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VINCENT PIOLET

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX

NAISSANCE DU HIP-HOP FRANÇAIS 1980-1990

le mot et le reste 2017

Ils ont caricaturé nos discours radicaux Et les ont résumés par « wesh wesh » ou « yo yo » !

Akhenaton, « La fin de leur monde », Soldats de fortune (2006)

… Vous êtes là sur un quai de métro, tout est gris et sinistre et voilà soudain qu’arrive un de ces métros graffités qui éclaire tout comme un énorme bouquet d’Amérique Latine.

Norman Mailer & Jon Naar, The Faith Of Graffiti (1974)

La culture trace des chemins droits, mais les chemins tortueux sans profit sont ceux-là même du génie.

William Blake, Le Mariage du ciel et de l’enfer (1793)

PRÉFACE Dee Nasty

Raconter l’histoire du hip-hop en France, en particulier la nais- sance, n’est pas chose facile. Peu d’archives sonores, visuelles encore moins, nos témoignages, ceux des activistes des premiers jours qui ont souvent eu des parcours chaotiques, peuvent sembler teintés de nostalgie, voire d’amertume. Un peu comme si on nous avait dérobé l’inconscience et la passion qui nous animaient à l’époque. Pourtant c’est seulement aujourd’hui que l’on peut mesurer à quel point tout ce que nous avons accompli a été décisif. Aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer que des livres seraient écrits pour relater nos parcours et nos « exploits », plus ou moins fidèlement. La nais- sance du hip-hop français dans les années quatre-vingt, c’est une histoire effectivement oubliée par le public, une histoire méconnue par les plus jeunes alors quoi de plus normal que de donner la parole aux acteurs afin qu’ils évoquent l’histoire depuis le commencement, comme ils l’ont vécue.

Les débuts du hip-hop en France sont indissociables du délabrement progressif de lieux de vie qui n’étaient pas destinés à perdurer et du délaissement d’une jeunesse qui devait y grandir : dans toutes les cités de France, de Nanterre à Bagneux, des Minguettes aux quar- tiers Nord de Marseille c’était (déjà) vraiment la merde. La zone, rien à faire, même pas de shit à dealer. Du coup c’était braquages, vols de voitures et dépouille. La musique était une échappatoire, que ce soit Led Zeppelin ou et côté diffusion, on n’était pas gâté.

J’ai grandi à Bagneux, cité de la Pierre Plate. Là-bas, la avait pris sa place dans le paysage musical de toutes les communautés, comme dans toutes les cités de toutes les banlieues de France. À la base, la soul aussi était appréciée par la plupart (sauf par les rockeurs purs et durs), souvent issus de minorités : Arabes, Juifs, Antillais et aussi par quelques toubabs, comme moi. Une éclaircie, une défense contre la

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 5 désespérance des lieux. C’était juste des bribes, très peu d’entre nous avaient un accès direct aux sources, il fallait être curieux, et encore, c’était très difficile et très cher. C’est la passion qui m’a poussée à voyager, forcée à chercher du son. À mon retour en France, en 1981, les cités étaient toujours aussi tristes, musicalement et culturellement c’était toujours autant le désert, mais enfin on avait libéré les radios, donc à force d’insister, j’ai réussi à diffuser ces sons, au départ plus souvent comme un clando, au mieux comme un invité. Et puis les block parties au terrain vague de la Chapelle, Nova, travail de longue haleine, un partage. Et une question : comment gagner sa vie, tant bien que mal, avec ce qui au départ était une passion ? La révolution musicale qui s’organisait outre-Atlantique fut accueillie à bras ouverts, comme si les gars du Bronx étaient devenus nos grands frères, comme s’ils nous montraient clairement que si eux y étaient arrivés, nous pouvions le faire aussi. On était dans la merde, ils y étaient plus profondément et depuis plus longtemps que nous. Alors on ne la ramenait pas trop, on voulait juste coller à notre temps. Mon sentiment est que nous avons essayé de nous surpasser pour montrer aux Américains à quel point nous avions pris leur message au sérieux.

C’est plus tard que Lionel D et moi avons finalement pris conscience que ce que nous avions fait, personne ne l’aurait fait à notre place. C’était en 1989-1990, le manager de Lionel a remué ciel et terre pour nous faire tourner. Alors on a enchaîné une cinquantaine de dates dans les MJC et maisons de quartiers des banlieues françaises, avec quatre danseurs, les platines et la mixette dans un Renault Espace et on trouvait ça génial ! Nous étions les premiers artistes hip-hop à venir jouer dans ces bleds, et il y avait toujours des gars qui avaient récupéré des cassettes enregistrées de nos émissions sur Radio Nova. Comme si tout le monde nous connaissait, nous et tous les rappeurs et rappeuses passés dans l’émission, des Antilles à la Réunion, jusqu’en Afrique, un relais de passionnés. Nous avons aussi réalisé que tout restait à faire : nous étions en mission pour apporter ce que nous pensions être les valeurs du hip-hop, avec la ferme intention de continuer à faire ça toute notre vie. Et c’est ce que j’ai fait.

6 VINCENT PIOLET En France, dans les années quatre-vingt, on a toujours associé hip-hop à rébellion, ce qui est juste et aussi générationnel : dans tous les quartiers de l’Hexagone, hip-hop rimait avec révolte, avec toutes les maladresses et contradictions que cela comporte de la même manière que le punk rock à une échelle moindre avait rimé avec subversion. Mais le rock était devenu consensuel et les personnes en place dans l’industrie musicale ne s’intéressaient pas aux musiques noires, mis à part au blues et au jazz, intellectuellement acceptables. Avec le recul, je me rends compte qu’il a fallu avoir une sacrée armure contre tous les préjugés, qu’il a fallu y croire très fort, sans plan sur la comète, sans savoir si ça durerait. À l’époque, c’est la passion qui était au cœur de ce qui est devenu l’histoire du hip-hop en France, l’argent n’était pas notre objectif, peut-être juste dans nos fantasmes, question de personnalité.

Ce livre contient nos histoires, celles qui ont donné naissance au hip-hop français, et le bébé a bien grandi : on parle de culture hip-hop, on trouve à peu près partout en France des cours de danse hip-hop, des ateliers de graff, d’écriture, et même des écoles de DJ, la diffusion est intégrale, pour le meilleur et pour le pire… Cela vous paraît normal, naturel, et pourtant la route fut longue… Alors bonne lecture et bonne (re-)découverte.

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AVANT-PROPOS

« Regarde ta jeunesse dans les yeux » ? Quelle jeunesse ? Nous sommes en octobre 1990 et Kool Shen du Suprême NTM rappe ces lyrics dans son titre « Le monde de demain » qui vient de sortir en maxi. À vingt-quatre ans, il est un adulte. Ces paroles symbolisent dans ce livre une vision toute subjective. Cette jeunesse dont Kool Shen parle est peut-être la sienne, pendant les années quatre-vingt, celle qui a vu la mutation de la banlieue, l’arrivée du chômage de masse, le retour des inégalités croissantes, la violence qui s’exprime toujours plus jeune, les fils d’immigrés ignorés par la société. Cette jeunesse que l’on n’a pas regardée, que l’on préférait oublier, n’a pas pour autant sombré dans le misérabilisme. Insouciante comme on peut l’être à l’adolescence, elle s’est approprié le hip-hop américain et l’a serré tellement fort qu’elle en a fait sa culture, rythmant son quotidien, un puits de lumière dans une société aveugle à son égard.

Ce livre tente de montrer comment des gamins sans argent, sans médiatisation et sans aide des institutions ont créé les fondements d’une culture – le hip-hop français – qui explosera à la décennie suivante, comment le hip-hop français a vécu sa période de contre- culture. Le paradoxe est patent : quand Kool Shen rappe « Le monde de demain » en 1990, cette contre-culture a disparu, l’indus- trie du disque a récupéré le rap, les graffeurs français s’exposent en galeries ou dans les musées et les danseurs s’organisent en compa- gnies et fréquentent la danse contemporaine. Pourtant dix années ont précédé dans l’ombre, le hip-hop français se construisait et c’est cette histoire que le présent ouvrage tente de retracer.

Il montre aussi comment cette génération a pavé le chemin pour des artistes plus jeunes qui plus tard émergeraient. En effet, si le Suprême NTM ou IAM pour le rap, Bando ou JonOne pour le graff, Aktuel Force pour la danse, ont réussi à traverser les années quatre-vingt et obtenir une notoriété médiatique par la suite, ce sont des exceptions.

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 9 La culture hip-hop française s’est construite grâce à une multitude d’anonymes qui se sont retrouvés autour d’un intérêt commun, le hip-hop américain. Cette jeunesse des années quatre-vingt a reçu en pleine face ce hip-hop, d’abord comme un ovni au tout début de la décennie, puis comme une mode passagère – la parenthèse H.I.P. H.O.P. en 1984, enfin elle en a fait un mouvement culturel à part entière. À défaut d’avoir accès à la culture française tradi- tionnelle, plutôt désintéressée de celle du pays de leurs parents pour les enfants d’immigrés, cette génération a dépassé le modèle améri- cain pour créer sa propre culture, celle du hip-hop français, avec ses codes, ses rites, ses mythes et une histoire particulière propice à tous ces jeunes à s’accaparer littéralement le hip-hop, le « Mouvement » comme on le désignait à l’époque. Cette culture était la sienne et allait devenir française par un long processus.

10 VINCENT PIOLET PREMIERS MOTS RAPPÉS AUX ÉTATS-UNIS

NILE RODGERS, PIONNIER MALGRÉ LUI

Fin 1979, le leader du groupe Chic, Nile Rodgers, se retrouva à une block party dans le Bronx, accompagné de Debbie Harry et Chris Stein du groupe Blondie. Les trois artistes s’appréciaient et leurs deux formations respectives connaissaient les débuts d’un succès planétaire. Toujours à la recherche de la dernière nouveauté, ils étaient excités, cette nouvelle culture des quartiers new-yorkais en perdition – le hip-hop – annonçait un renouveau artistique. Peinture, danse, musique, mode : elle embrassait tout sur son passage. Nile était comblé, cette vitalité l’enthousiasmait : il n’y avait qu’à voir ces gamins qui dansaient et rappaient sur un break isolé de son tube « Good Times », le DJ scratchant inlassablement pour revenir encore et encore sur ce même morceau, à croire qu’il n’avait qu’un disque.

Peu de temps après, lui et son groupe Chic se retrouvèrent sur scène à New York, avec les Clash et Blondie. Alors qu’il lançait « Good Times », des jeunes montèrent sur scène et commencèrent à rapper sur la musique jouée par le groupe. Nile fut surpris, alors qu’il venait de découvrir le rap il y a quelques semaines, voici des rappeurs qui investissaient son show ! Le guitariste les observa, ils assuraient, quelque chose se passait, leurs improvisations rappées sonnaient comme des poèmes scandés en rythme. Le public adorait. Fab 5 Freddy, Futura 2000, mais aussi Wonder Mike, Big Bank Hank, et Master Gee – les trois membres d’un groupe que le monde allait bientôt découvrir sous le nom de Sugarhill Gang – mettaient le feu. Nile ne savait pas encore qu’il venait d’écouter en avant- première le morceau « Rapper’s Delight », dont le texte avait été en partie composé par Grandmaster Caz – qui ne serait jamais crédité, perdant par la suite au passage une véritable fortune…

Quelques semaines plus tard, Nile se trouvait dans un club lorsqu’il entendit le DJ passer les premières mesures de basse de « Good

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 11 Times » de son bassiste Bernard Edwards. Mais au lieu d’entendre son morceau, c’est un rappeur qui enchaîna « I said a hip-hop the hippie the hippie to the hip hip-hop, and you don›t stop the rock it to the bang bang boogie say up jumped the boogie to the rhythm of the boogie, the beat… » 1 Le premier tube rap de l’histoire 2 fut largué et personne ne pouvait encore imaginer l’impact qu’il allait avoir sur la vie de millions de jeunes.

En quelques semaines, le monde entier découvrit le hip-hop, le rap, et la France reçut ce single du Sugarhill Gang comme une bombe incendiaire. Toutes les boîtes et les radios jouèrent le morceau entre « In The Navy » de Village People et « Born To Be Alive » de Patrick Hernandez, il s’en vendit des millions. Le morceau interroge, ainsi Philippe Manœuvre essaye-t-il de définir le rap, avec blague de mauvais goût en bonus : « Ce disque ressemble tellement à une orchestration de Chic que ça en frise le plagiat. Et là-dessus (vous imaginez, bien sûr, les riffs cauteleux, les violons violents et la basse rotative) une bande de frangins en verve, genre Harlem en émeute, bavassant, oui, ils se contentent de parler, en stéréophonie. C’est un maxi délirant – la piste est nègre de monde, ah ah ah – et les cravates descendent d’un cran. » 3 La critique musicale française serait néan- moins conquise par le rap avec l’arrivée quelques années après de Grandmaster Flash et le hit « The Message » : « Sept minutes de

1. “Nile Rodgers tells the story of how Chic’s Good Time became the basis for the first rap hit, Rapper’s Delight”, interview de Nile Rodgers réalisée par Richard Budman et John Bortolotti en 2007 pour Shot7.com. 2. « Rapper’s Delight » fut plus probablement le second single de rap de l’histoire. En effet, quelques semaines précédant sa sortie , le groupe Fatback Band sortit sur Spring Records le single « You Are My Sweet Candy » qui comprenait en face B le morceau rap « King Tim III (Personality Jock) ». Cependant, si ce titre connut un certain succès aux États-Unis, il n’est en rien comparable avec « Rapper’s Delight » qui plaça le hip-hop sur la scène culturelle mondiale (cf. Freddy Fresh, The Rap Records, Nerby Publishing, 2004). Concernant Gill Scott-Heron, The Last Poets et le groupe Love (notamment pour ce dernier le titre « Bummer In The Summer » sur l’album Forever Changes (Elektra, 1967)), ils appartenaient à une autre époque, que l’on pourrait qualifier de « proto-rap ». 3. Rock&Folk, février 1980, p. 131.

12 VINCENT PIOLET paumes claquées, de dope dealée, de miches pelotées, de banques cassées, de flics tarés […] Sept minutes de beat infernal et de diction diabolique, les mots comme des dum-dum tirées à bout portant par une 22 à canon scié […] Un hymne ! » 1. Bernard Zekri décrit dans Libération aux Français le contexte de l’ovni « The Message » : « Elle [Miss Robinson de Sugar Hill Records] produit, elle arrange et elle a du culot. C’est une femme de fer. C’est vrai que pour le “Message”, son dernier tube, lui [Flash] et les Furious Five, ils avaient peur des mots. Ils ne voulaient pas du disque. Elle leur a forcé la main. Il n’y avait personne pour croire qu’une chanson si chargée passe- rait à la radio. En moins de vingt et un jours, le disque s’est vendu à plus d’un demi-million. Robinson a gagné. Depuis Bob Dylan aucune chanson n’avait crié aussi violemment la colère et la misère. Le “Message” n’est pas une composition du groupe [Grandmaster Flash and the Furious Five] sauf un couplet, l’histoire de Melle Mel, le gamin du ghetto dont les yeux chantent la haine qu’il a apprise dans sa prison. Tout le reste de la chanson vient d’Ed Fletcher. Il lui a fallu deux ans pour passer son idée, mais Miss Robinson a le sens du bon moment… » 2 Une précision souvent passée sous silence à l’époque, et corrigée depuis : une grande partie de la composition musicale du morceau fut assurée par le groupe Wood, Brass & Steel (Doug Wimbish, Skip McDonald, Keith Leblanc).

QUELQUES MOTS RAPPÉS EN FRANÇAIS

L’anecdote de la découverte de « Rapper’s Delight » par Nile Rodgers pourrait sembler anodine, mais elle traduit bien la soudaineté de l’arrivée du rap dans les charts mondiaux. Bien entendu, Sugarhill Gang n’avait rien inventé, leur titre fut d’ailleurs fabriqué en studio avec des artistes réunis au hasard. Rien à voir avec les sound systems new-yorkais qui avaient déjà popularisé ce « disco rap » depuis plusieurs années : DJ Kool Herc, Coke La Rock, T-Ski Valley, Love Bug Starsky (celui qui clama : « To the hip. Hop you don’t stop »,

1. Rock&Folk, janvier 1983, p. 37. 2. Bernard Zekri, « Flash : le maître des roues d’acier », Libération, 27 octobre 1982.

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 13 à l’origine du terme « hip-hop ») ou encore DJ Hollywood rappant dès la première heure. Le hip-hop entra par la grande porte, celle des médias grand public qui virent un potentiel commercial évident. « Rapper’s Delight » avait donné le coup d’envoi. La France, comme tous les autres pays occidentaux, l’avait pris de plein fouet. Rentré en décembre 1979 dans les charts français au 17e rang, le single trusta rapidement la première place, pendant plusieurs semaines, avant de ne sortir du classement des trente tubes classés qu’en mai 1980 1.

Le rap se popularisa ensuite dans le grand public grâce à un groupe de… new wave ! Bien avant que le Bronx n’envoyât des DJs et des MCs à travers le monde dans les traces de Sugarhill Gang, c’est au groupe Blondie que l’on dut un nouveau titre rappé – « Rapture » – dont le succès fut d’ailleurs supérieur à celui de « Rapper’s Delight ». « Rapture » atteignit la première place des charts américains en 1981, « Rapper’s Delight » ne dépassant guère la 36e place. Il s’agit donc du premier titre de rap numéro un des ventes de disques américaines.

Comment un groupe de new wave en arriva-t-il à s’intéresser au rap à cette époque ? La culture hip-hop avait une relation très étroite à ses débuts avec la new wave – mais aussi avec le punk – car elle intriguait ses membres, les branchés new-yorkais. Avant d’arriver chez eux, dans les quartiers downtown de Manhattan, le hip-hop se cantonnait à un rôle de sous-culture populaire limitée au Bronx. Il migra ensuite vers les autres quartiers new-yorkais et atteignit Manhattan via Harlem, descendant downtown pour arriver dans l’underground des branchés et se diffuser à un public plus large grâce à des événements comme les soirées mythiques au Roxy – club situé entre la 18e rue et 515 West.

Le hip-hop s’était à peine répandu dans l’underground des quar- tiers downtown que Debbie Harry et Chris Stein s’étaient déjà enca- naillés dans les block parties du Bronx, guidés par Fab 5 Freddy – le véritable relais entre deux mondes, uptown vs. downtown, qui ne se côtoyaient que très rarement. Ils y découvrirent toute la richesse du rap, du break et du graff, comme lorsqu’ils accompagnèrent Nile

1. Hit des clubs WRTL présent sur le site http://lnt.thiebaut.free.fr

14 VINCENT PIOLET Rodgers. Sur leur album Autoamerican, qui sortit en novembre 1980, ils inclurent « Rapture » qui sortit en single quelques mois plus tard, début 1981. Toutes les représentations du hip-hop qui fascinaient l’underground new-yorkais se retrouvaient dans un clip mémorable, où se croisaient Fab 5 Freddy, Lee Quinones et Jean- Michel Basquiat.

Dans un accent à couper au couteau, Debbie Harry clamait dans « Rapture » les premiers lyrics français de rap de l’histoire, une petite phrase dans un enchaînement de couplets : « France-Soir c’est pas Flash et Nous Deux ». Cette phrase rentrait bien entendu dans une lecture globale du texte pour prendre tout son sens – sens difficile à cerner tout au long du morceau d’ailleurs : une histoire de danseurs poursuivis par un Martien qui leur tirait dessus et qui finissait par manger leurs têtes, avant qu’eux-mêmes ne deviennent martiens à leur tour pour manger des voitures ! Le rêve, ou plutôt le cauchemar, n’était pas loin. Elle illustrait l’opposition entre la douce tentation de se laisser bercer par l’indolence et les illusions protec- trices symbolisée ici par les romans-photos mièvres Flash et Nous Deux, et le retour souvent violent à une réalité implacable – symbo- lisé ici par le quotidien France-Soir considéré à l’époque très sérieux, vous rappelant chaque jour la sévérité du monde.

En France, le morceau intrigua. Rock&Folk considéra ce morceau rappé – comme celui de Sugarhill Gang – comme une musique pour homosexuels (!) : « Vient maintenant le tour des homosexuels qui vont avoir un morceau de choix [« Rapture »], comme ils les aiment : du funk (pas tout à fait du disco, hein, attention), du funk donc, mais avec du rap – Sugar Hill Gang [sic] oblige. » 1 Certainement que l’auteur de l’article ne comprenait rien au phénomène new- yorkais et amalgamait émancipation des Noirs et des homosexuels à Manhattan. Une énigme. En France, le single séduisit, classé à la 29e position en février 1981 jusqu’à la 23e position en avril 2.

1. Jacques Colin, Rock&Folk, décembre 1980, p. 130. 2. Hit des clubs WRTL présent sur le site http://lnt.thiebaut.free.fr

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 15 DES FRENCHIES À LA CONQUÊTE DU HIP-HOP AMÉRICAIN

LE PREMIER DISQUE HIP-HOP RÉALISÉ PAR UN FRANÇAIS, LE CAS SUPER AJ Saturation. Alex Jordanov a toujours été le bon élève, 20 sur 20 partout, bac à seize ans, puis Math Sup et Math Spé, le concours de Supélec décroché, aucune anicroche dans le tableau. Sauf qu’Alex ne voulait plus faire plaisir à papa – papa qui était tant respecté, un chercheur mondialement connu. Il voulait s’enfuir de cet envi- ronnement familial oppressant. Partir où ? Le plus loin possible de cette banlieue lugubre de Bagneux. Les États-Unis, Hollywood, là où tout était encore possible. 9 000 kilomètres de distance pour lâcher prise et enfin devenir soi-même et non l’animal savant qui plaisait tant. Alex possédait la fameuse green card – son père ayant enseigné à Berkeley, l’État américain l’avait distribuée à toute la famille. Malgré la spontanéité de l’acte et sa radicalité, Alex savait ce qu’il voulait : écrire et être journaliste pour le magazine musical français Best. Cette ambition atteignable pour un esprit brillant comme Alex était venu d’une rencontre. Sa petite copine en France, Nathalie Aubert – la sœur de Jean-Louis – lui avait fait rencontrer le journaliste François Ducray qui écrivait pour sa revue fétiche. Mais Los Angeles lui préparait un bien meilleur sort qui ne serait apprécié à sa juste valeur que des années après, car, sur le coup, Los Angeles réservait à Alex le même itinéraire que tous ceux qui voulaient y réaliser leur rêve : une rapide descente, les bas-fonds, la galère. Alex se souvient : « J’arrive là-bas avec rien, je dormais sous les voitures au début – c’est un abri comme un autre… –, je lavais les assiettes dans un resto iranien. » Au moins, il ne voyait plus ce père omnipré- sent, bulgare d’origine, élevé dans la plus stricte tradition commu- niste des pays de l’Est – il revoyait celui-ci lui casser ses disques de David Bowie ou de Patti Smith. Non, il avait définitivement fait le bon choix de partir.

16 VINCENT PIOLET L.A. fut donc d’abord un enchaînement de galères mais aussi de rencontres, un vrai clash de civilisation et comme le rappelle Alex : « À Hollywood, la connerie arrive super vite. La nuit devient un zoo et le taux de freaks au mètre carré est inimaginable… ». Alex emménagea d’abord avec un magicien qui se produisait à Magic Castle mais vendait surtout des Quaaludes, drogue désinhibante en vogue au début des années quatre-vingt. Il y avait un va-et-vient permanent à la maison. Il fallait tenter des coups, sortir de la galère : Alex vendit des timbres à un couple gay. 10 000 dollars. Loin d’être un grand philatéliste, Alex s’était introduit dans une maison aban- donnée où le temps semblait s’être arrêté depuis cinquante ans. En fouinant, il était tombé sur cette collection de timbres qu’il avait fait expertiser. Un cadeau tombé du ciel. Et la musique ? La carrière de journaliste musical pour Best ? Alex n’écrirait jamais une ligne pour le magazine. Niveau musique, Los Angeles était sans conteste un peu en retard par rapport à New York. Par contre, niveau danse, L.A. était dans la place, et s’y défendait plus que bien.

Rappelons l’époque en Californie au début des années quatre- vingt : Boogaloo Sam, après avoir regardé une émission de télévision dans laquelle il découvre le , inventa le popping et le style boogaloo. Son petit frère Popin’ Pete l’imita et inventa le style robot après avoir regardé l’émission Soul Train à la télévision. Le cousin Skeeter Rabbit dansant le locking se mit à les imiter et à adopter le popping et le style boogaloo. Ils fondèrent le groupe Electric Boogaloo Lockers 1 et passèrent dans l’émission reine Soul Train. La déferlante ébranla tout L.A., le Neck-o-Flex ou le Twist-o-Flex se trouvait à chaque coin de rue, territoire des danseurs qui faisaient montre de leur talent de popping.

Par le plus grand des hasards, la route d’Alex Jordanov croisa celle de Jean Karakos. Le contact fut bon. Alex lui montra quelques groupes californiens pour son nouveau label Celluloid – comme les Red Hot Chili Peppers, mais il ne fut pas intéressé. Alex commença à travailler pour Celluloid qui était installé sur la côte Est à New York.

1. « The Birth of Popping and Boogaloo Style », “Funk Styles”. History & Knowledge, http://www.electricboogaloos.com

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 17 Les rencontres se bousculèrent. Il recueillit Bernard Zekri de passage pour écrire un article sur le groupe The Residents mais aussi ­l’affable Jacques Massadian et sa fille Valérie.

Alex et Bernard devinrent vite proches, partageant à plat ventre les mètres carrés de moquette où était posée la télévision – il n’y avait pas de meubles chez Alex – qui retransmettait les matches de foot- ball de la Coupe du Monde, comme le match France-Allemagne en demi-finale à Séville en 1982. Alex passa rendre visite à Bernard à New York et découvrit le Negrill puis le Roxy. Alex fut conquis, les prémices de la culture hip-hop l’envahirent.

Bernard revint à L.A. pour faire tourner sa troupe du New York City Rap Tour dans une boîte qui s’appelait La Lingerie. Alex découvrit Phase 2, Africa Islam, Mr. Freeze, entre autres Grand Master D.ST. Bien entendu, il accueillit chez lui toute cette troupe. Alex avait finalement trouvé sa voie : il allait ouvrir une boîte à L.A. Aidé de son pote K.K. Barret du groupe The Screamers, ils réflé- chirent au “business plan”, à savoir comment carotter un proprio qui leur laisserait un lieu pour organiser des soirées. Précisons que ni Alex ni K.K. Barret n’avait une thune. Alex alla rencontrer un mec qui avait un théâtre plus ou moins abandonné et décida de le louer. Il ne manquait plus qu’un DJ et des rappeurs pour mettre l’ambiance. Alex alla les chercher dans le ghetto, sur Crenshaw Boulevard, à South Central : il rentra chez le premier disquaire et chercha du rap. À l’époque, les disques de rap se comptaient sur les doigts d’une main gangrenée entre Sugarhill Gang et Kurtis Blow. Alex fouina et tomba sur le disque d’un rappeur du coin, un disque d’un certain Ice T, Cold Wind-Madness sur le label Saturn Records. Alex l’acheta et appela la maison de disques dont le numéro figurait sur la pochette. Ce fut Ice T lui-même qui répondit ! Alex alla le rencontrer, Ice T habitait dans le garage de sa tante, dans le ghetto à South Central sur la 42e rue. Le courant passa. Alex avait son MC, il ne manquait plus qu’à baratiner le proprio du théâtre : il serait payé avec la recette de la soirée. Le défi n’était pas insurmontable, la location coûtait 300 dollars, à 5 dollars l’entrée, c’était jouable.

18 VINCENT PIOLET Alex partit voler de la peinture sur des chantiers d’immeuble en construction à proximité pour « rénover » un peu le théâtre vieillis- sant. Le jour J arriva, le club dénommé The Radio ouvrit donc un soir de 1983 avec Grandmaster Flash, Grandmaster D.ST. et B-Side en invités. Problème, personne dans la salle. B-Side tournait en rond, la nervosité se faisait sentir, le proprio voulait son fric ! Mais L.A. n’était pas la cité des rêves pour rien : si à minuit l’endroit était désert, à minuit trente, il fut rempli pour ne plus jamais désem- plir. Il devint le lieu de résidence d’Ice T, véritable MC, où tous les freaks d’Hollywood se donnaient rendez-vous pour danser sur cette nouvelle musique électronique où des paroles étaient scandées.

Ice T habita chez Alex pendant un temps et lui raconta toutes ses magouilles. C’était un stratège. L’amitié sincère. Il lui présenta sa famille, ses cousins, ses tantes, ses potes des Crips 42… Alex suivit Ice T et devint alors son DJ pendant six mois : « Au début, Ice T anime – c’était un bon MC et un mauvais rappeur, mais c’est mon avis perso – et branle pas grand-chose. En fait il vend tout et n’importe quoi, des armes mais aussi de l’électroménager, et vient s’amuser à The Radio. On lui demande de faire des shows plus carrés, de faire des morceaux de rap. On commence alors à tourner, à faire des concerts, comme un à Magic Mountain. Je mets des disques de dub et il raconte des conneries, il rappe. Je le suis jusqu’à ce qu’il rencontre Chris “The Glove” Taylor – il portait toujours un gant – il avait perdu l’autre : une soirée, on installe la sono qu’on louait, et un grand type maigre de la société de location s’installe derrière les platines et scratche. Ça le fait, alors on le garde, et on lui donne son nom “The Glove”. Il sera ensuite le DJ de Ice T et ils feront ensemble un disque 1 ». Un autre DJ marqua The Radio : Greg « Egyptian Lover » Broussard. Celui-ci avait pour habitude aussi d’accompagner le groupe Uncle Jamm’s Army qui organisait des fêtes hallucinantes, du genre à rassembler 10 000 personnes pour danser à la Sports Arena, l’antre des basketteurs NBA The Lakers.

1. Ice-T, The Glove & Dave Storrs, « Reckless » / « Tebitan Jam » (Taxidermi Records, 1984).

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 19 Plus tard, Africa Islam vint régulièrement mixer au club. Il habita chez Alex un temps. Puis tout le monde voulut être MC. Un jour, des colosses débarquèrent et « voulurent du boulot » en insistant. Alex se rappelle : « Face à ce genre de situation, tu ne peux pas dire “non”, donc je les emploie comme gardes du corps, ils deviendront le groupe Boo-Yaa T.R.I.B.E. plus tard. Ils finissent par devenir des amis. Un jour j’ai eu des emmerdes, ma femme s’était fait voler un truc alors qu’elle faisait réviser sa voiture chez le concessionnaire BMW à Santa-Monica. Je suis allé voir le concessionnaire pour régler le problème et il m’a envoyé chier, j’ai donc appelé mes potes samoans de Carson. Ils sont venus avec vingt bagnoles style low rider, armés, et ils ont réglé le problème tout naturellement. Ce n’est pas du genre Booba et La Fouine, ils ne tirent pas dans les portières ! »

À The Radio, il y avait mille, mille deux cents entrées par soir. Un chiffre d’affaires de 5 000 ou 6 000 dollars par nuit. La recette était partagée en deux entre Alex et son partner K. K. Barret. Ice T était « officiellement » payé 50 dollars par soirée, mais d’autres arrange- ments existaient avec lui.

L’activité de The Radio ne désemplissait pas. Alex se souvient : « Des mecs comme Eazy-E passent à The Radio mais aussi , Cameo, Bono squattent souvent. Madonna y pousse la chansonnette, Chaka Khan y tourne un clip. Ice Cube a rappé aussi. Un autre aussi rappait au début, enfin essayait, Hollywatts, Roger Guenveur Smith de son vrai nom – un futur acteur. Je me souviens encore de ses rimes d’intro : “You got Hollywood and you got Watts, and what you got? You got Hollywatts!”. Il y a des New-Yorkais qui passent aussi comme mon copain des Cold Crush Brothers, Grandmaster Caz – en référence à Casanova car il avait six enfants de six femmes diffé- rentes. Grandmaster Caz habite chez moi et va à The Radio toutes les semaines, il n’avait rien d’autre à foutre… Grandmaster D. ST. est aussi venu habiter chez moi. Avec Grandmaster Caz, ils jouaient au basket toute la journée. Chez moi, c’était devenu le bordel ! Il y avait des mecs qui habitaient chez moi que je ne connaissais même pas ! Un pote d’Africa Islam par ci, un pote de Grandmaster Caz par là… Il y avait beaucoup de drogue. Rammellzee était un grand

20 VINCENT PIOLET consommateur de coke mélangé avec du whisky. C’était le bordel en permanence chez moi, les platines tournaient 24 sur 24. Ice T vivait chez moi aussi : on avait braqué une espèce de Darty et ramené un lecteur de K7 beta Sony, ensuite on prenait sa Porsche – une Porsche rouge qui lui avait été léguée par son père, un maquereau, qui s’était fait buter dans le New Jersey – pour aller chez Tower Records et louer des vidéos. On matait plein de films comme La Nuit des morts vivants ou Tron. On passait des nuits à disserter sur ces films… »

Une occasion en or se présenta à Ice T : rapper dans le film Break Street 84. La société de production Cannon Films ne voulait pas payer pour tourner dans la boîte. Les choses ne s’arrangèrent pas. Ice T tourna quand même la scène mais la société de production nomma le lieu The Radiotron pour ne pas avoir à payer des droits – ils firent un énorme graff dans le fond de la scène que l’on peut voir dans le film mythique réunissant Adolfo “Shabba Doo” Quiñones jouant Ozone et Michael “Boogaloo Shrimp” Chambers jouant Turbo.

Un jour, alors qu’Alex ouvrait le club, un type se fit annoncer. Il le salua. C’était . Il venait chercher des danseurs pour le clip de « Thriller ». On lui présenta Suga Pop, Poppin’ Taco, entre autres, et ça marcha. Hollywood, tout pouvait y arriver…

Le show continua à The Radio tous les vendredis et tous les samedis, puis uniquement les vendredis. Alex se souvient : « Ça défilait beau- coup, c’était blindé mais il y avait des problèmes de sécurité, des gangs se ramenaient, les flics venaient souvent nous emmerder, ils rentraient dans la salle et tout le monde jetait sa dope par terre. On passait le balai plus tard et on récupérait des monceaux de came : de tout, de la coke, de la beuh, etc. Pour régler le problème de ces contrôles, j’ai appelé le sergent et lui ai demandé comment on pouvait s’arranger, sachant que je n’avais pas de licence d’alcool ni d’autorisation des pompiers et autres règlements. Le commissa- riat à qui j’avais à faire était celui de Rampart – il n’y a pas plus corrompu comme commissariat dans l’histoire que celui-ci 1 –, et on

1. Voir à ce sujet le filmRampart d’Oren Moverman (2013) avec un performant Woody Harrelson dans le premier rôle.

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 21 s’est vite arrangé, il m’a dit son prix : 400 dollars par nuit. Ainsi chaque soirée, le sergent faisait sa tournée dans le quartier et récu- pérait son obole… »

Topper Carew, producteur, alla filmer les instigateurs de cette frénésie dans le documentaire Breakin’ n’ Entering. On y voit tous les précurseurs de l’Electric Boogaloo comme Suga Pop mais aussi Ice T coiffé d’une casquette rouge « The Radio Crew » en train de philosopher sur le sens du rap – puis en train de rapper à The Radio – et Alex Jordanov deviser sur l’aspect artistique du graffiti…

Et ainsi le disque arriva en 1983. Topper Carew cherchait à faire une bande-son pour son documentaire. Il discuta avec Alex et celui-ci lui en promit une pour le lendemain ! Il fallait une certaine dose ­d’audace pour faire avancer les choses : la fin justifiait les moyens. Alex et Ice T se retrouvèrent donc toute la nuit à composer la musique, ils étaient dans le garage de la tante d’un certain Andre Young – futur Dr. Dre –, entre la 110e rue et Alameda. Celui-ci les aida à composer grâce à un synthétiseur analogique révolutionnaire pour l’époque, le fameux Oberheim OB-X. Ils passèrent ainsi la nuit à composer des beats. Le lendemain, Alex appela son pote Flea, bassiste des – toujours inconnus – Red Hot Chili Peppers, pour mettre des lignes de basse. Le disque Breaking And Entering de The Radio Crew, c’est-à-dire The Glove, Super A.J. – Alex Jordanov –, The Egyptian Lover et Ice T fut enregistré et sortit sur le label Rainbow Television Workshop Inc. « Spray It » d’Alex Jordanov fut donc le premier morceau hip-hop réalisé par un Français, un morceau d’electro, et quel morceau, le producteur associé n’étant autre que le futur Dr. Dre !

The Radio devint un succès sans précédent. Ice T et Alex, âgés d’à peine la vingtaine, passèrent alors de la misère du ghetto au grand luxe en quelques mois. Alex se souvient : « Lassés des sushis de L.A., on allait dans la journée à Tokyo pour en manger. Comme ça sur un coup de tête. Aller-retour. On ne payait pas l’avion. On connaissait un producteur de porno roumain, Alain, il nous fournissait en billets d’avion volés. Il y avait un deal entre nous, les Crips et cet Alain. Sa femme avait une agence de voyages à la 27e rue et Western. On n’a

22 VINCENT PIOLET jamais payé un billet pendant des années, y compris le Concorde. Toujours en première. Bernard venait d’ailleurs me chercher à la sortie du Concorde à Paris de temps en temps. Ice T et ses potes ont découvert Hawaï. C’était inimaginable… »

The Radio dut déménager downtown car le gars qui louait le théâtre pensait qu’il pouvait faire seul ces soirées. Peu de temps après, dans son nouveau lieu, les flics arrivèrent et fermèrent The Radio. Ils trouvèrent bien entendu plein d’infractions : les portes qui ne s’ou- vraient pas dans le bon sens, il manquait deux inches à la hauteur de la balustrade, ce genre… Il n’y avait pas d’arrangement possible comme avec les flics de Rampart. Rideau. The Radio Show ferma.

Alex raconte la fin malheureuse : « Un jour Ice T m’appelle au milieu de la nuit, il venait de braquer une bijouterie, je vais le chercher et on se fait serrer par les hélicoptères des flics. Le procureur avait réclamé vingt-cinq ans de taule pour vol à mains armée. » Il fallait un bon avocat. Il fallait le meilleur. Ça allait coûtait cher. Alex et Ice T n’avait pas toujours du liquide en poche mais l’avocat acceptait le troc. Sur le parking du Beverly Hills Court House, trois kilos de cocaïne firent l’affaire. Alex se rappelle : « Je me souviens que la dope était emballée avec le tampon de cire “Centavo”, elle provenait du cartel colombien Ojeda Brothers de Rancho Cucamonga. L’avocat reçut ce petit paquet et se montra très motivé dans la défense à établir. Il trouva un vice de procédure, ou peut-être était-il allé arroser le juge ». Alex et Ice T n’écopèrent que de quatre-vingt-dix-huit jours de taule, chacun dans une prison différente. « Tu les comptes les jours… Moi j’étais à L.A. County : une violence maximum, bourré de gangs… J’étais l’un des seuls Blancs. Je me suis fait défoncer la gueule tous les jours. Ils m’ont massacré. » Après Ice T fit sa carrière sous d’autres cieux. « Je le revois de temps en temps, il m’invite au barbecue pour fêter l’anniversaire de son fils Little Ice, il me montre sa collection de flingues, etc. »

Au musée Experience Music Project de Seattle, on trouve à l’entrée de l’espace dédié au hip-hop d’un côté une photo représentant le Roxy, et en face, un flyer de The Radio…

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 23 LE LABEL CELLULOID : DES FRANÇAIS « INVENTENT » LE RAP AUX ÉTATS-UNIS Phénomène rarissime pour être souligné, les branchés parisiens avaient le regard tourné vers une ville de province en ce début d’année 1980, vers une ville où l’offre culturelle était pourtant aussi pauvre qu’un supermarché polonais à la même époque. Ce fut à Dijon que le groupe new-yorkais de rock underground Anything avait élu domicile. Anything fut d’ailleurs plutôt un nom par défaut, le groupe préférant se définir par un symbole – une croix dans un rond 1. Ces rockers dénotèrent totalement dans cette ville plus habituée à une certaine retenue, caractérisée par les nombreux hôtels particuliers érigés ici où là par un riche négociant en vin ou un descendant de duc. Ils furent hébergés plus précisément dans l’appartement de Bernard Zekri, au numéro 55 de la rue Chabot- Charny, au-dessus de sa librairie Les Doigts dans la tête. À l’occa­ sion du concert que Anything s’apprêtait à donner le 15 janvier 1980 aux Bains-Douches à Paris, la presse avait fait le déplacement pour en savoir plus : comment ce groupe de rockers américains avait-il échoué à Dijon avant de s’illustrer sur scène dans la capitale française ? Personne ne le savait encore à l’époque mais Anything – qui retomberait aussi vite dans l’anonymat que sa hype fut élevée pendant quelques mois – a joué indirectement un rôle important dans l’histoire du hip-hop, en faisant fuir Bernard à New York.

Revenons quelques mois avant l’arrivée d’Anything à Dijon. Bernard passait alors ses vacances à New York, et via une connais- sance commune, il rencontra le groupe. Il les suivit en répétition et un bruit inouï sortit des entrailles du bâtiment. Cette musique le touchait profondément, il sentait qu’il tenait là quelque chose d’inté­ressant. Constamment à la recherche de nouveautés pour satisfaire les quelques clients de sa librairie bourguignonne qui avaient, comme lui, une passion pour les disques de jazz, de soul, de punk ou de new wave, Bernard avait toujours souhaité aller

1. Bernard Zekri nomme ce groupe le « groupe sans nom » dans ses mémoires (Bernard Zekri et Michel Antoine Burnier, Le plein-emploi de soi-même, Kero, 2013), mais le magazine Actuel de l’époque le nomme Anything.

24 VINCENT PIOLET plus loin, s’impliquer dans la vie d’un groupe de musique par exemple. Ce qu’il entendit le subjuguait de plus en plus, il prit en affection les membres de Anything – Rick, Tony, Dave et Bruce. Sans rien y connaître à la production, il leur proposa de venir chez lui à Dijon pour faire un disque. Il paya les heures de studio et le pressage de leur album assommant à deux mille exemplaires 1. Décidé, il monta à Paris pour trouver un distributeur mais aussi des scènes pour faire tourner son groupe. N’ayant aucun contact dans les milieux parisiens, il appela simplement le standard télé- phonique du journal Actuel – référence des branchés parisiens – et, chance unique, se retrouva face au patron Jean-François Bizot qui l’orienta vers le prestigieux label Celluloid et l’aida à trouver des salles. Un concert aux Bains-Douches fut programmé, événement rapporté par Actuel, mais aussi par Libération et Rock&Folk. Le microcosme branché parisien semblait intéressé. Mais le groupe et le disque firent un flop.

Bernard fut conscient que sa première expérience avec le monde de la musique était un échec. Il retourna à Dijon avec ses rockeurs bruyants et continua de les héberger, bien qu’au bout d’un moment, il souhaita tourner la page. Les New-Yorkais, eux, ne semblaient pas du tout pressés de passer à autre chose. Ils avaient noué des histoires d’amour avec des autochtones dijonnaises et semblaient apprécier l’art de vivre bourguignon ! 2 Seul moyen pour s’en débar- rasser, Bernard décida de les embarquer pour New York City avec la ferme intention de leur trouver des dates de concert et revenir seul…

C’est alors que le hip-hop fit son apparition dans la vie de Bernard. Pendant sa mission de réimplantation de rockers ratés à New York City en février 1980, il fut hébergé dans le Lower East Side, entre la 10e rue et l’avenue D, chez Nathalie Leguay – une Française qui sortait avec l’un des membres du groupe. Celle-ci était monteuse pour le premier film ayant le hip-hop comme sujet, réalisé par Charlie Ahearn, Wild Style. La réalisation fut longue et difficile, car il ne devait pas décevoir : Wild Style avait pour but de montrer au

1. Actuel n° 3, janvier 1980. 2. Élisabeth D., « La Dijonnaise et le Junkie », Actuel n° 23, septembre 1981.

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 25 monde l’émergence d’une nouvelle culture. Deux années seraient nécessaires pour réaliser le film, dont l’ambition était de dépasser le documentaire sans pour autant devenir une œuvre de fiction. Charlie Ahearn souhaitait filmer les vrais protagonistes du hip-hop en train d’exprimer leur art au milieu d’un récit qui devint vite secondaire. L’idée fut forte et le film un succès critique 1, mais en cette année 1980, la réalisation n’en était qu’à ses débuts, il fallait réunir la pléthore d’artistes à mettre en scène 2.

Bernard suivait les travaux de Nathalie, et il se rendit vite compte que ce film mettait en ébullition toute la communauté branchée de Manhattan, trop excitée de se plonger dans une culture venant des ghettos. Après le jazz ou la soul, n’était-ce pas là une nouvelle culture noire passionnante ? Il fallait bien avoir à l’esprit que le phéno- mène fut exceptionnel à l’époque. Si géographiquement le Bronx et Manhattan étaient distants de quelques kilomètres, culturellement un gouffre gigantesque les séparait, rendant tout échange inexistant. Cependant les graffeurs avaient jeté des ponts entre les deux rives, et l’enthousiasme fut palpable dans le milieu artistique et intello de Manhattan qui voyait dans le hip-hop un vrai renouvellement des 1. Comme de nombreux films mythiques, il le fut a posteriori comme en témoigne la critique peu enthousiaste du journaliste Jean-Pierre “Bustelo” Thibaudat dans Libération le 26 octobre 1982 dans l’article « L’album de la famille Rap » : « Je l’ai vu [Wild Style] sur un écran portatif, dans une petite pièce. […] Comme dans tous les films de famille, le scénario est un peu bidon. Il n’est finalement qu’un prétexte d’ailleurs abandonné en cours de route. Et le film n’est jamais si juste que lorsqu’il filme avec un brin d’humilité les parties du Bronx. […] Le réalisateur Charlie Ahearn manque de maturité mais pas de feeling. Il a senti le premier l’urgence de filmer toutes ces figures qui, pour certaines, allaient quelques mois plus tard devenir riches et célèbres ». 2. Lee Quinones a le rôle principal, Fab 5 Freddy et Lady Pink les rôles secondaires. Puis s’ajoute la multitude d’artistes qui font une apparition : The Cold Crush Brothers (J.D.L., Grandmaster Caz, Almighty K.G., Easy A.D., DJ Charlie Chase et DJ Tony Tone), The Fantastic Freaks (Waterbed Kevie Kev, Prince Whipper Whip, Ruby Dee, Dot-a-Rock, Master Rob, DJ Grand Wizard Theodore), Zephyr, Dondi, Futura 2000, Grand Mixer D. ST., Rock Steady Crew (Frosty Freeze, Prince Ken Swift, Take One, Mr. Freeze, Crazy Legs), Rammellzee, Shockdell, Double Trouble (Rodney Cee, K.K. Rockwell, DJ Stevie Steve), Busy Bee Starski, DJ AJ, Grandmaster Flash…

26 VINCENT PIOLET codes, un optimisme sincère, des valeurs positives, la fête, l’abolition des barrières sociales, bref l’ouverture.

En France, Bernard avait déjà entendu parler du hip-hop, il connais- sait bien sûr le tube planétaire de Sugarhill Gang, mais il ne pensait pas qu’il s’agissait d’une culture. Ses rockers mis de côté, il commença à se fondre dans ce monde dont les fondements n’étaient pas encore entièrement posés. Il se souvient : « Au début, je vais souvent dans une boîte de reggae, le Negrill, où une fois par semaine, une nana – Kool Lady Blue – organise dans cette salle parsemée de glaces aux murs et de lino noir et blanc des soirées hip-hop, concrétisant cette rencontre entre la culture de la rue, celle des Noirs, avec celle de l’élite, celle des Blancs. » Bernard devint pote avec quelques gars qui déambulaient au Negrill, croisa Madonna qui lui taxa 5 dollars 1, et tout naturellement se mit à suivre le mouvement. Quand ses potes B-Boys descendaient sur downtown, il les hébergeait, comme le graffeur Futura 2000 par exemple, et il se mit à pérégriner dans le Bronx pour rendre visite à son ami Grand Mixer D. ST. – qui vivait encore chez sa mère – ou Phase 2. Il accueillit aussi quelques fren- chies de passage qui travaillaient pour Actuel ou Radio Nova comme Thierry Planelle à la recherche de nouvelles sonorités le temps d’un été. Bernard reprend : « Au début, quand j’allais dans le Bronx, j’étais un peu impressionné, mais très vite on comprend comment ça fonctionne et ce n’est pas très dangereux au fond quand on y pense. » « J’allais à certaines block parties animées par Bambaataa. Il faut un peu démythifier le truc d’ailleurs, car ces block parties, c’était finalement assez glauque, on se retrouvait dans des gymnases, avec un gros son étouffé et dégueulasse, éclairés au néon, des mecs et des nanas en anorak se pressaient, ce n’était pas vraiment sexy. Rien à voir avec les soirées démentielles downtown du Roxy où le DJ était au-dessus d’une marée de 3 000 ou 4 000 danseurs, avec des nanas qui se baladaient aux trois-quarts à poil sans problème, des fêtes démentielles ! » Il décrit l’ambiance pour Libération : « Comme chaque vendredi au Roxy, la nuit rap commence à minuit. Derrière les portes à battants, un long couloir au sol caoutchouc monte vers

1. Interview de Bernard Zekri par Benoît Sabatier, « Premier sur l’info », Technikart, avril 2005.

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 27 le guichet. Allégé de cinq dollars, je file vers le plancher patiné dans la journée par la glisse des rollers. Il est là. Bambaataa. Au centre du temple. Debout derrière ses deux platines, sa boîte à miracle, et un tombereau de disques. Doux, massif. Géant. Souple dans son jean neuf. Ses paluches de gorille caressent les disques, saluent ses amis zoulous, essuient une larme de sueur qui suinte de sa coupe mohican. On l’entoure. On le regarde. On se sent bien auprès du molosse. Et puis, par deux fois, il mugit. Dans un micro-caverne. Afrika Bambaataa décline la nuit. La gave d’une musique insensée. Sombre, soul, noire. Lady Blue, la pâle prêtresse des vendredis du Roxy me sourit. Elle sait comme moi que cette nuit d’octobre est une tranche d’éternité. » 1

Témoin privilégié de la naissance d’un vrai phénomène, Bernard commença à écrire des articles pour ses compatriotes français pour- tant plus à l’écoute du dernier tube de Johnny Hallyday ou Dalida que des dernières nouveautés hip-hop. Le journalisme ne lui permet- tait guère encore à l’époque de subvenir à ses besoins. Il enchaîna donc aussi des petits boulots pour survivre. « Je bosse dans des restos, plusieurs, et je finis même manager de l’un d’entre eux… Mais ça ne m’intéressait pas, je voulais être journaliste, c’était une vocation, je deviens même le fixeur pour des canards américains comme Life Magazine. Moi le Français qui fait visiter New York City à des Américains ! », se souvient-il en souriant. « Je balade donc des journalistes dans le Bronx, comme cette nana reporter, canon et bien bourge, à qui je fais visiter les ghettos… Parallèlement, Actuel – avec qui j’étais resté en contact depuis le coup de main de Jean-François Bizot pour la promo de mes rockers – me fait confiance et publie mes premiers articles. Ensuite, je travaille aussi avec Libé, j’écris sept papiers avec un autre journaliste, Jean-Pierre Thibaudat, un par jour en octobre 1982 2, pour décrire aux Français la folie du hip-hop. » Alors que sa carrière de journaliste semblait décoller, elle allait être retardée de quelques années, le destin de Bernard empruntant un détour, et quel détour ! Rien de moins que produire les premiers disques de rap. Ce fut à ce moment que Jean Karakos entra en scène.

1. Bernard Zekri, « Hip + hop = rap », Libération, 25 octobre 1982. 2. Libération, du 25 au 30 octobre 1982.

28 VINCENT PIOLET Jean Georgakarakos, dit Karakos, se définit comme un « spartiate breton ». En effet, d’origine grecque, il naquit à Vannes en Bretagne en 1940. Personnage charismatique, il s’imposa vite dans le milieu artistique parisien. Il géra des magasins de disques, produisit et managea des musiciens et monta des labels comme Celluloid avec son ami Gilbert Castro à Paris en 1977 qui connut dès le début un certain succès en produisant de la musique africaine (Touré Kunda) et de la new wave française alors à la pointe de la branchitude dans la capitale (Jacno, Mathématiques Modernes). Par des accords de licence avec d’autres labels, Celluloid repressa et distribua en France des groupes étrangers comme Soft Cell dont il vendit cinq cent mille copies de « Tainted Love » ou Errold Dunkley avec le titre « OK Fred » vendu à trois cent mille exemplaires. Il se souvient : « Le lundi j’allais à Londres remplir ma voiture des disques du label Rough Trade avec qui on avait un accord – ce qui nous a permis de distribuer Cabaret Voltaire par exemple –, et je passais aussi chez des producteurs indépendants qui pullulaient en Angleterre à cette époque. Les majors étaient court- circuitées. On est arrivé à avoir une assez bonne crédibilité en France avec un réseau d’environ deux cents revendeurs dont les FNAC. Le mardi, je prenais mon téléphone et appelais tous les membres de ce réseau pour vendre par exemple le nouveau Joy Division. On propo- sait toujours un disque en fonction de son potentiel commercial, donc on a établi une forte relation de confiance avec les distributeurs. On avait un an d’avance sur les majors en termes de créativité. » Jean avait sympathisé avec Bernard Zekri depuis l’épisode calamiteux du groupe Anything dont il avait distribué le disque. « Je croise Bernard aux Bains Douches et il me dit qu’il part s’installer à New York dans trois mois, c’est marrant, je lui réponds que moi aussi je vais tenter l’aventure américaine d’ici un an, je souhaite produire là-bas et vendre aussi du Celluloid. Bernard me regarda et me dit : “tu ne viendras jamais à cause de l’activité de ton label”… En 1981, je débarque à New York avec ma femme et mon chien Robert. »

Il s’installa à New York avec la ferme intention de vendre la new wave française aux Américains, mais il ne connaissait pas grand monde. Avec ses sacs remplis de disques de Jacno ou des Mathématiques Modernes, il se rappela donc au bon souvenir de Bernard Zekri, en

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 29 espérant que celui-ci le sorte un peu et lui fasse connaître les milieux branchés de la ville. Jean ne passait pas inaperçu avec son anglais de collégien, un look improbable et ses disques à refourguer toujours à portée de main. Le courant passa vite entre les deux. Bernard se rappelle leur rencontre : « Il s’était établi dans un hôtel sur la 81e rue avec une fille – une grande danseuse blonde – et un énorme clébard, des caisses de disques partout bien sûr, des disques qu’il avait toutes les peines du monde à vendre, il essaya pendant une année, puis vint la rencontre avec Bill Laswell. »

Alors qu’ils sortaient dans des endroits branchés de la métropole, Bernard et Jean rencontrèrent Giorgio Gomelsky, le premier manager des Rolling Stones, alors très occupé par son nouveau club – le ZU Club – et par son groupe résidant – Material – qui comptait parmi ses membres le jeune bassiste Bill Laswell. Ce dernier ne cachait pas son admiration pour les artistes de free jazz officiant sous la bannière Celluloid, un label culte pour les vrais amateurs : il possé- dait les soixante disques de free jazz du label ! Laswell avait une idée de la musique très précise et Gomelsky était écrasant, trop dirigiste en studio. Jean se souvient : « Bill me disait qu’il fallait des labels indépendants comme le mien pour produire de la musique à l’avant- garde et non de la musique formatée pour les majors. Un jour, il décida de s’affranchir de Gomelsky et me donna la bande de l’album Temporary Music de Material. Il me dit : “Tu veux produire des disques ? Eh bien voilà ton premier !” Très vite une forte confiance s’installe entre nous : on a fait environ cinquante disques ensemble et travaillé dix ans sans jamais faire de contrat ! »

Cette émulation artistique portée par Celluloid amena Bernard Zekri à passer à la réalisation et à la production musicale, aidé par Bill Laswell et de Material. Influencé par la culture hip-hop, son projet fut bien entendu de produire du rap, cette musique électronique à l’avant-garde. Ami d’Afrika Bambaataa, il le brancha sur ce projet, lequel accepta immédiatement. Bernard monta ainsi le groupe Time Zone. Comme Material, il s’agissait d’un groupe à géométrie variable avec pour tête le charismatique Afrika Bambaataa et autour une pléiade d’invités choisis au gré des projets.

30 VINCENT PIOLET Pour créer le premier single de Time Zone, « The Wildstyle », Bernard eut l’idée de rejouer une bande qu’il venait de recevoir de potes allemands, le groupe Wunderwerke. Il s’agissait de l’un de leurs titres, « Sex Appeal ». Bernard et Bambaataa retravaillèrent la rythmique de la bande, Motivator – un pote de Bambaataa qui était dans le coin – fut appelé pour poser un rap, de même que la copine de Bernard, Ann Marie “B-Side” Boyle. L’enregistrement se fit rapi- dement, en quelques après-midi de studio. Une inévitable reprise du morceau « Good Times » de Chic fut ajoutée, comme pour marquer au fer rouge qu’il s’agissait bien de hip-hop. Bernard se souvient : « Je n’étais pas très content du résultat final, je ne trouvais pas ça terrible, jusqu’au jour où je rencontre François Kevorkian qui remixe le tout, puis ensuite je tombe en Angleterre sur Chris Blackwell – producteur et fondateur d’Island Records – qui tombe sous le charme et décide de sortir le disque en Angleterre : on en vendra 40 000 dans ce pays. » Le succès suivit aux États-Unis avec une entrée dans les charts, caté- gorie Club, à la 45e place 1 ; les ­breakers adoptèrent tout de suite ce morceau à la ligne de synthé futuriste et à la basse élastique et hypno- tique, sans savoir qu’un frenchie avait été aux manettes de ce tube qui a marqué à jamais les linos.

Time Zone continuerait ensuite sans Bernard. Bambaataa ferait alors appel à Laswell et ils intégreraient ensemble John Lydon, ex-Sex Pistols, pour sortir un nouveau titre de rap, « World Destruction », avec un succès aussi important que « The Wildstyle », atteignant la 54e position des charts US, catégorie Club 2. Ce titre marcha mieux en Angleterre d’après Jean Karakos – présence de Johnny Lydon oblige – où il atteignit la 14e place du classement de Melody Maker.

L’aventure de Bernard Zekri dans la production de disques hip-hop se limiterait-elle à l’expérience de « The Wildstyle » qu’elle serait déjà exceptionnelle – un frenchie de Dijon sortant un tube mythique pour tous les break dancers du début des années quatre-vingt –,

1. Classement Hot Dance Club Songs édité par le magazine hebdomadaire américain Billboard, 1984. 2. Classement Hot Dance Club Songs édité par le magazine hebdomadaire américain Billboard, 1985.

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 31 mais il fit mieux. Il réalisa quelques années auparavant un disque fondamental, dont les répercussions dépassèrent tout ce que pouvait imaginer Bernard, un disque qui fut peut-être l’un des plus samplés au monde par des armées de beatmakers, l’un des plus scratchés par des hordes de DJs : il s’agit de « Change The Beat ».

Bernard Zekri avait reçu la commande de produire plusieurs disques de hip-hop pour promouvoir les rappeurs de Celluloid alors en préparation pour une tournée qui les amènerait aux quatre coins de la planète fin 1982. Avant le périple, dans le studio OAO à Brooklyn – créé pour les expérimentations de Material et Brian Eno –, Bernard s’affairait : « Le morceau “Change The Beat” fut le résultat d’une somme de situations improbables. Il a été réalisé avec un matériel assez rudimentaire, soit une boîte à rythme DMX, un synthé Oberheim OB-X et quelques bricoles. Le but du morceau – comme il devait être commercialisé en France – était d’avoir une version rappée en français. Ma femme de l’époque Ann Marie Boyle – qui est américaine mais parle français – essaye de faire apprendre phonétiquement les paroles en français à Fab 5 Freddy qui devait assurer le rap sur ce morceau. Ça traîne, Fab 5 n’est pas très motivé pour rapper phonétiquement dans une langue qu’il ne comprend pas. On passe la nuit à essayer de le faire rapper en français mais ce n’est vraiment pas terrible, il ne comprend rien, son accent était horrible. À ce moment, Bill Laswell me dit : “Tu sais la fille, ta copine, qui s’escrime à faire parler Fab 5 en français, hé bien elle sonne très bien, pourquoi ne l’enregistrerait-on pas elle directement pour rapper en français ?” Je dis OK, face A pour Fab 5 en anglais et face B pour Ann Marie “B-Side” Boyle – et c’est cette face B qui restera dans les mémoires, car plus courte, mieux formatée pour les radios, et surtout car elle possède la fameuse phase au vocodeur à la fin, la phrase “Ahhh! This stuff is really fresh!” Comment arrive- t-on à enregistrer cette phrase au vocodeur ? Encore un improbable concours de circonstances… Alors qu’on enregistre la face B du vinyle avec B-Side, je me rends compte que l’on n’a pas de fin ! Je veux dire que je ne sais pas comment finir le morceau ! Je ne suis pas musicien, j’improvise… C’est là qu’on décide d’enregistrer au vocodeur Fab 5 Freddy qui dit “Ahhh! This stuff is really fresh!” Et quel vocodeur !

32 VINCENT PIOLET Roland n’avait pas encore sorti un premier vocodeur digne de ce nom ; dans le studio traînait alors un vocodeur conçu par Kraftwerk et utilisé sur Autobahn et Trans-Europe Express. Il s’agissait d’un bricolage improbable comprenant un standard téléphonique datant de la seconde guerre mondiale mais aussi la façade du synthétiseur monophonique Moog. Ce fut ainsi qu’un son à la fois tranchant et chaleureux marqua la fin du morceau. Ce mot “fresh” deviendra ensuite le must du break beat pour tous les DJ : lorsque D. ST. le reprend et le scratche pour dans son tube plané- taire “Rockit” – vendu à des millions d’exemplaires –, la posté- rité de “Change The Beat” est assurée. Aujourd’hui, on retrouve cette phrase au vocodeur sur tous les disques de break beat. » Jean Karakos précise : « Encore aujourd’hui, je pourrais passer mes jour- nées à poursuivre en justice tous les artistes qui ont repris cette phrase au vocodeur… » 1

1. Liste non-exhaustive : Beastie Boys pour « Hey Ladies » et « B-Boy Bouillabaisse » sur Paul’s Boutique (Capitol, 1989), « Live at P.J.’s » sur Check Your Head (Capitol, 1992) et « Posse In Effect » sur Licensed To Ill (Def Jam, 1986) ; Eric B. & Rakim pour « Musical Massacre » sur Follow The Leader ( U n i / MCA Records, 1988), « Paid In Full » sur Paid In Full (4th & B’way, Island, 1987) ; Biz Markie pour « This is Something for the Radio » sur Goin’ Off (Cold Chillin’ / Warner Bros. Records, 1988) ; MARRS pour « Pump Up the Volume » (4AD, 1987) ; Double Dee and Steinski sur Lesson Two: The James Brown Mix (Tommy Boy, 1985) ; Peanut Butter Wolf pour « Tale of Five Cities » sur My Vinyl Weighs A Ton (Stones Throw Records, 1999) ; Coldcut pour « Say Kids What Time Is It ? » (Ahead of Our Time, 1987) ; DJ Shadow pour « Organ Donor (Extended Overhaul) » sur Preemptive Strike (Mo’ Wax, 1998) ; Big Daddy Kane pour « Set It Off » sur Long Live The Kane (Cold Chillin’ / Warner Bros. Records, 1988) ; Kon Kan pour « Puss N’Boots / These Boots Are Made for Walkin› » sur Move To Move (Atlantic, 1989) ; Gang Starr pour « 2 Steps Ahead » sur No More Mr. Nice Guy (Wild Pitch / EMI Records, 1989) ; M.C. Hammer pour « Let’s Get It Started » sur Let’s Get It Started ( C a p i t o l / E M I Records, 1988) ; Run-D.M.C. pour « Ahhh » sur Crown Royal (Arista, 2001) ; Mack 10 pour « Mack 10, Mack 10 » sur Based on a True Story (Priority 1997) ; The Coup pour « I Ain’t the Nigga » sur Kill My Landlord (Wild Pitch / EMI Records, 1993) ; Heavy D & The Boyz pour « More Bounce » sur Big Tyme (Uptown Records, 1989) ; Unkle pour « Unkle (Main Title Theme) » sur Psyence Fiction (Mo’ Wax, 1998) ; Das EFX pour « 40 & A Blunt » sur Hold It Down (EastWest, 1995) ; UGK pour « Take It Off » sur Dirty Money ( Jive, 2001) ;

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX 33 Ce titre issu d’une série de hasards fut aussi le premier morceau de rap multilingue de l’histoire – avec des couplets complets fran- çais / anglais. Le français fut donc la première langue à tenter l’aventure hip-hop au milieu de la jungle de lyrics anglo-saxons. En France le disque fut un échec et la critique sévère – « l’asso- ciation Material-Fab 5 Freddy, sur un récit incompréhensible écrit par Bernard Zekri, […] tout y est raté » 1. Alors qu’en France, on estime les ventes à seulement une dizaine de milliers d’exemplaires, le succès fut au rendez-vous aux États-Unis plusieurs mois après sa sortie – quelques centaines de milliers vendus – avec la face B rappée par B-Side en rotation sur les radios WBLS ou Kiss FM, des réfé- rences. B-Side se souvient : « Je me suis toujours représentée comme étant une partie infime d’un grand ensemble. Je me souviens avoir regardé dans les bacs de disques à Tower Record et vu “Change The Beat” à côté des Beastie Boys. En fait, c’était vendu en tant que disque de B-Side ! Cool ! Mais j’ai toujours su que je n’étais qu’une pièce rapportée, pas du tout une rappeuse ».

Jean Karakos allait bientôt relativiser le nombre de vente de ces disques : « Bill Laswell et moi-même avons eu l’idée d’intégrer comme élément rythmique le scratch, en partant de la phase “fressssh” sur “Change The Beat”. Laswell présenta DJ D.ST. à Herbie Hancock pour lui expliquer l’idée d’une fusion jazz et hip-hop : “Rockit” sortit et ce fut un succès mondial, des millions de ventes, un carton sans précédent. Bill fut crédité producteur sur le disque et moi-même coproducteur. » L’avenir financier de Celluloid fut donc assuré pour quelques années…

« Change the Beat » devint donc un disque culte pour tous les DJ avides de scratchs, pourtant cela n’était pas son objectif initial.

Slick Rick pour « Ship » sur The Ruler’s Back (Def Jam, 1991) ; DJ Jazzy Jeff &The Fresh Prince pour « The Men Of Your Dreams » sur And In This Corner… (Jive, 1989) ; Dilated People pour « DJ Babu In Deep Concentration » sur Neighborhood Watch (Capitol, 2004) ; The D.O.C. pour « No One Can Do It Better » sur No One Can Do It Better (Ruthless Records, 1989) ; Nine Inch Nails pour « Sin » sur Pretty Hate Machine (TVT-HALO 2, 1989), etc. 1. Rock&Folk, janvier 1983, p.120.

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