LIENS – Nouvelle Série N° 5 23
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LIENS – Nouvelle Série N° 5 23 LA FIGURE DE L’INTELLECTUEL DANS L’ŒUVRE DE ZOLA Par Issa Ndiaye Ecole Normale Supérieure DAKAR Contrairement aux Goncourt, Emile Zola n'a pas publié de mémoires. En 1868, il n'est fasciné que par le réalisme littéraire qui s'exprime dans les œuvres de Balzac et de Stendhal. Il écrit dans Le Globe : "Il n'y a que deux romanciers dans notre siècle : Balzac et Stendhal. Eux seuls ne sont pas des poètes déguisés. Ils ont pénétré le mécanisme de la vie, en chirurgiens impitoyables, et nous ont expliqué nos misères et nos grandeurs"1 Pourtant, à l'inverse de Balzac, qu'il invoque pour asseoir sa théorie du "roman expérimental", l'auteur des Rougon-Macquart intervient rarement dans ses fictions pour développer ses points de vue. Sa conception de l'objectivité lui interdit ces intrusions d'auteur si fréquentes dans les romans de Stendhal.2 Zola aurait pu, après Flaubert, reprendre à son compte cette boutade des Goncourt : "Dans un livre, les auteurs doivent être comme la police : ils doivent être partout et ne jamais se montrer"3 Pourtant la figure de Zola, en dépit de sa volonté déclarée de s'effacer de ses fictions, est bien présente dans Les Rougon-Macquart. Diverses stratégies méta textuelles y soulignent la présence d'un auteur qui préfigure l'intellectuel moderne sourd aux onomatopées du désir, peu sensible aux signes de pouvoir, n'hésitant pas à renier son sang et à défier la mort, au nom de l'idée qu'il se fait de la vérité. Comme l'a maintes fois montré Philippe Hamon, les connaissances que Zola mobilise pour l'élaboration de chacun de ses romans sont redistribuées entre ses différents personnages.4 Le geste, qui rassemble des données hétérogènes sur les sciences, les arts, les techniques, l'économie, les religions et la doxa, 1 E. Zola, Œuvres critiques I in Œuvres complètes t x, Paris, Cercle du Livre Précieux, 1968, p. 735. 2 Voir Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, José Corti, 1954, pp. 179 - 322. 3 E. et J. de Goncourt, Journal, t I, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 399. 4 Voir Ph. Hamon, "Un discours contraint", Poétique 16, 1973, pp. 411 - 445 et Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983, pp. 274 - 313. LIENS – Nouvelle Série N° 5 24 procède, dans la fiction, à une dissémination de ce savoir entre différents personnages dont chacun est un relais servant souvent à soutenir les points de vue de l'auteur sur un domaine quelconque du réel que Zola veut représenter. Claude Landier, le peintre du Ventre de Paris et de L'œuvre défend les choix picturaux et architecturaux de Zola ; Pierre Sandoz, dont le physique, la biographie, l'itinéraire artistique qui le conduit du romantisme au naturalisme et les thèses sur les rapports entre la psychologie et la physiologie 1 font penser à Zola, est présenté comme un double de l'auteur des Rougon-Macquart. Comme son créateur, Sandoz imagine une série romanesque selon les principes constitutifs des Rougon-Macquart, les déterminismes héréditaires et sociologiques 2. Zola procède ainsi constamment, dans son œuvre, à une dissémination de son "moi" et des pôles constitutifs de sa personnalité profonde, ses tendances au lyrisme et son besoin d'objectivité. Tout comme "ce double courant qui parcourt Les Rougon-Macquart (…), la peinture exaltée des forces de vie, saines, plantureuses, pullulantes, perpétuellement actives et fécondes (…) et la hantise du néant, du cheminement inexorable de la mort" est porté par des personnages fictionnels. Un roman comme La Joie de vivre dramatise, dans l'opposition entre Lazare et Pauline la "douleur de vivre" et la "joie d'être"3 qui sont les traits dominants de la personnalité de Zola. Dans La Faute de l'abbé Mouret, par contre, cette opposition traduite par un antagonisme entre Eros et Thanatos, l'Eglise et le jardin du Paradou, sert à représenter le conflit intérieur de Serge Mouret. Ce n'est donc pas que le désir de transmettre un savoir, une information sur un domaine précis, qui préside à l'élaboration du personnage dans les romans de Zola. Le souci de parler de soi d'une manière oblique, détournée, fait partie des motivations essentielles d'un Zola fuyant les séductions de l'autobiographie et pris au piège des contraintes de l'écriture réaliste. Il le reconnaît dans un article publié en 1901 dans un journal, The Bookman. Il avoue à ses lecteurs : "… d'une façon ou d'une autre, j'ai mis beaucoup de ma jeunesse dans mes livres - dans lesquels j'ai tracé, je pense, aussi largement qu'un romancier l'ait jamais fait, mes expériences personnelles et même mes sentiments. Vous trouverez quelques unes de mes inquiétudes attribuées à Lazare Chanteau dans La Joie de vivre"4 1 Voir E. Zola, L'Œuvre in Les Rougon-Macquart, t IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, pp. 35, 42 et 161 - 162. 2 Ibid., p.162. 3 Henri Mittérand in Zola, Les Rougon-Macquart, t III, éd. Cit., 1964, pp. 1742 - 1743. 4 Cité par H. Mittérand, in E. Zola, Les Rougon-Macquart, t III, éd. Cit., p. 1743. LIENS – Nouvelle Série N° 5 25 Assurément le théoricien du "réalisme illusionniste", Guy de Maupassant, avait raison de soutenir qu'un romancier ne peut parler que de lui-même. Dans un essai sur le roman, il s'en explique : "Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou d'une marchande des halles"1. De Flaubert, dont Emma Bovary n'est qu'un masque, à Maupassant, la leçon est la même : on parle de soi, en parlant des autres. C'est la leçon de Montaigne qui, présentant les Essais, déclare : "Ie l'ay voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientost), ils y puissent retrouver quelques traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la cognoissance qu'ils ont eue" de moy"2. On écrit pour parler de soi. Les Goncourt s'en cachent à peine : des fragments de leur journal sont insérés, sans modification, dans Charles Demailly3. Manifestation d'une quête (involontaire) de la gloire ou de l'éternité, la dissémination du "moi" de l'auteur dans le corps de l'œuvre ou dans la configuration d'un personnage romanesque obéit, chez Zola, aux contraintes d'un cahier de charges étudiées par Ph. Hamon4 Mais parfois, c'est par ce détour que le "refoulé" est exprimé. Par exemple, l'exposé du programme narratif de Sandoz qui reprend un texte de Zola5, contient un élément tu pudiquement par l'auteur des Rougon-Macquart : l'apport financier qu'on attend de l'œuvre. C'est donc dans ses "doubles", plus que dans l'exposé de ses théories, qu'il faut rechercher la personnalité de Zola, ses positions et ses tendances esthétiques 1 G. de Maupassant, "Le Roman" in Romans, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1987, p. 711. 2 Michel de Montaigne, Essais, Paris, Lavigne, 1843, p. 1 3 4 Voir Ph. Hamon, "Un discours contraint", article déjà cité. 5 Pour ces deux textes voir : E. Zola, Les Rougon-Macquart, t I, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 3 et L'œuvre, éd. Cit., p. 162. Voir aussi E. et J. de Goncourt, Journal, t II, Paris, R. Laffont, 1989, p. 186. Le propos de Sandoz est plus proche du discours que Zola tient aux Goncourt. LIENS – Nouvelle Série N° 5 26 véritables. Un personnage comme Pascal Rougon est la figure la plus achevée de ces masques sous lesquels se profile le romancier attiré par les sciences du temps qu'il se propose de capter et d'assujettir à des fins littéraires mais aussi l'intellectuel de "l'affaire Dreyfus" qui va défier les pouvoirs politiques et militaires, risquer sa vie et sa fortune, au nom de la vérité et de la justice. Personnage - anaphore1 Pascal Rougon est dans le Cycle de Zola "un opérateur de lisibilité"2 chargé de rappeler les principes constitutifs de la série romanesque et la faute originelle de sa famille, la névrose d'Adélaïde Fouque. C'est ce savant qui suit, patiemment, "le fil rouge" de l'hérédité3 dans les manifestations protéiformes de la névrose familiale observées parmi les descendants de l'ancêtre des Rougon-Macquart. A l'un des pôles du Cycle, dans le ""roman des origines", La Fortune des Rougon, il annonce "l'avenir des Rougon-Macquart, une meute d'appétits lâchés et assouvis dans un flamboiement d'or et de sang"4. Le dernier roman, Le Docteur Pascal, confirme cette prophétie. Cette "figura" confère à Pascal Rougon un statut privilégié équivalent à celui du concepteur de la somme romanesque. L'hystéron protéron, qui dévoile dans le dernier roman les matériaux ayant servi à l'élaboration de la totalité du Cycle, confirme ce statut de Pascal. Il est l'auteur des Rougon-Macquart, "l'auteur, non pas entendu, bien sûr, comme l'individu parlant qui a prononcé ou écrit un texte, mais l'auteur comme principe de groupement du discours, comme unité et origine de leurs significations, comme foyer de leur cohérence"5.