Giorgio TSKHADADZE Master 1 Études Nordiques Université Paris-Sorbonne IV 2017

La violence à travers le journal ouvrier de Marcus Thrane en 1849 : une violence créée et fantasmée ? Table des matières

Introduction...... 3 Situation politique de la Norvège...... 3 Politique intérieure et juridique...... 4 Économie...... 6 Mouvements sociaux d'avant 1849...... 9 Marcus Thrane : biographie...... 13 Voyages et découverte des idéologies socialistes...... 14 Retour en Norvège et débuts dans la lutte sociale...... 22 Partie I : Un aperçu des classes norvégiennes. 1.1 Les classes dominantes en Norvège...... 24 1.2 Une classe ouvrière divisée...... 27 1.3 Le luthéranisme...... 28 1.4 Une union difficile...... 32 Partie II : Le journal : le contexte de sa création et son utilisation. 2.1 Arbeiderforeningernes Blad...... 33 2.2 Un projet d'édification populaire et année de préparation...... 36 2.3 Formation idéologique et création d'un programme politique...... 37 Partie III : la violence, un outil constitutif du combat ouvrier ? Introduction sur la violence et éléments philosophiques...... 39 3.1 La violence révolutionnaire ou la révolte du peuple...... 41 3.2 La violence subie ou la violence des classes dominantes...... 45 3.3 La violence ouvrière créée et imaginée par les classes dominantes...... 49 Conclusion...... 56 Bibliographie...... 61 Sources primaires...... 63 Introduction

Le XIXème siècle est une période de changements pour la Norvège. L'une des premières dates importantes est le 14 janvier 1814 qui marque une rupture avec le Danemark, dont la Norvège était la province depuis 13971. Cette rupture a lieu grâce aux traités de Kiel marquant la fin des conflits entre le royaume de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le royaume de Suède et les royaumes du Danemark et de Norvège, qui ont été engendrés par les guerres napoléoniennes. Puisque le Danemark était allié à Napoléon, le royaume dut céder la Norvège au Royaume de Suède. Cet événement ne plut guère aux norvégiens qui réunirent une assemblée générale le 10 avril, composé de 112 délégués, dont 59 employés par l’État, 37 représentants des paysans et 16 hommes d'affaires2. Le 16 mai 1814 une assemblée constituante est convoquée à Eidsvoll afin de rédiger une constitution et proclamer l'indépendance nationale. Celle-ci était fortement inspirée par le modèle français et américain. Elle repose sur trois principes : la souveraineté du peuple, inspiré de John Locke et Jean-Jacques Rousseau ; les droits innés de l'homme, empruntés à la Constitution Française de 1791 mais aussi aux articles 4, 7 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme ; la séparation des pouvoirs, inspirés par Montesquieu3. La constitution reconnaît la liberté du commerce et de l'industrie et déclare la confession évangélique luthérienne comme religion d’État. L'assemblée était présidée notamment par Johan Gunder Adler et Christian Magnus Falsen qui faisaient partis d'un comité de 15 personnes chargées de la rédaction de la constitution4. Cette dernière décide de d’élire le prince Christian-Frédéric comme roi de Norvège. La Suède, n'étant pas favorable à cela entame alors une campagne la même année contre la Norvège qui prit fin le 14 août 1814. La Suède étant soutenue par d'autres états européens, un compromis fût trouvé entre les deux nations5. Karl XIII, alors roi de Suède est élu roi de Norvège en novembre 1814. Jean-Baptiste Bernadotte, qui lui succédera sur le trône de Suède sous le nom de Karl XIV Johann deviendra aussi le roi de Norvège sous le nom de Karl III Johann. La Norvège entre alors en union personnelle avec la Suède selon la Convention de Moss6 ; elle reste tout de même souveraine et indépendante et la

1 La dynastie royale norvégienne s'éteint en 1380 avec la mort de Håkon VI. Ce sera sa femme, Margrethe, fille du roi du Danemark qui obtiendra la succession et formera l'union Dano-Norvégienne. En 1397 la Suède sera aussi incorporée dans cette union qui prendra fin en 1523 avec l'arrivée de Gustave Vasa au trône suédois. 2 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.64. 3 FUSILIER Raymond, Les Monarchies Parlementaires : Étude sur les systèmes de gouvernement (Suède, Norvège, Danemark, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1960, p.214/215. 4 GISLE Jon, «Grunnloven», [URL : https://snl.no/Grunnloven], dernière mise à jour le 14 décembre 2014, consulté le 7 mai 2017. 5 GEFFROY Auguste, Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.372/373, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.395/396], consulté le 7 mai 2017. 6 SEJERSTED Francis, «Mossekonvensjonen», [URL: https://snl.no/Mossekonvensjonen], dernière mise à jour le 17 février 2017,consulté le 7 mai 2017. constitution est respectée par Karl XIII et Karl III Johann7. Cependant, cette union ne mit pas fin aux querelles entre les deux royaumes : Il fut plus difficile de gouverner également à l'intérieur deux pays dont les mœurs et la constitution étaient fort différentes, de régner en même temps sur la Norvège, où dominait l'esprit démocratique, et sur la Suède, pays essentiellement monarchique8. Cela se voit notamment avec le droit de veto du roi de Suède. La Norvège souhaite qu'il garde un droit de veto suspensif9, alors que Karl XIV Johann souhaite un veto absolu10. Mais malgré ces quelques querelles, à partir de 1814 la Norvège va entrer dans une période de relative paix sociale.

Malgré l'union avec la Suède, la Norvège a gardé sa propre constitution et ses lois, elle fonctionnait donc différemment de la Suède, sauf quant à la politique étrangère puisque les ambassades à l'étranger étaient communes aux deux pays, la Suède représentait donc la Norvège à l'étranger. La constitution Norvégienne déclare le royaume «libre, indépendant, indivisible et inaliénable [...] Son gouvernement est une monarchie limitée héréditaire11». Le roi détient aussi le pouvoir exécutif, c'est à dire qu'il commande l'armée et la marine, qu'il décide des déclarations des guerres et des paix ainsi que la formation ou rupture des alliances. Pour cela il est assisté par un conseil d’État, composé de norvégiens, qu'il choisit lui-même. De plus, toutes les affaires concernant le royaume, qu'elles soient de nature politique, juridique ou économique, doivent être rédigées en norvégien. «La Norvège conserve sa propre banque, ses propres finances, sa monnaie et son pavillon de commerce. Elle ne répond d'aucune dette, que de sa propre dette nationale12». Le parlement norvégien est nommé le «Storting». Les membres qui y siègent sont élus pour trois ans par les citoyens disposant du droit de vote :

Le peuple exerce le pouvoir législatif par le Storthing. Sont électeurs les citoyens norvégiens ayant vintg-cinq ans, domiciliés dans le pays depuis cinq ans, y séjournant, et, de plus, étant ou ayant été fonctionnaires, ou bien possédant à la campagne ou ayant pris à ferme pour plus de cinq ans une terre cadastrée, ou bien étant bourgeois de quelque ville, ou possédant dans une ville ou un port maritime une maison ou un bien-fonds de la valeur d'au moins cent cinquante dollars (sept cents francs). Le droit de voter se perd : par une condamnation judiciaire, par l'entrée au service d'une puissance étrangère sans le consentement du gouvernement, par l'obtention des droits du citoyen dans un pays étranger, enfin si l'on est convaincu d'avoir acheté ou vendu des suffrages13. Le droit de vote est donc exclusif en Norvège à cette époque. Les femmes ainsi que les hommes 7 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.18 8 GEFFROY Auguste, Histoire des Etats scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.373, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.396], consulté le 7 mai 2017. 9 Le veto suspensif permet de suspendre une loi pendant une certaine période ou jusqu'à ce que les deux partis trouvent un accord. 10 Le veto absolu empêche les parlementaires de voter une loi. 11 GEFFROY Auguste, Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.421, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.444], consulté le 7 mai 2017. 12 Ibid, p.422, [p.445], consulté le 7 mai 2017. 13 Ibid. p.422, [p.445], consulté le 9 mai 2017. des couches sociales plus basses qui ne sont pas propriétaires ou n'ayant pas un bien d'une valeur assez élevée ne peuvent voter et élire les représentants du Storting. Ce dernier se compose de quatre cents membres qui sont élus pour trois ans. Le nombre d'élus doit aussi être proportionnel par rapport à la population : «Le nombre des représentants des villes doit être à celui des campagnes comme un est à deux14». Cependant certaines personnes ne peuvent être élus au Storting comme les membres du conseil du roi, les hauts fonctionnaires, les officiers de la cours ainsi que ses pensionnaires. Ce Storting s'assemble tous les trois ans, le roi peut le dissoudre mais pas avant trois mois, il peut aussi convoquer un Storting exceptionnel et le dissoudre à sa guise. Durant ces assemblées le Storting débat et accomplit plusieurs choses au niveau législatif :

Le Storthing fait et abolit les lois, établit les impôts, les taxes et les douanes ; il fait des emprunts publics, surveille les finances, vote les fonds nécessaires aux dépenses publiques, fixe la somme annuelle pour l'entretien de la cour du roi et du vice-roi, ainsi que l'apanage de la famille royale, qui ne peut consister en bien-fonds ; il examine enfin les documents relatifs à toutes les affaires publiques, les traités et la liste des traitements de pension15. Il n'y a qu'une seule chambre dans le Storting, donc il serait monocaméral, cependant, il est tout de même divisé en deux comités : le Lagting et l'Odelsting. Ce dernier est composé de trois quarts des représentants du Storting, alors que le Lagting ne représente qu'un quart. On peut donc dire que le système s'approche d'un semi-bicaméralisme1617. Ces deux entités discutent et débattent des projets de loi :

Tout projet de loi est d'abord soumis à l'Odels-thing par un de ses membres ou par le gouvernement. S'il passe, on l'envoie au Lag-thing, qui peut l'approuver ou le rejeter. S'il est rejeté, il revient à l'Odels-thing, qui le rejette ou le renvoie modifié ou non au Lag-thing. Après qu'un projet a été deux fois soumis au Lag-thing, et deux fois rejeté, le Storthing tout entier s'assemble à ce sujet, et si le projet est approuvé par les deux tiers de l'assemblée, il est adopté18. C'est à partir de ce moment-là que nous pouvons voir le fonctionnement du veto suspensif du roi :

Alors on le présente à la sanction du roi. En cas de refus, le projet ne peut être proposé de nouveau que par un autre Storthing ; le roi peut encore le refuser. Mais s'il est pris en considération par un troisième Storthing, et que l'Odels-thing et le Lag-thing l'adoptent sans modification, il devient loi, ipso facto, quand même le roi lui refuserait sa sanction19. Le Storting norvégien peut donc passer des lois sans trop de difficultés quant à l'approbation du roi, à condition d'être très patient puisqu'en cas de deux refus, il se sera écoulé entre-temps neuf années. Cela rend donc le système législatif assez lent selon le succès ou non de la loi au sein de l'Odelsting 14 Ibid. p.422, [p.445], consulté le 9 mai 2017. 15 Ibid. p.422/423, [p.445/446], consulté le 9 mai 2017. 16 FUSILIER Raymond, «Si le Storting choisit, lors de sa première réunion après les élections, et pour la durée de la législature, un quart de ses membres pour constituer le Lagting, le reste formant l'Odelsting, les membres des deux assemblées trouvent leur origine dans la même élection et le système législatif doit être, en conséquence, considéré comme monocaméral. [...] Il n'en reste pas moins que le principe du monocaméralisme n'est pas strictement appliqué». Les Monarchies Parlementaires : Étude sur les systèmes de gouvernement (Suède, Norvège, Danemark, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1960, p.215/216. 17 Ce système de semi-bicaméralisme, «semi-tokammersystem» a été aboli en 2009. 18 GEFFROY Auguste, Histoire des Etats scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.423, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.446], consulté le 9 mai 2017. 19 Ibid. et du Lagting et enfin selon l'approbation du roi. Nous pouvons citer l'exemple de l'abolition des titres de noblesse qui fut suggérée en 1815 et qui ne passa qu'en 1821 après que le roi refusa deux fois le passage de cette loi.

Bien que la Constitution norvégienne était considérée à l'époque comme l'une des plus libérales du monde, le pays gardait tout de même un certain retard par rapport aux autres pays européens, notamment au niveau de l'économie. En effet, l'industrialisation, telle qu'elle a été en Angleterre, en Wallonie ou en France, n'arrivera qu'après 1865, jusque-là, le pays était encore considéré comme agricole20. La majorité des norvégiens étaient fermiers ou paysans. L'économie du pays jusqu'à 1814, sous la domination danoise, était mercantiliste21, cependant, après l'union avec la Suède elle passera dans une époque de transition entre 1814 et 1865, sans être totalement mercantiliste, ni capitaliste, puisque la modernisation des industries et des manufactures arrivera tard, comme nous l'avons vu plus haut. Il y a deux sources de richesses principales en Norvège : l'industrie du bois et la pêche. La première tenait sa prospérité grâce aux grandes forêts qui couvrent le pays. Le bois était vendu soit brut, soit coupé en planches dans les diverses scieries qui ont été construites à l'Est et au Sud du pays, ce qui garantissait une certaine prospérité. Cependant, «[m]algré l'abondance de ses bois résineux, la Norvège ne recueille et n'exporte presque pas de goudron22», ce qui montre le retard qu'à le pays quant à la modernisation de son industrie.

La pêche, quant à elle, représentait l'une des plus grosse richesse du pays, notamment en terme d'export. En effet, la Norvège dispose de 25 148km de côtes continentales23, il est donc évident que les habitants norvégiens allaient profiter de cela, que ce soit au niveau économique mais aussi alimentaire. De plus, la pêche n'ayant pas autant de retard que les industries et les manufactures, les conditions étaient bien plus favorables pour les pêcheurs et les marins :

La pêche offrait de meilleures conditions de vie à ceux qui s'y engageaient. La majorité des pêcheurs travaillaient à leur propre compte et le bateau et le matériel leur appartenait24. 20 PHILIP David, «Encore en 1850, les observateurs étrangers pouvaient décrire la nation norvégienne comme essentiellement paysanne». Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.22 21 LE MONDE POLITIQUE, «Le Mercantilisme », «Le mercantilisme repose sur la possession de métaux précieux comme l'or ou l'argent, ce qui est censé révéler la richesse d'un Pays. En effet, à cette époque les monnaies ne circulent qu'entre les plus fortunés, et les arrivées massives de métaux précieux en provenance du Nouveau Monde ne font que renfoncer cette conviction. Le mercantilisme est une doctrine qui repose sur l'existence d'un Etat fort. Le bon fonctionnement économique est en effet favorisé par l'essor des autres secteurs. La puissance d'un Etat est donc fonction de la richesse du prince et des activités commerciales. Cette politique apparue au XVè siècle a notamment été développée par Colbert». [URL : http://www.lemondepolitique.fr/cours/introduction- economie/pensee-economique/mercantilisme.html], consulté le 9 mai 2017. 22 GEFFROY Auguste, Histoire des Etats scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.427, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.450], consulté le 9 mai 2017 23 https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ographie_de_la_Norv%C3%A8ge, dernière mise à jour le 25/04/2017 à 13h59, consulté le 9 mai 2017. 24 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.23 La faune maritime norvégienne étant très riche, cela permettait au pays d'exporter une grande variété de produits :

Les harengs et les morues surtout, l'huile de poisson, les merluches, les rogues (ce sont les œufs de la morue salés), huîtres et homards frais, les dents et autres dépouilles d'animaux marins forment quelque fois plus de la moitié de la valeur d'exportation norvégiennes . [...] Presque toutes les rogues vont en France, seul marché, avec l'Espagne, où cet article trouve un débouché. Les huiles de foie de morue s'exportent pour les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark, la Prusse, et surtout pour Altone et les villes hanséatiques25. Certaines villes comme Stavanger font fortune grâce à la pêche, notamment celle du hareng qui a permit lors de l'année 1847 d'exporter 266 000 tonnes ou 373 000 hectolitres de harengs26. Cependant, l'économie norvégienne était aussi basée sur les importations qui représentent un budget conséquent. Nous pouvons voir que le commerce avec la France, par exemple, était plus conséquent en dépenses dans les importations pour la Norvège que pour son export comme le montre le rapport des douanes : 1845 : Importations 16 813 000 francs ; Exportations 1 989 000 ; Total de 18 802 000 francs 1846 : Importations 17 980 000 francs ; Exportations 1 720 000 ; Total de 19 700 000 francs 1847 : Importations 14 422 000 francs ; Exportations 1 967 000 ; Total de 16 389 000 francs 1848 ; Importations 7 074 000 francs : Exportations 1 099 000 ; Total de 8 173 000 francs27 Dans ces articles importés se trouvent notamment des peaux préparées, des vins, eaux-de-vie et autres liqueurs et enfin divers articles «indigènes».

Une nouvelle industrie voit aussi l'apparition aux côtés de celui du bois et de la pêche : l'industrie minière. En effet, le sol norvégien est riche en minéraux, notamment le fer, cependant «l'extraction en est limité presque exclusivement au littoral du golfe de Christiania28». Les minerais sont de très bonne qualité et s'exportent sous différentes formes : «brut ou en fonte, ou en barres, ou en gros articles forgés29». L'une des mines les plus importantes, détenue par l’État, est celle de Kongsberg d'où l'on extrait de l'argent. En 1844, l'argent provenant de cette mine a rapporté 1 169 000 francs30. L'argent extrait est exporté vers Copenhague au Danemark et Altona en Allemagne où il est utilisé pour la fabrication de monnaies danoises et de ses duchés31. La mine de Kongsberg emploie en tant que mineurs et manufacturiers 240 ouvriers32. Vient ensuite la mine de cuivre de Røros, dont le cuivre est exporté en Grande-Bretagne et la Hollande. On y trouve aussi du chrome à l'état de

25 GEFFROY Auguste, Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.427, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.450], consulté le 9 mai 2017 26 Ibid. 27 Ibid. p.428 [p.451] consulté le 9 mai 2017. 28 Ibid. p.429 [p.452] consulté le 10 mai 2017. 29 Ibid. 30 Ibid. p.430 [p.452] consulté le 10 mai 2017. 31 Ibid. 32 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.37 minerai : «une société s'est formé récemment à Drontheim [Trondheim] pour le faire préparer, et, depuis, cette branche d'exportation s'est de beaucoup augmentée33».Ce minerai se trouve en grande abondance en Norvège, et la mine de Røros emploie 400 ouvriers34. Enfin, l'une des mines les plus importantes est celle de Modum où l'on extrait du bleu de cobalt ou de l'azur qui est très prisé et employé en Chine et au Japon pour les porcelaines. L'exportation de ces minerais passe par l'Angleterre et de la Hollande par l'intermédiaire de leurs colonies en Inde et de Java35 (Indonésie actuelle). Les minéraux extraits des mines de Modum sont transportés par bateaux jusqu'à Drammen d'où ils sont exportés, dans la totalité, à l'étranger. Les usines de Modum emploient entre 500 et 700 ouvriers36. Enfin, bien que les industries de pêche, de bois et les mines fonctionnaient pour les plus grandes d'entre-elles, le pays entra dans une crise économique à partir de 1814 :

Le pays traversa une terrible inflation après 1814. La Norvège fut inondée de papier-monnaie dont elle n'avait pas encore l'habitude. A la crise des années de guerre suivit toute une vague de faillites retentissantes. Un grand nombre des plus grands entrepreneurs du sud-est du pays furent entièrement ruinés, leurs entreprises arrêtées, leurs maisons mises en vente. Un terrible incendie détruisit les stocks de bois de Christiania et de Drammen ruinant non seulement leurs propriétaires mais mettant fin à l'existence d'un nombre importent de firmes. Le chômage fut donc terriblement aggravé. Bientôt la déflation succéda à l'inflation. Le pays manqua de capitaux. Les fonctionnaires eux-mêmes, toujours assez maigrement rémunérés, durent attendre des mois et des mois pour toucher leur appointements. Les ouvriers qui avaient conservé leur travail ne purent toucher leurs salaires faute d'argent. Les Norvégiens n'avaient pas de capitaux à investir et les ressources nationales du pays n'attiraient pas encore le capital étranger. Le développement économique fut sérieusement menacé. [...] Les principaux dirigeants du gouvernement vendirent jusqu'à leurs entreprises et demeures familiales afin de procurer au pays l'argent nécessaire pour réduire la dette nationale et la dette publique. Enfin, vers 1830 l'endettement de l’État était réduit à une somme peu importante37. L'inflation n'était pas la seule cause de cette crise. En effet, la récession qui suivit la fin des guerres napoléoniennes et l'embargo du Royaume-Uni affectèrent beaucoup le pays. A cela il faut ajouter la fin de la domination danoise sur la Norvège. En effet, après 1814, le pays s'est retrouvé sans institutions, puisqu'il dépendait du Danemark auparavant. Il fallait donc tout construire. La banque nationale fut créée en 1816, en même temps que la monnaie nationale, le spesiedaler, qui a été très dévalorisé durant la récession dans les années 182038. Le pays stagnait donc de 1814 à 1843 et cela

33 GEFFROY Auguste, Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.430, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.453], consulté le 10 mai 2017 34 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.37 35 GEFFROY Auguste, Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, p.430, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf, p.453], consulté le 10 mai 2017 36 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.37 37 Ibid. p.23/24 38 GRYTTEN Ola Honningdal, «The Economic History of », «The newborn state lacked its own institutions, industrial entrepreneurs and domestic capital. [...] During the first decades after its independence from Denmark, the new state struggled with the international recession after the , deflationary monetary policy, and protectionism from the UK. The Central Bank of Norway was founded in 1816, and a national currency, the spesidaler pegged to silver was introduced. The daler depreciated heavily during the first troubled years of recession in the 1820s».[URL: https://eh.net/encyclopedia/the-economic-history-of-norway/], consulté le 10 mai 2017. affecta grandement la population.

Bien que la Norvège n'a jamais connu de grandes révoltes ou de jacqueries avant la moitié du XIXème siècle, il y a eut cependant de nombreux mouvements sociaux, dont certains étaient sujets à des actes violents. L'un des premiers norvégiens à mener une telle révolte était Kristian Jenssøn Lofthus39. Lofthus mena une révolte paysanne contre le monopole de la vente du bois tenu par les villes. En effet, les paysans réclamaient plus de liberté d'entreprise, donc la possibilité d'exploiter leurs forêts et de vendre leur propre bois. Lofthus se rendit deux fois à Copenhague pour se plaindre auprès du Prince Frédéric en 1786, le prince le renvoya en Norvège afin de rédiger la complainte et recueillir des signatures de paysans. Lofthus rassembla 472 signatures qui furent envoyées par lettre au roi40. Il n'arrêta pas son activité militante après l'envoi des signatures, le pouvoir en place envoya alors des militaires pour l'arrêter. Lofthus réussit à leur échapper et rassembla des paysans pour parler de ce qui lui était arrivé. Cela révolta les paysans et ils commencèrent à former une «milice paysanne» (bondehær). De ce fait, en 1787 a lieu le soulèvement paysan contre les fonctionnaires et la bureaucratie. Le 15 mars, Lofthus est capturé et jeté en prison à Akershus41 et condamné pour le cachot à vie. Le 17 mars, les partisans de Lofthus manifestent contre l'emprisonnement de leur leader capturent Dahl ainsi que d'autres personnes ayant participé à l'arrestation de Lofthus42. Le 21 mars, le Général Dietrichson arrive de Kristiansand à Øyestad le 23 mars avec 300 soldats et deux canons mais il est confronté à une armée paysanne de 800 à 900 personnes43. Les paysans ont été rejoint par des «ouvriers d'ateliers et de manufactures, les mineurs et les transporteurs de bois44». Le 24 mars Dietrichson envoie ses hommes face aux paysans qui reculèrent sans combattre et relâchèrent les captifs. La révolte s'est terminée sans escarmouches ni combats. Lofthus mourut en prison et devint ensuite un symbole pour les paysans. Une autre personne très importante pour les paysans norvégiens fut Hans Nielsen Hauge45. Ce dernier était un prédicateur qui lança un mouvement de réveil à la fin du XVIIIème siècle qui s'opposa à la bureaucratisation de l’Église norvégienne. Bien que son mouvement fut purement

39 SÆTRA Gustav, « Christian Lofthuus », Né le 15 mai 1750 et mort le 13 juin 1797. Lofthus était un fermier de Risør dans le Venstre Moland (actuel Lillesand). Né hors mariage de Jens Jensen Falk et de Tarjer Kittelsdatter Lofthus, il est considéré comme l'un des premiers leaders de révoltes de paysans en Norvège durant la domination danoise.[URL: https://nbl.snl.no/Christian_Lofthuus], publié le 13 février 2009, consulté le 12 mai 2017. 40 KOHT Halvdan, Norsk bondereising : fyrebuing til bondepolitikken, , Aschehoug, 1926, p.320. 41 Ibid. p.326. 42 Ibid. p.328/329. 43 SVERDRUP Georg, Lofthusbevægelsen, Kristiania, Grøndahl, 1917, p.212. 44 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.31. 45 AARFLOT Andreas, « Hans Nielsen Hauge », Né le 3 avril 1771à Rolvsøy (actuel Frederikstad) et mort le 29 mars 1824 à Aker (actuel Oslo), [URL: https://nbl.snl.no/Hans_Nielsen_Hauge], dernière mise à jour le 20 octobre 2014, consulté le 13 mai 2017. religieux et non politique, Hauge a eu un impact important sur la population paysanne et la condition de vie de celle-ci que nous verrons un peu plus loin. Il laissa une trace importante dans le paysannat norvégien. En effet, celui-ci étant moins illettré et conscient de son statut46, cela permit aux paysans norvégiens de s'organiser en tant que force politique majeure dans le pays. Plusieurs acteurs vont donc contribuer l'apparition des paysans dans la politique norvégienne. John Neergaard47, un agriculteur du comté de Rinsdal publie en 1830 En Odelsmands Tanker om Norges nærværende Forfatning tilligemed en Samtale indeholdende Veiledning for Bønder til en rigtigere Fremgangsmaade ved Udkaarelsen af Valgmænd og Repræsentanter , plus communément appelé «Ola-boka48», pamphlet qui critique sévèrement les hauts fonctionnaires4950. Neergaard, bien qu'agriculteur, fut aussi élu au Storting plusieurs fois de 1827 à 1854, il exercera aussi le métier d’huissier de justice de 1836 à 1854 en parallèle51. La baisse de l'analphabétisme des dernières années permit à ce livre d'avoir du succès auprès des paysans. Dans ce livre, Neergaard va plaider la cause des paysans et les inciter à voter pour des candidats de leur classe, donc des paysans, et non pour des fonctionnaires, généralement venant des villes. C'est ainsi qu'en 1832, année précédent les élections au Storting, Neergaard parcourt la campagne afin d'y tenir des conférences et des assemblées pour inciter les paysans à voter pour des candidats issus du paysannat. Cette tactique sera fructueuse et lors de l'année 1833, il y aura 45 députés paysans désignés contre seulement 20 fonctionnaires52 ; les paysans formant le groupe politique le plus nombreux au parlement désigneront Ole Gabriel Ueland comme leader. Ce dernier, né le 28 octobre 1799 et mort le 9 janvier 1870, était un paysan devenu instituteur. Il a grandi notamment dans une région où le Haugenisme était très présent53. Ce sera lui qui va demander une démocratisation de l'administration régionale et municipale54. Cette loi sera adoptée en 1837 et consolidera le pouvoir politique du paysannat norvégien. Outre cette loi, Ueland avait aussi un programme économique qui visait à libérer le paysan. Cela consistait à permettre au paysan de «capitaliser sa propriété en terre et en forêt comme libre entrepreneur. Il devait avoir droit de

46 On peut parler ici de «classe en soi et classe pour soi» tel que cela est défini par Karl MARX, puisque le paysannat norvégien commence à défendre ses intérêts. 47 Né le 11 novembre 1795, mort le 15 juin 1883. 48 Traduit par «Le Livre du paysan» par Raymond Fusilier. 49 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.68. 50 En 1831, paraît Statsborgeren (Le Citoyen), journal du démocrate radical Peder Soelvold qui critiquera de la même manière les fonctionnaires et les administrateurs. Cependant le journal n'aura pas le même succès que le Ola-boka de Neergaard . Il devra démissionner de la rédaction pour «articles scandaleux» et la publication du journal s'arrêtera en 1835. 51 HELLEVE Eirik, « John Neergaard », [URL: https://nbl.snl.no/John_Neergaard], dernière mise à jour le 13 février 2009, consulté le 16 mai 2017. 52 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.32. 53 SVENDSEN Åsmund, « Ole Gabriel Ueland », [URL: https://nbl.snl.no/Ole_Gabriel_Ueland], dernière mise à jour le 13 février 2009, cosulté le 16 mai 2017. 54 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.69. transformer son bois et de le vendre où bon lui semblait et de négocier le prix55». Enfin, il permit aussi une réduction des dépenses de l’État qui allégea les impôts prélevés. Les paysans norvégiens ont donc pu stabiliser leur pouvoir par la suite, grâce au «Bondebevegelsen», le mouvement paysan. Bien que plus conservateurs que les habitants des villes, les paysans et les classes sociales basses seront défendus et leurs intérêts représentés par une nouvelle génération de libéraux, notamment à travers la figure d'un poète. , né le 17 juin 1808 à Kristiansand et mort le 12 juillet 1845, est considéré comme l'un des plus grands poète national56. Fils de Alethe Dorothea Thaulow et de Nicolai Wergeland, pasteur et membre de l'assemblée constituante d'Eidsvoll en 1814. Il est le frère aîné de Camillia Collet57 et de Joseph Frantz Oscar Wergeland. Henrik grandit donc dans un cadre très patriotique. Il commença des études en théologie en 1825 et obtient son diplôme durant l'été 1829. C'est cette même année, le 17 mai exactement, qu'il deviendra un héros populaire durant le «Torvslaget» (Bataille de la Place) où il prendra la parole contre l'armée et Karl XIV Johann, qui avait interdit le défilé ce jour-là, en se présentant comme le «frère aîné de six ans de la Constitution58». En 1829, encore, il publia son premier recueil de poèmes, Digte, første Ring (Poèmes, premier cercle), contenant plusieurs poèmes patriotiques, qui attirèrent l'attention sur lui. En plus d'un fervent patriotisme, Wergeland était aussi touché par les injustices sociales que subissaient les classes populaires :

Il attaqua toutes les injustices sociales, les privilèges, les abus. Il exprima comme personne les idées de liberté, liberté nationale et liberté démocratique, et il trouva un vaste public dans toutes les classes de la population. Il fut véritablement le porte-parole de la Norvège. Il était une heureuse combinaison de Byron et de Shelley, du jeune Victor Hugo et de Lamartine. Wergeland était bien ce que l'on appelle aujourd'hui un poète "engagé". Il se lança, poitrine découverte, dans la lutte démocratique et nationale. En attaquant de sa plume satirique les bureaucrates qui saignaient le paysan à blanc, il éveilla l'enthousiasme des paysans qui admiraient sa verve; il attaqua et ridiculisa la profession juridique. Mais pour Wergeland il n'y avait pas que les paysans et la bourgeoisie libérale. Il voyait également la misère du prolétariat urbain et rural. Il fit beaucoup pour venir en aide à ce groupe social qui manquait même de conscience de classe et d'intérêt pour l'action politique. Wergeland essaya de faire appel à leur sentiment de solidarité afin qu'ils se missent à lutter efficacement pour leurs droits en invoquant la Constitution. Il prit également la défense des travailleurs agricoles contre les gros paysans qui les exploitaient atrocement59». Cette défense de la classe populaire n'attira pas que les admirateurs. En effet, Wergeland défendait aussi la langue norvégienne, en faisant la promotion de la langue rurale et non celle parlée par les fonctionnaires et les bourgeois qui était fortement danisée, de ce fait il avait une avance d'une

55 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.33. 56 YSTAD Vigdis, « Henrik Wergeland », [URL: https://nbl.snl.no/Henrik_Wergeland], dernière mise à jour le 13 février 2009, consulté le 16 mai 2017. 57 Née le 23 janvier 1813 et morte le 6 mars 1895, elle est considérée comme la première écrivaine féministe de Norvège. 58 https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_the_Square#Aftermath, dernière mise à jour le 10 novembre 2016 à 18h52, consulté le 16 mai 2017. 59 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.34. dizaine d'années sur Ivar Aasen60. C'est ainsi que Johan Sebastian Welhaven critique sévèrement le style de Wergeland dans son essai critique de 1832 Henrik Wergelands Digtekunst og Polemik ved Aktstykker oplyste (La poésie de Henrik Wergeland et la polémique révélée par des documents). Welhaven décrivait la poésie de Wergeland comme sauvage et sans formes, et s'opposait à l'utilisation d'une langue populaire car trop arriérée selon ses critères. Cette querelle, en plus d'être culturelle et politique, était aussi personnelle. Wergeland publia plusieurs farces à l'encontre de Welhaven sous le pseudonyme de Siful Sifadda. En plus de la défense des classes populaires, Wergeland contribua à créer des bibliothèques populaires afin de permettre à la population de s'instruire. Il partagea avec les paysans des procédés agricoles «mis en application en France et en Angleterre, dans un temps où beaucoup de fermes petites et moyennes en Norvège n'avaient pas du tout de charrues ou alors de charrues en bois61». Quand Peder Soelvold dut quitter la rédaction de son journal Statsborgeren, c'est Wergeland qui prit le rôle de rédacteur en chef. En 1839, après avoir reçu une pension d'écrivain par Karl XIV Johann, Wergeland lança son journal, gratuit, nommé For Arbeidsklassen (Pour la classe ouvrière), à travers lequel il continua ses efforts pour l'éducation de la classe populaire62. Écrivain infatigable, il publia de nombreux recueils de poésie, d'articles de journaux, de pièces de théâtre et ce jusqu'à son décès en 1845. Son activité et sa notoriété poussa le parlement à promouvoir des réformes économiques et sociales en faveur des pauvres63, mais puisque encore à son époque, l'industrialisation du pays n'était qu'à ses débuts, on ne peut pas encore parler de socialisme, que cela soit en général ou même dans la pensée de Wergeland :

Il était prématuré de parler de socialisme. Wergeland n'en entrevit même pas l'idée. Il savait cependant qu'il fallait paver la voie pour un ordre social plus juste, plus équitable. Son idéal c'était une société sans classe de fonctionnaires, sans forces armées, sans profiteurs, où paysan, bourgeois et ouvrier travailleraient tous ensemble fraternellement pour le bien-être de tous64. Emporté par la pneumonie et la tuberculose, Wergeland marqua fortement le paysage social, politique et littéraire norvégien. Il contribua énormément à l'émancipation des classes populaires, cependant il restait encore beaucoup à faire.

60 Ivar Aasen, né le 5 août 1813 et mort le 23 septembre 1896, était un linguiste norvégien qui parcourut le pays à partir de 1841 afin de créer une langue issue du parler populaire. Il publie en 1848 Det Norske folkesprogs Grammatik (Grammaire de la langue populaire norvégienne) suivi d'un dictionnaire en 1850. Il est le fondateur du landsmaal (aujourd'hui nynorsk) qui était opposé au riksmaal (aujourd'hui bokmål) qui était défendu par Knud Knudsen. 61 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.34. 62 Ibid. 63 Ibid. 64 Ibid. p.35. Marcus Thrane

Marcus Møller Thrane est né le 14 octobre 1817 à Christiania (Oslo) et mort le 30 avril 1890 à Eau Claire, dans le Wisconsin, États-Unis. Fils de David Thrane (1780-1832) et de Helene Sophie Bull (1780-1831), il venait d'un cadre bourgeois et aisé. Son grand père, Paul Thrane (5 décembre 1751-15 février 1830) était un fils de paysan devenu marchand qui fît fortune en s'installant à Christiania.

Sa maison était fréquentée aussi bien par des princes et des ministres, des officiers et des riches bourgeois. Ainsi il s'est constitué un réseau avec des personnes importantes65. Paul Thrane eut deux fils, Waldemar (8 octobre 1790 – 30 décembre 1828) qui fit carrière dans la musique, et David qui devint directeur d'une banque. Bien que la situation de sa famille fut aisée, peu de temps avant la naissance de Marcus, son père fut arrêté pour une escroquerie dans laquelle il distribua 100 000 speciedaler à son frère, Waldemar, et à d'autres connaissances6667. De ce fait, Marcus grandit dans la pauvreté, mais grâce aux amis et aux connaissances de la famille, cela ne l'empêcha pas de faire des études :

Ses parents et ses amis le prirent à leur charge et décidèrent que puisqu'il montrait une intelligence bien éveillée il devait avoir la possibilité de faire des études supérieures68. Cependant, les études ne le satisfaisaient pas, il se mit alors à travailler dans un emploi commercial à Christiania mais là aussi, il n'était pas satisfait. Grâce à ce travail il put réunir des économies afin de voyager en Europe. Il parcourut ainsi, de 1838 à 1840, l'Allemagne, la Suisse, l'Angleterre et la France et gagnait sa vie en enseignant les langues69. Son retour en Norvège fut contraint car il fut arrêté à Paris pour «vagabondage». C'est l'ambassade suédo-norvégienne qui finança son retour. En 1840 il passa l'examen artium70 et se maria avec Marie Josephine Buch l'année suivante, le 11 août 184171. Il entama ensuite les études universitaires en théologie mais ne passa pas l'examen, ses études ne s’accommodant pas avec la vie conjugale. Il quitta alors, avec sa femme, la capitale pour

65 KOHT Halvdan, «I huse hans vanka dei, baade prinsar og ministrar, offiserar og rike borgarar. Og han kom i skyldskap med stor folk». Norske Folkeskrifter, n°60, «Arbeidar-rørsla av 1848 i Noreg», Norigs Ungdomslag og Studentmaallaget, Oslo, 1914, p.12/13. 66 Ibid. p.13/14. 67 TEIGE Ola, « Korrupsjon i det Norske embetsverket », [URL: http://www.norgeshistorie.no/grunnlov-og-ny- union/artikler/1359-korrupsjon-i-det-norske-embetsverket.html], publié le 25 novembre 2015 à 12h00, consulté le 19 mai 2017. 68 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.45. 69 Ibid. 70 Équivalent du baccalauréat de l'époque. 71 PRYSER Tore, «Marcus Thrane», [URL: https://nbl.snl.no/Marcus_Thrane], publié le 13 février 2009, consulté le 9 mai 2017. Lillehammer où il fonda une école privée dans laquelle lui et sa femme donnaient des cours de latin, de français, d'allemand, d’algèbre et de musique. Ils donnaient aussi des cours pour adultes le dimanche72. Marcus et Josephine donnaient aussi des représentations de théâtre :

Les Thrane étaient bien vus à Lillehammer et leur foyer devint rapidement un centre social où se réunirent les meilleurs esprits de la ville. Mais le talent artistique, héréditaire dans la famille, poussa le jeune directeur d'école à fonder un théâtre d'amateurs et à paraître lui-même sur la scène comme acteur. Les braves bourgeois de Lillehammer n'avaient rien contre le théâtre comme tel, ils apprécièrent même le talent de Thrane, mais il leur semblait tout de même qu'on ne pouvait pas être à la fois acteur et directeur d'école : ils retirèrent donc leurs enfants de l'école de Thrane, et elle dut fermer ses portes73. Le retrait des enfants était couplé aussi à la concurrence des autres écoles privées.Marcus s'est donc mis à chercher un autre travail. C'est ainsi qu'il fera ses débuts dans le journalisme en tant qu'éditeur du Drammens Adresse dans la ville de Drammen. Cela va marquer le début de son combat contre l'injustice sociale, mais avant d'aborder son action à travers le journalisme, regardons d'abord sa formation idéologique.

Nous avons vu que Marcus a voyagé durant sa jeunesse, notamment en Angleterre, en France, et en Allemagne. Ces dans ces pays qu'il va découvrir l'idéologie socialiste qu'il emmènera avec lui en Norvège. «N'oublions pas que la Norvège vivait encore en vase clos, à l'écart des grands mouvements d'idées74». Thrane va donc jouer un rôle décisif pour le futur de la classe ouvrière norvégienne. Il est donc intéressant de se pencher sur les courantes idéologiques qui sont en vogue à cette époque. Mais avant tout il faut d'abord définir le terme «socialisme» :

Le mot socialisme est moderne. Il est né à peu près simultanément en France et en Angleterre, entre 1830 et 1840. Mot nouveau, il répond à des réalités nouvelles. En effet, le socialisme moderne est un phénomène historiquement original. Il diffère profondément des conceptions anciennes qui nous semblent aujourd'hui plus ou moins socialistes. Doctrine économique avant tout, le socialisme moderne affirme qu'il est possible de remplacer la libre initiative des individus par l'action concertée de la collectivité dans la production et la répartition des richesses. Or cette doctrine ne surgit pas accidentellement au début du XIXe siècle. Elle a eu pour origine immédiate la révolution industrielle et la misère qui accompagna celle-ci. Le socialisme prétend résoudre le paradoxe du monde moderne: le paupérisme qui naît du machinisme75. Le socialisme est donc une idéologie qui surgit en réaction à l'environnement dans lequel la société évolue ; dans ce cas, en réponse à l'industrialisation de l'Europe et la création de nouvelles classes et couches sociales. La production de produits manufacturés est augmentée grâce à l'apparition des machines et cela modifie l'économie et son fonctionnement. Deux personnes vont théoriser cette

72 Ibid. «De kunne tilby dels elementærundervisning, dels undervisning på høyere nivå i latin, fransk, tysk, matematikk og musikk [...] De drev også søndagsskole for voksne», consulté le 19 mai 2017. 73 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.45/46. 74 Ibid. p.45. 75 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.21/22. nouvelle économie naissante : Adam Smith76 dans son ouvrage Enquêtes sur la nature et les causes de la richesse des Nations en 1776 et David Ricardo77 dans Principes de l'économie politique et de l'impôt en 1817. Pour ces penseurs, la société est constitué d'un groupe d'individus qui fonctionnent suivant les contrats d'échanges, entre un vendeur et un acheteur, qui doivent être respectés. Aucune des deux parties n'est perdante puisque le vendeur propose un produit contre de l'argent venant de l'acheteur, l'argent ayant une valeur correspondant à la marchandise. Cette doctrine ne peut que fonctionner qu'en l'absence de guerre, d'un État fort, et avec la garantie de la propriété privée et du libre- échange. Cependant, l'industrialisation, qui, comme on pourrait le penser, devait réduire le temps du travail humain et améliorer les conditions de vie, or cela n'a pas été le cas : le temps de travail a augmenté pour les ouvriers, leur paupérisation s'est accrue ; de l'autre côté la classe bourgeoise et capitaliste a augmenté ses bénéfices et profits. A cela s'est donc développée la pensée socialiste, qui est, comme nous l'avons vu plus haut, avant tout une doctrine économique. Plusieurs penseurs vont théoriser des pensées à l'opposé des libéraux et du capitalisme78. L'Angleterre étant le pays le plus avancé dans l'industrialisation, c'est donc dans ce pays que l'opposition au libéralisme économique apparaît en premier. Le premier à lancer un mouvement d'opposition est Robert Owen79. Entrepreneur britannique d'origine galloise, il est considéré comme le père du mouvement coopératif et fondateur d'un courant socialiste utopique nommé d'après son nom «l'owenisme». Owen, étant entrepreneur, visait à améliorer le sort de ses ouvriers, mais aussi ceux et celles des autres entreprises ; il agissait au niveau national comme au niveau international. Il tenta des expériences auprès de ses ouvriers, comme la baisse de l'heure de travail à dix heures et demie, il instaura la fixité des salaires, créa des crèches et des écoles pour les enfants d'ouvriers afin qu'ils puissent s'instruire80. En réponse à la crise de 1815 et de 1817 que subit l'Angleterre en raison de la surproduction de produits manufacturés et de l'absence d'acheteurs afin d'écouler la marchandise, il propose aux dirigeants d'autres pays, lors d'un Congrès à Aix-la-Chapelle, la création de législations protégeant le travail et limitant sa durée. En effet, les produits manufacturés n'étant pas des produits de luxe, ils n'intéressent pas les classes aisés, mais puisque leur prix de vente est beaucoup trop élevé par rapport au salaire des ouvriers, ces derniers ne peuvent les acheter non plus. Owen s'opposera aussi aux workhouses dans lesquels chômeurs et indigents étaient obligés de travailler afin de recevoir une allocation81. Il préconisait la création de colonies

76 Né le 5 juin 1723 et mort le 17 juillet 1790, Adam Smith est un philosophe et économiste d'origine écossaise de l'époque des Lumières. Il est souvent considéré comme le père des sciences économiques modernes. 77 Né le 19 avril 1772 et mort le 11 septembre 1823, David Ricardo est un économiste britannique, considéré comme l'un des plus influentes de la branche libérale, ou dite «classique». 78 Il faut aussi noter deux tendances, opposées, dans le socialisme : le socialisme anarchiste, visant à abolir l’État, et le socialisme étatiste, qui promeut un État fort afin de réduire les inégalités. 79 Né le 14 mai 1771 et mort le 17 novembre 1858. 80 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.38. 81 Work house test act, loi passée en 1723 et réformée en 1782. agricoles, à la place de ces workhouses, où les personnes travailleraient pour leurs seuls besoins82. Tout d'abord étatiste, Owen sera vite déçu par les dirigeants et conseillera aux ouvriers de ne faire confiance qu'à eux-mêmes. Cela donnera donc naissance à des coopératives gérées par les ouvriers où l'on échangeait des produits selon le nombre d'heures passés à sa fabrication et non contre une monnaie comme l'argent :

En 1830, il y avait en Angleterre 170 boutiques coopératives, en 1832, de 400 à 500. Puis elles disparurent assez rapidement, pour reparaître plus tard, vers 1840, avec des magasins coopératifs, « Stores », où le bénéfice était aboli, où les producteurs vendaient directement aux consommateurs, mais en conservant l'usage de la monnaie83. Owen est un homme d'action, il ne théorisera pas idées à l'écrit, préférant passer directement à leur application, et donc de trouver des remèdes aux maux crées par l'industrialisation. Cependant, l'économiste suisse, Jean de Sismondi, va théoriser l'exploitation ouvrière par l'industrialisation dans son livre Les Nouveaux principes d’Économie Politique ou la Richesse dans ses rapports avec la population en 1819. Bien qu'influencé par Smith et Ricardo, il s'opposera à eux à travers cet ouvrage. Les idées directrices peuvent être classées en trois parties : concentration, surproduction, misère ouvrière84. La libre concurrence aboutit donc non pas à l'harmonie des intérêts, comme le dit Ricardo, mais à la concentration des fortunes par une petite frange de la population. Cette dernière va donc produire plus afin de faire plus de profits que d'autres entreprises et créer de la surproduction. Cela couplé à la baisse des salaires des ouvriers afin d'augmenter davantage les profits crée la misère ouvrière. Les produits ne pouvant être achetés par ces derniers, trop pauvres. A cette même époque, en France, se développe aussi un courant socialiste nommé le saint- simonisme. Il est nommé d'après Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon85, philosophe et économiste français. Influencé d'abord par le libéralisme politique et économique, Saint-Simon militera en faveur d'un régime parlementaire afin de mettre fin aux conflits violents qu'ont lieux en Europe. Il opposera au régime militaire et gouvernemental un régime industriel et administratif. Par la suite il s'associera à Auguste Comte86, et il sera influencé par les théocrates qui le pousseront vers une doctrine plus autoritaire87.

Ainsi, de plus en plus, Saint-Simon s'éloigne de l'économie libérale. Alors que celle-ci se place au point de vue des consommateurs et proclame l'identité des intérêts de tous et de chacun, Saint-Simon se place au point de vue des producteurs. Il considère le genre humain comme composé en très grande majorité de producteurs, associés en vue d'accroître la richesse sociale et rémunérés chacun selon sa mise sociale, capital avancé et travail fourni. Il réserve la

82 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.40. 83 Ibid. p.42. 84 Ibid. p.64. 85 Né le 17 octobre 1760 et mort le 19 mai 1825. 86 Né le 19 janvier 1798 et mort le 5 septembre 1857, philosophe de formation, il sera d'abord secrétaire de Saint- Simon puis son disciple. Fondateur du positivisme, il aura une influence considérable sur l'épistémologie et la sociologie en France. 87 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.75. dénomination de consommateurs à ceux qui, sans produire, consomment le travail des autres, ou, en tout cas, consomment plus qu'ils ne produisent. L'intérêt général est lésé lorsque les non-producteurs prélèvent une dîme sur le produit du travail des producteurs. Qu'est-ce donc, au point de vue économique, que le régime gouvernemental ou militaire? C'est un régime où les consommateurs exploitent les producteurs. Qu'est-ce au contraire que le régime industriel? C'est un régime où les producteurs ont secoué le joug des consommateurs et repris, pour leur compte, l'administration de la société industrielle88. Aussi, pour lutter contre l'individualisme, Saint-Simon prêche pour une religion nouvelle, se plaçant entre le catholicisme réactionnaire et l'individualisme protestant, nommé Nouveau Christianisme. A sa mort, ce seront ses disciples qui continueront de répandre ses idées.

A partir des années 1830 se développent en France d'autres courants socialistes. Il y a notamment le courant communiste, inspiré de Babeuf, qui, en 1796, avait crée une organisation secrète afin de mener une insurrection. Un de ses collaborateur, Buonarroti, déporté au bagne, rapporte le programme des babouvistes dans lequel il y a deux systèmes économiques à distinguer : le système égoïste basé sur l'individualisme, le laissez-faire et la concurrence ; le système de l'égalité qui s'inspire des principes de Jean-Jacques Rousseau. Afin d'atteindre le système de l'égalité, les babouvistes devaient abolir trois choses : l'hérédité, l’aliénabilité (la capacité de vendre des produits du travail), et enfin l'inégalité des salaires attachés aux différentes travaux89. Cette doctrine communiste était d'autant plus renforcée par son credo : à chacun selon ses besoins. Afin d'appliquer cette doctrine il fallait, selon les babouvistes, mener une insurrection victorieuse. Celui qui va s'en inspirer sera notamment Auguste Blanqui90. Il sera aidé par Martin Bernard91, ouvrier typographe puis député, et Armand Barbès92, qui mèneront une insurrection en 1839 :

En 1834, il [Auguste Blanqui] relie étroitement son entreprise à une critique du droit de propriété en souhaitant que les «instruments de travail» n'appartiennent «qu'à ceux qui s'en servent». Il organise, au nom de ce rapprochement entre République et socialisme, des sociétés secrètes qui lui vaudront son destin de vaincu et de détenu. Il y étale son goût minutieux et tout militaire pour la hiérarchie et le cloisonnement mais l'appel qu'il lance, avec ses camarades, en mai 1839, au peuple de Paris, afin de le soulever contre ses oppresseurs, n'aboutit pas à la constitution du gouvernement provisoire de ses rêves93. En effet, pour la Blanqui, la révolution qui mènerait à la libération du peuple ne pouvait qu'être violente94. Il sera emprisonné après l'échec de son insurrection, malgré l'occupation de l'hôtel de

88 Ibid. p.76. 89 Ibid. p.82. 90 Né le 8 février 1805 et mort le 1er janvier 1881. Blanqui était un révolutionnaire socialiste français qui par la suite deviendra député. 91 Né le 17 septembre 1808 et mort le 22 octobre 1883. 92 Né le 18 septembre 1809 et mort le 26 juin 1870. 93 SOLE Jacques, Révolutions et révolutionnaire en Europe, 1789-1918, Gallimard, 2008, p.231. 94 GEARY Dick, «[...] Blanqui was influenced by by the new political economy and French Utopian socialism. [...] it was for his commitement for violent conspiracy and ensuing dictatorship that Blanqui was to be most important in the revolutionnary tradition». Revolutions and the Revolutionary Tradition: In the West 1560-1991, David PARKER, Routledge, Londres et New York City, 2000, p.136. Ville et de la Préfecture de Police. Cependant, les sociétés secrètes de type communiste réapparaîtront plus tard, elles aussi inspirés de Blanqui, comme Les Egalitaires ou Les Unitaires, qui seront organisées militairement et tenteront des coups d'état ou des attentats95. Plus pacifique et démocratique, il y aura aussi Louis Blanc96 qui jouera un rôle important pour le socialisme étatiste. Fortement inspiré du socialisme catholique de Philippe Buchez97, il distingue comme lui trois périodes de l'histoire : la première étant celle de l'autorité, de la contrainte et de l'inégalité ; la deuxième celle de l'individualisme, du laissez-faire et du voltairianisme ; la troisième celle de l'esprit de la fraternité qui organisera la société de façon chrétienne et démocratique98. Il écrit, en 1841, L'Organisation du travail dans lequel il expose ses idées :

Dans la première partie critique, Louis Blanc dénonce à son tour la concurrence comme une source de misère non seulement pour l'ouvrier mais pour la bourgeoisie. La lutte des entreprises s'écroulant les unes après les autres ruine le pays entier. Dans la partie constructive de son ouvrage, Louis Blanc admet que la concentration industrielle est un bien, à condition qu'elle soit contrôlée par les forces populaires. C'est ici qu'on le voit faire effort pour démocratiser le saint-simonisme. Il veut le suffrage universel, il compte sur un parlement élu pour organiser la réforme sociale. Celle-ci implique: 1° la constitution d'un Ministère du Progrès avec un budget supposant le remplacement de la Banque de France par une Banque Nationale, la réorganisation des chemins de fer et des assurances; 2° la formation d'ateliers sociaux, qui seront agricoles et industriels, la gestion restant toujours soumise à l'élection. Sur les gains, un quart serait consacré à l'amortissement du capital avancé par l'État, un quart à l'organisation des secours en cas d'accidents, un quart à l'assistance pour les vieillards et les enfants, un quart au salaire des travailleurs. Le principe de distribution est égalitaire, les salaires doivent être proportionnés à la quantité de travail, non à la qualité. Louis Blanc se sépare ici nettement du saint-simonisme ; sa formule est : de chacun - et non plus à chacun - selon sa capacité, à chacun suivant ses besoins99. Par la suite, en 1843, Blanc publiera des articles dans un journal nommé La Réforme, fondé par Alexandre Ledru-Rollin, aux cotés de personnes telles que Pierre-Joseph Proudhon, Karl Marx ou encore Michel Bakounine. Il utilisera ce moyen affin de propager ses idées socialistes. Pendant cette même période, en Angleterre, un nouveau mouvement social se développe et qui sera d'abord mené par les radicaux. Ces derniers n'ont rien de socialiste, ce sont au contraire des partisans du laissez-faire influencés par Bentham100. Les radicaux vont militer pour le suffrage universel afin de gagner de l'importance et de l'influence au sein du parlement. Cette influence

95 HALEVY Elie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.82. 96 Né le 29 octobre 1811 et mort le 6 décembre 1882. 97 Né le 31 mars 1796 et mort le 11 août 1865, Buchez est un docteur en médecine, homme politique, historien et sociologue français. Inspiré d'abord par le saint-simonisme, il s'éloignera d'eux à cause du mysticisme qui y règne parmi les adeptes. Pour lui, le catholicisme peut mener au socialisme et il n'est pas incompatible avec la révolution. Comme Owen, il va s'opposer à la concurrence et promouvoir l'assocation et les coopératives qui seront essayées par ses disciples. Il fondera aussi le journal l'Atelier dans lequel il discutera des questions économiques et politiques. 98 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.84/85 99 Ibid. p.85/86. 100 Né le 15 février 1748 et mort le 6 juin 1832, Jeremy Benthal est un philosophe et jurisconsulte britannique, fondateur avec John Stuart Mill de l'utilitarisme. Il est aussi l'un des précurseurs du libéralisme, au niveau des droits individuels, de la liberté d'expression et économique. montante se verra notamment ressentir sur le parlement à travers les lois sur les fabriques et la nouvelle loi d'assistance publique de 1834101. Le but de cet loi était de s'occuper des indigents en les logeant dans des workhouses afin de vider les rues de leur présence mais aussi de réduire le coût de leur entretien. Les workhouses se sont donc démocratisés et les conditions étaient extrêmement rudes afin qu'ils soient sûrs de ne recevoir que les plus nécessiteux. En échange du logement, de la nourriture et les soins, les pauvres devaient travailler en contrepartie. Les hommes, les femmes, et les enfants étaient tous logés dans des compartiments différents102. Les radicaux, puisque influencés par Bentham devaient logiquement s'opposer à de telles lois d'assistanat. Que cela soit Bentham, Ricardo, mais surtout Malthus, l'assistanat des pauvres ne feraient qu'augmenter leur misère à cause de la surpopulation. Mais puisque le credo des radicaux, issu de Bentham, était le plus grand bonheur pour tous en ce bas monde, une administration centralisée qui gérait la vie des pauvres était une aubaine pour eux. Cependant, cette loi est très impopulaire, que cela soit au parlement, auprès des tories évangélistes par exemple, ou la classe ouvrière, qui commence à organiser de l'agitation :

L'agitation était dirigée aussi bien par l'extrême gauche radicale que par les tories évangélistes, tels Oastler et Stephen, qui s'en prenaient au régime industriel et demandaient le retour à la vie rurale: beaucoup de journaliers agricoles, qui ne trouvaient pas de travail aux champs, s'embauchèrent comme manœuvres dans les usines et sur les chantiers des voies ferrées, par haine des workhouses. Les radicaux, qui s'étaient crus populaires, se virent ainsi dépassés par un vaste mouvement. réactionnaire et révolutionnaire à la fois. Pour regagner leur influence, ils cherchèrent à ramener les ouvriers vers la politique, et. décidèrent de reprendre le mouvement en faveur de l'extension du droit de suffrage103. C'est ainsi qu'est créée, en mai 1838, la Charte du Peuple (People's Charter) et donne naissance au mouvement Chartiste. Cette charte comportait six points qui définissait son programme : le suffrage universel, scrutin secret, indemnité parlementaire, suppression du cens104 d'éligibilité, égalité des circonscriptions électorales, élections annuelles. Le mouvement va, cependant, militer pour d'autres droits et va mener les radicaux à la confusion. En effet, Feargus O'Connor va fonder le journal The Northern Star dans lequel il va réclamer le suffrage universel mais pour lutter contre la loi des pauvres de 1834. Il militera aussi pour des réformes sociales et pour l'établissement de journées de dix heures. C'est de la que va donc naître le socialisme politique. Le mouvement chartiste s'étendra de 1838 à 1848 et se fera remarquer par trois grandes manifestations, certaines regroupant 100 000 personnes comme en 1839 lors desquelles ils lancèrent des pétitions qui seront rejetés, dont celle de 1842 qui regroupa plus de trois million de signatures105. En 1848, avec les événements de Paris, les

101 Poor Law Amendement Act 1834. 102 THE NATIONAL ARCHIVES, « 1834 Poor Law », [URL: http://www.nationalarchives.gov.uk/education/resources/1834-poor-law/], consulté le 25 mai 2017. 103 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.55. 104 Prix à payer qui est fixé afin de pouvoir voter. 105 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.57. chartistes virent une nouvelle lueur d'espoir, quelques émeutes ont lieu et O'Connor porte une nouvelle pétition. Cependant, le mouvement se ridiculisa en clamant d'avoir plus de cinq million de signatures, ce qui ne sera pas le cas, et que la pétition fut signée par la Reine Victoria. Le mouvement ne sera pas emporté par la fougue insurrectionnelle et disparaîtra peu de temps après.

Il ne faut pas oublier non plus l'importance de l'Allemagne, bien que le socialisme y fut introduit plus tardivement qu'en France ou en Angleterre. En effet, la pensée dominante en Allemagne à la première moitié du XIXème siècle est issue de Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Sa philosophie possède un caractère double : elle est une philosophie de l'absolu et en me temps une philosophie du devenir perpétuel. Grâce à la dialectique on remet en question l'Histoire et les idées, ces dernières étant imparfaites sont critiquées et de nouvelles sont idées sont formulées, et cela indéfiniment. On cherche ainsi dans chaque terme une contradiction qui se résout dans un terme supérieur. La progression dialectique permet de retenir tous les termes dans l'unité d'un système qui se confond avec le devenir lui-même. Philosophie qui, en dernière analyse, est essentiellement conservatrice et conciliatrice : elle concilie dans l'absolu les idées qui, dans leur particularité, se contredisent106. La dialectique fonctionne donc ainsi : thèse, antithèse, synthèse. Pour Hegel, la famille est une négation de l'individu lui-même, elle est donc la thèse ; la société civile permet à l'individu d'exprimer son individualisme, elle est donc l'antithèse ; cependant, l'individualisme détruit la société, la synthèse des deux est donc l’État qui établie une conciliation entre la famille et la société civile. C'est donc cette pensée philosophique qui est populaire auprès des intellectuels allemands à cette époque. Hegel étant un conservateur modéré et partisan de la monarchie constitutionnelle, sa philosophie sera tout de même utilisée par des intellectuels et des révolutionnaires de gauche notamment après la révolution française de 1830 et la mort de Hegel en 1831. Plusieurs auteurs vont donc utiliser la dialectique et la philosophie hégélienne et critiquer Hegel comme Bruno Bauer107. En 1842 il écrit Trompette du Jugement dernier contre Hegel l'athée et l'antéchrist, dans lequel il dénonce l'athéisme caché de Hegel, qui est sa pensée véritable, Bauer souhaite «réintégrer Dieu en l'homme». En 1841 il y aura aussi Ludwig Feuerbach108 qui publiera Essence du Christianisme qui partira du même postulat que Bauer : la religion est une extériorisation de l'homme. Sauf que Feuerbach va rompre avec l'hégélianisme contrairement à Bauer qui gardera des affinités avec cette philosophie. Mais le critique le plus virulent et le plus important de Hegel, qui par la suite deviendra l'un des penseurs le plus important pour la classe ouvrière est Karl Marx109.

106 Ibid. p.101/102. 107 Né le 6 septembre 1809 et mort le 13 avril 1882, Bauer est une théologien, philosophe et historien allemand. 108 Né le 28 juillet 1804 et mort le 13 septembre 1872, Feuerbach, philosophe allemand, disciple puis critique de Hegel, il sera le chef de file du courant matérialiste. 109 Né le 5 mai 1818 et mort le 14 mars 1883, il exercera en tant que journaliste, historien, économiste ,philosophe, sociologue, et aura un rôle important dans l'expansion du socialisme et du communisme après 1848, notamment Bien qu'au début il ne fut qu'un radical, politiquement parlant, fréquentant les hégéliens et notamment le Doktorklub de Bauer110, ce n'est qu'après sont séjour Paris qu'il se familiarisera avec le socialisme et le communisme dans les années 1840. Ses premières idées se voient notamment dans son «Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel» article dans les Annales franco-allemandes en 1844. Il y explique notamment que la révolution a besoin d'une tête, la philosophie néo-hégélienne et d'un cœur, le prolétariat111. Il approfondira par la suite sa pensée notamment avec la rencontre des idées de Blanqui et de Pierre-Joseph Proudhon à qui il donnera des leçons sur le matérialisme historique et la dialectique, bien qu'une forte rivalité s'installera entre eux. C'est avec la collaboration avec Friedrich Engels112 que Marx va consolider ses idées communistes et révolutionnaires. Grâce à Engels, Marx va découvrir l'économie et y appliquera la méthode dialectique. C'est en 1848 que Marx et Engels publient leur chef d’œuvre, Le Manifeste du Parti communiste. Ce livre aura un impact énorme sur le prolétariat et les intellectuels de gauche, ainsi que les révolutionnaires. Dans cet ouvrage, Marx et Engels expliquent que «l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes des classes113». Ils expliquent aussi que la bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle révolutionnaire important. Elle a détruit toutes les anciennes classes dominantes et s'est hissée elle-même à la position dominante. Mais dans ce processus elle a crée une nouvelle classe, antagoniste, le prolétariat qui est dominé par la bourgeoisie qui a acquis les moyens de production. Ce prolétariat renversera la bourgeoisie et permettra la révolution qui changera le monde et libérera les hommes de l'oppression. Bien que cet ouvrage fut important pour l'époque, Marcus Thrane n'a ni connu ni lu les ouvrages de Marx :

Mais le séjour en France et en Allemagne de Marcus Thrane était trop court pour lui permettre d'observer vraiment le capitalisme naissant. Il avait bien rencontré les artisans allemands encore organisés en guildes puissantes, mais il manquait à Thrane les connaissances et la perspicacité de Karl Marx. Il ignorait jusqu'au principes élémentaires du matérialisme historique et de la dialectique. Thrane ne fut donc jamais un marxiste, ni avant, ni après Marx114. Bien qu'une version suédoise, traduite et publiée en 1848115 par Per Götreck116, circulera en

grâce au Manifeste du Parti communiste. 110 HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972, p.105. 111 Ibid. p.107. 112 Né le 20 novembre 1820 et mort le 5 août 1895, Engels était un philosophe et théoricien socialiste et communiste allemand. Fils d'un riche industriel ayant fait fortune dans la filature de coton, il sera envoyé par ce dernier à Manchester afin d'apprendre les ficelles du métier et succéder à son père. C'est là-bas qu'il va rencontrer la classe ouvrière et découvrir les conditions dans lesquelles elle évolue. Il écrit plusieurs articles dans les Annales franco- allemandes qui vont attirer la curiosité de Marx. Il publiera aussi, suite à un article, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, en 1845, époque où libre-échangisme fait rage, dans lequel il déclare que l'industrie va mener l'Angleterre à la révolution vers 1847. Bien qu'il aura raison sur la crise et les conditions difficiles de cette année, il n'y aura aucun mouvement insurrectionnel. 113 MARX Karl et ENGELS Friedrich, Manifeste du parti communiste, 1848, traduction par Emile Bottigelli, 1972, Flammarion, Paris, 1998, p.73. 114 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.47. 115 BACKSTRÖM Knut, Götrek og manifestet, Gidlund, 1972. 116 Né en 1798 et mort en 1876. Götreck exerça le métier d'imprimeur mais aussi de traducteur. Il écrit notamment un livre sur la pensée religieuse de Saint-Simon en 1831, et s'intéresse ensuite à la pensée d'Etienne Cabet et publie une sélection de textes en 1846, Upplysningar om kommunismen (Informations sur le communisme). En 1847 il s'intéresse aux écrits de Charles Fourier et s'inspire de ses idées pour la publication de Om proletariatet och dess Scandinavie, nous ne sommes pas sûrs que Thrane ait lu le Manifeste117. Cependant, nous savons que Thrane a lu un autre penseur allemand du communisme : Wilhelm Weitling118. Idéologiquement proche de Babeuf, Weitling prêchait un communisme chrétien et non athée comme Marx, qu'il fréquentera d'ailleurs dans la Ligue des Justes qui deviendra plus tard la Ligue des Communistes. Weitling préférait l'agitation sociale à la pratique de la conspiration, et estimait que les intérêts des prolétaires étaient incompatibles avec ceux de la bourgeoisie. Il avait donc une conception communiste de la lutte des classes119. Une forte rivalité éclata aussi entre Marx et Weitling, ce qui mène à l'expulsion de ce dernier, ainsi que de ses partisans, de la Ligue des Communistes.En 1844 il publie son œuvre majeure, Garanties de l'harmonie et de la liberté, qui est traduit en norvégien sous le titre Garantier for Harmonien og Friheden en 1847120. Thrane avait l'habitude, en effet, de lire des passages de ce livre durant ses discours publics121. Tel est donc le milieu idéologique que Thrane va donc découvrir lors de ses voyages en Europe. Nous verrons par la suite en détail les similitudes entre son idéologie et celles qu'il rencontre en Europe. Le Drammens Adresse était un journal d'opposition libéral qui soutenait les paysans dans lequel Marcus Thrane a été recruté en tant que rédacteur. L'importance de la ville de Drammen est forte quant à la voie que Thrane va emprunter. En effet, à cette époque Drammen, située dans le comté de Buskerud, est l'un des centres de l'industrie du bois en Norvège, grâce notamment au Drammenselva, fleuve long de 45km qui se jette dans le Drammenfjorden et qui permettait la circulation des troncs d'arbres jusqu'aux scieries. Il est donc évident que la main d’œuvre était importante dans cette ville.

befrielse genom den sanna kommunismen (Sur le prolétariat et sa libération par le vrai communisme). Nous pouvons donc voir que sa pensée est fortement inspirée de socialistes utopistes tels que Saint-Simon et Etienne Cabet, qui sont les fondateurs du communisme chrétien. Il n'est donc pas étonnant que son approche du communisme soit fortement marquée par sa pensée religieuse. C'est donc en 1848 qu'il publie la traduction en langue suédoise du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, soit l'année de publication de la version originale en langue allemande. La particularité de cette traduction est que Götrek s'est permis quelques libertés de traduction. En effet, il change complétement le titre de l'ouvrage et le remplace par Kommunismens Röst, «La voix du Communisme». Il va aussi remplacer la devise du Parti, qui se trouve sur la couverture du livre, «Proletärer i alla länder, förenen eder!», «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» par "Folkets röst är Guds röst", c'est à dire "La voix du Peuple est la voix de Dieu". Nous pouvons donc voir que dès l'année de publication du Manifeste, celui-ci se voit modifier, certes légèrement, dans sa traduction suédoise. Cette traduction ne sera pas changée avant 1886. 117 PRYSER Tore, «Marcus Thrane», [URL: https://nbl.snl.no/Marcus_Thrane], consulté le 25 mai 2017, «Tidligere mente historikerne at Thrane ikke kjente Marx, men en svensk versjon av Det kommunistiske manifest fra 1848 under tittelen Kommunismens Røst kan han ha lest». «Auparavant, les historiens croyaient que Thrane ne connaissait pas Marx, mais il est possible qu'il ait lu une version du Manifeste du Parti communiste en langue suédoise paru sous le titre de Kommunismens Røst». 118 Né le 5 octobre 1808 et mort le 25 janvier 1871. 119 https://fr.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Weitling, dernière mise à jour le 25 janvier 2017 à 19h16, consulté le 25 mai 2017. 120 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.76. 121 KOHT Halvdan, «[...] og vi veit i minsto at han [Thrane] brukte aa lese upp av denne boka i talane sine». Norske Folkeskrifter, n°60, «Arbeidar-rørsla av 1848 i Noreg», Norigs Ungdomslag og Studentmaallaget, Oslo, 1914, p.25. Nous allons donc nous intéresser à la façon dont Marcus Thrane mènera sa lutte pour le progrès social et la libération des ouvriers et des paysans de la domination des classes bourgeoises et aisées. Nous allons tout particulièrement nous intéresser à un aspect tout particulier de cette lutte : la violence. En effet, Marcus Thrane évolue dans une époque où le socialisme connaît un renouveau grâce aux idées de Marx et d'Engels, mais aussi où l'Europe est frappée par une vague révolutionnaire à travers plusieurs pays, vague qui sera lancée par la révolution française de février qui inspirera Thrane à se lancer dans la politique. De part ce contexte, nous pouvons penser que Thrane lança un mouvement révolutionnaire qui allait secouer la vie politique norvégienne notamment par une violence politique qui permettrait au prolétariat norvégien de se libérer de la domination bourgeoise. Nous allons donc voir quel était le rôle de la violence dans le combat politique de Thrane et si cette violence a réellement existé et a été pratiquée, notamment à travers son journal, le Arbeiderforeningernes Blad, Journal du mouvement ouvrier, qui nous permettra de comprendre l'idéologie de Thrane et comment il utilisera ce média pour faire circuler ses idées. Dans un premier temps, nous allons analyser la situation des classes sociales du pays et comment la société norvégienne est constituée, notamment à travers une analyse des classes dominantes, du prolétariat et de son organisation, mais aussi de l'importance de la religion dans le pays. Dans un second temps, nous verrons le contexte dans lequel Thrane crée son journal et comment celui-ci fonctionne. Nous verrons notamment que le journal, durant l'année 1849, est un outil d'édification populaire afin de réunir une classe ouvrière fortement divisée, mais aussi pour l'éduquer, ainsi que l'utilisation du journal comme outil de propagande pour faire circuler les idées du mouvement ouvrier. Enfin, nous verrons comment la violence apparaît dans le journal et quel est son rôle dans le combat mené par Thrane et les ouvriers. Nous allons voir dans un premier temps qu'une certaine violence existe dans le mouvement, violence venant de la part du mouvement, bien que celui-ci ne sera pas la forme de violence la plus présente. Ensuite nous verrons qu'une autre forme de violence, celle subie par les ouvriers aura une place de choix dans le journal puisque le journal permettra aux ouvriers de s'exprimer via des lettres envoyés à Thrane sur les conditions violentes dans lesquelles évoluent les ouvriers et les paysans. Dans la dernière partie, nous verrons enfin que la violence du mouvement ouvrier n'est qu'une création et une imagination de l'opposition bourgeoise afin de ralentir et décrédibiliser le mouvement qui s'accroît de plus en plus et gagne en importance dans le paysage politique norvégien. Nous verrons cela notamment à travers divers articles de journaux bourgeois qui critiquent le mouvement de Thrane que lui-même cite et relaie dans son journal. Partie I

1.1 Les classes dominantes en Norvège

L'organisation politique et économique dépend du corps social du pays. Il est donc intéressant d'analyser la démographie et l'organisation sociale en Norvège dans la première moitié du XIXème siècle.En 1801 il y avait 883 603 habitants, en 1815 il n'y a eu qu'une légère augmentation à 885 431. En 1825 la population a augmenté jusqu'à 1 051 318, puis à 1 194 827 en 1835. En 1845, on recense 1 328 471 habitants en Norvège122, dont 126 000 en zone urbaine et 25 000 à Oslo123. Jusqu'en 1814, la classe dominante est celle de la bourgeoisie puisque la noblesse norvégienne n'existait presque plus et avait perdu ses privilèges comme nous l'avons vu plus haut. «L'administration, les cadres politiques du pays, étaient constitués par une bureaucratie de fonctionnaires d'origine bourgeoise (haute bourgeoisie)124». A partir des années 1830 les classes sociales dominantes évoluent dans le pays. En effet, la classe dirigeante ou dominante du pays est composé de quatre groupes différents : les hauts fonctionnaires, les gros marchands et entrepreneurs (qui incluent l'aristocratie commerciale et manufacturière), les gros propriétaires et les gros fermiers des vallées de l'Est125.

Les hauts fonctionnaires, issus de la bourgeoisie, avaient remplacé l'aristocratie héréditaire en tant qu'administrateurs du royaume. Cette classe était souvent d'origine danoise voire allemande mais l'établissement de longue date a mené à leur norvégianisation. Cependant, jusqu'en 1812, date de l’ouverture de la première université à Christiania, beaucoup de personnes issues de la bourgeoisie s'éduquaient au Danemark, ce qui entraînait donc une danisation. «Ces administrateurs étaient généralement incorruptibles, très cultivés et avec un profond sentiment de leur devoir envers le souverain et envers le pays126». A partir de 1814 débuta le déclin de cette classe sociale puisque les sièges au parlement n'étaient plus réservés qu'aux bourgeois. De plus, leur statut de bureaucrate n'apportait aucun privilège économique, ils ne purent donc s'établir dans le pays en tant que dirigeants économiques.

Ce sont les gros marchands qui constituaient la classe des dirigeants économiques. Ces marchands

122 STATISTISK SENTRALBYRÅ, [URL: http://www.ssb.no/a/fob2001/nos_d316/fob-00-tabeller.pdf], consulté le 10 mai 2017. 123 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.22. 124 Ibid. p.21/22. 125 Ibid. p.24. 126 Ibid. étaient dans divers secteurs : gros marchands de bois, maîtres de forges, manufacturiers. Ce même groupe pouvait se diviser en deux sous-groupes géographiques : «ceux du Sud-Est, la région qui entoure la capitale, et ceux de la région côtière de l'Ouest et du Nord». Ces derniers étaient surtout dans le commerce, donc dans l'exportation des poissons achetés aux pêcheurs ou les importations venant de l'étranger. Ils avaient souvent une place de choix au sein de leur communauté et ne tentaient guère d'opérations hasardeuses, ce qui a fait que la crise économique après 1814 n'eut que peu de conséquences sur leur affaires. Cependant, ceux issus du sud-est du pays, composés de gros marchands et manufacturiers de bois, de chefs d'entreprises métallurgiques et maîtres de forges, qui se rapprochaient déjà du type capitaliste, furent gravement touchés par la crise au point qu'ils furent quasiment anéantis. «Vers 1840 ce groupe avait perdu le pouvoir économique et politique qu'il avait, ou put avoir le lendemain d'Eidsvoll127».

Le troisième groupe dirigeant étaient les grands propriétaires bourgeois. Ils profitèrent du besoin d'argent de l’État qui mit en vente de nombreux terrains et forêts au cours du XVIIème et XVIIIème siècle. Ils s'enrichirent notamment grâce au placement de leurs terres proches des bordures de la mer et des centres de pêches et en imitant les seigneurs français et lords anglais du XVIIIème et XIXème siècle, de façon plus modeste. Les propriétaires du grand nord et de l'ouest se sont efforcés de garder leur bien après la crise, «insistant même en matière d'héritages sur la vieille tradition du droit d'aînesse, ou du moins sur l'héritage du domaine entier par un seul fils128», il n'en fut pas de même pour les propriétaires de l'est et du sud du pays. En effet, la crise économique, l'augmentation des impôts fonciers conduisirent au démembrement des terres et à la vente de leur terres et forêts aux paysans. Cet affaiblissement économique empêcha ce groupe de jouer un rôle important dans la politique, malgré les alliances passées avec les grands entrepreneurs industriels.

Le quatrième groupe dominant était composé des gros fermiers des vallées de l'Est, notamment ceux du Gudbrandsdal et de l'Osterdal. Ces derniers employaient une grande main d’œuvre rurale. Ils avaient profité des ventes des terres et forêts des grands propriétaires bourgeois afin de s'enrichir. Ils avaient su placer leurs fonds dans des entreprises ce qui assurait des profits convenables. L'abolition des restrictions d'exploitation des ressources forestières ,ainsi que la fin des privilèges qui étaient accordés par les rois danois qu'à certaines personnes, permit à ces fermiers de s'enrichir et de construire des scieries, des chantiers ainsi que des moyens d'exportation du bois créant donc des monopoles. En effet, les scieries permettaient de couper autant de bois que ces fermiers le voulaient, le vendre brut ou en planches. Cela augmenta donc significativement leurs revenus. «Ils commençaient à entrevoir les possibilités pratiques que leur ouvrirait une bonne éducation, surtout

127 Ibid. p.26 128 Ibid. dans le domaine politique. En un mot, les gros fermiers commençaient à s'embourgeoiser129». Leur importance augmenta considérablement au sein de la société, notamment en politique et dans l'économie :

En 1837, avec un grand nombre de députés paysans au parlement une loi fut passée qui démocratisa effectivement l'administration locale et régionale. Tandis que l'administration communale avait jusqu'alors été aux mains des fonctionnaires nommés par l’État, la loi de 1837 déclarait que les hommes majeurs de la commune éliraient le groupe qui choisirait en son sein les responsables de l'administration de la commune ou de la municipalité : les conseils communaux et municipaux. Chaque année les présidents des conseils communaux d'une province se réuniraient afin de traiter des questions d'intérêt commun. Or c'étaient les riches paysans éduqués qui avaient le plus à dire dans ces conseils. Ce furent donc les gros fermiers qui finirent par dominer chacun sa commune130. Ces fermiers constituèrent une force politique montante dans le pays.

1.2 Une classe ouvrière divisée

Les dirigeants économiques, donc les gros marchands ou les grands propriétaires terriens, nécessitent de la main d’œuvre afin de faire fonctionner leur entreprise et prospérer économiquement. Intéressons nous donc aux différentes classes ouvrières et paysannes qui sont employées par ces dirigeants économiques. Ce qui caractérise ces derniers, et qui est un de leur point commun, peu importe s'ils opèrent au sein de l'industrie ou de l'agriculture, est qu'ils possèdent les moyens de production. Ce qui veut dire qu'ils ont les outils et les infrastructures nécessaires pour produire de la richesse. La classe ouvrière, ou le prolétariat, va donc échanger sa force de travail contre un salaire et faire fonctionner l'entreprise, ou la ferme, de la personne pour laquelle elle travaille131. Et cette classe ouvrière se divise elle même en plusieurs catégories. Comme nous l'avons vu, le recensement de 1845 montre qu'il y a 1 328 471132 habitants en Norvège, dont 126 000 urbains. Il est intéressant de noter que la population urbaine passe de 1801 à 1845 de 10 à 13%133. On compte donc en 1845, 26 694 artisans en Norvège, dont 12 990 dans les zones

129 Ibid. p.27 130 Ibid. 131 MARX Karl, ENGELS Friedrich, «On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes qui sont propriétaires des moyens sociaux de production et emploient du travail salarié. On entend par prolétaires la classe des ouvriers salariés modernes, qui, ne possédant en propre aucun moyen de production, en sont réduits à vendre leur force de travail pour pouvoir vivre». Edition anglaise du Manifeste du parti communiste, 1888, Manifeste du parti communiste, 1848, traduction par Emile Bottigelli, 1972, Flammarion, Paris, 1998, p.73. 132 David PHILIP et Raymond FUSILIER donnent le chiffre de 1 382 000 habitants dans leur ouvrages respectifs sur le mouvement ouvrier. 133 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.75. urbaines et 11 704 dans les campagnes134. Un recensement des artisans des villes nous donne les chiffres suivants : 1 317 maîtres dans les corporations, 3 044 maîtres en dehors des corporations, 763 maîtres libres, 6086 compagnons et apprentis135. Il faut noter que les artisans sont encore organisés en guildes. «Mais le déclin avait commencé. Il n'y avait plus que 46 guildes en 1840136». Si les artisans restent majoritaires, c'est, comme nous l'avons vu, à cause du développement tardif de l'industrialisation en Norvège, du à la petite taille du marché locale dans le pays :

En 1845, par exemple, il y avait en tout dans la capitale, 40 fabricants et «artistes» (les imprimeurs étaient désignés comme «artistes») et 325 ouvriers : une moyenne de 9 à 10 ouvriers par entreprise. En 1850 ce nombre avait à peine augmenté : il y avait alors 66 chefs d'entreprise et 626 ouvriers137. Ces entreprises étaient variées, cela comportait des distilleries, des brasseries, fabriques de tabac : l'industrie saisonnière était importante aussi avec des maçonneries de briques, scieries, chantiers de bateaux et navires ou de mécanique comme celle d'Aker qui ont été ouverts en 1842 dans la capitale. A partir de 1846 l'industrie du textile se développe dans le pays avec la première filature de coton qui ouvre près de Christiania, ou la première entreprise de tissage de coton qui voit le jour à Bergen. Cependant, comme nous l'avons dit, ces entreprises sont encore loin de ce qui se fait en Angleterre ou en Wallonie en terme d'industrialisation, de ce fait les plus grosses entreprises sont les mines, donc à l'extérieur de la ville, comme nous l'avons vu plus haut. Le prolétariat urbain était donc composé d'ouvriers d'industries et de manufactures, mais aussi d'un personnel domestique important, «de journaliers et ceux qui faisaient n'importe quel travail, ça et là, sans attaches locales, mi-ouvriers, mi-vagabonds138». La catégorie représentant les journaliers étant l'une des classes les plus défavorisées à cause de leur statut extrêmement précaire. Ils étaient souvent frappés par le chômage en hiver, la famine et la maladie ainsi que des conditions de vie très difficiles dans les faubourgs pauvres de Christiania. Cependant, «le sort des journaliers était d'ailleurs quelque peu meilleur à Bergen et Trondheim, villes de l'Ouest où les hivers sont doux et où l'activité ne s'arrête pas dans cette saison. Le travail y était donc plus ou moins régulier139».

Aux ouvriers urbains s'ajoute le paysannat. En effet, comme dit plus haut, la majorité des norvégiens sont des paysans en ce début du XIXème siècle jusqu'à la première moitié de celui-ci. On y dénombrait, en 1845, 78 000 propriétaires et 25 000 locataires. Il y avait 250 000 ouvriers agricoles dont 60 000 métayers. Il faut aussi ajouter les 146 000 journaliers, saisonniers et

134 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.35. 135 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.75. 136 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.35. 137 Ibid. p.36. 138 Ibid. p.37. 139 Ibid. p.38. forestiers140. Enfin, il y a aussi un nombre important de personnel domestique dans la campagne : 97 000 filles de ferme et 49 000 valets de ferme141. La majorité de ces ouvriers agricoles étaient situés dans les vallées de l'Est autour de Christiania. Les fermes du Nord et de l'Ouest employaient peu de personnel, restant des fermes familiales142. L'agriculture dans le pays fonctionnait de façon autarcique, elles se suffisaient à elles-mêmes. Le surplus étant vendu, il n'était pas recherché par les propriétaires et les gros fermiers. Ces fermes étaient dotées de tout le nécessaire afin de maintenir l'autarcie comme des ateliers et des établis. Ce sont les fermiers locataires qui vivaient dans les conditions les plus difficiles. En plus de payer des loyers élevés, toute la famille, y compris les enfants, devait travailler afin de satisfaire les commandes du propriétaire, autrement ils s'endettaient auprès de ce dernier. Telle était donc la composition sociale du pays. Les conditions difficiles des ouvriers industriels et agricoles ont donc logiquement mené vers des mouvements sociaux afin d'améliorer leurs conditions.

1.3 Le luthéranisme

Un autre point important qui caractérise la société norvégienne est le luthéranisme, qui a une place importante dans la vie des norvégiens, mais sera aussi important quant à certains mouvements de masse comme nous allons le voir. La religion chrétienne est présente en Norvège depuis la fin du Xème siècle avec le roi Olaf Trygvasson qui a essayé de convertir le pays au christianisme mais sans succès. Mais c'est Olaf Haraldsson, aussi connu sous le nom de Saint-Olaf, qui convertira le pays au christianisme au début du Xième siècle. Avec l'Union de Kalmar, la Norvège se verra imposer la bible en langue danoise et lors de l'arrivée du luthéranisme, elle sera convertie avec l'adoption de la religion par le Danemark. Depuis, le luthéranisme a gardé une forte influence dans le pays et ses habitants et y a vu la naissance de certains mouvements religieux, notamment celui de Hauge dont nous avons parlé plus haut dans l'introduction. Son importance vient du fait qu'il fut l'un des premiers norvégiens à lancer un grand mouvement de masse, bien que purement religieux. Hauge parcourt toute la Norvège à pied afin de prêcher sa spiritualité et aider les paysans. Lors du XVIIIème siècle c'est le courant piétiste143 du protestantisme luthérien qui domine la théologie en

140 Ibid. p.39. 141 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.75. 142 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.39. 143 DIETSCH Matthias, « Le piétisme », «Le piétisme est un grand mouvement religieux né en Allemagne au XVIIème siècle. Philipp Jakob Spener en était un des principaux instigateurs. [...] Le terme "piétisme" vient de la racine latine "pietas" qui a donné le mot "piété". La piété est un sentiment de dévotion, d'amour et de respect à l'égard de Dieu. Norvège. A cela il faut aussi ajouter l'influence des Lumières qui promeut le rationalisme qui sera inclut dans la théologie luthérienne144. Un des acteurs majeur du piétisme sera Johan Friedrich Struensee145 qui reçut une éducation piétiste et sera attiré par les idées des Lumières. Le clergé norvégien étant éduqué et formé à Copenhague, cette pensée piétiste et rationaliste entre aussi dans le pays146. De plus, comme nous l'avons vu plus haut, il y a un fort antagonisme qui se forme entre la bourgeoisie et la classe moyenne des villes et le paysannat, ce qui provoque plusieurs révoltes comme celle de Lofthus en 1787 :

Cette révolte, la plus importante ayant eu lieu en Norvège durant l'autocratie, était dirigée envers les fonctionnaires et la classe moyenne, et c'est sans doute la richesse économique de cette dernière, qui pesait lourdement sur les paysans, qui poussa ces derniers à se révolter147. Bien qu'à la fin du XVIIIème siècle, le gouvernement danois libéralise l'économie, cela profitera surtout aux habitants des villes et des bourgeois et pas tant aux paysans. Enfin, la Norvège sera aussi sévèrement touchée par les guerres napoléoniennes à cause des embargos entre le Danemark et le Royaume-Uni, ce qui provoquera une famine en 1807 à cause de la faible importation du blé148. Tel est donc le contexte en Norvège lorsque Hauge prêche sa doctrine. Mais en quoi consiste-elle exactement?

Contrairement à ses contemporains qui étaient autorisés à prêcher, Hauge affirma dans le meilleur esprit luthérien que «l’Écriture seule» était la plus haute autorité dans la vie et la doctrine149. De ce fait il s'opposait à l'esprit piétiste et rationaliste qui régnait à ce moment en Norvège. Pour le clergé de cette époque, accorder une autorité absolue aux Écritures était mal vue. La conversion avait une place importante dans la doctrine de Hauge. Il appelait à l'abandon du christianisme tel qu'il était pratiqué au profit d'une «foi vivante150», c'est à dire vivre pleinement sa foi chrétienne et

Le courant du piétisme reprochait à l'orthodoxie protestante de l'époque de faire de la religion un ensemble de confessions de foi dans lesquelles la piété et la sensibilité personnelle du croyant n'avait pas de place. Le piétisme donna un élan nouveau à l’Église en proposant une approche de l’Écriture simple et personnelle. Il eut la volonté de mettre en valeur les œuvres issues de la foi». [URL: http://www.protestants.org/index.php?id=32581], mai 2001, consulté le 13 mai 2017. 144 Le rationalisme dans la doctrine protestante luthérienne consiste à analyser les Écritures par un jugement critique et rationnel afin que la foi soit acceptée par la raison et non par les émotions ou la simple spiritualité. 145 Né dans le Royaume de Prusse le 5 août 1737 et mort le 28 avril 1772 à Copenhague, Struensee était un médecin de formation devenu homme politique danois. Il fut d'abord le médecin personnel de du roi Christian VII, qui était atteint de troubles mentaux. Il devient conseiller de l’État et mène des réformes inspirées par les Lumières. O le considère souvent comme un despote éclairé. 146 MAGNUS Alv Johan, Revival and Society : An examination of the Haugian revival and its influence on Norwegian society in the 19th century, Magister Thesis in Sociology at the University of Oslo 1978, p.16, https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/15745/HNHauge%5B1%5D.pdf?sequence=1, consulté le 13 mai 2017. 147 KOHT Halvdan, «Bonde mot borger», DAHL Ottar, 100 års historisk forskning, Oslo, 1970, p.204. 148 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.61. 149 MAGNUS Alv Johan, «In sharp contrast to his contemporary, authorised preachers, Hauge asserted in the best Lutheran spirit that "scripture alone" was the highest authority in life and doctrine», Revival and Society : An examination of the Haugian revival and its influence on Norwegian society in the 19th century, Magister Thesis in Sociology at the University of Oslo 1978, p.23, https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/15745/HNHauge %5B1%5D.pdf?sequence=1, consulté le 13 mai 2017. 150 Ibid, p.25, consulté le 13 mai 2017. non de façon passive. Pour cela, comme nous l'avons vu plus haut, Hauge parcourait le pays, souvent à pied, afin de prêcher la foi. Si le Haugianisme a eu un tel succès, cela vient aussi de ses talents d'orateur. Il écrivît aussi de nombreux livre qui permirent le succès de sa doctrine151. Il y a eu plusieurs conséquences sociales du à sa prédication. L'une des premières fut notamment la baisse de l'alcoolisme qui était très présent dans les couches sociales pauvres et paysannes, les mouvements de tempérance qui apparaîtront plus tard auront le même but. Outre la lutte contre l'alcoolisme, Hauge contribua aussi à la baisse de l’analphabétisme et l'apprentissage de l'écriture dans la classe paysanne. La lecture était devenue une pratique si courante chez les disciples de Hauge qu'on les surnommait «les lecteurs152». Hauge, qui avait une très bonne connaissance des techniques agricoles, insuffla aussi un esprit d'entreprise et d'éthique de travail qui permit à l'agriculture norvégienne de se développer et donc d’accroître les revenus des paysans, la foi étant devenue une motivation pour eux, puisque Hauge voulait réconcilier le christianisme et l'esprit d'entreprise153. Grâce à lui, de nombreux paysans créèrent des entreprises, notamment à Bergen ; ce sont des disciples de Hauge qui ont fondé la première industrie du textile à Bergen en 1832154. Cependant, à cause de la famine de 1807 et de la crise économique de 1814, il fut difficile de prospérer économiquement. A cela faut aussi ajouter la répression qu'à subit Hauge et ses disciples. Hauge sera emprisonné à plusieurs reprises et passera au total neuf années en prison. Cela fragilisa sa santé et il mourut le 29 mars 1824. Bien que le mouvement de Thrane ne fut pas religieux, même si lui-même était « de nature profondément religieuse, bien que non cléricale155 », on peut y voir certaines ressemblances. Tout d'abord l'appellation des membres de chaque mouvement. Les ouvriers soutenant Thrane sont souvent appelés « thranitter » tout comme ceux qui suivent Hauge sont nommés « haugianer ». L'un comme l'autre, on peut y voir un aspect religieux qui revient souvent dans le luthéranisme, déjà par ce dernier qui est lui-même issu d'un nom propre, mais aussi par le fait que plusieurs prêcheurs donneront leur nom au mouvement qu'ils vont créer, nous pouvons citer les « Darbystes », initiés par John Nelson Darby, par exemple. Autre ressemblance entre le mouvement de Thrane et de Hauge est sa critique du cléricalisme. En effet, Thrane n'hésitera pas à se moquer dans son journal des pasteurs qui ne se montrent pas bienveillants envers les pauvres comme dans le numéro du 2/06/1849 où il raconte, sous forme de comptine, l'histoire d'un enfant qui ne peut pas faire sa

151 De 1796 à 1823, il publia 23 livres. https://no.wikipedia.org/wiki/Hans_Nielsen_Hauge#Litteratur, dernière mise à jour le 11 mai 2017 à 18h25, consulté le 13 mai 2017. 152 STEEN Sverre, Det Frie Norge, volume 4, p.76. 153 MAGNUS Alv Johan, «[...] he had a burning interest in showing that Christianity and economic entreprise were not mutually incompatible.», Revival and Society : An examination of the Haugian revival and its influence on Norwegian society in the 19th century, Magister Thesis in Sociology at the University of Oslo 1978, p.86, https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/15745/HNHauge%5B1%5D.pdf?sequence=1, consulté le 13 mai 2017. 154 Ibid, «Seven haugians founded Bergen's first textile industry in 1832.» p.89, consulté le 13 mai 2017. 155 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.47. communion car le pasteur estime qu'il est trop pauvre156, ou bien alors l'histoire d'un jeune homme à qui un pasteur refuse le mariage pour les mêmes raisons, alors même qu'il marie un allemand tout aussi pauvre que lui157 . En outre, un lien peut être fait entre les mouvements de réveil et le mouvement de Thrane. L'un des buts des mouvements de réveil norvégiens étaient de réduire l'alcoolisme au sein de la population, chose contre laquelle Thrane lutte aussi puisqu'il déplore plusieurs l'alcoolisme qui gangrène la classe ouvrière norvégienne158. Enfin, comme nous l'avons vu, Thrane est influencé par les penseurs du socialisme utopique qui étaient très souvent chrétiens, son idéologie sera donc fortement influencé par la religion comme nous verrons avec des exemples plus tard. La religion sera donc un des moyens pour unir une classe ouvrière divisée.

1.4 Une union difficile

Bien avant de fonder le Arbeiderforeningernes Blad, Thrane avait déjà formulé les grandes lignes de son idéologie politique, qui fut notamment motivée par la Révolution française de février :

Thrane lui-même raconta plus tard que ce fut le souffle de la Révolution de février qui le remplit d'un désir irrésistible de participer activement à la lutte sociale et politique. Après tout, Thrane avait visité Paris et connu son atmosphère inquiète. Il était familiarisé avec les œuvres des grands auteurs socialistes. Il décida donc de se vouer à la lutte pour transformer la société norvégienne de fond en comble159. De ce fait, il s'opposa non seulement à la classe bourgeoise, mais aussi à celle des paysans, notamment les grands propriétaires terriens et propriétaires de scieries :

Les libéraux devaient leur position surtout au soutien des paysans. Mais Thrane attaqua les paysans comme affameurs du peuple parce que c'était eux qui insistaient pour maintenir un tarif très élevé sur les importations de blé, ce qui rendait le pain très cher ; naturellement au profit des paysans... qui ne se souciaient pas le moins du monde que par ce fait, les ouvriers souffraient de la faim160. En plus de cela, les paysans militaient pour que leurs impôts soient réduits, et c'était donc les autres classes qui voyaient les leurs augmenter. Thrane se mit donc à critiquer sévèrement les libéraux et les paysans, en plus des fonctionnaires d’État et les autres classes supérieures. Afin de contrer

156 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 2/06/1849, « Saaken, som konfirmerede en Gut ». 157 Ibid. numéro datant du 16/06/1849, « Indsent ». 158 Ibid. « Beretning om Foreningeres Stiftelse ». « A Moss […] l'alcoolisme est très commun, et avec l'alcoolisme s'en suivent d'autres fardeaux comme la paresse, la souffrance et l'indifférence. Il n'est donc pas étonnant que la pauvreté au sein de la classe ouvrière soit aussi inhabituelle ». « I Moss [...] Drukkenskab er meget almindelig ; og da der med Drukkenskab følger mange andre Laster saakom Dovenskab, Liderlighed og Ligegyldighed, saa er det ikke at undres over, at der i Moss hersker en ualmindelig Fattigdom blandt Arbeidsklassen ».

159 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.46/47. 160 Ibid. p.49. l'influence des paysans et défendre les intérêts des ouvriers, il préconisait la création d'un parti politique ouvrier et la démocratisation du suffrage universel afin que les classes laborieuses puissent avoir leur mot à dire. En plus des articles, Thrane organisa des «Sociétés pour la Réforme161» qui avaient pour but d'agiter le peuple et le pousser en faveur du suffrage universel. Or le lectorat du Drammens Adresse n'était pas composé de la classe ouvrière mais bien de classes aisées, ils demandèrent donc que Thrane soit congédié de son poste. Suite à cela, Thrane, sans emploi, décida de mener des réunions afin de commencer à former des associations ouvrières. La première eut lieu le 17 décembre 1848162 à Drammen et il recruta 30 personnes. Par la suite, il fonda l'Association des Travailleurs de Drammen qui regroupa 150 membres. Cependant, Thrane est atteint d'une fièvre typhoïde et cesse ses activités jusqu'en mars 1849163. Une fois remis sur pied, il réussit à recruter 400 nouveaux membres et décide d'organiser une réunion à Christiania, dans le quartier de Vaterland, un des quartiers les plus pauvres de la ville, le 28 mars164. Il y aura lors de cette réunion une soixantaine de personnes, et la moitié va adhérer à l'association ouvrière. L'association de Drammen compte à ce moment 550 adhérents et les réunions tenues à Christiania vont motiver Thrane à créer le Arbeiderforeningernes Blad, le Journal du Mouvement Ouvrier, afin de faire circuler ses idées aux classes laborieuses et populaires et ainsi agrandir son mouvement et son influence. Le premier numéro paraîtra le 5 mai 1849. Il est donc intéressant de voir comment le journal était organisé tant dans les articles que son financement, son lectorat et son utilisation.

161 Ibid. p.50. 162 Ibid. p.51. 163 FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012, p.79. 164 Ibid. p.81. Partie II : le journal : le contexte de sa création et son utilisation.

2.1 Arbeiderforeningernes Blad

Comme nous l'avons vu dans l'introduction, le premier journal destiné aux ouvriers était tenu par Henrik Wergeland, cependant, l'Arbeiderforeningernes Blad est le premier journal d'une organisation ouvrière en Norvège. Bien que le journal ne fut pas rédigé par les ouvriers pour les ouvriers, cela reste tout de même un grand pas pour la presse norvégienne de l'époque. Le journal norvégien le plus ancien date de 1763, le Norske Intelligenz-Seddeler165, cependant les publications étaient sporadiques. C'est à partir des années 1800 que la presse va se développer dans le pays, notamment avec la parution de Morgonbladet, le premier journal quotidien norvégien166. A partir de 1839, après une nouvelle loi sur l'artisanat, le monopole de la publication est diminué et les différentes imprimeries publiaient des journaux afin d'augmenter leurs revenus167. Avec tout cela, la presse se développe notamment au niveau local : chaque ville commence à se doter de son propre journal comme avec le Christiansands-Posten. C'est donc après son renvoi du Drammens Adresse que Thrane décide de fonder son propre journal afin de répandre ses idées à la classe ouvrière, et non qu'aux classes aisées. Après ses premières réunions publiques, lors desquelles il recrute des membres pour son association ouvrière, il va décider de commencer à rédiger un journal afin de correspondre avec eux mais aussi avec les ouvriers et travailleurs qui n'en font pas partie.

Le but premier du journal est d'éveiller la conscience de classe chez les ouvriers et les travailleurs norvégiens. Il est donc évident que le journal s'adresse avant tout à eux et aux autres couches basses de la société. L'analphabétisme était répandu dans ces classes sociales, bien que moins important que dans d'autres pays européens168 grâce notamment au luthéranisme169. Cependant, le journal atteindra plus que le public ciblé. La popularité

165 SOLHEIM John, SYVERTSEN Trine, Norsk presses historie, [URL: https://snl.no/norsk_presses_historie], dernière mise à jour le 23 mars 2015, consulté le 19 juin 2017.

166 Ibid. 167 Ibid. 168 ROSER Max, ORTIZ-OSPINA Esteban, «Literacy». [URL: https://ourworldindata.org/literacy/ ], 2016, consulté le 19 juin 2017. 169 NYHUS Jorunn Øveland, TØRDAL Ragna Marie, « Språkdebatt og språkpolitikk på 1800-tallet », Bien qu'un recensement sur l'analphabétisme en Norvège dans les années 1800 n'existe pas, il est tout de même admis que celui-ci était assez répandu : « På 1800-tallet var det mange analfabeter i Norge », [URL: http://ndla.no/nb/node/129615?fag=27], (dernière mise à jour le 3 mars 2017, consulté le 19 juin 2017). Cependant, au vu du succès du journal lors de ses premières années, on peut supposer qu'une partie assez importante des ouvriers pouvaient lire et écrire grâce notamment à l'éducation religieuse et la confirmation qu'il fallait valider avec un examen sur les connaissances bibliques et théologiques. croissante attirera très tôt l'attention des autres journaux notamment, destinés à un public plus éduqué et aisé. Ainsi, l'Arbeiderforeningernes Blad se verra soit critiqué à travers des articles, auquel Thrane répond, comme par exemple par le Morgonbladet170, voire subit de la diffamation, comme dans le Lillehammer Tilskuer171. Il arrivera donc souvent que Thrane atteigne les classes aisées à travers les articles écrits sur lui et son journal dans les autres journaux norvégiens, ce qui contribuera à sa notoriété. Mais le public ciblé restera toujours celui issu du milieu ouvrier et pauvre, et cela se verra notamment à travers le format du journal.

On pourrait penser que Thrane adapte un format différent du reste des journaux norvégiens afin que le journal soit plus facilement lisible pour les ouvriers et ceux ayant des difficultés quant à la lecture. Mais le Arbeiderforeningernes Blad reprend les mêmes codes, la même mise en page et une structure quasi similaire aux autres journaux de l'époque. De ce fait, rien ne différencie esthétiquement le journal ouvrier des autres journaux, même ceux des classes aisées. Cela permet donc que le lecteur ne soit pas déstabilisé par le journal à cause d'un format ou une police différentes. L'Arbeiderforeningernes Blad contient donc quatre pages, deux à trois articles principaux, une rubrique dans laquelle sont publiées les lettres des lecteurs, une partie pour l'information sur les pays étrangers et des résumés sur l'évolution de l'association (nombre de membres, événements à venir …) . La structure des articles et le format général du journal était léger et adapté à une lecture individuelle, ce qui par exemple était différent en Angleterre, à la même époque, où le journal The Northern Star était publié et lu par les chartistes. En effet, ce dernier étant très compact et lourd, couplé à un analphabétisme plus important, il n'était pas adapté à une lecture individuelle. D'autres raisons sont à noter comme les horaires de travail élevés, le peu de jours de repos, les autres tâches à accomplir en dehors du travail... Les ouvriers anglais privilégiaient donc la lecture collective, lors de laquelle ils se cotisaient afin de permettre au plus lettré d'entre-eux de lui rembourser un jour de travail lors duquel il lisait le journal à ses collègues d'usine ou de travail172. Bien que cette pratique pouvait exister en Norvège aussi, elle semble moins répandue.

170 Arbeiderforeningernes Blad, numéro du 04/08/1849, article « Morgonbladet ». 171 Arbeiderforeningernes Blad, numéro du 17/11/1849, article « Andre blade om os » 172 BENSIMON Fabrice, « Engels et l'enquête sur la classe ouvrière britannique des années 1840 », conférence du 3 février 2017 à l'EHESS. Mais le journal reste avant tout un outil de propagande pour Thrane. Il faut dans ce cas prendre le terme « propagande » dans son sens d'avant le XXème siècle, c'est à dire un moyen de propager ses idées et non comme la signification péjorative qui lui a été donnée après la première guerre mondiale. Il ne s'agit pas d'ici d'un « bourrage de crâne » mais d'un effort pour faire prendre conscience à la classe ouvrière l'état et la situation dans lesquels ils sont. Afin de faciliter cette propagation, Thrane écrit dans un style limpide et simple, et ajoute très souvent des notes de bas de page afin d'expliquer certains concepts difficiles, traduire des mots d'emprunts dans leurs équivalents norvégiens. « Ses articles étaient clairs et simplement écrits. Il faisait suivre chaque article d'un glossaire expliquant le sens des mots abstraits ou peu communs qu'il devait employer173 ». Ce style d'écriture simple et cette envie d'atteindre le plus grand nombre explique le succès rapide du journal et de l'association. Thrane se rend compte qu'il a un lectorat qui s'accroît mais que tous ne sont pas lettrés ni même éduqués. Il donnera donc au journal un rôle éducatif en plus de celui d'outil de propagande.

2.2 Un projet d'édification populaire et année de préparation

Thrane se rend compte que son lectorat, que cela soit les ouvriers ou ceux des classes plus aisées, manquent parfois d'éducation et de connaissances, en général ou en rapport avec la lutte sociale. C'est pour cela qu'il utilise le journal afin d'éduquer les masses et cela passe par plusieurs façons de faire. Nous avons vu celle qui consiste à créer des glossaires ou des notes de bas de page afin d'expliquer des termes ou des concepts inconnus pour le lecteur. A cela faut aussi ajouter des cours de lecture et d'écriture qu'il organise pour les ouvriers analphabètes ou peu lettrés ainsi que des articles dans lesquels il donne des cours de géographie, de démographie dans les continents, d'astronomie174... Mais à cela il faut aussi ajouter les articles expliquant les différents mouvements liés à la lutte sociale / lutte des classes. On peut citer l'exemple du second article du quatrième numéro datant du 26 mai 1849 qui répond à un article du Den Frimodige qui accuse le journal de propager des idées communistes qui de toute façon ne peuvent être appliquées car irréalistes175. Thrane répond donc à l'article en expliquant la différence entre les communistes et les socialistes, et en profite également pour dire quelle idéologie le mouvement ouvrier devrait suivre :

Il y a d'autres personnes qui sont appelées « Socialistes », et que beaucoup confondent avec les Communistes ; mais cela est absolument faux car les Socialistes sont très différents des Communistes […] Les 173 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.52. 174 Arbeiderforeningernes Blad, numéro du 18/08/1849, article « Jordbeskrivelse (Geografi) ». 175 Den Frimodige, numéro du 03/05/1849, article « Korrespondantartikel fra Kristiania » Communistes veulent abolir la richesse, alors que les Socialistes veulent abolir la pauvreté et laisser la richesse telle qu'elle est […] Aussi, l'intention du Arbeiderforening est d'abolir la pauvreté, notamment par la législation qui imposerait au Royaume des charges et des obligations, de ce fait, chaque membre du Arbeiderforening doit être considéré comme un Socialiste176. Thrane clarifie donc ses positions tout en expliquant à ses lecteurs les différences idéologiques entre le communisme et le socialisme, bien qu'il ait un parti pris. Ainsi le journal devient donc un moyen de former idéologiquement ses membres et de les préparer à agir. Thrane, ayant été professeur dans une école, ne désire pas avoir de membres non-éduqués ou mal informés dans son mouvement. Afin de mener à bien les changements qu'il souhaite faire opérer dans le pays, il faut une classe ouvrière éduquée et consciente de sa situation. Le journal va donc au-delà d'un simple moyen d'information : c'est un outil qui permet l'éducation, la formation et la propagation des idées de Thrane à grande échelle puisque le mouvement grandi très vite.

2.3 Formation idéologique et création d'un programme politique

La croissance rapide du mouvement va donc pousser Thrane à créer un programme politique lequel sera défendu et revendiqué par le mouvement ouvrier. Ce programme a plusieurs objectifs : il permet au mouvement d'être reconnu en tant qu'un mouvement sérieux et non juste un agglomérat d'ouvriers mécontents de leur situation. Thrane s'oppose aux différents partis politiques norvégiens, dont le Bondepartiet, le Parti des Paysans, qui malgré son nom, n'est constitué que de riches paysans et propriétaires terriens, et donc ne défend pas les intérêts des petits exploitants agricoles.

[…] Thrane attaqua les paysans comme affameurs du peuple parce que c'était eux qui insistaient pour maintenir le tarif un tarif très élevé sur les importations de blé, ce qui rendait le pain très cher ; naturellement au profit des paysans... qui ne se souciaient pas le moins du monde que par ce fait, les ouvriers souffraient de la faim. De plus, l'action des paysans visait surtout à libérer de leur part de fardeau des impôts et droits à verser à l’État : ce seraient donc les autres catégories de la population qui verraient s'alourdir leur part d'impôts. Pour Thrane, l'opposition libérale, c'est-à-dire le parti paysan, essayait de tromper l'opinion publique en proclamant dans sa presse un respect pour la démocratie et la justice qu'elle n'éprouvait pas le moins du monde177. D'autre part, ce programme politique réclamait aussi des droits pour les ouvriers, et les autres personnes des couches sociales basses, comme le suffrage universel qui était d'une très grande

176 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 26/05/1849, « Det er andre mennesker, som kaldes "Socialisterne", og som mange ansee for det samme som Kommunister ; men det er meget feilagtig ; thi Socialisterne ere meget forskjellige fra Kommunisterne. [...] Kommunisterne ville avskaffe Rigdom ; men Socialisterne ville kun avskaffe Fattigdom og lade Rigdommen mestendeels være uantastet. [...] Da ogsaa vore Arbeiderforeningers hensigt skal gaa ud paa at avskaffe Fattigdom, ved nemlig gjennem Lovgivningen at paalegge den Rige større Byrder og Forpligtelser, saa maa ogsaa alle Medlemmer af Arbeiderforeningerne ansees for Socialister », article « Andre blade om Os ». 177 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.49. importance pour Thrane puisque c'est ce qui permettrait aux ouvriers de créer un parti politique et accéder au pouvoir afin de mener à bien des réformes favorables aux classes laborieuses. Bien entendu, les autres classes s'opposeront à ce que le droit de vote soit étendu à toute la population.

Thrane préconisait la constitution d'un parti politique ouvrier. Il voyait comme la première véritable démocratisation du gouvernement l'admission des travailleurs au suffrage, et croyait que les classes moyennes accepteraient d'accorder leur aide à cette fin. C'est là qu'il fit sa première erreur178. Bien que ces critiques ont déjà été formulées par Thrane dans le Drammens Adresse, il les reprendra dans son journal, cependant assez tardivement quant au programme politique qu'il ne publiera qu'au mois de novembre 1849. On peut supposer que Thrane attendait que le mouvement grandisse et que le nombre d'adhérents augmente afin de toucher le plus de personnes possible. C'est donc dans le numéro 27 du journal, datant du 3 novembre 1849, que Thrane publiera un article, « Arbeiderforeningernes Maal », le but du mouvement ouvrier, dans lequel il critique sévèrement la société, la démocratie et la législation norvégienne, critique sur laquelle nous reviendrons plus tard, mais aussi article dans lequel il publie le programme, ou les réclamations du mouvement en huit points : 1) le suffrage universel, 2) la régulation du prix du blé afin qu'il puisse être abordable pour les pauvres, 3) la possibilité pour les pauvres d'acheter leur blé en première main, c'est à dire sans passer par des boutiques qui augmentent les prix, 4) l'expansion du marché libre à tout le pays afin qu'un monopole ne soit pas tenu par les plus riches, 5) la création d'écoles et de bibliothèques publiques dans toutes les communes, 6) un service militaire obligatoire pour tous et non seulement limité à la classe ouvrière qui ne peut y échapper (pot de vin, etc.), 7) changement de la législation afin que les husmenn179 ne soient plus les esclaves des husbonder180, 8) une loi civile générale comme cela était écrit dans la Constitution, qui permettrait notamment aux pauvres de pouvoir porter plainte ou avoir recours à la justice sans payer de frais onéreux, ainsi qu'une loi permettant aux pauvres d'obtenir des crédits à taux faible181. Thrane souhaite que ces changements soient appliqués par le Storting et le Regjering182, or le Storting ne peut se réunir que tous les trois ans afin de voter les lois, de ce fait le mouvement devra d'abord attendre l'année 1851 et entre temps répandre son programme et faire progresser le mouvement quant au nombre d'adhérents. Dans ce but, Thrane se mit à voyager à travers le pays afin de recruter de nouveaux membres et créer des associations dans toutes les villes où il allait. Il est même possible de retracer son

178 Ibid. 179 Travailleurs domestiques, qui s'occupaient des propriétés de ceux des classes aisées. 180 Propriétaires terriens. 181 Arbeiderforeningernes blad, numéro du 3/11/1849, « Arbeiderforeningernes Maal ». 182 Parlement et le Gouvernement. parcours géographique grâce aux articles, généralement situés en début du journal, si le déplacement a été important, ou en fin de journal où il retrace le progrès du mouvement. L'accroissement de la popularité du mouvement sera aussi du à la crise économique qui frappera la Norvège durant les années d'activités de Thrane (voir p.5), crise qui aggrava les conditions des ouvriers et paysans pauvres. C'est cette aggravation et détérioration des conditions de vie qui poussera donc la classe laborieuse à rejoindre le mouvement de Thrane et de s'organiser en associations de travailleurs :

[…] ce n'est pas la misère qui pousse le peuple [norvégien] à l'action révolutionnaire, mais la ruine soudaine, une détérioration soudaine des conditions de la vile « normale ». La crise frappait les industries et le commerce des villes signifiait une soudaine aggravation de la misère des classes laborieuses et n'épargnait pas non plus les campagnes183. C'est donc dans ce contexte difficile et violent dans lequel va se développer le mouvement ouvrier de Thrane et tentera de mener des actions afin d'améliorer le sort des classes laborieuses de Norvège.

183 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.53. Partie III : la violence : un outil constitutif du combat ouvrier ?

Avant de parler concrètement de la violence et de son importance dans le combat ouvrier norvégien, il faut tout d'abord définir ce qu'est la violence. Le dictionnaire donne plusieurs définitions qui pourraient nous intéresser : « Caractère de ce qui se manifeste, se produit ou produit ses effets avec une force intense, brutale et souvent destructrice », « Extrême véhémence, grande agressivité, grande brutalité dans les propos, le comportement », « Ensemble des actes caractérisés par des abus de la force physique, des utilisations d'armes, des relations d'une extrême agressivité », « Abus de la force physique 184». La violence est donc l'utilisation de la force et de la brutalité, qu'elle soit physique ou verbale, et qui peut donc être un moyen pour atteindre un but ou un objectif visé par la ou les personnes l'exerçant. La violence en tant que terme, comme le souligne Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence, est souvent confondu avec « pouvoir », « puissance », « force » et « autorité », et cela pose un soucis d'une en terme de langage, mais aussi quant aux interprétations que nous pouvons en faire. De ce fait, il faut distinguer la violence des autres termes : Le pouvoir est l'aptitude d'un groupe à agir de manière concertée ; la puissance caractérise toujours la propriété d'un individu ; l'autorité – d'une personne ou d'une institution – a pour corollaire l'obéissance inconditionnelle de ceux qui la reconnaissent et la respectent ; la force, enfin, est plus complexe à saisir, dans la mesure où le langage courant la considère généralement comme synonyme de la violence (en tant que moyen de contrainte), alors qu'elle devrait désigner les forces de la nature ou des circonstances, autrement dit « l'énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux » ([Arendt] p.145)185. Dans le cas qui nous intéresse, un groupement politique use de la violence afin de maintenir son pouvoir, ce groupement est l’État. Max Weber dans Le savant et le politique explique qu'à la vue de toutes les tâches qu'accompli l’État, il ne peut être définit, sociologiquement, que par le « moyen spécifique qui lui est propre […] à savoir la violence physique 186». L’État détient donc le « monopole de la violence physique légitime » c'est à dire, qu'afin de garder et maintenir le pouvoir, il peut se permettre d'utiliser la violence. Weber explique par la suite que l’État consiste d'un rapport de domination de l'homme sur l'homme, et que ce rapport est justifié par trois raisons :

Tout d'abord l'autorité de « l'éternel hier », c'est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçait autrefois. En second lieu l'autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu (charisme) ; elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités qui font le chef. […] Il y a enfin l'autorité qui s'impose en vertu de la croyance en la validité d'un statut

184 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/violence/82071, consulté le 24 août 2017. 185 FRAPPAT Hélène, La violence, Flammarion, Paris, 2000, p.19. 186 WEBER Max, Le savant et le politique, Éditions 10/18, Paris XIIIè, 1963, p.124. légal et d'une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d'autres termes l'autorité fondée sur l'obéissance qui s'acquitte des obligations conformes au statut établi187. Ces justifications se retrouvent parfaitement dans la Norvège de 1849. En effet, le pays, encore aujourd'hui, a toujours été très marqué et attaché par ses traditions, et cela malgré la domination danoise et suédoise, « l'éternel hier » garde donc un pouvoir important en Norvège. Il y a aussi la présence d'une autorité institutionnelle qui est celle du roi, Oscar Ier à l'époque, fils de Karl XIV Johan. Si le roi garde un tel pouvoir, c'est de part son prestige supérieur à ses sujets, mais aussi grâce au traditions et au passé, et dans ce cas précis, le fait qu'Oscar Ier soit le fils de Karl XIV Johan qui autorisa le pays a avoir sa constitution. Cela est d'autant plus marquant que même Marcus Thrane préfère que le peuple n'ait « qu'un seul tyran plutôt que mille » en parlant des politiciens188 ou par le fait qu'il va lui-même apporter une pétition à Oscar Ier. Enfin, comme nous l'avons vu dans l'introduction, l'une des classes dominante en dans le pays est la classe des bureaucrates, donc des gens qui sont compétents pour mener à bien la politique et le fonctionnement de l’État. Un des dernier points qui caractérise le monopole de la violence légitime de l’État est la possession des moyens matériels afin de l'exercer, c'est à dire des armes, les armées et leurs chefs de guerre pour les mener. Cela permet à l’État d'intervenir en cas d'opposition ou de manifestation à son encontre. De ce fait, en réponse à la violence légitime, il peut y avoir la violence illégitime, celle menée par tout autre groupement autre que l’État. Puisque la violence de ce dernier est acquis de droit, tout autre forme de violence se verra face à une opposition ferme. Cette forme de violence illégitime est pratiquée, en général, par ceux qui se sentent oppressés par l’État et qui n'ont que seule issue que de répondre à la violence par la violence, ou par ceux voulant prendre le pouvoir et le remplacer. Dans notre cas, c'est la première catégorie qui va nous intéresser.

187 Ibid. p.126/127. 188 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.50. 3.1 La violence révolutionnaire ou la révolte du peuple

Les premières traces de violence dans les articles de Thrane se trouvent très vite : dès le premier article.

Travailleurs! Que Dieu soit avec vous! Que Dieu soit avec nous tous! Une lutte va commencer; une lutte doit commencer. Que Dieu mène cette bataille, de sorte qu'elle soit spirituelle et non charnelle; de sorte que vous ne fassiez plus qu'un avec la Parole de la Vérité; Que Dieu vous guide tous, peuple combattant, de sorte que les canons et les baïonnettes ne vous atteignent point afin que les générations suivantes puissent parler de notre gloire189 ! On peut voir que Thrane lance un appel à la lutte, bien qu'il précise qu'il serait préférable qu'elle ne soit pas physique. Mais plus loin il utilise des termes comme « canons » et « baïonnettes » ce qui montre que l'affrontement physique dans la lutte pour les droits des ouvriers et travailleurs puisse être inévitable. Ce début d'article est très marquant puisqu'il va caractériser le style de Thrane qui fera qu'il sera toujours assez difficile de savoir s'il souhaite une révolution violente ou pacifique et démocratique. Ses dires peuvent être interprétés différemment et il est compréhensible que les classes dominantes puissent se sentir menacés et attaqués, comme par exemple avec cette phrase issue d'un article sur les pauvres qui paient davantage en taxes que les riches :

Mais c'est ainsi dans ce monde où les classes riches du peuple ont le dernier mot sur tout et les pauvres sur rien. Mais pour une fois, et peut-être que ce temps viendra bientôt, quand le petit peuple aura aussi son mot à dire, alors les gémissements auront un autre son190. Ce genre d'article peut pousser les classes dominantes à s'inquiéter sur leur sort, et donc s'imaginer que Thrane veuille lancer une révolte contre eux avec les ouvriers et les travailleurs. Et cette inquiétude devient croissante d'autant plus qu'après un discours de Thrane à Kongsberg, 5 à 6 ouvriers insultent des habitants de la ville, qui semblent être des habitants aisés, puis seront ensuite arrêtés par la police. Le Kongsbergs Adresse, journal local relate les faits et blâme Thrane et son mouvement pour ce comportement. Thrane va donc réagir et écrire un article au syndicat ouvrier de Kongsberg pour les avertir de ce genre de comportement.

Médire et exclure des citoyens seulement parce que leur situation est meilleure est tout aussi stupide que violent et ridicule. Que peuvent ces citoyens face au fait que le gouvernement et le parlement ignorent la classe ouvrière ? Si les travailleurs continuent dans cette voie, la répression contre eux sera pire qu'avant, je peux vous l'assurer191.

189 Arbeiderforeningernes Blad, numéro du 05/05/1849, « Arbeidere ! ». « Gud være med Eder! Gud være med os Alle; en Kamp vil begynde; en Kamp maa begynde. Gud lede denne Kamp saaledes, at den blot bliver aandelig, og ikke legemlig; at den vil indskrænke sig til en Kamp med Sandhedens ord; Gud lede de mod hverandre stridende Stænder saaledes, at Kanoner og Bajonetter undgaaaes, saa at Efterslægterne kunne sige til vor Ros [...]» 190 Arbeiderforeningernes Blad, numéro du 16/06/1849, « Om Toldbeskatningen ». « Men saaledes gaar det til i denne Verden, naar risje Klasser af Folkhet skall have alt at sige, og de øvrige Intet. Men en gang, og maaske snart, vil den Tid komme, da ogsaa Smafolk faar en Stemme med i Laget ; da vil Piben faa en anden Lyd » 191 Arbeiderforeningernes Blad, numéro du 30/06/1849, « Til Kongsbergs Arbeiderforening ». « At forhaane og udskjelde nogle Borgere, blot fordi de er i en bedre Stilling, er ligesaa dumt, som det er raat og pøbelagtig. Hvad kan disse Borgere for, at Regjeringen og Storthinget ikke har iagttaget Arbeidsklassens Tarv? [...] Bil Arbeiderne Thrane va donc condamner cette violence, mais quelques lignes après dans le même article, il va expliquer que ce n'est pas en cassant quelques vitres et en insultant les bourgeois que les choses vont changer. Cependant il ne va pas juste s'arrêter là, pour montrer à quel point changer les choses par la violence est difficile, Thrane va expliquer, et cela d'une façon assez précise, le déroulement d'une insurrection correctement organisée :

Comme on l'a dit : seulement avec les moyens pacifiques et légaux nous arriveront à atteindre notre but, à savoir les conditions dans ce pays. Si les circonstances changent, de sorte que les travailleurs se rendent compte que rien ne mène à la voie pacifique, et qu'ils se mettent d'accord pour organiser une révolte, alors celle-ci devra être accomplie d'une autre manière qu'en agressant les gens dans la rue et en cassant quelques vitres. Une insurrection efficace doit être préparée pendant longtemps, si on veut qu'elle soit réussie. Elle doit être préparée secrètement par les leaders qui se seront renseignés […] tous les insurgés doivent se rassembler dans un endroit choisi et décider de ce qui est nécessaire à faire : rassembler de l'argent, des armes et des munitions. L'insurrection doit avoir lieu dans tous les endroits en même temps. Mais assez avec cela ! Nous n'avons pas besoin de lancer une rébellion. Car la puissante peur de la rébellion fonctionnera bien mieux que la rébellion elle-même ! Alors restez parfaitement calmes et cela n'échouera pas ; le jour de la Liberté et d’Égalité viendra à nous192. C'est à partir de cet article que les critiques envers Thrane vont se multiplier. Bien qu'il le dise en début et fin de cette citation, le fait qu'il souhaite un mouvement pacifique sera vite effacé au profit de sa connaissance du processus insurrectionnel et révolutionnaire. Cela va donc inquiéter la presse bourgeoise qui critiquera Thrane sur sa violence, comme nous le verrons plus tard dans la troisième partie. Cependant, cela n'empêchera pas Thrane de parler de révolution, notamment des différentes révolutions françaises. Il fera plusieurs articles afin de raconter et enseigner à ses lecteurs les déroulements des trois révolutions françaises. Encore une fois, le fait d'enseigner aux pauvres comment leurs semblables ont lancé des révolutions dans d'autres pays peut faire peur aux classes dominantes, d'autant plus que Thrane utilise parfois un vocabulaire héroïque et guerrier pour décrire les insurgés ou certains événements des trois différentes révolutions, bien qu'il garde un certain recul puisqu'il connaît le sujet. Ainsi, de juillet à octobre il publiera une suite d'articles traitants des révolutions françaises, dans l'ordre chronologique. Il va notamment citer l'importance de la révolution de 1789 pour les autres pays grâce à l'influence de celle-ci :

Le peuple pris d'assaut la Bastille, une prison terrible, dans laquelle beaucoup de personnes y furent

gaa frem paa den Maade, da skal jeg forsikre dem om, at undertrykkelsen vil blive endog værre end den før har været ». 192 Ibid. « Som sagt : alene ved lovlige og fredelige Midler vil vi kunne naa vore hensigter, saaledes som nemlig Forholdene er hertillands. Skulde forholdene forandre sig, saa at Arbeiderne indsaa, at det intet vilde opnaa ved fredelige Midler, og de derfor sklulde blive enige om at gjøre Oprør, da maatte saadant skee paa en ganske anden Maade, end ved at skjelde ud Folk paa Gaden og flaa nogle Binduer her og der. En ordentlig Opstand maatte lenge forberedes, hvis den skulde virke noget Heldbringende. Den maatte forberedes ved at Formændene i al Hemmelighed erkyndigede sig om sine Roders Beslutninger ; alle Overformænd maatte samles paa et bestemt Sted med Overstyrelsen for at aftale den Fornødne ; der maatte skaffes Penge, Vaaben og Ammunisjon tilveie ; Opstanden maatte begynde paa alle Steder paa engang. Men nok herom ! vi behøver ikke at gjøre Oprør ; thi de Megtiges Frygt for Oprør vil virke langt bedre end Oprøret selv. Altsaa : holder Eder fuldkommen rolige, og det skal ikke feile, at Frihedens og Lighedens Dag engang vil oprinde ogsaa for den tredie Stand ». emprisonnés sans raison et jugement. […] Cela permit la proclamation de la République Française, on commença à compter les jours du calendrier à partir de la naissance de la République et non plus du jour de naissance du Christ, et on condamna le Roi à l'exécution par la guillotine pour trahison de la patrie193.

La révolution française est d'une importance primordiale pour tous les États. On y voit la possibilité pour peuple, qui est opprimé par un roi tyrannique, de regagner ses droits et sa liberté politique quand il se soulève en force contre l'oppresseur. […] La révolution ne s'est pas d'abord déclenché en France parce que le peuple était plus opprimé et maltraité que dans d'autres états, mais parce que beaucoup d'écrivains ont éclairé [le peuple] et l'ont préparé pour une liberté plus légitime et supérieure. Et un peuple qui est assez mûr pour la liberté doit l'obtenir et se débarrasser de la tyrannie194 ! Bien que son but soit d'éduquer la population avant tout, le dernier paragraphe de son article semble pouvoir être utilisé pour galvaniser le peuple et le pousser à la révolution. De plus, avec le passage sur les écrivains, on peut apercevoir que Thrane se fait un clin d’œil à soi-même (conscient ou pas) puisque lui aussi écrit sur la nécessité pour le peuple de « mûrir » et d'aller chercher sa liberté et ses droits. Le mot « tyrannie » n'est pas anodin chez Thrane, puisqu'il emploi ce terme pour décrire certaines classes sociales comme par exemple les riches qui représentent la tyrannie de l'argent, « Pengetyranni 195» ou alors le terme de la tyrannie du capitale, « Kapitalens tyranni 196». Bien qu'il ne suggère à ses lecteurs d'agir de la sorte et de fomenter une révolution, sa façon d'en parler donne cette impression. A cela il faut aussi ajouter la glorification de ceux qui ont combattu pour la liberté en citant un passage de Guerre et Paix197 :

Car la Liberté pour laquelle les hommes se sont battus et se battront éternellement et qui sera un jour gagnée, sera répandue et enseignée comme les enseignements de notre Sauveur, alors vous et vos enfants, ou vos petits-enfants allez l'apprécier [la liberté] et bénir tous les hommes qui ont versé du sang pour elle198. Encore une fois, il n'est pas anodin que Thrane utilise l'expression « verser le sang », l'acquisition de la liberté ici implique un sacrifice, guerrier qui plus est.

193 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 07/07/1849, « Den første franske Revolusjon ». « Folket stormede og nedbrød Bastillien, et redsomt fengsel, hvori en Mengde Uskyldige hensmegtede uden lov og Døm. […] Dette ærklærde Frankrige for en Republik, begyndte at regne aarene fra Republikens Stiftelse istedfor fra Kristi Fødsel og dømte Kongen til Døden for Fædrelandsforrædri og lod ham henrette med Guillotinen ». 194 Ibid, numéro datant du 14/07/1849, « Den første franske Revolusjon ». « Den franske Revolusjon er af største Vigtighed for alle Stater. I den seer man Muligheden for, at et Folk, som undertrykkes af en tyrannisk Konge, kan gjenvinde sine Menneskerettigheden, sin politiske Frihed, naar det med Kraft reiser sig mod Undertrykkeren. […] Revolusjon brød ikke først ud i Frankrige, blot fordi Folket der var mere undertrykt og mishandlet end i de andre Stater, men fordi mange Skribenter have oplyst det om dets Rettigheder og gjort det modent for den høiere lovlige Frihed, og ethvært Folk, som er modent for Friheden, man nødvendigviis ærholde den og løsrive sig fra Tyranniet ! » 195 Ibid, « Forfatningen » 196 Ibid, numéro datant du 29/09/1849, « Til Rigstidenden og Kongsbergs Adresse ». 197 Titre norvégien Krig og Fred. Bien que portant le même titre que le livre de Léon Tolstoï, c'est un autre livre que Thrane cite. Aucune information n'a pu être trouvé au sujet de ce livre, autre qu'il traite des révolutions de 1830 et 1848. 198 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 08/09/1849, « Om Aarsagerne til Omvæltningerne i aaret 1848 (af "Krig og Fred") ». « Thi den Frihed, som Folkene saalenge har kjempet for og evindelig vil kjempe for, den skal dog engang vindes, og ligesom vor Frelsers Lære udbredes og forkyndes for al Verden, og da skal du eller dine Børn elle dine Børnebørnsbørn nyde godt af den og velsigne de Mænd, som kjempede og udøste sit Blod for den ». Enfin, il met tout de même en garde le peuple, notamment sur les deux principaux régimes qui sont nuisibles pour lui et qui peuvent être engendrés après une révolution : un état aristocratique et un état bourgeois. Les deux sont tout aussi mauvais pour la liberté et il cite notamment l'exemple de Louis-Philippe :

[…] Car une forme d’État qui lègue les pouvoirs à une seule et unique classe (une forme d'état aristocratique) n'est guère mieux que le despotisme. Cependant, il n'a pas fallu longtemps avant que l'incompréhension de la classe ouvrière de la nouvelle constitution s'étendent jusqu'aux citoyens, alors le célébré Roi-Citoyen et ami de la liberté, Louis-Philippe, à vite pris le pouvoir et a commencé à répandre son autorité et priver les hommes de leurs droits élémentaires199.

Thrane fait donc apparaître plusieurs fois dans ses articles des discours qui peuvent sembler violents et peuvent avoir plusieurs interprétations selon le lecteur. Le lectorat issu de la bourgeoisie ou des classes aisées sera en effet inquiété par de telles articles, d'autant plus qu'ils sont destinés à la classe ouvrière qui n'est guère éduquée ou alors très peu. Un peuple éclairé et conscient de sa condition ne serait pas favorable pour les affaires et la situation des classes dominantes, il est donc évident que le discours de Thrane et son mouvement passent pour révolutionnaires et violents, bien que Thrane lui-même soit contre un mouvement violent dans un premier temps. Cette peur est amplifié par le fait que certains lecteurs du journal, comme nous l'avons vu plus haut, agressent des bourgeois. Thrane s'oppose à ce genre de comportement mais il ne peut pas avoir le contrôle de tous les adhérents du syndicat. Le Drammens Adresse comprend cela très bien et indique son inquiétude quant à la réaction du mouvement si après la réunion du Storting en 1851 leurs exigences ne sont pas satisfaites :

[…] Selon l'avis de M. Thrane, les travailleurs devraient rester calme jusqu'à la réunion du Storting en 1851, mais s'ils ne satisfont pas les exigences des ouvriers, alors ils se déchaîneront. Ainsi, on peut s'attendre à un véritable soulèvement en 1852200. Mais Thrane explique que le mouvement est fait pour contenir ce déchaînement et éviter une insurrection ou un soulèvement201. Comme nous l'avons dit, le but de Thrane est avant tout d'éduquer la population ouvrière et laborieuse et lui permettre de se rendre compte de sa situation et prendre conscience en tant que classe pour qu'elle ensuite puisse lutter pour ses droits et ses intérêts. Afin de permettre cela, Thrane va montrer dans ses articles non pas la violence de la quelle la classe

199 Ibid, numéro datant du 15/09/1849, « Om Aarsagerne til Omvæltningerne i aaret 1848 (af "Krig og Fred") ». « […] thi en Statsform, der giver en vis Klasse den udelukkende Magt i Hænde (en aristokratisk Statsform) er jo ikke meget bedre, end Enevoldsmagten. [...]Det varede imidlertid ikke lenge, før Arbeidsklassen misfornøielse med den nye Forfatning ogsaa udbredte sig til Borgerne, da den feirede Borgerkonge og Frihedsven, Ludvig Philip, snart kastede Makten og eftertrykkelig begyndte at arbeide paa at udvide sin Myndighed og berøve Folket de ærhværvede Rettigheder. » 200 Ibid, numéro datant du 07/07/1849, « Til Drammens Adresse ! ». « Hr. Thranes Mening, at Arbeiderne vel bør forholde sig rolige, indtil Storthinget kommer sammen i 1851, men hvis ikke dette gaaer ind paa Arbeidernes Fordringer, skal det bryde løst ; i 1852 kan man saaledes vente en ordentlig Opstand ». 201 Ibid, « [...]Arbeiderforeningerne vil snarere blive et Middel til at forhindre oprør, end til at istandbringe oprør ». ouvrière est capable mais de celle qu'elle subie tous les jours de la part des classes dominantes et de l’État.

3.2 La violence subie ou la violence des classes dominantes

Afin que la classe ouvrière puisse prendre conscience de son existence en tant que classe sociale, Thrane va d'abord écrire des articles sur les difficultés vécues par les ouvriers, mais il va aussi permettre à ses derniers de s'exprimer d'eux-mêmes en lui envoyant des lettres narrant leur vécu qu'il publiera dans le journal. Cela permet avant tout de créer une solidarité entre les ouvriers, les petits agriculteurs et autres couches sociales basses. Comme nous l'avons vu dans l'introduction, les classes sont très divisées en Norvège, en plus d'être divisées au sein même des classes. Il est donc important pour Thrane d'unifier les différentes couches sous un même but et une même organisation. La façon la plus efficace sera le courrier des lecteurs, nommés « Indsendt » dans le journal. Les ouvriers mais aussi d'autres contributeurs vont narrer ce qu'ils vivent au quotidien et les conditions dans lesquelles ils évoluent. Ces articles seront très populaires et se retrouveront dans quasiment tous les numéros du journal de l'année 1849. L'article du 9/06/1849 montre la condition des « husmaend », les travailleurs domestiques qui ne gagnent que très peu d'argent et ne peuvent acheter des grains de céréales car vendus trop cher aux pauvres :

[…] un ouvrier pauvre, un travailleur domestique, doivent acheter plusieurs tonneaux de blé tous les ans, tonneaux qu'ils paient plus cher que les autres acheteurs, et réaliseront qu'ils ne s'en sortiront pas202. L'auteur de la lettre estime aussi que les ouvriers et autres travailleurs pauvres ne sont que des « serfs et des esclaves pour les autres 203» et qu'ils nourrissent tout le monde, et que malgré cela ils gardent des conditions de vie difficile et sont obligés de s'endetter envers leurs huusbonder, les propriétaires des maisons.

Il est étrange que le travailleur, qui est celui qui nourrit tout le monde, doit souffrir simplement parce qu'il est pauvre, et il est encore plus étrange qu'une personne puisse prendre les cadeaux de Dieu d'une autre personne204. Une autre personne se plaindra aussi du salaire bas des travailleurs et comment les patrons organisent la concurrence des travailleurs en baissant le prix de la main d’œuvre :

Il est triste de voir autant de travailleurs oppressés par les hommes de classe sociale plus élevée. Par exemple, quand un marchand dit à ses ouvriers : « Maintenant tu feras ce travail pour ce salaire », et il est obligé de le faire, mais le salaire donné par le marchand peut être si bas que l'ouvrier ne puisse même pas en vivre. Et si l'ouvrier refuse de faire ce travail pour le salaire qui lui est proposé, alors le grand et le puissant [marchand] dira à l'ouvrier : « Passe ton 202 Ibid. numéro datant du 09/06/1849, « Om huusmandens kaar ». « en fattig arbeidsmand, en huusmand, maa kjøbe flere Tønder Korn aarlig, som kan bestandig maa betale dyrere, end andre kan kjøbe det for, vil man indsee, at han umulig kan komme godt ud dermed ». 203 Ibid. « de ere blotte Trelle og Slaver for Andre » 204 Ibid. « Det er besynderlig nok, at arbeidsmanden, som er den, der treller Føden i Alle, skal lide, netop fordi han er fattig; og endu mere forunderligt er det, at de ene menneske kan tage Guds Gaver fra det Andet ». chemin ! Je peux en trouver d'autres qui voudront faire ce travail » et le congédie grossièrement205. Cependant, certains patrons vont au-delà de la simple concurrence entre les travailleurs et refusent tout simplement de payer leurs ouvriers. Ainsi, dans le numéro du 25/08/1849, une lettre d'un ouvrier de forge est publié à ce sujet :

J'ai parlé avec gentillesse au principal, au sujet du paiement de mon salaire, et tout ce que j'ai eu en retour n'était que de la méchanceté. Je suis allé voir le shérif pour réclamer mes droits, quand je faisais encore confiance à la nouvelle loi. Mais alors le shérif était un parent du principal et il refusait que j'obtienne mes droits, il me demanda si je ne connaissais pas les conditions des autres ouvriers, et je n'ai pas pu réclamer mon argent. J'ai quitté ce travail et j'en ai cherché un autre ailleurs, mais nul part ailleurs je n'ai vu des travailleurs traités avec tant de méchanceté, et nul part ailleurs je n'ai vu une telle pauvreté206.

Thrane prendra part aussi à la dénonciation de ce que subit le petit peuple de la part des classes dominantes et notamment des institutions. Pour cela il emploiera deux sortes d'articles, ceux qui dénoncent les injustices sérieusement, et ceux qui le font avec humour. Thrane va créer trois personnages, Ola, Nils et Peer qui dans plusieurs articles discuteront de ce que l’État leur fait subir, tout cela de façon humoristique. Leur première apparition date du 23/06/1849 où ils dénoncent la politique militariste du pays. Ola sera le personnage du groupe qui va prendre ce rôle de dénonciateur et se plaindre de l'argent que le Storting dépense dans une guerre qui ne concerne pas la Norvège :

Ils ont le droit de décider de la guerre et de la paix, mais quoi cela sert-il ? Nous l'avons bien vu l'année dernière. Tout le Storting s'est mit d'accord pour jeter par les fenêtres 260 000 Daler et mettre la vie de 3000 hommes en jeu, indépendamment du fait que la Norvège n'avait rien à avoir avec la guerre danoise, tout comme le petit doigt n'a rien avoir avec -avec -, avec la Lune ! N'est-ce pas vrai, les garçons 207? Ola dénonce aussi le fait que les riches échappent à la guerre puisqu'ils peuvent payer afin d'éviter l'enrôlement dans l'armée, ainsi seuls les pauvres doivent partir à la guerre. Cet article aura une suite dans le numéro du 11/08/1849 ou Thrane, à travers le personnage d'Ola va prendre des positions clairement anti-militaristes :

205 Ibid. numéro datant du 30/06/1849. « Indsendt ». « Det er sørgeligt, at en saa store Mængde af Arbeidere skal være saa undertrykte af de fornemme Mænd, f. Ex. naar en kjøbmand siger til sine Arbeidere : "Nu skal Du gjøre dette Arbeide for den Priis" ; saa maa han gjrøe det ; men den Priis kan mangen Gang være saa liden, at en Arbeider ikke kan leve af de Penge, som kjøbmanden vil give ham. Og hvis Arbeideren vil ikke gjøre det for de faa penge, som bydes ham, saa siger den Store og Megtige til Arbeideren : "Gaa din Vei ! jeg kan nok faa dem, som vil forrete dette arbeide", og ovenikjøbet skjelder han ham ud med sin grove Mund ». 206 Ibid. numéro datant du 25/08/1849. « Tilstanden ved X Jærneværk ». « Jeg talte venskabelig med Prinsipalen om jeg kunde faa Penge ; men jeg fik Grovheder istedet. Jeg gik til Byfogden for at faa Ret, da jeg stolede paa den nye Brugslov. Men da Fogden var i Slegt med Prinsipalen, havde han ikke Lyst til at skaffe mig Ret; og jeg blev tilspurgt, om jeg ikke kjendte, hvorledes de andre Arbeidere havde det, og jeg kunde altsaa ikke gjøre Fordring paa Penge. Jeg forlod da dette Værk, og søgte Arbeide andre Steder ; men ingenside har jeg seet Arbeiderne saa hjærteløst behandlede, og ingensteds har jeg seet større Fattigdom ». 207 Ibid. numéro datant du 23/06/1849. « 2000 Mand og 2000 Mand ». « Det har jo et Slags Ret til at bestemme om Krig og Fred ; men hvad det hjelper til, saa vi bedst ifjor. Hele Storthinget var enigt i kaste bort 260 000 Daler, og at sette 3000 Mands Liv paa Spil, og uagtet Norge ikke har mere med den danske Krig at bestille, end mind Lillefinger har at bestille med – med – med Maanen ; er det ikke sandt, Gutter? ». Ah oui, mes amis, cela importe peu si nous gagnons ou nous perdons, dans tous les cas nous sommes perdants comme tous les soldats conscrits. Et si nous allons de victoire en victoire, on s'attend pas de nous de souffrir de la faim, de la tristesse et d'autres maladies quand nous arrivons à la maison. C'est la récompense pour notre bravoure. […] Les officiers cependant peuvent s'attendre à l'argent, aux honneurs, aux ordres, aux étoiles et aux grades plus élevés, mais nous, nous qui sommes appelés « les méchants », nous serons toujours des méchants, alors même que nous l'avons jamais étés208. Thrane dénonce donc clairement les institutions du pays qui sont injustes envers les pauvres, dans le cas précédent, de façon humoristique à travers des personnages fictifs. Mais il va aussi le faire de façon sérieuse dans plusieurs articles où il dénonce la corruption des juges, par exemple, qui ne condamnent pas les « grands » voleurs mais les « petits » :

Oui, le juge comprend très bien tout cela, car la Loi est comme une toile d'araignée dans laquelle les grands voleurs passent à travers et les petits y sont piégés, cela est son principe [au juge] même209.

Thrane s'attaque aussi aux lois qui mettent à mal les classes pauvres, dont une datant de 1842 qui empêche les gens les moins aisés à acheter des tonneaux de céréales directement aux grossistes, donc moins cher que si ils passent par les marchands.

Selon le code de commerce de 1842, par exemple, il est interdit à un capitaine de vendre moins de douze tonneaux de céréales à la fois. Interdire cela équivaut à dire aux pauvres : « Vous n'avez pas le droit d'acheter vos céréales en première main, vous allez les acheter à un marchand ; vous devez lui permettre de faire des bénéfices210. Mais ça sera surtout dans un grand article, « Forfatningen » divisé sur deux numéros du journal, que Thrane va dénoncer les injustices violentes que subissent les classes pauvres. Thrane va sévèrement y critiquer la constitution et l’État qui dominent et oppressent la classe laborieuse. Il dénonce tout d'abord le service militaire qui n'est jamais à l'avantage des pauvres puisque les riches peuvent payer afin de l'éviter :

[…] car les travailleurs, cependant, ne reçoivent pas d'honneurs, en temps de guerre comme en temps de paix, alors même que c'est la classe ouvrière qui œuvre dans la guerre afin de débarrasser le pays de ses ennemies, et durant la paix, elle procure aux riches les vêtements, les chaussures, à manger et à boire, des chambres, des maisons et un toit211.

208 Ibid. numéro datant du 11/08/1849. « 4000 mand ». « Aa ja, mine Venner, det kan jo ogsaa være os ligegyldigt enten vi vinder eller taber, saa taber i alle Tilfelde vi Soldater alligevel ; og, om vi gaar fra Seier til Seier, saa venter os dog sjelden andet end Sorg, Hunger, og andre Lidelser, naar vi kommer hjem. Det er den Belønning vi faar for vor Tapperhed.[...] Offisererne derimod kan vente baade Penge og Ære og Ordener og Stjerner og høiere Poster, men vi, som kaldes "de Gemene", vi bliver altid gemene, om vi end aldrig har været gemene ». 209 Ibid. numéro datant du 27/10/1849. « Fortreffelig Retsepleie ». « Ja, alt dette forstaar bemeldte Dommer meget vel ; thi er det hans Prinsip, at Lovene brø være som Spindelvæve, hvor de store Tyve slippe igjennemen, men de Smaa blive hengende ». 210 Ibid. numéro datant du 15/09/1849. « Liggedage ». « Ifølge Handelsloven af 1842 er det f. ex. nemlig forbudt Skipperen at selge mindre en 12 tønder korn ad Gangen. At negte dette er i Grunden ikke andet end at sige til den Fattige : "Du skal herefter ikke have Lov til at kjøbe dit korn fra første hand; du skal herefter kjøbe det hos en Kjøbmand; du skal give Kjøbmanden en Fordeel" ». 211 Ibid. numéro datant du 14/07/1849. « Forfatningen ». « for Arbeidsfolk bliver saa alligevel ikke bevist nogen Ære, hverken i Krig eller Fred, endskjønt der er Arbeiderklassen, som i Krig arbeider for at skaffe Landet af med slemme fiender, og i Fred arbeider for at skaffe Storfolk Klæder, Sko, Mad, Drikke, visse Værelser, Huus og Hjem ». De ce fait ce qui travaillent le plus gagnent le moins et ceux qui produisent le plus possèdent le moins, selon Thrane. Il va aussi dénoncer les conditions des « fermiers itinérants 212» qui travaillent pour de riches fermiers mais ne mangent que les restes des repas et de pain de mauvaise qualité alors que les propriétaires mangent en quantité et en qualité213. L'ouvrier ne travaille pas pour lui- même et sa famille mais pour les autres selon Thrane214 et de ce fait, il ne s'enrichit pas mais permet à ses employeurs de s'enrichir. Dans la suite de l'article, datant du 21/07/1849, Thrane s'attaque à la constitution même du pays qu'il estime être rédigée par les riches pour les riches :

Cela voulait dire que les gens aisés et riches ont obtenu la liberté de faire ce qui leur plaisait, de faire passer les lois qu'ils voulaient. Et quand une poignée d'individus obtiennent la liberté de faire passer les lois qu'ils veulent, ils vont naturellement faire passer des lois qui leurs seront bénéfiques, et c'est exactement ce qui s'est passé215. La rédaction de cette constitution a donc crée une société où la classe ouvrière est dominée par des milliers de tyrans au lieu d'un seul, estime Thrane. Selon lui, un roi ne va pas opprimer une classe plus qu'une autre, tout ce qu'il fera c'est de récolter les taxes venant de toutes les classes sociales216, alors que les riches au pouvoir ne feront payer que les personnes en dehors de leur classe sociale. On peut relever ici une certaine naïveté de la part de Thrane, et cela montre aussi à quel point les norvégiens font confiance au roi. Comme Thrane l'explique au début du l'article, le peuple peut avoir la chance d'avoir des rois bons et gentils217 comme ceux du Danmark. Thrane remet donc en question la constitution : en effet, quel est l'intérêt de celle-ci si elle ne fait qu'empirer la situation de la classe ouvrière ? Il estime que la seule liberté que cette constitution ait apporté est la « liberté du monopole 218». Le monopole en question ici est celui du pouvoir et de l'économie. Thrane estime que la classe ouvrière doit s'opposer à ce monopole et saisir sa liberté comme l'ont fait les français, mais il souhaite que cela se fasse sans violences :

Chaque travailleur, peu importe dans quel pays il se trouve, doit contribuer à l'érection de ce temple [de la liberté], et les travailleurs norvégiens ne doivent pas rester en retrait. Restez en accord et calmes, ne soyez pas

212 Nommés « legdslem » en norvégien, ce sont des travailleurs de ferme qui vont de ferme en ferme et dormaient souvent dans les granges pendant leurs courts séjours dans les fermes qui avaient besoin d'une main d’œuvre temporaire. 213 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 14/07/1849. « Forfatningen ». « eller paa Landet som Legdslem gaa omkring fra Gaard til Gaard, spise Naadsensbrød hos pengerike Bønder, spise den Rest af havremeels Grød, som blir tilovers, efterat husets folk har spist sig propmette, ja mangegang spist op altsammen? » 214 Ibid. « En Arbeider strever ikke for sin egen Skyld, men for Andres Skyld ; en Arbeider forretter Arbeider af mange penges Værdi, ikke nok for at skaffe sig selv Penge, men for at skylde Lommene paa Rigfolk, som til Tak ofte skjelder ham Huden fuld. » 215 Ibid. numéro datant du 21/07/1849. « Forfatningen (Sluttning fra førr. No) ». « Den bestod deri, at de Velstaaende og Rige fik Frihed til at gjøre hvad de vilde, til at give hvad Slags Love, de vilde ; og, naar et Par Klasser af Folket skal have Frihed til at give hvilket Love de vil, saa giver de naturligvis saadanne Love, som er til deres egne Fordeel, og dette har de da ogsaa gjort. » 216 Ibid. « En Konge har ingen nogen Fordeel af at undertrykke den ene Klasse mere end den anden, og derfor bliver det heller ikke til nogen Natur hos ham at gjøre det, og derfor gjør han det ikke gjærne. En Konge tager sine Indtegter af Statskassen uden just at udpine en enkelt Klasse. » 217 Ibid. numéro datant du 14/07/1849. « Forfatningen ». « Da vi var forenet med Danmark, havde vi, som sagt, en uindskrenket Konge ; men Kongerne af Danmark var ialmindelighed temmelig snille Konger ». 218 Ibid. numéro datant du 21/07/1849. « Forfatningen (Sluttning fra førr. No) ». « Hvad er Norges Frihed? Det er Frihed til Monopoler ! ». incontrôlables ; supportez patiemment encore quelques temps le pouvoir de l'argent et laissez le faire ce qu'il veut. Mais soyez en convaincus que les années du pouvoir de l'argent sont comptés 219! Encore une fois Thrane montre qu'il souhaite que la classe ouvrière ne se comporte pas violemment, et qu'elle agisse de façon pacifique et démocratique dans ses actions afin d'obtenir des droits qui lui sont refusés comme le suffrage universel qui serait un premier pas vers la création de ce « temple » de la liberté. Cependant, comme nous l'avons vu, Thrane et la classe ouvrière se voient face à une opposition venant des classes dominantes qui ne vont pas hésiter à critiquer voire même diffamer l'Arbeiderforening qui devient de plus en plus important en terme d'adhérents et d'impact dans le paysage politique norvégien de l'époque.

3.3 La violence ouvrière créée et imaginée par les classes dominantes

L'Arbeiderforening de Thrane compte 24 associations et 2360 membres en juillet 1849, avec 602 membres à Drammen, 270 à Kongsberg et 243 à Kristiania (Oslo). Le reste des membres se situent dans d'autres villes norvégiennes allant de 15 membres, autour de l'actuelle commune de Ringerike, à 160 Hønefoss220. Le nombre de membres va quasiment doubler jusqu'à atteindre 4091 membres au mois de septembre 1849. Le nombre d'associations va doubler passant de 24 villes à 49221.Le nombre de membres va très vite augmenter jusqu'à atteindre 133 associations et 11 554 membres recensés en mars 1850222. Il est donc évident que face à cette croissance, les classes dominantes soient inquiétées et cela se verra dans les journaux que nous pouvons qualifier de « bourgeois », dans le sens où ils sont destinés à cette classe sociale, dès l'année de création de l'Arbeiderforening. Leur inquiétude sera d'autant plus justifié qu'en un an, l'Arbeiderforening comptera parmi ses rangs 20 854 membres et 273 associations dans toute la Norvège223. Il faut savoir qu'en 1849 la Norvège compte un peu plus d'un million d'habitants, et une association, même avec seulement 4091 membres représente une force politique considérable dans le pays. De ce fait, les critiques arrivent très vite de la part des opposants du mouvement de Thrane, notamment après le mois de juillet 1849, en particulier après la publication de son article sur un soulèvement armé bien organisé que nous avons vu plutôt. Dans son article « Til Drammens Adresse ! » il réexplique

219 Ibid. « Enhver Arbeider, af hvad Natsjon han end er, bør hjelpe til at ophygge dette hærlige Tempel, og de norske Arbeidere bør ikke staa tilbage. Vær blot enige og rolige ; vær ikke utaalmodige ; taal endnu en Tid endog mere end I nogenfinde har taalt ; lad Pengemagten endnu en Tid faa regjere som den vil ; men vær forvisset om, at Pengemagtens Aar nu ere talte ! ». 220 Ibid. numéro datant du 21/07/1849. « Medlemmernes Antal i de forskjellige Arbeiderforeninger ». 221 Ibid. numéro datant du 22/09/1849. « Medlemmernes Antal i de forskjellige Arbeiderforeninger ». 222 PRYSER Tore, «Marcus Thrane», [URL: https://nbl.snl.no/Marcus_Thrane], article datant du 13 février 2009, consulté le 8 septembre 2017. « Juli 1849 meldte hans avis om 24 foreninger og 2360 medlemmer. […] Bevegelsen fortsatte å vokse; mars 1850 meldes det om 133 foreninger med til sammen 11 554 medlemmer ». 223 Ibid. « Sommeren 1850 skal bevegelsen ha omfattet 273 foreninger og 20 854 medlemmer ». cet article et affirme qu'il ne souhaite pas que lui et son mouvement mènent des actions violentes mais au contraire pacifiques. Il ira jusqu'à dire que l'Arbeiderforening va au contraire prévenir un soulèvement violent :

L'Arbeiderforening va plutôt devenir un moyen d'éviter la rébellion que l'instigateur d'un soulèvement224. Afin de montrer sa bonne foi et son envie de ne pas passer par des moyens violents, Thrane va notamment exclure deux membres de l'Arbeiderforening qui faisait partie des 5 individus qui ont insulté des habitants dans la ville de Kongsberg, épisode que nous avons vu plus haut.

L'autre soir ils [les policiers] ont capturé deux membres de l'association qui ont été arrêté mais vite relâchés. Ces deux membres ont été exclus [de l'association]225. Le Kongsbergs Adresse ira même s'excuser pour la diffamation dont ils ont été accusés par Thrane en disant que les 5 individus en question faisait partie de l'Arbeiderforening. Cependant, cela ne suffira pas à Thrane pour se débarrasser des critiques et des diffamations. Dans un numéro de septembre du Rigstidenden que Thrane cite dans son journal, un journaliste fait une revue du journal de Thrane et de son mouvement226. Thrane est désigné par le terme « Slyngelagtig » qui peut se traduire par « escroc », « roublard » ou « voleur ». Thrane se défend et s'explique, en disant notamment qu'il s'attendait à ce que lui, son idéologie mais aussi son mouvement soient mal compris et que cette incompréhension pousse la masse ouvrière à agir physiquement :

Quand j'ai commencé mes, comme vous les nommez, « agitations », j'avais peur d'être extrêmement incompris, et que ce genre d'incompréhensions allaient mener vers quelque chose de mauvais et qu'il serait extrêmement difficile de tenir la masse dans le calme227. Plus le mouvement s'agrandit, plus les critiques envers Thrane et l'Arbeiderforening deviennent violentes. Cela d'autant plus qu'il publie plusieurs articles sur les révolutions françaises et qu'il dit lui-même que « La direction prise par la Révolution de février m'a donné une irrésistible envie d'entrer dans l'Opéra politique228 ». Au mois de novembre, d'autres journaux vont critiquer le mouvement, notamment un certain « 13 » qui écrit dans le Lillehammers Tilskuer que le peuple devrait en effet demander plus de droits et de démocratie, mais pas en suivant la voie que mène « l'étudiant » Thrane, qui cite l'article dans son journal : "On parle de changements démocratiques, mais on ne pense pas aux changements contradictoires que prêche

224 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 07/07/1849, « Til Drammens Adresse ! ». « ...Arbeiderforeningerne vil snarere blive et Middel til at forhindre oprør, end til at istandbringe oprør ».

225 Ibid. « Den anden aften fik de med sig to af Foreningens Medlemmer, som blev arresteret, men snart slap ud igjen. Disse to Medlemmer er udslettet ». 226 Ibid. numéro datant du 29/09/1849, « Til Rigstidenden og Kongsbergs Adresse ». 227 Ibid. « Da jeg begyndte mine saakalde "Agitasjoner" frygtede jeg for at blive misforstaaet i altfor høi Grad, og at saadanne Misforstaaelser skulde lede til noget Galt, og at det i saa Fald vilde være yderst vanskeligt at holde Massen i Rolighed ». 228 Ibid. « Februarrevolusjonens Retning gav mig en uimodstaaelig Lyst til at komme ind paa det politiske Operahuus ». l'étudiant Thrane à travers son journal ; le mépris de la Constitution, le Communisme, la Révolution et la Haine des autres classes de la société, ainsi que que la monarchie despotique avec toute sa folie [...]229" Thrane cite le paragraphe 5 du chapitre 17 de la loi sur la criminalité norvégienne et menace de porter plainte pour diffamation contre « 13 » notamment car Thrane ne prêche pas pour la Révolution dans son journal, au contraire même : « … que cela soit à l'oral ou dans mon journal, je prêche contre la révolution et non pas pour230 ». Nous avons déjà cité plusieurs fois Thrane qui s'oppose à la violence, aux soulèvements, et qu'ils ne se considère lui-même et son mouvement comme communiste mais socialiste231. Dans le même article, Thrane cite aussi le journal Krydseren qui va plus loin dans les accusations et la diffamation puisqu'il accuse Thrane de monter une armée d'ouvriers qui s'apprêterait à lancer une révolution, tout en spéculant sur ce conflit entre les ouvriers, l'armée nationale et les représentants de l’État :

Il n'est pas nécessaire d'interroger le danger que menacent ces agitations, ce serait de la lâcheté ou de l'arrogance que de ne pas porter un regard sérieux sur ces mouvements, qui suivent leur leader qui a une garde de plusieurs milliers de travailleurs et qui à ouvertement donné l'opportunité à ses associations d'ouvriers de se révolter sans aucune culpabilité, et a abandonner la constitution si vous ne suivez pas ses plans. Mais contre ces agitations, le Corps National, si nécessaire, deviendrait naturellement un contrepoids. Il est impossible qu'ils deviennent les vendeurs d'armes pour le Prolétariat. Si les troupes régulières, d'après l'idée que s'en fait, puissent être constitués de députés, de propriétaires, de paysans, de travailleurs journaliers, etc, ils devraient, dans ce cas, donner toute leur sympathie et leur soutien à l’État, aussi sincèrement que l'armée volontaire. Nous espérons que c'est une question que le Gouvernement s'est posé232. Réaction à laquelle Thrane répond tout simplement que l’État devrait avoir plus peur de l'armée nationale que de simples ouvriers non-armés233. Bien que ce numéro de Krydseren date de novembre, ce n'est pas la première fois qu'on accuse Thrane de monter une armée d'ouvrier afin de

229 Ibid. numéro datant du 17/11/1849, « Andre Blade om os ». « "naar her tales om demokratiske Forandringer, tænker man sig ingenlunde saadanne Forandringer, som de Student Thrane opretter, og for hvilke han deels munotlig og deels gjennem sit Blad prædiker Ringeagt mod Statsforfatningen, Kommunisme, Revolution og Had mod andre klasser af Statssamfundet, samt anpriser det monarkiske Enevælde med meget Galskab" ». 230 Ibid. « thi saavel mundtlig som i mit Blad har jeg prædiker imod Revolution, og ikke for samme ». 231 Ibid. numéro datant du 26/05/1849, « Andre Blade om os ». « Il y a d'autres personnes qui sont appelées « Socialistes », et que beaucoup confondent avec les Communistes ; mais cela est absolument faux car les Socialistes sont très différents des Communistes […] Les Communistes veulent abolir la richesse, alors que les Socialistes veulent abolir la pauvreté et laisser la richesse telle qu'elle est […] Aussi, l'intention du Arbeiderforening est d'abolir la pauvreté, notamment par la législation qui imposerait au Royaume des charges et des obligations, de ce fait, chaque membre du Arbeiderforening doit être considéré comme un Socialiste ». 232 Ibid. numéro datant du 17/11/1849, « Andre Blade om os ». « Det er ikke værd, at man længere lægger Dølgsmål paa den Fare, disse Agitationer true med, det vilde være Feighed eller Overmod, om man ikke vilde fæste et alvorligt Blik paa disse Bevægelser, efterat deres Leder, der har en Garde af flere tusinde Arbeidere om sig, ganske aabenlyst har givet sine Arbeiderforeninger Underviisning i Maaden at gjøre Oprør paa og uden Sky[ld] har undsagt Statsforfatningen, hvis man ikke gaar ind paa hans Planer. Men mod disse Agitationer vilde Nationalkorpserne i fornødent Fald ganske naturligt blevet en Modvægt. De kunde umuligt blive Proletariatets Vaabensælger. Om de regulare Tropper, der efter Regjeringens egen Idee kan bestaa af Stedfortrædere, d. e. af huusmænd, Inderster, Dagleiere osv. i det tænkte Tilfælde vilde yde Staten sin Sympati og Understøttelse ligesaa oprigtigt som de af Borgerstanden frivilligt sammentraadte Korpser, er et Spørgsmaal, som vi ville haabe, at Regjeringen har overtænkt ». 233 Ibid. « Thi Regjeringen har visselig ikke mere at frygte af ubevæbnede Arbeiderforeninger end af bevæbnede Nationalkorpser. » lancer une révolution et saisir le pouvoir. Dans un article datant du 8/09/1849, Thrane raconte l'un de ses voyages et comment il a rencontré un homme qui était intéressé par son mouvement, s'en suivit le dialogue suivant :

"Quand est-ce que vont-ils commencer ?" demanda-t-il. "Commencer quoi ?" "Quand est-ce que l'association va attaquer ?" "Commencer une insurrection voulez-vous dire ?" "Oui ! Tout à fait !" "Non, mon brave, nous n'allons pas nous rebeller, nous allons procéder de façon pacifique." "Mais c'est pas ce que disent les riches !" "Oui, c'est ce que je pense aussi, mais il ne faut pas que vous écoutiez les riches, car ils disent, naturellement, des choses mauvaises sur l'association afin de faire peur aux gens." "Oui, c'est exactement ce que j'ai entendu plusieurs fois. D'abord j'ai entendu que chaque homme devra vous payer 2 speciedaler, et que vous alliez rassembler 10 000 hommes, et une fois que vous avez une assez grande armée et assez d'argent, alors vous allez acheter des bateaux à vapeur et des canons et l'association lancera l'attaque234." Suite à ce dialogue, Thrane est hilare en entendant les propos de cet homme et des rumeurs colportés puis lui explique les buts de l'association. Cette rumeur qui dit que Thrane compte lever une armée est l'une des premières référencée dans le journal, et de part son absurdité, elle est traitée humoristiquement. Comme nous l'avons vu plus haut, cela ne sera pas le cas pour les accusations lancées par d'autres journaux auxquelles Thrane répond avec beaucoup de sérieux afin que son mouvement ne perde pas de sa légitimité en tant que force politique dans le pays. Enfin dans un article datant du 1/12/1849, Thrane répond à nouveau à plusieurs journaux qui sont critiques envers l'Arbeiderforening, bien que moins violents et diffamatoires que les précédents, et conclut son article par ces mots :

Aucun bien dans ce monde n'a été acquis sans lutte et conflit, mais nous devons espérer que cette lutte soit menée non pas par des armes matérielles mais des armes intellectuelles. En utilisant ces dernières, les associations d'ouvriers feront apparaître des résultats qui seront bénéfiques à toute la société et ainsi la confiance, la satisfaction et l'esprit de fraternité seront répandus dans toute la société235. Nous avons donc vu que les critiques, ainsi que les diffamations et autres rumeurs sur l'Arbeiderforening, apparaissent progressivement, en lien avec la création de nouvelles associations

234 Ibid. numéro datant du 8/09/1849, « Beretning om Foreningers Stiftelse ». « "Men naar skal de gaa paa?" spurgte han. "Hvorledes gaar paa?", "Naar foreningerne skal til at storme?", "Gjøre Oprør, mener de ?" ,"Javist, ja!" ,"Nei, mind Mand, vi skal ikke gjøre Oprør, vi skal gaa frem paa en fredelig Maade.", "Men Storfolk siger det!", "Ja, det tror jeg gjærne; men De maa ikke høre efter hvad Storfolk siger; for disse siger naturligvis alt Ondt om Foreningerne, for at skræmme Folk fra dem.", "Ja, jeg har rigtig hørt meget Slig. Først har jeg hørt, at hvær Mand skal betale Dem 2 SPD, og at De skal have sammen 10,000 Mand; og naar De faa har faaet Armeen stor nok, og faaet Penge nok, saa skal der kjøbes Dampskibe og Kanoner, og saa skal Foreningerne storme". » 235 Ibid. numéro datant du 1/12/1849, « Andre Bladet om Oss ». « Intet væsentligt Gode opnaaes i vor Verden uden igjennem Kamp og Strid; men vi maa haabe, at denne Kamp efterhaanden mindre vil føres med materielle Vaaben, end med aandelige. Af Arbeiderforeningerne ville, ved kun at bruge de sidste, udentvivl udvikle sig Resultater, der virke velgjørende for det hele Samfund, og Tillid, Tilfredshed og broderlig Aand udbrede sig i alle Klasser ». dans les villes norvégiennes et l'augmentation des membres. Un mouvement politique qui gagne en taille et en force va forcément être confronté à des opposants. Bien que certains puissent avoir des critiques plus objectives que d'autres, certains n'hésitent pas à utiliser la diffamation afin de décrédibiliser le mouvement et lui faire perdre son impact sur la vie politique du pays. Est-ce que cela est du à la méconnaissance du mouvement de Thrane ou est-ce un choix délibéré des auteurs des articles ? Si nous jugeons les dires de Thrane et le nombre de fois où il s'est justifié, et cela bien avant que les critiques acerbes soient publiées dans d'autres journaux, nous pouvons supposer que les auteurs en question n'ont pas lu l'intégralité des publications du journal et se basent que sur peu d'écrits, soit de Thrane lui-même, soit par les articles relayés par d'autres journaux. Mais si nous regardons bien les critiques, nous pouvons voir que les auteurs ont une certaine connaissance quant aux différents mouvements politiques de gauche. Si certains accusent Thrane d'être communiste, il est guère difficile de penser que des auteurs issus de la bourgeoisie ne connaissent pas le socialisme et ne puissent différencier les deux. Nous pouvons supposer que cela puisse être de la méconnaissance, encore une fois, des idéologies, mais les rédacteurs de ces articles font partie de la classe aisée et éduquée de la société norvégienne, et cela laisse à supposer qu'ils omettent délibérément de différencier le socialisme et le communisme, d'autant plus que ce dernier est une idéologie qui à cette époque est récente et s'oppose clairement à la bourgeoisie et aux autres classes dominantes. Il est donc dans l'intérêt de ces derniers à ce que le communisme, tout comme le socialisme qui malgré tout reste en lien avec ce dernier, ne se propage pas dans le pays et dans les classes laborieuses. Et cela, malgré le fait que Thrane, dès le début de la rédaction de son journal dit clairement qu'il se considère lui et son mouvement comme socialiste et non communiste, et qu'il ne souhaite en aucun cas une révolution violente. Cela se voit d'ailleurs dans sa citation du 1/12/1849 dans laquelle nous pouvons déceler des restes du socialisme utopique qui a influencé Thrane dans sa propre idéologie qui pose les racines, quasiment cinquante ans en avance, de ce que sera le Socialisme Démocratique. En effet, Thrane souhaite que les ouvriers et les paysans pauvres s'unissent grâce aux associations afin de pouvoir réclamer des droits et peser sur l'échiquier politique du pays. Il souhaite aussi que les ouvriers aient un parti politique qui les représente au Storting, ce qui se fera en 1887 avec la création de l'Arbeiderpartiet, le Parti des Travailleurs.

Cependant, comme nous l'avons vu dans cette partie, l'opposition bourgeoise va créer un imaginaire violent associé au mouvement ouvrier, cela à des fins politiques. Bien des termes liés à la violence se retrouvent dans les articles de Thrane, la violence qu'ils traduisent est sujette à l'interprétation. Il est donc évident que la bourgeoisie, qui souhaite garder ses privilèges, exacerbe les propos de Thrane afin de le faire passer pour un leader d'un mouvement violent qui veut renverser le pouvoir en place, chose que lui-même comprend et dénonce. Cependant, la violence qui ressort le plus dans le journal du mouvement ouvrier est la violence que subit le prolétariat, qu'il soit symbolique comme le refus de paiement du salaire des ouvriers, ou physique comme les conditions dans lesquelles vivent et travaillent ces derniers. Le journal de Thrane innove en ce sens qu'il permet aux ouvriers de s'exprimer par eux-mêmes en envoyant des lettres narrant leurs conditions de vie et ce qu'ils subissent ainsi permettant aux ouvriers d'avoir une voix dans la société norvégienne. Il est certes plus faciles pour nous de voir que le mouvement ouvrier de Thrane n'était pas violent et dénonçait les conditions des ouvriers norvégiens, mais pour comprendre la réaction de l'opposition et de la bourgeoisie, il faut d'abord remettre le contexte de l'époque et se mettre dans l'état d'esprit des classes dominantes de cette moitié du XIXème siècle. En 1848 l'Europe est balayée par plusieurs révolutions dont la révolution française de février qui sera l'élément qui embrasera toute l'Europe. De cette révolution française naîtront d'autres révolutions, bien que les révolutions sicilienne et milanaise aient eu lieu plus tôt dans l'année, comme la révolution allemande, autrichienne, hongroise, roumaine ou encore polonaise. La révolution française de février aura donc une influence internationale, cependant il faut noter que, comme le remarque Jacques Solé :

Au XIXème siècle, les motivations des révolutions européennes sont surtout politiques et n'ont qu'indirectement des conséquences ou des caractéristiques sociales236. Créatrices d'un nouvel ordre politique, les révolutions du XIXème siècle européen ont été d'abord nationales, qu'il se soit agi de rénover des structures anciennes ou d'affirmer une nouvelle identité237. Même si Thrane se dit influencé par la révolution de février, ses motivations ne sont pas nationales dans le sens identitaires du terme, mais clairement politique, ce qui sera le contraire de la bourgeoisie et de la classe dominante norvégienne qui, en 1814 souhaite acquérir son indépendance, ainsi que de reconstruire son identité nationale qui sera notamment illustré par le national- romantisme, mouvement artistique et littéraire, qui sera très influent sur l'intelligentsia du pays durant le XIXème siècle. Il est donc évident qu'un personnage menant un mouvement de masse inquiète la bourgeoisie norvégienne avec les événements qui ont lieu en Europe à cette époque. Marcus Thrane apparaît, aux yeux des classes dominantes, comme quelqu'un voulant renverser l'ordre politique actuel et en ériger un nouveau. Il est donc évident qu'il fera face à une opposition forte et influente. Mais nous devons nous poser une question : Thrane est-il vraiment un révolutionnaire ? David Philip emploie ce terme pour désigner Thrane qui « se [donnait] corps et âme à la cause révolutionnaire238 ». Mais est-ce que son idéologie était vraiment révolutionnaire ? Si nous interprétons le terme révolutionnaire en ce sens qu'il apportait quelque chose de nouveau dans la vie politique norvégienne, oui. Cependant, il ne souhaitait pas destituer l'ordre établi par la violence mais plutôt élargir la possibilité d'obtention du pouvoir à toutes les couches sociales du 236 SOLE Jacques, Révolutions et révolutionnaires en Europe, 1789-1918, Folio Histoire, 2005, p.17. 237 Ibid. p.769. 238 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.50. pays, d'où son combat pour le suffrage universel qui permettrait aux ouvriers de faire élire des personnes militant pour leurs intérêts, il est donc plus intéressant d'utiliser le terme réformateur, qui correspond bien mieux, notamment si on considère que Thrane pose les bases du socialisme démocratique en Norvège. Face à cette possibilité, la bourgeoisie, encore une fois, n'y trouve aucun intérêt, puisque la majorité de la population n'est pas de la même classe sociale qu'eux, la perte de pouvoir semble évidente dans le cas du suffrage universel et de la création d'un parti politique ouvrier. Ainsi pour toutes ces raisons, la presse bourgeoisie a crée une violence imaginée afin que le mouvement de Thrane soit décrédibilisé, que cela soit par des rumeurs qui peuvent sembler ridicules comme l'exemple des bateaux à vapeurs que les ouvriers chercheraient à acquérir afin de lancer une insurrection, ou les critiques plus sérieuses, bien que parfois diffamatoires et mensongères qui veulent démontrer la dangerosité du mouvement ouvrier. Conclusion

En 1849, le mouvement ouvrier, bien que très récent, a très vite gagné en importance que cela soit au niveau de ses membres ou de sa capacité à agir dans le paysage politique norvégien. Cependant, comme nous l'avons vu, l'année de création du mouvement et de son journal est une année où Thrane doit d'abord rassembler les ouvriers, les paysans, et même les artisans à qui il demande de rejoindre le mouvement239. Thrane utilisera le journal comme un moyen d'éduquer son lectorat qui vient, pour la plus part, de couches sociales qui n'ont que très peu d'éducation, voire aucune. Ayant un passé de professeur, cela semble évident puisqu'il ne souhaite pas d'un mouvement contenant des membres qui ne savent pas lire ou comprendre le fonctionnement des instances politiques et des institutions étatiques, ainsi que la politique et les buts menés par le mouvement ouvrier. C'est dans ce but que Thrane porte un soin tout particulier aux articles qu'il rédige afin de les rendre compréhensibles pour le plus grand nombre. Il évite d'utiliser des mots d'emprunts venant du français ou de l'anglais, et s'il est contraint de le faire, il ajoute un glossaire expliquant les termes difficiles ou inconnus, prenant ainsi une direction différente de ce que font la majorité des autres journaux. Il va d'ailleurs se moquer de cette habitude qu'a la bourgeoisie et l'élite du pays à utiliser les mots français dans un de ses articles240. Grâce à sa plume et son langage claire, Thrane va réussir à unir une classe ouvrière et paysanne dans une seule association, répartie dans chaque ville, alors même que les classes sont divisées entre-elles. C'est ce qui explique le succès du mouvement et de l'ampleur qu'il prendra en seulement un an et demi241. Le mouvement prendra une telle importance que Thrane décidera de déplacer le siège de l'association de Drammen à Kristiania. Cette croissance rapide et importante, couplé à un fonctionnement administratif avec peu de failles, va attirer des personnes venant en dehors des classes laborieuses, notamment un certain Henrik Ibsen. En effet, avant de devenir l'un des plus grands écrivains du pays, Henrik Ibsen rédigea des articles durant les années 1850-1851 pour le Arbeiderforeningernes Blad, il ira même jusqu'à donner des cours d'écriture aux membres du mouvement, cela grâce à la rencontre qu'il fera avec Théodor Abilgaard, un collaborateur de Thrane qui remplacera ce dernier

239 Arbeiderforeningernes Blad, numéro datant du 10/11/1849, «Om Nationakværksteder». «Ne serait-ce pas utile d'imiter les français dans certains de leurs aspects? Et par cela je ne veux pas dire que nous devrions ériger des barricades ou préparer une révolution, car nous n'irions pas loin! Nous devrions nous unir et créer des ateliers nationaux ou chaque travail est égal en révenus et en dépenses. Je pense que c'est le seul moyen pour s'assurer d'un futur.» ; «Skulde det ikke være gavnligt, om vi i visse Henseender søgte at efterligne Franskmændene, jeg mener ikke i at opføre Barrikader eller gjøre Opråb til Revolution; thi hermed vilde vi vist ikke komme langt; nei ! lad os med Enighed og i Forening prøve paa at slaa os sammen for at oprette Nationalværksteder, hvor enhver Arbeider er lige deelagtig i Indtægter og Udgifter, Dette tror jeg er den eneste Vei, hvorved vi kunne sikkre os for Eftertiden». 240 Ibid. «Ola i Stortinget». «L'erreur incombe à ceux qui parlent de sorte à ce qu'ils soient incompris.» ; «Feilen ligger hos dem, der tale, saa det ikke kan forstaaes». 241 Comme nous l'avons vu, le mouvement est passé de 2360 membres en juillet 1849 à 20 854 membres durant l'été 1850. au poste de rédacteur en chef du journal242. Bien que le mouvement n'eut qu'un succès éphémère, allant de 1849 à 1851, cela montre l'importance que celui-ci avait atteint au cours du pic de son succès. Succès qui fit évidemment peur aux classes dirigeantes et dominantes du pays qui ont vu à travers ce mouvement un danger potentiel quant à la préservation de leurs privilèges. Nous avons bien vu que certains articles de Thrane, selon l'interprétation qu'on en donnait pouvaient mener à confusion, chose que lui-même admet, et les classes dominantes vont profiter de cela afin de faire passer le mouvement pour révolutionnaire et violent. Bien que Thrane publia des articles à caractère révolutionnaires et sur les révolutions françaises, dont celle de février 1848 qui le poussa à la politique, à partir de l'été 1849 il répéta souvent qu'il était contre une révolution violente. De ce fait il se plaçait dans un mouvement que l'on pourrait plutôt qualifier de réformateur que révolutionnaire.

[…] on ne peut qualifier le mouvement de révolutionnaire, du moins pas consciemment. Thrane ne cessait d'enjoindre à ceux qui le suivaient d'éviter tout acte de violence, toute démonstration susceptible de porter atteinte à la paix publique243. Mais cela n'empêchera pas la presse bourgeoise d'écrire des articles qui font passer les ouvriers et leur mouvement pour révolutionnaire et violent. De ce fait, afin de défendre ses intérêts, la presse bourgeoise va créer une violence imaginée autour du mouvement ouvrier, violence quasi inexistante durant l'année 1849, comme nous avons pu le voir. Cependant, bien qu'au début cette violence n'est que imaginaire, le Drammens Adresse va quasiment prédire l'avenir du mouvement. En effet, nous avons vu un des articles de ce journal auquel Thrane disait que le mouvement ouvrier permettrait d'éviter une révolution. Or, l'auteur de l'article dit justement qu'après la réunion du Storting, le mouvement risquerait de s'embraser car les lois en faveur des ouvriers ne passeraient pas. Et c'est exactement ce qu'il va se passer.

A l'automne de 1850, ce furent les élections parlementaires. Les candidats de l'opposition « empruntèrent » plusieurs points au programme de Thrane ; mais lorsque les députés furent élus (une majorité paysanne), seule une loi assurant quelque protection aux cultivateurs locataires fut votée244. L'incapacité de ce nouveau gouvernement à se soucier de la conditions des ouvriers poussa plusieurs membres du mouvement, qui perdirent patience, à lancer des actions pour mener l'agitation. Dès l'année 1850 plusieurs grèves, démonstrations et actions sont menés par les ouvriers, comme empêcher une petite ferme d'être mise en vente forcée, vente à laquelle les thranistes se sont

242 MOI Toril, Henrik Ibsen and the birth of Modernism: Art, Theater, Philosophy. Oxford University Press, 2006, p.55. «In his first year in Christiania, Ibsen was also involved in radical politics. In 1850 he lived in the same house as Theodor Abilgaard, a close collaborator of Marcus Thrane, the first great Norwegian workers' leader. In 1850-51, Ibsen wrote some articles for Arbeider-Foreningernes Blad (The Magazine of the Worker's Societies), the paper of the Thrane movement. With Abilgaard, Ibsen even taught literacy classes for the Christiania Workers' Society that winter». 243 PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958, p.59. 244 Ibid. opposés avec une « extrême brutalité 245». C'est donc à parti de 1850-51 que le mouvement ouvrier de Thrane commence à montrer les premières signes d'une vraie violence physique et révolutionnaire, non pas parce que leur leader, Thrane, leur a ordonné mais bien à cause du gouvernement que ne faisait rien pour les ouvriers et les petits paysans, ce qui fit perdre patience à ces derniers. A cela se rajoute le rejet de la pétition que Thrane envoya à Oscar Ier, rejet qui fut donné le 12 novembre 1850. Le mouvement se retrouva alors devant plusieurs options : mener une action démocratique, mais qui prendrait beaucoup de temps ; mener une action révolutionnaire qui risquerait de se terminer en guerre civile ; essayer de s'allier aux libéraux afin qu'ils défendent le droit des ouvriers. C'est cette dernière option que Thrane va choisir, bien qu'il sera d'une grande méfiance envers les libéraux246. Cette alliance devait permettre de renverser le gouvernement conservateur puis le gouvernement libéral. Cependant, ces nouvelles responsabilités étaient devenues beaucoup trop difficiles à gérer pour Thrane qui laissa sa place de rédacteur en chef du journal, ainsi que celle de leader du mouvement, à Théodor Abilgaard, un jeune étudiant qui avait rejoint le mouvement. Or il y avait une forte opposition entre les deux personnes puisque Abilgaard était prêt à se contenter d'un gouvernement libéral. Thrane n'arrêta pas la lutte pour autant, puisqu'il entreprit d'agir directement pour le mouvement à travers l'action directe. De ce fait il rédigea une autre pétition qu'il comptait déposer auprès du roi. Mais ce sera un événement particulier qui sonnera le glas pour le mouvement ouvrier de Thrane. Le 10 juin 1851, jour où se réunit le Storting, il y eut en parallèle un « Lilleting », le petit parlement, qui réunit 79 délégués du mouvement ouvrier247. Mais Thrane et ses collaborateurs n'ont pas pu s'y rendre et c'est bien cela qui posa un problème : les personnes y participant étaient pour la plus part ignorantes quant à la lutte sociale et révolutionnaire et elles se mirent à employer des termes révolutionnaires qu'elles ne comprenaient pas. De ce « Lilleting », des rumeurs d'une insurrection ont été répandues et cela inquiété évidemment le gouvernement. De plus, tout ce qui a été dit lors de ce petit parlement a été inscrit à l'ordre du jour et publié, ce qui eut pour effet d'alerter davantage le gouvernement248. Le mois suivant, le 7 juillet 1851, Thrane, Abilgaard et d'autres chefs du mouvement sont arrêtés et emprisonnés. Le temps que la cour suprême prenne sa décision, il s'écoula quatre ans, ce qui provoqua l'arrêt quasi définitif du mouvement ouvrier de Thrane. Ce dernier s'est vu infligé quatre années de prison le 25 juin 1855, pour les autres chefs cela allait de trois à neuf ans. En tout, la police arrêta deux cent membres du mouvement ouvrier249. Cela marqua définitivement la fin de l'Arbeiderforening. A sa sortie de prison, Thrane essaya de gagner sa vie grâce à la photographie, puis il décida de partir pour les États-Unis d'Amérique où il continua son militantisme, et devint

245 Ibid. 246 Ibid. p.61. «Thrane gardait une profonde méfiance envers les paysans et les avocats libéraux». 247 Ibid. p.62. 248 Ibid. p.63. «Tout cela fut naturellement fidèlement inscrit à l'ordre du jour par le président». 249 Ibid. p.64. même membre de la première Internationale250. Quand le syndicalisme commença à prendre (ou même reprendre) vie à partir des années 1870-80 en Norvège, Thrane décida de revenir afin de donner une conférence en 1883 sur la situation des ouvriers aux États-Unis, mais on lui refusa de louer une salle à cet effet. Thrane était devenu un inconnu dans son propre pays et n'a pas pu prendre une place parmi les nouveaux acteurs du syndicalisme et des mouvements ouvriers. Il retourna donc aux États-Unis où il mourut en 1890.

Parler de violence, qui plus est de violence révolutionnaire n'est pas une chose facile quand celle-ci concerne la Norvège. En effet, le pays n'a connu que très peu de soulèvement, comme nous l'avons vu, au cours de son histoire. A cela il faut aussi ajouter le peu de sources traitant de ce sujet251. En Norvège, bien que plusieurs historiens ont écrit au sujet du mouvement ouvrier comme Tore Pryser ou Halvdan Koht, il n'en demeure pas moins que ces sources commencent à avoir un certain âge. Il en est de même en France avec le livre de David Philip qui date de 1958, bien qu'un livre plus récent traite aussi des mouvements ouvriers nordiques, écrit par Raymond Fusilier en 2013, qui reprend souvent le livre de D. Philip quant à l'époque qui nous a intéressé, et a été de ce fait l'une de mes sources principales. Il en est de même pour la biographie de Marcus Thrane, bien qu'une datant de 2014 écrite par Mona R. Ringvej, elle reste difficilement accessible puisque le livre est déjà épuisé. Quant aux autres biographies, celle précédent Rignvej date de 1917 et a été écrite par Halvdan Koht. La quatrième de couverture de la biographie écrite par Ringvej dit même que « Marcus Thrane est l'un des mystères de l'histoire de la Norvège 252», cela montre à quel point sa figure et ses faits sont peu connus en Norvège, encore moins en France, puisque le texte le plus complet sur sa vie est le deuxième chapitre du livre de D.Philip. De ce fait, il était difficile de se procurer des sources variées pour cette recherche. Bien qu'au début je voulais m'intéresser à une période beaucoup plus large, allant de 1849 à 1945, je me suis vite rendu compte, que cela allait être impossible à réaliser en seulement une seule année. J'ai donc décidé de réduire la période de 1849 à 1856, années durant lesquelles l'Arbeiderforening a été actif, mais encore une fois, le travail semblait beaucoup trop long et difficile à terminer en si peu de temps. J'ai donc enfin décidé de réduire la période à la seule année de 1849 et de m'intéresser au journal du mouvement ouvrier suite aux conseils de ma directrice de recherche. A partir de ce nouveau point de départ, c'est la problématique qui posait problème. En effet, comme nous l'avons vu, la Norvège n'est pas connu pour ses mouvements populaires violents, voire même

250 Ibid. p.65. 251 L'un des rares livres norvégien traitant du sujet de la violence ouvrière en particulier est Gesellar, rebellar og svermarar de Tore Pryser parut en 1982. 252 https://www.pax.no/marcus-thrane.5602329-331604.html, consulté le 10 septembre 2017. «Marcus Thrane er noe av et mysterium i norsk historie». une histoire contemporaine violente, il était donc difficile de poser une problématique définitive dès le début des recherches, elle a donc évolué au fil du temps que je progressais à travers les différents numéros du journal de Thrane. Une fois les journaux lus, j'ai en effet trouvé des références à la violence, que ce soit celle venant de la part de Thrane ou de son mouvement, bien que minoritaires, ou la violence que subissait la classe ouvrière. Mais ce n'est qu'à la fin que je me suis rendu compte de la répétition de certains types d'articles qui étaient destinés à répondre à d'autres journaux émettant des critiques envers le mouvement ouvrier. En ayant lu les journaux et en connaissant les articles et ce Thrane y écrivait, je me suis rendu compte que les journaux bourgeois n'avaient qu'une très faible connaissance de son idéologie, de ce fait, ils créent un imaginaire violent autour du mouvement ouvrier à travers leurs critiques, que cela soit conscient ou non, bien que cette question aie été débattue dans la recherche. Ce n'est donc qu'à partir du moment où j'avais rédigé plus de la moitié du mémoire que j'ai pu enfin trouver une problématique définitive à cette recherche qui abordait un sujet peu connu, tout d'abord en France, mais aussi en Norvège, d'autant plus qu'il était traité d'un point de vue qui n'est pas commun dans les recherches liés au mouvement ouvrier en Norvège. Cela m'a permis donc d'effectuer un travail d'historien et même d'archiviste puisque je travaillais directement sur la source primaire qu'est le journal de Thrane afin de trouver les réponses à ma problématique. J'aurais pu aborder cette question de la violence de différents angles de vues, notamment sémiotiques par exemple quant au journal et de la façon dont il était rédigé, du vocabulaire qu'il employait, etc. J'aurais pu aussi, tout simplement, traiter la question à partir de l'année 1850, durant laquelle les premières vraies signes de violence révolutionnaire commencent à apparaître et continuent jusqu'à 1851, mais je ne connaissais pas tous les faits historiques de cette époque au début de ma recherche, que cela soit du à ma faible connaissance de cette époque ou du fait que peu de sources traitaient de ces événements. Cette recherche m'a donc permis d'en apprendre davantage sur l'Arbeiderforening qui reste malheureusement méconnu, alors que ses actions et l'idéologie ont été importantes que cela soit à l'échelle nationale mais aussi dans l'Histoire du socialisme et des luttes ouvrières. Cela m'a aussi permis de découvrir un aspect peu connu en Norvège, qui pourtant a bien eu lieu, que sont les violences révolutionnaires ouvrières. Bibliographie

AARFLOT Andreas, « Hans Nielsen Hauge », [URL : https://nbl.snl.no/Hans_Nielsen_Hauge], dernière mise à jour le 20 octobre 2014, consulté le 13 mai 2017.

ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, traduction de G.Durand, Calman-Lévy, 1972.

BACKSTRÖM Knut, Götrek og manifestet, Gidlund, 1972.

BENSIMON Fabrice, « Engels et l'enquête sur la classe ouvrière britannique des années 1840 », conférence du 3 février 2017 à l'EHESS.

DIETSCH Matthias, « Le piétisme », [URL: http://www.protestants.org/index.php?id=32581], mai 2001, consulté le 13 mai 2017.

FRAPPAT Hélène, La violence, Flammarion, Paris, 2000.

FUSILIER Raymond, Les Monarchies Parlementaires : Étude sur les systèmes de gouvernement (Suède, Norvège, Danemark, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1960.

FUSILIER Raymond, Histoire du mouvement ouvrier dans les pays Nordiques (Danemark – Finlande – Islande – Norvège – Suède) Chronologie 1750 – 1959, France-Sélection, Aubervilliers, 2012.

GEARY Dick, Revolutions and the Revolutionary Tradition: In the West 1560-1991, David PARKER, Routledge, Londres et New York City, 2000.

GEFFROY Auguste, Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), 1851, [URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65663z.pdf,], consulté le 7 mai 2017.

GISLE Jon, «Grunnloven», dernière mise à jour le 14 décembre 2014, [URL: https://snl.no/Grunnloven], consulté le 7 mai 2017.

GRYTTEN Ola Honningdal, « The Economic », [URL : https://eh.net/encyclopedia/the- economic-history-of-norway/], consulté le 10 mai 2017.

HALEVY Élie, Histoire du socialisme européen, 1948, Idées/Gallimard, 1972.

HELLEVE Eirik, « John Neergaard », [URL : https://nbl.snl.no/John_Neergaard], dernière mise à jour le 13 février 2009, consulté le 16 mai 2017. KOHT Halvdan, Norske Folkeskrifter, n°60, «Arbeidar-rørsla av 1848 i Noreg», Norigs Ungdomslag og Studentmaallaget, Oslo, 1914.

KOHT Halvdan, Norsk bondereising : fyrebuing til bondepolitikken, Oslo, Aschehoug, 1926.

KOHT Halvdan, « Bonde mot borger », DAHL Ottar, 100 års historisk forskning, Oslo, 1970.

LAROUSSE, « Violence », [URL : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/violence/82071], consulté le 24 août 2017.

LE MONDE POLITIQUE, « Mercantilisme »,[URL: http://www.lemondepolitique.fr/cours/introduction- economie/pensee-economique/mercantilisme.html], consulté le 9 mai 2017.

MAGNUS Alv Johan, Revival and Society : An examination of the Haugian revival and its influence on Norwegian society in the 19th century, Magister Thesis in Sociology at the University of Oslo 1978, [URL: https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/15745/HNHauge%5B1%5D.pdf?sequence=1], consulté le 13 mai 2017.

MARX Karl et ENGELS Friedrich, Manifeste du parti communiste, 1848, traduction par Emile Bottigelli, 1972, Flammarion, Paris, 1998.

MOI Toril, Henrik Ibsen and the birth of Modernism: Art, Theater, Philosophy. Oxford University Press, 2006.

NYHUS Jorunn Øveland, TØRDAL Ragna Marie, « Språkdebatt og språkpolitikk på 1800-tallet », [URL : http://ndla.no/nb/node/129615?fag=27], dernière mise à jour le 3 mars 2017, consulté le 19 juin 2017.

PHILIP David, Le mouvement ouvrier en Norvège, Les éditions ouvrières, Paris (13e), 1958.

PRYSER Tore, « Marcus Thrane », [URL: https://nbl.snl.no/Marcus_Thrane], publié le 13 février 2009, consulté le 9 mai 2017.

RINGVEJ Mona R., Marcus Thrane, Forbrytelse og straff, Pax Forlag, 2014.

ROSER Max, ORTIZ-OSPINA Esteban (2016) – ‘Literacy’. Published online at OurWorldInData.org. Retrieved from: [URL: https://ourworldindata.org/literacy/], consulté le 19 juin 2017.

SEJERSTED Francis, «Mossekonvensjonen», dernière mise à jour le 17 février 2017, [URL : https://snl.no/Mossekonvensjonen], consulté le 7 mai 2017.

SOLE Jacques, Révolutions et révolutionnaire en Europe, 1789-1918, Gallimard, 2008.

STATISTISK SENTRALBYRÅ, [URL: http://www.ssb.no/a/fob2001/nos_d316/fob-00-tabeller.pdf], consulté le 10 mai 2017.

STEEN Sverre, Det Frie Norge, volume 4.

SVENDSEN Åsmund, « Ole Gabriel Ueland », [URL : https://nbl.snl.no/Ole_Gabriel_Ueland], dernière mise à jour le 13 février 2009, cosulté le 16 mai 2017.

SVERDRUP Georg, Lofthusbevægelsen, Kristiania, Grøndahl, 1917.

SÆTRA Gustav, « Christian Lofthuus », [URL : https://nbl.snl.no/Christian_Lofthuus], publié le 13 février 2009, consulté le 12 mai 2017.

TEIGE Ola, « Korrupsjon i det Norske embetsverket », [URL : http://www.norgeshistorie.no/grunnlov-og-ny- union/artikler/1359-korrupsjon-i-det-norske-embetsverket.html], publié le 25 novembre 2015 à 12h00, consulté le 19 mai 2017.

THE NATIONAL ARCHIVES, « 1834 Poor Law », [URL: http://www.nationalarchives.gov.uk/education/resources/1834-poor-law/], consulté le 25 mai 2017.

WEBER Max, Le savant et le politique, Éditions 10/18, Paris XIIIè, 1963.

WIKIPEDIA, « Battle of the Square » [URL: https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_the_Square#Aftermath], dernière mise à jour le 10 novembre 2016 à 18h52, consulté le 16 mai 2017.

WIKIPEDIA, « Géographie de la Norvège », [URL:https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ographie_de_la_Norv %C3%A8ge], dernière mise à jour le 25/04/2017 à 13h59, consulté le 9 mai 2017.

WIKIPEDIA, « Hans Nielsen Hauge », [URL : https://no.wikipedia.org/wiki/Hans_Nielsen_Hauge#Litteratur], dernière mise à jour le 11 mai 2017 à 18h25, consulté le 13 mai 2017.

WIKIPEDIA, « Wilhelm Weitling », [URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Wilhelm_Weitling], dernière mise à jour le 25 janvier 2017 à 19h16, consulté le 25 mai 2017.

YSTAD Vigdis, « Henrik Wergeland », [URL : https://nbl.snl.no/Henrik_Wergeland], dernière mise à jour le 13 février 2009, consulté le 16 mai 2017. Sources primaires

Tous les journaux ont été consultés sur le site de la bibliothèque nationale de Norvège, https://nb.no.

Mai Arbeiderforeningernes Blad n° 1, 05/05/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 2, 12/05/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 3, 19/05/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 4, 26/05/1849

Juin Arbeiderforeningernes Blad n° 5, 02/06/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 6, 09/06/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 7, 16/06/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 8, 23/06/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 9, 30/06/1849

Juillet Arbeiderforeningernes Blad n° 10, 07/07/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 11, 14/07/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 12, 21/07/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 13, 28/07/1849

Août Arbeiderforeningernes Blad n° 14, 04/08/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 15, 11/08/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 16, 18/08/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 17, 25/08/1849

Septembre Arbeiderforeningernes Blad n° 18, 01/09/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 19, 08/09/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 20, 15/09/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 21, 22/09/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 22, 29/09/1849 Octobre Arbeiderforeningernes Blad n° 23, 06/10/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 24, 13/10/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 25, 20/10/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 26, 27/10/1849

Novembre Arbeiderforeningernes Blad n° 27, 03/11/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 28, 10/11/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 29, 17/11/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 30, 24/11/1849

Décembre Arbeiderforeningernes Blad n° 31, 01/12/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 32, 08/12/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 33, 15/12/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 34, 22/12/1849 Arbeiderforeningernes Blad n° 35, 29/12/1849