De Gilles De Rais a Barbe-Bleue
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DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE Château iantôme, hanté de fantômes, Tifîauges se dresse sur un éperon entre la Sèvre et la Crûme, au seuil de la Bretagne, dans un morne décor de collines granitiques, de forêts de chênes, de lande d'ajoncs et de genêts. C'est là qu'au temps de Charles VII vécut l'exécrable Gilles de Rais. Au pied de Tifîauges, s'étend la plaine. Le pays a nom Torfou. En 1793, Blancs et Bleus s'y mas• sacrèrent, soldats de Charette contre Mayençais de Kléber. Théâtre de crimes et de batailles, cette terre est comme imbibée de sang, un domaine élu de la mort. L'histoire et la légende s'y côtoient, s'y pénètrent, mais la légende prévaut. Les célébrités du peuple sont rarement celles de l'histoire — écrivait Renan. Interrogez les gens de Tifîauges. Beaucoup ignorent Gilles de Rais ; tous connaissent Barbe-Bleue. Si les conteurs se sont inspirés de Gilles pour créer Barbe-Bleue, l'être imaginaire a, depuis longtemps, supplanté son modèle, le mythe a chassé le réel. Pourtant l'époux égorgeur ne fut qu'un piètre sire comparé au tueur d'enfants. Six victimes pour le premier, des centaines pour l'autre. Gilles, lui-même, avoua en avoir oublié le nombre. Ce Gilles de Rais déroute l'esprit lorsqu'on l'évoque. Un fou ? Mais peu d'hommes, à son époque, ont témoigné d'autant de cul• ture, d'intelligence et de goût pour les arts. Un monstre ? Il aima soigna, protégea ses amis. Un lâche ? Jeanne d'Arc l'estima pour sa vaillance et sa loyauté. Un pécheur impénitent ? Sa contrition, lors de son procès, sa mort chrétienne arrachèrent des larmes à ses juges et jusqu'aux parents des innocents immolés ! Alors, pour 266 DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE le comprendre, force nous est d'adopter les conclusions de son bio graphe, Huysmans, l'auteur de Là-Bas, et d'admettre, chez Gilles, plus encore qu'une influence maléfique, une incarnation démo• niaque, une possession au sens canonique du terme, cédant enfin sous l'action du repentir et l'efficacité de la grâce. Tifîauges n'est plus qu'une ruine : murs effondrés, tours bran• lantes, douves asséchées où ont poussé les arbres et la brous- saille. Ça et là, quelques passages étroits sous des arcs surbaissés, entre les murailles masquées de lierre. A l'intérieur, une suite de salles dont les plafonds ont disparu, immenses, nues, glaciales, où le vent s'engouffre par le vide des fenêtres. Des escaliers en vrille montent aux échauguettes, plongent aux cachots ouvrant sur des orifices d'oubliettes. Des centaines d'enfants ont séché d'horreur dans ces geôles, avant d'être livrés à Gilles, puis rejetés, la gorge tranchée, la poi• trine et le ventre fendus au couteau, cadavres empilés sur d'autres cadavres, cendres mêlées à des cendres et à des ossements. Si l'aspect des cachots n'a pas changé, il nous faut faire appel à l'imagination pour reconstituer celui des grandes salles. Qu'elles devaient être belles au temps de Gilles ! Lambrissées, tendues de brocart et de tapisseries, dallées de marbre ou carrelées de briques multicolores. Des troncs de chênes brûlent dans les hautes chemi• nées, les fauteuils, les coffres, les bahuts sont de bois sculpté ; aux étagères brillent les orfèvreries et les émaux, les cristaux et les gemmes. La librairie renferme des trésors, auteurs latins ou grecs, gestes et chroniques, missels et livres d'heures enluminés, reliés de cuir fauve et portant, sur leur plat, les armes de Rais. Gilles se complait à leur lecture, comme il goûte les voix de ses chanteurs et les concerts de ses musiciens. Plaisir des yeux, de l'esprit, de l'oreille, en attendant d'autres plaisirs. Pour commen• cer, ceux de la table, les festins aux longues beuveries, les nourri• tures fortement relevées, gibier et venaison, salaisons et saumure, pâtisseries fourrées d'épices, tous mets qui rallument la soif, forcent à vider les coupes jusqu'à l'ivresse génératrice de luxure, mêlant le désir de l'amour à l'attrait du sang. • Quelque cause que l'on attribue aux actes monstrueux de Gilles, on s'étonne qu'une telle transformation ait pu se produire DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE 267 chez un être que son passé ne prédiposait pas à l'accomplissement de pareils forfaits. Il était né, en 1404, au château de Chantocé, en Anjou, et était fils de Guy de Laval et de Marie de Craone. Enfant d'une précocité surprenante, il devint, en grandissant, beau et fort, « moult bel homme et de digne façon ». Chez lui l'intelligence s'alliait à une vigueur exceptionnelle qui lui rendait aisée la pratique de tous les exercices. Lettré, cultivé, artiste, capable de lire dans leur texte ses auteurs préférés, Tite-Live, Ovide, Suétone, Saint-Augustin, de composer des « Mystères » et de jouer de divers instruments, il surpassait tous ses compagnons, simples ferrailleurs et coureurs de ribaudes. Choyé par ses parents, rare privilège en son siècle, il avait connu la douceur d'une jeunesse heureuse. Le seigneur de Laval et son épouse étaient riches. Plus tard, Gilles le sera égale• ment. Il hérita, en effet, de nombreux domaines et châteaux cons• tituant autant de petites royautés, Chantocé et Ingrandes, en Anjou, la Mothe-Achard, en Poitou, Loroux-Bottereau près de Nantes, Machecoul au pays de Rais. Il y ajouta, par mariage, Tiffauges et Pouzaugues et les baronnies de la région de Confolens. Ainsi tout paraissait le destiner à une harmonieuse existence. Malheureusement, à ses qualités et à ses dons s'opposait, chez Gilles, un irrémédiable défaut : l'orgueil. Orgueilleux, il le fut jusque dans le vice et dans le crime, n'admettant d'autre perfec• tion, d'autre supériorité que les siennes. Il s'en vanta, lui-même, à son procès : — Je suis né sous une telle étoile que nul au monde n'a jamais fait, ne pourra jamais faire ce que j'ai fait. » Soudain, dans ce ciel trop serein, les premiers nuages appa• raissent. Gilles n'a que dix ans lorsque meurt son père. Une année s'écoule, Marie de Craone jette au vent ses voiles de veuve, aban• donne ses enfants pour suivre un nouvel époux. Qui recueillera les orphelins, Gilles et son frère René ? Le sort désigne leur grand- père maternel, Jean de Craone. S'il est vrai que Satan prend par• fois figure humaine pour jouer son rôle de tentateur, nul doute qu'il ait adopté, afin de perdre Gilles, les traits de Messire Jean. Certes Messire Jean n'a, au premier abord, rien d'une incarnation diabolique. C'est un homme aimable « de moult grand âge », un aïeul indulgent, trop absorbé par ses brigandages et ses rapines pour s'embarrasser d'importunes obligations. Soit, Gilles est auda• cieux, épris de mouvement et de liberté (René ne compte guère et ne laissera aucun durable souvenir). Qu'on selle donc pour 268 DI GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE Gilles les meilleurs chevaux, que l'on se plie à tous ses caprices. Il est gourmand, déjà buveur et sensuel, Jean le laisse s'enivrer à sa table, rit avec ses compagnons de ses mauvais tours et de ses paillardises. Le jour où l'enfant, ayant trop longuement galopé dans la lande, crève sa monture et, dans sa fureur à la voir trébu• cher, la poignarde entre les oreilles, Jean de Craone s'émerveille et embrasse le cavalier. Premier sang versé, éveil de l'instinct chez le jeune fauve, source de crimes dont le nombre ira se multipliant. La néfaste indulgence de Jean de Craone arrachera plus tard à Gilles de Rais cet aveu que bien des parents d'aujourd'hui devraient méditer : « — Pères et mères, gardez-vous d'élever vos enfants avec mollesse. Pour moi, si j'ai commis tant de crimes, la cause en est que, dans ma jeunesse, on m'a toujours laissé agir au gré de mes volontés. » 1420. Gilles a grandi, il a seize ans. Sa charge, pourtant si légère, pèse à son étrange tuteur. Jean décide de le marier. Coup sur coup, deux fiancées meurent (une grâce que leur vaut le ciel !) mais une troisième les remplace. Si Gilles demeure indif• férent aux projets du vieil homme (les femmes n'ont guère d'at• traits pour lui !) Catherine de Thouars agrée à Jean de Craone. Elle est riche, possède des terres et des châteaux et appartient à la lignée de Geoffroy de Thouars qui bâtit Tifîauges. Un seul obstacle, Gilles et Catherine sont cousins et cette consanguinité constitue un empêchement au mariage. Peu importe ! Jean de Craone n'en est pas à son premier expédient : on enlève la jeune fille, on circonvient un moine. Celui-ci unit clandestinement les deux époux qui n'ont point attendu, pour l'être, sa bénédiction. Puis Jean intrigue auprès du pape, Martin V, obtient sa dispense et le mariage officiel est célébré en grande pompe, le 2 juin 1422. Gilles marié pourrait être heureux. Catherine est aimante et bonne. Auprès d'elle, il retrouve la tiédeur de son enfance à Chan- tocé. Mais le cavalier de la lande n'est pas mort en lui. Le violent, l'audacieux, l'homme de guerre se réveillent. Il a vite épuisé les plaisirs que lui procure sa compagne. La vie des camps lui convient mieux. Puis il s'irrite de la présence de l'ennemi sur le sol natal. Il se rappelle qu'il est petit-neveu de Du Guesclin ; il souffre, comme Jeanne d'Arc, de la « grande pitié au royaume de France ». Il quitte Tifîauges, va mettre son épée au service de Charles VIL Il trouve, à Chinon, un ramassis d'aigrefins et de ribaudes unique• ment soucieux d'oublier les malheurs du temps, pillant ce qui reste du trésor, festoyant tandis que le peuple jeûne, jouissant tandis DE GILLES DE RAIS A BARBE-BLEUE 269 qu'il peine, prêts à touteB les lâchetés, toutes les capitulations, à l'image de ce souverain fantoche dont on méprise la misère, que l'on traite ouvertement de bâtard.