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Rw anda : un royaume chrétien dans le guet-apens racial

C’est Mgr Léon-Paul Classe, successeur de « Même s’ils assument parfois une visibilité Mgr Hirth à la tête du vicariat apostolique affichée, c’est davantage sur l’arrière- de Kabgayi, qui s’est chargé de manœuvrer scène du théâtre colonial que les Pères auprès des autorités tutélaires belges pour régler ce problème. En bout de ligne, c’est Blancs se remarquent dans la direction des lui qui a fait destituer le roi Yuhi V Musinga. acteurs politiques. Conjuguant formation C’est également par ses tractations que fut choisi le nouveau monarque, plus des élites, construction de réseaux et favorable à l’Église. Est-il vrai que le prince alliances pragmatiques, la mission parvient Rudahigwa a participé discrètement au à s’aménager une structure propre à la complot de mise à l’écart de son père avant de lui succéder ? Des présomptions rendre incontournable au sein du champ allant dans ce sens ont circulé. Cependant, colonial ». Ces propos de l’historien on ne pourra pas trop s’avancer sur ce terrain, faute de sources probantes. Les Jean-Marie Bouron résument parfaitement manœuvres de Mgr Classe à ce sujet sont ce qui s’est passé au Rwanda. Les lignes restées un secret bien gardé. Mutara III Rudahigwa ayant été iconifié par la suite en suivantes vont éclairer davantage sur ce raison de son immense popularité, nul n’a sujet. p osé l’accuser publiquement de trahison.

Toujours est-il que vers la fin du règne du Au sein de l’Église missionnaire, le choix de roi Yuhi V Musinga, les gardiens du Code la stratégie pour l’apostolat du pays a été ésotérique1 se sont retrouvés devant pendant longtemps une prérogative du une situation insolite. Plus que jamais vicaire apostolique basé à Kabgayi. Sous auparavant, ils se sont rendu compte qu’ils Mgr Hirth, il avait été conclu sans équivoque n’étaient plus les seuls maîtres du jeu, dans que le roi Yuhi V Musinga constituait un leur devoir sacré de pérenniser la monarchie obstacle à l’évangélisation du Rwanda. Si des Banyiginya2. Tout au long du règne de la volonté de l’écarter est restée longtemps Yuhi V Musinga, il était devenu évident que sans effet, c’est parce que l’administration le pouvoir royal était assujetti à l’autorité coloniale allemande s’y opposait. L’arrivée des Belges après la 1ère guerre mondiale 1. : c’est ainsi qu’on désignait les membres a créé des conditions favorables à la mise du conseil des gardiens du code ésotérique, celui- à l’écart de ce monarque, farouchement ci étant l’équivalent de la constitution dans les opposé aux missionnaires. Leur pomme de pays à tradition écrite. discorde était l’ingérence des Pères Blancs 2. Abanyiginya : c’est le nom du clan duquel était Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014 dans la politique du pays. issu la famille royale du Rwanda. Cela remontait à huit siècles.

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Hutte royale à Nyanza coloniale. À la Cour du Rwanda, on avait tradition, le choix de Mutara3 comme nom constaté aussi que l’Église était un acteur dynastique inaugurait un règne pacifique. puissant, avec lequel il fallait composer. De leur côté, les missionnaires s’étaient Suite à ce qui était arrivé à son père, le rendu compte de l’importance d’avoir un roi nouveau roi a vite saisi la nécessité d’être du Rwanda en leur faveur. L’évangélisation en bon terme avec les Blancs, en particulier de ce pays ne pouvait pas se faire facilement les missionnaires. La survie du trône en sans l’appui du monarque régnant. dépendait. Son entourage immédiat et L’intronisation de Mutara III Rudahigwa a même toute la population attachée à la donc été un choix gagnant-gagnant, du monarchie partageaient un sentiment moins à moyen terme. D’ailleurs, la stratégie de résignation. Le mot d’ordre aurait été, de Mgr Classe a vite porté des fruits. Le semble-t-il, de prendre le mal en patience et de trouver un nouveau . modus vivendi 3. Dans la tradition monarchique du Rwanda, L’accès au trône de Rudahigwa mit fin à Mutara est un nom dynastique indiquant que le Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014 une longue période belliqueuse opposant roi a pour mission de mettre l’accent sur la paix et l’Église et la Cour. Conformément à la la prospérité du pays.

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nouveau roi fut baptisé le 17 octobre l’Afrique. Au plus fort de sa gloire, Mutara 1943 et le pays fut consacré au Christ- III Rudahigwa fut même décoré par le Roi. Suite à cette nouvelle orientation, les Pape Pie XII et élevé au rang de « Chevalier Rwandais rejoignirent l’Église catholique commandeur de l’Ordre de Saint-Grégoire en masse. « L’Esprit-Saint souffla en le grand de la classe civile ». tornade » : c’est ainsi que les missionnaires rapportèrent triomphalement le Changement stratégique changement spectaculaire survenu au au vicariat de Kabgayi Rwanda. Léon-Paul Classe était au Rwanda depuis Choyé par le vicaire apostolique de Kabgayi, plusieurs années quand, en 1922, il en bons termes avec les Belges, aimé par succéda à Mgr Hirth à la tête du vicariat l’immense majorité de la population, le roi apostolique de Kabgayi. Il connaissait Mutara III Rudahigwa jouit d’une popularité bien ce pays. Intelligent, réservé et grand jamais égalée. Les deux premières observateur, il avait certainement appris décennies de son règne furent glorieuses. beaucoup des erreurs commises au début La consécration du Rwanda au Christ-roi de l’implantation de l’Église missionnaire. matérialisa le rêve de Mgr Léon Paul Classe, Éprouvait-il des remords pour les tueries de bâtir un royaume chrétien au cœur de perpétrées au début de la mission dont il Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014 Intérieur de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception de Kabgayi

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a gardé le secret jusqu’à sa mort ? C’est une une époque, et apparemment, certaines possibilité à ne pas écarter. Deux éléments personnes y croient même jusqu’à nos distinguent sa stratégie de celle de son jours. prédécesseur. D’abord, plutôt que de s’en prendre au monarque régnant et aux Ce vicaire apostolique d’origine alsacienne en général, il en a fait des alliés. Il aurait a réalisé son rêve. Pour pérenniser son ordonné aux missionnaires de cesser de œuvre, il fonda en 1929 la Congrégation des s’ingérer dans la politique locale. On dit Frères Josephites, tout comme Mgr Hirth qu’il aurait même sévi sévèrement contre avait fondé celle des Sœurs Benebikira. Son ceux qui dérogeaient à cette directive. choix stratégique ne faisait pas l’unanimité, puisque en milieu missionnaire, la haine des L’histoire a retenu un geste pour lequel les Tutsi est restée vivace. La métastase de cette Rwandais lui sont restés reconnaissants. On haine serait liée à la reproduction du conflit dit que c’est grâce à son intervention que la qui prévalait en Belgique, d’où provenaient région de Gisaka (à l’Est du Rwanda) n’a pas plusieurs Pères Blancs. Ceux issus de la été rattachée au Tanganyika (qui était une paysannerie flamande se seraient vite colonie britannique). Notons en passant identifiés aux , tout en assimilant les qu’à la conférence de Berlin de 1885, le Tutsi à l’aristocratie wallonne. On sait qu’en Rwanda fut amputé d’une immense partie Belgique, il y a un nombre considérable de de son territoire. Une grande portion fut citoyens opposés traditionnellement à la rattachée au Congo (octroyé au roi des monarchie. Le Rwanda serait devenu pour Belges), l’autre, ajoutée à l’Ouganda, alors eux, un terrain propice à la poursuite de la colonisé par les Britanniques. lutte pour l’abolition de cette institution jugée inutile et dépassée. Un royaume chrétien victime du guet-apens racial Vers la fin de sa mission, on dit que Mgr Classe était fort préoccupé par le chemin En décidant de s’appuyer uniquement périlleux sur lequel il allait laisser la jeune sur les Tutsi pour ériger un royaume congrégation des Frères Josephites qu’il chrétien, Mgr Classe orienta le Rwanda avait fondée. Il aurait encouragé ces vers un dangereux guet-apens racial. Son religieux autochtones à rester attachés à choix stratégique eut pour conséquence leur vocation et à s’armer de leur foi, face d’élargir une fissure sociale entre les Hutu aux difficultés en perspective. Cette mise et les Tutsi. L’antagonisme racial créé par les en garde prémonitoire de son fondateur missionnaires au début de leur apostolat a permis à cette congrégation de traverser refera surface plus tard, avec une acuité la longue période éprouvante qui a failli extrêmement dangereuse. l’emporter.

Mgr Classe a contribué au renforcement Pour la petite histoire, la congrégation des d’une gouvernance basée sur une vision Frères Joséphites doit sa survie au Decretum raciale. Croyait-il à la théorie de la prétendue Laudis octroyé par Rome, et qui en fit un supériorité raciale des Tutsi ? C’est une Ordre de droit pontifical. Par cette décision possibilité à ne pas écarter. La théorie de salutaire, célébré dans l’allégresse par les la hiérarchie des races a marqué toute Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014

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Bayozefiti4, le Saint-Siège désavoua Mgr allusion au rang social, sans animosité André Perraudin. Ce dernier avait en effet ni effet sur la vie citoyenne, ils devinrent demandé formellement la suppression pure une référence identitaire déterminante et simple de cette congrégation. La décision et immuable. Déjà à partir des années de Rome, de la soustraire à l’autorité du 1950, une nouvelle perspective politique vicaire apostolique de Kabgayi, a été prise dominée par la vision raciale (ethnique) se après une enquête longue et minutieuse dessinait. Elle finit par dominer sur la scène qui a permis de constater l’absence de politique. fondement des allégations de ce vicaire apostolique. Son inimitié envers ceux qui Les Rwandais s’accommodèrent à l’institu- ne partageaient sa haine de la monarchie tionnalisation de cette appartenance racia- était de notoriété publique. le (ou ethnique), sans se douter du danger à long terme d’une telle orientation. Cette La survie de la congrégation des Bayozefiti référence à la race (ou l’ethnie) devint plus à sa condamnation par Mgr André tard un outil redoutable de propagande Perraudin n’a pas épargné ses membres. au service d’une politique destructrice. Un grand nombre d’entre eux ont péri, Au sujet du choix de gérer politiquement lors des multiples massacres qui ont visé le Rwanda sur une base raciale, l’adminis- les Tutsi pendant trois décennies post- tration tutélaire belge et les Pères Blancs indépendance. étaient sur la même longueur d’onde, comme en témoigne une littérature abon- Dans ses mémoires, Mgr André Perraudin dante qui continue d’influencer l’opinion n’en parle pas. Ce silence alimente publique sur le Rwanda. continuellement une controverse à son sujet. Ses liens privilégiés avec le régime Dès son accès au trône, le roi Mutara en place étant connus de tous, beaucoup III Rudahigwa hérita d’un royaume aux d’interrogations subsistent sur son attitude énormes défis, tout en ayant les mains à cette époque. On sait qu’il entretenait des liées. Avec un pouvoir traditionnellement liens étroits avec les leaders du PARMEHUTU centralisé, tous les regards étaient et en particulier avec le président Grégoire constamment tournés vers lui. Cependant, Kayibanda. Qu’a-t-il fait exactement en ses bonnes initiatives restaient assujetties à ces moments-là ? A-t-il tenté sans succès l’approbation du Résident et du Gouverneur d’intercéder pour sauver ces religieux ? général mandatés par la Belgique. Celle- A-t-il simplement fermé les yeux ? Mystère ci avait son agenda et défendait leurs total. intérêts. L’atout incontestable du roi Mutara III Rudahigwa était sa popularité, qui lui La façon de voir de la population sous les conférait un véritable pouvoir sur la masse loupes raciales fut institutionnalisée au populaire. Clairvoyant, patriote et soucieux Rwanda. Les termes hutu, tutsi, twa, ont du bien-être de son peuple, son leadership fini par changer radicalement de sens dans était apprécié de tous. l’imaginaire populaire. Naguère faisant Mgr Léon-Paul Classe mourut en janvier 4. Bayozefiti : C’est la dénomination officielle des 1945. Son successeur fut Mgr Laurent- Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014 membres de cette congrégation, dans la langue François Déprimoz. Ce dernier passa une locale.

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La mère et la veuve de Rudahigwa pendant la cérémonie de funérailles du mwami, en 1959. décennie à la tête du vicariat de Kabgayi. la connaissance de la culture, les prêtres Effacé et œuvrant dans la lignée de son rwandais tentèrent de rectifier certaines prédécesseur, il passa presque inaperçu. erreurs commises par les missionnaires, On dit qu’il ne s’ingérait pas dans les affaires pour renforcer l’intégration du christianisme politiques. Son épiscopat fut relativement dans les mœurs rwandais. C’est dans ce court. Il quitta ses fonctions pour des cadre que sera réhabilité le terme « Imana » raisons de santé, à la suite d’un accident. (Dieu), qu’on avait remplacé par « Mungu » (son équivalent en langue Swahili). Entre temps, le Rwanda avait eu le privilège d’avoir le premier évêque noir Parmi les figures emblématiques de ce en février 1952, en l’occurrence, Mgr Aloys clergé alors naissant qui renforcèrent le Bigirumwami. Ce dernier hérita du nouveau christianisme en l’intégrant dans les mœurs, vicariat de Nyundo (au nord), créé par le on peut mentionner l’Abbé . Pape Pie XII. Jusque-là, rien ne présageait Ce prêtre est un pionnier dans plusieurs une nouvelle relation conflictuelle entre la domaines. Homme de lettres chevronné, monarchie et l’Église. Le clergé autochtone, aux multiples talents, il était historien, sous la houlette de Mgr Bigirumwami, philosophe, ethnologue, linguiste, poète... s’attela à renforcer la chrétienté. Grâce à son œuvre reste un véritable patrimoine Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014

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national. Il a traduit la Bible et le Missel. Il graduellement avec impuissance à la a créé les premières règles grammaticales, montée du racisme. Au début, la masse écrit l’histoire du Rwanda, produit la populaire était imperméable, rejetant poésie de la civilisation bovine, la poésie cette vision divisionniste dénoncée par le guerrière, des récits panégyriques, etc. Le roi. Lors des élections, comme celles tenues bon grain de l’Église missionnaire a porté en 1953, le choix des électeurs était encore aussi des fruits. L’entrée du Rwanda dans basé sur l’appréciation de chaque candidat la modernité avait une base solide et une et sur des liens qu’il avait tissés. Plusieurs modernisation institutionnelle s’imposait. Hutu trouvaient normal d’élire un Tutsi, pour Mais cet élan vers l’entrée dans la modernité autant qu’ils l’appréciaient. Mais aussitôt les restait fragile. La menace de l’ivraie était résultats publiés, la principale revendication redoutable. de l’intelligentsia ne porta pas sur une quelconque manipulation électorale (ce L’erreur du roi Mutara III Rudahigwa et son qui laisse penser qu’il n’y en avait pas eu), entourage fut de sous-estimer la portée mais plutôt sur la représentativité raciale du danger de l’exploitation subversive issue des urnes. Voici un tableau qui illustre de l’appartenance raciale. Lorsqu’il s’en l’interprétation des résultats électoraux de rendit compte, il était déjà tard. Il assista cette époque. Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014

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Résultats des élections de 1953 Échelons % Hutu % % de Tutsi % de Twa Collèges électoraux de base 58,38 41,40 0,22 Conseils de Sous-chefferie 57,65 42,30 0,05 Conseils de Chefferie 11,40 88,60 0,00 Conseils de Territoire 9,30 90,70 0,00 Conseil Supérieur du Pays 9,40 90,60 0,00

provocations de Joseph Gitera qui était le L’instrumentalisation de l’appartenance leader des contestataires, les proches du roi raciale : une arme destructrice lui suggérèrent de l’éliminer physiquement. Mutara III Rudahigwa rejeta cette Sur le plan politique, les revendications suggestion par une phrase devenu célèbre à caractère racial émanaient de l’élite dans l’histoire : « Au lieu de tuer Gitera, tuez intellectuelle fraîchement sortie des écoles ce qui le pousse à agir de la sorte5. » catholiques. Après plusieurs décennies de propagande, le clivage racial prit une Il entreprit des réformes politiques et envolée sans retour. Comme mentionné économiques qui lui valurent la sympathie précédemment, le roi avait au début rejeté de la basse classe sociale. En 1954, il prit une du revers de la main le problème Hutu-Tutsi, mesure de grande envergure : il ordonna le jugeant qu’il s’agissait d’une manipulation redécoupage des propriétés foncières et pure et simple au service des intérêts du redistribua des terres aux pauvres paysans. colonisateur. Il bannit aussi le travail non rémunéré. Ces mesures lui valurent une grande admiration Mais ces questions étaient désormais de la part de la population. posées par des Rwandais. La vision raciale s’était matérialisée et avait des adeptes qui y Sur le plan politique, il nomma plusieurs croyaient. Bien entendu, ils étaient soutenus Hutu à des postes jusque-là occupés par et guidés par certains Pères Blancs, très des Tutsi. Dans le Conseil supérieur du pays, actifs à l’arrière-scène. Ce groupe opposé Hutu et Tutsi se retrouvèrent à la même à la monarchie avait une arme redoutable table, discutant ensemble des enjeux à sa disposition, à savoir : la presse écrite. nationaux. Il créa le fond Mutara, qui permit Chaque point de vue de la Cour se heurtait aux premiers Rwandais de poursuivre à un droit de réponse acerbe des médias leurs études universitaires à l’étranger. La appartenant exclusivement à l’Église. Cette sélection était basée uniquement sur les propagande à l’échelle du pays finit par mérites scolaires. Rappelons en passant dominer la scène politique. que sous son administration tutélaire, la Belgique ne créa aucune université au Face au danger grandissant, le roi choisit de Rwanda. répondre à sa manière aux doléances qu’il jugeait légitimes. Sidérés par les 5. Traduction libre de : « Aho kwica Gitera, mwi- Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014 ce ikibimutera. »

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Mutara III Rudahigwa faisait constamment d’une législation belge. Cependant, le face à plusieurs défis. Le mot d’ordre de ses jugement du bas peuple ne dépassait conseillers de prendre le mal en patience pas le premier degré. Pour lui, le méchant n’était pas facile à maintenir. Les chefs était l’exécutant et non le commanditaire. et les sous-chefs se retrouvaient dans Dans ce contexte de grogne, de clivage l’obligation d’appliquer certaines mesures et de bouillonnement populaire, tout impopulaires, prises par l’administration l’espoir s’était focalisé sur le roi Mutara III belge. Les Tutsi étant encore nombreux Rudahigwa. dans l’administration, et ce sont eux qui en ont payé le prix. La mort mystérieuse de ce roi très populaire dégagea un espace propice à À titre illustratif, ils surveillaient des travaux l’explosion de la violence. L’exil forcé de d’intérêt général (la corvée), physiquement son frère qui venait de lui succéder fit épuisant, pour la mise en place des s’évanouir la possibilité de traverser ce infrastructures. Ils prélevaient aussi des grand tournant historique, sans heurt. Le redevances. En cas de manquement, ce sont pays s’embrasa sur une grande partie de eux qui administraient la bastonnade à des l’étendue du territoire. Les partisans de la citoyens. Ce châtiment corporel émanait monarchie, essentiellement des Tutsi, mais Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014

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aussi beaucoup de Hutu, furent la cible le pays, comme un appui sans équivoque des premières tueries. C’est qui a été plus au parti PARMEHUTU. Vicaire apostolique, tard qualifiée de « révolution populaire »6. archevêque du Rwanda, puis archevêque- Cette désignation du camp victorieux de évêque et archevêque émérite de Kabgayi, l’époque ne fait pas l’unanimité. C’est le Mgr Perraudin eut, de son vivant, tous les moins que l’on puisse dire. honneurs au Rwanda. C’est une personnalité adulée par tous ceux qui se reconnaissent Le rôle de l’Église dans la tempête dans l’idéologie liée à la « révolution hutu ». qui bouscula le Rwanda On dit qu’après l’indépendance du Rwanda, l’individu concerné était constamment Au sein de l’Église, c’est l’arrivée de hanté par les préjudices subis par les Tutsi. Mgr Perraudin en 1955 qui changea Mais bien entendu, officiellement, il s’en complètement la donne. Le Vatican était défendait. Il a longtemps envisagé de finir pourtant informé de la fragilité de la ses jours au Rwanda. Il avait fait construire situation et du rôle délicat que l’Église une superbe résidence de retraite dans la jouait en ces périodes de tension sociale. ville de . Redoutant la possibilité du On dit que Rome était au courant du risque retour au pouvoir des Tutsi, après la guerre d’une explosion sanglante sur base de la qui a débuté en octobre 1990, il décida haine ethnique. André Perraudin, d’origine de quitter définitivement le Rwanda et suisse, aurait même été préféré à Arthur retourna dans sa Suisse natale où il est Dejemeppe7 (d’origine belge), pour écarter décédé le 25 avril 2003. Il reste une figure cette éventualité. Hélas, le danger redouté controversée en milieu rwandais. arriva. Après son ordination épiscopale, Mgr Perraudin choisit de s’ingérer dans Fin du rêve du royaume chrétien la politique locale, avec un parti pris au Rwanda ouvertement rangé. Son intervention eut un effet sur le cours des événements. Le A posteriori, on se rend compte que la pays s’orienta précipitamment vers un politique du roi Mutara III Rudahigwa tournant dangereux. pouvait à la longue déjouer les prévisions coloniales. Sa personnalité représentait un La relation entre la monarchie et l’Église obstacle majeur à la vision des Belges. En se missionnaire recommença à se détériorer. joignant au mouvement indépendantiste, L’appui du vicaire apostolique de Kabgayi il engagea une guerre sans compromis. au camp opposé à la monarchie sera à la Eu égard au contexte de cette époque, base d’une nouvelle rupture. Son fameux son élimination physique était à redouter. mandement de carême du 11 février C’est ce qui arriva le 25 juillet 1959. La 1959 mit de l’huile sur le feu. Le contenu mort de Mutara III Rudahigwa plongea le de cette lettre fut ressenti à travers tout pays dans une longue nuit ténébreuse. Les conséquences de l’élimination physique de 6. Reconnaissant implicitement que les boulever- ce roi très populaire étaient incalculables. sements survenus n’étaient d’initiative populaire, Sa disparition sonna aussi le glas du les acteurs belges les qualifieront eux-mêmes de royaume chrétien rêvé par Mgr Léon-Paul « révolution assistée ». Classe. p J.-C. N. 7. A. Dejemeppe était alors vicaire général sous Maga zi n e n° 155-156 - Avtil 2014 l’épiscopat de Mgr Déprimoz.

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