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! VISAGES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

PIERRE FRESNAY

Brummel assurait que l'homme bien habillé est celui dont on ne remarque pas qu'il est bien habillé. On pourrait dire de même que le grand comédien est celui dont on ne remarque pas qu'il joue la comédie. Cette définition conviendrait, je crois, à Pierre Fresnay. Sou jeu, tout intérieur, est fait de nuances délicates, de touches légères qui se fondent dans un ensemble où toutes les « valeurs » sont res­ pectées. Rien de forcé, de pléthorique, de théâtral au mauvais sens du mot ; l'art le plus intelligent et le plus sensible, qui s'impose sans effort par sa sobriété même ; un art dont le faste suprême est le dépouillement. Pensant le louer, un critique écrivait naguère de lui qu'il est « l'acteur le moins acteur qui soit ». Si, par acteur, il entendait : cabotin, j'en tombe d'accord ; mais si nous prenons le mot acteur dans son sens étymologique d'homme qui agit, et qui représente des personnages différents de lui-même, je pense, au contraire, que Fres­ nay est Vacteur le plus acteur qui soit : j'entends par là celui qui sait « maintenir l'art à la température du cœur et du -corps humain, et ne pas dépasser les 37 degrés stables nécessaires à la vie (1) ». Faut-il rappeler sa carrière ? Pierre-Jules-Louis Laudenbach appartient à une vieille famille protestante. Son grand-père mater­ nel, Hermann Dietz, — à qui Paul Bourget dédia ses Etudes et Portraits, — enseignait à l'Ecole Alsacienne, puis au lycée Bufîon. Il eut pour élèves Henry Bernstein, André Gide, Paul Géraldy et Jean Cocteau. Son père, Henri Laudenbach, qui avait fui en 1870 l'Alsace devenue prussienne, poursuivit ses études jusqu'à l'agré­ gation ; professeur d'allemand, il termina sa carrière au lycée Saint-Louis dans les classes de préparation aux grandes écoles : Polytechnique, Saint-Cyr, Centrale.

(1) Henry Bataille. 312 LA REVUE

Né à , rue Vauquelin (1), le 4 avril 1897, Pierre Laudenbach est de bonne heure attiré vers le théâtre. N'a-t-il pas sous les yeux l'exemple de son oncle Dietz, qui, sous le nom de Claude Garry, connut à la scène une carrière brillante, interrompue par une mort prématurée ? C'est grâce à celui-ci que le jeune Laudenbach débute en 1912 au Théâtre Réjane, dans VAigrette, de Dario Niccodemi, sous le pseudonyme de Pierre Vernet. Il y tient un rôle de groom ; et chaque soir, dans sa loge, qu'il retrouvera quinze ans plus tard en créant Marius, il achève ses devoirs, car, en même temps qu'ac­ teur en herbe, il est élève de seconde au lycée Henri IV. Son baccalauréat passé, à dix-sept ans, il entre au Conservatoire dans la classe de Georges Berr. Il suit également les cours de qu'il ne cessera jamais d'admirer, car « Paul », — comme disent, en parlant de lui, ses élèves, — disposant de moyens vocaux et physiques presque illimités, n'en abuse point et s'impose dans le tragique même par un ton presque familier qui n'exclut nulle­ ment la noblesse et laisse deviner, à l'arrière-plan, la puissance des orgues géantes, en sorte que, chez lui, la grandeur est toujours présente dans la simplicité. Au cours de son stage rue de Madrid, Pierre Fresnay paraît à la Comédie-Française et s'y fait si bien apprécier qu'Albert Carré, nommé administrateur à la mort de Jules Claretie, l'engage dès le mois de juillet 1915. Il débute officiellement le 31 décembre dans Britannicus, aux côtés d'Edouard de Max. Presque aussitôt mobi­ lisé, il fait campagne dans un régiment d'infanterie et gagne au feu ses galons de sous-lieutenant. Démobilisé en 1919, il reprend sa place au Théâtre-Français. Il y crée les Grands Garçons, de Paul Géraldy, le Chevalier de Colomb, de François Porche, et joue de nombreux rôles du réper­ toire : Dorante, du Jeu de VAmour et du Hasard, Hippolyte, Don Carlos, Gringoire, avec ce style qui est la marque des grands acteurs classiques. Les œuvres de Musset lui valent ses plus beaux succès. , On n'a pas oublié son Perdican, son Fortunio, son Octave, son Minuccio, — léger de corps, grave de visage, — et ce Fantasio qui •lui vaudra l'une des minutes les plus précieuses de sa carrière. Il est l'acteur français qui a joué le plus grand nombre de rôles de Musset. Il est sociétaire en 1924 ; en 1926, il a six douzièmes : le plus

(1) C'est en souvenir de la rue Vauquelin, qui, par association d'idées, l'a entraîné du chimiste à l'auteur de l'Art poétique, et en souvenir aussi du Val-André, proche de la baie de la Fresnaye, où il a passé ses vacances, que Pierre Laudenbach a choisi le pseudonyme 4e Fresnay. VISAGES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 313 I bel avenir s'ouvre devant lui; l'estime de ses camarades l'envoie! siéger au Comité de lecture ; on lui confie des mises en scène impor-} tantes ; il n'a qu'à suivre le courant. Mais la facilité offre pour lui j peu d'attraits. Pour protester contre certains abus d'ordre politique, sur lesquels il est inutile de revenir, Pierre Fresnay donne sa démis­ sion en 1926. Suivent deux procès, en première histance et en appel, j à la suite desquels il recouvre sa liberté moyennant deux cent mille j francs de dommages-intérêts qu'il devra verser intégralement, j alors que, dans les litiges précédents, les transfuges s'étaient toujours ; tirés d'affaire sans bourse délier. Après une courte période d'adaptation, il reprend en 1928 j Cyrano de Bergerac au Théâtre Sarah Bernhardt. Pour la première i fois, le héros de Rostand n'apparaît pas sous les traits d'un vieux | premier rôle ou d'un père noble ; il a l'âge d'aimer, sinon d'être aimé. : L'année suivante, — métamorphose imprévue ! — il crée Marius \ au Théâtre de Paris. Dès les premières répétitions, il a constaté que ! « ça ne marchait pas » : au milieu de ces méridionaux authentiques, ; Fresnay se sent dépaysé, son jeu s'accorde mal avec le leur. Sur ces ! entrefaites, il doit se rendre à Liège pour y donner quelques repré- j sentations. Il demande un congé d'une semaine et part pour la ! Belgique. Trois jours plus tard, les représentations terminées, il; décide de se documenter sur place et prend le train à destination de Marseille. C'est la première fois qu'il y vient. Durant quelques jours, ilj vivra dans une griserie heureuse. Parmi le brouhaha joyeux des rues! ensoleillées ou bien à l'ombre des petits bars aux volets verts du j vieux port, dix, vingt Marius posent ingénument devant lui. Quand j il reprend le chemin de Paris, il sait que, cette fois, ça marchera. ! L'œuvre de M. Pagnol obtient un succès mérité auquel la presse j associe justement les interprètes. Dans le personnage du cabaretier | César, Raimu a trouvé un rôle à sa mesure. Jamais il n'aura l'occa­ sion d'être plus pleinement lui-même : sa nonchalance de planti­ grade, son œil rond que la colère noircit tout à coup, ses violences: débonnaires ; les temps interminables qu'il prend avant d'éclater de fureur ou de tendresse, et pendant lesquels on dirait qu'il se vide « de sa substance, tout cela est admirable et vivra, aussi longtemps peut-être que la pièce, dans le souvenir de ceux qui l'ont vu. Fresnay ne lui est pas inférieur. Dès qu'il paraît, avec ses manches retroussées, sa mèche rebelle, sa cigarette juchée derrière l'oreille, nous avons l'illusion du personnage ; nous en devinons le 314 LA REVUE tréfonds ; nous le pressentons tendre et buté, difficilement com­ préhensible à lui-même, en proie à l'idée fixe qui le dépasse et qui commande son destin. Le secret de l'interprète est dans cette sincé­ rité profonde qui l'anime et dans ce goût très sûr qui l'écarté de l'effet facile. Sans trahir son héros, il l'élève, au-dessus de l'aven­ ture « feuilletonesque », il ennoblit ce Lovelace de la Canebière, comme Chardin poétisait une limande ou un quartier de bœuf. D'autres scènes, d'autres succès. Au Théâtre Michel, à laMade- leine, Pierre Fresnay crée ou reprend Cette vieille Canaille, Nono, Frans Hais, la Ligne de cœur, l'Amour gai... sans perdre le contact avec ces œuvres solides et un peu austères qui ont toujours obtenu sa préférence : Noé, d'André Obey, au Vieux Colombier, la Race errante, de François Porche, à l'Odéon, l'Hermine, de , à l'Œuvre. Puis il arrive à une nouvelle étape : désormais, sa carrière s'associe à celle d'. Ils viennent, si l'on peut dire, d'azimuts très différents. Comé­ dienne exquise, rossignol de la scène, Yvonne Printemps s'était jusque là presque entièrement consacrée au répertoire d'un parte­ naire illustre. Elle y avait déjà révélé des dons de vérité, de sincé­ rité, de bouleversante sensibilité ; elle y avait consacré un tel éclat, un tel esprit, un tel charme qu'elle avait directement accédé à cette « place hors série » où sont admis les rares interprètes à qui, quel que soit leur genre, la nature a prodigué des qualités exceptionnelles. D'autre part, les très grands succès que, depuis son plus jeune âge, — elle a débuté à treize ans dans les rôles d'enfant, — lui avait valus, comme chanteuse, une voix d'une qualité rare à laquelle, même dans les acrobaties musicales, une science accomplie conserve toute son humaine expression, la plaçaient, en et à l'étran­ ger, au moment de sa rencontre avec Pierre Fresnay, dans une situa­ tion brillante mais particulière, à cheval, en quelque sorte, sur l'art dramatique et sur l'art lyrique. La formation théâtrale de Pierre Fresnay est toute différente. A eux deux va se poser le problème du travail en commun, problème dont la complexité même leur est un attrait. Ils vont s'amuser, dans les années qui suivent, à souder leurs carrières, jusque là diver­ gentes, à harmoniser ces deux tempéraments dramatiques en appa­ rence peu compatibles ; et, .'ayant, chacun de son côté, acquis une réputation personnelle, à réussir une carrière de couple. Cette fusion est accomplie lorsqu'ils prennent la décision de consacrer leur activité au Théâtre de la Michodière, scène « bien VISAGES D'HIER ET D'AU JOURD'HUI 315 parisienne » comme on disait autrefois, qui exige un genre déter­ miné, des pièces et une interprétation bien définies: on va de nos jours à la Michodière comme on allait, avant 1914, aux Variétés. Là, Fresnay poursuivra une carrière où alternent des œuvres de haute qualité, — celles, notamment, d'Edouard Boùrdet, — et des ouvrages dont le principal mérite est d'être divertissants, ce qui n'est pas à dédaigner. Mais Pierre Fresnay ne s'est pas limité au théâtre. Depuis plus de vingt ans, le cinéma français le compte au nombre de ses meil­ leurs interprètes. La place manque ici pour énurnérer les créations qu'il fit à l'écran. Bornons-nous à rappeler les plus célèbres : le Puritain, , Trois Valses, , Dieu a besoin des hommes, et surtout l'inoubliable (1). •

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On a beaucoup écrit sur les emplois au théâtre. Répondant à une enquête menée à ce sujet, Maurice de Féraudy répondait, voici tout juste un demi-siècle : « Je n'ai jamais compris ce qu'on entendait au théâtre par le mot : emploi. Selon moi, il y a dans toute pièce suffisamment faite l'explication même des caractères et des types que l'on doit repré­ senter. C'eBt donc simplement une question de physique et de moyens. « Exemples : « Jamais, au théâtre, un homme laid ou d'aspect comique ne doit essayer de paraître un héros ; jamais un jeune homme, — même grimé, surtout grimé ! — ne doit jouer un vieillard ; un astèque, un homme gras et bien portant, et réciproquement. « Jamais un artiste dont le souffle est court et la voix faible ne doit jouer un rôle qui exige de la largeur et des poumons. « Jamais une dame âgée, ou qui semble telle, ne doit se risquer dans une jeune fille, et encore moins parler d'amour avec un être dont elle a l'air d'être la mère, — à moins d'un ridicule voulu. « Jamais, quand on annonce un homme distingué, on ne doit voir entrer avec prétention un monsieur commun. « Jamais une bonne ne doit remplacer sa maîtresse, même quand celle-ci est souffrante.

(1) 72 rôles joués à la Comédie-Française, 45 sur d'autres scènes parisiennes, 50 fllms parlants, c'est ainsi que peut se résumer a ce jour la carrière de Pierre Fresnay. 316 LA REVUE

« Jamais on ne devrait voir sur la scène des hommes se détester, se ruiner ou se tuer pour une femme que l'on dit belle et désirable et qui est simulée par une actrice laide et chétive. « Jamais... En un mot, on ne devrait jamais, malgré tout le talent possible, jouer un rôle dont on n'a pas, à peu près, le physique, la voix, les gestes et la tournure. « La vue et l'ouïe suffisent pour éviter toute erreur, à défaut de bon sens. « Ce qui fait la confusion dont on souffre trop souvent, c'est qu'on voit constamment des artistes se battre désespérément pendant toute une soirée avec des personnages qui ne veulent pas se laisser faire. » Vérités premières, qu'il est bon, pourtant de rappeler. Le phy­ sique, au théâtre, est d'une importance capitale ; et précisément, celui de Fresnay lui a permis de jouer les rôles les plus divers. Naguère, Mme Colette le définissait ainsi, et le portrait demeure aussi juste aujourd'hui qu'hier : « Un acteur charmant et jeune, doué d'un physique léger, d'un beau regard convaincant, d'une intelligence aiguë. Il a comme un superflu lumineux de compré­ hension. » Cependant, les qualités physiques ne sont pas seules indis­ pensables en l'occurrence ; ce qui explique mieux encore la diver­ sité d'un tel artiste, c'est la richesse de sa personnalité. L'acteur est un être qui existe et qui s'affirme par sa façon de jouer. Plus il exprime de sa propre nature, plus son jeu est vivant et riche, si sa nature l'est ; mais ce n'est pas sa personnalité intégrale qu'il doit révéler, sinon il se substitue à son personnage. Ce personnage doit agir sur l'acteur à la façon d'un filtre ou, pour employer une image plus exacte, à la façon d'un crible, d'une « grille » à déchif­ frer, laissant apparaître de la personnalité du comédien ce qui entre comme élément dans celle du personnage, effaçant le reste. C'est pour assurer cette opération délicate qu'intervient la technique de l'artiste, ainsi que son sens de la composition. Le talent, c'est d'avoir quelque chose à dire ; la technique, de trouver comment le dire, ou plutôt de n'avoir pas à se demander comment on le dira. A ce compte, l'acteur le mieux doué à cet égard, celui dont la personnalité serait la plus diverse pourrait tout jouer ? Ecoutons Fresnay répondre lui-même à cette question : — Seuls, les personnages dont au moins un trait important de caractère ou de sensibilité trouve son accord avec un des éléments VISAGES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 317 de l'interprète peuvent être joués valablement par le comédien. Il n'est pas nécessaire que l'interprète ressemble au personnage, — ce serait trop simple, et, dans ce cas, la composition n'aurait pas à intervenir, — mais c'est une condition qu'il n'existe pas entre eux d'incompatibilité, que, sur un point au moins, ils puissent se rejoindre... Autrement dit, plus la personnalité de l'interprète est riche en nuances, en contradictions même, plus est grand le nombre de personnages auxquels il a accès. Il peut tout faire entre les extrêmes de la gamme qui lui est propre. Le Bargy disait : « J'ai bien réussi le marquis de Priola parce qu'il est venu dans ma vie à un moment où j'éprouvais des sentiments de haine. » A l'opposé, je n'ai moi-même pas été fameux dans le film la Route Napoléon, parce que la hâblerie du personnage m'est totalement étrangère (1). Et, interrogé sur ses affinités avec « Monsieur Vincent », qui lui valut une de ses plus belles créations à l'écran, il déclarait, en mon­ trant une image du saint : — Regardez le portrait de que j'ai toujours là, en face de moi ; ce n'est certes pas un visage naïf et attendri. Cet œil est le plus averti que je connaisse ; ce regard, le moins chargé de rêve. C'est une connaissance lucide, totale et sans indulgence des faiblesses de l'homme qui en a inspiré à Vincent la pitié et éveillé en lui l'esprit de charité. Il aurait pu être un grand sceptique. Ce personnage de Monsieur Vincent est celui, sans doute, où le métier, en moi, du comédien a eu le moins à intervenir. Si l'on n'est pas en désaccord complet avec son modèle, rien n'est difficile à exécuter. De même pour le Défroqué : dans une grande partie du film, sinon dans la fin, le réformé Pierre Laudenbach n'avait guère de peine à rejoindre l'anti-conformiste Morand. Et j'imagine que, s'il a réalisé une aussi magistrale création d'Hippolyte Barju, le petit bourgeois égoïste et tatillon des Œufs de VAutruche, —pourtant aux antipodes de son caractère, — c'est qu'ils avaient tous deux un point commun : la sincérité. Ainsi, dans chaque pièce qu'il inter­ prète, Fresnay recherche avant tout un accord, au moins partiel, avec son personnage, condition nécessaire, pour lui, d'une interpré­ tation valable.. Sur le choix même de ces pièces, on l'a parfois pris à partie. Le reproche d'avoir, au cours de sa carrière, trop constamment

(1) Pierre Frçesnay : Je suis comédien (Editions du Conquistador). 318 LA REVUE

évité les risques, de s'être montré trop prudent dans son choix des auteurs et des œuvres, Fresnay l'a souvent entendu et l'a lu un peu partout. « Pourquoi abandonnez-vous les classiques ? » demandent les uns. « Pourquoi négligez-vous les auteurs d'avant-garde ? » questionnent les autres. Aux premiers, Fresnay a répondu : — Pendant dix années de ma carrière, — les dix premières, '— j'ai joué des classiques ; mon tribut aux chefs-d'œuvre consacrés est payé. M'évertuer. aujourd'hui à trouver l'aspect, — probable­ ment contraire à la vérité, — qu'un autre interprète n'a pas encore découvert et exploité d'un caractère classique ne m'amuse pas. Cela ne m'amuse pas d'entrer dans des personnages endossés déjà par mille comédiens, au nombre desquels il en est certainement qui l'ont fait beaucoup mieux que je ne saurais le faire ; au nombre desquels il en est peut-être qui l'ont fait moins bien, mais où presque tous ont rencontré un succès équivalent... Et puis, qui peut à présent rejoindre la vérité d'Alceste ? Personne. L'a vérité d'Alceste est une vérité à jamais déformée. Si Molière voyait jouer le Misan­ thrope comme on le joue maintenant, il se retournerait dans sa tombe. Je crois, moi, qu'un personnage, en naissant, a sa vérité définitive. Ce qui m'intéresse, c'est de la trouver, ou du moins de la chercher, au risque de ne pas la trouver; et, quand j'ai la chance de la rencontrer, de donner à ce personnage sa première vie aussi proche que possible de celle que lui a voulue l'auteur. Mais tirer à moi le personnage d'Alceste ou celui d'Hamlet, non, franchement, cela ne m'intéresse pas. Je m'amuse bien plus à jouer les Œufs de VAutruche ou à façonner un personnage qu'on me propose au cinéma, qui n'existe encore que sur le papier et dont il s'agit de faire surgir la vérité scénique, qu'à entrer dans un de ces mannequins déformés par la taille et par les proportions de tous ceux qui s'y sont installés avant moi. D'autre part, il a joué au boulevard Bourdet et Géraldy, François Porche et Pagnol, et Steve Passeur, des noms qui représentent une assez belle somme de talent ; et personne ne lit avec un si tenace acharnement tant de manuscrits de théâtre. C'est grâce à cette obstination qu'il a deviné à leurs débuts ou même avant, Anouilh, André Obey, Claude-André Puget, Clouzot, Sauvageon, Jules Roy, Bernard Luc, et qu'il a joué ou aidé à faire jouer leurs premières pièces. Selon Fresnay, en un mot, à toutes les époques, — et plus spé- VISAGES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 319 cialement, cela va de soi, à l'époque d'universelle révolution que nous vivons, — le calcul et la prudence du comédien se découvrent ailleurs que là où on les supposerait à première vue. Deux place­ ments de père de famille s'offrent alors, estime-t-il, à l'homme de théâtre : ou Y exploitation (c'est le terme dont il use à dessein) des valeurs classiques, établies une fois pour toutes et à l'abri des assauts lancés par la mode dramatique ; ou la fuite en avant, la rupture par principe avec tout ce qu'ont admis les générations précédentes, le mépris a priori pour tout ce qu'elles ont choisi et aimé. La sécu­ rité, aux « époques charnières » se niche dans les extrêmes, loin du point où la charnière se brise : là, gagée sur le respect acquis à ce qui, dès longtemps, a été décrété intangible ; à l'autre bout, sur l'engouement qui, par l'effet d'un automatisme aux lois contrôlées, adhère à tout ce qui s'annonce comme le neuf pour le neuf et se réclame de la table rase. Le sens critique, on le sait, s'anémie à l'ombre des tabous du passé comme de ceux du proche lendemain. Pierre Fresnay juge en somme que, contrairement à l'opinion courante, c'est en se tenant dans le vrai présent de ces époques minées, au point même où menace la cassure, que le comédien prend honnêtement ses risques. Peut-on lui donner tort ? Travailler sur ce présent écartelé avec les auteurs qui s'efforcent d'en résoudre les contradictions sans rompre la continuité avec ce qui l'es a immédiatement précédés, c'est en cela, et en cela seule­ ment, que consiste la hardiesse pour le comédien et l'homme de théâtre. La Nature dramatique, pas plus que l'autre, ne procède par sauts. L'évolution de Fresnay s'inscrit donc tout entière dans une courbe harmonieuse. Il a prêté la chaleur de son adolescence aux amoureux de Musset ; il les a quittés trop tôt (mais cela ne valait-il pas mieux que trop tard ?) pour aller vers d'autres personnages avec lesquels il pût s'identifier plus étroitement. Au théâtre, à l'écran, il nous a montré des créatures si vivantes, si humaines que leur image viendra souvent hanter nos rêves. De belles réalisa­ tions l'attendent encore, qui seront sa récompense. « J'ai une haute idée du talent d'un grand comédien, — proclamait Diderot, — cet homme est rare. » Par la conception qu'il a de son art, par l'in­ transigeante probité qu'il apporte à le servir, par son talent puis­ sant, souple et multiple, Pierre Fresnay est à coup sûr cet homme rare qui eût enchanté Diderot. ALBERT DUBEUX.