DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE

Château iantôme, hanté de fantômes, Tifîauges se dresse sur un éperon entre la Sèvre et la Crûme, au seuil de la Bretagne, dans un morne décor de collines granitiques, de forêts de chênes, de lande d'ajoncs et de genêts. C'est là qu'au temps de Charles VII vécut l'exécrable Gilles de Rais. Au pied de Tifîauges, s'étend la plaine. Le pays a nom Torfou. En 1793, Blancs et Bleus s'y mas• sacrèrent, soldats de Charette contre Mayençais de Kléber. Théâtre de crimes et de batailles, cette terre est comme imbibée de sang, un domaine élu de la mort. L'histoire et la légende s'y côtoient, s'y pénètrent, mais la légende prévaut. Les célébrités du peuple sont rarement celles de l'histoire — écrivait Renan. Interrogez les gens de Tifîauges. Beaucoup ignorent Gilles de Rais ; tous connaissent Barbe-Bleue. Si les conteurs se sont inspirés de Gilles pour créer Barbe-Bleue, l'être imaginaire a, depuis longtemps, supplanté son modèle, le mythe a chassé le réel. Pourtant l'époux égorgeur ne fut qu'un piètre sire comparé au tueur d'enfants. Six victimes pour le premier, des centaines pour l'autre. Gilles, lui-même, avoua en avoir oublié le nombre. Ce Gilles de Rais déroute l'esprit lorsqu'on l'évoque. Un fou ? Mais peu d'hommes, à son époque, ont témoigné d'autant de cul• ture, d'intelligence et de goût pour les arts. Un monstre ? Il aima soigna, protégea ses amis. Un lâche ? Jeanne d'Arc l'estima pour sa vaillance et sa loyauté. Un pécheur impénitent ? Sa contrition, lors de son procès, sa mort chrétienne arrachèrent des larmes à ses juges et jusqu'aux parents des innocents immolés ! Alors, pour 266 DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE le comprendre, force nous est d'adopter les conclusions de son bio graphe, Huysmans, l'auteur de Là-Bas, et d'admettre, chez Gilles, plus encore qu'une influence maléfique, une incarnation démo• niaque, une possession au sens canonique du terme, cédant enfin sous l'action du repentir et l'efficacité de la grâce. Tifîauges n'est plus qu'une ruine : murs effondrés, bran• lantes, douves asséchées où ont poussé les arbres et la brous- saille. Ça et là, quelques passages étroits sous des arcs surbaissés, entre les murailles masquées de lierre. A l'intérieur, une suite de salles dont les plafonds ont disparu, immenses, nues, glaciales, où le vent s'engouffre par le vide des fenêtres. Des escaliers en vrille montent aux échauguettes, plongent aux cachots ouvrant sur des orifices d'oubliettes. Des centaines d'enfants ont séché d'horreur dans ces geôles, avant d'être livrés à Gilles, puis rejetés, la gorge tranchée, la poi• trine et le ventre fendus au couteau, cadavres empilés sur d'autres cadavres, cendres mêlées à des cendres et à des ossements. Si l'aspect des cachots n'a pas changé, il nous faut faire appel à l'imagination pour reconstituer celui des grandes salles. Qu'elles devaient être belles au temps de Gilles ! Lambrissées, tendues de brocart et de tapisseries, dallées de marbre ou carrelées de briques multicolores. Des troncs de chênes brûlent dans les hautes chemi• nées, les fauteuils, les coffres, les bahuts sont de bois sculpté ; aux étagères brillent les orfèvreries et les émaux, les cristaux et les gemmes. La librairie renferme des trésors, auteurs latins ou grecs, gestes et chroniques, missels et livres d'heures enluminés, reliés de cuir fauve et portant, sur leur plat, les armes de Rais. Gilles se complait à leur lecture, comme il goûte les voix de ses chanteurs et les concerts de ses musiciens. Plaisir des yeux, de l'esprit, de l'oreille, en attendant d'autres plaisirs. Pour commen• cer, ceux de la table, les festins aux longues beuveries, les nourri• tures fortement relevées, gibier et venaison, salaisons et saumure, pâtisseries fourrées d'épices, tous mets qui rallument la soif, forcent à vider les coupes jusqu'à l'ivresse génératrice de luxure, mêlant le désir de l'amour à l'attrait du sang.

Quelque cause que l'on attribue aux actes monstrueux de Gilles, on s'étonne qu'une telle transformation ait pu se produire DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE 267 chez un être que son passé ne prédiposait pas à l'accomplissement de pareils forfaits. Il était né, en 1404, au château de Chantocé, en , et était fils de Guy de Laval et de Marie de Craone. Enfant d'une précocité surprenante, il devint, en grandissant, beau et fort, « moult bel homme et de digne façon ». Chez lui l'intelligence s'alliait à une vigueur exceptionnelle qui lui rendait aisée la pratique de tous les exercices. Lettré, cultivé, artiste, capable de lire dans leur texte ses auteurs préférés, Tite-Live, Ovide, Suétone, Saint-Augustin, de composer des « Mystères » et de jouer de divers instruments, il surpassait tous ses compagnons, simples ferrailleurs et coureurs de ribaudes. Choyé par ses parents, rare privilège en son siècle, il avait connu la douceur d'une jeunesse heureuse. Le seigneur de Laval et son épouse étaient riches. Plus tard, Gilles le sera égale• ment. Il hérita, en effet, de nombreux domaines et châteaux cons• tituant autant de petites royautés, Chantocé et Ingrandes, en Anjou, la Mothe-Achard, en , Loroux-Bottereau près de , Machecoul au pays de Rais. Il y ajouta, par mariage, Tiffauges et Pouzaugues et les baronnies de la région de Confolens. Ainsi tout paraissait le destiner à une harmonieuse existence. Malheureusement, à ses qualités et à ses dons s'opposait, chez Gilles, un irrémédiable défaut : l'orgueil. Orgueilleux, il le fut jusque dans le vice et dans le crime, n'admettant d'autre perfec• tion, d'autre supériorité que les siennes. Il s'en vanta, lui-même, à son procès : — Je suis né sous une telle étoile que nul au monde n'a jamais fait, ne pourra jamais faire ce que j'ai fait. » Soudain, dans ce ciel trop serein, les premiers nuages appa• raissent. Gilles n'a que dix ans lorsque meurt son père. Une année s'écoule, Marie de Craone jette au vent ses voiles de veuve, aban• donne ses enfants pour suivre un nouvel époux. Qui recueillera les orphelins, Gilles et son frère René ? Le sort désigne leur grand- père maternel, Jean de Craone. S'il est vrai que Satan prend par• fois figure humaine pour jouer son rôle de tentateur, nul doute qu'il ait adopté, afin de perdre Gilles, les traits de Messire Jean. Certes Messire Jean n'a, au premier abord, rien d'une incarnation diabolique. C'est un homme aimable « de moult grand âge », un aïeul indulgent, trop absorbé par ses brigandages et ses rapines pour s'embarrasser d'importunes obligations. Soit, Gilles est auda• cieux, épris de mouvement et de liberté (René ne compte guère et ne laissera aucun durable souvenir). Qu'on selle donc pour 268 DI GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE

Gilles les meilleurs chevaux, que l'on se plie à tous ses caprices. Il est gourmand, déjà buveur et sensuel, Jean le laisse s'enivrer à sa table, rit avec ses compagnons de ses mauvais tours et de ses paillardises. Le jour où l'enfant, ayant trop longuement galopé dans la lande, crève sa monture et, dans sa fureur à la voir trébu• cher, la poignarde entre les oreilles, Jean de Craone s'émerveille et embrasse le cavalier. Premier sang versé, éveil de l'instinct chez le jeune fauve, source de crimes dont le nombre ira se multipliant. La néfaste indulgence de Jean de Craone arrachera plus tard à Gilles de Rais cet aveu que bien des parents d'aujourd'hui devraient méditer : « — Pères et mères, gardez-vous d'élever vos enfants avec mollesse. Pour moi, si j'ai commis tant de crimes, la cause en est que, dans ma jeunesse, on m'a toujours laissé agir au gré de mes volontés. » 1420. Gilles a grandi, il a seize ans. Sa charge, pourtant si légère, pèse à son étrange tuteur. Jean décide de le marier. Coup sur coup, deux fiancées meurent (une grâce que leur vaut le ciel !) mais une troisième les remplace. Si Gilles demeure indif• férent aux projets du vieil homme (les femmes n'ont guère d'at• traits pour lui !) Catherine de Thouars agrée à Jean de Craone. Elle est riche, possède des terres et des châteaux et appartient à la lignée de Geoffroy de Thouars qui bâtit Tifîauges. Un seul obstacle, Gilles et Catherine sont cousins et cette consanguinité constitue un empêchement au mariage. Peu importe ! Jean de Craone n'en est pas à son premier expédient : on enlève la jeune fille, on circonvient un moine. Celui-ci unit clandestinement les deux époux qui n'ont point attendu, pour l'être, sa bénédiction. Puis Jean intrigue auprès du pape, Martin V, obtient sa dispense et le mariage officiel est célébré en grande pompe, le 2 juin 1422. Gilles marié pourrait être heureux. Catherine est aimante et bonne. Auprès d'elle, il retrouve la tiédeur de son enfance à Chan- tocé. Mais le cavalier de la lande n'est pas mort en lui. Le violent, l'audacieux, l'homme de guerre se réveillent. Il a vite épuisé les plaisirs que lui procure sa compagne. La vie des camps lui convient mieux. Puis il s'irrite de la présence de l'ennemi sur le sol natal. Il se rappelle qu'il est petit-neveu de Du Guesclin ; il souffre, comme Jeanne d'Arc, de la « grande pitié au royaume de France ». Il quitte Tifîauges, va mettre son épée au service de Charles VIL Il trouve, à Chinon, un ramassis d'aigrefins et de ribaudes unique• ment soucieux d'oublier les malheurs du temps, pillant ce qui reste du trésor, festoyant tandis que le peuple jeûne, jouissant tandis DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE 269 qu'il peine, prêts à touteB les lâchetés, toutes les capitulations, à l'image de ce souverain fantoche dont on méprise la misère, que l'on traite ouvertement de bâtard. Soudain Jeanne parait et, aussitôt, tout change. Finis la débauche et les peureux abandons. Un seul nom est sur les bouches : Orléans, un seul dessein dans les cœurs, délivrer la ville assiégée, reconquérir le royaume, bouter l'Anglais. C'est alors la brève et fulgurante épopée de 1429 : Orléans, , Meung, Beaugency, Patay, Reims, où Gilles, promu maréchal, connaît l'insigne honneur d'aller quérir à Saint-Rémi l'ampoule de Clovis et assiste au sacre, près de Jeanne, sous l'éten• dard blanc aux lys d'or. Ces années 1429 et 1430 furent pour Gilles de Rais des années de gloire ; on pourrait ajouter de rachat anticipé. Si elles n'ont point effacé ses crimes, elles en ont, du moins, atténué l'horreur et permis au misérable en l'âme duquel se mêlaient si étrangement le meilleur et le pire, de se libérer par une contrition sincère et de faire oublier dans une mort chrétienne l'ignominie de son trépas. Qui sait, pourtant, toute paradoxale, presque sacrilège que puisse paraître cette supposition, si l'influence de Jeanne n'a pas été la cause indirecte des égarements de Gilles ? Il est probable qu'il aima secrètement Jeanne, qu'il fut troublé au contact de cette femme garçon, demi mortelle et demi ange, inacessible dans sa pureté et défendue contre toute souillure par la protection du ciel. Elle l'avait conduit vers les clartés surnaturelles. Ascension trop rapide et trop rude ne rendant que plus brutale la chute dans les ténèbres. Après la mort de Jeanne, las de servir l'ingratitude et la lâcheté personnifiées dans ce roi méprisable qui n'a rien tenté pour sauver la martyre de , Gilles se retira à Tifîauges. Les années qui suivirent, de 1432 à 1440, furent celles de ses crimes, huit années au cours desquelles il fit reculer les limites de la monstruosité humaine. Au début, son goût du faste se manifeste avec plus d'éclat encore qu'à Chinon. Tifîauges devient une véritable cour. Gilles y a ses chevaliers, ses capitaines, ses écuyers, ses hommes d'armes, son chapitre d'aumôniers, de vicaires, de diacres et de clercs. II fonde une collégiale, se grise à l'harmonie des chants d'église modu• lés par des voix d'adolescents dont la ferveur l'exalte, mais dont la beauté excite en lui les concupiscences de la chair. Une nouvelle clientèle vit à ses dépens, mange et boit à sa table, vide ses celliers et ses resserres et dévalise ses argentiers. Tous forbans ou escarpes 270 DK GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE prêts aux basses besognes, ils se font les adjuvants de ses crimes, ses rabatteurs de gibier humain. Le plus dangereux de tous, Prelati, un Italien expert en sortilèges, le décidera à passer enfin de la débau• che au crime et de l'alchimie au satanisme. Peu à peu, le trésor seigneurial s'est épuisé. Pour le reconstituer, Gilles doit vendre des domaines et recourir aux usuriers. Puis, comme les pertes s'accumulent, devant la croissante difficilté à trouver de l'or, il tente d'en créer lui-même, et donne, à son tour, dans la chimère de son époque, la transmutation des métaux. A Tifîauges les four• neaux s'allument, les alambics et les cornues distillent leurs mys• térieux réactifs. Dans les creusets l'oeuf philosophique se forme : l'or va-t-il enfin se substituer au cuivre et au plomb ? Hélas ! le mélange demeure noir, sans valeur. Gilles se désespère, accuse de négligence et d'impéritie ses acolytes. On a pourtant suivi tous les préceptes des , pratiqué tous leurs enseignements. Offensé par les reproches de Gilles, Prélati se révolte et accuse à son tour. Pourquoi Gilles ne consent-il pas à s'abandonner au seul maître des secrets du monde, à se livrer à Satan ? Mais Gilles, épouvanté, refuse. Son âme est demeurée trop chrétienne et il tremble devant le péril de la damnation. Déjà il n'a pas osé franchir le cercle magique où Prélati s'étant enfermé a reçu, d'une main invisible, une sévère volée de coups, et lui, le vaillant, l'intré• pide, a cru, un soir, mourir de peur en apercevant, dans les bois de Tifîauges, Belzébuth bondir des fourrés sous la forme d'un léopard ! Mais si Gilles ne signe pas le pacte démoniaque, il est prêt à donner d'autres gages à l'enfer, à immoler d'innocentes victimes auparavant souillées et qui périront ainsi en état de péché mortel. Aussitôt les razzias commencent dans les plaines de Tifîauges et Machecoul, jusque dans les rues de Nantes où, chaque jour, des enfants disparaissent, les uns enlevés par la force, d'autres séduits par les fallacieuses promesses d'une femme, la Meffraie. Ils arrivent au château, terrifiés ou confiants, mais tous égale• ment condamnés d'avance. Nul n'en sortira vivant. Ce qui se passa alors dans la splendeur des hautes salles ou la nuit glacée des cachots est d'une telle horreur que la plume répugne à l'écrire. Lorsque, au procès de Gilles, fut lu l'acte d'accusation, les juges, par décence, firent voiler l'image du Christ.

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L'ignorance et la peur eurent longtemps raison des soupçons pesant sur le baron de Rais. Sa femme, elle-même, Catherine, ne savait rien des abominations de Tiffauges. Enfin une suprême audace le perdit. Le jour de la Pentecôte 1440, décidé à reprendre par la violence un bien qu'il avait régulièrement vendu à Guil• laume Le Ferron, sujet du duc de Bretagne, il envahit, avec ses hommes d'armes, l'église de Saint-Etienne de la Mer Morte, paroisse de la seigneurie. Le frère de Guillaume, Jean Le Ferron, officiait. Gilles s'en saisit et l'emmena comme otage à Tiffauges. Il violait ainsi les coutumes de Bretagne interdisant les levées irrégulières de troupes et les lois de l'Eglise sur l'immunité des lieux saints et la protection des clercs. Le lendemain, Tiffauges assailli à son tour, Gilles était arrêté et l'enquête révélait ses autres forfaits. Les procès, tant au civil qu'au régulier, s'ouvrirent à Nantes, le 19 septembre. L'évêque, Jean de Malestroit, présidait l'official, assisté des évo• ques de Saint-Brieuc et de Saint-Malo, Pierre de l'Hospital la cour séculière. Gilles apparut, tout de blanc vêtu, chargé de chaînes. La prison l'avait vieilli, mais il n'avait rien perdu de sa superbe et, déniant toute compétence à des juges bretons (un gentilhomme français ne relevant que de son roi), il les accabla d'injures, les déclarant indignes, pervers et simoniaques. Longtemps son attitude demeura celle de l'insolence et du mépris, mais lorsque fut lue la sentence prononçant l'excommunication, il s'effondra. Il savait que le tribunal séculier le condamnerait à mort, mais cette certi• tude le laissait indifférent. Seul importait le châtiment décrété par l'Eglise. Tout ce qui subsistait en lui de sentiment chrétien se réveilla, s'épouvanta. Frissonnant, implorant, tendant en un geste de détresse ses mains dont tintaient les chaînes, il supplia Jean de Malestroit et les évêques que le verdict fût rapporté et que la grâce lui fût accordée d'être de nouveau admis aux sacre• ments. Puis, pour mieux marquer son repentir, s'accusant lui-même, il confessa toutes ses fautes, maudissant ses erreurs et ses crimes et, à genoux, tourné vers la foule, il cria : — Je suis votre frère chrétien, ô vous dont pai fait périr les enfants. Je vous supplie, par la passion de Jésus, de prier pour moi et de me pardonner ! » Alors dans cette salle où tant de pères et de mères n'avaient point encore épuisé le fond de leur douleur, où la haine eût dû les conduire à devancer l'œuvre du bourreau, monta un unanime appel à la pitié et à la miséricorde divine. Toute l'âme du Moyen Age s'exhala comme un mystique encens, dans un même élan de foi et de cette 272 DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE véritable fraternité humaine dont nos siècles d'athéisme ont gal• vaudé le vocable sans en conserver l'esprit. Les débats devant l'Ofncial avaient duré plus de trente jours. Compte tenu du repentir du coupable; la sentence d'excommuni• cation fut rapportée. Le lendemain la cour civile rendait l'arrêt de mort que l'Eglise, par horreur du sang versé, s'interdit de pro• noncer elle-même. Et le 26 octobre, accompagné de tout le peuple en longue procession, priant pour le repos de son âme, Gilles fut conduit à la prairie de la Madeleine où se dressaient le gibet et le bûcher. Une suprême grâce lui valait, en effet, de n'être point brûlé vif, mais simplement jeté aux flammes après sa pendaison et d'avoir ses cendres déposées en terre chrétienne. Et voilà l'histoire de Gilles de Rais, non comme on peut la voir « sur un vitrail de notre pays », mais telle qu'elle s'inscrit en traits de sang sur les murs ruinés de Tiflauges.

Si la légende a trahi l'histoire, si tout château de Bretagne où Gilles de Rais a vécu revendique l'étrange gloire d'avoir abrité Barbe-Bleue, il nous faut constater que nulle raison ne justifie cette transposition. Leurs crimes sont différents. De même l'aspect physique de Gilles ne présentait pas la particularité offerte par le héros du conte. Les chroniqueurs de l'époque n'eussent pas manqué, dans le cas contraire, de signaler le phénomène et le portrait de Gilles de Rais, dans la galerie des Maréchaux, à Versailles, n'évoque en rien un modèle si originalement coloré. La barbe bleue est donc un simple accessoire imaginé pour corser l'intérêt du récit. De tout temps, la légende brodant sur la réalité, y ajoute ou en retranche un détail. Les conteurs bretons n'ont pas échappé à la règle. Avec leur goût du merveilleux et du fantastique, ils ont affublé leur personnage d'une barbe insolite, stigmate de diablerie. La légende n'est-elle pas, d'ailleurs, antérieure à Gilles de Rais ? On serait tenté de le croire en lisant l'histoire de Komor et de Saint Gildas dans les Grandes Chroniques d'Alain Bouchard. Au vie siècle vivait en Bretagne un roi, Komor, lequel avait la fâcheuse habitude de tuer ses épouses dès qu'elles se trouvaient en attente d'enfant. En ayant donc égorgé six, Komor sollicita la main d'une septième, Triphine, fille du comte de Vannes, Guérok. DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE 273

Guérok, inquiété par les mauvais bruits courant sur ce prétendant redoutable, commence par refuser. Mais Komor menace et Guérok est obligé de céder à la violence. Un seul espoir demeure,; Saint Gildas a promis de veiller sur Triphine et si jamais Komor exécute sur elle ses desseins, de la ressusciter grâce au pouvoir que Dieu lui a conféré. Le mariage a lieu. Peu à peu les craintes de Triphine s'apaisent ; Komor est un époux aimable et empressé. Guérok, lui-même, en vient à se demander si la cruauté prêtée à Komor n'est pas le fruit de l'envie et de la médisance. Pourtant un doute subsiste dans l'esprit de Triphine. Son époux lui a interdit de pénétrer dans un retrait du palais. Ce mystère excite sa curiosité. Profitant d'une absence de Komor, elle s'empare de la clef du retrait, ouvre la porte, et recule aussitôt, saisie d'horreur, au spectacle de six femmes égorgées et pendues aux poutres du plofond. Dans son trouble, elle laisse tomber la clef qui se tache d'un sang dont rien ne peut effacer la souillure. Komor, revenu à l'improviste, devine aussitôt que Triphine a enfreint ses ordres. Dans sa fureur, sourd à ses supplications, il l'égorgé à son tour. Mais voici qu'apparaît Saint Gildas et le miracle de la résurrection s'opère, tandis que Komor tombe, frappé de mort, à la place même où il avait immolé sa victime. La ferveur religieuse a inspiré ce chapitre de Légende dorée. Le goût du Breton pour le surnaturel s'accuse plus nettement dans l'histoire de Gilles et de Blanche de l'Herminière... Du haut de sa tour, Gilles de Rais surveille la campagne. Dès qu'apparaît un voyageur, il court à l'imprudent, le détrousse et le tue. Un soir, il aperçoit deux cavaliers ou, plutôt, un cavalier et une cavalière, le comte Odéon de Tremenac et sa fiancée Blanche de l'Herminière. Au premier coup d'oeil, Gilles tombe si éperdument amoureux de Blanche qu'il se décide à la ravir à Odéon et à la prendre pour femme. Cachant ses projets criminels sous une feinte courtoisie, il offre aux deux cavaliers l'hospitalité pour la nuit. Mais à peine ceux-ci ont-ils franchi l'entrée du château que, sur un signe de Gilles, ses archers se saisissent d'Odéon, le jettent dans un cachot, cependant que Gilles entraîne Blanche vers la chapelle où un prêtre les mariera. Cette chapelle est affreuse avec ses cru• cifix renversés, ses cierges de poix, ses image sacrilèges, sanctuaire profané, théâtre maudit de messes noires. D'abord Blanche a gémi, supplié, imploré. Puis, comprenant que rien ne pourra fléchir son 274 DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE ravisseur, elle a séché ses larmes, mais courageusement se refuse à prononcer le oui sacramentel. Et le dialogue se poursuit entre Blanche irréductible et Gilles toujours plus pressant. — Je te donnerai les plus riches parures, les plus beaux vête• ments, les plus précieux bijoux. — Je ne veux ni de vos parures, ni de vos vêtements, ni de vos bijoux. — Je te donnerai mes châteaux et mes seigneuries. — Je ne veux ni de vos châteaux, ni de vos seigneuries. — Je me donnerai à toi, tout entier, corps et âme. Ici Blanche se retourne. Elle fixe Gilles et demande d'une voix assurée : — Vous vous donneriez, dites-vous, corps et âme ? — Oui, corps et âme. — Vous le jurez ? — Je le jure. — Alors, j'accepte ! Et Blanche accompagne ces paroles d'un rire strident, infernal, le rire de Belzébuth qui, pour s'emparer de Gilles, a usé d'un stra• tagème et s'est incarné sous les traits de la belle Blanche de l'Her- minière. Gilles, épouvanté, se débat, implore à son tour. Peine inu• tile, il s'est engagé par serment devant l'autel consacré au maître des ténèbres. Pourtant le démon ironiquement le rassure. — Ne crains rien pour l'instant, Gilles de Rais. Je ne t'empor• terai pas encore, car tes méfaits et tes crimes me servent mieux en ce monde que tu ne le ferais en enfer. Seulement, dès maintenant, tu m'appartiens et je te marque de mon signe. Gilles sent une main s'approcher de son visage, l'effleurer, puis, dans un nuage de fumée, l'esprit impur disparaît. Le premier miroir rencontré renvoie à Gilles son image. Bel• zébuth n'a pas menti. Gilles porte bien la marque du réprouvé. De rousse qu'elle était, sa barbe est devenue bleue.

On pourrait multiplier les variantes que le légendaire consacre à Gilles et à Barbe-Bleue. Si elles diffèrent par le détail, elles con• servent toutes quelques-uns des éléments essentiels du folklore : le retrait fermé, la clef symbolique, la tache ineffaçable, le fati• dique chiffre 7. DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE 275

Chaque époque a marqué la légende de son goût, de sa mode, de sa propre originalité. Le Barbe-Bleue breton vit dans sa forte• resse, entre ses alambics et ses cornues, chevauche sur la lande, est alchimiste et se voue aux démons. Le Barbe-Bleue de Perrault possède de belles maisons à la ville et à la campagne, s'y rend en carrosse doré et donne d'aimables fêtes où l'on ne pense qu'au plaisir, à la gourmandise et où l'on passe les nuits à « se faire des malices les uns aux autres ». Ici plus rien de fantastique, de dia• bolique. Un égorgeur correct, apparemment rompu aux manières de Versailles, même un peu fade si on le compare à son modèle et incolore en dépit de son poil céruléen. Le Grand siècle demeure racinien jusque dans l'épouvante. Pourtant c'est au Barbe-Bleue de Perrault que nous reviendrons toujours. L'art du conteur l'a à jamais fixé dans nos mémoires. Tifîauges et ses souvenirs peuvent périr sous l'usure du temps, le vrai Gilles sombrer dans l'oubli, les appels de la pauvre épouse à la dame de la tour, les grondements de l'homme, son couteau à la main, le galop des cavaliers sur la route continueront d'exister pour nous par la seule magie des paroles :

— Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

GEORGES IMANN-GIGANDET.