GEORGES CHARENSOL

LES BEAUX-ARTS

Subleyras au musée du Luxembourg

Dans une saison artistique particulièrement faible, l'expo• sition de Pierre Subleyras fait figure de révélation. Si les historiens d'art citent à peine son nom, c'est d'abord parce qu'il ne correspond en aucune façon aux idées reçues sur la peinture du xvme siècle. Ce n'est ni un adepte des Fêtes galantes à la Watteau, un paysagiste à la Guardi ou à la Hubert Robert, ni un décorateur à la Tiepolo. Il n'a guère pratiqué que deux genres, le portrait et, surtout, un art religieux qui le situe fort loin des philosophes athées de ce siècle. Autre explication de ce dédain : il a vécu toute sa jeunesse en province et a fait ses études à Toulouse. S'il vient à Paris, c'est afin de remporter le prix de qui lui permettra de partir pour l'Italie où il passera toute sa vie. Certes, la « patrie des arts » exerce alors une vive attraction sur les peintres français. Les meilleurs y font de fructueux séjours qui dépassent rarement quelques mois alors qu'au siècle précédent un Nicolas Poussin, un Claude Lorrain s'y établirent définitivement. En vérité, Subleyras est beaucoup plus près du xvn= que de son siècle. Il lui emprunte sa sobriété aussi bien que son goût des grandes compositions à la Carrache ou à la Caravage. Pour l'affiche qui signale l'exposition, l'on a eu raison de choisir la Courtisane amoureuse qui appartient à la série inspirée par les Contes de La Fontaine. Cependant, cette œuvre brillante ne donne aucune idée de l'exposition, qui est de haute tenue mais sévère. La toile, par son sujet, se rapproche des polissonne- LES BEAUX-ARTS 185 ries d'un Fragonard, mais est traitée avec une discrétion, une pudeur que le peintre de Grasse n'eût certainement pas manifes•

ta Courtisant' amoureuse tées, et Boucher moins encore. Ainsi, même lorsqu'il rappelle les plus célèbres de ses contemporains, Subleyras est-il, par son inspiration et par sa technique, bien éloigné d'eux. 186 LES BEAUX-ARTS

J'ai dit que l'exposition était sévère, mais elle n'est jamais ennuyeuse. Nous avons affaire à un art de grande tenue. Les organisateurs ont dû présenter dans les meilleures conditions un grand nombre d'oeuvres majeures avec les esquisses qui les précèdent. Longtemps fermées, ces salles du Luxembourg conviennent admirablement à un ensemble fort important puisqu'il groupe quelque cent dix peintures et dessins. Ajoutons que le catalogue contient une étude de Pierre Rosenberg et d'Olivier Michel d'une si pénétrante érudition qu'aucun histo• rien de la peinture française du xvme siècle ne pourra éviter dorénavant de s'y référer. Le père de Pierre Subleyras était décorateur, et, devenant peintre, son fils ne fit que suivre une tradition familiale. Cet honorable artisan était établi à Uzès, - si Pierre naquit à Saint- Gilles, c'est sans doute que son père y avait été appelé pour décorer quelque château. C'est donc à Uzès que le futur peintre passe son enfance. Quand, à dix-huit ans, sa vocation se décide, il se rend, pour apprendre son métier, non à Paris mais à Toulouse, où il entre dans l'atelier d'Antoine Rivalz, qui jouit d'une réputation locale solidement établie. Il reste près de dix ans à Toulouse et se décide à venir à Paris pour obtenir le prix de Rome avec le Serpent d'airain - un de ses premiers tableaux tirés de la Bible ou des vies de saints qui deviendront à Rome les sources de son inspiration. Cette composition est, à vrai dire, assez peu convaincante. C'est le morceau de concours classique, et nous ne sommes pas loin de partager l'opinion de Charles Blanc qui, en 1865, la jugeait théâtrale et sans caractère. Le jury en décida autrement, qui lui permit de devenir pensionnaire de l'Ecole française de Rome en octobre 1728. Il avait droit à un séjour de trois ans mais, grâce aux puissants protecteurs qu'il sut se concilier, il y resta sept ans, défrayé de tout, ayant des modèles à sa disposition et exécutant ses premières commandes. Excellente dans son principe, cette institution fut dès ses débuts, on le voit, la sinécure qu'elle est encore aujourd'hui où elle apparaît comme un singulier anachronisme. Le directeur de l'Académie, Vleughels, n'apprécie guère ce pensionnaire qui s'incruste et, dans son rapport officiel, dit de lui : « Son fort sera le portrait. Il fera bien de s'y appliquer, l'histoire est trop difficile. » L'avenir démentira ce jugement, LES BEAUX-ARTS 187 mais, pour le présent, Subleyras se consacre, en effet, surtout au portrait. Déjà, à Toulouse, il l'avait pratiqué, mais, à Rome, il

Le Faucon trouve d'illustres modèles, des cardinaux, la princesse Chigi et, consécration suprême, le pape Benoît XIV. Quelques autopor• traits ne nous renseignent guère sur sa personnalité, et les 188 LES BEAUX-ARTS témoignages contemporains sont rares. La plus caractéristique de ces effigies est celle exécutée par sa femme, Maria Felice Tibaldi, miniaturiste de talent, qui nous a laissé de son mari un portrait aussi précis qu'évocateur. Elle nous montre un homme d'une quarantaine d'années, aux traits fins et à l'expression mélancolique, due peut-être à la maladie, car nous savons qu'il était atteint de tuberculose. Peut-être est-ce là l'explication de sa décision de s'installer définitivement à Rome : il avait épousé une Italienne, et le climat de Rome était certainement meilleur pour sa santé que celui de Paris. On discerne également dans ce dessin un esprit rigoureux et un homme marqué par une vie difficile, car la peinture ne l'enrichit pas, et ceux qui lui commandèrent portraits et compositions ne devaient pas être particulièrement généreux. Avant de se consacrer à la peinture religieuse, Subleyras tenta de satisfaire aux goûts de son époque en s'inspirant des Contes grivois de La Fontaine. Ce genre à la mode n'était guère fait pour lui. J'ai déjà dit avec quelle discrétion il avait traité la Courtisane amoureuse, qui n'en est pas moins une œuvre de grande qualité. Il en est de même pour le Faucon, dont on admire particulièrement la nature morte sur la table couverte d'une nappe blanche. Mais les deux personnages ne vont pas au-delà d'un serrement de main. Moins réussis sont les Oies de frère Philippe et l'Ermite, encore que l'innocente, dans la dernière de ces compositions, possède beaucoup de grâce. Toutefois, on ne saurait donner tort à Louis Gillet quand il écrit : « // n'arrive pas à sourire. Rien de plus curieux que ce conte traduit en style Poussin. » Malgré ses efforts, il n'est pas de son temps. D'une part, il se rattache au passé, à ces peintres du siècle précédent qu'il admire. D'autre part, il est le précurseur de ce classicisme qui se manifeste dès le règne de Louis XVI avant de triompher avec David sous la Révolution. L'ambassadeur de , le duc de Saint-Aignan, lui passe en 1737 une importante commande. De nos jours, quand un homme d'Etat préside une manifestation solennelle, il convoque les médias, et, le lendemain, la presse, la radio, la télévision annoncent l'événement. Le surlendemain, il est oublié, alors qu'aujourd'hui encore nous savons que, le 15 septembre 1737, à Saint-Louis-des-Français, le duc de Saint- Aignan remit le cordon du Saint-Esprit au prince Vaini, grâce à LES BEAUX-ARTS 189 deux tableaux : celui de Panini est une vaste composition, celui de Subleyras se borne à l'essentiel, la remise de la décoration

Etudes de bras pour le Duc de Saint-Aignan remettant le cordon du Saint-Esprit au prince Vaini avec les personnages symboliques d'usage. Il a particulièrement soigné une commande venant de celui à qui il devait la prolon- 190 LES BEAUX-ARTS gation de son séjour à l'Académie de France, si l'on en juge par les nombreuses esquisses, toutes de haute qualité, qui accompa• gnent la version exposée au Luxembourg. A cette époque, il travaille déjà à la grande composition qui établira définitivement sa réputation. Ayant échoué dans la peinture de genre, les commandes de portraits se faisant rares, il opte carrément pour la peinture religieuse et accepte de peindre pour les chanoines de Latran un tableau de sept mètres de long sur le thème du Repas chez Simon. Cette vaste composition domine l'exposition. Par son ampleur, elle évoque les Noces de Cana de Véronèse, l'éclat du Vénitien étant remplacé ici par la rigueur des formes. Enfin, un peu tardivement, il a trouvé sa véritable voie dans une ville où le pape est à la fois un souverain spirituel et temporel, où les églises, les ordres monastiques abondent, où cardinaux et ambassadeurs rivalisent de faste. Certes, il conti• nuera à faire des portraits. Mais, tant par goût que par nécessité, il optera pour les thèmes religieux. Ces années sont pour lui décisives. Il a enfin quitté l'Académie où il était depuis longtemps indésirable et a loué avec son ami Blanchet un atelier voisin de San Salvatore ai Monti. En 1740, il est élu académicien de Saint-Luc. L'année précédente, il a épousé Maria Felice Tibaldi, entrant ainsi dans une maison solidement ancrée à Rome, le père est musicien, la fille miniaturiste. Ils pratiquent le même métier sans qu'il risque d'y avoir entre eux la moindre rivalité. Bien que Subleyras ait quarante ans et sa femme trente et un, ils auront plusieurs enfants. Son atelier, nous le connaissons par la vaste représentation qu'il en donne dans le tableau de l'Académie de Vienne. Bien que récemment rentoilé, l'Atelier, qui est considéré comme le chef-d'œuvre du peintre, a été jugé trop fragile pour figurer à l'exposition. On le regrette, car c'est une composition magis• trale. Au centre, il a reproduit la toile commandée par Saint-Aignan. Sur les murs, plusieurs portraits, dont celui du pape. Lui-même s'est représenté avec un visage sévère, tenant sur ses genoux un autre autoportrait le montrant tout jeune. C'est là une œuvre capitale animée par maints détails et dont on déplore l'absence. Pour décorer les églises romaines la concurrence est grande et la première commande importante lui vient de Milan. Pour LES BEAUX-ARTS 191 l'église Saint-Côme et Saint-Damien, il peint en 1739 une Vision de saint Jérôme d'une superbe inspiration qui contraste avec la sobriété de plus en plus grande des œuvres tardives, telles Saint Benoît ressuscitant un enfant, Saint Ambroise absolvant Théodose ou Saint Came sauvant des malades, qui évoque un épisode de l'inondation du Tibre à Rome en 1598. Là, il est véritablement lui-même. Il ne néglige pas l'anecdote mais la plie à ses soucis de composition et aussi à ses recherches de couleurs. Il préfère les tons froids aux brillants déploiements des coloris• tes qui s'efforcent de séduire par des moyens faciles. Il s'attache tout particulièrement à rendre les plis des étoffes, et, dans le Saint Benoît, par exemple, il réussit une rigoureuse harmonie en blanc. Le bruit de ses succès est parvenu en France. Le comte d'Angiviller manifeste auprès de Vien, le directeur de l'Acadé• mie de France à Rome, le désir de voir une toile de Subleyras entrer dans le cabinet des peintures de Louis XVI. Endommagé pendant le transport mais récemment restauré, le Martyr de saint Pierre est aujourd'hui au . Son dernier grand tableau religieux, la Messe de saint Basile, connaît un succès mérité. Mais, avant de mourir à cinquante ans, le 28 mai 1749, il peint encore ce que l'on peut considérer comme son testament, cet Atelier dont je vous parlais tout à l'heure.

GEORGES CHARENSOL