THÈSE

POUR LE DOCTORAT

FACULTÉ DES LETTRES DE L'UNIVERSITÉ DE

ALPHONSE DAUDET ET LA PROVENCE

THÈSE POUR LE DOCTORAT D'UNIVERSITÉ

PRÉSENTÉE PAR

Alexander KRUGLIKOFF M. A. University of Manitoba

PARIS JOUVE & Cie, ÉDITEURS 15, RUE RACINE, 15

1936 La Faculté n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les Thèses; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. TO MY FATHER AND MOTHER

ALPHONSE DAUDET ET LA PROVENCE

AVANT-PROPOS

Le succès des romans de mœurs parisiennes d'Alphonse Daudet, les relations espacées qu'il a eues avec son pays natal, le fait qu'il a vécu presque toute sa vie à Paris, qu'il l'a adopté et qu'il a été adopté par lui, ont souvent fait ou- blier à ses critiques l'importance prépondérante de l'élé- ment provençal dans sa personnalité. Nous nous proposons, dans cette étude, de mettre en lumière, par un examen minu- tieux de ses œuvres et de toute la matière critique et documen- taire à notre disposition, cet élément que nous considérons comme la base virtuelle de sa vie et de son art, d'expliquer l'homme et son talent par ses origines méridionales. Nous mon- trerons d'abord le rôle important que joue la Provence dans le développement et l'évolution de son caractère et de son art ; nous préciserons ensuite l'importance de son œuvre d'inspiration provençale, et nous considérerons la description qu'il nous a laissée de son pays et de ses compatriotes ; et enfin nous essaierons de retrouver le Provençal dans l'homme et dans l'artiste. Partout nous insisterons sur l'importance et le rôle essentiels de cet élément provençal. Au mois de juin dernier, la et le monde des lettres tout entier se réjouissaient à l'occasion de l'inauguration du musée Alphonse Daudet qui se trouve aménagé dans un des vieux moulins sur les collines qui dominent Fontvieille. On a alors chanté la beauté et le charme de l'œuvre de ce Pro- vençal qui est une des gloires de la littérature française. Qu'il soit permis à un jeune Canadien — d'autant plus sensible à ce charme et à cette beauté qu'il les a lui-même perçus et comme respirés dans l'atmosphère où ils ont pris naissance, pendant un séjour mémorable dans le pays des cigales — qu'il lui soit permis d'ajouter ses humbles louanges, avec toute son admiration sincère et émue, fruit de deux ans de constante communion avec ce poète de la vie et de la lumière. Notre travail terminé, nous tenons à exprimer tout d'abord notre profonde et sincère gratitude à M. Albert Pauphilet, Professeur à la Sorbonne, notre directeur de travail, pour l'accueil bienveillant qu'il nous a toujours réservé, pour les conseils et les sûres directives qu'il nous a prodigués ; à M. Firmin Roz, Membre de l'Institut, Directeur de la Maison Canadienne à Paris, pour l'intérêt si personnel qu'il a pris à notre travail, pour ses nombreux et précieux conseils ; à M. Léon Daudet, et surtout à M. , fils de l'au- teur, pour les renseignements et précisions utiles qu'ils ont bien voulu nous transmettre, et enfin à l'Université de Mani- toba et au Gouvernement français qui nous ont fourni les moyens de poursuivre nos recherches à Paris. A. K.

Paris, le 20 avril 1936. PREMIÈRE PARTIE L'Influence de la Provence sur la Formation et l'Évolution du Caractère et de l'Art d'Alphonse Daudet A. — ORIGINES ET ENFANCE

1. Sa famille. — Les Daudet. Les Reynaud. Ses parents. Son héritage : les deux aspects du caractère provençal. 2. Son enfance. — Foyer malheureux. Nîmes. Distractions du dehors. Dévelop- pement des qualités maîtresses de son caractère. Premières années d'école. Bezouces : introduction à la vraie Provence. 3. Son adolescence. — Séjour à Lyon. Ses études. Ses goûts littéraires. Influence de Lyon sur son développement. Désorganisation du foyer familial. Alès, son « bagne ».

Alphonse Daudet était méridional de naissance. Son tem- pérament, son caractère personnel et artistique, sa vie entière furent modelés par le milieu où évolua son enfance et gar- dèrent toujours l'empreinte de leur origine. Nous allons essayer, dans les quelques pages qui suivent, de préciser et de dégager les principaux éléments de cette influence incon- testable, qui se trouve à la base même de sa vie et de son art.

Le nom de Daudet est assez répandu dans le Languedoc. Ernest Daudet, le frère d'Alphonse, après des recherches minutieuses (1), a constaté que la branche d'où sa famille est issue est originaire de Coucoules, un petit village près de Villefort, dans la Lozère. Le grand-père paternel d'Alphonse, Jacques Daudet, qui était de souche paysanne, fils de gens rudes, hardis, venus des montagnes cévenoles, s'était installé à Nîmes avec son frère Claude, comme tisseur de soie. C'était aussitôt après la Révo- lution : Claude, ardent royaliste, fut massacré en 1790 ; son frère, non moins impétueux, non moins royaliste que lui, réchappa et réussit plus tard à se faire un nom dans les affaires.

1. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, Paris, 1882, in-16, chapitre I. Vincent Daudet, père d'Alphonse, était le quatrième enfant de ce brave tisseur qui garda toujours les passions vives de ses montagnes sauvages. Très jeune, ayant un minimum d'ins- truction, il entra dans les affaires de son père. Tout feu, tout flamme, il parcourut une grande partie de la France en qua- lité de représentant de la firme paternelle. Mais il avait « la cervelle fumeuse, comme il y en a beaucoup dans le Midi, et particulièrement à Nîmes » (1), et ne possédant pas le sens des affaires aigu et perspicace de son père, il changea conti- nuellement de métier. « C'était », nous dit notre auteur dans l'autobiographie un peu romancée qui est la première partie du Petit Chose, « c'était dans l'habitude une nature enflam- mée, violente, exagérée, aimant les cris, la casse et les ton- nerres. » (2) Au fond, un homme droit, honnête, aux convic- tions inébranlables en matière de religion et de politique (il était catholique et royaliste), qui souffrait profondément des résultats fâcheux, voire des revers de fortune successifs que ses idées fougueuses et chimériques suscitaient à sa famille. En 1830, Vincent Daudet épousa Adeline Reynaud, dont le père était le chef d'un établissement important de soieries avec lequel les Daudet étaient en relations commerciales. Les Reynaud aussi étaient d'une vieille famille méridionale, d'une race forte et courageuse qui venait des montagnes de l'Ardèche. Un frère du grand-père maternel de Daudet, « l'oncle Guillaume de Russie », mena une vie des plus aven- tureuses. Il s'en alla à Londres où il fit fortune, puis il émigra en Russie d'où, pour des raisons politiques, on le déporta en Sibérie, et ce ne fut que par pur hasard qu'il put rentrer en France sain et sauf ; une fois de retour, cet homme extraor- dinaire rétablit ses affaires qui prospérèrent de plus en plus. Un autre frère, « l'oncle abbé », émigra en Angleterre et ren- tra sous le Consulat ; un troisième mourut en soignant les cholériques. Si Antoine Reynaud, le père d'Adeline, ne suivait pas la vie un peu désordonnée de ses frères, c'était en partie à cause de l' influence prédominante de sa femme, une plébéienne au sang chaud, royaliste convaincue — elle fut traquée à travers les champs par les gendarmes de la République — au tem-

1. Henri d'Alméras, Avant la Gloire, 1 série, Paris, 1902, in-18, p. 50. 2. Le Petit Chose, p. 12 (Fasquelle). pérament vigoureux et à l'esprit de décision peu commun chez les femmes. Adeline Reynaud, sa fille, ne ressemblait guère à cette mère ardente et orageuse « C'était une personne mince et frêle », écrit Ernest Daudet, « avec un teint olivâtre et de grands yeux tristes, dont une enfance maladive avait retardé le déve- loppement physique ; une nature rêveuse, romanesque, pas- sionnée pour la lecture, aimant mieux vivre avec les héros des histoires dont elle nourrissait son imagination qu'avec les réalités de la vie. » (1) Son mariage la changea peu. Elle donna naissance à dix-sept enfants dont Alphonse ne connais- sait qu'Ernest, le frère abbé et une fille. Pour échapper aux désillusions de sa triste vie de ménage, elle se réfugiait dans la lecture et dans une piété fervente.

Telles furent les origines d'Alphonse Daudet. Nous allons retrouver, dans le développement de son caractère, l'influence nette et bien marquée de ses aïeux, la sensibilité fine de sa mère, la vivacité méridionale, les excentricités bruyantes de son père, son tempérament ardent qu'il ne put réprimer qu'avec beaucoup de difficultés dans sa maturité. N'y a-t-il pas, chez ce lointain parent que fut Guillaume, l'oncle de Sibérie, dont la vie si aventureuse se déroula d'un bout à l'autre de l'Europe, « un peu du tzigane que sera Daudet à son printemps, livré aux inspirations du moment, errant comme la feuille que le vent emporte » ? (2) Ne verrons-nous pas, dans l'idéalisme enthousiaste du jeune romancier, et dans la verve satirique, mordante et poussée de l'artiste mûr, les passions violentes de cette race cévenole de royalistes et de catho- liques exaltés, dont étaient la grand'maman Reynaud, Claude et Jacques Daudet ? C'est donc par sa naissance que Daudet a hérité des deux aspects du caractère de la race méridionale — de sa poésie fine et gracieuse, et de son enthousiasme mâle et hardi. Nous verrons plus tard comment ces deux éléments, de nature si opposée, se trouveront renforcés par degrés, et fusionneront enfin dans le plein épanouissement de son talent. « Je suis né », écrit-il (3), « le 13 mai 18.. (1840), dans une ville

1. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, p. 33. 2. Louis Desprez, L'Evolution Naturaliste, Paris, 1884, in-18°, p. 121. 3. Le Petit Chose, p. 1 (Fasquelle). du Languedoc, où l'on trouve, comme dans toutes les villes du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de poussière, un cou- vent de Carmélites et deux ou trois monuments romains. » Description bien sommaire, doucement satirique, mais assez juste, de Nîmes. C'est parmi les ruines ensoleillées de cette ville imprégnée de la poésie et de la grandeur du passé que s'écoulèrent les premières années d'Alphonse Daudet. Où, mieux que dans cette « cité blanche et claire, tour à tour brûlée par le soleil et desséchée par le mistral » (1), dans ce pays de vifs con- trastes où la douceur et l'âpreté se succèdent tour à tour dans le paysage, le climat, les mœurs, l'aspect double et un peu paradoxal de son hérédité morale aurait pu se développer ? La naissance d'Alphonse n'apporta pas le bonheur à sa famille. « Du jour de ma naissance, d'incroyables malheurs les (ses parents) assaillirent par vingt endroits » (2), nous dit le Petit Chose. Les affaires de Vincent Daudet allèrent tou- jours plus mal ; ne s'entendant pas avec son frère et associé, il avait rompu avec lui, et les nombreuses tentatives qu'il fit pour s'établir à son compte n'aboutirent guère. Le malheur succéda au malheur : les premiers enfants du jeune ménage moururent ; l'aîné, qui ne devait pas dépasser sa vingt-qua- trième année, étant d'une santé faible, leur donnait de grandes inquiétudes ; le régime politique inspirait à Vincent, roya- liste outré, des amertumes continuelles. Ces infortunes succes- sives ne tardèrent pas à rendre le père de plus en plus har- gneux, criard, exigeant. Son infortunée épouse, élevée dans un milieu bourgeois où on ignorait les tracas de l'adversité, trop faible pour lutter avec son mari, s'enfermait volontaire- ment dans ses lectures et dans sa foi ardente. C'est ainsi qu'Alphonse trouva des distractions au dehors. Il laissait avec un soupir de soulagement cet intérieur triste et angoissant, et trouvait un délassement dans le spectacle varié que lui offrait la vie de la rue, et dans des escapades fréquentes à travers le monde de l'imagination et du rêve. Les Daudet habitaient le faubourg royaliste de l'Enclos Rey,

1. Ernest Daudet, Le Gaulois, 8 avril 1900. 2. Le Petit Chose, p. 10 (Evidemment exagéré. Répudié par son frère, Ernest, dans sa biographie où il affirme qu'ils étaient entourés d'aisance et de ten- dresse pendant leurs premières années. Le fait reste tout de même que les petits souffraient vivement des revers qui accablèrent la famille.) que l'auteur nous décrit avec fidélité dans Les Rois en Exil. C'est ici qu'eurent lieu les épisodes les plus sanglants de la Révolution. « Que de fois, au temps de notre enfance, res- pirant l'air frais du soir devant la maison, nous avons été brusquement ramenés par notre bonne, tandis qu'autour de nous hommes et femmes fuyaient de toutes parts, et qu'au loin s'élevait, poussé par des bouches au rude accent, le cri « Zou ! zou ! » signal ordinaire des échauffourées nîmoises » (1). Ces luttes bruyantes, ces exhibitions de passions vives et animées, laissèrent une impression ineffaçable sur l'esprit de l'enfant. « Je songeais », dit-il d'Elysée Méraut, « à le faire de mon pays, de Nîmes, de cette « Bourgade » travailleuse d'où venaient tous les ouvriers de mon père, à mettre dans sa chambre ce cachet rouge, Fides Spes, que j'avais vu chez mes parents, dans la salle où l'on chantait « Vive Henri IV », le couplet de dessert de toutes nos fêtes de famille ; à l'entou- rer de ces traditions royalistes au milieu desquelles j'ai grandi, que j'ai gardées jusqu'à l'âge de l'esprit ouvert et de la pen- sée affranchie. » (2) En dépit de leurs revers de fortune, qui s'aggravèrent même avec la Révolution de 1848, le père Daudet voulut que ses enfants reçussent une bonne éducation. Il envoya donc tout d'abord ses fils à l'Institution Canivet. Mais les études intéres- saient peu le petit Alphonse. Dès son enfance, il se montra d'une indépendance, d'une vivacité, d'une turbulence remar- quables. « Il tenait de nos grand'mères, et surtout de notre père, cette tendance aux emportements, qu'il a dominée, en devenant homme, par un superbe effort de volonté. Mais enfant, elle était le trait dominant de son caractère... C'était le plus singulier mélange de docilité et d'entêtement ; avec cela une soif inextinguible d'aventures et d'inconnu, dont une myopie que l'âge a développée aggravait le péril... » (3) Il préférait l'école buissonnière à l'Institut Canivet, cet enfant précoce qui était déjà sensible aux beautés de la nature. Ces flâneries pleines d'agrément à travers la ville de la Maison Carrée, des Arènes, du temple de Diane, des jar- dins, qui sont pour l'œil un perpétuel enchantement, ces longues heures passées à se griser de soleil et à regarder la

1. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, p. 42. 2. Souvenirs d'un Homme de Lettres, p. 118. 3. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, p. 46. ville, d'en haut, tout en haut de la Tour Magne, n'est-il pas compréhensible qu'elles aient laissé de fortes impressions sur cette nature d'artiste ? Ne s'y est-il pas imprégné de cette lu- mière enivrante, magique, qui semble flotter au-dessus de cette ville méridionale et l'envelopper tout entière ? N'y a-t-il pas acquis, à force de communier si librement, si intensé- ment avec la nature, son amour du beau, son souci délicat pour tout ce qui est vivant et sa « puissance presque sauvage de percevoir tous les bruits et toutes les odeurs en leur infi- nie diversité » ? (1) Ou bien l'enfant, pour échapper à l'atmos- phère morne et lourde qui pesait sur la maison, se réfugiait dans l'illusion. Il passait des heures interminables à rêver, à improviser, à jouer au Robinson dans la vieille fabrique de son père. Il nous a conservé de vifs souvenirs, dans Le Petit Chose, de ces heures délicieuses passées parmi les ateliers déserts, dans cette cour où les arbres poussiéreux se peuplaient de cigales. Et c'est là qu'il s'abandonnait à une passion pour la lecture qu'il tenait de sa mère, une passion qui grandissait de plus en plus et qui le préparait et le poussait à sa future voca- tion. Un des rares plaisirs de la vie si peu agréable du petit Alphonse était les visites qu'on faisait de temps à autre à ses parents nourriciers à Bezouces, visites qui plus tard devaient devenir plus fréquentes et avoir une forte influence sur la formation de son esprit. Tout enfant, « ressemblant à un gringalet, fluet, débile, maigre comme un pic et sec comme une allumette, avec un visage décharné qui faisait peine à voir » (2), doué d'une santé précaire que les odeurs de la fabrique n'amélioraient guère, il avait été envoyé dans la famille d'un paysan, nommé Triquié, qui habitait Bezouces, un petit village aux environs de Nîmes. Il demeura là jusqu'à l'âge de six ans, et c'est à la petite école du village qu'il apprit à lire. C'est là aussi qu'il entendit pour la première fois la langue provençale et les vieux contes qui éblouirent son imagination de sensitif, racontés dans le beau et savoureux langage du terroir. « Ah! que j'en ai entendu de ces magnifiques expressions provençales, jaillissant naturellement de la bouche de ce tra-

1. Anatole France, Revue de Paris, vol. 7, janvier 1898, p. 9. 2. Batisto Bonnet, Le Baile Alphonse Daudet, Paris, 1912, in-18, p. 195. vailleur de la terre (Jean de la Mamare, dit Triquié) et c'est en me souvenant de lui que j'ai essayé, fort souvent, d'en glisser dans mes romans. » (1) Quel plaisir de rentrer chez ces braves gens, de se plonger dans cette atmosphère dont l'enfant sentait déjà si profondé- ment le charme ! Ses parents, d'esprit essentiellement bour- geois, lui interdirent de se servir du provençal qu'ils consi- déraient comme un patois vulgaire. Ce qui n'empêcha pas le futur poète de l'adorer d'autant plus, de le savourer, de s'en griser. « Bezouces a été un peu mon Maillane à moi. Comme Mistral dans son village, à Bezouces j'ai communié avec le peuple, j'ai vécu de sa vie, de ses jeux, de ses chansons, de ses légendes. Si je n'ai pas partagé ses pénibles labeurs, je l'ai vu courbé sur la glèbe ; dans le calme des vesprées, je l'ai écouté conter ses travaux; et sur le banc de pierre, devant la porte de la maison de Bezouces, près de lui, je me suis grisé du moût divin de notre langue. » (2) Nous atteignons ici la première étape, dans notre recherche des influences directes de la Provence sur le développement du caractère et de l'esprit d'Alphonse Daudet. Les séjours qu'il fit à Bezouces laissèrent une empreinte définitive et durable sur son âme encore tendre et malléable. C'est là que ce Méridional de naissance fut introduit à la vraie Provence, se mit en rapport intime avec son peuple et ses mœurs. C'est là aussi que naquit cet amour, ou plutôt cette véritable pas- sion pour son pays natal que nous retrouverons comme une sorte de leitmotiv à travers toute sa vie et dans la presque totalité de son œuvre.

La Révolution de 1848 amena la ruine complète des affaires de Vincent Daudet. Au printemps de 1849, il vendit la fabrique et vint s'installer avec sa famille à Lyon. Les six années passées à Lyon furent, pour Alphonse Dau- det, parmi les plus tristes de toute sa vie. On habitait un petit atelier des plus modestes, dans une rue osbcure, étroite, du quartier pauvre de la ville. Malgré les difficultés supplémen- taires que cela occasionna, le père insista pour que les études

1. Ibid., p. 201. 2. Ibid., p. 205. des enfants ne fussent pas interrompues, et Alphonse et son frère aîné entrèrent d'abord à la Manécanterie de Saint-Pierre, puis au grand lycée de Lyon. Ses expériences humiliantes de pauvre « gone », parmi les fils des riches marchands de soie qui fréquentaient le lycée, il nous les a décrites avec beaucoup de pathétique dans Le Petit Chose. Quelle souffrance pour ce petit, « myope et maladroit, d'une timidité farouche » (1), pour cette âme sensible de poète, que ces persécutions injustifiées ! Quelle désillusion, quelle angoisse pour ce raffiné du pays du chant et du soleil, que cette ville « où le brouillard permanent qui monte de ses fleuves et pénètre ses murs, sa race, répand une vague mélan- colie germanique jusque dans les productions de ses écrivains et de ses artistes » ! (2) « Rien que d'écrire ce nom de Lyon», nous avouera-t-il, « mon cœur se serre. Je me rappelle un ciel bas, couleur de suie, une brume perpétuelle montant de deux rivières. Il ne pleut pas, il brouillasse, et dans l'affadis- sement d'une atmosphère molle, les murs pleurent, le pavé suinte, les rampes d'escalier collent aux doigts. L'aspect de la population, son allure, son langage, se ressentent de l'hu- midité de l'air. Ce sont des teints blafards, des yeux endor- mis, des paresses de prononciation... » (3). Ce milieu déprimant, ajouté à la tristesse du foyer dépourvu de chaleur réconfortante, développa sans doute cette mélan- colie qui lui était naturelle, et à laquelle nous avons déjà fait allusion. Cependant, il conserva toujours l'autre aspect de son carac- tère : une prédilection pour la vie mouvementée, bruyante. S'il fut mal vu, d'abord, au lycée, à cause de sa mine chétive et de sa timidité excessive, il se fit remarquer, plus tard, par des études brillantes et surtout par de trop nombreuses esca- pades. Dans le cerveau du petit Nîmois chantaient toujours les souvenirs joyeux de sa vie heureuse dans la campagne enso- leillée ; « les difficultés de l'existence ne désapprirent pas au Petit Chose le rire sain et clair du Midi » (4). Il faisait l'école

1. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, p. 194. 2. Trente Ans de Paris, p. 78. 3. Souvenirs d 'Enfance. Etudes et Paysages, Œuvres complètes, t. 5, p. 125 (Lib. de France). 4. Gino A. Ratti, Les Idées Morales et Littéraires d'Alphonse Daudet, d'après ses Œuvres. Thèse, Grenoble, 1911, in-8, p. 5. buissonnière, il courait les bois, cet amoureux de la nature il découvrit la campagne avoisinante. «... Accoutumé aux arbres d'un vert noir, aux rivières de la Provence roulant de la poussière, l'effet que lui avait fait le paysage lyonnais, avec la claire verdure de ses peupliers montant dans le ciel, et le murmure courant de ses ruisseaux, le poussait à courir affolé par la campagne. » (1) Suivirent d'innombrables flâneries sur les quais, à bouqui- ner, à bavarder avec les mariniers, des parties de canot, des escapades aventureuses, qui naquirent d'un goût inné pour les exercices physiques. Il nous en régale avec sa verve coutumière, dans certains de ses contes : Le Pape est Mort (Contes du Lundi), Premier Voyage, Premier Mensonge (où il joue le rôle d'un petit Tartarin) ; nous en trouvons trace aussi dans le Journal des Goncourt (16 février 1874 en parti- lier). Son frère Ernest raconte qu'à l'âge de douze ans, ils con- naissaient déjà bien les classiques et les modernes : toutes leurs économies s'en allaient en achats de livres, et tous leurs jeux étaient inspirés de leurs lectures. « L'amour inné des lettres déchirait notre sombre horizon ; il y ouvrait une éclaircie lumineuse ; il dorait le seuil de notre jeunesse, et nous tenait lieu de toutes les joies dont nous étions privés. » (2) Le poète se perdait volontairement dans le rêve ; ce pen- chant pour la solitude et l'introspection, dont il a pris goût tout enfant, se trouva redoublé pendant ses années d'adoles- cence. « Il vivait sans cesse dans un monde imaginaire où il trouvait toute l'illusion de la réalité. » (3) « ... Dans la réver- bération brûlante des deux fleuves, ivre de lecture et d'alcool sucré — et myope comme il l'était — l'enfant arrivait à vivre, ainsi que dans un rêve, une hallucination, où, pour ainsi dire, rien de la réalité des choses ne lui arrivait. » (4) Lyon apporta sa contribution au développement du carac- tère de Daudet. Six années de résidence, à cet âge où les moindres impressions marquent l'esprit et le cœur, ne pou- vaient que laisser leur empreinte. Il est difficile de préciser cette empreinte d'une façon défini-

1. Journal des Goncourt. Paris, 9 vol. in-18, 27 septembre 1886, t. 7, p. 144. 2. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, p. 153. 3. Ernest Daudet, Le Gaulois, 8 avril 1900. 4. Journal des Goncourt, 8 février 1874, t. 5, p. 110. nitive, la question des influences étant toujours des plus déli- cates. Il nous semble, cependant, que l'influence de Lyon sur la formation de la personnalité d'Alphonse Daudet, tout en étant profonde, ne fut pas créatrice : elle ne lui donna pas de nouvelles qualités ; elle raffermit, renforça celles qu'il possé- dait déjà. Elle offrit des conditions favorables de développe- ment et de floraison aux tendances de son esprit qui s'étaient déjà bien affirmées dans sa première enfance. C'est à Lyon que l'enfant devint homme. Mais l'homme ne perdit rien de l'héritage que l'enfant tenait de sa naissance et de son Midi. « ... Lyon, c'était d'abord la mélancolie : les Daudet y venaient contraints par une cruelle nécessité, et cela, devait faire plus sévère encore, aux yeux des arrivants du Midi enso- leillé, la cité froide et brumeuse. Mais Lyon, pourtant, n'était pas l'exil... Si Alphonse Daudet doit au Midi tout ce qu'il y a en lui d'ardeur et de fougue, peut-être doit-il à Lyon quelque chose de sa sensibilité et de sa tendresse. Cette capitale pro- vinciale, noble et tranquille, laborieuse et mystique, il en comprit et goûta profondément le charme un peu secret. Plus tard, ses souvenirs lyonnais éveilleront en son cœur un double écho : celui d'une dure étape de la vie familiale, celui des heures de la jeunesse... » (1) Rêveuse et fougueuse, timide et bruyante, faite d'un mélange de sensibilité féminine et d'ardeur mâle, où cette double nature eût-elle pu se développer plus librement que dans cette ville, empreinte elle-même d'un étrange dualisme, cette ville qui « possède une âme mystique que double volontiers un tempé- rament d'action, où la Saône rêveuse coule imperturbable à côté du Rhône impétueux » ? (2) En 1856, les affaires de Vincent Daudet en arrivèrent à un tel point qu'il fut forcé de les abandonner. On vendit le fonds, et on décida de se séparer. Le père s'en alla à Paris où, après maintes démarches, il trouva un poste de représentant d'une maison de vins ; la mère se réfugia avec sa fille chez une de ses sœurs, dans le Midi ; enfin Ernest partit pour tenter sa fortune littéraire à Paris. C'est Alphonse qui quitta le premier le foyer en pleine

1. Henri Mancardi, Daudet et Lyon. Cahiers d'Occident, n° 8, 2e série. Paris, 1930, in-4, p. 147. 2. E. Vial (Critobule) Paul Mariéton, d'après sa Correspondance. Paris, 1920, in-12, tome I, pp. 10-11. désorganisation. On lui trouva un poste de surveillant au collège d'Alès où sa famille avait des relations. Ses études au lycée furent ainsi interrompues avant qu'il passât son bacca- lauréat. Et il ne le passa jamais. Les cent francs que dans ce but il économisa péniblement pour les frais de voyage à Montpellier, il les utilisera pour s'enfuir de ce « bagne » où s'écoulèrent deux années remplies des pires souffrances. Ce fut un supplice des plus durs pour cet être rêveur, fin et sensible, pour cette âme ardente et libre, que ce poste de « pion » parmi des élèves campagnards, sauvages et gros- siers. Il nous décrit ces années si pénibles avec une sincérité, une délicatesse émouvante dans les premiers chapitres du Petit Chose. Ce fut donc avec empressement et avec une joie débordante qu'il accepta la proposition de son frère qui l'invi- tait à le rejoindre dans la capitale. B. — DAUDET ET LE FÉLIBRIGE

1. Premières années à Paris. — « La mère » Jacques. Introduction à la vie littéraire. Premiers tâtonnements. Les Amoureuses. Essais de journalisme. Morny : son poste de secrétaire. La vie de bohème. Il se « parisianise », mais reste toujours le Provençal. Sa prédilection pour la mélancolie se dissipe. 2. Daudet et les Félibres : a) Première rencontre avec Mistral. Ses séjours en Provence. Les œuvres d'inspiration provençale. Voyage en Algérie : les raisons de son choix. Voyage en Corse. b) Premier séjour en Provence. Les Ambroy. Fontvieille. Le moulin de Daudet. La vie au château. Inspiration pour son œuvre. c) La bande joyeuse des Félibres. Le rôle de Daudet parmi eux. Leur influence. d) Amitié profonde avec Mistral.

Nous arrivons maintenant à un point crucial dans la vie d'Alphonse Daudet et dans le développement de sa personna- lité. Paris apporta un changement radical à son existence. Paris lui donna un but dans la vie. Il l'encouragea, le stimula à se vouer à la littérature. Il affina, approfondit son talent inné, en lui apprenant les secrets de la vie. Il lui ouvrit les ressources de ses richesses artistiques et intellectuelles où il puisa et s'enrichit. Et, enfin, il fit de ce jeune provincial un écrivain de mérite, un de ses artistes les plus appréciés. Paris, véritable aimant pour tout provincial qui caresse des ambitions littéraires, ne fut tout d'abord pour Alphonse Daudet qu'un refuge, une délivrance des jours angoissants d'Alès. Cette ville, distante et froide, creuset bruyant de la vie artis- tique, ne le tentait guère. Il aurait préféré sans doute rester là-bas, dans son Midi ensoleillé, à rêver, à poétiser, à courir les bois. Daudet « se reconnaissait », nous raconte Goncourt, « une certaine parenté avec Mistral ; il déclare qu'il était venu au monde avec le goût de la campagne, qu'il n'avait point l'appé- tence de Paris, qu'il n'avait point l'ambition de devenir cé- lèbre, qu'il avait été porté à Paris comme un duvet, et que l'ambition de la célébrité lui était venue du milieu dans lequel il était tombé. » (1) Dès ce jour blafard et pluvieux de novembre 1857 où le Petit Chose arriva en caoutchoucs, affamé, grelottant de froid (2), jusqu'à celui où la mort le délivra de ses angoisses, Alphonse Daudet demeura un déraciné, un Provençal « cre- vant » de la nostalgie de son pays natal. Et quoique la grande ville le retînt, quoique les circonstances de sa vie le contrai- gnissent à y rester, bien qu'il s'y habituât et subît même son charme indéniable, la Provence occupa toujours la première place dans son cœur, et des échos de cet amour, ressenti jusqu'au fond de son être, se retrouvent dans toute son œuvre. Paris ne rompit pas entièrement ses relations directes avec la Provence. De temps à autre, Daudet s'échappa, s'enfuit vers son cher pays, en revint, les oreilles bourdonnantes du chant des cigales, les sens enchantés par des souvenirs déli- cieux. Et ce sont à ces séjours, trop rares, hélas ! que nous devons l'inspiration de la partie de son œuvre où il fut le plus lui-même, de celle qui durera le plus longtemps. Nous allons étudier, dans les pages qui suivent, avec plus de détails les relations intimes qui existaient entre Daudet et la Provence, depuis la période qui date de son arrivée à Paris.

Dès son arrivée, Daudet se trouva mêlé à la vie littéraire. Ernest aspirait toujours à des succès dans les Lettres. Rédac- teur au bureau du Spectateur, il s'intéressait vivement au mou- vement artistique. Les deux frères habitaient une chambrette à l'Hôtel du Sénat, un milieu d'étudiants fréquenté surtout par des Méridionaux (ce qui facilita considérablement l'orien- tation du jeune dépaysé, tout en l'initiant aux discussions sur les problèmes politiques et littéraires). Alphonse avait déjà fait ses premières armes dans les Lettres. A Lyon, au lycée, il avait fait des vers qui surprirent ses maî- tres par leurs promesses; là aussi, pour égayer l'existence de

1. Journal des Concourt, 19 juillet 1889, t. 8, p. 74. 2. Le Petit Chose, partie II, ch. 1 (Fasquelle). sa pauvre mère (qui soupirait après le soleil nîmois), il écrivit des vers en provençal ; et la Gazette de Lyon, dont le directeur était un royaliste fervent et un ami de son père, accepta un roman de lui, intitulé Léo et Chrétienne Fleury, qu'Ernest Dau- det qualifie de roman « tout imprégné d'émotion, tout embau- mé d'un suave parfum de jeunesse et d'attendrissement », et où son frère montre « une rare précocité. » (1) Malheureuse- ment, le manuscrit fut égaré quand le journal fut supprimé, et cette constatation élogieuse doit rester sans vérification. Enfin, il apporta avec lui à Paris une collection de petites fantaisies, de jolis vers bien tournés, qu'il devait plus tard incorporer dans le recueil de poésies Les Amoureuses. « La mère Jacques » (ainsi qu'Alphonse nomme son frère Ernest dans Le Petit Chose), croyant reconnaître un talent indiscutable dans ces premiers essais, l'encouragea à suivre une carrière de lettres. Et il l'initia vite aux salons littéraires et à la bohème artistique. C'est ainsi que les deux frères fré- quentèrent assidûment les salons de Mme Ancelot, de Méla- nie Waldor, de la comtesse Chodsko, d'Eugène Loudun (2) où ils rencontrèrent les figures les plus en vue de la vie litté- raire et politique. Le jeune aspirant à la gloire ne fut pas long à trouver faveur dans ce milieu de mondains et de litté- rateurs. Sa beauté personnelle (3), sa simplicité rafraîchis- sante, le charme des vers qu'il récitait avec une timidité naïve de sa voix sonore du Midi, en firent une sorte d'idole des salons et lui valurent les faveurs et le patronage de per- sonnes influentes. Ainsi encouragé par ses succès, et stimulé sans cesse par son frère, Alphonse Daudet publia, en 1858, Les Amoureuses, un mince recueil de poésies qui fut reçu avec enthousiasme par le monde des lettres. On goûta particulièrement la candeur, la grâce un peu rustique de ces vers délicats qui portaient l'em-

1. Ernest Daudet, Mon Frère et Moi, pp. 144-145. 2. Des souvenirs écrits avec la verve habituelle de l'auteur sur ses débuts dans ces salons, sur son introduction au Paris littéraire, se trouvent dans : a) Souvenirs d'un Homme de Lettres, pp. 215-223 ; b) Trente Ans de Paris, pp. 87-112. 3. « Une tête merveilleusement charmante, la peau d'une pâleur chaude et couleur d'ambre, les sourcils droits et soyeux ; l'œil enflammé, noyé, à la fois humide et brûlant, perdu dans la rêverie, n'y voit pas, mais est délicieux à voir, la bouche voluptueuse, songeuse, empourprée de sang, la barbe douce et enfantine, l' abondante chevelure brune, l'oreille petite et délicate, concourent à un ensemble fièrement viril, malgré la grâce féminine. » (Théodore de Banville, Camées Parisiens, Paris, 1866, 3 vol. in-12, vol. 1, pp. 15-16). preinte et l'accent du pays de leur auteur. « Les Amoureuses », dit M. Breton, « nous offrent, en plus d'un endroit, l'indication d'un talent poétique assez menu peut-être, mais gracieux et parfumé de la bonne odeur des courtils où se jouent les Mi- reille, les Maguelonne et les héroïnes de la légende proven- çale. Il y a dans la poésie de Daudet quelque chose qui res- semble beaucoup au charme d'Aubanel — c'est un arome de terre brûlée, de fleurs pâmées sous le soleil. » (1) En dépit de leur succès auprès des lettrés (Edouard Thierry, dans un article un peu trop élogieux dans le Moniteur Univer- sel, le compara à Alfred de Musset) (2) et des mondains (l'im- pératrice même leur donna ses suffrages), Les Amoureuses n'apportèrent pas de profits pécuniaires. A ce moment-là, Ernest vint à perdre son poste au Specta- teur, qui fut supprimé à cause de ses opinions réactionnaires, et s'en alla, à Privas, comme rédacteur à L'Echo de /'Ar- dèche. Seul à Paris désormais, il fallut renoncer aux rêves ambitieux et chercher à gagner sa vie. C'est ainsi qu'Alphonse s'adonna au journalisme. Il rédigea des articles pour le Monde Illustré, pour le Musée des Familles ; il attira l'attention de Villemessant, directeur du Figaro, et fut invité à collaborer à son journal. Il y fit imprimer des vers à la Musset ou à la Banville, des chroniques en vers, des contes dialogués, des études en prose, qui plaisaient par leur fantaisie délicate, par leur esprit étincelant, par un certain charme tout personnel. En 1861, il réunit ses articles du Figaro en un recueil intitulé La Double Conversion, d'après le nom d'un des contes qu'il contenait. La même année (1858), il obtint un poste d'attaché au cabi- net du duc de Morny, président du Corps Législatif, amateur de belles-lettres, qui avait trouvé les études du jeune pro- vincial tout à fait à son goût. Alphonse Daudet passa cinq ans auprès du duc de Morny. Ses devoirs lui laissant tout loisir de continuer ses travaux de plume, il s'y remit avec assiduité. Encouragé par le duc, aidé par Lépine (un autre protégé de Morny), dans les cinq ans qui suivirent, le talent du jeune auteur se développa et s'épanouit.

1. F. Breton, Nos Poètes, 15 mai 1924, p. 252. 2. Edouard Thierry, Moniteur Universel, 28 septembre 1858. Arraché aux bas-fonds du journalisme et du Quartier Latin, il goûta alors de la brillante société artistique du Second Empire. Le jeune Méridional, tout en gardant sa verve native, la fraîcheur et la simplicité du Provençal frais émoulu de sa campagne, s'assimila vite au nouveau milieu qu'il fréquentait, se forma des goûts littéraires et se tailla peu à peu une place enviable dans les Lettres. Mais, dans le tourbillon de cette vie privilégiée, à laquelle il se livra avec toute l'ardeur et la franchise de ses vingt ans, il ne perdit jamais son bon sens, sa mesure et sa perspicacité ataviques, et, malgré son premier éblouissement, il ne tarda pas à percer les supercheries et les hypocrisies de ce monde superficiel et à le juger à sa juste valeur. « ... Il avait encore dans ses cheveux les brises natales, dans sa poitrine l'air vivifiant et parfumé ; il avait pu respirer l'essence parisine sans être stupéfié, et garder sa liberté d'es- prit devant les visions qui rendraient le diable fou ; enfin il avait conservé la pitié, la tendresse, son âme fraternelle, qui sont la consolation et le rafraîchissement de ses livres... » (1) Ainsi le jeune auteur « se parisianisait » ; mais le Provençal en lui restait toujours en dehors de toute influence. Paris ne lui dérobait pas la simplicité, la gaîté saine, l'amour profond de la vie, qui sont innés dans sa race. Et dans l'atmosphère rassurante de ses amis, s'affaiblissait cette tendance à la mélan- colie, à l'introspection, dont il souffrait pendant ses premières années douloureuses, tendance qui aurait pu devenir mor- bide. Il suffit d'examiner plusieurs portraits de ce Daudet de vingt ans, que nous ont laissés ses amis, pour nous convaincre de cette évolution. Claretie, dans ses Célébrités Contemporaines, nous le décrit ainsi, pendant une fête que donnait Villemessant pour le bap- tême de son fils : « Nous étions là une poignée de fous, qui riions de tout, en commençant par nos vingt ans, et, tout le jour, ramant sur la rivière ou gagnant des canards à la foire voisine, nous avions jeté au vent les fusées de nos gaietés. Le plus gai de nous tous était peut-être Alphonse Daudet, s'amu- sant comme un enfant avec sa verve de Méridional et son esprit de Parisien...Il fallait entendre Daudet donner à ce Dol-

1. Théodore de Banville, Le National, 4 février 1878. lingeinng, à ce mateing, à ce certainng (paroles d'une chanson) l'accent argentin, alliacé, narquois des bonnes gens de Nîmes! Il entrevoyait déjà les plaisanteries méridionales, les drôleries et les railleries de son Tartarin de Tarascon et de son Numa aux Arènes. » (1) Notons encore ce portrait que nous en a laissé Paul Arène dans le Gil Blas : « Le Daudet d'alors, écrivant déjà des drames et des comédies, mais des drames injouables, des comédies féeriques où — brun impresario aux longs cheveux, coiffé d'un minuscule chapeau pareil à une cupule de gland, et vêtu d'un petit veston couleur d'aile de hanneton — le futur auteur de Sapho faisait poétiquement dialoguer les Chaperon-Rouge et les Fous, les tombes et les rossignols, les grillons et les coc- cinelles. Nous nous en donnions parfois au fond des bois la représentation fantaisiste ; l'ombre d'un buisson sur un coin feutré de verte mousse était la salle de spectacle. «... D'humeur passablement buissonnière, nous courions beaucoup à cette époque les environs de Paris, ne connaissant pas de plus vif plaisir, avec la chasse aux champignons, que de nous asseoir sur un revers bien sec, au milieu des bruyères, pour y lire un peu de Théocrite dans un vieil exemplaire que je possédais... » (2) Et enfin, ces détails que nous relevons dans la préface que Daudet lui-même écrivit pour les Vingt Ans de Paris d'André Gill : « Je l'ai rencontré au bon moment, à l'heure fraîche des amitiés de jeunesse... J'avais vingt-trois ans. J'étais campa- gnard à l'époque, campagnard de banlieue, hirsute, velu, che- velu, botté comme un tzigane, coiffé comme un tyrolien, logeant entre Clamart et Meudon à la porte du bois. Nous vivions là quatre ou cinq dans des payotes — Charles Bataille, Jean Duboys, Paul Arène, qui encore ? On s'était réunis pour travailler, et l'on travaillait surtout à courir les routes forestières, cherchant des rimes fraîches et des champignons à gros pieds. « Entre temps, une bordée sur Paris, toute la bande. Chaque fois, la nuit nous surprenait, après l'heure des trains et des carrioles, attardés aux lumières des terrains avant de

1. Jules Claretie, Célébrités Contemporaines : Alphonse Daudet, Paris, 1883. in-16, p. 6. 2. Paul Arène, Gil Blas, 10 mai 1885. nous lancer, bras dessus bras dessous et chantant des airs de Provence, dans le noir des mauvais chemins. On faisait tous les cafés de poètes; et le pèlerinage finissait régulièrement au petit estaminet de Bobino, lequel était alors l'arche d'alliance de tout ce qui rimait, peignait, cabotinait au Quartier Latin. » (1)

Ces compagnons, ces joyeuses escapades, ce travail mêlé de tant dé plaisirs, ne lui faisaient pas oublier pour longtemps le soleil et les routes parfumées de son pays natal. Il souffrait toujours de nostalgie, et lorsque son ami, Timoléon Ambroy, l'invita à aller le visiter à Fontvieille, il accepta avec l'em- pressement qu'on peut imaginer. C'est vraisemblablement pendant l'été de 1861 que Daudet retourna en Provence pour la première fois. Il y passa de belles vacances auprès de son frère, puis se rendit chez ses accueillants amis de Fontvieille. Le premier séjour au Château des Ambroy marque une date importante dans la vie de notre auteur. C'est de là que date sa liaison avec Frédéric Mistral et les Félibres, liaison qui allait durer des années, et de laquelle naquit une amitié que le temps ne fit que renforcer. Cette liaison, en effet, eut une influence inestimable sur sa formation et sur sa carrière artistique, en le guidant vers une nouvelle orientation de ses talents si personnels, et vers une sphère plus favorable à leur plein épanouissement. C'est pendant les séjours fréquents qui suivirent, quand s'affirmèrent ses relations avec le groupe d'ardents pionniers de ce mouvement de renaissance, qu'il vit clairement les possibilités littéraires de cette Provence qu'il aimait tant. Ces contacts renouvelés le laissèrent de plus en plus émerveillé ; c'étaient des chocs électriques qui faisaient vibrer son imagi- nation, qui l'incitaient à faire partager ses impressions, et donnaient ainsi naissance à toute une série de chefs-d'œuvre : Les Lettres de Mon Moulin, la magnifique trilogie des Tartarin, L'Arlésienne, Numa Roumestan, Le Trésor d'Arlatan, et inspi- rèrent en partie Le Nabab, Sapho, Les Rois en Exil, et certains des Contes du Lundi. C'est là, la partie la plus originale et la plus personnelle de son œuvre. Dans la partie de notre étude consacrée à son art et à son 1. Préface, par Daudet, pour Vingt Ans de Paris d'André Gill. Paris, 1883, in-16. œuvre proprement dite, nous examinerons en détail le rôle que joua Daudet dans le mouvement félibréen et sa contribu- tion au régionalisme en général. Nous nous contenterons d'insister ici sur le côté biographique des relations qu'il en- tretenait avec Mistral et les fondateurs du Félibrige, et nous essayerons de dégager l'influence qu'elles eurent sur le dé- veloppement de la personnalité du jeune auteur, sur la forma- tion de son intelligence et de son talent personnel. « J'ai vu Mistral pour la première fois », nous dit-il, « en avril 1859, dans Paris, en plein retentissement de l'apparition de Mireille. J'avais alors dix-huit ans, de bonnes jambes, bon pied, bon œil, de l'amour au cœur et l'enthousiasme et l'au- dace de la jeunesse... Je me souviens qu'après nous être affec- tueusement embrassés, je lui déclamai une de ses compositions, Lou Prejo-Dieu-d'Estoublo, que j'avais apprise par cœur dans l'Almanach Provençal, bien avant la naissance de Mireille. » (1) Suivirent de longues lettres pleines d'admiration à ce héros du jour. « Mes impressions d'art et de littérature accompa- gnaient mes confidences... et je mûrissais le vif désir d'aller le surprendre dans son mas. » (2) L'occasion longuement attendue se présenta pendant l'été de 1861 ; c'est là que leur amitié se noua et se cimenta. Mais ses devoirs (pas très exigeants, il est vrai), le rappelèrent à son poste auprès du duc de Morny, et il dut interrompre cette visite de trop courte durée. Daudet n'étant pas d'un tempérament robuste, les premières années de gêne, à Paris, compromirent sérieusement sa santé, et il commença à cracher le sang. Or, Morny, toujours obli- geant pour lui, l'expédia au pays du soleil pour se remettre. C'est ainsi que, vers la fin du mois de décembre 1861, Alphonse Daudet partit pour l'Algérie, accompagné de son cousin qui devait plus tard lui servir de modèle pour son Tartarin. Pourquoi avait-il choisi l'Algérie plutôt que le Midi qui eût suffi à lui procurer le réconfort dont il avait besoin, et aurait eu un double attrait : celui des paysages et des mœurs qui lui étaient familiers, et celui des relations renouées, celle de Mistral en particulier ? Jules Caillat, dans son excellente étude sur le voyage de 1. Batisto Bonnet, Le Baile Alphonse Daudet, p. 245. 2. Ibid., p. 245. Daudet en Algérie, l'explique, et avec beaucoup de justesse, par « un romanesque besoin d'aventures » (1), aiguisé et dé- veloppé par deux influences principales qui furent : a) L'influence du milieu de la bohème littéraire qu'il conti- nuait à fréquenter malgré ses relations plus raffinées des salons des Morny. « ... Ce monde à part, au langage spécial, aux mœurs étranges, monde aujourd'hui disparu et presque oublié, mais qui tint grande place un moment dans le Paris de l'Empire... Cette bande tzigane, irréguliers d'art, révoltés de la philosophie et des lettres, fantaisistes de toutes les fan- taisies » (2) ; cette atmosphère eut une influence indéniable sur le provincial sensible ; il y vécut « dans une belle fièvre d'art et un perpétuel enthousiasme ». (3) b) Ses lectures d'impressions de voyage (entre autres celles de Gautier et de Fromentin), qui jouissaient d'une popularité extrême à ce moment-là, et le goût pour les chasses afri- caines mises à la mode par les récits de Gérard Bombonnel. Malgré la nouveauté des paysages bizarres, des sensations riches et colorées qu'il y éprouvait, il s'ennuya et regretta le bruit et la brume de Paris, les discussions animées de la brasserie de la rue des Martyrs, et quand il reçut des nou- velles du succès de sa première pièce La Dernière Idole, qu'il avait écrite avec Lépine, et qui fut créée à l'Odéon en février 1862, pendant son absence, il rentra en France, malgré les ordres du médecin. L'hiver suivant (1863), Daudet fit une rechute. Cette fois-ci, il s'en alla en Corse. Quelle verve endiablée, quelle passion pour l'entrain, le mouvement et le danger, possédait ce jeune Méridional ! Goncourt nous rapporte un souvenir à propos de ce voyage : « On s'était grisé, on avait lutté et, dans la lutte, il (Daudet) s'était foulé un pied, mais il se faisait porter en bateau par deux marins, et quittait tout heureux, un soir de mardi-gras, la plage pleine de lumière et de cris de carnaval, pour aller à une mauvaise mer, au danger, à l'inconnu... Il parle de siestes au grand soleil sur les écueils, où tout le monde se séchait à plat comme des cloportes sous un pot de fleurs.

1. Jules Caillat, Voyage d'Alphonse Daudet en Algérie, Alger, 1924, in-8, p. 11. 2. Trente Ans de Paris, pp. 229-230. 3. Ibid., p. 230. Il parle de bouillabaisses mangées sur des côtes sau- vages... » (1)

Ce n'est que l'année suivante (début 1864 ou fin 1863), à l'approche des froids, que Daudet vint se réfugier en Pro- vence et retrouva ses amis, les Ambroy, son cher maître Mistral. Les Ambroy le reçurent dans leur beau château de Montau- ban. Cette vieille famille provençale était composée de « qua- tre frères dissemblables de tempéraments et de goûts que réu- nissait et conciliait leur mère, vieille bourgeoise du Midi, de haute allure, pleine de sagesse et de dignité. » (2) Alphonse se lia plus intimement avec Timoléon, un homme d'initiative et de vive intelligence, et cette amitié se trouva resserrée encore après la mort de la mère, quand la discorde sépara dé- finitivement les quatre frères ; elle dura jusqu'à la mort de Timoléon, qui précéda de peu celle de Daudet. Dans ce milieu si amical et hospitalier, Daudet put enfin retrouver le calme et le repos ; dans la chaleur réconfortante de ce foyer où la maman Ambroy et la cuisinière Audiberte rivalisaient pour lui faire plaisir, dans cette atmosphère bien- veillante et familiale, il se remit de la vie enfiévrée qu'il menait à Paris et ailleurs. « Que de fois, l'hiver », nous dit-il, « je suis venu là me reprendre à la nature, me guérir, de Paris et de ses fièvres, aux saines émanations de nos petites collines provençales. J'arrivais sans prévenir, sûr de l'accueil, annoncé par la fanfare des paons, des chiens de chasse, Miracle, Mira- clet, Tambour, qui gambadaient autour de la voiture, pen- dant que s'agitait la coiffe arlésienne de la servante effarée, courant avertir ses maîtres, et que la « chère maman » me ser- rait sur son petit châle à carreaux gris, comme si j'avais été un de ses garçons. » (3) Et son imagination, incitée par mille détails de cette nature resplendissante, par les innombrables souvenirs qu'elle lui rappelait, l'encourageait et le poussait au travail. On lui offrait la meilleure chambre du château, mais il préférait « son moulin », ce moulin qui devait devenir célèbre dans les annales de la littérature, car c'est là en effet qu'il con-

1. Journal des Goncourt, 25 juillet 1890, t. 8, p. 164. 2. Léon Daudet : Fantômes et Vivants, Paris, 1914, in-16, p. 73. 3. Trente Ans de Paris, pp. 161-162. çut ces joyaux provençaux que sont Les Lettres de Mon Mou- lin. Ce moulin se trouvait tout en haut du domaine de Montau- ban, sur une colline plantée de pins, qui se détachait sur le paysage ravagé par l'implacable soleil. « Une ruine, ce mou- lin », a-t-il écrit, « un débris croulant de pierre, de fer et de vieilles planches, qu'on n'avait pas mis au vent depuis des années et qui gisait, les membres rompus, inutile comme un poète, tandis que tout autour, sur la côte, la meunerie prospé- rait et virait à toutes ailes. D'étranges affinités existent de nous aux choses. Dès le premier jour, ce déclassé m'avait été cher; je l'aimais pour sa détresse, son chemin perdu sous les herbes, ces petites herbes de montagne grisâtres et parfumées avec les quelles le père Gaucher composait son élixir, pour sa plate- forme effritée où il faisait bon s'acagnardir à l'abri du vent, pendant qu'un lapin détalait ou qu'une longue couleuvre aux détours froissants et sournois venait chasser les mulots dont la masure fourmillait. Avec son craquement de vieille bâ- tisse secouée par la tramontane, le bruit d'agrès de ses ailes en loques, le moulin remuait dans ma pauvre tête inquiète et voyageuse des souvenirs de courses en mer, de haltes dans des phares, des îles lointaines; et la houle frémissante tout autour complétait cette illusion... Je dois beaucoup à ces retraites spirituelles ; et nulle ne me fut plus salutaire que ce vieux moulin de Provence. J'eus même, un moment, l'envie de l'acheter; et l'on pourrait trouver, chez le notaire de Font- vieille, un acte de vente resté à l'état de projet, mais dont je me suis servi pour faire l'avant-propos de mon livre. « Mon moulin ne m'appartint jamais. Ce qui ne m'empê- chait pas d'y passer de longues journées de rêves, de souvenirs, jusqu'à l'heure où le soleil hivernal descendait entre les petites collines rases dont il remplissait les creux comme d'un métal en fusion, d'une coulée d'or toute fumante... » (1) Le moulin n'appartint donc jamais à Alphonse Daudet. Et l'acte de notaire ne fut passé devant maître Grapazi (2) que dans l'imagination du poète. Le fait est que Daudet n'habita aucun moulin; il habitait au château, chez ses amis. Parmi les quatre moulins qui se trouvent toujours à Fontvieille, aucun ne correspond exactement à celui que notre auteur nous décrit 1. Trente Ans de Paris, pp. 162-163. 2. Préface aux Lettres de Mon Moulin. si spirituellement. Il est donc fort probable qu'il les connais- sait tous les quatre. Le choix des « Amis des Moulins d'Alphonse Daudet » se trouva ainsi porté sur celui de Saint-Pierre qu'on a aménagé en musée, en souvenir de l'auteur, car, « mieux placé que les autres, il domine tout le paysage. Les pins étant moins hauts alors, c'était le plus facile d'apercevoir des lieux où Daudet conçut ses contes : sa chambre d'aile au premier étage, à Montauban, la vieille table de pierre devant la ferme, le « cagnard » où il allait se reposer et rêver dans le parc. » (1) C'est peut-être là, parmi ces moulins de Fontvieille, que Daudet connut les instants les plus charmants de sa vie. Il y passait des heures entières à rêver, à faire des projets d'avenir, à se griser d'air parfumé, vibrant de soleil, à jouir du splendide panorama qui s'étalait devant ses yeux : « le grand bourg poudreux et blanc comme un chantier de pierres » (Fontvieille), les pins « d'un vert désaltérant dans le paysage brûlé » (2) et, se dessinant sur l'horizon lumineux, les crêtes fines des Alpilles. Et quand le soleil se couchait, il descendait la colline pour goûter au repas du soir à la table de la vieille Constance Ambroy et de ses quatre fils, pour goûter aux plats aillés, épicés et succulents de son Midi. Et le soir, après le dîner, quel régal que de rester seul avec la vieille, à écouter son bavardage et ses belles et simples his- toires, « des choses de son enfance, humanité disparue, mœurs évanouies, la cueillette du vermillon sur les feuilles des chênes- kermès... C'était comme si j'avais feuilleté un de ces anciens livres de raison, à tranches fatiguées, où s'inscrivait autrefois l'histoire morale des familles, mêlée aux détails vulgaires de l'existence courante, et les comptes des bonnes années de vin et d'huile à côté de véritables miracles de sacrifice et de rési- gnation » (3), ou de s'installer auprès du feu de la cuisine et d'entendre quelque Noël naïf de Saboly, ou bien encore d'écou- ter les vieilles légendes que racontait le berger Pistolet en son patois savoureux. Il les retenait tous, ces contes, ces traditions locales, ces chansons populaires, tout ce folklore riche et varié du berger et de la vieille châtelaine ; il s'en souvenait le lendemain en écrivant ses simples contes, et plus tard, à maintes reprises,

1. Jean des Vallières, Fontvieille et les Moulins d'Alphonse Daudet, p. 19. 2. Trente Ans de Paris, p. 159. 3. Ibid., pp. 165-166.