LIENS – Nouvelle Série N° 5 23

LA FIGURE DE L’INTELLECTUEL DANS L’ŒUVRE DE ZOLA Par Issa Ndiaye Ecole Normale Supérieure DAKAR

Contrairement aux Goncourt, Emile Zola n'a pas publié de mémoires. En 1868, il n'est fasciné que par le réalisme littéraire qui s'exprime dans les œuvres de Balzac et de Stendhal. Il écrit dans Le Globe :

"Il n'y a que deux romanciers dans notre siècle : Balzac et Stendhal. Eux seuls ne sont pas des poètes déguisés. Ils ont pénétré le mécanisme de la vie, en chirurgiens impitoyables, et nous ont expliqué nos misères et nos grandeurs"1

Pourtant, à l'inverse de Balzac, qu'il invoque pour asseoir sa théorie du "roman expérimental", l'auteur des Rougon-Macquart intervient rarement dans ses fictions pour développer ses points de vue. Sa conception de l'objectivité lui interdit ces intrusions d'auteur si fréquentes dans les romans de Stendhal.2 Zola aurait pu, après Flaubert, reprendre à son compte cette boutade des Goncourt : "Dans un livre, les auteurs doivent être comme la police : ils doivent être partout et ne jamais se montrer"3

Pourtant la figure de Zola, en dépit de sa volonté déclarée de s'effacer de ses fictions, est bien présente dans Les Rougon-Macquart. Diverses stratégies méta textuelles y soulignent la présence d'un auteur qui préfigure l'intellectuel moderne sourd aux onomatopées du désir, peu sensible aux signes de pouvoir, n'hésitant pas à renier son sang et à défier la mort, au nom de l'idée qu'il se fait de la vérité.

Comme l'a maintes fois montré Philippe Hamon, les connaissances que Zola mobilise pour l'élaboration de chacun de ses romans sont redistribuées entre ses différents personnages.4 Le geste, qui rassemble des données hétérogènes sur les sciences, les arts, les techniques, l'économie, les religions et la doxa,

1 E. Zola, Œuvres critiques I in Œuvres complètes t x, Paris, Cercle du Livre Précieux, 1968, p. 735. 2 Voir Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, José Corti, 1954, pp. 179 - 322. 3 E. et J. de Goncourt, Journal, t I, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 399. 4 Voir Ph. Hamon, "Un discours contraint", Poétique 16, 1973, pp. 411 - 445 et Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983, pp. 274 - 313. LIENS – Nouvelle Série N° 5 24 procède, dans la fiction, à une dissémination de ce savoir entre différents personnages dont chacun est un relais servant souvent à soutenir les points de vue de l'auteur sur un domaine quelconque du réel que Zola veut représenter. Claude Landier, le peintre du Ventre de Paris et de L'œuvre défend les choix picturaux et architecturaux de Zola ; Pierre Sandoz, dont le physique, la biographie, l'itinéraire artistique qui le conduit du romantisme au naturalisme et les thèses sur les rapports entre la psychologie et la physiologie 1 font penser à Zola, est présenté comme un double de l'auteur des Rougon-Macquart. Comme son créateur, Sandoz imagine une série romanesque selon les principes constitutifs des Rougon-Macquart, les déterminismes héréditaires et sociologiques 2. Zola procède ainsi constamment, dans son œuvre, à une dissémination de son "moi" et des pôles constitutifs de sa personnalité profonde, ses tendances au lyrisme et son besoin d'objectivité. Tout comme "ce double courant qui parcourt Les Rougon-Macquart (…), la peinture exaltée des forces de vie, saines, plantureuses, pullulantes, perpétuellement actives et fécondes (…) et la hantise du néant, du cheminement inexorable de la mort" est porté par des personnages fictionnels. Un roman comme dramatise, dans l'opposition entre et Pauline la "douleur de vivre" et la "joie d'être"3 qui sont les traits dominants de la personnalité de Zola. Dans La Faute de l'abbé Mouret, par contre, cette opposition traduite par un antagonisme entre Eros et Thanatos, l'Eglise et le jardin du Paradou, sert à représenter le conflit intérieur de Serge Mouret. Ce n'est donc pas que le désir de transmettre un savoir, une information sur un domaine précis, qui préside à l'élaboration du personnage dans les romans de Zola. Le souci de parler de soi d'une manière oblique, détournée, fait partie des motivations essentielles d'un Zola fuyant les séductions de l'autobiographie et pris au piège des contraintes de l'écriture réaliste. Il le reconnaît dans un article publié en 1901 dans un journal, The Bookman. Il avoue à ses lecteurs :

"… d'une façon ou d'une autre, j'ai mis beaucoup de ma jeunesse dans mes livres - dans lesquels j'ai tracé, je pense, aussi largement qu'un romancier l'ait jamais fait, mes expériences personnelles et même mes sentiments. Vous trouverez quelques unes de mes inquiétudes attribuées à Lazare Chanteau dans La Joie de vivre"4

1 Voir E. Zola, L'Œuvre in Les Rougon-Macquart, t IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, pp. 35, 42 et 161 - 162. 2 Ibid., p.162. 3 Henri Mittérand in Zola, Les Rougon-Macquart, t III, éd. Cit., 1964, pp. 1742 - 1743. 4 Cité par H. Mittérand, in E. Zola, Les Rougon-Macquart, t III, éd. Cit., p. 1743. LIENS – Nouvelle Série N° 5 25

Assurément le théoricien du "réalisme illusionniste", Guy de Maupassant, avait raison de soutenir qu'un romancier ne peut parler que de lui-même. Dans un essai sur le roman, il s'en explique :

"Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou d'une marchande des halles"1.

De Flaubert, dont Emma Bovary n'est qu'un masque, à Maupassant, la leçon est la même : on parle de soi, en parlant des autres. C'est la leçon de Montaigne qui, présentant les Essais, déclare :

"Ie l'ay voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientost), ils y puissent retrouver quelques traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la cognoissance qu'ils ont eue" de moy"2.

On écrit pour parler de soi. Les Goncourt s'en cachent à peine : des fragments de leur journal sont insérés, sans modification, dans Charles Demailly3. Manifestation d'une quête (involontaire) de la gloire ou de l'éternité, la dissémination du "moi" de l'auteur dans le corps de l'œuvre ou dans la configuration d'un personnage romanesque obéit, chez Zola, aux contraintes d'un cahier de charges étudiées par Ph. Hamon4 Mais parfois, c'est par ce détour que le "refoulé" est exprimé. Par exemple, l'exposé du programme narratif de Sandoz qui reprend un texte de Zola5, contient un élément tu pudiquement par l'auteur des Rougon-Macquart : l'apport financier qu'on attend de l'œuvre.

C'est donc dans ses "doubles", plus que dans l'exposé de ses théories, qu'il faut rechercher la personnalité de Zola, ses positions et ses tendances esthétiques

1 G. de Maupassant, "Le Roman" in Romans, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1987, p. 711. 2 Michel de Montaigne, Essais, Paris, Lavigne, 1843, p. 1 3 4 Voir Ph. Hamon, "Un discours contraint", article déjà cité. 5 Pour ces deux textes voir : E. Zola, Les Rougon-Macquart, t I, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 3 et L'œuvre, éd. Cit., p. 162. Voir aussi E. et J. de Goncourt, Journal, t II, Paris, R. Laffont, 1989, p. 186. Le propos de Sandoz est plus proche du discours que Zola tient aux Goncourt. LIENS – Nouvelle Série N° 5 26 véritables. Un personnage comme Pascal Rougon est la figure la plus achevée de ces masques sous lesquels se profile le romancier attiré par les sciences du temps qu'il se propose de capter et d'assujettir à des fins littéraires mais aussi l'intellectuel de "l'affaire Dreyfus" qui va défier les pouvoirs politiques et militaires, risquer sa vie et sa fortune, au nom de la vérité et de la justice.

Personnage - anaphore1 Pascal Rougon est dans le Cycle de Zola "un opérateur de lisibilité"2 chargé de rappeler les principes constitutifs de la série romanesque et la faute originelle de sa famille, la névrose d'Adélaïde Fouque. C'est ce savant qui suit, patiemment, "le fil rouge" de l'hérédité3 dans les manifestations protéiformes de la névrose familiale observées parmi les descendants de l'ancêtre des Rougon-Macquart. A l'un des pôles du Cycle, dans le ""roman des origines", , il annonce "l'avenir des Rougon-Macquart, une meute d'appétits lâchés et assouvis dans un flamboiement d'or et de sang"4. Le dernier roman, , confirme cette prophétie. Cette "figura" confère à Pascal Rougon un statut privilégié équivalent à celui du concepteur de la somme romanesque. L'hystéron protéron, qui dévoile dans le dernier roman les matériaux ayant servi à l'élaboration de la totalité du Cycle, confirme ce statut de Pascal. Il est l'auteur des Rougon-Macquart, "l'auteur, non pas entendu, bien sûr, comme l'individu parlant qui a prononcé ou écrit un texte, mais l'auteur comme principe de groupement du discours, comme unité et origine de leurs significations, comme foyer de leur cohérence"5. Car c'est l'ensemble de la documentation, constitué de notes, de graphes, de coupures de journaux et de résumés d'ouvrages scientifiques, exhibé par Pascal, qui sert à écrire Les Rougon-Macquart.

Cette position du personnage, "qui demeure le maître, pour avoir mis la main sur la circulation (…), le flux du sang dans l'arbre"6, est homologue à la place centrale qu'occupe le dernier roman dans le Cycle. Le Docteur Pascal est dans Les Rougon-Macquart ce que les Etudes philosophiques constitue dans la Comédie humaine de Balzac : à la fois "le résumé et la conclusion"7 de la série romanesque et "un méta-roman, c'est-à-dire un roman prenant pour objet (…)

1 Cf. Ph. Hamon, "Pour un statut sémiologique du personnage" in R. Barthes, W. Kayser et al. , Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 123. 2 Cf. Ph. Hamon, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983, pp. 103 - 106. 3 Cf. E. Zola, Les Rougon-Macquart, t V, Paris, Bibl. de la Pléiade, pp. 1006-1020. 4 E. Zola, La Fortune des Rougon in Les Rougon-Macquart, t I, éd. Cit., p. 301 5 Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 28 6 Michel serres, Feux et signaux de brume. Zola, Paris, Grasset, 1975, p. 246 7 Michel Butor, "Emile Zola romancier expérimental et la flamme bleue", article déjà cité. LIENS – Nouvelle Série N° 5 27 un autre, en l'occurrence une série romanesque"1. Comme qui contient, en abyme, le principe de la circulation névropathique, grâce à la métaphore de la "Mouche d'or"2, Le Docteur Pascal dévoile tous les principes constitutifs du Cycle et met au jour les analogies entre plusieurs codes, la science et la religion en particulier. A la fin des Rougon-Macquart, en effet, les théories de l'hérédité et de la dégénérescence, que Zola a pu trouver chez des scientifiques du temps, montrent leur étrange parenté avec le propos biblique auquel se réfère aussi Pascal Rougon. C'est donc dans cette figure de Pascal, le seul intellectuel des Rougon- Macquart, que Zola investit ses vues esthétiques mais aussi ses pensées et ses pulsions les plus intimes. En témoignent : les confidences que le romancier fait aux Goncourt et, plus que tout, cette dédicace privée analogue à un testament, texte qui établit, de manière irréfutable, que le couple Clotilde/Pascal est dans le roman ce que ce que Jeanne Rozerot et Zola étaient dans la vie. Pour Jeanne, Zola écrit :

"A ma bien-aimée Jeanne, - à ma Clotilde, qui m'a donné le royal festin de sa jeunesse et qui m'a rendu mes trente ans, (…) "3 Pascal Rougon est tel que Zola se représente idéalement.

Certes "l'étiquette"4 du personnage le rapproche métaphoriquement, comme le montre Serres, des figures de la Genèse, Abraham, David, Noé et Adam. Il est, pour Clotilde, "celui qui nomme"5 ; il demeure, même après sa mort, celui qui classe et qui conserve, à l'image du collecteur de l'Arche6 ; il est Abraham, celui qui accepte de sacrifier sa descendance en signe de dévotion. Les actes quotidiens de Pascal, ses recherches, ainsi que son célibat prolongé permettent ces analogies. Mais Pascal reste avant tout l'intellectuel qui met en observation sa propre famille pour témoigner sur ses perversions, ses tares et ses crimes. Son souci : faire œuvre de science, capter l'hérédité pour disposer d'elle ; son but : tout connaître et tout guérir. Ce projet s'oppose dans le roman aux ambitions de Félicité Rougon. La mère de Pascal a mis une croix sur l'avenir qu'elle souhaitait pour son fils : Pascal ne sera jamais ce médecin de province riche et adulé. Le seul souci de la vieille femme, son obsession, c'est de jeter un voile

1 Henri Mitterrand, L'Illusion réaliste, Paris, PUF, 1994, p. 146 2 Cf. E. Zola, Nana in Les Rougon-Macquart, t. II, Bibl. de la Pléiade, 1961, pp. 1269 - 1270.. 3 Cité par H. Mitterand in E. Zola, Les Rougon-Macquart, t V, éd. Cit, 1967, p. 1573 4 Cf. PH. Hamon, "Pour un statut sémiologique du personnage" in Poétique du récit, éd. Cit., pp. 142-147. 5 Cf. Serres, op. Cit., pp 48 et 57. 6 Cf. Le Docteur Pascal, éd. Cit., p. 1019. LIENS – Nouvelle Série N° 5 28 pudique sur les horreurs du passé dont Pascal conserve les traces dans son armoire.

L'analyse cruelle, "cette clarté terrible que la science jetait sur le monde"1 est pour Félicité d'une intolérable vérité. A Pascal, elle opposera donc le souci des convenances.

Contre sa mère et contre les intérêts supposés de sa famille, Pascal conduit ses expériences de laboratoire, "sa cuisine du diable"2, mène une vie qui scandalise la bourgeoisie bien-pensante de Plassans et meurt incompris. Au nom d'un credo : "la nécessité, (…) l'efficacité absolue de la vérité"3. Pour cela, il va éprouver, jusqu'à la lisière de la folie, la situation du savant qui "voit les siens se tourner vers sa pensée et la menacer de destruction"4. Une lutte à mort s'engage ainsi dans le dernier roman des Rougon-Macquart. Ce combat, entre la vérité et ce qui la menace, est aussi une lutte contre l'oubli et la mort. Les dernières mentions portées par Pascal sur l'arbre généalogique sont faites dans les moments ultimes de l'agonie ; elles fixent, pour l'éternité et pour la science, l'instant de sa propre mort.

Jusqu'à cet instant ultime du testament, Pascal reste un intellectuel, un être à part, assumant pleinement sa marginalité. Cette différence est un motif récurrent dans "l'étiquette" du personnage. Félicité Rougon, sa mère s'en inquiète, dans La Fortune des Rougon, s'interrogeant sur la singularité de ce fils qui ne ressemble à personne de sa race. Sa question est toujours la même : "Mais d'où sors-tu ? (…) Tu n'es pas à nous (…) Non, tu n'es pas à nous" 5. Contrairement à la bourgeoisie de Plasmas, qui avait pris en horreur le savant, les lieux populaires de la ville le nommaient "M. Pascal, sans jamais ajouter son nom de famille", accentuant ainsi sa configuration "adamique"6. Zola réactive ainsi les signifiés religieux du personnage et le rattache à la lignée de toutes les figures qui, dans l'Histoire, ont eu à racheter les fautes de leur race.

1 E. Zola, Le Docteur Pascal in Les Rougon-Macquart t V, Paris, Bibl. de la Péiade, 1967, p. 1022. 2 Ibid., pp. 923 - 924. 3 Ibid., p. 998. 4 Ibid., p. 936. 5 E. Zola, La Fortune des Rougon , éd. Cit., p. 68. Voir aussi Le Docteur Pascal, éd. Cit., p. 1000 6 La Fortune des Rougon, éd.cit, p. 68 LIENS – Nouvelle Série N° 5 29

Mais cet effacement du nom de famille (Rougon), remplacé par le prénom du personnage (Pascal), sert aussi à suggérer une conception de l'intellectuel. Lavé de la tache originelle, Pascal ne tire son nom et sa légitimité que de son œuvre. Cette œuvre est produite par une intelligence libérée de tout conditionnement social. La famille véritable de Pascal est constituée de ceux avec qui ils partagent un même espace de pensée ; dans le roman : Darwin, Haeckel, Galton et Weismann. Sa religion est la science (ou la vérité).

C'est dans le traité de l'hérédité de Prosper Lucas que Zola a trouvé le concept "d'innéité"1, qui traduit, dans ce vieux langage, l'exception. Altérité positive car, pour Zola, cette singularité est synonyme de génie :

" La nature donne souvent (…) naissance, au milieu d'une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices"2.

Le concept scientifique s'enrichit, dans le texte romanesque, de l'investissement du topos romantique de l'artiste génial et incompris ainsi que de figures messianiques trouvées dans la Bible.

C'est en combinant ces différents apports que l'auteur des Rougon-Macquart élabore la figure idéalisée de l'intellectuel qui accepte de se placer, toujours, "au plus près des lignes d'épouvante"3, comme le choisira Zola au moment de "l'affaire Dreyfus".

Dans Les Rougon-Macquart, la régénérescence de la France meurtrie par les turpitudes du second Empire est attendue de la descendance de l'intellectuel (Pascal Rougon) et du paysan (Jean Macquart).

Le clausule du dernier livre des Rougon-Macquart prédit un avenir de lumière. L'enfant de Pascal est perçu soit comme un "messie (…) qui tirerait les peuples de leur doute et de leur souffrance (…)" soit comme "l'Antéchrist, le démon dévastateur, la bête annoncée qui purgerait de l'impureté devenue trop vaste"4

1 Prosper Lucas, Traité philosophique etphysiologique de l'hérédité naturelle, t I Paris, J. B. Baillière, p. 1847, pp. 97 - 170 2 La Fortune des Rougon, éd. Cit., pp. 66 - 67 3 M. Serres, op.cit., p. 324. 4 E. Zola, Le Docteur Pascal, éd. Cit., p. 1219. LIENS – Nouvelle Série N° 5 30

Zola désintègre donc toute la mythologie qui obscurcit la perception de l'intellectuel par la bourgeoisie du XIXe siècle. Par avance, il disqualifie aussi tous les thèmes qui vont nourrir le poujadisme : l'oisiveté de l'intellectuel souffrant d'une hypertrophie stérile du cerveau, le peu d'intérêt qu'il accorde au réel, etc.1 Tel qu’il est profilé dans Les Rougon-Macquart, l’intellectuel est un être solitaire vivant en marge. L’opinion commune, les préjugés sociaux et les intérêts familiaux étroits n’ont pas d’emprise sur le noyau dur de sa liberté. L’intellectuel dérange parce qu’il se situe « au point de lumière ou la lumière luit »2.Le romancier de Pot-Bouille choisit de vivre hors du monde3 pour mieux comprendre sa société et la représenter. Claude Lantier, le peintre d’avant- garde opposé à l’ordre bourgeois, voit, derrière les apparences , le clivage fondamental qui, depuis les origines, sépare les « Gras » des « Maigres ».Dans sa nouvelle lecture de l’histoire humaine, une lutte sans merci oppose depuis Abel et Cain deux composantes de la société :

« Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs… C’est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé son tour »4

La même ligne de partage est visible, selon le peintre, dans le champ artistique et dans la sphère politique du temps5

Le lecteur des Rougon-Macquart reconnaît, là, une distinction opérée par l’auteur du Cycle. Car l’univers fictionnel est structuré par une série d’antagonismes:les Rougon sont en lutte contre les Macquart, le peuple qui travaille est tenu éloigné de la fête impériale, les ouvriers s’opposent au Capital. Ces différents affrontements ne sont que des avatars du premier meurtre, celui d’Abel par Cain dans Le Ventre de Paris ou de ce meurtre sexuel obscur

1 Voir Roland Barthes, "Poujade et les intellectuels" in Mythologies, Paris, Seuil, 1957, pp. 182 - 190. 2 Alain de Lattre, Le Réalisme selon Zola. Archéologie d’une intelligence, Paris, P.U.F., 1975. 3 Cf. E. Zola, Pot-Bouille in Les Rougon-Macquart T III, éd. Cit., p. 6. 4 E. Zola, Le Ventre de Paris in Les Rougon-Macquart T I, éd. Cit. p. 805. 5 Ibid., pp. 805-806. LIENS – Nouvelle Série N° 5 31 commis au fond des cavernes dont Jacques Lantier a « perdu l’exacte mémoire »1 L’intellectuel est donc celui qui voit clair et perçoit derrière les apparences du monde sensible ce qui échappe aux autres, »une dimension du dedans qui ne se voit que quand on sait regarder autre chose ».Les écrivains réalistes et naturalistes ont opéré la même distinction :il y a les hommes qui ne savent pas voir ; il y a ceux qui arrivent à percevoir le vrai réel. L’intellectuel est de ceux- là. Il est pour cette raison un déclassé, exilé dans sa propre famille ou dans sa patrie ; une position qui demande lucidité et courage. La quête permanente de la vérité ou de la justice qui anime un Pascal Rougon ou un Claude Lantier est une exigence plus forte que la peur de la Loi, de la mort ou de la marginalité, plus aliénante que la recherche du confort. Devant l’ « Association générale des étudiants de Paris »,Zola répète cette exigence qui constitue la motivation première de tous ces personnages que nous avons étudiés : « Refaire par la vérité une humanité plus haute et plus heureuse ! »2

Pascal Rougon et Claude Lantier préfigurent le Zola de « l’Affaire Dreyfus », l’intellectuel qui, en1898, écrit à Félix Faure : « La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas pleine et entière. Mon devoir est de parler ,je ne veux pas être complice »3 Pour défendre le capitaine Deyfus, l’écrivain met en jeu sa liberté, sa notoriété et son confort .En toute conscience, comme il l’écrit dans son pamphlet : « En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose »4 L’objectif du pamphlétaire est de rétablir »la simple vérité »5. Dans ce but, il expose « les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise »6 et invite son interlocuteur à « étudier attentivement l’acte d’accusation ».Contre l’opinion préconçue, le texte fabriqué par les généraux de l’Etat-major, Zola rétablit le texte des faits véritables et demande à Félix Faure de « voir clair » et d’ « entendre juste ».Par là, il s’inscrit dans le

1 E. Zola, La Bête humaine, in Les Rougon-Macquart T IV, éd. Cit., p. 1044. 2 Le texte de ce discours est reproduit par H. Mittérand in E. Zola, les Rougon-Macquart, t v, éd.cit., pp. 1610- 1616 . 3 E. Zola, J’accuse, Editions des Mille et une nuits, 1996, p. 10. 4 E. Zola, J’accuse, éd. Cit., p. 28. 5 Ibid., p. 26. 6 Ibid., p. 16. LIENS – Nouvelle Série N° 5 32 paradigme constitué par ses personnages, Pascal Rougon et Claude Lantier. L’idéal de vérité et de justice qui anime ces être de fiction est le sien :

« (…) l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur ».1 On .croirait réentendre le docteur Pascal2, personnage dont Zola choisit de revêtir l’ identité pendant son exil londonien

On peut donc dire que la fonction de l’intellectuel, que Zola suggère dans ses œuvres de fiction et qu’il assume pleinement en prenant la défense de Dreyfus, est d’être, à la fois, la mauvaise conscience de la société, et une « âme- sentinelle ».Au nom de la vérité et de la justice. Ces deux termes sont récurrents dans son texte :on compte pas moins de dix-huit (18) occurrences pour le premier et dix (10) pour le second.

L’intellectuel, tel que le connaîtra le XXème siècle, se sert d’une spécialisation pour défendre des valeurs et servir la société, surtout ses composantes les plus vulnérables. Ce rôle exige qu’il soit ,à la fois, dans la société pour en connaître les problèmes et hors du monde pour « voir clair » et « entendre juste » .L’inconfort de ce panoptisme a été dramatisé par Zola :Pascal, atteint de neurasthénie, questionne son ’innéité, se demande s’il fait partie de la famille névrophatique, s’il est condamné par quelque vice héréditaire.3 Pascal se pose de mauvaises questions mais son délire constitue une allégorie de la posture de l’intellectuel.

1 Ibid., p. 28. 2 Cf. Michel, Butor, article cité 3 Voir E. Zola, Le Docteur Pascal, éd. Cit., pp. 1033 - 1035