Municipales ET AUSSI : Terrence Malick, Joseph Thouvenel, Elias d'Imzalène, Renaud camus Édouard Husson, Goudji, Charles Millon, Bokassa, Pierre-André l’irremplaçable Maires Taguieff, Alan Moore, Jamel Debbouze, , Alexis Jenni, porteurs Huysmans, Tolkien, Mathieu Bock-Côté, France Culture… l’incorrect Faites-le taire ! GENRE, RACE, IDENTITÉ DOUGLAS MURRAY L’INTELLO ANGLAIS QUI ROULE À DROITE entretien

Richard Millet Isabelle Huppert, cette passion singulière

BEL / Lux : 6,40 € - CH : 9.50 FS POUR NOËL L 13401 - 27 - F: 5,90 - RD LES FABOS DÉBOULENT Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect GID_Projet affiches-Incorrect-BAT-1.indd 1 15/11/2019 16:30 L’Incorrect n°26 décembre 2019 3

Éditorial Par Jacques de Guillebon Un monde sans pardon

e 28 novembre devait être rejugé en appel le car- Cantonnée au mieux à des oeuvres pies, et admirables, de dinal-archevêque de Lyon, pour « non-dénon- soin des pauvres ou des handicapés, notre Église porte désor- ciation d’abus sexuels commis sur mineurs » mais le masque de la honte et de l’abjection, et il n’est plus par le père Preynat, curé de son diocèse. Faut-il un de ses membres qui ne soit soupçonné de pédophilie ou c rappeler encore une fois, pour la bonne compré- d’homosexualité dissimulée, son « homophobie » publique hension de l’affaire, que tous ces faits ont été commis avant étant bien la preuve de ses déviances cachées. Les Martel l’accession de Philippe Barbarin au siège du primat de Gaules ? et compagnie, langues de vipères réglant des comptes per- Qu’aucun autre crime connu n’a été rapporté depuis ? Que le sonnels et se répandant en toute sorte de rumeurs, portent parquet avait requis la relaxe en première instance, mais que le une responsabilité au moins aussi lourde en la matière que la tribunal a estimé que cette « non-dénonciation » quoiqu’elle minorité fautive du clergé. Mais c’est surtout le laïcat chrétien n’ait eu aucun effet entraînait pourtant un préjudice pour la qui est responsable de cette situation, qui s’est laissé margi- victime passée dont l’expression de la douleur se trouvait naliser dans la société, soi-disant « enfoui » pour laisser une ainsi entravée ? Curieux motif pour écoper de six mois de pâte lever en secret il a laissé disparaître les effets sociaux et prison avec sursis. Il faut évidemment que justice passe : mais publics que devait créer sa foi en Jésus-Christ. le procès du père Preynat est en cours et chacun s’accorde sur le fait qu’il sera condamné lourdement et heureusement. Car, abattue l’Église en France, que restera-t-il de ce pays ? Le contemporain excité de petites querelles poli- Alors, pourquoi aller chercher le cardinal Barbarin tiques éphémères et sans importance mesure mal le drame, en sus ? D’abord parce que l’aveuglement passé de l’Église la tragédie qui se joue en plein jour, même pas dans son dos en général a été tel qu’on soupçonne désormais que toute mais devant ses yeux grands fermés, la possible apocalypse se hiérarchie sait et tait de telles turpitudes ; que tout prélat est profilant qui, si le dernier acte se termine mal, signera la fin donc présumé coupable. Mais c’est surtout de sa nature d’occidental, et conclura deux la personne de Barbarin qui fait les frais mille ans de civilisation sans pareille. Ainsi de cet acharnement, surtout médiatique. Mais c’est surtout le laïcat se perdra, non pas dans le monde, mais Le Français qui ne connaît généralement chrétien qui est responsable de dans ce petit continent jadis lumineux, la plus rien de ses patenôtres, le citoyen que cette situation, qui s’est laissé foi dans le Christ, remplacée peut-être un l’on a peu à peu décatholicisé et qui ne marginaliser dans la société, peu par l’islam ou le bouddhisme mais sur- distingue plus l’Immaculée Conception soi-disant « enfoui » pour tout, mais avant tout, par le rien du miroir de la virginité de Marie, croit en revanche laisser une pâte lever en secret noir où se complaisent nos consciences, savoir que Mgr Barbarin est le roi des il a laissé disparaître les effets regardant leur vide passer, aussi trouble pédophiles, en sus d’être un manipulateur, sociaux et publics que devait que l’image d’un pigeon dans le caniveau. et qu’ils sont tous comme ça, c’est sûr et créer sa foi en Jésus-Christ certain. La fausse enquête que le grotesque Ainsi se perdront les effets qu’avait pro- Frédéric Martel, journaliste de pacotille et duits cette religion : sans elle, la dignité diffamateur de premier ordre, lui a consa- humaine sera ravalée au niveau de celle crée récemment dans L’Obs, ne fera qu’ajouter à ce désordre que pratique Pékin à Hong Kong ou chez les Ouïghours ; sans et à cette campagne de calomnie. Accusé tour à tour d’être elle, les fragiles droits humains se perdant dans des revendica- franc-maçon, à la solde de l’Opus dei, faux-nez du monde tra- tions absurdes finiront absorbés dans un marécage ; sans elle ditionaliste, concussionnaire, intrigant de la Curie et candidat surtout la possibilité du pardon sera oubliée à tout jamais et au pontificat suprême, éphébophile ou amateur de luxe, l’ar- chacun portant le fardeau de sa peine et de sa faute errera seul chevêque de Lyon, désormais retiré quoique non relevé de dans l’enfer de sa fausse liberté et vraie licence. ses fonctions par le pape, fait les frais de sa fermeté publique passée, notamment vis-à-vis du mariage pour les couples Seul le substrat chrétien permet une rédemption terrestre, et homosexuels, mais paie encore le discrédit général que subit il n’est pas encore trop tard pour s’en rendre compte et agir en le catholicisme français. conséquence. ◆ 4 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Portraits joseph thouvenel Syndicat du chrême

n père « droit dans ses convictions », un ami sa chefferie. Une guerre qu’il gagnera en révélant un détour- « fidèle », un collègue « qui ne supporte pas nement d’argent. S’il parvient à faire tomber son chef, il l’injustice ». Ce sont les mots de ses proches. préfère l’action syndicale intelligente : « Ensuite, j’ai eu une « Un défaut ? Peut-être fais-je trop de choses à la nouvelle direction avec qui ça s’est bien passé. Aujourd’hui je fois ! » selon ses mots à lui. À 61 ans, Joseph revois ce directeur général ». La ténacité de cet homme, c’est uThouvenel a été – est parfois encore – syndicaliste, juriste, aussi d’aller se suspendre à un pont sur la Seine pour protes- membre du CESE, militaire. Un vrai cumul de mandats. Mais ter contre un plan social. Trois jours plus tard, il recevra une son monde, c’est d’abord le syndicalisme : président de l’an- invitation à dîner chez un ami avec le ministre des Finances tenne parisienne de la CFTC, c’est un petit patron proche de l’époque, Michel Sapin. La semaine d’après, il obtiendra de ses équipes à l’allure plus détendue que les dirigeants du la négociation du fameux plan social de branche. CAC 40 qu’il rencontre. Il nous reçoit le jour même où nous l’avons appelé, dans un bureau plutôt rustique. Il est vêtu Sa devise, c’est agir « sans violence, sans rien d’un jean, d’un pull et chaussé de discrètes lunettes rondes. casser, sans détruire les entreprises, mais avec détermination ». D’où sa méfiance envers les mobili- Celui dont la méthode de management repose sur la confiance sations actuelles qu’il considère parfois comme égoïstes : était même jusqu’au mois dernier vice-président national de « Avant de faire grève, on doit examiner si le motif est suffisant la CFTC, mais a cédé son poste pour « laisser la place aux et si ça justifie qu’on gêne les usagers.[...] Pour moi le syndica- jeunes ». Il siégeait depuis près de vingt ans dans les instances lisme, c’est une manière de servir son pays », explique celui dirigeantes de ce syndicat inspiré par la doctrine sociale de qui ne parle jamais qu’en français, par principe, même lors l’Église. Un sacerdoce : « L’engagement syndical, c’est lutter de réunions internationales. Français, ses modèles d’ins- contre la marchandisation de l’humain, pour qu’un salarié ne piration le sont tout autant : Hélie Denoix de Saint Marc, soit jamais traité comme un objet ou une marchandise ». Saint Exupéry, Pierre Schoendoerffer… Outre leur lutte Cet esprit de combat est un héritage familial. Der- contre le communisme, « tous ont refusé la bien-pensance nier d’une fratrie de sept enfants, il est fils d’un médecin morale et n’ont pas cédé à l’air du temps ». Tout comme dont le cabinet accueille les plus pauvres. Ce père, arrêté Joseph, qui ne craint pas de manifester contre le mariage puis emprisonné pendant la guerre pour résistance, s’élève à pour tous ou la PMA : « La marchandisation, c’est pour per- la Libération contre le traitement inhu- sonne, encore moins pour les enfants ». main des prisonniers collaborateurs. Avec sa femme enseignante, ils ont Ainsi, la désobéissance civile ne fait « L’engagement syndical, d’ailleurs adopté des jumeaux âgés de pas peur au petit Joseph. La pratique c’est lutter contre la 21 ans aujourd’hui : « Ça prouve bien qu’on peut adopter des enfants sans les du scoutisme, de louveteau à chef, l’a marchandisation de aussi beaucoup marqué, en témoigne acheter ». l’humain, pour qu’un le calendrier scout accroché au-des- Une volonté de fer qu’il a héri- sus de son ordinateur. L’autre élément salarié ne soit jamais tée aussi de sa foi : « Si je n’ai déclencheur, c’est la mort d’un de ses collègues à la réception d’une lettre traité comme un objet ou qu’un maître qui s’appelle Jésus-Christ de licenciement. Joseph officiait alors une marchandise » devant lequel j’accepte de me mettre à genoux, mon maître ne sera ni l’argent, comme chef d’équipe dans une socié- Joseph Thouvenel té de nettoyage en restructuration : ni les puissants du moment de ce « Légalement, tout a été respecté, sauf monde ». Une parole accompagnée de qu’il n’y a eu aucune humanité. On ne peut pas traiter les gens de lectures comme Famille Chrétienne ou cette manière-là ». Après avoir quitté l’école à 16 ans et demi France Catholique. Et d’interventions sur Radio Notre-Dame. parce qu’il « s’ennuyait profondément » et expérimenté le Un équilibre de vie est aussi nécessaire à sa mission : footing métier d’homme de ménage pendant deux ans, il atterrit dans – il a couru avec Geoffroy Roux de Bézieux pour les Chré- une charge d’agent de change. tiens d’Orient – spéléologie, écriture ou encore accueil de rue des sans-abri pendant dix ans. Et la retraite dans tout ça ? Rapidement, il sent que les gratifications qui lui sont ver- « Je n’y pense pas ! » Son prochain combat ? Le travail domi- sées ne sont pas nettes. Il monte un comité d’entreprise pour nical. Pour preuve, l’affiche placardée sur la porte de bureau : avoir accès aux comptes, et dans la foulée adhère à la CFTC « Le travail dominical ne nous excite pas ». Toujours contre

dont il devient délégué syndical : la guerre est déclarée avec la marchandisation de l’homme. ◆ Laurène Trillard Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 5 6 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Portraits Laurent Maréchaux Suicide, mode d’emploi

est dans un atelier d’artiste du quartier de Ce roman est l’occasion pour Laurent Maréchaux de revenir Montparnasse revisité avec goût que nous sur le désespoir qui a pu gagner les militants de sa généra- avons conversé avec Laurent Maréchaux, tion. Il a en effet appartenu dans les années 1970 à ce soli- entre deux de ses séjours sur l’île grecque de darisme qui renvoyait dos à dos Moscou et Washington, les C’Patmos, lieu de repli qu’il a choisi par affinité avec lesPages trusts et les soviets. Une mouvance inclassable qui rejetait à grecques de Michel Déon. C’est par Christian Authier, auteur la fois le libéralisme débridé qui pointait son nez et le collec- d’un brillant essai sur l’auteur des Poneys sauvages que nous tivisme totalitaire de la gauche marxiste. Une mouvance à nous connaissons. Au menu de nos discussions en cet laquelle ont appartenu aussi bien l’ancien ministre Frédéric après-midi d’octobre : son quatrième roman, L’Appel (chez de Saint-Sernin que l’écrivain Baudouin de Bodinat. Dans Pierre-Guillaume de Roux), qui nous entraîne dans le petit L’Appel, pour convaincre l’héroïne de ne pas faire le grand monde des membres des cabinets ministériels. L’homme saut, le conseiller présidentiel évoque deux amis qui ont est pudique et c’est en plongeant dans les tréfonds de ses mis fin à leurs jours. Derrière la figure du premier, Louis, on livres que l’on peut reconstituer son aventureux parcours. retrouve un personnage des Sept peurs (Le Dilettante, 2005), Le narrateur de L’Appel, brillant énarque, travaille à l’Élysée premier roman largement autobiographique de Laurent pour un de ses précédents locataires qui Maréchaux. Louis y apparaissait sous son ressemble beaucoup à celui qui vient de L’homme est véritable nom, Geoffroy Linÿer, figure rejoindre son Créateur. Une nuit, la quié- mythique de la promo 1986 de Sciences- tude de la permanence du conseiller est pudique et c’est Po Paris, jadis revisitée dans un livre par troublée par un appel inattendu : celui en plongeant dans la journaliste Ariane Chemin. Il s’est d’une jeune femme âgée de 25 ans, amie suicidé à 33 ans, en 1997, faute de pers- du Président de la République, qui lui fait les tréfonds de pectives, après avoir apporté son aide aux part de sa volonté de se suicider. ses livres que l’on combattants de la liberté en Afghanistan et en Birmanie. « Il est représentatif de ces Cinquante ans d’engagement et de peut reconstituer jeunes que j’ai bien connus et qui se sont désabusement politique conduisent retrouvés désabusés et sans emploi après Laurent Maréchaux à focaliser son œil son aventureux avoir couru l’aventure au Liban dans les acéré de romancier sur deux sujets : le parcours Phalanges chrétiennes, en Afghanistan avec rapport aux femmes de nos dirigeants Massoud et en Birmanie chez les Karens », et le suicide en politique. « Mitterrand, explique notre romancier. Pour Laurent Chirac, Hollande avaient à travers leur rapport aux femmes une Maréchaux, « ils se sont alors perdus dans ce qu’Henry de part d’humanité, un jardin secret. Quelle que soit la médiocri- Monfreid appelait “la platitude des champs de betteraves” ». té de leur action, ces hommes avaient encore un certain intérêt. L’autre suicidé, Jean, évoque pour sa part la figure de Chris- Je n’ai jamais rencontré Jacques Chirac, mais d’aucuns sou- tophe de Ponfilly, cinéaste ami du commandant Massoud lignent ses grandes qualités d’écoute. D’autre part, ces person- qui s’est donné la mort à 55 ans dans la forêt de Rambouil- nages de premier plan savaient préserver une part importante let, « tant la laideur du monde l’avait chez lui emporté sur la de leur emploi du temps pour leur vie privée, à commencer par soif de vivre », explique, avec beaucoup d’émotion dans sa leurs maîtresses ». Mais dans L’Appel, l’héroïne n’entretient voix si particulière, Maréchaux. aucune relation intime avec le Président. Condamnée pour trafic de drogue en Indonésie, elle a été ramenée en France Hanté par la décadence de notre civilisation, notre par le Président après qu’il l’a visitée dans sa prison. Quand hôte est très inquiet de l’évolution politique et sociétale de il a écrit ce livre, Laurent Maréchaux ignorait la trajectoire la France : « L’extension de la PMA c’est dramatique car c’est de Béatrice Saubin, condamnée à mort à 22 ans en 1982, une dénaturation de l’homme ». Reste la beauté radicale des dans des circonstances analogues, mais en Malaisie cette rencontres et les vieilles amitiés forgées dans les combats fois. Une jeune femme morte, en 2007 des conséquences d’hier. Reste aussi la phrase de Cioran qu’il affectionne : de sa détention, à l’issue de laquelle elle avait, coïncidence, « Pourquoi nous retirer et abandonner la partie quand il nous

noué une amitié avec Jacques Chirac. reste tant d’êtres à décevoir ». ◆ Jérôme Besnard Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 7 8 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Portraits Douglas Murray Rock star intellectuelle

À 40 ans, Douglas Murray est l’un des auteurs et commentateurs les plus influents de Grande- Bretagne. Prolifique et abonné aux best- sellers, il voyage sans arrêt, soucieux de voir The Madness of Crowds s’intéresse aux fabricants de de ses yeux ce qui se joue ici et là. On le trouve dogmes contemporains, ceux qu’on appelle les Social Justice toujours affable, heureux de se triturer l’esprit. Warriors. Pourquoi vous être penché sur cette idéologie de la Véritable rock star intellectuelle, il galvanise « justice sociale » ? Mon livre précédent, L’Étrange suicide des salles de 2000 places avec ses conférences de l’Europe, abordait les questions d’im- sur son dernier livre The Madness of Crowds. migration, d’islam, d’identité. Je me suis demandé quels étaient les autres sujets Son essai précédent, L’Étrange suicide de brûlants de notre société, ceux auxquels on pense tous, à propos desquels on mur- l’Europe (2017), traduit en 20 langues, s’est mure, mais dont on ne parle pas. Ceux sur lesquels il est dangereux de conjecturer en vendu à 200 000 exemplaires. L’indomptable public. J’ai constaté que presque tous se rapportaient soit à l’homosexualité, aux éditorialiste conservateur abreuve aussi la LGBT, et particulièrement aux T, soit aux relations entre les sexes, soit aux questions presse de tribunes aussi directes que lucides de race. Voilà les sujets qui enveniment le sur les questions du moment. Membre du débat public. J’ai voulu expliquer ce qui se passait et essayer de calmer le jeu. comité éditorial du Spectator, il nous a reçus Pas plus que le précédent, ce dans les bureaux de l’hebdomadaire, au cœur livre n’est très rassurant sur l’état de notre société. Vous du quartier londonien des ministères. voulez qu’on panique ? C’est votre côté Greta Thunberg ? Non, je ne veux pas que les gens paniquent. On peut aborder ces questions de mille façons. Et notamment jeter de l’huile sur le feu. Ça n’était pas mon inten- tion. Au contraire, j’ai écrit ce livre pour dire aux jeunes : n’entrez pas là-dedans, ne dédiez pas votre existence à dresser les femmes contre les hommes, les gays contre les hétéros, les Noirs contre les Blancs… restez en retrait de ces guerres identitaires. J’aimerais beaucoup que des gens de gauche lisent ce livre. Qu’ils ne soient pas rebutés par le fait que je ne suis

pas l’un des leurs. Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 9 10 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Portraits

La « social justice ideology », Je veux bien accepter qu’ils soient égaux c’est le progressisme ? mais de là à dire que c’est idéal… Progressisme est un bon synonyme pour justice sociale. Ce qui me gêne c’est que On nous dit que c’est mieux ce terme crédite les activistes de bonnes grâce à l’amour. L’important, c’est l’amour. intentions. Ils s’inquiéteraient de nous faire progresser. Il me semble au contraire C’est ce que j’appelle une philosophie qu’ils nous font régresser. Je ne crois pas de carte de vœux. La philosophie des beaucoup à une vision linéaire de l’his- bons sentiments. toire, mais si on accepte cette hypothèse, alors réintroduire les critères de race L’homoparentalité n’a pas suscité grand débat en Grande- ou de sexe dans tous les domaines de Bretagne. C’est un sujet réflexion me semble un désastreux pas consensuel ? en arrière. C’est une conversation qui a été étouf- La sémantique est le fée. Je ne suis pas du genre à dire aux gens génie des progressistes. comment ils doivent mener leur exis- Le « vivre-ensemble », le tence mais je pense qu’à entériner des « multiculturalisme », qui serait mensonges, on joue un jeu dangereux. Il contre ? y a un tas de mensonges qui s’instillent Ce sont des termes inattaquables. Il fau- peu à peu. « Ces deux hommes viennent drait être fou pour s’opposer au mul- d’avoir un bébé, regardez comme c’est ticulturalisme, à la justice sociale, au formidable ! » On acquiesce et on se progressisme, à l’égalité des droits. Vous demande : « Où est la mère ? Qui est le voulez l’injustice ? La régression ? L’iné- père ? » Ces questions relèvent de l’inti- galité ? Le racisme existe – même si mité, pourtant tout le monde se les pose je défie quiconque de trouver nations et c’est légitime. Mais effectivement, moins racistes que nos sociétés occi- c’est passé facilement en Angleterre. Les dentales. Nous n’avons pas toujours conservateurs avec un petit c ne se sont eu l’égalité des sexes ou la reconnais- pas battus pour en discuter. sance des droits des homosexuels. C’est plutôt récent. Mais les activistes consi- Votre livre est divisé en quatre avec la plus grande sidération. L’idée dèrent qu’il faut aller plus loin et rattra- parties : gay, femmes, race, per le temps perdu, « sur-corriger », si trans. Le sujet transgenre qu’une fille qu’on pourrait qualifier de implique les enfants. Est-ce le « garçon manqué » est en fait un garçon vous voulez. Les femmes n’ayant pas pu plus préoccupant ? jouir autrefois des mêmes droits que les et qu’il faut lui administrer des hormones hommes, pourquoi est-ce qu’on ne ferait C’est la question la plus récente et la pour contrecarrer sa puberté, c’est de pas un peu souffrir les hommes à leur plus complexe, celle qui s’est transfor- la folie. Vous avez entendu le cas de ce tour ? Malheureusement, je doute que mée en dogme le plus rapidement. Plu- petit Texan de sept ans dont la mère est les hashtags #killallmen (#tuer tous les sieurs points m’intéressent. D’abord le convaincue qu’il est une fille juste parce hommes) ou #menaretrash (#les hommes sujet des trans démontre que l’intersec- qu’il aimait regarder La Reine des Neiges sont des ordures) nous préparent une tionnalité (l’idée que toutes les oppres- quand il avait 5 ans ? Où va-t-on ? société apaisée. On est passé de la reven- sions sont liées les unes aux autres) est un immense mensonge. On ne peut pas Cette folie s’appuie sur un dication d’égalité à la revendication de corpus universitaire. Vous y avez supériorité. Au lieu de considérer un lutter contre « la transphobie » sans léser les femmes ou les homosexuels. Le regardé de plus près. Qu’en avez- homosexuel (comme moi), comme vous pensé ? quelqu’un de normal, dont l’homosexua- récit trans contredit tout ce qui a été dit (rires) Je n’aime pas désigner les cou- lité ne pose pas de problème à la socié- jusqu’à présent sur l’homosexualité, le pables mais la France porte une lourde té, c’est devenu mieux d’être gay et plutôt transsexualisme ou les femmes. Je cite responsabilité. Enfin, c’est plus compli- terne d’être un hétérosexuel blanc. Si un dans mon livre l’exemple de l’Américain hétéro veut améliorer sa situation, il peut Andrea Long Chu, cet homme devenu qué que ça. C’est une pensée française devenir gay, ça le rendra plus intéres- femme qui déclarait : « Je vais avoir mon réinterprétée et poussée à l’extrême par sant. Voilà l’image que véhicule la culture nouveau vagin cette semaine, je ne le fais les universitaires américains. J’ai lu atten- populaire, au cinéma, à la télévision. pas pour en retirer du plaisir ». Le mot tivement Foucault qui est le plus souvent d’ordre étant de désérotiser le transgen- cité. Ce qu’il dit des structures de pouvoir Il y a en ce moment en France risme. Récemment, à un journaliste qui a été utilisé pour expliquer l’ensemble un débat sur l’homoparentalité. lui demandait ce que cela représente pour des relations humaines. Il est question de On entend beaucoup dire sur les elle d’être une femme, Andrea Long Chu pouvoir à chaque page de L’histoire de la plateaux de télévision que les répondait : être une femme c’est être le sexualité. C’est une conception perverse homosexuels font de meilleurs réceptacle du désir des hommes. Extraor- des relations sexuelles et des rapports parents. dinaire ! Elle contredisait en une phrase humains en général et elle fonde l’idée C’est une façon de justifier l’homoparen- le féminisme 1ère, 2ème, 3ème et 4ème vague ! d’une hiérarchie des oppressions. On talité (sujet plus complexe qu’on ne le Le deuxième point ahurissant, c’est le convainc les étudiants que le pouvoir est prétend, à mon avis). Pourquoi les gays fait qu’on s’en prenne aux enfants. Il n’y dans les mains des Blancs, des hommes, seraient-ils de meilleurs parents ? Ou les a aucun doute que les générations futures des hétérosexuels, etc. et qu’il faut renver- couples gays plus solides que les autres ? regarderont cet aspect de notre époque ser la situation. Cela donne une littérature L’Incorrect n°26 décembre 2019 11 Portraits

« J’ai écrit ce livre pour dire aux jeunes : restez en retrait de ces guerres identitaires » Douglas Murray

ennuyeuse et abstruse. Je ne vois que deux explications à la lour- nines. Quel meilleur moyen de semer la division ? C’est une tac- deur de la prose d’une Judith Butler (ndlr : papesse des gender tique typiquement marxiste. studies) : soit elle n’a rien à dire, soit elle veut dissimuler des mensonges. Il faut d’urgence fermer les départements universi- Autre similarité, les méthodes utilisées : taires dont les intitulés comportent le mot « études » (études de intimidation, destruction des réputations, déni de genre, études noires, études queer). C’est comme pour les pays justice qui s’intitulent démocratiques. On ne dit pas « la République C’est la lettre de dénonciation telle qu’elle se pratiquait en Démocratique de France ». Par contre on dit « la République Europe de l’Est avant 1989. La délation devient monnaie cou- Populaire Démocratique de Corée » rante aujourd’hui. Selon vous le progressisme a des racines marxistes. Alors qu’on célèbre les 30 ans de la chute du mur de Les régimes marxistes n’ont pas été tendres avec les Berlin, comment expliquer ce retour du marxisme minorités, ni sexuelles, ni religieuses. Est-ce que ça sous de nouveaux atours ? n’est pas paradoxal ? Allan Bloom (1) est une de mes références intellectuelles. Il Le progressisme n’est pas à un paradoxe près. Je consacre un cha- disait que, des deux totalitarismes du XXe, le fascisme était celui pitre aux fondements marxistes parce que j’observe que les gens qui risquait de renaître car il avait été vaincu militairement mais sont perplexes devant la véhémence de ces idées et la célérité pas sur le terrain des idées. Son analyse est aujourd’hui démen- avec laquelle elles pénètrent nos sociétés. Je conçois que parmi tie. Nos sociétés, à raison, sont très vigilantes devant le moindre les militants que je décris dans ce livre, beaucoup soient convain- signe d’autoritarisme fasciste. Ce n’est pas le cas avec le com- cus de faire le bien autour d’eux. Néanmoins il y a aussi parmi munisme. Il n’y a pas eu de Nuremberg du communisme. Les eux des gens résolus à semer la discorde pour servir leur idéo- régimes de l’Est se sont écroulés mais le communisme n’a pas été logie. La voilà, l’infrastructure marxiste. Il est indispensable de vaincu intellectuellement. Il est tombé un temps en désuétude, l’identifier. Ces marxistes-là n’ont pas disparu en 1989. Je cite un peu comme un virus dormant, et cette idéologie de justice Chantal Mouffe et Ernesto Laclau qui sont explicites sur le sujet. sociale en est une résurgence. Mettre à bas le patriarcat et aussi Ils ne s’en cachent pas. Selon eux, la classe ouvrière n’ayant pas détruire capitalisme. servi la révolution dans les années 80, il faut enrôler de nouvelles catégories de population : les femmes (présentées comme une Dans un livre de 2005, vous prôniez le néo- minorité…), les gays, les minorités ethniques. Ils voient ces conservatisme – vous citiez la fameuse phrase du Guépard : « Si on veut que les choses demeurent, il faut groupes comme l’avant-garde de la prochaine révolution. L’ob- que ça change ». Quinze ans plus tard, à quelques jectif ultime n’est pas d’apaiser la société. S’il était question de semaines des élections parlementaires en Grande- se soucier des plus faibles, les activistes trans se seraient occu- Bretagne, vous continuez de penser que le néo- pés des intersexués, les hermaphrodites dont on imagine les pro- blèmes au quotidien, plutôt que d’imposer des trans-femmes, (1) Allan Bloom, L’Âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale,

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect c’est-à-dire des hommes, dans les compétitions sportives fémi- Les Belles Lettres, 2018 12 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Portraits

conservatisme est la meilleure option pour les Tories ? Le vocabulaire politique change vite. Le terme néo-conservateur est inutilisable aujourd’hui. Ce qui n’enlève rien à son apport dans l’histoire des idées. Mais le terme lui-même est hors jeu. Paul Valéry disait : « ce qui est simple est faux, ce qui est complexe est inutilisable ». Qui sont vos mentors en politique ? Quels sont vos livres de chevet ? J’ai eu la chance de connaître, pendant mes années de formation, deux penseurs en particulier qui m’ont motivé et sont devenus des amis auxquels je voue une grande admiration : Christopher Hitchens (un homme de gauche) et Roger Scruton (un homme de droite). Dans les remerciements, vous citez Eric Weinstein Je suis toujours prudent dans les remerciements ! Je ne veux pas dresser une liste de coupables ! Vous connaissez la culpabilité par association… J’ai sacrifié Eric sur l’autel des dieux de twit- ter. C’est un grand garçon, il est capable de se défendre. Eric Weinstein est un brillant mathématicien de la Silicon Valley où j’ai passé du temps pour aller voir de près les effets catastro- phiques et inquiétants des politiques de Google en particulier, qui a décidé non seulement de reformater nos esprits mais aussi de réécrire le passé. Eric Weinstein est une des personnes les plus stimulantes intellectuellement. Il n’y a pas de limite à l’admira- « La délation tion que suscite chez moi son génie mathématique, qui s’appa- rente à de la sorcellerie ! Imaginez quelqu’un qui n’aurait jamais vu que des voitures à cheval et à qui on montrerait le moteur devient monnaie d’un jet ! Voilà l’effet qu’il me fait. J’aime fréquenter des gens dans d’autres domaines que le mien. J’ai aussi beaucoup parlé à courante des biologistes. Ils sont clairvoyants sur tous ces sujets. Éric Zemmour a été censuré pour avoir dit que aujourd’hui » l’homosexualité est un choix de vie. Vous abordez cette question dans votre livre. Qu’est-ce qu’on peut Douglas Murray en dire ? Je pense qu’il a tort, mais pas complètement tort. C’est exac- tement le genre de sujets sur lesquels on est censuré. Si je dis « cette table est un éléphant », personne ne m’en voudra. Dans le sous-titre de vos deux derniers ouvrages Lorsque vous affirmez des choses qui ont une part de vérité, vous figure le mot « identité » (2). Pourquoi ? êtes en terrain glissant. C’est le sous-texte de notre époque. L’économie, ça compte, mais l’identité compte encore plus. Pendant des centaines d’an- Y a-t-il un gène homosexuel ? nées, en Europe, on ne ressentait pas le besoin… enfin, l’iden- Une semaine avant la sortie de mon livre, a été publiée la plus tité nationale était sans arrêt menacée par des invasions ou importante étude en date sur l’homosexualité. J’ai été rassuré de autres, mais le droit de revendiquer une identité nationale n’a voir que ses conclusions n’invalidaient pas mon point de vue. jamais été menacé comme il l’est aujourd’hui. On ne trouvera pas de gène homosexuel. Mais l’épigénétique, c’est-à-dire une combinaison de facteurs génétiques et environ- Quelle est votre relation avec la France ? nementaux, peut prédisposer à l’homosexualité. Évidemment, Mon ex y travaillait ; j’y ai passé beaucoup de temps. Il y a la question suivante est : quels sont ces facteurs environnemen- dans la culture française des choses que j’admire et que j’en- taux ? Et là, on entre en zone dangereuse. Zemmour soulève une vie. Parmi elles, la place de choix réservée aux idées. Je voyage question intéressante qu’on a du mal à aborder. Faute de prendre énormément et je peux vous assurer que les pays qui accordent ce débat à bras-le-corps, la confusion règne. Et ça n’est pas sain. de l’importance aux idées, il y en a très très peu. Des pays qui Étiez-vous favorable au mariage gay ? confrontent les idées, qui les récusent, encore moins. Et qui le font autant qu’en France, aucun ! J’ai très tôt soutenu le mariage gay dans une approche conser- vatrice de la question. Je considère qu’il ne faut pas forcer les Quand Notre-Dame a pris feu, vous en avez prêtres (d’aucune religion) à le pratiquer mais je ne vois pas fait le dossier de couverture de l’hebdomadaire pourquoi l’État ferait une distinction entre l’union de deux The Spectator. hommes ou deux femmes et celle d’un homme et une femme. Quand j’ai vu la flèche en feu, j’ai pensé « c’est la fin de tout ». Ce David Cameron avait repris mes arguments dans un discours en qu’il y a de plus intéressant et de plus douloureux à propos des faveur du mariage gay. Mon idée : si vous être contre le chaos, mettez en place des institutions qui permettent aux gens de vivre (2) « immigration, identité, islam », dans le précédent ; « genre, race et

de la façon la moins chaotique possible. identité » dans celui-ci. Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 13 Portraits

civilisations, c’est combien elles sont précaires. Je veux espérer que les foules qui se tenaient devant Notre-Dame en flammes ont été suffisamment choquées pour prendre conscience de la fragi- lité des temps. Les grands auteurs, comme Shakespeare, savaient que nos possessions les plus précieuses peuvent être entièrement détruites par ceux qui ne prennent pas la mesure de leur valeur. La folie collective que vous évoquez dans votre livre, vous vous y êtes confronté quand elle s’en est prise au philosophe Roger Scruton. Rappelons les faits : au printemps dernier, un journaliste du New Satesman publie une interview de Scruton dont il tronque les propos pour l’accuser de racisme et d’antisémitisme. Scruton est alors victime d’une campagne de haine sur Twitter et renvoyé de son poste bénévole dans la commission gouvernementale « Building better, building beautiful ». Vous n’avez eu de cesse de réclamer les LE SENS DU PARDON. Il faut lire The Madness of Crowds enregistrements de l’interview jusqu’à les obtenir. pour mesurer l’absurdité et la férocité des nouveaux com- Le gouvernement s’est excusé auprès de Scruton et bats du progressisme. Murray en révèle les contradictions l’a prié de réintégrer la commission. À quel moment internes. Il démonte les dogmes et les trouvailles burlesques avez-vous décidé d’intervenir dans cette affaire et de (l’anti-racisme furieux aura inventé la notion de « préjugés remettre le monde à l’endroit ? inconscients » qui s’est imposée dans nos entreprises et J’étais sûr que cet épouvantable journaleux de gauche mentait. nos administrations aux fins de rééduquer le personnel). Il Twitter s’est emballé et Roger a été renvoyé sur-le-champ par le expose les problèmes insolubles soulevés par une idéologie gouvernement. Là je suis parti comme une furie vengeresse pour prompte à formuler des revendications impossibles à satis- aller rétablir la vérité. J’étais motivé par la loyauté et l’amitié. faire, des désirs impossibles à assouvir, au service d’objectifs On a besoin d’un peu plus de solidarité dans notre société. Mes inatteignables. Il recense les effets délétères des politiques lecteurs me demandent parfois « que faire ? » ; je leur dis : « si identitaires qui atomisent la société et multiplient les excom- quelqu’un autour de vous est victime de cette folie collective, munications. Enfin, il analyse les mécanismes en jeu. Le pro- défendez-le, ne soyez pas lâche, ne partez pas en courant. » Un gressisme soucieux des droits de l’homme détruit sur son parlementaire travailliste, Andrew Gwynne, dont le nom finira chemin le sain équilibre obtenu grâce aux luttes passées. aux oubliettes, a déclaré, au plus fort de l’affaire, « quelqu’un véhi- Cette maladie du militantisme insatiable a été théorisée par le philosophe Kenneth Minnogue sous le nom de « Saint culant les opinions de Scruton non seulement n’a pas sa place au George à la retraite » : il imagine un Saint George moderne gouvernement mais n’a pas sa place dans le monde moderne ». La rétif à l’idée de retraite. Murray en rappelle le principe. Après Grande-Bretagne est indigne envers ses penseurs. Nous n’avons avoir occis le dragon, Saint George prend goût aux nobles vic- pas de penseur plus brillant que Roger Scruton. Un esprit aussi toires. Il rêve d’autres dragons à terrasser. Faute de dragons, pénétrant et aussi vaste qui se soit penché sur tant de questions il finit par agiter son épée dans le vide pour débarrasser le essentielles. Je pense qu’une culture qui chasse du domaine peuple de fléaux imaginaires. public ses plus grands esprits ne mérite pas de survivre. Douglas Murray compare le débat public contemporain à un Comment qualifier notre époque ? Triste, champ de mines. Il convient de faire attention où on met les inquiétante, excitante, grotesque ? pieds, sans quoi on saute. Nul n’est à l’abri. On ne peut plus Tous ces adjectifs conviennent. C’est une période stimulante, si penser à voix haute. Ni s’écarter du lexique bien pensant, sous l’on se concentre sur les choses qui en valent la peine. La tech- peine de tomber sous le coup des lois sur les discours de nologie rend accessible toutes sortes de sujets passionnants aux haine (promulguées à tout va) ou d’éveiller les justiciers des gens du monde entier. C’est une chance exceptionnelle à suppo- réseaux sociaux (qui obtiendront votre licenciement et vous ser qu’on consacre son énergie à autre chose que de régimenter condamneront à la « mort sociale »). Tout cela réduit de ses pairs et de décider qui a le droit de parler, en fonction de sa façon préoccupante le champ de la réflexion. Murray ausculte couleur de peau, de son âge ou de son sexe. une société folle lancée à toute blinde on ne sait plus trop vers où, tout occupée à affirmer des choses sur lesquelles Pour finir sur une note littéraire, votre premier livre on ne sait rien et à remettre en cause toutes les choses que était une biographie du poète Alfred Douglas (alias l’on sait. Quel remède ? Face à la vindicte populaire et aux Bosie), le célèbre amant d’Oscar Wilde. En quoi est- méthodes d’humiliation publique, qui dissuadent toute initia- il une figure intéressante ? tive et paralysent la société, Murray suggère de retrouver le Il se trouve que j’ai pu rencontrer des gens qui l’avaient connu, sens du pardon. On ajouterait volontiers une autre vertu dans dont une femme qui est toujours en vie. Ce qui me permet l’armoire à pharmacie : le courage, ni plus ni moins. Des élites qui auraient le courage de leurs opinions nous montreraient de dire : « Bosie et moi avons des amis en commun » ! Wilde la voie et contribueraient à assainir le débat. On y verrait plus est mort en 1900, mais lui a vécu jusqu’en 1945. Son his- clair. ◆ S.P. toire, peu racontée, était épineuse, comme je les aime. Chaque pierre que je retournais ouvrait des champs d’exploration considérables. Il a été en prison pour avoir calomnié Winston Churchill, il connaissait la terre entière, en particulier dans THE MADNESS OF CROWDS le milieu littéraire. Il a eu une longue liaison avec Gide. Par la (RACE, GENDER AND IDENTITY) suite, il est devenu chrétien, s’est marié, a eu un fils fou et est Douglas Murray devenu violemment anti-gay. Une personnalité conflictuelle. Bloombury

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect ◆ Propos recueillis par Sylvie Perez 288 p. – 18,46 € 14 L’Incorrect n°26 décembre 2019 L’Affaire Graziani

étais en train d’organi- mule une excuse pour se séparer l’incorrect ser mon réabonnement, Faites-le taire ! d’elle. Auquel cas, L’Incorrect ne lorsque j’ai appris que sait pas gérer les personnalités Directeur de publication J’ vous avez lâché une jeune colla- Laurent Meeschaert fortes, qui sont souvent incor- boratrice au motif qu’elle avait rectes au sens littéral du terme. Si Directeur de la rédaction proféré une ânerie ayant ameuté Jacques de Guillebon ce pressentiment est vérifié, votre contre elle. Vous avez organi- Directeur-adjoint de la rédaction journal promeut l’eau chaude et sa Benoît Dumoulin sé une convention pour réunir toutes les forces, alors pourquoi direction ne sait diriger que l’eau Directeur artistique tiède. Pourtant, je vais me réabon- Nicolas Pinet se priver d’un jeune talent pour ner. L’union avant tout. Et parce Directeur commercial et web une bêtise ? N’y avait-il donc Arthur de Watrigant aucune autre sanction ? Mon que je place plus d’espoir en vous

Rédacteur en chef Culture expérience des affaires m’incite à que vous n’en avez placé en Gra- Romaric Sangars Rédacteur en chef Monde croire que le motif invoqué dissi- ziani. – S.M. Hadrien Desuin Rédacteur en chef L’Époque Matthieu Baumier Rédacteur en chef Politique Bruno Larebière Rédacteur en chef Portraits Louis Lecomte Je penche plutôt à gauche, dans le genre Rédacteur en chef Essais Rémi Lélian libéral économiquement, mais je sais ce Rédacteur en chef Web Gabriel Robin qu’est la pauvreté. J’ai beaucoup aimé Rédacteur en chef Vidéo Laszlo Kovacs votre article « La Cause des pauvres ».

Comité éditorial : Thibaud Collin, Chantal Delsol, Frédéric Rouvillois, Bérénice Levet, Matteo Gaduelo, Bertrand Lacarelle, – J-L.B. Marc Eynaud, Gwen Garnier-Duguy, Matthieu Falcone, Jérôme Besnard, Romée de Saint-Céran, Sylvie Perez, Richard de Seze, Pierre Valentin, Jupiter

Photographe : Benjamin de Diesbach Graphiste : Jeanne de Guillebon Votre décision est honorable pour nos enfants et la

Stagiaires : Romain Sens, Ange Appino suite de la terre. Merci pour tous ceux-là. Continuez Cantinière : Laurence Préault à rester ce que vous êtes. – J.M. Ont collaboré à ce numéro : Laurène Trillard, Anne-Sophie Chazaud, Adélaïde Barba, Olympe de la Chapelle, Robert Ménard, Vincent Chalemont, Kamel Mansari, Olivier Stevens, Frédéric de Natal, Serge Gadal, Alain Leroy, Pierre Cadmos, François Gerfault, Marc Obregon, Mathieu Bollon, Victor Tarot, Pierre Avril, Alexandra ous sommes abonnés, mon disproportionnés, comme toujours dans Do Nascimento, Paolo Kowalski, Bernard Quiriny, Jérôme Malbert, Jean-Baptiste Noé, Dominique Lelys épouse et moi, à L’Incorrect les polémiques entretenues, voire provo- depuis le premier numéro. Merci quées, par les chaînes d’info, et nous trou- Responsable impression N de la clarification que vous avez apportée vions cela injuste. Vous savez prendre des Henri Charrier concernant le sort de Julie Graziani. Nous décisions en connaissance de cause et Impression avons lu votre déclaration qui recadre la nous vous faisons confiance. Bien sûr. De Estimprim ligne éditoriale du journal. Nous avions même, vous connaissez madame Graziani 8, rue Jacquard 25000 Besançon suivi madame Graziani dans sa réaction à personnellement, savez beaucoup plus de l’intervention d’une personne interpellant ses options intimes que nous, les destina- Secrétariat/Abonnements le président pour y déverser ses malheurs taires de l’info. Nous nous posons tout de Jeanne Bert et France Andrieux personnels et soulignant que cette situa- même la question de savoir si finalement, tion n’avait pas été améliorée. Et il est vous ne jouez pas le jeu du système, en la ISSN : 2557-1966 Commission paritaire : 1024 D 93514 vrai qu’il semblait « évident » qu’elle ne mettant à l’écart, et puisque nous avons Dépôt légal à parution disait pas tout des causes et péripéties de confiance en vous et la bonne tenue de Mensuel édité par la SAS L’Incorrect sa vie, et le fait d’interpeller le président L’Incorrect, nous vous faisons part de sur ces bases apparaissait malaisant, aussi cette question. Nous ne savons pas si elle Julie Graziani a réagi. Maladroitement, et représente ou non une partie de votre Courriel : [email protected] aussitôt recadrée par des chiens de garde lectorat, mais la réaction à chaud allant Courrier et abonnements : payés pour ça. En ce qui nous concerne, dans le sens du « système » pourrait L’Incorrect nous n’avions pas vu l’implication idéo- aussi avoir des conséquences. Nous pen- 28, rue saint Lazare – BP 32149 logique profonde, et certainement pas sons que les différentes sensibilités que 75425 Paris cedex 09 un macronisme, que nous associons au vous cherchez à rassembler autour de la cynisme, maniant ambiguïtés et oxy- rédaction (sans parler de la qualité des lincorrect.org mores ; le mépris de classe n’est pas le articles, toujours irréprochable) pour- facebook.com/lincorrect même, il s’agit, comme nous l’avons com- raient aussi maintenir cette intervenante twitter : @MagLincorrect pris, de dénoncer la mauvaise foi de ceux dans son champ d’expression. Voilà pour qui abusent du système et se plaignent. ce point de vue, qui n’a d’autre ambition Ce numéro comprend un encart d’abonnement Nous avons vu, sur les réseaux sociaux, de vous exprimer notre attachement à non folioté. les tombereaux d’insultes, qui semblaient votre journal. – F.C. L’Incorrect n°26 décembre 2019 15 Chers lecteurs, chers abonnés,

ous avons décidé d’arrêter notre de vivre ses particularités culturelles, sur collaboration avec Julie Graziani un air communautariste, au péril de l’unité Euh, Julie Graziani, com- parce qu’on ne renvoie pas sèche- nationale. Feindre d’avoir découvert tardi- ment te dire ? J’ai fait de bonnes n ment à sa seule responsabilité vement notre position sur ce sujet n’est pas études, je suis prof dans un col- individuelle une personne (dont on ignore à son honneur. lège défavorisé à Paris, j’ai quatre tout) qui fait part de sa situation difficile – circonstance aggravante, en public. En tout L’expression est (ou devrait être) libre, nous enfants, donc mon salaire ne ne réclamons pas la censure contrairement à couvre pas mon loyer, et mon mari cas, pas quand on parle en tant que chroni- queuse de L’Incorrect. d’autres et Julie Graziani a bien le droit d’ex- s’est tiré, me laissant, sur décision primer ce qu’elle veut. Mais c’est désormais de justice, avec une pension qui Oui, certaines personnes s’installent dans seulement en son nom. un statut de « victime » pour se dédouaner n’a rien de fabuleux, et ne couvre Conservateur – au sens de conser- pas non plus mon loyer. Comme de toute responsabilité et, par cynisme, cer- tains politiciens flattent ce travers. Que de ver le meilleur de l’homme et de la je paye de l’IR au titre de cette civilisation – L’Incorrect ouvre ses pension, qui sert essentiellement larmes de crocodiles versées par ces mêmes politiciens qui fragilisent les relations colonnes à toutes les formes de ce à loger ma famille tous les mois, humaines et contribuent à multiplier les que l’on appelle communément « la alors que lui est exempté d’IR, car situations de précarité qu’ils déplorent… droite ». L’histoire de cette droite est tra- elle est déduite de son IR, l’État, versée de courants de pensée divers qui s’af- la loi et leurs représentants ne Oui, l’État ne s’occupera jamais aussi frontent régulièrement. Tous ces courants peuvent pas être exclus du champ bien des plus faibles que les corps inter- partagent la même vision d’un homme des responsables potentiels de médiaires, au premier rang desquels la « libre et responsable », sans s’accorder famille. Corps intermédiaires bien attaqués ma situation. Comment te dire, ni sur la nécessité ni sur le degré ni sur les aujourd’hui… Et contre ceux qui veulent modalités d’exercice d’une solidarité collec- donc, que le goût persistant d’in- rabaisser l’homme au rang de simple indi- justice et de dégoût qui m’écœure tive. Nous acceptons ce débat – plus encore vidu-consommateur, contre ceux qui l’in- nous l’apprécions et participons à son ani- depuis deux ans, ne s’améliore pas fantilisent pour mieux le rendre dépendant mation – à condition qu’il se déroule dans quand je t’entends à la télé ? Il faut de l’État-nounou, nous travaillons à retisser le respect des personnes. arrêter de prendre les généralités ces corps intermédiaires (famille, école, pour des concepts, et s’exprimer associations) pour construire une civilisa- correctement, quand on parle à la tion qui aide à grandir et accueille les plus télé en direct. Sans rancune mais fragiles. pas sans consternation. – M.P. Mais dire ou laisser penser que chacun doit être renvoyé à sa seule responsabilité indi- viduelle pour se sortir de situations inex- tricables ne sera jamais la ligne éditoriale Marié depuis 1991, deux de L’Incorrect. Il est des personnes dont la rémunération est inversement proportion- enfants, voyant la quan- nelle à l’énergie déployée au service de la tité de divorces dans notre société. Il est des personnes qui ne s’en entourage et la futilité des sortent pas, même avec la meilleure volon- motifs invoqués, je trouve té du monde ! La moindre des décences est d’accueillir leur détresse avec respect. la phrase de Julie Graziani On ne lâche pas un membre de assez justifiée. Ce que je Notre soutien répété à Éric Zem- n’apprécie pas, c’est son lâ- mour au cœur de la tempête média- son équipe en difficulté lorsqu’il chage de votre part, pour ce tique de la « Convention de la a « dérapé » si tant est qu’il droite » prouve assez que les injonc- reconnaisse sincèrement et qui reste l’émission d’un avis tions de certains médias ne sont pas personnel. – D.H. pour nous intimider. Et nous tenons en spontanément son erreur horreur les lynchages médiatiques. On ne lâche pas un membre de son équipe en dif- ficulté lorsqu’il a « dérapé » si tant est qu’il Mère célibataire divorcée, deux reconnaisse sincèrement et spontanément enfants dont on m’a même enlevé son erreur. Aussi avons-nous donné à Julie la garde car « travaillant trop pour Graziani le temps nécessaire pour prendre Sans démagogie aucune, nous ne flattons être une bonne mère et n’ayant du recul et présenter des excuses. Excuses aucun intérêt catégoriel de classe. Bien pas l’aide nécessaire au quotidien qui se sont avérées par la suite insincères plutôt, dès notre premier numéro, nous appelions de nos vœux « l’alliance de la vivant seule », cadre dans la santé au et accueillies avec désinvolture de sa part, bourgeoisie conservatrice et des classes Luxembourg, j’ai été profondément notamment sur les réseaux sociaux. Dès lors, L’Incorrect, qui lui a tendu la main à populaires ». Pour que chacun reconnaisse blessée par ces propos aliénés et d’un deux reprises, n’avait d’autre choix que de dans les attentes légitimes exprimées par autre temps. Merci à votre journal mettre fin à sa collaboration. un mouvement populaire profond le meil- de n’avoir pas cautionné ces propos leur de l’âme française : vivre dignement de scandaleux. Merci d’avoir eu l’intelli- Ajoutons que lors de ses dernières inter- son travail, encourager les activités locales, gence de cette action, puissent vos ventions médiatiques, Julie Graziani s’est rapatrier les leviers de décisions et d’actions démarquée de L’Incorrect en mettant en mots apaiser les maux, remettant un aujourd’hui détournés en gouvernance ano- avant sa « vision positive de l’immigra- peu d’humanité et de respect pour nyme et lointaine, donner un avenir à nos tion » et de l’islam. Sans être une obses- enfants dans une France qui reste la France. ces femmes divorcées, seules aux sion, le fait est que nous ne partageons pas visages multiples, aux souffrances cette « vision positive » d’une immigration ◆ Laurent Meeschaert

écran LCI d ’ écran Capture multiples, dont je fais partie. – N. à majorité musulmane revendiquant le droit Directeur de la publication 16 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Sommaire

Entrée 38. Robert Ménard 64. Recensions 3. Un monde sans pardon « Il faut rassembler 66. Renaud Camus largement à droite sans faire Remplacisme en mode mineur 4. Joseph Thouvenel d’idéologie » Syndicat du chrême 40. Manifeste Culture 6. Laurent Maréchaux Suicide, mode d’emploi 41. Charles Millon 68. Requiem des années 10 « On a voulu faire des 70. Les grandes questions 8. Douglas Murray communes de simples de L’Incorrect Rock star intellectuelle succursales de l’État » 72. Une Vie cachée – Saint L’Époque 42. Mon général à Malick, cinéaste et l’assaut de Carpentras visionnaire 17. Caméra couteau par Bruno Larebière 77. Critiques cinéma 18. Comme un cauchemar 44. Jean-Claude Mensch 76. Richard Millet de pierre « Nous prônons l’autonomie Depardieu, Ménez, Huppert 20. Elias d’Imzalène communale » et moi Une théologie musulmane de la 46. Grenoble, résistance 81. #Antipop laboratoire de 82. Lingua Ignota – Mater 24. Eux, Boches et catastrophe générale dolorosa méchants ? Par Vincent Chalemont 84. Critique musique 25. La Chronique des crottés Cahier 86. Grande ivresse kamikaze 26. Ici Londres – Les 49. Fabo de Noël étudiants parlent aux 88. Critiques livres étudiants Monde La Fabrique du fabo 28. Goudji 53. Le Hirak dans Orfèvre du sacré l’impasse 92. La Grande bouffe 54. Algérie, une 92. Les habits neufs 30. Pour un numérique présidentielle pour 93. Son style à elle clausus terminer la révolution 31. Nous autres, post- 94. La bière, les moines et 56. Cameroun, alerte au nous modernes golfe de Guinée ! 97. Vive les gros saints ! Politique 58. Centrafrique, le retour d’un Bokassa 98. Traité de la vie Municipales élégante 32. Dernier lieu de 60. Recension sociabilité humaine 61. Allô le monde par Benoît Dumoulin 34. Lettre à mes Les Essais amis parisiens qui 62. Pierre-André m’expliquent les Taguieff Retrouvez L’Incorrect le 6 janvier en kiosque municipales « L’émancipationnisme est une et sur lincorrect.org

par Bruno Larebière nouvelle forme de barbarie » Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 17 L’Époque

Alice et le maire

une nouvelle citoyenneté, mondiale évidemment, en inventant une sorte Caméra couteau de pays hors-sol unissant les dix princi- pales métropoles du monde. En virant La mondialisation est malheureuse, fors pour quelques le peuple de l’histoire, en somme. La critique de l’univers mental des bobos citoyens hors-sol. Quand le cinéma se penche sur cette faite par Nicolas Pariser est féroce. maladie de l’âme, cela donne de remarquables réussites Il en va de même de celle menée par politiques. La preuve. Woody Allen. Un jour de pluie à New- York ressemble à un film habituel ue le libéralisme en leurs opposants d’être « clivants » – du réalisateur, avec courses croisées tant que pensée à la fois qui contrôle de plus en plus nos vies entre personnages, amours faussées et politique, culturelle et depuis les centres de commandement déçues, révélation de jeunes actrices, anthropologique soit res- économiques, financiers, médiatiques plans exceptionnels sur Manhattan, q ponsable de la situation et culturels que sont ces villes. Il est importance de l’art et de la culture clas- mondiale, catastrophique à toutes les frappant de voir l’évolution du regard siques comme nécessité pour qui veut échelles, pour la majorité des humains, du cinéma sur ces villes. s’ouvrir au présent, et dérive urbaine. ou que cette responsabilité incombe Du Woody Allen, un peu comme l’on plutôt à ceux qui ont ouvert les portes L’archipel des villes mondiales pouvait le penser à propos de Minuit à sa version radicalisée, le débat est en se fait un ciné bad trip à Paris, les deux films ayant bien des cours. En tout cas : villes mondiales Un bad trip, avec deux excellents points communs, à commencer par reliées entre elles, à la fois complémen- films. Que de la bonne, dirait-on à la nostalgie. Cette même nostalgie, taires et en concurrence, métropoles, Chanteloup-les-Vignes si l’on avait un mot que nous n’avons certaine- mégapoles, archipel métropolitain conscience dans les cités de l’existence ment pas fini d’entendre au sein de la mondial, skyline pour les gagnants du des civilisations et de la culture. Ces critique de la mondialisation, qui fait malheur des autres, shrinking cities pour deux films,Alice et le maire de Nico- le lien avec Alice et le maire. Ces deux les perdants, tout cela devait produire las Pariser, réalisateur débutant né en films dont on croit qu’ils n’ont rien en un ruissellement du haut vers le bas 1974, et Un jour de pluie à New-York commun, portent pourtant en eux cette et une « mondialisation heureuse ». de Woody Allen, réalisateur star né en nostalgie, d’un monde contre-mondia- Chacun le sait aujourd’hui : le bonheur 1935, malgré la distance génération- lisé pour Pariser, du monde d’avant, n’est pas dans le pré carré de l’oligarchie nelle, disent beaucoup de l’état de la d’un Manhattan de la beauté, pour mondiale – les fumeuses « élites » du mondialisation urbaine si l’on en rap- Woody Allen – une nostalgie qui est politiquement correct qui voient des proche les discours. Dans le premier, la forme artistique de la révolution « déplorables » ou des « sans-dents » le projet mégalomaniaque et électora- politique aujourd’hui et qui a pour partout, distinguent la population liste « Lyon 1 500 ans » tombe à l’eau nom conservatisme. La mondialisa- entre ceux qui ne sont rien et les autres, bien que porté par un bobo mondialisé tion ou la vie ? Nous choisirons la vie.

BAC Films BAC tout en accusant, comble du cynisme, et milliardaire français qui veut créer ◆ Matthieu Baumier 18 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’

temps record et rigueur scientifique perdue au fond Chromatisé•e•s des mers comme de nombreuses statues antiques, ce qui explique en grande partie qu’elles nous soient revenues blanchies tout comme celles, nombreuses, qui étaient enfouies sous terre. Pareillement, si la Comme un reproduction des œuvres s’est faite en plâtre, c’est probablement par volonté délibérée de rejeter tout métissage, sûrement pas parce que le plâtre est blanc. On peut également s’interroger sur cette histoire qui cauchemar serait « réactionnaire » pendant 2 000 ans. Par quel truchement et distorsion spatio-temporelle une His- toire qui se déroule sur deux millénaires peut-elle, par essence, être réactionnaire ? Est-elle déjà réaction- de pierre naire en son année zéro ? Est-elle uniforme pendant deux millénaires ? Quels que soient les biais par lesquels on ne curieuse affaire dont notre postmoder- aborde cette séquence, ce qui frappe n’est pas nité a le secret a secoué le monde de la la volonté, intéressante, de valoriser dans une expo- Culture : un podcast de quelques minutes sition la polychromie antique à l’aide précieuse des diffusé parFrance Culture à l’occasion de techniques modernes, mais bien les raccourcis idéo- u l’exposition « Une Antiquité moderne » logiques qui sont opérés pour mettre en scène une à la Villa Médicis a provoqué d’innombrables réac- interprétation sociétale contemporaine remplie d’ob- tions aussi amusées que scandalisées, mettant l’accent sessions racialistes et porteuse de tous les poncifs du sur l’aspect coloré de la statuaire antique dont l’ani- genre. L’Occident serait par essence phobique, aller- mateur principal de cette vidéo, Philippe Jockey, est gique aux couleurs : oubliée la si belle histoire des spécialiste, archéologue de son état. Si la polychromie couleurs de Pastoureau, négation de la polychromie des statues antiques ne fait aucun doute depuis belle que l’on peut aisément constater devant les vitraux lurette (cela fait environ deux siècles au moins qu’on des cathédrales ou les mosaïques anciennes des pre- est au courant), c’est la lecture et l’interprétation de miers chrétiens, ce que l’on peut aussi particulière- cette évolution jusqu’à nous qui pose ici question, ment contempler dans les fastes baroques. Rejet de la lourdement appuyée par un galimatias idéologique couleur qui frappe, encore, devant les multiples sculp- très éloigné de la rigueur historienne requise. tures de bronze. Quant aux innombrables Vierges noires, ne seront-elles pas, à l’inverse, bientôt taxées L’Occident serait coupable d’avoir purifié et d’appropriation culturelle ou d’odieux blackface, si, blanchi ces statues par volonté idéologique par miracle il en subsiste une ou deux qui échappent d’éliminer toute trace de métissage, par au vandalisme, à quelque incendie mystérieux ou acte xénophobie ontologique, ce qui expliquerait de dégradation caractéristique de notre Occident que nos galeries muséales soient remplies de statues xénophobe contemporain ? L’idée enfin, que la blan- blanches. Affirmations tout à trac d’un refus délibé- cheur du matériau brut ait pu devenir le moyen d’une ré de l’altérité, complotisme (« On vous ment [sic]… idéalisation de la forme du corps magnifié dans son L’Histoire nous l’a caché [sic] pour promouvoir le blanc essence quasi conceptuelle ne semble pas non plus comme idéal d’un Occident fantasmé, contre les couleurs effleurer davantage nos Géo Trouvetou de l’anti- symboles d’altérité et de métissage »), raccourcis histo- racisme pour les Nuls. On finit par craindre que riques douteux, sophismes enfilés comme des perles : le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch ne rien ne manque à cette mise en scène qu’on jurerait finisse en emblème du racisme et que les noirs rédigée par quelque stagiaire militant indigéniste tout de Soulages ne lui soient confisqués pour chaud bouillant revenu d’une censure des Suppli- être restitués à Dieu sait qui… antes d’Eschyle, adepte des théories farfelues d’une Rokhaya Diallo sur la couleur des sparadraps et fin Cet épisode serait comique s’il ne prêt pour une colonie de vacances racisée non-mixte témoignait de l’immense régression dans laquelle on aurait plaisir à écouter les salmi- intellectuelle et scientifique que gondis racialistes d’une Maboula Soumahoro expli- subit d’une manière générale le quant en toute décontraction qu’un « homme blanc monde culturel et qui a été récem- n’aura jamais raison contre une noire et une arabe ». ment soulignée par les nombreux faits de censure et dérives mani- « C’est le résultat de 2 000 ans d’une histoire réac- festées dans le monde universitaire. tionnaire », continue de dérouler la vidéo sous Quelque part entre le grotesque et le les yeux médusés des internautes, condui- tragique d’une civilisation qui semble sant tout droit au fascisme et au nazisme prendre plaisir à s’engloutir sous le poids dont heureusement Mai 68 [sic] nous de sa propre bêtise et de la haine de soi. Anne-Sophie Chazaud a délivrés. Point Godwin atteint en un ◆ Daniele Molajoli

BRÈVES DE STAGIAIRE // par Pierre Valentin – NOUS SOMMES TOUS À MOITIÉ LIBANAIS. L’Universities and Colleges Union, un syndicat qui représente plus de 100 000 professeurs et membres du personnel universitaire au Royaume-Uni, a récemment admis que chacun de ses adhérents pouvait déci- der à quelle race il s’identifiait : « L’UCU accepte depuis longtemps que ses membres s’identifient eux-mêmes, qu’ils soient noirs, handicapés, LGBT+ ou femmes ». Éric Zemmour, sans doute attentif à l’idée d’éviter de futurs procès pour incitation à la haine raciale, s’est dit très intéressé par l’idée de rejoindre le syndicat universitaire. De même, certains membres du KKK ont trouvé la solution idéale pour pouvoir prononcer en toute tranquillité le mot dont l’usage F L’Incorrect n°26 décembre 2019 19 La guerre É poque contre X aura L’ bien lieu

La poussière est-elle de droite ? Par Richard de Seze

ue ceux qui n’ont jamais laissé glisser leur doigt à la sur- face d’une commode empoussiérée en en ressentant un émerveillement satisfait arrêtent ici leur lecture ; que ceux qui n’ont jamais contemplé avec ravissement, allongés au sol, la très lente chute des particules révélées par un rayon q de soleil sautent à un autre article ; et que ceux qui n’ont jamais soigneusement lustré un fruit recouvert de pruine renoncent même à lire L’Incorrect (ont-ils seulement vécu ?) – car je chanterai aujourd’hui la poussière et ses mérites. Elle manifeste le temps. Cette commode cirée qu’une couche impec- cablement uniforme a ternie et que notre doigt ravive est forcément instal- Lors de son intervention à l’UNESCO lée dans une pièce qu’on avait oubliée dans une maison qu’on ne fréquente dans le cadre de la Convention internatio- pas si souvent. Ce matelas duveteux matérialise les ténus bonheurs oubliés nale des droits de l’enfant le 19 novembre, qu’on y avait vécus. Restituer l’éclat du bois d’un trait digital c’est ouvrir une le Président Macron a rappelé les dangers fente dans notre mémoire et les bords désormais ourlés, épaissis, densifiés engendrés par la pornographie sur les jeunes. de la surface découverte sont comme un mascaret minuscule libéré par le L’enjeu est de taille puisque près d’un enfant flot du passé. de moins de douze ans sur deux aurait déjà On traite d’ailleurs cette poussière avec respect : on la repousse avec vu un film X. En 2017, le chef de l’État avait méthode, on en compose un mouton gigantesque, on sent obscurément déjà évoqué cette question en vouant aux qu’on accomplit un rite et que la masse grise et duveteuse qu’on s’efforce gémonies la diffusion du « porno » dans les d’augmenter sans l’éparpiller est comme une promesse que l’on se fait à soi- cours de récréation. Ce mois-ci, monsieur même de ne plus oublier. On finit, embarrassé, par nettoyer le meuble en Macron incite les acteurs de cette nébuleuse ayant la désagréable impression de commettre un sacrilège et de n’avoir pas pornographique à contrôler son accès : il su saisir la chance de tout se rappeler. Le temps s’était déposé et on n’a pas est demandé aux opérateurs tels que SFR, su exploiter le dépôt. Orange et Bouygues de prendre des mesures Qu’on ne nous parle pas de propreté, d’allergènes, d’acariens, pour vérifier l’âge réel des internautes du X et d’aspirateurs à neutrons et de purificateurs à ions… Rendez-nous appliquer un contrôle parental par défaut. Par les routes poussiéreuses, les livres ayant longtemps reposé et les greniers ailleurs, les parents sont invités à reprendre d’où surgissent tous ceux qui nous ont précédés. Laissez-nous essuyer les « davantage la main sur l’utilisation numé- fruits que l’atmosphère ou le paysan ont nappés d’une couche protectrice où rique par leurs enfants ». Emmanuel Macron s’impriment nos empreintes. est clair à ce sujet : si le contrôle parental ne Quant aux rais de lumière qui nous enchantent, les gloires dans les nuages se généralisait pas alors il deviendrait auto- sont magnifiques mais ne valent pas ces rayons qui touchent le sol (parquet matique. Sur ces acteurs publics du X pèse ou sous-bois, c’est sans importance), où tombent d’imperceptibles lucioles une épée de Damoclès puisqu’en omettant qui brillent soudain, qu’on ne peut attraper, et qui nous disent que tout se l’installation des mesures énoncées par le dissout en même temps que tout se maintient, que tout se transforme en président, ils seraient durement sanctionnés. même temps que tout persiste ; que l’érosion de la matière est certaine, Les opérateurs ont six mois pour protéger les calme, silencieuse et apaisante à proportion que sa lente dissolution, sans fracas ni tumulte, laisse le temps de sentir que nous-mêmes nous nous mineurs des images néfastes du web. Reste échangeons en permanence, saupoudrés de la poussière de ceux que nous à savoir si l’énarque Macron vaincra le X. avons serrés dans nos bras, hier ou jadis. ◆ Adélaïde Barba C’est la poussière qui révèle le soleil, c’est elle qui nous rappelle le passé, c’est elle qui nous annonce le futur, c’est elle qui est commune à tous. Elle est

Charles – Unsplash / Tyson Dudley – Unsplash Charles – Unsplash / Tyson modeste, discrète, loyale et nécessaire. La poussière est de droite. ◆

F n’est permis qu’aux « noirs » et qui commence par « N ». Vers la fin du racisme ? Parfois, l’anneau du mal se dissout dans le cœur du volcan où il a été forgé. ◆ FRANCE SCULPTURE. « On vous ment. Depuis 2000 ans : non, les statues grecques n’étaient pas blanches, mais de toutes les couleurs. L’histoire nous l’a caché pour promouvoir le blanc comme idéal d’un Occident fantasmé, contre les couleurs symboles d’altérité et de métissage ». Ce tweet (depuis effacé) de France Culture a déchaîné les passions sur les réseaux sociaux. Et pour cause, ils n’avaient pas lu la brève précédente annonçant que la race et la couleur n’exis- taient désormais plus ailleurs que dans la tête de chacun. Ils n’ont donc pas fini d’en essuyer les plâtres.◆ 20 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’ Elias d’Imzalène « J’en appelle à l’élaboration d’une théologie de la résistance au pouvoir du pays » Elias d’Imzalène est l’un des hommes à l’origine des manifestations contre la présence d’Éric Zemmour à l’antenne de CNews. Se présentant comme le fondateur d’Islam et Info, il déclare aussi n’avoir aucune fonction religieuse, mais assume être un militant musulman et conseiller de personnalités politiques, parmi lesquelles des maires et des conseils départementaux. Curieux d’aller à la source, nous avons voulu estimer l’état des forces au sein de la communauté musulmane vivant en France. Sans filtre, son propos ne fait pas mystère de ses convictions : pour lui, l’islamophobie n’est rien d’autre que tout ce qui « entrave le développement de la communauté musulmane ». Un programme qui a, au moins, le mérite de la clarté et de la franchise. Un programme qui appelle à l’installation permanente d’une communauté musulmane organisée et séparée, refusant l’assimilation à la communauté nationale majoritaire française d’origine européenne. La classe politique en a-t-elle bien conscience ? Voilà peut-être de quoi la déciller.

Commençons par le commencement : que bien souvent la liberté d’expression est celle de pourquoi avoir organisé la protestation la caste dominante, à laquelle Éric Zemmour appar- contre la présence d’Éric Zemmour sur tient. Et n’oublions jamais que la démocratie occi- CNews ? Considérez-vous que sa liberté dentale est moins la liberté totale qu’une dictature d’expression vaut moins que la vôtre ? de la loi. L’organisation de cet événement a été le fait du ras- Que reprochez-vous concrètement à Éric semblement de différentes volontés de ce qu’on Zemmour ? Quand il fait le constat de la pourrait appeler la « société civile musulmane », non-assimilation des immigrés de culture émue et indignée par les propos d’Éric Zemmour et de religion musulmanes en France, il dit dans un contexte global clairement islamophobe. pourtant très exactement la même chose Monsieur Zemmour n’est pas simplement un symp- que Yassine Bellatar qui a affirmé que les tôme de ce climat islamophobe, de cette déferlante. musulmans « n’étaient pas dans un projet Il en est aussi le symbole et le porte-parole. Je crois d’assimilation » que les musulmans et les indignés devaient se dres- Je ne sais pas si Éric Zemmour et Yassine Bellatar ser, d’où qu’ils viennent, et faire front commun pour font le même constat. J’entends simplement qu’Éric dénoncer l’impunité dont il jouit de la part des pou- Zemmour a du mal à vivre dans le pays réel, lui pré- voirs publics et de la justice. Nous nous devions férant le pays légal hérité du Code Napoléon et de la aussi de dénoncer la complicité de CNews et de IIIe République. Éric Zemmour voudrait vivre dans monsieur Bolloré. la France de papa, voire du grand-père, avec comme livre saint la Constitution de la Ve République. La Pour moi, la liberté d’expression est toujours condi- Constitution n’est pas sacrée, elle n’est pas la Bible, tionnée. Nous appartenons toujours à un monde réel ni le Coran. Quant à la société française, elle a pro- qui s’impose à nous. Du fait que la liberté ne sau- fondément changé avec l’immigration de nouvelles rait être absolue que dans un monde onirique, nous populations. Cette évolution n’a pas été prise en obéissons à cette réalité mais aussi à des présupposés compte par la loi, par la constitution. Le pouvoir sociaux, hérités de notre éducation, de nos milieux politique a fait venir des gens en sachant très bien sociaux. Pour sortir de notions abstraites, je crois qui ils étaient, de quels pays et à quelles cultures L’Incorrect n°26 décembre 2019 21 É poque L’

« La base c’est de résister à la tentation de la soumission à certains pouvoirs qui veulent en fait désislamiser » Elias d’Imzalène

Je suis là en opposition frontale à Tareq Oubrou. On parle trop souvent de nouvelle théologie à créer chez les musulmans, dans certains milieux comme celui d’Oubrou, comme d’une domestication programmée. Pour moi, la base c’est de résister à la tenta- tion de la soumission à certains pouvoirs qui veulent en fait désislamiser sous couvert de politique de déradicalisation en aliénant nos libertés et nos principes, dont celui de l’État français actuel. Vous ne trouvez pas que votre propos est franchement gonflé dans un pays comme la France qui a vu en à peine quatre décennies l’arrivée massive ils appartenaient. Aujourd’hui, ces anciens immigrés installés de musulmans, la construction de centaines de ont eu des enfants, des petits-enfants et ils appellent à la créa- mosquées ? Comment peut-on honnêtement dire tion de nouveaux droits et s’opposent à cette inertie légale qui que la France tente de désislamiser et discrimine les aliène. Le fait pluriculturel doit enfin être pris en compte. Je musulmans ? constate qu’Éric Zemmour dénonce notre communautarisme, Ce que vous dites est au moins aussi gonflé que d’entendre les mais ne dit rien contre les communautarismes en col blanc qui défenseurs d’Éric Zemmour se battre pour la liberté d’expres- ont droit de cité partout. On nous parle trop souvent de laïci- sion alors qu’ils font tout pour empêcher l’expression musul- té pour mieux cacher une islamophobie d’État non assumée. mane ! Je considère que les pouvoirs publics n’ont pas aidé les La laïcité défend le droit à une pratique religieuse que je sache, musulmans et les entravent. Je m’étonne également que les non ? Ils se servent du mot laïcité en toute lâcheté : leur objec- nostalgiques de l’Algérie française, qui voulaient donc que la tif est en fait d’éliminer l’expression religieuse musulmane, de France comprenne 9 millions de musulmans d’Algérie dont nous désislamiser. 4 millions de femmes portant le niqab, soient aussi farouche- Vous dites que la Constitution est notre loi. C’est ment islamophobes. La Guerre d’Algérie n’a pas été le fait des vrai. Mais le Coran ne l’est pas. Par ailleurs, vous colons que je sache. Il est bizarre que les mêmes personnes qui demandez une adaptation de la Constitution pour voulaient garder l’Algérie et ses femmes voilées, s’offusquent l’islam, mais ne serait-ce pas plutôt à vous de vous d’en voir aujourd’hui dans les rues de Paris. Mais entre-temps il adapter aux lois et aux mœurs de la France ? y a eu effectivement des évènements comme le 11 septembre et surtout nos fameuses théories néo-conservatrices de choc des Comme je l’ai dit en préambule, le Coran est un livre saint à civilisations qui ont conquis les esprits. l’instar de la Bible. Je ne pense pas que la Constitution fran- çaise ait la même valeur pour un croyant. Mais il est vrai que Regardez, vous êtes invité dans nos colonnes et suivant le lieu et l’époque, des adaptations de la pratique se libre de vous exprimer. Par ailleurs, c’est peut-être font. Une minorité musulmane n’a pas tout à fait la même justement parce que les Français ont été chassés pratique qu’une population dans un pays à majorité musul- d’Algérie qu’ils considèrent qu’il ne faut pas mane. J’en appelle personnellement à l’élaboration d’une cin- l’importer en métropole cinquante ans plus tard. quième école juridique musulmane prenant en considération Admettons. Mais c’est bien la classe politique française qui a le contexte et le fait minoritaire, une théologie de la résistance voulu cette immigration, un principe de responsabilité s’im-

D.R. et non de la soumission au pouvoir du pays, quel qu’il soit… pose donc à eux. Qu’ils assument. 22 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’

Vous avez défilé aux côtés de responsables politiques de gauche, voire d’extrême gauche, ou de militants LGBT, de transsexuels qui affichaient des pancartes contre l’islamophobie. J’y vois l’alliance de la carpe et du lapin, ou du renard et du lapin. Qu’est-ce qui vous rapproche de tous ces gens ? Soyons clairs. J’ai participé aux Les islamo-gauchistes manifestations des 20, 27 octobre et du 2 novembre (Marche des détestent l’Occident plus mamans de Mantes-la-Jolie, mani- festation anti Zemmour). Pour celle qu’ils n’aiment l’islam du 10 novembre, j’ai signé le mani- feste qui comprend une condamna- On a beaucoup glosé sur la présence de Jean-Luc Mélen- tion formelle et sans ambiguïté des chon et des cadres de la France insoumise à la « marche lois liberticides de 2004 et 2010 et contre l’islamophobie » le 10 novembre à Paris. Mais cela des mesures exceptionnelles de l’état est somme toute assez logique pour qui veut bien y regarder à deux d’urgence. Je suis heureux de leur fois. Comment les laïcards et anciens bouffeurs de curés ont-ils pu réussite. J’observe néanmoins avec défiler bras dessus bras dessous avec des Frères musulmans qui désarroi que des partis de gauche qui veulent islamiser la France et y imposer la charia ? Comment des défendent le caractère légitime de ces libres penseurs acceptent de marcher aux côtés de ceux qui veulent réintroduire le délit de blasphème à l’encontre de ceux qui critiquent lois y aient participé. Je regrette que le Coran ? Quand on sait que l’islamophobie est un concept créé par des personnalités soient venues en les mollahs iraniens pour interdire toute contestation de l’islam, on parlant de racisme antimusulman et est, à première vue, surpris d’y voir les héritiers de Marx – pour qui la pas d’islamophobie. Pour moi, tout religion était l’opium du peuple – leur apporter leur soutien. homme juste aurait pu et dû trouver sa place dans cette marche quelle que Mais le paradoxe n’est qu’apparent. D’abord, il n’échappe à puisse être sa tendance politique. Par personne que l’islam constitue une manne électorale indis- ailleurs, permettez-moi d’affirmer pensable au succès du parti de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci ici une définition personnelle que n’a-t-il pas réalisé un score de 37 % parmi les musulmans au pre- mier tour de la présidentielle en 2017 (sondage IFOP pour Pèlerin) ? j’assume de l’islamophobie : c’est Ce n’est donc pas un hasard si Mélenchon a été ovationné par les toute action ou politique entravant manifestants le 10 novembre, ni si les seuls absents parmi les cadres l’émancipation de la communauté de la France insoumise et assimilés étaient Adrien Quatennens et musulmane. François Ruffin, bizarrement deux députés élus dans des circons- criptions provinciales sans grande islamisation. De mon point de vue, la marche du 10 novembre Mais il serait réducteur de s’arrêter à un cynique calcul électoral. Si unissait pourtant toutes les une partie de la gauche a décidé de servir la cause de l’islam, c’est forces qui ont fait de notre qu’elle a toujours éprouvé une certaine fascination pour le totalita- civilisation et de son histoire risme. Hier, c’était celui de Lénine et Staline qui recevait les faveurs le mal ontologique à abattre. de l’intelligentsia française. C’était d’ailleurs Raymond Aron qui par- L’islam est, pour l’extrême lait du communisme comme d’une « religion séculière ». Plus tard, gauche qui a défilé aux Jean-Paul II a employé l’expression de « messianisme séculier » côtés des musulmans dans pour évoquer la démesure d’une pensée totalitaire proposant le les rues de Paris, une force paradis sur terre pour y instaurer finalement un enfer. Or, qu’est-ce d’appoint révolutionnaire, que l’islam si ce n’est un communisme avec Dieu, selon l’expression dans la grande tradition de l’islamologue Maxime Rodinson, les musulmans incarnant, dans tiers-mondiste issue de la ce schéma, la figure du prolétaire que l’on peut victimiser à outrance décolonisation. et instrumentaliser ? Je suis d’abord et avant tout un Enfin, l’engouement des islamo-gauchistes pour l’is- musulman. Que ça plaise ou non. lam s’enracine dans une détestation de la civilisation Je m’oppose donc aux tentatives de chrétienne et occidentale plus que dans un désir de promou- récupération et de dénaturation de voir l’islam pour lui-même. Comme le souligne judicieusement ma religion, qu’elles viennent de la Pierre Manent dans Situation de la France, l’islam « n’est pas droite autoritaire qui tente de créer considéré pour lui-même. Il doit être accueilli sans réserve ni question afin de vérifier que l’Europe est bien vide de toute subs- un islam aseptisé ou de la gauche qui tance commune, nationale ou religieuse. Le refus de traiter l’islam considère les musulmans comme des comme une réalité sociale ou en général humaine n’a rien à voir petits frères à protéger. Je leur dis une avec l’islam, mais tout avec la conscience de soi de l’Europe ». chose : toutes les volontés sont les C’est au nom de ce nihilisme que certains s’aveuglent volon- bienvenues. Mais elles le sont der- tairement mais leur responsabilité devant l’histoire est lourde. rière les musulmans et pas devant

◆ Benoît Dumoulin celles des musulmans. pour L’Incorrect Eynaud Marc L’Incorrect n°26 décembre 2019 23

QUI ÉTAIT-IL ? Elias d’Imzalène s’est fait connaître en fondant le site Islam et Info et en dif- fusant des vidéos relatives aux « mensonges des médias ». Activiste musulman orthodoxe,

ce natif de Versailles a été le porte-parole d’un collectif d’habitants d’Argenteuil en conflit É poque

avec la municipalité alors qu’il ne vit même pas dans le département. On a ainsi pu l’aper- L’ cevoir dans des vidéos lors des émeutes communautaires de 2013 à Trappes, ou dans des réunions politiques aux côtés d’Alain Juppé. Depuis, celui qui se définit lui-même comme « islamien » lutte inlassablement pour la réislamisation de ses coreligionnaires, les invitant à résister « contre la République » et à fonder des écoles musulmanes d’excellence pour éviter une école publique apprenant à « mécroire ». Il réclame l’abrogation de la loi sur le voile intégral qu’il juge « liberticide ». Ombre planant sur toutes les manifestations « contre l’islamophobie », il est un des théoriciens les plus virulents de l’islamisation de la France et du communautarisme musulman. ◆ G.R.

D’un point de vue sociologique, ments religieux… Contrairement aux ne se retrouve plus. L’identité française en on constate une réappropriation années 90 et au début des années 2000, ce moment, faute d’exister par l’affirma- de l’islam chez des immigrés j’observe, et m’en félicite, une réconci- tion, se construit donc dans une opposi- de troisième ou quatrième liation entre toutes ces catégories au sein tion à une culture musulmane fantasmée. génération par l’intermédiaire de la communauté musulmane. Avant il y de superstitions, d’expressions avait les partisans de l’assimilation et les Vous préférez qu’on parle toutes faites ou de mise en autres. Maintenant, face à ce climat délé- d’islam en France ou d’islam avant de particularismes tère, nous faisons front commun. L’État de France ? Cette dernière comportementaux dans la expression ne serait-elle pas une sphère publique. J’avoue être et la vie en France ont réussi à unir qua- impossibilité ? assez surpris par ces jeunes qui siment toutes les personnes issues de familles de culture musulmane. En vérité ce sont des expressions qui invoquent Dieu à chaque phrase étaient synonymes mais au fur et à mais ont des attitudes et des Que dites-vous des personnes mesure que les pouvoirs publics ont actes de voyous. Qu’en pensez- de nationalité française parties essayé de mettre la main sur les musul- vous ? À quoi est-ce dû selon combattre dans les rangs de mans et leur pratique, l’islam de France vous ? l’État islamique ou qui ont a pris une connotation négative chez les Il faut essayer de comprendre et de tué des Français sur le sol de musulmans de France. Quand on parle contextualiser. Les populations musul- France ? Jugez-vous, comme d’islam en France, on évoque un islam manes sont arrivées depuis fort long- moi, que les musulmans de amoindri et contrôlé par les pouvoirs temps. Certaines personnes de ma France y ont leur part de publics. On ne peut néanmoins pas nier famille sont arrivées avant la Seconde responsabilité ? qu’il existe un islam qui est global mais Guerre mondiale. Il y a effectivement eu Si on avait une communauté musulmane qui est aussi pluriel, en fonction des civi- au début une désislamisation des popu- qui possédait des instances crédibles, on lisations d’origine et des territoires dans lations musulmanes qui s’est produite. pourrait parler de responsabilité. Mais lesquels il évolue. En ce moment se crée C’est paradoxalement ce phénomène qui nous sommes une communauté large- une différence entre l’islam en France et a été le facteur principal de la réislamisa- ment aliénée qui n’est représentée que l’islam d’ailleurs, du fait même qu’il soit tion contemporaine, notamment du fait par des gens choisis par nos ennemis. Si minoritaire. des femmes qui ont remis des principes on avait cette communauté organisée on musulmans dans les familles. Le regrou- pourrait parler de responsabilités, mais là Que pensez-vous du CFCM ? pement familial est la raison de la réisla- il s’agit de choix personnels. Plus généralement des misation par les femmes et du retour de représentants médiatiques des la culture musulmane au centre de musulmans en France, la vie familiale des immigrés. notamment Tareq Oubrou ? Je constate qu’il y a maintenant « L’État et la vie en France Les Français ne savent pas ce moins de tensions intrafamiliales qu’est le CFCM. LE CFCM entre les personnes à la pratique ont réussi à unir quasiment ce sont des béni-oui-oui choi- musulmane plus rigoriste et les sis par des ambassades étran- autres. La redécouverte de la reli- toutes les personnes issues gères et la préfecture de Police gion dans les années 80 et 90 a de familles de culture pour « représenter » les musul- été permise par une minorité de la mans. Ces gens représentent population mais qui s’est rendue musulmane » une honte pour les populations plus visible et s’est montrée très musulmanes car ils incarnent active. C’est une minorité certes, Elias d’Imzalène l’aliénation sur le terrain : dans mais plus visible. On repère plus le discours et dans les faits. C’est facilement dans la rue une femme une coquille vide. Je ris quand musulmane voilée que quarante j’entends des gens de droite et femmes musulmanes en blond décolo- Pour en revenir à l’islamophobie en d’extrême droite qui parlent de plus de ré ! Dans les familles, vous avez une frac- France qui me paraît hystérique, celle-ci contrôle de l’islam de France alors que tion réislamisée, une majorité qui oscille n’est pas tant liée à l’expression musul- le CFCM est un néo-caïdat qui a tous les entre islam culturel et pratique modé- mane qu’à une perte de sens plus géné- airs de ce qui avait cours sous la coloni- rée, et une dernière fraction de désis- rale dans la population française face à sation. Quant à Tareq Oubrou il s’agit lamisés numériquement équivalente à une absence du « nous », voulue par la seulement pour une personne coupée de la première. Au milieu de tout ça, vous modernité, que les familles françaises la base des croyants d’accéder à une car- avez aussi des gens capables d’avoir la n’arrivent plus à retrouver ou à incarner. rière par plus de compromission encore. dernière coupe d’un rappeur à la mode Le musulman est devenu le miroir défor- ◆ Propos recueillis par Gabriel

D.R. et en même temps d’invoquer des élé- mant de l’identité française, puisqu’elle Robin 24 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’ L’Est vote de plus en plus pour l’AfD : comment expliquer la montée en puissance de ce parti contestataire ? Les Allemands de l’Est ont pris comme une trahison le fait que leur ancienne compatriote, Angela Merkel (son père pasteur est allé s’installer en RDA quand elle avait un an et elle y a vécu) ait accueilli fin 2015 un million de migrants alors que, trente ans après la chute du régime communiste est-allemand, l’intégration économique, politique et culturelle des « nouveaux Länder » est encore imparfaite. Les Allemands de l’Est ont donc tendance à voter pour l’AfD, seul parti qui a critiqué l’ouverture des fron- tières aux immigrés du Proche-Orient et d’Afrique. L’AfD est un parti conservateur, anti-immigration et anti-euro. Il faut prendre une précaution : grandissant rapidement, le parti n’a pas été très regardant sur ses cadres locaux, dont certains viennent de l’ex- trême droite. Les contestations de l’actuelle UE touchent de nombreux pays, à commencer par le Royaume-Uni. Pensez-vous que le Brexit va changer le cours de Édouard Husson l’histoire européenne ? Quel grand peuple que les Britanniques ! D’autres nations ont Eux, Boches voté contre des traités européens mais ensuite leurs dirigeants se sont couchés devant les manipulations bruxelloises. Pensons à notre pays, volé, par le Traité de Lisbonne, du non au réfé- et méchants ? rendum de 2005. L’esprit d’indépendance britannique, celui du peuple et d’une partie des élites, est en train au contraire Historien, ancien vice-chancelier des universités de déjouer les calculs bruxellois. Ajoutons que Boris John- de Paris, directeur de l’Institut franco-allemand son ramène le parti conservateur à son programme fondateur, celui de Benjamin Disraeli : comme en 1845, réunifier « les d’études européennes à Cergy-Pontoise, deux nations » que le libéralisme a fait s’opposer. Le Brexit est Édouard Husson publie un passionnant Paris- désormais imminent. Et il faut souhaiter que Paris et Berlin en Berlin : la survie de l’Europe. Une analyse tirent l’idée que l’Union européenne doit être rendue plus sub- sidiaire, sous peine de disparaître. profonde de la relation ambivalente, entre fascination et répulsion, qu’entretient la France Comment la France peut-elle défendre ses intérêts propres ? avec son voisin oriental. L’Allemagne est de plus en plus morcelée politiquement. Les successeurs d’Angela Merkel seront des chanceliers de compro- mis, à la tête de coalitions fragiles (les chrétiens-démocrates se Le duo franco-allemand est en crise, l’Union stabilisent aux environ de 25 % ; les sociaux-démocrates se sont européenne aussi : pourquoi ? effondrés, comme le PS français ; ni les Verts, ni les libéraux, ni Les gouvernements français successifs rêvent d’une la Gauche, ne sont capables de dépasser durablement 15 % ; or « Europe-puissance » et souhaitent que Bruxelles (Commis- personne ne veut gouverner avec l’AfD). La France doit saisir sion et Parlement), Francfort (Banque Centrale Européenne), l’occasion de réaffirmer son leadership en Europe – c’est possible Luxembourg (Cour de Justice de l’UE), concentrent le maxi- si nous exigeons de nos partenaires la fermeture de l’UE à l’im- mum de prérogatives. C’est à contresens de l’Histoire : par la migration extra-européenne, au besoin en renonçant à Schen- digitalisation de l’activité humaine, depuis les années 1970, gen ; ce que nous économiserons en termes de financement l’information devient surabondante et à la portée de tous ; cela tous azimuts de l’immigration, nous permettra de respecter les devrait produire un mouvement vers la décentralisation et la critères de Maastricht et donc de pouvoir être pris au sérieux subsidiarité. L’Allemagne le comprend mieux, conformément à par les « pays du Nord », dont l’Allemagne. À nous, ensuite, son histoire et sa culture, mais elle a une autre tentation : arrêter de savoir ce que nous voulons, pour réformer l’Union. Il faut l’Histoire, qui lui a joué tant de tours. L’Allemagne appuie donc aussi accepter l’idée qu’il n’y aura pas d’Europe de la défense. le mouvement vers une Europe fédérale. Or, depuis le début de Nos intérêts sont, sur le plan militaire et diplomatique, dans la la décennie, l’histoire est de retour (crise ukrainienne, afflux des réconciliation avec la Grande-Bretagne et la coopération cri- « migrants », Brexit, élection de Trump) et les gouvernements tique avec les États-Unis de Donald Trump. En renouant avec allemands sont désemparés. les gouvernements d’Europe centrale, nous devons créer une nouvelle alliance des démocraties conservatrices, capable de En quoi la vision que les élites françaises ont de ramener, lentement mais sûrement, la Russie vers l’Europe. La l’Allemagne est-elle faussée ? France doit travailler modestement à ce que l’Occident unifie François Mitterrand a eu peur de l’Allemagne réunifiée et il a ses forces pour un nouvel équilibre des puissances avec la Chine. proposé à Helmut Kohl, voici trois décennies, de créer un « lea- ◆ Propos recueillis par Matthieu Baumier dership européen » où la France serait le « brillant second ». À cause du nazisme, les Allemands ne veulent pas, cependant, de leadership politique. Ils ont mis en place une Europe gouver- PARIS-BERLIN, LA SURVIE DE L’EUROPE née par les normes. C’est un système inefficace en cas de crise, Édouard Husson comme nous le voyons depuis dix ans. Pourtant les Français Gallimard

s’obstinent à vouloir que l’Allemagne gouverne l’Europe ! 416 p. – 23 € Gallimard L’Incorrect n°26 décembre 2019 25 La Chronique des crottés

Par Marie Dumoulin É poque L’

ler de plus vastes. Face à la chaîne des Édouard et ses croqueuses Puys, Édouard fera brouter des chèvres dites « Massif central », d’une antique et rustique lignée caprine menacée de disparition après les 30 Glorieuses cro- Rififi à la ferme queuses de particularismes, qui les ont remplacées par des races de meilleures laitières, plus à même de passer le cap de l’industrialisation de la production. Y aura-t-il de la chèvre à Noël ? Comme souvent, c’est à une poignée de doux dingues que les amateurs de crottin doivent leur sauvegarde. Ainsi Édouard a-t-il pu acquérir son premier cheptel auprès d’éleveurs passionnés et s’assurer que les mâles garants de son renouvellement ne seraient pas boucs issus d’inséminations artificielles. Édouard compte d’ailleurs effectuer la sélection de ses bêtes à l’ancienne, par l’observation individuelle, en vue d’obtenir un troupeau plus résistant aux parasites et aux intempéries. Un troupeau non traité, peut-être porteur de maladies, mais qui saura vivre avec. Pour le moment, Édouard s’attache à la restauration de ses futures pâtures. Ni traitées, ni labourées depuis belle lurette, ses terres pourront être label- lisées bio plus rapidement que prévu. Pour atteindre les 500 litres de pro- duction par tête et par saison, l’alimen- tation sera complétée par quelques céréales et protéagineux, tous produits in situ et consommés dans des propor- Il y a juste 10 ans, la grange de Teilhet (Puy-de-Dôme) tions qui ne blesseront pas le fragile se consumait d’un feu criminel tandis que son locataire système digestif des ruminants. était menacé de mort après avoir vu son troupeau décimé. Du côté de la fromagerie, même esprit L’enquête piétine toujours. Dix ans que personne n’avait osé mi-puriste mi-réaliste : les ferments reprendre l’exploitation. Jusqu’à ce jour de l’automne 2019 destinés aux fromages lactiques pro- viendront directement du petit-lait où un berger bonhomme et barbu a frappé à la porte. Nous recueilli sur la traite. La présure néces- avons rencontré Édouard, éleveur de chèvres, dans la saire à la fabrication des yaourts, plus rebaptisée « ferme des croqueuses de ronces ». délicate à extraire puisque provenant directement de l’estomac du chevreau, e trentenaire passionné a jadis d’apprenti chevrier met sur son chemin sera, elle, industrielle : Édouard ne consacré une thèse au rythme Jean-Hugues, la victime de l’incendie de peut pas encore se permettre de « rater biologique des mouches dro- Teilhet, replié dans l’ouest de la France. son caillé ». Mais il promet à sa future sophiles. Un besoin de concret Édouard parcourt le chemin inverse clientèle une large gamme fromagère, l nourri à la lecture de Laudato pour rencontrer Michel, propriétaire avec pour spécialité « l’épicéa », pâte Si’ lui fait franchir les montagnes, quitter de la ferme sinistrée. Le septuagénaire, molle aux parfums boisés. D’AMAP l’université de Berne pour un BTS agri- qui poursuivait péniblement sa tâche en ventes directes, la précieuse produc- cole à Angers, via un passage dans une d’éleveur de limousines, lui cède alors tion d’Édouard pourra même arriver communauté religieuse. Il sera pasteur, son domaine, ainsi préservé de ceux qui jusqu’à Paris. Un pari qu’on lui sou-

Christian Hebell – Unsplash / D.R. mais sans l’habit. Le hasard de sa vie souhaitaient le morceler pour s’en tail- haite réussi. ◆ 26 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’ Ici Londres Les étudiants parlent aux étudiants L’ouragan intersectionnel gagne l’université française. Dans le milieu académique, la résistance s’organise face aux milices du progrès.

déologie néo-marxiste concoctée aux États-unis qu’il avait agi sous la pression de son très politisé conseil il y a 30 ans, l’intersectionnalité consiste à addi- d’administration. Enfin, mi-novembre, François Hollande tionner différents types d’oppression. On divise était exfiltré de la fac de Lille pendant que les agitateurs la population selon la race, le genre, la sexualité déchiraient ses livres. Un autodafé « de gauche ». Voilà des individus pour ensuite corriger les « déséqui- où nous en sommes. Finkielkraut insulté. Agacinski dont le libres » à l’aune des « privilèges » ou des « han- point de vue sur la PMA et la GPA est disqualifié en deux dicaps » de chacun. Une lesbienne noire aura plus mots (transphobe et homophobe) avant même d’être enten- de droits qu’une hétérosexuelle noire, beaucoup du. Le président de Paris I qui préfère mettre sous le tapis iplus de droits qu’une hétérosexuelle blanche et considéra- les sujets piégés. Que vaut une éducation supérieure qui blement plus de droits qu’un hétérosexuel blanc. Simple, épargne les étudiants de débats contradictoires ? manichéen… de quoi séduire tous les activistes. De là, l’idée d’une « justice académique » destinée à aider les minorités Les courants de « gauche » interdisent les à se faire entendre à l’université. Comment ? En créant des libertés individuelles de base champs d’études pluridisciplinaires (études de genre, études Le niveau d’intolérance a pris des proportions alarmantes noires), en leur offrant tribunes et porte-voix. Et en faisant aux États-Unis. Depuis 2014, le pays a connu 190 « cam- taire les nouveaux mal-nés, les prétendus dominants. pagnes de désinvitation » (dont 94 ont abouti). 190 confé- renciers ont été jugés inaudibles en vertu de leurs opinions Ainsi, Alain Finkielkraut n’a pu pénétrer à Sciences Po politiques, de leurs vues sur l’avortement, l’islam, les trans- pour tenir sa conférence que sous escorte policière et sous genres, les femmes, l’homosexualité ou le conflit israélo-pa- les invectives du groupuscule « Sciences Po en lutte ». lestinien. Le campus de Berkeley (Californie), berceau du La conférence de Sylviane Agacinski, « L’être humain à mouvement pour le free speech dans les années 60, a vécu sa l’époque de sa reproductibilité technique » à l’Université pire année en 2017 quand les protestations se sont accompa- Bordeaux-Montaigne a été suspendue sous la pression des gnées de violences antifa occasionnant 100 000 $ de dégâts, associations Mauvais Genre-s, Riposte Trans, Collectif étu- après quoi il fallut débourser plusieurs millions en frais de diant-e-s anti patriarcat. Mohamed Sifaoui devait diriger, à sécurité pour protéger les intervenants. la Sorbonne-Paris 1, un séminaire intitulé « Prévention de la radicalisation : compréhension d’un phénomène et détection des Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. L’uniformité signaux faibles ». Le 10 novembre, dans l’émission Signe des idéologique au sein du corps professoral (11 % d’univer- temps (Marc Weitzman, France Culture), il fallait entendre sitaires de droite aux États-Unis) et plus encore dans l’ad- les circonvolutions de Georges Haddad, Président de Paris I, ministration (6 % de conservateurs). La frontière entre justifiant sa décision d’annuler le séminaire : « Ce sont des enseignement et endoctrinement se fendille. Ajoutons l’apa- thèmes très sensibles », « Le rôle de l’université, ça n’est pas de thie des administrations universitaires, adeptes du « pas stigmatiser », « Je n’ai subi aucune réelle pression »… pour de vague », qui plient devant les revendications les plus finalement reconnaître, un, que l’université avait reçu une saugrenues. D’autant qu’une nouvelle posture victimaire

lettre recommandée d’une association musulmane, deux, séduit les étudiants : l’expression « snowflakes » (flocons pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée L’Incorrect n°26 décembre 2019 27 É poque L’

des temps positif, Liberate The Debate, constituée à l’université de Sussex, a reçu le prix de la meilleure association étudiante en 2018 et a depuis essaimé sur une dizaine de campus anglais. Le temps de la résistance est venu Aux États-Unis, la contre-offensive s’organise. Parmi les initiatives les plus remarquables, en 2015, Jonathan Haidt (1), alarmé par le climat inqui- sitorial à l’université, lance Heterodox Academy (HxA). Cette plateforme collaborative réunit aujourd’hui 3 500 chercheurs de haute volée (citons Steven Pinker ou Mark Lilla), profs, étudiants, administratifs, unis pour combattre le conformisme intellectuel, encourager la recherche sans tabou et le débat d’idées civilisé. L’objectif est de réinstaurer une culture universitaire ouverte fondée sur la raison. La plate- forme met en ligne bases de données, travaux de recherche, articles, recen- sions d’ouvrages, conférences TED et podcast maison. Leur blog fourmille d’informations, idées et initiatives contre la censure. HxA produit des classements des campus les plus res- Voilà où nous en sommes. pectueux de la liberté d’expression et a publié une version abrégée et illustrée Finkielkraut insulté. Agacinski de l’ouvrage de John Stuart Mill, De dont le point de vue sur la PMA et la liberté, à ce jour téléchargée plus de 50 000 fois. la GPA est disqualifié en deux mots « La bataille se gagnera sur le plan (transphobe et homophobe) avant culturel », dit Zachary Greenberg, juriste à FIRE (Foundation for Indi- même d’être entendu vidual Rights in Education). Cette organisation, créée à Philadelphie il y a vingt ans pour défendre la liber- de neige) désigne les hyper-sensibles ritaire, souvent ridicule, est le fait d’une té d’expression sur les campus, reçoit qui se sentent agressés à tout propos. minorité bruyante et ne reflète pas la 1 000 demandes d’assistance juridique La décision du syndicat étudiant mentalité étudiante ». Tanya Kekic, en par an. FIRE informe les étudiants sur d’Oxford de bannir les applaudisse- histoire et sciences po à Warwick, note leurs droits et incite les universités à adopter Les Principes de Chicago (Chi- ments sur le campus pour ne pas heur- que contrairement aux étudiants des cago Statement), texte fondateur dans ter les mal-entendants faisait la une de années 60 qui se mobilisaient contre lequel l’université de Chicago énonce la presse anglaise fin novembre. Désor- la guerre du Vietnam ou l’apartheid en ses principes de liberté de pensée, de mais, au lieu d’applaudir, il faut agiter Afrique du Sud, les activistes 2019 ne parole et de recherche. Autant d’ini- les mains en l’air, selon le langage des manifestent ni en solidarité avec Hong tiatives bénéfiques à la préservation sourds. À vouloir inclure les sourds, Kong ni en soutien aux Kurdes de Syrie d’un milieu universitaire produc- on exclut les aveugles… Ainsi va l’en- ou aux Iraniennes refusant de porter le tif. Il y a donc des idées à prendre. grenage infernal de la victimisation. voile. « Leur démarche est narcissique : ◆ Sylvie Perez « C’est absurde, juge James Burns, en ils exigent d’être cajolés, épargnés des troisième année d’histoire à Oxford. débats complexes, protégés des blagues Le syndicat étudiant n’est pas représen- de mauvais goût ou des propos sexistes ». (1) Jonathan Haidt, co-auteur avec Greg Lukia- tatif. La participation aux élections syn- L’esprit de censure infecte l’Angleterre, noff, de The coddling of the american mind : how dicales plafonne à 20 % ; il n’y a aucun à en croire la liste des personnalités good intentions and bad ideas are setting up a pluralisme parmi les candidats, tous désinvitées, The Banned List (la liste generation for failure, éditions Allen Lane, 2018 – « L’esprit américain dorloté : comment de bonnes gauchistes, et donc un déficit démocra- des censurés), établie par l’AFAF (Aca- intentions et de mauvaises idées forment une tique patent. Cette dérive, parfois auto- demics For Academic Freedom). Signe génération vouée à l’échec ». 28 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’

Goudji Orfèvre du sacré Goudji est né soviétique. Il vit en France depuis 1974, est l’orfèvre majeur de notre temps, principal créateur d’art pour les cathédrales de France du dernier demi-siècle. Goudji a cherché, en un sens et à sa manière, à donner forme à ce que désirait André Malraux : un art sans limites dans le temps – il regarde à la fois vers le passé, le présent et le futur – et un art qui récapitule toutes les grandes traditions, de l’orfèvrerie des Achéménides à celle des Carolingiens, dans une vision moderne. Le voyage dans son œuvre et dans sa vie tient du roman. Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 29 É poque L’

Votre vie d’artiste, mais aussi La situation actuelle de jours question de la contemplation. On d’homme, a basculé en 1969. l’Occident sur le plan artistique peut aussi bien parler de poésie. Dès lors, Que s’est-il passé ? vous semble-t-elle comparable libre à chacun de ramener cette vision soit Vous vous souvenez sans doute de la à celle que vous avez connu en à de l’art, qui n’est qu’un moyen, soit à un URSS ? formule de Jarry dans Ubu roi : « En dogme, qui n’est qu’un cadre. L’art n’est Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Pour Les choses ont lentement évolué. Sans pas l’art : il est ce qui excède ces catégo- ma part, je suis né dans un pays qui n’existe doute peut-on encore tout faire en Occi- ries par-delà des époques. Il va du cœur plus : l’URSS. Ma date de naissance, juil- dent, mais que fait-on au juste ? Avec au cœur. let 1941, coïncide avec le début de l’opé- quelle ambition ? À quelle hauteur ? Il y a, ration Barbarossa. Mon frère a été tué lors comme à chaque époque, des modes, des En cette époque où tous les mots de la bataille de la Niepr, mon père était circuits, des choses privilégiées, d’autres deviennent confus, qu’est-ce que médecin militaire, j’ai grandi dans la ter- moins, quand elles ne sont pas combat- l’art pour vous ? reur née de la guerre. Mais j’ai aussi eu la tues. L’un des paradoxes de l’Occident du William Blake explique que Jésus par- chance de grandir en Géorgie, le pays où XXIe siècle est qu’il a voulu promouvoir Jason va chercher la Toison d’Or et où il les avant-gardes contre l’art pompier, sans lait en paraboles, ce qui le définit fait la rencontre de la magicienne Médée. se rendre compte qu’il recréait un nouvel comme artiste. Pour autant, le propos de La Géorgie est un très vieux pays, il appar- art pompier. Un authentique artiste ne Jésus n’est pas de proposer de « belles tient à l’imaginaire grec, les Amazones en pouvait être qu’avec Duchamp contre paroles ». Il en va pour lui d’une révéla- proviennent également. La tion de vérités plus profondes Géorgie appartient également que nous passons notre temps à la culture des débuts du à oublier ou à négliger. L’art, christianisme et de l’expan- s’il a un pouvoir ascendant, sion du byzantinisme. Ayant tient au réveil joyeux de ces toujours voulu être artiste, vérités. après l’obtention de mon diplôme à l’École des Beaux- Croyez-vous, Arts, dans la section sculpture, en un temps de j’ai fait le choix résolu de me déconstruction tenir à l’écart des circuits des générale, à la notion commandes officielles des- de tradition en art ? tinées à chanter le système La tradition n’a de sens que communiste. Jamais je n’au- si on la réinvente. Pour moi, rais sculpté un Lénine en je n’ai reçu aucune tradi- gloire ! Autant vous dire que tion – merci Staline ! – mais c’était difficile, mais j’avais « L’art n’est pas l’art : il est ce qui peu à peu trouvé des contre- c’est précisément ce qui m’a feux : jouets pour enfants, excède ces catégories par-delà des motivé : cette volonté d’aller accessoires de théâtre, motifs époques. Il va du cœur au cœur » au-delà de mon époque, de décoratifs… En 1969, j’ai retrouver le lien entre Promé- pu épouser une Française, Goudji thée et Jésus, entre Byzance Katherine, la fille du met- et le monde à venir. Les véri- teur en scène André Barsacq, tés premières sont également connu pour ses créations de Marcel Aymé les pompiers de son temps : il en va tou- les vérités ultimes : il est exaltant de voir ou Jean Anouilh que j’ai d’ailleurs ren- jours de même aujourd’hui, mais selon qu’elles se tiennent par la main. Et exal- contré ; mon épouse et moi-même, par un signe devenu contraire. En URSS, j’ai tant de constater qu’on peut les marier… parenthèse, allons fêter nos noces d’or vu des arts interdits. Rien n’est interdit en en décembre. Dès lors j’ai perdu tout tra- Occident. Simplement, on a décrété cer- L’art est-il voué à disparaître vail, elle-même a dû quitter l’Ambassade taines choses impossibles. comme le clament certains de France où elle travaillait à la déléga- critiques d’art ? Dans sa préface à la tion culturelle. J’ai été mis au ban de la Si l’homme disparaît, oui. Si non, ce société. Il m’a été non seulement impos- monographie qui vous est consacrée chez Albin Michel, sont ces critiques qui disparaîtront. Il sible de travailler, mais encore impossible y aura toujours un souffle de liberté, de quitter le pays. Encore heureux que je Christiane Rancé écrit que votre art est « protéiforme ». Faites- fût-ce chez un seul homme, et combien n’aie pas été envoyé au Goulag ou dans un vous une distinction entre sacré hôpital psychiatrique comme tant de mes plus s’ils s’épaulent, pour renverser les et profane ? Propos recueillis amis. Il a fallu l’intervention personnelle pires tyrannies. ◆ de Georges Pompidou auprès de Leonid Je ne crois pas à cette distinction. C’est par Matthieu Baumier Brejnev pour que les choses évoluent. À une division scolaire pour mauvais élèves, 28 ans, j’étais un paria – après tout, dans je veux parler des historiens d’art, qui ne ma jeunesse, j’ai dû me cacher plus d’une sont pas des artistes. Rothko est-il sacré GOUDJI, ORFÈVRE fois et souvent dormir dans la rue ou dans ou profane ? Giotto est-il un peintre, qui DU SACRÉ des cabines. À 33 ans, je renaissais à Paris. ne croit en rien de ce qu’il peint ? Les sta- Jacques Santrot La France m’a offert une seconde vie, celle tues de Praxitèle nous entretiennent-elles Photographies de dont je rêvais. Une vie où la création vient d’anatomie, et de rien d’autre ? De toute Marc Wittmer du créateur, non du mensonge d’État. œuvre authentique naît, de fait, une vision Albin Michel D.R. qui n’est pas réductible à l’art. Il est tou- 160 p. – 45 €

Une exposition est consacrée à l’œuvre de Goudji à l’abbaye royale de Fontevraud du 30 novembre au 5 janvier 2020. Certaines de ses œuvres créées pour les cathédrales d’Angers, Chartres et Le Mans seront aussi mises à l’honneur. 30 L’Incorrect n°26 décembre 2019 É poque L’

génération dont le QI sera inférieur à la précédente » du fait de l’omniprésence des écrans est là. Il ajoute encore, sur RMC : « Plus les enfants regardent d’écrans, plus le QI diminue » ; tous les aspects de leur vie et de leur croissance sont affectés : sommeil, langage, acti- vité physique, dextérité, intelligence, concentration. Les enfants ont perdu une grande part de leur imagination et de leur ingéniosité. Est donc venu le temps d’un monde parallèle engen- drant de surcroît l’hyper-activité et l’addiction. Le sensoriel et l’émotivité sont bouleversés tandis que le contact humain est littéralement balayé. Drogués numériques de tous les pays, désunissez-vous ! Pour un Le verdict est tombé : avant 6 ans, l’en- fant ne devrait avoir aucun contact avec les écrans. Ensuite, le cerveau supporte seulement 30 minutes d’écran par jour. numérique Pourtant, ce sont toujours 30 précieuses minutes subtilisées à nombre d’activités vraiment enrichissantes. Le temps nous est volé, y compris aux adultes devenus clausus produits d’internet, tout autant consom- més par des machines que consomma- teurs. Jean Pouly, expert en économie Le fantasme de l’homme transcendé par la machine est numérique, évoque ainsi l’« économie déjà ancien : pourtant la technique parvenue à son stade de l’attention » ou « captologie » : les GAFA monétisent toutes nos données contemporain n’aide plus l’homme à se dépasser lui- et notre attention. L’esclavage n’est même, mais plutôt à se débarrasser de lui-même. donc pas aboli, il change de forme et l’ultra-libéralisme passe des menottes. D’autant que l’impact environnemental du numérique est un gouffre. D’après ntrant dans le siècle sont les impacts du numérique, non Frédéric Bordage, fondateur et directeur du transhumanisme et seulement sur la personne humaine de GreenIT : « Un internaute par an, de l’homme devenu mais également sur l’environnement ? c’est 200 kilos de gaz à effet de serre, 3 000 machine, nous serions à litres d’eau et environ 350kwh d’éner- l’aube d’une ère nouvelle, D’aucuns voudraient « vivre avec leur gie ». 3 000 litres d’eau, trois smart- celle d’un sur-homme temps ». Ne leur en déplaise, notre phones mais surtout plusieurs années dépassant la matière cerveau est vieux. La maladie ambiante de consommation individuelle. econcrète par la matière virtuelle. Ainsi du relativisme est un fléau qui empêche le numérique « aide » l’homme de voir la réalité en face : nous n’assis- Étrange société où le savoir, qui est à devenir le virtuel de lui-même, à tons pas à l’émergence d’une « nou- simple cumul, a supplanté la connais- s’envoler dans un monde d’idées, en velle forme d’intelligence » mais à une sance. Nous pensions dominer la évanescence au-dessus de la réalité. « décérébration à grande échelle ». Par technique, elle nous maîtrise. Nous Alors que le numérique est partout, le terme de « décérébration », Michel croyions répandre le savoir, nous que la planète compte aujourd’hui Desmurget, chercheur en neuros- diffusons la crétinerie en forme de autant de téléphones portables que ciences, établit ainsi un diagnostic sur soma. À quand un numérique clau- d’hommes, il est devenu fondamental La fabrique du crétin digital. Ses ana- sus contre la bêtise technologique ? de se poser les bonnes questions : quels lyses sont sans appel : « La première ◆ Olympe de la Chapelle

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Nous autres, post-modernes L’ Par Nicolas Pinet 32 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique

Les communes Dernier lieu de sociabilité humaine

État est le plus froid des monstres toute forme d’arbitraire gouvernemental, on plaçait l’exécu- froids », disait Nietzsche. De tif sous la tutelle d’assemblées législatives exerçant une dic- fait, la construction de l’État tature légale quasi-illimitée. C’est le règne de la loi censée moderne a consisté depuis être d’autant plus rationnelle qu’elle est générale et imper- deux siècles à dépersonnaliser sonnelle, s’appliquant indistinctement et impitoyablement l’exercice du pouvoir : plus de à tous. Ce furent des lois et des décrets mûrement réfléchis concentration entre les mains qui taillèrent en pièces la Vendée en 1793, nullement le d’un seul homme qui pour- caprice personnel d’un conventionnel. S’abriter derrière la rait revendiquer, à lui seul, le pseudo-rationalité de la loi constitua le moyen idéal pour monopole de la contrainte légitimer les décisions les plus monstrueuses. Cela présente légitime car ce serait là une aussi l’avantage de diluer la responsabilité des décideurs qui source inévitable d’arbitraire. peuvent s’abriter derrière le respect des procédures, la collé- Au besoin, on rappelle, pour gialité de l’institution et l’abstraction de la norme. la dénoncer aussitôt, la formule car tel est notre bon plai- sir, apposée au bas des ordonnances royales sous l’Ancien Poussant le vice jusqu’au bout, notre société a l’Régime, tout en faisant un contresens sur la signification du importé aujourd’hui des pays anglo-saxons le mot « plaisir » qui renvoie au verbe latin placere que l’on concept de gouvernance : il s’agit alors, dans le monde pourrait traduire par ce qu’il convient et non le caprice du de l’entreprise, de présenter des décisions relevant de choix prince. humains comme des ajustements techniques pris en vertu d’une nécessité irréfragable. Tel plan de licenciement n’est Bref, répudiant l’ordre monarchique, la Révolution française plus décidé et expliqué par le chef d’entreprise au nom d’un voulut fragmenter et dépersonnaliser le pouvoir : la fragmen- choix libre et éclairé mais à l’issue d’un audit extérieur qui tation prit la forme d’une séparation des pouvoirs, vantée dès fait apparaître des conclusions rationnelles et indiscutables. Montesquieu sous la forme de contre-pouvoirs qui s’équi- À la fin, personne n’est responsable puisque nécessité fait loi librent entre eux pour devenir ensuite sous la Révolution des et que la procédure a été respectée. pouvoirs aux cloisons si étanches que seul un coup d’État pouvait résoudre les inévitables conflits qui en découlaient. Le maire échappait pour l’instant à cette dépersonnalisation Quant à la dépersonnalisation du pouvoir, elle prit la forme et à cette technicisation du pouvoir. Lui seul pouvait encore des régimes d’assemblée tant pratiquée sous la Convention dire « l’État, c’est moi » comme Louis XIV. Lui seul pouvait par le comité de salut public, où au prétexte de lutter contre tisser des liens affectifs avec ses concitoyens, sans s’abriter L’Incorrect n°26 décembre 2019 33 Politique

derrière des normes techniques ou des règlements imper- sonnels. Lui seul pouvait agir sur le quotidien des gens qu’il rencontrait dans la rue ou à la boulangerie. Lui seul gouver- Dans certains nait réellement, en fait. Cette époque risque malheureuse- ment d’appartenir à l’histoire : la complexité des règlements villages, les administratifs et le poids des responsabilités locales ont conduit de nombreux maires à jeter l’éponge. Dans certains communes sont villages, les communes sont fusionnées et administrées par un exécutif lointain qui ne connaît pas sa population, quand ce n’est pas par le préfet lui-même, lorsque personne ne s’est fusionnées et porté candidat. De même, les nombreuses intercommunali- tés conduisent les maires à être dépossédés de leur pouvoir administrées par un au profit d’agglomérations géantes qui confient les rênes du pouvoir à des techniciens non élus qui n’ont pas de comptes exécutif lointain qui à rendre. Les Gilets jaunes ont bien montré le désir d’exis- ne connaît pas sa tence de cette France d’en bas qui réclame un pouvoir humain plus qu’une administration population, quand impersonnelle. À divers titres et chacun avec leur propre style, des maires non-alignés ont choisi de contester cette ce n’est pas par le évolution des choses. Souvent très populaires dans leur commune, ils choisissent en général de se représenter car ils raisonnent en termes de vocation et non de carrière, préfet lui-même, dépensant sans compter leur temps pour leurs concitoyens. Nous avons choisi de donner la parole à certains d’entre eux, lorsque personne ne et ce, jusqu’aux élections municipales de mars prochain. Afin que la commune reste le dernier lieu de sociabilité humaine. s’est porté candidat Joackim Weiler – Unsplash Joackim Weiler ◆ Benoît Dumoulin 34 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique Lettre à mes amis parisiens qui m’expliquent les municipales

Chers amis, Fermement déterminé à faire aboutir l’union des droites j’étais, Avec les municipales de l’an prochain, le temps est venu de réa- solidement attelé à cette tâche je demeure, et cela quels que liser l’union des droites. Puisqu’on ne peut pas l’imposer par en soient les obstacles posés par différentes fractions de la droite haut, on va la réaliser par en bas. La base – le peuple, dites-vous – par toutes, à vrai dire. L’union des différentes familles de la – la réclame, elle va pouvoir l’imposer. Et à nous la conquête droite française – ou, présenté autrement, l’union de ceux qui des pouvoirs locaux, préfiguration de la conquête du pouvoir ont enfin décidé de ne plus se plier aux diktats de la gauche avec central ! ceux qui n’y ont jamais cédé – me paraît la seule voie pertinente pour parvenir à redresser la France dans tous les domaines, mais Je schématise mais tel est, en substance, ce que je lis depuis des dans le cadre des élections municipales, c’est un peu plus com- mois sous la plume de politologues et stratèges avisés (forcé- pliqué qu’il n’y paraît. ment avisés) dont je suis politiquement proche et qui ont pour point commun de résider tous à Paris ou dans ses environs, à Pour citer encore le général de Gaulle interviewé par Michel quelques exceptions près. Droit, expliquant pourquoi les cabrioles ne menaient à rien, « il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de Je regrette d’avoir à vous le dire aussi crûment mais je ne trouve politique autrement que sur des réalités ». Je m’en tiendrai à pas de formulation plus amène : vous ne connaissez rien – ou quelques-unes. disons, pour vous être aimable, pas grand-chose – des élections municipales. Le premier déterminant du vote, c’est le bilan Vos plans sur la comète sont brillants, aussi convaincants en La première des réalités, c’est que sur les 35 000 communes apparence que l’étaient vos analyses sur le mouvement des Gilets françaises et même un peu moins – oui, leur nombre ne cesse de jaunes alors que celles-ci, déjà, étaient surtout fondées sur la pro- baisser en raison des regroupements de communes, et les plus jection de vos fantasmes et de votre vision idéalisée du peuple, de 36 000 de nos livres scolaires qui avaient persisté jusqu’à 2015 mais il se trouve que j’habite en province, dans cette France que ont entamé leur décrue à marche forcée –, plus de la moitié ont vous désignez comme périphérique sans même vous rendre moins de 500 habitants, près des trois quarts ont moins de 1 000 compte de ce que cette expression peut avoir de condescendant, habitants, et, dans la totalité de celles-ci, l’électeur choisit le et j’ai quelques mots à vous dire, qui atténueront peut-être la conseiller municipal au cas par cas, puisqu’on y pratique encore gueule de bois que vous vous préparez à prendre de plein fouet le panachage (voir ci-contre). au soir des municipales. Au total, ce sont plus de 90 % des communes qui ont moins Allons-y, franco de port et d’emballage. De façon outrancière de 5 000 habitants ! Selon la définition de l’Insee, au-dessus de peut-être, mais cela vous permettra de mieux comprendre. Le 2 000 habitants, on parle de villes. Dans la réalité, en dessous de rôle de bouffon de cour n’est pas pour me déplaire. 5 000 habitants, on vit dans de gros villages. Où tout le monde se connaît, ou, du moins, se côtoie. L’inconnu, celui qui est fraî- L’union des droites à l’épreuve de la réalité chement arrivé, celui qui sort peu, qu’on ne croise pas au marché Pour paraphraser le général de Gaulle lors de sa conférence de ou au match, ni au bistrot, ne le reste pas longtemps. Je vais y presse de l’entre-deux tours de la présidentielle de 1965 : « Bien revenir. entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant La deuxième des réalités, c’est que dans ces communes-là, dans “Union des droites !”, “Union des droites !”, “Union des droites !”, plus de 90 % d’entre elles donc – l’an dernier, c’était 93,8 % ! –, mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien ». la fameuse « prime au sortant » est infiniment plus marquée Quoi ? Le rédac chef des pages politiques de L’Incorrect renie qu’ailleurs, où, déjà, elle est très forte. Dans chaque élection, il donc tout à coup ce pour quoi le journal se bat depuis sa créa- y a ce qu’on appelle le « déterminant du vote » : ce qui fait que tion ? Et cela peu après la Convention de la droite, dont il a été l’électeur vote pour un candidat plutôt que pour un autre. Il dif- – le mensuel, pas moi – le co-organisateur ? Évidemment pas. fère selon le scrutin, selon le moment où celui-ci est organisé, L’Incorrect n°26 décembre 2019 35 Politique

voté, je ne l’ai demandé à personne. Parce que je pensais et je pense toujours que « Bien entendu, on peut dans un patelin de 4 000 habitants de la France profonde, on peut s’entendre, sauter sur sa chaise comme entre gens de bonne volonté, sur la ges- tion communale, quels que soient ses un cabri en disant “Union des choix politiques par ailleurs. Pour différentes raisons dont la moindre droites !”, “Union des droites !”, n’était pas ma personnalité, nous n’avons fait que 13 %. Un score néanmoins suffi- “Union des droites !”, mais sant pour se maintenir au second tour. Il me suffisait de me rendre à la préfecture pour redéposer la liste et j’aurais vraisem- cela n’aboutit à rien et cela ne blablement été élu conseiller municipal. J’en ai décidé autrement. J’ai fait voter les signifie rien » colistiers : maintien ou retrait ? Soit dit en passant, qui d’autre a fait pareil dans telle des 36 000 communes de l’époque ? selon même le mode de scrutin (propor- C’est seulement lorsque le maire sortant À une très courte majorité, ils ont décidé tionnelle ou majoritaire). Par exemple, il n’a pas donné satisfaction que l’on com- du retrait. Leur motivation : faire battre, n’est pas le même à la présidentielle ou mence à regarder les autres offres (quand par la liste menée par celui qui était alors aux européennes (exemple pas totale- il y en a plusieurs, car souvent, il n’y a que secrétaire départemental de l’UMP, le ment pris au hasard). deux listes, celle de la majorité sortante et maire sortant PS. Non pas parce qu’il était socialiste, mais parce qu’après deux Aux élections municipales, le premier celle de l’opposition) autrement que par simple curiosité. Pour trouver qui pour- mandatures (et plus de trente ans de déterminant du vote, c’est la satisfaction à municipalité socialiste), la sclérose et le l’égard de son maire – si celui-ci se repré- rait faire mieux. Et là non plus, hormis pour les minorités politisées, le principal sectarisme régnaient, ainsi que la gabegie, sente, naturellement. Si on est satisfait et n’étaient plus supportables. du bilan de son maire, on le reconduit. critère de choix ne va pas être politique. Quelle que soit son étiquette politique. Six ans plus tard et bien que le contexte On aura beau présenter une liste d’union Voter pour ses idées, oui, soit encore plus favorable à une candida- des droites dans une ville administrée mais quand on ne peut pas ? ture, je ne repars pas. Trois listes seront par une équipe de gauche mais qui vote Dans ma « ville » (4 000 habitants), en lice, qui devraient comprendre cha- à droite pour les élections européennes, en 2014, j’avais constitué une liste. cune des candidats ayant figuré sur celle législatives ou présidentielle, si le bilan du D’« union des droites » ? Désolé mais que je conduisais en 2014. Celle du maire maire sortant est jugé positif par la popu- non. Plutôt d’« union communale ». sortant (un juppéiste ayant quitté LR lation, il sera reconduit. Avec les suffrages Avec des gens ayant apporté leur suf- devenu trop à droite à son goût), dont le d’une large partie de l’électorat de droite, frage, à la présidentielle précédente, les bilan n’est pas critiquable, puisqu’il n’en à l’exception de ceux, minoritaires, qui uns à Nicolas Sarkozy, d’autres à François a pas. Celle conduite par l’ancien secré- font systématiquement un vote politique. Bayrou, d’aucuns à Marine Le Pen ou à taire de la section socialiste du coin, qui Même chose en sens inverse (maire de Jean-Luc Mélenchon. Enfin j’imagine car est un copain. Celle menée par un haut

Arnaud Jaegers– Unsplash droite dans une ville qui vote à gauche). si certains m’ont dit pour qui ils avaient fonctionnaire qui vient juste de prendre 36 L’Incorrect n°26 décembre 2019

Histoire de rigoler encore Politique plus, Robert Ménard aurait pu demander aussi combien se sont investis dans la vie associative locale, et pas celle de l’entre-soi où l’on se retrouve pour se congratuler entre gens du même milieu social et des mêmes convictions.

sa retraite, est revenu au pays de sa femme, est assurément le Ici, avant de voter, si on veut changer d’équipe municipale, on plus compétent, aura des colistiers marqués à droite et qui sont regarde qui mène la liste. Puis qui y figure, c’est-à-dire qui a des amis, mais est réputé macroniste. Je fais quoi ? Je le sais mais bonne réputation et qui est bien connu pour être un filou ou un comme, quel que soit mon choix, je vais me faire lyncher, je le incompétent notoire, qui est sympathique et qui ne l’est pas, qui garderai pour moi. serait adjoint aux sports, aux finances, ou à la vie associative, aux affaires sociales. Enfin les programmes, sans illusion sur le fait Et ils sont où les militants de droite ? qu’ils ne seront pas tenus mais parfois, ils donnent envie. Ceci pour dire que l’union des droites, c’est bien joli, mais que, dans la vraie vie, ça se heurte à la dure réalité. Pour en finir avec Robert Ménard a eu parfaitement raison de lancer, à la Conven- mon patelin, je précise qu’aux européennes, la liste du RN, tion de la droite, au public chauffé à blanc par l’intervention conduite par Jordan Bardella, a obtenu près de 24 % des voix. d’Éric Zemmour et par avance enivré de discours qui allaient, Première fois que le parti de Marine Le Pen sortait en tête : à la c’est certain, déboucher sur des batailles victorieuses et même présidentielle, elle était arrivée troisième, derrière Macron et avoir un effet démultiplicateur sur les conquêtes du printemps Mélenchon, Fillon étant quatrième et Dupont-Aignan dans les 2020 : « J’en ai marre de ces gens qui ont des excuses pour ne pas se choux. Mais de liste de droite, monolithique ou d’union, il n’y présenter ! Combien de personnes ici se présentent à des élections ? aura pas. Combien ? Trois ? » Jamais autant de regards ne s’étaient tour- nés en un même instant vers les paires de pompes… Histoire de Si j’ai pris cet exemple, outre que je le connais un peu, c’est rigoler encore plus, il aurait pu demander aussi combien se sont parce qu’il est représentatif. Pour qu’il y ait union des droites, investis dans la vie associative locale, et pas celle de l’entre-soi où encore faut-il qu’il y ait des droites. Avec des représentants l’on se retrouve pour se congratuler entre gens du même milieu dûment identifiés, présents, actifs et insérés dans le tissu asso- social et des mêmes convictions. ciatif et social, et compétents – et pas seulement pour ouvrir leur grande gueule au bistrot. Or chez moi comme dans beau- Là où je ne suis pas le maire de Béziers, c’est dans sa diatribe : coup, mais alors vraiment beaucoup de communes, il n’y en a « Je n’en ai rien à faire de la métapolitique ! » Lorsque celle-ci pas. Des militants du RN, du PCD, du CNIP ou que sais-je, y’a se cantonne aux discours, soit, tout a été dit, mais nous avons pas. Ou s’il y a, ils ne doivent sortir que la nuit, de peur… De plus que jamais besoin de « métapolitique appliquée », car peur de quoi ? contrairement à ce qui a été dit et redit, nous, la droite, n’avons pas gagné le combat culturel, et il sera extrêmement difficile de La dernière fois que j’ai vu – enfin, aperçu – des militants poli- vaincre politiquement sans l’avoir emporté culturellement. À tiques de droite, c’était un trio du FN, pas encore rebaptisé RN. l’heure où j’écris ces lignes se tient, à la salle polyvalente pom- Venu d’ailleurs bien sûr, posant à la va-vite des tracts sur les peusement baptisée Espace culturel André-Malraux alors que pare-brise des voitures et marchant tête baissée. Je n’ai même son principal intérêt est d’y permettre la tenue des lotos, une pas pu en attraper un pour faire causette. À un moment, un type « Boum des familles » organisée par la municipalité. Avec cette un peu cinglé leur a crié dessus, les a suivis, les a menacés, leur spécificité pour attirer l’autochtone : « Possibilité de manger sur a lancé un caillou. Ils ont appelé la gendarmerie… Ils ont dû place (plat unique africain, à base de riz, légumes et poulet) ». Je croire que mon patelin, c’est Vénissieux. suis sûr que c’est complet (la salle, pas le riz). Sans combat métapolitique, le rap règnera Au collège de mon fils, établissement relevant de l’enseigne- Alors quand je vous vois, amis politologues et stratèges avisés, ment catholique, se prépare, sous la direction du professeur de vous épuiser sur Twitter ou dansLe Figaro à expliquer la straté- musique, le spectacle de fin d’année. J’ai le programme sous les gie d’union des droites pour les municipales, et même si celle- yeux. Sur les onze chansons qui doivent être interprétées (je ci peut aboutir à d’intéressants résultats dans de grandes villes passe sur les danses et sketchs), vous préférez laquelle ? Celle (Perpignan bien sûr, mais aussi Carpentras ou Menton), je suis de M. Pokora, de Gims, d’Amir ? Plutôt celle de Louane ? Sinon partagé entre rire nerveux et désolation. Un conseil : cessez de il y aura du Lady Gaga et des extraits de la musique du Roi Lion. vous fatiguer. Ici, on ne lit pas Le Figaro, on lit Sud-Ouest. Et on L’an dernier, il leur avait fait apprendre Ma philosophie, d’Amel est scotché sur Facebook, pas sur Twitter. On ne sait même pas Bent. « Mais toujours le poing levé » J’ai dit ce que j’en pen- ce que c’est. En septembre, le candidat réputé macroniste que sais, on m’a regardé avec de grands yeux et fait comprendre j’ai évoqué, venu de la capitale, a créé un compte Twitter pour qu’il valait mieux que je me taise. Et l’Apel ne trouve rien à y les municipales. Je me suis abonné. Deux mois plus tard, je suis redire, elle tient la buvette. Je me suis éloigné du sujet des muni-

toujours le seul « follower » cipales ? Je ne crois pas. ◆ Bruno Larebière Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 37 Politique Pour le panachage généralisé Comment imposer, sinon l’union des droites, du moins la volonté des électeurs dans l’élection de leurs représentants ? La solution, évidente, est connue des Gilets jaunes qui habitent dans le monde rural et il est surprenant qu’ils n’en aient pas fait un cheval de combat. Son nom : le panachage.

usqu’en 1982, on pouvait panacher, aux pour les candidats défendant réellement ses posi- municipales, dans les communes de tions. Quelle que soit la liste sur laquelle ils figurent. moins de 30 000 habitants ; sous l’impul- sion du plus sectaire des socialistes, Jean Aux dernières européennes, par exemple, il aurait Poperen, issu du PCF, le seuil a alors été été possible de voter pour François-Xavier Bellamy, ramené à 3 500 habitants. Ce n’était pas Bernard Asso et Bernard Carayon sur la liste LR, encore assez. Depuis 2013, sous Hol- pour Nicolas Bay, Hervé Juvin, Jean-Paul Garraud landej donc, on ne peut plus panacher que dans les et Jérôme Rivière sur la liste RN, pour Bruno North communes de moins de 1 000 habitants. Au cours et Thierry Gourlot sur la liste conduite par Nicolas du débat, les députés s’avisèrent même d’abaisser Dupont-Aignan. Tout en rayant les noms d’un cer- le seuil aux communes de moins de 500 habitants. tain nombre de nuisibles qui figuraient sur chacune Le Sénat, plus en phase avec la ruralité, a ramené les de ces listes. députés à la raison. Avec deux conséquences majeures : la première est Le panachage, tel qu’il subsiste donc dans les com- que, choisis pour ce qu’ils sont, les heureux élus munes de moins de 1 000 habitants, consiste, d’une auraient échappé de facto, sitôt désignés, par la légi- part, à pouvoir rayer des noms sur une liste de can- timité qu’ils auraient acquise, aux diktats du parti qui didats, et, d’autre part, à pouvoir glisser plusieurs les avait présentés sur sa liste ; la seconde est qu’on bulletins dans l’enveloppe, tout aussi raturés l’un ne voit pas ce qui les aurait ensuite empêchés de que l’autre. Un seul impératif : que vous n’ayez pas contracter alliance et de réaliser, enfin, l’union des voté pour plus de personnes qu’il n’y a de sièges à droites. pourvoir. Vous pouvez même rayer beaucoup plus de noms et n’en garder que quelques-uns si ça vous Le panachage, tel qu’il subsiste donc chante (1). Pour le dépouillement, évidemment, ne comptez pas l’avoir pour 20 heures, puisqu’il faut dans les communes de moins de 1 000 totaliser le nombre de voix obtenu par chacun des candidats et non totaliser par liste. habitants, consiste, d’une part, à pouvoir rayer des noms sur une liste de candidats, Pourquoi vanter les mérites du panachage, qui pourrait être étendu à tous les scrutins et, d’autre part, à pouvoir glisser plusieurs de liste, des municipales, quelle que soit la taille de la commune, jusqu’aux euro- bulletins dans l’enveloppe, tout aussi péennes en passant par les régionales ? raturés l’un que l’autre Parce qu’il est le seul qui permettrait d’en finir avec la mainmise des partis politiques sur la vie politique À gauche, de nombreux travaux sont menés française. Le seul qui permettrait l’élection de candi- sur ce qu’on appelle le « vote préféren- dats de droite, si tel est le souhait des électeurs, et à tiel ». ceux-ci de s’unir, une fois élus. Plusieurs variantes sont étudiées – certaines ont même été expérimentées – mais elles renvoient Avec le panachage, l’électeur, à qui l’on ne cesse de toutes au système du panachage. À droite, à notre dire que l’union des droites ne se fera que par la base, connaissance, nul ne s’y est attelé et si nous nous ce qui est exact, mais à qui on ne dit jamais comment trompons, nous serions heureux d’en être informés : elle pourrait se concrétiser (et pour cause, puisque nous en ferons état. même aux élections municipales, ce sont les partis qui, dans les grandes villes, accordent les investi- Sur la faisabilité, qu’on ne vienne pas nous dire que ce tures), disposerait enfin du moyen de ne voter que serait trop compliqué : dans les communes de moins de 1 000 habitants, là où vivent tous ces culs-terreux (1) Dans ces mêmes communes, on peut présenter des listes que Paris ne veut plus voir monter à la capitale en incomplètes, voire se présenter seul ! gilet jaune, on y arrive. Au Luxembourg aussi. ◆ B.L. 38 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique

Qu’est-ce qu’un bon maire selon vous ? Un bon maire, c’est quelqu’un qui Robert Ménard travaille. Je suis contre le cumul des mandats car il est impossible d’être « Il faut rassembler maire et député ou sénateur en même temps. Cependant, je serais person- nellement favorable à ce que les par- largement à droite sans lementaires aient eu auparavant un mandat local pour connaître la réa- faire d’idéologie » lité du terrain. Un maire doit avant tout faire preuve de bon sens, être à l’écoute des citoyens et répondre Malgré sa haine de la pensée, Robert Ménard à leurs exigences immédiates, au premier rang desquelles se situe a été élu avec le soutien d’un certain nombre la sécurité. Dans les villes de taille moyenne comme celle que je dirige, de partis politiques, dont le RN. Fort de son les préoccupations des habitants se bilan positif et de son implantation locale, il concentrent sur le triptyque sécurité, propreté et embellissement, auquel est désormais candidat à sa succession sans il faut ajouter la rigueur de gestion car dans une période où les gens aucun soutien partisan et lance un appel souffrent d’un manque de pouvoir d’achat, il est particulièrement scan- destiné à fédérer les maires non alignés qui se daleux de mal gérer l’argent public

reconnaissent dans sa démarche. et de dilapider les impôts des contri- Mairie de Béziers L’Incorrect n°26 décembre 2019 39

« L’immense majorité des responsables des Républicains sont venus me voir pour Politique collaborer avec moi dans le cadre des prochaines élections municipales » Robert Ménard

la droite et permettre à la gauche de se a donc quelque chose de profondément maintenir au pouvoir alors même qu’elle anti-démocratique. est minoritaire en voix… Dans ma ville, j’essaie de faire travailler ensemble tous Que pensez-vous de la les hommes de bonne volonté d’où qu’ils suppression de la taxe viennent ; d’ailleurs l’immense majorité d’habitation ? des responsables des Républicains sont J’y suis favorable. Pour l’instant, l’État venus me voir pour collaborer avec moi nous rembourse à l’euro près le manque dans le cadre des prochaines élections à gagner découlant de sa suppression, je municipales, ce qui montre que les bar- ne vois donc aucune différence. Dans ma rières idéologiques tombent petit à petit. ville, elle était tellement importante que Quant au Rassemblement national, il ne c’est une bonne chose de voir certains présentera pas de candidat contre moi. habitants ne plus la payer. Vous souhaitez donc faire Avez-vous réussi à baisser les de Béziers le laboratoire de impôts durant votre mandature l’union des droites au niveau ou, du moins, à ne pas les municipal ? augmenter ? C’est exactement cela. Béziers est un Je n’ai jamais augmenté la part commu- laboratoire limité parce que c’est une nale des impôts. On ne peut jouer que sur ville de 80 000 habitants mais j’espère le taux et non sur l’assiette qui dépend de l’État ; j’ai donc diminué le taux d’impo- que l’on pourra ensuite gagner des dépar- sition dès la première année de ma man- tements et des régions. Il faut rassembler dature. La raison est simple : à Béziers, largement à droite sans faire d’idéologie il y a 25 % de la population qui paie des car les problématiques locales sont avant impôts, ce n’est pas normal de les pressu- tout centrées sur le cadre de vie des gens, rer autant ! Mais il faut faire très attention la sécurité et la propreté, la lutte contre aux conséquences : quand vous bais- le communautarisme et l’action sociale, sez les impôts de 1 %, cela vous enlève ce qui devrait permettre de coaguler un 0,5 M € d’investissement par an. Nous certain nombre d’élus et de candidats. les avons baissés de 4 %, il en résulte un C’est ce que je dis dans mon manifeste : manque de recettes estimé à 12 M € sur je n’appelle en rien à la constitution d’un l’ensemble de la mandature. C’est bien énième parti qui ajouterait à la confusion pour le contribuable mais c’est aussi une actuelle, je souhaite simplement que se buables. Il est donc important de réduire marge de manœuvre que je perds pour lèvent des élus qui méprisent le politi- mener à bien des projets ; je suis content le train de vie des élus et leurs indemni- quement correct et ne recherchent que tés. À Béziers, j’ai baissé les miennes de de l’avoir fait mais je ne pourrai réitérer le bien commun. Beaucoup sont déjà l’opération une seconde fois. 30 %, c’est symbolique mais cela a été séduits par ma démarche. bien perçu par la population. Si vous êtes élu, vous Quelle est votre marge de Vous lancez une initiative visant gouvernerez toujours avec des manœuvre dans la mesure où à fédérer les maires non alignés gens issus de différents partis ou les maires sont de plus en plus qui ne se reconnaissent pas non encartés ? dépossédés de leur pouvoir dans un parti mais dans un style Lors de ma première candidature, j’avais au profit des communautés de direct et des idées fortes. Vous le soutien d’un certain nombre de partis. communes ? avez rédigé un manifeste en ce Cette fois-ci ce ne sera plus le cas. Il y sens, que nous reproduisons. La loi NOTRe (du 7 août 2015 portant aura des personnes de différentes sensi- Diriez-vous que vous aspirez Nouvelle Organisation Territoriale de bilités qui peuvent être issues de tel ou à faire émerger un populisme la République) a fait beaucoup de tort tel parti mais qui figureront sur ma liste municipal ? à la démocratie. Aujourd’hui, on nous à titre individuel. Je pense d’ailleurs que Je pense qu’il y a des maires, à droite, qui explique, d’un côté, qu’il faut des élus c’est cela qui assurera le succès de cette partagent un socle commun de convic- plus proches des citoyens mais de l’autre, liste. Je crois beaucoup plus aux alterna- tions et sont confrontés aux mêmes on dépouille les maires de leur pouvoir tives fondées sur la confiance que l’on questions en voulant y apporter les au profit d’instances intercommunales peut tisser localement avec les personnes mêmes réponses. Ils ont besoin d’être dotées de « super-maires » non élus engagées que sur les alliances d’appareil regroupés mais ne le font pas pour l’ins- par la population mais par les maires qui sont toujours bancales. tant parce qu’ils sont terrorisés par la eux-mêmes. À Béziers, si l’élection du peur d’être montrés du doigt, en particu- président de la communauté d’agglo- Vous pensez pouvoir conquérir lier par les médias, s’ils s’allient avec l’ex- mération avait été organisée au suffrage l’agglomération, cette fois-ci ? trême droite. Toujours ce même front universel, j’aurais été élu ! Le fonction- Je l’espère. républicain qui n’existe que pour diviser nement de cet échelon intercommunal ◆ Propos recueillis par B.D. 40 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Manifeste

Politique MON VILLAGE, MA VILLE, MA FRANCE

Nous croyons aux ancrages, à l’enracinement, au particulier. Nous croyons aux vertus de la liberté d’entreprendre mais Au-delà de nos différences de sensibilité, nous voulons nous ne voulons pas d’une société entièrement régie par les incarner l’attachement à notre pays, à son histoire, à ses lois du marché, notamment quand cela remet en question traditions, à son mode de vie. notre mode de vie et nos traditions. Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ! Nous dénonçons le multiculturalisme qui met en miettes cette France que nous chérissons. Terre d’accueil pour les Nous voulons en finir avec les exclusives, les « cordons persécutés – et nous en sommes fiers – elle se transforme, sanitaires », les crécelles à agiter de peur d’être marqués sous nos yeux, en une mosaïque de communautés étrangères au fer rouge de la diabolisation. Nous réclamons le droit de les unes aux autres. Et de cela, nous ne voulons pas. dire ce que chacun voit. Nous voulons former nos équipes municipales avec les personnalités de notre choix sans subir le Nous sommes attachés à la diversité des peuples et des diktat des appareils politiques ou les oukases médiatiques des cultures, soucieux de recréer des liens, de retrouver les éternels donneurs de leçons ! bienfaits du commun, du collectif. Aussi, nous voulons mettre un frein à l’immigration de masse et cesser de nous agenouiller Nous sommes persuadés, tout au contraire, qu’il faut rassembler, unir, casser les murs et jeter des ponts. Car, dans devant l’islam politique. Oui à l’accueil des véritables réfugiés, tout combat, on avance en rangs serrés, l’union fait la force, et non aux clandestins et à une immigration de masse qui change quand une maison est en feu, on ne regarde pas la manucure le visage de la France ! de celui qui vous tend le seau. Nous croyons à nos communes, à nos bonnes vieilles Nous ne sommes pas d’accord sur tout. Tant mieux, c’est communes, vestiges d’un temps que nos « élites » rêvent de rassurant. Mais s’il est des choses essentielles pour lesquelles voir disparaître. Ces « élites » qui naviguent sans cesse entre nous pouvons avancer ensemble, faisons-le, sans faire écho paternalisme et mépris à l’égard de ceux qu’ils nomment des aux cris d’épouvante des moralistes à quatre sous. « petits élus ». Ces « élites » qui vantent la démocratie mais fustigent le peuple quand il « vote mal » en le traitant de Nous avons choisi de dire qu’une chose est belle si elle est populiste ! belle, bonne si elle est bonne, vraie si elle est vraie, sans égard à la couleur politique de celui qui l’exprime. C’est la seule façon Nous préférons l’échelon de proximité, celui où peut se d’avancer. Tout le reste n’est que bavardage. décider le plus possible de ce qui nous concerne. Aussi, nous voulons rétablir la liberté de s’associer ou pas à d’autres Nous croyons à la « décence ordinaire » chère à George communes, afin de mutualiser au mieux les services qui Orwell, cette capacité à faire le tri entre le bien et le mal, le peuvent l’être dans le respect de l’intérêt de chacun. Nous juste et l’injuste, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. voulons une démocratie de proximité et d’efficacité. Nous croyons en notre peuple, en sa sagesse, en son bon sens. Nous sommes conscients que la sécurité est la première des Nous entendons le protéger des folies du temps, lui rappeler libertés que l’on doit à nos concitoyens. Personne ne doit l’héritage dont il est tributaire et la responsabilité qui est la être forcé de « vivre ensemble » dans des ghettos, la peur au sienne auprès des générations à venir, notamment dans la ventre, sans pouvoir circuler en toute sécurité. La politique transmission de notre environnement naturel et culturel. de l’excuse qui sévit souvent au sein de la magistrature Nous croyons que la France doit avoir une voix singulière, ni blanchit trop fréquemment les persécuteurs qui se croient donneuse de leçons, ni simple écho à la macdonaldisation tout permis et jouent les caïds dans les cités, alimentant du monde. Une voix originale qui incarne la résistance au communautarisme et revendications identitaires. Nous progressisme diversitaire et à ses ravages. Une voix qui entendons le dire sans peur ni des médias ni du politiquement soit celle des victimes de la globalisation et du refus de la correct. standardisation du monde.

Nous croyons qu’on ne peut pas continuer à être forts en Nous croyons à la vertu de l’exemple. Assez des profiteurs, des slogans et pauvres en réponses concrètes. Nous devons cesser fricoteurs, des prébendiers ! De ceux-là, notre peuple ne veut de répondre aux vrais problèmes par des formules magiques. plus. Il l’a crié sur les ronds-points. Il le crie en boudant les urnes. Nous ne voulons plus de ces promesses de campagne qui conduisent, une fois les élections gagnées, à expliquer que la Nous croyons que tout est affaire de sincérité et de courage. situation s’est avérée bien plus grave que prévu et qu’il faut D’affirmation d’une liberté et de refus d’une destruction donc revoir nos prétentions à la baisse. Ces capitulations annoncée. Il faut avoir les mains libres et rendre des comptes. entament la crédibilité des élus. La définition même de la démocratie. ◆ L’Incorrect n°26 décembre 2019 41 Politique Charles Millon « On a voulu faire des communes de simples succursales de l’État » Avant d’être l’homme politique de premier plan que le grand public connaît, Charles Millon a été un élu de terrain très attaché à la vitalité de la démocratie locale. Pendant près de vingt-cinq ans à la tête de la mairie de Belley ou plus de dix ans à la région Rhône-Alpes, il s’est efforcé de nouer des relations de proximité avec ses concitoyens. Celui qui anime aujourd’hui L’Avant-garde déplore la déshumanisation de la fonction du maire, sous la pression conjointe des normes administratives et des regroupements communaux.

Quelle est votre vision du maire pour en œuvre un certain nombre de règlements. demain, quelles doivent être ses Les maires ont été débordés sous les circu- compétences ? laires et injonctions administratives, pour Le maire est un personnage essentiel contrôler la régularité de telle ou telle de la démocratie. C’est lui qui fait le démarche, tout en ayant moins de res- joint entre le peuple et ses dirigeants, sources financières et humaines. Le qui va permettre à la société com- résultat, c’est qu’un certain nombre munale d’être un lieu de rencontres de maires se retirent. De plus, avec et de services où les plus pauvres l’intercommunalité, on assiste à un peuvent être soutenus par la com- regroupement de collectivités qui munauté et les plus vieux peuvent peut casser ce lien affectif et de proxi- trouver de la chaleur ; un lieu où ceux mité avec les citoyens et les éloigner qui sont malades peuvent se faire soi- de la démocratie parce qu’ils auront gner, où celui qui cherche un emploi l’impression d’être totalement ignorés aura une réponse, où celui qui cherche à par les autorités politiques locales. prendre une initiative trouvera des associés et des personnes qui vont l’aider. Le maire est le Que compte faire L’Avant-garde, patron d’une communauté, au sens propre du terme. comment prend-elle part à la bataille des C’est la raison pour laquelle je suis très circonspect devant municipales pour 2020 ? la réforme menée depuis des décennies où l’on a voulu faire L’Avant-garde est un réseau au service de ceux qui veulent des communes de simples succursales de l’État. On a tenté participer à la vie publique. Dans ce cadre, nous avons lancé d’effacer ce rôle de partage de convictions, d’idées et de vie un cycle de formation pour les candidats aux élections muni- dans une collectivité qui crée du lien entre les gens quelles cipales et avons animé, durant une année, des sessions sur les que soient leurs idées, leur milieu social ou leurs engage- compétences et moyens des collectivités locales, la manière ments. Je crois véritablement que le maire a un rôle essentiel de gérer les services publics tels que l’éducation, la santé, la car il est le garant de la démocratie locale. dépendance, la voirie, l’entretien des bâtiments publics, etc. Comment expliquez-vous qu’il y ait de moins en On a insisté sur la notion de bien commun communal et sur moins de maires qui veulent se représenter, et les qualités requises pour animer la vie locale. Une de nos même des communes où l’on ne trouve pas de convictions est que la démocratie ne peut vivre que par les candidat et qui sont, de ce fait, administrées par cellules de base que sont les communes, et que si l’on veut le préfet ? que le pays relève la tête, plutôt que de se présenter à la pré- Le maire étant l’animateur d’une collectivité, il n’a pas pour sidentielle, il faut commencer d’abord par investir le terrain ambition de tout faire lui-même ; il est là pour être au service communal puis les échelons départementaux et régionaux. des autres. Malheureusement, le pouvoir central a oublié que Ce n’est que comme cela que l’on reconstituera un humus le maire avait ce rôle de chef d’orchestre local et a cru que qui pourra rénover en profondeur la démocratie. ◆ Propos

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect c’était simplement un agent administratif qui devait mettre recueillis par B.D. 42 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique

nence, on finit par avoir mal aux adduc- Mon général à l’assaut teurs ». La deuxième fois que Lépinau a échoué sur le fil, c’est aux légis- de Carpentras latives de 2017. Marion Maréchal toujours Le Pen n’ayant pas souhaité se représenter, il était le candidat naturel. La dernière fois, ça s’est joué à rien, mais Carpentras Il est allé au charbon. Avec 90 voix de n’est pas retombé à droite. Cette fois,Hervé de retard seulement (sur plus de 35 000 suffrages exprimés !) au soir du premier Lépinau se range, tout de même pas au garde-à-vous tour sur la candidate de La République mais pas loin, derrière un général. Sur une liste de en marche, Brune Poirson, c’était encore plus jouable. La « droite » « droite plurielle », qui rend évidemment furieux le locale, dont le candidat LR-UDI avait député LR du cru, un certain Julien Aubert. été sèchement éliminé, a fait ce qu’il fal- lait. Dans le duel final, Brune Poirson l’a emporté. De 421 voix. eux fois mais pas trois. La En nombre de suffrages, c’est plus par- première fois, ce fut en lant. Le socialiste Francis Adolphe est Les Carpentrassiens ont tout gagné. 2014. Carpentras avait été réélu avec 5 894 voix contre 5 588 à Brune Poirson étant entrée au gouver- à deux doigts de se doter Hervé de Lépinau. Il en a manqué 306 nement, elle a été remplacée par son d’un maire FN. À deux au candidat FN. Cherchez pas, Aubert suppléant, Adrien Morenas, dont le ddoigts seulement. Au premier tour, en a neutralisé 1 776. Même pas pour principal fait d’armes est d’avoir été le Hervé de Lépinau, suppléant de Marion préparer l’échéance suivante en batail- rapporteur de la commission d’enquête Maréchal-Le Pen à l’Assemblée natio- lant à la tête de l’opposition. Moins de sur la lutte contre les groupuscules d’ex- nale, talonne le maire sortant Francis deux ans plus tard, il a démissionné du trême droite. Quant à Francis Adolphe, Adolphe à la tête d’une liste d’union conseil municipal. « Relevons le défi, rallié à Macron, il a dû quitter la mairie de la gauche : 37,32 % pour le socia- relevons Carpentras ! », qu’il disait. Et la queue entre les jambes. Il a démis- liste, 34,37 % pour le frontiste. Moins courage fuyons… sionné en juin 2018 après avoir été de quatre cents voix les séparent. C’est condamné à huit mois de prison (avec jouable. Ça paraît jouable. Ça aurait pu « La seule chose qui intéresse Aubert, sursis) et cinq ans de privation de ses être jouable sans le troisième larron, j’ai commente aujourd’hui Hervé de Lépi- droits civiques, civils et familiaux pour nommé Julien Aubert. nau, c’est lui. Mais qu’il fasse attention : violences aggravées sur la dame qui par- à force de faire le grand écart en perma- tageait sa vie. La classe. Carpentras a pour particularité d’être à cheval sur deux circonscriptions : Car- pentras-Sud est sur la 3e circonscrip- tion du Vaucluse, celle détenue alors par Marion Maréchal-Le Pen, Carpen- tras-Nord est sur la 5e, où Julien Aubert s’est fait élire député UMP ras les mous- taches en 2012. Lui aussi s’est porté can- didat aux municipales. Avec 16,63 % au soir du premier tour, il est mort. Enfin presque. Il lui reste la capacité de nuire. De nuire à la droite. Un an plus tôt, Julien Aubert a créé le Rassemblement Bleu Lavande pour faire obstacle au Rassemblement Bleu Marine dans le Vaucluse. En politique, il faut savoir désigner l’ennemi principal et l’ennemi, pour lui, se trouve sur son flanc droit. Alors il maintient sa liste. Il sait qu’il va sortir minable mais la cause vaut bien ce sacrifice. Et ça marche. Au second tour, Julien Aubert ne recueille plus que 13,39 % des suffrages, mais il est parvenu à empêcher un nombre suf- fisant de ses électeurs de se reporter sur Lépinau. L’Incorrect n°26 décembre 2019 43 Politique

et de 2008. À la grande fureur d’Au- bert, qui, assure le général, se comporte La Chesnais ne s’est pas tout de suite désormais « comme un animal blessé qui rue dans tous les sens ». « Il fait tout pour précipité vers Lépinau. Il a d’abord que nous ne prenions pas la mairie », confirme Lépinau. rencontré Julien Aubert. Il nous a La possibilité de constituer une liste de confié avoir été surtout marqué par sa « droite plurielle » et de remporter – enfin ! – la mairie de Carpentras, tous « suffisance » et par son « bornage » deux y croient. Avec des candidats issus du FN, de LR, de l’ex-UDF et de tous les courants de la droite française, PCD et CNIP inclus. Avec, pour citer son Dans sa lettre de démission au Cet homme, il l’a trouvé en la personne discours de départ de l’armée de Terre, préfet, il a écrit : de Bertrand de La Chesnais. Le général « Ma vie person- « des hommes et des femmes de caractère, de La Chesnais, 61 ans, 39 ans de ser- nelle, que j’ai sacrifiée, avec ses hauts et comprenant l’objectif et capables d’ini- vice, ancien numéro deux de l’armée de ses bas (qui n’en a pas eus ? […]) a fini tiatives pour entraîner leurs subordonnés Terre – il en était major général. Lors par l’emporter sur mon dévouement pour sans attendre ni subir » ? « Ce qui fait la de son départ à la retraite, fin 2017, le la vie publique ». La très grande classe. qualité d’une armée, disait-il aussi, c’est le général Bosser, chef d’état-major de l’ar- dévouement de ses hommes à un idéal ». Pour les municipales de mars prochain, mée de Terre, lui a rendu un hommage Hervé de Lépinau a décidé de ne pas qui figure toujours sur le site du minis- La Chesnais, qui n’est encarté nulle repartir. « Quand on rate deux élections tère de la Défense. Il parle d’un « soldat part, veut en tout cas rassembler sur sur le fil, c’est qu’il y a quelque chose qui ne de référence », d’un « chef hors pair », « le plus petit dénominateur commun », va pas. Je n’ai pas vocation à être l’éternel d’un « homme de convictions » qui aura à savoir « la crainte de voir la ville bas- loser. Tout ce que je veux, c’est débarrasser marqué l’institution de son « parcours culer dans l’islamisme ». Et il entend Carpentras de sa majorité socialo-com- exemplaire frappé du sceau de l’excel- bien convaincre les Carpentrassiens muniste. Qu’on remette de l’ordre dans la lence ». que sa conception de l’ordre est la plus efficace, car la plus juste : « J’ai ville. Qu’on arrête les magouilles. Qu’on Ce que veut le général de La une conception particulière de l’ordre, stoppe le grand remplacement et l’islami- Chesnais ? Ce qu’il a toujours nous explique-t-il. Au départ n’est pas sation. Qu’on bloque le déclin. Je suis parti fait : servir. Avec, à l’esprit, cette de l’idée que si quelqu’un me semblait en la police, ni les caméras de surveillance, phrase d’Antoine de Saint Exupéry que mais le beau. D’abord on restaure le beau, mesure de parvenir à l’emporter sur cette ferait bien de méditer Aubert : « La ligne, je me rangerais derrière lui ». on fait l’embellissement de la ville et on grandeur d’un métier est avant tout d’unir répond au besoin de propreté, ensuite on des hommes ». Car La Chesnais ne s’est répond au besoin de sécurité et on va vers pas tout de suite précipité vers Lépinau. la tolérance zéro. Mais dans cet ordre. Il a d’abord rencontré Julien Aubert. Il D’abord je donne, ensuite, puisque j’ai nous a confié avoir été surtout marqué donné, je suis en droit d’exiger ». par sa « suffisance » et par son « borna- ge ». Lors d’une conférence à l’Issep, Trois heures par jour pour le son école lyonnaise, il a fait la connais- moment, le général fait du porte- sance de Marion Maréchal. « Là, on est à-porte. Celui qui se réfère à Robert très vite devenus amis ». Et lorsqu’il a Ménard assure qu’on ne monte pas les vu Lépinau, celui-ci a topé. « Il m’a dit sacs de sable et qu’on ne met pas les bat- que j’étais le leader naturel ». La Ches- teries en position lorsqu’il débarque. Il nais sera donc tête de liste et Lépinau compte bien s’être présenté à 70 % de numéro trois. D’une liste d’union des la ville, qui compte près de 30 000 habi- droites ? Il y a du travail. tants, avant les élections. Ambitieux… Cela suffira-t-il ? « En 2014, se souvient Car Julien Aubert, encore lui, ne Hervé de Lépinau, le vote musulman désarme pas. Il a mis en piste son sup- s’était mobilisé contre moi. La fraude pléant, Claude Melquior, qui s’est déjà électorale aussi. Le tribunal administratif lancé dans la bataille… avec des fleurs. avait reconnu qu’il y avait eu des irrégula- « J’appartiens depuis plus de 30 ans à la rités mais il avait estimé qu’elles n’avaient troisième génération de pépiniéristes de pas altéré la régularité du scrutin… » plantes fleuries et d’arbres d’ornement à Carpentras », lit-on sur ce qui lui tient « J’ai bien compris que ma mission n’est lieu de site de campagne. Avec une telle pas d’aller chercher 300 voix, répond entrée en lice, pas étonnant que La Bertrand de La Chesnais. Si on part du Chesnais lui ait déjà piqué des militants total de 2014, et il n’est pas acquis, il faut et des colistiers des listes UMP de 2014 que j’en trouve mille ». ◆ B.L. 44 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique Jean-Claude Mensch « Nous prônons l’autonomie communale »

Petite commune de 2 200 habitants située au cœur de l’ancien bassin potassique d’Alsace, Ungersheim fait figure de modèle écologique grâce à l’inventivité de son maire, Jean-Claude Mensch, qui a tiré parti de la reconversion de l’activité minière pour développer toute une série de projets innovants qui garantissent à sa commune une autonomie toujours plus grande. Loin de l’écologie punitive, cet homme de gauche qui n’est plus encarté met en œuvre des solutions concrètes au service du bien commun et y associe la population locale.

Vous êtes issu d’une famille de mineurs, vous- niveaux : souveraineté alimentaire afin de savoir ce que l’on même avez travaillé à la mine, notamment en mange, autonomie intellectuelle afin de ne pas être dépen- tant que délégué syndical et au CHSCT, que dant du prêt à penser, autosuffisance énergétique afin de -pri retirez-vous de cette expérience et en quoi vous vilégier les énergies renouvelables – en particulier l’énergie a-t-elle forgé ? solaire – et démocratie participative en associant les citoyens J’ai reçu une éducation chrétienne et suis passé par la JOC, ce à la prise de décision communale. qui m’a permis de me consacrer aux autres et d’être dans un environnement de fraternité et de solidarité qui a perduré à la Ce désir d’autonomie vous rend-il opposé à toute mine, où tout le monde était syndiqué dans les années 1960. forme d’intercommunalité ? Devenu délégué mineur dans les années 80, c’est-à-dire payé Je n’ai pas d’opposition de principe à l’intercommunalité et par l’État pour m’occuper de la sécurité des travailleurs, j’ai y ai toujours été favorable quand elle ne prenait pas des pro- pu faire évoluer les conditions de travail des mineurs, au portions démesurées. Le problème, c’est qu’on veut créer besoin en arrêtant des chantiers lorsqu’ils étaient trop dan- aujourd’hui des structures toujours plus grandes sans leur gereux. Être confronté à un danger récurrent a forgé entre donner les moyens nécessaires, cela éloigne les citoyens des nous, les mineurs, une franche camaraderie. centres de décision. Globalement, la démocratie est diluée et devient impersonnelle s’il n’y a plus ces liens de proximité. Une fois élu maire en 1989, vous avez été De ce point de vue, je suis plutôt girondin. confronté à la fermeture progressive des mines du bassin potassique d’Alsace. Comment avez- Il y a une tradition assez jacobine à gauche. vous fait pour reconvertir le personnel ? L’éducation doit-elle relever selon vous de l’État La reconversion a démarré vingt ans avant la fin du gisement, ou pensez-vous qu’elle peut être plus qualitative ce qui a permis d’anticiper et de prendre les bonnes décisions. si elle est organisée localement ? Tous les acteurs concernés (syndicat, mairie, Église, direction Je crois à la délocalisation de la direction de l’Éducation des mines de potasse) ont contribué à ce que cette reconver- nationale au profit des régions qui devraient plus s’en occu- sion s’effectue au mieux et, de fait, contrairement à ce qui a per. En effet, chaque région a ses spécificités : pour nous, c’est pu se produire dans le Nord ou en Lorraine, nous n’avons pas la question du bilinguisme franco-allemand et la promotion assisté ici à une recrudescence du chômage. Il y a eu beau- de l’alsacien. Nous attendons d’ailleurs toujours que la France coup de formations à l’autoentreprise et une implication très ratifie la charte européenne des langues régionales. Le bilin- forte du tissu industriel des PME-PMI. guisme commence à la maternelle en Alsace, par exemple les cours de mathématiques sont donnés en allemand parce Les réalisations que vous avez faites, panneaux qu’on considère qu’il convient mieux à cette discipline ration- solaires, monnaie locale, transport des élèves nelle. Il y a donc toute une série de questions de ce type qui en calèche, approvisionnement de la cantine gagneraient à être gérées au niveau local. scolaire par les producteurs locaux, visent à garantir une certaine autonomie à votre La mairie doit aussi s’occuper de l’aménagement commune. Est-ce votre fil directeur ? du territoire. Comment faites-vous pour éviter Nous prônons l’autonomie communale afin de moins la bétonnisation urbaine et la désertification du dépendre du monde consumériste et matérialiste qui nous centre-ville ? formate dans l’unique but de consommer, ce qui est une Nous sommes dans un périmètre constructible identique forme d’aliénation. Cette autonomie se décline à plusieurs depuis trente ans ce qui simplifie bien des choses. On a même L’Incorrect n°26 décembre 2019 45 Ungersheim conjugue tradition et écologie. Quelques réalisa- tions concrètes • Un écomusée à ciel ouvert, orga- nisé comme un village alsacien du Politique début du XXe siècle qui fait revivre les traditions populaires locales et le patrimoine alsacien : habitations typiques (maisons à colombages, fermes, écoles, églises) aménagées en matériau d’époque, métiers artisanaux, machines agricoles, art de vivre, évènements culturels, fêtes locales, etc.

• Un centre historique minier de la potasse d’Alsace situé dans les lo- caux industriels d’une ancienne mine rénovée par une association dans le but de faire perdurer la mémoire des mineurs.

• Une friche industrielle reconver- tie en maraîchage biologique sur huit hectares, exploitée par des personnes en réinsertion sociale et qui fournit la cantine scolaire en légumes bio.

• Un éco-hameau zéro carbone ou programme d’habitat écologique avec transformation d’une maison ancienne en bâtiment chauffé par une chaudière à bois.

• L’acquisition d’un cheval canton- nier qui transporte chaque jour les « Notre monnaie locale est un outil anti- enfants en calèche à l’école et est spéculatif qui permet de réinjecter une partie utilisé sur les champs de l’exploita- tion maraîchère. de l’argent dépensé par les habitants de la • La création de la plus grande commune dans l’économie locale » centrale photovoltaïque d’Alsace, un chauffage solaire pour la piscine mu- Jean-Claude Mensch nicipale et une chaufferie collective à bois alimentant, par un réseau de chaleur, sept bâtiments communaux, réussi à diminuer un peu les terrains en partage avec plusieurs communes, si contribuant ainsi à l’autosuffisance constructibles pour préserver les terres bien qu’avec tous les chantiers en cours, énergétique de la commune. ◆ agricoles. De même, le conseil munici- Ungersheim produira d’ici 2023 autant pal a décidé à l’unanimité en 2002 de qu’elle consomme. Quant au chauffage faire retourner à la nature la zone indus- communal, il est assuré par le méthane. donne une dépense annuelle de nour- trielle de 11 hectares naguère dévolue à Nous avons d’ailleurs un projet d’unité riture de 4 M € réalisée à 90 % dans l’exploitation minière. Le nivellement de méthanisation, en filière sèche, sans lisier de porc pour éviter les odeurs, les supermarchés voisins, puisqu’Un- du terrain a permis de recréer le bio- gersheim n’en possède pas. L’intérêt tope des collines sèches, avec des orchi- qui va produire à peu près le double de notre consommation. du radis, c’est qu’il ne peut être utili- dées et des lézards particuliers mais cela sé que localement, chez les commer- prend du temps. Enfin, nous sommes Vous avez également créé une çants et artisans qui sont membres de à l’initiative de l’implantation de plu- monnaie locale, appelée le l’association qui gère cette monnaie sieurs centrales photovoltaïques, dans radis, ce qui rétablit une forme et qui signent la charte, ce qui dope un objectif d’indépendance énergé- de troc et facilite les circuits le commerce local. Concrètement, le tique. courts. Est-ce là l’intérêt ? radis est en parité fixe avec l’euro, l’as- Notre monnaie locale est un outil sociation bénévole qui le gère ne prend Êtes-vous autosuffisants en anti-spéculatif qui permet de réin- d’ailleurs aucune commission. Nous matière énergétique ? jecter une partie de l’argent dépen- sommes fiers de cette autonomie qui On y tend. La centrale solaire située sé par les habitants de la commune est, bien sûr, plus facile à mettre en sur le parking de l’écomusée est cou- dans l’économie locale. En France, un œuvre sur un territoire communal que verte d’ombrières photovoltaïques foyer dépense en moyenne 4 000 € dans de grands ensembles urbains. qui génèrent 2,7 mégawatts. Sur l’hé- par an pour sa nourriture. À Unger- ◆ Propos recueillis par Benoît et

D.R. lio-parc, il y a 5,4 mégawatts installés, sheim, nous avons 1 000 foyers, ce qui Marie Dumoulin 46 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique

Grenoble Laboratoire de catastrophe générale

Cité modèle de l’ensauvagement qui vient, la capitale du Dauphné allie dysharmonieusmeent la racaille aux cadres sups qui se croisent sans se côtoyer. Pendant que le peuple paie et souffre.Voyage en sauvagerie.

orsque, au milieu des années 2000, les la file d’un supermarché ou au détour d’une rue, le bas- Français découvrirent le lynchage « pour culement n’est jamais loin. Il est donc salutaire d’avoir une cigarette » ou « pour un regard », du flair avant la première étincelle, surtout si vous êtes les Grenoblois prirent cet air blasé de dans le cœur de cible : étudiant ou jeune couple, les ceux qui en avaient vu d’autres. Les habi- proies privilégiées. Pour l’exprimer trivialement, depuis tants de la capitale des Alpes avaient trente ans, les pouvoirs locaux se sont royalement foutu depuis longtemps intégré que cela faisait de cette question, n’ayant que le mot vivre-ensemble lpartie des choses de la vie, un peu comme cette pluie à la bouche. Tous avaient compris qu’il était déjà trop glacée d’avril qui vous tombe dessus alors que vous êtes tard pour agir, sauf à vouloir l’embrasement. en chemisette. Cela arrive. La prochaine fois, on pren- dra un parapluie. En fait, la prochaine fois, on évitera Te parler du bon temps… et le Mistral de sortir, ça évitera de se retrouver au mauvais endroit gagnant au mauvais moment. Fataliste, le Grenoblois ? Du tout, Vu de l’extérieur, quand on parle de Grenoble, on ima- protestera-t-il. Mais que pouvait-il entreprendre quand gine une cuvette surmontée par un nuage persistant qui toute l’intelligentsia locale tendait à nier, non pas les laisse parfois entrevoir le massif montagneux, avec de faits, difficilement contestables, mais que la montée exponentielle de la violence émanait d’un même foyer lointaines banlieues sous tension. Il y a effectivement socio-culturel ? La croissante brutalité ne pouvait être des banlieues dites sensibles, comme Échirolles (à 15 que le fruit d’une bêtise humaine anonyme, ou, au minutes du centre-ville en tram), mais il y a surtout mieux, l’expression désespérée de miséreux. des dizaines de quartiers dans la ville-même laissés aux mains des plus violents et des trafics les plus lucratifs De la droite d’Alain Carignon (maire RPR de 1983 (drogue, armes, proxénétisme) sur fond d’islamisation. à 1995, deux ans et demi de prison au compteur et de nouveau candidat à la mairie !) en passant par les Si certains sont encore vaguement praticables (de socialistes de Michel Destot (maire de 1995 à 2014) jour), personne n’a plus idée d’aller se balader dans les jusqu’aux écolos de l’actuel maire EELV, Éric Piolle, quartiers Sud, soit dans plus de 50 % de l’espace urbain. rien n’était venu enrayer cette dynamique délétère Des zones comme celle de Mistral sont devenues quasi nourrie à l’impunité totale et ayant pris son essor dès la impénétrables. D’ailleurs, qui irait y traîner, sinon pour fin des années 1980. Voilà pourquoi certaines activités se fournir en came ? Les policiers, de temps à autre, lors- banales en d’autres lieux sont aujourd’hui, à Grenoble, qu’ils y sont contraints et la peur au ventre. Et les pom- une petite aventure en soi, voire une prise de risque. Au piers, pour y éteindre voitures, derniers commerces

moindre accrochage sur la route, à l’arrêt de bus, dans ou locaux administratifs en flamme, quand il ne s’agit – Unsplash Florian Olivo L’Incorrect n°26 décembre 2019 47 Politique

pas de véritables barrages de feu bloquant l’avenue qui de minuscules poches d’air sympathiques (Jardin des longe la cité. plantes, quartiers des Antiquaires, Championnet, Île verte, Bonne) qui pourraient faire illusion chez qui Emblématique est l’ancien village olympique du quar- ne verrait que cela. Poches d’air qui, passées certaines tier de La Villeneuve. À l’origine, après les JO d’hiver heures, jouxtent le chaos en toute indifférence. Ainsi, de 1968, sous la mandature du député-maire socialiste tandis que Kevin, revenant d’un club de l’hypercentre, Hubert Dudebout, une belle utopie : cadres, étudiants, immigrés, ingénieurs, familles, ouvriers devaient y est lynché devant sa copine « pour une cigarette », vivre en bonne entente. Les architectes et les artistes Titouan et Camille s’insurgent, à cent mètres de là, de s’en étaient donné à cœur joie : un décor futuriste fait la politique de Trump, évoquant leurs « assos » res- de placettes, d’un marché, d’œuvres contemporaines, pectives et devisant street art à une terrasse bonne fran- d’espaces verts, de points d’eau et de galeries labyrin- quette de la rue Lakanal. thiques. L’un des premiers quartiers piétonniers de France, avec sa crèche, son centre social et sa biblio- thèque. Comment le rêve a-t-il pu se transformer en cauchemar à partir des années 1980 ? Pour les mêmes raisons qu’en de multiples endroits du territoire. En une décennie, les plus fortunés, vite suivis des classes moyennes, ont fui. Les commerces ont fermé, une certaine homogé- néité (essentiellement du Maghreb) s’y est installée. À la convivialité ont succédé quelques terrasses sinistres exclusivement composées d’hommes sirotant café et Fanta à longueur de journée. Résultat : ce sont des zones entières de Grenoble où une partie de la jeunesse, abreuvée à la frustration, au ressen- timent et à la haine, prend la ville pour le terrain de jeu ou laisser déborder ses « émotions » – puisqu’on parle de quartiers « sensibles »… – sans que les réponses proportionnées aux dommages infligés soient jamais apportées. Les flics, en sous-effectifs, sont évidemment débordés depuis longtemps devant la multiplication des agressions de tout ordre et on ne parlera même pas des multiples « incivilités », qui font que le quotidien Ainsi, tandis que Kevin, revenant d’un club du Grenoblois de base est lourd. Qui irait porter plainte de l’hypercentre, est lynché devant sa copine pour des menaces, un crachat, des insultes, des rodéos à deux roues ou encore du raï poussé à plein volume « pour une cigarette », Titouan et Camille toutes les nuits d’été dans le jardin du lotissement ? s’insurgent, à cent mètres de là, de la politique On peut donc parler de quartiers entiers, à l’intérieur de Trump, évoquant leurs « assos » respectives de la ville, repliés sur eux-mêmes dans un rejet de plus en plus démonstratif de la France, de ses valeurs, et, en et devisant street art à une terrasse bonne quelque sorte, de son art de vivre. Précisons que les- franquette de la rue Lakanal dits quartiers grignotent de l’espace et qu’un coin tran- quille et charmant en 1999 est devenu invivable vingt ans plus tard. Il faut ajouter que Grenoble possède une des plus Les municipalités successives ont tenté d’acheter la grandes universités de France, avec son immense paix sociale en y injectant un peu (beaucoup, énormé- campus à l’américaine, et reste à la pointe côté recherche ment, à la folie) d’argent, dans les infrastructures, la et pôles scientifiques. Hors mois d’août, la ville est donc modernisation des logements, la rénovation récurrente en mouvement, les gens vont et viennent, et la jeunesse (puisque, étonnamment, tout s’y use plus vite qu’ail- y est très présente. Même si le nombre de couteaux par leurs), et, bien sûr, en nourrissant grassement le milieu habitant doit exploser les stats nationales, il est donc associatif, sans compter les éducateurs, les terrains de possible de s’illusionner ou de persister à ne rien vou- sport, les cinémas, les théâtres… En vain. Quand un loir voir (entendre par là : les plus privilégiés, mais aussi jeune sans casque sur un scooter volé a le malheur de se les vrais enragés dont l’idéologie n’a que faire du réel). tuer, par accident, en fuyant un contrôle de police après Évidemment, la plupart de ceux qui vantaient le avoir commis un délit, lesdits quartiers s’embrasent, et, vivre-ensemble dans les années 1990 et 2000, fustigeant entre deux incendies aux cocktails molotov, on défile ceux qui émettaient des réserves quant au concept, ont aux cris de : « Plus jamais ça ! » – le maire en tête. Mais quitté la ville depuis longtemps. Ceux qui restent ont, plus jamais quoi au juste ? pour certains, légèrement adapté leur discours, admet- La cité radieuse est devenue un enfer tant que la violence doit cesser, même si celle-ci reste urbain toujours sans source ni contexte. Quand on évoque le sujet, chacun feint de ne pas savoir comment on a pu « Grenoble est une belle ville » était le mantra de la génération précédente. Ce n’est pas complètement en arriver là. Pourquoi telle rue si charmante s’est-elle faux. Loin d’être architecturalement exceptionnelle, la transformée en cloaque ? On s’interroge, mais on ne nature et ses montagnes à deux pas lui offrent un cer- sait pas ce qui a bien pu se passer. Les sociologues de plateaux télé doivent avoir les réponses… Florian Olivo – Unsplash Florian Olivo tain cachet. On ne peut pas non plus nier l’existence 48 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Politique

Devant une telle situation, comment Michel Destot a-t-il pu rester maire durant près de vingt ans, comment Éric Piolle a-t-il pu lui succéder ? Comment se fait-il que le FN, emmené alors par Mireille d’Ornano, n’ait obtenu que 12,5 % au premier tour et 8,5 % au second tour des municipales de 2014, après avoir été absent de celles de 2008 ? Pourquoi la liste conduite par Jordan Bardella, aux dernières européennes, n’est-elle arri- vée qu’en troisième position, avec moins de 12 % des suffrages ? Quand la ville voisine d’Échirolles s’aligne plus ou moins sur la tendance nationale, Grenoble fait exception. « Grenoble résiste », diraient certains. « Mon frère, il est ingénieur à Grenoble, mais c’est pas un con » On peut trouver un début de piste du côté de la sociolo- gie de deux grandes catégories d’électeurs : les étudiants et les ingénieurs. Les uns sont largement aveugles à tout ce qui ne va pas dans leur sens, les autres évoluent dans des zones préservées et passent leur temps libre dans les montagnes environnantes, coins de paradis natu- rels aptes à vous faire oublier les tracas du quotidien. N’oublions pas que l’élite grenobloise s’est toujours vue comme une avant-garde destinée à bâtir un monde meilleur. Cette conviction demeure si ancrée dans la conscience collective qu’il est extrêmement difficile de reconnaître qu’on a contribué à façonner un enfer urbain. Il a aussi été tellement rabâché que Grenoble avait tou- jours été une ville violente et mafieuse que beaucoup on stoppe le programme d’installation de caméras de ont fini par se dire qu’un coup de couteau lors de la Fête vidéosurveillance et on décerne au passeur de migrants de la musique fait partie du folklore. Dans l’équation, il Cédric Herrou la médaille d’honneur de la ville. ne faut pas oublier ceux qui (de plus en plus nombreux Selon un sondage Odoxa CGI pour France Bleu et le dans les quartiers dits sensibles) votent pour que rien Dauphiné libéré réalisé en octobre dernier, moins de la ne bouge. moitié des Grenoblois se disent « préoccupés » par Éric Piolle s’est retrouvé propulsé à la tête de la ville « la sécurité des biens et des personnes » – la question comme si de rien n’était, sur une ligne radicalement était formulée dans cet ordre – dans leur ville. Comme Verte. On remplace les colonnes Morris par des totems disait l’autre : mon frère, il est ingénieur à Grenoble, il en bois, on trace des pistes cyclables à n’en plus finir, on est fier comme s’il avait un bar-tabac, pareil, mais c’est demande au préfet d’installer de nouveaux radars, mais pas un con, faut pas croire. ◆ Vincent Chalemont

Carignon cherche les gnons. Il a osé ! Alain France pour un homme politique – et autant d’iné- tous l’accès à tous les sports », sans préciser si les Carignon a baptisé l’association destinée à lui ligibilité. S’y ajoutera une autre affaire, et une autre fédérations de boxe et de tir seraient appelées à permettre de reconquérir la mairie de Grenoble condamnation. apporter leur contribution. Et il attribuait l’exis- « Grenoble Le Changement ! ». Avec le point d’ex- tence de zones de non-droit au fait que ces « quar- clamation de rigueur depuis qu’il a assuré le succès Et le voilà de retour. Après avoir déjà obtenu l’in- tiers » sont en dessous du seuil de pauvreté. Zéro du candidat En Marche ! à la présidentielle. On sait vestiture de LR pour les législatives de 2007 et mention de l’immigration, zéro mention de l’isla- bien que c’est dans les vieux pots qu’on fait les figuré sur la liste aux municipales de 2014, il va misation, zéro mention de la simple restauration meilleures tambouilles, mais tout de même… faire son retour au conseil municipal en décembre de l’ordre public. grâce à d’opportunes démissions, dont celle de la En 1983, Alain Carignon, ambitieux trentenaire secrétaire départementale de la fédération de LR Mieux : il y exprimait son désir « d’installer les ser- RPR, emporte la mairie de Grenoble. C’est le début (« Ces personnes ont souhaité que j’intervienne vices municipaux et paramunicipaux, y d’une ascension grandiose : propulsé député au au vote du budget, car la situation de la ville compris le maire (sic), dans les HLM Parlement européen l’an suivant, il va s’emparer est catastrophique », a-t-il expliqué, sans afin de réaliser une mixité d’usage du conseil général de l’Isère, puis devenir ministre, rire, au Monde), et conduire droit dans le des quartiers qui n’a jamais été puis se faire élire à l’Assemblée nationale, puis mur la liste de LR aux municipales. réalisée dans les quartiers ». ministre à nouveau, tout en pensant à plus haut Rien que pour voir ce qui résul- encore. « À Grenoble, la délinquance a pris le terait de l’immersion d’un délin- pouvoir », s’indignait-il en octobre quant en col blanc au milieu D’autant plus rude est la chute, quand les Greno- dans Valeurs actuelles, en expli- de délinquants ordinaires, on a blois découvrent que, dans l’exercice de ses fonc- quant que, pour y mettre fin, il fallait presque envie d’appeler à voter tions, il s’est rendu coupable de corruption, abus « recréer l’éducation populaire, l’ac- pour Carignon. ◆ B.L. de biens sociaux et subornation de témoins. La cès à la culture, à l’emploi qui ont condamnation est lourde : cinq ans de prison (dont disparu de ces quartiers

un avec sursis) – il fera vingt-neuf mois, record de et développer pour – Unsplash / D.R. Florian Olivo L’Incorrect n°26 décembre 2019 49 Fabo de Noël

e fabo – pour ceux qui n’ont pas (encore) lu le numéro d’été, il s’agit donc de vous, de nous, bref de l’extrême ultra drouate ver- sion bohême d’après nos confrères chargés de conscience – le fabo baisse les armes lorsque Noël approche. Non pas pour se reposer de ses rudes batailles contre les gauchistes, les bourgeois, les isla- mistes, les végans, les animalistes, les LGBT et autres ennemis sans voyelles ; pas parce que rien n’est plus épuisant que Noël même sans lgastro ; mais pour se revigorer l’âme, le cœur et le foie. Encore faut-il y parvenir car un Noël fabo, c’est-à-dire un Noël réussi, demande de l’anarchie ordonnée, un flegme exigeant, une ivresse élégante, bref tout mais pas n’importe quoi, et surtout pas de barbus en rouge même si eux nous veulent du bien, à condition de respecter scrupuleusement quelques consignes. Pour que Noël ne soit ni un solstice d’hiver, ni une teuf de libres penseurs constipés et encore moins une fin d’année, et parce qu’on ne débaptise pas le royaume de France à coups de cata- logue de jouets non genrés, voici donc, chers fabos, quelques conseils précieux pour que Noël reste Noël. ◆ Arthur de Watrigant

La Messe de Noël du fabo Le fabo arrive très en avance faut dire que le fabo, 35 ans, très ment un à un sur les bancs de l’église dans sa R5 à la veillée de Noël. pratiquant, a eu sept enfants en neuf quand les cloches sonnent minuit : L’église du village sera bondée pour ans de mariage. la naissance du Sauveur. Eustache, l’unique fois de l’année, il a promis un mois, dans la mangeoire où d’aider le curé afin que tout soit Loin la cacophonie quotidienne, ses il prend très à cœur son rôle de parfait. Le décor à peine planté, la charmants bambins, touchés par la Messie, sourit aux anges de la cam- fabette débarque avec la fabomobile grâce, émerveillent l’assemblée par pagne. À l’élévation, après un regard remplie de leurs enfants déguisés leurs cantiques pendant que le fabo sur les fabinis et la fabette, le fabo se pour la crèche. Le fabo, la fabette se démène à l’orgue et la fabette réjouit d’être au premier rang. Dieu et les fabinis forment la moitié des au violon. Veillée terminée, le fabo seul voit les larmes de joie couler sur effectifs de la troupe d’acteurs. Il souffle enfin. Les petits s’endor- ses joues pâles. ◆ Élodie Perolini 50 L’Incorrect n°26 décembre 2019

Pour le fabo Une escapade en amoureux, par exemple en Pologne pour se préparer à la guerre civile avec les stages d’entraînement « Hussard » pourrait être une bonne idée. Le Noël Le du fabo Cependant, si votre fabo est moins kalachnikov que rat de Les bibliothèque, pourquoi ne pas lui offrir un bon livre pour muscler sa rhétorique ? Après tout, le fabo doit être aussi élégant dans ses idées que dans sa langue. À ce rayon-là, nous ne saurons que recommander les ouvrages de nos cadeaux confrères Frédéric Rouvillois et Gabriel Robin sur le populisme. Le Dictionnaire des populismes, du premier, et Le Non du peuple, du second, écrits en collaboration, res- de Noël pectivement avec Christophe Boutin & Olivier Dard, et Benjamin Demeslay, assureront que votre fabo ne serait plus jamais pris en traître par cet anathème que l’on nous appose trop souvent. S’il est passionné par l’art sartorial, le du fabo nouvel ouvrage d’Hugo Jacomet, Souliers, est tout indiqué. ◆ Joseph Achoury Klejman

Pour la fabette Fabette s’offre son cadeau de Noël car, hormis ses fabinis qui lui offrent de beaux dessins remplis d’amour et son papounet qui la gâte comme si elle avait encore cinq ans, personne ne pense à elle. Après quinze ans de dévouement, Fabette s’offre un week-end à Vienne où elle entendra un récital de Chopin dans la salle la plus prestigieuse de la ville avant de se mettre la race à la bière et de finir dans le lit douillet d’un palace cinq étoiles, entre un drap de soie et une couette en plumes d’oies sauvages françaises tuées au 12 mm, avec un livre et, en sus, une grasse matinée. Fabette est comblée. ◆ É.P.

Pour les fabinis Les fabinis sont élevés dans l’austérité. Noël n’est pas une fête de la consommation mais une com- mémoration de la naissance du Christ qui s’est fait pauvre parmi les pauvres. Et puis le fabo et la fabette ont claqué 500 euros pour le repas de Noël, faut pas déconner ! Deux paires de chaussettes bleu forêt par enfant et un doudou fabriqué au crochet pour bébé. Seule exception pour Hen- riette, douze ans, qui entre chez les Guides : un véritable couteau-suisse de l’armée helvète avec une belle croix dessus. 80 euros tout de même. ◆ É.P.

Pour les parents Épineuse question s’il en est. Si, comme tout un chacun, ils aiment les bons pro- duits, alors des pots de miel Audric de Campeau ne peuvent que faire mouche. Apiculteur zélé, Audric de Campeau propose en effet un produit sain et frais, produit en circuit court sans engraisser d’intermédiaires peu scrupuleux. On adore. Autrement, il serait peut-être judicieux de faire un tour à la Nouvelle Librairie pour trou- ver une vieille édition d’un classique apprécié de tous. Et, enfin, car après tout, si Noël approche, la préparation de cette fête magnifique est tout aussi importante. Après une année passée à accomplir devoirs familiaux, profes- sionnels, et souvent politiques, face à un monde de plus en plus hostile, on mérite bien de se faire plaisir. Pour ce faire, pourquoi ne pas attendre Noël avec un calendrier de l’avent de bières françaises ? ◆ J.A.K. Andrew Neel – Unsplash Andrew L’Incorrect n°26 décembre 2019 51 La playlist de Noël du fabo Le Noël Le Il est né le divin enfant… les cheveux longs qu’il arborait du fabo ou pas encore ! C’est la fièrement dans les années 1980, soirée de Noël, toute la famille mais porte toujours sa bague à est réunie, petits et grands tré- tête de mort à l’annulaire. Pour La belle-mère Pour belle-ma- pignent en attendant le repas, Au repas, on évitera bien enten- man chérie – parce que Fabette aime l’ouverture des cadeaux, ou la du Vincent Delerm ou Béna- tout le monde même belle-maman – messe de minuit ! Mais pour bar, auxquels nous préférerons Fabette, toujours de corvée pour les que tout cela se passe sans Flavien Berger ou, plus tradi- cadeaux, a fait un superbe présent : un proverbiale fausse note, la pro- tionnel, Michel Sardou. Pour assortiment de confitures faites maison grammation musicale est d’une ce dernier, on privilégiera des avec les fruits du jardin. Fraise, fram- importance capitale. morceaux entraînants, tels que boise, abricot, figue et même confit La Java de Broadway, ou encore d’oignon pour agrémenter le foie gras En effet, quand toute Les bals populaires. dont belle-maman se gavera au 31. Le la famille est réunie, il faut savamment doser tout dans des petits pots ornés d’éti- Avant d’aller à la messe de quettes fabriquées par lesfabinis . Elle a la musique pour plaire à tous.Il est évidemment minuit, on peut soit réviser ses aussi récité un chapelet pour belle-ma- classiques, soit se réchauffer man mais elle ne le lui dira pas ! Fabo impératif de passer des chants de Noël. Selon les avec Ô Marie, de Johnny Hal- trouve que ça fait cheap la confiotte lyday. alors il a acheté un parfum « Terre de sensibilités, on pourra alors France » pour sa maman. ◆ É.P. se tourner vers l’album Au retour, pour finir la fête et du Choeur Montjoie déballer les cadeaux, tout en Saint-Denis, pour sortant une petite prune de faire plaisir aux plus derrière les fagots, pourquoi ne traditionnels, ou à pas se plonger dans Jean-Pax l’album de Noël A Méfret ? Twisted Christmas, de Twisted Sister, pour Et au lendemain du repas, au faire plaisir à votre réveil, rien de mieux que les tonton ancien rockeur, Suites pour violoncelle seul de qui a peut-être délaissé Jean-Sébastien Bach. ◆ J.A.K.

Fête familiale et religieuse, Noël inclut une dimension gastronomique essentielle au cérémonial très codifié qui réunit petits et grands. Le vrai fabo profitera des jours précédant le repas pour chasser le chevreuil ou le lièvre qui garnira la table familiale. S’il ne dispose pas de ses propres terres ou forêts, il trouvera toujours un ami pour l’inviter. Le cuissot de chevreuil pourra s’accompagner avec profit de mogettes de Vendée (qui dis- posent depuis 2010 d’une Indication géographique protégée) pour une touche contre-révolutionnaire. Le chevreuil sera mariné, à l’ar- magnac par exemple. Le lièvre sera cuisiné « à la royale » pour qu’il soit le plus fondant possible. Ces gibiers seront magnifiés par l’une des cuvées du château Le Puy (33 570 Saint-Cybard), exceptionnel bordeaux naturel élaboré par Jean-Pierre Amoreau qui vient de signer de fort intéressants mémoires, intitulés Plus pur que de l’eau, aux éditions Fayard. À tout seigneur, tout Pour le beau-père Si l’on est tenté honneur, pour le champagne, le fabo privilégiera la seule de jouer la sécurité, avec un parfum, ou cuvée vendangée par des personnes en situation de une cravate, il faut bien le faire. Au rayon handicap, ceux de l’ESAT de Sézanne dans la Marne, parfumerie, tout d’abord, un choix aussi commercialisée sous le nom de « Champagne de la abordable qu’éthique serait le parfum Roye » (03 26 80 63 12). Une démarche inclusive qui « Terre de France », qui sent aussi bon a germé dans l’esprit du vigneron Vincent Léglantier. qu’il est solidaire : l’intégralité des pro- Concernant le foie gras, si l’on ne dispose pas d’un fits des ventes est en effet reversée aux excellent charcutier ou restaurateur à proximité (à familles de militaires, agriculteurs, ou Paris, on pourra s’adresser aux comptoirs du chef aux écoles rurales. Pour les bourses plus Yves Camdeborde, carrefour de l’Odéon), on fera remplies, ou si votre beau-père aime le confiance à la plus que centenaire maison Delpey- parfum robuste mais délicat des églises rat de Sarlat. Pour les fromages, on se rapprochera et des bibliothèques, c’est « La liturgie sans hésiter de la maison Bordier, installée rue de des heures », de Jovoy Paris, qui s’im- l’Orme à Saint-Malo intra-muros, qui dispose de pose. Si vous comptez plutôt vous diriger nombreux points de ventes à Paris et dans l’Ouest. vers le sartorial, on ne saurait que vous Par ailleurs son beurre artisanal garnit la table des conseiller de vous tourner vers le thrif- meilleurs hôtels de la capitale. Au-delà de la qualité ting de luxe : on trouve des pièces aussi si française de ces mets et vins, n’oubliez pas qu’un exquises qu’abordables sur Le vestiaire repas de Noël repose avant tout sur la convivialité : du Renard, Chez Sarah, ou encore sur évitez de provoquer inutilement votre belle-mère !

Savvy Row. ◆ J.A.K. Le repas de Noël du fabo ◆ Jérôme Besnard 52 L’Incorrect n°26 décembre 2019

L’écharpe – son premier et son dernier essai de tricot. Ça faisait cool et décroissant, La Fabette mais au final c’est trop chiant. Des irrégularités et des couleurs atroces, mais bon… tel- lement confortable qu’elle est idéale dès qu’on passe le périf, faudrait pas non plus Le Noël Le du fabo être vue avec. ◆ Le pull – la fabette conchie la mode des pulls de Noël, immonde tendance importée par des bobos voulant faire les Américains parce qu’ils ont vu Le Journal de Bridget Jones (qui en plus est un film anglais !) Quitte à faire dans l’appropriation culturelle, on visera plutôt l’Islande, avec ce joli chandail offert par son fabo lors de leur voyage de noces à Reykjavik. ◆ Les saines lectures – plus au fait des questions familiales que son fabo, la fabette sait qu’elle n’aura pas le temps de lire pendant les vacances de Noël. Elle privilégie donc les bandes dessinées dans ses bagages, parce qu’au moins, elle a une chance de les terminer. ◆ La jupe – on reste dans l’appropriation culturelle, cette fois-ci en Pologne avec cette jolie jupe traditionnelle fleurie, souvenir d’un Erasmus à Cracovie en 2003. Si elle a pu supporter un automne polonais, elle ne devrait faire qu’une bouchée d’un Noël bourguignon. ◆ Les santiags – ceux qui suivent la fabette savent que ce sont plutôt des chaussures de plage pour elle, mais bon… Et dans la mesure où c’est pas encore cette année que fabo mettra des Louboutin sous le sapin, elles feront bien l’affaire. ◆

La veste – récupérée au décès de l’oncle Jean-François, elle lui va comme un gant, et il est content du style gentilhomme-fermier que ça lui donne. Sans savoir qu’elle a été cousue sur mesure par les meilleurs tailleurs parisiens dans les meilleurs tweeds écossais, et qu’elle valait a minima le prix d’un tracteur. ◆ Le pull – un col roulé de chez Uniqlo. Il faut bien que la mondialisation ait des avantages. Et puis ça lui donne un petit air de prof d’histoire communiste, ou de lecteur de Limite, ce qui n’est pas sans horrifier Belle-Maman, et donc pour lui déplaire. ◆ Les saines lectures – le fabo s’imagine chaque année que les vacances de Noël, avec 15 gamins qui tournent en rond dans la maison de famille en Touraine seront le moment idéal pour s’adonner à la lecture des ouvrages qu’il a achetés depuis la rentrée. Il n’en sera évidemment rien (il a juste pris la pose pour le dessin). ◆ Le pantalon – en velours côtelé. On peut dire pantalon en v’lours, en revanche on prononce veulours cauteulé. Veulour cau- teu-lé. Et c’est délicieux. ◆ Les chaussures – des savates de sport informes que le fabo prend un malin plaisir à porter en famille pour faire l’intéressant. D’autant plus décalées qu’on ne l’a pas vu sur un terrain de sport depuis le baccalauréat… Osera-t-il les porter à la messe de minuit ? Pas bien le choix, et c’est fort dommage, puisqu’à quelques heures près, si le Petit Jésus/le Père Noël/la fabette ont bien compris ses Le fabo messages subliminaux, une paire de mocassins Weston l’attendra sous le sapin ! ◆ pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée L’Incorrect n°26 décembre 2019 53 Monde

Monde arabe Le Hirak dans l’impasse

Algérie, la Tunisie mais aussi l’Irak et le Liban : cate. Il s’agit de remettre de l’ordre et de gouverner une foule l’année 2019 a été le réceptacle d’un énième toujours puissante et remuante. Plus l’espoir est grand, plus le printemps arabe, que l’on a appelé cette fois- retour au réel est pénible. ci le « hirak », c’est-à-dire le « mouvement ». Cette rue arabe, qui sortait jadis pour la Pales- Le premier tour de la présidentielle algérienne qui se tien- L’ tine, défile depuis des années pour accéder à dra ce 12 décembre devait permettre au pays de sortir de la la démocratie et dépasser le système de clientèle commu- crise institutionnelle et d’entamer cette seconde phase. Parmi nautaire. Mobilisés sur les réseaux sociaux et refusant de se les cinq candidats autorisés à concourir se trouve Ali Ben- donner un chef, les libéraux arabes semblent toutefois dans flis, ancien ministre et déjà deux fois candidat malheureux une nouvelle impasse. à la présidence. Il représente une porte de sortie honorable pour l’armée, clé de voûte du système algérien. Mais âgé de Comme en 2011, les monarchies s’en sortent plutôt bien. Jor- 75 ans, Benflis pourra-t-il assurer une transition politique, un danie, Maroc et émirats du golfe persique peuvent s’appuyer peu comme Liamine Zéroual le fit en 1994 en pleine guerre sur la solidité d’une légitimité historique et religieuse pour civile ? Sera-t-il suffisamment fort pour écarter Abdelma- assurer une forme de pluralité et de stabilité politique. Mais djid Tebboune, autre cacique du régime, et faire entrer l’Al- les nations mosaïques qui n’ont pas su stopper l’engrenage de gérie dans une démocratie, qui ne soit, ni un tremplin de la guerre civile et de ses ingérences en Syrie, Libye et Yémen l’islamisme politique comme en Libye, ni un carnaval par- ont perdu le privilège de débattre et manifester. lementaire comme en Tunisie ? L’armée va-t-elle maintenir sa tutelle et prolonger, avec un autre pantin, la démocrature Manifester pour manifester ou pour demander aux élites qui fut celle des années Bouteflika ? La France et l’Europe de dégager, très bien. Mais que faire si le pouvoir garde la regardent le monde arabe sans pouvoir apporter de réponses. confiance des forces de l’ordre et de l’armée ? Le général Gaïd Devant nos dernières interventions dans la région, c’est sans Salah en Algérie ou le président Michel doute la meilleure chose à faire. ◆ Hadrien Desuin Aoun au Liban savent que s’ils tiennent bon, le mouvement populaire va se radicaliser avant de s’essouffler dans le marasme économique et la crainte du chaos. À Alger, le spectre de la guerre civile et du séparatisme kabyle rôde. À Beyrouth, les cauchemars de la guerre et des attentats entre communautés n’ont pas été oubliés. À Bagdad, les ruines parlent d’elles-mêmes. Si le pouvoir s’effondre comme en 2011, le mouvement populaire vit une première phase, la plus enivrante puisqu’on chasse les caciques du régime et que l’on est saisi par le vertige de la table rase. La démission de Bouteflika a été vécue comme tel. La seconde est plus déli- Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée 54 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Monde

Slogans vus dans les manifestations : « le scrutin du 12 décembre, une voie vers le 5e mandat sous le patronage de Gaid Salah » Algérie Une présidentielle pour terminer la révolution L’Algérie a connu son 41e vendredi de contestation. La rue s'oppose toujours à la présidentielle du 12 décembre. Inversement, les autorités présentent ce scrutin comme la seule option à la crise qui secoue le pays depuis le 22 février.

our de nombreux observateurs, le Al-Bina, devraient accélérer leur mobilisation dans mouvement de contestation algérien les derniers jours. Seul le candidat indépendant baptisé le hirak fait du surplace. Les Abdelmadjid Tebboune peine à structurer sa cam- revendications sans cesse répétées en pagne sur le terrain. Le départ de son directeur de faveur d’un changement de régime se campagne, l’ancien diplomate Abdallah Baali, et p heurtent aux tenants du pouvoir qui l’emprisonnement de l’un de ses financiers, Omar défendent une approche « légaliste » et « consti- Alilat, ne sont pas pour arranger les choses. Ali tutionnelle ». Pas question de vacance totale du Benflis part grand favori. pouvoir ni de processus de transition, porteur selon eux de tous les périls. Malgré les appels au Reste que les Algériens sont méfiants à l’égard de boycott des élections, les préparatifs logistiques et ces figures de l’ancien système qu’ils pensaient techniques des élections s’accélèrent sous l’impul- avoir décapité. Pour eux, les cinq candidats sans sion du haut commandement militaire algérien. exception sont liés aux années du président déchu Abdelaziz Bouteflika. Ex-chef de gouvernement, Cinq candidats animent cette présidentielle, ex-ministre ou ex-opposant officiel : leur simple laquelle a officiellement débuté le 17 novembre. présence est considérée par les opposants aux élec- Mais les salles réservées aux candidats ne se rem- tions comme « une insulte au hirak ». plissent pas, faute de militants et de sympathisants. Pour autant, les appareils de Talie el Houriat, du Pourquoi rejeter un tel scrutin ? La réponse tient

RND, du front Al-Moustaqbal et du mouvement aux mesures que les manifestants considèrent Kamel Mansari pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 55 « Abdelmadjid Teboune candidat à la présidentielle en compagnie du chef d’état-major de l'armée Ahmed Gaid Salah » dénoncent les manifestants Monde

comme un préalable à toutes discussions avec le pouvoir. Elles ont été discutées entre le chef de l’État par interim Abdelkader Bensalah et le pré- sident de la Commission du dialogue national, Karim Younes, en juillet dernier. Bensalah avait accepté le principe du changement du gouverne- ment, de la libération des détenus et de l’ouver- ture des accès à la capitale le vendredi. C’est ce qu’avait déclaré à la presse Karim Younes sur le perron d’El-Mouradia (palais présidentiel). Crainte d’un chaos Or, le général Ahmed Gaïd Salah, chef des armées, a refusé dans un discours « tout préalable au lan- cement du dialogue politique ». Les deux parties s’observent depuis lors en chiens de faïence tandis que les marches du mardi et du vendredi se suc- cèdent depuis le 17 novembre. Des défilés noc- turnes se multiplient pour s’opposer aux élections du couple Bensalah-Bedoui et du véritable patron du pays, Gaïd Salah. Les manifestants réclament par ailleurs la libération des détenus, en particulier du commandant Lakhdar Bouregaa (87 ans), un ancien maquisard de la guerre d’indépendance, mais aussi les jeunes porteurs de l’emblème ama- zigh (minorité berbère de Kabylie). Le verrouil- lage de l’espace médiatique n’aide pas à nuancer les débats. Les pouvoirs publics sont en effet reve- nus à des pratiques staliniennes de censure dont pâtissent les journalistes, mais surtout les citoyens. « Cette fracture, puisque c’est de cela qu’il s’agit, serait porteuse de tous les périls pour la cohésion de la nation », estime Abdelaziz Rahabi l’ancien Les capitales occidentales mais ministre de la communication démissionnaire aussi Pékin et Moscou privilégient sous Bouteflika, perçu par beaucoup comme l’homme pouvant contribuer à la sortie de crise la tenue rapide des élections car le fossé se creuse entre pro et anti-élections. Le hirak est traversé depuis plusieurs mois par des présidentielles afin de doter le courants contradictoires et de plus en plus « nihi- pays d’un président qui pourrait listes ». Les capitales occidentales mais aussi Pékin et Moscou privilégient la tenue rapide des sortir l’Algérie de l’impasse élections présidentielles afin de doter le pays d’un président qui pourrait sortir l’Algérie de l’impasse institutionnelle institutionnelle. La position stratégique du pays, ses ressources énergétiques et son marché inté- rieur sont autant d’atouts qui plaident pour une stabilisation rapide de la situation politique. Dans retourner en coulisses et de laisser les civils en beaucoup de délégations diplomatiques à Alger, première ligne. on considère le hirak comme un problème et non une solution. Même si le taux de participation est acceptable selon les standards internationaux, le nouveau Une situation complexe président sera perçu par le peuple, ou du moins La tendance au « dégagisme » a en effet préci- une grande partie des Algériens, comme mal élu pité le hirak dans le piège du « tout ou rien ». surtout s’il l’est dès le premier tour. L’ancien chef Le mandat de Bensalah, dont la santé est chan- du gouvernement, Mouloud Hamrouche avait celante, a été prolongé depuis le 9 juillet mais d’ailleurs répondu aux citoyens venus chez lui ne pourra pas être reconduit en cas de nouvelle pour qu’il se porte candidat à la présidentielle : annulation du scrutin. Ce sera au nouveau pré- « même si j’étais élu, je ne pourrais rien faire ». sident élu de lancer dès janvier 2020 les chantiers Simple formule d’excuse ou triste prémonition ? institutionnels qui doivent répondre aux requêtes Le taux de participation, plus que les résultats du peuple exprimées depuis le 22 février. Quant du 12 décembre, donnera un premier indice.

Kamel Mansari pour L’Incorrect aux responsables militaires, ils sont pressés de ◆ Kamel Mansari 56 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Monde

Cameroun Alerte au golfe de Guinée !

L’insécurité maritime du golfe Depuis 2008, la recrudescence de la piraterie a est souvent réduite à la seule rappelé au monde une réalité oubliée, que 90% piraterie classique. Mais c’est un phénomène plus complexe et nébu- des échanges mondiaux s’effectuent par la mer. leux : « Un millier d’actes de piraterie Transports des approvisionnements stratégiques, est recensé chaque année dans le Golfe de Guinée, explique le commandant de la câblages sous-marins, pillages des ressources base de Douala. Les trafics illicites dans halieutiques et minérales, les défis sont nombreux. le golfe sont protéiformes, le principal demeurant le narcotrafic, essentiellement Reportage au large des côtes du Cameroun. de cocaïne, en provenance d’Amérique du Sud. Les drogues arrivent directe- ouala, un jour de pluie. Les Brigades ment dans les grands ports d’Afrique ou d’Intervention Rapide du lieute- sont redistribuées en mer sur des petits nant-colonel Ngah Bafoula appa- navires qui les diffusent vers les litto- reillent pour une intervention en mer. raux. Un pic a été atteint en 2007 avec Leurs soupçons se portent sur un 25 % de la cocaïne à destination de l’Eu- rope ». L’Office des Nations-Unies trafic d’armes impliquant les mafias contre la drogue et le crime estime chinoises et les petits pêcheurs de que 35 tonnes de cocaïne transitent la côte camerounaise. Un chalutier chaque année par le Golfe de Guinée chinois cabotant au large de la capitale dont 25 à destination de l’Europe économique du Cameroun est dans soit l’équivalent d’1,3 milliard d’eu- la ligne de mire. La prise à bord sera ros. Ces trafics déstabilisent des États modeste, mais contribue à la patiente encore fragiles. Ils font peser sur eux lutte contre la piraterie menée dans le la pression des groupes mafieux, voire d golfe de Guinée depuis plus de dix ans. la corruption. Les populations locales D.R. L’Incorrect n°26 décembre 2019 57 Monde

sont moins touchées, puisque les dro- gues sont majoritairement réexpé- diées vers l’Europe. Pour le lieutenant-colonel Ngah Bafoula, la menace est constante mais les moyens de lutte assez faibles : « Le transit vers l’Europe s’ef- fectue par voie maritime remontant par divers moyens, du plaisancier au navire de commerce mais aussi par voie aérienne et terrestre, alimentant ainsi les réseaux et les routes du Sahel vers la Méditerranée, au même titre que d’autres trafics illicites comme la contrebande générale ou les migrants. Si les liens directs entre ces tra- fics et les réseaux terroristes ne sont pas avérés, ils constituent toutefois une menace réelle pour les États du golfe de Guinée ». À bord d’un bateau d’intervention, le capitaine Soengé, issu de la grande tribu côtière des Sawa, explique : « La piraterie se traduit par du siphonnage d’hydrocarbures, ou des enlèvements pour rançons et prises d’otages. Endémique et variable en fonction des conditions socio-économiques, la piraterie fait aussi vivre des dizaines de milliers de personnes qui complètent leurs revenus par la revente de biens dérobés, compensant notamment l’absence de production locale de biens raffinés. On compte seulement quatre raf- fineries pour 180 millions d’habitants au Nigeria. Cette forme de piraterie « auto- risée », se manifeste rarement par des actes de violence et se maintient en raison de son rôle de « stabilisateur social ». Elle évolue vers une économie informelle vers la construction d’une architecture « l’interdépendance des activités en mer où la tranquillité s’achète et les marins de sécurité maritime inter-régionale. nécessite des moyens polyvalents. Très locaux quittent leur milieu d’origine pour endettés, les États africains ne peuvent se livrer à des exactions plus rentables que « La surveillance des espaces maritimes se doter d’outils pour chaque menace. la pêche. Lutter contre la piraterie sans est aujourd’hui facilitée par un échange Obtenir des succès rapides et aboutir à l’associer à une approche socio-écono- d’informations fiable et sécurisé pour mique globale, c’est aussi prendre le risque savoir ce qui se passe en mer, une obser- des condamnations juridiques permettra de déstabiliser une forme d’économie, vation par satellites ou drones pour ensuite aux États africains d’obtenir la certes contestable mais réelle, et de voir identifier les cas suspects, des capacités confiance des bailleurs internationaux et s’accentuer la crise sécuritaire ». Depuis d’intervention rapide pour patrouil- de rentabiliser leurs efforts. Pour cela la 2015 et le sommet de Lomé, tous les ler et appréhender les criminels », coopération mer-terre, facilitée par une acteurs politiques ont bien compris explique le Commandant de la base approche globale, permettra de briser l’interdépendance de ces enjeux : 23 de Douala. Pour René Sadi, porte-pa- la chaîne de l’insécurité maritime. » États africains avancent (doucement) role du gouvernement camerounais, ◆ Olivier Stevens

L’autre golfe pétrolier. Le golfe de Guinée s’étend du Sénégal à l’Ango- plus au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest. Cependant, ce sont plus la, parcourant 19 États côtiers et pas moins de 3 organisations régionales : de 4 000 bateaux de commerce qui transitent chaque mois dans ces la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la eaux, auxquels il faut ajouter les barques de pêcheurs, transporteurs de Commission du Golfe de Guinée (CGG) et la Communauté Économique passagers ou caboteurs. Les marins-pêcheurs du monde entier viennent des États d’Afrique Centrale (CEEAC). aussi pêcher dans ces eaux poissonneuses. C’est enfin une zone riche Contrairement aux rivages de la Somalie ou aux détroits d’Asie du en hydrocarbures, minerais précieux, bois et cacao. Chaque année, près Sud-Est, le Golfe de Guinée n’est pas considéré comme une route de 50 millions de tonnes de pétrole quittent les côtes africaines vers

D.R. majeure du commerce mondial, les gros navires passant nettement l’Europe, 90 vers les États-Unis et 40 vers la Chine. ◆ O.S. 58 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Monde

Centrafrique Le retour d’un Bokassa Il est le quinzième des cinquante-six enfants reconnus par l’empereur de Centrafrique : depuis que sa famille a été réhabilitée en 2010, Jean-Serge Bokassa est devenu une figure politique. Candidat à la présidence en 2015 et ministre jusqu’en 2018, il se prépare pour la présidentielle de 2020.

ean-Serge Bokassa est le fils de l’une des 18 ou 19 Né en 1972, Jean-Serge ne conserve que quelques femmes de l’empereur déchu. Sa mère, Marie-Joëlle souvenirs de cette époque. Avant que sa famille ne parte Aziza-Eboulia, gabonaise, a été épousée en 1970 tout en exil, il est pensionnaire en Suisse, puis réside au Gabon et en juste âgée de 15 ans. Son père a écrit l’histoire de la Côte-d’Ivoire d’où « papa Bok » veut faire son retour, tel Napo- Centrafrique depuis son indépendance en 1960 : rare léon depuis l’Île d’Elbe. Le souverain déchu se rêve en aigle, j soldat de son pays à être devenu officier, Jean-Bap- chassant son cousin et prédécesseur, David Dacko, réinstallé par tiste de la Salle (dit « Jean-Bédel ») Bokassa est propulsé chef l’Élysée. Sa seule satisfaction est de voir Giscard perdre l’élec- d’état-major en 1964. L’ancien sergent de la coloniale est l’œil tion de 1981 grâce au Canard enchaîné et la fameuse affaire des de la Françafrique mise en place par Jacques Foccart pour le diamants. Mais n’est pas Napoléon qui veut. Assigné à résidence compte de l’Élysée : c’est à ce titre que ce vétéran du débarque- dans son château des Yvelines, sa tentative de retour à Bangui ment de Provence, devenu capitaine après les campagnes d’In- échoue lamentablement en 1986 : il ne passe pas les portes de dochine et d’Algérie, bénéficie d’un coup d’État le 31 décembre 1965 et devient président le jour de l’an 1966. Admirateur de l’aéroport. Le général Kolingba, un de ses anciens ambassadeurs Bonaparte, le maréchal et « président à vie » Bokassa finit par parvenu au pouvoir en 1981, l’embastille après un rapide procès. organiser son couronnement en 1977 et prive Mobutu du titre Néanmoins le « soudard », comme l’aurait appelé le général d’empereur d’Afrique. Lorsqu’il annonce vouloir se doter de la de Gaulle, fait toujours peur. Il est filmé en permanence dans sa bombe atomique et se convertit à l’islam pour plaire à Mouam- prison sur ordre du colonel Mantion, conseiller militaire français mar Kadhafi, la France décide de mettre fin à cette aventure. En de Kolingba. « Des années extrêmement dures », raconte Jean- septembre 1979, les paras prennent le contrôle de Bangui, tandis Serge à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Au plus fort de la crise que l’Empereur séjourne en Libye. L’opération Barracuda met qui secoue le pays en 1993, le général Kolingba tente de conjurer fin à l’éphémère empire centrafricain mais Giscard n’a pas fini une élection présidentielle mal engagée en annonçant le retour er d’entendre parler de Bokassa I . de l’empereur Bokassa, qu’il fait opportunément amnistier et pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée L’Incorrect n°26 décembre 2019 59

L’anarchie centrafricaine n’est pas terminée. Mi-no- Les Russes, qui désormais se font plus discrets, ont solidement vembre, le Conseil de sécurité de l’ONU a renouvelé à l’unani- pris pied dans la région et poursuivent leur ambition de « dia-

mité pour un an le mandat de sa force de maintien de la paix gonale africaine » du Soudan au Congo-Brazzaville. Depuis plu- Monde en Centrafrique. La Minusca peut dès lors disposer d’effectifs sieurs semaines, les États-Unis multiplient les initiatives pour allant jusqu’à 11 650 soldats et 2 080 policiers. Elle doit faciliter contrer ce projet. L’USAID vient d’annoncer une enveloppe de l’organisation des élections présidentielles législatives et locales 50 millions de dollars en faveur de la Centrafrique. Les États- prévues en 2020 et 2021. Unis souhaitent aussi développer à Obo les activités de forma- tion des Forces armées centrafricaines. Ce renouvellement intervient alors que le gouvernement et 14 La France, qui voit son influence sur ce pays fondre comme groupes armés ont signé en février un accord de paix à Khar- neige au soleil, paye ses hésitations de 2012. « En 2016, la toum (le huitième depuis 2013) censé mettre un terme aux com- France a mis un terme à l’opération Sangaris entamée en bats. Cependant ces groupes s’affrontent encore directement décembre 2013 », explique Bernard Lugan. « En 2012, avec un peu partout dans le pays, tuant des civils, des commerçants, peu de moyens, il eut été possible de « traiter » rapidement des villageois : « Aucun des groupes armés n’a sérieusement et efficacement les coupeurs de route de la Séléka. Pour cette déposé les armes, leurs chefs ou leurs hommes sont nommés intervention, nos forces n’ont pas reçu d’objectif clair entre conseillers militaires à la primature, ministres, préfets ou l’humanitaire et le désarmement des milices… Enfin, alors que sous-préfets, les rebelles et les miliciens jouissent d’une impuni- l’objectif militaire prioritaire aurait en effet dû être le verrou té quasi-totale sur 80 % du territoire sous leur contrôle. Ils sont de Birao dans l’extrême nord du pays afin de couper la Séléka reconnus par les autorités de Bangui, mais aussi, de fait, par les de sa base soudanaise, il fut au contraire décidé de concentrer grandes institutions – ONU et UA », explique Jean Seris, ancien les forces françaises à Bangui dans une mission d’interposition diplomate et officier de réserve. relevant de la gendarmerie mobile » ◆ Olivier Stevens

libérer entre les deux tours. Jean-Serge est l’un des rares à se musulman PK5, le départ des forces burundaises jugées proches trouver auprès de son père à sa sortie de la petite cellule de 5 m2, de la Séléka (milices rebelles du nord du pays qui ont renversé barrée d’un carré de lumière. Cette manœuvre n’empêche pas la Bozizé), et le réarmement de l’armée centrafricaine. « Le fait que victoire d’Ange-Félix Patassé, ancien premier ministre de « Papa les musulmans soient une minorité leur donne-t-il le droit de tuer Bok ». Trois ans plus tard, l’empereur décède d’une crise car- si massivement ? » demande le prince à la journaliste Dorothée diaque. Il avait auparavant pris soin de s’autoproclamer « trei- Thienot. Mais la manifestation tourne à l’affrontement : plusieurs zième apôtre » du Seigneur. Cette ferveur touche aussi son fils blessés sont à déplorer ainsi que la destruction d’une mosquée. Jean-Serge. « À l’été 1997, confesse-t-il au magazine L’Express, j’ai rejoint le cursus missionnaire d’une Avec près de 7 % des voix le église évangélique, puis je me suis 30 décembre 2015, l’ex prince de Berengo, palais aujourd’hui en engagé dans les prisons ou auprès de Fortunes et infortunes des Bokassa. Que jeunes marginaux ». devient la (très) nombreuse progéniture impériale ? ruines, finit quatrième sur trente Héritier du trône à 46 ans, Jean-Bédel Bokassa II a candidats. Dans une présidentielle Mais en 2003, Jean-Serge Bokas- disparu des radars et vivrait en Suisse. Il a été choisi très ouverte, 100 000 voix le séparent sa est rattrapé par la politique et en lieu et place de George. Ce dernier, éphémère au premier tour du futur vainqueur, devient député de Mbaiki. Ce retour ministre de la défense, avait été jugé trop faible par Faustin-Archange Touadéra. Il le dans l’actualité d’un membre de la son père. Expulsé du château de Mézy qu’il occupait soutient au second tour et devient famille impériale, autrement que depuis 1983, Georges Bokassa a tenté en vain de récu- son ministre de l’Intérieur. Mais dans la rubrique mondaine ou faits pérer cette bâtisse vidée de ses meubles, et même dès 2017, il est rétrogradé au por- divers (voir encadré), surprend d’au- plaidé auprès du président Nicolas Sarkozy pour qu’il tefeuille de l’Administration du ter- tant plus que lors d’une interview intervienne en sa faveur, avant qu’elle ne soit vendue ritoire. Limogé en 2018 après s’être à la BBC, il estime la monarchie de à un particulier en 2011. « Une spoliation » affirme opposé à l’installation dans le palais son père « indéfendable ». Une cou- le prince désargenté. Charlemagne Bokassa, le fils présidentiel d’un détachement mili- ronne ? Très peu pour lui : il se définit oublié, serait sans-domicile-fixe. Marie-Ange Bokassa taire russe, il croit toutefois en son comme patriote et se range aux côtés est artiste à Dublin. Jean-Bedel Jr est caporal-chef au destin et fait campagne auprès de la de François Bozizé, le tombeur de 13e BCA de Chambéry. Jean-Barthélémy dit Jean-Bar- diaspora centrafricaine en France. Patassé en 2003. Jean-Serge cultive th’, auteur de livres à succès sur son grand-père est la mémoire de son père et savoure un jeune dandy, friand de galas et flûtes de cham- En novembre 2018, devant la tombe son retour en grâce. Bozizé est un pagne. Marie-France Bokassa a fait publier une auto- de « Papa Bok » ornée d’une ancien officier de Bokassa qui était biographie au printemps dernier chez Flammarion, statue monumentale, ministres, assis près de lui lors du sacre impé- relatant avec amertume son enfance loin de son père. élus locaux et députés bokassistes Ces révélations ont réveillé les vieilles blessures, en rial. Il a réprimé les manifestations se sont retrouvés pour honorer la particulier celle du 7 juillet 1996 : ce jour-là, Saint-Cyr mémoire du célèbre empereur de la estudiantines de janvier 1979. La Bokassa, le « chouchou » de l’empereur, est retrouvé famille impériale est réhabilitée offi- Centrafrique autour de son fils. Cet mort sur le sol de son appartement à Abidjan. Le été, le député Jean-Serge Bokassa ciellement au cours d’une cérémo- mystère de son décès n’a jamais été résolu. ◆ F.N. nie en décembre 2010. Jean-Serge est venu en pèlerinage au château est nommé ministre de la jeunesse et paternel de Villemorant et a décla- des sports en 2011 jusqu’à ce que le ré à La Nouvelle République « espé- pays sombre dans la guerre civile. Deux ans après son entrée au rer être le second Bokassa à diriger la Centrafrique ». « Mais en gouvernement, Bozizé part à son tour en exil. étant élu, cette fois-ci ! » a précisé le porte-parole de sa nouvelle plateforme politique, E-Zingo Biani. Jean-Serge Bokassa veut Proche des milices anti-balaka, Jean-Serge Bokas- prendre sa revanche lors de la présidentielle de 2020. Cette carte sa a préféré rester. Il est pressenti pour un poste est difficile à jouer pour la France : certes, Paris tente de conte- de ministre dans le gouvernement de transition. Le nir le retour des Russes, dans un pays pas complètement stabili- député fait preuve d’habileté et prône à sa manière son « aver- sé, mais ne peut pas revenir aux bonnes vieilles méthodes de la sion pour la violence ». En mai 2013, il organise à Bangui une Françafrique. Avec un Bokassa, le spectre de Giscard pourrait se « marche de la paix » exigeant le désarmement du quartier réveiller. ◆ Frédéric de Natal 60 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Monde Polemos est père Hiver de toute chose oriental MONDES EN GUERRE, TOMES I & II. DE LA PRÉHISTOIRE AU MOYEN-ÂGE MINORITÉS D’ORIENT, LES OUBLIÉS Giusto Traina (dir.) ◆ Passés Composés ◆ 750 p. – 39 € DE L’HISTOIRE ◆ Tigrane Yégavian Le Rocher ◆ 226 p. – 14,90 € « C’est en dépassant, sans l’ignorer, l’horizon des champs de bataille, que l’on comprend comment le monde fait la guerre et Ni victimisation, ni comment la guerre fait le monde ». Telle est l’approche suivie angélisme : le tableau dans cette imposante série de quatre volumes magnifique- que dessine Tigrane ment reliés dont les deux premiers ont paru en septembre. Yégavian du Moyen- Il s’agit concrètement d’« explorer la diversité des pratiques Orient est triste mais guerrières sur tous les continents depuis la préhistoire jusqu’à réaliste. C’est l’his- nos jours ». Giusto Traina reconnaît que « dans les sociétés toire de l’éclatement pré-modernes la guerre était profondément enracinée dans les des plus anciennes structures de la société où elle représentait plutôt la norme ». communautés du monde chrétien. L’auteur revient avec La montée progressive de la violence entre les hommes com- justesse sur les massacres des Assy- mence en effet au néolithique. On assiste alors à la formation ro-Chaldéens et des Arméniens par d’une aristocratie guerrière dans l’Europe protohistorique et les Turcs et leurs supplétifs kurdes en Asie centrale. Au Proche-Orient, une élite armée profite au début du XXe siècle. Ces crimes d’inventions techniques comme le chariot de guerre. Très expliquent largement l’attitude très tôt, le développement d’une culture de la guerre s’accom- ambiguë des Peshmergas, mais aussi pagne en effet de celui d’une technologie spécifique, comme des milices crypto-marxistes YPG au celle des machines de siège. Dans l’Inde ancienne, un traité de gouvernement, nord de la Syrie, sans parler du sort des l’Artashastra, développe la théorie du « cercle des rois », précurseur de la théo- Yézidis. Bref, on est aux antipodes du rie moderne de l’équilibre des puissances. Au Moyen-Âge, d’autres innovations film de propagande récemment pro- techniques comme les étriers, l’arbalète et la poudre noire permettent la mise posé par l’activiste féministe Caroline au point de nouvelles techniques de combat, alors même que les œuvres de Fourest. L’auteur se perd un peu sur l’Antiquité, comme Végèce ou le Strategikon de l’empereur byzantin Maurice, la fin dans une tentative de trouver sont conservés dans les monastères. des solutions à une situation que l’on Illustré par une très belle iconographie et une cinquantaine de cartes à la fois sait inextricable. Mais synthétique et précises et lisibles, ce gros volume constitue certainement l’un des grands évé- agréable à lire, cet essai n’en reste pas nements historiographiques de cette année.◆ Serge Gadal moins l’un des meilleurs sur le sujet. ◆ Hadrien Desuin François le très miséricordieux FRANÇOIS LE DIPLOMATE, LA DIPLOMATIE DE LA MISÉRICORDE ◆ Jean-Baptiste Noé ◆ Salvator ◆ 202 p. – 18 € Ce nouvel essai de notre contributeur culi- parler à tous et surtout aux pires adversaires de naire est sans doute le premier à faire le bilan l’Église, aura permis de percer à Cuba, auprès de la diplomatie du pape François. Écartant les du patriarche Kirill, ou aux Émirats Arabes controverses doctrinales ou pastorales, l’au- Unis. D’abord casanier, François a découvert teur conclut que celui-ci est positif, même si un domaine qu’il ne connaissait pas et semble l’on peut percevoir des réserves, sur la question y prendre goût. Ce pape argentin comprend chinoise notamment. Nuancé et pédagogue, naturellement la crise qui frappe l’Église l’auteur se révèle tout aussi diplomatique sud-américaine de même qu’il sait parler aux que son sujet. Il souligne par les textes et les peuples africains et d’Asie. Moins à l’aise face discours l’héritage des papes Benoît XVI et à la vieille Europe, François reconnait qu’en Jean-Paul II mais aussi le travail de la Curie, dépit des apparences, ses racines chrétiennes y en particulier des cardinaux Tauran et Paro- sont les plus profondes. Espérons qu’il puisse lin. Le pragmatisme du Vatican, qui consiste à désormais la comprendre. ◆ H.D L’Incorrect n°26 décembre 2019 61 Allô le monde Courrier international Monde

Abiy, prix Nobel de la guerre ? Le 11 octobre Éthiopie ». Selon le père Firesebhat Getachew, s’est élevé à 78 morts et plus de dernier, le Premier ministre éthiopien Ahmed Abiy responsable de l’Église orthodoxe de Dodola, huit 400 personnes arrêtées selon la recevait le Prix Nobel de la paix. La normalisation personnes ont été brûlées fin octobre dans son porte-parole du Premier ministre. des relations diplomatiques avec l’Érythrée en juil- église, où plus de 3 000 personnes étaient venues Dans une tribune du Monde, trois let 2018 était récompensée. se réfugier. Si les victimes viennent de trois ethnies, chercheurs ont dénoncé l’emprise oromo, amhara et sidama, « la région est dominée d’« un cercle étroit de religieux et de Né d’un père Oromo musulman et d’une mère par les musulmans, et ils ne veulent pas de nous ni jeunes technocrates, souvent revenus de Amhara orthodoxe, Ahmed Abiy s’est tourné vers de l’église ici », a déclaré le prêtre. Par ailleurs, des l’étranger, oromo et évangéliste » dans l’église évangélique et son profil atypique a été violences ont éclaté le 23 octobre, lors de manifes- probablement perçu par le jury du prix Nobel tations à Addis Abeba et dans la région d’Oromia. l’entourage d’Ahmed Abiy, ajoutant : comme une solution possible aux divisions internes Ce jour-là, Jawar Mohammed, célèbre journaliste « Il y a fort à craindre qu’il prenne du pays. Pourtant début novembre, le pape s’est revenu d’exil aux États-Unis et ancien soutien de sa distinction comme une dit « attristé par les violences dont sont victimes Abiy, a exprimé sur les réseaux sociaux ses craintes onction internationale pour les chrétiens de l’Église orthodoxe Tewahedo en d’être arrêté. Le bilan des émeutes qui ont suivi garder son cap ». ◆

Chocking ! « Un acte déplorable ! » C’est ainsi que la Ligue monarchiste du pour un Canada moderne », a-t-on d’abord expliqué à la mairie. Retiré en Canada (MLC) a qualifié la décision du maire de Sidney, Cliff McNeil- mai, il aura fallu quatre mois aux partisans de la Reine pour s’apercevoir Smith, de retirer le portrait officiel de la reine Elizabeth II, situé de l’outrage et rappeler à l’édile qui était la reine du Canada. dans la salle du conseil municipal de cette petite ville balnéaire de Colombie britannique. Nom d’un caribou ! « Supprimer le por- Face au tollé, le maire a voulu louvoyer : « J’ai décidé de le retirer trait d’un monarque qui a tissé des liens étroits avec nos peuples temporairement jusqu’à ce que le logo de Sidney Town Crest autochtones tout au long de son règne et qui n’a aucun pouvoir et les Premières Nations [ndlr : communautés indiennes] soient de décision en matière de politique ou de législation est tout sim- prêts à figurer avec le portrait ». Mais le nombre croissant de plement illogique », a déclaré son dirigeant Robert Finch. Cette mails, de lettres de protestations et d’insultes a eu raison de ses association, qui reste très influente, a été stupéfaite d’apprendre que velléités progressistes. Cliff McNeil-Smith a dû présenter par voie de le maire de Sidney avait remplacé le portrait de Sa Majesté par des œuvres presse ses excuses officielles à ses administrés et promettre que le portrait d’art autochtones. Ce portrait est un « vestige du colonialisme, inapproprié serait promptement réinstallé. Rule Britannia ! ◆

Le retour à la niche ? Quoique racoleur et ambigu, l’entre- tien présidentiel présenté en couverture de The Economist a fait son petit effet à quelques jours du 70e anniversaire de la création de l’OTAN qui se tient à Londres les 3 et 4 décembre. À l’aide de quelques formules bien senties, le président français est parvenu à se placer dans l’agenda médiatique du sommet. « Pourquoi j’ai parlé de mort céré- brale, c’est que l’OTAN en tant que système ne régule pas ses membres. Et à partir du moment où un membre sent qu’il a le droit de suivre son chemin, qui est donné par les États- Unis d’Amérique, il le fait. Et c’est ce qui s’est passé [ndlr : en Syrie avec la Turquie] ». Emmanuel Macron sera reçu par Donald Trump en tête-à-tête, mais le secrétaire général de l’OTAN est allé à l’Élysée Triple Les faux frères tunisiens. demander des explications. « Je pense qu’on a plutôt intérêt dans le contexte actuel à douche froide en Tunisie. Après le ral- essayer de maintenir la Turquie dans le cadre et dans un esprit de responsabilité », a d’ail- liement du populiste Nabil Keroui aux leurs précisé notre Jupiter national à The Economist. Bref, tout continuera comme avant. Frères musulmans de Ennahda, Rached Notre allié atlantique turc Recep Tayyip Erdogan sera tout sourire sur la photo finale à Ghannouchi (photo), le chef historique Londres tandis que ses milices djihadistes sèment la terreur en Syrie. On objectera que des islamistes tunisiens, a été élu à la pré- la tenue d’une réunion au format Normandie à Paris avec Poutine, Merkel et Zelinski, sidence du Parlement, « le conseil de la quelques jours plus tard, pourrait redonner à la France une respiration stratégique et Choura ». Il a aussitôt proposé un de ses un rôle à sa mesure pour la paix en Europe. Encore faut-il avoir une ligne cohérente… ◆ obligés pour la tête du gouvernement et Habib Jemli a été désigné par le nouveau président de la République, Kais Saied. Jugé accommodant, l’ancien secrétaire d’État à l’agriculture a néanmoins super- visé le démantèlement du réseau des Le chiffre du mois gardes forestiers, laissant ainsi le champ Le 8 décembre, cela fera un an que Bart De Wever libre aux jihadistes dans les zones monta- gneuses du nord-ouest. En février, il avait (photo) et son parti nationaliste flamand ont été accusé de détournement au profit fait chuter le gouvernement fédéral belge. Leur de son frère par une ancienne députée refus de signer le pacte de Marrakech a provo- de Ennahda, Fattouma Atia. Celle-ci se qué des élections législatives du 26 mai. Depuis, demande si finalement « Rachid Ghan- 1 la Belgique attend toujours de connaître le nouchi n’est pas aussi un salafiste ». Le (un) premier entretien télévisé du Premier nom de son futur premier ministre. ministre a été donné à Al Jazeera, la télé- Charles Michel a quant à lui rebondi à

/ D.R. / D.R. / D.R. / D.R. / The Economist D.R. vision du Qatar. Le ton est donné. ◆ la présidence du Conseil européen. ◆ 62 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Les Essais

Pierre-André Taguieff « L’émancipationnisme est une nouvelle forme de barbarie, scientificisée et technicisée » Le philosophe et historien des idées met en garde contre l’émancipation érigée comme ressort et finalité du progrès sans fin, et qui aboutit à un totalitarisme de l’individuex nihilo.

Vous faites de l’émancipation le mot d’ordre de la cosmopolitique, ce qui revient à prendre une vision uto- modernité, pour quelles raisons ? pique pour la réalité sociohistorique. Poser comme idéal ou Chez les Modernes, la manière la plus répandue de penser comme horizon désirable l’émancipation du genre humain, la modernité consiste à la célébrer comme l’entrée du genre c’est aussi supposer que l’émancipation est un processus humain dans son âge adulte. Or, l’émancipation, dans sa sans fin, comme le progrès universel, qui est la promesse signification juridique, est comprise comme l’entrée dans d’une transformation indéfinie du moins bien vers le mieux. l’âge adulte ou l’acte, pour un individu, de s’affranchir de l’au- torité parentale et de la tutelle. Il s’agit d’expliquer comment L’émancipation est-elle forcément synonyme de cette notion juridique banale a pu devenir un thème philo- déracinement ? sophique et politique majeur depuis la fin du XVIIIe siècle, L’émancipation de tel ou tel groupe humain qu’on juge ou sous la forme du projet universaliste de l’émancipation du qui se juge assujetti, discriminé et exploité est bien sûr parfai- genre humain. tement légitime. L’émancipation des juifs, celles des esclaves, des femmes, des nations prisonnières des empires ou des Pour comprendre cette transposition du devenir-majeur peuples colonisés sont des processus historiques considérés à légal individuel en devenir-adulte de l’humanité, il faut la juste titre comme intrinsèquement positifs, fondés sur le res- resituer dans le grand récit du Progrès, tel qu’il a été élabo- pect de la dignité humaine ainsi que sur les valeurs-normes ré de Bacon et Leibniz à Turgot et Condorcet, qui présup- pose une analogie entre l’évolution de l’individu et celle de de liberté et d’égalité de traitement. Mais la mythologisation l’humanité prise « comme un même homme », selon la for- de l’idéal d’émancipation le transforme en éloge de l’indivi- mule de Pascal. L’histoire de cette transposition philoso- du sans attaches, ou, pour employer un mot devenu suspect, phique commence avec la célèbre définition des Lumières sans identité. Or, un individu sans identité peut-il être érigé donnée par Kant en 1784 : « Les Lumières, c’est la sortie de en idéal humain ? L’idéal moderne par excellence, celui de la l’homme de la minorité dont il est lui-même respon- rupture avec tout ce qui est censé nous empêcher d’être sable ». Cette définition implique une injonc- libres, persiste donc sous le vocable d’« émancipa- tion : « Sapere aude ! Aie le courage de te tion » : il serait urgent de « lâcher prise », de lar- servir de ton propre entendement ! Voilà la guer les amarres, de nous délivrer de tous nos devise des Lumières ». Il s’agit de sortir de fardeaux, bref, d’alléger nos existences. Ce l’état de tutelle par la décision courageuse serait la voie qui mène au bonheur. Cet uto- de penser par soi-même. C’est la défini- pisme, que j’appelle l’émancipationnisme, tion de l’émancipation intellectuelle que est l’opium que consomment et diffusent les chaque individu doit accomplir. élites déterritorialisées d’aujourd’hui. Les peuples vivent dans un tout autre monde. Mais le désir d’émancipation s’avère insa- tiable. Or, l’élargissement de l’impé- Le désir frénétique d’émancipation implique ratif d’émancipation à d’autres le rejet des héritages et des traditions, dimensions de la vie humaine des appartenances et des liens de ainsi que son application à tous fidélité. Portée par l’idéal de la les groupes humains soulèvent table rase, cette visée émancipa- bien des problèmes. L’univer- tionniste radicale ouvre la porte salisation de l’idéal d’émancipation aux projets de régénération ou de

conduit à penser la politique comme une remodelage de l’espèce humaine, Jeanne de Guillebon pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 63 Les Essais Les

qui s’inscrivent dans l’histoire du prométhéisme moderne, d’émancipation (s’émanciper pourquoi ? de quoi ? en vue celle de la gnose du Progrès sans fin. On peut y voir une nou- de quoi ?) et sur les limites d’un programme d’émancipa- velle forme de barbarie, scientificisée et technicisée. tion des individus ou des groupes humains. D’autres encore veulent radicaliser l’impératif d’émancipation, en postulant Quels sont les liens entre l’idéal d’émancipation qu’il ne saurait rencontrer de limites. Dans tous les cas, l’acte et l’idéal progressiste ? de rompre avec le passé et celui de briser les liens sont valo- L’idéal émancipationniste est fondamentalement lié à la risés. C’est là supposer que le passé n’est qu’un poids mort foi dans le progrès nécessaire, linéaire, continu, irréversible et que tout lien est une privation de liberté. D’où le primat et sans fin. Les libéraux, les anarchistes et les socialistes, de l’avenir et la croyance à la toute-puissance de la volon- comme les réformistes et les révolutionnaires qu’on trouve té, ce qui justifie tous les projets d’auto-transformation des en divers camps, communient dans individus, aussi délirants soient-ils. Le l’idéal d’émancipation. C’est en lui « Une fois que saint transhumanisme, qui vise à créer une que se reconnaissent les Modernes. posthumanité imaginée comme une Sous le drapeau de l’émancipation, Georges a terrassé le surhumanité, s’inscrit dans le sillage ils poursuivent deux fins non seule- dragon, il reprend du de l’émancipationnisme, figure du pro- ment distinctes, mais susceptibles service en inventant gressisme déchaîné. d’être contradictoires : la liberté et le de nouveaux dragons, L’emballement émancipationniste bonheur. L’enthousiasme émancipa- atteint des sommets avec le néo-fé- tionniste masque les antinomies qu’il au nom de la vertu minisme de campus et de réseaux engendre, du type : s’émanciper par le outragée » sociaux. La guerre des sexes est travail ou s’émanciper du travail. Mais déclarée au nom de la « théorie du le danger est ailleurs : vouloir à tout Pierre-André Taguieff genre ». Moins les femmes sont prix la liberté absolue et le bonheur dominées et exploitées, précisé- parfait, c’est justifier tous les moyens ment en raison des luttes féministes d’y parvenir, y compris le recours à la violence. du passé, et plus les revendications néo-féministes s’in- La dissipation de l’illusion communiste est la principale tensifient. La haine du mâle humain, supposé violeur par raison de la promotion récente du mot « émancipation » nature, chasse le légitime souci de la justice sociale et de ainsi que de la sacralisation de l’idéal d’émancipation et de l’égalité entre les sexes. Les mobilisations néo-féministes sa dissémination dans tout le champ politique. L’émancipa- prennent le visage de la misandrie : essentialisé comme tion fonctionne aujourd’hui à gauche et à l’extrême gauche prédateur par nature, tout homme est jugé a priori cou- comme un substitut du communisme : disons qu’elle est pable, tandis que toute femme, innocente par nature, est le communisme moins la révolution prolétarienne. Elle présumée victime. La révolution sexuelle a eu lieu, mais « sociétalise » l’idée révolutionnaire, pour en faire l’opium les révolutionnaires ne désarment pas. Une fois que saint des masses désorientées et des individus sans appartenances. Georges a terrassé le dragon, il reprend du service en inven- tant de nouveaux dragons, au nom de la vertu outragée. L’idéologie de l’émancipation ne vise-t-elle pas ◆ Propos recueillis par Rémi Lélian finalement à l’émancipation de notre humanité même ? Il y a plusieurs manières d’assumer l’héritage des Lumières. L’ÉMANCIPATION PROMISE : EXIGENCE Les héritiers orthodoxes des Lumières se contentent de telle FORTE OU ILLUSION DURABLE ? ou telle version du catéchisme républicain-révolutionnaire, Pierre-André Taguieff en se félicitant d’être émancipés pour l’essentiel. D’autres Éd. du Cerf

Jeanne de Guillebon pour L’Incorrect se montrent plus exigeants en s’interrogeant sur la notion 342 p. – 22 € 64 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Les Essais Les Dans la tête du diable PHILOSOPHIE DE L’ANTISÉMITISME (suivi de QUE SIGNIFIE HAÏR LES JUIFS AU XXIE SIÈCLE par Pierre-André Taguieff), Michaël Bar Zvi ◆ Les Provinciales ◆ 222 p. – 22 € Aussi protéiforme qu’obsessionnel, fixé sur sa cible dont il ne se la judéophobie. Sans chercher donc une réponse, Michaël Bar défait pas et qui la poursuit partout, l’antisémitisme réclame-t- Zvi montre que c’est par ses manifestations que l’antisémite se il une philosophie ? Car c’est sous ce titre bien étrange définit et qu’il s’y réduit, qu’il incarne une espèce de que Michaël Bar Zvi choisit d’analyser cette lèpre men- contre-mystère, d’anti-secret, et par là le refus radical tale et millénaire, déclenchant la haine de ceux qu’elle de toute origine. Ainsi, une philosophie de l’antisémi- frappe envers un peuple quoiqu’il arrive désigné tel tisme entend d’abord décrire une perspective phéno- une menace ; que celui-ci reste fidèle à ses traditions ménologique, celle de l’antisémite, orpheline à la fois ou qu’il s’en éloigne, qu’il se sépare ou qu’il s’assimi- de toute métaphysique préalable et de but autre que le. En disciple de Pierre Boutang, Bar Zvi n’élucide celui de se confondre avec sa propre haine, pour enfin pas le mystère noir qui agite l’antisémite, et quand y disparaître. Contre Sartre qui n’y voyait qu’un reflet, son maître définit par une ascension oblique l’onto- c’est l’antisémitisme dans son absence d’être et de logie du secret, lui parcourt le chemin diabolique de ce qu’il réflexion – dans tous les sens du terme – que Bar Zvi, avec ce faudrait, avec Pierre-André Taguieff, appeler plus justement livre majeur, scrute en face. ◆ Rémi Lélian

Homme, tu baiseras ton prochain BAISE TON PROCHAIN. UNE HISTOIRE SOUTERRAINE DU CAPITALISME Dany-Robert Dufour ◆ Actes Sud ◆ 180 p. – 18 € Depuis nombre d’an- 50 ans transformerait profondément le ont infusé toute la pensée économique libé- nées et d’ouvrages per- monde et l’homme. Passionnante, fouil- rale moderne, d’Adam Smith à Friedrich cutants, que l’on pense lée, toujours nourrie d’exemples autant Hayek ». Son objet ? Détruire jusqu’à au Divin Marché, le phi- puisés dans la vie concrète que dans les l’idée de l’amour du prochain et mettre losophe Dany-Robert oeuvres les plus célèbres, la pensée de le monde entre les mains des « pires Dufour oppose sa voix Dufour s’arrête cette fois sur l’étrange des hommes », ceux dont les désirs sont et son écriture à toutes redécouverte d’un texte de Mandeville : insatiables. Ce sont ces hommes qui les formes d’économie les Recherches sur l’origine de la vertu parviendraient à accroître la richesse et marchande, lesquelles morale, une quinzaine de pages parues à la faire ruisseler allègrement en forme réduisent la richesse des en 1714 à Londres et insérées à la fin de mondialisation sur tout un chacun. échanges humains à une uniformisation de l’ouvrage. De Mandeville chacun De là, naîtrait le paradis. Le libelle n’est dont nous voyons les dégâts à l’échelle connaît La Fable des abeilles, dont les pas seulement économique, il propose planétaire. Ses travaux visent à com- Recherches semblent une sorte de com- aussi un art de gouverner. Cela vous rap- prendre ce qu’il considère comme une plément. Pour Dufour, « cet écrit est le pelle un monde que vous connaissez ? révolution culturelle libérale, qui, depuis logiciel caché du capitalisme car ses idées ◆ Matthieu Baumier

Waterloo numérique LES RAVAGES DES ÉCRANS. LES PATHOLOGIES À L’ÈRE NUMÉRIQUE ◆ Manfred Spizer ◆ L’Échappée ◆ 292 p. – 22 € Depuis la parution du livre de Manfred Spitzer, Attention aux nous fatiguent et nous rendent plus agressifs… Ils engendrent, écrans, en 2005, qui dévoilait les conséquences de la télévision en outre, un sentiment d’impuissance à cause de la multitude sur le corps et le psychisme, la prise de conscience des des « informations » et des notifications qui nous dangers du numérique progresse sans que les actions parviennent. Nul ne sera surpris d’apprendre que la suivent à mesure (en témoigne la distribution gratuite dépendance aux écrans est aujourd’hui massive chez de tablettes dans les écoles !). Le grand psychiatre et les jeunes : aux États-Unis, les 13-18 ans passent en neurologue poursuit son analyse, au-delà de la télé- moyenne 9 heures sur les médias numériques ! Elle vision et en s’intéressant surtout au smartphone, empire d’année en année, si bien que Manfred Spitzer dans un livre paru en 2015 en Allemagne et traduit a décidé de modifier son énoncé initial du texte de en octobre à L’Échappée. Les Ravages des écrans est 2015, « la dose fait le poison », pour parler dans sa un constat accablant : ils dégradent le sommeil, nous préface à l’édition française d’une « overdose ». C’est angoissent, baissent nos performances cognitives toute une partie de la population qui doit aujourd’hui et motrices, nous font grossir, aggravent les dispa- se désintoxiquer ou être désintoxiquée, sous peine de rités sociales, augmentent les maladies vénériennes tares irréversibles, afin de retrouver les expériences à cause des sites de rencontres sexuelles, détrônent l’alcool bien plus enrichissantes du jeu, du sport, de la lecture et de la comme première cause d’accidents sur la route, nous isolent, conversation. ◆ Pierre Cadmos L’Incorrect n°26 décembre 2019 L’Incorrect n°26 décembre 2019 65 Les Essais Les

ne semble parler que d’argent, le jour- naliste tombe des nues. La popularité Contre l’oubli soudaine du journal satirique a fait Rescapé de l’attaque terroriste islamiste du 7 janvier 2015 contre tourner des têtes et Riss évoque, amer, la rédaction de Charlie Hebdo, Riss livre un témoignage boule- ceux qui avant ce jour étaient à peine versant autour de ce crime politique et de son rapport à la mort. impliqués et demandaient maintenant Le récit est à la fois un hommage aux disparus et un texte noir, des parts. En tant que nouveau patron chargé de colère, tranchant indiscutablement avec les Vous n’au- du journal, l’auteur est surtout révol- té par ces intellos qui, peu à peu, se rez pas ma haine et autres marques déposées s’étant épanouies UNE MINUTE dans le sillage sanglant des attentats. C’est aussi un livre sur la dif- sont mis en retrait sur le sujet de l’is- lamisme, s’accommodant en fonction QUARANTE- ficulté à fixer l’indicible : il est impossible d’écrire quoi que ce soit, NEUF SECONDES déclare-t-il en ouverture. Le journaliste puise loin dans ses souve- de leurs intérêts. Ironique, il reprend cette phrase des marcheurs à slogans : Riss nirs, comme pour prendre assez de recul avant d’aborder le jour Actes Sud / fatal. Il est alors jeune employé des pompes funèbres et se revoit ils ne changeront pas notre mode de vie. Et ajoute : eh ben si, un peu, quand Les Échappés acteur d’un épisode sordide mettant d’emblée le lecteur face à 320 p. – 21 € l’abîme. Des frigos de la morgue aux pays d’Afrique en guerre, même. Livre contre l’oubli, mais aussi en passant par le lit d’hôpital d’un camarade en bout de course, texte politique, on trouve ici une l’auteur dresse une cartographie de son rapport à la mort – une liste non exhaustive des Charlie d’alors (libertaires, voltairiens toile aux ramifications obscures dont le 7 janvier 2015 serait le et… racistes) et une, plus longue, des anti-Charlie, notamment centre. Un lieu où le temps se ramasse et où chaque seconde les chantres de la laïcité apaisée ou encore les divers délateurs compte. Et les secondes passeront, alors que lui-même perd son d’islamophobie. On relèvera cependant un oubli de taille dans sang au milieu de cette rédaction brutalement anéantie sous une la catégorie Charlie : tous ceux qui, hors postures idéologiques, caricature de Houellebecq. Elles le porteront dans l’apnée d’un n’approuvent pas le massacre d’innocents, point. À ce propos, réflexe de survie vers le camp des vivants, ces secondes. Un camp le journaliste refuse catégoriquement le statut de victime, ce que l’on rejoint en enjambant le corps disloqué de l’ami et en mot qui permet de mettre les innocents dans la même cellule que demandant pardon. Au-delà de l’impensable reconstruction, le les coupables. Sombre constat quoi qu’il en soit, car en dépit nouveau patron de Charlie Hebdo ne ménagera pas sa rage envers des démonstrations, l’attentat est loin d’avoir rendu les gens certains de ses contemporains. Lorsqu’à son retour, au lieu plus courageux. Un récit aussi dérangeant qu’essentiel sur notre d’évoquer le sujet qui fâche, une partie de la nouvelle rédaction époque étrange. ◆ Alain Leroy

Faites entrer l’accusée LIBRES RÉFLEXIONS SUR LA PEINE DE MORT ◆ Jean-Louis Harouel Desclée de Brouwer ◆ 208 p. – 18 € Dans une livre à thèse, et à charge, Jean-Louis Harouel s’attaque à la peine de mort dont il fait, à raison, le symbole pénal de l’ancien monde renversé par le nouveau. Ce nouveau monde, c’est celui de la religion des droits de l’homme, celui qui selon lui a choisi le camp des bourreaux contre celui des victimes et qui avec Victor Hugo, dont Harouel démonte méthodiquement le livre Les derniers jours d’un condamné à mort, fait l’éloge des assassins. Si Harouel sou- ligne à raison la dimension perverse d’un système juridique et moral qui, à force de ne voir partout que des victimes, se fait le persécuteur des innocents, si encore il montre à juste titre les implications métaphysiques d’un tel sys- tème et comment il continue l’esprit monstrueux des gnostiques, son livre aurait gagné à plus de nuance, et à mieux problématiser sa démonstration,

Actes Sud Actes néanmoins imparable sur nombre de ses aspects. ◆ Rémi Lélian 66 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Les Essais Les

Renaud Camus Remplacisme en mode mineur Banni des maisons d’éditions depuis plusieurs années, c’est « Chez l’auteur » que Renaud Camus fait paraître ses livres. Courageusement, exclusive, soit qu’elle fût une création bourgeoise, une inven- tion de la classe dominante pour asseoir sa domination. Ce Pierre-Guillaume de Roux second point de vue l’a emporté, sous l’influence de Pierre a publié en octobre Le Petit Bourdieu et de son école. La petite bourgeoisie, devenue à son tour classe dominante, au moins culturellement, et même Remplacement, recueil de différents classe unique – c’est la thèse que je soutiens dans La Dictature textes qui explorent la facette de la petite bourgeoisie – a imposé sa propre culture, les indus- tries culturelles, la culture industrielle, qui se trouve être une morale de cette catastrophe en non-culture puisque son trait dominant est la haine de l’hé- cours que Renaud Camus nomme le ritage, de la transmission, des hiérarchies. L’héritage étant perçu presque exclusivement comme un privilège de classe, remplacisme global. et donc une injustice (ce qu’il est, objectivement), au lieu d’élargir le nombre des héritiers, on l’a réduit jusqu’à les faire à peu près disparaître. C’est le temps des Inhéritiers, titre d’un autre des six essais recueillis dans Le Petit Remplacement, le volume. Qu’est-ce que le Petit Remplacement et en quoi s’articule-t-il avec le Grand ? Le Petit Remplacement était la condition indispensable du Grand. Un peuple qui connaît ses classiques ne se laisse pas Il existe à cette question une réponse un peu brutale, qui mener sans regimber dans les poubelles de l’histoire. Mais le sacrifie beaucoup à l’amour de la rime : le Grand Rempla- Grand à son tour accélère le Petit. Les deux ressentiments, de cement c’est le changement de race, le Petit Remplacement c’est le changement de classe. Le Grand Remplacement c’est classe et de race, se corroborent et s’appuient. le changement de civilisation, le Petit Remplacement c’est Est-ce donc cela, la conjonction du Grand et le changement de culture. Le Grand Remplacement c’est le du Petit Remplacement, que vous appelez le changement de peuple, le Petit Remplacement c’est le chan- remplacisme global ? gement de classe de référence, pour la culture. Pas exactement. Le Grand et le Petit Remplacement font De la fin du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle, la culture a évidemment partie du remplacisme global mais, si cataclys- été bourgeoise : soit qu’elle fût un privilège de classe, un bien miques et gigantesques qu’ils soient, ils n’en sont qu’une

universel dont la bourgeoisie s’arrogeait la jouissance presque partie, deux des principales manifestations. Le remplacisme Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 67

« Le Grand Remplacement c’est le changement de race, Essais Les N’observe-t-on pas déjà quelques mani- le Petit Remplacement c’est le festations d’hystérie et de panique, au sein de la clique négationniste changement de classe » régnante ? Les experts bégaient, les sociologues s’embrouillent, les statisti- Renaud Camus ciens bafouillent, les démographes de cour disent tout et son contraire dans la même phrase. global est à la fois une théorie, de ma belle renversée, dans une atmosphère part (contrairement au Grand Rempla- à la fois hagarde, gâteuse, farcesque et Mais n’est-ce pas là la cement, qui n’est qu’un nom pour un hyperviolente. conséquence logique de ce moment de l’histoire), un phénomène, phénomène : la perte du sens, La seconde conséquence du rempla- un tropisme, le plus opérant selon moi voire la destruction même cisme global, c’est-à-dire du règne du dans les sociétés contemporaines, et de sa possibilité ? Je pense simili, du faux, de la copie, est ce que j’ai une force, une somme de mécanismes, notamment au texte que vous nommé le faussel, le réel inversé, le réel une puissance, un pouvoir, un totali- consacrez, dans votre livre, au faux, le monde à l’envers. Il se distingue, mot « musique », qui ne veut tarisme – l’un des deux totalitarismes toujours entre autres choses, par le plus dire ce qu’il voulait dire les plus agissants aujourd’hui de par néo-négationnisme, ou négationnisme jadis ou au mot « race », sur le monde, avec l’islam, son grand rival d’État, qui est à la fois un négation- lequel vous avez aussi écrit et son allié provisoire. La forme poli- nisme de caste, de clique, et un néga- ailleurs, dont la polysémie s’est tique de ce totalitarisme est ce que j’ap- tionnisme de masse ; et qui consiste perdue dans le langage courant pelle la , le gouvernement davocratie principalement, en France et en Europe au profit de la seule acception du monde par Davos, par l’économie, aujourd’hui, à nier contre toute évi- qu’en avaient les nazis ? la finance, le profit, les Grands Argen - dence le phénomène le plus important, En effet. Ce que dansDu sens je nom- tiers, les « gafas », etc. Mais justement le Grand Remplacement, le génocide mais, par référence au Cratyle de il ne s’agit pas de gouvernement, et j’ai par substitution – sous le règne du rem- Platon, le sens hermogénien, le sens eu tort de parler à l’instant de « poli- placisme global tout est par substitution, de convention pure – dont le meil- tique », par facilité. Il s’agit de gestion : y compris les génocides. leur exemple est la nouvelle accep- de gestion managériale du parc humain, tion de français (« des djihadistes pour reprendre l’expression de français ») – s’avère extrêmement Sloterdijk. La davocratie est pro- instable, comme devient instable fondément antipolitique. Voyez tout échange, et le sujet même, du Macron, qui en est sans doute le fait de l’effondrement syntaxique. représentant le plus typique. Il Seul le sens cratylien peut fonder, court-circuite la strate politique, et maintenir dans la durée : or c’est détruit les partis, assèche finan- précisément ce que le pouvoir rem- cièrement les pouvoirs locaux, placiste et négationniste ne veut peuple les assemblées de zom- pas. Le changement de sens du bies à sa solde, choisis comme mot musique, passé de la musique mannequins : l’arabe, la noire, la savante aux variétés, est à l’épi- femme battue, le trans, etc. centre du Petit Remplacement. Le Au point de départ et au centre de changement de sens du mot race, la théorie du remplacisme global aboutissant à son interdiction de il y a l’observation que le rempla- fait, est à l’épicentre du Grand. La cement, l’action de remplacer, est particularité savoureuse de ce chan- le geste central des sociétés post- gement-là, est qu’il a consisté en modernes. Tout, absolument l’imposition, par les antiracistes, de tout – je n’ai pas le temps ni la la seule et minable acception raciste place de faire ici la liste – est rem- du terme. C’est ainsi que l’anti- placé par son double, son simili, racisme, de très légitime défense son ersatz, son imitation bon de quelques races qu’il était, a pu marché, normalisée, standar- devenir campagne génocidaire disée, chimique, cybernétique, pour l’abolition de toutes, au profit industrielle, low-cost. C’est le triomphe des industries de la MHI (la Matière Paradoxalement le faussel, le règne du Humaine Indifférenciée).◆ Propos du low-cost. Il en résulte, entre autres, faux, le négationnisme de masse, sont le deux conséquences majeures. recueillis par François Gerfault seul élément qui donne un peu d’espoir, et Rémi Lélian La première est la prolétarisation du dans ce panorama peu réjouissant, je le monde, sa déglingue générale (l’École, reconnais. On a déjà l’exemple de l’em- l’hôpital, les transports, les routes, etc.), pire soviétique : les sociétés construites LE PETIT REMPLACEMENT sa croissante laideur, son pourrisse- entièrement sur le mensonge ont ten- Renaud Camus ment, sa plastification, l’avènement du dance à s’effondrer d’un coup. Il suffit Pierre-Guillaume de Roux

Nicolas Pinet pour L’Incorrect Nicolas bidonville global, son aspect de pou- que prenne une étincelle de vérité. 488 p. – 28 € 68 L’Incorrect n°26 décembre 2019 D.R. L’Incorrect n°26 décembre 2019 69

Éditorial Culture Par Romaric Sangars Requiem des années 10

agonise. J’en suis ravi parce que, quoique je pré- fère les nombres impairs, je suis impatient que nous soyons sous le règne hypnotique de 2020. 2019 agonise, et avec ces douze mois, toutes les 2019 années 10 du vingt-et-unième siècle, qui virent le sang français couler pour cette qualité-même et comme cela n’avait pas eu lieu depuis plus de cinquante ans – et parmi le massacre des innocents, l’avènement de tant de héros, médiévaux ou communs, qui se distinguèrent soudain du type d’humanité que Yann Barthès et ses sbires souhaiteraient produire. Ce n’est pas parce que les nazis voulaient fabriquer des « übermenschen » en série, que promouvoir des loques humaines fait de vous des citoyens vertueux : ce spécieux syllogisme résume un demi-siècle d’effort « progressiste ». 2019 agonise, cette année qui vit brûler Notre-Dame, c’est-à-dire le cœur de Paris, le cœur du pays, le cœur de ce qu’on appela autrefois « Chrétienté » pour dire « Europe » et qui est tant méprisé aujourd’hui, jusqu’au sommet du Vatican où l’abandon du discernement semble la conséquence fatale du reniement de la beauté ; cette année, donc, vit brûler Notre-Dame comme un avertissement. Nous le prîmes au sérieux. Un beau livre publié par Première Partie et la fondation Notre-Dame, Notre- Dame de Paris, une église et son peuple, commémore la fièvre qui s’empara d’une nation à l’agonie quand elle prit conscience qu’elle jouait sa dernière manche. Des témoignages, des rappels historiques, des images : le catalogue résume tous les aspects du trauma, et nous offre l’opportunité de contribuer au redresse- ment. Voici un élan que nous ne pouvons que vouloir prolonger le plus large- ment possible. Rebâtir des cathédrales devrait d’ailleurs être l’objectif principal de ce pays bien avant tout le reste. Nous le revendiquerons pour 2020, cette date hypnotique : que la France s’acquitte en premier lieu de son devoir de provo- quer le reste du monde en érigeant des beautés scandaleuses. 2019 agonise, et avec cette année, tous les petits arrangements d’une époque à bout de souffle. Les prix littéraires n’ont tellement plus d’autorité que le jury du Renaudot aura décidé de décerner son prix à Sylvain Tesson pour sa belle Panthère des neiges, pourtant hors sélection, qui le mérite, là n’est pas la question, mais simplement parce que récompenser un best-seller est la plus sûre manière de faire croire qu’on a encore les moyens de prescrire quoi que ce soit. Les prix de L’Incorrect auront quant à eux été distribués avec grâce, justice et champagne, comme l’an dernier, démontrant que l’Esprit souffle où il veut, et plutôt dans les bars que nous fréquentons. C’est pourquoi nous allons nous resservir un verre et trinquer avec vous, chères lectrices, chers lecteurs, et également pour nous féliciter de l’abandon du « mois sans alcool », ce « dry january » qui aurait dû nous être transmis par la perfide Albion et que l’Élysée ne s’est finalement pas résolu à soutenir. Ce ramadan hygiéniste n’a pu être encore instauré, et certes, nous ne l’aurions pas respecté, mais cette nouvelle tentative de formater nos mœurs en fonction d’une religion sans magie qui n’a aucun salut à nous promettre a des raisons de nous offusquer. En 2020, cette date hypnotique, nous faisons le serment de rele- ver, à notre mesure, ce que nous pourrons de l’immense cathédrale dont nous avons hérité, d’en concevoir une grande responsabilité, une évidente humilité, un légitime orgueil, et bien sûr, d’accentuer l’ivresse. ◆

NOTRE-DAME DE PARIS, UNE ÉGLISE ET SON PEUPLE Collectif Fondation Notre-Dame – Première Partie 132 p. – 25 € 70 L’Incorrect n°26 décembre 2019

Culture Les Grandes questions de L’Incorrect

ALAN MOORE EST-IL LE DERNIER PROPHÈTE POP ? À l’heure où la culture des superhéros est martelée par les médias mainstream, certains se souviennent d’une époque où la bande dessinée anglo-saxonne était politique, expérimentale et irrévérencieuse et où Alan Moore était son prophète. Maintenant que le mage de Northampton a rangé sa plume (du moins dans le registre de la bande dessinée), son actualité est sans cesse relancée par des adaptations cinématographiques médiocres. Watchmen, de Damon Lindelof, récemment programmée sur HBO, en est la dernière occurrence. La série tourne bien autour des géniales inspirations de l’auteur, mais elle n’en perce pourtant jamais le secret. Si Moore est resté si actuel, c’est en raison de la dimension visionnaire de son œuvre. Serait- il le dernier prophète qu’engendra la pop culture ? Notre collaborateur et exégète Marc Obregon y répond. L’Incorrect n°26 décembre 2019 71 OUI. ET IL ÉCHAPPERA

TOUJOURS À Culture HOLLYWOOD

Un livre d’images soigné mais vidé de toute substance (Watchmen), un brûlot politique transformé en bluette NON. AU FOND, ALAN MOORE LGBT (V pour Vendetta), ou quelques séries Z indolores : le cinéma n’a jamais EST D’UN AUTRE TEMPS su se colleter à l’œuvre de Moore, trop littéraire pour le canon hollywoodien. L’artiste est allé jusqu’à renvoyer leurs Né en 1953 à Northampton, petite ville ouvrière connue pour être chèques aux majors qui voulaient lui l’endroit d’Angleterre le plus éloigné de toute côte, Alan Moore payer ses droits, estimant que la bande semble appartenir à une autre époque : beatnik échevelé, chaman dessinée relevait d’un autre médium hirsute, il a fait voyager son esprit dans tout l’imaginaire collectif et n’avait aucun lien à établir avec ces des années 80 et 90 où son œuvre a su développer, à partir d’un producteurs d’images formatées. Il matériau peu noble (le comic book), les volutes d’une pensée n’en reste pas moins que Hollywood néo-gnostique et ultra-libertaire. Celle-ci reste difficile à appré- s’acharne. Quand le surestimé Damon hender hors d’un contexte socio-historique déterminé : celui de Lindelof, co-auteur de Lost, se met l’Angleterre de Thatcher, des drogues psychédéliques et de la lutte en tête d’adapter Watchmen, on ne des classes. À situer quelque part entre Philip K. Dick et Slavoj découvre qu’un énième feuilleton Zizek, Alan Moore, s’il est un pur produit de son époque, tend vers boursouflé qui, pas un seul instant, un érémitisme qui le coupe de nombreuses réalités actuelles – dont ne semble avoir compris les véritables Internet. Aujourd’hui, l’auteur dit avoir arrêté complètement la tenants et aboutissants de ce Citizen bande dessinée et juge durement l’infantilisme de ses fans. Il s’est Kane du comic book. Le fait qu’il lancé dans la fabrication d’une œuvre romanesque tentaculaire, demeure irrécupérable par l’aveuglant Jérusalem, roman total et manifeste littéraire entièrement dédié à entertainment est aussi une preuve sa ville natale, tenant de William Blake comme de James Joyce. ◆ qu’Alan Moore est visionnaire. ◆

OUI. D’AILLEURS, NOUS VIVONS TOUS DANS UNE BD D’ALAN MOORE

À l’instar de Philipp K. Dick, avec l’emblème du réseau Anonymous, cache pas son inspiration : le Joker Moore, le réel semble se faire poreux lequel défend sur la toile un « anar- de Todd Philips. Quant à l’exergue à la fiction, si bien que ses intuitions chisme citoyen » un rien nébuleux. de Watchmen, qu’il pique à Juvénal, les plus audacieuses deviennent les Plus récemment, c’est son interpré- « Quis custodiet ipsos custodes ? » – brèves du futur. Le masque de Guy tation quasi-sociale du Joker dans « Mais qui gardera ces gardiens ? », Fawkes, représentant la colère ano- Killing Joke qui est revenue sur le elle n’a jamais semblé aussi actuelle nyme de la foule dans V pour Ven- devant de la scène avec une adap- qu’aujourd’hui où nous subissons la detta, est devenu depuis longtemps tation non officielle, mais qui ne surveillance globale. ◆

OUI. RAFISTOLER LES MYTHES, C’EST FABRIQUER LE FUTUR

Alan Moore est l’un de ces rares scénaristes de seconde zone, pour leur donner une parole qui finissent par complètement éclipser le inédite : Moore est davantage un façonneur travail de leurs dessinateurs en imposant un qu’un créateur, il exhume, répare et rehausse univers radical, alchimique, ultra-référentiel d’or les bas-reliefs oubliés, insuffle une nou- et surtout traversé par une véritable ambition velle vie à des pantins abandonnés : Miracle littéraire. Curieusement, malgré sa produc- Man, Swamp Thing, les Sentinels, qui inspirè- tivité démente, l’auteur aura inventé peu de rent ses fabuleux Watchmen, autant de golems personnages originaux, mais son véritable pop que l’auteur aura ranimés. C’est pour- don est de savoir rafistoler de vieux mythes, quoi les héros de Moore, tous ressuscités, ne

Raphaël Lévy – Inculte de se saisir de héros parfois oubliés, ou bien sont pas près de s’éteindre. ◆ 72 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture Une Vie cachée Saint Malick, cinéaste et visionnaire

Depuis La Balade sauvage, la mystique chrétienne n’a cessé d’influencer le cinéma deTerrence Malick. Énigmatique, le Texan au parcours émaillé de secrets a longtemps suscité l’admiration de ses pairs, des critiques et du public, tous fascinés par sa grammaire unique, sa splendeur picturale et sa quête du Mystère. Depuis The Tree of life (Palme d’Or 2011), cependant, Malick divise, au point même de déclencher une fronde à chacun de ses nouveaux films. Avec Une Vie cachée, revenant à une structure narrative plus classique sans pour autant abandonner sa singularité, Malick propose un chef-d’œuvre apte à réconcilier fanatiques et sceptiques, et qui méritait bien qu’on lui consacrât un dossier entier. Alléluia !

e mystère qui entoure cours de Stanley Cavell, spécialiste de la Régis Debray suspecté alors d’avoir Terrence Malick n’est pas pensée des transcendantalistes améri- vendu Che Guevara. Il n’achève pas sans lien avec la fascina- cains Ralph Waldo Emerson et Henry l’article : « Je me suis aperçu à la fin tion qu’il exerce. On ne David Thoreau, puis il débute à Oxford que je n’avais pas tout à fait compris », sait guère de choses sur ce une thèse sur le concept de « monde » s’expliquera-t-il, mais reste marqué par réalisateur qui, pour ne pas dans la philosophie de Søren Kierke- cette expérience au point d’envisager faire écran entre le public gaard, Martin Heidegger et Ludwig un film sur leChe des décennies plus let son œuvre, va jusqu’à exiger dans ses Wittgenstein. Si, à la suite d’un désac- tard. Pierre Lescure ira même le ren- contrats l’absence d’interviews et de cord avec son directeur de recherche, contrer en 2001, avec sa casquette de photographies il ne la soutiendra jamais, son thème producteur, pour évoquer avec lui un Petit-fils d’Assyriens chrétiens arrivés deviendra en revanche, comme par une projet piloté par Steven Soderbergh. sur le sol américain en 1917, Terrence permutation providentielle, le cœur de « Il avait l‘air d‘un professeur d‘univer- Malick naît 1943 à Ottawa. Aîné d’une ses méditations filmiques. sité à la retraite, témoignera Lescure. fratrie de trois garçons comme Jack Il s‘est adressé directement à moi en tant O’Brien dans The Tree of Life, son frère RENDEZ-VOUS RATÉ AVEC LE CHE que patron de Canal+ et propriétaire du Larry se suicide en 1968, drame qu’on De retour aux États-Unis, Malick, PSG : “Monsieur Lescure, il est fonda- retrouve également en ouverture de la devenu journaliste, écrit pour le mental que le Paris-Saint-Germain reste Palme d’or 2011. Étudiant la philoso- New-Yorker, Life, Newsweek, et part six au Parc des Princes et ne déménage pas

phie à Harvard, le jeune Malick suit les mois en Bolivie couvrir le procès de au Stade de France.” Je suis tombé de Inc. Iris Productions L’Incorrect n°26 décembre 2019 73 Culture

ma chaise. Puis il a ajouté : “Le Parc des employât une voix off prédominante. tion et de réécriture des scénarios. Il Princes est l’âme du PSG. S‘installer au Mais revenons à 1968, lorsque le futur planche sur L’Inspecteur Harry (1971), Stade de France reviendrait à dévoyer réalisateur, de retour de son escapade Vas-y fonce de Jack Nicholson (1971) l‘histoire de ce club”. » bolivienne, est recruté par le presti- ou encore Les Indésirables de Stuart gieux MIT (Massachusetts Institute of Rosenberg (1972), et travaille parallè- PASSION HEIDEGGER Technology) pour enseigner la philo- lement à l’écriture de son premier film : La Balade Sauvage (1973) inspiré du Malick supporter du PSG donc, c’est sophie. Cette courte carrière l’amènera Bonnie & Clide d’Arthur Penn (1967). comme cela qu’on découvrit que le à publier une traduction du Principe de Armé d’un petit budget (350 000 dol- réalisateur américain vécut de longues raison d’Heidegger, tout en suivant des lars), le tournage du film commence années à Paris, rue de Turbigo, lors- cours de cinéma au Center For Advanced en 1972 et aussitôt Malick surprend. qu’il s’éclipsa du monde du cinéma Film and Television Studies de l’Ameri- Improvisation, décor naturel, modifica- entre 1979 et 1998. C’est aussi là qu’il can Film Institute (AFI), où il croise tion de planning, changement de scéna- prend pour épouse, en secondes noces, David Lynch et George Stevens Jr, futur rio… Le nouveau réalisateur se refuse à la française Michèle Morette, et cette producteur de La Ligne Rouge. mettre en scène son script mais utilise période qui explique l’introduction la caméra comme écriture et son seul parisienne d’À la merveille (2012). Le DÉBUTS FLAMBOYANTS instinct comme boussole. Le résultat biografilm sur Che Guevara se fera fina- C’est en tant que script doctor pour la est accueilli par des acclamations et la lement sans lui, échaudé qu’il fut par Warner que Malick entre dans l’uni- Coquille d’Or du Festival international les réticences du producteur à ce qu’il vers du cinéma – le travail de correc- du film de Saint-Sébastien en 1974. 74 L’Incorrect n°26 décembre 2019

Culture Hubert de Torcy

ÉTRANGE ÉCLIPSE Avec Les Moissons du Ciel (1978), le Texan affirme son style. Ce deuxième film est écrit comme un poème murmuré à l’heure où le soleil se couche et il convoque Hopper, Murnau et la Bible, explose le budget prévu et écope d’un échec au Box-Office malgré l’Oscar de la meilleure photographie et le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Malick fascine, propose un genre inédit de cinéma, et c’est pour- tant alors qu’il disparaît. Les vingt ans d’absence qui suivent participent à élaborer la légende. On l’imagine en Salinger « Un cinéma ou en Kubrick, on fantasme, on multiplie les théories, mais lorsqu’il finit par réapparaître, avecLa Ligne Rouge en 1998 hautement au Festival de Cannes, il déclare simplement « Parce qu’il faut que je retourne dans la vie, sinon de quoi pourrais-je parler contemplatif » dans mes films ? ». Directeur de Saje, distributeur et producteur de films d’inspiration Dénué de repères, le chrétienne, Hubert de Torcy explique spectateur assiste à autre en quoi le cinéma de Terrence Malick chose qu’à la description est profondément chrétien. Une Vie cachée est-il un film sur un chrétien du réel : le dévoilement de ou un film chrétien ? C’est à la fois un film sur un chrétien et un film réa- l’invisible lisé par un chrétien. Terrence Malick a toujours été marqué par la mystique chrétienne. On trouve dans The Tree of life une magnifique évocation de la Créa- tion scandée par les psaumes, dans À la merveille VERS L’ABSTRACTION MYSTIQUE sont mis en parallèle une histoire d’amour entre un La Ligne Rouge (Ours d’or au Festival de Berlin) marque une homme et une femme et celle entre un prêtre et Dieu. évolution de la grammaire cinématographique de Terrence Il a donc déjà abordé de nombreuses questions reli- Malick. Si chaque plan émerveille toujours par son esthé- gieuses : cette fois-ci, il en aborde une nouvelle d’au- tisme, le réalisateur subvertit le cadre narratif classique par tant plus difficile qu’elle demeure opaque à la plupart son utilisation de voix off plurielles déployant toutes les ten- de nos contemporains, l’objection de conscience. sions d’une âme universelle et qui projette son film dans une méditation métaphysique à la fois puissante et épique. Avec Qu’est-ce qui vous fascine chez Malick ? Le Nouveau Monde (2005), sa caméra s’oriente encore plus Sa manière de dire et d’émouvoir autant avec aussi vers le ciel. Malick décadre pour décentrer l’action et son peu de mots. Chaque plan est comme un tableau, montage, privant de sens les images isolées, oblige celles-ci à qu’on prend le temps de regarder comme on contem- se répondre entre elles. Dénué de repères, le spectateur assiste plerait une œuvre dans un musée. C’est un cinéma hautement contemplatif. à autre chose qu’à la description du réel : le dévoilement de l’invisible. Alors qu’il n’a commis que quatre longs-métrages Une Vie cachée est-il l’anti Silence de Martin en trente-deux ans, le cinéaste devient beaucoup plus proli- Scorsese ? fique à compter de 2011 : à The Tree of life(2011) succèdent Nous avons affaire à deux maîtres du cinéma. Les À la Merveille (2012), Knight of Cups (2015), Voyage Of Time deux films sont incroyables d’un point de vue esthé- (2016) et Song to song (2017), un ensemble de films beau- tique et les deux resteront incompris pour beaucoup. coup plus expérimentaux. Chef d’orchestre d’une polyphonie Je pense même que Martin Scorsese n’a pas tout com- sensorielle souvent déroutante, Malick déconstruit davantage pris de ce qu’il filmait, c’est-à-dire que son intention encore sa narration pour viser une forme d’abstraction mys- lui a échappé. Pour lui, le summum de la foi, c’est tique. Le cinéaste divise, agace, déçoit, en envoûte certains ; lorsqu’on est capable d’y renoncer par amour pour tous attendent pourtant son prochain film avec fébrilité. les autres. Une idée en contradiction avec les témoi- gnages des martyrs chrétiens. Mais on voit que le fruit L’ALPHA ET L’OMEGA de cet acte, pour ce prêtre jésuite, va être une tris- tesse profonde. De la même manière Une Vie cachée va Présenté à Cannes cette année, dont il est inexplicablement rester une énigme car l’acte que pose Franz Jägerstät- ressorti sans récompense, Une Vie cachée renoue cependant ter est incompréhensible pour beaucoup à l’heure où avec ses premiers films : cadres somptueux, narration plus domine une éthique conséquentialiste qui ne juge linéaire, objectif néanmoins toujours braqué sur l’invisible. la valeur d’un acte uniquement en fonction de son Malick y met en scène l’histoire d’un objecteur de conscience impact. Or ce que rappelle saint Jean-Paul II dans autrichien de 1938, béatifié en 2007 par Benoît XVI, un sujet Veritatis splendor, c’est qu’il y a des préceptes abso- idéal pour un cinéaste qui n’aura cessé de traquer et l’origine lus qui ne supportent aucune exception. ◆ Propos

et l’éternel. ◆ Arthur de Watrigant recueillis par A.W. D.R. L’Incorrect n°26 décembre 2019 75 Culture

Capter la gloire invisible

i le cinéma n’existait pas, il faudrait l’inven- cordé afin de capter l’intensité d’un couple fusion- ter pour Terrence Malick. Prince parmi les nant sa chair et son sang. grands, le cinéaste construit depuis 1973 et sa Balade Sauvage une œuvre empreinte GUERRE MONDIALE ET LUTTE INTÉRIEURE de d’une majesté et d’une grâce incompa- Malick ne discourt pas. Il filme, découpe, remonte s et quand la guerre éclate, il l’annonce avec le bruit rables. Ses influences sont plurielles, sa grammaire est unique : des contre-plongées qui élèvent l’âme ; des d’un bombardier succédant au vol d’un oiseau et voix off qui virent au psaume et des plans qui, en s’en- par un truchement d’images d’archive. Si la guerre trechoquant, révèlent des mystères. Malik est doué de n’est jamais montrée, Malik filme la lutte intérieure ce privilège de savoir imprimer l’invisible sur pellicule. comme une bataille véritable. Le Texan colle ses per- sonnages pour nous transmettre au plus près leur feu RETOUR À LA NARRATION et leurs tourments, il emploie le grand angle pour Avec Une Vie Cachée, le cinéaste abandonne ses mieux nous immerger et le hors-champ pour saisir précédentes abstractions pour revenir à une struc- l’essentiel. Aucun manichéisme dans ce combat fas- ture plus classique où la narration reprend toute cinant, mais la difficulté de faire ce que l’on croit être sa place. Il nous raconte donc l’histoire de Franz juste sans pouvoir s’appuyer sur des certitudes. Franz Jägerstätter, un paysan autrichien marié à Fani et sait ce qu’il perd en refusant de prêter allégeance. père de trois petites filles qui refuse de prêter allé- Abandonnant ce qu’il a bâti, sa femme et ses filles, geance à Hitler. Accusé de trahison et reconnu cou- l’Autrichien vacille, sollicite le curé puis l’évêque – pable, il se retrouve passible de la peine capitale. « Tu ne crois pas qu’il faudrait songer aux conséquences Construit comme une tragédie grecque, le premier de tes actes, pour eux ? », lui répondent-ils. Le village acte renoue avec la splendeur picturale des Moissons tourne le dos à la famille, on leur crache à la figure, le du Ciel (1978) et du Nouveau Monde (2005). Tout ciel s’assombrit et aux plans d’une nature infinie suc- n’est qu’harmonie dans cet écrin de montagne où cèdent ceux d’une prison exiguë. Le corps tremble la nature est encore la demeure de l’homme, rude, sous les coups des bourreaux, mais l’âme ne cède pas. certes, mais aussi sublime et généreuse. La caméra de Malick y laisse flotter son objectif avec la légèreté UN FILM MÉTAPHYSIQUE d’un ange qui contemplerait la pureté d’un couple Si Malick n’explique pas, c’est parce que la conscience au jardin d’Eden. Les moissons rejoignent l’élégance ne se fonde pas sur des arguments et que le cinéaste d’un ballet russe, la montagne est majestueuse, la préfère s’appliquer à capter l’insaisissable. Les unis- lumière relie ciel et terre et, lorsque Franz retrouve sant jusque dans le martyre, l’amour de Franz et Fani Fani après avoir été appelé une première fois sous les devient leur témoignage de Foi. « Je peins leur Christ

Iris Productions Inc. Iris Productions drapeaux, le délicat travelling se fait montage désac- rassurant avec une auréole sur la tête », confie le peintre 76 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture

de l’église du village à Franz. « Comment montrer ce que je n’ai pas vécu ? Un jour, je m’y risquerai. Un beau jour, je peindrai le véritable Christ ». C’est précisé- ment ce que s’attache à faire Malick lorsqu’il montre Franz à la veille de sa mort, seul dans la pénombre de sa cellule avec comme seule lumière au cœur de ténèbres, une petite bougie dont la flamme vacille mais ne s’éteint pas. Un plan simple et beau comme une toile de Georges de la Tour. La caméra le quitte alors en paix, pour se diriger vers l’échafaud. « Le bien croissant de la terre dépend en partie d’actes non historiques et si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus », conclut le film. Une vie cachée qui s’éclaire dans l’Éternité. ◆ A.W.

UNE VIE CACHÉE (2 h 53) ◆ De Terrence Malick Avec August Diehl, Valerie Pachner, Maria Simon En salle le 11 décembre

François de Lacoste Lareymondie « L’objecteur de conscience est un homme moralement seul » François de Lacoste Lareymondie a publié en 2011 Je refuse ! L’objection de conscience, ultime résistance au mal (L’Emmanuel ) dans lequel, pour illustrer ses propos, il appelle à la barre le héros d’Une Vie cachée, Franz Jägerstätter.

Les raisons qui ont dicté le choix de Franz l’encyclique de Pie XI, Mit brennender Sorge condamnant le Jägerstätter dans le film de Terrence Malick nazisme. C’est d’ailleurs ce qu’expliquait Franz Jägerstätter à son correspondent-elles à la réalité historique ? évêque : « Qui peut réussir à être à la fois un soldat du Christ Terrence Malick a privilégié l’efficacité du drame à une stricte et un soldat du national-socialisme ? » Pourtant, en mars 1938, exactitude historique, mais reconnaissons à son film d’être très l’épiscopat autrichien appelle à voter « oui » au référendum de juste sur la démarche d’un objecteur de conscience. Le réalisa- ratification de l’Anschluss. teur articule le rejet de Franz Jägerstätter sur la question du ser- ment à Hitler qu’il refusait de prononcer. Mais le fondement Que nous dit le film sur l’objection de conscience ? religieux de sa démarche est essentiel : la question pour lui est Quelles que soient les circonstances, les pressions et les vio- de savoir quelle est la meilleure voie pour parvenir au Salut. On lences que l’on subit, l’acte que l’on pose nous engage person- ne peut pas servir deux maitres et Jägerstätter est très clair : le nellement même si nous nous trouvons à un tout petit niveau, régime nazi est fondamentalement anti-chrétien. comme Franz Jägerstätter. L’objection de conscience est un acte individuel et personnel, qui n’advient que face à une obli- Si Malick met en scène un conflit intérieur, il gation à laquelle on ne doit pas échapper. On doit alors accep- n’esquive pas non plus le conflit extérieur et ter les conséquences de son refus. L’objecteur de conscience notamment l’opposition de Franz Jägerstätter avec qui cherche à échapper à un mal, va veiller à ne pas ajouter du son curé et son évêque… mal au mal, c’est pourquoi il ne se révolte pas. Il n’est pas un La question de la montée du nazisme s’impose à l’Autriche militant politique qui chercherait à donner son point dès le début, au point que les évêques autrichiens de vue, il n’a pas de certitudes absolues, mais il émettent des critiques très fortes, parmi les- hésite et fait attention à ne pas juger les autres quels Mgr Gföllner, dont le diocèse compre- comme nous le montre le film lorsque Franz nait Sainte-Radegonde, le village de Franz Jägerstätter refuse de juger son bourreau : Jägerstätter. Dès 1933, il rédige un man- « Si je le faisais, je contredirais le com- dement, qu’il lit en chaire, contre l’idéo- mandement de l’amour du prochain ». logie nazie qu’il qualifiait de « maladie C’est un homme moralement seul. spirituelle ». Rappelons également ◆ Propos recueillis par A.W. Iris Productions Inc. / D.R. Iris Productions L’Incorrect n°26 décembre 2019 77 Culture

UN SCORSESE CLASSIQUE SUBLIME PUZZLE THE IRISHMAN (3 h 29) ◆ de Martin Scorsese SEULES LES BÊTES (1 h 57) ◆ de Dominik Moll Avec Al Pacino, Robert De Niro, Joe Pesci avec Denis Ménochet, Laure Calamy, Valeria Bruni Tedeschi sur Netflix le 27 novembre en salle le 4 décembre

Le nouveau film de Martin Scorsese est un projet de longue haleine Une femme qui disparaît, cinq personnes liées sans le savoir et commencé en 2008, qui dut souffrir de onze années de péripéties, le causse en plein hiver comme terrain de jeu : le nouveau film notamment du rachat des droits de distribution pour 105 millions de Dominik Moll (Harry un ami qui vous veut du bien, 2000) de dollars par Netflix en 2017. Le voici donc, enfin visible en France s’annonce comme un beau cadeau de Noël pour les amateurs via la fameuse plateforme de streaming. Scorsese nous raconte le de polar trouble. Chapitré et construit comme un puzzle, Seules parcours criminel de Franck « The Irishman » Sheeran, un célèbre les bêtes démarre en fait divers au réalisme glaçant avant de bas- tueur à gages soupçonné d’avoir éliminé une figure mythique culer dans un bizarre poétiquement glauque pour s’accomplir américaine : Jimmy Hoffa, qui dirigea le syndicat des conducteurs finalement dans le romanesque assumé. Ces superpositions de routiers de 1957 à 1975 et trempa aussi largement dans le grand récit aux tons différents mais parfaitement articulés entre eux banditisme. Déployant un univers crépusculaire et ultra-violent, offrent au spectateur une réjouissante partie d’échecs mais sur- ce film représente d’abord le retour du duo gagnant Scorsese-De tout une épaisseur supplémentaire à chaque personnage lorsque Niro, lequel s’est déjà illustré à huit reprises. L’intrigue alambiquée les scènes sont rejouées depuis une autre perspective. Seules les de ce catalogue de célébrités (puisqu’on y retrouve également Al bêtes dépasse alors le thriller maitrisé pour devenir un portrait Pacino, Joe Pesci et Harvey Keitel) a le mérite de nous tenir en saisissant de ceux qui ne sont rien, ces ruraux isolés et abandon- haleine sans répit durant trois heures et demie. Un film diablement nés, qui se tiennent encore debout, mais à l’instar d’un fermier efficace à défaut d’être original.◆ Mathieu Bollon du film, scrutent le précipice.◆ Arthur de Watrigant

UN HUIS CLOS FASCINANT MÉDIOCRITÉ FRANÇAISE THE LIGHTHOUSE (1 h 49) ◆ de Robert Eggers LA SAINTE FAMILLE (1 h 30) ◆ de Louis-Do de Lencquesaing avec Willem Dafoe, Robert Pattinson avec Marthe Keller, Laura Smet, Léa Drucker en salle le 18 décembre en salle le 25 décembre

Seconde réalisation de Robert Eggers, The Lighthouse est un huis Jean, professeur réputé d’anthropologie, est nommé ministre clos tempétueux situé sur une île où Willem Dafoe et Robert de la Famille tandis que des épreuves sérieuses secouent la Pattinson sont tenus à l’écart de toute vie humaine. Le premier sienne. Le deuxième film de Lencquesaing, succédant au est un gardien de phare chevronné, écrasant son second sous les médiocre Au galop, ne lui offrira pas la rédemption. Si son his- corvées, si bien que l’humilié finit par délirer. Les éléments sur- toire peine à maintenir l’attention du spectateur, c’est qu’elle naturels très justement disséminés conservent leur mystère tout est dépourvue d’une véritable intrigue qui donnerait du moins du long et jusqu’à cette lanterne interdite qui semble être la clé une orientation aux saynètes qui s’enchaînent péniblement de l’énigme. Le duo est impressionnant par la tension qu’il par- sur toute la durée du film et rendent le propos illisible. Parents vient à créer, enfermé à la fois par l’encerclement océanique et ce qui se comportent en mollusques face à leur insolente progé- cadre carré (1.19 h 1). L’image en noir et blanc comme ce phrasé niture, quadragénaires alcooliques et dépressifs, adultères et du XIXe nous projettent hors du temps, tout repère balayé par les dévirilisés : La Sainte Famille offre en tout cas une magnifique tempêtes régulières qui compromettent jour après jour la possi- synthèse de ce que le cinéma français contemporain produit bilité d’un départ. Si le métrage souffre d’une certaine lenteur et de plus exaspérant. On appréciera quand même la perplexi- d’une fin décevante, il n’en demeure pas moins suffisamment -mar té du personnage principal face aux bouleversements socié- quant et singulier pour valoir qu’on lui prête toute notre attention. taux. Dommage que l’ensemble manque cruellement d’âme.

Netflix / Haut et Court / Universal Pictures International France / films Pyramide France International Court Pictures Netflix / Haut et Universal ◆ Victor Tarot ◆ Ange Appino 78 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture Richard Millet Depardieu, Ménez, Huppert et moi Avec Huppert et moi, le romancier et essayiste Richard Millet, dont l’œuvre est l’une des plus monumentales de la littérature contemporaine, achève un triptyque consacré à trois acteurs français symboliques. Cet essai couvrant l’immense filmographie d’Isabelle Huppert est aussi un subtil autoportrait de l’écrivain au miroir de l’actrice, sur le ton de la méditation. Le Corps politique de Gérard Depardieu, très bloyen, faisait de l’acteur une sorte de dernier français, tandis que Pour Bernard Ménez rendait un hommage mélancolique au génie du français moyen. C’est un Millet moins connu et surprenant que nous invite à découvrir cet entretien.

Depardieu, Ménez, Huppert : on que Bernard Ménez serait une becq, et pas seulement le prémonitoire remarque d’emblée que les trois sorte de frère, Huppert la sœur Soumission, tout comme on refuse de voir acteurs que vous avez choisis que vous n’avez pas eue : et que Depardieu a choisi de représenter la ont commencé leur carrière au Depardieu ? France par la dérision, tous deux se rejoi- début des années 70. À travers Depardieu, c’est en quelque sorte le gnant dans le renoncement au corps et à eux et leur filmographie, vous grand frère qui subvertit le paternalisme la bonne santé comme assomption poli- faites le portrait d’un pays, pour devenir père en un temps où ce tiquement correcte du narcissisme ; je d’une époque, et de son destin statut est haï et contesté par le relativisme ne l’avais pas bien vu dans mon livre sur jusqu’à nos jours. Pouvez-vous sexuel : il a tout joué, jusqu’à l’hénaurme. Depardieu, cette dimension sacrificielle, nous expliquer ces choix ? Il incarne la multiplicité française verti- et sacrifiée, du corps public. Nicloux a C’est au début des années 70 que j’ai calement, et non pas dans l’horizontalité aussi rassemblé Depardieu et Huppert accédé à la conscience de ce qu’est un multiculturelle. Il est devenu « impos- dans le très intéressant The Valley of love. pays, notamment à travers ses valorisa- sible » ; d’où sa place prééminente, tions symboliques, pour parler chic. Écri- Parlons de Bernard Ménez, monumentale et, ne nous y trompons qui semblerait être un anti- vains, philosophes, musiciens, mais aussi pas, politiquement incorrecte. acteurs. Giscard faisait entrer la France Depardieu. Sa présence dans votre trilogie pourrait Il est en effet le contraire des dans ce qu’on ne savait pas encore être surprendre, on pense parfois « citoyens en putréfaction » son effacement post-culturel, que Mit- davantage à lui comme dont parle Bloy et, ainsi que terrand poursuivra sous le couvert d’un l’interprète de l’improbable tube vous le présentez, comme humanisme frelaté. J’avais vingt ans. Ma « Jolie poupée » que comme vie est liée à ces trois acteurs, particu- une rémanence du « nous » acteur, surtout de seconds lièrement – à ce que le corps de chacun menacé par la globalisation et rôles… l’immigration non assimilée. d’eux révèle ou garde, à sa façon, des Non : pour ma génération, Menez est moments où ils ont été filmés, lesquels Pourquoi alors Depardieu n’est- il pas voué aux gémonies ? Il surtout l’acteur « culte » (comme on courent sur un demi-siècle. Ces trois partageait d’ailleurs récemment dit à notre époque où le néo-paganisme acteurs représentent non seulement trois l’affiche avec un autre cas, va bientôt devoir s’affronter à l’islam) états, trois rôles, mais aussi la singularité Michel Houellebecq, dans des films de Pascal ThomasPleure ( pas du génie français : Depardieu la dimen- Thalasso de Guillaume Nicloux, la bouche pleine et Le chaud lapin) et sion rabelaisienne, Menez celle de Sga- un réalisateur que vous semblez de Jacques Rozier : Du côté d’Orouët et narelle ayant accédé au statut de maître ; apprécier. Maine-Océan. De grands films. Il appa- Huppert, elle, est la femme française, et à Nous vivons en effet, pour parler encore raît dans ce génial révélateur du nihi- présent souveraine. comme Bloy, dans un siècle de charognes. lisme européen qu’est La Grande Bouffe. Depardieu, comme Houellebecq, d’ail- Et, récemment, dans le crépusculaire Aussi ces trois livres ont chacun Tonnerre de Guillaume Brac. leur ton : le Depardieu est le leurs, est une « valeur internationale » : plus violent, sous le signe de ils peuvent donc dire ce qu’ils veulent, Vous montrez bien en effet Léon Bloy que vous citez en ou à peu près, du moment qu’ils ne s’at- dans Pour Bernard Ménez, le exergue ; le Ménez est empreint taquent pas directement à l’imposture du génie propre de cet acteur de douceur et de drôlerie tandis « migrant » ni au pouvoir post-sexuel. « moliéresque », incarnant que le Huppert est proche de On oublie cependant, ou on minimise, souvent le Français moyen, le l’introspection. Vous écrivez la portée de certains textes de Houelle- dragueur maladroit, avec sa L’Incorrect n°26 décembre 2019 79 Culture

poésie décalée et une forme de droiture. Ménez, fin de la France, on la voit plutôt dansLa Maman et la Putain pour vous, c’est un autre aspect de la France ? d’Eustache, cette année-là. Et l’année suivante, dans lesVal - Il pourrait être ce qu’on appelait autre- seuses, qui réunit Huppert et Depar- fois le « Français moyen » quand dieu : moins un film soixante-huitard cette qualité existait encore et que ce « Quand on voudra que celui qui anticipe la fin de l’inno- n’était pas le Français, en général, qui savoir ce qu’était la cence et celle des 30 Glorieuses, avec se trouve « décalé » sur un territoire le suicide du personnage incarné par où l’État impose le multiculturalisme France “profonde”, il Jeanne Moreau. anglo-saxon. Quand on voudra savoir faudra en revenir aux Une scène terrible sur laquelle ce qu’était la France « profonde » (par vous revenez en effet : Jeanne rapport à la « surface » mondialisée), films où joue Ménez » Moreau, jouant une femme il faudra en revenir aux films où joue mûre sortant de prison, Ménez. Richard Millet se tirant une balle dans l’utérus après avoir joui entre Les films de Pascal Thomas Depardieu et Dewaere. Pas et de Jacques Rozier ne sont d’ailleurs pas faciles très « mai 68 », comme symbole ? Ou au contraire, à trouver en DVD… Face aux « monstres sacrés » une scène qui anticipe les conséquences de « mai Depardieu et Huppert, vous choisissez donc 68 » ? Ménez, et c’est ainsi qu’il faut entendre le titre Scène centrale, donc, et qui hausse le film au niveau de Berg- de votre livre. J’évoquais plus haut l’aspect doux man ou de Pasolini, si j’ose dire. De ce film, on retient la pail- et mélancolique de ce livre ; de votre côté, vous lardise, l’insolence ; en vérité, il est tout entier inacceptable, présentez l’été 1973, que l’on voit dans ces films, aujourd’hui : Depardieu et Dewaere reniflant une petite culotte comme une sorte de « dernier été » de la France. d’adolescente, Dewaere tétant une femme enceinte dans un Ménez est-il l’acteur de la fin de l’innocence ? train, Miou Miou prêtée à un garagiste véreux, etc. Blier entre- L’été 1973, vous avez raison, pourrait être le dernier été fran- voyait sans doute de l’abomination à venir sous les joyeux ori-

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect çais, mais sans jouer Ménez contre Depardieu ou Huppert. La peaux de « mai 68 », qui est devenu un label libéral. 80 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture

actrices françaises (les acteurs aussi) ont des voix bêtes, ou insignifiantes. Les dernières grandes voix : Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, et, dans une moindre mesure, Marie-France Pisier. Un corps politique, aussi, dans la mesure où il a toute la profondeur paradoxale de la surface. On connaît votre passion pour la musique savante, classique ou contemporaine (vous citez Arvö Part, vous avez publié un Sibelius). La musique et le cinéma sont naturellement liés à l’écran, mais sont-ils l’un et l’autre, du point de vue du langage artistique, plus proches que de la littérature ? Ils marchent ensemble depuis l’époque du muet. Leur proximité est souvent illustrative, et la musique, parfois enva- hissante, parfois heureuse, car complé- mentaire. Je n’aime pas la réutilisation de musiques de grands compositeurs : captation d’héritage, détournement de fonds, solution de facilité. Mais il y a des bandes-son originales qui sont passées dans le répertoire : Morricone, Legrand, Hermann… Dans Huppert et moi, à propos ment lisible dans l’ignorance, la mort de des Valseuses, vous revenez sur la Dieu, la catastrophe écologique, mais Vous tenez une chronique célèbre réplique de Depardieu, dans la servitude volontaire et la passion cinématographique depuis « On n’est pas bien là ? », que vous que tous ont de se soumettre au néant, de plusieurs années dans La Revue désignez comme « la plus juste jouir de leur disparition programmée en des deux mondes, où vous parlez des interrogations identitaires, tant qu’individus et aussi collectivité… majoritairement de cinéma car dépourvue d’idéologie ». Ce qui est remarquable chez Huppert, d’auteur, français et étranger. Nous étions en 1974. Plus loin, c’est qu’elle se passe souvent des mots ou Quels sont pour vous les grands vous écrivez : « Vivre en France, qu’elle les rend à leur insignifiance. cinéastes d’aujourd’hui ? Et en aujourd’hui, c’est entrer dans quoi l’écrivain que vous êtes la guerre de tous contre tous C’est un « corps politique » mais trouve-t-il à dialoguer avec eux ? engendrée par le narcissisme, différemment de Depardieu, car son corps semble la surface, le Je dialogue avec eux depuis toujours : la mort de Dieu, le goût du Bergman, Antonioni, ont autant compté néant ». Et c’est dans les rôles miroir de ce qui se joue à travers elle. Depardieu et Ménez quand pour moi que Blanchot ou Dostoïe- de Huppert depuis le début du vski. Certains films m’apportent par- siècle que vous constatez cela… ils jouent, sont toujours eux- mêmes, mais Huppert semble fois des solutions narratives littéraires… Huppert a incarné, à peu près dès le à part, ailleurs. Dans Huppert Aujourd’hui se pose la question de la début de sa carrière, des rôles limites : La et moi, vous dites qu’elle est grandeur, inacceptable dans un monde Dentellière, qui sombre dans la folie pour une voix avant d’être un corps ; relativiste. Il reste Coppola, Godard, avoir confronté la pureté de l’amour avec n’est-ce pas paradoxal pour une Loach, Scorsese qui a fait quelques bons le gauchisme petit-bourgeois ; Violette actrice de cinéma ? films, tout comme Wenders. Tavernier Nozière ; la Rose de Coup de torchon, Non, je ne crois pas ; le musicien que je aussi. Bela Tarr s’est tu. De plus jeunes, la postière criminelle de La Cérémo- suis est avant tout sensible à la voix. Les sinon grands, du moins intéressants ? nie ; Erika la pianiste. Et tant d’autres amoureux aussi… L’ogre Depardieu a Dumont, Assayas, Beauvois, Desplechin, rôles extrêmes… Avec Huppert, on est une voix d’orgue : il est capable de jouer le Russe Zviagintsev, le Polonais Pawli- en France mais aussi en Occident : elle sur tous les registres. Ce n’est pas le cas kowski, l’Italien Sorrentino, l’Américain révèle la nature profonde du nihilisme de Menez, ni d’Huppert dont le corps James Gray… ◆ Propos recueillis par contemporain, lequel n’est pas seule- ressemble tant à la voix. La plupart des Bertrand Lacarelle

LE CORPS POLITIQUE POUR BERNARD HUPPERT ET MOI DE GÉRARD DEPARDIEU MÉNEZ Richard Millet Richard Millet Richard Millet Pierre-Guillaume de Pierre-Guillaume de Roux Léo Scheer Roux

110 p. – 17,90 € 90 p. – 15 € 84 p. – 16 € Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 81

Parce que la pop culture, malgré ses

joyaux, est avant tout une sous-culture Culture de masse, il ne faudrait pas oublier de prendre du recul et de la gifler tous les mois. L’Incorrect tient à votre hygiène # mentale, voici la rubrique Antipop ANTIPOP Jamel Debbouze Comment il a perdu la main

u’il semble loin le temps où des années 80, Jamel est maintenant un homme du passé. Jamel Debbouze était l’icône Âgé de 44 ans et rangé des voitures, son humour peine des banlieues estampillée cruellement à se renouveler et il ne peut plus prétendre Canal. Tout juste canaille, incarner la voix des « quartiers », à l’heure où il exprime pas même mauvais garçon, davantage les préoccupations des bobeaufs quadragénaires le natif de Trappes faisait se tapant un petit DVD comique pour se détendre le figure de beur (a)typique samedi soir. de la République socialiste de la fin des années 90. Très L’AMNÉSIE ET LE FIASCO vite propulsé au rang de petite vedette de la comédie Peut-être Jamel devrait-il envisager un duo avec Gad hexagonale, avec le navet Le Ciel, les Oiseaux et… ta mère ! Elmaleh, lequel a également toutes les peines du monde à qdans lequel il partageait l’affiche avec un autre banlieusard retrouver sa gloire d’antan ? Accusé de plagiat, ce Franco- gouailleur nommé Lorànt Deutsch, Jamel Debbouze acquit Marocain américanisé partage avec son pote Jamel le même ainsi un immense succès au cours des années 2000. Deux type d’humour lourdingue. Problème : il se trouve que fois nommé aux Césars pour Le Fabuleux Destin d’Amélie le public est devenu plus exigeant qu’auparavant. Gavé Poulain puis Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, il reçoit de one man shows américains par Amazon ou Netflix, le en 2006 le Prix d’interprétation masculine à Cannes spectateur français réclame d’authentiques performances. pour Indigènes avant de convoler en justes noces avec la Autant dire que le public attendait beaucoup d’un spectacle speakerine la plus sexy de la décennie, Mélissa Theuriau. diffusé parM6 le 31 octobre après force réclame, à une Voilà qui signe une belle épopée pour un petit beur très belle tranche horaire et présenté comme « inédit manchot issu de cité. et événementiel » (tout événement, cela dit, n’est-il pas « événementiel » par essence ?) Si Maintenant UN BOUFFON DU PASSÉ ou Jamel aura fait rire, malheureusement, cela Notre Officier de l’ordre des Arts aura été principalement en raison du comique et des Lettres se serait-il depuis involontaire. Ridicule, Jamel aura multiplié embourgeoisé ? De moins en moins trous de mémoire et bégaiements, lâchant tout respecté, Jamel Debbouze n’est plus au plus de pathétiques grossièretés lors des seul sur le créneau du banlieusard rares moments où il se trouvait malicieux prêt à dégainer vanne sur en mesure de réciter son vanne avec un débit de mitraillette, texte. Décidément, Jamel a sans oublier de diffuser en même vraiment perdu la main. temps des messages inclusifs ◆ Gabriel Robin et bienveillants. Eh oui, le statut de bouffon officiel de la République se mérite et Jamel doit désormais compter avec les Mustafa El Atrassi, Kev Adams, Yassine Bellatar et tant d’autres. Un peu comme Eddy Murphy soudain ringardisé après avoir été le golden-boy de l’humour afro-américain D.R. 82 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture

Lingua Ignota

rystin Hayter, cette Californienne née en Mater 1986 aux faux airs de Lady Gaga a titré son étrange projet musical d’après Hildegarde de Bingen, une mys- ktique allemande du XIIe siècle. Celle- Dolorosa ci inventa une « lingua ignota », une langue inconnue, donc, en mêlant racines latines et germaniques dans un Avec Caligula, la chanteuse dessein spirituel qui nous reste encore opaque. Quoi qu’il en soit, ce nom sied californienne nous offre un bien à la musique de Krystin Hayter, laquelle se confond avec un rituel alliage éblouissant, en guise de d’exorcisme des souffrances accumu- lées depuis l’enfance. Authentique artiste élevée dans le catholicisme, si catharsis de toute la noirceur qui Krystin n’a jamais complètement renié cet héritage, elle a été amenée à douter la hante. Étude d’une chimie de sa foi, jusqu’à parfois se proclamer athée, en raison des épreuves qu’elle singulière. a subies. Victime de harcèlement sco- D.R. L’Incorrect n°26 décembre 2019 83 Culture

L’album, qui fait progressivement passer l’auditeur de la douceur à la violence, se révèle en tout cas une véritable splendeur où se rejoignent piano classique, airs baroques et chant clair ou

tout à fait du David Guetta sous Red ces courants radicaux comme base de Bull, mais avec le Noise, il fut forgé par sa propre musique, ce qui ne l’empêche Whitehouse et d’autres artistes dits pas de citer Purcell comme l’une de ses « extrêmes » au début des années 80. Il influences majeures et d’utiliser même s’agissait alors de se fonder sur le bruit la Musique pour les funérailles de la reine pour extraire une forme de beauté iné- Marie sur un des titres de Caligula. Il y dite. William Bennett, intellectuel et a toutefois un aspect qui inquiète dans « artiste du bruit » emploiera le terme la démarche de Krystin Hayter, c’est de « Power Electronics » dès la fon- la notion de vengeance revendiquée dation de Whitehouse en 1980, expo- par l’artiste. Certes, il est préférable sant le programme : créer une musique d’utiliser la musique qu’une bouteille électronique extrême ayant pour voca- tion de tyranniser l’auditeur. Pour d’acide pour répliquer à ses agresseurs cela, il mixe des larsens et des drones et l’on comprend qu’une certaine rage à des fréquences quasi insoutenables habite encore la chanteuse, mais voilà avec des nappes de bruit blanc et des qui n’est ni très chrétien ni très raison- voix parlées ou des samples, déclamant nable. On peut aussi interpréter cette des textes sur le sadisme, la perversion revendication comme une manière de sexuelle ou l’anorexie mentale, histoire composer et de créer en vue d’opérer de nuancer l’expérience. Celle-ci lais- une sublimation de la vengeance. sera quelques victimes de surdité à la sortie des concerts. NOUVELLES SYNTHÈSES laire, la future chanteuse sera ensuite Au-delà de l’intention, l’album, qui la proie d’un redoutable prédateur qui DE LA NOISE À PURCELL fait progressivement passer l’auditeur l’agressera à la fois sexuellement et de Le « Death Industrial » de Geno- de la douceur à la violence, se révèle plusieurs autres manières. Ce trau- cide Organ ou la « Harsh Noise » de en tout cas une véritable splendeur matisme va évidemment la marquer développeront le concept en où se rejoignent piano classique, au fer rouge, et elle développera son l’adaptant. Ce dernier groupe, japo- airs baroques et chant clair ou black nais, prendra l’heureuse ini- projet artistique sous la forme d’une metal. Synthèse improbable tiative de collaborer avec des indispensable catharsis. « Caligula », mais témoignant à sa manière artistes issus de styles moins d’une ère connectée où les référence au sadique empereur romain, directement abrasifs comme représente aussi bien son bourreau genres ne restent pas la pro- Boris, Mike Patton ou Genesis priété de milieux particuliers effectif que la possibilité de cruauté P. Orridge de Throbbing Grist- mais fusionnent, « Caligula » contenue en chaque être humain. le, l’inventeur de la musique CALIGULA représente le tour de force dite « industrielle ». Après Lingua Ignota POWER ELECTRONICS avoir relevé du pur terrorisme de réussir des amalgames OU LE BRUIT RADICAL Profound Lore qu’on aurait cru impossibles, sonore, la noise et ses dérivés Records Musicalement, ce « Caligula » opère une attitude créatrice qui fut vont peu à peu élaborer un 17 € une synthèse des nombreuses et éclec- style musical original, apte à celle de Björk, à une autre tiques références de Krystin, qui vont attirer davantage qu’une poi- époque, et qui se serait exacer- de la musique baroque au black metal gnée d’illuminés et concédant même bée dans le cas de Lingua Ignota. Un en passant par la musique industrielle, parfois au public un semblant de mélo- rituel magnifique et déstabilisant qui le drone, l’opéra ou encore le power die. Krystin Hayter, en dépit d’une for- promet à son auditeur le dépaysement electronics. Ce dernier genre n’est pas mation classique, s’est donc inspirée de et l’excès. ◆ Pierre Avril 84 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture

CE PUBLIC EST COMPLAISANT Avec ses faux airs d’ gaulois, le rappeur nonchalant d’Aulnay-sous-Bois Vald revient dans le CE MONDE game avec seize nouveaux morceaux. Le verdict est sans appel : si le jeune blondinet n’est pas forcé- EST CRUEL ment le rappeur le moins « street crédible » du 9-3, il en faudrait néanmoins beaucoup plus pour nous Vald convaincre. Alors qu’il y a encore vingt ans les truculents NTM, Assassin ou IAM faisaient à peu près Capitol le job, les rappeurs français d’aujourd’hui ne cessent de s’enfoncer toujours et plus loin dans la médio- 12,99 € crité, tant au niveau musical qu’idéologique. À part une pique contre l’assistanat dans la chanson « Pensionman », les lyrics de Vald demeurent limités au carcan du politiquement correct, à moins de flirter par moments avec un complotisme de bas étage. Point de conscience politique chez Vald, si ce n’est quelques allusions à des « élites sata- nistes » dans le morceau « Journal Perso II ». Si le monde, en effet, se montre souvent cruel, il est plutôt complaisant avec Vald qui a écoulé plus de 40 000 copies d’un album médiocre dès la première semaine. ◆ Mathieu Bollon

PUNKS GÂTEUX En dignes héritiers des Ramones, les tatoués d’Agnostic Front demeurent encore et toujours fidèles au poste. POINT D’ORGUE Pionnier du punk-hardcore américain et actif depuis les années 80, ce groupe MOVIN’BLUES ◆ Rhoda Scott ◆ Sunset Records / L’Autre éminemment culte, qui a entre autres distribution ◆ Sortie 31 janvier 2020 GET LOUD inspiré les Dropkick Murphys, est de retour avec Get loud, un album qui Retour aux sources sous forme de duo pour l’ambassadrice Agnostic Front de l’orgue Hammond. Aux commandes du célèbre B3, elle Nuclear Blast transpire la sueur, le sang et le macadam. Néanmoins, à l’écoute des quatorze s’entoure de l’élégance de jeu et de la complicité rythmique 14, 99 € de Thomas Derouineau (batterie) qui ne recule devant hymnes virils qui composent le disque, aucune audace. « Jouer en duo donne beaucoup de respon- on a la triste impression que les parrains du hardcore de sabilités, car l’organiste doit remplacer un membre manquant New York souffrent désormais d’un mal hélas trop courant : du trio mythique : le bassiste. Il doit exister une entente imper- le manque d’inspiration. Si certains morceaux (« I remem- turbable entre les deux musiciens ». Au milieu de mythiques ber ») évoquent le bon vieux temps où Roger Miret et sa reprises – probablement choisies pour le plaisir d’en pro- bande avaient encore la rage de vivre chevillée au corps, poser une réinterprétation très personnelle, on découvre le tout donne malheureusement une impression de déjà- des compositions magistrales. Son Blues at the Pinthières est vu. Pire, on se surprend à regretter que le groupe n’ait pas redoutablement sublime ! Un duo qu’elle rebaptiserait volon- pris la sage de décision de se séparer il y a quelques années, tiers trio : « Car à deux, nous représentons trois entités nor- plutôt que de radoter, désormais, en recyclant les mêmes malement présentes dans divers groupes. À vous de décider… »

recettes usées jusqu’à la corde. Décevant.◆ M.B. ◆ Alexandra Do Nascimento Millot / Jean-Baptiste Capitol L’Incorrect n°26 décembre 2019 85 Culture

ÉTRANGE HYPNOSE LEAVING MEANING Station Opéra Swans Par Paolo Kowalski Young God/Mute 15,99 €

Le groupe au personnel alternant, façon- né depuis 1982 autour du charisma- FASTE PERDU tique Michael Gira, sort un quinzième À l’époque où le Palais Garnier prit ses fonctions, l’opéra album obsédant, misant sur l’hypnose cessait déjà d’être grand. Musée ou mausolée, il venait abri- et l’étrange. Ce ne sera peut-être pas ter la mémoire d’un art en déclin. L’exposition « Le Grand le disque le plus percutant de la forma- Opéra (1828-1867) » vient nous rappeler cette histoire tion new-yorkaise, mais la passionnante souvent ignorée, au risque de frustrer les processions de discographie de Swans est à considérer comme une œuvre totale en perpétuel visiteurs qui gravissent l’escalier de marbre du foyer. Doit- mouvement où chaque album est une on blâmer ces pneus géants, fussent-ils plaqués-or, que des nouvelle expérience en soi. Il se trouve marchands sans-gêne y ont installé, voire ces parties d’es- que le groupe peut se permettre de cape game qui s’y tiennent ? Inutile de s’offusquer puisque puiser dans différents styles (folk, indus, finalement, aucune profanation n’est ici possible : ce n’est post-punk, jazz, gospel…), d’inviter les pas en ces lieux qu’a pris chair le verbe du grand-opéra, non sœurs von Hausswolff ou Ben Frost tout le vrai temple se dressait rue Le Peletier. en conservant cette personnalité forte, identifiable et singulière, qu’accentue Dans cette salle grandiose et éphémère, le directeur Véron encore la voix ténébreuse et incantatoire développe sous Louis-Philippe les moyens du théâtre pour du leader. « Les cygnes sont des créatures flatter l’ego des nouveaux riches, les ambitions des composi- majestueuses et magnifiques, avec un tem- teurs et la vanité des artistes. On ne regarde pas sur la dépense pérament de merde », disait Gira à propos pour épater une galerie avide d’opulence : cinq actes, grand du nom du groupe. Ainsi, derrière l’ap- orchestre, décors éclatants, chorégraphies fastueuses pour parente douceur de l’album, que l’on représenter les faits et gestes des héros de l’Histoire et faire pourrait hâtivement comparer au triste, sourdre leurs sentiments. Le grand-opéra est un art total, mais lumineux Ghosteen de Nick Cave, et ce, bien avant Wagner l’incompris, qui retire de l’affiche c’est le malaise et l’angoisse qui finissent Tannhäuser après la troisième. On croyait que les réacs du par percer. En fond, l’enfer bat peut-être. Jockey-Club l’avaient boycotté, mais en fait pas vraiment, ◆ Alain Leroy nous apprend Romain Feist, le commissaire de l’exposition. Il a sorti des archives la célèbre lettre brûlante d’admiration que Baudelaire adressa au compositeur allemand : « Votre musique respire l’orgueil de la vie ». Quand Verdi vient pré- senter Don Carlos, c’est la fin. Le succès est tiède. Wagner fait déjà ses adeptes. Le vent du progrès balaye les cendres de l’ancienne salle mythique, dévorée par les flammes. Le grand âge du plein faste est clos. ◆

LE GRAND OPÉRA (1828-1867) Palais Garnier – Place de l’Opéra, Paris IXe

D.R. / D.R. D.R. Jusqu’au 2 février 2020 86 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture

Grande ivresse kamikaze

Mardi 12 novembre étaient décernés, pour la deuxième année consécutive, les prix littéraires de L’Incorrect peut être classé à droite, L’Incorrect. C’était Chez Colette, dans le quatorzième disait en substance le président du jury, arrondissement de Paris. Et nous y étions, pendant c’est que la gauche a laissé à la droite le monopole du réel. Que la droite étant que d’autres couraient le Flore ! la seule à se colleter encore au réel, il n’est plus aujourd’hui de littérature que de droite. La gauche s’est perdue ce jour, nul ne s’accorde aiguiser ses armes, on ne le voit pas dans son nombril ; à moins que ce ne sur les chiffres de la fré- préparer la route sur laquelle ses petits soit au fond d’un cul dont il est de quentation. Selon la pré- êtres de papier iront bientôt se perdre. bon ton d’ignorer s’il est d’homme fecture de police, il y aurait En digne confrère de Bruno Lafour- ou de femme. Si la droite est encore la eu quelques centaines cade, il plante ses crocs aiguisés dans seule à pouvoir aujourd’hui faire acte de personnes, trois mille les chairs amollies par la lâcheté avec la de légèreté, c’est tout justement parce àd’après les organisateurs ; le lecteur de politesse du sourire, et dévoile la vérité qu’elle prend le réel pour ce qu’il est, bonne foi se fera son avis. Quoi qu’il en crue dans une langue de haute tenue. non pour ce qu’il devrait être, et qu’elle soit, les trois lauréats étaient présents, De ceux-là il faut se méfier, l’exemple a ainsi loisir de s’en échapper par le assortis de leurs éditeurs. Nous avons de Sade devrait nous le rappeler. Non rire. À l’inverse, si on n’échappe pas à ainsi pu voir rutiler, pour le Grand pas que Patrice Jean – au nom de tueur sa projection idéologique, on en reste Prix de L’Incorrect, le couple Alexis en série, selon notre consœur Stépha- indéfiniment prisonnier. Alors on est Jenni-Bertrand Lacarelle, des éditions nie-Lucie Mathern, qui en veut pour laid, grincheux, vindicatif, pustuleux : Gallimard ; plus près du bar, on ren- preuve que son nom est un prénom mélenchoniste, hollandiste ou hamo- contra, non sans peine, l’éditeur Jean – ait quelque chose de sadique, mais niste. Si l’ivresse demeure une préroga- Muller tâchant de refréner les ardeurs il dit des choses qui peuvent ne pas tive de la droite, c’est qu’elle a encore éthyliques de Laurence Brisset, qu’il plaire, à une époque où il faudrait les le goût des belles et bonnes choses, et fallut supplier de ne pas déboucher taire. Et les dit avec toute la science de la capacité de se laisser emporter par sur l’instant le magnum de champagne sa culture. Il nous parle du monde réel, elles. À gauche, on se vautre dans le Vincent Léglantier qu’elle voulait à tel qu’il tourne et se décompose. stupre monotone, la drogue chimique tout prix partager avec les convives. On et les succédanés. On finit même par ne peut lui tenir rigueur d’avoir voulu RAOUT LITTERAIRE CHEZ LA trouver au champagne le goût triste, fêter le Prix de l’Ivresse qui venait de DROITE DÉCOMPLEXÉE ? l’on se demande s’il n’est pas mauvais lui être décerné. Patrice Jean était Dans le fond, de quoi fut-il ques- pour la santé et si cultiver du raisin accompagné de Jean-Pierre Montal, le tion chez Colette au lendemain du sans lui avoir demandé son avis n’est flegme donnant le bras au dandysme. 11 novembre ? De littérature, de pas une réminiscence de notre passé L’auteur de Tour d’Ivoire est un kami- guerre, d’ivresse, de légèreté et de esclavagiste. Et l’on décrète que l’alcool

kaze au sang-froid ; on ne le sent pas droite. Si le jury des prix littéraires de est mauvais pour la santé et qu’il donne Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 87 LE PALMARÈS 2019 Culture

le cancer. Tandis que chacun sait que le cancer disparaitra quand il n’y aura plus un seul électeur de gauche. BUVONS DONC ! Nous avons donc bu tout notre saoul à la santé du cancer qui s’éteint, le roi Maulin en faisait des petits pas de danse maladroits, Jacques de Guille- bon en rougissait d’aise, le sieur San- gars en cousait des discours, et le public s’ébaubissait. Tout le public ? Non, car certains pleuraient l’absence Grand Prix de la tendre Marie di Méco, Monsieur Antoine Volodine, Frères sorcières (Le Seuil) / Pierre Jourde, Le Voyage Jenni n’étant pas le dernier, qui, seul du canapé-lit (Gallimard) / Aurélien Bellanger, Le Continent de la douceur parmi ses pairs, a échappé à la griffe de (Gallimard) / Alexis Jenni, Féroces infirmes (Gallimard) / Jean Le Gall, son style lapidaire. L’Île introuvable (Robert Laffont)

Plus près du bar, on rencontra, non sans peine, l’éditeur Jean Muller tâchant de refréner les ardeurs éthyliques de Laurence Brisset, qu’il fallut supplier de ne pas déboucher sur l’instant le magnum de champagne Prix de l’Ivresse Olivier Rolin, Extérieur monde (Gallimard) / Laurence Brisset, Vincent Léglantier qu’elle Entrechats (Le Rocher) / Jean-Luc A. D’Asciano, Souviens-toi des monstres (Aux Forges de Vulcain) / Bernard Quiriny, Vies conjugales voulait à tout prix partager (Rivages) / Julien Battesti, L’Imitation de Bartleby (Gallimard) avec les convives

C’était il y a huit ans, donc, Romaric Sangars nous le rappelait, Alexis Jenni faisait sensation à Saint-Germain-des- Prés en recevant le Goncourt pour un premier roman massif au titre mar- tial, L’Art français de la guerre. Or, si L’Art français était un excellent roman, Féroces Infirmes en est comme une mouture sublimée, si bien que l’on peut affirmer avec lui que le Grand Prix de L’Incorrect 2019 est un Gon- court augmenté. Et qu’il n’y avait donc pas lieu de se perdre au Café de Prix Kamikaze Flore, puisque c’était Chez Colette, ce Paul Serey, Le Carrousel des ombres (Équateurs) / Émile Brami, En soir encore, que l’histoire s’écrivait. collaboration (Écriture) / Patrice Jean, Tour d’ivoire (Rue Fromentin) ◆ Matthieu Falcone / Jean-François Pigeat, L’Ordre des choses (Le Dilettante) / Guillaume

Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect Président du jury Lavenant, Protocole gouvernante (Rivages) 88 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture

Recours au poème MA PETITE ENTREPRISE Par Gwen Garnier-Duguy Le célèbre auteur finlandais Arto Paa- silinna revient post-mortem avec un roman inédit en français où l’on retrouve « Le murmure ce burlesque paisible, chargé de bien- veillance, caractéristique de son œuvre. devient un Publié à l’origine en 1993, l’action débute alors que le pays traverse une crise finan- grand vent » cière monstre. Aadam est spécialisé dans la maintenance de batteries automobiles. ADAM & ÈVE Loser particulièrement endetté, notam- Arto Paasilinna ment par de multiples pensions alimen- Denoël taires, il se lance dans la conception 272 p. – 20,90 € d’une batterie révolutionnaire, écolo et légère, juste avant de se retrouver en prison. Sauvé in extre- mis par Eeva, une avocate alcoolique qui compte bien pro- fiter de l’invention prometteuse, le duo finalise le projet. La start-up Adam & Eve grimpe en flèche, le prototype est un succès. Assez pour faire trembler l’économie mondiale. Des groupes pétroliers lancent même un tueur aux trousses CHANTS D’UTOPIE, DEUXIÈME CYCLE de l’inventeur devenu richissime pour conserver leur Brice Bonfanti monopole. Bref, l’histoire riante d’une ascension rocam- Sens & Tonka & Cie bolesque vers un final en forme de conte de Noël. Ou com- 258 p. – 19,50 € ment aborder sérieusement la crise, mais sur un ton léger. ◆ Alain Leroy Ambitieux et sans équivalent, tel se montre le projet du poète Brice Bonfanti avec ses neuf Chants d’uto- pie, deuxième cycle dont le premier cycle a déjà été publié aux éditions Sens & Tonka. Parce que nos UN PÉTILLANT CHEF-D’ŒUVRE sociétés sans aventure ni rêve ont besoin d’utopie Joël Seria, l’immortel auteur des Galettes et d’épopée, la vision élaborée par Bonfanti est une de Pont-Aven et d’autres comédies gri- réponse à la question du sphinx d’aujourd’hui : voises dans les années 1970, est aussi l’au- « Qu’est-ce que le Réel ? » Des figures historiques teur de plusieurs romans, les uns issus de – Gutenberg, Dante, Essenine, Shafak, Dagerman, scénarios non tournés (Que viva cinema), Juarroz – du monde entier – Brésil, Palestine, Suède, d’autres autobiographiques (Sombres Pologne, France, Israël – déploient par de courtes fantômes). Caché derrière son double épopées un imaginaire chatoyant où l’espérance Roger Lentier, il raconte ici son arrivée à point parmi la violence, composant à terme un Paris dans les années 1950, après qu’il a grand chant à la mesure de l’homme ontologique. quitté Angers et échappé au service mili- L’HÔTEL DES taire en simulant la folie. Sans un sou, il « Fadwa fait la vaisselle. Elle lave les mots, usés par AMOURS séjourne chez des amis ou à l’hôtel, mul- un usage machinal irréfléchi, qui ne réfléchit rien, qui FACILES tiplie les petits boulots, devient acteur ne renvoie à rien. Les mots usés ont arrêté de réfléchir : Joël Seria de roman-photo et figurant de cinéma. la lumière », dit le poète lorsqu’il chante la poétesse La Thébaïde Avec son ton débonnaire et tendre, ses opprimée Fadwa Touqan. 150 p. – 16 € personnages hauts en couleur, ses guest- « Dans la détresse, se retournant, converti, Stig voit stars (Jean Seberg), ses aperçus sur l’époque, son regard et vit : l’autre face invisible d’abord du dehors, visible lumineux sur les difficultés de la vie et ses scènes de cou- maintenant du dedans de la porte, ouverte : la liesse. », cherie magnifiques (on pense auGoût des femmes mûres quand il évoque Stig Dagerman. Et puis un chant, de Vizinczey, en plus explicite), ce roman d’apprentissage nommé Bruit, virtuosité d’ironie sur notre monde est un régal. Je dirais même : un petit chef-d’œuvre, brut comme il ne va pas à partir d’un texte contemporain de décoffrage. Séria ne se la joue pas, il va droit au but, dit amené à Gutenberg pour qu’il le publie : « l’univer- tout avec une espèce de simplicité ingénue, vigoureuse, sans sel c’est l’uniforme c’est connu c’est déconstruit on sait pose, sans coquetterie, même quand il argote, gouaille ou très bien que c’est celui du mâle blanc phallocrate occi- parle du con mouillé des femmes. D’où le rythme pétillant, dental ethnocentré qui veut garder rien que pour lui ses la fluidité du récit, la gaieté poignante des saynètes dont il privilèges épistémopolitiques, (etc) ». est composé. L’histoire s’achève en 1971 quand Lentier/ Seria sort son premier film,Mais ne nous délivrez pas du mal. Il est impossible de donner une image précise de ce La Cinémathèque a honoré notre homme d’une rétrospec- poème ramifié, mais nous indiquerons simplement tive, l’an dernier. Ne ratez pas son roman. Depuis que Mocky son existence pour qui veut se ressourcer à l’ombre est mort, il est peut-être le dernier représentant de ce ton-là.

du poème solaire. ◆ ◆ Bernard Quiriny Catherine Hélie – Gallimard L’Incorrect n°26 décembre 2019 89 Culture

Route, La Cathédrale, L’Oblat. La Pléiade préparée par Pierre Jourde et André Guyaux s’arrête, faute de place sans doute, à En Route ; les deux autres romans se trouvent en poche, ou dans le volume du Roman de Durtal paru en 1999 chez Bartillat. Outre la Pléiade, d’autres nouveautés attendent le huysmansophile chez son libraire : une édition illustrée d’À Rebours (Gallimard) ; les proses courtes du Drageoir aux épices, premier livre de Huysmans (Poésie/Galli- mard) ; De Degas à Grünewald, catalogue de l’exposition « Huysmans critique d’art », actuellement au musée d’Orsay (Gallimard) ; des recueils de textes sur Paris (Paris) et les cathédrales (Notre- Dame-de-Paris, L’Herne) ; les Rêveries d’un croyant grincheux, pamphlet contre l’Église (L’Herne) ; enfin le richeCahier de L’Herne dirigé en 1985 par Guyaux et Pierre Brunel, réédité avec quelques ajouts. QUESTIONS D’ÉPOQUE ET THÈMES ÉTERNELS Ainsi équipé, le lecteur peut gravir toutes les faces de la montagne Huysmans, la naturaliste, la décadentiste, la catholique, et repérer les lignes de force, les thèmes, les constantes stylistiques. Le goût du mot rare, du lexique spécialisé, du néologisme, Huysmans ne sera jamais démenti ; la Pléiade com- porte des centaines de notes, pour tout tra- duire. Les coquetteries de style charment ou irritent, selon les cas : antéposition de En rupture l’adjectif, chutes de phrases rejetées derrière une virgule, etc. Les thèmes, eux, sont par- fois datés, inscrits dans leur fin de siècle : le Une Pléiade, une exposition au musée d’Orsay, un Cahier dégoût du Paris d’Haussmann, le refus de l’américanisation de l’existence, la vie plate de L’Herne et des rééditions : c’est la saison pour lire ou du rond-de-cuir sans horizon (Folantin, le relire Huysmans, sous toutes ses couleurs. meilleur personnage où l’auteur se soit pro- jeté), la redécouverte du catholicisme dans un contexte d’antichristianisme devenu doctrine d’État. Mais d’autres thèmes, ou les mêmes vus sous un mai 1884. Zola prend la plume pour écrire à Huys- autre angle, résonnent avec notre actualité, qui font signe vers des mans, son ancien comparse du cercle de Médan. questions éternelles : comment vivre authentiquement dans un Ce dernier vient de publier À Rebours, futur maître- univers artificialisé, à quoi bon se frotter aux arêtes rugueuses du livre du décadentisme fin-de-siècle, objet de culte monde, quel plaisir trouver à la vie quand on a le goût de la chose 20 pour les esthètes des temps à venir, must-have chère mais pas le sou, etc. aujourd’hui encore chez les dandies, les raffinés, les amoureux de Baudelaire et de Wilde. Zola, évidemment, est désappointé. Votre VOUÉ À LA DÉFENSE DE VALEURS BAFOUÉES construction est confuse, écrit-il à son ex-disciple ; le personnage de Houellebecq, en invoquant Huysmans dans Soumission, a, en Des Esseintes n’évolue pas au cours du récit ; et la fameuse tortue quelque sorte, prouvé de facto cette actualité. On la vérifie dans sertie de pierreries, si elle eût vécu, « aurait fait caca sur le tapis ». certains textes du Cahier de l’Herne Huysmans, notamment le La rupture est consommée entre le maître et l’élève. Quel chemin discours prononcé par Mauriac en 1957 au cloître Saint-Séverin, parcouru par Huysmans depuis Marthe, son premier roman, fidèle, pour l’anniversaire de la mort de Huysmans. « Cinquante ans ont jusqu’à la complaisance, au credo naturaliste ! Les Sœurs Vatard et passé, dit-il, et votre présence ici ce matin l’atteste : la gloire humaine En ménage seront encore dans cette veine maisÀ vau-l’eau, déjà, de Huysmans n’a rien perdu de s’être vouée à la défense des valeurs témoigne d’un nouveau registre, avec son côté sarcastique, son res- qui étaient alors bafouées » – il parle de sa foi, dans une France déjà sassement, sa façon cruelle et cocasse d’insister sur la mesquinerie déchristianisée, où le sens du bien et du mal est dissout. Cinquante de la vie, qui le feront vanter par André Breton dans son Anthologie ans ont passé encore. Faut-il dire combien la phrase reste vraie ? de l’humour noir. ◆ Jérôme Malbert À FOISON Ensuite viendra le Huysmans de la rêverie gothique, du raffinement, J.K. HUYSMANS, ROMANS ET des expériences quasi fantastiques de héros anémiés, Des Esseintes DE DEGAS À NOUVELLES dans À Rebours, Jacques Marle dans En rade ; enfin le Huysmans GRÜNEWALD J.K. Huysmans converti, le catholique de choc, incollable sur les débats théolo- Musée d’Orsay, La Pléiade er RMN – Grand Palais (musée d’Orsay) – Hervé Palais RMN – Grand Lewandowski giques, décrypteur des cathédrales, avec le cycle de Durtal – En jusqu’au 1 mars 1788 p. – 66 € 90 L’Incorrect n°26 décembre 2019 Culture TENNO HEIKA BANZAÏ ! L’AUTRE DADA MISHIMA, MA MORT EST MON CHEF-D’ŒUVRE DERNIER RELÂCHEMENT ◆ Walter Serner Patrick Weber & Li-An ◆ Vents d’Ouest ◆ 257p. – 22 € Allia ◆ 190 p. – 10 € La mort spectaculaire du grand écri- Écrit en 1918 à Lugano, Dernier relâ- vain japonais, le 25 novembre 1970, chement de Walter Serner (1889-1942) par seppuku, aura inspiré de grandes est l’un des premiers manifestes Dada : biographies, comme s’il avait fallu que rejet de toutes les valeurs, nihilisme, le génie se fît encore fertile dans sa dérision, etc. Fâché par la suite avec mort, et enfantât des œuvres futures en Tristan Tzara, Serner le republiera en s’ouvrant le ventre (qu’on se souvienne remplaçant partout le mot « dada » de la formidable biographie de Henry par « rasta » : « Un coup de pied au Scott-Strokes, Mort et vie de Mishima, Cosmos ! Vive le RASTA !!! » Ce poème ou du film fascinant de Paul Schrader,Mishima, a life in en prose intraduisible (chapeau bas four chapters). C’est maintenant un roman graphique que à Catherine Wermester qui s’y colle) le génie nippon inspire, écrit par Patrick Weber, dessiné est accolé par l’auteur à un autre texte, « Le Manuel pra- par Li-An, et qui se montre d’une remarquable fidélité à tique », 591 conseils et injonctions pour être un parfait l’existence de l’écrivain, subtil quant à sa psychologie, et voyou, en quatorze rubriques. « Parle ironiquement sans développant une narration montée avec brio. Le « roman sourire », « Ne dévêts les femmes que si tu ne peux arriver graphique » se lit dans ce cas vraiment comme un genre à tes fins autrement », etc. Un texte étonnant, pareil à une de film sur papier éclairant la piste du mystère Mishima. série de coups de poignard flegmatiques et grinçants, que Si les auteurs, simples artisans, ne semblent pas en mesure l’auteur recommande en préambule de ne lire qu’après de penser leur démarche, ils touchent néanmoins très juste, avoir mangé certains plats. Le conseil n° 591 : « Le monde et ne trahissent pas l’ami de Kawabata qui n’eut peut-être veut être trompé, c’est certain. D’AILLEURS, IL DEVIEN- pas le Nobel, mais sut, en revanche, devenir de la dynamite. DRA SÉRIEUSEMENT MÉCHANT, SI TU NE LE FAIS ◆ Romaric Sangars PAS ». ◆ Bernard Quiriny

Pause Tolkien La Bnf révéle un grand démiurge

est parfaitement cohérent, crédible même, si l’on considère le détour par l’imaginaire comme mode d’appréhension du réel. Bien plus, l’exposi- tion met à jour les fondations de son univers : les grandes œuvres du Moyen-Âge, bien sûr, Beowulf (dont il fut un spécialiste reconnu), le cycle arthu- rien, Dante mais aussi Shakespeare, les préra- phaélites, les néoprimitifs ; surtout, elle souligne que c’est son amour des langues anciennes qui détermina sa création.

Cette exposition est salutaire : elle rappelle que cette œuvre appartient à la littérature, non à l’en- tertainment. Elle ranime aussi son esprit originel : la visite achevée, on ressent une étrange mélan- colie mêlée d’espérance, la même qui étreint le lecteur à la fin duSeigneur des anneaux. Rien d’étonnant : Tolkien ne disait-il pas, lui l’orphelin, l’ancien combattant de la bataille de la Somme, que le thème central de ses livres était l’homme face à la mort ? Manière de révéler leur portée métaphysique et leur secrète connivence avec la e Tolkien, le grand public s’est forgé de la Bodleian library d’Oxford et de l’université foi catholique. L’œuvre de Tolkien, c’est le déses- une caricature : celle du vénérable Marquette des États-Unis, rend justice à cette poir surmonté. ◆ François Gerfault professeur d’Oxford qui, pour se œuvre gigantesque. Celle-ci, restée inachevée, délasser d’une vie universitaire forcé- progressivement exhumée par Christopher Tolk- d ment ennuyeuse, s’inventa un monde ien, le fils de John Ronald Reuel, ne se limite pas imaginaire, devenant ainsi, malgré lui, le père de au Seigneur des Anneaux : elle un legendarium en TOLKIEN, VOYAGE l’heroïc fantasy. Peter Jackson aggrava ce malen- continuelle expansion composé du Silmarillion et EN TERRE DU MILIEU tendu en faisant du Seigneur des Anneaux, cette d’une myriade de contes, de langues imaginaires, Bibliothèque Nationale errance initiatique, un harassant film d’action. de dessins. Tolkien fut un démiurge à l’image des de France e L’exposition de la BNF qui réunit des archives monstres littéraires du XIX siècle. Son monde Jusqu’au 16 février Billett L’Incorrect n°26 décembre 2019 91 Culture BAPTÊME AU PEYOTL Entrée en littérature mystique sous le patronage d’Antonin Artaud, Au Pays des rêves noirs a la saveur forte et rafraîchissante de ces livres qui rappellent que l’enjeu de tout art véritable consiste quand même à incendier le monde pour se régénérer l’âme. Quittant son studio parisien pour suivre les traces d’Artaud chez les Indiens Tarahumaras du Mexique, l’auteur tient le journal de ce voyage initiatique qui passe AU PAYS DES par Mexico et quelques amis avant l’aban- RÊVES NOIRS don à la Sierra où, hébergé chez un prêtre, Félix Macherez l’auteur côtoie les derniers Indiens en cher- Équateurs chant à être introduit dans une cérémonie 208 p. – 20 € du peyotl. Disciple d’Artaud pour se faire écrivain et illuminé, Macherez trouve à la fois tout ce qu’il QUAND L’UN DES cherche et autre chose et toujours autrement. Les Indiens sont dégénérés et pourtant intacts ; le gouffre est infranchissable GRANDS USE DU BREF sauf par moments ; et la lumière du Christ peut jaillir du volcan Figure austère d’apparence – pour chaman. D’un style souvent un peu fruste, ce livre guidé par qui ne le lit pas – et présenté dans une profonde nécessité est pourtant riche de formules heu- R.S. les médias généralistes comme reuses et de fusées éclairantes. Un écrivain en surgit. ◆ l’inventeur d’une « théorie » pré- tendument complotiste, celle du « Grand Remplacement », on en a oublié depuis longtemps que Renaud Camus est d’abord et avant PROPOS LUMINEUX tout un de nos plus grands écri- TWEETS vains. Son œuvre pléthorique, sa Renaud Camus PAR HEURES SOMBRES langue raffinée et magistrale, son Chez l’auteur analyse fine de ce qu’il voit et de ce 510 p. – 30 € qui l’inspire, se déploie sur près de cent cinquante livres qui recoupent à peu près tous les genres, et à présent, donc, le « tweet », qui fournit l’occasion d’un recueil d’apho- rismes, publié « Chez l’auteur », et logiquement intitulé Tweets. Si ces « tweets », pour l’immense majorité d’entre eux, s’inscrivent dans la dimension militante de l’œuvre de l’écrivain, dénonciation du Grand Remplacement et de son corollaire, le Petit Remplacement, ce dernier désignant la destruction de la langue et la haute culture, ils sont aussi un CORRESPONDANCE 1917-1944 ◆ Félix Fénéon & Jean Paulhan exercice de style puisque, comme Camus le signale, Claire Paulhan ◆ 246 p. – 26 € ces tweets sont de stricte observance, soumis à la À l’Orangerie, Félix Fénéon (« F.F. », pour les règle des cent quarante signes, puis à celle des deux intimes) est actuellement honoré en tant que cent quatre-vingt. Nonobstant l’engagement, c’est critique pictural, occasion pour Claire Paulhan l’analyse d’une époque allant d’un pas volontaire de publier la correspondance qu’il entretint vers le néant que Camus propose ici avec humour avec son grand-père : quand le grand critique et effroi, se garantissant de la distance autant que de la NRF échangeait avec le grand critique de la pose apocalyptique qu’adoptent souvent ceux de la Revue Blanche et que deux générations qui découvrent comment le monde se défait, plus d’exception se relayaient sous le signe de la ou moins précipitamment, sous leurs yeux. De fait, dévotion intransigeante à l’art. Félix Fénéon, anarchiste de la on ne connaît pas en France de semblable écrivain, Belle Époque au goût impeccable et aux tendances incendiaires capable d’être aussi drôle que tragique et qui dans un (on le soupçonna d’un attentat), dandy accompli et inventeur combat aussi difficile que celui que Renaud Camus des « nouvelles en trois lignes », ces narrations de faits divers entend mener convoque à son secours autant d’intel- cruelles et flegmatiques, fut le correspondant de Jean Paulhan, ligence et d’humour. Prêchant par l’exemple, avec ces essentiellement vers la fin de sa vie, quand celui-ci avait été aphorismes, Camus nous dit que le désespoir comme évincé de la critique par l’Occupation et celui-là par la retraite. la brutalité sont aussi faciles que voués à l’échec, Un document passionnant, excellemment édité, où l’on passe car c’est par l’esprit, y compris celui de dérision ou de Rimbaud à Kafka et qui essaime des formules brillantes au fil d’autodérision, que l’on demeure souverain et que de quotidiens assombris. « Il aimait, dit par exemple Paulhan l’on résiste vraiment. Un ouvrage indispensable. au sujet de F.F., qu’une œuvre fût, avant d’être montrée, passée au

/ RMN Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect ◆ Rémi Lélian papier de verre ». ◆ R.S. 92 L’Incorrect n°26 décembre 2019 La fabrique du fabo La Grande bouffe « Je suis fou du Par Jean-Baptiste Noé chocolat… »

Qui n’a pas vécu sous le règne de Giscard n’a pas connu Rares sont ceux qui travaillent directement les fèves, la plupart se cette réclame où Salvador Dali croque dans une tablette, fournissent chez un grossiste qui leur vend la matière première. Val- moustaches tournoyantes, en s’exclamant « Je suis fou rhona est l’un des plus renommés, qui depuis 1922 fournit du cho- du chocolat Lanvin ! » Maison bourguignonne, Lanvin s’est colat haut de gamme aux professionnels et connu des particuliers rendue célèbre par ses escargots fourrés à la ganache, subtil rappel par le carré offert avec le café. L’entreprise est située dans la Drôme, de sa région d’origine. Ses boîtes s’étaleront dans tous les centres à Mercurol, non loin du Rhône et de Crozes-Hermitage, ce qui est commerciaux à l’approche des fêtes de Noël, avec les autres pro- heureux tant les accords vin rouge/chocolat amer sont judicieux. duits à base de chocolat que les industriels tentent de nous vendre. Le fleuve est le meilleur allié du chocolat, car il S’ils ratent Noël, il leur restera Pâques. Pour ceux qui font des crises de foie rien qu’en regardant les boîtes des différentes marques de permet de transporter les cabosses du port jusqu’à produits chocolatés de grande série, il l’usine. Débarquées à Marseille, reste possible de s’orienter vers les cho- les cargaisons peuvent remonter le colatiers authentiques, qui sont nom- Rhône jusqu’à l’atelier Valrhona. breux. En gastronomie, le moins est l’ami Deux autres sites fluviaux ont donné du mieux : mieux vaut peu de produits des centres chocolatiers importants : de qualité que beaucoup de produits Blois et Noisiel avec Poulain et médiocres. Menier, sur la Loire et la Seine. Les Originaire du Mexique et d’Amérique usines Poulain sont toujours un élé- latine, le cacao a été importé en Afrique ment central de Blois, avec son châ- de l’ouest par les Européens. Il s’est par- teau. Quant à celles de Menier, c’est ticulièrement bien implanté en Côte toute une cité ouvrière qui s’y est d’Ivoire et au Ghana, qui en fournissent constituée, aujourd’hui préservée près de 60 % de la production mondiale comme site industriel remarquable. (environ 40 % pour la Côte d’Ivoire et Menier est l’inventeur de la tablette, 20 % pour le Ghana). Le cacao africain facile à transporter et à partager. est de variété forasteros, qui est origi- Avec Poulain, il a développé une naire d’Amazonie : un cacao rustique et robuste, utilisé dans tous les pro- publicité imaginative d’affiches qui duits industriels. L’Amérique centrale continuent d’inspirer par la beauté et caraïbe, Vénézuela et Colombie pro- de leurs traits. Produit de fête et de duisent la variété criollos, très minoritaire dans la production, mais consommation courante, le chocolat a aussi à voir avec l’his- qui donne les produits les plus fins et les plus aromatiques. C’est toire industrielle et l’organisation des villes ouvrières. Un cette variété-là que l’on trouve chez les chocolatiers renommés. temps qui s’est terminé sous le règne de Giscard. ◆

e préconise donc, malgré Les Habits neufs son tour de cou, un simple Par Dominique Lelys col roulé ou col cheminée en cachemire coloris mou- tarde (Eric Bompart), sur un jgilet-chasuble en Harris tweed à cinq boutons et trois poches plaquées dans les tons de rouille-kaki (Holling- Mathieu ton). Le clin d’œil résidera dans un pantalon en tartan national canadien « Maple Leaf » (La maison du Kilt, sur Bock-Coté commande). Pas de pochette ni de mou- choir en poche poitrine, qui viendraient, Afin de parfaire l’allure de cette fois-ci, comme une surcharge sur notre sociologue, l’avantage des un ensemble bien équilibré. Souliers « Ghillie brogues », Crockett & hommes ronds étant de diffuser Jones ; montre-bracelet Hamilton vin- une image de bonhomie, il serait tage : lunettes Lafont en écétate ; eau de bon d’agrémenter son imposante Cologne 4711. ◆ stature d’un brin de fantaisie

maîtrisée. Lanvin / Dominique Lelys L’Incorrect n°26 décembre 2019 93 du fabo

Son style à elle La fabrique Par Stéphanie-Lucie Mathern De la censure : mettez des paillettes dans votre vie « La censure épargne les corbeaux, elle s’attaque aux colombes » Juvénal, Satires II, 63. / « Toute censure est un aveu. On ne bâillonne que la bouche qui dit vrai » Pierre Gripari, Reflets et réflexes / « La déconsidération, c’est peut-être une voix » Pierre-Jean Jouve / « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » René Char, Fureur et Mystère.

es censeurs sont partout. est du bon côté. Pire, le débat n’est toléré père que vous êtes tous chez Carrefour Ils critiquent paroles que si tout le monde est sympa et pense pendant que je bois mon cocktail flashy et actions. Ils blâment, pareil – je veux bien te parler si tu es devant ce coucher de soleil. condamnent et excommu- d’accord avec moi. On met à l’écart. La nient. Mais plus au nom société est hostile finalement, car égali- S’exposer, c’est s’exposer à la de l’absolu, plus au nom tariste. On polémique sur des éléments critique la plus sale – à petite ou d’un idéal politique non réducteurs. Je serais assez curieuse de à grande échelle. « Suicide-toi ». plus, mais simplement au savoir ce qu’en 2019 vous trouvez obs- « Bouffon ». Est-ce le vaniteux ou l’en- lnom de la morale. D’un nihilisme mora- cène, présentez-moi le dernier Index de vieux qui souffre le plus ? Aujourd’hui, lisateur. Le régime ne tolère plus l’esprit l’irreprésentable. loin des îlots turquoises d’Insta, on critique. Nous sommes castrés par la s’indigne à bon compte (le Gilet jaune pensée dominante et le contrôle social. Bienvenue dans le désert du réel. se les gèle sur les ronds-points) de peur Tout devient globalement régressif, on Dans ce désert, pouvoir choquer reste un de passer soi-même pour un salaud. On vous fait gentiment la leçon, ou on vous plaisir d’aristocrate où l’on peut encore se préfère être du côté du bien. On préfère dit triste et pessimiste. sentir délicieusement anachronique, trop être du côté de l’illusion. « Marvellous » en avance ou un peu en retard. Le fait « cœur cœur » plutôt que de la réalité Freud parlait du refoulement de réel n’existe d’ailleurs plus vraiment, il y implacable et lucide. Toujours cacher la certains éléments de la vie a son image, ce qu’il peut rendre, vérité. Et on finit par beaucoup trop se psychique que le surmoi ne et donc son corollaire : censurer. Rien ne doit offenser, tout est tolérait pas. On refoule tota- l’envie de destruction, naturellement édulcoré, on ôte les der- lement. Mais on ne sait celle du kamikaze. nières idées de dissidence et on étouffe plus bien quoi tellement on Nous sommes dans le sous des coussins ceux qui pensent mal projette de conneries. Nous conformisme le plus (Éric Zemmour). Tout est sinistré au sommes dans un minus- total alors que la pro- niveau des idéologies et tout vire à la cule régime de contrôle. Ce vocation est l’essence de déconstruction et à l’absurde. [On cen- n’est pas Big Brother (Google la modernité. Que faire ? sure les Suppliantes d’Eschyle à la Sor- et co) le problème, mais le Sortir du tropisme de la bonne au motif que les Danaïdes selon la voisin ou votre ex qui vous faute, pas de punition, tradition antique avaient le visage grimé surveillent. D’ailleurs, vous contrition, flagellation,en noir]. le faites aussi. Tout le monde soumission (encore lui ?). surveille tout le monde. La Les nouveaux mots d’ordre La censure est un argument marke- délation comme vertu. Avec sont les mots de passe dans ting, il faut des bouffons du roi pour mon smartphone, je me sens à la une société du tout possible vous faire penser droit et feel good. Le tête d’un empire. Je peux évaluer et où la discipline a disparu. On gauchisme culturel a pour caractéris- juger. Liquéfier à distance tous les rap- essaye de maximiser son capital tique l’intolérance à la distanciation et ports sociaux. Railler tout le monde, me numérique. On est dans la jacasserie 2.0, à la contradiction. L’individualisme des foutre de tout. l’autopromo ridicule et le spiritualisme élites rit sous cape. Les islamistes sont bling-bling. Le réseau est fondamen- caricaturaux et m’as-tu-vu. La liberté a Aujourd’hui où l’inexistence règne, talement masochiste ; on est soumis à toujours paru un peu suspecte. Le droit mieux vaut être observé et censuré l’approbation d’un auditoire et on rêve de discriminer est aussi une liberté. Et plutôt que rien du tout. « De la censure, secrètement d’un abonné glorieux (si un on la sacrifie assez facilement au nom pour que j’existe un peu ». Le politique- producteur me regarde…). On est la star du progrès. La pression rend le débat de ment correct a infantilisé tout le monde, d’une vie sans intérêt (mais filtrée) : de moins en moins possible. Le bon sens et le somnambulisme est général. Il faut la photo de fesse (montrer son cul est-il populaire peut-il encore nous sauver ? être du côté des vainqueurs et de la féministe ?) à celle de la graine émincée La censure reste le signe de la perte de pensée de substitution pour qu’on nous (fais du bien à ton corps). On en appelle contrôle de l’opinion publique. Mais on foute la paix. Voilà l’aboutissement du au désir mimétique, à la convoitise : com- sait que ce qu’on censure a tendance à

D.R. néolibéralisme : toujours montrer qu’on parons nos salons et nos cuisses. J’es- réapparaître clandestinement. ◆ 94 L’Incorrect n°26 décembre 2019 du fabo La fabrique Bières d’abbaye La bière, les moines et nous Après des années de déclin, le marché de la bière connaît une embellie. Cette croissance est due à l’engouement des consommateurs pour la bière artisanale. La découverte de nouvelles saveurs fait la part belle aux bières de spécialité et d’abbaye. Mais contrairement à l’image répandue, toutes les bières d’abbaye (Affligem, Grimbergen) ne sont pas brassées par des moines. Seules douze abbayes à travers le monde produisent des bières d’exception. En France, les frères de l’abbaye de Saint-Wandrille en Normandie sont les derniers brasseurs de bière.

ien que premier exportateur mondial de malt, France. Frère Mathieu et frère Christian sont envoyés en for- la France se situe au quarante et unième rang de mation au lycée agricole de Douai. La communauté investit la consommation de bière par habitant. Avec 31 750 000 euros pour créer sa propre unité de production. Un litres par an, le buveur français est loin derrière le comité de dégustation s’accorde sur le goût (amer mais pas Tchèque (144 litres) ou l’Allemand (107 litres). Il trop) et la couleur (caramel entre la blonde et l’ambrée). « Il b boit moins mais mieux. Aujourd’hui, le consom- a fallu un an de test pour élaborer la recette au sein de la com- mateur français est séduit par la bière artisanale « made in munauté. Il s’agit donc de notre propre recette », poursuit frère France » qui propose des goûts variés et réveille les terroirs. Benoit. La première bière est conçue en 2016, elle prend natu- rellement le nom de Saint-Wandrille. Alors que la plupart des On recense 1 600 microbrasseries en France. Elles sont bières monastiques sont d’influence belge, la Saint-Wandrille présentes partout sur le territoire, et plus seulement dans est d’influence anglaise. Elle est moins sucrée sans être trop les régions de tradition brassicole amère. L’abbaye de Saint-Wandrille pro- comme le Nord et l’Est. On trouve ces microbrasseries à la campagne comme À mesure que se duit 135 000 bouteilles par an. Un chiffre en centre-ville. La facilité d’installation proche de la capacité maximale : « L’en- développent les jeu est d’inscrire notre production brassicole explique un tel essor. Pour être bras- scandales alimentaires, seur, nul besoin de titre ou de diplôme. dans le rythme monastique qui est très mor- C’est donc sans diplôme mais armés la suspicion des celé. Dans la journée nous avons les offices d’une foi inébranlable que les moines consommateurs et dans l’année nous devons suivre le calen- drier liturgique. Pour rester fidèle à la vie de Saint-Wandrille en Normandie sont s’accroît. Les bières devenus brasseurs. En 2013, leur acti- de la communauté, nous devons refuser une vité de microscopie s’essoufflait, et il trappistes constituent demande toujours croissante », constate devenait urgent de trouver une affaire un vrai label de qualité frère Benoit. Un beau succès qui ne doit rentable à développer. Les coûts de la rien à la grande distribution. Le réseau restauration de l’abbaye sont importants commercial est essentiellement constitué et il faut faire vivre les trente moines de la communauté : par des indépendants (fromageries, boucheries, cavistes) et « Nous voulions retrouver une production manuelle dans la par les boutiques monastiques. communauté. Au cours d’une réunion, un moine a lancé l’idée de la bière », selon frère Benoit, responsable commercial. À mesure que se développent les scandales alimentaires, la suspicion des consommateurs s’accroît. Les bières trappistes La communauté est alors conseillée par le biérologue Hervé constituent un vrai label de qualité. Qualité qui est issue des Marziou. Pour cet expert reconnu, l’aventure est excitante. éléments utilisés et d’une production limitée. Voici un pano- En effet, depuis un siècle les abbayes ne brassent plus en rama des meilleures bières trappistes. L’Incorrect n°26 décembre 2019 95 du fabo La fabrique Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect 96 L’Incorrect n°26 décembre 2019 du fabo La fabrique

La bière Orval La Chimay Bleue La bière Orval est une bière de robe ambrée qui titre à 6,2 % La Chimay bleue est brassée à l’abbaye Notre-Dame de d’alcool. Brassée à l’abbaye d’Orval (province de Luxem- Scourmont en Belgique à l’ouest des Ardennes. C’est la plus bourg), elle est l’une des douze bières pouvant exploiter le forte (9 % d’alcool) des quatre bières produites par l’abbaye label Authentic Trappist Product. Un logo qui garantit que le (les autres sont les Chimay Rouge, Chimay triple et Chimay produit est fabriqué au sein d’une abbaye. dorée). La bleue se distingue par sa robe brune : elle fut La légende attachée à l’Orval date du XI siècle. Mathilde, conçue en 1948 comme une bière de Noël. Mais face au tante de Godefroy de Bouillon, fait une pro’menade et succès grandissant, les moines décident en 1954 de la bras- vient boire au bord d’un ruisseau. Par inadvertance, elle fait ser toute l’année. tomber son alliance. Elle invoque la Vierge et subitement Considérée comme l’une des meilleures bières du monde, une truite jaillit de l’eau tenant dans sa bouche l’anneau. elle possède le label Authentic Trappist Product. La Chimay La truite s’écrie : « Vraiment, c’est ici un val d’or ». Pour bleue tire sa renommée de la qualité de son eau. Comme pour remercier la Vierge, Mathilde construit sur ce « val d’or » la Rochefort, une nappe phréatique se situe sous l’abbaye de une abbaye qui prend le nom d’Orval. Scourmont dont la qualité est vérifiée par les moines. Pour Créée en 1932, la bière reprend le logo de l’abbaye : une préserver l’eau, ils rachètent les terrains disposés au-dessus truite tenant dans sa bouche un anneau. La bière d’Orval a de la nappe et développent des cultures biologiques. Isolées une silhouette particulière en forme de quille, qui lui permet depuis 1948, ses souches de levures sont uniques au monde : de résister à la pression qui est deux fois supérieure à celle elles sont aujourd’hui précieusement conservées à l’abbaye des bières blondes traditionnelles. Les capacités de produc- de Sourmont et à l’université de Louvain. Grâce à cette tion sont limitées. La pénurie de bière d’Orval est un sujet levure, la Chimay bleue se bonifie avec le temps. Comme le récurrent des médias belges. bon vin, les amateurs la laissent vieillir en cave jusqu’à 5 ans. En bouche, elle procure une longue amertume et traduit une La Trappiste Rochefort 8 torréfaction prononcée. La Rochefort 8 est une bière brassée par les moines de l’abbaye Notre-Dame de Saint-Rémy (province de Namur, La Mont des Cats Belgique). On brasse à l’abbaye depuis 1595 mais la Révo- La Mont des Cats est brassée à l’abbaye Notre-Dame à lution française stoppe l’activité brassicole qui n’est reprise Scourmont pour le compte de l’abbaye du Mont des Cats qu’en 1950. Comme l’indique le logo situé sur l’étiquette, la en France. C’est la mise en place de la loi de séparation des Rochefort 8 possède le label Authentic Trappist Product. La Églises et de l’État en 1905 qui provoque l’arrêt de la pro- qualité de cette bière provient de l’eau de source qui coule à duction à l’abbaye française de Mont des Cats : une partie 47 mètres de profondeur sous l’abbaye. Découverte en 1797 du personnel émigre en Belgique et en 1918 la brasserie par les moines, l’eau de source de la Tridaine est utilisée sans est complètement détruite. La tradition brassicole reprend le moindre traitement. vie en 2011 avec la naissance d’une bière ambrée qui titre à 7,6 % d’alcool. N’étant pas brassée sur place, La Mont des La Rochefort 8 est une bière forte dans l’univers des trap- Cats ne peut pas porter le label Authentic Trappist Product. pistes. Elle titre à 9,2 % d’alcool. Il est conseillé de la dégus- ter à une température comprise entre 12 et 14 °C. Il est donc Cette bière ambrée possède des arômes fruités provenant de sa inutile de la stocker dans un frigo pour savourer ses arômes fermentation. Les malts utilisés lui offrent une touche de cara- de chocolat, vanille et épices. Comme dans toutes les mel. La Mont des Cats se savoure assez fraiche entre 6 et 8 °C. abbayes, la production de Rochefort 8 est limitée. L’abbaye ◆ Benjamin de Diesbach commercialise deux autres bières : la Rochefort 6 à capsule rouge qui titre à 7,5 % d’alcool et la Rochefort 10 à capsule bleue qui titre à 11,3 % d’alcool.

Pour se procurer les bières trappistes À Paris : 68 bis, avenue Denfert-Rochereau 75014 – À Lyon : 11, rue du Plat 69002 – À Bordeaux : 6, cours de l’Intendance 33000 – À Nantes : 16, rue de Budapest 44000

divinebox.fr – st-wandrille.com – saveur-biere.com Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°26 décembre 2019 97 du fabo

Vive les gros saints ! La fabrique Par Élodie Pérolini Sainte Adélaïde de Bourgogne Adélaïde (Orbe 931- Seltz 999), reine d’Italie, de Germanie et impératrice du Saint Empire romain germanique, fêtée le 12 ou le 16 décembre selon les rites, a eu une putain de vie de merde qui lui vaut d’être sainte.

ille de Rodolphe II de Bourgogne et Berthe de consolider l’Empire et l’éducation de ses enfants, Adé- Souabe, coule dans les veines d’Adélaïde le sang laïde est admirée par tous pour la charité dont elle fait illustre des Welfs et des Wettin. Elle ne profite montre envers les pauvres. Austère, ascète même, Adé- pas longtemps du bonheur familial puisque laïde emploie tous ses biens à promouvoir la foi et appuie F son père clamse alors qu’elle n’a que six ans. Sa la réforme clunisienne en fondant des monastères dont pieuse et douce maman, exilée à Colombier par le salo- celui de saint Martin de Tours et de Seltz. Elle se lie pard Hugues d’Arles, est contrainte d’épouser ce dernier d’amitié avec Gerbert d’Aurillac. qui fait main basse sur son trône. Non content de tromper son énième épouse, Hugues, un ogre en vérité, va jusqu’à La mort d’Otton en 973 marque la fin de cette violer Adélaïde, 15 ans, avant de l’obliger à épouser son parenthèse idyllique. Son fils Otton II monte sur le fils Lothaire II d’Italie en 937.Game of thrones n’a qu’à trône et s’empresse d’exiler sa chère maman. « Car les bien se tenir. lèvres de l’étrangère distillent le miel et plus onctueux que l’huile est son palais ; mais à la fin elle est amère comme Adélaïde, meurtrie au plus profond de sa chair et de son l’absinthe », c’est ce qu’est Théophania, épouse d’Ot- cœur, garde une âme pure et se satisfait de ce mariage avec ton, venue de Byzance. Parfois considérée comme une Lothaire, un type bien qui lui donne une fille nommée biatche ; peut-être parce que trop intelligente, fine tac- Emma. Comme Lothaire est un ticienne, trop bien sapée, ou type bien, il est dézingué, sinon juste étrangère ; Théophania ce n’est pas drôle. Il est empoi- fait envoyer sa belle-mère au sonné par Béranger II qui usurpe fin fond de la Suisse. Pendant le trône d’Italie. Âgée de 19 dix ans, Adélaïde se consacre ans, Adélaïde est veuve avec un à Dieu et aux pauvres. Sans enfant sur les bras, emprisonnée rancœur, elle rentre à la cour par le meurtrier de son époux en 983 sur un appel à l’aide de dans une forteresse moisie. En Théophania, gravement dans la termes de vie de merde, Adé- merde après la mort d’Otton. Il laïde est franchement pas mal. faut garder le trône pour Otton Comme le Moyen-Âge a la III, à peine plus qu’un bébé et particularité de forger des assurer la régence face à tous femmes plus fortes que ces mâles guerriers aux lames les baltringues de notre acérées. Ayant vu mourir tous temps, Adélaïde refuse d’épou- ses fils, Adélaïde assiste à la ser le fils de Béranger l’enfoiré mort de Théophania en 991 et et s’enfuit avec Emma à Canos- devient seule régente jusqu’en sa, aidée par l’évêque Amblard, 995 quand elle parvient à faire où elle soutient héroïquement couronner son petit-fils. le siège que lui fait l’usurpateur. Elle en appelle à Otton I, roi Elle se retire définitivement dans de Germanie qui, appâté par ses monastères d’où elle se paie les terres italiennes et ayant ouï le luxe de réconcilier les souve- parler de la grande vertu de la dame, s’en vient la déli- rains de sa parenté et de faire asseoir sur le trône de saint vrer comme dans un beau roman de chevalerie. Otton Pierre son pote Gerbert. C’est lors d’une visite à Seltz, défonce la gueule de Béranger, sauve Adélaïde, s’empare le 16 décembre 999, après s’être défaite de ses biens au du trône et crée ainsi le Saint-Empire ! Subjugué par la profit de l’Église et avoir enterré sa dernière fille, qu’elle beauté de la jeune veuve, Otton, veuf également, fait une rend son âme à Dieu. cour assidue à laquelle Adélaïde succombe en 951 sur les conseils du pape Agapet II. Canonisée en 1097 par Urbain II, élevée au rang des dames du temps jadis par Villon sous le nom d’Alix, Adélaïde est Enfin heureuse avec Otton, ils ont quatre enfants et la patronne des impératrices, des familles nombreuses, reçoivent la couronne impériale des mains de Jean XII des remariages, des exilés et des prisonniers. Elle inter-

Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect de Saint-Céran Romée en 962. Menant de front une intense vie politique pour cède aussi dans les conflits familiaux. Que de boulot ! ◆ 98 L’Incorrect n°26 décembre 2019 du fabo La fabrique Traité de la vie élégante Par Frédéric Rouvillois Le dernier poilu

uel est donc ce livre que vous avez – Tant qu’à faire ! rigola Zo’. Et puis, se retrouver au plumard dans la poche, mon cher E. ? Encore avec un petit garçon, très peu pour moi ! un obscur romancier suisse du premier XIXe siècle, ou un philosophe réaction- – Eh bien, Mesdames, il semble que vous soyez parmi les der- nières des Mohicanes, certains sondages récents indiquant naire qintrouvable ? que de plus en plus de nos aimables contemporains plébis- – Mathilde, vous me faites trop d’honneur, comme d’habi- citent le glabre total, le désert des tartares, le degré zéro du tude ! Tenez, regardez, c’est un très modeste polar de série poil. Le seul point qui demeure débattu, sinon mystérieux, c’est l’origine exacte de cette tendance lourde ; à ce propos, les B, qui serait resté inconnu si sa version cinématographique experts se chamaillent sur les rôles de l’hygiénisme (le poil, n’avait donné à l’immense Lino Ventura son premier grand c’est sale), de la mode (comment porter un fin pull cachemire rôle dans Le Gorille vous salue bien !, d’Antoine Dominique. à même la peau si l’on a le torse et le dos velus ?), du culte Eh bien, le récit a beau être fort médiocre, on y trouve quand du corps, de la culture gay, des codes de la pornographie, du même de quoi réfléchir. Par exemple, lorsque le héros, Géo sport de haut niveau où un poil en trop peut faire perdre une Paquet, alias le Gorille, se retrouve sur un canapé avec une précieuse micro-seconde, voire des Hadiths du Prophète qui entreprenante jeune femme qui ne rêve que d’une chose, exige des bons musulmans qu’ils se rasent les aisselles et le regarder et toucher… les poils de son torse. pubis (et plus si affinités, sauf les sourcils pour les femmes). – Lorsqu’on est enlacée par un gorille, c’est la moindre des – Ça, c’est ce qu’on appelle la convergence des luttes ! LGBT, choses… CFCM, BeIn sport et Marc Dorcel Productions, même combat ! Tous unis contre les pilosités ! – Là où je reconnais en vous une vraie Ça fait du monde ! femme, ma chère Mathilde, c’est que Ça, c’est ce qu’on vous n’avez pas fait mine de vomir ni – D’autant que derrière cette tendance, appelle la convergence on devine quelque chose d’encore poussé un râle de dégoût en m’enten- des luttes ! LGBT, dant parler de poils, comme l’auraient mieux, ou plutôt, d’encore pire : le vieux CFCM, BeIn sport rêve utopique de l’uniformisation géné- fait nombre de vos pareilles, et des miens rale, stade ultime de l’unité, du dépas- aussi, du reste. Bref, j’en étais arrivé à et Marc Dorcel sement des différences et des identités ce passage du Gorille, hier après-midi, Productions, même naturelles. Le rêve d’un monde égali- lorsque je tombe nez à nez dans le métro taire où les filles ressembleront aux gar- avec une immense affiche vantant les combat ! Tous unis çons – sans hanches ni seins, musclées, mérites de l’épilation intégrale et défi- contre les pilosités ! bronzées, le cheveu court – et les garçons nitive. aux filles, corps lisse, peau soyeuse, tous et toutes habillé(e)s, déodorisé(e)s et – Hihi ! Je l’ai vue aussi, intervint Zo’. parfumé(e)s à l’identique. De plus en C’est une petite dame qui soulève le kilt d’un monsieur, plus indiscernables, et prêt(e)s à faire place à la race qui nous manifestement pour lorgner ce qui s’y trouve. supplantera, l’hermaphrodite transgenre et transhumain. « Life in plastic, it’s fantastic ! », comme le chantait déjà je ne – Zieutage désormais puni par la loi du 3 août 2018 renfor- sais quelle starlette pour pré-ados à la fin des années 90. En çant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, susurra somme, l’heure est grave, conclut E. avec un demi-sourire. Maître Sélégny, que ce petit échange semblait amuser. – Fichtre ! souffla Mathilde. Ça valait le coup de lireLe – Bref, Zo’, toi non plus, l’idée d’un homme qui ressemble à Gorille ! un homme, et pas à une égérie de David Hamilton ou à une poupée Barbie en plastique moulé, ne te dérange pas plus – Ne le pousse pas trop, je le verrais bien écrire une suite, du que ça ? genre « Les poilus font de la résistance ». ◆ 100% DES BÉNÉFICES AU SERVICE DE NOTRE PAYS.

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