus simplement, la détention du pouvoir, en termes politique, économique ou social, peut faciliter l’acquisition d’un capital relationnel au sens de Bourdieu. A son tour, ce capital relationnel peut, pour soi et les siens, faciliter l’accès au savoir ou à un surcroît de savoir. Ainsi, l’enfant issu d’un foyer à faible pouvoir économique de Djibouti, d’un autre pays d’Afrique ou d’une banlieue pauvre d’Occident, n’a pas les mêmes chances d’accès au savoir que l’enfant d’une famille économiquement et socialement privilégiée qui l’inscrit dans les meilleures écoles et lui offre les meilleures conditions d’études. Visuellement, pouvoir et savoir peuvent s’articuler selon le schéma simplifié suivant :

Savoir Liens repérables Pouvoir

Continuons à présent avec l’examen de la problématique de la recherche, soit le premier chapitre de la seconde partie de la thèse, ou encore le troisième chapitre de la thèse.

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Deuxième partie : Problématique et approche méthodologique

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Chapitre III : Problématique de la recherche

3.1. A l’origine du questionnement, nos données d’expérience

Nous soulignons d’abord que le questionnement à l’origine du présent travail de thèse est lié à notre propre vécu. Nous sommes issu de la ruralité traditionnelle, c’est-à-dire pastorale, mais aussi de la ville. De même, nous avons connu le contexte colonial et postcolonial. En effet, nous avons vu le jour en milieu pastoral et y avons passé les premières années de notre vie9. Nous y avons appris à marcher, à courir et à parler notre langue maternelle. Nous y avons appris à jouer maints jeux d’enfant, à nous confronter aux autres enfants, à nous instruire auprès des adultes. Nous nous y sommes socialisé. Comme souvent en milieu traditionnel, nous avons gardé très jeune chevreaux et agneaux aux abords du campement. Nous y avons connu les frissons de la peur des animaux sauvages. Nous y avons vu surgir lézards et serpents, chacals et caracals, blaireaux et autres bêtes. Nous avons tremblé à la vue de l’hyène, au son de ses hurlements. Nous avons dû prendre notre courage à deux mains pour délivrer un chevreau ou un agneau des crocs d’un chacal, à coups de pierres, parfois en fonçant seulement vers le prédateur, bâton brandi. Le soir, auprès des adultes, nous avons entendu raconter des faits avérés, dire des contes, dispenser des conseils pour telles ou telles circonstances. Notre sommeil a souvent été peuplé de toutes ces choses vécues ou entendues. Bref, nous avons reçu une éducation traditionnelle, au contact de nos parents et d’autres, jeunes et moins jeunes. Et par la force du vécu, nous avons commencé à percevoir le savoir ancestral comme quelque chose de lié à l’âge, notant qu’à une différence d’âge correspond une différence de savoir. ’’Qui est plus âgé que toi d’une nuit, l’est d’une nuit peu banale’’, nous disait-on pour nous signifier notamment que l’acquisition des savoirs épouse l’écoulement du temps et s’étale au long de la vie. C’est porteur de cette éducation traditionnelle que, en famille, et non sans quelque appréhension, nous nous sommes établi en ville pour y rejoindre notre père. Il y vivait et

9 Nous avons passé notre 6ème année d’âge en ville, puis sommes retourné à la campagne pour deux ans avant de nous établir en ville. 124 travaillait alors comme boucher et épicier sans avoir reçu la moindre instruction scolaire. En ce milieu à nous peu familier, où la vie obéissait à d’autres modalités et à d’autres règles que la campagne ancestrale, où des humains qui diffèrent de nous et de loin venus étaient aux commandes et regardaient les autochtones de haut, nous étions inéluctablement confronté à l’altérité sous bien des aspects. Nous avons compris que les pasteurs nomades que nous étions, étaient peu équipés pour la ville coloniale et son mode de vie. S’adapter, tel était alors le chemin qui s’imposait aux nomades candidats à la sédentarisation urbaine. Et l’adaptation imposait sa loi : il fallait aux parents trouver quelque activité génératrice de revenu et à nous autres enfants aller à l’école. Dès les premières lettres de l’alphabet, nous avons constaté que nous apprenions quelque chose d’étranger au savoir ancestral, quelque chose que nos parents ne savaient pas, et que donc plus nous avancerions sur ce chemin, plus cet écart épistémique se creuserait avec mère et père. L’école opérait un renversement de situation inattendu pour le jeune pasteur nomade que nous étions. Au point que nous ne pouvions nous retenir de proposer à nos parents d’aller à des cours d’alphabétisation pour adultes, ou à apprendre à lire et à écrire avec nous. Gentiment mais fermement, ils refusaient cette offre, avançant que l’école était pour nous autres enfants, non pour eux, et que, de toute manière, ils n’en avaient pas le temps car ils devaient travailler pour, comme dit une expression locale, maintenir la marmite familiale au feu. Ils ajoutaient que nous apprenions et pour nous et pour eux. Nous admettions la réponse parentale sans être vraiment convaincu, car de voir certains adultes travailler de leur force le jour et s’alphabétiser le soir nous inclinait à penser qu’ils pouvaient franchir le pas. Cependant, d’entendre que nous apprenions pour nous et pour nos parents nous stimulait. Cela atténuait aussi en nous la sorte de culpabilité que nous éprouvions : culpabilité car la situation nous donnait le sentiment que nos parents consentaient trop d’efforts afin que nous, leurs enfants, allassions à l’école et nous éloignassions d’eux en termes de savoir scolaire. Nous nous visualisions la situation par cette image : nos parents nous lançaient sur la route du savoir scolaire et demeuraient sur le bord du trottoir d’où ils nous aidaient matériellement à la poursuite du parcours. Reste que les parents détenaient du savoir ancestral et que nous avions conscience de pouvoir à tout moment nous tourner vers eux pour nous éclairer sur tel ou tel point de cette vie pastorale dont la ville ne pouvait pas se couper : la campagne fournissait la ville en bétail de boucherie, en lait, en beurre, en miel et en bien d’autres articles du cru. Au demeurant, et en dépit du mépris

125 manifesté à son égard par la domination coloniale, le savoir ancestral, détenu à des niveaux divers par la majorité des pasteurs nomades sédentarisés en centre urbain, restait le recours dans des situations où le savoir écrit se révélait impuissant ou peu souhaité. Ainsi, en ville, certaines pathologies étaient traitées par la médecine traditionnelle, des cas de vol ou de conflit réglés par le droit coutumier, des projets de malveillance déjoués au moyen de l’art divinatoire ancestral, etc. Cela n’a pas changé depuis lors. Parallèlement à nos études, nous avons donc continué à apprendre de nos parents en termes de savoir traditionnel. Nous l’avons aussi fait auprès de pasteurs non-sédentarisés à l’occasion de leurs visites en ville ou de nos voyages à la campagne. Cela réduisait l’écart entre nos parents et nous au plan du savoir ancestral. A l’inverse, s’agissant du savoir scolaire, la poursuite de nos études creusait l’écart avec eux, avec les implications économiques, sociales et culturelles inhérentes à ce processus. De sorte que, si nos parents demeuraient en position haute dans l’ordre du savoir ancestral et de ses possibilités, notre savoir scolaire renversait la situation pour les choses de la ville. La scolarisation nous permettait non seulement de détenir, malgré notre jeune âge, un savoir extérieur à nos parents (et à la société traditionnelle) mais aussi de trouver un emploi nous procurant un meilleur revenu que les peu rémunératrices activités de subsistance de ces derniers et de contribuer ainsi à améliorer significativement les conditions d’existence de la famille. Autrement dit, nous gagnions, par le savoir scolaire, un pouvoir économique et une certaine reconnaissance sociale auxquels pouvaient difficilement accéder nos parents et les autres pasteurs non-scolarisés. Cette réalité personnellement vécue, nous l’avons observée chez bien d’autres compatriotes dans le contexte colonial et, plus tard, postcolonial. Néanmoins, cette rencontre entre la tradition et ce qui ne l’est pas en contexte urbain, est peut- être moins déséquilibrée qu’elle peut paraître à première vue. La prégnance culturelle, notamment en ce qui concerne le respect de l’âge, ou le savoir ancestral qui résiste à travers les générations avancées en âge et à travers l’exode rural qui pousse en ville des vagues successives de pasteurs nomades, semblent atténuer l’impact de ce qui n'est pas traditionnel sur les rapports sociaux traditionnels. Surtout, de nombreux apprentissages urbains se font hors école. Un nombre significatif de pasteurs sédentarisés, arrivés en ville à l’âge adulte ou qui n’ont pas pu aller à l’école en leur jeunesse, apprennent des métiers sur le lieu de travail où ils sont embauchés au départ comme de simples manœuvres, ou auprès de professionnels proches. Ils deviennent aide-ouvriers,

126 ouvriers, chefs d’équipe, contremaîtres, chauffeurs professionnels, pêcheurs, ou plantons. Ils deviennent jardiniers, agents d’entretien. Ils entrent également dans l’armée ou la police où ils sont formés sans la médiation de l’écrit. Depuis les années 1990, des jeunes déscolarisés rejoignent en nombre croissant ces non-scolarisés dans les apprentissages informels, pour échapper au chômage. Outre ce vécu personnel et ces observations du contexte djiboutien, nous avons noté qu’ailleurs, en Afrique et dans le reste du monde colonisé, l’introduction de l’école produisait des effets comparables en termes de possibilités liées au savoir scolaire. Nous avons noté que le savoir tiré de la scolarisation coloniale permettait, par l'emploi et l'activité privée, des possibilités matérielles en termes de revenu et d'accès aux biens et services disponibles. Nous avons observé que les scolarisés investis de fonctions administratives, tiraient de l'exercice de leurs attributions une certaine influence sociale, doublée de quelque parcelle d’autorité s'ils faisaient partie de l'encadrement. Nous avons encore noté que d’accéder à des fonctions politiques, qu’il s’agisse de fonctions de représentation de type parlementaire, de responsabilités exécutives d’ordre gouvernemental ou d’autres tâches, conférait aux colonisés scolarisés une part d’influence, particulièrement auprès des autres autochtones. Dans les colonies françaises d’Afrique comme Djibouti, cette influence s’est davantage donnée à voir lorsque, à la faveur de la loi-cadre Deferre de 1956 (loi n°56-619 du 23 juin 1956), du nom du ministre français d'outre-mer de l'époque, les colonisés ont élu des représentants aux assemblées locales composées d'autochtones et d'Européens résidents, les majorités issues de ces élections territoriales formant des conseils de gouvernement. Même si, plus tôt, au cours des années 1940, et à un autre niveau d’action politique, le Senat et l’Assemblée nationale français ont compté certains membres africains issus de la scolarisation coloniale. Le gouvernement de France a, lui, accueilli ses premiers membres africains au cours des années 1950. Ainsi, les futurs présidents du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, et de la Côte d'Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, ont respectivement été secrétaire d'État à la présidence dans le cabinet formé par Edgar Faure en mars 1955 et ministre délégué auprès du ministre de la France d’outre-mer dans celui de Guy Mollet de février 1956. Plus généralement, les scolarisés ont dominé la scène politique africaine d’origine coloniale. Et les Indépendances ne semblent pas avoir changé la donne : les scolarisés ont pris les rênes des États post-coloniaux. Qu’avons-nous alors fait de ces données d’expérience ? A quel questionnement nous ont-elles conduit ?

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3.2. Nos hypothèses

Clairement, nos constats nous ont inspiré un questionnement autour du savoir et de ses effets, c’est-à-dire de son pouvoir. Dit autrement, nous avons pensé qu’entre savoir et pouvoir, il y a des liens. Allant plus avant, nous avons pensé que ces liens sont repérables dans le contexte de Djibouti. Or, le contexte djiboutien est structuré par deux pôles qui sont la tradition pastorale endogène et ce qui ne l’est pas, ce qui est d’origine exogène, pour ne pas dire coloniale. Le contexte djiboutien n’est donc pas d’un tenant, ce qui le rend d’autant plus complexe. En effet, dans l’un comme dans l’autre de ces deux pôles, une éducation est à l’œuvre. Il y a, d’un côté, une éducation par et dans la vie pastorale autour d’un savoir non écrit du cru, et, de l’autre, une éducation scolaire qui transmet un savoir écrit importé d’ailleurs. Deux formes d’éducation qui induisent deux relations éducatives. Et qui dit relation, dit interactions puisque toute relation éducative implique des interactions entre ceux qui apprennent et ceux auprès de qui ils apprennent. Mais comment sont-ce ces interactions ? Dans le contexte djiboutien, ces interactions nous ont semblé, à la campagne comme à l’école, de type configurationnel au sens du sociologue Norbert Elias. En d’autres termes, chez les pasteurs nomades comme dans la scolarisation, les apprentissages se réalisent dans des configurations éducatives observables. Apprendre quoi ? Quel savoir est-il proposé dans l’éducation traditionnelle ? Pour quel pouvoir ? Qu’en est-il de ces éléments à l’école ? Quel impact la scolarisation produit-elle sur les rapports sociaux traditionnels ? Ces questions sont sous-tendues par des hypothèses, hypothèses qui peuvent se formuler de la manière suivante : -L’éducation traditionnelle djiboutienne est une éducation par et dans la vie pastorale, où un savoir ancestral s’acquiert au fil des ans, produit du pouvoir en conséquence, et qui s’inscrit dans des configurations au sens du sociologue Norbert Elias. -L’école djiboutienne, institution d’origine coloniale de type configurationnel, transmet un savoir écrit qui confère du pouvoir à ceux qui le reçoivent et elle cohabite avec des apprentissages informels. -Le savoir scolaire impacte les rapports sociaux traditionnels en ouvrant, indépendamment de l’âge, du pouvoir nouveau à ceux des pasteurs nomades qui le détiennent.

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Une fois nos hypothèses de recherche posées, nous avons décidé de les explorer par une démarche de type qualitatif. Cette démarche exploratoire s’est réalisée au moyen d’une enquête par entretiens. Les entretiens ont porté sur des témoins représentatifs du contexte djiboutien.

3.3. Des hypothèses soumises à une démarche exploratoire

En effet, nous avons conduit les entretiens exploratoires auprès d’une population de 14 témoins que nous avons choisis pour leur représentativité : des pasteurs nomades, des pasteurs nomades sédentarisés en ville mais pas ou peu scolarisés ainsi que des pasteurs sédentarisés et scolarisés. Ainsi, sur les quatorze témoins adultes sélectionnés, quatre sont des pasteurs nomades (deux femmes et deux hommes), quatre sont des pasteurs nomades récemment sédentarisés mais pas ou peu scolarisés (deux hommes et deux femmes) et six des pasteurs sédentarisés et scolarisés (trois femmes et trois hommes). Nous avons conduit auprès de chacun de ces témoins un entretien semi-directif consistant en quatre grandes questions : 1- Pouvez-vous nous parler de votre parcours éducatif ? 2- Que vous a apporté ce parcours éducatif (traditionnel ou scolaire selon le cas) ? 3- Comment voyez-vous votre parcours éducatif traditionnel par rapport à celui scolaire (ou, dans l’autre cas, votre parcours éducatif scolaire par rapport à celui traditionnel) ? 4- Quels apprentissages auriez-vous souhaités (souhaiteriez-vous) pour vos enfants ?

La première question de l’entretien individuel exploratoire vise à entendre ce que dit le témoin des étapes du parcours éducatif qu’il a vécu. Elle vise notamment les perceptions et autres sentiments associés aux configurations éducatives qu’il a connues durant cette période d’apprentissage, période qui va de l’enfance jusqu’au moment de l’entretien pour les pasteurs nomades. Pourquoi ? Parce qu’il nous semble que ce que dit le témoin de son parcours éducatif dit quelque chose de l’éducation considérée, qu’elle soit traditionnelle ou scolaire. La seconde question vise les perceptions du témoin sur l’intérêt de son parcours éducatif. Il s’agit notamment de savoir s’il est satisfait ou insatisfait de ce qu’il a appris, de la manière dont il l’a appris mais aussi pourquoi il se dit satisfait ou insatisfait. Par la troisième question, nous avons essayé d’explorer comment le témoin met en regard son parcours (traditionnel ou scolaire) avec l’autre parcours (scolaire ou traditionnel), même s’il

129 n’a pas vécu tous les deux parcours. Nous avons tenté d’accéder à la manière dont le témoin perçoit l’éducation traditionnelle s’il est urbain, ou l’éducation scolaire s’il est pasteur nomade ou pasteur sédentarisé mais peu ou pas scolarisé. Quant à la quatrième question, elle tente, outre une visée de contrôle, de repérer la perception de l’avenir par le témoin dans la mesure où le savoir qu’il souhaite ou aurait souhaité pour ses enfants dit quelque chose de l’avenir tel qu’il le perçoit. De sorte que s’il souhaite la même éducation que la sienne pour ses enfants, sa perception de l’avenir diffèrera, nous semble-t-il, de la perception qui serait la sienne s’il souhaitait une autre éducation pour eux. Nous avons examiné les entretiens de ces trois groupes de témoins par la méthode de l’analyse de contenu. Dans une logique de clarté, nous les avons analysés par groupe homogène de témoins : groupe rural de quatre personnes, groupe rural sédentarisé en ville mais peu ou pas scolarisé de quatre personnes, groupe sédentarisé en ville et scolarisé de six personnes. Voici la grille à trois colonnes de cette analyse. La première colonne désigne successivement les trois groupes de témoins auprès desquels les entretiens ont été passés en indiquant pour chaque groupe des lettres désignant ses membres. La seconde colonne porte sur les unités de sens dégagées du contenu des entretiens de chaque groupe de témoins. Quant à la troisième colonne, elle accueille les catégories sémantiques correspondant à ces unités de sens.

Tableau 1 : Grille d’analyse des données de l’entretien

Groupe de témoins Unité de sens Catégorie sémantique

Groupe Dab, Kad, Ab, Ad -Les témoins racontent ce qu’ils ont appris et comment (Ces quatre pasteurs -Configurations éducatives nomades ont répondu à l’entretien lors d’une visite ---- en ville) ----

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-Les trois les plus âgés -Les plus âgés savent plus racontent plus leur parcours que les autres que le plus jeune ------

-Les hommes les plus âgés règlent les litiges du groupe -Le savoir par l’âge confère social sous l’arbre du pouvoir

------

-Le pasteur nomade est préparé à la campagne, non à la ville

-Les enquêtés nomades auraient souhaité l’école pour -Même plus jeunes, les leurs enfants (Dab pour la pasteurs scolarisés ont plus moitié d’entre eux) de possibilités en ville que ceux non scolarisés. -S’ils étaient nés et scolarisés en ville, leur vie aurait été moins dure

-Les scolarisés ont plus de possibilités qu’eux en ville ----

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-La campagne change, devient moins généreuse (Ad)

-De faibles perspectives d’avenir pour la campagne

Groupe M, S, G, Al -L’éducation traditionnelle est racontée mais souvent (Ce sont quatre jeunes moins que chez les quatre -Ces jeunes sont moins pasteurs sédentarisés dans la pasteurs non sédentarisés prolixes que les plus âgés capitale et peu ou pas du groupe précédent, ce qui scolarisés) n’exclut pas les configurations éducatives rurales (G).

------

-Ce qu’ils ont appris à la campagne ne relève pas du savoir car inutile en ville

-Auraient souhaité naître en ville et aller à l’école, lieu du savoir -Le savoir scolaire est le seul valable car le seul -Les scolarisés ont plus de efficace en ville possibilités qu’eux en ville ------

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-Ils veulent rester en ville et envoyer leurs enfants à l’école

-Ne voient pas d’avenir à la -De faibles perspectives campagne d’avenir pour la campagne et son éducation

Groupe Ki, Di, Kr, Sa, Is, Aw -Ils racontent leur vécu à l’école (Ce sont six pasteurs nés en -Configurations éducatives ville et scolarisés) ------

-L’école, source de savoir et de possibilités en ville -L’école est source de savoir et de possibilités en ---- ville

----

-L’éducation traditionnelle ne prépare pas à la vie urbaine mais à la campagne -L’éducation traditionnelle est adaptée à la campagne, ---- non à la ville

----

133

-Non plus, le citadin (scolarisé ou pas), n’est pas préparé à la vie pastorale -L’école ne prépare pas à la campagne ------

-L’éducation pastorale porte les racines et valeurs -L’éducation traditionnelle ancestrales (pour les quatre porte les racines et valeurs témoins les plus âgés) ancestrales

------

-L’éducation traditionnelle n’est guère souhaitable (pour -L’éducation traditionnelle les deux témoins plus jeunes, est sans grand intérêt dans Aw et Kr), le contexte d’aujourd’hui

On le voit, l’analyse des entretiens exploratoires donne des résultats. Intéressons-nous de plus près à ces éléments de résultat.

3.4. Éléments repérés par la démarche exploratoire par entretiens autour de nos hypothèses

En effet, l’analyse des questions exploratoires, passées auprès des 14 témoins, nous a permis de repérer des éléments autour de nos hypothèses. Nous présentons ces émergences qui disent quelque chose de notre objet de recherche. 134

Un premier élément est que les configurations éducatives affleurent à travers le discours des enquêtés, qu’il s’agisse de l’éducation traditionnelle ou scolaire. Les pasteurs nomades commencent par dire comment leurs parents leur ont transmis du savoir, pointant ainsi leur mode d’apprentissage par la vie (ici familiale) et l’importance de la famille comme configuration éducative traditionnelle, tandis que les scolarisés privilégient leur vécu à l’école et, lorsqu’ils donnent des détails, ses configurations éducatives. Un second élément est que les pasteurs nomades âgés sont plus prolixes que les moins âgés. Ce faisant, ils donnent une idée de l’étendue de leur savoir acquis par et dans la vie, c’est-à-dire au long de l’âge. Il s’agit d’un savoir largement expérientiel, construit sur des temporalités hétérogènes pour reprendre la formule de Pascal Roquet. Du reste, l’analyse compréhensive par temporalités de l’expérience humaine que développe cet auteur (Roquet, 2013, pp.14-16), temporalités articulées par niveaux ou positions (macro, meso et micro), nous semble pertinente pour la lecture des activités éducatives traditionnelles. Comme en Occident ou ailleurs, la société pastorale djiboutienne n’échappe pas au temps vécu par l’humain, construit sur des échelles différentes. Ainsi, les représentations sociales traditionnelles renvoient à des constructions temporelles ancrées dans l’histoire collective et qui constituent le niveau temporel macro. Ces temporalités macro se traduisent, au niveau contemporain, par des constructions ‘’intermédiaires’’ qui s’incarnent dans des espaces socioéducatifs tels que le campement ou institutionnels tels que l’arbre à débat. C’est le niveau temporel meso, situé entre le niveau macro et celui micro qui est le niveau de l’individu. Loin d’être disjoints, ces trois niveaux de temporalités s’articulent et se travaillent mutuellement. Ils sont repérables dans les parcours individuels de vie auxquels le chercheur peut accéder à travers les récits biographiques. Au demeurant, précise Roquet, ‘’les temporalités ne prennent corps et n’ont de sens que dans les trajectoires biographiques individuelles.’’ (Ibid., p.16) Troisième élément, les pasteurs nomades de sexe masculin évoquent la fréquentation par les aînés de l’arbre des sages où ces derniers règlent les différends sociaux. C’est une indication du pouvoir que confère le savoir accumulé au long de l’âge et reconnu par la société traditionnelle. C’est aussi un signe de la domination masculine dans cette société patriarcale. Un quatrième élément pointe l’éducation scolaire comme source de savoir de base et approfondi, de formation intellectuelle et professionnelle, et donc de possibilités dans la vie urbaine. C’est la perception des six témoins citadins. C’est aussi celle des quatre pasteurs nomades et des quatre ruraux sédentarisés mais peu ou pas scolarisés : ils considèrent tous que les citadins scolarisés ont plus de possibilités qu’eux en ville.

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Un cinquième élément, qui renforce celui qui précède, est l’idée que l’éducation traditionnelle ne prépare pas à la vie urbaine. Elle est partagée par les six enquêtés citadins. Le rural n’a point de savoir scolaire et est donc inadapté à la ville pour Kr ; le rural est peu adapté à la vie urbaine dont il n’a pas reçu les clés pour Ki ; en dehors de ‘’l'hospitalité, la générosité, l'amitié, la fraternité, etc.’’, le parcours rural ne présente pas d’intérêt pour la vie ‘’moderne’’ pour Aw ; Is, Sa et Di pointent à la fois ce phénomène de l’inadaptation et la complémentarité ruralité- urbanité : le rural, parce qu’il est sans savoir scolaire, est inadapté à la vie urbaine, de même que le citadin est inadapté à la vie rurale, mais les deux formes éducatives se complètent dans le contexte djiboutien. C’est aussi la perception des pasteurs sédentarisés mais peu ou pas scolarisés qui considèrent que les scolarisés, de par le savoir qu’ils acquièrent, ont plus d’atouts qu’eux : le pouvoir de lire et écrire, le pouvoir de comprendre et d’interagir avec le vaste monde, du pouvoir professionnel et économique, de l’influence sociale, etc. Les quatre ruraux abondent dans le même sens, disant que s’ils étaient nés en ville et qu’ils y avaient été scolarisés, ils auraient mené une vie moins dure et moins précaire que la leur. Le sixième élément suggère une faible valorisation par plusieurs enquêtés du savoir ancestral par rapport au savoir scolaire. Ainsi, les quatre enquêtés ruraux sédentarisés mais peu ou pas scolarisés (ils sont jeunes), considèrent que le savoir est chose de la ville, chose de l’école et que ce qu’ils ont appris à la campagne, ‘’garder le bétail’’, ne relève pas du savoir dans la mesure où cela ne leur sert à rien en ville. La campagne est pour eux le lieu de l’ignorance, comparée à la ville. De la même manière, les deux enquêtés citadins les plus jeunes (Kr et Aw) accordent peu d’importance à l’éducation traditionnelle. Pour eux, pas ou peu de savoir en milieu rural, ce qui rend l’éducation traditionnelle peu souhaitable. Pour Aw, le fait communautaire qui structure la société et la vie rurales est même un frein à la construction nationale et à l’émergence de l’identité nationale. Ad, le plus jeune des quatre témoins ruraux, a également une perception peu valorisante du savoir ancestral. Reste que ce point de vue n’est pas partagé par les plus âgés des enquêtés citadins (Ki, Is, Sa, Di) qui considèrent, eux, que l’éducation traditionnelle est utile dans la mesure où elle adapte ses bénéficiaires à leur milieu de vie traditionnelle et qu’elle porte les valeurs et racines pastorales ancestrales. C’est l’éducation traditionnelle, et non l’école de la ville, qui dit aux individus d’où ils viennent et avec quelles valeurs. Pareillement, les trois enquêtés ruraux les plus âgés (Ab, Kad et Dab) considèrent que ce qu’ils ont appris à la campagne, s’il ne leur est pas utile en ville, leur sert en leur milieu rural où, à leurs yeux, le savoir scolaire est peu adapté.

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Cela fait donc apparaître la faible valorisation du savoir ancestral que nous repérons comme une perception spécifique aux jeunes enquêtés. Cette perception tourne même au regret chez les jeunes ruraux, sédentarisés ou non. En effet, il se dégage de leurs propos un sentiment de regret, le regret ne pas être nés en ville et de ne pas avoir été scolarisés comme les jeunes de leur âge (Ad, S, M et G) ou de ne pas avoir été assez scolarisé (Al). Dans un autre registre, la vulnérabilité de la vie pastorale traditionnelle aux aléas de la nature, en particulier à la sécheresse, affleure dans le discours de certains pasteurs jeunes tels que G et Ad, ou chez l’enquêtée citadine plus âgée Ki. Ad évoque même la dégradation de l’environnement : ‘’J’ajoute que la brousse n’est plus la brousse, que l’environnement s’y est dégradé et que la nature n’offre plus les mêmes ressources que par le passé. Le meilleur a été tiré de la brousse avant moi qui suis jeune, je n’ai pas connu la brousse luxuriante, d’autres générations l’ont connue, pas moi. J’en ai seulement entendu parler’’. Enfin, et c’est le dernier élément que nous pointons, les enquêtés ont une perception de l’avenir favorable à la ville et au savoir scolaire. Ainsi, les six enquêtés citadins n’envisagent pas de vie rurale pour eux, ni pour leurs enfants qu’ils souhaitent scolariser en ville s’ils n’y sont pas encore scolarisés ou ne l’y ont pas déjà été. De même, les quatre enquêtés ruraux sédentarisés n’envisagent pas de retourner à la campagne qu’ils ont quittée pour la ville. Bien au contraire, ils nourrissent le projet de rester en ville, d’y fonder un foyer et d’y envoyer leurs enfants à l’école. Les quatre pasteurs nomades auraient souhaité l’école et son savoir pour leurs enfants. Trois sur quatre les auraient souhaités pour tous leurs enfants et la quatrième, Dab, attachée à la campagne, pour une partie de ses enfants. Pour autant, ces éléments qu’a fait émerger la démarche exploratoire, s’ils confortent nos hypothèses, ne les dispensent pas d’être vérifiées plus avant sur le terrain de recherche. Or, une telle vérification ne va pas sans recours à une méthode d’enquête empirique pertinente. Nous voici donc amené à la question de l’approche méthodologique, soit le second chapitre de la deuxième partie de la thèse, ou encore le quatrième chapitre de la thèse.

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Chapitre IV : Approche méthodologique

Ce chapitre porte donc sur notre approche méthodologique. Nous y présentons et justifions notre démarche méthodologique pour le recueil des données de terrain comme pour leur analyse.

4.1. Choix méthodologique pour une enquête empirique

Comment donc avancer et vérifier plus avant nos hypothèses sur le terrain ? Par quelle approche méthodologique, pouvons valablement le faire ? Faut-il recourir à l’approche quantitative (par voie de questionnaire) ou qualitative ? Nous considérons que l’option pour une approche plutôt que pour une autre, doit tenir compte de ce que l’on tente d’investiguer. Ici, nous sommes face à des phénomènes humains complexes : nous sommes confronté à des processus qui, en éducation traditionnelle, à l’école d’Europe importée ou dans le vaste espace social, donnent lieu à des configurations et qui renvoient à des dynamiques liées à la rencontre en tension de la tradition ancestrale autochtone avec l’altérité introduite par la colonisation et souvent désignée sous le vocable valorisant de modernité. Essayer de comprendre et d’expliquer de telles configurations et les processus et dynamiques qui les travaillent, avec ce que ces situations impliquent de contraintes initiales, de tensions, de conflits, de négociations et d’adaptations, requiert donc un choix méthodologique adéquat. Soulignons déjà que les phénomènes humains, en raison de leur complexité, ne peuvent guère se réduire à des modèles mathématiques. Ils ne peuvent guère se mettre en équation, s’analyser comme de simples relations entre variables dont les unes, indépendantes, en influencent d’autres, dépendantes celles-là. Nous sommes bien loin des phénomènes physiques ou biologiques qui se déclinent en des réalités plus simples que les processus humains et d’autant plus intelligibles par une approche analytique de type quantitatif. Soyons clair, nous ne cherchons pas à disqualifier tout examen quantitatif des réalités humaines, car l’analyse quantitative, notamment statistique, conserve son utilité pour certaines situations, en complément ou non de l’approche qualitative. Nous voulons seulement pointer la complexité des processus humains qui nous occupent et le choix méthodologique qu’ils conditionnent.

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Dès lors, l’approche qualitative nous semble plus pertinente que l’analyse quantitative pour investiguer nos constats et vérifier nos hypothèses. En effet, l’investigation qualitative s’intéresse à la fois aux éléments observables du réel et au sens que les humains leur donnent. Elle ne se contente pas de lire les événements tels qu’ils se donnent à voir, elle les lit à la lumière de la (ou des) signification(s) que les individus qui vivent ces événements, en livrent. Les phénomènes humains et leur sens tout aussi humain, l’observable et la ‘’boîte noire’’, tel est le regard qualitatif et il sied à la complexité des réalités qui font l’objet de notre réflexion de thèse. Nous optons donc pour une approche méthodologique qualitative. Ce choix ne signifie pas pour autant que l’approche choisie est la panacée, qu’elle ne présente aucun risque et qu’elle est d’une fiabilité à toutes épreuves. Elle connait des limites épistémologiques non négligeables qu’il importe de souligner. Parmi ces limites, il y a le niveau de conscience qu’ont les individus investigués de ce qu’ils donnent à voir et ou à entendre, qu’il s’agisse de comportements ou d’activités. Ce qui est dit lors d’un récit de vie, d’un entretien ou d’une conversation spontanée correspond-il à du conscient ? Question qui en entraîne une autre : ce qui est conscient est-il convenablement énoncé, verbalisé ? En d’autres termes, les individus ont-ils conscience de ce qu’ils font ou vivent, et, si oui, peuvent-ils le verbaliser avec les mots qui conviennent ? Une autre grande limite est liée à la reconstruction du réel par le chercheur à partir de ce qu’il a recueilli. Le travail de reconstruction pose, en effet, la question de la fidélité au réel. Nous relevons encore deux risques inhérents à l’investigation qualitative : la survalorisation du cas particulier et les tentations de la subjectivité dans le recueil des données comme dans leur examen interprétatif. Tous deux guettent le chercheur qui, ne l’oublions pas, est un être humain (Van Der Maren, 1996). Mais avançons pour décrire davantage l’approche qualitative.

4.2. Une approche qualitative

Si nous devions présenter l’approche qualitative, nous dirions d’entrée qu’elle part du particulier vers le général. Elle part de ce qui est observé, du cas particulier, pour aller vers le général. Cela implique que ce qui est observé du réel soit représentatif de ce réel, que le particulier soit représentatif du général. C’est donc une approche inductive, qui appréhende le réel à partir de ses éléments (Laperrière, 1994 ; Tesh, 1990 ; Lincoln et Guba, 1985).

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Dans le cas de notre objet de recherche, il s’agit de comprendre ce qui est à l’œuvre dans des configurations, notamment de type éducatif, de comprendre des dynamiques, des processus, des effets. Et, même si comprendre et expliquer des phénomènes dans un contexte donné peut permettre de dégager des éléments pouvant s’appliquer à d’autres contextes (comparables), notre démarche ne vise pas forcément à dégager des lois à partir des réalités djiboutiennes. Elle vise plutôt l’exploration, dans une intention de compréhension (et d’explication), de ce contexte par rapport aux phénomènes investigués. Bien entendu, l’approche qualitative ne consiste pas en une seule méthode, elle en comporte plusieurs qui ont chacune leurs forces et leurs limites. Il y a l’entretien qui se décline en : entretien libre, entretien semi-directif et entretien directif. Il y a le récit de vie. Il y a encore l’observation qui se décline en : observation directe, observation indirecte et observation participante. Compte tenu de la complexité de notre objet de recherche et de notre implication dans le terrain examiné, notre choix va à l’observation qui n’exclut pas la participation du chercheur. Intéressons-nous donc de plus près à cette méthode d’enquête.

4.2.1. Autour de l’observation participante

L’observation participante, qui accueille en complément la conversation spontanée et l’entretien libre voire structuré, pour préciser tel ou tel point observé, approfondir tel ou tel aspect de l’observation, permet à la fois d’observer les phénomènes et de les vivre en y participant. Assez ancienne en tant que méthode d’investigation en sciences sociales, l’observation participante (OP) où le chercheur observe un groupe social dont il fait partie, apparaît à la fin des années 1930 (Platt, 1983). Il s’agit pour le chercheur d’étudier, au moyen d’une implication de longue durée, des configurations sociales et leurs acteurs sociaux (De Sardan, 2001). Clairement, l’observation participante, par de-là ses variations, implique une immersion du chercheur dans le terrain de recherche. Pourquoi ? Parce que cette immersion permet d’aller loin dans l’observation et d’essayer de saisir les processus et dynamiques à l’œuvre dans le groupe social qui est l’objet de la recherche. C’est d’ailleurs là que réside la force de la méthode : dans le fait de partager la vie du groupe et d’accéder ainsi à des matériaux difficilement accessibles par des méthodes de recherche excluant l’implication dans les réalités observées et la proximité informative inhérente.

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Cette force de l’observation participante lui vaut aussi sa principale critique, à savoir le risque d’une trop grande subjectivité (la subjectivité zéro n’existe pas) et d’un déficit de distance à l’objet. Cependant, pour un chercheur averti, habité par l’exigence de distance réflexive, ce risque est limité : il se garde de participer au discours des acteurs observés ainsi que des tentations de la subjectivité. D’où la percée qu’a connue l’observation depuis ses débuts. De sorte qu’elle se décline en diverses formes : observation participante ouverte ou clandestine (cette dernière forme étant aussi qualifiée de couverte), observation participante périphérique ou complète. L’expression de participation observante (PO) a même fait son entrée dans la terminologie de l’observation participante. L’observation participante clandestine consiste, comme l’expression le laisse deviner, à observer à son insu le groupe social visé par l’enquête. Le chercheur ne s’annonce pas comme tel mais comme un membre ordinaire du groupe. De cette manière, sa présence n’affecte pas le cours naturel de la vie du groupe, ce qui favorise une plus grande fidélité au réel des informations que l’observateur recueille. Selon Soulé (2007, p.128), ‘’dès ses origines, l’OP a ainsi été utilisée comme une véritable méthode d’enquête « souterraine », réalisée non seulement sans consentement, mais de surcroît sans dévoilement de l’intention réelle du chercheur. Il s’agit alors généralement d’observer des groupes sociaux de taille réduite, et de type fermé, comme des organisations au sein desquelles les chercheurs prennent un emploi’’. Mais, pour des raisons d’ordre éthique, la forme ouverte a pris le pas. Ici, le chercheur n’agit pas masqué mais à visage découvert. Les autres acteurs du groupe social savent qu’il est là en tant qu’observateur, avec le risque que les acteurs observés se comportent moins naturellement et que cela altère la qualité de l’observation. Cependant, ce risque est compensé par le gain en éthique lié au caractère ouvert (non-clandestin) de l’observation. Quant à la différence entre l’observation participante périphérique et celle complète, elle renvoie au degré de la participation. Faut-il favoriser une participation totale de l’observateur à la vie du groupe observé et risquer une observation moins distanciée et trop subjective ? Ou faut-il opter pour une participation moindre, plutôt à la marge, et favoriser ainsi le recul du chercheur et une analyse plus objective ? Comment trouver un équilibre entre distanciation scientifique et proximité informative ? Ce sont là autant de questions sous-jacentes à la distinction entre observation participante périphérique et observation participante complète. Et c’est pour répondre à ces questions et tenter un compromis entre détachement et implication qu’a été introduite l’idée d’une observation participante périphérique où la participation se réduit au profit de la distanciation (Adler et Adler, 1987).

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Une autre distinction s’opère dans l’observation participante mais cette fois par rapport à la manière dont l’observateur entre sur le terrain. D’où l’expression ‘’observation participante par opportunité’’. Il s’agit ici d’une situation où une participation normale, sans intention initiale de recherche, ou une ‘’participation pure’’, devient observation par une « conversion à la recherche ». Parce que l’observateur, qui ne l’est pas encore, est naturellement impliqué dans la collectivité sociale, y occupant telle position, y jouant tel rôle, la participation est forte. La difficulté consiste alors à s’extraire, dans une certaine mesure, des habituelles façons de faire et de penser, afin de développer une réelle capacité d’analyse. La réduction de la distance à l’objet laisse en effet davantage de place à la subjectivité, notamment parce que le chercheur doit autant, voire davantage, participer qu’observer (Soulé, 2007). Mais cette difficulté, qui renvoie au débat sur la position du curseur de la participation dans l’observation avec immersion, n’est-elle pas celle de toute observation participante ? En tout cas, Brewer (2000) va jusqu’à renverser l’expression ‘’observation participante’’ et à définir comme ‘’participation observante (PO)’’ la démarche qui consiste à se servir du rôle que l’on joue dans un espace social pour conduire une observation de recherche. Or, nous rappelle Soulé (2007), ‘’ce mode d’entrée sur un terrain constitue le point de départ de nombreuses recherches menées par OP depuis des décennies (Becker, 1985 ; Dalton, 1959)’’. Recensons avec Soulé quatre usages de la notion de PO : ‘’Primauté de l’implication interactionnelle et intersubjective sur la prétention à l’observation objective ; cas de conversion expérientielle à un terrain ou un rôle singuliers ; cas d’une participation intense éclipsant momentanément la lucidité et la disponibilité intellectuelle du chercheur ; cas d’une participation intellectuellement engagée’’. Avec ‘’pour dénominateur commun’’, le fait que ‘’la priorité va à la participation au terrain investigué, prépondérante vis-à-vis de l’observation’’. Examinons brièvement ces quatre cas, l’un après l’autre, pour comprendre pourquoi la participation s’impose plutôt que l’observation.

4.2.1.1. Quand prime la participation…observante

Accepter les intersubjectivités Accepter les intersubjectivités ? Face à la difficulté d’être à la fois participant et observateur, d’être à la fois proche des acteurs pour mieux saisir les interactions complexes qui les travaillent et détaché d’eux pour analyser ces mêmes relations avec la rigueur du scientifique, un auteur tel que Lassiter (2000) propose la notion de participation observante (PO). Tedlock (1991) 142 pousse plus loin l’idée et considère qu’il faut, aux ethnographes, repenser théoriquement l’observation participante en participation observante pour accepter les inter-subjectivités inhérentes à l’objet (l’humain) et à la démarche (analyse de l’humain par l’humain) de l’ethnographie. Cette acceptation conceptuelle permet, selon lui, de s’émanciper de ‘’la théorie (qui) veut que pendant l’OP, les ethnographes soient ‘’alternativement émotionnellement engagés, en tant que participants, et froidement observateurs, dépassionnés, des vies des autres’'. D’autant que, ajoute-t-il, ‘’cette étrange démarche n’est pas seulement émotionnellement déstabilisante, mais également suspecte sur un plan moral, du fait que les ethnographes établissent volontairement des relations humaines intimes, avant de les dépersonnaliser (…)’’. Alors que ‘’dans la participation observante, à l’inverse, les ethnographes utilisent leurs compétences sociales quotidiennes simultanément pour expérimenter et observer les interactions, les leurs comme celles des autres, au sein de configurations sociales diverses » (Tedlock, 1992, p.13). Mais cela implique de prendre conscience de l’illusion selon laquelle l’ethnographe peut être simultanément ‘’objectif et observateur participant’’, à la fois interagir et se détacher. Comme le prône Emerson (2003, p.410) pour qui «la solution est davantage du côté de la prise de conscience des effets de l’enquête que de la tentative de les minimiser (…) On tient pour allant de soi que l’observateur altère ce qu’il observe, mais que ces altérations font partie de l’objet d’étude (…) Le travail de terrain est donc nécessairement de nature interactionnelle et la présence de l’enquêteur a des conséquences dans la vie des enquêtés. Les solutions à la réactivité ne sont pas dans la régularisation, la restriction ou la suppression des interactions sur le terrain. Elles réclament que l’on devienne sensible et réceptif à la façon dont les protagonistes se perçoivent et se traitent les uns les autres. Le chercheur est une source de résultats, non pas de contamination de ceux- ci ». En acceptant comme inscrite dans la notion même d’observation l’implication du chercheur dans la vie des observés, l’on accepterait comme source féconde de savoir les intersubjectivités entre, d’une part, le chercheur et les enquêtés et, d’autre part, entre ces derniers. Le chercheur peut-il pousser encore plus loin sa participation au terrain et comprendre une réalité humaine par une expérience subjective ? Comprendre l’objet de l’observation à travers une expérience subjective Dans une telle situation, la participation observante est ordonnée par le besoin de comprendre un objet qui se laisse difficilement saisir de l’extérieur. Il s’agit d’entrer dans l’objet, de le vivre pleinement de l’intérieur, pour le comprendre. Selon Pfadenhauer (2005), il y a des cas où la

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PO se distingue de l’OP : 1) dans le cas idéal, la recherche recueille des matériaux d’observation mais produit aussi des données d’expérience; 2) s’il faut nécessairement arbitrer entre observation et participation sur le terrain, celle-ci est prioritaire par rapport à celle-là; 3) Plutôt que de produire le point de vue plus ou moins fiable d’un observateur extérieur, le chercheur privilégie la connaissance de la perspective existentielle de l’initié en appréhendant celle-ci par une expérience subjective. Autant de raisons qui font que le traitement interprétatif des matériaux recueillis et des expériences subjectives vécues appelle une analyse d’essence phénoménologique. Prenant le cas du sociologue des religions, Ramstedt (2002) considère que s’il ne participe pas à leur expérience, il peut difficilement repérer les éléments de l’investissement consenti par les adeptes d’une confession et qui sont révélateurs du sens que ces individus donnent à la vie. Pye (2000), qui pointe le rôle plus actif du participant observateur en comparaison à l’observateur participant, cite l’exemple de Schott (1997) qui est passé de l’observation participante à la participation observante. Se conformant aux instructions d’un devin, Schott a tué un animal en sacrifice à ses ancêtres, geste important vers une compréhension plus en profondeur de l’univers spirituel étudié. Wacquant (2000) a fait de même qui, pour mieux comprendre les ‘’trajectoires sociales et éventuelles stratégies de sortie du ghetto’’ de jeunes de Chicago, a fait de la participation observante en apprenant à boxer avec certains de ces jeunes dans leur salle de boxe. « Trois ans durant, j’ai participé aux entraînements aux côtés des boxeurs du cru, amateurs et professionnels, à raison de trois à six séances par semaine. À ma propre surprise, je me suis pris au jeu, au point de passer mes après-midis au gym avant de passer entre les cordes disputer un combat officiel ». En payant de sa personne, allant jusqu’à s’exposer aux risques physiques d’un sport violent tel que la boxe, Wacquant a voulu comprendre ce qu’est « devenir boxeur ». Autre exemple, Blondeau (2002) s’est faite bouchère pour explorer en profondeur ce métier. Mettant l’accent sur la participation plutôt que sur l’observation, cette chercheuse raconte que sa démarche s’est révélée beaucoup plus riche en données que les notes sur carnet ou bande magnétique de l’observation participante. « Si l’immersion dans un terrain est désignée communément en ethnologie comme l’observation participante, je préfère qualifier ma démarche comme une participation observante, car c’est avec le tablier de bouchère que j’ai le plus appris et le mieux compris le monde boucher. En affrontant visuellement, tactilement, olfactivement et auditivement les lieux et les pratiques des bouchers, le monde de la boucherie devient sensible, tangible. Un monde avec ses odeurs fortement perceptibles, évocatrices et persistantes, ses sonorités de scies à os, ses visions frappantes du jaillissement

144 du sang et des entrailles qui déclenchent des sensations inimaginables. Ce monde éveille des émotions et des représentations profondément intériorisées auxquelles il s’agit de se confronter dans le processus de construction de l’objet, pour comprendre, soi et les autres » (Blondeau, 2002). On le voit, cette méthode permet un accès privilégié, ‘’difficilement égalable par d’autres moyens méthodologiques’’, à ce que ‘’quelqu’un expérimente véritablement du monde et sur la manière dont est vécue cette expérience. La présence sur le terrain n’est pas seulement destinée à décrypter un système social de l’intérieur ; elle vise à comprendre ce que c’est qu’être un acteur de ce terrain’’ (Soulé, 2007, p.134). Bien entendu, cette compréhension fine de la réalité humaine suppose le succès de l’expérience subjective du chercheur pour être effective. Et si le participant éclipsait temporairement l‘observateur ? Le participant éclipse un temps l’observateur Dans ce troisième cas, la participation accapare le chercheur qui, plongé dans le terrain, se détache rarement de l’objet d’étude pour recueillir des informations par carnet ou enregistrement. Soulé rappelle que, dès 1958, Gold différencie quatre postures : l’observateur complet, l’observateur en tant que participant, le participant en tant qu’observateur et le participant complet. Cette distinction se fonde sur le degré d’implication du chercheur qui va du minimum avec la première situation au maximum avec la dernière. Ainsi, dans une observation participante, la personne «se mêle au milieu observé, mais peut en sortir à chaque instant, et ne se trouve donc jamais exactement dans la position sociale, ni dans la disposition psychologique des acteurs étudiés » (Damon, 2002, p.20). A l’inverse, dans la participation observante, la personne, qui fait partie du milieu, prend à certains moments du recul pour l’observer (Marpsat, 2005). L’expérience de Rocher (1984) illustre cette situation de participation observante : « Après quelques 25 ans de vie universitaire ininterrompue, je quittais pour la première fois l’université, d’une manière provisoire il est vrai, pour accepter un poste à temps complet dans la fonction publique québécoise. Sous-ministre du ministre d’État au Développement culturel, c’est de très près cette fois-ci que je participai à l’exercice du pouvoir politique (…) Pendant deux années et demie, j’ai donc pratiqué ce que l’on appelle dans notre langage l’observation participante, ou peut-être était-ce plus exactement de la participation observante, car le rythme et les exigences du travail quotidien ne m’ont pas permis de prendre toutes les notes que j’aurais voulues et de tenir un véritable journal d’observateur, comme je l’avais souhaité au départ’’. Notons que si la participation observante apparaît ici comme une

145 forme légère d’observation participante, tout au moins en termes de distance réflexive, il n’en va pas toujours ainsi. Comme le montre le travail de Lièvre et de Rix (2005) sur les expéditions polaires, tant au niveau logistique (préparation, transport et montage) que sur site, avec ce que cela suppose de contraintes (vent, froid…) et de difficultés (fatigue, risque d’attaque par un animal polaire comme le loup ou l’ours…). La distinction entre observation participante et participation observante repose pour ces deux auteurs sur ce qui fait l’activité principale du chercheur. S’il est avant tout acteur de terrain, se transformant uniquement en chercheur (par la prise de notes, par exemple) une fois son action de participant terminée, il s’agit de participation observante. A l’inverse, si la priorité va à l’observation, avec une participation moins fréquente du chercheur, situation qui arrive lorsque l’observateur n’est pas un habitué du terrain de la recherche, l’on est en présence d’une observation participante. Comme le montrent ces exemples, la priorité va clairement à l’implication dans la participation observante. Et s’il est possible que cette primauté de l’action affecte parfois la production de données par l’observation, la participation est le prix même de l’observation dans certains contextes où celle-ci n’est tout simplement pas possible sans celle-là. L’observateur, jusqu’ici animé par le seul souci de produire du savoir, peut aussi être mû par un engagement. L’observateur est un participant engagé Dans cette situation, la participation observante est induite par l’engagement du chercheur, lequel agit en militant ou dans une intention de changement du terrain examiné. L’expérience de Verrier (2006) illustre ce cas de figure. Il s’agit de sa participation à un mouvement de grève que les cheminots français lancent en novembre 1995. Il est alors conducteur de trains. L’auteur raconte : ‘’Sur le terrain, j’étais davantage dans la participation parce que l’observation passait au second plan, elle n’était plus alors mon objectif premier. Par l’intermédiaire de l’écriture, j’essayais cependant de retrouver une certaine forme de distanciation, de rétablir des dimensions d’observation réflexive’’. Ce, parce que le chercheur était absorbé par l’action de grève, action d’autant plus intense qu’elle résonnait avec son engagement militant. ‘’J’étais pris dans la grève, entraîné et impliqué par elle, peut-être malgré moi en certaines circonstances, mais je tentais aussi d’en être un acteur délibérément engagé, avec mes caractéristiques individuelles et émotionnelles’’. Comment faisait-il alors pour que l’acteur n’étouffât pas totalement l’observateur ? Il se ménageait des moments de distanciation : ‘’Chaque soir ou chaque nuit, éloigné du terrain de la grève, la pré-écriture du texte offrait l’occasion d’une prise de recul par rapport à l’action et à l’implication, et permettait

146 certainement de mieux s’y inscrire le lendemain tout en se livrant à des retours sur soi’’. Une telle implication dans l’objet de la recherche, on l’imagine, crée chez le chercheur une forte tension psychologique : entre le participant et l’observateur qu’il réunit en sa personne. Il doit gérer cette tension pour trouver un équilibre fécond entre les deux personnages qui cohabitent en lui. Verrier nous dit cette tension pour l’avoir vécue : ‘’De fait naissait une sorte de dichotomie, je me retrouvais tiraillé entre un besoin d’action sur le terrain et une posture de réflexion et de travail intellectuel sur la grève. Il me semble cependant que cela débouchait sur un enrichissement réciproque entre d’une part l’observation et l’action et d’autre part la symbolisation de cette action’’. Quelle posture d’observation appelle alors notre enquête de recherche dans le contexte à nous si familier de Djibouti ?

4.2.1.2. Quelle posture d’observation pour notre enquête à et sur Djibouti ?

Nous considérons que, de par notre insertion de longue date en son sein, nous participons au contexte de notre recherche. Nous vivons à Djibouti-ville, la capitale, et fréquentons les autres principaux centres urbains du pays depuis des dizaines d’années. Et s’il nous est arrivé de nous en absenter par moments, nous sommes resté en contact suivi avec eux. Nous sommes également demeuré ancré dans le milieu rural pastoral qui nous a vu naître et recevoir l’éducation traditionnelle. De la capitale (pour ne citer qu’elle), que nous avons vue s’étendre dans l’espace et croître démographiquement, nous avons fréquenté l’école comme élève (école arabophone ou madrasa puis école francophone) et plus tard comme enseignant et chef d’établissement, fréquenté le marché du travail non éducatif (comme officier militaire, puis comme journaliste), fréquenté le secteur privé comme chef d’entreprise et fréquenté un grand nombre d’habitants. Dès nos seize ans, nous sommes passé des bancs de la classe au tableau noir comme enseignant. Au fil de nos années de collège et de lycée, et en cours du soir, nous avons été alphabétiseur, moniteur de soutien scolaire, instituteur en école privée. Plus tard, nous avons formé des militaires et géré des stages de formation pour l’armée djiboutienne. Nous avons aussi enseigné la gestion à des étudiants djiboutiens en commerce international. Puis, nous avons été professeur de français, d’anglais et d’histoire-géographie dans un collège privé dont nous étions par ailleurs le directeur fondateur. Nous avons ainsi vécu des configurations éducatives scolaires et extrascolaires.

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Du milieu rural (pastoral), nous avons vécu la vie traditionnelle, reçu nos premiers apprentissages, accompli nos premières tâches, acquis nos premières expériences. Plus tard, nous avons gardé du lien social avec la campagne. Nous l’avons fait par des visites à des campements pastoraux, par des rencontres avec des pasteurs nomades visitant la ville et par du soutien matériel à certains ruraux proches de notre personne ou moins proches. Nous avons à chaque fois échangé avec eux, appris d’eux, appris à eux, toutes choses qui ont entretenu notre ‘’ruralité’’. De la vie sociopolitique du pays, nous sommes un acteur reconnu de par notre engagement politique et sa dimension sociale. Illustration de cette dimension sociale, nous conduisons depuis janvier 2017 un programme de capacitation populaire par l’action participative : nous initions dans les quartiers populaires de la capitale une activité de microcrédit par et pour les habitants (en vue de l’auto-emploi notamment), une activité de production potagère par et pour les habitants (visant notamment à réduire la malnutrition). C’est dire si nous avons déjà été impliqué dans les configurations éducatives que nous investiguons, vécu les processus et dynamiques à l’œuvre (lors de notre éducation traditionnelle puis à l’école), vécu l’exode rural et la sédentarisation en ville, autant de choses qui renvoient à la rencontre de la tradition pastorale avec la ville coloniale puis post-coloniale. Clairement, de par notre double ancrage traditionnel et non traditionnel, nous avons vécu et vivons, notamment en termes de savoir et pouvoir, la tradition et ses spécificités, le non- traditionnel et les siennes mais aussi les effets de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels. Nous participons donc au terrain que nous investiguons. En ‘’participant pur’’ ? Nous considérons que non. Du reste, est-il un participant pur ? Tout participant n’est-il pas quelque part observateur ? En tout cas, une telle implication de longue date n’a pas été sans observation de notre part. Exerçant ‘’cette capacité (l’observation) (qui) est d’abord une pratique de la connaissance ordinaire’’ (Peneff, 2011), nous avons été (et restons) un acteur et un témoin attentif à son environnement. Certes, nous n’avons pas observé ce terrain avec la distance réflexive du chercheur, mais nous l’avons observé de l’intérieur. Nous avons même développé une ‘’mémoire spécifique’’ (Soulé, 2007) de ce terrain, mémoire subjective mais riche. Ne sommes-nous pas alors, en un sens, cet ‘’observateur engagé’’ dont parlent Norbert Elias et John Scotson à propos de l’observation participante des configurations sociales (Elias & Scotson, 1997, p. 77) ? En tout cas, notre disposition à l’observation nous a aidé à publier en 1993 à Paris, sous le titre

148 de ‘’Splendeur éphémère’’, un roman qui, selon nous, dit quelque chose du réel djiboutien. A travers ce premier roman, nous avons voulu livrer un regard de l’intérieur sur une société djiboutienne travaillée par les tensions entre la tradition et ce qui ne l’est pas. En évoquant ce modeste roman, nous revient à l’esprit un mot du sociologue Emile Durkheim (1967, p. 308) : « Le goût de l’observation peut également faire d’un homme un romancier, un auteur dramatique, un chimiste, un naturaliste, un sociologue ». Outre ce roman, l’observation nous a inspiré des nouvelles dont certaines publiées (telles que celle intitulée Abandonné par les dieux, publiée en 1997 dans la Revue Noire n°24). De même, ce goût de l’observation a servi nos efforts d’investigation dans d’autres registres de raisonnement : nous avons observé le contexte djiboutien comme journaliste salarié du secteur public, puis comme rédacteur d’articles de la presse indépendante, ou encore comme analyste politique (en publiant ici sous un nom de plume pour des raisons de sécurité). La question peut d’ailleurs se poser de savoir ce qui, chez nous, est à l’origine de ce goût de l’observation. Question pertinente que nous nous sommes souvent posée et pour laquelle nous n’avons pas à ce jour de réponse. Peut-être cette disposition nôtre vient-elle « d’une socialisation particulière : mixité sociale et démographique, mélange avec des étrangers (…), mobilité imprévue, curiosité sociale précoce et sens du contact stimulé par l’entourage » (Peneff, 2011). Nous pouvons, en tout cas, affirmer que nous avons toujours été curieux des autres, attentif à leurs apparences, à leurs mots, à leurs actes et à leurs interactions, curiosité servie par notre ancrage en milieu pastoral nomade (la transhumance est source de contacts et de rencontres) mais aussi par notre implication dans un milieu urbain (Djibouti-ville) à diversité humaine et culturelle. Nous pouvons ajouter que nos parents ne nous ont pas appris (à la campagne comme en ville) à nous désintéresser des autres. Sans compter que l’exercice de notre observation a été et demeure facilité par la modeste taille de la population nationale : 277.479 âmes à l’Indépendance de 1977, un peu plus de 927.414 habitants en 2015, avec une concentration estimée aux deux tiers du total dans la capitale, ce qui vaut parfois au pays le qualificatif de Cité-État. C’est donc par cette ‘’observation de l’intérieur’’ que nous avons pu faire en contexte les constats qui sont à l’origine de nos hypothèses de recherche, hypothèses à vérifier maintenant par une observation participante clairement distanciée. En d’autres termes, notre observation d’avant recherche, celle qui a permis nos constats et favorisé nos hypothèses de recherche, était une observation spontanée, une observation de ‘’la connaissance ordinaire’’. Elle n’a donc pas été conduite avec cette posture qui permet de transformer ‘’la conscience sociale en conscience

149 sociologique’’ pour reprendre la formule de Peneff (2011). Même si notre observation ordinaire n’est pas sans valeur cognitive, car ‘’cette connaissance de l’intérieur est fructueuse’’ (Peneff, 2011), quoique pas ‘’toujours et pas systématiquement’’. De fait, nous pouvons considérer que la longue durée de l’observation (des années) et les régularités qu’elle a permis de repérer et de formuler en autant de constats, tendent à faire d’elle une ‘’connaissance fructueuse’’. Au total, cette ‘’connaissance fructueuse’’ (nos constats reformulés en hypothèses de recherche) doit être vérifiée par une observation participante scientifique, c’est-à-dire préparée, distanciée et rigoureuse. Dès lors, il nous semble pertinent d’adopter la posture du chercheur à l’égard du terrain et de recueillir autant de matériaux que possible. Pour ce faire, l’observateur doit, en nous, éclipser le participant au long cours, la distance se substituer à la proximité, pour favoriser la scientificité de notre démarche. Regard scientifique, disons-nous. Qu’entendre par scientificité ?

4.3. Scientificité de notre démarche

La scientificité d’une recherche est conditionnée, nous semble-t-il, par sa validité interne et externe. La validité interne est atteinte si les données recueillies sont représentatives de la réalité de l’objet de recherche. Quant à la validité externe, elle est vérifiée si les résultats de la recherche peuvent être généralisés à d’autres contextes, ce qui implique que lesdits résultats (et donc le contexte qu’ils concernent) soient représentatifs de la problématique. Il ne peut donc y avoir de validité externe sans validité interne : il n’y a point de sens à généraliser à d’autres contextes des résultats qui ne rendent pas compte du réel de l’objet de recherche visé. Il est clair que cette double validité exige une honnêteté intellectuelle et une rigueur méthodologique à tous les stades de la recherche : collecte des matériaux, analyse des données et interprétation des résultats. Ce sont ces exigences d’honnêteté intellectuelle, la moindre des choses dans une réflexion digne de ce nom, et de rigueur dans la démarche de recherche qui ont guidé notre travail tout au long de sa réalisation. Nous avons choisi les lieux d’observation et leurs acteurs dans une visée de représentativité de la problématique et de son contexte. Puis nous avons recueilli les matériaux avec détachement, à la fois lors de l’observation à proprement parler et des entretiens spontanés, en contrôlant

150 donc notre subjectivité (pour autant que nous en soyons conscient), de manière à ce que les données collectées soient fidèles aux réalités observées. Plus, nous nous sommes appuyé sur d’autres sources dans une intention de confrontation aux matériaux de l’observation participante (entretiens spontanés compris), mais aussi de complémentarité avec ladite observation pour examiner tel ou tel aspect de l’objet de recherche. Ces sources sont au nombre de quatre : documents (données statistiques officielles, manuels scolaires, textes de loi, textes réglementaires, rapports, etc.), des sources orales traditionnelles, des sources informelles urbaines (notamment des personnes qui requièrent l’anonymat par peur du pouvoir politique) et notre propre ‘’connaissance de l’intérieur’’ de l’objet de recherche et de son contexte. Sans compter les entretiens exploratoires que nous avons passés avant l’observation. Cette multiplication des sources permet leur triangulation, c’est-à-dire de les croiser pour une plus grande représentativité des données au regard de l’objet observé et donc pour une plus grande validité interne de la recherche. Dit autrement, ‘’la triangulation est censée confirmer un résultat en montrant que les mesures indépendantes qu’on en a faites vont dans le même sens, ou tout au moins ne le contredisent pas’’ (Miles & Huberman, 2003, p.480). Du reste, par la triangulation des sources, nous restons fidèle à notre démarche de recherche multiréférentielle dans la mesure où la pluralité des sources participe de la multiplication des points de vue car « l'approche multiréférentielle se propose une lecture plurielle de ses objets (pratiques ou théoriques), sous différents angles, impliquant autant de regards spécifiques et de langages, appropriés aux descriptions requises, en fonction de systèmes de références distincts, supposés, reconnus explicitement non-réductibles les uns aux autres, c'est-à-dire hétérogènes » (Ardoino, 1993, p.1). Croisement de sources dans la collecte des données mais aussi croisement de démarches dans leur traitement puisque nous mobilisons, outre l’analyse ‘’à chaud’’ (Lapassade, 1993) et l’organisation des données, l’analyse ‘’à froid’’ (Ibid.) qui renvoie à l’analyse de contenu (Bardin, 2013) et permet, à partir du corpus organisé, de repérer des unités de sens et de dégager des catégories sémantiques. Sans oublier de confronter les résultats de l’analyse à la littérature et à l’orature (oralité). Bien entendu, la rigueur méthodologique, qui conditionne la validité de l’investigation, exige également le choix d’une population représentative de la problématique.

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4.4. Population cible : pasteurs nomades, pasteurs sédentarisés

La population djiboutienne, nous l’avons pointé, est pour l’essentiel d’origine pastorale. Les deux principales communautés du pays, Afars et Somalis, sont toutes deux de tradition pastorale et nomade. La communauté d’origine yéménite, bien moins nombreuse que les deux autres et plus citadine, n’est pas exempte non plus de pastoralité puisqu’elle est issue de la tradition bédouine qui est celle originelle de l’Arabie. Mais notre observation est plus centrée sur les Afars et Somalis car ils sont observables, dans le contexte djiboutien, en milieu rural comme en milieu urbain, et pas seulement en centre urbain comme tel est le cas de la communauté arabe. Nous nous intéressons donc à la fois aux pasteurs nomades, que nous voulons observer à la campagne, et aux pasteurs sédentarisés que nous entendons observer en ville. Plus exactement, nous observons des familles nomades, des familles sédentarisées, des élèves en école ainsi que d’autres acteurs sociaux dans des espaces administratif, religieux, commercial et de loisir. Cette observation, nous la menons selon le dispositif que voici.

4.5. Dispositif de recueil de données par observation

4.5.1. Observer les acteurs en leurs lieux de sociabilité

Nous observons des lieux de sociabilité (Forsé, 1991)10 que nous considérons, au regard de nos hypothèses de recherche, comme représentatifs du contexte djiboutien : famille pastorale en campement nomade, famille sédentarisée en milieu urbain, école, café-restaurant, magasin, marché, salon de coiffure, service administratif et veillée funèbre prolongée. En effet, la famille pastorale et le campement dans lequel elle s’insère sont des lieux privilégiés de la vie traditionnelle. En ville, la famille sédentarisée et son quartier, l’école, les lieux à vocation commerciale (magasin, café-restaurant, marché, salon de coiffure), les services administratifs ouverts au public, les lieux de loisir tels que le mabraz ainsi que les mosquées et autres veillées funèbres, donnent à observer des acteurs et des interactions qui nous semblent assez significatifs pour comprendre les rapports sociaux en milieu urbain djiboutien. Pour observer ces acteurs et leurs interactions, nous ne nous annonçons pas comme observateur mais nous nous rendons en acteur ordinaire sur les lieux de sociabilité retenus. Nous y allons

10 Rappelons que la sociabilité est définie par Michel Forsé comme ‘’l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec d’autres compte tenu de la forme que prennent ces relations’’ in « Les réseaux de sociabilité : un état des lieux », L’Année sociologique, n° 41, 1991. 152 en visiteur lorsqu’il s’agit d’une famille nomade en campement ou d’une famille sédentarisée en quartier11, ou encore d’un mabraz. Nous allons en parent d’élève ou non à l’école, en fidèle à la mosquée et en visiteur compatissant à la veillée funèbre. Nous allons en client sur les lieux de sociabilité à vocation commerciale et en usager au service administratif ouvert au public. C’est donc le participant qui porte sans le dire l’observateur, ce qui offre l’avantage d’une présence observante dont nous pouvons considérer qu’elle influence moins les comportements et les interactions à observer que si l’observateur que nous sommes se présentait comme tel aux observés. Nous précisons ici que notre longue implication dans le contexte nous permet d’identifier plus facilement les acteurs en présence desquels nous nous retrouvons. Les apparences (physique, vestimentaire), la langue, les accents en langue, les lieux fréquentés, les habitudes de consommation, l’interconnaissance, ce que nous savons déjà des acteurs quand nous les connaissons personnellement, sont autant d’indices aidants pour un participant en posture d’observateur comme nous. Selon nos possibilités d’accès, nous observons autant de fois que nous pouvons les sites sélectionnés. En complément à l’observation participante, nous recourons à l’entretien sur le vif en posant des questions spontanées à tel ou tel acteur que nous observons en situation, ce qui nous apporte d’autres éléments d’information. Pour décrire plus avant notre démarche d’observation, en voici les principaux éléments.

4.5.1.1. Observation de familles en campement pastoral nomade

Ici, nous repérons d’abord en milieu rural un campement pastoral à plusieurs familles de langue somalie et un autre à plusieurs familles de langue afare, soit un échantillon représentatif de la société pastorale djiboutienne qui, comme indiqué supra, est composée de ces deux communautés. Il s'agit pour nous d'aller successivement à ces deux campements que nous choisissons hors de notre réseau rural pour sortir du connu, de nous y rendre en compagnie d’un randonneur natif de la contrée que nous n’informons pas de notre objectif de recherche pour le tenir neutre par rapport à l’observation. Il s'agit d'y aller très tôt le matin avant que le campement ne commence à vaquer à ses occupations, d'y aller en visiteurs ordinaires, c’est-à-dire dans la

11 Dans la tradition pastorale djiboutienne, le visiteur n’a pas besoin de demander à venir au campement, il y va sans s’annoncer, socialement conscient que l’hospitalité lui est due, ce que la sédentarisation urbaine a atténué mais pas fait disparaître.

153 position de personnes qui passent et qui s’arrêtent à un campement, ce que la tradition nous permet. Notre accompagnateur nous présente comme un ami citadin randonneur qui, ayant aperçu le campement, a voulu faire le salamalec et faire halte. Comme nous savons l’un et l’autre que les pasteurs ne sont pas sans difficultés matérielles, l’accompagnateur ajoute que nous nous sommes munis de notre provision de nourriture, que nous ne sollicitons donc pas d’hospitalité alimentaire et que, au nom de la tradition, nous sommes même disposés à partager avec eux nos aliments. Dans la foulée, nous leur offrons du pain et des dattes que nous prévoyons à cet effet et nous déclarons prêts à partager notre thé ou autre boisson chaude avec eux. Par courtoisie, nous l’acceptons si, malgré leurs maigres moyens, ils nous proposent quelque chose à consommer. Peut alors commencer l’observation. D’abord, l’observation d’approche du campement : position géographique du moment, voisinage, périmètre de transhumance, habitat, objets du quotidien, composition en ménages, composition en membres de ménage, composition du cheptel, point de ravitaillement en eau, ville ou localité la plus proche, rythme du quotidien, etc. Puis l’observation systématique d’une famille choisie au hasard dans le campement. Nous observons la famille en campement et hors campement. Nous comptons conduire l’observation le plus longtemps possible, y compris de nuit si possible, revenant au moins deux fois, en espaçant un peu nos visites. Notre observation est clandestine puisque non annoncée et le fait d’être perçu comme randonneur citadin par les pasteurs pourrait nous y aider : considérant que les citadins sont peu ou pas au fait de la vie rurale, ils seraient plus susceptibles, pensons-nous, de nous informer sans suspicion quand nous les sollicitons par des questions sur le vif. Pour le campement de pasteurs nomades de langue somalie, le programme d'observation se passe comme prévu, et nous le visitons trois fois. En revanche, une contrainte intervient pour le campement de langue afare. En effet, invoquant les élections régionales et communales qui se tiennent le 24 février 2017 au pays et la campagne électorale qui les précède12, les autorités nous empêchent de nous rendre au campement de langue afare repéré à environ 80 kilomètres de la capitale djiboutienne. Nous décidons alors d'y envoyer l’accompagnateur choisi, un ami de langue afare, à qui nous expliquons que nous souhaitons mieux connaître la vie rurale chez les pasteurs nomades afars et à qui nous donnons

12 Le parti d'opposition que nous dirigeons, boycotte ces élections qu'il considère comme non libres et non démocratiques. 154 nos indications d'observation, soit les mêmes que pour le campement de langue somalie.

4.5.1.2. Observation de familles sédentarisées en ville

L’observation commence par l’étape d’approche vers la famille, étape qui vise à recueillir des éléments d’information sur le quartier d’habitation, le voisinage, l'habitat, la composition en membres de la famille, ses objets usuels, ses activités professionnelles, son ou ses revenus, son rythme du quotidien et tout autre élément qui nous semble significatif. Puis l’observation se poursuit par la phase systématique de la famille, y compris dans ses interactions avec le quartier. Pouvant difficilement passer inaperçu en milieu urbain (surtout dans la capitale) en raison de notre notoriété sociopolitique, nous repérons deux familles (somalie et afare) de notre réseau relationnel de Djibouti-ville pour que notre présence chez ces ménages apparaisse chose normale (visite d’un personnage à une famille de lui connue) et n’attire pas une trop grande attention qui gênerait notre programme d’observation. Pour la famille de langue somalie, nous en repérons trois sous le même toit. L’une d’elle est de type ordinaire (père scolarisé, mère scolarisée et leurs enfants qui vont à l’école) et vit dans une aile de l’habitation. Les deux autres, qui cohabitent en l’autre aile, sont une famille monoparentale (une mère non-scolarisée et son fils qui va à l’école) et une famille recomposée (mère remariée et non scolarisée, sa fille lycéenne issue d’un premier mariage et son second époux scolarisé). Pour la famille de langue afare, nous repérons une structure familiale à plusieurs couples : parents (père scolarisé en arabe et un peu en français et mère non-scolarisée) et cinq de leurs enfants dont un en âge scolaire et quatre adultes dont deux en couple. Parmi les quatre adultes, trois sont des garçons issus des deux parents et le quatrième est une fille issue avec le garçon en âge scolaire d'un second mariage du père avec une femme dont il a divorcé. Les deux enfants en couple sont deux garçons et l'un d'eux a deux enfants, l'autre étant sans enfant. Comme on peut le noter, il y a, dans cette observation de familles sédentarisées en ville, des parents scolarisés et d’autres non-scolarisés, une famille recomposée et une famille monoparentale, mais aussi plus de deux générations en cohabitation (chez la famille de père afar), ce qui offre une diversité sociologique intéressante à observer.

4.5.1.3. Observation de lieux de sociabilité urbaine à vocation éducative

Cette observation de certains lieux de sociabilité à vocation éducative se déroule dans la capitale. Elle se déroule autour d'une école primaire publique d'un quartier populaire ancien de la capitale, d'une école primaire privée d'un quartier résidentiel de la capitale et d'un cours de soutien à l'apprentissage de la lecture au profit d'enfants des quartiers populaires de Balbala 155

(banlieue de la capitale), enfants scolarisés en école primaire publique. Pour chaque lieu, l’observation commence par l’approche pour recueillir des éléments sur la position géographique de l’établissement, l’âge, le voisinage, les locaux, la propreté, la composition (en élèves, enseignants et autres), la propriété de l’école (lorsqu’il s’agit d’une école privée), les frais de scolarité s‘il y en a, etc. Puis elle se poursuit par la phase systématique, autant que possible. Autant que possible ? En effet, notre notoriété d’opposant au régime, nous rend difficile l’accès aux établissements scolaires, lesquels s'opposent même à l'enregistrement vidéo ou audio. Chefs d’établissement et enseignants craignent des représailles de la part des autorités. Dans le public, ils craignent des sanctions pouvant aller jusqu’à la révocation ; et dans le privé, les représailles peuvent aller jusqu’au retrait de l’agrément et à la fermeture de l’établissement. Cette difficulté gêne moins l’observation d’approche, car nous pouvons recueillir des éléments d’approche sur le lieu sans y entrer, que l’observation systématique qui, elle, implique une immersion en contexte. Afin de contourner la difficulté que nous rencontrons pour l'observation systématique des écoles, nous procédons comme nous pouvons. Ainsi, nous observons en systématique mais clandestinement la cour de récréation de l'école primaire publique de quartier, puis nous rencontrons la directrice de l'établissement en parent d'élève et saisissons l'occasion pour observer sans en avoir l'air une classe de Cours préparatoire (CP). Ensuite, nous observons en situation de classe des élèves de l’enseignement primaire public à qui un soutien à l'apprentissage de la lecture est dispensé. Cette situation de classe est intéressante car elle met en présence des élèves d'âges différents, provenant de différents établissements primaires publics où ils fréquentant des classes de Cours préparatoire (Première année à Djibouti), de Cours élémentaire de première ou deuxième année (Deuxième ou Troisième année à Djibouti) voire de Cours Moyen première ou deuxième année (Quatrième ou Cinquième année à Djibouti), mais qui ont les mêmes difficultés de lecture. Nous observons les séances d'apprentissage de la lecture, sans nous fermer aux autres éléments observables. Nous précisons ici que nous sommes à l'origine de ce soutien à l'apprentissage de la lecture suite au constat (aujourd'hui largement admis à Djibouti) qu'un grand nombre d'élèves rencontrent des difficultés d'apprentissage de la lecture depuis l'abandon de la méthode syllabique par l’Éducation nationale. Ledit soutien utilise la méthode syllabique et a démarré dans la seconde moitié du mois de février 2017. Il est réalisé par de jeunes bénévoles formés et encadrés par un enseignant confirmé du primaire, enseignant formé en deux ans à l’École

156 normale de Djibouti (elle n'existe plus aujourd'hui) et à qui une longue carrière a permis d'enseigner à tous les niveaux de l'enseignement primaire et de diriger plusieurs écoles primaires publiques de la capitale et de province. Ce soutien va faire l'objet d'une évaluation par les résultats. Par évaluation, nous entendons avec Anne Jorro (2000, p.168) ‘’un processus interprétatif portant sur une réalité’’, processus qui ‘’permet de dégager des lignes de force’’. Ici, il s’agit d’une évaluation-remédiation qui ‘’met en évidence un écart entre le résultat attendu et la production effective de l’élève’’ dans une visée de ‘’réduction de l’écart à la norme’’. Pour l’enseignement primaire privé, nous avons pu, outre l’observation d’approche, mener une observation systématique de la cour de récréation de l'école. Cette école primaire privée, et c'est un fait intéressant, conserve les anciennes appellations (CP, CE1, CE2, CM1 et CM2) que la réforme de l'école djiboutienne par le président Guelleh en 1999 a supprimées. Ce maintien par l’établissement des anciennes appellations de classes suggère que l’enseignement privé ne fait pas l’objet d’un contrôle étroit des autorités éducatives. Outre l’observation de terrain, nous nous appuyons sur notre connaissance du milieu scolaire djiboutien dont nous avons été à la fois élève, enseignant et chef d’établissement. Nous mobilisons notamment notre mémoire de ‘’l’observation de l’intérieur’’ passée.

4.5.1.4. Observation d'un lieu de sociabilité urbaine à vocation administrative

Cette observation commence par l’approche, laquelle porte sur la position géographique, l’âge, le voisinage, les locaux, la propreté, la composition du public usager, les frais administratifs payés par les usagers, etc. Puis l’observation se poursuit par la phase systématique. Le lieu choisi ici est un service administratif et une collectivité locale, lieu accessible au plus grand nombre. Il s’agit de la sous-préfecture du deuxième arrondissement de la capitale, arrondissement qui est une circonscription administrative étendue et populeuse, et de la Commune de Boulaos, collectivité locale territorialement plus étendue que la sous-préfecture puisqu'elle recouvre les premier, deuxième et troisième arrondissements de la capitale. La sous- préfecture représente l’État dans la circonscription. Elle offre notamment un service de police, un service d’autorisation de voirie, un bureau de cadi (compétent en matière de mariage, de divorce, de pension alimentaire, de garde des enfants et de succession), un service délivrant la carte nationale d’identité, une antenne de l'Office national des eaux et de l'assainissement de Djibouti (ONEAD) ainsi qu'une antenne de l'Agence djiboutienne de développement social (ADDS). Quant à la Commune, elle offre, sur le terrain, un service d’état civil (déclaration des naissances) et un service de justice coutumière que dirige le président de la Commune et qui est compétent pour les affaires civiles mineures telles que les litiges de voisinage et les loyers des 157 locaux en planches et tôles galvanisées. L’ouverture au public de ces deux entités (commune et sous-préfecture) nous en rend l’accès moins difficile. Comme il s’agit de notre circonscription de résidence, nous mettons en avant à chaque visite un motif d’usager : plainte pour vol de téléphone portable, demande d’asphalte pour une petite route passant devant chez nous, demande de renseignements sur la déclaration de naissance, ou encore demande de renseignements sur la délivrance de la Carte nationale d’identité (CNI) à notre fille qui a atteint la majorité mais qui est absente du pays.

4.5.1.5. Observation de lieux de sociabilité urbaine à vocation religieuse (Mosquée et veillée funèbre13)

Nous observons une mosquée en quartier populaire et une autre en secteur non populaire. Quant à la veillée funèbre, nous en observons cinq à Djibouti-ville, avec pour chacune d’elles l’étape d’approche suivie de la phase systématique. Il s’agit d’une veillée à la mémoire d’une mère de famille en quartier populaire (mort naturelle), d’une veillée à la mémoire d’un père de famille en quartier populaire (mort naturelle), d’une veillée à la mémoire d’une mère de famille en quartier résidentiel (mort naturelle), d’une veillée à la mémoire d’un père de famille en quartier résidentiel (mort naturelle) et d’une veillée à la mémoire d’un militaire assassiné par un collègue sur son lieu de travail.

4.5.1.6. Observation de lieux de sociabilité urbaine à vocation commerciale (Magasin, café, restaurant ou café-restaurant, marché, salon de coiffure) Cette observation de lieux de sociabilité à vocation commerciale commence pour chaque lieu par l’approche afin de recueillir des éléments sur la position géographique, l’âge, le voisinage, les locaux, la propreté, la propriété, la clientèle, les tarifs, etc. Puis elle se poursuit par la phase systématique. Nous allons à ces lieux en client. Cela nous permet de les observer tout en participant à leur vie ordinaire puisque nous y achetons des biens et ou services, ce qui implique des interactions avec les acteurs en situation professionnelle comme avec (mais pas toujours) ceux en situation

13 Comme la mosquée, la veillée funèbre, qu’elle soit prolongée ou pas, est un moment et un lieu où clivages politiques et querelles personnelles sont tus par contrainte religieuse. Cependant, elle n’est pas exempte de rapports de savoir (religieux mais pas seulement) et de pouvoir, d’où l’intérêt de cette configuration sociale pour notre recherche.

158 de client. Nous choisissons ces lieux de sociabilité dans la capitale car celle-ci, par sa population élevée et diverse ainsi que par son importance économique (elle est le principal centre d’activité du pays), nous semble plus représentative du milieu urbain djiboutien que les autres villes. Nous y observons une épicerie populaire (en quartier populaire donc), le plus grand supermarché du pays (en quartier huppé), un restaurant populaire (en quartier populaire donc), un café- restaurant non populaire du centre-ville, un salon de coiffure populaire (en quartier populaire donc) et un autre non populaire du centre-ville, et enfin le plus grand marché de la capitale et du pays.

4.5.1.7. Observation de lieux de sociabilité urbaine à vocation de loisir (mabraz14)

Cette observation concerne trois mabraz de la capitale, ville la plus représentative du milieu urbain djiboutien. Deux de ces mabraz sont situés dans des quartiers populaires et le troisième en quartier résidentiel. L’observation commence par l’approche qui porte sur la position géographique, l’âge, le voisinage, le local, la fréquentation, les objets du lieu, etc. Puis l’observation se poursuit par la phase systématique au cours de laquelle nous nous mêlons aux khateurs. Nous nous mêlons à eux sans consommer de khat (il nous est arrivé de le faire dans le passé) mais en buvant de l’eau et du thé. Les khateurs, dont nous connaissons certains, acceptent sans difficulté notre présence.

Une fois dit quels acteurs observer et en quels lieux de sociabilité, vient la question de la grille d’observation.

4.5.2. Grille d’observation

Il y a, en observation participante, deux grilles : la grille d’approche et la grille systématique (Martineau, 2005). La grille d’approche sert à ‘’baliser l’espace physique’’, en décrivant le lieu d’observation, mais aussi l’espace-temps en indiquant ‘’les moments clés’’ dans le groupe

14 Le mabraz est le principal lieu où se retrouvent des adultes (surtout des hommes) pendant leurs heures libres de l’après-midi pour se détendre en mâchant (souvent jusqu’au soir) les feuilles du khat, un arbuste ou arbrisseau de la famille des Célastracées, et échanger par la parole. C’est un lieu typique à Djibouti, en Somalie, au Yémen et en Éthiopie. Le khat consommé à Djibouti, en Somalie et en Éthiopie pousse sur les plateaux éthiopiens tandis que le Yémen produit son propre khat. A Djibouti, les consommateurs de khat sont assis les uns à côté des autres le long du périmètre intérieur du local, dos au mur. Dans certains mabraz très fréquentés, le milieu du local est aussi occupé mais sans gêner les allées de circulation. Le mabraz est ouvert dès le début d’après-midi pour accueillir les habitués qui y viennent dès la fin du déjeuner. Il ferme souvent tard dans la soirée. Mais chacun y passe le temps qu’il veut ou qu’il peut selon son plaisir ou sa disponibilité. Le mabraz peut être abrité par un local loué par les khateurs ou s’ouvrir dans l’enceinte d’une habitation par l’occupant de cette dernière. 159 social observé. Y sont ainsi notés le nom du lieu observé, son type (habitation, lieu de culte, etc.), sa position dans l’espace local, les objets et les individus qu’il accueille, les activités qu’il abrite, etc. Quant à la grille systématique, elle est destinée au suivi du programme d’observation. Dans notre cas, nous usons à la fois de la grille d’approche et de la grille systématique mais en une seule grille à deux parties. Décrivons à présent notre grille d’observation en ses deux parties : grille d’observation d’approche et grille d’observation systématique. En commençant par la grille d’approche.

4.5.2.1. Grille d’observation d’approche

Par la grille d’approche, nous essayons de recueillir les principaux éléments permettant de préciser le contexte de l’objet d’observation. Nous visons notamment les éléments qui suivent. En lieu de sociabilité familiale (rurale ou urbaine)

-Lieu où est situé l’objet à observer, que l’objet se trouve en milieu rural (campement et toukoul) ou en milieu urbain (ville, quartier, secteur populaire ou résidentiel)

-Voisinage : environnement (physique ou non) pour les pasteurs nomades ; habitations voisines mais aussi constructions à autre usage (professionnel ou non) pour les pasteurs sédentarisés.

-Périmètre de transhumance : étendue à l’intérieur de laquelle les campements nomades observés se meuvent dans leur quête de pâturages et d’eau

-Habitat : toukoul traditionnel pour les pasteurs nomades, habitations en matériaux légers ou en dur pour les pasteurs sédentarisés

-Objets du quotidien : objets usuels des acteurs observés, qu’il s’agisse de pasteurs nomades ou sédentarisés

-Composition en ménages (familles) : un ménage égal un toukoul en milieu rural mais en ville un toit peut abriter plus d’une famille

-Composition en membres de ménage : Parents, enfants et autres membres s’il y en a

-Composition du cheptel : type de bétail (caprin, ovin, bovin, dromadaire, âne) et nombre de têtes par type de bétail

160

-Activités professionnelles : pour les pasteurs sédentarisés

-Revenus : pour les pasteurs sédentarisés

-Lieu de ravitaillement en eau : puits le plus proche pour les pasteurs nomades, installation d’eau courante ou non en milieu urbain

-Ville ou localité la plus proche : où les pasteurs nomades se ravitaillent en vivres non disponibles à la campagne tels que le dourah, le riz, les pâtes, le sucre ou le thé.

-Rythme du quotidien : lever, journée, coucher

En lieu de sociabilité scolaire

Outre le lieu, sa propreté, son voisinage et ses constructions, nous relevons les points suivants :

-Composition en classes de l’école observée

-Classe observée et sa composition en élèves (origines sociales comprises)

-Profil de l’enseignant (âge, genre, niveau de formation, expérience dans le métier, ancienneté dans l’établissement et dans la classe) -Profil du directeur de l’école (âge, genre, niveau de formation, expérience de direction, ancienneté dans l’établissement) -Personnel enseignant (si possible) En lieu de sociabilité administrative -Lieu de l’administration -Mission -Voisinage -Construction (locaux) -Composition -Public usager -Propreté -Quelques frais administratifs exigibles des usagers

En lieu de sociabilité religieuse -Défunt (dans le cas de la veillée funèbre ou tacsi) -Lieu de la mosquée ou de la tacsi -Voisinage 161

-Constructions (locaux ou tentes) -Composition du public (fidèles de la mosquée ou participants de la tasci) -Ancienneté (dans le cas de la mosquée) -Dates de la tacsi -Objets utilisés pour la tacsi -État de propreté

En lieu de sociabilité commerciale -Type et lieu du commerce -Propriétaire -Exploitant (s’il est différent du propriétaire) -Voisinage -Constructions (locaux) -Personnel employé (si possible). -Articles proposés : -Composition de la clientèle -Composition en points de commerce (dans le cas du marché central de la capitale) -Tarifs -Horaires d’ouverture -État de propreté

En lieu sociabilité de loisir -Lieu -Voisinage -Construction -Composition du mabraz -Objets usuels -Ancienneté du mabraz -État de propreté

Avançons à présent vers la grille d’observation systématique.

4.5.2.2. Grille d’observation systématique

Par cette grille, il s’agit pour nous d’observer ce qui se passe dans le contexte où nous nous immergeons. Nous observons notamment : 162

En lieu de sociabilité familiale (rurale ou urbaine) -Interactions entre mère et enfants (mère et filles, mère et fils) -Interactions entre père et enfants (père et filles, père et fils) -Interactions entre enfants (entre frères, entre sœurs, entre frères et sœurs) -Interactions entre parents (père et mère) -Interactions entre parents et autres adultes de la maison s’il y en a -Interactions des enfants avec les voisins -Interactions des parents avec les voisins --Interactions des enfants et parents avec les gens d’autres quartiers ou campements -Activités individuelles du quotidien à la maison (par les parents et les enfants) -Objets utilisés -Activités individuelles quotidiennes hors domicile des parents et des enfants -Activités collectives -Autres En lieu de sociabilité scolaire -Interactions entre élèves et enseignant : -entre tous les élèves et l’enseignant - entre filles et enseignant -entre garçons et enseignant -Interactions entre élèves : -entre filles -entre garçons -entre filles et garçons -Interactions des élèves avec les élèves des autres classes : -entre filles -entre garçons -entre filles et garçons -Interactions de l’enseignant avec les autres enseignants : -femmes

163

-hommes -Interactions de l’enseignant avec les autres élèves : -filles -garçons -Interactions de l’enseignant avec le directeur de l’école -Interactions de l’enseignant avec les parents d’élèves -Interactions du directeur avec les élèves -Interactions du directeur avec les parents d’élèves -Interactions du directeur avec les gens de l’extérieur En les autres lieux de sociabilité (administrative, religieuse, commerciale ou de loisir) En ces autres lieux de sociabilité, nous observons aussi acteurs et interactions. Nous leur posons des questions sur le vif lorsque cela nous apparaît pertinent. Dans cet effort d’observation, nous gardons à l’esprit le fil rouge de la recherche, à savoir nos hypothèses. Nous nous intéressons à la composition des publics présents : âge, scolarisation ou non, condition sociale inférée de certains éléments tels que l’apparence physique (les couches populaires n’ont pas la même apparence que les couches mieux loties), l’apparence vestimentaire, le mode de transport et autres indices de pouvoir d’achat. Nous nous intéressons aux interactions entre pasteurs scolarisés (y compris en langue arabe, langue du Coran) et ceux non scolarisés, entre scolarisés à niveau d’études poussé et ceux à niveau moins poussé, pour essayer de comprendre dans quelle mesure le savoir travaille les rapports interpersonnels. Nous nous intéressons aux pasteurs sédentarisés que la non-scolarisation n’empêche pas de s’insérer en milieu urbain. D’une manière générale, nous tentons une attention particulière aux indices de dissymétrie (et donc d’écarts de pouvoir) entre acteurs et aux facteurs repérables de cette dissymétrie. S’agit- il d’une dissymétrie liée à un écart de savoir entre acteurs ou à d’autres facteurs ? Et quels autres facteurs s’il y a lieu ? Du recueil des matériaux, passons maintenant à leur analyse.

164

4.6. Comment analyser les données et interpréter les résultats ?

4.6.1. Saisie et organisation des donnés

Comment donc analyser ? Si nous avons parfois pris quelques notes sur le terrain pour retenir tel nom ou tel détail, c’est au retour du terrain que nous avons saisi l’essentiel des matériaux recueillis sur notre ordinateur portable, qu’il s’agisse des faits observés ou des entretiens sur le vif. Nous l’avons fait régulièrement, après chaque séance d’observation. Cette saisie après terrain, dans le calme de notre bureau de travail, nous a permis de revisualiser les configurations observées, de re-entendre les propos recueillis, de faire certaines associations utiles pour repérer des liens. Nous avons ainsi mené en léger différé une ‘’analyse ‘’à chaud’’ (Lapassade, 1993). Pour ne pas perdre le fil, nous avons relu, avant chaque retour à un lieu d’observation, les notes saisies le concernant. Cette manière de garder fraîche la mémoire de ce qui a été observé, nous a aidé à confronter ce que nous sommes en train d’observer à ce que nous avons déjà observé et à réagir pour faire préciser tel ou tel point par les observés, pour nous arrêter sur tel ou tel fait (action, interaction, mot, silence, geste…). De sorte que nous l’avons rectifié lorsque avons remarqué que nous n’avions pas correctement noté quelque chose la fois précédente. Puis, une fois les séances d’observation terminées et les saisies de données sur notre ordinateur achevées, nous avons commencé à organiser les notes d’observation (entretiens spontanés compris) ainsi que les données issues d’autres sources (documents, informations issues de l’oralité traditionnelle ou obtenues de manière informelle en ville, nos propres données d’expérience), autant de matériaux qui constituent désormais notre corpus. Pour ce faire, et autour de l’observation, nous avons mis ensemble les données relatives au milieu pastoral (campements) et ensemble celles portant sur les lieux de sociabilité urbaine (domiciles de familles, écoles, lieux administratifs, lieux de commerce, lieux de loisir, lieux religieux). Bien entendu, à l’intérieur de chacun de ces deux groupes du corpus, les données sont ordonnées selon les lieux de sociabilité. Pour la campagne, elles se suivent dans l’ordre : campement de langue somalie, campement de langue afare, sans qu’il n’y ait à cet ordre une autre raison que le critère chronologique puisque nous avons commencé par l’observation des pasteurs somalis. Pour la ville, l’ordre est le suivant : familles, écoles, administration, lieux religieux, lieux de commerce et lieux de loisir. Après les familles, cet ordre obéit à un choix dont la seule logique est de faire apparaître d’abord les lieux de sociabilité relevant du secteur public, c’est-à-dire financés par l’impôt : les écoles sont pour l’essentiel publiques, l’administration entièrement publique et les mosquées -qui sont les principaux lieux religieux- dépendent de l’État, lequel

165 gère aussi les biens appelés waqfs que des particuliers offrent en donations et à perpétuité pour l’entretien des mosquées.

4.6.2. Analyse avancée des données

C’est à partir des données d’observation ainsi organisées, et sans ignorer les autres sources de données, que nous sommes passé à une analyse plus avancée, car ‘’l’essentiel de l'analyse (dans la conception classique de l'ethnographie) se fait après un long séjour sur le terrain et après la collecte des données’’ (Lapassade, 1993). Cette analyse a commencé par une relecture attentive des données, lieu de sociabilité par lieu de sociabilité, de manière à repérer et à relever les unités de sens puis à les classifier selon leur convergence signifiante. A partir de ces unités de sens convergentes, ont été repérées les catégories sémantiques qui les relient, de sorte que de chaque bloc d’unités de sens s’est dégagée la catégorie sémantique correspondante. La grille qui sous-tend cette analyse avancée des données est donc une grille à trois colonnes : lieu de sociabilité, unité de sens, catégorie sémantique. Elle se présente de la manière suivante :

Tableau 2 : Grille d’analyse des données

Lieu de sociabilité Unité de sens repérée Catégorie sémantique (Émergeant des unités de sens)

166

Les catégories sémantiques émergeant ainsi des unités de sens constituent les résultats de l’analyse des données, résultats à interpréter.

4.6.3. Interprétation des résultats

Les résultats de l’analyse sont interprétés dans une dernière étape. Cette interprétation les éclaire les uns après les autres et permet ainsi de vérifier si les hypothèses de recherche sont confirmées ou infirmées, et, en cas de confirmation, de dire l’apport, les limites et les perspectives de la recherche.

Passons donc à la troisième et dernière partie de la thèse : Résultats et perspectives. Avec le chapitre sur l’analyse des données et l’interprétation des résultats, soit le cinquième chapitre de la thèse.

167

Troisième partie : Résultats et perspectives

168

Chapitre V : Analyse des données et interprétation des résultats

5.1. Analyse des données

Dans ce chapitre, nous analysons d’abord les données de l’enquête, puis nous interprétons les résultats de l’analyse.

L’analyse des données que nous avons collectées par observation participante (entretiens sur le vif compris), matériaux complétés et ou recoupés par d’autres sources d’informations (documents, oralité traditionnelle ou sources urbaines informelles, ce que nous savons nous- même du contexte), vise à faire ressortir le sens du corpus ainsi recueilli. Pour ce faire, nous avons déjà organisé les données par implantation géographique (milieu rural, milieu urbain) et par lieu de sociabilité (famille rurale en campement, famille urbaine en quartier, école, administration, lieux religieux, lieu de commerce, lieu de loisir). Ce premier traitement des données figure au tome des annexes de la thèse : c’est le corpus organisé.

Nous passons ici à la seconde étape de l’analyse en menant un travail de classification et de catégorisation des données. Par classification, nous entendons regroupement selon leur convergence thématique des unités de sens repérées par une lecture attentive du corpus. Puis nous continuons avec la catégorisation de ces groupes d’unités de sens : nous dégageons pour chaque groupe d’unités de sens la catégorie sémantique à laquelle sa convergence thématique correspond.

Dans la seconde partie du chapitre, nous essayons d’interpréter les résultats de l’analyse pour les éclairer dans une intention de compréhension (et d’explication). De la sorte, nous pouvons montrer, nous semble-t-il, si nos hypothèses sont infirmées ou confirmées, mais aussi pointer l’apport et les limites de notre recherche ainsi que les perspectives qu’elle ouvre.

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Tableau 3 : Grille d’analyse des données recueillies

Lieu de sociabilité Unité de sens repérée Catégorie sémantique observé (avec prise en (Émergeant des unités de sens) compte des autres sources de données)

5.1.1. Milieu rural

Campements nomades -Homme dominant

-Filiation patrilinéaire -Société patriarcale vivant sans horloge -Gestion sans montre du temps

-Education non formalisée

-Ni école, ni maître -Education par et dans la -Se fait en famille, en et hors vie campement

-Se fait par le dire, le faire et l’exemple

170

- Très tôt, l’enfant exécute des tâches à la maison

-‘’Commence le travail en dehors du campement dès 6 ans’’ -Mise précoce au travail -Garde d’abord le petit bétail près du campement

-Puis passe au bétail adulte qu’il mène plus loin

-Société structurée et productrice de savoir -Savoir transmis de -Education autour du génération en génération savoir ancestral -Existe un socle commun aux Afars et Somalis

-C’est au fil des ans que l’on accumule le savoir -Chacun sait donc plus que -Un savoir qui s’infère de les moins âgés que lui, a plus l’âge et confère un pouvoir de pouvoir qu’eux, pouvoir à son tour source de savoir qui accroit son savoir

171

-Comme ailleurs, l’enfant dépend des parents

-Qui sont eux-mêmes obligés par la parenté

-Au niveau du campement, apprentissages entre enfants

-En campement encore, l’enfant apprend auprès -Education de type d’autres personnes qui configurationnel peuvent avoir besoin de lui pour de menues tâches

-Il en va de même hors campement où l’enfant interagit avec des personnes du campement ou d’autres campements

-Moins de pluies et d’eau à la campagne

-Moins de végétation et de bétail - La vie pastorale sous un -La vie pastorale devient climat qui change difficile au quotidien

172

-Recours aux produits et à l’assistance de la ville

-Pression accrue sur l’environnement (Coupe de bois notamment)

-Eléments de savoir formel acquis par voie notamment médiatique en langues locales

-Exode rural

5.1.2. Milieu urbain

5.1.2.1. Lieux de sociabilité éducative (écoles)

-L’école, sous sa forme actuelle, est introduite par la colonisation

-L’école commence par -Une école d’origine l’enseignement catholique coloniale qui transmet un savoir porteur de pouvoir -Suivi de l’enseignement laïc public -Le savoir qu’elle transmet confère du pouvoir

173

-La classe apparaît comme un réseau d’interdépendances

-Interdépendances entre classes

-Interdépendances propres à l’espace scolaire hors classes

-Interactions -L’école, un lieu configurationnelles de l’école configurationnel avec des acteurs de son environnement

-Elèves, enseignants et autres sont porteurs de différences

-Contenus éducatifs et représentations des élèves diffèrent et se frottent -Tension des différences

-Mais cette tension est féconde en dépassement

-La solidarité se manifeste à l’école

-Entre élèves -L’école, un lieu de solidarité

174

-Entre enseignants

-Entre élèves et enseignants

-Mixité intercommunautaire

-Mixité de genre (filles et garçons) -Ecole à mixité triple mais -Mixité sociale inégale

-Mais mixités inégales

-Sureffectif en élèves

-Baisse de qualité en enseignants

-Faible niveau salarial -Une école confrontée à des -Insuffisance en matériel défis didactique

-Instabilité pédagogique

-Baisse de qualité en apprentissages

-Gouvernance à revoir

175

-Apprentissages 5.1.2.2. Espaces non professionnels sur le lieu de -Une école qui cohabite scolaires (familiaux, travail avec des apprentissages commerciaux, religieux, informels administratifs, de loisir, -Autres apprentissages hors autres) école

5.1.2.3. Lieux de sociabilité scolaire et non-scolaire15

-De nomade, le pasteur se fait sédentaire

-D’éleveur, il devient salarié ou commerçant

-Change de régime alimentaire (en fréquence et en teneur)

15 -à vocation familiale (familles afars et somalis) -à vocation administrative (sous-préfecture et commune) -à vocation religieuse (mosquée et veillée funèbre) -à vocation commerciale (magasins, salons de coiffure, restaurants, café, marché) -à vocation de loisir (mabraz) -autres

176

-Se confronte à une nouvelle altérité -Chez le pasteur nomade, -Soumis à l’autorité du des ruptures pour pouvoir colonial et post- s’adapter au contexte colonial urbain colonial et post- colonial -Envoie ses enfants à l’école

-Pouvoir de lire, écrire et compter

-Pouvoir économique (pouvoir d’achat) -Un savoir dont le pouvoir impacte les rapports -Pouvoir social et culturel sociaux traditionnels

-Pouvoir dans l’ordre politique

-Inégalités accrues entre pasteurs sédentarisés pour -Pouvoir qui contribue à l’accès au logement, à l’eau, à creuser les écarts sociaux l’électricité, aux biens et lieux de consommation, à l’école

-Des contribules qui se regroupent

177

-Solidarité communautaire pour l‘emploi et le commerce

-Eléments d’éducation traditionnelle -Mais la tradition résiste

-Le savoir religieux conserve son pouvoir

-Recours à la médecine et à la justice traditionnelles

-Apprentissages et pratique 5.1.2.3.1. religieux accrus

Mosquées, veillées -Du changement dans -Montée de la religiosité funèbres et autres lieux l’apparence physique et

vestimentaire

-Des usages par 5.1.2.3.2. détournement de lieux administratif, éducatif, de -Catachrèse de lieux de Ecoles, sous-préfecture loisir… sociabilité et commune de la capitale, mabraz, autres lieux

178

-Consommation en hausse du 5.1.2.3.3. khat (euphorisant)

Mabraz, rues, marché de -Source de plaisir, de la capitale, domiciles et convivialité, d’argent chantiers du bâtiment -Le khat, euphorisant et -Echanges enrichissants objet de pratique sociale

-Mais effets négatifs

-Sentiment de régression 5.1.3. Tous lieux de perceptible : sociabilité -Sur la vie pastorale

-Sur la gouvernance publique

-Sentiment qui se cristallise parfois en sentiment d’abandon par l’État -Sentiment de régression

-Qui laisse parfois affleurer un conflit intergénérationnel ou une peur des gouvernants

-Qui cohabite avec une conscience des possibilités du pays

179

5.2. Interprétation des résultats

5.2.1. De l’éducation dans la société traditionnelle

Arrêtons-nous encore, brièvement, sur cette société pastorale.

5.2.1.1. Une société patriarcale vivant sans horloge

Caractéristique aisément observable, la société pastorale djiboutienne est une société patriarcale. L’homme y est dominant. C’est lui qui demande en mariage et non la femme. Il est le chef de la famille, répond de son épouse et de ses enfants auprès des tiers. Il donne sa filiation aux enfants. Il est le chef politique : une femme ne peut pas être chef coutumier à quelque niveau que ce soit. Elle ne peut donc pas être ougas (chef du clan) ou sultan. Il est le chef militaire : il est le seul à faire la guerre, qu’il s’agisse de défendre ou d’attaquer, et à en exercer le commandement. Il est le juge : c’est l’homme qui règle les litiges sous l’arbre. Au plan de l’organisation temporelle, comme nous avons encore pu l’observer au cours de notre enquête de terrain, la société pastorale djiboutienne ne vit pas au rythme de l’horloge. Elle gère le temps selon les moments-repères de la journée et de la nuit : aube, aurore, matin, midi, après- midi, crépuscule, première partie de la nuit ou soir, milieu de la nuit et seconde partie de la nuit ou fin de nuit. La journée est le temps de l’activité et la nuit celui du repos. Ainsi, les pasteurs nomades entrent en activité au lever du soleil et continuent jusqu’au coucher de ce dernier. De sorte que le campement se réveille lorsque le soleil répand ses rayons. Nous le savions d’expérience et le repérons encore avec le campement observé de langue somalie. Nous le notons en ces termes dans le journal d’observation : ’’Il est 6 heures et demie. Le campement est en train de se réveiller. Nous faisons le salamalec au premier père de famille, O, que nous croisons. Il a le visage encore mouillé par le débarbouillage et une brosse à dents en bois à la main’’. L’observation du campement de langue afare, ne contredit pas ce réveil pastoral réglé sur la lumière du jour. Le journal d’observation en porte mention : ‘’ Il est 7 heures lorsqu'il (l’observateur) arrive au campement. Le campement vient de se réveiller. Il fait le salamalec au premier père de famille, H, qu’il croise’’. Dès lors, les bêtes sont sorties une fois que le soleil entame son parcours, substituant sa lumière à l’obscurité. L’observation du campement somali le pointe : ‘’C’est à partir de 8 heures, une 180 fois la traite terminée et le soleil bien levé, que les bêtes sont sorties en pâturage par des adultes ou des jeunes, généralement à raison d’une personne par troupeau. Le pâturage dure jusqu’au coucher du soleil (vers 18 heures). C’est donc le coucher du soleil qui sonne le retour au campement du bétail.’’ Chez les pasteurs de langue afare aussi : ‘’C’est à partir de 9 heures, après la traite, que les bêtes sont sorties en pâturage par des adultes ou des jeunes, très souvent à raison d’une personne par troupeau.’’ De même, les autres tâches du quotidien sont accomplies durant la journée : coupe de bois, ravitaillement en eau, ravitaillement en vivres, cueillette de fruits s’il y en a. Pour les adultes non préposés à la garde des bêtes, la journée se passe en activités diverses au campement (et ou hors campement), entrecoupées de moments de pause. A cela, le départ en reconnaissance de zones de pâturage ne déroge pas : il a lieu de jour. Et, en cas de transhumance, le campement se met en mouvement en fin de nuit, en après-midi, ou à un autre moment s’il y a nécessité. La présence du petit bétail encore fragile conditionne aussi le choix du moment de départ : le déplacement doit se faire de manière à ne pas trop l’exposer au soleil. La nuit, temps de l’obscurité et de ses dangers, n’est pas perçue comme propice à l’activité. Les pasteurs nomades savent que la nuit limite leur champ de vision et favorise celui des animaux de proie qui y sont plus à l’aise pour chasser, ce qui accroît les risques pour le bétail et les humains. De cette conscience des risques de la nuit, témoigne, par exemple, la présence canine en campement nomade : il n’est pas rare d’y voir un ou plusieurs chiens de garde nocturne. Le contact physique avec l’espèce canine étant interdit par l’Islam, l’animal est tenu à distance mais dressé à la garde de nuit. Aussi réagit-il en défenseur, aboyant et sortant ses crocs dès qu’il perçoit quelque chose d’extérieur au campement, qu’il s’agisse de ‘’l’odeur d’un chacal, d’une hyène’’, ou d’autre chose, ce qui décourage les prédateurs et alerte les pasteurs. La nuit est donc principalement le temps du repas et du repos. Après la traite des bêtes et la préparation du dîner, les pasteurs s’installent pour manger. Ils prennent leur principal repas du jour. En effet, le déjeuner est rare, offert en l’honneur d’êtres chers ou respectés, et le petit- déjeuner bien frugal voire absent des habitudes. Le dîner se prend séparément, les hommes entre eux et les femmes entre elles. Puis place à la détente sur le mode conversationnel, conversation entre adultes, ou entre adultes et enfants. Ou encore sur le mode ludique. Ainsi, les enfants peuvent jouer à divers jeux au clair de la lune : retrouver un bout de bois lancé au loin, lutte, course-poursuite, etc. C’est à la fois sportif et habituant à la nuit dont la peur doit se dompter au fil des ans. Devenus adultes, ils vont se retrouver de nuit pour des parties de danse

181 aux abords du campement ou plus loin : jeunes filles et jeunes gens dansent et échangent des vers. C’est l’occasion d’attirer l’attention par son talent oratoire et ou par sa grâce de danseur ou danseuse. L’observation le relève : ‘’Au soir, c’est après la traite que se prend le dîner, suivi d’interactions diverses et du sommeil’’. Pour autant, cette gestion binaire du temps n’empêche pas l’accomplissement de certaines tâches la nuit, si cela s’avère nécessaire. Ainsi, s’il fait trop chaud, les pasteurs peuvent voyager de nuit (à pied, s’entend). Ils peuvent aussi faire paître les bêtes de nuit, surtout les bovins, ou retarder l’heure de retour au campement, surtout pour les dromadaires et le petit bétail. O, le chef de famille de langue somalie, suggère cette possibilité d’activité nocturne lorsqu’il dit de son chien qui aboie qu’il ‘’a dû percevoir l’odeur d’un chacal, d’une hyène, ou le bruit de pas d’un pasteur nomade se déplaçant de nuit.’’ Du reste, par temps de conflit, bien des assauts se déroulent tard dans la nuit pour profiter du sommeil des campements ciblés. Au-delà du quotidien, le temps obéit au calendrier traditionnel qui est de type lunaire. Il comprend douze mois de 30 jours étalés sur les deux grandes saisons de l’année que sont la saison fraîche et la saison chaude. Ces deux grandes saisons comprennent des sous-saisons. Les mois de l’année ont chacun leur nom. Les années qui se suivent reçoivent aussi des noms. L’année est souvent nommée d’après un événement marquant qui s’y produit. Aujourd’hui, à la campagne, la montre peut apparaître au poignet d’un pasteur nomade, mais elle ne modifie pas le rythme ancestral de son existence, rythme qui veut notamment que l’éducation se fasse par et dans la vie.

5.2.1.2. Une éducation par et dans la vie

Dans cette société pastorale où domine l’orature16, l’éducation ne fait pas l’objet d’un enseignement formel dispensé par un maître dans un espace dédié à cet effet. L’éducation passe ici par le dire, par le faire et par l’exemple. Elle commence en famille, auprès des parents et de la fratrie. O dit le dit à propos de sa fille aînée de quatorze ans jugée assez grande pour garder le bétail familial, c’est-à-dire le sortir de l‘enclos après la traite, le mener paître et le ramener au coucher du soleil : ‘’Elle a appris avec moi, avec sa mère, elle nous a vus faire tous les

16 Les recherches sur le passé des pasteurs nomades afars et somalis sont rares et l’on sait peu de choses sur la question de l’écriture chez ces peuples. Cependant, des tentatives de transcription de leurs langues en alphabet arabe ou en d’autres caractères sont signalées, tentatives antérieures ou postérieures à la colonisation. 182 deux’’. Il développe sa réponse suite à une question de relance de l’observateur : ‘’Avant six ans ? Elle était au sein les deux premières années, c’est d’ailleurs là qu’elle a commencé à marcher, puis elle a découvert en marchant les choses et les gens autour d’elle, dans le toukoul, autour du toukoul, et puis elle a commencé à apprendre des choses avec sa mère. Elle a commencé à apprendre ce qui était dangereux et ce qui ne l’était pas, ce qu’elle pouvait dire ou faire, elle a appris à ramener tel objet à sa mère, à regarder sa mère faire le travail de la maison tel que la cuisine, le ramassage du bois mort pour la cuisine, mettre le bât à l’âne, le démontage et le remontage du toukoul en cas de transhumance, donner de l’eau aux petits des bêtes. Elle a aussi commencé à regarder son père agir, par exemple couper du bois pour faire du charbon, soigner des bêtes, tuer des reptiles et autres bestioles nuisibles, etc.‘’. L’enfant est éduqué par la parole, à commencer par celle des parents (et de sa fratrie plus âgée si elle existe) qui lui disent des éléments de savoir et répondent à ses questions s’il ne comprend pas quelque chose dans ce qui lui est dit, s’il demande des précisions sur tel ou tel point, ou s’il veut approfondir un sujet. L’enfant est aussi éduqué par le faire familial. Il regarde faire ses parents, mais aussi ses sœurs et frères s’il en a. Il apprend par imitation. Ecoutons encore O : ‘’C’est comme ça qu’on apprend ici : on regarde comment font les autres, on écoute, on pose des questions si on ne comprend pas, et on se met à faire. C’est ça l’école des pasteurs. On ne connaît ni papier ni stylo’’. L’enfant apprend encore par l’exemple. L’exemple peut être illustratif et viser à l’aider à comprendre telle ou telle notion, tel ou tel détail, tel ou tel geste. L’exemple peut aussi être une référence, un modèle à suivre, qu’il s’agisse d’une personne, d’un comportement, d’une manière de faire, ou d’une façon de dire. Education en famille, mais pas seulement. En effet, l’enfant apprend également des autres, en campement ou hors campement. Il apprend en situation d’activité, de jeu, ou à l’occasion d’autres interactions. O le dit en parlant de sa fille de quatorze ans : ‘’Elle a vu faire des voisins aussi’’. On le voit, l’éducation traditionnelle des pasteurs nomades djiboutiens est une éducation par la vie et dans la vie. Education par la vie, car cette éducation n’est pas coupée de la vie quotidienne, n’est pas dispensée dans un espace à part, à des heures précises, pour une période donnée de la vie, autour d’un enseignement formalisé, par un maître dont c’est le métier, mais par des acteurs de la vie de tous les jours. Education dans la vie, car cette éducation est acquise

183 dans la vie concrète, telle qu’elle se vit au quotidien, en famille ou ailleurs, au rythme ancestral qui ignore la montre qui affiche le temps. Nous notons que l’éducation traditionnelle, telle que nous l’observons sur le terrain, ne contredit pas ce que disent, des formes éducatives orales, les sociologues de l’éducation Guy Vincent, Bernard Lahire et Daniel Thin (cités par Ruano-Borbalan, 1999) : ‘’L'apprentissage s'opère dans et par la pratique, de situation en situation, de génération en génération(...)‘’ Pour autant, son caractère oral n’en fait pas une éducation ‘’primitive’’ ou ‘’prélogique’’, qui ne développerait pas la rationalité et la pensée critique, qualité que, pour sa part, favoriserait l’écriture selon l’anthropologue Jack Goudy (1977/1979). Comme le montre l’observation des pasteurs nomades et que le rappelle, entre autres formules, l’expression ‘’kas murga’’ de langue somalie, l’éducation traditionnelle djiboutienne enseigne l’usage juste de la raison. C’est que la rationalité, nous semble-t-il, est consubstantielle à la pensée et donc partagée par les humains en dépit de leurs différences ethniques et culturelles. D’ailleurs, la thèse du rapport de cause à effet direct qui lierait l’écriture à la pensée est remise en cause par de nombreux anthropologues et psychologues. David Olson (2010, p.32) en est un pour qui ‘’aucun argument logique ou empirique ne permet aujourd’hui d’établir un lien causal direct entre écriture et pensée. Au point que l’on pourrait tout aussi bien démontrer l’inverse. Certains travaux récents tendent par exemple à prouver que des processus cognitifs que nous pensions liés à l’écrit ont en fait été élaborés pour le discours oral. C’est ce que montre Carruthers (1990) à propos de la mémorisation, de l’étude et de la composition de textes, ou Lloyd à propos de la pensée scientifique’’. Et Olson (Ibid., pp.37-38) de souligner que « tous les peuples sont bien entendu rationnels : cela fait partie de la définition du genre humain. L'un des acquis les plus évidents d'un siècle de recherches anthropologiques est d'avoir découvert que les peuples sont remarquablement semblables dans leur forme de pensée et de discours, et qu'il existe des similitudes profondes dans la manière dont ils accordent des privilèges, rendent la justice, vénèrent leurs dieux, enterrent leurs morts, etc. A l’époque de Marc Polo (XIIème siècle), des gens bien informés pouvaient croire qu’il existait quelque part dans le monde des gens à tête de chien, tandis qu’à l’époque de Daniel Defoe (XVII ème siècle) on pouvait penser que des gens aussi peu civilisés que Vendredi vivaient quelque part sur une île déserte. Cette époque est désormais révolue. » Et l’une des implications de cette éducation pastorale ancrée dans la vie, où les enfants apprennent par le dire, le faire et l’exemple, est une mise au travail précoce.

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5.2.1.3 Qui implique une mise précoce au travail

Parlant de sa fille aînée de quatorze ans, O raconte : ‘’Elle s’occupe des bêtes depuis l’âge de six ans, l’âge où commence le travail en dehors du campement. Elle a commencé par les chevreaux puis elle est passée aux chèvres. Elle est donc rodée.’’ Cette mise au travail précoce, semble obéir à au moins deux objectifs qui sont autant d’éléments explicatifs. Le premier objectif est la nécessité : les parents ont besoin d’aide, de ‘’petites mains’’ dans la vie de tous les jours. Le second objectif est de pousser plus loin les apprentissages pratiques de l’enfant, de le faire progresser au fil du temps. L’enfant, qui a déjà appris des choses et sait exécuter certaines petites tâches en campement, garde le petit bétail aux abords du campement, avant de passer, quelques années plus tard, au bétail adulte qu’il mène plus loin. Mais comment apprend-il à garder le bétail ? Aux abords du campement, il apprend en s’inspirant notamment du dire des adultes qui le surveillent depuis le toukoul et n’hésitent pas à intervenir pour l’aider s’il se trompe ou se fait déborder par les bêtes. Plus tard, en gardant le bétail adulte loin du campement, il puise dans sa modeste expérience avec le petit bétail comme dans ce qui lui a été dit, dans ce qu’il a entendu ou dans ce qu’il a pu voir faire. Il improvise aussi, si ce que lui réserve le réel le nécessite : il gère les situations nouvelles auxquelles il se trouve confronté, qu’il s’agisse de conduire les bêtes d’un lieu de pâturage à un autre, de les mener à un point d’eau, de les défendre contre les fauves, de mises à bas qui surviennent, ou d’autres circonstances. Ecoutons encore O qui parle de sa fille suite à une question de relance nôtre pour savoir si elle peut défendre les bêtes contre les fauves : ‘’(Rire) Bien sûr qu’elle sait les défendre. Elle sait comment les mettre en fuite (les fauves) par des jets de pierres, en se lançant vers le fauve bâton en avant, en criant. Et si elle surprend un prédateur sur une bête, elle sait le rouer de coups. Elle a appris à faire ce qu’il faut depuis l’âge de six ans’’. Parallèlement à ce qu’il acquiert en situation de travail de berger ou de bergère, de chamelier ou de vacher, le ou la jeune apprend à couper du bois (même si c’est une fille), à aller repérer de nouveaux pâturages (tâche masculine), à ravitailler la famille en eau (tâche féminine) ou en vivres (tâche plutôt masculine), à devenir guerrier (mission masculine), à régler les conflits de manière formelle ou informelle, etc. Observons ici que, si les parents continuent de transmettre à leur enfant même lorsqu’il est loin du campement, celui-ci interagit avec d’autres bergers, d’autres vachers ou d’autres chameliers. Il interagit encore avec des pasteurs nomades de passage qui l’abordent, ou qu’il aborde. Sans oublier les découvertes qu’il peut faire seul ici ou là. Il apprend donc au fil de l’agir, ‘’par

185 immersion’’, selon un ‘’processus fondamental’’ où ‘’activité et apprentissage sont indissociables’’ comme le pointe Pierre Pastré (2006, p.110). C’est un processus ‘’qui accompagne toute activité, de sorte qu’en agissant un acteur produit en même temps des ressources qui vont lui servir à guider et orienter son action’’. Education par la vie et dans la vie, disons-nous. Cela ne signifie point absence de contenu structuré, absence de savoir aux contours établis : l’éducation traditionnelle se fait autour du savoir ancestral.

5.2.1.4. Autour du savoir ancestral

En effet, il ne s’agit pas simplement pour l’enfant d’acquérir quelques gestes, idées et mots pratiques de son entourage familial et social, puis d’apprendre à improviser pour le reste. Il s’agit, par-delà les variations contextuelles et autres productions nouvelles, de s’approprier un contenu éducatif commun, objet d’un consensus social, dont la connaissance est souhaitable et nécessaire dans le registre épistémique (vrai/faux), dans celui de l’efficacité et pour l’intercompréhension sociale : le savoir ancestral. C’est que, comme les autres humains du monde, les pasteurs nomades djiboutiens sont socialement organisés (Cf notre chapitre sur le contexte sociohistorique), ce qui ne va pas sans production de savoir. Ils se sont donc dotés, au long des temps, d’un savoir qui se transmet de génération en génération. Ce savoir est, en tant qu’héritage cognitif des générations passées, savoir ancestral. Pour autant, ce n’est pas un savoir fermé, figé, car il se renouvelle de l’apport des héritiers successifs, comme le pointe le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (2013, pp. 74-75). Celui-ci nous fait observer que ‘’comprendre l’oralité c’est comprendre qu’y joue aussi l’intertextualité, c’est-à-dire cet art de produire un texte (qu’il soit oral ne change rien) dans une relation à un autre texte que le nouveau évoque de différentes manières, le citant, ou y faisant seulement allusion, l’imitant, le mimant, le subvertissant, le tournant en dérision parfois…C’est justement ainsi que l’oralité fait retour sur soi, devient reprise critique de ses propres récits et donc des valeurs et savoirs qu’ils peuvent véhiculer pour les transmettre : en produisant de nouveaux récits qui peuvent alors remettre en question les anciens, établis souvent comme canoniques’’. Le sociologue et anthropologue français Georges Balandier abonde dans le même sens au vu de ‘’récentes recherches’’, considérant que la tradition n’est pas le ‘’fixisme’’ et que la ‘’société traditionnelle n’est pas condamnée à être emprisonnée dans le passé’’ (1967, pp.210-211).

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Le savoir ancestral est aussi à contenu pluriel puisqu’il répond à des besoins variés de la société. Il est savoir théorique, savoir-faire, savoir sur l’être et savoir-être. Le savoir théorique consiste en apprentissages intellectuels : observation, langue, mathématiques (compter), apprentissages sur l’Homme et l’environnement, méta-connaissances, etc. Le savoir-faire est constitué de compétences pour la pratique, qu’il s’agisse de pratiquer une activité domestique, artisanale, artistique ou intellectuelle. Le savoir sur l’être vise à aider l’humain à atteindre l’état d’être optimal aux plans physique, biologique et psychique, c’est-à-dire l’état de santé, de bien-être, de confiance, de satisfaction des besoins biologiques et psychiques, etc. Quant au savoir-être, il porte sur le comportement, la communication, la gestion des conflits, l’hygiène, etc. Chaque communauté ayant ses spécificités, le savoir ancestral varie d’un groupe pastoral à l’autre. Mais il y a des régularités qui traversent les communautés et constituent un fond commun. Ces régularités s’expliquent, selon nous, par les origines communes (Somalis et Afars sont considérés comme Couchites) et par la proximité géoculturelle (Somalis et Afars partagent milieu physique et mode vie). Voici, à titre d’illustration, quelques éléments de ce savoir de base. Commençons par le savoir théorique avec la langue. L’observation montre que l’enfant traditionnel djiboutien apprend sa langue dans ses règles et subtilités. Les langues somalie et afare, tout comme la langue arabe, sont des langues riches où la poésie occupe le sommet du verbe. Bien entendu, tous les enfants ne deviennent pas poètes mais ils sont encouragés à la meilleure maitrise possible de leur langue maternelle, de manière à développer des compétences verbales suffisantes. Ce, ne serait-ce que pour se défendre dans les joutes oratoires, qu’elles soient en face à face, ou à distance par la médiation d’un tiers. Le savoir théorique c’est aussi les apprentissages sur l’Homme et sur l’environnement. Pour connaître quelque chose à ses origines ancestrales et se situer dans le monde qui l’entoure, l’enfant apprend son arbre généalogique jusqu’à l’ancêtre éponyme. Cette connaissance l’éclaire, par exemple, sur ses différents degrés de parenté au sein du groupe. Il apprend également l’histoire de son clan dans son contexte socio-géo-historique : événements fondateurs, moments ultérieurs marquants tels que les guerres ou les calamités naturelles, évolution géographique (perte ou gain de territoire), etc. Il apprend encore à connaître son large environnement social (connaissance des communautés voisines ou vivant plus loin), mais aussi physique (connaissance des étoiles à la fois pour se repérer et pour y lire dans une perspective astrologique, connaissance du relief, de la faune et de la flore du milieu ancestral et au-delà). En termes de savoir-faire, il apprend à produire des denrées alimentaires telles que le lait, la viande, le beurre ou le miel. Il apprend l’art de la cueillette et de la chasse pour tirer de la nature

187 de quoi compléter son alimentation. Il acquiert des compétences artisanales pour fabriquer de quoi construire toukoul et autres objets domestiques usuels à partir de la nature. Non sans passer, s’il en a le talent, de l’utile au beau et produire des objets d’art sculptural. Il apprend à se soigner avec les plantes et autres gestes. Il apprend l’art du combat s’il est garçon : corps à corps, maniement des armes, manière de progresser, éléments de stratégie et de tactique, etc. Il apprend la garde du bétail : le conduire, le faire paître aux meilleurs pâturages, l’abreuver, le défendre contre les prédateurs, l’aider à mettre bas, castrer les bêtes mâles s’il le faut, en dresser au transport, gérer le temps, etc. Il apprend l’art de la poésie, art prisé par les pasteurs mais difficile. Au plan de l’être, il apprend à rester en bonne condition physique et mentale, apprenant notamment la sobriété alimentaire. Il apprend à développer en lui affection, confiance, paix intérieure, authenticité, intégrité, créativité, etc. Enfin, au niveau du savoir-être, l’enfant apprend à se préserver, à se contrôler, à se comporter, à respecter, à communiquer, à s’affirmer. Il apprend l’empathie, l’entraide, la gestion des conflits, etc. Selon les communautés, des spécificités peuvent être repérées. Par exemple, dans la gestion des pâturages. Chez les Somalis ici observés, les pâturages sont utilisés tant qu’ils offrent de l’herbe, c’est-à-dire consommés jusqu’au bout, alors que les pasteurs Afars pratiquent l’alternance et exercent moins de pression sur les pâturages. Autre fait observable chez les Afars et qui facilite l’usage alterné des pâturages, le territoire obéit au principe de la propriété privée du groupe (clan ou sous-clan), alors que chez les Somalis le territoire appartient plutôt à tout le clan, ce qui rend difficile l’utilisation alternée, car les pâturages sont censés être accessibles à tous les troupeaux du clan. Si l’on considère sous l’angle du temps cette éducation par et dans la vie, il apparaît assez vite qu’elle n’est pas inscrite dans les mêmes temporalités que l’éducation scolaire. Ici, les acquisitions de savoirs ne sont pas reparties sur un temps déterminé avec des cycles d’enseignement ventilés en années scolaires, mais selon le principe de l’apprentissage chemin faisant ou, pour le dire en anglais, selon le principe du learn as you go. Par conséquent, il n’y a pas de sanctions sociales par paliers (certifications instituées) comme dans l’enseignement scolaire, mais une lecture par l’âge. C’est de l’âge que le savoir ancestral est inféré.

5.2.1.5. Où le savoir s’infère de l’âge et confère du pouvoir

En effet, il est postulé que l’âge, en raison de la somme d’expériences que les années qui passent font vivre à la personne, favorise l’acquisition continue de savoirs et compétences nouveaux, 188

étendant sans cesse le stock de savoir dont l’individu est porteur et donc son pouvoir d’agir. De sorte que l’âge atteste de cette somme de savoirs et compétences, faisant des personnes âgées des dépositaires d’un savoir plus riche que celui des plus jeunes. Par conséquent, une personne âgée de cinquante ans, par exemple, n’est pas perçue comme une personne de trente ans : la première jouit d’une plus grande reconnaissance cognitive, ce qui lui confère, en plus du pouvoir d’agir dans la vie, de l’influence sociale puisque la société valorise son savoir. Cette primauté cognitive et sociale de l’âge17 explique la place prépondérance des anciens par rapport aux moins anciens dans la société traditionnelle djiboutienne. ‘’Nin yari intu ood ka boodey arin ka bood (littéralement : Plus haut le jeune franchit la haie, moins haut il délibère)’’, dit un dicton traditionnel somali pour signifier l’inexpérience sociocognitive de la jeunesse qui est perçue grande comme sont perçues grandes ses performances physiques. C’est la situation inverse chez les anciens dont l’expérience (de laquelle sont inférés le savoir et la sagesse que la société leur reconnaît) est perçue grande et les capacités physiques moins grandes car diminuées par le temps. Dès lors, comme cela peut s’observer sur le terrain, à mesure que l’on avance en âge, l’on gagne, d’une part, en assurance pour l’exécution des tâches de la vie courante et, d’autre part, en respect et en reconnaissance sociale. Cette évolution se décline, notamment, par des sollicitations sociales accrues qui font que les anciens sont beaucoup plus présents sous l’arbre à débat (à palabres, dit-on communément) où se règlent les litiges, plus présents aux événements sociaux d’importance tels que les demandes en mariage, ou dans les assemblées communautaires, qu’elles soient temporaires (constituées pour une mission ponctuelle), ou permanentes et inscrites dans les structures instituées de la société. Conséquemment, la disparition d’un ancien est une grande perte sociocognitive, comme le dit Cheik Amadou Hampâté Bâ18 avec sa célèbre formule : ‘’En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle’’. En effet, dans un contexte de tradition orale, où l’écrit et les archives en papier sont rares, le savoir et la mémoire sont à chercher du côté des plus âgés, du côté des anciens ou aînés (elders), à qui leur longue vie a permis d’entendre, d’écouter, de voir, de faire, de dire, de vivre, d’apprendre et de retenir. C’est auprès de ces anciens que les chances d’accès au savoir ancestral et à la mémoire des événements, sont les plus grandes.

17 Par ailleurs, une formule populaire djiboutienne de langue somali tente d’introduire un argument légitimant à coloration religieuse en faveur de la prépondérance de l’aîné. Elle dit : ‘’Curad Allah ayaa ciseeyey’’, ce que nous traduisons par ‘’C’est Allah qui a conféré le pouvoir à l’aîné (en le faisant naître premier).

18 Ecrivain et ethnologue malien né en 1900 et disparu en 1991. 189

Mais si le savoir qui s’accumule au long de l’âge confère du pouvoir, ce pouvoir est aussi source de savoir. En effet, la reconnaissance sociale liée à l’âge permet des interactions auxquelles les plus jeunes n’ont pas accès et qui sont potentiellement plus enrichissantes au plan du savoir. Par exemple, les aînés sont sollicités pour résoudre des situations-problèmes, qu’il s’agisse de différends ou non, ce qui, sous l’arbre à débat, les mets en présence d’autres aînés dont ils apprennent de l’expérience singulière. D’une manière générale, avancer en âge et en reconnaissance sociale (et donc en pouvoir), c’est aussi connaître des situations nouvelles (à résoudre ou non) et possiblement apprendre de ces situations. Observons à présent que l’éducation traditionnelle n’échappe pas à la sphère configurationnelle. Qu’il s’agisse de l’espace familial, de l’espace campement ou de celui hors campement, l’éducation traditionnelle s’inscrit dans des configurations.

5.2.1.6. Une éducation de type configurationnel

En effet, à l’observation, le caractère configurationnel de l‘éducation traditionnelle se donne à voir. Comme dans toute société humaine, et pas seulement humaine, l’enfant se trouve ici dans un état de dépendance à l’endroit de ses parents. Il dépend d’eux pour son logement, sa nourriture, son habillement, son hygiène, sa propreté, sa protection, ses apprentissages et son épanouissement psychologique. Comme il n’y a pas d’école et que le savoir s’acquiert par et dans la vie, cette dépendance est encore plus forte du point de vue éducatif. Et l’âge adulte ne met pas fin à la dépendance de l’enfant, car il compte sur ses parents pour acquérir son autonomie économique : il est par eux doté en bétail et autres biens usuels au moment du mariage. Non plus, les parents ne sont pas sans dépendance à l’égard de l’enfant. D’abord, l’enfant est désiré par ses parents et sa venue au monde est un événement heureux : comme ailleurs, d’avoir un enfant répond au besoin psychique de procréation, au besoin de donner la vie, d’en éprouver la joie et de franchir ainsi une étape de sa réalisation personnelle. Ensuite, l’enfant répond au besoin de descendance. Ce besoin de laisser des descendants semble si prégnant dans cette société pastorale que l’arbre généalogique est l’un des premiers apprentissages pour la progéniture. Par la connaissance de la liste de ses ancêtres, l’enfant commence déjà à se vivre comme un maillon d’une chaîne filiale. ‘’Dieu soit Loué, je ne suis pas sans descendance’’, dit O. L’enfant répond encore à un besoin de capital humain rendu prégnant par le mode de vie pastoral. Fondée sur l’élevage extensif et sur les ressources d’une nature à la générosité limitée,

190 la vie pastorale exige des bras pour ses multiples tâches : quête de pâturages, recherche de points d’eau, garde de bétail et autres nécessités du quotidien. Soulignons que, dans cette économie non monétisée, le travail salarié est inconnu et l’entraide en termes de tâches, notamment pour la garde du bétail, si elle peut dépanner, peut difficilement constituer une solution pérenne. Ce, d’autant que l’entraide se heurte aux limites que pose l’éparpillement spatial des pasteurs nomades qui répondent par la mobilité à la rareté des ressources en eau et en végétation. Avoir une progéniture est donc une garantie de force de travail à la fois pour l’activité spécifiquement pastorale (autour du bétail) et pour les autres tâches courantes telles que le ravitaillement en eau (que l’on appelle parfois la corvée d’eau) et en vivres du foyer familial, le ramassage du bois de chauffe, ou encore la garde de la maison. Sans oublier le versant guerrier (défensif ou offensif) pour lequel les fils sont censés être plus utiles que les filles, ni les vieux jours que les parents peuvent envisager avec plus de sérénité s’ils ont des enfants sur qui compter pour les aider que s’ils n’en ont pas. Il y a là, qui se repèrent sur le terrain, des liens mutuels forts entre parents et enfants. Ces liens forment un réseau d’interdépendances, au sens du sociologue Norbert Elias, avec ce que cela implique de contraintes, de difficultés, parfois de tensions voire de conflits, mais aussi d’intercompréhensions, de négociations et de paix renouvelée. De ce réseau d’interdépendances, on peut donc inférer que l’éducation traditionnelle djiboutienne connaît son premier niveau configurationnel avec l’espace familial. C’est plus haut, à l’échelon du campement, que le second niveau configurationnel de l‘éducation traditionnelle, se repère. En effet, le campement est, dans le contexte rural pastoral, un lieu de vie sociale. Pour les enfants, c’est le premier lieu de vie sociale hors famille. C’est là qu’ils rencontrent d’autres enfants avec lesquels ils entrent en interactions, jouant par exemple avec eux. C’est aussi là qu’ils rencontrent d’autres adultes avec lesquels ils interagissent. Et de ces interactions diverses, les enfants apprennent. Ils apprennent des autres enfants qui apprennent également d’eux. Ils apprennent des autres adultes et ceux-ci peuvent leur demander, comme les y autorise la tradition, de menus services en forme de petites tâches. ‘’Nous nous entraidons bien sûr, directement ou à travers nos enfants à qui nous apprenons la vie en société dont le respect, la fraternité, la solidarité, etc.’’, dit A. Interactions avec les autres donc, mais pas n’importe comment, car ces interactions ne sont pas indemnes d’interdépendances. Les enfants comprennent qu’ils sont en présence d’enfants et d’adultes voisins qui leur apportent quelque chose et à qui ils apportent. Il en va de même chez leurs interactants. De sorte que cette intercompréhension et son intériorisation structurent les

191 interactions, sans que cette conscience ne mette les relations à l’abri des difficultés et des adaptations. ‘’Même la bouche et la langue peuvent entrer en conflit’’, dit un dicton pastoral djiboutien de langue somalie pour rappeler le potentiel conflictuel des interactions humaines, en relativiser la portée (même si ce potentiel se réalise à telle ou telle occasion) et inviter à le dépasser. Hors campement, que ce soit aux abords du campement ou plus loin, les interactions de l’enfant avec autrui sont une autre réalité de type configurationnel observable. Il rencontre des enfants ou des adultes d’autres campements, parfois des adultes de passage. Il interagit avec eux selon les normes sociales (fraternité, respect, serviabilité, apprentissage, etc.) qu’il intériorise, normes qui traduisent des valeurs partagées et sont autant de marqueurs d’interdépendance car s’imposant à tous. Et l’éducation scolaire ?

5.2.2. En ville, l’autre éducation : l’école

5.2.2.1. Une institution d’origine coloniale où se transmet un savoir qui confère du pouvoir

Comme pointé dans le chapitre sur le contexte sociohistorique, l’école, dans sa forme actuelle, est introduite à Djibouti par la colonisation française. Elle le fait à partir de 1884, d’abord à Obock au nord, alors chef-lieu de la colonie, puis au nouveau chef-lieu que devient Djibouti- ville au sud. L’école commence par l’enseignement catholique. Le premier établissement est ouvert par l’ordre des Pères Capucins à Obock à partir de 1884. En 1888, quatre ans plus tard, cette première école est suivie d’une autre qu’ouvrent des Sœurs Franciscaines de Calais qui arrivent à Obock. L’enseignement laïc, lui, débute plus tard. Le premier établissement du genre s’ouvre à Djibouti-ville en 1906/1907. Progressivement, l’enseignement laïc se développe. En 1922, il prend la forme d’un enseignement primaire public qui accueille la majorité des élèves. A partir de 1950, s’ouvre un enseignement secondaire sous la forme d’un Cours Complémentaire (CC) qui accueille les élèves jugés assez bons pour poursuivre des études. Cette école est donc une nouveauté pour des pasteurs nomades habitués à éduquer leur progéniture par et dans la vie. Il n’est pas facile pour eux de confier leurs enfants à des étrangers de loin venus et, qui plus est, ne sont pas musulmans. D’autant que les premiers enseignants sont des missionnaires catholiques, animés comme tels de l’intention de transmettre la foi

192 chrétienne19. Cela explique, du moins en partie, que les Djiboutiens se montrent plutôt méfiants dans les premières années et que les effectifs scolaires n’augmentent de manière significative qu’après la Première Guerre mondiale, avec l’ouverture de l’enseignement primaire public. C’est la prise de conscience progressive de son utilité sociale dans la ville coloniale qui développe l’intérêt des pasteurs sédentarisés pour l’école. Cette utilité sociale est liée au pouvoir que confère le savoir scolaire en contexte urbain. Comme nous le développons un peu plus loin dans l’interprétation de l’impact de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels, le pouvoir lié au savoir scolaire se donne à voir, chez ses détenteurs, dans de nombreux domaines : pouvoir de lire et d’écrire, de communiquer dans la langue dominante, pouvoir d’ordre économique, culturel, social (action syndicale comprise), pouvoir d’ordre politique mais aussi pouvoir de développement épistémique de soi. Cependant, pour création coloniale qu’elle soit, l’école djiboutienne n’en est pas moins configurationnelle, au sens du sociologue Norbert Elias.

5.2.2.2. Un espace configurationnel

A l’école djiboutiennne, dont nous avons pointé l’origine coloniale, des configurations éducatives se donnent à voir. Ces configurations sont observables dans l’espace classe, dans l‘espace école, mais aussi par-delà l’école. Commençons par la classe d’école qui voit s’y dérouler des interactions multiples, enchevêtrées, travaillées par les interdépendances des acteurs. Il y a en classe des élèves, aujourd’hui souvent nombreux, et un enseignant, femme ou homme, ainsi qu’un savoir à enseigner et à acquérir en langue française, c’est-à-dire dans une langue autre que celle maternelle des apprenants. Il y a aussi des règles à respecter, qu’il s’agisse de règles de pédagogie, de didactique, de discipline, ou de règles communes à la vaste société. Les élèves comprennent qu’ils viennent ici pour apprendre, non pour jouer, ni pour se perdre en disputes ;

19 Sur la volonté de christianisation, cet extrait de la chronique de la station d’Ali-Sabieh (septembre 1949) cité par Maîté Ezelin dans son mémoire de Master d’histoire intitulé La station catholique d’Ali-Sabieh (1946-1959), une mission immergée en pays Issa musulman (Rép. de Djibouti), Université de Provence Aix-Marseille I, p.56, laisse peu de doute : « Plusieurs enfants de l’orphelinat sont partis, parce qu’ils ne veulent pas se faire catholiques. Quelques-uns ont été ramenés par leurs tuteurs. Le fr. Antoine a demandé à tous les enfants s’ils veulent être baptisés un jour. Tous le veulent si leurs parents ou tuteur le permettent. Patientons ! ».

193 d’autant que s’attaquer à ses pairs n’est pas sans risque pour soi, car l’autre peut réagir ou faire réagir le maître. Le maître ? Les élèves viennent apprendre avec lui. Il leur apparaît à la fois comme le détenteur du savoir et le dépositaire de l’autorité. En effet, ils le voient et le vivent en tant qu’il dirige la classe, transmet le savoir, en évalue l’acquisition, veille à l’ordre dans la classe, punit, récompense. En d’autres mots, il leur apparaît comme la figure du savoir et du pouvoir en classe, ce qui crée une situation de grande dissymétrie entre enseignant et élèves. De cette dissymétrie, l’enseignant, qu’il soit femme ou homme, a lui aussi conscience. Il est conscient de sa position haute en classe qui fait de lui la figure dominante dans l’espace classe et dans la relation sociale qui s’y déploie. Dans le même temps, il ne semble pas ignorer que cette relation est encadrée par la loi, obéit à un objectif éducatif et soumise à des règles professionnelles et sociales. Il sait, par exemple, qu’il perçoit un salaire dont la contrepartie est d’accomplir son travail dans des conditions définies. Loi, objectif, règles, discipline, respect, risque de réaction d’autrui, autorité, travail, contrepartie, évaluation…ces mots par lesquels nous essayons de décrire la situation observée, renvoient, à des degrés divers, au champ sémantique de la contrainte. Ils disent le caractère contraint de la relation élèves-élèves et élèves-enseignant. Le maître est là pour enseigner, les élèves présents pour apprendre, non pour faire ce que bon leur semble. Cette contrainte initiale crée de facto une interdépendance : le maître peut difficilement enseigner sans la coopération des élèves et ces derniers peuvent difficilement apprendre sans l’investissement du maître. D’un autre côté, la relation inter-élèves révèle une interdépendance qui travaille les intéressés eux- mêmes : ils sont sommés de ne pas donner libre cours à leurs pulsions dans les interactions, de se contrôler, de se respecter, de se comporter selon les règles de la société, bref de se socialiser, une contrainte qu’ils intègrent et qui les oblige. Néanmoins, ces relations de classe, pour balisées qu’elles soient, ne sont pas à l’abri des tensions, ni exemptes de négociations et autres adaptations. Ainsi, à l’observation, certains élèves se montrent turbulents ou moins attentifs que d’autres aux explications et consignes de l’enseignant, suscitent une réaction de ce dernier qui les rappelle à l’ordre, les punit s’ils persistent, sans pour autant se fermer au dialogue qui apaise. De la même manière, les élèves réagissent d’une manière ou d’une autre si leur enseignant se comporte de manière inacceptable en classe. Plus d’une fois, mais antérieurement à notre enquête de thèse, nous avons été témoin comme chef d’établissement scolaire ou eu connaissance en d’autres circonstances de cas d’enseignants dénoncés par leurs élèves pour tel ou tel comportement inacceptable : violence physique ou psychologique sur élèves, manquement au travail chez certains enseignants qui sommaient littéralement leurs élèves de

194 dormir tête sur la table au lieu de leur faire classe, etc. Cette interdépendance générale (élèves-enseignant ou élèves-élèves), caractéristique de toute situation de classe, se complexifie d’une dimension particulière à Djibouti : le sureffectif fréquent des élèves observé depuis de nombreuses années. Avec une classe de 45 élèves et plus à l’école publique, celle-ci étant à l’observation la modalité dominante de l’enseignement scolaire à Djibouti, l’enseignant se retrouve avec une situation professionnelle peu ordinaire où la coopération des élèves lui est encore plus cruciale. C’est aussi le cas chez les élèves que le sureffectif somme (explicitement ou non) de donner davantage en termes de coopération avec le maître et de travail personnel. D’ailleurs, face au sureffectif, certains enseignants en viennent à abandonner les élèves en difficultés, comme le dit avec ses mots cette élève en difficulté de CE2 observée en cours de soutien gratuit à CM : ‘’Oui, en classe, beaucoup sont faibles comme moi en lecture. Comme nous sommes nombreux, le maître ne s'occupe pas de tout le monde. Il marche seulement avec ceux qui comprennent vite''. Plus, dans certains cas, l’offre par les enseignants du public à leurs élèves d’un cours de soutien payant à domicile, offre liée à la dégradation de la qualité des apprentissages dont le sureffectif est l’un des principaux facteurs, introduit une dimension transactionnelle dans la relation élève- enseignant et accentue leur interdépendance. L’élève de CE2 que nous venons de citer répond par des mots éloquents à notre question de savoir ce que dit le maître quand les élèves faibles sollicitent son aide : ‘’ (Il dit) que nous sommes trop nombreux et qu'il ne peut pas s'occuper de tout le monde. Il dit aussi que si nous payons, il peut nous faire travailler à la maison’’. Sans doute cette offre de soutien scolaire payant, qui est le fait d’un nombre croissant d’enseignants du public, n’est-elle pas conforme à la loi, ni au principe de l’égalité des chances, mais elle est observable sur le terrain. C’est dire si la situation de classe peut être analysée comme une configuration éducative à Djibouti. Il en va de même pour l’espace école et cela se laisse repérer. En effet, l’école, qui est constituée de classes dont nous venons de noter le caractère configurationnel, hérite de cette caractéristique commune à ses parties. Elle est donc un ensemble de réseaux d’interdépendances. Mais le tout étant plus que ses parties (Morin), le caractère configurationnel de l’école se complexifie d’une autre configurationnalité. Laquelle ? On observe que les classes (ou réseaux d’interdépendances classes) sont interdépendantes, car très souvent les mêmes élèves passent d’une classe à l’autre, de sorte que si, d’un point de vue configurationnel, les élèves des classes inférieures (1ère année, 2ème année et 3ème année) sont intéressants, c’est un atout pour les enseignants des classes

195 supérieures (ici 4 et 5ème années)) qui les accueillent plus tard. Par exemple, si les classes inférieures sont performantes au plan cognitif, donnent satisfaction au niveau de la discipline et du comportement, ce sera un atout pour le reste du parcours des élèves et pour les enseignants qui seront les leurs. Néanmoins, cet atout, pour produire ses effets, implique que les enseignants des classes supérieures parviennent à préserver l’équilibre grâce auquel leurs collègues des classes inférieures ont obtenu les résultats satisfaisants, sinon il y aura risque de difficultés qui pourront générer un sentiment de gâchis chez les élèves et leurs enseignants antérieurs. A l’inverse, si les objectifs ne sont pas atteints en classe inférieure et que les résultats des élèves ne sont pas satisfaisants, ils affecteront le travail des enseignants qui hériteront de ces élèves en classe supérieure : ces enseignants devront aider leurs nouveaux élèves à combler leurs lacunes s’ils veulent convenablement dispenser leur programme de l’année scolaire. En outre, l’espace école favorise les rencontres entre élèves de l’établissement, entre enseignants, entre enseignants et élèves autres que les leurs, entre parents et enseignants, ou encore entre parents et chef d’établissement. Sans oublier la présence des agents de gardiennage et d’entretien. Entre ces acteurs, il n’est pas rare que se déroulent des interactions multiples qui, si elles sont censées obéir à des règles, ne sont pas pour autant à l’abri des difficultés, ce qui n’exclut ni négociations ni adaptations. On le voit, l’école apparaît comme une configuration qui intègre et dépasse les configurations classes. Et à son tour, l’école s’insère dans des espaces configurationnels supérieurs. Elle s’insère dans un périmètre géoculturel (c’est le quartier pour les écoles et centres de soutien observés), dans un système institutionnel (Education nationale) mais aussi dans la ville et dans le pays. Cette insertion donne lieu à d’autres niveaux de configurations où l’école interagit avec d’autres acteurs sociaux. Elle interagit avec les habitants du quartier (sans qu’ils soient nécessairement des parents d’élèves) sur tel ou tel sujet, avec les responsables hiérarchiques de l’Education nationale, avec la santé publique (pour les vaccinations par exemple), avec d’autres administrations publiques (par exemple, pour l’enlèvement d’un arbre tombé, pour une intervention sur l’alimentation en eau ou en électricité), avec la police ou la gendarmerie locales en cas de vol ou pour autre chose, etc. Les objets de ces interactions sont donc aussi multiples que les acteurs eux-mêmes, et si les relations entre l’école et ces autres acteurs sont balisées par la loi et les usages, cela n’en fait pas pour autant des rapports simples, à sens unique et à lecture univoque. Nous savons par exemple (pour en avoir été témoin) que des agents publics (administrateur, policier, gendarme, agent de santé, etc.) ont tendance à demander des services

196 personnels aux usagers alors même que, payés à cette fin par l’État, il entre dans leur mission professionnelle de les servir sans contrepartie pour leur personne. Ces agents de l’État, en nombre croissant selon les témoignages et nos propres observations sociales, déplacent ainsi l’interaction vers le registre du donnant donnant, ce qui ne vas pas sans négociation si l’on veut éviter la tension. Il y a, dans pareil cas, actualisation de l’interdépendance selon une modalité non prévue par la loi. Continuons avec une autre illustration observable et observée de la complexité configurationnelle des interactions de l’école avec les autres acteurs sociaux : la présence dans l’espace scolaire de marchandes de beignets et de limonade. Une telle présence commerciale, que nous repérons à l’école primaire publique observée, n’est pas autorisée par la loi, mais l’établissement la tolère depuis des années. La direction de l’école a même accueilli les marchandes à l’intérieur de l’école alors qu’elles se postaient auparavant derrière la clôture d’enceinte. Cette initiative, qu’elle semble avoir réussi à faire tolérer par sa hiérarchie, offre à la direction l’avantage de mettre fin à la ruée (en récréation) des élèves vers la clôture dont ils accéléraient ainsi l’usure, de surveiller l’hygiène des produits vendus par les marchandes tandis que ces dernières se retrouvent à l’abri du vol à l’arrachée, du risque d’agression par des délinquants et du harcèlement administratif lié à leur occupation illégale du domaine public (à l’extérieur de l’école). Des configurations, il s’en observe donc à l’école. Mais quid des différences ? S’y mettent-elles en tension ?

5.2.2.3. Où les différences se mettent en tension

Comme cela peut se concevoir et s’observer, un espace école, qu’il s’agisse de la classe ou d’ailleurs, reçoit des différences. Les élèves portent leurs différences. Les enseignants aussi. Ces différences sont individuelles, puisque chaque individu porte son histoire personnelle, et collectives, car les individus portent dans le même temps leur histoire collective. Sans compter les différences entre les représentations initiales des élèves et le contenu enseigné. L’école met ces différences en présence à travers ou à l’occasion des interactions multiples qu’elle favorise. Une telle rencontre n’est pas banale, car elle n’est ni sans possibilités, ni sans risques : les différences se découvrent, se frottent, se jaugent, négocient pour parvenir à un équilibre autour de ce qui les réunit. Dit autrement, les différences se mettent en tension.

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Ainsi, à Djibouti, dès les débuts de l’école, en histoire, le fameux ‘’Nos ancêtres les Gaulois’’, frappe les jeunes esprits colonisés qui viennent chercher du savoir. Ils ne comprennent pas, eux qui connaissent par cœur leur arbre généalogique et peuvent citer d’une traite tous leurs ancêtres jusqu’à celui éponyme, par quelle magie ils peuvent être les descendants des premiers habitants de la Gaule lointaine. Les concepteurs de ce contenu didactique, et parfois les enseignants, ne semblent pas mesurer sa non-pertinence qui en limite l’intérêt pour les apprenants. Ces derniers vivent donc un conflit cognitif difficile à surmonter mais qui ne les empêche pas de poursuivre leurs apprentissages. Sur cette difficulté de contenu, le professeur Jacques Binet (1967, pp.209-218), chercheur à l’Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer (Orstom), plaide la bonne foi des pédagogues de l’époque coloniale. Il écrit dans un article intitulé L’Histoire africaine et nos ancêtres les Gaulois : ‘’Les pédagogues de jadis recouraient tout bêtement à l’histoire de France, pensant que, dans une étude scolaire, les connaissances accumulées comptent moins que l’exercice de l’intelligence et la poursuite de qualités du caractère. Nous-mêmes, Occidentaux, avions, pendant des siècles, éduqué la jeunesse en lui faisant traduire les hauts faits des Romains ou des Grecs’’. Pour autant, les pédagogues portent-ils seuls la responsabilité de l’enseignement de tel ou tel contenu scolaire ? La responsabilité du décideur politique, n’est- elle pas engagée dans ce qui se transmet à l’école ? En d’autres mots, le contenu enseigné aux colonisés ne répond-il pas aussi à une tentative d’assimilation culturelle ? En géographie, non plus, le contenu ne traite point du contexte local mais de France. Les élèves apprennent les saisons, les fleuves et autres éléments de la géographie française. Néanmoins, ce silence n’empêche pas que Djibouti apparaisse, en tant que territoire sous administration coloniale, dans des programmes pour apprenants français. ‘’Dès le début de la colonisation, dans les programmes de géographie de certains établissements et de certains concours, Obock puis Djibouti sont mentionnés, alors qu’’à Djibouti la question n’est pas à l’ordre du jour’’. (Pénel, 2017, p.275). Pourquoi cette incohérence ? Selon Jean-Dominique Pénel, ‘’il s’agit de conforter, à l’école, le phénomène d’expansion coloniale de la France et des puissances européennes.’’(Ibid.) Dans un autre registre, l’enseignement du message chrétien entre en tension avec les représentations religieuses des petits pasteurs sédentarisés qui fréquentent l’école catholique. Eux qui baignent depuis leur enfance dans l’islam, convaincus qu’il y a ici-bas les musulmans et les mécréants, les premiers promis au paradis et les seconds à l’enfer, se retrouvent soudain en présence du catéchisme prévu au programme de l’enseignement catholique. Ils comprennent

198 qu’ils doivent apprendre un message religieux auquel ils ne croient pas et sur lequel ils ne sont pas exempts de préjugés. Le conflit cognitif que tout cela leur vaut, n’est pas mince. Pourtant, la majorité des élèves gèrent ce conflit : ils suivent le catéchisme tout en restant fidèles à leur foi musulmane, ce qui leur permet de poursuivre leurs études et de trouver un emploi. De fait, peu d’élèves se convertissent réellement, y compris parmi ceux qui sont baptisés et reçoivent un prénom chrétien. Les Laurent, Thomas, Michel et autres Jacques, ne se montrent pas religieusement différents de leurs compatriotes. Cependant, la période coloniale n’a pas le monopole de l’inattendu. Ainsi, au cours des années 1990, suite à une réforme des manuels de lecture visant à en adapter le contenu aux réalités du pays, les enfants découvrent qu’un chacal, appelé Dayo, et un cabri, nommé Assa, sont présentés comme des amis dans les textes. Or, dans la réalité, le chacal est le prédateur du cabri. Les enfants ne comprennent donc pas cette manière de dire le réel qui n’est pas fidèle au réel. Les enseignants non plus qui critiquent les nouveaux livres. Mais apprenants et enseignants s’adaptent comme ils peuvent à ce contenu peu pertinent au regard du réel. Des années plus tard, ces manuels de lecture sont abandonnés au profit d’autres livres. L’initiative à leur origine se voulait, semble-t-il, un hymne à l’amitié. La mise en tension des différences à l’école vaut encore pour d’autres apprentissages tels que ceux portant sur des phénomènes physiques. Nous observons que les représentations spontanées de nombreux élèves sont marquées par leurs croyances religieuses et que ces croyances entrent en tension avec les développements de type scientifique proposés par l’école héritée de la tradition laïque française. Ainsi, chez les enfants dont les parents ont une lecture religieuse et ou traditionnelle tranchée de la vie, d’apprendre que la pluie est un simple phénomène physique ne va pas de soi, car eux se représentent la pluie comme un don d’Allah. Ils n’en dépassent pas moins ce conflit cognitif à mesure qu’ils avancent dans les études. Du reste, nous observons que la chose religieuse est libre à l’école djiboutienne. En effet, si la morale islamique ne figure pas dans les programmes d’enseignement, rien ne s’oppose à ce que les enfants manifestent ostensiblement leur appartenance religieuse. Aussi peut-on observer un nombre significatif d’élèves féminins portant le voile à l’école, que ce soit en classe ou non. Certains enseignantes et enseignants font de même et affichent leur appartenance religieuse. Et si ces signes religieux sont tous islamiques et ne choquent personne dans un pays musulman à quasiment 100%, ils donnent parfois lieu à débat animé entre tenants de la laïcité et partisans d’une plus grande prégnance religieuse à l’école, sans que, cependant, cela ne tourne au conflit.

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Outre les apprentissages proposés, la diversité communautaire du public scolaire donne lieu, observons-nous, à sa part de mise en tension. Depuis ses débuts, l’école djiboutienne mêle des enfants issus de différentes communautés du pays. A l’inscription, vers l’âge de onze ans jusqu’au milieu des années 1960 et à sept puis six ans depuis lors, ils sont déjà porteurs du sentiment d’appartenance à leur groupe ethnique et de différence avec les autres groupes. Ils ont notamment conscience de ne pas parler la même langue maternelle20. De sorte que le sentiment communautaire amène beaucoup d’entre eux à rechercher la compagnie des membres de leur communauté, surtout au début de leur scolarisation. Mais ils finissent par s’ouvrir les uns aux autres et interagissent malgré leurs différences. Même si cette ouverture à l’Autre ne suffit pas à faire éclore en eux un sentiment de ressemblance supra-communautaire, c’est-à-dire un sentiment national. D’autant moins que l’éducation à la citoyenneté ne fait pas l’objet d’un enseignement particulier. En effet, dans les programmes officiels, ne figure pas de cours d’instruction civique et morale. Pas plus que les enfants n’apprennent à saluer le drapeau national alors qu’il flotte dans certaines cours de récréation. Un drapeau national flotte bien dans tel établissement par nous observé mais, selon les informations que nous avons pu recueillir, point de salut ritualisé aux drapeaux par les élèves. Comme ce n’est pas une obligation légale, la direction de l’école ne semble pas se sentir en défaut. Les enfants ne sont donc pas exposés, dans l’espace scolaire, à un rituel et à un contenu éducatifs au service de la citoyenneté. Il en résulte que la mise en tension de la diversité communautaire du public scolaire n’est pas assez travaillée vers une synthèse citoyennisante. Pourtant, la notion de nation est couramment convoquée dans le discours politique officiel21 tantôt à travers le qualificatif ‘’national’, tantôt à travers des expressions telles que ‘’construction nationale’’, ‘’unité nationale », ou ‘’communauté nationale’’. D’ailleurs, l’unique journal du pays, le quotidien financé par l’impôt et contrôlé par le gouvernement, se dénomme ‘’La Nation’’. L’école, lieu de diversité certes, mais de solidarité aussi.

20 Notons, cependant, que le cosmopolitisme de certains quartiers permet aux enfants qui y vivent de s’initier à une autre langue djiboutienne que la leur.

21 Nous pensons notamment au président Gouled dont un recueil de discours a été publié en 1990 par le Secrétariat général à l’information, qui faisait alors office de ministère de l’information à Djibouti, sous le titre Discours du président El Hadj Hassan Gouled Aptidon, Expression d’une jeune République entre 1977 et 1989. Ou encore aux discours de son successeur Ismaël Omar Guelleh (http://www.presidence.dj/PresidenceOld/discours.htm) 200

5.2.2.4. Où la solidarité est repérable

Solidarité ? Commençons par rappeler la définition de cette notion. Le dictionnaire Larousse définit la solidarité comme le ’’sentiment d’un devoir moral envers les autres membres d’un groupe, fondé sur l’identité de situation, d’intérêts’’. Cette définition n’est pas éloignée de celle sociologique que donne Émile Durkheim de la solidarité (1893). En effet, pour cet auteur considéré comme l’un des pères fondateurs de la sociologie, la solidarité renvoie au lien moral qui unit les individus d’un même groupe, et qui forme le ciment de la cohésion sociale. A partir de cette définition, nous pouvons nous poser la question de la configurationnalité de la solidarité. La solidarité est-elle configurationnelle ? Puisqu’elle lie moralement les membres du groupe, puisqu’elle les engage les uns envers les autres, la solidarité crée entre eux une situation de dépendance réciproque, c’est-à-dire de l’interdépendance. Concrètement, la solidarité est un phénomène à double sens qui va de soi à autrui et d’autrui à soi : le geste de celui qui exprime sa solidarité (par l’acte ou le mot) oblige moralement celui qui en bénéficie, d’où l’interdépendance. Dit autrement, la solidarité crée un réseau d’interdépendances entre les membres du groupe, ce qui renvoie au concept de configuration. Qu’en est-il alors de la solidarité dans l’espace scolaire djiboutien ? Se manifeste-elle et comment ? L’école djiboutienne, du moins dans la mesure de ce que nous en avons observé et que nous en savons par ‘’conscience sociale’’, n’est pas exempte de solidarité : celle-ci s’y donne à voir. D’abord, entre élèves. A l’observation, un nombre significatif d’élèves, pour jeunes qu’ils soient, manifestent leur solidarité les uns envers les autres. En classe, la solidarité entre élèves revêt souvent la forme de l’entraide. Cela se repère, par exemple, dans les apprentissages où certains en aident d’autres à comprendre ce qu’ils ont eux-mêmes compris. Cela, que ce soit en classe ordinaire ou en cours de soutien et sans que les acteurs de la solidarité ne soient nécessairement issus de la même communauté, signe de l’interactivité bienveillante que la mixité communautaire peut favoriser. La solidarité s’observe encore dans la cour de récréation où elle prend des formes variées. Par exemple, elle porte à des actes de partage alimentaire, certains offrant une partie de leur goûter à d’autres qui n’en ont pas ou plus. Elle se décline au plan physique où certains en défendent d’autres face à la violence de leurs pairs, ou au niveau sportif avec des offres de participation à des jeux. Là encore, les manifestations de solidarité ne se manifestent pas toujours selon des affinités familiales ou communautaires. Plus, cette solidarité peut se poursuivre hors école entre certains élèves qui continuent de

201 s’entraider. Ils le font par exemple au domicile de l’un d’entre eux pour faire des devoirs, étudier des leçons, ou pour réaliser un travail de groupe en vue duquel ils se sont choisis. SA, fille de HA, témoigne : ‘’Nous nous entraidons quand nous en avons besoin. Que ça soit à l’école ou à la maison. S’il le faut, nous nous retrouvons chez l’une d’entre nous pour nous entraider. Mais nous ne trichons pas les unes sur les autres, pas ça.’’ Ce qui est observé chez les élèves, peut également s’observer chez leurs enseignants. Comme aux apprenants, il leur arrive de se rendre des services, de se soutenir matériellement, de se défendre mutuellement face à tel ou tel abus. Ainsi, nous avons été témoin, plus d’une fois, d’actes de solidarité entre enseignants. Solidarité par voie de grève (ou menace de grève) avec un enseignant injustement ciblé par un chef d’établissement, solidarité matérielle avec un enseignant dont le domicile est détruit par un incendie ou souffrant d’une maladie nécessitant des soins coûteux, solidarité avec un enseignant agressé par un élève ou parent d’élève, etc. Ce, indépendamment de l’appartenance communautaire. Entre élèves et enseignants également, la solidarité se donne à voir. Les élèves montrent souvent de l’attachement à leurs enseignants, qu’ils traduisent en actes de solidarité, surtout s’ils les trouvent compétents et bienveillants. Ainsi, les élèves prennent la défense de leur maître ou professeur dans les conversations, font parfois grève pour le soutenir s’il est en difficulté, etc. De la sorte, l’espace école donne à observer une solidarité qui transcende le lien communautaire pour se fonder sur le lien de situation, d’intérêts. Et en cela, l’école participe à l‘émergence d’une société unie dans sa diversité communautaire, c’est-à-dire nationale. Et la mixité à l’école ?

5.2.2.5. D’une mixité triple mais inégale

Autre fait observé, l’école djiboutienne est un lieu à plusieurs mixités. Nous en observons trois. Il y a une mixité entre filles et garçons, car les filles fréquentent de plus en plus l’école. Leur présence grandissante se repère à tous les niveaux, du primaire jusqu’au supérieur. Selon les chiffres de l’Education nationale pour l’année scolaire 2016/2017, les filles représentent 47% des effectifs du primaire (sur un total de 61846 élèves), 45,1% du moyen22 (sur un total de 39069 élèves), 45% du secondaire (sur un total de 18113), 42% de l’enseignement technique

22 L’enseignement moyen djiboutien (qui s’étend sur quatre ans après le primaire) correspond au premier cycle secondaire français, c’est-à-dire au collège. 202

(sur un total de 3590), et elles sont au nombre de 692 dans le professionnel (sur un total de 2249). Cette mixité de genre, qui fait que filles et garçons reçoivent le même enseignement, produit sa part d’impact social dans la mesure où elle installe une égalité devant le savoir scolaire. C’est là un fait qui contraste avec la pratique traditionnelle où filles et garçons reçoivent une éducation différenciée car leurs places et tâches sont socialement distinctes. Du reste, et par résistance sociale à la rupture que constitue l’égal accès au savoir académique, la scolarisation des filles et la mixité qui l’a suivie ont été lentes : longtemps, les filles autochtones ne fréquentent pas l’école coloniale, ou rarement et en établissement pour filles. Cela explique qu’il faille attendre les années 1960 pour voir les premières Djiboutiennes diplômées du premier cycle secondaire, à savoir le Cours complémentaire pour l’enseignement général et le Cours commercial pour le technique. C’est seulement à cette période qu’elles commencent à occuper des emplois qualifiés. Il y a aussi la mixité intercommunautaire. L’école accueille des enfants issus de différentes communautés. Elle est fréquentée par des enfants de langue maternelle somalie, des enfants de langue afare, d’autres de langue arabe, etc. Ces élèves, qui pour la plupart ne se connaissent pas avant d’être inscrits à l’école, s’habituent les uns aux autres, ce qui favorise des interactions suivies. Certains finissent par tisser des relations d’amitié. Une telle mixité intercommunautaire, même si elle n’est pas soutenue par un contenu éducatif pertinent (pas de cours d’éducation à la citoyenneté) ni par un rituel à l’avenant tel que le salut aux drapeaux, n’est pas sans intérêt dans un État jeune où vivent des communautés différentes dont l’interpénétration était rare avant la sédentarisation urbaine. Cependant, cette mixité intercommunautaire, notamment entre Afars, Arabes et Somalis, n’est pas significative en école dans les quartiers et centres urbains à population communautairement homogène. C’est le cas dans plusieurs quartiers de la capitale, en pays afar (nord et sud-ouest) et en pays somali (sud- est et sud-ouest). Quant à la mixité sociale, elle apparaît plus rare à l’observation. En effet, les établissements d’enseignement accueillent un public élève plutôt homogène dans sa composition sociale. Les écoles des quartiers populaires accueillent plutôt les enfants des couches populaires et les établissements des quartiers résidentiels plutôt ceux des classes moyennes supérieures ou plus aisées. Cette faiblesse de la mixité sociale est repérée aux lieux éducatifs observés à Djibouti- ville et en sa banlieue : école primaire publique, école privée et centres de soutien à l’apprentissage de la lecture. Selon nous, la mixité sociale était plus grande à l’école avant l’accession à l’Indépendance et dans les années qui ont suivi, car les inégalités sociales étaient

203 moins marquées entre Djiboutiens. Certes, la population générale a crû, passant de 159 659 habitants en 1970 à 942333 habitants en 2016, mais cette croissance démographique ne devrait pas se traduire par un creusement des inégalités sociales si elle était anticipée et prise en compte par les politiques publiques. Or, à l’observation, la pauvreté a gagné du terrain, surtout à partir de la fin des années 1980. Selon les chiffres du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), à Djibouti, la pauvreté extrême touche 42,2% de la population générale et le chômage 59,5% de la population active. Au demeurant, sa faible mixité sociale n’est pas le seul défi que l’école djiboutienne doit relever.

5.2.2.6. Une école confrontée à des défis

A dominante publique, l’école djiboutienne accueille (d’après les statistiques du ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle), en 2016/2017, 61846 élèves au primaire (dont 6737 dans l’enseignement privé), 39069 élèves au moyen (dont 3120 au privé), 18113 élèves au secondaire général (dont 2258 au privé), 3590 élèves au technique (dont 286 au privé), 2249 élèves au professionnel (dont 480 au privé) ainsi que 9600 étudiants au supérieur. Mais de manière générale, l’école djiboutienne se trouve confrontée à des difficultés de divers ordres. Ainsi, les classes sont en sureffectif, ce que montre notre observation à l’école primaire publique d’A et que confirment nos questions sur le vif aux élèves du cours de soutien. Une telle situation affecte la qualité des apprentissages et ne favorise point la réussite, comme en témoignent les difficultés en lecture des élèves fréquentant les centres de soutien observés. Sur les causes de cette dégradation, le rapport RESEN que nous avons évoqué dans le chapitre sur le contexte socio-historique de la présente recherche, n’est point silencieux. En énumérant les principaux défis (pp.170-171), il éclaire en creux nombre de difficultés de l’école et leurs sources : ''- le renforcement de l’accès à l’enseignement fondamental et la régulation des flux entre l’enseignement fondamental et les niveaux supérieurs ; - l’amélioration de l’équité et de l’égalité des chances pour assurer la participation et l’achèvement par le plus grand nombre de jeunes de 6-16 ans de l’enseignement fondamental ; - le renforcement de la qualité et de la pertinence des apprentissages à tous les niveaux d’études par la réforme des curricula, la généralisation de pratiques innovantes, la formation initiale et 204 continue des enseignants et des personnels d’encadrement, la mise en place de mécanismes de suivi et d’évaluation des apprentissages ; - la réforme de l’enseignement secondaire et de l’enseignement technique et professionnel pour adapter les curricula aux besoins socio-économiques ainsi qu’aux exigences de standards internationaux de qualité ; - l’amélioration de la qualité et de l’efficience de la gestion et du pilotage de la réforme et plus généralement du système éducatif au niveau central comme au niveau local pour soutenir la couverture du système d’éducation et la qualité des services rendus aux citoyens par une vulgarisation de cultures managériales axées sur les résultats et de pratiques de reddition de comptes ; - la recherche et la mise en place de stratégies de réduction des coûts unitaires par l’optimisation de l’utilisation des ressources allouées et par la rationalisation de la répartition des ressources entre les différents sous-secteurs composant le système pour faire face aux besoins croissants du développement du secteur et à l’exigence de qualité''. Notre ‘’conscience sociale’’ de la gestion gouvernementale de l’éducation nationale, confirme ces conclusions du rapport RESEN : nous repérons notamment une baisse de qualité dans le recrutement et la formation des enseignants comme des administratifs, un niveau de rémunération de ces acteurs en décalage avec le coût de la vie (salaires à augmenter), une situation de sureffectif généralisé en primaire et en secondaire, une baisse de qualité dans les apprentissages, des pratiques de favoritisme et de clientélisme, ou encore des détournements de fonds. Du reste, comme le pointe l’analyse des données, l’école n’est point la seule source d’apprentissages dans l’espace urbain : elle co-existe, depuis ses débuts, avec des apprentissages informels, et point seulement d’origine traditionnelle.

5.2.2.7. Qui cohabite avec des apprentissages informels urbains

Nous observons (rétrospectivement) que, dès les débuts de leur sédentarisation urbaine, les pasteurs nomades non-scolarisés se mettent à acquérir d’autres éléments de savoir que leur savoir ancestral. Ils font ces apprentissages de manière informelle dans les interactions avec les autres. Plusieurs sources d’apprentissages peuvent être distinguées. La source la plus riche est, selon nous, le travail. Comme ils y passent plusieurs heures par jour ouvrable, qu’ils sont sommés de

205 maitriser au plus vite les gestes professionnels attendus et qu’ils souhaitent avancer dans le métier, surtout si celui-ci est durable, les pasteurs sédentarisés apprennent plus sur leur lieu de travail. C’est de cette manière qu’ils apprennent les métiers du bâtiment qui offrent des emplois dans les villes en expansion du pays telles que Djibouti-ville. Ils deviennent maçons, charpentiers, peintres, plombiers, électriciens, etc. Ils deviennent également ouvriers au chemin de fer en construction qui relie Djibouti-ville à la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. Plus tard, pour un nombre significatif d’entre eux, ils sont recrutés comme cheminots et employés à des tâches diverses. D’ailleurs, le chemin de fer restera la première source d’emplois pour les pasteurs sédentarisés ou semi-sédentaires des localités qu’il traverse. Les pasteurs urbanisés apprennent encore à travailler comme sauniers dans les marais salants de Djibouti-ville ou comme ouvriers dans d’autres unités de production industrielle. D’autres pasteurs sédentarisés s’orientent, eux, vers les métiers du commerce. Ils deviennent vendeurs en magasin, aide-magasiniers voire magasiniers s’ils apprennent à tenir un registre de stock. D’autres deviennent chauffeurs professionnels, mécaniciens, soudeurs, militaires, policiers, plantons, gardiens, etc. Hier comme aujourd’hui, ces apprentissages informels se donnent à voir dans le contexte urbain djiboutien. Sans que, au demeurant, le phénomène ne soit une spécificité djiboutienne puisqu’il semble observable ailleurs, par exemple dans d’autres pays d’Afrique. Dans toutes ces acquisitions, les pasteurs nomades, qui arrivent non-scolarisés au travail, mettent en œuvre des stratégies personnelles d’apprentissage, surtout si l’employeur ne propose pas de formule de formation au métier. De la sorte, ils construisent leurs apprentissages et, au fil du temps, assoient leur professionnalité. Notons que certains de ces pasteurs vont plus loin dans les apprentissages professionnels informels, devenant cadres (chef d’équipe, chef de chantier, contremaître, chef magasinier, etc.). Ils deviennent chefs d’entreprise, par exemple commerçants ou entrepreneurs du bâtiment. Ainsi, certains parmi les plus en vue des commerçants ou entrepreneurs du secteur du bâtiment et des travaux publics du pays, sont des pasteurs qui ont tout appris sur le tas, par le travail et l’effort personnel informel. Et si les interactions sur le lieu de travail se font en français, les pasteurs sédentarisés s’efforcent d’en apprendre assez de mots pour comprendre et se faire comprendre, en accordant la priorité au lexique professionnel. Le respect de la prononciation, de la grammaire et de l’orthographe

206 n’est pas garanti dans ce français appris dans l’agir professionnel, à l’oreille, mais cela n’affecte guère son efficacité communicationnelle, surtout avec des interlocuteurs habitués au phrasé métissé. Voici, à titre d’illustration, quelques mots de français métissés de Djibouti : barsan pour présent, habsan pour absent, jordawi pour aujourd’hui, damain pour demain, magassan pour magasin, lagare pour la gare, sojet pour sujet, tranger pour étranger, cheftraine pour chef de train, trubunal pour tribunal, fari pour voirie, troblic pour travaux publics. Ces apprentissages professionnels informels demeurent aujourd’hui courants, d’autant plus courants que les jeunes déscolarisés sont sans cesse plus nombreux et apprennent des métiers sur le tas, entrant en concurrence avec les non-scolarisés. Observons, enfin, que certains autodidactes valorisent leurs apprentissages à travers des examens formels. Cela s’observe parmi les agents de l’administration ou du secteur privé formel où des salariés qui ont été recrutés avec un niveau initial peu élevé, acquièrent par eux-mêmes un savoir général (en lettres comme en sciences) qui leur permet de se présenter à des examens nationaux ou à des concours internes de promotion sociale. Que dire à présent de l’impact de la scolarisation sur la société traditionnelle ?

5.2.3. La scolarisation impacte les rapports sociaux traditionnels

5.2.3.1. Des ruptures pour s’adapter

Passer de son milieu de vie traditionnel à un autre, qui est dominé de surcroît par plus fort que soi, implique une adaptation. En effet, changer de quelque chose, même s’il s’agit d’un changement non ou peu souhaité, c’est s’adapter à ce qui advient à la place, à ce qui se substitue à ce quelque chose, c’est-à-dire au nouveau. De sorte que le changement enjoint l’adaptation, ce qui ne va pas sans ruptures. A l’observation, nous relevons quelques-unes des ruptures que le pasteur nomade connaît en passant de la campagne à la ville. Examinons-les. D’abord, de nomade, le pasteur devient sédentaire, se fixant à demeure en un lieu. Cette sédentarité implique un habitat adapté dont il a rarement les moyens en arrivant en ville. Aussi, comme le montrent les photos anciennes de Djibouti-ville ou des habitations d’aujourd’hui en certaines localités, recourt-il, dans un premier temps, à l’habitat traditionnel qu’il reproduit dans une large mesure. Puis, à mesure que cela lui devient possible, il le renforce d’éléments urbains de récupération tels que le bois, le métal ou le plastique. Dans la future capitale, le pasteur sédentarisé appelle boulaos cet habitat précaire, mot somali qui signifie abri sommaire fait d’herbe et de branchages que les Français traduisent par paillote. Et boulaos donne son nom 207 aux modestes quartiers autochtones de l’est de la ville puis au secteur urbain qui succède à cet habitat d’adaptation. Aujourd’hui, le mot boulaos désigne la commune23 qui regroupe les territoires des première, deuxième et troisième circonscriptions administratives de la capitale, territoires qui correspondent à la partie basse de la ville, ville dont la partie haute est formée de plateaux madréporiques (Djibouti24, Serpent et Marabout) et de l’ilot du Héron. Comme la ville n’offre pas de pâturage et que l’administration coloniale interdit la divagation des animaux, le nomade qui se sédentarise sous le boulaos, vient sans son bétail (ou presque), c’est-à-dire sans son principal moyen de subsistance. Pour survivre dans la ville, il lui faut alors s’insérer dans l’économie monétaire urbaine en offrant sa force de travail contre un salaire, ou en tentant une activité de type commercial telle que celle de boucher indépendant. D’ailleurs, au plan commercial, l’activité de boucher, attire, dès les débuts, le plus grand nombre de pasteurs sédentarisés. C’est que les pasteurs nomades sont familiers avec les gestes que requiert ce métier : abattre la bête, la vider du sang, enlever peau et abats, découper la carcasse pour la distribuer, etc. Il leur suffit juste d’apprendre à utiliser une modeste balance mécanique pour vendre la viande au poids. Du point de vue éducatif, le pasteur sédentarisé découvre les ‘’nouvelles conditions de l’éducation’’ pour reprendre l’expression de Georges Balandier (1968). Il saisit que d’envoyer ses enfants à l’école coloniale n’est pas sans utilité dans le contexte urbain où il se retrouve. Il note, en effet, que cet enseignement assuré à l’écart de la vie ordinaire, dans la langue du plus fort, par un maître (ou une maîtresse) qui ne partage pas sa confession religieuse, transmet néanmoins un savoir efficace pour la ville où celui-ci ouvre des possibilités à ses détenteurs. Il comprend encore que les ‘’nouvelles formes du savoir’’ peuvent l’aider à mieux percer la logique de ce milieu urbain que le colonisateur fait surgir sur le sol ancestral, sans réellement lui demander son avis, et à mieux connaître ledit colonisateur. Autre rupture observable, le pasteur nomade change de régime et de rythme alimentaires. Il adopte une nourriture à base élargie (riz, pâtes alimentaires, farine de blé) qu’il apprend à préparer avec viande et légumes. Sans renoncer au dourah dont la consommation continue ici et là sous forme de galette ou de grains. Il complète cette alimentation avec du pain et des légumineuses (haricots, fèves, lentilles, pois chiches, etc.). Il adopte aussi le rythme ternaire :

23 La commune porte le nom de Boulaos depuis la loi n°122/AN/05/5ème L du 1er novembre 2005 portant sur le statut de la ville de Djibouti qui vient après la loi n°174/AN/02/4ème L du 7 juillet 2002 portant décentralisation et statut des régions.

24 C’est ce plateau qui a donné son nom à la capitale puis au pays. 208 petit-déjeuner, déjeuner et dîner. Lequel n’est pas courant chez les pasteurs nomades : ils sont peu habitués au petit-déjeuner (afour en somali et qeero kalo en afar, respectivement ouvre- bouche et enlève-amer en traduction littérale) et au repas du midi (hadhimo en somali, miidi kalo en afar, respectivement offre-ombre et casse-jeûne en traduction littérale). Rupture encore sur le plan socioculturel avec la diversité humaine à l’œuvre dans la ville coloniale. Le pasteur nomade sédentarisé ne cohabite plus avec ses seuls contribules et voisins, même si le centre urbain naît sur ses terres ancestrales. Il se retrouve, dans cet espace limité qu’est la ville, mêlé à des pasteurs issus de communautés locales qu’il ne connaît pas toujours mais surtout à des personnes venues d’ailleurs, de langue différente, de culture différente et, dans de nombreux cas, de couleur de peau différente. Il se retrouve avec des Européens, des Asiatiques et des Africains. Parmi les Européens, une majorité de Français et des minorités italienne et grecque. Parmi les Asiatiques, une majorité d’Arabes du Yémen et de Zeila et des minorités indienne, pakistanaise et arménienne. Parmi les Africains, des tirailleurs du Sahel, des Soudanais et des Éthiopiens. Voici, donc, le pasteur soudain confronté à une altérité nourrie. Il est amené à interagir avec ces femmes et hommes dont, pour beaucoup, il ne connaît ni les langues ni les codes et qui ne connaissent pas non plus les siens. Ce n’est pas sans difficultés. Ni sans possibilités d’enrichissement mutuel. Du reste, le pasteur nomade croit aux vertus de la proximité spatiale pacifique, même entre gens différents : ‘’Abkaa waa oodaa’’ dit un dicton somali, ce qui signifie ‘’Ton voisin est ton proche.’’ L’auteur du Petit Prince, de Citadelle et de l’heureuse formule ‘’Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis’’ (1948), Antoine de Saint-Exupéry, se reconnaîtrait sans difficulté dans cette pensée. Notons une autre rupture, de type politique celle-là : le pasteur constate que la ville est le siège d’un pouvoir politique, adossé à un appareil sécuritaire, qui gouverne le pays ancestral selon des intérêts extérieurs aux gens du pays. S’impose à lui le pouvoir colonial dont la légitimité est la raison du plus fort et la source un pays lointain appelé France, nom qu’il prononce Franciska ou Françaoui selon qu’il est somali ou afar (le Yémenite prononce França). Il observe qu’au-dessus du chef suprême de sa communauté (Ougas ou Sultan) s’est auto-installée une autorité plus puissante qui, pour remplir sa mission, fonctionne avec ses ressources monétaires, ses procédures, ses agents en civil, ses hommes en uniforme, sa langue et sa culture. A cette donne, qui lui rappelle que le rapport de force ne lui est pas favorable, il s’adapte comme il peut, mais il ne l’accepte pas comme le montre la lutte qu’il lance plus tard pour l’accession à l’Indépendance. Ces ruptures de divers ordres, économique avec le passage du pastoralisme à la sédentarité

209 urbaine, alimentaire (en teneur comme en fréquence), socioculturelle (confrontation à l’altérité), éducative (école) et politique (pouvoir colonial), que connaît le pasteur sédentarisé, disent quelque chose des effets de la ville coloniale. Dans l’ordre éducatif, la rupture s’incarne dans le savoir scolaire. Or, à la réflexion théorique comme à l’observation de terrain, il n’est pas de savoir sans pouvoir, ni de pouvoir sans impact. Le savoir scolaire confère donc à ses détenteurs colonisés du pouvoir qui impacte les rapports sociaux traditionnels.

5.2.3.2. Un savoir source de pouvoir impactant

S’adapter implique une compréhension de ce à quoi l’on doit s’adapter, c’est-à-dire un accès aux significations de l’objet de l’adaptation. Mais comment accéder à ces significations sans code d’entrée, ni clés de lecture ? Dans le contexte qui nous occupe, nous observons que le français, langue du dominant, est le code d’entrée et que le savoir académique qu’il véhicule livre des clés de lecture de la ville coloniale, ouvre des possibilités d’action à elle rattachées. D’où l’intérêt des pasteurs sédentarisés pour l’éducation scolaire, intérêt qu’une observation historique montre en ce qui concerne le passé et qui se donne à voir sur le terrain s’agissant du présent. En effet, si, comme le pointe l’évolution des effectifs scolaires, les jeunes Djiboutiens vont de plus en plus à l’école sous l’administration coloniale, cette tendance se poursuit et s’affirme après l’Indépendance. En témoigne le sureffectif que nous notons aujourd’hui à l’école publique que nous avons visitée et dont nous comprenons (de par notre ‘’conscience sociale’’) qu’il n’est pas spécifique à cet établissement. Le savoir scolaire, disons-nous, livre des clés de lecture et ouvre des possibilités. En d’autres termes, il confère du pouvoir. D’abord, sur la chose écrite.

Pouvoir de lire et d’écrire Au moment où survient la colonisation, la chose écrite est peu familière aux pasteurs nomades25. En dehors du Coran (pour ceux qui l’ont ouvert), des caractères alignés sur papier ou sur fronton de construction qu’ils peuvent trouver dans des villes portuaires précoloniales comme Zeila, ou encore de l’impression au fer chauffé de l’emblème communautaire sur la peau de leurs bêtes, en particulier sur la peau du gros bétail tel que le dromadaire, les pasteurs nomades ne

25 En a-t-il toujours été ainsi ? Ces pasteurs ont-ils toujours vécu en nomades ou se sont-ils mis en mouvement sous la pression de bouleversements historiques, comme on l’entend parfois à Djibouti ? Ce sont des questions qui ne nous semblent pas sans intérêt pour la recherche historique djiboutienne. 210 connaissent guère l’écriture26. Comme le rappelle cette formule imagée, prononcée par un pasteur nomade lors des premiers contacts avec l’écriture sacrée qu’est le Coran : ‘’Madmadobow Allah ku yaqaan (Toi, Trace Noire, Seul Allah te connaît)’’. Avec le triptyque lire-écrire-compter et les autres éléments de savoir acquis, ceux des pasteurs nomades scolarisés, se familiarisent avec les ‘’traces noires’’. Ce savoir leur permet de mieux comprendre l’organisation et le fonctionnement de l’administration coloniale, son langage, son action. Il leur permet de mieux percer le projet colonial que cette administration de loin venue est chargée de mettre en œuvre. Dès lors, la communication en contexte urbain devient plus aisée aux scolarisés. Point besoin d’interprète ou de traducteur pour interagir en français avec celles et ceux parlant cette langue dominante, qu’il s’agisse d’officiels, de commerçants ou autres. Le maniement de l’idiome de travail abolit le besoin d’interprète (ou de traducteur) et rend la communication directe. Emettre la parole ou la recevoir directement, adresser un papier ou le recevoir sans traduction, s’improviser traducteur ou interprète pour les pasteurs non scolarisés, deviennent des gestes possibles et bientôt familiers. Ce sont là autant de manifestations du pouvoir sur la chose écrite que confère le savoir scolaire à ses nouveaux détenteurs. Plus, le pouvoir de lire permet aux pasteurs scolarisés de voir par-delà le gouverneur colonial et de découvrir par la lecture le pays qui le colonise, la France, notamment dans sa diversité intellectuelle et politique. Il leur permet, par exemple, de découvrir l’esprit des Lumières, la Révolution française et les valeurs humanistes qu’ils portent, qui ont émergé en réaction à un ordre injuste établi dans l’Hexagone comme ailleurs en Europe. De savoir lire, leur permet encore de comprendre que le progrès n’est pas la chose la mieux partagée en France, pour paraphraser la formule de Descartes, que la justice sociale y a encore du chemin à parcourir et qu’il est des Français anticolonialistes. Au-delà du cas français, les pasteurs scolarisés peuvent lire des écrits sur le vaste monde, découpé par les mers et les océans, éclaté en continents. Ils peuvent découvrir sa diversité, s’émerveiller ici, se désillusionner là, percevoir des ressemblances avec leurs réalités mais aussi des différences. Parmi les ressemblances avec leurs réalités, citons l’occupation coloniale, une occupation que la curiosité intellectuelle amène les pasteurs scolarisés à découvrir sous d’autres cieux, en

26 Pour autant, le verbe écrire n’est pas absent du vocabulaire afar et somali. Ainsi, au pasteur qui fait office de greffier lors des audiences de justice coutumière somalie, il est demandé d’écrire séance tenante le débat contradictoire, non de le retenir par cœur, alors que ni lui ni les juges ni les parties au procès ne savent écrire. 211

Afrique et ailleurs, où d’autres peuples sont soumis par la France ou par d’autres puissances d’Europe. Du reste, certains pasteurs scolarisés ne vont pas hésiter à entrer en contact avec d’autres colonisés francophones d’Afrique. De manier ce pouvoir (issu du savoir scolaire) de lire et d’écrire, favorise à son tour le savoir qu’il permet d’approfondir au-delà de l’information. De sorte que certains, qui ont dû quitter l’école pour entrer dans la vie active, deviennent de véritables autodidactes et acquièrent un niveau d’instruction qui n’a rien à envier à celui de leurs camarades qui ont poursuivi leurs études. D’abord, donc, du pouvoir sur la chose écrite. Ensuite, du pouvoir économique.

Au plan économique Soucieux d’améliorer leurs conditions d’existence, et malgré l’orientation coloniale de son offre de savoir, les pasteurs nomades sédentarisés et leurs enfants valorisent l’école pour, aussi, les possibilités économiques à elle rattachées. De par leur immersion dans le contexte urbain qui les confronte à l’organisation et au fonctionnement de la ville coloniale, ils comprennent que la langue française et le diplôme académique facilitent l’accès aux emplois qualifiés et mieux rémunérés que le travail de force. Ils comprennent que, dès l’obtention du certificat d’études primaires (CEP), le savoir scolaire ouvre des possibilités d’emploi et d’insertion socioprofessionnelle. A cet égard, un bref examen historique permet d’observer que, des années durant, les enseignants autochtones du primaire, les infirmiers et autres commis des services de l’administration sont recrutés au niveau du Certificat d’études primaires. De même, dans l’armée et les forces de l’ordre, parler couramment le français ou être titulaire d’un parchemin, est un atout décisif pour faire carrière. Et avec l’élévation du niveau académique moyen, c’est le Brevet d’études du premier cycle (BEPC) qui supplante le CEP. Après l’Indépendance, l’importance du savoir scolaire et du diplôme, ne faiblit point. Au contraire, les qualifications scolaires structurent la fonction publique et sa grille salariale, de sorte qu’à telle catégorie de fonctionnaires correspond tel diplôme. Il faut être titulaire du CEP ou équivalent pour être recruté comme agent de catégorie D (agent de base), avoir le BEPC ou équivalent pour être recruté comme agent de catégorie C (employé), être titulaire du baccalauréat ou équivalent pour la catégorie B (cadre moyen) et obtenir au moins la licence pour la catégorie A, soit la catégorie la plus élevée (administrateur). Le recrutement dans le secteur privé accorde un primat comparable au diplôme, considéré comme un gage d’aptitude à l’emploi.

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Or, qui dit niveau de rémunération, dit niveau de pouvoir d’achat, niveau de confort matériel et position sociale. Autant d’aspirations observables chez le pasteur sédentarisé, qu’il soit né ou non en ville. Logement décent, électricité, eau courante, alimentation convenable, santé, études de qualité pour ses enfants, voiture, épargne, aide pour ses proches et plus si possible, voilà à grands traits dans quelles conditions le pasteur sédentarisé souhaite mener son existence urbaine. C’est loin de la vie en campement mobile, simple et sobre, assise sur la pluie dont les eaux régénèrent la terre nourricière, où manger se résume généralement au repas du soir (sauf pour les plus fragiles dont les enfants et les vieillards) et où le savoir ancestral se transmet sans médiation scolaire. Clairement, par les besoins qu’elle entraîne chez eux, la ville tranche avec la campagne pour ceux des pasteurs qui s’y sédentarisent, qu’ils le fassent par curiosité, pour fuir une situation insupportable (violence de l’entourage, par exemple), pour suivre un proche, ou par instinct de survie suite à une dévastatrice calamité naturelle telle qu’une grande sécheresse. Continuons l’analyse avec le pouvoir d’origine scolaire au plan socioculturel.

Au niveau socioculturel Le pouvoir lié au savoir scolaire, se laisse encore repérer au niveau socioculturel, à la fois à l’égard de la société traditionnelle et dans le nouvel espace social que crée la ville. Par rapport à la société traditionnelle, rappelons-le, le savoir scolaire est un savoir nouveau. Celles et ceux qui l’acquièrent, le détiennent non pas de leurs parents, ni d’autres acteurs traditionnels, mais de l’école. Plus, les parents et autres pasteurs restés non scolarisés ont, d’une manière ou d’une autre, besoin des possibilités que ce savoir confère à ses détenteurs. Au niveau familial, s’ils n’ont pas été scolarisés, les parents recourent à la connaissance linguistique que leurs enfants acquièrent à l’école pour communiquer en français, à la fois dans les interactions verbales et dans l’expression écrite. Il en est de même pour accéder à des contenus informatifs tels que les médias27, à des contenus didactiques comme les manuels scolaires ou à d’autres contenus culturels, ou simplement pour prononcer correctement tel ou tel mot, tel ou tel chiffre dans la langue de travail. Une telle situation les place en position basse vis-à-vis de leurs enfants scolarisés qui se retrouvent de facto en position haute. Elle contredit le postulat central du savoir traditionnel selon lequel le sujet est plus sachant que celui moins âgé (que lui) et donc les parents

27 Notons qu’en milieu rural djiboutien les émissions d’information en langues locales, émissions souvent radiophoniques et dont le contenu relève principalement de la traduction à partir du français, permettent aux pasteurs nomades d’accéder à quelques éléments de savoir académique. 213 plus sachants que leurs enfants. Ecoutons la mère non-scolarisée HA sur le recours à la traduction pour l’accès à l’information en français : ‘’Quand c’est en français, c’est l’inverse : ma fille doit nous traduire en langue somalie les paroles en français, du moins les paroles les plus importantes’’. Elle ajoute : ‘’Au fait, c’est nous autres non-scolarisés qui sommes beaucoup plus dans une situation de dépendance par rapport aux scolarisés, et nous n’en sommes pas fiers.’’ Bien entendu, les parents restent dépositaires du savoir traditionnel qu’ils continuent de transmettre à leurs enfants, mais la concurrence du savoir scolaire est vive, d’autant plus vive que le contexte urbain et colonial défavorise le premier et favorise le second. Pour le colonisateur, l’autochtone reste un primitif (Bouet, 1931, p.18), un être non-sachant, qu’il faut faire ‘’évoluer’’ (Dubois et Pénel, 2007, p.58) par la scolarisation. Du reste, l’effort de travail demandé par l’école et la prégnance du contexte urbain font que les enfants scolarisés, consacrent plus de temps et d’énergie aux apprentissages scolaires qu’au savoir ancestral. Etudier ses leçons, faire ses devoirs, lire des livres, écouter la radio, regarder la télévision, voir des films à la maison des jeunes du quartier, aller parfois en colonie de vacances, plus tard surfer sur Internet, jouer avec la fratrie ou avec d’autres enfants de son âge…la palette d’activités liées à l’école ou à son environnement urbain est large. Ce n’est pas sans effet sur l’imaginaire des enfants, d’autant que ceux-ci ne font pas toujours le lien du savoir ancestral avec leurs préoccupations du quotidien. A l’observation, le modèle pour les enfants scolarisés est moins la figure du pasteur nomade, pour fier et guerrier qu’il soit, que celle du citadin lettré, socialement installé et connecté au monde. ‘’Si tu nais en brousse, (…) tu es sans savoir (…)’’ dit lors de nos entretiens exploratoires Kr, 26 ans, née et scolarisée en ville. Plus tard, la scolarisation se traduit, chez ceux qui en ont bénéficié, par une propension à fréquenter leurs pairs et des lieux de sociabilité urbaine tels que les aires de sport, les salles de lecture s’il y en a, les restaurants et cafés, les cinémas, les mabraz, les plages, etc. Sans compter, lorsque cela leur est matériellement possible, les voyages de villégiature dans des villes de Somalie, d’Éthiopie, d’Erythrée, du Yémen ou d’ailleurs. Dit autrement, le jeune scolarisé ne cherche pas forcement à combler son déficit de savoir ancestral par rapport à celle ou celui de son âge resté à la campagne. On le note, le risque d’écart culturel entre pasteurs non scolarisés et ceux scolarisés, est réel : les premiers ont peu accès au monde culturel lié à la chose écrite et les seconds sont moins à l’aise avec le savoir ancestral. Pour autant, la ville dominant la campagne, le déficit de savoir ancestral ne semble guère affecter la position haute des scolarisés à l’égard des non-scolarisés.

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D’autant qu’aux premiers les possibilités liées au savoir scolaire acquis, permettent d’approfondir ledit savoir et de conforter davantage leur position haute. Ainsi, lorsqu’il s’agit, par exemple, de défendre leurs intérêts, les travailleurs autochtones se tournent vers ceux scolarisés d’entre eux, jugés plus à même de remplir la mission. De savoir lire et écrire, permet à ceux-ci de se documenter, de mieux comprendre les règles et de s’opposer aux abus des employeurs qui seraient tentés d’ignorer la loi ou de l’appliquer insuffisamment. Arguments informés à l’appui, ils peuvent sensibiliser et mobiliser leurs collègues pour faire aboutir des revendications légitimes et faire avancer la cause des travailleurs. Mahamoud Harbi Farah, scolarisé (et autodidacte), s’illustre sur ce terrain et devient la première figure marquante de la lutte syndicale à Djibouti. Du reste, la lutte syndicale sert de tremplin pour certains pasteurs scolarisés qui capitalisent sur leurs victoires syndicales pour se lancer dans la politique. Mahamoud Harbi Farah, Ahmed Dini Dini, Abdourahman Ahmed Hassan dit Gabode et Abdourahman Djama Andoleh sont de ceux- là. Se lancer dans la politique ? Dans quelle mesure le savoir scolaire peut-il y aider ?

En matière politique Politiquement, le savoir scolaire offre à ses détenteurs du pouvoir d’agir à plus d’un niveau. D’abord, comme électeur. Le savoir scolaire aide à mieux examiner l’offre politique pour y voir plus clair. De sorte que le scolarisé est plus équipé que le non scolarisé pour cerner les acteurs politiques et leurs idées en milieu urbain. Il peut les observer sur le terrain de l’action, les écouter dans la langue de travail, les lire lorsqu’ils manient la plume ou se laissent interviewer. Il peut lire ce qui s’écrit sur eux, écouter ce qui se dit sur eux dans certaines coulisses auxquelles il a accès. Il peut ainsi repérer leurs convictions ou leur opportunisme, leurs contradictions ou leur cohérence. Ce faisant, il informe son droit de vote et se donne les éléments d’un choix électoral conscient. Ensuite, comme acteur et éligible, si l’électeur colonisé, plus tard citoyen, décide de s’engager dans la vie politique. D’avoir été à l’école, lui permet de se documenter pour repérer dans le paysage politique la sensibilité qui lui convient, voire de promouvoir sa propre sensibilité si elle n’est pas portée par les forces en présence. Dans le contexte colonial de Djibouti, comme dans d’autres, les autochtones n’ont pas les mêmes droits que les Français, même si la dénomination du Territoire, Côte Française des Somalis (CFS) par exemple, peut laisser supposer que ses habitants jouissent du statut de

215 citoyens français. De fait, ils sont soumis au statut de l’indigénat28 créé par le législateur français pour les colonisés dont il fait des sujets français, les privant ainsi des droits rattachés à la citoyenneté française. De sorte que, jusqu’en 1946, il n’existe à Djibouti ni élections ni acteurs politiques autochtones reconnus comme tels par l’administration coloniale. Le gouverneur nommé par Paris est le chef du Territoire et a autorité sur toute la vie locale. Il faut attendre la création de l’Union française qui regroupe la France métropolitaine et ses colonies pour qu’un décret du gouvernement français daté du 9 novembre 1945 dote la Côte Française des Somalis de sa première instance de représentation politique, laquelle est dénommée Conseil représentatif (CR) et élue pour quatre ans (Oberlé et Hugo, 1985). Pourquoi en 1945 ? Parce que la Seconde Guerre mondiale vient de s’achever et que la contribution des colonisés (notamment africains) à la libération de la France a raffermi leur volonté d’émancipation. En effet, comme l’écrivent Oberlé et Hugo (1985, p.119) ‘’les peuples noirs ont participé à la lutte du monde libre, ont combattu et ont souffert pour la cause de la liberté. Il n’était plus possible de leur refuser à eux-mêmes l’évolution vers une plus grande liberté.’’ Le préambule de la constitution française du 27 octobre 1946, proclame cette évolution : ‘’La France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires’’. Le Conseil représentatif, que préside le gouverneur, est composé de deux sections. La première section comprend dix délégués citoyens français : six élus au suffrage universel direct par les citoyens français des deux sexes, trois délégués choisis par le gouverneur sur une liste présentée par la chambre de commerce et un délégué qu’il choisit sur une liste syndicale. Pareillement, la seconde section comprend dix délégués mais autochtones : six élus (deux Afars, deux Arabes et deux Somalis) et quatre nommés par le gouverneur dans les mêmes conditions que pour la première section, c’est-à-dire trois sur une liste de la chambre de commerce et le quatrième sur une liste syndicale. Des citoyens français de couleur blanche composent la quasi-totalité du collège électoral de la première section du Conseil représentatif tandis que le collège électoral de la seconde section (autochtone) comprend les chefs coutumiers, les membres d’une assemblée locale, les membres des bureaux des syndicats, les fonctionnaires, les anciens combattants, les commerçants patentés, les propriétaires d’immeubles, les titulaires de diplômes

28 Sur la situation en CFS, l’historien français Simon Imber-Vier écrit : ‘’En Côte française des Somalis, petit territoire dont la préhension porte peu d’enjeux internes pour la France, le régime de l’indigénat a montré deux facettes principales. D’abord un système discriminatoire de séparation et d’identification des habitants et d’attribution de droits et devoirs, ensuite un outil politique de contrôle du territoire et de ses habitants’’. (https://human-village.org/spip.php?article98) 216 scolaires, ou encore les décorés. Le premier Conseil représentatif est élu le 10 mars 1946. Y sont élus dix pasteurs sédentarisés et souvent scolarisés aux côtés des dix Français. Dans la foulée, en novembre 1946, un syndicaliste français, Martine, est élu député de la CFS à l’Assemblée nationale par les deux collèges électoraux. Puis, en décembre 1946, le Conseil représentatif élit l’autochtone francophone Djama Ali Moussa dit Djama Zaylï représentant de la CFS au Conseil de la République (Sénat). A son tour, en novembre 1947, l’autochtone scolarisé Saïd Ali Coubèche est élu par le CR représentant de la CFS à l’Union française. En 1956, la loi-cadre dite loi Gaston Deferre, du nom du ministre socialiste de la France d’Outre-Mer de l’époque, institue le suffrage universel, le collège électoral unique et une distinction entre services de l’État et services territoriaux. De même, elle substitue au CR un Conseil de gouvernement qui a pour président le gouverneur colonial et pour vice-président un autochtone ainsi qu’une Assemblée territoriale qui compte à Djibouti trente membres avec un pouvoir délibératif accru. Comme dans la période précédente, ce sont les scolarisés qui représentent les colonisés dans les nouvelles institutions. Ainsi, le 23 juin 1957, le parti Mouvement pour l’Union républicaine (MUR) de Mahamoud Harbi Farah, gagne les premières élections territoriales au suffrage universel direct. Le 30 juillet 1957, Harbi devient vice-président du premier Conseil de gouvernement issu de la loi-cadre, soit le poste le plus élevé qu’un colonisé ait jamais occupé en CFS. Sur sa lancée, il se rapproche d’acteurs du reste de l’Afrique colonisée par la France, tissant des liens avec des dirigeants du Rassemblement démocratique africain (RDA), une fédération majeure de partis politiques de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF). Et le vice-président Harbi de prendre position pour l’Indépendance en août 1958, lançant ainsi la lutte organisée pour l’émancipation nationale, combat que d’autres scolarisés tels que Moussa Ahmed Idriss reprennent lorsque le chef du MUR disparaît en septembre 1960 dans un accident d’avion que les Djiboutiens (et pas seulement) considèrent comme un assassinat politique. Ce sont encore des scolarisés tels que Hassan Gouled Aptidon et Ahmed Dini Ahmed (tous deux anciens élèves de l’école primaire et autodidactes) qui proclament l’Indépendance le 27 juin 1977, qui dirigent le nouvel État et qui entrent pour certains en opposition au nouveau pouvoir. L’actuel chef de l’État, Ismaël Omar Guelleh, qui succède au président Hassan Gouled Aptidon (qui l’a nommé en 1977 chef de son cabinet chargé de la sécurité) est lui aussi passé par l’école primaire avant d’entrer dans la police après deux ans d’études secondaires.

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Cette domination de la vie politique par les scolarisés, n’est pas sans impact sur le pouvoir traditionnel incarné par le Sultan ou l’Ougas. En effet, les acteurs politiques issus de la ville et qui accèdent à des mandats électifs ou à des fonctions gouvernementales, acquièrent de l’influence sur leurs communautés, notamment en appuyant leurs contribules pour telle ou telle démarche (recherche d’emploi, création d’entreprise, obtention de marché public, etc.). Plus tard, avec l’accession à l’Indépendance, les scolarisés gouvernent le pays et deviennent les supérieurs institutionnels des structures traditionnelles. Observons, par ailleurs, que l’exercice du pouvoir politique n’investit pas seulement ces scolarisés de l’autorité institutionnelle et de l’influence inhérente, il leur permet aussi d’étendre leur savoir : le pouvoir favorise à son tour le savoir. Examinons à présent les écarts sociaux que le pouvoir du savoir scolaire contribue à creuser entre pasteurs sédentarisés, et pas seulement entre scolarisés et non scolarisés.

5.2.3.3. Mais un pouvoir qui contribue à creuser les écarts sociaux

Commençons par observer que, comme dans tout milieu social, des écarts socio-économiques existent en milieu pastoral djiboutien où l’aisance matérielle se mesure à la taille et à la diversité du bétail, où le rêve matériel est de posséder un troupeau fourni de caprins, de dromadaires, d’ovins, de bovins et ce qu’il faut d’ânes, les seules espèces animales qui comptent pour les pasteurs nomades locaux car les seules par eux élevées, si l’on excepte le cheval devenu rare à Djibouti. Mais ces inégalités sont moindres que ce que la ville donne à voir : celle-ci en présente un spectre plus large. Ce qui cristallise les inégalités sociales urbaines, c’est notamment l’accès à l’habitat, à l’eau et à l’électricité, aux biens et lieux de consommation, ou encore à l’enseignement. Or, à la campagne, il y a un égal accès aux ressources naturelles telles que l’eau, les pâturages les matières végétales servant à la fabrication des objets usuels et des éléments de l’habitation, les fruits et autres légumes poussant à l’état naturel, tandis que l’alimentation domestique (qu’elle soit d’origine animale ou agricole) est sobre et accessible au plus grand nombre. Quant à la question de l’électricité et de l’école, elle est réglée par leur inexistence en milieu pastoral. D’un point de vue explicatif, s’il ne constitue pas le seul facteur des inégalités sociales apparues entre pasteurs sédentarisés en ville, le savoir scolaire, par le pouvoir observé qu’il confère à ses détenteurs au plan économique et ailleurs, y contribue significativement. Examinons ces inégalités urbaines.

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L’habitat urbain est l’un des éléments d’appréciation les plus aisément observables pour qui s’intéresse aux écarts socio-économiques dans la ville djiboutienne. A Djibouti-ville, par exemple, les quartiers populaires et populeux continuent d’être majoritaires : ils abritent la majorité des habitations précaires et des habitants. Certes, les paillotes (arish) d’hier s’y sont lentement transformées en habitations de planches et tôles galvanisées, ce qui marque un progrès, mais elles relèvent encore du précaire. D’ailleurs, un nombre élevé de ces habitations se trouvent dans un mauvais état. Spatialement, les quartiers populaires et leurs habitations précaires prédominent dans la basse ville, c’est-à-dire hors plateaux. Il s’agit des quartiers numérotés de 1 à 7 bis, d’Ambouli, de Djebel et des quartiers de la banlieue collinaire de Balbala. Dans ce paysage de planches et de tôles galvanisées que la rouille et les termites guettent, poussent parfois des habitations en dur29. Ce sont des reconstructions en dur de l’existant qui sont rendues possibles par une amélioration de la situation matérielle de certaines familles. Les acteurs de cette amélioration matérielle varient : réussite professionnelle de certains enfants scolarisés, succès d’une activité commerciale familiale, aide de proches aisés, mariage d’une fille avec un homme matériellement mieux loti, ou, plus rarement, remariage de raison de la mère, etc. Autre marqueur social, les habitants des quartiers populaires et populeux ont inégalement accès à l’électricité et à l’eau courante, et ceux qui y sont abonnés ne parviennent pas toujours à en honorer les factures. Selon nos sources, le kilowattheure (kwh) d’électricité coûte 35 francs Djibouti (FD) si la consommation est inférieure ou égale à 400 kwh et 63FD le kwh si elle dépasse ce seuil de 400kwh, tandis que l’eau est facturée à 11 FD le mètre-cube (m3) si la consommation est inférieure ou égale à 80 m3 ,74 FD le m3 si elle dépasse 80 m3 sans excéder 120 m3 et 374 FD le m3 si elle dépasse 120 m3. De leur côté, le riz, les pâtes, le sucre et la farine, devenus aliments de base du pasteur urbanisé, coûtent entre 100 et 500 FD le kg pour le riz, entre 200 et 320 FD le kg pour les pâtes, 100FD le kg pour la farine et le sucre. En comparaison, le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) est, depuis le 26 décembre 2011, de 35000 FD30 (soit un peu plus de 1000 FD par jour) pour les agents contractuels de l’État djiboutien, montant qui n’est point obligatoire pour le secteur privé. Or, les bouches à nourrir, pour un salaire, sont souvent nombreuses à Djibouti. D’où la multiplication des cas de

29 Ce, en plus des quelques logements en dur construits dans les années 1960 par l’administration coloniale pour ses agents autochtones aux Quartiers 5 et 6.

30 Un dollar américain valant environ 177.5 francs Djibouti, ce SMIG s’élève à environ 197 dollars américains. 219 fraude en électricité et, comme les fraudeurs manquent souvent de maîtrise technique, des morts par électrocution et des incendies par court-circuit. A la différence des quartiers populaires, les secteurs dont les habitants sont matériellement mieux lotis, du moins au moment de l’acquisition-installation, alignent des logements en dur achetés en location-vente auprès de l’État qui a créé pour cette mission la Société immobilière de Djibouti (SID), ou encore des habitations construites sur des concessions domaniales que gère le service public des domaines et du cadastre. Ces quartiers sont souvent appelés cités et se répartissent entre la capitale et sa banlieue. Pour les citer dans l’ordre de l’ancienneté, il y a la Cité du Stade, la Cité d’Einguela, datant toutes deux de l’époque coloniale et vieillies, la Cité du Progrès, la Cité Cheik Osman, la Cité Cheik Moussa, la Cité du Luxembourg (ainsi nommée parce que financée par le Duché du Luxembourg), la Cité 55 logements et la Cité Hodan. La Cité Arhiba, quartier en dur construit pour les dockers du Port par l’administration coloniale, est devenue un quartier populaire et populeux à l’instar des quartiers en planches et tôles galvanisées. Les cités sont généralement habitées par la classe moyenne, c’est-à-dire par des fonctionnaires, des salariés du privé et des commerçants moyens, qui sont des catégories socioprofessionnelles souvent scolarisées. Au sommet de l’habitat urbain djiboutien, se trouvent les quartiers résidentiels de la haute ville (plateaux de Djibouti, du Serpent, du Marabout, Ilot du Héron), de la Siesta, de Boulaos, de l’Aviation mai aussi les nouveaux quartiers de standing tels que les quartiers Gabode et Haramouss. Ici, vivent les couches djiboutiennes les plus aisées (mais pas toujours les plus éduquées au plan scolaire et universitaire), les diplomates étrangers et autres expatriés. C’est au Haramouss que vit le Chef de l’État, président Ismaël Omar Guelleh, dans la plus vaste et la plus cossue résidence privée du pays. A quelques centaines de mètres de l’autre résidence privée, moins vaste et moins luxueuse, où son prédécesseur a vécu ses derniers vieux jours. Continuons avec les lieux et biens de consommation qui constituent un autre indicateur des écarts socioéconomiques entre pasteurs sédentarisés. Comme tend à le montrer notre observation des lieux de sociabilité à vocation commerciale, les habitants des quartiers populaires et ceux des quartiers mieux lotis ne fréquentent pas les mêmes commerces. Les premiers vont plutôt vers les épiceries du quartier, le marché du quartier, le restaurant populaire du quartier, le coiffeur du quartier. Ils vont vers les marchands d’habillement bon marché des quartiers 1§2 et vers les échoppes aux tarifs comparables bordant le plateau de Djibouti, échoppes que les touristes et expatriés français continuent d’appeler les ‘’Caisses’’ par référence aux caisses des pacotilleurs qui ont antérieurement occupé le lieu. Quant aux mieux

220 lotis de la population, dont le portefeuille ne reflète pas toujours le niveau d’instruction scolaire, ils fréquentent les restaurants et cafés du centre-ville ou d’ailleurs, les salons de coiffure du centre-ville, les grandes surfaces, les magasins en demi-gros proches du centre-ville ou du marché central, les magasins d’habillement plus chic. Pour illustrer les écarts de prix entre zone résidentielle et secteur populaire, nous citons l’exemple de la tasse de thé, boisson prisée des pasteurs sédentarisés : dans un café à l’occidentale du centre-ville de la capitale, une tasse de thé ou de café ne coûte pas moins de 250 ou 300 FD, alors qu’elle est accessible à autour de 30 FD dans un restaurant populaire de quartier. Au-delà de la tasse de thé qu’ils payent bien moins cher au restaurant du coin, que consomment alors les habitants des quartiers populaires avec leur modeste pouvoir d’achat ? Ils s’en tiennent souvent aux denrées alimentaires de base dans les marques les moins chères. Ils achètent, dans ces marques, le riz, les pâtes, le thé, le sucre, la farine, l’huile, les épices, quelques légumes et légumineuses, un peu de viande ou de poisson si possible, du lait si possible, le pétrole lampant (pour la cuisinière populaire), le savon bon marché, le détergent bon marché pour laver la vaisselle, le coca ou le fanta comme soda, les habits bon marché. Les yaourts, la plupart des fruits et légumes, le chocolat, le poisson, la viande, le fromage, le miel, la confiture, l’eau minérale, le gel douche, le shampoing, l’habillement de qualité, autant de produits disponibles dans les grandes surfaces en Europe et ailleurs, leur sont difficilement accessibles. Et en quelle quantité ? La quantité achetée n’est pas comparable chez les habitants des quartiers populaires et chez ceux du secteur mieux loti. Les premiers achètent plutôt au détail, à petite quantité, tandis que les seconds ont tendance à grouper leurs courses et vont souvent chez les semi-grossistes pour des denrées telles que le riz, les pâtes, le sucre, la farine, le lait, l’huile, l’eau minérale, ou encore les tomates en conserve. Il arrive que la viande et le poisson soient, eux aussi, achetés pour plusieurs jours. Le pouvoir d’achat, l’équipement électroménager (réfrigérateur et congélateur), l’espace de conservation, le désir de ne pas faire les courses tous les jours, peuvent être mis en avant pour expliquer ces achats groupés. Y a-t-il aussi de l’ostentation à visée différenciante (grosses courses versus petites courses) ? La question ne nous semble pas sans intérêt. Au plan éducatif, les écoles de meilleure qualité se trouvent généralement hors secteur populaire et accueillent les enfants des quartiers mieux lotis. Ainsi, les meilleures écoles publiques et privées, y compris le lycée français Joseph Kessel qu’un nombre significatif d’enfants djiboutiens fréquentent. De sorte que le sentiment qu’il y a les écoles pour pauvres et celles pour non-pauvres, que le pouvoir du savoir favorise le savoir, est perceptible chez les enfants

221 des quartiers populaires. Un élève de 5ème année primaire, qui vient au cours de soutien à l’apprentissage de la lecture du centre BH, répond ainsi à la question de savoir pourquoi il a encore des difficultés de lecture après cinq ans de scolarité : ''Parce que je suis dans une école pour pauvres et nous sommes trop nombreux. Les maîtres disent qu'ils ne peuvent pas s’occuper de tout le monde. (…) Nous sommes 50 en classe''. Sur le terrain, notons-le, les élèves en difficultés scolaires sont largement des enfants des quartiers populaires. Mais soulignons encore que ces inégalités ne se réduisent pas uniquement à des écarts de niveau scolaire et que leur étude approfondie par la recherche nous semble justifiée. En attendant, et dans un nombre significatif de cas, nous observons de la corruption et des pratiques de type népotique. Par exemple, des personnes influentes propulsent des proches (proximité souvent communautaire) à des emplois dont ils n’ont pas le niveau de qualification, réservent indûment à d’autres proches des activités non salariées lucratives dans tel ou tel secteur économique, ou alimentent illicitement leurs carnets de commande si ces proches sont déjà installés comme commerçants. Il s’ensuit que l’enrichissement personnel sans cause d’agents de l’État ou du secteur privé mais aussi de certains commerçants est un phénomène observé à Djibouti et rarement réprimé. De cette situation, l’organisation non gouvernementale (ONG) Transparency international, qui s’intéresse au phénomène de la corruption dans le monde, témoigne : elle classe la République de Djibouti au 123ème rang sur 176 pays pour la perception de la corruption en 2016. Plus globalement, la question des inégalités sociales dit quelque chose du développement humain d’un pays. Ce développement est si crucial que le système des Nations-unies a élaboré, à travers son institution spécialisée qu’est le Programme des nations-unies pour le développement (PNUD), un indice de développement humain (IDH), mesuré pour chaque pays. De même, il a créé un classement mondial sur la base de cet indice. Dans son rapport 2016 sur le développement humain dans le monde, le PNUD attribue à la République de Djibouti un IDH de 0,473 (sur une échelle de 0 à 1) et la classe au 172ème rang sur 188 pays. La valeur de l’IDH djiboutien descend à 0,310 lorsqu’elle est ajustée aux inégalités (le sigle devient alors IDHI). A Djibouti, le PNUD attribue encore un indice de pauvreté multidimensionnelle de 0,127 (sur une échelle de 0 à 1), ce qui ne constitue pas un satisfecit pour sa gouvernance publique. Proximité communautaire, disons-nous plus haut. Le fait est que, malgré les évolutions liées à la sédentarisation urbaine et au savoir scolaire, la tradition conserve de la force à bien des égards.

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5.2.3.4. Reste que la tradition se donne à observer dans l’espace urbain

S’il est un fait observé que la sédentarisation urbaine des pasteurs nomades affecte la tradition, celle-ci ne s’en trouve point marginalisée en ville. L’espace urbain voit la tradition continuer de travailler, à des degrés divers, les pasteurs sédentarisés. Elle continue de travailler les citadins issus de la campagne et se donne à repérer chez les générations nées en ville. Examinons-la sous certaines manifestations. Tendance au regroupement communautaire D’abord, les pasteurs qui viennent se sédentariser dans la ville coloniale, tendent à se regrouper par affinités communautaires. Cela aboutit, dans une ville comme Djibouti, chef-lieu de la colonie, principal centre urbain et future capitale, à constituer des quartiers somalis, des quartiers à dominante arabe et un secteur afar. Quartier 1, Quartier 2, Ambouli et Djebel31 sont à dominante arabe, Quartiers 3, 5, 6, 7 et 7 bis sont somalis, même si Quartier 3 accueille un certain nombre d’Afars et d’Arabes. Plus, chez les Somalis, s’observe une forte tendance au regroupement par clans. Seul, le quartier 4 (si l’on excepte une portion du Q3) semble, dès le départ, échapper à cette tendance au regroupement par communautés : il mêle Arabes, Afars, Somalis et, en moindre nombre, Soudanais. BS, 93 ans, pasteur nomade d’environ 19 ans au moment où il s’établit à Djibouti-ville en 1943, témoigne : ‘’En arrivant en ville, chacun cherchait les habitants de sa communauté pour l’aider à vendre ses bêtes s’il en avait à vendre, pour l’aider à se sédentariser si tel était son désir, ou pour l’aider à trouver un petit emploi temporaire s’il en voulait un pour gagner un peu d’argent avant de repartir à la campagne. Même si vous ne connaissiez personne en ville, il suffisait d’aborder quelqu’un et de lui demander où trouver des gens de votre communauté. C’est comme ça que je me suis retrouvé dans le quartier de ma communauté’’. Ce type de témoignage est courant chez les pasteurs nomades sédentarisés. La quête de contribules qu’il pointe est à référer à l’instinct grégaire de l’humain qui le pousse à rechercher ses semblables. Le besoin du même qui rassure, parce qu’à soi pareil, est ici à l’œuvre. En arrivant dans ce milieu pour lui inconnu qu’est la ville coloniale, le réflexe du pasteur nomade est donc de rejoindre les membres de sa communauté. Au demeurant, le regroupement communautaire est facilité par l’attitude de l’administration coloniale qui n’organise guère l’implantation dans la ville naissante des autochtones. Elle les laisse se regrouper en contrebas-bas des plateaux où elle installe ses quartiers. Non sans se réserver le droit de ‘’décaser’’ les ‘’paillotes’’ des ‘’indigènes’’ si elle éprouve le besoin de

31 Au fil des ans, à Ambouli et à Djebel, Afars et Somalis viennent rejoindre les Arabes. Pareillement, d’autres quartiers de la capitale deviennent plus cosmopolites. 223 récupérer tel ou tel terrain occupé, droit qu’affirme le caractère juridiquement précarisé de l’occupation du domaine public par les colonisés puisqu’il s’agit d’une « occupation à titre précaire et révocable ». Cette précarité juridique des implantations autochtones perdure jusqu’après l’Indépendance du 27 juin 1977. C’est seulement des années après l’Indépendance que les ‘’habitations en matériaux légers’’ (planches et tôles galvanisées), comme les appelle le jargon administratif, peuvent prétendre à la concession définitive et au titre foncier. Mais il semble que la majorité des habitations concernées n’ont pas encore fait valoir ce droit à la concession définitive. Pourquoi ? La pauvreté des ménages semble être le principal frein. Solidarité communautaire pour l’accès à l’emploi et au commerce L’observation du marché de l’emploi, permet de repérer une autre illustration de la tradition qui continue. Ici, le traditionnel est principalement incarné par la solidarité communautaire. Dès les débuts de la ville, cette solidarité permet au pasteur sédentarisé de compter sur ses collègues de la même communauté. Il les sollicite pour l’appuyer à l’embauche, pour un conseil sur une difficulté technique qu’il rencontre dans l’exécution du travail, pour l’aider à mieux s’inscrire dans la dynamique du collectif de travail, pour le soutenir face à un abus, etc. Avec le risque que, dans un espace professionnel qui mêle les communautés, la solidarité des uns se heurte à la solidarité des autres, générant tensions et conflits. En pareil cas, c’est l’employeur, rarement autochtone, qui arbitre. Il comprend au passage qu’il peut instrumentaliser (à l’occasion) cette solidarité communautaire pour diviser les travailleurs à son profit. Et l’Indépendance ne semble pas faire refluer cette solidarité communautaire au travail. Nous observons qu’elle est à l’œuvre dans la sphère publique comme dans le secteur privé. Au recrutement comme à la promotion, bien des acteurs publics et autres opérateurs économiques djiboutiens ont tendance à favoriser les membres de leur communauté. A commencer par le sommet de l’État où la préférence communautaire se repère dans les nominations aux emplois supérieurs : aujourd’hui, il suffit, pour repérer cette préférence, d’observer l’appartenance communautaire des plus hauts responsables civils et militaires du pays. L’activité commerciale mobilise, elle aussi, la solidarité communautaire. Dès les premiers temps de la ville coloniale, ceux des pasteurs qui ouvrent un commerce (de boucher, d’épicier, etc.) ou qui proposent une prestation de service tel que celle de porteur d’eau (depuis une fontaine publique), ont tendance à démarcher prioritairement leurs contribules. Les années qui passent et l’accession à l’Indépendance, si elles voient la croissance démographique élargir le marché potentiel, n’affectent pas d’autant le reflexe communautaire dans la vie des affaires. Les entrepreneurs qui doivent beaucoup à la solidarité communautaire, en amont (pour leur

224 lancement) et ou en aval (pour la clientèle individuelle et autres commandes), sont significativement nombreux à Djibouti. Solidarité pour le règlement des conflits de couple Solidarité encore en cas de conflit de couple. L’épouse malmenée est fondée à se tourner vers ses contribules du quartier, même s’ils ne sont pas très proches d’elle. De la même manière, l’époux qui considère que, dans tel ou tel domaine, sa conjointe ne se comporte pas à son égard comme socialement attendu, peut solliciter l’intervention de membres de sa propre communauté pour la faire changer d’attitude. Si cela ne suffit point, il s’adresse à des membres de la belle communauté (au sens de belle famille), sans que ceux-ci ne soient nécessairement des frères ou cousins proches de l’épouse. Dans ce cas, une solidarité à front renversé rappelle à l’ordre l’épouse. Comme le suggère cette solidarité communautaire qui traverse le temps (passé-présent) et l’espace (campagne-ville), l’éducation à la tradition reste observable chez les pasteurs sédentarisés. Des éléments d’éducation traditionnelle Les pasteurs installés en ville continuent de transmettre à leurs enfants les valeurs, normes et autres éléments de savoir dont ils sont porteurs. Par exemple, les enfants continuent d’apprendre tout ou partie de leur arbre généalogique, ce qui les inscrit dans leur filiation communautaire et dans l’identité inhérente. La fille continue d’être préparée au mariage et à l’obéissance au mari. Elle apprend à exécuter les tâches domestiques (en leur version urbaine) et à tenir la maison. Le fils, de son côté, continue d’être éduqué pour être le chef de famille. Il est préparé pour investir le monde extérieur et ramener un revenu monétaire au foyer. De sorte que c’est d’abord au fils que les parents pensent pour fréquenter l’école et y acquérir son savoir. ‘’Elle n’a pas besoin d’école car elle va se marier et compter sur son mari’’, justifie-t-on des années durant la non-scolarisation des filles, ce qui explique le retard pris par ces dernières en la matière. Observons, à cet égard, que la première bachelière djiboutienne, Amina Aboubaker Houmed, obtient son diplôme en 1967 seulement, soit neuf ans après le premier bachelier qui n’est autre que son frère, et qu’aujourd’hui encore les filles restent moins nombreuses que les garçons à l’école où elles représentent, par exemple, 47% des effectifs du primaire et 45% de ceux du secondaire général selon les statistiques 2016 /2017 du ministère de l’éducation nationale. Le savoir religieux conserve son pouvoir Du reste, ce primat du garçon sur la fille reçoit tôt l’onction du sacré avec l’initiation en famille des enfants à l’islam, initiation de plus en plus suivie d’un apprentissage du Coran chez un

225 maître de quartier. En effet, l’islam enseigne qu’Allah a d’abord créé Aden (Adam) à partir de la terre, puis Hawa (Ève) pour compléter l’humanité, et que la femme doit obéissance à l’homme. Le message sacré va jusqu’à autoriser le musulman à épouser quatre musulmanes s’il en a les moyens matériels et qu’il peut les traiter équitablement. Aussi la polygamie reste-t-elle une pratique observée en ville jusqu’à aujourd’hui où un nombre significatif de Djiboutiens sont polygames. Plus généralement, à Djibouti, le savoir du religieux qui, dans l’imaginaire collectif des croyants, renvoie d’une manière ou d’une autre à la parole d’Allah, a toujours fait autorité dans la société. Transmettre le message islamique, dire le bien et le mal, diriger la prière, bénir les morts, diriger la veillée funèbre, célébrer le mariage, rappeler les droits et devoirs des époux, prononcer le divorce, régler les litiges liés à l’héritage, etc. sont autant de compétences socialement reconnues au religieux. Et si, avec la sédentarisation urbaine et les possibilités d’apprentissage, le religieux n’est plus le seul à savoir lire le Coran et écrire l’arabe, il reste une figure influente pour les affaires religieuses. C’est lui qui détient le pouvoir à la mosquée et dans tous les rassemblements à caractère religieux, qu’il s’agisse d’enterrement, de veillée funèbre, de célébration de mariage, de conférence religieuse ou de la prière en plein air de l’aïd (aïd-el-fitr et aïd-el-kébir). Au demeurant, les Djiboutiens emploient le mot ‘elim d’origine arabe pour désigner le savoir du religieux, mot qui a donné naissance à ‘ālim dont le pluriel est ouléma. Le dictionnaire Larousse définit ‘ālim comme le docteur de la loi musulmane, juriste et théologien, tandis que dans l’encyclopédie Universalis on peut lire : ‘’ (…) Mais dans l'islam classique, et jusqu'à nos jours dans les milieux traditionnels, on entend plus largement par oulémas tous les savants en sciences religieuses, sciences qui se polarisent sur le fiqh au sens restreint, autrement dit le droit musulman’’. A Djibouti, le terme ‘ālim et son pluriel oulémas sont employés comme synonymes de savant (s) en droit musulman et en théologie islamique, ce qui n’est pas sans implications dans les interactions entre oulémas et non-oulémas puisque les premiers font autorité dans les questions juridiques et théologiques. Ils portent le titre de cheik et détiennent le pouvoir du savoir religieux, qui les fait notamment vivre au plan économique. A son tour, ce pouvoir des oulémas sert le savoir religieux : ils usent, quand ils peuvent, de leur influence sociale pour ouvrir ou faire ouvrir des lieux d’enseignement (madrasas) et de diffusion (centres ou markaz) du savoir religieux. D’autant que la sédentarisation urbaine ne dessert pas la transmission du message islamique : la concentration à demeure des pasteurs nomades dans un espace limité, favorise

226 l’enseignement de l’islam (lecture et écriture). En effet, chaque maître de Coran peut regrouper les enfants en un même lieu, ce que la nomadisation ne facilite pas en milieu rural. Ainsi, dès les débuts de la ville, et avec l’aide du premier noyau de migrants citadins de Djibouti-ville, migrants principalement venus de la ville portuaire historique de Zeila, aujourd’hui en territoire somalien, et du Yémen voisin, les pasteurs qui se sédentarisent ont une meilleure offre d’enseignement coranique qu’à la campagne. Parmi les promoteurs de l’enseignement islamique, citons le commerçant Ali Coubèche, père du futur homme politique et homme d’affaires Saïd Ali Coubèche, qui ouvre en 1931 la madrasa Al-Najah (Ecole de la réussite), plus tard rebaptisée Ecole franco-islamique, qui accueille au fil des ans des milliers d’élèves. Ces derniers y reçoivent un enseignement structuré autour du Coran et du triptyque lire, écrire et compter en langue arabe. Comme elles diffèrent au plan de l’orientation philosophique et de la finalité, l’offre d’enseignement religieux en arabe et celle d’enseignement laïc en français (avec catéchisme dans l’enseignement diocésain), ne sont pas sans entrer en tension dans l’esprit des pasteurs sédentarisés. Afin de conforter en eux l’ancrage islamique avant la confrontation au programme francophone, de nombreux parents préfèrent envoyer leurs enfants à la madrasa avant de les inscrire à l’école. Chez certains autres parents, la tension se règle par le choix exclusif de l’enseignement arabophone en madrasa pour leur progéniture. Autre illustration observable de la tradition en ville, les pasteurs sédentarisés continuent de pratiquer la médecine ancestrale, la justice coutumière voire un peu d’élevage dans l’espace urbain. Médecine, justice et élevage traditionnels en milieu urbain A côté de la médecine occidentale introduite par l’administration coloniale, l’art médical ancestral continue d’être pratiqué. Il utilise, comme toujours, le pouvoir curatif des plantes locales et s’appuie, dans les cas où cela est jugé pertinent, notamment pour les maladies de type psychosomatique, sur les croyances magico-religieuses. Selon les cas, la médecine traditionnelle vient en complément ou non de la médecine occidentale. Pour sa part, la justice coutumière prend en charge bien des affaires de type civil ou pénal dans les quartiers. Par exemple, elle règle des cas de coups et blessures, de vols, de viols, des litiges employeur-employé, ou encore des contentieux entre associés en affaires. Concernant l’élevage, certains pasteurs sédentarisés n’hésitent pas à introduire en ville quelques bêtes, en particulier des caprins et ovins. Ils les laissent souvent en liberté, bravant l’interdiction d’une telle présence animale par la loi qui la considère comme une infraction, la qualifie de

227 divagation et la punit. Aujourd’hui encore, et malgré les risques de saisies par l’administration, le bétail en liberté n’est pas absent des centres urbains djiboutiens, capitale comprise. On le voit, avec un récit national peu affirmé et un exode rural qui entraîne un flot ininterrompu de pasteurs nomades candidats à la sédentarisation urbaine, la tradition conserve de la force dans bien des domaines. Plus, elle ne semble pas près de s’éteindre malgré les effets de la non- tradition d’origine exogène. Comme en témoigne l’intérêt repérable ici et là des nouvelles générations pour le patrimoine traditionnel. Cet intérêt s’illustre, par exemple, par l’apprentissage de la danse traditionnelle, par l’effort de maitrise des langues maternelles et par les prénoms traditionnels que l’on peut observer chez un nombre significatif de jeunes citadins. Par ces lignes, s’achève notre interprétation des résultats de l’investigation. Que ressort-il alors de cette investigation empirique ?

5.3. Ce qui ressort de cette recherche empirique

Tableau 4 : Synthèse des résultats

Il semble que les hypothèses de recherche que nous avons faites et mises à l’épreuve d’une investigation empirique ne sont pas infirmées : les résultats de notre enquête, les confirment. Ainsi, il apparaît que l’éducation traditionnelle s’effectue par et dans la vie, débutant dès le très jeune âge. Elle repose sur les interactions du quotidien, en famille, en campement et au- delà. Elle se déroule au long de la vie. De même, la configurationnalité de l’éducation traditionnelle se laisse repérer. Que ce soit au niveau familial, dans l’espace campement ou hors campement, il apparaît que cette éducation par et dans la vie, s’inscrit dans des configurations au sens de Norbert Elias. Parce que les niveaux (famille, campement et au- delà) où elles se nouent ne sont pas coupés les uns des autres mais interdépendants, ces configurations ne semblent pas sans enchevêtrement. En effet, valeurs, normes et autres contraintes de la vie sociale font que la famille, le campement et l’environnement global (souvent communautaire) où les sujets s’insèrent, sont interreliés et interdépendants. Plus, les résultats font apparaître que l’éducation pastorale ne va pas sans mise au travail précoce des enfants, qu’elle transmet un savoir ancestral qui confère du pouvoir (en termes de possibilités), pouvoir qui favorise à son tour l’accumulation épistémique, et que la détention

228 du savoir s’infère de l’âge. Autant de traits qui, pour plusieurs d’entre eux, distinguent cette éducation traditionnelle de celle scolaire.

Pour ses élèves, l’école n’implique pas d’entrée précoce dans la vie active, la scolarité est même souvent obligatoire jusqu’à un certain âge. A l’école, se transmet un savoir formalisé qui, même s’il ne transpose pas tout le savoir social, confère du pouvoir à ses détenteurs (en termes de possibilités), pouvoir qui favorise à son tour la production ou le renforcement du savoir. Il s’agit d’un savoir dont l’inférence obéit à des procédures d’évaluation en lien non avec l’âge des scolarisés mais avec le niveau d’éducation à évaluer. Par exemple, un candidat au baccalauréat de 50 ans et un autre de 17 ans, sont soumis à la même évaluation, alors que, dans l’éducation traditionnelle, l’âge entrant en ligne de compte, jeunes et moins jeunes sont séparément évalués. Quant à la configurationnalité (au sens d’Elias) de l’école dans le contexte djiboutien, où cette dernière a été introduite dans sa forme actuelle par la colonisation, elle n’est pas infirmée par nos résultats. Les espaces classe, école et environnement local apparaissent comme autant de lieux où les interactions relèvent de la configuration. La classe apparaît comme un réseau d’interdépendances, l’école aussi, et les relations de l’école avec son environnement local peuvent s’interpréter comme autant de configurations. Plus, l’école donne à observer des tensions entre les différences qu’elle accueille, qu’il s’agisse de différences entre acteurs (élèves, enseignants, parents d’élèves et autres) ou de différences entre contenus didactiques et représentations des apprenants. Elle donne à observer de la solidarité, de la mixité, ou encore des difficultés qui sont autant de défis à relever. Pareillement, nous observons que l’école djiboutiennne n’est pas la seule source d’apprentissages pour la vie urbaine et que des pasteurs sédentarisés apprennent des métiers et autres éléments de savoir sans passer par elle et souvent sans savoir lire et écrire. Ils apprennent sur le lieu de travail, auprès de professionnels proches ou dans d’autres configurations du quotidien. De sorte que, à Djibouti, l’école cohabite avec des apprentissages informels. Également, notre hypothèse que le savoir scolaire impacte les rapports sociaux traditionnels est confirmée. Nos résultats d’enquête montrent, d’une part, que la sédentarisation induit des ruptures chez le pasteur nomade venu s’installer en ville : ruptures au plan de l’habitat (il se fixe à demeure), au niveau éducatif (il envoie ses enfants à l’école), en termes de moyens économiques de subsistance (il adopte le salariat et le commerce), en matière alimentaire (il se nourrit moins sobrement), au plan socioculturel (il se confronte à une altérité plurielle) et

229 au niveau politique (il est soumis à l’autorité de l’administration coloniale puis de l’État postcolonial). Ils montrent, d’autre part, que le savoir scolaire confère à ses détenteurs du pouvoir qui, dans le contexte urbain, les place en position haute vis-à-vis des non-scolarisés, affectant ainsi les rapports sociaux traditionnels structurés par le modèle socio-économique pastoral. Il s’agit d’un pouvoir sur la chose écrite, dans la vie économique, sociale, culturelle et politique. Ce pouvoir favorise à son tour le perfectionnement épistémique de son détenteur et l’accès au savoir des siens, à commencer par ses enfants. Et, à la différence du contexte traditionnel, le pouvoir du savoir scolaire ne dépend pas de l’âge de son détenteur pour produire ses effets (sauf dispositions légales contraires telles que l’obligation de majorité pour accomplir tel ou tel acte de la vie ou accéder à tel ou tel domaine). Pas plus que l’âge ne conditionne l’acquisition du savoir scolaire (un jeune de vingt ans peut être plus sachant qu’un moins jeune de trente ou quarante ans) et qu’il n’empêche le pouvoir dudit savoir de développer épistémiquement son détenteur, à moins que l’accès à tel ou tel savoir ne soit spécifiquement soumis à un critère d’âge. La scolarisation modifie donc la relation traditionnelle entre savoir et pouvoir. Nous proposons ci-dessous un schéma simplifié de l’impact de la scolarisation sur la société traditionnelle :

Savoir Pouvoir (Scolaire) (Lié au savoir scolaire)

Rapports sociaux

traditionnels

(Société traditionnelle)

230

Ce schéma rappelle d’abord que pouvoir et savoir sont en inter-relation. Que ce soit en contexte traditionnel ou en contexte urbain, pouvoir et savoir inter-agissent. Le savoir confère du pouvoir et celui-ci produit ou renforce le savoir. Dès lors, le pouvoir lié au savoir scolaire impacte les rapports sociaux traditionnels, c’est-à- dire la société traditionnelle. Il les impacte par les possibilités qu’il confère aux scolarisés. Pour autant, les rapports sociaux traditionnels ne sont pas sans effet sur le pouvoir des détenteurs du savoir scolaire qui, parce qu’ils sont issus de la société traditionnelle, laquelle résiste malgré les évolutions urbaines, sont affectés par elle. De même, le savoir scolaire impacte de manière plus directe les rapports sociaux traditionnels (société traditionnelle) par son apport épistémique à la campagne (par voie d’émissions radio en langues autochtones ou par d’autres contacts avec la ville) et la société traditionnelle rétroagit sur le savoir scolaire qu’elle enrichit potentiellement ou réellement.

Reste que, si elle apporte quelque chose et ouvre des perspectives, notre recherche de thèse ne manque point de limites. Son apport, ses limites et ses perspectives font, avec le retour sur le cadre théorique, l’objet du sixième et dernier chapitre de la thèse, chapitre qui suit.

231

Chapitre VI : Apport, limites et perspectives de la recherche

Dans ce chapitre, nous pointons donc les limites de la recherche, son apport et ses perspectives. Nous le faisons dans cet ordre : limites, apport et perspectives. Mais avant d’aborder ces aspects de notre travail, faisons un retour sur le cadre théorique de notre recherche.

6.1. Retour sur le cadre théorique

Comme pointé supra, la démarche multiréférentielle est fondée sur le croisement des regards, des points de vue, des perspectives disciplinaires pour éclairer l’objet que l’on considère. Par cette orientation, elle prend en compte la complexité des phénomènes étudiés qui sont des phénomènes humains et d’autant plus épais. Dit autrement, à la complexité des objets humains, un seul regard, une seule référence, ne suffit point. La démarche multiréférentielle, nous l’avons appliquée à notre travail qui porte sur un objet de recherche humain et complexe : savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti. Savoir et pouvoir sont, en effet, deux phénomènes complexes, à l’œuvre dans des contextes différents (par exemple, sociétés différentes), dans des espaces d’activité différents (par exemple, espace professionnel et espace de recherche), à des niveaux d’activité différents (par exemple, niveau local et niveau global), sous des formes différentes (par exemple, écrit et oral) et travaillés par plus d’une discipline. Et entre deux phénomènes complexes, les liens ne peuvent pas être simples, car ces derniers se nourrissent de leur complexité. Nous considérons donc comme pertinent notre choix de l’approche multiréférentielle pour examiner ces deux objets et leurs liens dans le contexte de Djibouti. Au plan théorique, nous ne nous sommes pas contenté de convoquer différents auteurs et champs de la littérature écrite, nous ne nous sommes pas seulement appuyé sur les sciences de l’éducation, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la psychologie, la philosophie, l’histoire, ou encore l’analyse politique : nous avons aussi convoqué l’orature dans notre effort d’explicitation. 232

Plus, la démarche multiréférentielle, nous ne l’avons pas limitée à la seule analyse théorique : nous l’avons appliquée au long de notre réflexion. Ainsi, nous l’avons suivie dans la démarche méthodologique, mobilisant à la fois l’entretien, l’observation participante et l’examen des documents. Nous avons aussi convoqué des sources orales (traditionnelles) et informelles (urbaines), notamment pour tenir compte des contraintes du contexte de notre recherche (Djibouti) où le mode de gouvernance politique réduit la liberté d’expression et pousse beaucoup à la parole anonyme. Nous avons, enfin, mobilisé nos propres données d’expérience dans ce contexte où nous sommes impliqué de longue date. Non plus, notre interprétation des résultats ne s’est pas fermée à la multiréférentialité. Dans un autre registre, la démarche multiréférentielle nous a permis d’articuler notre regard d’acteur et notre posture de chercheur. En effet, il nous semble que se détacher du contexte comme acteur pour l’investir comme chercheur c’est, d’une certaine manière, soumettre le regard impliqué du premier à celui distancié du second. C’est soumettre la ‘’connaissance de l’intérieur ‘’, référée au sens commun, à l’épreuve d’un examen référé à des critères de scientificité, pour repérer ce qui est à l’œuvre au-delà du (des) constat(s). C’est mettre en tension deux mondes irréductibles. Irréductibilité, disons-nous. Elle est, rappelons-le, la spécificité de la multiréférentialité comparée aux autres démarches multi ou pluri telles que la multi-dimensionnalité. Et, dans notre approche multiréférentielle, nous avons pris en compte la non-réductibilité des regards hétérogènes qui les rend d’autant plus intéressants et féconds pour comprendre les phénomènes considérés. Cependant, l’approche multiréférentielle, comme les autres démarches, semble se limiter au seul univers de l’écrit, pour reprendre le titre de l’ouvrage de David Olson (1994/1998/2010) où il montre que l’écrit n’est pas la seule voie privilégiée de l’abstraction et de la pensée critique et qu’il n’est pas de différences avérées de modes de pensée entre les sociétés restées orales et celles ayant adopté l’écriture. De sorte que l’orature (ou oralité) ne doit pas être exclue, consciemment ou inconsciemment, du débat scientifique. En effet, la multiréférentialité, qui fonde son apport sur sa capacité à articuler des perspectives hétérogènes, gagnerait à accueillir l’orature et sa contribution dans l’examen des phénomènes humains. Elle gagnerait à s’ouvrir à cette part non-écrite du discours de l’humain sur lui-même et sur le monde. En quoi y gagnerait-elle ? En intelligibilité du réel : l’écrit ne peut pas épuiser la richesse du réel, ce qui l’expose au risque d’être partiel et parfois partial dans ses conclusions. Ce n’est pas un hasard, sommes-nous tenté de rappeler, si la compétence langagière, cette

233 compétence de communication avancée, se développe d’abord sous forme orale chez l’humain et que la symbolisation écrite est un phénomène récent à l’échelle de l’Histoire de l’humanité. Ce n’est pas un hasard si l’écrit a été inventé et développé à partir de l’oral. Au demeurant, l’oral, y compris dans les sociétés qui se représentent comme celles de l’écrit, reste prépondérant dans la communication humaine. En tout cas, notre double ancrage dans l’orature pastorale et dans la littérature écrite, nous incline à considérer ces deux formes discursives comme autant de sources d’intelligibilité du réel, surtout en sciences humaines et sociales. D’où notre décision de les convoquer toutes deux dans notre démarche de recherche. Au total, la multiréférentialité, qui s’inscrit dans le paradigme de la complexité comme le reconnaît Ardoino, nous est apparue, à l’usage, féconde pour travailler notre objet complexe de recherche. Or, les objets complexes que sont les phénomènes humains, ne se limitent pas aux seules configurations éducatives et formatives. Pourquoi, alors, la multiréférentialité ne s’étendrait-t- elle pas à d’autres champs de l’humain et de la société ? L’augmentation du nombre des disciplines se déclinant au pluriel (sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, sciences de gestion, sciences de l’ingénieur, psychosociologie, etc.) ne témoigne-t-elle pas d’un besoin croissant de multiréférentialité en sciences humaines et sociales ? Après ce retour sur le cadre théorique, poursuivons la réflexion en examinant les limites de la recherche.

6.2. Limites de la recherche

L’observation participante, qui consiste à s’immerger dans le contexte de recherche pour observer au plus près l’objet d’étude, n’est pas exempte de limites. L’une de ses limites est la difficulté de trouver un équilibre entre détachement et proximité, entre implication et distanciation. Cette limite est liée au problème de la gestion du rapport entre le chercheur et les acteurs observés : il est difficile pour l’observateur qui est pris dans le réseau des relations inter-individuelles, c’est-à-dire dans les intersubjectivités, de rester neutre à son objet d’étude.

234

Dans notre cas, à cette limite d’ordre général, inhérente à la démarche même d’observation- participation, s’ajoute notre implication de longue date, en tant que citoyen et opposant politique au régime, dans le contexte de notre recherche. Cette implication pose avec encore plus d’acuité la question de la distance à l’objet observé. Comment, pour l’observateur que nous sommes, se détacher d’un objet dans lequel il est impliqué à double titre ? Il nous a semblé que plusieurs éléments pouvaient nous aider à atténuer cette limite. D’abord, la spécificité de notre implication. Il s’agit d’investiguer notre objet de recherche, non dans le contexte particulier d’une organisation ou d’un groupe où nous serions acteur, mais dans le contexte général du pays. Même si Djibouti est un petit pays dont la population se concentre pour plus de deux tiers dans la capitale et que nous avons été enseignant et chef d’établissement dans l’enseignement privé. Ensuite, l’implication elle-même qui n’est pas sans valeur heuristique (Ardoino, 2000, pp.206, 211, 212), car elle est de ‘’l’ordre de l’interconnaissance, un mode de connaissance d’un autre type que la démarche canonique.’’ Elle ‘’se pense dans la temporalité, par rapport à l’histoire, au vécu, à différentes formes de mémoire’’. A plus forte raison, si elle se nourrit d’une participation au long cours au contexte, ce qui est le cas de notre implication. Blondeau (2002) n’abonde-t-elle pas dans le même sens lorsqu’elle affirme : ‘’C’est avec le tablier de bouchère que j’ai le plus appris et le mieux compris le monde boucher’’ ? Enfin, notre engagement politique ne signifie pas que nous sommes totalement habité par l’action militante et incapable de distance dès lors qu’il s’agit de réfléchir dans le contexte dudit engagement. En effet, la pratique d’opposant politique ne va pas sans sérénité, ni sans détachement réflexif, car elle implique aussi de mettre à distance les situations, de les réfléchir ‘’à froid’’ et d’articuler des réponses d’autant plus pertinentes qu’elles sont fondées sur une base informative fiable. Seulement, la difficulté de la distanciation n’est pas la seule limite de l’observation participante. Elle rencontre une autre limite liée, elle, au mode d’accès au terrain. Si le chercheur y accède sans s’annoncer, c’est-à-dire en observateur clandestin, il a de meilleures chances de recueillir des comportements spontanés et d’accéder au réel du phénomène étudié. Cela pose, cependant, un problème éthique à l’égard des acteurs concernés. L’impératif de fiabilité du recueil des données qu’impose la démarche scientifique autorise-t-il l’observateur à faire l’économie d’une déclaration d’intention de recherche et du consentement des observés ? Point sûr. Mais, à l’inverse, si le chercheur s’annonce comme tel et qu’il observe à découvert, il prend le risque d’altérer les comportements visés car les acteurs peuvent se montrer moins spontanés, moins

235 fidèles à eux-mêmes s’ils se savent observés, ce qui affecte la fiabilité des informations collectées. Dans notre cas, nous n’avons pas pu choisir en raison de notre engagement politique. En effet, compte tenu de notre positionnement d’opposant politique notoire, déclarer notre intention d’observation risquait de nous fermer le terrain par peur de représailles de la part des autorités politiques de l’État. Nous avons donc mené une observation clandestine, précaution qui n’a d’ailleurs pas empêché des difficultés d’accès à certains lieux de sociabilité (telle école ou telle administration). Sans compter la difficulté d’être certain que les matériaux recueillis sur les observés qui nous ont reconnu (comme opposant, non comme chercheur), étaient spontanés. Du reste, nous avons dû, pour des raisons de sécurité liées à notre engagement politique, ou pour ne pas éveiller les soupçons des observés, nous limiter à quelques séances d’observation par lieu de sociabilité32. Ainsi, nous avons dû renoncer à passer plusieurs jours d’affilé à la campagne. En revanche, nous avons multiplié les lieux d’observation en les choisissant selon leur implantation (rurale ou urbaine) et la nature de leur sociabilité (familiale, éducative, commerciale, administrative, religieuse, de loisir) dans une visée de représentativité du contexte étudié. Pour atténuer davantage les limites de notre approche méthodologique et du contexte de recherche, nous avons recouru, outre l’observation participante et ses entretiens sur le vif, à des sources documentaires (quand possible), à des sources orales (traditionnelles) et informelles (urbaines), à nos entretiens exploratoires et à des éléments de notre ‘’connaissance de l’intérieur fructueuse’’ (Peneff, 2011). Non sans confronter les résultats à la littérature et à l’orature (oralité). Reste que cela soulève la question de la validité externe de la recherche ainsi menée. Ses résultats sont-ils transposables dans d’autre contextes que celui de Djibouti ? A cette question, nous pouvons, nous semble-t-il, répondre que certains éléments des résultats peuvent s’appliquer à des contextes comparables, c’est-à-dire à d’autres pays de tradition orale ayant connu la colonisation européenne. Nous pensons, par exemple, à des éléments tels que l’ancrage dans la vie de l’éducation traditionnelle orale, le caractère configurationnel de l‘école d’origine coloniale, la tension des différences qu’accueille cette école, sa mixité, ses difficultés et les apprentissages informels avec lesquels elle cohabite. Nous pensons également à des effets de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels tels que la déconnection significative de l’âge

32 En variant autant que possible les moments d’observation pour ‘’balayer’’ plus de configurations. 236 et du savoir, l’autonomisation économique des enfants scolarisés, les autres possibilités liées au savoir scolaire en contexte urbain (pouvoir d’agir socioculturel, pouvoir d’agir politique), autant d’effets qui, dans les relations dissymétriques traditionnelles entre parents et enfants, redistribuent le pouvoir à l’avantage de ces derniers. Nous pensons encore au creusement des inégalités auquel le pouvoir du savoir scolaire contribue en ville, ou encore aux traditions qui résistent malgré les évolutions liées à l’urbanisation. Cependant, compte tenu de la complexité des phénomènes humains et des singularités de chaque contexte, nous restons prudent face à la question de sa validité externe. Qu’apporte donc cette recherche ?

6.3. Apport de la recherche

Nous sommes tenté de commencer par une banalité et dire que, dans un pays tel que le nôtre, sur lequel les recherches scientifiques et en particulier les recherches en sciences humaines et sociales sont rares, toute réflexion universitaire apporte sa petite contribution, même si son apport est limité. Dans notre cas, nous considérons que le fait même de réfléchir sur la problématique des liens entre savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti, revêt quelque intérêt : essayer d’examiner, sous l’angle du savoir et du pouvoir, la tension entre la tradition et ce qui ne l’est pas qui sont les deux pôles constitutifs du contexte djiboutien. Ce faisant, nous nous intéressons à l’éducation traditionnelle qui n’est pas toujours assez connue par les jeunes générations urbaines djiboutiennes et qui, pour certains jeunes et adultes citadins33, apparaît comme un vestige du passé, alors même que jeunes et moins jeunes sont, comme nous le repérons, travaillés par la tradition dans l’espace urbain. Réfléchir à cette éducation de type pastoral et à ses configurations, nous apparaît donc central à la compréhension de la société djiboutienne dont elle assure la transmission du patrimoine traditionnel (valeurs, normes, savoir, techniques, etc.). Aussi pointons-nous les caractéristiques de l’éducation traditionnelle : éducation par et dans la vie, de type configurationnel, qui implique une mise au travail précoce, où le savoir s’infère de l’âge et confère du pouvoir. Nous en pointons encore le contenu autour du savoir ancestral, un savoir

33 Le savoir ancestral ne leur semble pas efficace et donc utile dans leur contexte urbain de vie. 237 qui n’est pas figé, comme il peut le paraître à première vue, mais renouvelé car capable de retour sur lui ainsi que le montre l’analyse par intertextualité de l’orature. Nous notons au passage que, si chez les pasteurs nomades djiboutiens, le savoir détenu par le sujet s‘infère de son âge, selon le postulat que l’apprentissage par et dans la vie permet une accumulation épistémique dont l’âge est une mesure pertinente, l’idée d’éducation et de formation au long de la vie promue par l’Union européenne34, suggère à sa manière une reconnexion entre âge et savoir. D’ailleurs, même dans ces sociétés où la révolution industrielle et l’urbanisation qu’elle a accélérée ont induit des changements considérables, la figure de l’ancien qui sait, n’a-t-elle pas largement résisté, notamment dans le monde du travail ? En tout cas, notre modeste recherche montre que, en venant se sédentariser dans la ville coloniale, le pasteur nomade se rend compte que si son savoir est efficace en milieu pastoral, il ne l’est pas en contexte urbain. Que fait-il alors ?35 Il envoie ses enfants à l’école importée de France pour acquérir ce savoir (porteur de pouvoir) qu’il ne détient pas et qu’il ne peut leur transmettre. Sa progéniture apprend ainsi le français, la langue du dominant, et des éléments de savoir. S’agit-il aussi d’aller apprendre ‘’l’art de vaincre sans avoir raison’’ (Cheik Hamidou Kane, 1971/1961, p.47), ou encore d’aller prendre au colonisateur, pour emprunter la formule de l’écrivain algérien Kateb Yacine, ‘’un butin de guerre’’, c’est-à-dire une arme ? De l’école djiboutienne, nous pointons le caractère configurationnel, la tension qui travaille les différences qu’elle accueille, la solidarité qu’elle donne à voir, sa triple mixité (intercommunautaire, de genre et, dans une moindre mesure, sociale), les difficultés qu’elle connaît et qui sont autant de défis. Nous pointons les apprentissages à l’œuvre en dehors de ses murs : les apprentissages informels. Mais de cohabiter avec des apprentissages informels n’empêche pas l’école, et c’est au cœur de notre réflexion, d’affecter les rapports sociaux traditionnels par le savoir qu’elle transmet et le pouvoir inhérent à ce savoir en termes d’ouverture de possibilités. D’entrée, la scolarisation déconnecte de manière significative âge et savoir puisque les enfants acquièrent un savoir que leurs parents ne détiennent pas et deviennent plus sachants qu’eux. Elle autonomise économiquement les enfants qui peuvent gagner leur vie sans avoir besoin d’être dotés en bétail

34 Dans Eurostat Statistics Explained, on lit : ‘’L’expression « éducation et formation tout au long de la vie » désigne la recherche ininterrompue, facultative et volontaire de la connaissance pour des raisons personnelles ou professionnelles ’’ (http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Glossary:Lifelong_learning/fr

35 Un diction pastoral somali dit ‘’Meel lagu ila’yahay hadaad tagto ilba la’iska tuura’’ (Si tu vas en un lieu où les gens sont borgnes, crève-toi un œil.’’ Au second degré, ce dicton enseigne que, surtout dans les circonstances difficiles, la survie commande l’adaptation, ce que fait le pasteur sédentarisé à travers les ruptures que notre modeste recherche pointe. 238 par leurs parents. Plus, ces derniers se retrouvent en position de dépendance à leur égard à plus d’un titre. En effet, les parents ont besoin de leur progéniture scolarisée pour les aider dans leurs relations avec l’administration (qui travaille en français), pour accéder à l’information et à la culture que véhicule le français. Ils ont encore besoin de leurs enfants pour subsister en ville : les scolarisés soutiennent financièrement leur famille lorsqu’ils entrent dans la vie active. Pour le pasteur nomade sédentarisé, s’opère là un renversement de situation. Il comprend combien l’école coloniale est, en contexte urbain, productrice d’effets impactants. Sans compter qu’il perd le pouvoir de sa liberté : il doit se plier aux contraintes de son statut de colonisé. Il saisit encore que c’est en mobilisant ce savoir que lui n’a pas (savoir civil et militaire) que le colonisateur l’a vaincu. Sans cela, le colonisateur n’aurait pu ni sillonner les mers ni débarquer sur des terres lointaines, y soumettant par la poudre des peuples entiers. Plus généralement, le pasteur nomade comprend qu’avec la scolarisation, il y a désormais ceux qui ‘’savent par l’école’’ et les autres, et que les premiers sont mieux équipés que les seconds dans l’espace urbain. Néanmoins, le pasteur non scolarisé ne reste pas sans apprentissages dans la ville où il se sédentarise. Il se fait gardien ou planton. Il se fait manœuvre, progresse en ouvrier, parfois en contremaître. Il devient manutentionnaire, progresse en vendeur. Il se fait militaire ou policier et monte en grade. Plus, il se fait entrepreneur du bâtiment ou commerçant. Lorsqu’il réussit comme chef d’entreprise, créant des emplois, il recrute de jeunes diplômés dont ses propres enfants. Et il serait intéressant d’interroger les cas où des pasteurs réussissent en ville sans être scolarisés pour comprendre finement les processus cognitifs à l’œuvre. Du reste, la tradition résiste aux évolutions urbaines et continue de travailler la société djiboutienne. Cette résistance se donne à repérer dans de nombreux domaines de la vie en ville. Après les limites et l’apport de la recherche, intéressons-nous aux perspectives que, selon nous, celle-ci ouvre.

6.4. Perspectives de recherche

Ce travail de thèse nous a permis d’observer, outre notre objet d’enquête, et non sans lien avec lui, certains phénomènes sociaux dans le contexte djiboutien. Parce que nous ne disposions pas d’assez temps pour déborder à suffisance de notre cap, et notamment mieux pointer leur lien avec notre objet, nous n’avons pu qu’effleurer ces phénomènes. Pourtant, ce sont, nous semble-

239 t-il, des phénomènes qui travaillent la société djiboutienne et sont intéressants pour la recherche à elle relative. Pointons-les.

6.4.1. La vie pastorale sous un climat qui change

Lorsqu’un observateur arrive en milieu rural djiboutien, l’une des choses qui s’imposent à son regard, c’est l’état de l’environnement naturel des pasteurs nomades. Ici, il n’y a ni eau en abondance, ni végétation luxuriante, ni bétail à perte de vue. Or, si le pays est connu depuis longtemps pour son climat semi-désertique et que certains regards pressés d’ailleurs n’ont pas hésité à porter des jugements définitifs sur son environnement, les traces archéologiques ne manquent pas qui témoignent d’un passé écologique bien plus favorable. Le chercheur Alain Laurent de l’université de Toulouse II pointe la présence passée de grands animaux dans le pays. Il écrit : ‘’A Djibouti, les traces faunistiques paléontologiques remontent à au moins 1,6 millions d’années avec un crâne de bovidé à grandes cornes trouvé dans l’oued de Chekayti (ouest de Dikhil). Les autres fossiles attestent la présence d’hippopotames, de plusieurs espèces de phacochères anciens, de buffles proches des buffles forestiers de l’Afrique de l’ouest, de kobs proches des kobs actuels, de zèbres proches du zèbre de Burchell actuel et des éléphants du type asiatique. Les indices préhistoriques, beaucoup plus récents, sont des gravures rupestres datées, pour les plus anciennes, de -4000 ans à -3000 ans avant notre ère. Elles représentent des rhinocéros, des girafes, des éléphants, des autruches, des antilopes, des oryx, etc.’’ (In Saïd Chire A. (éd), Djibouti contemporain, 2013). Plus près de nous, à l’arrivée du colonisateur, le site de la future Djibouti-ville, au bord de la mer, avec son oued Ambouli, offraient eau et pâturages, y compris au gros bétail tel que les dromadaires. Par exemple, au centre de la future Place Rimbaud, du nom du poète français qui a foulé en son temps le sol djiboutien, rebaptisée Place Mahamoud Harbi, du nom de la principale figure indépendantiste du pays, se trouvait un puits à dromadaires. Il n’est pas certain que, 130 ans après, le lieu recèle autant de ressources en eau potable. Pas plus que, plus loin vers l’intérieur des terres, les puits et les pâturages ne sont restés en l’état. C’est qu’à la pression traditionnelle de subsistance sur la nature, un phénomène planétaire plus impactant, qui fait l’objet d’un large consensus des climatologues, est venu s’ajouter : le changement climatique. Cet impact environnemental se donne à observer sous de multiples manifestations physiques et induit des processus et dynamiques chez les pasteurs nomades.

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Le premier effet du climat qui change est la diminution des pluies à Djibouti, diminution qui bien entendu n’épargne pas la ville. Il en résulte pour la campagne une raréfaction des ressources en eau. L’eau vient à manquer au sol, au sous-sol proche et à la vie. Les plantes se meurent et le couvert végétal décline. Il en va de même pour le bétail : ayant moins d’eau et de végétation à consommer, le cheptel djiboutien voit ses effectifs se réduire et son état se dégrader. Conséquence de cette situation, les pasteurs nomades rencontrent des difficultés dans leur vie quotidienne. Ils connaissent une pénurie d’eau potable, un déficit de lait et de viande liée à la perte de bétail, une pénurie de fruits et légumes de cueillette (car moins de végétation), mais aussi un déficit de matières premières (bois, fibre, herbe) pour la fabrication des objets usuels et autres éléments du toukoul. Pour s’adapter, ils utilisent de plus en plus de choses de la ville. Ainsi, pour fabriquer les éléments du toukoul, ils recourent plus souvent à des matériaux urbains, en particulier le plastique et la toile (en forme de tente ou non). Les ustensiles en bois se font moins courants à la campagne, remplacés par de la vaisselle en métal ou en matière synthétique. Ce n’est pas différent pour les contenants à grains qui sont de moins en moins en peau de bête. Les sacs d’emballage commercial, en matière synthétique ou autre, remplacent les contenants en peau de bête. Et, fait intéressant, dans leur recours aux choses de la ville, les pasteurs nomades font de certains objets des usages non prescrits. Ainsi, des bidons en matière synthétique pour huile alimentaire, pour eau de javel ou pour huile moteur, sont utilisés, après nettoyage, comme pots à abreuver le bétail ou comme outres à conserver l’eau potable. C’est dire si un phénomène de catachrèse est ici à l’œuvre. Au niveau alimentaire, le lait devenant moins abondant du fait de la réduction du bétail par la sécheresse récurrente, l’on observe une baisse de la consommation du dourah, traditionnellement arrosé au lait. Lequel est de plus en plus remplacé par le riz, les pâtes et le pain, autant d’aliments de la ville qui pénètrent la campagne. Comment cela travaille-t-il l’imaginaire du pasteur chez qui le dourah constitue, avec ce qu’il tire du bétail (lait, beure et viande), l’alimentation de base ? Cette question peut s’étendre à l’habillement. Ici, les sandales en peau de bête sont moins courantes, quand elles n’ont tout simplement pas disparu des pieds dans certaines contrées. Nous n’en avons pas relevé dans les campements observés. Sur le reste du corps, la foutah de la ville s’enroule autour de la taille au détriment du goundaté (pagne traditionnel), le haut est de plus en plus recouvert de T-shirt ou de chemise, la tête accueille la casquette si elle en trouve une et le coton n’a plus le monopole du châle.

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Pour l’accès à l’eau potable, les pasteurs nomades connaissent une dépendance accrue des forages et autres puits cimentés que l’État réalise. Il leur arrive d’être directement ravitaillés par camion-citerne. Que fait cette dépendance à des acteurs qui ont toujours été autonomes, creusant par leurs propres moyens des puits dont la profondeur atteint parfois la taille de plusieurs hommes ? Monétairement, avec un cheptel dont la taille est réduite par la sècheresse, vendre des bêtes en ville pour acheter de la nourriture (riz, pâtes, huile alimentaire, farine, sucre, thé noir, etc.), devient difficile pour le pasteur nomade. Il ne peut plus se permettre de céder aussi souvent que nécessaire des têtes de bétail pour se ravitailler en produits alimentaires. Sauf à se retrouver sans bétail. Il a donc besoin d’un complément de revenu pour joindre les deux bouts, c’est-à- dire de l’assistance de la ville. Or, tous les pasteurs nomades n’ont pas en ville des proches capables de les aider régulièrement. Ceux qui ne peuvent pas compter sur des citadins proches, en sont donc réduits à couper les arbres qui résistent encore à la pénurie pluviale, pour en faire du charbon à vendre. Et, semble-t-il, la manière de couper l’arbre connaît des variations, car certains vont jusqu’à la destruction de la ressource tandis que d’autres en permettent la régénérescence. Cela suggère une différence de perception de l’arbre et soulève la question du rapport à la terre nourricière chez les uns et les autres. Plus, lorsque les stratégies d’adaptation ne suffisent pas pour survivre à la campagne, les pasteurs nomades prennent le chemin de l’exode rural. De sorte qu’ils sont sans cesse plus nombreux à venir se sédentariser en ville où ils gonflent les rangs de la population pauvre, surtout dans la capitale. La solidarité communautaire et leur force de travail, qui ne trouve pas toujours preneur dans un pays où le chômage atteint 59,5% de la population active (chiffres officiels du PNUD), sont souvent leur seule planche de salut. Sédentarisés mais sans ressources garanties, ils essaient de subsister, espérant que leur progéniture, qu’ils se soucient souvent d’envoyer à l’école, réussira et améliorera leurs conditions d’existence. Chiffre significatif, la part actuelle (2016) de la population rurale dans la population générale djiboutienne est de 22,57%, alors qu’elle était de 49,675 % en 1960. Mais quels effets psychologiques l’exode rural produit-il chez les pasteurs nomades contraints à quitter leur campagne ancestrale qui ne peut plus leur offrir les moyens de subsister ? Quelles ressources intérieures mettent-ils en œuvre pour gérer les effets de cet exode ? Que cela dit-il de leur résilience ? Quelle aide leur permettrait, selon eux, de continuer à vivre à la campagne malgré un climat qui change : quelles idées leur inspirent les limites de leurs stratégies actuelles de survie ?

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Explorer en profondeur ces dynamiques, processus et effets liés au changement climatique, les ressources que les pasteurs nomades mobilisent en conséquence, leurs stratégies de survie et les conclusions qu’ils en tirent, les significations attachées à tout cela, permettrait d’avancer, nous semble-t-il, dans la compréhension de la société traditionnelle face aux mutations qu’elle connaît et aux défis qu’elle doit relever. Du temporel passons maintenant au religieux : notre recherche nous a permis d’effleurer une montée de la religiosité à Djibouti.

6.4.2. Montée de la religiosité

De notre observation des lieux de sociabilité religieuse tels que les mosquées et les veillées funèbres (tacsi), ou encore de l’offre d’enseignement islamique, semble émerger une montée du sentiment religieux à Djibouti où la population est à presque 100% musulmane sunnite. Ainsi, les mosquées, dont le nombre a augmenté au fil des ans, semblent plus fréquentées que dans les années 1980. Cette fréquentation accrue, qui nous semble excéder la croissance démographique, est repérable chez les jeunes comme chez les moins jeunes, qu’ils soient femmes ou hommes. Par exemple, la prière du vendredi (celle de midi, s’entend), prière qui rassemble le plus grand nombre de pratiquants dans toutes les mosquées de la capitale et d’ailleurs, semble plus suivie que par le passé. Sans que le nombre des habitants ait forcément augmenté dans les quartiers considérés. Rappelons ici que la tradition religieuse musulmane fait du vendredi un jour férié et de sa prière de midi celle du rassemblement de la communauté des fidèles : lesquels viennent à la fois prier et écouter le prêche de la semaine. Autre indice perceptible, un nombre grandissant de mabraz dispose de son coin de prière où les khateurs pratiquants se retirent à l’appel du muezzin. Cette évolution récente semble produire un effet d’entraînement sur les khateurs non pratiquants dont certains franchissent le pas de la prière. Hors mosquées, dans les quartiers, les écoles qui incluent un enseignement religieux dans leurs programmes sont à la fois plus nombreuses et plus structurées que les écoles coraniques traditionnelles. De langue arabe comme les madrasas coraniques traditionnelles, ces établissements, pour la plupart agréés par l’État, proposent un enseignement de niveau primaire et ou secondaire. Certains sont à financement extérieur.

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A cela s’ajoutent les conférences religieuses qui se font fréquentes en ville et attirent un nombre croissant de fidèles. Les conférenciers sont des oulémas, souvent issus des nouvelles générations, qui interviennent sur de nombreuses thématiques sociétales. Sont développées des thématiques telles que le mariage, les rapports homme-femme, la parenté, l’éducation des enfants, la solidarité, la foi et la pratique religieuse (prière, ramadan, zakat, pèlerinage), le respect, la vie en cité et bien d’autres. De même, les émissions religieuses que la Radiotélévision de Djibouti (RTD) diffuse, en plus des prêches traditionnels, semblent assez suivies. Elément non moins significatif, des changements se sont produits dans l’apparence des personnes. Dans l’apparence physique avec le port plus fréquent de la barbe chez les hommes. Dans l’apparence vestimentaire avec le port du voile (parfois intégral) chez les femmes et avec l’adoption du khamis (en sa version pakistanaise notamment) par les hommes. Enfin, la tacsi (veillée funèbre), autre lieu de rassemblement de type religieux, semble au diapason et attire du monde. Soulignons que, dans ce rituel islamique, il s’agit moins de ployer sous la douleur de la perte de l’être cher que d’accepter la mort comme inscrite dans l’ordre naturel des choses et de prier pour l’admission du défunt au Paradis d’Allah où Le Prophète Muhammad l’a précédé. Mais comment analyser cette dynamique sociale ? Que traduit-elle ? Selon nous, plusieurs facteurs, qui se renforcent, sont ici à l’œuvre. D’abord, le réflexe traditionnel du croyant qui a poussé de nombreux Djiboutiens appauvris à chercher dans le religieux un réconfort moral face aux difficultés du quotidien. Comme leur conseille ce dicton pastoral de langue somalie : ‘’Markaad yaabto yaasiinka ? (En cas d’épreuve, la sourate Yassine)’’. Cet adage rappelle aux musulmans concernés qu’avec Allah et le Coran ils ne sont point démunis face aux épreuves de la vie. En l’occurrence, il sied, leur dit-t-on, de répondre à l’inconfort matériel par un regain de religiosité, c’est-à-dire de combler les manques matériels par un sursaut spirituel. Mais n’est-ce pas là une attitude défaitiste qui amène à détourner le regard des causes objectives de ce que l’on endure ? A ce réflexe traditionnel, il faut ajouter un second facteur : la diffusion accrue du message religieux à Djibouti. Depuis l’accession à l’Indépendance, les madrasas (de langue arabe) se sont multipliées, dispensant à un nombre grandissant de jeunes un enseignement primaire et secondaire à importante composante religieuse. Une partie significative de cette jeunesse a poursuivi ses études universitaires dans des pays de confession musulmane. Nombre de ses membres ont été recrutés comme enseignants dans le secteur public ou privé, quand ils n’ont

244 pas eux-mêmes ouvert des madrasas. Ils se sont aussi attelés à l’éducation religieuse grand public par voie de cours du soir, de conférences, d’émissions radiotélévisées, de prêches et autres enseignements en mosquée. S’ajoutant à l’action moins forte des oulémas traditionnels, cet effort a impulsé une dynamique favorable au sentiment religieux. La dynamique s’est également vue renforcée par un troisième facteur : l’apparition à Djibouti dans les années 1980 du courant islamique sunnite dénommé Tabligh Jamaat. Fondé en Inde en 1927 par l’érudit musulman Muhammad Ilyas Kandhlawi, dans une visée de résistance religieuse en un pays sous colonisation britannique et où prédomine l’hindouisme, ce mouvement est orienté vers la prédication de terrain. Il multiplie les sorties et tournées de groupe pour porter la parole religieuse aux musulmans et raviver la foi islamique. Il vise tous les fidèles qu’il peut atteindre, enjambant ainsi les frontières. Le tabligh a attiré de nombreux Djiboutiens, jeunes et moins jeunes, dans toutes les couches sociales. Reconnaissables à leur barbe et à leur khamis à la pakistanaise, les tablighis ont leur siège dans la capitale et multiplient les sorties vers les quartiers urbains et la campagne. Enfin, l’État36, et c’est le quatrième facteur, a plutôt encouragé cette dynamique. Dans une optique de contrôle social, nous semble-t-il. Qu’il s’agisse des madrasas ou des tablighis, les gouvernants ont accompagné et encadré le mouvement. Ainsi, les autorités politiques ont, dès les débuts, domestiqué les plus influents des jeunes oulémas et poussé leurs propres partisans à la direction des tablighis. Il est clair, cependant, que, d’un phénomène aussi complexe, notre brève observation, même adossée à une implication de longue date dans le contexte, ne suffit pas à rendre compte. Il serait autrement fructueux d’étudier l’évolution de la pratique religieuse par une approche à la fois quantitative et qualitative, en tenant bien entendu compte de la croissance démographique qui n’est pas sans effet sur les effectifs des fidèles. Intéressons-nous à présent au khat, euphorisant et objet de pratique sociale à Djibouti.

6.4.3. Euphorisant et objet de pratique sociale : le khat

Comme nous le précisons supra en évoquant le mabraz, le mot khat ou qat désigne un arbuste ou arbrisseau de la famille des Célastracées qui pousse en Afrique de l’Est (surtout en Éthiopie et au Kenya), en Arabie du Sud (surtout au Yémen) et qui peut se rencontrer en Afrique australe

36 La constitution djiboutienne dispose en son préambule que ‘’l’Islam est la Religion de l’État’’ 245 et à Madagascar. Le mot désigne aussi la substance psychotrope contenue dans les feuilles du khat que les consommateurs préfèrent fraîches. Son nom scientifique est Catha edulis (Vahl) Forssk. ex Endl. Synonyme : Celastrus edulis Vahl. Le khat est consommé pour son effet euphorisant et stimulant comparable à celui de l’amphétamine, de sorte qu’il a pu parfois être qualifié d’amphétamine naturelle. Il est consommé en Éthiopie, à Djibouti, en Somalie, au Yémen et, dans une moindre mesure, dans d’autres pays de l’Est et du Sud d’Afrique et d’Arabie37. Sa consommation est négligeable dans d’autres régions du monde telles que l’Europe ou l’Amérique du Nord où il est introduit, malgré son interdiction, par des migrants originaires d’Afrique de l’Est et d’Arabie du Sud. L’histoire de la consommation du khat est ancienne. La tradition orale djiboutienne, qui qualifie parfois le khat de denrée spirituelle, rappelle qu’il était à l’origine consommé par des religieux pour se stimuler dans leur étude du Coran, notamment dans la ville de Harar (aujourd’hui en Éthiopie). Sa plus ancienne description est due (jusqu’à aujourd’hui) au Traité Kitab al-Siadana fi al Tibb du scientifique perse Al-Biruni. Plus tard, en 1856, l’explorateur britannique Richard Burton (1856) l’évoque dans un ouvrage sur l’Afrique de l’Est. A Djibouti, khater ou consommer du khat est un fait qui se constate et s’impose à l’observation. Historiquement, sa consommation s’observe pour l’essentiel chez des hommes adultes d‘un certain âge qui khatent en mabraz, ou dans des maqâms de Saints locaux où la musique est mise au service de la ferveur religieuse. Dans leur sillage, à partir de la fin des années 1950, les pionniers de la chanson djiboutienne moderne, qui vont aussi impulser le théâtre local, se stimulent au khat lors de leurs séances de création et de répétition. Mais c’est surtout le pouvoir d’achat lié à la création d’emplois que favorisent les institutions de la loi-cadre de 1956 (en période coloniale) qui contribue à amplifier la consommation de cette plante. D’ailleurs, à l’époque, les meilleures bottes de khat et donc les plus chères sont surnommées ‘’loi-cadre’’ parce que difficilement accessibles aux autres khateurs que les députés, ministres et cadres de ces nouvelles institutions. Aujourd’hui, le khat est toujours consommé dans les maqâms et autres lieux de création artistique mais aussi dans la vaste société. Les points de vente du khat sont observés dans les quartiers populaires comme dans les secteurs résidentiels voire sur certains lieux de travail. Le khat se vend sur étal en bois avec ou sans abri (auvent, parasol), ou dans un local à fenêtre-étal. Parfois, le khat fait l’objet d’une vente ambulatoire, en voiture ou à pied. Comme lieu de

37 Il est interdit dans des pays comme l’Arabie Saoudite. 246 consommation du khat, si le mabraz est le plus connu et le principal, il n’est pas le seul. En effet, le khat peut se consommer dans un coin de la maison, à l’ombre d’un arbre ou d’un local, voire sur un lieu de travail tel qu’un chantier, un véhicule professionnel ou un poste de gardiennage. Ainsi, au marché central Riyad de la capitale djiboutienne, certains chauffeurs livreurs et certains agents de sécurité ont la joue gonflée de khat. C’est encore le cas de nombreux ouvriers du bâtiment, ou de nombreux autres chauffeurs professionnels et de leurs assistants. Notre immersion au long cours dans le contexte djiboutien, nous permet d’observer que la consommation du khat est allée crescendo au fil des ans et touche aujourd’hui la plupart des hommes, jeunes et moins jeunes. L’euphorisant n’épargne même plus les femmes dont un nombre croissant le consomme. Cette augmentation du nombre de khateurs, mais aussi de la quantité individuellement consommée, est, nous semble-t-il, plus sensible depuis que, en 2005, l’heure d’arrivage quotidien de cette plante a été avancée par le gouvernement de 13h heures, heure habituelle, à 8 heures. Ce changement d’horaire a notamment favorisé la consommation matinale du khat, appelé joubané, qui était jusque-là très marginale. De voir, dès le matin, du khat frais sur les étals de vente semble inciter certains consommateurs à le mâcher plus tôt que d’ordinaire. Chiffre significatif, la quantité de khat importée chaque jour d’Éthiopie varie entre 13 et 16 tonnes en 2017, soit entre 52000 et 64000 dollars de recettes d’exportation quotidiennes pour l’Éthiopie. Le jeudi (jour de fin de semaine) et les jours de fête marquent un pic dans la consommation du khat. Mais si le khat est source de plaisir, de convivialité et de stimulation, notamment pour la créatrice artistique, il n’a pas que ces dimensions positives. Il a aussi des aspects négatifs puisqu’il entraîne une série d’effets peu désirables chez ses consommateurs. Au plan de la santé, il provoque une accélération du rythme cardiaque, de l’hypertension, une accélération de la respiration, de l’hyperthermie et une mydriase (Richard, Senon, Valleur, 2004). Sa consommation régulière peut induire des risques d’accoutumance et provoquer une dénutrition. A long terme, la consommation du khat peut affecter l’humeur, le sommeil et la sexualité. Sans compter des risques d’accidents cardio-vasculaires (Ali, Zubaid, Al-Motarreb et al, 2010). Au niveau économique, le khat produit un impact ressenti par le budget du khateur. Pour un khateur qui, comme on dit à Djibouti, s’assoit tous les jours, ce qui est la fréquence la plus répandue, et qui se contente d’une botte de 500 FD, ce qui fait de lui un modeste khateur, la

247 dépense mensuelle est de 15000 FD. Si l’on tient compte des frais annexes (cigarettes, soda ou eau potable, transport vers le mabraz), la dépense monte facilement à 21 000FD (sur la base moyenne de 200 FD par jour de frais annexes) et plus pour ce modeste khateur. Soit plus de la moitié du salaire minimum interentreprises garanti (SMIG) qui est de 35000 FD dans le secteur public, le privé n’étant plus soumis au SMIG depuis 1997. Socialement, non plus, le khat n’est pas sans impact, selon ce que nous en savons d’expérience. Il est chronovore car il immobilise le khateur des heures durant, et si, comme c’est souvent le cas, il est mâché en mabraz, il laisse peu de temps de présence en famille à son consommateur. Sans compter l’effet de désinhibition qui pousse certains jusqu’au vagabondage sexuel. Le père khateur manque donc à ses enfants comme à son épouse, situation peu propice à une vie familiale équilibrée. Aussi arrive-t-il que le khat trouble ou brise le mariage. De ces effets négatifs, de nombreux khateurs ont conscience. Certains en évoquent même dans les conversations. Comme ce khateur attablé dans un restaurant populaire et qui regrette, en notre présence (clandestine), d’avoir khaté : ‘’Regarde dans quel état le khat me met, je suis KO débout. Je n’aurais pas dû khater.’’ Son ami le rejoint et va même plus loin en disant leur difficulté d’arrêter cette plante : ‘’Je suis dans la même situation. Nous nous plaignons du khat après coup mais nous recommençons le lendemain. C’est plus fort que nous…’’. Au même lieu, un lycéen s’en plaint à son tour : ‘’Je ressens la fatigue du khat d’hier’’. Son ami lui reproche : ‘’Je te l’avais dit, il ne fallait pas khater, car ce truc est mauvais‘’. Au demeurant, il arrive que, au regard de son impact négatif, le khat soit qualifié de ‘’fléau social’’ à Djibouti, notamment par ses critiques. Reste que le khat n’est pas un produit ordinaire de consommation. Contrairement à d’autres substances tirées de la nature, il est investi de significations, à la fois par le khateur et par la société. Il est investi de significations positives pour le plaisir qu’il procure, pour la convivialité qu’il favorise, pour l’enrichissement intellectuel qu’il permet à l’occasion des échanges entre khateurs, pour la créativité artistique qu’il stimule, ou encore pour le revenu qu’il génère à ses importateurs et détaillants. Quant à ses significations négatives, elles sont liées, comme pointé supra, à son incidence économique, à ses effets sanitaires et à son impact familial. Ajoutons que le khat revêt aussi des dimensions politiques. C’est une source de financement des politiques publiques, car l’État prélève de l’impôt sur ses importations. Il génère chaque année des millions de dollars de recette fiscale. Il contribue encore au contrôle social en produisant un effet d’exutoire. Par son plaisir euphorique, par la plaisanterie et le rire entre khateurs, par la liberté de ton et les transgressions qui se glissent à travers les interstices de la

248 convivialité stimulée, par le temps qu’il occupe et l’énergie qu’il absorbe chez ses consommateurs, le khat aide à évacuer, du moins temporairement, colère et frustrations. De la sorte, il fonctionne comme une soupape sociale au service du pouvoir politique. Dit autrement, le khat revêt du sens à Djibouti pour les uns et pour les autres : il est l’objet central d’une pratique sociale, le khater, comme l’alcool est l’objet du ‘’boire’’ sous d’autres cieux. Mais, à son tour, le khater pourrait être objet, de recherche celui-là, pour les sciences humaines et sociales telles que l’histoire, l’anthropologie, la sociologie ou l’économie. Du reste, le khater pourrait, par ses implications, se prêter, selon nous, à une approche multiréférentielle. Ainsi, à l’éclairage biomédical sur la substance khat (éclairage qui reste à développer), les sciences humaines et sociales ajouteraient de l’intelligibilité sur le khater et ouvriraient des perspectives de savoir sur ses contextes sociaux, culturels et économiques. Compte tenu de l’ancienneté et de la dynamique ascendante du khater local, le contexte djiboutien offre, selon nous, matière à recherche. A l’instar du ‘’boire’’ dans les pays où l’alcool s’impose comme un phénomène social. Si, du khat, à l’origine utilisé par les seuls religieux, comme nous l’apprennent la tradition orale et certains écrits, d’autres usages, temporels ceux-là, se sont emparés, nous comprenons que c’est par une sorte de catachrèse. Or, cette catachrèse ne se limite pas au khat et à son mabraz à Djibouti, observons-nous : elle touche aussi d’autres lieux de sociabilité.

6.4.4. Une catachrèse de lieux de sociabilité

Au cours de notre observation de certains lieux de sociabilité urbaine, nous notons que ceux-ci sont investis par les pasteurs à la fois pour leur destination sociale et pour d’autres usages. Passons en revue ces usages autres et les lieux qu’ils concernent, avant d’examiner le phénomène un peu plus avant. Commençons par l’école. Nous observons qu’elle est de ces lieux urbains dont les pasteurs sédentarisés font, en plus de sa vocation éducative, un autre usage. Ils en font un usage d’ordre économique : des marchandes de menus produits alimentaires tels que les beignets et autres boissons soda, s’installent à l’école. Elles s’installent devant la grille de l’établissement ou, comme à l’école primaire publique d’A, en son enceinte si la direction les y autorise. Cet usage commercial de l’espace éducatif semble rencontrer à la fois l’intérêt des élèves et celui des marchandes. Les premiers y trouvent une offre de proximité de produits dont ils sont

249 consommateurs et les marchandes une demande pour leur activité génératrice de revenus. De sorte que l’usage se pérennise puis se naturalise comme un élément normal de l’espace éducatif. Il nous semble que, par cet usage, les pasteurs sédentarisés, chez qui l’éducation se fait par et dans la vie, introduisent un élément de la vie concrète (ici un échange monétisé) à l’école. Les lieux administratifs de proximité peuvent aussi donner lieu à d’autres usages que leur mission statutaire. Tel est le cas du siège administratif du deuxième arrondissement de la capitale et de la commune de Boulaos. En effet, de jeunes et moins jeunes administrés des quartiers proches, au chômage ou à la retraite, y viennent assez souvent sans adresser aux agents présents la moindre demande de service administratif. Que font-ils d’autre alors en ce lieu de sociabilité administrative ? Ils y pénètrent, s’assoient ou se tiennent debout à l’ombre des arbres de la cour, à l’ombre des locaux voire dans les couloirs intérieurs où ils discutent de choses et d’autres, y compris de politique. Ils traînent encore d’un point à l’autre de l’espace administratif, ou entre l’extérieur et l’intérieur du lieu. Mais ces désœuvrés n’en restent pas là. Au fil du temps, ils développent une connaissance du lieu, de ses fonctions et de ses employés. Puis, ils mettent cette connaissance au service des usagers peu avertis des arcanes de l’endroit, usagers non scolarisés ou venant là pour la première fois. Plus, certains désœuvrés abordent, à la sortie du bureau, les usagers qu’ils viennent de guider. Ils leur font comprendre avec plus ou moins de discrétion qu’ils sont dans le besoin et qu’ils leur seraient reconnaissants d’un ‘’petit geste’’. Cette sollicitation aboutit ou non selon la réaction et les ressources des personnes à qui elle s’adresse. Mais il est intéressant de noter que cette pratique du menu service intéressé à autrui est apparue avec le chômage massif et la pauvreté. Nous la considérons comme l’une des manifestations d’un phénomène urbain qui a reçu le nom de ‘’xeeraan’’ et qui désigne le fait de grapiller des sous en sollicitant ici et là des personnes que l’on connaît ou non, avec ou sans menue contrepartie de la part du sollicitant. A l’origine, le terme somali ‘’xeeraan’’ désigne une personne dont le comportement reflète un mysticisme religieux ou des troubles psychologiques. Autre lieu, autre nouvel usage : le mabraz devient, outre sa vocation de détente, un espace d’information et d’enrichissement intellectuel. Les khateurs y échangent leurs informations sur l’actualité du pays et du monde. Ceux qui sont peu ou pas informés sur un sujet, y trouvent des éléments d’information. Le débat intellectuel ou technique est, lui, fréquent, parfois animé, avec des interactions pas toujours au premier degré. Lorsque certains khateurs maîtrisent les sujets de discussion en professionnels ou amateurs avertis, les échanges gagnent en qualité instructive.

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De sorte que certains améliorent leurs connaissances grâce au mabraz, quand d’autres y communiquent leur retour d’expérience. Ainsi ce khateur du mabraz P de Djibouti-ville qui, ayant vécu quelques années parmi ses contribules d’un pays limitrophe, pointe avec ses mots la question de l’altérité au sein du même, actualisée ici par sa rencontre avec les membres de sa communauté en outre-frontière : ’’Ces gens-là (les habitants du pays limitrophe sans distinction de communauté) sont différents de nous, ils sont plus opportunistes, plus prétentieux. Ils nous prennent pour des poules qu’ils peuvent plumer à volonté. Clairement, pour un Djiboutien c’est difficile de vivre parmi eux, même s’il est de la même communauté.’’ Autre usage du mabraz, le maniement de la plaisanterie y permet de s’exprimer sans trop attirer l’attention du pouvoir politique. Des formules y fusent telles que ‘’Tu parles du ventre’’, pour railler un pro-régime dont le soutien au pouvoir est supposé intéressé, ‘’C’est le lit’’ quand il s’agit de railler un khateur proche par alliance d’un personnage public, ou encore ‘’Le nom me suffit’’ pour moquer un khateur qui défend au nom de la solidarité communautaire une personnalité généalogiquement proche de lui. Et de la plaisanterie à l’ironie, le pas est franchi par les khateurs comme lorsque, interrogés sur leur vote, certains se disent d’emblée pro-régime alors que nous savons pour les connaître qu’ils aspirent au changement et qu’ils ont voté pour l’opposition. Ces usages ne correspondent pas, on peut le voir, à ceux auxquels les lieux concernés sont destinés. La fonction de l’école n’est pas d’accueillir des marchandes mais des élèves. Le lieu administratif n’est pas ouvert pour tuer le temps, ni pour monnayer de menus services, encore moins pour mendier, fût-ce avec discrétion : c’est un lieu ayant mission de servir les administrés pour des besoins spécifiques. Le mabraz n’est pas destiné à informer, ni à former, encore moins à abriter l’expression politique, fût-elle subtile. Si, cependant, ces autres usages s’y donnent à repérer, ce n’est pas par destination mais par détournement. Ce sont donc des usages par détournement. Ils renvoient à ces artefacts (objets techniques ou symboliques) que les individus utilisent pour d’autres usages que ceux pour lesquels ils ont été conçus. Nous pensons au couteau utilisé comme tournevis ou à la règle maniée pour déchirer un papier. Nous pensons encore aux mots employés pour d’autres acceptions que les leurs. Nous observons ici un phénomène qui participe, nous semble-t-il, du concept de catachrèse développé par Pierre Rabardel (1995) dans le cadre de la théorie instrumentale. Les pasteurs djiboutiens sédentarisés développent à l’égard de ces lieux de sociabilité une démarche de type instrumentalisation (Rabardel). Pourquoi ? Par besoin et par habitude culturelle, selon nous. Les marchandes de beignets ont besoin de se rapprocher de ces clients que sont les élèves. Les désœuvrés ont besoin

251 de venir à ce lieu de sociabilité proche de chez eux pour passer le temps et plus si possible. Les khateurs peu ou pas informés ont besoin d’information et d’éléments de savoir. Par habitude culturelle aussi, car, pour sédentarisés qu’ils soient, les Djiboutiens réagissent avec leur ancrage traditionnel. Ainsi, aller passer du temps au bureau administratif le plus proche c’est comme aller à l’arbre public (à discussion) le plus proche. En effet, de voir ces personnes désœuvrées sous les arbres, debout ou assises, n’est pas sans évoquer, à l’observateur de la société pastorale, l’arbre à discussion de la campagne où certains viennent pour tromper le désœuvrement ou par intérêt pour le débat. De même, s’informer auprès de tel ou tel khateur en mabraz c’est comme s’informer auprès du pasteur nomade de rencontre. C’est gratuit comme à la campagne, ce qui est d’autant plus intéressant que l’accès aux médias n’est pas la chose la mieux partagée à Djibouti. Le risque ici, cependant, est celui de la rumeur lorsque l’information ne vient pas d’une source sûre. Enfin, aller vendre des beignets à l’école c’est un peu comme aller vendre du beurre traditionnel en ville, les marchandes n’y voient rien de transgressif. Dit autrement, il y a chez les pasteurs sédentarisés, à côté des règles et usages que la ville prescrit, les normes et usages ancrés par la tradition, de sorte que, dans le contexte urbain, les premiers et les seconds se confrontent et se complexifient, non sans s’enrichir. Arrêtons-nous à présent sur un autre fait observable et observé lors de l’enquête : un sentiment de régression qui traverse les lieux de sociabilité investigués.

6.4.5. Un sentiment de régression

Ce sentiment de régression, nous l’observons dans les campements pastoraux comme en ville (chez les familles ou aux autres lieux de sociabilité). Examinons-le sous ses différentes manifestations dans une visée de compréhension. D’abord, le sentiment de régression des pasteurs nomades sur la vie traditionnelle. Sur la vie pastorale O, père de la famille pastorale de langue somalie, évoque la dégradation de la vie rurale. Il le fait en ces termes : ‘’Il pleuvait plus souvent et c’était beaucoup plus vert, avec un bétail plus fourni, plus de lait et plus de viande. Les gens étaient mieux nourris et plus robustes’’. Il s’exprime aussi sur le service administratif en charge de l’élevage : ‘’Non, ces gens-là ne nous aident plus, j’ai été les voir mais personne n’a voulu m’écouter. Alors, je suis allé à la pharmacie acheter ça avec l’aide du pharmacien à qui j’ai expliqué le mal de mes chèvres’’. S, un autre pasteur et père de famille du campement d’O, se montre pessimiste pour l’avenir : ‘’Au

252 rythme où vont les choses, je crois qu’il n’y aura plus de vie pastorale dans les temps qui viennent. La sécheresse et l’attrait de la ville vont avoir raison du mode de vie ancestral’’. A, le doyen du campement d’O, ne le contredit pas en déclarant : ‘’La campagne a beaucoup changé depuis que j’y suis né. Tous les anciens vous le diront, la sécheresse, aujourd’hui fréquente et longue, était plus rare. La pluie était plus abondante, la végétation plus fournie et le bétail plus nombreux, pas seulement le bétail mais toute la faune était plus nombreuse. Il y avait donc nettement plus d’abondance sur tous les plans’’. Ce sentiment de recul de la vie rurale est partagé par le campement de langue afare où Ah dit de la campagne : ‘’Oh oui, elle (la campagne) a beaucoup changé depuis. La sécheresse, qui est devenue trop fréquente, l'a changée. Il y a beaucoup moins de végétation, beaucoup moins de bêtes, beaucoup moins de lait, moins d'objets traditionnels, moins de gens aussi’’. Sentiment de régression aussi sur la gouvernance publique, et pas seulement chez les pasteurs nomades. Sur la gouvernance publique H, le pasteur nomade et père de famille de langue afare, dit son insatisfaction des gouvernants : ''Le problème, c'est que les gens de l’État ne font pas grand-chose pour la population. Ils sont au pouvoir pour eux-mêmes''. Un autre pasteur nomade, de retour de la capitale, le rejoint : '' C'est vrai, même si mon cousin en fait partie''. Ce boucher du marché central de la capitale tient, lui, la gouvernance publique pour responsable de la hausse des prix de la viande de boucherie qui affecte son quotidien. Il dit en réponse à une cliente qui se plaint de ladite hausse : ’’C’est vrai que le bétail coûte beaucoup plus cher depuis qu’ils ont créé le Centre de , tu sais le truc pour exporter le bétail vers les pays arabes du Golfe. Ces exportations ont trop augmenté la demande de bêtes et donc les prix’’. Un boucher d’un autre marché populaire partage son sentiment : ‘’Tant que les exportations de bestiaux vers l’Arabie ne vont pas s’essouffler, les prix du bétail vont rester élevés’’. Selon eux, telle en est donc la cause si ‘’la viande devient de plus en plus inabordable’’ pour reprendre les mots de la mère de famille I et d’autres. Continuons avec cette mère de famille d’un quartier populaire qui en arrive à ne plus souhaiter de pluie dans la capitale car ‘’pour notre Djibouti, ville basse où il n’y a pas d’évacuation d’eaux pluviales, c’est un problème. ‘’ Du même quartier, les mères de famille HA et HI de langue somalie, confrontées à la vie chère, ne comprennent pas que les journalistes de la télévision d’État parlent de développement alors que ‘’tout est devenu cher’’.

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Dans les lieux de sociabilité à vocation publique, le sentiment de régression n’est pas absent du discours. Cet usager âgé de la 2ème sous-préfecture de Djibouti-ville, le dit : ‘’C’est partout pareil, les gens de l’administration font ce qu’ils veulent, ils ne respectent plus rien’’. Une usagère déplore, elle, le déficit d’entretien des locaux du lieu administratif : ‘’Le temps use les choses, c’est vrai, mais l’entretien les maintient en état. Si vous ne cirez pas régulièrement vos chaussures, elles vont se couvrir de poussière et se dégrader plus vite’’. Un responsable de la sous-préfecture reconnaît cette défaillance et confie qu’il ‘’fait rapport sur rapport pour attirer l’attention de la hiérarchie sur l’état du bâtiment, en vain’’. Sentiment de régression encore perceptible chez ces garçons désœuvrés qui traînent à la sous- préfecture du 2ème arrondissement. Ils le laissent repérer lorsqu’ils évoquent la consommation en hausse de la drogue et de l’alcool chez les jeunes. Pour eux, ‘’c’est pour oublier la vie dure, pour fuir la réalité, c’est un refuge pour ces jeunes à qui on n’offre plus rien ou presque.’’ Ce policier en service, croisé dans un restaurant populaire d’où son collègue s’est élancé à la poursuite d’un jeune délinquant, fait le lien entre délinquance et pauvreté : ‘’ Je dis ça d’expérience, car j’ai vu que l’augmentation de la délinquance était liée avec l’augmentation de la pauvreté : il y avait beaucoup moins de délinquants il y a trente ans quand je suis entré dans la police’’. Il en déduit que la ‘’délinquance juvénile dans ce pays ne va pas se régler par la répression’’ et qu’il ‘’faut combattre la misère et donner aux jeunes les moyens d’une existence décente’’. Le fonctionnement de la justice, non plus, ne semble pas donner satisfaction. Cette jeune fille dont le père a succombé à un accident de travail, nous dit au sujet du dossier de la victime : ‘’C’est encore au tribunal et je sais même pas si on va nous donner quelque chose. Nous, on n’a pas de soutien et ils font ce qu’ils veulent au tribunal, vous le savez bien’’ Or, cette justice doit aussi faire la lumière sur un massacre inédit à Djibouti et qui ajoute au sentiment de régression. Le massacre est commis par un jeune étudiant de 21 ans, dans la nuit du 2 au 3 janvier 2017, au Quartier n°7 de la capitale où il extermine sa famille à l’arme blanche. Il tue sa mère, son père et trois de ses quatre sœurs. Seule une sœur qu’il laisse pour morte parvient à survivre. C’est le choc et l’effroi dans tout le pays où ces mots reviennent souvent à la bouche : ‘’Terrible, c’est jamais arrivé à Djibouti : un enfant exterminer sa famille !’’. Et ces cadres de l’État qui désertent le bureau pour les cafés du centre-ville ? Leur présence en café à cette heure ouvrable, dit déjà quelque chose de leur motivation au travail. Leurs mots le confirment lorsqu’ils évoquent le changement de l’horaire de travail dans l’administration pour compter du 1er janvier 2017. Ils doutent de sa pertinence et considèrent que le ‘’problème du

254 faible rendement du travail administratif n’est pas lié à l’horaire mais à l’environnement administratif dégradé’’. Pour eux, ‘’c’est parce que les agents de l’administration ne sont plus motivés, qu’ils sont mal payés et peu appréciés à leur valeur professionnelle, qu’ils ne travaillent pas bien’’. D’autres salariés de l’État partagent ce doute au mabraz F : ils ne voient pas ce que le nouvel horaire va produire comme effet bénéfique sur le rendement du travail. Ils le trouvent plutôt fatigant : ‘’Cette longue journée qui va de huit heures à 17 heures avec seulement une heure de pause, nous fatigue.’’ L’école n’est pas épargnée par le sentiment de régression. Cette mère de famille, qui se retrouve avec ‘’trois diplômés de l’université chômeurs à la maison’’, est ‘’déçue des études’’. Chez M, le père de la famille observée de langue afare, le doute s’installe sur l’efficacité-revenu du savoir scolaire : ‘’Mais je ne suis pas sûr que même avec des études poussées ils (ses fils) auraient gagné plus d’argent qu’avec leurs mains. L’école ne paye plus comme avant’’. C’est un sentiment partagé par des pasteurs sédentarisés devenus travailleurs manuels que nous observons attablés dans un restaurant populaire. Ils pensent que ‘’l’école ne suffit plus aujourd’hui, n’est même plus nécessaire si vous avez du piston’’, l’école où une maîtresse évoque ses difficiles conditions de travail : ‘’ils (ses élèves) sont trop nombreux et cela me demande plus de travail’’. Du reste, le sentiment de régression peut se cristalliser en sentiment d’abandon par l’État. Pouvant se cristalliser en sentiment d’abandon par l’État Au salon de coiffure du centre-ville, le fonctionnaire Q, victime d’une maladie de type professionnel, exprime son sentiment d’abandon par l’État, son employeur. Lui répond comme en écho, chez un coiffeur de quartier qui coupe les cheveux de ses enfants à prix abordable, cette mère de famille diplômée mais au chômage depuis plusieurs années, alors qu’elle accepte même un emploi de femme de ménage et qu’elle a déjà travaillé ‘’un an comme femme de ménage chez une famille française, oui comme femme de ménage malgré mon diplôme, alors qu’avant c’était un boulot de femme analphabète’’. Le coiffeur de quartier n’est pas en reste qui subit une baisse de clientèle, travaille jusque tard la nuit et fait parfois crédit. Il se sent victime de ‘’la pauvreté’’ du quartier qui ‘’oblige les gens à moins fréquenter les salons et à se débrouiller entre eux, de sorte que ‘’les jeunes coupent les cheveux aux jeunes, certains parents apprennent à s’occuper de leurs enfants’’, mais aussi victime de ‘’l’attrait de la haute ville’’ car ‘’les gens courent vers les salons de centre-ville dès que leurs revenus augmentent’’. Pauvreté du quartier ? D’autres clients du coiffeur l’admettent pour qui : ‘’il y a plus de monde, et il (le quartier) est plus sale et plus pauvre que du temps de notre jeunesse’’. Ils ajoutent qu’’’il y a

255 beaucoup de jeunes qui traînent, khatent, se droguent ou boivent parfois.’’ D’abandon par l’État, il est encore question dans la bouche de ces travailleurs manuels évoqués supra. Ils se sentent abandonnés aux entreprises de main-d’œuvre, celles qui recrutent des chômeurs pour les ‘’louer’’ à des employeurs. Les travailleurs appellent ces entreprises ‘’les gens à la corde’’, expression qui fait référence aux intermédiaires qui, sur le marché du bétail, et moyennant une commission, attachent avec une corde et vendent aux citadins intéressés les bêtes que leur confient des pasteurs nomades à cet effet. Ces travailleurs manuels se disent employés au noir, sans droit à la retraite et accusent les ‘’autorités’’ qui ‘’sont de mèche avec eux (« les gens à la corde »)’’. Certains en viennent à regretter la vie rurale où ‘’si la sécheresse ne vous décime pas le cheptel et que vous prenez soin de vos bêtes, vous êtes un homme heureux. Vous avez le lait, la viande, le beurre, le miel et les fruits de la nature, et vous vendez quelques bêtes pour vous procurer ce qui vous manque. Vous subvenez sans problème à vos besoins et à ceux des vôtres’’. Et le conflit intergénérationnel d’affleurer dans ce sentiment de régression observé. Ou se nourrir du conflit intergénérationnel En effet, certaines évolutions ressenties comme positives par les enfants, apparaissent régressives pour leurs parents. Ainsi, lorsque la jeune Kf affirme que ‘’les garçons doivent savoir faire ce que font les filles, et vice-versa’’, parce que ‘’ (…) la tradition doit évoluer par certains aspects car le monde et la société changent’’, sa belle-mère H la désapprouve : ‘’Ça, c’est un raisonnement de Blancs que vous apprenez à l’école et que vous reprenez sans réfléchir. D’ailleurs, c’est pour ça, c’est parce que les filles n’acceptent pas leur place de femmes, que les mariages ont du mal à tenir entre les jeunes de nos jours’’. La marchande de fruits et légumes de HA rejoint, sur le mode de la résignation, la belle-mère de Kf lorsqu’elle évoque son fils installé en France où il vient d’épouser une jeune Française : ‘’C’est comme ça de nos jours, les enfants décident de leur vie, nous ne pouvons que leur souhaiter du bien’’. Elle est encore rejointe par l’épicier AA qui considère que les jeunes d’aujourd’hui sont moins‘’ réglos’’ que ‘’les anciens’’ car ‘’il y a beaucoup moins de sérieux chez eux que chez les jeunes d’avant.’’ Quant à ce jeune couple qui s’embrasse amoureusement au Café H, il ne contribue pas à atténuer le sentiment de régression de leurs aînés : il s’attire le regard désapprobateur de ceux attablés. Sentiment de régression où affleure encore la peur des gouvernants. Un sentiment où affleure une peur des gouvernants D’un policier à l’autre. Ce sous-officier que nous croisons devant le commissariat du 2ème arrondissement, manifeste, lui, son sentiment de régression sous les traits de la peur : ’’Je dois

256 faire attention et regarder autour de moi avant de vous saluer, car on ne sait jamais…C’est incroyable mais nous en sommes là’’. Il nous rappelle qu’un jour où nous l’avons ‘’déposé quelque part’’, il ‘’était tout au long de la route habité par la peur d’être vu en votre (notre) compagnie et sanctionné par la hiérarchie’’. Et d’ajouter :’’C’est absurde de vouloir empêcher des gens qui se connaissent et souvent proches de ne pas se saluer. C’est un malheur qui nous arrive...‘’ La peur, nous l’observons encore lorsque nous demandons aux membres du mabraz P, en majorité cadres et commerçants, pour qui ils ont voté : ‘’C’est une question qui fait peur, car personne ne veut être soupçonnée de sympathie pour l’opposition ici.’’ Pour l’un d’eux, il y a un contraste avec le Somaliland (S/L) voisin : ‘’La peur du régime est moins présente que chez nous au S/L où j’ai vécu plusieurs années. Là-bas, les gens se sentent libres de s’exprimer, y compris pour critiquer le pouvoir’’. Pour autant, le sentiment de régression n’exclut pas une conscience des possibilités. Mais un sentiment de régression qui n’exclut pas une conscience des possibilités Observons d’abord que, en contraste avec ce sentiment de régression, le pays ne manque point de potentiel, notamment au plan touristique. La mer en est, par exemple, un élément constitutif. Deux expatriés français, amateurs de plongée sous-marine, le relèvent dans une conversation au café du C. ‘’C’est vraiment riche mais les gens d’ici ne tirent pas profit de cette richesse, notamment en termes de tourisme spécialisé’’. Cette observation rejoint l’avis de nombreux Djiboutiens conscients des possibilités de leur pays, ce qui en amène beaucoup à aspirer au changement, y compris parmi les partisans du parti au pouvoir. Ce khateur en est un qui explique au père de famille M : ‘’Je ne suis pas un conservateur borné, tu sais, je suis lucide et vois bien qu’il faut autre chose pour relancer la machine qui se grippe.’’ M note son évolution. Ce survol des manifestations du sentiment de régression, nous éclaire, semble-t-il, sur ses déterminations. Les personnes qui expriment ce sentiment le font à la fois par rapport à leurs préoccupations du quotidien et au passé qu’elles ont vécu ou dont elles ont reçu la description par autrui. Ce, qu’elles vivent à la campagne ou en ville. Il y a, selon elles, régression parce qu’il y a eu dégradation des situations, qu’il s’agisse de leur situation personnelle, de leur contexte de vie, ou du contexte plus général. Comme pointé supra, le sentiment se cristallise sur le changement climatique, sur la gouvernance publique, en sentiment d’abandon et de peur, ou il se nourrit d’un conflit intergénérationnel, sans être inconscient des possibilités du pays. A la campagne, les pasteurs observent une baisse de générosité du ciel qui envoie sur terre moins de précipitations et leur rend la vie plus difficile. La vie sur terre étant aussi, chez ces croyants, du ressort d’Allah, ils espèrent que celui-ci les entendra et redressera la situation. En

257 attendant, ils ne voient pas assez de secours venir de leurs gouvernants. Ils notent une baisse de service public, comme le dit O à propos du service de l’élevage, mais ils ne revendiquent pas de manière organisée. Ils en restent au stade du sentiment et de son expression. Résignés à leur sort ? Selon nous, ils ont tendance s’en remettre aux citadins pour les choses de la ville. Non pas par désintérêt mais par humilité face à un monde dont ils connaissent peu ou pas les ressorts. La ville coloniale n’est pas née de la campagne, elle n’a pas été voulue et pensée par les pasteurs nomades, elle s’est imposée à eux de l’extérieur puis, à la faveur de l’Indépendance, s’est transmise aux pasteurs sédentarisés dont il est attendu qu’ils la gèrent en bon père de famille. Les nomades ont donc tendance à s’effacer devant les citadins pour les affaires de la ville. Fidèles en cela à l’adage pastoral ‘’Arin nimaan garaneen ishu ka tuura (vouloir régler une affaire dont l’on ne connaît pas les tenants et les aboutissants, c’est en crever l’œil, c’est-à-dire y échouer.’’ Que font alors les citadins des affaires de la ville dont la gestion n’impacte pas que la vie urbaine ? En dehors du sentiment de régression, notamment sur la gouvernance publique et les évolutions sociétales, qu’ils expriment à partir de ce qu’ils vivent ou voient, parfois sur le mode de l’abandon, les gouvernés observés ne donnent guère de projet à repérer. Par résignation ? Par manque d’alternatives ? Par peur ? Si la résignation est perceptible chez certains devant les évolutions sociétales (observables notamment chez les jeunes générations), ni l’esprit critique, ni les solutions alternatives (comme il ressort de tels ou tels propos), ne semblent absents. Les stratégies personnelles non plus. Mais la peur est repérable qui à la fois dessert en amont les stratégies de fédération d’énergies tentées ici ou là et se nourrit en aval de la difficulté (qu’elle induit elle-même) desdites stratégies, ce qui participe du cercle vicieux. Les pasteurs sédentarisés semblent donc dans une sorte d’entre-deux : insatisfaits de l’état du pays dont ils semblent par ailleurs conscients des possibilités mais guère engagés pour le changement pacifique souhaité, en dehors du bulletin de vote par lequel ils expriment assez clairement leur volonté d’alternance mais dont le pouvoir politique ne tient guère compte. Des pasteurs nomades aux prises avec les effets du climat qui change, des citadins insatisfaits de leurs gouvernants mais point encore assez actifs pour faire advenir le changement, voilà ce que nous semble refléter le sentiment de régression repéré. Mais la montée de la religiosité et la hausse de la consommation du khat auraient-elles quelque lien, ou plutôt quels liens, avec ce sentiment de régression ? Dans quelle mesure le sentiment de régression travaille-t-il les motivations à khater et à pratiquer la religion ? Il y a là un débat intéressant que la recherche pourrait aider à éclairer.

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Conclusion

En nous intéressant aux liens entre savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti, notre pays d’origine, nous avons choisi un terrain peu investi par la recherche. Ce modeste pays de la Corne d’Afrique, un temps colonisé par la France, ce qui explique qu’il soit francophone, ne fait pas l’objet de travaux conséquents. Par exemple, les recherches en sciences de l’éducation et de la formation, en sociologie ou en économie de l’éducation sont rares38. Mais, comme nous l’avons mentionné supra, notre choix est aussi celui d’un terrain d’ancrage personnel dont les deux pôles constitutifs, la tradition et ce qui ne l’est pas, nous sont familiers. Réfléchir de manière distanciée sur le familier, transformer en quelque sorte notre conscience sociale mais aussi éducative et citoyenne en ‘’conscience sociologique’’ (Peneff, 2011), c’est- à-dire en conscience scientifique, telle était notre modeste ambition dans le cadre de la présente thèse de doctorat en sciences de l’éducation. Or, la question des liens entre savoir et pouvoir ne se pose pas dans les mêmes termes dans la société traditionnelle djiboutienne que dans une société sédentaire et urbanisée. Chez les pasteurs nomades djiboutiens dont la vie s’organise autour d’un élevage impliquant la mobilité des animaux et des humains, l’éducation se fait sans médiation écrite et sans médiation scolaire, ce qui la lie étroitement à la vie et l’inscrit dans des configurations du quotidien, à commencer par le quotidien familial. Dès lors, l’âge s’impose ici comme le principe organisateur des apprentissages, ce qui rend inopérante la distinction, qui a cours notamment en France, entre formation initiale et formation continue : s’éduquer et se former sont affaire de toute la vie chez les pasteurs nomades djiboutiens. Cela n’est pas sans conséquence sur l’économie du pouvoir rattaché au savoir. Le savoir s’accumulant au long des ans, le pouvoir qu’il produit se trouve

38 Voici, par ordre de date de soutenance, les quelques de thèses de doctorat sur la thématique de l’éducation que nous avons pu trouver relativement à Djibouti : -L'impact du système éducatif djiboutien sur la croissance économique : analyses descriptive et économétrique. Thèse soutenue en économie par FAHMI Ahmed en 2005 sous la direction de CARLUER Frédéric à l’université Pierre Mendès France-Grenoble 2 ; -L’école à Djibouti : Entre imposition historique et déterminisme social : processus, stratégies et enjeux. Thèse soutenue en sociologie par SALOMON-TSEHAYE Rachel en 2008 sous la direction de VIEILLE-GROSJEAN Henri à l’université Strasbourg 1 ; -Essai de l'investissement en éducation : le cas de Djibouti. Thèse soutenue par MAHAMOUD Houssein Mohamed en économie en 2010 sous la direction de BENLAHCEN TLEMCANI Mohamed à l’université de Perpignan ; -Quelle reconnaissance de l'expérience professionnelle au Centre de Formation Continue de l'Université de Djibouti ? Thèse soutenue en sciences de l’éducation par SAID FARAH Ifrah en 2012 sous la direction de JORRO Anne à l’université Toulouse 2.

259 corrélé, pense-t-on, à l’âge de l’individu : qui est plus âgé que soi porte plus de savoir et donc plus de pouvoir que soi. La différence est claire avec les contextes où le diplôme et le titre de qualification, c’est-à-dire le savoir scolaire au sens le plus général, organisent socialement la distribution du pouvoir lié au savoir. Tel est le contexte djiboutien, lorsque, dans la seconde moitié du XIXème siècle, la France occupe ce pays de pasteurs nomades pour son importance stratégique et en fait un port au service de ses intérêts. Elle en fait une ‘’escale de charbonnage et d’avitaillement’’ pour ses navires ‘’sur la route maritime traversant la Méditerranée et l’Océan indien par le Canal de Suez et la mer Rouge’’ (Colette Dubois, Djibouti 1888-1967, 1997, p. 37), escale doublée d’un port de pénétration commerciale en Éthiopie comme en témoigne la construction du chemin de fer franco-éthiopien (CFE), plus tard chemin de fer djibouto-éthiopien (CDE), qui relie Djibouti-ville à la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. Outre Tadjourah au nord et plus tard le village de Dasbio au sud, qui préexistent à la colonisation, c’est dans les premiers noyaux urbains coloniaux, et surtout à Djibouti-ville, que les premiers pasteurs nomades se sédentarisent et rencontrent une nouvelle altérité (en termes de différence ethnique, culturelle et religieuse), une administration coloniale ainsi qu’une offre de scolarisation. Les pasteurs sédentarisés commencent à envoyer leurs enfants à l’école coloniale qui leur transmet un savoir écrit que, eux parents, parce que non-scolarisés, ne détiennent pas. De la sorte, les jeunes pasteurs scolarisés acquièrent un pouvoir symbolique : ils apprennent à lire et à écrire, c’est-à-dire à manier ces mystérieuses ‘’traces noires’’, pour reprendre une formule par laquelle certains pasteurs djiboutiens qualifient l’écriture. Plus, le savoir scolaire ouvre à ces jeunes, en contexte urbain, d’autres possibilités que n’ont pas leurs parents et les autres pasteurs non scolarisés. L’accession à l’Indépendance du pays en juin 1977 ne change point la situation puisque la scolarisation et les possibilités à elle attachées continuent sous le nouvel État. En tant que Djiboutien porteur de la double éducation traditionnelle et scolaire, resté ancré dans la ruralité tout en vivant en ville, ce savoir scolaire, qui ne s’accumule pas au long de l’âge (et donc de la vie), qui se transmet en un temps limité aux fils comme aux filles des pasteurs sédentarisés, les favorisant en milieu urbain, ne nous a pas semblé sans impact sur les rapports sociaux traditionnellement structurés par l’âge et le genre. D’où notre questionnement sur les liens entre savoir et pouvoir dans le contexte djiboutien. Nous avons articulé cette problématique en trois hypothèses : la première hypothèse est relative à la caractérisation de

260 l’éducation traditionnelle dont elle suppose notamment un caractère configurationnel et un savoir porteur de pouvoir, la seconde hypothèse fait de même pour l’éducation scolaire et la troisième hypothèse suppose un impact repérable de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels. En mobilisant un cadre théorique multiréférentiel (Jacques Ardoino) et par une approche méthodologique de type qualitatif, nous avons soumis nos hypothèses au terrain. D’abord au moyen d'une démarche exploratoire menée par entretiens semi-directifs auprès de quatorze personnes représentant les deux pôles de notre contexte (campagne et ville). Puis, les résultats exploratoires confortant nos hypothèses, nous avons conduit une observation participante dans la capitale, principale ville du pays, et à la campagne. Nous avons observé de nombreux lieux de sociabilité qui nous apparaissent représentatifs du contexte djiboutien. De sorte que nous nous sommes intéressé à la sociabilité sous différentes déclinaisons : familiale, éducative, administrative, religieuse, commerciale, de loisir. Dans une logique multiréférentielle (de multi-angulation aussi), nous nous sommes appuyé, outre les entretiens exploratoires et l’observation participante, sur d’autres sources : sources documentaires, sources orales (traditionnelles et informelles) et nos données d’expérience. Le traitement des données par la méthode d’analyse de contenu nous a permis de faire émerger des éléments que nous avons éclairés par un effort interprétatif. Les résultats obtenus ont confirmé nos hypothèses et dégagé quelques perspectives de recherche. Selon nos résultats, l’éducation traditionnelle se laisse repérer comme une éducation par et dans la vie. C’est une éducation où l’on apprend dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire dans les espaces d’activité les plus divers. Sans que cela n’obéisse à un programme rigoureusement prescrit et contraignant au plan du contenu et de la progression dans le temps, ce qui ne signifie pas absence de contenu à acquérir ni absence de gradation dans les apprentissages. Comme telle, l’éducation traditionnelle s’inscrit dans les configurations de la vie, à commencer par la vie ordinaire. Configurations familiales (au contact des parents, des grands-parents et de la fratrie), mais aussi sociales, qu’il s’agisse de configurations méso-sociales (au niveau du campement nomade) ou macro-sociales (dans la vaste société). C’est donc une éducation de type configurationnel au sens du sociologue Norbert Elias. L’éducation pastorale se caractérise également par une mise au travail précoce. Loin d’être tenus à l’écart de la sphère du travail au motif de leur âge, les enfants participent tôt aux activités socialement utiles. Ils commencent à travailler dans le périmètre du foyer familial où leur sont confiées des tâches de moins en moins simples, puis ils s’élèvent (à mesure que s’élève leur

261 savoir, et donc leur pouvoir d’agir) au campement et à l’extérieur du campement. Aussi n’est- il pas étonnant de voir des enfants de moins de six ans aider leurs parents à la maison, des enfants de plus de six ans garder chevreaux et agneaux aux abords du campement, ou des adolescents préposés à la garde du bétail adulte. Ils apprennent à la fois en écoutant, en regardant et en faisant, ce qui laisse de la place aux essais et erreurs chers aux tenants de la pédagogie active et de l’école reliée à la vie réelle tels que Freinet ou Dewey. Et parce qu’elle est inscrite dans la vie, elle-même inscrite dans le temps qui s’écoule et fait que les jours se suivent mais ne se ressemblent pas contrairement à l’adage39, l’éducation pastorale djiboutienne favorise l’évaluation par l’âge du savoir détenu. De sorte que le savoir traditionnel, de forme non écrite, s’infère de l’âge du sujet. Tel est considéré plus sachant que tel autre car plus âgé que lui. Se repère ici, à travers la mesure par l’âge du savoir traditionnel, le postulat que le temps transforme à la fois le corps et la cognition de l’individu : le temps qui passe ne se contente pas du développement physique de l’enfant, il développe aussi son savoir. Plus, le développement épistémique de l’individu dans le temps se veut continu : sa courbe de progression ne s’inverse point, contrairement au développement biologique qui semble culminer avec la fin de la croissance puis entamer son lent déclin. C’est que, postule-t-on, l’expérience temporelle cognitive du sujet le développe au long de la vie. N’est-ce pas, en définitive, ce postulat qui sous-tend la reconnaissance et la valorisation récentes de la notion d’apprentissage au long de la vie en Occident ? En tout cas, le temps vécu depuis sa naissance se mesurant par l’âge dans les sociétés humaines, qu’il soit exprimé en années ou non, dire son âge c’est, d’une certaine manière, dire sa vie et son pesant d’expérience. D’où le choix de l’âge par les pasteurs djiboutiens pour inférer le savoir que porte le sujet. Et l’une des implications de ce mode d’inférence du savoir est que l’âge induit le pouvoir attaché à ce savoir. Dit autrement, plus le sujet avance en âge, plus s’ouvre à lui le chemin de la reconnaissance sociale et de l’influence inhérente. Dès lors, le savoir par et dans la vie participe à la légitimation sociale du primat de l’âge chez les pasteurs nomades djiboutiens. Au plan du contenu, c’est sur le savoir ancestral que s’appuie l’éducation traditionnelle. Un savoir où il entre du savoir théorique, du savoir-faire, du savoir sur l’être et du savoir-être. Mais aussi un savoir capable de retour sur soi et donc de remise en cause, comme le montre l’analyse par intertextualité de l’orature (oralité). Cette analyse, relevons-le, contredit la thèse qui tend à

39 Ne serait-ce que parce que le vivant vieillit de vingt-quatre heures d’un jour à l’autre et qu’il n’est pas certain que les événements qui donnent une impression de déjà-vu soient l’exacte répétition d’événements passés. 262 limiter l’oralité à la sphère canonique en considérant que, contrairement à l’écrit, l’oral ne favorise pas le retour critique sur lui. Quant à l’école, qui accueille aujourd’hui bien plus d’enfants djiboutiens qu’hier sous la colonisation, elle se donne à voir comme un espace où, dans des configurations d’apprentissage, principalement en classe, se transmet un savoir en ‘’traces noires’’. Lequel a été institué par l’administration coloniale puis repris par l’État post-colonial qui, comme le montre la réforme de 1999, essaie de l’adapter, sans le succès annoncé pour l’heure. C’est donc un espace éducatif configurationnel, dédié à l’enseignement dans une langue étrangère, le français, d’un savoir énoncé sur le papier (et aujourd’hui sur l’écran pour une part grandissante). Ce savoir scolaire, qui n‘inclut ni le savoir ancestral ni toutes les langues djiboutiennes, est socialement valorisé et valorisant. Nous retrouvons, d’une certaine manière, la thèse du philosophe Michel Foucault selon laquelle le pouvoir (incarné à Djibouti par l’administration coloniale puis par l’État post- colonial) construit du savoir, un savoir ici écrit, destiné à former des auxiliaires indigènes de l’ordre colonial, puis repris par l’État post-colonial au titre de l’éducation nationale moyennant quelques reformes qui font débat. L’école djiboutienne est également mixte, proposant le même enseignement aux filles comme aux garçons. C’est là une caractéristique qui la distingue de l’éducation traditionnelle dont l’offre est différenciée selon le genre : filles et fils reçoivent traditionnellement une éducation en lien avec la place et les tâches auxquelles les unes et les autres sont socialement assignés. En outre, l’espace scolaire est un lieu de rencontre entre différences. Différences entre élèves, entre enseignants, entre élèves et enseignants, ou encore entre contenus didactiques et représentations des apprenants. Ces différences y entrent en tension, s’y frottent les unes aux autres, ce qui n’empêche pas, hier comme aujourd’hui, l’acquisition du savoir enseigné et la poursuite des études. Plus, les différences n’excluent pas la solidarité entre acteurs de l’école. La solidarité s’y donne à voir entre élèves, entre enseignants, ou encore entre élèves et enseignants. Cela montre qu’il se joue à l’école djiboutienne quelque chose de l’ordre de la transformation. C’est que la socialisation scolaire, parce qu’elle le met en relation et donc en processus, participe à la construction identitaire de l’enfant (Demougin et Sauvage, 2010). Même si, dans le contexte urbain, l’école djiboutienne n’a point le monopole des apprentissages. En effet, elle cohabite avec des apprentissages informels qui concernent un nombre significatif de Djiboutiens, venus de la campagne ou nés en ville, jamais scolarisés ou déscolarisés. Hors murs scolaires, et sans médiation écrite, lesquels apprennent des éléments de

263 savoir et des gestes professionnels, s’insérant par cette voie dans la vie urbaine. Ils sont présents dans les métiers du commerce, de l’artisanat, du bâtiment, de la sécurité, de la santé, de la police, de l’armée, ou encore dans la conduite professionnelle des véhicules et engins. Ils travaillent dans le public comme dans le privé. Non sans progresser jusqu’à pouvoir devenir cadres ou chefs d’entreprise. Au demeurant, l’école est confrontée à des difficultés de divers ordres à Djibouti. Ces difficultés, qui affectent la qualité de l’enseignement et sont pour les décideurs publics autant de défis à relever, se repèrent dans l’accès à l’enseignement fondamental comme à l’enseignement secondaire et supérieur, dans les écarts de résultats entre élèves, dans le recrutement et la formation du corps enseignant, dans la pertinence des programmes d’enseignement, dans l’employabilité des apprenants et, au niveau institutionnel, dans la gestion à tous les échelons du système éducatif. Cela soulève, on le voit, la question de la politique publique en matière éducative. Reste que l’école impacte les rapports sociaux traditionnels par le savoir qu’elle transmet et les possibilités que celui-ci ouvre et qui sont constitutives du pouvoir de ses détenteurs. Les enfants (filles comme fils) acquièrent un savoir que leurs parents ne détiennent pas, ce qui remet en cause le primat épistémique de l’âge. Ils s’autonomisent économiquement (plus besoin d’être dotés en bétail par les parents), soutiennent de surcroît leurs parents non-scolarisés au plan financier et dans d’autres domaines où se dressent les barrières de l’écrit et de la langue de travail (le français). Pour le monde pastoral nomade organisé par l’âge, par le savoir ancestral acquis au fil des ans, par la mobilité et le genre (l’homme y est dominant), c’est un renversement de situation, une révolution (Balandier, 1967, p.226). L’école coloniale puis postcoloniale est donc productrice d’effets favorables à celles et ceux à qui elle transmet son savoir. Bien que, sur de nombreux plans, la tradition résiste aux évolutions urbaines et continue de travailler la société djiboutienne. Cependant, nos résultats ne doivent pas masquer les limites de notre recherche. L’une de ses limites est liée au difficile équilibre entre implication et distanciation, c’est-à-dire à la difficulté de rester neutre40 à l’objet d’étude. Sur la perturbation par l’observateur de la situation observée, nous rejoignons Georges Devereux (1980) qui considère que cette altération relève du transfert

40 Même si nous rejoignons Jacques Ardoino (2000, pp 205-206) et considérons avec lui qu’« il n’est jamais, dans les pratiques d’un psychothérapeute, d’un éducateur ou même d’un chercheur, de neutralité, bienveillante ou non, d’objectivité pure, parce que le tissu des interactions constituant les pratiques est de l’ordre de l’intersubjectivité’’. 264 et du contre-transfert41. De la même manière qu’en psychanalyse l’analysé projette sur l’analyste ses affects, ce qui constitue le transfert, et que l’analyste réagit à l’analysé (à son discours, à ses gestes et silences), ce qui constitue le contre-transfert, de même l’observé réagit à l’observateur, créant une perturbation transférentielle, et l’observateur réagit de son côté à l’observé, provoquant une perturbation contre-transférentielle. Or, précise Devereux, si ‘’transfert et contre-transfert ont des sources et des structures identiques’’ (1980, p.75), c’est ‘’le contre-transfert qui constitue la donnée la plus cruciale de toute science du comportement’’ (p.16). Il définit le contre-transfert (p.75) comme ‘’la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions de l’analyste envers son patient ; ces déformations consistent en ce que l’analyste répond à son patient comme si celui-ci constituait un imago primitif, et se comporte dans la situation analytique en fonction de ses propres besoins, souhaits et fantasmes inconscients -d’ordinaire infantiles’’. Dans son effort d’illustration du contre- transfert, cet auteur cite son propre exemple : il réalise qu’il développe un ‘’contre-transfert négatif’’ pour la culture Sedang Moï (en Asie du Sud-Est) et un ‘’contre-transfert positif’’ pour la culture des Amérindiens Mohave dont il devient amoureux. Cependant, il nous semble que d’être un observateur ancré dans son contexte, ce qui est notre cas, permet un rapport scientifiquement plus productif aux situations, c’est-à-dire une observation plus fine compte tenu de la ‘’connaissance intérieure’’ qu’a un tel observateur du contexte de recherche. Cette spécificité de l’observateur ancré, Devereux la reconnaît lorsqu’il affirme que, grâce à son mariage avec une femme gond, l’anthropologue Verrier Elwin ‘’a probablement mieux compris que quiconque ce que c’est qu’être Gond par la façon dont sa femme exprimait leur relation essentiellement humaine’’ (p.174). Quant à la perturbation transférentielle, elle semble, dans notre cas, atténuée par la non-déclaration de notre intention de recherche et par notre appartenance indigène. Le Djiboutien que nous sommes (comme nos informateurs) a participé de manière ordinaire aux situations observées, c’est-à-dire en visiteur (chez les familles, chez les sujets en loisir ou en école), en client (aux lieux de commerce), en fidèle (aux lieux religieux) ou en usager (aux lieux administratifs). Bien entendu, cette non-déclaration de notre intention de recherche pose un problème éthique à l’égard des acteurs concernés et relativise de ce point de vue l’avantage inhérent à notre entrée clandestine sur le terrain qui est de réduire le risque d’altération des comportements observés. A notre décharge, toutefois, notre positionnement d’opposant politique et la peur ambiante du régime, ne nous ont guère laissé le choix : avec une

41 Pour Jacques Ardoino, le couple transfert/contre-transfert est parent de la notion d’implication (2000, pp.210- 211). 265 déclaration de notre intention de recherche, bien des portes nous seraient restées closes. Même si cette entrée clandestine au terrain n’a pas empêché que nous soyons parfois reconnu en raison de notre notoriété politique et que nous retombions d’une certaine manière dans le risque d’altérer les comportements observés, risque que notre multiplication des moments d’observation pourrait néanmoins atténuer. Au demeurant, le recours, en plus de l’observation participante, à d’autres sources de données (documents écrits, oralité traditionnelle, éléments d’information obtenus de manière informelle, entretiens exploratoires, nos données d’expérience), recourt qui s’inscrit dans une logique multiréférentielle, apporte, nous semble-t-il, sa part d’intelligibilité autour de l’objet considéré. D’un point de vue praxéologique, et par rapport aux activités éducatives et formatives, les résultats de notre recherche pourraient contribuer à la refondation de l’éducation scolaire djiboutienne. Ainsi, et dans une perspective d’appropriation populaire de l’école, l’offre scolaire pourrait intégrer l’idée d’un ancrage significatif des apprentissages dans la vie réelle. De la sorte, l’école pourrait utilement entrer en résonnances avec l’éducation pastorale par et dans la vie et être moins vécue par les Djiboutiens comme un phénomène extérieur à l’univers traditionnel. Ce serait, nous semble-t-il, socialement aidant vers la reconfiguration de l’imaginaire éducatif djiboutien. Dans une même perspective, les langues nationales telles que le somali et l’afar pourraient être utilement introduites dans le système éducatif scolaire où l’arabe est, lui, déjà enseigné. Ainsi, l’enseignement pré-primaire pourrait, en brassant des enfants aux langues maternelles différentes, favoriser leur apprentissage de ces idiomes à un moment où l’attention des élèves est moins sollicitée par des apprentissages élaborés. Les jardins d’enfants et autres garderies pourraient être repensés pour devenir des lieux d’immersion linguistique, immersion que pourrait également renforcer la mixité ethnique dans les zones de résidence si une telle mixité était davantage encouragée dans ces dernières. Après le pré-primaire, l’enseignement des langues nationales pourrait encore faire partie des programmes scolaires pour un volume horaire à fixer. La refondation de l’école, qui nous semble (comme dit un peu plus haut) susceptible de contribuer à la reconfiguration de l’imaginaire éducatif djiboutien, soulève encore la question de l’enseignement du savoir et de la culture ancestraux ainsi que de l’histoire et de l’instruction civique en lien avec les enjeux de faire-société et de renforcement de la djiboutienneté. Ce qui est absent des programmes scolaires devrait y être introduit (savoir et culture ancestraux,

266 instruction civique) et ce qui y est présent à un niveau ou à un autre (histoire et géographie) devrait voir sa place renforcée. Dans un autre registre, la question de la valorisation et de la validation des apprentissages informels apparaît en filigrane dans cette recherche. D’autant que ces apprentissages ne sont pas, dans le contexte djiboutien, l’apanage des seuls acteurs du secteur informel puisque, comme le montre la thèse d’Ifrah Saïd Farah (soutenue en 2012 en France sous la direction de la Professeure Anne Jorro), les salariés du secteur formel qu’accueille l’Université de Djibouti en formation continue et leurs enseignants en sont aussi porteurs. Il ne serait donc pas sans intérêt d’élargir et d’approfondir la réflexion autour de la valorisation des acquis de l’expérience (VAE), dans une visée à la fois herméneutique et praxéologique. Sans que ne soit oubliée l’autre expérience, celle à l’œuvre en milieu rural traditionnel djiboutien, dont l’interrogation nous semble pertinente : interroger l’expérience rurale rejoint, à l’échelle du pays, les mêmes enjeux de production de savoir et de reconnaissance sociale qu’avec l’expérience urbaine. Mais ces résultats sont-ils transposables ailleurs ? Sans nous départir de la prudence de mise, compte tenu de la complexité de l’objet humain nôtre, nous considérons que plusieurs de nos résultats pourraient donner une idée des liens entre savoir et pouvoir dans des contextes comparables à celui de Djibouti. Nous pensons notamment aux contextes africains d’oralité qui ont, comme Djibouti, connu la colonisation européenne. Ainsi, les quelques résultats caractérisant l’éducation traditionnelle nous apparaissent assez transposables ailleurs en Afrique, car l’éducation traditionnelle présente des ressemblances notables sur le continent comme le pointe Afsata Paré-Kaboré (2013). Cette auteure repère que l’éducation traditionnelle africaine ‘’se réalise dans le cadre de structures communautaires’’. Elle précise, non sans rappeler le proverbe africain selon lequel ‘’ il faut tout un village pour qu’un enfant grandisse’’, que ‘’dans une acception générale, le concept d’éducation fait donc appel ici au développement du sujet dans un contexte social et dans le respect du critère de l’âge’’. Avant Paré-Kaboré, Abdou Moumouni (1998) a déjà repéré ces traits communs de l’éducation traditionnelle sur le continent. Selon lui (p.17), en Afrique, ‘’on retrouve dans le domaine de l’éducation un certain nombre de traits généraux et communs, manifestation incontestable d’une communauté de culture chez les peuples africains’’. Il pointe ainsi la ‘’grande importance accordée à l’éducation, son lien intime avec la vie sociale, son caractère polyvalent et sa réalisation progressive et graduelle’’. Comme à Djibouti donc, l’éducation traditionnelle semble, ailleurs en Afrique, se faire par et dans la vie, être de type configurationnel et impliquer une mise au travail précoce des enfants. Elle s’organise autour d’un savoir qui, comme dans toutes les

267 sociétés humaines, est au cœur de l’éducation : ‘’développement des aptitudes physiques, formation du caractère et acquisition de hautes qualités morales, transmission de connaissances techniques empiriques comme celle de connaissances théoriques, en faisant constamment appel au travail manuel comme au travail intellectuel’’ (Moumouni, 1998, p.24). Ce savoir ancestral dont la conservation montre sa transmission de génération en génération, s’infère de l’âge. Transposables, les résultats qui caractérisent l’école, l’apparaissent aussi. Ainsi, la configurationnalité de l’école nous semble transposable car la relation éducative apparaît configurationnelle dans les sociétés humaines, comme nous le pointons, en chapitre II de cette thèse, autour du concept de configuration. La mixité de l’école, qui mêle filles et garçons aux appartenances communautaires différentes, nous semble également transposable dans des contextes comparables d’Afrique et d’ailleurs où l’école brasse souvent, à un degré significatif, les genres, et parfois les catégories sociales. La tension des différences que l’école met en présence, tension qui ne nous semble pas indépassable, nous apparaît comme un autre élément transposable. Nous pouvons dire autant des apprentissages informels. Comme à Djibouti, les apprentissages hors école, que ce soit au travail ou dans d’autres interactions sociales, sont un fait observable sous d’autres cieux, notamment en Afrique. Ainsi, ‘’à Niamey (Niger), le tiers seulement des entrepreneurs sont allés à l’école, et chez les apprentis actuels, plus jeunes, la proportion n’est que de 50 %.’’ (Charmes § Oudin, 1994), tandis que le Rapport d’État sur le Système Éducatif National du Tchad (RESEN, 2016) désigne les apprentissages informels comme un ‘’dispositif non agréé par l’État’’, c’est-à-dire comme ‘’un système d’apprentissage qui s’opère dans le secteur informel’’. Cette étude relève que ‘’le Tchad dispose d’environ 27000 unités de production informelle’’ et qu’elles ‘’se répartissent entre le tertiaire (43%), le secondaire (30%) et le primaire (27%)’’. Sur un autre plan, les difficultés de l’école tchadienne, telles que les pointe le RESEN 2016 du pays, sont pour beaucoup comparables à celles de Djibouti. Ainsi, les difficultés relatives à l’accès à l’école, au sureffectif des classes, au niveau des élèves, au recrutement et à la formation des enseignants, ou encore à la gestion du système. Quant aux résultats montrant l’impact de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels, ils ne nous semblent pas, non plus, intransposables. La déconnection significative par l’école du couple traditionnel savoir et âge, et donc du couple âge et pouvoir attaché au savoir, nous apparaît comme un phénomène traversant les contextes

268 d’oralité où la scolarisation a été introduite et ancrée. C’est un phénomène, nous semble-t-il, repérable dans les rapports sociaux en contexte colonial et postcolonial. Pareillement, comme à Djibouti, l’autonomisation économique des enfants scolarisés, qui n’ont plus besoin de leurs parents pour se constituer des moyens de subsistance, et qui au contraire leur apportent du soutien financier, n’est-elle pas un fait observable ailleurs ? L’élite économique influente, particulièrement dans sa frange supérieure, n’est-elle pas largement d’origine scolaire en Afrique et ailleurs ? Plus généralement, la prépondérance des scolarisés, particulièrement dans le contexte colonial et postcolonial, traverse les frontières géographiques. Prépondérance symbolique, car les scolarisés occupent l’espace du savoir qui, les moyens de communication et la littérature le montrent, est dominé par l’écrit sous bien des latitudes. Prépondérance sociopolitique également, car les principaux acteurs politiques et de la société civile des pays du monde ont souvent en commun d’être passés par les bancs de l’école. Cette prépondérance nous apparaît observable dans les pays d’Afrique et d’ailleurs où l’école a été importée. Mais, encore une fois, nous restons prudent quant au degré de transposabilité de nos résultats. Sans doute serait-il pertinent, pour nous prononcer plus avant, de mettre nos résultats à l’épreuve de recherches similaires dans des contextes comparables au contexte djiboutien. Au plan des perspectives, nos résultats pointent des pistes de recherche qui nous semblent intéressantes. Se dégage ainsi la question du climat qui change et de ses effets chez les pasteurs nomades. Parmi ces effets, figurent la sécheresse récurrente et la raréfaction de l’eau qui affectent la survie des animaux et celle des humains qui en vivent. L’exode rural aussi : la dégradation des conditions d’existence à la campagne le favorise. Des effets qui ne nous semblent pas spécifiques à Djibouti puisque le changement climatique, phénomène planétaire, est à l’œuvre ailleurs en Afrique, pour ne citer que cette dernière. Les autres pasteurs nomades du continent que l’on rencontre dans la Corne d’Afrique, en Afrique occidentale ou équatoriale ne sont-ils pas affectés par le climat qui change ? Mais de la ville, quels usages catachrétiques font-ils, les pasteurs djiboutiens sédentarisés ? Quels usages non prescrits font-ils des objets et autres lieux de sociabilité urbains ? Nous en effleurons quelques-uns, qui concernent objets ou lieux. Aller plus avant sur le sujet, contribuerait à la compréhension des processus et stratégies d’adaptation à la ville qui sont à l’œuvre chez ces nomades. Le khat, plante aux effets aujourd’hui plus identifiés et objet de pratique sociale, offre, lui aussi, matière à réflexion. Il serait intéressant de se pencher sur le khater, phénomène social aux

269 dimensions multiples, qui touchent à la sociabilité, à la santé mais aussi à l’économie et à la politique. D’autant que le khater n’est pas une spécificité djiboutienne : son étude pourrait aider à la compréhension du phénomène dans des contextes comparables tels que le Yémen, la Somalie ainsi qu’une partie du Kenya et de l’Éthiopie. Nous pouvons encore pointer la montée de la religiosité à Djibouti. C’est encore là un phénomène qui n’est point circonscrit à Djibouti puisque le regain de religiosité se donne à voir dans le reste du monde musulman. Il ne serait pas inutile d’interroger cette dynamique pour en repérer les ressorts et faire la part du local et de l’influence extérieure. Ces pistes et d’autres telles que le sentiment de régression perceptible chez les Djiboutiens observés, en ville comme à la campagne, sont autant de réalités auxquelles l’interrogation scientifique pourrait faire dire quelque chose du contexte djiboutien et qui s’offrent à la réflexion des chercheurs en sciences humaines et sociales du pays, mais aussi à celle d’autres chercheurs, car, encore une fois, croiser les regards nous semble fécond. Dans un pays où l’univers traditionnel autour de la culture pastorale et du savoir ancestral rencontre celui occidental incarné par la ville coloniale puis postcoloniale et par l’école, où l’altérité ne va point sans tensions ni adaptations, dans un pays travaillé par une urbanisation qu’accélèrent le changement climatique et l’attrait de la ville, autant de phénomènes qui induisent de multiples mutations, interroger les dynamiques et processus à l’œuvre nous apparaît à la fois pertinent et utile. Ce, pour contribuer à la production de savoir et à l’amélioration des pratiques. Cela éclairerait notamment les acteurs djiboutiens, qu’ils soient individuels ou collectifs. Nous considérons, par exemple, que les politiques publiques pourraient gagner en qualité à un effort de recherche suffisant sur les réalités djiboutiennes qui font l’objet desdites politiques. Ne serait-ce que parce qu’il serait difficile aux décideurs, devant les échecs liés aux pratiques actuelles, d’ignorer durablement une large diffusion de tels travaux par la médiation des nouvelles technologies dont les Djiboutiens sont de plus en plus usagers. Nous inclinons à penser qu’un tel effort de recherches à et sur Djibouti pourrait contribuer à une dynamique propice à l’avènement d’une société de savoir et de pouvoir accrus.

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Sources orales :

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Daher AHMED FARAH

Titre de la thèse : Savoir et pouvoir dans le contexte de Djibouti : Des configurations éducatives entre constructions de savoirs et relations de pouvoir Résumé Cette thèse s’attache à éclairer un objet peu investigué par la recherche à et sur Djibouti : les liens entre savoir et pouvoir dans un contexte où interagissent tradition pastorale de type nomade et non-tradition sédentaire d’origine coloniale. A partir de constats d’expérience et de l’hypothèse par eux suggérée que savoir et pouvoir ont des liens, elle examine, selon un cadre théorique multiréférentiel (au sens de Jacques Ardoino), et (entre autres sources) par une approche ethnographique précédée d’une démarche exploratoire par entretiens semi-directifs : l’éducation traditionnelle, l’éducation scolaire d’origine coloniale ainsi que l’impact de la scolarisation sur les rapports sociaux traditionnels. Elle met en lumière les configurations éducatives traditionnelles et repère des liens organisés par l’âge entre savoir non-écrit (savoir ancestral) et pouvoir. Elle pointe l’école et ses configurations éducatives où s’acquiert un savoir qui, selon une logique largement déconnectée de l’âge de ses bénéficiaires, confère du pouvoir. Elle montre que, dans le contexte colonial et postcolonial, la scolarisation, par le savoir qu’elle transmet et le pouvoir lié à ce savoir en termes de possibilités, impacte les rapports sociaux traditionnels. En effet, dans l’espace dominant qu’est la ville coloniale puis post-coloniale, les pasteurs autochtones scolarisés se retrouvent en position haute à l’égard de leurs compatriotes non- scolarisés, y compris lorsque ces derniers sont plus âgés qu’eux. C’est, par exemple, le cas à l’endroit de leurs propres parents si ceux-ci n’ont pas fréquenté l’école. Cela crée un renversement de situation par rapport au postulat traditionnel qui veut que le sujet soit plus ‘’sachant’’ que les moins âgés que lui et donc les parents plus ‘’sachants’’ que leurs enfants. Les résultats de la thèse apparaissent plutôt transposables dans des contextes comparables, notamment en Afrique. Enfin, sont repérés dans cette recherche, non sans quelque relation avec l’objet investigué, des phénomènes sociaux à l’œuvre à Djibouti, et peut-être pas seulement à Djibouti : effets du changement climatique, une montée de la religiosité, une catachrèse des objets et lieux urbains par les pasteurs, une pratique sociale autour de la consommation du khat que nous appelons le khater, ou encore un sentiment de régression qui, en ville comme à la campagne, traverse les lieux de sociabilité. Ce sont là autant de perspectives intéressantes de recherche. Mots clés : Liens savoir/pouvoir, éducation traditionnelle/éducation scolaire, impact de la scolarisation, rapports sociaux traditionnels, configurations, lieux de sociabilité

Résumé en anglais This thesis is aimed at clarifying a topic poorly investigated by research in and on Djibouti: the links between Knowledge and Power in a context where have been interacting nomadic pastoral tradition and non-tradition of colonial origin. From findings of experience and the hypothesis based on them that Knowledge and Power have links, the thesis examines, in a multi-referential theoretical framework (within the meaning of Jacques Ardoino), and (among other sources) through an ethnographic approach preceded by a semi-structured interview-based exploration: Traditional Education, School Education of colonial origin as well as the Impact of the Schooling on the Traditional Social Relations. It brings to light the Traditional Educational Configurations and reveals age-structured Links between non-written Knowledge (Ancestral Knowledge) and Power. It also points at School and its Educational Configurations where is acquired a Knowledge which, in a way widely disconnected from its recipients’ age, gives Power. It shows that, in the colonial and postcolonial context, Schooling, through the Knowledge it gives and the Power linked to this Knowledge in terms of opportunities, impacts Traditional Social Relations. In fact, in the dominant colonial and postcolonial urban area, i.e the town, the schooled pastoralists are in higher position compared to their non-schooled fellow natives, even if the latter are older than them. It’s, for example, the case toward their own parents if these have not attended school. This creates a reversal situation compared to the Traditional Pastoral Assumption that the Individual knows more than those younger than him and so do the parents with regard to their children. The results of the thesis appear rather transferrable into similar contexts, especially in Africa. Finally, are pointed at in this research, in some relation with the topic investigated, social phenomena at work in Djibouti, and perhaps not only in Djibouti: Climate change effects, Rise of religiosity, Catachresis of Urban Items and Places, a Social Practice around the Consumption of Khat that we call the Khating, or a Sense of Regression which is shared in rural and urban Places of Sociability. These are interesting directions of research.

Key words: Links Knowledge/Power, Traditional Education/School Education, Impact of the Schooling, Traditional Social Relations, Configurations, Places of Sociability

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