Études rurales

163-164 | 2002 Terre, territoire, appartenances

Édouard Conte, Christian Giordano and Ellen Hertz (dir.)

Electronic version URL: https://journals.openedition.org/etudesrurales/1438 DOI: 10.4000/etudesrurales.1438 ISSN: 1777-537X

Publisher Éditions de l’EHESS

Printed version Date of publication: 1 January 2002

Electronic reference Édouard Conte, Christian Giordano and Ellen Hertz (dir.), Études rurales, 163-164 | 2002, “Terre, territoire, appartenances” [Online], Online since , connection on 08 September 2021. URL: https:// journals.openedition.org/etudesrurales/1438; DOI: https://doi.org/10.4000/etudesrurales.1438

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TABLE OF CONTENTS

La globalisation ambiguë Avant-propos* Édouard Conte, Christian Giordano and Ellen Hertz

Rêves d’unité nationale José Antonio Aguilar Rivera

Ruralité et nation en Europe centrale et orientale Christian Giordano

Peut-on devenir Allemand ? Édouard Conte

Entre terre et territoire : enracinement de l’identité palestinienne Christine Pirinoli

Territoire et identité Une perspective italienne Stefano Cavazza

La boucle de la mélancolie ou l’imaginaire du nationalisme basque À propos de trois ouvrages de Jon Juaristi Carmen Bernand

À la recherche des origines perdues Le mouvement traditionaliste gaúcho au Brésil Ruben George Oliven

Guerres africaines De la compétition ethnique à l’anomie sociale Michel Adam

African Elites’ Land Control Maneuvers Laurel L. Rose

Names beyond Nations The Making of Local Cosmopolitans Engseng Ho

Globalization and New Strategies of Ruling in Developing Countries Aihwa Ong

Tales of Territoriality The Urbanisation of Meifa Village, China Stephan Feuchtwang

Dynamiques territoriales des Aborigènes pitjantjatjara (Australie-Méridionale) Frédéric Viesner

The Mapuche People in Post-Dictatorship Chile Guillaume Boccara

Comptes rendus

Pierre Bonte, La montagne de fer. La SNIM (Mauritanie). Une entreprise minière saharienne à l'heure de la mondialisation. Paris, Karthala, 2001, 368 p., ill. Olivier Leservoisier

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Pierre Briant ed., Irrigation et drainage dans l'Antiquité, qanâts et canalisations souterraines en Iran, en Égypte et en Grèce. Paris, Thotm Éditions (« Persika 2 »), 2001, 190 p., ill. Jean-Pierre Digard

Communications 71 : Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle. Paris, CETSAH/Seuil, 2001, 463 p. Gabriel Segré

Rose-Marie Arbogast, Benoît Clavel, Sébastien Lepetz, Patrice Méniel et Jean-Hervé Yvinec, Archéologie du cheval. Des origines à la période moderne en France. Paris, Éditions Errance, 2002, 128 p., bibl., ill. (« Collection des Hespérides »). Jean-Pierre Digard

Anne Cauquelin, L'invention du paysage. Paris, PUF, 2000, 180 p. (« Quadrige »). Et: Le site et le paysage. Paris, PUF, 2002, 194 p. (« Quadrige »). Gérard Chouquer

Lucie Dupré, Du marron à la châtaigne. La relance d'un produit régional. Paris, CTHS, 2002, 334 p. Philippe Pesteil

Sophie Bobbé, L'ours et le loup. Essai d'anthropologie symbolique. Paris, Éd. de la MSH/ INRA, 2002, X-258 p., bibl., ill. Jean-Pierre Digard

Pierre Jeannin, Change, crédit et circulation monétaire à Augsbourg au milieu du XVIe siècle. Paris, EHESS, 2001, 164 p. (« Cahiers des Annales 47 »). Jean-Michel Sallmann

Hervé Brédif et Pierre Boudinot, Quelles forêts pour demain ? Éléments de stratégie pour une approche rénovée du développement durable. Paris, L'Harmattan, 2002, 249 p. Andrée Corvol

Patrimoine et paysages culturels. Actes du colloque international de Saint-Émilion (30 mai-1er juin 2001). Éditions Confluences, Renaissance des cités d'Europe, octobre 2001, 354 p. (« Des lieux et des liens »). Gérard Chouquer

Florence Burgat avec la collaboration de Robert Dantzer, eds., Les animaux d'élevage ont-ils droit au bien-être ? Paris, INRA Éditions, 2001, 191 p. (« Un point sur... »). Jean-Pierre Digard

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La globalisation ambiguë Avant-propos*

Édouard Conte, Christian Giordano et Ellen Hertz

Deux transformations sociopolitiques majeures ont marqué l'Europe depuis la fin des années quatre-vingt. D'une part des mouvements migratoires massifs de caractère économique et politique, allant des « périphéries » méridionales vers les centres du Nord. D'autre part l'implosion de vieux États et l'apparition de nouveaux sujets politiques dans la partie centrale et orientale du Vieux Continent. Depuis lors, le thème des appartenances a connu dans les sciences sociales et humaines une conjoncture aussi spectaculaire qu'inattendue. Paradoxalement, tandis que tout tend vers une société globalisée, une thématique est redevenue à la mode en Europe : celle de la nation et de ses expressions politico-institutionnelles, débat qui, des années durant, avait été relégué aux oubliettes et considéré par beaucoup comme quasi tabou. C'est dans ce contexte qu'a été reprise et affinée la célèbre dichotomie entre « nation civique » et « nation ethnique », dont le premier terme est associé à la France (révolutionnaire et postrévolutionnaire), le second étant réservé à l'Allemagne et au monde germanophone [Dumont 1991 : 23 sq. ; Finkielkraut 1987 : 14 sq. ; Talmon 1967 : 67 sq.]. Kulturnation, Staatsnation et appartenances territoriales Dans le cadre de cette construction bipolaire, Johann Gottfried Herder (1744-1803), pour avoir popularisé des termes comme Volk, mais surtout Volksgeist, se vit attribuer un rôle clé en tant qu'inventeur du concept de nation ethnique. L'idée herderienne de Volk, communauté fondée sur la descendance, est en général opposée à celle de nation propagée par les révolutionnaires français, rationalistes et jacobins, qui naîtrait du libre contrat entre citoyens, ou mieux, comme l'écrira plus tard Ernest Renan (1823-1892), sur un « plébiscite de tous les jours ». Herder fait figure de concepteur de l'« explosif le plus dangereux des temps modernes » [Finkielkraut op. cit. : 56 sq. ; Talmon op. cit. : 224]. En réalité, il a été mal compris, surtout par ses critiques français qui l'ont présenté comme un esprit obscurantiste et un défenseur emblématique de l'irrationalisme romantique de facture germanique. Il a été désigné d'office comme l'apologiste classique d'une vision du monde particulariste et relativiste, antithétique de l'universalisme de la raison [Finkielkraut op. cit. : 14 sq.]. Or Herder, n'en déplaise à

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ses nombreux censeurs, tout en soulignant avec force les différences entre les cultures, était en définitive un intellectuel à mi-chemin des Lumières et du Sturm und Drang, clairement influencé par la philosophie de Jean-Jacques Rousseau. Il croyait fermement en l'unité du genre humain : « Quelle que soit la variété des formes humaines, il n'y a sur toute la surface de la terre qu'une seule et même espèce d'homme. » [1834, II : 1] Et on ne peut manquer d'ajouter à ce propos que, quelques décennies plus tard, les évolutionnistes anglo-saxons, héritiers du rationalisme des Lumières et peu sensibles au romantisme allemand, partiront d'une prémisse presque identique à celle de Herder lorsqu'ils établiront le principe de « l'unité psychique de l'humanité », the psychic unity of mankind. Une lecture attentive des textes de Herder fait apparaître celui-ci comme un sceptique, un Kulturpessimist, bref un esprit critique au regard de certaines formes simplistes de rationalisme, qui insiste sur la dialectique des Lumières, tel un lointain précurseur de Theodor W. Adorno et de Max Horkheimer, plus que comme un relativiste obsédé par les différences entre les hommes et les peuples [Herder 1992 : 102 sq. ; Horkheimer et Adorno 1998]. Nul doute, il est antimoderniste et, en définitive, conservateur, mais, quoique féroce et imbue d'un venimeux esprit polémique, sa critique des prétendues conquêtes morales et philosophico-sociales du rationalisme du XVIIIe siècle nous rappelle, malgré le passage du temps, la Zivilisationskritik en vogue aujourd'hui encore dans certains milieux intellectuels dits progressistes. Il serait ainsi bien hasardeux d'accuser Herder d'avoir transformé l'idée universaliste de la culture en un concept différentialiste mettant en exergue « ma » culture, et de le voir comme un éminent artisan de la « défaite de la pensée », comme l'affirment Julien Benda [1965 : 52] et Alain Finkielkraut [op. cit. : 14]. Toutefois, nul ne conteste que Herder ait, avec les frères Grimm, popularisé une conception nouvelle de la culture, qui repose, pour l'essentiel, sur l'éloge de la spécificité linguistique. En somme, Herder a jeté les bases de ce que l'on peut appeler le « culturalisme allemand », dont le référent premier est l'idée du Volk conçu d'abord comme une communauté de langue. On ne peut donc pas lui attribuer la paternité de l'idée de nation ethnique. En revanche il a forgé celle de Kulturnation. Aux yeux même de ses adeptes, Herder ne pourrait prétendre figurer au panthéon des philosophes de langue allemande, car ses écrits sont trop contradictoires et trop peu rigoureux pour souffrir la comparaison avec ceux de ses contemporains les plus immédiats tels que Immanuel Kant ou Friedrich Hegel. Néanmoins, grâce à ses intuitions fulgurantes et son incontestable don rhétorique, il proposa une panoplie de formules efficaces et de concepts facilement applicables, qui allaient faire tache d'huile. Non seulement en Allemagne mais à travers l'Europe entière, et surtout dans la partie centre-orientale du Vieux Continent où les élites se reconnaissaient pleinement dans l'entreprise ardue qui consistait à réaliser l'unité de leurs nations respectives. Cette surprenante popularité des inventions herderiennes renvoie notamment à sa notion de Volk, du reste assez vague et « fuyante ». Mais ce sont précisément ces ambivalences conceptuelles et rhétoriques qui déchaînèrent, d'abord en Allemagne, des débats incendiaires auxquels allaient participer des hommes politiques, des juristes, des philosophes, des littéraires et des folkloristes de renom. Presque tous ces intellectuels tentèrent de préciser la notion de Volk, et la très grande majorité d'entre eux, à l'exception de quelques dissidents, comme Othmar Spann, qui prônèrent la Kulturnation en soulignant l'importance première de la langue et des coutumes, insistèrent toujours davantage sur le poids primordial des origines et de la descendance communes [Veiter 1984 : 16]. Le folkloriste Adolf Strack fut un représentant notoire de

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cette tendance, qui, dans une publication de 1902, chercha à définir l'affiliation au Volk comme une appartenance proprement physiologique [Greverus 1987 : 167 ; Strack 1902 : 153]. Toutefois c'est en Europe centrale et orientale que la renommée de Herder atteignit son apogée. Dans ce mare germanicum qui s'étendait alors de Tallinn à Sofia, la notion de Volk fut associée progressivement à celle de descendance (Christian Giordano dans ce numéro). De cette présentation succincte, il apparaît que Herder, pour sa part, pensait les appartenances en termes culturels et avant tout linguistiques. En revanche, le cortège, vaste et hétérogène, de disciples et d'épigones, allemands ou non, qui s'en inspirèrent, contribuèrent, au cours du XIXe siècle, à essentialiser le concept de Volk et, par voie de conséquence, celui de nation (Édouard Conte). Si nous comparons la vision culturaliste du Volk, originellement conçue et diffusée de façon si éclatante par Herder, avec la définition de la nation proposée par l'Académie française en 1694, nous constatons que la différence entre les deux conceptions n'est pas aussi manifeste que celle qui relève de la classique opposition entre la nation « manière allemande » et la nation « manière française » [Gosewinkel 2001 ; Weil 2002]. En effet, dans un article fondateur, l'Académie entend par « nation » l'ensemble composé de « tous les habitants d'un même État, d'un même pays, qui vivent sous les mêmes lois et usent de la même langue » [cité par Lochak 1988 : 77]. L'accent est donc mis, tout comme il le sera chez Herder presque cent ans plus tard, sur la dimension culturelle et en particulier sur la communauté de langue. Mais les analogies ne s'arrêtent pas là. Il en est d'ailleurs une d'une singulière pertinence au regard de la thématique de ce numéro. Même s'il existe un décalage important dû au fait que la France (ainsi, du reste, que l'Espagne et le Portugal) s'est, plusieurs siècles avant l'Allemagne et presque tous les autres pays européens, constituée en « État territorial institutionnellement unifié », ou institutioneller Flächenstaat [Brunner 1968 : 188 sq.], à partir de la fin du XVIIIe siècle, un consensus se forme sur le caractère étatique de la nation en tant que communauté politique. Ainsi émerge, en Allemagne comme en France, le principe de Staatsnation (terme dérivé du français « État-nation »), selon lequel « chaque nation doit avoir son propre État et chaque État doit être composé d'une seule nation » [Altermatt 1996 : 53 ; Pierré-Caps 1995 : 56]. Cette conception, qui lie indissolublement la nation à l'État, renvoie à l'axiome implicite de la territorialité, à la légitime aspiration et au droit inaliénable d'une communauté reconnue comme nationale de disposer d'un espace souverain propre [Greverus 1972 : 23 sq.]. Cela étant, il convient d'ajouter que le principe d'État-nation sanctionne, en théorie du moins, une correspondance forte entre nation, État et territoire [Carré de Malberg 1920, I : 13]. Cette triade fonde une entité « une et indivisible ». Au cours des deux derniers siècles, le modèle d'État-nation, qui connote de manière intrinsèque l'idée de territorialisation des appartenances, a joué un rôle de premier plan dans l'ordre politique européen. L'État national est ainsi devenu la forme d'organisation qu'ont adoptée pratiquement tous les pays du Vieux Continent. L'Europe née de la Première Guerre mondiale et de la chute des empires pluriethniques, les Vielvölkerstaaten, s'est construite, d'après le projet wilsonien, sur le principe d'État- nation. Et paradoxalement, au début des années quatre-vingt-dix, période de globalisation accélérée, les nouveaux États surgis des décombres du communisme se sont constitués en fonction de la doctrine « une nation, un État, un territoire », démontrant une fois encore la forte résonance territoriale que cette dernière confère

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aux appartenances, qu'elles soient définies en termes d'ethnicité, de culture ou de nationalité. Avec l'expansion imparable du world system -- l'économie-monde de Braudel [Braudel 1980 ; Wallerstein 1974] --, seront diffusés tant le capitalisme, qui suit une logique socioéconomique non territoriale, que la doctrine de l'État-nation, laquelle, en revanche, définit les appartenances à l'aune territoriale. On peut citer à cet égard le cas d'un des rares pays asiatiques n'ayant jamais subi la domination coloniale : le Siam qui, en 1939, dans une fièvre nationaliste, fut rebaptisé Thaïlande. À première vue, ce changement peut paraître anodin. Mais, en dépit de l'évidente pluralité ethnique qui caractérisait le pays, il sous-entendait la transformation d'une entité impériale pluriethnique ancienne en un État national fondé sur le principe d'État-nation et géré par un seul groupe « titulaire » : les Thaï. De fait, Muang Thai, désignation originelle du pays, signifie « terre des Thaï ». La décolonisation, qui se déroula de la fin des années quarante au milieu des années soixante, vit la consécration du principe d'État-nation et de la définition territoriale des appartenances. L'ordre post-impérial et post-colonial, qui subsiste aujourd'hui encore, nonobstant les écarts évidents entre les frontières réelles et imaginées des différentes nations, repose presque intégralement sur l'existence d'États nationaux à forte empreinte territoriale. Nul hasard donc si la « communauté internationale », avec ses diverses formes d'organisations multilatérales, demeure, malgré certaines tentatives sectorielles visant à dépasser la logique territoriale, une association de sujets politiques à l'origine de laquelle on discerne, plus ou moins explicitement, le principe d'État- nation et les aspirations territoriales qu'il implique. Certaines sociétés ont cherché à se soustraire à l'étreinte passablement contraignante du système-monde capitaliste en s'autoconfinant dans la périphérie ou dans des « aires externes », selon la terminologie de Immanuel Wallerstein [op. cit. : 332 sq.]. Mais elles n'ont pas pu ou pas voulu, sans doute pour ne pas se voir totalement exclues de la communauté internationale, faire moins que s'organiser selon le schéma dominant d'État-nation. Et, ce faisant, elles se sont conformées à la conception correspondante de territorialité des appartenances. Rappelons à ce titre la vocation première, internationaliste et multiculturelle, de l'Union soviétique. Cette ligne ne tarda pas à être abandonnée par Lénine d'abord, puis, surtout à partir du milieu des années trente, par Staline. Elle fit place à des visions nationalitaires (sinon ouvertement nationalistes) grand-russes, le multiculturalisme étant relégué au rang d'ornement idéologique. Cette réorientation nationale et territoriale conduisit de manière très symptomatique à la création des républiques soviétiques dont les traits formels rappellent ceux de n'importe quel État indépendant. À telle enseigne qu'il s'est révélé assez aisé de construire sur les cendres de la défunte Union, tout spécialement en Asie centrale, de nouvelles entités politiques ayant la forme institutionnelle d'États-nations et qui ont été reconnues sans réticence par la communauté internationale. Aussi constate-t-on sous d'autres horizons que bien des États nationaux à structure fédérale, de l'Espagne à l'Allemagne, des États-Unis à la Malaisie et de l'Australie au Mexique (Frédéric Viesner, José Antonio Aguilar Rivera et Guillaume Boccara), sont composés d'entités politiques qui ressemblent à s'y méprendre à des États-nations tout en n'étant pas considérés comme tels. On citera enfin la Confédération helvétique, État-nation sui generis, au sein de laquelle les souverainetés et appartenances cantonales sont ouvertement définies selon le principe de territorialité.

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S'étendant à travers toute l'Europe, le modèle très occidental d'État-nation a ensuite quadrillé le globe entier, contribuant à inscrire les appartenances dans un cadre spatial souvent arbitraire. Il affecte aujourd'hui jusqu'aux micro-États de Polynésie, comme Nauru, et les aires qui échappent à son emprise, comme le Sahara occidental, font véritablement figure d'exceptions. Néanmoins, la manie classificatrice à fondement territorial qui sous-tend ce modèle ne doit pas nous induire en erreur. Dérive-t-elle, ce que suggère le philosophe polonais Zygmunt Bauman [1996], de l'exigence cartésienne d'ordre qui caractérise la modernité ? En tout état de cause, la prééminence de l'État- nation ne détermine aucun critère universel et unique de définition des affiliations et des identités. Et tout l'objet de ce numéro est précisément de dégager, à travers un choix raisonné d'études de cas, les articulations possibles de logiques identitaires multiples, à l'oeuvre sous les apparences d'une détermination inéluctable. Territoires tracés, territoires généalogiques, territoires de lutte En Chine impériale, la notion de territorialité relevait de deux constructions entremêlées, l'une administrative, l'autre culturelle. Ni l'une ni l'autre ne correspondait clairement au complexe « nation-État-territoire » qui vient d'être décrit. La bureaucratie centralisée de l'État traça les contours d'un territoire proprement chinois, dont les limites coïncidaient avec la capacité des bureaucrates de lever l'impôt, d'enrôler des soldats et de recruter la main-d'oeuvre nécessaire pour exécuter les grands travaux (systèmes d'irrigation et contrôle des eaux). Comme l'attestent l'édification et le maintien en état de la Grande Muraille, le centre impérial était extraordinairement conscient des limites territoriales de son pouvoir et les inscrivait dans le paysage avec une matérialité qui ne trouve nul équivalent dans l'histoire de la construction des États. Cependant, la Grande Muraille était essentiellement un ouvrage militaire. Elle était conçue non comme une barrière devant exclure tout étranger en tant que tel, mais comme un rempart contre l'invasion d'armées étrangères. Protégé de ces dernières, l'État percevait les groupes humains et régimes politiques voisins comme autant d'éléments du « tout » impérial, en fonction de leur disponibilité à entrer dans des relations tributaires où l'empereur offrait des partenaires matrimoniaux de statut impérial, des privilèges commerciaux et des titres honorifiques en contrepartie d'une subordination formelle et d'une garantie de coexistence pacifique. Cette stratégie d'incorporation et de subordination ne se révéla pas toujours fructueuse, ce dont témoignent de nombreux empiétements et conquêtes par des groupes voisins. Néanmoins, elle offrait un schéma intégrateur très efficace, permettant l'appropriation de conceptions différentes d'agencement politico-culturel. Tandis que la politique impériale reflétait une conscience aiguë de l'importance du territoire pour la construction de l'État, l'idéologie officielle faisait, pour sa part, peu de cas des notions de limite et d'espace. Dès le règne des Han (206 avant J.-C. à 220 après J.- C.), les idéologues impériaux occultèrent, à travers un processus nommé la « Confucianisation du droit », l'intérêt de l'État à assurer le contrôle administratif des affaires militaires et fiscales, exaltant en revanche, à des fins de légitimation, une lecture confucéenne de la civilisation chinoise. L'exemple le plus concret fut d'imposer des textes chinois classiques comme programme unique dans les concours de recrutement de la bureaucratie impériale. Cette représentation de la légitimité étatique s'exprima dans le très singulier « évolutionnisme spatial » qui fit son apparition au « Pays du Milieu » (Zhongguo, ou Chine). Selon ce modèle des rapports entre centre et périphéries, tout éloignement de la capitale impériale correspondait à une lente descente vers la barbarie. Il convient toutefois de souligner que cette vision n'appelle

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pas une conception ethnicisée de la « nation », au demeurant largement absente en Chine jusqu'au milieu du XIXe siècle. De plus, elle ne se traduisit jamais par un schème « développemental » diachronique tel que celui qui émergea en Occident. La civilisation était à son apogée dans la capitale impériale, et les peuples voisins, y compris les populations paysannes de la Chine proprement dite, n'étaient « chinois » que dans la mesure où ils reconnaissaient cette supériorité culturelle et s'efforçaient d'en adopter les normes et valeurs. Ainsi, les historiens chinois n'eurent aucun scrupule à inclure dans la longue lignée des dynasties celles mises en place par des envahisseurs étrangers et, en premier lieu, la dynastie Yuan (1271-1368), fondée par les Mongols, et la dynastie Qing (1644-1911), établie par les Mandchous. Du point de vue des chroniqueurs, ces dynasties étaient « chinoises », non parce qu'elles gouvernaient un territoire et un peuple grossièrement équivalents à ceux sur lesquels avaient régné leurs prédécesseurs han mais parce qu'elles le faisaient comme les Han, c'est-à-dire par référence aux textes classiques de l'âge d'or de la civilisation chinoise. L'entrée en scène du modèle hégémonique d'État-nation, et, par conséquent, l'affirmation d'une conception ethnicisée de la nation, eut lieu en Chine au XIXe siècle après bien des déboires dans les contacts avec les pouvoirs occidentaux. L'éveil du sentiment nationaliste se fit en grande partie à travers la création du mouvement « patriotique » anti-mandchou par des révolutionnaires han tel que Sun Yat-sen. Zou Rong, auteur de l'influent et virulent ouvrage L'Armée révolutionnaire de 1903, exprime ce sentiment, allant jusqu'à prôner une vision fortement biologisée de la « race », importée du Japon [Spence 1990]. Avec la diffusion triomphante de l'idéologie socialiste, c'est une conception ethnicisée des « minorités » nationales, empruntée à l'Union soviétique, que les communistes ont accréditée ; la création des « districts autonomes » réservés aux groupes ethniques minoritaires fut le reflet rigoureux du principe « une nation, un État, un territoire», qui implique la subordination politique totale de ces entités. * L'islam, en tant que tradition écrite, dérive d'une source première unique, la Révélation, mais se décline, à travers des lignées d'exégètes et la diversité de ses écoles, dans une multiplicité de cadres locaux qu'elle relie sélectivement entre eux, via le temps et l'espace. Il en est de même de la représentation généalogique, très présente à toutes les époques, qu'elle soit séculière ou sacrée, qui inscrit dans chaque contexte local, en les personnalisant, les traces d'une histoire plus vaste et plus profonde [Ho 2001 ; Messinck 1996]. Dans cet univers scriptural, on relève une certaine pauvreté du vocabulaire arabe se référant au territoire, tant matériel que virtuel. Deux notions retiennent cependant l'attention. Le terme ard, d'abord, désigne tout à la fois le sol, la terre, notamment arable, le territoire, voire le globe terrestre. Puis, à cette notion, dont les référents nous conduisent du local au global, fait écho celle tout aussi étendue de watan, signifiant lieu que l'on habite, foyer, demeure, Heimat, pays, mais aussi patrie, comme dans l'expression al-watan al-`arabiyy, « la patrie des Arabes ». Le large champ sémantique de ces deux vocables accommode pleinement le vocabulaire, cette fois très riche, traitant de la parenté et des multiples modes d'affiliation et d'allégeance qui fondent les rapports entre individus et entre groupes dans les sociétés arabes [Conte 2001]. Le décalage terminologique entre territoire et appartenances suggère une vision des relations sociales où la perpétuation des identités, notamment par transmission agnatique, tend à l'emporter sur la dimension spatiale où elle s'exerce, et non l'inverse.

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Aussi observe-t-on de profondes divergences entre les schémas occidentaux (en particulier d'inspiration hégélienne) des rapports entre État et société, et les traditions arabes. La umma, ou Communauté des croyants, est fondée sur la reconnaissance collective de la loi divine. Elle ne discerne a priori aucune frontière ethnique ni politique. Elle habite al-dâr al-islâm, « la maison de l'islam », espace virtuel, universel en puissance, qui s'étend là où la foi est présente. Au sein de la umma, tous sont égaux et responsables de leurs actes à titre individuel devant Dieu. Sur terre, pourtant, la personne demeure indissociable de sa parentèle en raison des droits et obligations que la Révélation lui impose vis-à-vis de ses proches. Cette double détermination, individuelle et collective, divine et parentale, fixe en islam la nature du lien communautaire et, avec lui, une articulation spécifique de la Gemeinschaft (communauté) et de la Gesellschaft (société), pour reprendre les termes du sociologue Ferdinand Tönnies [1887] : si la société anté-islamique était qualifiée par Julius Wellhausen [1900] de « collectivité sans autorité suprême », la umma, elle, ne peut, en pratique, être dissociée de la dawla conçue comme un exercice temporaire du pouvoir temporel (Herrschaft) devant contribuer au maintien « éternel » de la Loi [Coran 4, 58]. Le terme de dawla correspond initialement au « tour du sort » dans l'éminence politique. Il s'applique à tous gains ou pertes en ce domaine de la fortune. S'agit-il des petites maisons dirigeantes revendiquant la prééminence sur une ville ? De celles qui prétendent dominer un peuple entier, comme les Perses ou les Arabes ? Ou encore d'instances transnationales ou transethniques voulant étendre leur emprise à la Communauté des croyants dans son ensemble [Touati 2001] ? Dans la perspective de l'islam, aucune légitimité temporelle ni aucun mode de transmission du pouvoir n'est incontestable dans l'absolu. Très tôt dans l'histoire de cette religion, ceux qui aspiraient à la légitimité se prévalurent de l'ascendance prophétique. Mais, paradoxalement, Muhammad étant mort sans laisser de fils, cette filiation s'établit par l'intermédiaire d'une femme, Fâtima, la fille du Prophète. Il n'est pas davantage possible de distinguer une ligne « aînée » descendant d'un oncle du Prophète. Ainsi, les droits légitimes résultent plutôt d'un travail permanent et compétitif sur la généalogie pour en occuper la ligne centrale [Bonte, Conte et Dresch 2001]. Nulle part aussi clairement que dans les écrits d'Ibn Khaldûn [1967-1968] ne se manifeste cette tension, qui traverse la pensée politique arabe, entre les représentations idéales de la umma et les formes sociales du pouvoir. L'auteur sunnite y voit l'effet de la compétition générale des solidarités agnatiques ou `asabiyyât, véritable fondement du pouvoir. Aussi, aujourd'hui, dans le monde politique de l'islam, qu'il s'agisse des monarchies tirant leur légitimité de la religion, telles que le Maroc ou l'Arabie Saoudite, ou des formes républicaines de l'État, on observe les mêmes phénomènes récurrents d'individualisation du pouvoir, d'appel aux solidarités issues de la filiation, de l'alliance matrimoniale ou de parentés et affiliations électives, la même dialectique des rapports entre dominants et dominés, entre gouvernants et sujets, les mêmes difficultés à intégrer certaines expressions contemporaines de la démocratie. N'est-il pas justifié de chercher, non dans un rapport exclusif à l'islam mais précisément dans la structure de ces sociétés, les explications de cette « permanence » ? Dans la tradition islamique, les rapports entre individu et collectivité sont dominés par une ambivalence quant au rôle de la médiation parentale entre l'universel et le particulier. Au-delà des articles de dogme, cette dissonance semble irréductible dans la pratique sociale. Pour les premiers partisans du Prophète, l'idée de la noblesse

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légitimée par l'ascendance apparaît comme un pilier du particularisme tribal incompatible avec la construction d'une communauté islamique. Cette volonté affirmée de rupture avec l'« ordre de la parenté », qui devait révolutionner la nature du politique en fusionnant les domaines de la foi et du pouvoir temporel, se traduit dans les traditions prophétiques par les préceptes suivants : « il n'y a pas de généalogie », « il n'y a pas de pacte en islam ». En réalité, le pouvoir présente généralement les traits d'une forte personnalisation qui va de pair avec la mobilisation des relations de parenté. Ces spécificités se conjuguent dans la notion de nasab. Ce vocable, qui désigne la parenté agnatique, par les seuls hommes, souvent rendu de manière approximative par « généalogie » ou « filiation en ligne masculine », domine les représentations arabes de la parenté. Toutefois, le nasab ne peut être défini que contextuellement car il signifie aussi bien relation ou rapport de parenté, démontrable ou putatif, que parentèle, consanguinité, origine sociale ou professionnelle, bref toute forme d'appartenance. Il recouvre donc autant les filiations individuelles que les affiliations collectives. Les (re)définitions arbitraires en vue de préciser qui au juste doit être considéré comme un parent et qui ne peut l'être marquent toute la littérature sur la parenté au Moyen- Orient. Le thème de l'échange, si apparent dans d'autres régions du monde, cède ici la place à une rhétorique idéalisant l'unité, l'équivalence et l'homologie, états toujours recherchés mais que les aléas de la vie (al-zurûf) remettent constamment en question en imposant division et hiérarchie. En définitive, la parité idéale s'exprime en termes de proximité parentale (qarâba), réelle ou revendiquée ; elle peut emprunter au discours généalogique (nasab) ou à d'autres formes d'affiliation. La polyvalence des critères qui déterminent la proximité est remarquable dans le monde arabe, tout comme l'est leur contextualité sociospatiale : consanguinité, voisinage, hospitalité, asile, alliances matrimoniales et politiques, adoptions collectives et autres parentés électives. Détenir en commun des biens matériels et symboliques, des substances, des essences spirituelles implique en effet division et compétition, voire discorde et conflit. Ambitions individuelles et collectives peuvent rompre la communitas, renforçant ou affaiblissant les solidarités dont tous, pourtant, n'ont de cesse de se réclamer. C'est alors que l'idiome généalogique intervient pour structurer la compétition et reproduire ou créer l'esprit de corps. Ainsi, l'organisation des tribus et des structures politiques dans lesquelles elles s'inscrivent répond à une logique qui ne se réduit pas à la parenté, ni même à de simples contingences de pouvoir, mais se déploie dans un temps structurel long auquel les dimensions territoriales s'adaptent [Bonte, Conte et Dresch op. cit.]. Comme le remarque Engseng Ho dans ce volume, en Europe, d'innombrables lignes de descendance circulent à travers un nom, celui de la nation, qui désigne et lie, dans le temps et l'espace, une terre, une langue et un peuple. Dans le nasab, en revanche, peu de noms circulent par de nombreuses lignées et, parfois, de nombreux territoires. L'identité n'est a priori pas territorialement inscrite. Dès lors, la référence scripturale (ou de tradition orale) est dotée d'une fonction de cohérence sans laquelle il ne saurait y avoir de pérennité des appartenances. Au centre de cette scripturalité se situe la généalogie qui associe les dimensions locales et transrégionales. Même en cas de large destruction du lien entre peuple et territoire, de fragmentation sociale à l'extrême, comme dans l'exemple palestinien, la généalogie puise au souvenir de la terre pour maintenir, en la transformant, l'identité d'une nation sans État (Christine Pirinoli). *

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C'est un tout autre schéma de généalogie étatique que propose l'Afrique postcoloniale où ne s'impose ni unité religieuse, ni référence à une même origine, ni adhésion citoyenne (sous la forme idéaltypique du « plébiscite de tous les jours » de la nation démocratique). Création coloniale, et se superposant à des groupes ethniques dépourvus d'unité politique et d'aspiration nationaliste, l'État moderne constitue en Afrique intertropicale l'instrument principal de mobilisation de la plus-value tout en présentant une configuration politique originale. Sauf à quelques rares exceptions près (Casamance, Érythrée), il n'assouvit pas l'ambition impérialiste d'un groupe social ou ethnique, ou encore d'une coalition socio-ethnique ou socio-religieuse contre des nationalités irrédentistes. Il ne recueille pas davantage l'engagement citoyen à l'égard d'une loi transcendante aux particularismes culturels, ethniques ou religieux. Dans sa forme « patrimoniale-clientéliste », il se contente, au profit d'une minorité, de tirer parti des ressources d'un territoire dont les limites administratives correspondent aux anciens découpages coloniaux. Concurrents pour l'accès à ces ressources, les groupes ethniques se livrent une guerre incessante, mais sans jamais faire valoir d'objectif sécessionniste ni remettre en question l'existence même de l'unité territoriale. Ainsi la relation de l'État et du territoire (ici sous la forme d'un accaparement du second par des groupes prédateurs) s'oppose-t-elle en Afrique, tant à son expression en quelque sorte « minimale » réalisée par l'archétype arabo-musulman qu'à son accomplissement fusionnel (impliquant le fait que le souverain représente des habitants d'un même territoire) tel que l'illustrent l'exemple chinois et, plus encore, celui de l'Europe. Toutefois, le fonctionnement de l'État patrimonial-clientéliste est affecté par la dégradation économique de ces dernières années. Il en résulte une transformation de la nature des guerres civiles, lesquelles s'accompagnent de phénomènes d'anomie (Michel Adam). Configurations transnationales et globalisation La discussion qui précède illustre la grande variété des logiques et pratiques -- généalogiques, civilisationnelles, religieuses, tributaires et clientélistes -- qui sous- tendent la formation de groupes sociaux et de leurs sentiments d'appartenance. Avant l'émergence du modèle hégémonique « nation-État-territoire », ces systèmes de gouvernance configuraient des entités territoriales auxquelles leurs habitants étaient liés de diverses manières : par une série de sites sacrés et de lieux d'érudition religieuse, d'unités de civilisation, administrativement délimitées, s'appuyant sur une domination centralisée scripturale, etc. Les délimitations existaient, certes, mais elles ne remplissaient pas la même fonction d'ordre que les frontières depuis l'apparition du modèle hégémonique d'État territorial. De même, si les groupes sociaux se distinguaient les uns des autres selon des critères que nous pourrions qualifier d'ethniques, au sens large, ce n'est qu'au XVIIIe siècle, en Europe, que la correspondance entre groupes ethniques et territoires acquit la qualité inhérente aux conceptions modernes de la nation. Enfin, c'est au XIXe siècle seulement que le pouvoir d'État se fixa pour objectif de modeler la société dans son ensemble ; pour ce faire, les bureaucraties « extractives » et « redistributives » avaient besoin d'un corps de citoyens clairement délimité et quantifiable. C'est dans cette optique que doit être située la copieuse production scientifique des vingt dernières années sur le thème de la globalisation. Dans ce domaine, il convient d'adopter une approche historique comparative qui élargisse notre perspective et nous évite d'être victimes de l'illusion de vivre une ère sans précédent [Abu-Lughod 1989].

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Les concepts clés du moment (culture, communauté, État, territoire, gouvernance, pour ne citer que ceux-là) nous parviennent d'une époque antérieure, même s'il est certain que leur agencement, ainsi que l'instrumentalisation dont ils font l'objet, sont en cours de modification. Conscients de ce fait, nous serons mieux armés pour affiner notre analyse de ce qui, de nos jours, est réellement nouveau et différent. Un survol des écrits de Norbert Elias sur le concept de culture dans l'Allemagne des XVIIIe-XIXe siècles nous rappelle que les revendications d'appartenance et d'authenticité culturelles furent formulées dans des circonstances politiques et économiques précises reflétant l'opposition entre une bourgeoisie localement enracinée et une aristocratie orientée vers le monde extérieur. La normalisation linguistique, la formation des classes et la construction de l'État étaient inextricablement liées par la diffusion du capitalisme. Or, des processus analogues sont, aujourd'hui, encore à l'oeuvre, tandis que les modes de production capitalistes pénètrent de nouveaux territoires et configurations nationales. Les leçons de l'histoire ne doivent pas être appliquées mécaniquement ; en revanche, l'histoire nous aide à prendre toute la mesure des forces idéologiques qui opèrent dans la longue durée. Il est regrettable que certains travaux récents sur la globalisation apprécient trop peu les données historiques. Jonathan Friedman, par exemple, engage sa discussion sur « l'émergence du concept de culture en anthropologie » en évacuant « l'histoire embrouillée » de son « emploi au XIXe siècle » [1994 : 67]. Une perspective plus historique et comparative nous encouragerait à examiner les revendications contemporaines d'authenticité culturelle, qu'elles soient formulées par les Basques (Carmen Bernand), les Italiens (Stefano Cavazza), les hommes d'affaires malais tirés à quatre épingles (Aihwa Ong), les soignants mapuche indigents (Guillaume Boccara), ou encore les tenants du mouvement gaúcho (Ruben George Oliven), avec autant de recul analytique qu'il est nécessaire pour saisir l'émergence du concept de culture. Elle nous permet aussi de voir dans l'existence continue de pratiques territoriales locales (Stephan Feuchtwang) des modalités d'appropriation, par des acteurs sociaux, des effets de la globalisation dans le cadre de l'État-nation actuel. On comprend aisément que bien des travaux précoces relatifs à la globalisation aient présenté un caractère programmatique et aient adressé aux théoriciens de la société (anthropologues, sociologues, géographes sociaux et culturels) des appels répétés à repenser leurs approches de manière à accorder à la globalisation la place qu'elle mérite [Clifford 1994 ; Hannerz 1989 ; Robertson 1990]. Privés de la « communauté imaginée» [Anderson 1983] que constitue l'État-nation, ceux-ci se trouvaient démunis d'acteurs métaphoriques capables d'impulser les multiples réifications auxquelles ils étaient habitués. Aujourd'hui, nous pouvons dire que ces appels ont été entendus ; même ceux qui nient que le processus de globalisation soit l'événement central du moment reconnaissent l'enjeu du débat qu'il suscite. Que l'on argumente en faveur d'une relative autonomie des processus globaux par rapport aux processus nationaux et internationaux [Robertson op. cit.], ou que l'on adopte une vision plus marxiste de la relation entre capital global et processus locaux de construction identitaire [Wallerstein op. cit.], la globalisation oblige à développer une approche plus nuancée de la détermination sociale que celle véhiculée par le modèle d'État-nation. Il prévaut, en outre, un consensus sur le fait que la globalisation d'institutions, réseaux ou phénomènes culturels ne signifie ni homogénéisation généralisée [Appadurai 1996 ; Friedman op. cit.], ni que l'État-nation soit dévalorisé en tant qu'objet d'analyse [Featherstone ed. 1990 ; Ong 2000 ; Robertson op. cit. ; Sassen 1996]. En revanche,

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certains pouvoirs semblent se déplacer du cadre national vers un cadre régional, international, transnational, voire global, alors que d'autres restent résolument circonscrits aux limites de l'État-nation, et d'autres encore sont dévolus à des institutions de maintien de l'ordre ou de redistribution, de caractère plus local. L'extrême complexité de ces différents changements de forme et de fonction rendrait absurde en l'occurrence toute tentative de synthèse. Néanmoins, la littérature appelle une ou deux observations générales. En premier lieu, l'affirmation selon laquelle nous vivons une ère de « virtualisation » ou de « déterritorialisation » paraît difficilement défendable. Si les changements dans les domaines des télécommunications, des industries du tourisme et des transports sont évidents, rien ne permet de soutenir que la terre, en tant qu'objet matériel, le territoire, en tant qu'espace symboliquement délimité, aient perdu en importance. Comme le montre Guillaume Boccara, les revendications fortement ethnicisées d'appartenance à un territoire local constituent aujourd'hui un puissant facteur de mobilisation sociale d'acteurs locaux, producteurs de discours que les États-nations ont le plus grand mal à ignorer. Laurel L. Rose souligne l'énorme valeur matérielle et symbolique de la terre dans les manoeuvres d'élites locales africaines en vue de consolider leur statut et d'édifier l'État. Aihwa Ong, quant à elle, explique comment l'ethnicité et le territoire sont, plus qu'auparavant, les éléments clés de l'État malais dans ses tentatives d'intégration sélective au capitalisme mondial. La globalisation est, par définition, une série complexe de processus interconnectés qui affectent chacun des termes de la triade « nation-État-territoire». Les analyses les plus fructueuses, de notre point de vue, procèdent en dissociant ces termes qui, dans le modèle hégémonique d'État-nation, paraissaient soudés. Si l'on admet cette séparation, il n'est nul besoin de concevoir une société nationale comme si elle reposait sur la fusion de ses « systèmes » juridique, économique, politique, culturel, religieux et linguistique en un seul ensemble interdépendant et fonctionnel. Ainsi que le fait valoir Saskia Sassen, la globalisation ne peut être considérée comme un jeu à somme nulle dans lequel les nations « perdent » ce que les forces globales ou internationales « gagnent » [op. cit.]. Au contraire, nous devons tenir compte des rapports de coopération et de conflit entre instances nationales et internationales en accordant une attention particulière aux écarts de pouvoir qui rendent certaines nations plus « internationales » que d'autres. L'analyse de Sassen porte sur les institutions. En matière de commerce international, par exemple, il est clair que les États agissent en partenaires actifs lorsqu'il est question de transférer une part de leur pouvoir de contrôle et de régulation aux organismes internationaux [ibid.]. Dans la mesure où ces États sont de simples captifs d'intérêts des grandes sociétés internationales, cela n'est guère surprenant [Wallach et Sforza 1999]. Toutefois Sassen prend soin d'examiner plus fondamentalement comment les flux internationaux de capitaux et la dérégulation des marchés financiers transforment les obligations des États-nations. La crise financière mexicaine de 1994 en est un exemple révélateur : ce n'est pas le ministre des Affaires étrangères, comme c'eût été le cas vingt ans plus tôt, qui en négocia la « solution », mais le ministre des Finances. Selon Sassen, la globalisation n'est pas un processus quantitatif (de combien de pouvoir chacun des acteurs principaux dispose-t-il à l'échelle étatique et globale ?), mais plutôt qualitatif (quels types de questions appelle la mise en oeuvre de normes, et quels régimes discursifs déterminent l'orientation de ces normes ?).

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Où donc réside la globalisation ? Cette question offre une des énigmes les plus captivantes du débat contemporain. Pour tenter d'y répondre, il peut être utile de distinguer entre institutions « internationales » et « globales ». Comme il ressort des observations de Roland Robertson [op. cit.], les diverses questions aujourd'hui subsumées sous l'intitulé « globalisation » relevaient, voici une décennie ou deux, du cursus normal d'études en relations internationales. Le déplacement de ces thèmes vers un champ d'investigation autonome dénote un effort pour repenser nos catégories élémentaires d'analyse ou, écrit Robertson, « le problème de la manière dont le monde devient "uni", mais en aucun cas intégré selon un mode fonctionnaliste naïf » [ibid. : 18 ; italiques de l'auteur]. La globalisation ne se limite nullement à un redéploiement administratif. Les institutions ont des identités culturelles et, de la sorte, l'internationalisation peut renforcer les critères de fixité autant qu'elle peut les déstabiliser. Les notions d'appartenance font inévitablement partie intégrante de la manière dont les acteurs sociaux identifient et expliquent les changements qu'ils subissent du fait de la globalisation, même si ces représentations ne coïncident ni avec les limites de la société nationale ni avec les structures de direction de firmes de plus en plus internationales. Tant que ces sentiments d'appartenance s'exprimeront à travers des références territoriales, nous ne sortirons pas du modèle hégémonique d'État-nation. * Nous tenons à remercier Michel Adam pour sa lecture attentive des versions préliminaires de ce texte.

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Rêves d’unité nationale

José Antonio Aguilar Rivera

1 Selon Anthony D. Smith, une nation peut être définie comme « une population humaine déterminée qui partage un territoire historique, des mythes et une mémoire, ainsi que des obligations et des droits communs à tous ses membres » [1991: 14]1. Ce terme fait donc référence à un espace social défini et limité avec lequel la collectivité s’identifie. La nation est à la fois « le plus foulé et le plus impénétrable des territoires de la société moderne » [Bartra 1996 : 15]2. Or, comme l’affirmait Ernest Renan, il n’y a rien de naturel ni de primordial dans cette construction symbolique.

2 Dans une étude fascinante, l’anthropologue James Clifford illustre la dynamique identitaire [1988]. En 1976 un groupe portant le nom de « Conseil tribal mashpee, SA » entreprit une action juridique (Mashpee Tribe versus New Seabury et al.) pour récupérer les terres des Indiens Mashpee qui faisaient partie de Cape Cod, dans l’État nord-américain3 du Massachussets. L’affaire attira l’attention publique parce qu’une des questions centrales qu’il fallait trancher était de savoir si les plaignants représentaient bel et bien une tribu indienne authentique. L’enjeu n’était pas seulement l’identité des demandeurs mais leur légitimité originelle. Car, pour que la requête fut recevable, il fallait que la tribu historique de référence, dépouillée pourtant de ses terres au XIXe siècle, n’eût pas disparu en tant qu’entité collective4. Pour qu’elles soient respectables, les nations doivent se situer dans une lignée qui les rattache à des ancêtres clairement reconnus.

3 Avec le temps, la majorité des membres de la collectivité s’était mélangée avec des non- Indiens, et le christianisme avait remplacé la religion ancienne. Les institutions politiques mashpee avaient disparu, et depuis des siècles personne ne parlait plus la langue autochtone. Beaucoup de gens s’étaient établis ailleurs, mais retournaient régulièrement dans leur pays d’origine. Chez les Mashpee contemporains, très peu de signes révèlent une origine ethnique commune. Cependant les plaignants croyaient fermement que la tribu continuait d’exister et exigeaient la réparation des préjudices subis par le passé. Pour eux, comme pour leurs conseillers anthropologues d’ailleurs, toutes ces transformations ne signifiaient pas que la tribu avait disparu. Le sang indien s’était dilué, mais la communauté indienne s’était maintenue en absorbant les étrangers. Malgré les apparences, disaient-ils, les Mashpee ne s’étaient pas assimilés à

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la société nord-américaine ; pendant de longues années ils avaient continué à pratiquer secrètement des rites et des célébrations loin des regards hostiles. Les récits traditionnels et les mythes étaient racontés dans les cuisines [ibid. : 309]. Les Indiens ne s’étaient donc pas pliés aux stéréotypes des Blancs et avaient conservé leurs formes religieuses syncrétiques. Les structures politiques existaient toujours, mais de manière informelle. La tribu se réunissait dans des maisons pour prendre des décisions consensuelles, bien que les réunions ne furent pas consignées par écrit. En tout cas les Mashpee s’étaient acculturés sans s’assimiler. D’après les plaignants, l’adoption de la religion chrétienne, de l’économie de marché et de l’anglais ne signifiait pas pour autant qu’ils avaient embrassé le « système de croyances de la société dominante ».

4 En dépit de toutes ces raisons et arguments, le tribunal ne fut pas convaincu et, après avoir délibéré, se prononça contre les querelleurs. À la question précise « est-ce que la tribu mashpee a existé de façon continue pendant la période en question ? », la réponse fut « non ».

5 Il est possible d’interpréter l’affaire de plusieurs façons. Nous pouvons, avec Clifford, conclure que « puisque la capacité des Indiens à agir collectivement est actuellement liée au statut tribal, les Indiens qui vivent à Mashpee et ceux qui y retournent régulièrement doivent être reconnus comme étant une tribu » [ibid. : 336]5. Dans ce sens, le procès montra que l’identité peut exister malgré l’absence de textes écrits et, d’une manière générale, d’ancrage objectif dans la réalité historique. Après tout, à Mexico, d’aucuns pensent que les Aztèques pouvaient continuer à « être des Aztèques même sans la langue nahuatl, sans les couronnes de plumes ni les sacrifices humains » [Blanco 2000 : 97]. On peut à nouveau voir dans ce cas l’exposé magistral et détaillé des impostures dont se sert la sensibilité nationaliste pour « inventer » des traditions, des histoires et des identités6.

6 Il se peut aussi que les nations se « désinventent ». Le mythe perd son efficacité et le symbole se vide. Aucune nation n’a d’existence éternelle, n’en déplaise aux idéologues du nationalisme. Les crises d’identité nationale obéissent à des causes sociales, économiques et politiques. Généralement elles sont le produit d’une combinaison de plusieurs facteurs à un moment déterminé. Au début du XXIe siècle, un spectre hante le Mexique et les États-Unis : le fantôme du multiculturalisme. Cette notion apparaît maintes fois dans les débats sur l’avenir de l’identité nationale, et son ombre sinistre plane sur les rêves d’unité ; la balkanisation est synonyme de désagrégation, une arme dans l’arsenal rhétorique des deux pays cités. Dans cette surenchère de démesure, les expressions « balkanisation » ainsi que « guerre d’extermination contre les peuples indiens » sont monnaie courante7.

7 En 1992, l’historien américain Arthur M. Schlesinger Jr mettait en garde contre les dangers provoqués par la « désunion » des États-Unis [1992 : 138]. « Les liens de cohésion dans notre société, prévenait-il, sont suffisamment fragiles pour qu’il paraisse insensé de créer des tensions extrêmes en encourageant et en exaltant l’apartheid culturel et linguistique. » Au Mexique le gouvernement a souvent agité l’épouvantail de la balkanisation pour justifier son refus de constituer des régions ethniques autonomes, comme l’exige l’Armée zapatiste de libération nationale, le EZLN (Ejército zapatista de liberación nacional). Bien que le Mexique soit proche d’une guerre civile à connotation ethnique, due au conflit du Chiapas, cette réalité-là est très éloignée des rébellions indiennes en Équateur, pour ne pas mentionner le nettoyage ethnique au Kosovo. Les risques et les opportunités de la diversité culturelle ont été exagérés et amplifiés. Les

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véritables dangers et avantages des lois et des institutions d’un État multiculturel sont rarement discutés sur la scène publique. La caricature, utile pour la propagande mais inutile pour l’analyse, a dominé le débat [Aguilar Rivera 2001b : 7-14].

8 Et pourtant, la peur de la balkanisation est révélatrice de l’existence d’un malaise profond dans ces deux pays. C’est un symptôme de l’instabilité dont souffrent les identités nationales mexicaine et nord-américaine. Ces crises peuvent être envisagées comme un déséquilibre entre la mémoire et l’oubli, éléments qui tous deux composent l’imaginaire de la nation. Dans un récent article, James Booth [1999 : 259] reconnaît qu’« un excès d’oubli ferait de nous des feuilles emportées par le vent, de simples voisins qui se croisent, mus par quelques intérêts communs. Un excès de mémoire nous plomberait les ailes ; cela nous éloignerait de l’avenir et nous empêcherait de nous ouvrir à des horizons étrangers à notre mémoire commune. Tout compte fait, il est préférable peut-être d’oublier ou, du moins, de permettre l’érosion de la prégnance du passé ». Le souvenir du passé comme source identitaire « ne peut jamais être complètement à l’abri de l’étroitesse d’esprit, de l’exclusion ou de choses bien pires ».

9 Une situation comparable a prévalu au Mexique et aux États-Unis. Dans les années quatre-vingt-dix, l’identité nationale mexicaine a traversé une crise aiguë ; on peut observer les signes de cette instabilité à travers les emblèmes nationaux : la constitution, le drapeau et l’hymne. Vers la même époque, aux États-Unis, l’apparition du multiculturalisme sur la scène publique a été consécutive aux changements démographiques et économiques qu’a connus ce pays.

« Que tes ruines existent et disent »8

10 Au début de 1992 on réforma l’article 4 de la constitution mexicaine. Il en résulta le texte suivant : « La nation mexicaine a une composante multiculturelle enracinée dans ses populations indigènes. La loi protégera et favorisera le développement de leurs langues, de leurs cultures, de leurs usages, coutumes, ressources et formes spécifiques d’organisation sociale ; elle garantira à leurs membres l’accès effectif à la juridiction de l’État. Dans les procès et autres recours concernant les questions agraires, on prendra en considération les pratiques et les coutumes juridiques, selon les termes établis par la loi. » [Rabasa et Caballero eds. 1994 : 45]

11 La logique de ce que j’appelle les « réparations symboliques » était le fondement de l’amendement constitutionnel. Le Président de l’époque, Salinas de Gortari, justifia l’initiative de la réforme en rappelant que les communautés indigènes vivaient dans des « conditions éloignées » du bien-être et de l’équité, valeurs que la révolution mexicaine avait élevées au rang des « postulats constitutionnels ». Au moins 9 % des Mexicains avaient pour langue maternelle une des cinquante-six langues indigènes parlées dans le pays. Le pouvoir exécutif reconnaissait que « l’analphabétisme, la mortalité infantile et la malnutrition étaient deux fois plus élévés dans les communautés indigènes que la moyenne nationale. En raison de leur marginalisation sociale, culturelle et économique, ainsi que de leur ignorance de l’espagnol, les Indiens étaient lésés devant la justice. C’est ainsi que, après une large consultation publique, on arriva à la conclusion qu’une réforme constitutionnelle s’imposait »9.

12 L’invraisemblance de toute l’argumentation est remarquable. En réalité la réforme ne répondait qu’à l’un des motifs invoqués : les obstacles linguistiques à l’administration de la justice. La reconnaissance de pratiques culturelles fut justifiée explicitement par

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le gouvernement lui-même comme étant une forme de compensation aux offenses matérielles qui avaient été infligées aux Indiens par le passé. Cependant il n’était pas du tout précisé de quelle façon cette reconnaissance apporterait une solution à l’analphabétisme, la mortalité infantile et la malnutrition. En outre, le texte de l’amendement introduisait subrepticement dans la constitution un nouveau sujet collectif de droit : les « communautés indigènes ».

13 Une telle réforme aurait été cohérente dans les années trente, en plein essor de l’indigénisme officiel, mais à la fin du XXe siècle, ce paradigme s’était effondré. L’expression selon laquelle la nation mexicaine avait été constituée originellement par les peuples indiens renvoyait directement aux postulats indigénistes ; toutefois, ni en 1917 ni durant les années où l’indigénisme fut la doctrine officielle de l’État mexicain, on ne réussit à mener à bien une réforme constitutionnelle comme celle de 1992. Comment expliquer ce paradoxe ? La réponse se trouve en partie dans le fait que, devant les craintes de désintégration sociale, on avait préféré au pluralisme ambigu une image d’unité fournie par l’affirmation du métissage, et capable de catalyser l’énergie sociale dans le processus de construction nationale. Après tout, la reconnaissance du pluralisme culturel est le privilège des nations constituées ; pour celles qui sont encore en formation, l’hétérogénéité est plutôt un problème qu’il faut résoudre.

14 Face à la quatrième vague de mobilisations indigènes10 qui déferla sur plusieurs pays latino-américains, ceux-ci entreprirent des réformes constitutionnelles pour établir différents types de compromis ethniques. L’initiative du Président Salinas de Gortari suivait timidement le modèle international, et traduisait également l’ébranlement des fondations de l’identité nationale mexicaine. Le glas du Mexique métis avait sonné. L’échec du projet historique d’assimilation et la persistance d’injustices ancestrales paraissaient trouver un palliatif dans la reconnaissance symbolique de la différence. Pour Carlos Monsiváis [Sánchez Rebolledo 1992 : 49], ce n’est pas un hasard si l’on aborda pour la première fois la question de la diversité culturelle en 1982, au cours de la campagne présidentielle de Miguel de la Madrid. Cette année-là fut catastrophique pour l’économie du pays et suscita une crise de confiance dans le progrès. On s’employa alors à revendiquer l’existence d’un Mexique pluriel face à l’image qui avait prévalu jusque-là d’un pays homogène quant à la langue, la religion, les coutumes, l’histoire et l’idéologie ou la culture de la Révolution mexicaine11. Pour désamorcer la contestation sociale, les gouvernements postrévolutionnaires récupérèrent les programmes de l’opposition. C’est ainsi que De la Madrid emprunta aux anthropologues et aux écrivains la rhétorique multiculturelle et en fit son cheval de bataille. Le rêve d’un « Mexique semblable à une peinture murale de Diego Rivera où chacun de nous avait sa place » commença à se diluer. La réforme de 1992 ne fit que poursuivre un modèle mis en place par le précédent gouvernement. Comme bien d’autres réformes constitutionnelles entreprises alors, elle parut inoffensive. Ses artisans ignoraient que deux ans plus tard, le pays serait secoué par une rébellion d’indigènes qui demanderaient beaucoup plus que la simple reconnaissance symbolique d’avoir été les habitants originels du Mexique.

15 À partir de 1995, les manifestations bruyantes de ferveur nationaliste, généralement à l’occasion des rencontres sportives, coexistèrent avec un questionnement profond de l’identité nationale. Cette tension amena probablement le gouvernement mexicain à arborer d’énormes drapeaux dans les villes frontalières, notamment celles qui étaient

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situées en face des États-Unis. Les pavillons surdimensionnés, plus que le patriotisme hypertrophié, révélaient une angoisse à peine dissimulée et répondaient à la dilution des identités et de la souveraineté nationales. Ces démonstrations excessives ne passèrent pas inaperçues aux États-Unis. L’arrogance mexicaine touchait une fibre sensible, puisque l’identité américaine était en crise. Quelques citoyens d’El Paso, se sentant offensés, exigèrent que de l’autre côté de la frontière furent dressés des drapeaux encore plus imposants [La Franchi 1999]. D’après un observateur indépendant, au Mexique « il semblerait que l’âme même de la nation [fût] en danger ». Certains Mexicains reconnurent que la taille des étendards était inversement proportionnelle à un nationalisme qui se rétrécissait comme une peau de chagrin. C’était une forme d’hommage à l’échelle de la crise de la nationalité [Córdoba 1998].

16 Dans la dernière décennie du siècle, le nationalisme continua à se vider de sa substance. Bien que 35 % des habitants de la ville de Mexico se déclaraient fiers d’être mexicains et s’identifiaient avec les couleurs de la patrie, à peine la moitié pouvait les décrire [Cárdenas et Valor 1999 : 12]. La perte de repères symboliques apparaît également dans les critiques à l’encontre de l’hymne national. Chanté pourtant dans toutes les écoles primaires, en 1999 seuls 50 % des habitants du District fédéral le connaissaient en entier et 9 % pouvaient dire combien de strophes il comprenait. Quand bien même 90 % des personnes interrogées refusèrent l’éventualité d’une modification des paroles, seulement 7 individus sur 10 se montrèrent capables de comprendre la signification du texte. Par ailleurs, des écrivains, des musiciens et des critiques pensaient que « l’inspiration poétique » de l’hymne était obsolète et devait être revue. Par exemple, le mot « guerre » revient huit fois, on décrit six types d’armes, le terme de « sang » apparaît à quatre reprises, et quatre fois il est question de prouesses militaires. Un écrivain affirme : « Maintenant les guerres sont très différentes et la menace de cet ennemi étranger a disparu. Donc cette guerre, qui mobilise des cavaliers, est anachronique. » De la même façon, un compositeur exprime son désaccord à l’égard du contenu belliciste : « Si l’hymne national prétend me représenter en tant que Mexicain, il se trompe car je n’approuve pas cette surenchère guerrière. »

17 Dans les années quatre-vingt, le gouvernement mexicain modifia la loi relative à l’écusson, au drapeau et à l’hymne national, pour régler de façon plus stricte l’usage des symboles de la patrie. Cette nécessité de légiférer et d’encadrer la reproduction symbolique trahissait encore une fois chez les censeurs une profonde insécurité concernant l’identité nationale. La volonté de conserver la pureté et l’essence patriotiques montrait bien que ces symboles étaient vides. Congeler dans le temps la ferveur nationaliste est une tâche aussi inutile que défendre les langues contre la « contamination » étrangère. C’est une faiblesse déguisée en bravade. On peut néanmoins se demander comment et pourquoi l’identité nationale mexicaine s’était érodée de la sorte.

18 La crise de la nation coïncide avec la fin d’une ère de consensus idéologique. Selon l’historien Charles Hale [1997], l’histoire mexicaine dans les deux derniers siècles fut dominée par deux mythes politiques unificateurs : le libéralisme et la révolution. Leur origine remonte à « des temps marqués par le consensus idéologique, après des conflits civils, des rébellions sociales et des résistances héroïques à l’intervention étrangère ». La première ère de consensus suivit, au XIXe siècle, la victoire des forces libérales sur l’empire de Maximilien. La seconde apparut dans les années quarante, époque de consolidation des gouvernements postrévolutionnaires. Comme cela avait déjà été le

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cas dans les dernières années du gouvernement de Porfirio Díaz, la réconciliation devint un objectif politique primordial. On honora Villa, Zapata et Cárdenas de pair avec Madero, Carranza et Calles. Il fut alors possible de commémorer ensemble des adversaires.

19 Pour Hale, les mythes politiques eurent quelques effets positifs dans la vie publique mexicaine. Ils consolidèrent l’idée selon laquelle la société mexicaine était métisse, et le nationalisme recouvrit la tradition libérale pour laquelle une identité nationale écartelée représentait un danger. Alors qu’en Argentine l’identité nationale était submergée par les turbulences politiques, au Mexique, grâce au pouvoir fédérateur des mythes libéral et révolutionnaire, de tels troubles avaient heureusement été évités. Encore plein d’espoir, Hale précisait que le débat politique depuis les années quarante avait été vigoureux et souvent polémique, mais mené à l’intérieur d’un consensus idéologique large, c’est-à-dire au sein d’une institution « révolutionnaire » [ibid. : 824]. Personne ne soupçonnait qu’une telle affirmation deviendrait rapidement dépassée. Ce qui avait été vrai pendant longtemps avait cessé de l’être. Le consensus idéologique révolutionnaire avait pris fin.

20 L’épopée du métis, figure emblématique de la nationalité, est peut-être l’une des utopies les plus bénignes, ou les moins nocives, qui sont apparues dans l’histoire, même si, en fin de compte, il s’agit d’une conception raciale et, par conséquent, très peu libérale. Le nationalisme révolutionnaire emprunta quelques éléments au libéralisme, tout en bâtissant un état corporatiste et autoritaire [Turner 1971]. Il lia le nationalisme à une race et à une culture, celle du métissage. Le résultat fut chèrement payé, car il engendra dans la société mexicaine un racisme souterrain et honteux. Malgré les efforts d’innombrables partisans de l’intégration, cette doctrine laissa dans un limbe symbolique des pans entiers de la population, comme les indigènes, les juifs ou d’autres. La supériorité de la race blanche ne fut jamais contestée ; simplement elle s’exprima sous une forme couverte et domestiquée. Au Mexique il a toujours été très clair que certains étaient plus métis que d’autres.

21 La mauvaise conscience est une fille bâtarde du métissage12. Celui-ci incarne l’incapacité de dépasser les frontières ethniques pour surmonter le péché originel de la nation mexicaine. Ce n’est pas seulement en raison de leur nature pathologique que les mythes unificateurs mexicains tombèrent en désuétude. Dans les dernières années du XXe siècle, d’importants changements dans la structure matérielle et symbolique du Mexique eurent lieu ; les réajustements institutionnels, économiques et politiques furent d’une ampleur insoupçonnée. Nous sommes encore trop près de la chrysalide pour pouvoir la voir avec netteté. Nous ne percevons que le cocon brisé.

22 Au début des années quatre-vingt-dix, la Révolution mexicaine était une créature en voie d’extinction. Non sans raison José López Portillo s’autoproclama le « dernier Président de la Révolution ». En fait le mythe agonisait depuis plusieurs décennies. Déjà en 1947, Cosío Villegas l’avait déclaré in articulo mortis, toutefois la rhétorique gouvernementale y puisait encore son inspiration. Les réformes de Salinas eurent raison de son héritage symbolique, c’est-à-dire de la distribution de la terre, du caractère inaliénable de l’ejido13, et de l’ostracisme frappant l’Église catholique [Meyer 1992]. Un autre trait significatif de ce revirement doctrinal fut le rapprochement avec les États-Unis au moyen de relations commerciales plus étroites. S’ajoute à cela l’établissement de la double nationalité au cours de la seconde moitié de la décennie14. C’est ainsi que la révision de quelques articles centraux de la constitution déplaça

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pratiquement tout le référentiel révolutionnaire. Une enquête réalisée à la fin de 2000 par le journal Reforma révéla que, pour 56 % des personnes interviewées, les principes de la Révolution n’étaient plus en vigueur ; 45 % considéraient que les élections du 2 juillet 2000 étaient au moins aussi importantes, sinon plus, que la Révolution [Juárez 2000]15. Paradoxalement, la popularité inaltérée de quelques héros révolutionnaires comme Zapata survécut à la perte de prestige de la Révolution. Ce phénomène d’« émancipation symbolique » n’est pas étonnant. Les idéaux de beaucoup de personnages du panthéon patriotique sont devenus aujourd’hui flous ou ambigus. Le cas d’Hidalgo est paradigmatique. Le « Père de la Patrie » n’a jamais crié, comme on le croit couramment, « Vive le Mexique, à bas les gachupines16 ! », mais « Vive Ferdinand VII, à mort le mauvais gouvernement ! ». De même pour la devise célèbre « Terre et Liberté » de Zapata. En d’autres termes, Zapata reste vivant, mais non son héritage idéologique [Meyer 1995].

23 Le libéralisme17, comme élément constitutif du mythe nationaliste, releva lui aussi plusieurs défis, jusqu’à atteindre le point de rupture sous le gouvernement de Salinas. Élément unificateur au départ, il acquit ensuite une connotation négative dont personne ne voulait se réclamer. Une réaction antilibérale importante, aussi bien politique, économique qu’intellectuelle, se développa. Elle avait des racines multiples dans l’histoire mexicaine : dans le monde colonial antérieur aux dynasties des Bourbons, dans la tradition corporatiste du XIXe siècle, et dans le mépris révolutionnaire pour l’individu. Cette désaffection n’était pas seulement le résultat des méfaits de la rhétorique officielle mais correspondait à la réaction générale face aux coûts des réformes structurelles supportés par la population. Le « néolibéralisme », terme polémique, cristallisa le refus des idées et des pratiques économiques inspirées par le libre marché. Si au début des années quatre-vingt-dix on parlait de la mort de la Révolution, cinq ans plus tard on évoquait une nouvelle entité : le libéralisme autoritaire [ibid.].

24 Selon Claudio Lomnitz, alors que dans la période qui suivit la Révolution il n’y avait qu’une seule forme dominante de nationalisme, incarnée par l’État et le Président de la république, aujourd’hui il y en a deux. L’une considère que l’acte patriotique le plus élevé consiste à réussir enfin la modernisation conformément aux critères internationaux. L’autre met l’accent sur la supériorité intrinsèque des traditions et des produits locaux et soutient que l’État néolibéral a vendu son héritage patriotique contre un plat de lentilles made in USA [Lomnitz 1992 et 1999].

25 Le soulèvement de l’ EZLN ne fut pas simplement une révolte paysanne de plus. Essentiellement, le conflit lança un défi à l’image d’un Mexique uniformément métis. Les demandes de reconnaissance d’autonomies, d’usages et de coutumes ethniques étaient en opposition radicale aux bases normatives et historiques de la constitution du pays. La sédition montra également que l’indigénisme révolutionnaire avait échoué dans son objectif d’assimilation. Les Indiens rebelles voulaient être reconnus comme des Mexicains non métis. Ils n’exigeaient pas d’être traités à égalité et ne revendiquaient pas non plus le strict respect des lois ; ils réclamaient un statut différent au sein de la communauté nationale. Ces requêtes, qui allaient à l’encontre des mythes unificateurs, furent reçues de manière favorable par une grande partie de la société mexicaine. Cela fut possible parce qu’en 1994, le consensus idéologique avait volé en éclats et le pays subissait depuis des années une crise économique ininterrompue. Le régime postrévolutionnaire, ainsi que son appareil symbolique et

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idéologique, n’apportait plus de solutions aux divers problèmes des Mexicains. Car il ne faut pas oublier que l’idéologie du métissage fut impulsée par l’État. Les sondages d’opinion enregistrent cette crise identitaire [López et Moreno 2000 : 10-A]. Une enquête réalisée pour le journal Reforma au début de l’an 2000 fait état de ce que l’orgueil mexicain jouit toujours d’une bonne santé, même s’il a été vidé de son contenu initial18. Malgré la doctrine officielle du métissage, seulement 7 % de l’échantillon se définit comme métis. À la question « quels sont parmi les groupes ethniques suivants celui qui vous décrit le mieux ? », 8 % répondit « latino », 4 % espagnol et 10 % indigène. La grande majorité se reconnut dans une catégorie générale sans connotation ethnique : « mexicain d’abord ».

26 Depuis quelque temps, des voix dissidentes s’étaient élevées contre les présupposés d’un imaginaire qui était en plein déclin. En 1987, l’anthropologue Guillermo Bonfil Batalla signalait que « l’histoire récente du Mexique, celle des cinq derniers siècles, est l’histoire de l’affrontement permanent entre ceux qui prétendent orienter le pays vers un projet de civilisation occidentale et ceux qui résistent, attachés à leurs racines mésoaméricaines ». Le projet occidental du Mexique « imaginé » a exclu et nié la civilisation mésoaméricaine ; il n’y a pas eu de convergence de civilisations dont la fusion aurait donné lieu à un nouveau projet [Bonfil Batalla 1989 : 10]. Ces idées, bien évidemment, n’étaient pas nouvelles. Une fois que l’illusion qui maintenait en équilibre instable l’idéalisation indigène et l’émergence métisse fut dissipée, l’un de ces mythes acquit une vie propre : le paradis perdu du Mexique profond, comme source de nationalité. Comme Roger Bartra l’a fait remarquer, le mythe de l’Éden subverti est « une source inépuisable à laquelle s’abreuve la culture mexicaine. Il s’agit de l’ancienne conception dualiste du Mexique, une véritable obsession nationale » [op. cit.].

27 Le nouvel indigénisme, nourri des outrages passés et présents faits aux Indiens, est l’une des parties prenantes les mieux articulées dans la dispute pour redéfinir l’identité nationale mexicaine. Cependant, ce personnage protéiforme qu’est l’indigéniste n’est plus un agent du futur. La rébellion du Chiapas lui a donné un second souffle mais fondamentalement il reste le même. Les anthropologues, les romanciers, les philosophes et les hommes politiques ont repris les stéréotypes de ce programme idéologique déjà vieux. Sur l’indigéniste du XXe siècle on peut dire beaucoup de choses hormis qu’il est « un instrument intelligent et pratique pour résoudre les problèmes des communautés indigènes » [Tenorio 1995]. Bien au contraire, c’est un fervent partisan du pluralisme comme principe philosophique abstrait ainsi que des réformes qui cherchent à intégrer les coutumes dans la constitution. L’indigéniste est quelqu’un qui est convaincu de l’authenticité des communautés indiennes et du pouvoir magique des lois pour résoudre des problèmes ancestraux. Il croit fermement en la justice pour protéger le Mexique profond de la globalisation et des perversions de cette autre partie du pays, celle qui incarne la superficialité et l’artifice. Il ne cherche pas à gagner des citoyens, sans doute parce que le souhait indigéniste est à l’opposé de l’esprit civique, l’indigénisme civique étant un pur contresens.

28 Le multiculturalisme mexicain puise à plusieurs sources : la culpabilité, l’indigénisme historique, le relativisme philosophique, le désenchantement du marxisme et la saine indignation morale. Ce n’est pas une idéologie qui émane de l’État ; elle n’a pas pour dessein l’intégration des Indiens dans le Mexique majoritaire. Le nouvel indigénisme tente de se démarquer de l’ancien en renonçant à son objectif intégrationniste. Aujourd’hui, comme à l’époque de Manuel Gamio, l’anthropologue est redevenu

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prophète. Quand bien même certains récusent la dichotomie entre le Mexique imaginé et le Mexique profond, ils considèrent les communautés indiennes comme des « noyaux d’identités vivantes » et préconisent leur autonomie et leur autodétermination19. L’idée que le Mexique est un pays avec un passé indien, un présent métis et un avenir civilisé ne tient plus.

« Mais si un ennemi étranger osait »20

29 Dans l’actualité, un sentiment de culpabilité, profond et répandu, caractérise aussi bien le Mexique que les États-Unis. « Inévitablement, écrit l’historien Enrique Florescano, le recueil de l’histoire indigène impose à ses rapporteurs la responsabilité morale de rendre compte des préjudices causés à ce peuple. » [1997 : 23] Dans le récit, la culpabilité et l’esprit de justice s’entremêlent jusqu’à devenir indissociables. « Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalisme proclamé dans les sphères gouvernementales et dans les institutions de l’État a acquis une tonalité intolérante et répressive. Les classes dirigeantes, en épousant le modèle européen de nation, ont exigé que les groupes ethniques, les communautés et les collectivités traditionnelles, qui coexistaient dans le pays, s’y ajustassent. Quand les indigènes ou les paysans ne se plièrent pas à ces demandes, le gouvernement sévit au point d’anéantir des peuples qui s’opposaient au projet centralisateur. » [Ibid. : 18] Aux États-Unis, la mémoire de l’esclavage, du dépouillement des Indiens et des offenses innombrables commises à l’encontre de différentes minorités (chicanos, Japonais) a resurgi pour remettre en question l’essence de l’identité nationale nord-américaine.

30 Au Mexique on crut pendant longtemps que le métissage rachetait le péché originel de la nation. Revendiquer l’Indien et l’assimiler : telle était la maxime de l’indigénisme postrévolutionnaire. À terme les signes raciaux de l’offense originelle devaient disparaître dans le mélange rédempteur. Cette solution, à l’opposé du racisme nord- américain, remplissait les Mexicains d’orgueil. En 1916, Gamio se demandait s’il n’était pas préférable d’être libre avec les vices de l’Espagne plutôt que d’être esclave avec les vertus anglaises [1916 : 155]. Les Mexicains crurent avoir trouvé dans le métissage le chemin du retour au paradis. Il n’en fut pas ainsi. La rébellion du Chiapas dissipa ces rêves apaisants.

31 De leur côté, les Nord-Américains ne nourrirent jamais trop d’espoir dans la possibilité de purger leurs péchés originels. Bien que dans ce pays on invoque à tout propos l’autorité prophétique de Tocqueville, ses opinions sur le futur multiracial des États- Unis ne furent pas très populaires. D’ailleurs il considérait que le plus formidable des malheurs qui menaçaient ce pays était la présence sur son territoire de Noirs [1986 : 500-502]. Tocqueville tenait pour improbable la disparition d’une aristocratie fondée sur des signes raciaux indélébiles : « Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère. » Il pensait que l’avenir qui attendait les descendants d’Africains dans la nouvelle république n’augurait rien de réjouissant. Noyés par la vague migratoire européenne, « les nègres ne forment plus que de malheureux débris, une petite tribu pauvre et nomade, perdue au milieu d’un peuple immense et maître du sol ; et l’on ne s’aperçoit plus de leur présence que par les injustices et les rigueurs dont ils sont l’objet » [ibid. : 514]. Seuls quelques observateurs ont reconnu que sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Tocqueville ne s’était pas trompé [Glazer 2000].

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32 Au Mexique et aux États-Unis, les métaphores de l’assimilation n’ont plus cours. Les mythes du métis et du creuset des races, qui furent respectivement l’épine dorsale des identités nationales, ont fait leur temps. Todd Gitlin [1995 : 81] reconnaissait que dans tous les aspects de la culture nord-américaine surgissent le manque de confiance, l’anxiété et même l’incohérence au sujet de ce qu’est ou que devrait être l’identité nationale, ou même sur la nécessité de son existence. Nous, les Américains, qui sommes-nous, se demande N. Glazer ? Comment devons-nous vivre ensemble ? Le dilemme de la nationalité nord-américaine, comme nous l’avons dit, est qu’elle est dépourvue, en théorie du moins, de référents ethniques ou culturels. Cela est une anomalie. Les États-Unis, affirme David Hollinger, sont pourvus d’une idéologie nationale non ethnique et ils se trouvent happés par une histoire qui est surtout ethnique. Seraient-ils maintenant en train de manquer l’opportunité de se forger un avenir postethnique [1995 : 19] ?

33 La turbulence nord-américaine est prisonnière d’un terme : le multiculturalisme. L’ambiguïté est intrinsèque à ce concept qui, pour beaucoup, est une formule sacrée et, pour d’autres, un simple substantif. L’impossibilité de le définir, sa capacité d’incorporer à un ensemble des thèmes divers et vaguement reliés entre eux, a été la clé de son succès. Le multiculturalisme, pour les éditeurs d’un ouvrage récent [Gordon et Newfield eds. 1996 : 1], s’est transformé en un cadre général pour analyser les relations entre les groupes aux États-Unis, à un moment où il est plus évident que jamais que nous ne pourrions plus avancer d’un pouce en tant que société ni même demeurer dans la situation actuelle sans qu’il y ait des changements importants dans les relations sociales à tous les niveaux et sans de nouvelles confrontations avec le racisme. Cependant, ajoutent-ils, au fur et à mesure que le terme s’est répandu dans les débats de société et de culture, les significations en sont devenues de moins en moins claires21. Pour un observateur extérieur, la discussion sur le multiculturalisme paraît être intimement liée à l’éducation. Toutefois, ses implications sont plus larges et plus profondes.

34 Selon ses partisans, le multiculturalisme se réfère à une prise de position sur la question raciale et ethnique aux États-Unis. Il s’agit de refuser l’assimilation et l’image du « melting-pot » comme étant imposées par la culture anglo-saxonne dominante et de préférer des métaphores telles que le « saladier » ou la « mosaïque glorieuse », qui conservent la singularité des composantes raciales de la population [Glazer 1997 : 10]. D’après Glazer, le multiculturalisme renvoie à ses adeptes l’image d’un pays meilleur, sans préjugés ni discrimination, dans lequel aucun thème culturel attaché à un groupe ethnique ou racial quelconque ne prend le pas sur les autres. Pendant longtemps la culture hégémonique fut dominée par la pensée d’« hommes, blancs et défunts ». Par conséquent les contributions de femmes, et surtout non blanches, furent méprisées. Ainsi, la culture nord-américaine se considère comme le produit d’une combinaison complexe d’éléments propres à toutes les minorités ethniques et de groupes raciaux issus du monde entier. Pour ses détracteurs, le multiculturalisme est devenu synonyme de tout ce qui a échoué dans l’éducation nord-américaine. C’est une épithète appliquée à ceux qui n’apprécient pas à sa juste valeur tout ce qu’il y a de bien et de décent aux États-Unis et, par extension, dans la « civilisation occidentale ». Le terme évoque également la crainte de la fragmentation. Les guerres culturelles qui ont ravagé les États-Unis dans la dernière décennie sont le résultat de l’affrontement de ces deux points de vue.

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35 Comment et quand s’est effectuée la fracture identitaire nationale aux États-Unis ? Bien que ce vaste sujet ne puisse être traité ici en profondeur, de même que pour le cas mexicain, on peut en donner un rapide aperçu. En réalité, l’image du melting-pot n’a jamais dominé complètement le discours sur l’identité et, pendant tout le XXe siècle, les références aux groupes « non assimilables » furent récurrentes [Glazer et Moynihan 1963 ; Novak 1971]. Néanmoins, il existait une croyance très répandue – et socialement acceptée – selon laquelle l’assimilation était souhaitable aussi bien pour la société majoritaire que pour les immigrants. Durant plus d’un demi-siècle, les écrits de Kallen, Bourne et Du Bois furent ignorés22. On pensait que les groupes d’immigration disparaissaient tout simplement dans le grand brassage de la société américaine. Au début du XXe siècle, l’américanisation était une cause parfaitement légitime. D’une manière générale, les idées pluralistes furent « étouffées par la certitude que les distinctions ethniques étaient inexorablement en voie d’extinction » [Levine 1996 : 118]. Lawrence Levine affirme que les Americains du Nord ne peuvent pas « nier ce mouvement historique ; bien au contraire, ils doivent l’admettre et essayer de comprendre comment il opère, comment nous avons réussi à devenir forts malgré, ou peut-être à cause, des profondes divisions et divergences, qui ne sont pas toutes raciales ni ethniques, et qui nous définissent ». Précisément, ce qui fait la force des États-Unis, c’est-à-dire leurs dimensions et leur diversité, inhibe, voire « empêche d’atteindre une unité conventionnelle que certains parmi nous peuvent regretter et même inventer historiquement, de telle façon que le présent nous paraît aberrant et même suspect de nourrir les germes du séparatisme et de l’aliénation, alors que de fait ces germes ont été présents et ont donné des fruits tout au long de notre histoire » [ibid. : 119]. Une telle perspective autorise à l’optimisme fondé sur la continuité puisque la diversité, le multiculturalisme, le pluralisme ont toujours été là, non seulement comme causes de frictions et de divisions, mais aussi comme ferment singulier de la culture et de l’identité nord-américaines. Toutes les générations passées, composées des enfants d’immigrants, se sont vues elles-mêmes « comme les gardiennes natives de l’Amérique Pure et Originelle. Et toutes les générations antérieures se sont trompées quant à leurs craintes et leurs certitudes parce que chacune d’elles, et c’est vrai aussi pour la nôtre, a compris de manière imparfaite le phénomène de l’immigration et de l’assimilation » [ibid. : 131].

36 Il n’y a rien d’exceptionnel dans tout cela. L’identité nationale mexicaine a aussi traversé des crises récurrentes dans son histoire. Ce qui est remarquable c’est qu’une même inquiétude concernant la diversité culturelle et sociale ait dominé les représentations forgées dans ces deux pays. Comment doit-on aborder la diversité ? Comment doit-on l’intégrer dans le processus de construction nationale ? C’est dans les périodes d’incertitude que deviennent visibles les malfaçons de l’édifice idéologique. Toujours est-il que beaucoup de Nord-Américains éprouvent un profond malaise culturel. Maigre consolation que de dire que le phénomène n’est pas nouveau ! À quoi doit-on attribuer ce malaise ?

37 Pendant longtemps les États-Unis se sont perçus comme une nation qui attirait des individus et les fusionnait en un seul peuple. Deux paramètres ont contribué à mitiger la crise permanente de la culture nord-américaine après 1945 : la guerre froide et une croissance économique extraordinaire [Gitlin 1995 : 61]. Le conflit idéologique servit de catalyseur puissant. Les Nord-Américains s’identifièrent par opposition à l’URSS. Ils se voyaient comme la négation de ce qu’ils combattaient farouchement.

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L’anticommunisme fut le ciment de la construction symbolique. Grâce à cette idéologie, les différences passaient au second plan car tous s’accordaient dans leur refus du bolchévisme. Comme l’affirme Gitlin, « le communisme fut un cadeau pour les Nord- Américains car, sans lui, ils auraient manqué d’une cause à laquelle adhérer » [ibid.]. La seconde force d’attraction était économique. L’identité nord-américaine resta liée de façon inextricable à l’idée d’une amélioration continue du niveau de vie. Pendant les vingt-cinq années qui suivirent la fin de la guerre, les habitants des États-Unis se définirent en fonction du « rêve américain ». La télévision fut aussi un facteur décisif d’uniformisation car elle aida les Nord-Américains à s’imaginer comme une nation de classe moyenne, avec des goûts assortis à cette position. La combinaison du boom économique et de la guerre froide jeta les bases de l’unité nationale. Cependant, même à l’apogée de la puissance idéologique et matérielle des États-Unis, ce binôme ne chassa pas tous les doutes que les Nord-Américains nourrissaient quant à ce qu’ils avaient exactement en commun. La question raciale continua à être une force centrifuge.

38 Tant qu’elle suivit le bon chemin, la guerre froide constitua un facteur d’unité. En revanche, l’échec militaire du Vietnam ouvrit une brèche dans l’homogénéité consensuelle [ibid. : 67]. L’honneur de la nation était en jeu et, pour cette raison, les opposants furent accusés d’être ses ennemis. Avec le Vietnam, le rêve d’innocence de nombreux Nord-Américains s’évanouit. Les symboles du patriotisme, selon Gitlin, se trouvaient dans le camp de Richard Nixon. Même si dans les années quatre-vingt Ronald Reagan réussit, un moment, à ranimer le nationalisme américain malmené, l’efficacité du remède fut de courte durée. En 1989, l’« empire du mal » prit fin. Toutefois les conditions économiques des classes moyennes et populaires continuèrent à s’aggraver. Vers le milieu des années soixante-dix, l’économie américaine, tout en restant la plus puissante du monde, avait perdu la première place dans plusieurs domaines ; le premier déficit commercial des États-Unis date de 1971. État créditeur jusque-là, il devint débiteur. La consommation des Américains commença à être financée par l’épargne d’autres nations. Le cycle ininterrompu d’expansion économique dont ce pays avait bénéficié n’avait pas réussi à corriger des tendances séculaires. Vers les années quatre-vingt-dix, les conditions sociales de beaucoup de ressortisants s’étaient fortement détériorées. L’inégalité augmenta de façon sensible dès les années quatre-vingt. Les perspectives économiques de ceux qui n’ont pas atteint un niveau supérieur d’éducation empirent constamment. L’enseignement public dans maintes villes se trouve dans un état lamentable, et les États-Unis ont aujourd’hui des taux de pauvreté et de mortalité infantile très élevés par rapport à ceux des pays développés, ainsi qu’une criminalité, une indigence et un analphabétisme considérables. Aucune autre nation industrialisée ne possède autant de concitoyens en prison. Des villes entières se sont transformées en ilôts du tiers-monde livrés à la violence et à la pauvreté. Comme nous l’avons vu, le miracle économique mexicain fut aussi un facteur critique dans le maintien de l’unité postrévolutionnaire. Les crises qui, pendant vingt ans, ont ravagé le pays à partir du milieu des années soixante-dix, ont favorisé la fracture de l’identité nationale à la fin du XXe siècle. La croissance économique fonctionna là aussi comme un ciment puissant.

39 Ainsi, la fin de la guerre froide et de l’hégémonie économique américaine éroda le consensus idéologique sur lequel reposait l’identité nationale nord-américaine. « Nous sommes tombés de notre piédestal, affirme Gitlin, pour retomber sur les guerres culturelles. » [Ibid.] Il faut réinventer le communautarisme nord-américain. En l’absence de l’Union soviétique, aussi bien la droite que la gauche doivent trouver

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d’abord le moyen de souder leurs propres coalitions politiques, puis un discours structuré sur ce qui les unit. Les conservateurs ont la nostalgie des certitudes et de la clarté morale des années de la guerre froide. Ils essayent de trouver des substituts domestiques dans la « presse libérale », les universités et l’élite culturelle. La gauche, pour sa part, n’est qu’un agrégat de groupes sans projet commun au-delà de l’exaltation de la diversité culturelle. Les démocrates sont « moins que la somme de leurs parties » [ibid. : 82-83]. L’Amérique a perdu l’URSS, et nous, Mexicains, nous avons perdu notre voisin du Nord. Tous les deux, nous avons égaré le miroir dans lequel nous nous regardions.

40 De vieilles idées refont leur apparition dans le débat sur l’avenir de l’identité nationale nord-américaine. Il est bien évident que, face à la crise, on repense le bagage conceptuel du politique. La discussion ne peut pas surgir du néant, et les référents théoriques, philosophiques et symboliques du passé servent de repères pour s’engager sur un sentier incertain. Au Mexique, l’indigénisme renaît des cendres encore tièdes du métissage, tandis qu’aux États-Unis les notions de pluralisme et de cosmopolitisme s’échappent des fissures du melting-pot. Les programmes culturels de Kallen et de Bourne sont de retour et constituent des « recours » symboliques, des points de départ (ou d’arrivée) dans les débats nationaux23.

41 Deux voies s’ouvrent aux États-Unis. L’une consiste à revitaliser la notion pluraliste de Kallen : concevoir une nation comme étant « une communauté démocratique de peuples », une fédération de minorités. L’autre cherche à établir, à la manière de Bourne, « la première nation internationale ». Les cosmopolites comme Hollinger, Gitlin et Nussbaum ont pris parti pour la dernière option. Pour eux, l’identité des États- Unis doit être postnationale, et ils considèrent avec méfiance, voire avec déplaisir, les réclamations prioritaires d’autonomie culturelle des minorités [Nussbaum 1996 et 1999 ; Nussbaum, Rorty, Rusconi et al. 1997]. Ces auteurs refusent la vieille identité anglo-centrée, mais ils ne sont pas prêts à la remplacer par une pléïade de petits chauvinismes. Clairement, leur option est le monde. Par quelle alchimie, se demande Nussbaum, transforme-t-on un peuple qui nous laisse indifférents et pour lequel nous ne sentons guère de curiosité en un ensemble de personnes à qui nous devons le respect ? Car, dans la mesure où, dans l’enseignement, le respect étendu à l’échelle du monde n’est pas une priorité, les possibilités d’apprendre le respect multiculturel au sein d’une même nation sont réduites. Les cosmopolites auront-ils gain de cause ? On ne voit pas encore laquelle de ces deux visions l’emportera.

Échéances

42 Une différence sépare l’identité mexicaine de l’identité nord-américaine. Pour la première, le passé indien est loué, alors que, pour la seconde, il n’y a pas d’identité ethnique définie. Et pourtant, le racisme a été plus évident aux États-Unis qu’au Mexique. Les Mexicains étaient fiers de leur métissage, solution raciale au problème de l’identité nationale. Cela n’a plus cours, pour le meilleur ou pour le pire. Le dossier de la redéfinition des identités nationales a été rouvert.

43 À la vérité, les parcours ne sont pas tout à fait parallèles, car le Mexique et les États- Unis partagent une histoire commune. Les mythes traversent les frontières pour se faire naturaliser sur des terres étrangères. C’est une ironie que l’imaginaire de la « race cosmique »24 ait pris racine chez la minorité chicana alors qu’elle était en déclin dans

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son pays d’origine. Un imaginaire ethnique désuet a captivé l’imagination des hispanophones. Dans un pays traqué par ses fantasmes raciaux cela ne doit pas surprendre. L’arsenal symbolique de la race cosmique sert là le même dessein que jadis, dans le Mexique de Vasconcelos : contrecarrer le racisme anglo-saxon par une variante hétérodoxe du racisme comme le métissage. Il semblerait que les Américains d’origine hispanique souhaitent désespérément conserver les icônes de Rivera et d’Orozco que les Mexicains considèrent comme étant de plus en plus anachroniques. Dans leur combat identitaire, les militants et les intellectuels chicanos ont fait du métissage un drapeau qui revendique aussi bien la race que le genre [Anzaldúa 1987 et 1990].

44 Les deux nations ont en commun un sentiment de culpabilité. La mauvaise conscience flotte invincible du Suchiate jusqu’en Alaska. Cette culpabilité est le point névralgique de la crise identitaire nationale. Mexicains et Américains du Nord font montre de la même incapacité politique à surmonter cette question. La culpabilité a animé un type singulier de « réparation symbolique »25. La déférence à l’égard des pratiques culturelles apaise les mauvaises consciences parce que cette orientation exige très peu des majorités dominantes et fait diversion aux véritables problèmes, économiques, sociaux et politiques. La vraie cause de l’oppression n’est pas le manque de reconnaissance culturelle mais la pauvreté et la marginalisation dont souffrent, de part et d’autre de la frontière et depuis des siècles, les Indiens, les Noirs et les minorités en général.

45 Une lutte permanente pour tracer les nouveaux contours politiques, symboliques et culturels de la nation est menée au Mexique. La longue domination du Parti révolutionnaire institutionnel a cessé depuis les élections présidentielles de 2000. Avec la fin de ces soixante et onze années d’hégémonie politique, nous, Mexicains, devons abandonner définitivement l’exaltation du métissage. Ni les Indiens ni les Mexicains de deuxième zone ne furent jamais réellement incorporés à la nation. Pour tenir compte de la diversité culturelle il faut élargir la reconnaissance d’une dignité humaine à tous les membres de la communauté nationale, sans distinction de race, d’ethnie, de religion ou de sexe. Le défi qui se présente à nous est l’abandon de toutes les définitions raciales de la nation mexicaine, l’extension de la citoyenneté et la démocratisation de la société.

46 Quelle définition de l’identité nationale donneront les manuels scolaires du XXIe siècle ? J’aimerais penser qu’ils diront quelque chose comme : « Pour comprendre l’identité nationale, les élèves devront admettre que celle des Mexicains est et a toujours été plurielle et multiculturelle. Depuis la première rencontre entre Indiens et Européens, les habitants du Mexique ont représenté une variété de races, de religions, de langues et de groupes ethniques. Avec le temps, cette diversité s’est accrue. Cependant, nous avons la certitude de constituer un seul peuple. Quelles que soient nos origines ethniques, nous sommes tous des Mexicains. »26 Paradoxalement, cette définition pourrait aussi être utile pour les Nord-Américains parce qu’elle ne privilégie aucune origine ethnique. Elle se dépouille de ses racines millénaires et n’alimente pas le racisme essentialiste. Elle ne part pas du relativisme culturel mais, au contraire, a une filiation philosophique bien définie. La tolérance, l’égalité juridique des individus, les droits de l’homme, le respect des minorités et la démocratie, qui rendent possible la cohabitation pacifique et fructueuse des différents groupes, sont des idées propres à la démocratie libérale qui s’est développée en Occident. Se tourner vers cette tradition, à contre-courant de tous les autoritarismes autochtones et importés que nous avons subis, n’implique pas de revenir à l’hispanisme réactionnaire du XIXe siècle, mais de

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réaliser un souhait qui jamais n’a été accompli de façon juste au Mexique. L’opportunité nous est donnée aujourd’hui. Saisirons-nous notre chance ?

47 Walter Benjamin, dans ses travaux sur la philosophie de l’histoire, raconte un incident survenu en 1830 durant la révolution de juillet [1968]. Le premier après-midi des combats, toutes les horloges des tours de Paris furent la cible des franc-tireurs qui, sans se concerter, tirèrent en même temps. La volonté d’arrêter le temps à l’heure de la reddition correspond à une conscience politique exceptionnelle bien qu’inhabituelle. Il est plus fréquent que nous nous réveillions de nos rêves petit à petit. Les images si vivantes du temps passé deviennent floues et s’effacent progressivement. Quand nous nous éveillons enfin, il ne reste que la mémoire de ce que nous avons été, mais pas davantage. Il est temps de nous réinventer.

48 Traduit de l’espagnol par Carmen Bernand

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NOTES

1. Des fragments de ce texte ont été publiés dans mon livre [2001a]. 2. La bibliographie sur le nationalisme est énorme. Je m’attacherai en particulier à deux ouvrages classiques, ceux de B. Anderson [1991] et d’E. Hobsbawm [1993]. 3. N.d.T. : bien que, d’un point de vue géographique, ce terme englobe le Mexique et le Canada, nous lui accordons un sens restreint qui correspond à l’usage espagnol et qui désigne ce qui relève des États-Unis. 4. Plusieurs des anthropologues qui participèrent au procès en tant qu’experts en faveur des plaidants en donnèrent des rapports écrits. Voir sur ce point J. Campisi [1991]. 5. C’est moi qui souligne. La relation ambiguë entre les anthropologues et les mouvements nationalistes est évidente dans les commentaires de Clifford à propos de ces épisodes. Pour lui l’identité d’un groupe est réelle en tant que « croyance intersubjective » partagée par ses membres ; elle ne requiert pas de support historique. Les Mashpee appartenaient à la tribu mashpee parce qu’ils étaient persuadés d’y appartenir. Une communauté, déclare Clifford [op. cit. : 338], « à la différence d’un corps, peut perdre un organe central et ne pas mourir. Tous les éléments critiques de l’identité sont remplaçables dans des conditions particulières : la langue, la terre, le sang, l’autorité, la religion ». Cette affirmation légitime la demande de reconnaissance des mouvements ethniques, mais non pas les raisons qu’ils invoquent. Les Basques, les Mashpee et les Kurdes n’acceptent pas que leur identité soit arbitraire ; ils croient ardemment que celle-ci a des racines historiques objectives et que cette histoire singulière leur concède des droits spécifiques. Pour eux, ainsi que pour leurs détracteurs – et nous pouvons ajouter aussi pour les historiens –, la question de l’authenticité est vitale. C’est pourquoi le fait de partager une croyance intersubjective

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n’est pas suffisant ; dans cette étape de l’entreprise, les anthropologues deviennent des alliés inutiles ou ouvertement gênants des entrepreneurs ethniques. À la vérité, les Mashpee ne croyaient pas, comme Clifford, qu’un groupe « pouvait exister de façon discontinue, en laissant ouverts de multiples sentiers et en restant à la fois indien et américain ». L’identité sophistiquée proposée par Clifford et par d’autres anthropologues est si flexible et subjective qu’elle court le risque de perdre sa signification. 6. Comme l’ont montré T. Ranger et E. Hobsbawm [1992]. Dans une exposition virtuelle organisée par le Children’s Museum of Boston sur la tribu (http:// tc. bostonkids. org/ html/ w-origins. htm.), il était dit que « la compilation et la transmission d’une histoire orale ont autant de valeur qu’un texte écrit. La tradition orale wampanoag affirme que les Wampanoag ont toujours vécu là ». Pour D. Bromwish [1995 : 102], le procès révéla le caractère artificiel de toute l’affaire. 7. Voir par exemple le numéro intitulé Bosnia, USA (juin 1993) de la revue conservatrice Chronicles, publiée par le Rockford Institute. 8. N.d.T. : vers de l’hymne national mexicain, traduit littéralement. Suite du vers : « que la patrie a été défendue par mille héros ». 9. Diario oficial, 28 janvier 1992. 10. La première vague eut lieu au XVIe siècle, la deuxième durant les réformes des Bourbons à la fin du XVIIIe siècle, la troisième au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et première moitié du XXe, et la quatrième, commencée dans les années soixante- dix, est encore en vigueur. Voir G. Trejo [2000]. 11. Monsiváis célébrait la disparition de l’imaginaire métis : « Le culte du métissage, soutenu et divinisé par les gouvernements successifs, relève d’un racisme viscéral toujours présent pour lequel la diversité exclut l’Indien, subordonne les femmes aux hommes et proscrit l’hétérodoxie. » [Sánchez Rebolledo op. cit. : 49] 12. En 1989, au seuil d’une véritable démocratisation du régime politique mexicain, J. A. Ortiz Pinchetti affirmait qu’au Mexique, l’inégalité raciale et culturelle s’était maintenue jusqu’alors. Vers 1990 existait un groupe créole dominant, qui représentait à peine 11 % de la population totale. Ses membres étaient d’origine espagnole pour la plupart et fiers, de façon agressive et honteuse à la fois, d’appartenir à la race blanche [1989 : 22-23]. 13. N.d.T. : l’ejido est un terrain attribué à la communauté. 14. Pour une interprétation récente de la crise de l’identité nationale, on peut voir S. Morris [1999]. 15. L’enquête nationale fut menée le 28 octobre 2000 et concerna 1 047 adultes. À la question « croyez-vous que les principes de la Révolution mexicaine de 1910 sont encore en vigueur ? », 38 % seulement se prononcèrent affirmativement, et 6 % avouèrent ne pas savoir. 16. N.d.T. : terme méprisant pour désigner les Espagnols. 17. N.d.T. : en Amérique latine le libéralisme du XIXe siècle était un courant politique qui incarnait le progrès et la liberté par opposition aux contraintes de l’autoritarisme monarchique et de l’Église. 18. L’enquête réunit 1 535 interviews. Les déclarations les plus nationalistes proviennent des personnes âgées, de sexe masculin, et ayant un bon niveau

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d’éducation, habitant plutôt le sud du pays. Comme l’affirme Smith, l’idée de nation permet de sauver de l’oubli personnel l’individu en l’intégrant à une postérité commune ; elle restaure la dignité collective en cultivant la mémoire d’époques meilleures et renforce, à travers des cérémonies et des mythes, les liens qui unissent les vivants et les morts en une seule communauté en mouvement. 19. Citons notamment L. Villoro [1998], H. Díaz Polanco [1997], P. González Casanova et M. Roitman eds. [1996]. Dans la polémique soutenue par H. Aguilar Camín [1996] et H. Díaz Polanco [1996] à propos de l’indigénisme, il ressortait que ce paradigme était en crise. 20. N.d.T. : vers de l’hymne national mexicain dont la suite est : « profaner le sol de la patrie ». 21. La littérature sur le multiculturalisme est énorme et s’accroît de jour en jour. Voir par exemple A.M. Melzer, J. Weinberger et M.R. Zinman eds. [1998] pour un aperçu récent. 22. N.d.T. : H.M. Kallen défendit le pluralisme dans Cultural Pluralism and the American Idea, publié en 1956 par l’University of Pennsylvania Press. R. Bourne fut l’un des premiers à contester l’efficacité du melting-pot ; un ensemble de ses textes, The Radical Will : Selected Writings 1911-1918, fut publié à New York par Olaf Hansen en 1977. W.E.B. Du Bois, intellectuel noir américain, est l’auteur de nombreux ouvrages de référence dont The Souls of Black Folk, New York, Bantam, 1989. 23. La synthèse de ces idées a été tentée par G.W. Streich dans une communication (1998) présentée lors d’une réunion annuelle de l’American Political Science Association. 24. N.d.T. : selon l’expression consacrée par José de Vasconcelos, philosophe et homme politique mexicain lié au groupe de Madero lors de la Révolution mexicaine ; il conçut et diffusa ses idées sur la supériorité raciale du métissage à partir de 1916. 25. Sur cette question de la culpabilité et de son traitement dans diverses sociétés, on peut consulter I. Buruma [1994]. 26. La rédaction de ce texte s’inspire d’un manuel standard pour les écoles de Californie, History-Social Sciences Framework for California Public Schools, Kindergarten through Grade Twelve [Glazer 1997 : 63].

RÉSUMÉS

Résumé La crise que traverse l’identité nationale du Mexique à la fin du XXe siècle est comparée à celle qui frappe les États-Unis d’Amérique à la même époque. Le déclin de l’idéologie révolutionnaire mexicaine, la fin d’un État métis et la revendication d’un pluralisme culturel illustrée par les objectifs des rebelles du Chiapas ont pour contrepoint nord-américain la mise en question du melting-pot au nom d’un multiculturalisme qui serait plus adapté à la diversité des États-Unis.

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Abstract The crisis in the Mexican sense of a national identity at the end of the 20th century parallels that of the United States of America. The decline of the revolutionary Mexican ideology, the end of a mestizo state and the demand for cultural pluralism (as illustrated by the Chiapas rebels’ objectives) have a counterpart to the north of the border in the doubts that multiculturalism has aroused about the melting pot, claiming, as it does, to be better suited to the country’s diversity.

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Ruralité et nation en Europe centrale et orientale

Christian Giordano

1 Même si elle n’apparaît pas souvent de façon manifeste, la correspondance entre terre et territoire est un motif récurrent lorsqu’on vise à édifier les appartenances nationales européennes, et, plus spécialement, celles qui concernent l’Europe centrale et orientale. Mais pour analyser une relation aussi cruciale on ne peut faire abstraction du contexte sociopolitique dans lequel elle s’inscrit, soit des dimensions sociologiques de l’État national.

Dimensions sociologiques de l’État national

2 L’État national a trop souvent été considéré sous un angle purement géographique. Cette approche n’est pas vraiment inadéquate mais en l’occurrence elle est extrêmement réductrice en ce qu’elle néglige le fait que l’architecture politico- institutionnelle d’une nation est aussi et surtout une organisation sociale. Rogers Brubaker notamment a relevé à juste titre la facilité avec laquelle on oublie que l’État national est avant tout une association politique qui réunit des citoyens selon des exigences communes (culturelles pour la plupart), attribuées ou acquises [1994]. Il n’est donc pas possible qu’une quelconque personne devienne de plein droit citoyen d’un État national particulier. Reprenant une formule célèbre de Max Weber, on peut dire que l’organisation politique d’une nation est, comme le veut la règle, « une association partiellement ouverte sur l’extérieur » [1956 : 26]. Naturellement, cette ouverture limitée vers l’extérieur, à savoir vers « l’autre » en tant qu’« étranger », implique la création de mécanismes institutionnels de sélection sociale régulant l’appartenance ou la non-appartenance, c’est-à-dire l’inclusion ou l’exclusion civile, politique, sociale et culturelle.

3 La citoyenneté et/ou la nationalité sont les instruments fondamentaux grâce auxquels on peut déterminer sans aucune ambiguïté qui fait pleinement partie d’un État national et qui, au contraire, en est exclu. Mais ce à quoi cet article s’intéresse n’est pas tant

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l’analyse des droits que l’État national accorde à ses membres et refuse aux autres que la reconstruction des principes de base qui justifient lesdits instruments de sélection. Il s’agira donc moins d’examiner dans le détail le contenu juridique d’actes constitutionnels et les dispositions légales mises au point par les États nationaux pour marquer la frontière entre citoyens de plein droit, d’une part, et minorités historiques ou immigrées, de l’autre, que de situer dans le temps les présupposés philosophiques (explicites ou non) qui figurent en amont des mesures législatives mises en œuvre par les institutions politiques de ces États.

4 Partant de cette prémisse, on constate qu’en Europe continentale (la Grande-Bretagne mise à part, bien sûr) il ne s’est pas développé de conception commune et unitaire de l’État national mais que deux différentes idées de la nation ont donné naissance à deux modèles majeurs de l’État national : le modèle français et le modèle allemand [Brubaker 1994 ; Dumont 1991]. Sans doute dans la réalité existe-t-il entre ces deux modèles nombre d’analogies et d’affinités dont nous rendrons compte plus loin. Cela étant, pour des raisons heuristiques, nous commencerons par les analyser – suivant la tradition wéberienne communément admise [Weber 1968 : 234 sq.] – comme deux types idéaux parfaitement distincts.

Le modèle français

5 On a souvent insisté sur le fait que le modèle français d’État national s’appuyait sur l’idée de « nation politique ». De ce point de vue très largement répandu, l’État national serait le résultat d’un accord politique, ou mieux encore, d’un pacte, c’est-à-dire d’un contrat entre citoyens. Et, on le sait, c’est dans ce contexte qu’avec un certain sens de la rhétorique, Jules Renan a évoqué la nation et, par voie de conséquence, son organisation politique comme un « plébiscite de tous les jours ». Cette fameuse formule tend à montrer que la nation politique d’origine française est une communauté élective et qu’elle implique une « patrie ouverte » au sein de laquelle les différences religieuses et/ou ethniques n’ont aucune importance [Dumont op. cit. : 25]. Dans cette optique, l’État national représente le résultat d’un acte manifestement volontariste de la part du citoyen, acte qui reflète l’état d’esprit exprimé par Montesquieu dans ses pensées : « Je suis nécessairement homme… et je ne suis français que par hasard. » [1949 : 10]

6 Aujourd’hui nous savons que le concept non ethnique de nation né lors de la révolution française s’était déjà, peu de temps après et de façon notable, vu modifié et relativisé dans la mesure où il avait été associé à des idées non dépourvues de tendances « ethnicisantes ». Des experts français qui avaient étudié cette question de très près avaient remarqué que, selon la constitution de 1791 et celle de 1793, l’étranger résidant en France pouvait obtenir la citoyenneté sans avoir à prouver qu’il avait véritablement acquis l’identité française. De façon plus simple et plus concrète, cela signifie que la citoyenneté précédait la nationalité, qu’elle l’emportait sur l’apprentissage de l’ensemble des comportements culturels et des règles sociales considérés comme typiquement français [Lochak 1988 : 78 ; Weil 1988 : 192]. Au cours du XIXe siècle, la séquence « citoyenneté-nationalité » s’est pratiquement inversée. Cette mutation substantielle a finalement été accompagnée et justifiée par l’introduction de concepts plus ethnicisants encore, en vertu desquels l’appartenance à la nation choisie et à son État dépendent de plus en plus de critères ethnoculturels telles la connaissance de la langue française et l’acquisition du mode de vie du pays.

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7 Même affaibli, le concept originel de citoyenneté n’a jamais été totalement abandonné. On a surtout gardé de la nation une vision subjective, donc individualiste [Sundhaussen 1997 : 79], grâce à laquelle, pour devenir citoyen, chaque étranger vivant en France disposait du mécanisme pratique qu’est l’assimilation. Un tel scénario suppose que s’il existe des différences, des identités et des frontières à caractère ethnique, elles ne sont ni inévitables ni insurmontables. Chaque être humain, de ce seul fait, est en mesure, s’il le souhaite, de s’adapter et de devenir ainsi membre de la cité au sein de laquelle toutes les relations entre les individus et toutes celles entre eux et les institutions publiques sont régulées par un contrat social.

8 Selon le modèle français, les appartenances, qu’elles soient ethniques, culturelles ou nationales, ne sont en aucun cas prédéfinies ; elles peuvent au contraire être modifiées par le biais des processus d’acculturation qui conduisent à l’intégration en passant par l’assimilation de celui que l’on considère comme étranger. Le processus d’assimilation, qui, à l’évidence, comporte des modifications essentielles de l’identité culturelle de l’individu légitime l’accueil du xenos au sein de la communauté et de l’État national.

9 Le côté schématique de cette présentation montre déjà que l’État national de type français s’associe à une conception de la société plus ouverte que celle d’autres types d’organisation politico-administrative. Cette réalité sera plus tard confirmée par l’application, effective même si limitée, du jus soli du système juridique français.

10 Cela étant, il faudrait ne pas négliger le revers de la médaille, à savoir que la fameuse ouverture pour ce qui est d’accueillir les étrangers est contrebalancée par l’incroyable manque de sensibilité aux différences ethnoculturelles observables sur le territoire national. Eugene Weber a montré comment, au cours de ses divers gouvernements, l’État national français a, entre la fin de la Révolution et la Première Guerre mondiale, engagé un immense dispositif d’assimilation dont l’objectif était de réduire autant que faire se peut (sans toutefois y parvenir totalement) les diversités ethnoculturelles existant entre les régions en général et les régions de l’Hexagone. Comme l’annonce le titre de son œuvre, les citoyens, avec leurs particularités locales, durent (et ils le firent en partie) se transformer en citoyens français, plus ou moins uniformes [1976]. Aujourd’hui encore, en France, des minorités ou des groupes qui, à l’intérieur même du pays, prétendent qu’en raison de critères ethnoculturels véritables ou supposés on reconnaisse leur diversité ou leur autonomie territoriale (tels les Corses et les Bretons) sont ignorés ou traités comme s’ils étaient invisibles. Dans le meilleur des cas, ils constituent une réalité gênante que l’on admet avec un certain embarras.

Le modèle allemand

11 À l’État national d’origine allemande est couramment associé l’adjectif « ethnique » qui, dans ce contexte, a une connotation plus ou moins péjorative. Par ce mot on veut signaler, à tort ou à raison, que le modèle allemand d’État national se fonde sur la généalogie ou sur une origine commune à tous ses habitants.

12 À notre avis, il serait plus approprié, d’un point de vue historique, de rattacher le modèle allemand à la notion de Volk qui n’est pas toujours investie d’une valeur ethnicisante. On sait que c’est Johann Gottfried Herder qui, soutenu par les frères Grimm, popularisa l’idée de Volk et ses dérivés tels que Volksgeist, Volksseele, etc. On aurait pourtant tort de voir dans Herder le premier vrai défenseur de la variante

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ethnique du concept de Volk, et de le stigmatiser comme l’inventeur de « l’explosif le plus dangereux des temps modernes » [Finkielkraut 1987 : 56 sq. ; Talmon 1967 : 22]. De fait, Herder considérait que les formulations les plus authentiques de Volksgeist, par conséquent celles du mot Volk, apparaissaient tout d’abord dans la langue et dans les témoignages littéraires comme les fables, les poésies, les proverbes, la phraséologie, etc. Cet auteur fut surtout un représentant du patriotisme culturel germanique et l’un des créateurs du concept de Kulturnation [Pierré-Caps 1995 : 79 sq.].

13 Rappelons-nous toutefois qu’au cours du XIXe siècle, quantité d’intellectuels dont de célèbres politiciens, des artistes, des juristes penchant vers la philosophie, des historiens, sans oublier les folkloristes définirent la notion culturaliste de Volk de manière toujours plus ethnicisante. Descendance et origine, perçues non plus symboliquement mais purement physiologiquement, deviennent ainsi les attributs essentiels de Volk, compris désormais dans le sens de « mon peuple » (allemand, bien sûr). Néanmoins cette ethnicisation du concept de peuple et de nation restera longtemps en Allemagne un discours réservé aux seuls cercles intellectuels sans conséquences juridiques sur le droit à la citoyenneté. Comme l’a noté l’historien Rudolf von Thadden, le changement définitif en direction de la naissance institutionnelle d’une nation ethnique allemande ne surviendra qu’en 1913 lorsque, dans le système juridique du Reich, on introduira une variante restrictive du principe de jus sanguinis [ibid. : 112]. C’est alors seulement que se réalise ce que l’on qualifie de modèle allemand d’État national illustré par la formule : « Le peuple en tant qu’entité ethnique est l’essence des citoyens de plein droit. » [Grawert 1973 : 166] Dans cette optique, la descendance et l’origine deviennent les deux critères fondamentaux selon lesquels on détermine qui fait partie de la nation et qui en est exclu.

14 Les années suivantes étant marquées par un nationalisme exacerbé, on assiste à une ethnicisation progressive du modèle allemand qui, avec le national-socialisme et ses trop célèbres lois de Nuremberg, conduira fatalement à la radicalisation raciale de la notion de Volk et d’État national. Après les indescriptibles aberrations de la période nazie, une fois sortie de la Deuxième Guerre mondiale et bien que n’ayant pas connu d’« États ethniques », au sens propre du terme, l’Allemagne renouera avec le modèle précédent d’État national où l’ethnicité l’emporte sur la culture. Pour étayer cette dernière affirmation, on peut produire l’exemple de la citoyenneté dans la République fédérale à l’époque des deux Allemagnes (1945-1990). Comme l’a clairement mis en évidence le juriste Böckenförde, la République fédérale ne reconnaissait qu’une citoyenneté unique, la citoyenneté allemande, exception faite de tous les changements survenus après 1945 avec le partage de l’Allemagne en deux États séparés [1968 : 424]. Avant la réunification on ne reconnaissait donc ni citoyenneté spécifique à la RFA ni citoyenneté spécifique à la RDA. En revanche, juridiquement, il n’existait que la citoyenneté allemande, reflet tant de l’immuable unité ethnique du Volk que de la continuité de l’État national né en 1866.

15 La force de l’ethnicité du modèle allemand se manifeste aussi après la chute du mur de Berlin, soit dans la réunification du pays ; la situation des Aussiedler, les émigrés d’origine allemande qui ont voulu s’établir de façon permanente en Allemagne, devient ainsi la référence de tous les immigrés en provenance pour la plupart d’Europe méridionale et de Turquie. En effet, en vertu de la notion ethnique de Volk et du principe du jus sanguinis, les premiers obtiennent la nationalité allemande quasi automatiquement parce qu’ils n’ont qu’à prouver l’existence de lointains ancêtres

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venus d’Allemagne des siècles auparavant. La nationalité leur est alors aisément concédée en ce qu’elle se fonde presque exclusivement sur la descendance et ne tient pas compte d’éventuelles affinités avec la culture allemande, et ce jusqu’au moment où surviennent les lois issues de la coalition rouge-vert du chancelier Gerhard Schröder, qui, elles, s’attachent essentiellement à l’aspect culturel. Les seconds, quant à eux, malgré leur longue présence dans le pays, voire leur naissance sur le territoire allemand doublée d’un processus d’acculturation et d’intégration dans la société allemande, doivent dorénavant passer par une série de pratiques complexes de naturalisation avant d’acquérir la nationalité.

16 Pour parer à ce paradoxe, le nouveau parlement allemand à majorité rouge-vert a approuvé, le 23 juin 1999, une loi sur la nationalité grâce à laquelle on voulait en définitive « dé-ethniciser » le modèle allemand. Ce nouvel instrument juridique, bien qu’il soit en vigueur depuis le 1er janvier 2000, n’est pas vraiment porteur vu la violente hostilité avec laquelle il a été accueilli par les partis d’opposition de centre-droit (CDU, CSU et FDP) et une bonne part de la population. Par conséquent, l’avenir seul nous dira si l’Allemagne a définitivement abandonné le modèle d’État national fondé sur le concept ethnique de Volk.

Modèle français contre modèle allemand ? Différences et équivalences

17 De nombreux chercheurs ont opposé le modèle allemand au modèle français d’État national. Ce procédé s’explique sans doute – ce que l’on a déjà dit – au niveau des types idéaux. La réalité, en revanche, est bien plus complexe parce que, n’étant pas des entités fixes, les États nationaux évoluent beaucoup avec le temps. Cependant, malgré d’évidentes différences, nous pouvons constater entre les deux modèles l’existence d’une analogie essentielle touchant la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle et qui s’avérera importante pour notre argumentation.

18 En s’appuyant sur une vision subjective et individualiste des appartenances renforcée par le jus soli, l’État national français part du principe que l’altérité d’une personne peut et doit être oblitérée. C’est seulement lorsque s’est opérée et qu’a été vérifiée l’assimilation que le désormais ex diverso acquiert la citoyenneté politique et intègre ainsi la communauté nationale. La version allemande de l’État national, avec son concept objectif, naturalisant et collectif de la différence, amplifié par la doctrine du jus sanguinis, détermine de façon inéluctable et inaltérable l’appartenance de « l’autre » à un groupe ethnonational parfaitement distinct du Volk. Il lui sera à jamais refusé la possibilité d’obtenir la nationalité, donc de devenir membre, de quelque manière que ce soit, de la communauté politique allemande.

19 Mais ces modalités d’exclusion et d’inclusion apparemment si dissemblables poursuivent en réalité un même dessein qui est de maintenir sur la totalité du territoire national une homogénéité ethnique et culturelle. En effet, le territoire non monoethnique d’un État national est perçu comme une « anomalie » qu’il faut absolument modifier, pour ne pas dire extirper. C’est la raison pour laquelle le modèle français comme le modèle allemand témoignent depuis toujours d’une incompatibilité substantielle pour ce qui est de la pluriethnicité et du multiculturalisme, incompatibilité dont la diversité pose de lourds problèmes de gestion. Ce qui se traduit

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de façon évidente dans le comportement que l’on adopte face aux minorités et aux immigrés auxquels l’État national laisse le choix entre l’assimilation, avec pour conséquence le passage d’une identité à une autre (comme dans le modèle français), et, de manière plus ou moins permanente, l’exclusion de la communauté civique et politique (comme dans le modèle allemand).

20 Cette propension commune à l’homogénéité territoriale de l’État national perdure d’autant mieux que les fondateurs de ces deux modèles s’en sont remis à la doctrine de la Staatsnation, terme largement utilisé dans la sphère germanophone mais qui – par un hasard étrange – est d’origine française [Pierré-Caps op. cit. : 56]. Ce qui ne fait que souligner combien ce principe repose sur la formule efficace, « une nation, un État, un territoire » [Altermatt 1996 : 53], à savoir l’incontestable et sacro-saint axiome qui veut que l’espace occupé par la nation coïncide avec le territoire étatique. Il va de soi que si le postulat que nous venons de mentionner s’applique aux deux modèles de l’État national exposés ici, son corollaire logique est alors l’aspiration à l’homogénéité ethnoculturelle du territoire.

Quel modèle pour l’Europe centrale et orientale ? Triomphe et tragédie de l’État national

21 Si nous nous sommes quelque peu étendu sur l’analyse des modèles français et allemand c’est que ces deux versions ont joué un rôle primordial dans la construction, très tardive certes, des États nationaux d’Europe centrale et orientale issus des cendres d’entités impériales dont la composition ethnoculturelle est très complexe.

22 Dès la première moitié du XIXe siècle, avec l’affaiblissement lent et progressif de l’empire ottoman appelé « le malade du Bosphore », s’amorce l’irrépressible désagrégation des empires multiculturels – les fameux Vielvölkerstaaten – qui n’arrivera vraiment à son terme qu’après la Première Guerre mondiale avec l’introduction, en Europe (centrale et orientale surtout), du nouvel ordre wilsonien. Parallèlement à la crise de l’empire ottoman, que, dans un souci de diplomatie, les occidentaux appellent par euphémisme « la question d’Orient », naissent dans les Balkans toute une série de nouveaux États nationaux. La route qui mène à la formation de ces nouveaux sujets politiques est longue, douloureuse et émaillée de conflits sanglants. Toutefois, la Grèce (1822), suivie de la Serbie (1830 et 1878), de la Roumanie (1859 et 1878) et de la Bulgarie (1878 et 1908) parviennent à obtenir de la « Sublime Porte » leur complète indépendance après être passées par une phase transitoire de grande autonomie [Castellan 1991]. Mais au même moment l’empire autrichien montre un signe avant- coureur de fractionnement, symptomatique même s’il n’est qu’isolé, quand, entre 1859 et 1866, il perd le royaume lombard-vénitien (avec Milan et Venise) au profit du nouvel État unitaire italien.

23 Entre 1912 et 1918, on assiste en Europe, comme le dirait l’historien suisse Jakob Burckhardt, à une impressionnante accélération de l’histoire, accompagnée de bouleversements de l’ordre territorial et d’importantes redéfinitions des frontières [1978 : 116]. C’est là l’époque qui voit s’écrouler quatre empires : l’empire ottoman (affecté par une crise désormais séculaire), l’empire austro-hongrois, l’empire russe (avec la révolution d’octobre 1917) et l’empire germanique. De ce paysage obscur et inquiétant naîtra le noyau dur de ce qui n’aura été qu’un espoir éphémère et deviendra

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un facteur permanent d’instabilité politique : l’Europe centre-orientale des Nations. De fait, entre 1912 et 1914, est créée l’Albanie, et immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale on voit se former et se reconstituer une véritable légion d’États nouveaux ou préexistants. Il s’agit de la Tchécoslovaquie, des trois républiques baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (rebaptisé plus tard Yougoslavie), de la Pologne réunifiée et de la Hongrie alors définitivement séparée d’une Autriche encore indépendante mais réduite à un simple lambeau de terre.

24 Jusqu’à la chute du mur de Berlin, cet ordre politique et territorial de l’Europe semble immuable, malgré la brève expérience du révisionnisme hitlérien et mussolinien, qui, entre la fin des années trente et la défaite de 1945, désignait, en Europe centrale et orientale surtout, un ordre nouveau (qui ne s’est d’ailleurs jamais vraiment réalisé). Cette certitude était corroborée par le théorème généralement admis selon lequel, pour prétendre à son propre État, comme l’a souligné l’historien britannique Eric J. Hobsbawm, une nation devait posséder ce qu’aujourd’hui on appelle une « masse critique », tant du point de vue démographique que du point de vue territorial [1992]. Ce qui impliquait qu’on puisse compter 1) sur une quantité donnée de population capable de défendre efficacement le pays contre des attaques extérieures et 2) sur un territoire suffisamment étendu et fertile, capable de nourrir ses habitants.

25 Ces critères auraient dû garantir une stabilité politique intérieure majeure et éviter une interminable série de conflits faisant intervenir des sujets politiques de très petite dimension.

26 Ces nations, donc, qui se considéraient comme telles mais ne répondaient pas aux critères que nous venons d’exposer, n’obtinrent pas le droit d’avoir leur propre État. Telles, par exemple, la Slovénie, la Croatie et la Slovaquie, qui, de façon plus ou moins délibérée, s’associèrent à leurs « grandes sœurs », comme la Serbie et la Bohême, avec lesquelles elles pensaient avoir de fortes affinités ethniques et culturelles. Des États désormais dissous comme la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie furent la preuve la plus évidente de cette mésalliance entre peuples frères.

27 Quand, en 1989, la chute du communisme soviétique met fin à la division du monde en blocs opposés pour donner lieu à un large espace pacifié dans la sphère de l’Union européenne, les frontières rigides qui existaient au sein du Vieux Continent deviennent plus perméables, rendant de plus en plus obsolètes les critères des années 1900 concernant la masse critique d’une nation. On assiste alors en Europe centrale et orientale à une fragmentation, inattendue certes, du territoire et à la naissance simultanée et/ou à la restauration de sujets politiques particulièrement petits tant par la population que par la superficie : ainsi de la République tchèque, la Slovaquie, la Moldavie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et l’Herzégovine, la Serbie et le Monténégro (Yougoslavie résiduelle), la Macédoine (FYROM, Former Yugoslav Republic of Macedonia) et les trois républiques baltes reconstituées. Mais, pour donner une idée de ce morcellement territorial en Europe centrale et orientale, il convient de rappeler qu’avant 1989, les États comme la Hollande, la Belgique et la Suisse étaient considérés comme petits pour ce qui est de la population et, au moins pour partie, de l’étendue territoriale, alors qu’aujourd’hui, après les changements survenus au cours des années quatre-vingt-dix, on les trouve de taille moyenne. De cette présentation schématique on peut déduire que l’ensemble du processus de liquidation des empires multiculturels a facilement couvert plus de cent cinquante ans. Malgré cette durée relativement

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longue, une caractéristique essentielle lie les diverses phases de cette période : c’est le type d’État qu’on va choisir. En effet, les élites des pays d’Europe centrale et orientale, de la Grèce à l’Estonie, décident à l’unanimité – manifestement avec l’accord tacite, voire avec la complicité des grandes puissances d’alors et d’aujourd’hui – d’opter pour la forme de l’État national. Il s’agit maintenant de voir quelle version de cette organisation politique aura la préférence.

28 L’une des préoccupations majeures qui inquiétaient et inquiètent encore les élites d’Europe centrale et orientale après l’indépendance de leurs États était et demeure le fait qu’elles tiennent pour arriérées en matière socioéconomique et culturelle les sociétés auxquelles elles appartiennent. Plus concrètement, la question peut être formulée en ces termes : comment est-il possible que ces pays où vivent les « peuples vraiment les plus doués » n’aient pas réussi à combler le fossé qui les en séparait et à rattraper les nations européennes socialement et culturellement plus évoluées et économiquement plus avancées, comme la France et l’Allemagne ? Les réponses apportées par les élites d’Europe centrale et orientale ne nous intéressent pas pour le moment. Ce que nous voulons c’est souligner ici le fait que cette interrogation a conditionné les orientations et les choix spécifiques des gouvernants, des intellectuels ainsi que, partiellement, ceux des hauts gradés de l’armée et du clergé de cette partie du vieux continent, qui, malgré leurs contradictions, leurs révisions et des élaborations nouvelles, se sont efforcés de mettre en pratique les modèles politiques, culturels, sociaux et économiques de l’Occident européen.

29 De fait, en Europe centrale et orientale, la classe dirigeante et les érudits ont toujours comparé leurs propres sociétés à celles des grandes puissances de « l’autre Europe », celle qui se trouve à l’ouest du continent. Pour commencer, l’espace linguistique (et plus que l’anglophone) a exercé et continue d’exercer, en partie du moins, une fascination inégalée et quelque peu ambivalente, si bien que, pour ce qui est de la France et de l’Allemagne, on peut légitimement parler de sociétés de référence au sens où l’entend le sociologue américain Reinhard Bendix [1980, vol. 2 : 77]. C’est pourquoi il ne faut pas nous étonner si les modèles français et allemand d’État national ont joué un tel rôle dans la construction des entités étatiques d’Europe centrale et orientale. Il est possible que Belgrade, Bucarest et Varsovie se soient tournées vers Paris tandis que Sofia, Prague, Budapest et Riga auraient davantage regardé du côté de Berlin et Vienne mais, ce qui est crucial, c’est le fait que toutes les élites de ces pays ont envisagé et réalisé des États nationaux qui représentent, avec chacun leurs spécificités, une combinaison des deux modèles. Concrètement, cela signifie que le principe centraliste et républicain de l’État français qui, par définition, est « un et indivisible », a été associé à l’idée de Volk d’origine germanique [Sundhaussen op. cit. : 80]. L’union paradoxale de ces deux modèles, qui génère des formes très centralisées d’État national à connotation ouvertement ethnique, aura, nous le verrons, un impact notable sur l’organisation de l’ordre territorial de tous les pays d’Europe centrale et orientale.

Politiques ethniques et diversité en Europe centrale et orientale

30 Quand on voit les États nationaux (re)naître des cendres des empires multiculturels, ce qui est le plus apparent est sans aucun doute le manque quasi total d’un quelconque projet fédéraliste et l’absence des formes d’autonomie locale et de régionalisation

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territoriale qui devraient s’ensuivre. Divers fédéralismes furent certes introduits en Yougoslavie après 1945 et en Tchécoslovaquie après le « Printemps de Prague » de 1968, mais on sait bien que ces derniers, promus au sein dudit centralisme démocratique communiste, restèrent des « escamotages » politiques de pure forme et vides de contenu. Par conséquent il suffit de regarder une carte politique de la région, même contemporaine, pour constater l’organisation monolithique du territoire. Dans le meilleur des cas on peut y voir un système de départements à la française, encore ce système est-il dépourvu des efforts réformateurs auxquels la France, malgré une certaine réticence, s’est appliquée ces vingt dernières années.

31 L’exemple le plus significatif à cet égard est probablement celui de la Yougoslavie entre les deux guerres après l’instauration de la « dictature royale » par Alexandre Karadjordjević en 1929, lorsque l’introduction d’une réforme institutionnelle et territoriale subdivisa le pays en neuf banovines très proches des départements français. Les banovines, pour la plupart baptisées en fonction de critères hydrographiques qui s’appuyaient sur la présence de grands fleuves tels le Danube, la Drave, la Save ou le Vardar, négligeaient les régions ethnoculturelles bien connues qu’étaient la Serbie, la Croatie et la Slovénie. L’objectif de cette opération était de redimensionner les différences internes et d’exalter l’existence d’une nation ethnique seule et unique (la Yougoslavie s’entend). Ce processus de réforme centraliste de l’État se fondait sur l’idéologie « yougoslaviste » issue des théories du Serbe Jovan Cvijić, chercheur en géographie humaine et en ethnologie. Cet auteur, reconnu même hors de ses frontières et qui avait inventé et popularisé avec succès l’idée de « complexe dinarique », considérait le territoire yougoslave comme un espace monoethnique, c’est-à-dire comme une unité ethnique et géopolitique homogène. De fait, il soutenait que les divers peuples slaves de la région, en particulier serbe, croate et slovène, auraient, au cours des siècles et à cause de nombreux mouvements migratoires, vécu une fusion culturelle et physiologique telle qu’elle pouvait aller jusqu’à former une indissoluble communauté dinarique par l’origine et la culture [Bataković 1994 : 124 ; Cvijić 1918].

32 Le centralisme rigide lié à une vision ethnique de la nation semble être la base la meilleure pour pratiquer une politique d’homogénéisation ethnique, donc d’exclusion et de discrimination de « l’autre », ce qu’illustre l’histoire de la société d’Europe centrale et orientale des cent cinquante dernières années. Nous ne nous emploierons ici ni à produire des exemples spécifiques, qui sont pourtant très nombreux, ni à reconstruire les diverses phases de ces processus de nationalisation du territoire puisque nous l’avons déjà fait dans un article publié dans cette revue [Giordano 2000, 2001]. Nous tenons toutefois à souligner qu’au cours des cent cinquante dernières années, on a assisté, en Europe centrale et orientale, malgré les diverses lois portant sur la protection des minorités et garanties aussi par la communauté internationale (Société des Nations, ONU, etc.), à un effort immense et continu de la part des États nationaux pour rendre le territoire ethniquement et culturellement homogène en utilisant différents instruments (légaux ou non) au nombre desquels figurent en particulier l’assimilation forcée et l’échange de populations.

33 Par assimilation forcée on entend une « politique ethnique intérieure » spécifique par le biais de laquelle on peut obliger les minorités d’un État, en allant jusqu’à la contrainte physique, à adopter les modèles culturels de la nation titulaire, voire l’identité de la majorité.

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34 À l’inverse, par échange de populations on entend des mesures de « politique ethnique internationale » grâce auxquelles des groupes entiers de minorités de deux États nationaux ou davantage devront permuter pour s’établir sur le territoire de la nation titulaire concernée et ainsi s’agréger à cette dernière. L’objectif principal de l’échange de populations est ce que Rogers Brubaker a baptisé unmixing, une stratégie d’homogénéisation qui s’effectue par la séparation des divers groupes et vise des frontières univoques et stables, réduisant alors (c’est du moins ce que l’on envisageait) tant la complexité ethnique de régions entières que le potentiel des conflits et tensions [1996 : 10 et 148-178].

35 À ces formes de politiques ethniques on pourrait en ajouter d’autres bien plus dramatiques et tragiques, comme certaines séparations politiques douloureuses, accompagnées de déportations, de génocides, de purifications et de guerres ethniques, qui ont ensanglanté l’Europe centrale et orientale et continuent de le faire. Le résultat de ces politiques ethniques est facile à observer puisque, incontestablement, les pays et les sociétés d’Europe centrale et orientale sont pour la plupart plus homogènes aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a soixante ou cent ans. Certains États nationaux, telle la Pologne, ont vraiment réussi à devenir (quelques infimes minorités mises à part) monoethniques.

Territorialité, appartenances ethnonationales, identités paysannes. La correspondance entre terre et territoire

36 L’analyse des politiques ethniques en Europe centrale et orientale nous enseigne également une autre chose, à savoir qu’il existe un lien étroit entre appartenance ethnique et dimension territoriale, lien que jusqu’à présent ont délaissé une grande partie des chercheurs. En effet, on sait que, depuis les années soixante, dans les pays anglo-saxons et plus spécialement aux États-Unis, le débat sur l’ethnicité s’est développé avec les revendications identitaires des minorités immigrées (afro- américaines, italo-américaines, hispaniques, etc.) qui, vu leur degré relativement élevé d’intégration dans la société des États-Unis, n’exprimaient jamais ou presque de revendications territoriales véritables. Cette expérience spécifique a empêché les chercheurs, qu’ils soient d’origine « primordialiste » ou à tendance « constructiviste », de penser la territorialité comme élément essentiel de l’ethnicité d’un groupe, pour les premiers, ou, pour les seconds, comme critère significatif de la fabrication collective des appartenances ethniques. Depuis la deuxième moitié des années soixante, la discussion relative aux identités ethniques a envahi l’Europe occidentale là où, dans le même temps, on voyait s’articuler de façon toujours plus insistante des instances régionalistes, autonomistes et séparatistes à caractère ethnicisant. Même alors, les revendications territoriales, si tant est qu’ il y en eut, ne sont jamais devenues de première importance, exception faite peut-être, et soulignons le « peut-être », de la Corse. Mais ce qui est bien plus parlant et efficace que la territorialité, ce sont les arguments et les critères linguistiques (Catalogne, Galicie, Occitanie, Sardaigne, Trentin-Haut-Adige, Val d’Aoste, Frioul, Flandres, etc.), religieux (Irlande du Nord) ou historiques (Sicile, « Padanie1 »). C’est probablement à ces caractéristiques de la construction identitaire que revient le fait que le débat scientifique qui s’est développé

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en Europe occidentale ait pris un ton typiquement culturaliste lors même que le lien entre ethnicité et territorialité était quasi oublié.

37 Contrairement aux États-Unis et à l’Europe occidentale, même après la chute du mur de Berlin, la construction de l’ethnicité dans la partie centrale et orientale du Vieux Continent ne peut être détachée d’une orientation territoriale nette et souvent proclamée. La territorialité, en tant que droit à un espace exclusivement réservé à la communauté ethnique proprement dite, devient ainsi un critère fondamental de la fabrication des identités collectives. C’est précisément cet argument territorial qui justifie et légitime la création d’espaces monoethniques définis par des frontières univoques et inviolables. Ce qui a été bien observé et souligné par l’historien hongrois Istvan Bibó qui, il y a cinquante ans déjà, écrivait que dans les petits États d’Europe centrale et orientale, la renaissance, la force, la puissance et le bien-être de la nation s’exprimaient surtout en termes de cartographie, c’est-à-dire selon de rigoureux concepts territoriaux [1993 : 171].

38 Cette vision territoriale des appartenances ethniques figure en Europe centrale et orientale dans une quantité impressionnante de témoignages socioculturels et juridiques. À cet égard, il est intéressant de noter que dans presque toutes les langues slaves la notion de citoyen et de citoyenneté est davantage liée à la vision territoriale de « résidence » qu’au sentiment d’appartenance à une communauté politique abstraite. L’anthropologue polonaise Zofia Sokolewicz a révélé que le terme obywatel, que l’on peut traduire par citoyen, correspondait à l’origine à la notion latine de habitator [1996 : 93]. Aux XVe et XVIe siècles, obywatel désignait le propriétaire d’un bien rural ou l’habitant d’un lotissement urbain. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle quand, pour la première fois, on associa le concept de citoyenneté à l’idée de patriotisme, donc à celle d’amour pour sa nation propre, que l’on commença à utiliser le mot obywatel pour définir la relation de loyauté envers « son » État. Dans cet exemple, ce qui nous paraît révélateur c’est comment la relation État-citoyen qui, notons-le, détermine aussi l’appartenance et l’identité d’une personne, s’exprime aujourd’hui encore au travers de vocables empreints d’une connotation territoriale, ancienne certes, mais toujours présente.

39 L’exemple suivant, qui nous montre combien la correspondance entre territoire et ethnicité est encore d’actualité en Europe centrale et orientale, nous vient de certains nouveaux États nés après la chute du mur de Berlin et, plus précisément, sur les cendres de l’Union soviétique. La nouvelle constitution de la Lituanie créée en 1992 est un cas assurément symptomatique où le principe de territorialité s’unit à celui d’ethnicité. De fait, dans le préambule de la charte fondamentale de ce pays est déclaré explicitement qu’il est du devoir du peuple lituanien de préserver l’héritage spirituel, linguistique et folklorique ainsi que le « droit inné » de vivre et d’agir librement sur le territoire de ses ancêtres. On peut observer des propos ethnoterritoriaux similaires dans la constitution de la nouvelle Estonie.

40 Là, l’anthropologue doit se demander comment la relation étroite qui lie ethnicité et territoire maintient en Europe centrale et orientale un tel pouvoir de fascination et comment elle conserve pareille vivacité et pareille permanence.

41 Le géographe Steven Grosby a récemment soutenu avec force la thèse de la territorialité comme caractéristique « transcendantale et primordiale » des sociétés modernes [1995]. De ce point de vue, la territorialité représente une constante structurale et culturelle, ce qui revient à dire une sorte d’« état de nature » de la

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modernité. La perspective géopsychologique que propose cet auteur nous semble toutefois trop schématique et simpliste pour être vraiment convaincante. Bien qu’il soit incontestable que la territorialité joue un rôle central dans la construction des sociétés modernes, il serait hasardeux de la considérer comme un trait universel de la modernité. En outre il ne nous sert pas à grand-chose de savoir que la territorialité est un phénomène universel quand nous voyons qu’elle est plus ou moins importante selon les sociétés. Au-delà de certains arguments transcendantaux et primordiaux assurément fascinants, ce qui nous intéresse c’est de définir les motifs idéologiques produits par les sociétés elles-mêmes, motifs qui avaient et continuent d’avoir un très grand pouvoir d’attraction en Europe centrale et orientale. Nous tenterons donc de montrer que dans cette partie du vieux continent, l’idée de territorialité et celle d’ethnicité, déjà si étroitement connectées l’une à l’autre, ont aussi beaucoup à voir avec certaines représentations culturelles de la ruralité, faisant ainsi naître un lien indéfectible entre terre et territoire.

42 L’anthropologue américain Lawrence Krader a mis en évidence le fait qu’en aucune région d’Europe la ruralité n’a été (et elle ne l’est pas davantage aujourd’hui) une composante qui permette de structurer la société de façon aussi essentielle que dans les aires centre-orientales. Soulignant cette réalité, il écrit à propos de la différence entre l’Est et l’Ouest : In Eastern Europe, the peasant prepondrates in the life of the society and imposes a stamp on all facets of national life ; the entire society is peasant in character, with its component peasant communities. In Western Europe the peasant lives in small communities, enclaved in a larger society, whose fundamental impress is urban and industrial.[1960 : 77]

43 Cette observation très pertinente appelle toutefois quelques précisions. L’influence des styles de vie et des systèmes de valeurs ruraux ne concerne pas seulement, comme l’argumentation matérialiste utilisée par Krader pourrait le laisser croire à première vue, la dimension objective et par conséquent structurale des sociétés d’Europe centrale et orientale. Si les pays de cette région sont ruraux et pour une grande part paysans, ce n’est pas seulement parce que le secteur agricole est aujourd’hui encore très étendu et important. Le communisme, à travers l’industrialisation forcée (celle de l’agriculture également) et l’urbanisation accélérée, a presque partout redimensionné de façon significative, pour ne pas dire détruit de façon irrémédiable, les communautés villageoises et la culture paysanne qui leur était liée [Conte et Giordano 1995 : 28 sq. ; Giordano et Kostova 1995]. Le poids de la ruralité se concentre en premier lieu, autrefois comme maintenant, dans la sphère intellectuelle du symbolique, de l’imaginaire et de l’idéologique. On ne peut donc pas la considérer comme n’étant qu’un important élément structurant de la société, mais on doit aussi l’envisager comme une construction effectuée par les élites des États d’Europe centrale et orientale qui, depuis les luttes pour l’indépendance de leurs pays, sont à la recherche des spécificités qui permettront de légitimer l’existence de l’identité nationale. Plus encore qu’à une « ruralité » réellement « vécue » par les paysans, on a affaire à une « ruralité pensée » produite dans la sphère urbaine surtout par des hommes politiques, juristes, historiens, folkloristes, philologues, linguistes, mais aussi par d’éminents représentants du monde artistique, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, etc. Les membres des élites nationales développèrent de véritables idéologies rustiques fondées sur la mythisation et sur la présentation idyllique de tout ce qui est associé à la terre. Ces producteurs typiques des identités nationales d’Europe centrale et orientale, aux formations et positions politiques des plus diverses, s’efforcèrent de valoriser et de

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revitaliser la ruralité d’une manière si flagrante et souvent si grossière que même aux yeux d’un observateur peu initié ces opérations intellectuelles peuvent sembler des inventions pures et simples de la tradition [Hobsbawm et Ranger eds. 1983 : 1 sq.]. Nous pensons tout particulièrement à la glorification de la communauté paysanne russe – le mir et l’obščina – opérée par les narodniki en Russie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et à l’exaltation de la communauté domestique et familiale – la zadruga – dans les pays slaves (Bulgarie et Yougoslavie) des Balkans [Shanin 1972 : 32 sq. ; Todorova 1990]. On retrouve des glorifications similaires en Roumanie également où l’idéal de la gospodarie, noyau paysan primordial (traduit en français à tort ou à raison par les termes de « maisnie » et maisonnée) [Hirschhausen 1997 : 225], et l’exemplarité du village en tant qu’organisation sociale représentent une constante désormais séculaire de la haute culture nationale. N’oublions pas que l’un des hommes de lettres les plus éminents du pays, le poète Lucian Blaga, écrivit en 1936 L’éloge du village, célèbre texte au titre emblématique, que l’on continue de citer et dans lequel il soulignait avec passion et véhémence les grandes qualités du style de vie champêtre roumain. Pour finir, rappelons aussi qu’en Albanie on assiste à une valorisation enthousiaste du rôle d’institutions sociales comme fis (tribu), fara (terme d’origine lombarde qui veut dire groupe gentilice) et shepti ou shpi (synonymes de communauté domestique) [Stahl 1986 : 88 sq.], qui évoquent la suprématie sociale et morale de l’ordre agropastoral.

44 À ce propos, nous ne devons pas perdre de vue que l’exaltation de la ruralité en Europe centrale n’est jamais une fin en soi puisque dans ces pays l’identité nationale s’est presque toujours construite autour de l’image mythique et sacralisée du paysan, du village et de la terre. Parallèlement aux tentatives de modernisation liée à l’étiquette d’européanisation dont nous avons parlé plus haut, on peut constater un recours massif aux représentations et aux comportements à caractère nativiste qui permettent de mettre en scène les vertus collectives et les admirables capacités dont font preuve et le peuple et la nation. À l’instar du sociologue allemand Wilhelm Emil Mühlmann, on peut ajouter que les divers nativismes nationalistes d’Europe centrale et orientale se fondent sur le désir et sur la volonté de manifester et de traduire publiquement le sentiment d’être aussi quelqu’un [1964 : 12], peut-être supérieur aux autres justement, surtout si ces derniers sont ses propres voisins. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’afficher ce que les différents producteurs d’identité nationale – c’est-à-dire les élites politiques et intellectuelles d’un pays donné – voient comme la contribution de la nation proprement dite. Le nativisme implique généralement une nouvelle élaboration et une réinterprétation des traditions considérées comme étant les plus naturelles à un peuple, lesquelles, en Europe centrale et orientale, ne peuvent être que d’origine paysanne. La production de la ruralité pensée représente de ce fait et sans l’ombre d’un doute la composante fondamentale du nativisme conçu par les élites de ces sociétés.

45 Si, en tant que complexe de mythisation et de sacralisation nativistes, la production de la ruralité pensée est, avant la Première Guerre mondiale, une activité intellectuelle simple quoique importante, elle revêt après 1918 une valeur politique grandissante. À cette époque, ce sont surtout les politiques qui commencent à exalter les styles de vie rustiques, à instrumentaliser les traditions rurales et à promouvoir les héritages matériels et spirituels du monde paysan. C’est entre les deux guerres mondiales surtout que s’articulent et s’organisent les importants mouvements et partis qui diffusent avec succès, au sein des masses paysannes d’Europe centrale et orientale, les idéologies nationalistes combinées avec des programmes au caractère ruralo-populiste, à

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l’évidence. C’est la période des grands partis agraires qui, dans la vie politique de ces sociétés tinrent une place majeure. Ce sont précisément ces sujets politiques qui, plus que tous les autres, feront la relation entre ruralité et nation, donc entre terre et territoire. Parmi les leaders les plus significatifs de ces partis agraires, nous trouvons des personnalités de premier plan, tels Ion Michalache, cofondateur du Parti national paysan de Roumanie et ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture dans plusieurs gouvernements à coloration ruraliste, Aleksander Stamboliiski, chef incontesté de l’Union agraire nationale bulgare et Premier ministre entre octobre 1919 et juin 1923, et enfin Ante et Stjepan Radić, les deux personnages les plus populaires et influents du Parti paysan de Croatie. Toutes ces icônes des partis agraires de l’époque, qui se distinguèrent non seulement par leur carrière politique mais aussi par leur rôle d’idéologues efficaces, se comportaient avec un mysticisme tourné vers la ruralité envisagée comme la « partie la plus saine et non contaminée du peuple et le berceau des vertus nationales ». Celui qui travaille la terre est par conséquent le meilleur représentant de la nation et le plus fiable défenseur du territoire national.

46 Dans cette atmosphère de sacralisation de la ruralité, nombre de leaders ruralistes formulèrent, sur un ton empreint de nationalisme, une « utopie politique paysanne » [Giordano 2000 ; Jackson 1974]. Ion Michalache, à l’origine maître d’école d’extraction paysanne, promulgua, avec la collaboration du médecin de campagne Nicolae Lupu, du philosophe et écrivain Constantin Stere et de l’économiste Virgil Madgearu, la doctrine du taranismul qui postulait l’introduction d’une « démocratie agraire » spécifiquement roumaine [Roberts 1969 : 144]. Les initiateurs de ce projet ruralo-populiste se proposaient de réaliser une économie nationale paysanne dans laquelle le secteur industriel serait au service de celui qui travaille la terre et non l’inverse [ibid. : 145 sq.]. Pour échapper au Golgotha du capitalisme [ibid. : 147 et 150] la nation roumaine aurait dû s’organiser en créant de petites entreprises quasi artisanales qui concentreraient la production au cours des mois d’hiver pour employer au mieux la force de travail dans le secteur agricole [ibid. : 145 sq.].

47 Aleksander Stamboliiski, dont le programme est plus radical et précède de quelques années ceux que nous venons d’exposer et qui furent imaginés en Roumanie, s’appuie sur une vision bipolaire de la société. Pour le leader de l’Union agraire nationale bulgare, le pays est divisé en deux ordres sociaux opposés : l’urbain et le rural. Selon lui il est sûr et certain que la communauté villageoise est vertueuse en soi et qu’elle l’emporte, d’un point de vue moral et social, sur la communauté urbaine qui, à l’inverse, se compose d’éléments dégénérés et représente la part corrompue de la nation. Son aversion envers tout ce qui est urbain et sa sympathie illimitée et quasi mystique envers le mode rural, « noyau intègre de la nation », transparaît dans cette déclaration : The town and village are the centres of two different world views, two different cultures… In the villages live a people who work, fight and earn their living at the caprice of nature. In towns live a people who earn their living by exploiting nature, but exploiting the labour of others… The way of life in the village is uniform, its members hold the same ideas in common. The account for the superiority of the village. The city people live by deceit, by idleness, by parasitism, by perversion.[Petkov 1930 : 226, cité in Jackson 1974 : 289]

48 De la même manière que les ruralo-populistes roumains, Stamboliiski – qui, s’il n’avait été assassiné en 1923, y serait peut-être parvenu – projetait de créer, en Bulgarie, un ordre nouveau fondé sur la prééminence de l’agriculture et des paysans qu’il considérait comme un état (et, entendons-nous bien, non comme une classe) dont la

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cohésion sociale était le produit d’une activité commune : le travail de la terre. Il préconisait donc l’instauration d’une « république paysanne » qui, d’un côté, offrirait une alternative au capitalisme et au socialisme et, de l’autre, serait en mesure, en employant peut-être des moyens autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux, de protéger de la menace que sont les parasites venus de la ville les intérêts les plus authentiques de la nation, soit les intérêts ruraux [Jackson op. cit. : 290 sq.]. Sa formule, « les temps de l’imbécillité sont terminés. Généraux, professeurs et avocats sont exclus du pouvoir », demeure probablement le témoignage le plus coloré de son programme [Groueff 1987 : 75].

49 Ante et Stjepan Radić partageaient avec Stamboliiski la conviction que ville et campagne étaient deux formes de société différentes et opposées. En outre, la souche paysanne constituait pour les deux frères croates, influencés qu’ils étaient par les narodniki russes [Jackson op. cit. : 286], l’unique véritable élément de stabilité au sein d’un ordre social dont les communautés villageoises étaient seules dépositaires des vertus collectives d’un peuple. Les villageois constituaient donc la part la meilleure et la plus authentique de la nation et la plus pure aussi. Dans l’appareil idéologique de Ante et Stjepan Radić, c’est à eux qu’il revenait de guider l’avenir de la Croatie. Si, en Europe occidentale, le tiers état, c’est-à-dire la bourgeoisie urbaine, était élevé au rang de groupe dominant et si, en Union soviétique, cette position revenait au « quatrième état », c’est-à-dire le prolétariat industriel, l’Europe centrale et orientale était la région du Vieux Continent au sein de laquelle le « cinquième état » devait prendre en main le destin de la nation. La conséquence de cette analyse sociale fut le projet nativiste imaginé par Ante et Stjepan Radić, auxquels s’était associé Rudolf Herceg, le plus subtile des idéologues du Parti paysan croate, d’un État rural fondé sur la traditionnelle économie domestique familiale, la coopérative agricole et la démocratie collégiale directe. Cette utopie politique fut plus tard déclarée objectif principal du Parti paysan croate.

50 Les « trois utopies paysannes » que nous avons présentées sont restées en l’état parce qu’elles n’ont pu se réaliser dans la pratique politique. Et, si nous les avons un peu trop détaillées, c’est que l’identité liant vertus nationales et vertus paysannes, suivie de la correspondance terre-territoire, y est particulièrement visible.

51 L’attitude mystique envers la campagne et la terre qu’entretiennent les mouvements et les partis ruralo-populistes d’Europe centrale et orientale est de plus en plus souvent instrumentalisée par les dictatures royales et les organisations à tendance fasciste en pleine croissance depuis 1930. À cet égard, il n’est pas surprenant de voir qu’en Roumanie Corneliu Codreanu, fondateur de l’organisation paramilitaire, Légion de l’archange Michel, qui plus tard deviendra tristement célèbre sous le nom de Garde de fer, a utilisé l’argument de la supériorité morale et sociale des modes de vie rurale empreint d’antisémitisme [Castellan op. cit. : 422]. Mais presque dans le même temps, un an environ avant d’asseoir sa propre dictature (1938), le roi Carol II de Roumanie soutenait la création, à Bucarest, du Muzeul Satului, à savoir le Musée du Village. Son fondateur, le célèbre sociologue Dimitrie Gusti, disait dans son discours d’ouverture que cette institution vraiment très spectaculaire devait devenir « une école de connaissance et d’amour du village et de notre paysan » [cité in Godea 1993 : 43] et documenter « la richesse et la variété de la vie du paysan, les idées profondes du style d’architecture paysanne, la grande sagesse de l’adaptation au milieu et de l’adaptation

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du milieu, la sûreté instinctive ou réflexive de l’utilisation supérieure de l’espace pour les gens, les animaux et les objets » [cité in Cosma et Işfanoni 1991 : 1].

52 Dimitrie Gusti était un représentant illustre et intègre de l’intelligentsia roumaine qui avait sincèrement à cœur le sort de son peuple. Il s’était proposé de fonder une idéologie qui serait une « science de la nation » que l’on ne pourrait taxer de sympathies totalitaires, voire fascistes. Mais, même pour ce savant réputé, la part la plus vertueuse de la nation roumaine revenait aux communautés paysannes qu’avec ses disciples il étudia en profondeur par le biais d’une méthode monographique et holistique. En définitive, les idées de Gusti – ruralité et nation d’une part, terre et territoire de l’autre forment une unité indissociable – se révélèrent propices à la dictature naissante de Carol II, antichambre du fascisme roumain, qui, à dessein, s’en appropria les pouvoirs.

53 Les représentations ruralo-populistes de la nation et ses composantes vertueuses (les communautés et les classes paysannes) si caractéristiques des partis agraires entre les deux guerres mondiales furent, à l’instar du cas roumain que nous venons de citer, instrumentalisées par le fascisme croate de Ante Pavelić. Le même poglavnik et son État indépendant (la Nezavina Država Hrvatska, figurant aussi sous l’acronyme NHD) qui s’étaient constitués sous l’égide du national-socialisme présent dans le pays cherchèrent, et un temps obtinrent, le soutien du Parti paysan croate des frères Radić [Goldstein 1999 : 138]. Mais les sympathies de Ante Pavelić et de son entourage politique envers les nativismes ruralo-populistes furent manifestes jusque dans le choix des symboles nationaux. En effet, la nouvelle monnaie nationale fut appelée kuna et subdivisée en cent lipa. Kuna signifie martre (peut-être renard à l’origine) ou désigne sa peau, lipa est le tilleul. Ces deux termes évoquent clairement l’économie paysanne des communautés rurales slaves fondée sur la subsistance et le troc.

54 Ce que montrent les exemples de la Roumanie et de la Croatie, c’est que les partis agricoles d’Europe centrale et orientale ne réussirent pas à concrétiser leur vision nativiste d’un État national basé sur la relation entre terre et territoire ou à ouvrir, comme alternative au communisme bolchevique et au capitalisme libéral, une troisième voie vers la modernité. L’utilisation de la mystique paysanne par les régimes totalitaires de droite et les mouvements fascistes marqua une apothéose mais, paradoxalement, elle marqua aussi la fin momentanée de la « légende dorée » du ruralisme, devenue « légende noire » après l’instauration du communisme en Europe centrale et orientale. De fait, les nouveaux gouvernements plus ou moins imposés par Moscou se mirent à prêcher une nouvelle doctrine internationaliste fondée sur le mythe du prolétariat international pour remplacer le mythe du monde rural, pilier de la nation. Les paysans se virent ainsi brusquement mis à l’écart du panthéon politique et idéologique pendant que dans la vie réelle on cherchait à les détruire par le biais de la collectivisation. Il ne leur fut plus confié qu’un rôle marginal et abstrait dans le cadre du folklore d’État uniquement [Conte et Giordano op. cit. : 22 sq.].

55 Après l’intermède socialiste, on voit poindre en Europe centrale et orientale une volonté renouvelée de « retourner en Europe » pour ne pas risquer de reproduire une expérience analogue à celle qui avait dominé lors de l’hégémonie soviétique, et une vision plus rétrospective et nostalgique consistant à « rendre l’histoire réversible », ou plutôt à revenir au statu quo ante. Les cinquante années de socialisme sont considérées comme une impasse dans laquelle l’histoire s’est fourvoyée, si bien qu’il faut revenir sur ses pas et tout reprendre depuis le début [ibid. : 24 sq.]. Après 1989, on assiste dans

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divers pays d’Europe centrale et orientale à une revitalisation nativiste et nationaliste du mythe rural fondé sur la correspondance entre communauté paysanne et nation, et entre terre et territoire. La terre est redevenue un symbole politique de première importance et un instrument au service de certaines appartenances ethnonationales [Kaneff 1998]. Cette caractéristique se lit aisément dans les réformes agricoles postsocialistes (surtout en Roumanie, en Bulgarie et dans les pays baltes) qui envisageaient de restaurer le statu quo ante, voulant par la même occasion reconstruire, au-delà d’un acte de justice lié à la restitution de la propriété rurale, le « berceau de la nation », c’est-à-dire la société paysanne détruite par les politiques socialistes de collectivisation et de planification agroindustrielle [Giordano et Kostova op. cit. : 160 sq.].

Le modèle « Ruritanie »

56 Dans son célèbre livre Nations and Nationalism Ernest Gellner décrivit le processus spécifique de formation des nations d’Europe centrale et orientale, en construisant un type idéal wéberien [1983 : 58 sq.]. L’auteur développa, grâce à l’itération de la réalité, un modèle abstrait de nation que, symptomatiquement, il baptisa « Ruritanie ». Comme on peut facilement s’en douter, le nom de Ruritanie ne masque pas son intention d’évoquer de manière phonétique et sémantique le caractère rural de cette entité nationale imaginaire. En effet, par le biais du modèle Ruritanie, Gellner mettait en évidence le rôle central tenu par la ruralité en tant que complexe de ressources symboliques et politiques pour l’édification, en Europe centrale et orientale, des nations avec leurs appartenances ethniques. Le présent article vise à rendre moins abstrait le modèle Ruritanie en l’illustrant de données concrètes.

57 Nous tenions donc à souligner que la Ruritanie de Gellner est bien plus qu’une fort brillante fiction.

58 Enfin, nous avons voulu montrer ce qu’a impliqué, pour les diverses Ruritanies d’Europe centrale et orientale, l’instrumentalisation politique de la ruralité en fonction des appartenances ethnonationales. En analysant ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie ruritane » et ses diverses applications, on a pu voir qu’elle se fondait sur quatre notions clés – ethnicité (et/ou nation), ruralité, territoire et terre – étroitement liées les unes aux autres. Ce lien peut se résumer dans le schéma suivant :

59 En somme, on peut noter une construction politique dans laquelle la correspondance entre ethnicité (et/ou nation) et ruralité induit, en vertu aussi de relations évidentes entre ethnicité et territoire d’une part, et entre ruralité et terre de l’autre, un lien indissoluble entre terre et territoire. C’est la raison pour laquelle la propriété foncière n’est pas un seul bien économique ou une seule ressource sociale mais elle est aussi et

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surtout un capital symbolique doté d’une forte valeur politique dans la gestion des rapports interethniques. Par conséquent, si dans les diverses Ruritanies prises en considération on constate au niveau de l’idéologie politique qu’un rapport intime lie ethnicité et ruralité, on peut, avec une quasi-certitude, ajouter que la terre et, partant, la ferme, le village, etc. sont perçus dans le monde politique et par les citoyens comme un fragment sacré du territoire national.

60 Traduit de l’italien par Éva Kempinski

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NOTES

1. Région imaginée par les leghisti (mouvement des ligues) et située dans la plaine du Pô.

RÉSUMÉS

Résumé Partant de la constatation que les nations d’Europe centrale et orientale se sont organisées politiquement selon le principe de la Staatsnation et ont donc adopté des modèles d’État national venus de l’Europe occidentale et plus spécifiquement d’Allemagne et de France, l’article cherche à montrer que les appartenances se sont bâties sur l’ethnicité et la territorialité. Parce que la ruralité avec son organisation sociale spécifique (la communauté villageoise, la famille, le travail agricole) est considérée comme le « berceau de la nation », il s’est constitué en Europe centrale et orientale un complexe idéologique qui porte sur un système de correspondances entre ethnicité, ruralité, territoire et terre.

Abstract Politically organized on the principle of the nation-state, the countries in eastern and central Europe have adopted nation-state models from western Europe, especially Germany and France. Group feelings have been built on ethnicity and territoriality. Since rural life with its specific social organization (the village community, family and farm work) is thought to be the “nation’s cradle”, a complex ideology, involving a system of correspondences between ethnicity, rurality, territory and the land, has arisen in eastern and central Europe.

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Peut-on devenir Allemand ?

Édouard Conte

1 Ce n’est qu’au terme d’un âpre débat parlementaire et public que le Bundestag allemand approuva l’entrée en vigueur au 1er janvier 2000 de la Loi sur la nationalité ou Staatsangehörigkeitsgesetz. Ce statut entame, fût-ce de manière réticente, l’empire exclusif du « droit du sang », clé de voûte de la Loi sur la citoyenneté du Reich et de l’État ou Reichs- und Staatsangehörigkeitsgesetz, promulguée le 22 juillet 1913 et restée en vigueur depuis lors, y compris sous la dictature nazie, puis en République fédérale d’Allemagne. Cette loi permet à des étrangers d’origine non germanique ayant résidé pendant huit ans en Allemagne, au lieu de quinze précédemment, de demander la nationalité allemande sous réserve d’être titulaires d’un permis de séjour, de jurer fidélité à la Loi fondamentale et de réussir une épreuve de langue dont les modalités varient d’un Land à l’autre. Par ailleurs, elle stipule que « par la naissance sur le territoire du pays (im Inland) un enfant de parents étrangers acquiert la nationalité allemande »1. Toutefois, l’enfant y ayant accédé jure soli doit opter entre 18 et 23 ans pour la conserver et renoncer à celle(s) que ses parents lui ont transmise(s) jure sanguinis. L’assouplissement des conditions d’accès à la nationalité trouve ainsi une limite majeure dans les restrictions imposées à la reconnaissance de la double citoyenneté. Si le principe de la filiation est atténué, l’exclusivité du lien entre citoyen et État reste affirmée. Or, c’est ce large refus de la double allégeance, plus que la centralité du jus sanguinis, me semble-t-il, qui distingue désormais le droit allemand du droit français ou turc, pour ne citer que ces exemples, tout en le rapprochant des traditions de certains pays d’Europe centrale.

2 Tandis que la définition de la citoyenneté allemande se modifie sans changer de nature, assiste-t-on aujourd’hui, pour la première fois de l’histoire, au regroupement de presque tous les Européens d’origine allemande sur le sol d’un État unique aux frontières incontestées ? Si tel est le cas, cette consécration tardive d’une nation, dont l’identité et l’autoperception se déclinent encore largement en termes monoethniques, s’opère au moment où l’Union européenne, pour sa part, se dote d’une loi constitutionnelle supranationale, esquisse une citoyenneté commune et débat de l’éventuelle adhésion de la Turquie. En même temps que cette Europe s’élargit ainsi à un espace (inter)continental, les populations des pays qui la composent affichent une

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diversité culturelle et confessionnelle croissante. En Allemagne, l’établissement d’importantes communautés étrangères, de traditions souvent islamiques, conduit à poser en termes hiérarchiques les rapports entre cultures. Le « débat sur la culture dirigeante », Leitkulturdebatte [Arns 2001], lancé par la droite parlementaire (CDU/CSU) en 1999 pour contrer l’introduction de la double nationalité prônée par le SPD et les Verts en est sans doute la meilleure illustration. Il pourrait se résumer comme suit : dans un pays où la multiculturalité est une donnée de fait, la coexistence de communautés diverses, maintenant chacune sa spécificité, ne requiert-elle pas de la part de toutes la reconnaissance active des valeurs « essentielles » de la culture autochtone ? Mais, pourrait-on répondre, le fait même que l’on forge le concept de Leitkultur indiquerait que l’hégémonie de cette dernière ne va nullement de soi [Nassehi 2001 : 8]. Or, le décalage manifeste des tendances ici évoquées, allemandes et autocentrées d’un côté, européennes et transnationales de l’autre, ne peut se comprendre sans faire référence aux mutations politiques et systémiques que connut l’Allemagne au XXe siècle.

3 Le Reich allemand, dont la République fédérale d’Allemagne s’érigea en État successeur, ne cessa d’exister en droit, à bien des égards, qu’avec la réunification. Après 1945, le Reich hanta longtemps et significativement les cartes administratives et atlas scolaires2 de RFA. La patrie virtuelle était dessinée par un tracé rouge qui visualisait « pour mémoire » les frontières telles que fixées au 31 décembre 1937, avant, donc, l’Anschluß, le dépècement de la Tchécoslovaquie, l’écrasement de la Pologne et la « réintégration » de l’Alsace-Lorraine. Selon ce graphisme, officiellement sanctionné, l’emprise étatique s’étendait encore, symboliquement sinon juridiquement, « de la Meuse jusqu’au Niémen », rappelant ce verset bien connu, pourtant interdit, de l’hymne national. Sur les zones représentant les régions cédées à l’est de la ligne Oder-Neisse en 1945 figurait la mention « sous administration polonaise » ou « soviétique », comme pour mieux souligner la nature à la fois provisoire et injuste de ces amputations territoriales. Les frontières de la RDA, quant à elles, étaient suggérées par un discret pointillé…

4 En cette « heure zéro » de démembrement territorial, de transposition des frontières, d’expulsions et de transferts, par millions d’individus, de populations allemandes, certes, mais également baltes, polonaises, ukrainiennes et autres3, clairement conduits dans un esprit de revanche, avec l’appui du pouvoir soviétique, seule la citoyenneté incarnait, aux yeux des fondateurs de la RFA, une intégrité nationale qu’aucun aléa politique, aucune défaite ne pouvait ébranler. Cette citoyenneté allemande unique devait maintenir intègre la « Germanité », das Deutschtum, en tant que communauté supraterritoriale mais juridiquement structurée. Aussi la volonté de la RFA de représenter tous les Allemands, dite Alleinvertretungsanspruch, fut-elle maintenue après la reconnaissance réciproque de la RDA et de la RFA en tant qu’États en 1972. Dans le cas de la RFA, la non-correspondance entre citoyenneté et juridiction territoriale eut pour conséquence, entre autres, un renforcement notoire du rôle de la raison généalogique dans la reconstruction de la nationalité.

5 Compte tenu de ces antécédents, le jus sanguinis de 1949 n’est ni celui de 1913, ni celui de 1933. Le « droit du sang », terme combien propice aux glissements sémantiques, ne relève pas, en 2000, comme on l’affirme parfois hâtivement, d’une tradition allemande univoque, figée depuis le début du XIXe siècle, voire d’un tropisme culturel propre au Volksgeist [Brubaker 1992 ; Gosewinkel 2001 : 18 sq.]. En revanche, sa mise en œuvre reflète les séquelles de la perte forte de souveraineté étatique, intervenue en 1945, aussi

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bien que les courants migratoires émanant de l’Est et du Sud, qui, bon gré mal gré, firent de la RFA une terre d’immigration. En droit, il persiste, certes, à travers le XXe siècle, un principe généalogique, une quasi-exclusivité accordée à la filiation, patrilinéaire jusqu’en 1953, pour assurer la transmission individuelle de la nationalité. Cependant, le jus sanguinis s’articule de manière fort différente, selon les époques, aux critères, également fondateurs du droit de la nationalité, d’affiliation par descendance au peuple allemand et d’appartenance revendiquée à une communauté de civilisation transnationale, c’est-à-dire la Volkszugehörigkeit. Après 1945, le droit de la RFA consacra par étapes successives4 ce double fondement de l’appartenance, créant l’illusion d’une continuité juridique pour mieux maintenir le rêve d’une Allemagne unie. Cette jurisprudence offrait une réponse, en apparence codifiée et neutre mais en réalité émotionnellement très chargée, aux expulsions de masse des anciens territoires orientaux intervenues de 1944 à 1950. Aussi était-ce un rejet du communisme. Puis, victime de l’image, qu’elle avait elle-même forgée, d’une permanence du droit par-delà les vicissitudes de l’histoire, la jurisprudence aboutit à nier par défaut l’évidence d’une pluralité culturelle croissante, désormais au cœur de l’identité allemande.

6 L’objet du présent article est d’examiner, dans une perspective anthropologico- historique, les possibles articulations du récent refus du Parlement d’établir une parité entre droit du sang et droit du sol dans la Loi sur la nationalité, et la persistance, au- delà du 1er janvier 2000, de la notion juridique d’appartenance au peuple allemand (la Volkszugehörigkeit) [Röben 1998]. Le point de départ de cette réflexion est anecdotique, mais mérite, je crois, d’être mentionné : un matin d’août 1999, les informations diffusées par la Deutsche Welle, radio publique, firent état de l’avancement d’une enquête criminelle sur un attentat commis quelques jours auparavant ; la locutrice évoqua l’éventuelle implication d’un Marokkaner mit deutschem Paß, d’un « Marocain au passeport allemand ». Certes, les références aux « Allemands de passeport » (Paßdeutsche) ne sont pas absentes du discours quotidien. Mais la diffusion, même ponctuelle, d’un tel lapsus par un média officiel soulève une question de fond que les sciences sociales ne peuvent esquiver. Peut-on devenir allemand et, si oui, sur quelles bases culturelles, juridiques et sociologiques ? L’approche adoptée ici, pour tenter de répondre à cette interrogation, ne pourra être que très partielle. Elle ne saurait rendre justice à la vaste littérature allemande de ces dernières années – scientifique, technique et journalistique – sur le thème des transformations de la citoyenneté. Aussi me bornerai-je à considérer les effets de la notion de filiation (Abstammung), dans certains de ses avatars historiques, sur la disponibilité ou, au contraire, sur le refus du législateur – ou du citoyen – d’admettre que l’affiliation à la nation puisse être autre qu’exclusive.

Qu’est-ce qu’être Allemand ?

7 Il serait inexact de prétendre que la tradition juridique allemande rejette en bloc la double nationalité [Röper 1999 : 548-554]. Mais elle tend en effet à subordonner celle-ci à l’appartenance à la communauté culturelle germanique, indépendamment de la provenance territoriale des personnes. Il en résulte une application asymétrique du droit de la citoyenneté. D’un côté, la double appartenance est largement tolérée lorsqu’il s’agit de « préserver la germanité » de personnes désignées, dans un foisonnement lexical qui traduit la gêne du législateur, comme appartenant au peuple

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allemand, ces Volkszugehörige se subdivisant, selon leurs âge, pays ou circonstances d’émigration, en « Allemands de l’étranger », Auslandsdeutsche, « de souche », Deutschstämmige, « du peuple », Volksdeutsche, « expulsés », Vertriebene, « émigrés », Aussiedler, ou « émigrés tardifs », Spätaussiedler [Bundeszentrale für Politische Bildung 2000 ; Münz 1998]. De l’autre, même depuis le 1er janvier 2000, elle n’est accordée qu’au gré de longs détours et de complexes décrets d’application à des postulants dont on ne reconnaît pas la germanité [Beauftragte der Bundesregierung für Ausländerfragen 2002 : 53-58]. On comprend mieux que certains observateurs, et en tout premier lieu les intéressés non germaniques, puissent considérer que la qualité d’Allemand est perçue par les autochtones comme primordiale. Dès lors, la double citoyenneté d’un membre du peuple – allemande-ukrainienne, par exemple – apparaît aux yeux de la loi comme un fait de circonstance qui n’effleure ni l’identité première de la personne ni son allégeance à l’Allemagne. Inversement, dans cette perspective, l’acquisition de la nationalité allemande par toute autre personne – notamment non européenne – ne saurait transmuter son identité première, permanence susceptible, en revanche, de miner son allégeance à l’Allemagne. D’où le « Marocain au passeport allemand ».

8 Revenons donc à cette question lancinante, « qu’est-ce qui est allemand ? », dont la spécificité, en Allemagne, serait, selon Nietzsche, de demeurer posée à jamais5. Selon l’article 116 de la Loi fondamentale de 1949 : « Est Allemand […] quiconque possède la nationalité (Staatsangehörigkeit) allemande ou a été admis sur le territoire du Reich allemand tel qu’il existait au 31 décembre 1937, en qualité de réfugié ou d’expulsé appartenant au peuple allemand (Vertriebener deutscher Volkszugehörigkeit), ou de conjoint ou de descendant de ces derniers. » Tautologie assortie d’une restriction territoriale et d’une extension parentale. La constitution combine ainsi deux modes d’accession à la nationalité allemande qu’il importe de distinguer. D’une part, la nationalité est conférée, lors d’une naissance légitime, par un père ou, depuis 1975, également par une mère allemande, quel que soit le lieu de naissance de l’enfant : l’application du jus sanguinis ne connaît nulle frontière étatique. Ce mode d’accession découle de la filiation directe de l’individu et non de l’appartenance à une quelconque communauté. D’autre part, un jus soli défini par la résidence légale sur un territoire administré en partie seulement par des autorités d’occupation, puis allemandes après le 8 mai 1945, à la condition d’avoir été expulsé des provinces cédées par le Reich à cette même date. Cette stipulation, formellement non exclusive en termes ethniques, repose, nous l’avons vu, sur une fiction juridique destinée à préserver l’idée d’une continuité étatique par-delà les changements de régime et la fragmentation territoriale qui s’ensuivit. Elle est inscrite dans la durée grâce à une clause d’alliance matrimoniale non conditionnée par une appartenance culturelle héritée de l’un des époux et grâce à un critère de descendance impliquant non plus le seul enfant biologique mais un ensemble peu spécifique de consanguins et d’alliés de culture allemande ou non. Ainsi, l’unité parentale de référence, non délimitée pour ce qui est des générations, n’est plus la seule progéniture légitime d’un Allemand mais bien la Sippe, unité cognatique aux contours flous, terme que l’on peut rendre, faute de mieux, par « famille étendue » ou « parentèle ».

9 De la sorte, l’expulsion, vers le territoire de 1937, désigné dans le jargon nazi comme l’Altreich ou « ancien Reich » (par opposition au Großdeustches Reich ou « Reich grand- allemand »), d’une personne originaire d’Europe centrale ou orientale, considérée comme allemande, établit en définitive une possible continuité en matière d’octroi de

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la citoyenneté dépassant de plusieurs générations la chute du régime hitlérien. Cette définition fut acceptée comme politiquement correcte par les Alliés occidentaux dans la mesure où elle n’entérinait pas symboliquement les conquêtes nazies tout en niant la légitimité de la RDA et, par prétérition, des autres régimes communistes européens. Elle exclut pourtant d’un légitime droit d’accueil les millions de personnes, germaniques mais en quelque sorte extra-territoriaux, pouvant être considérées, à divers titres, comme allemandes mais non établies à l’intérieur des frontières de 1937, et dont le nombre était estimé, en 1939, à 8,6 millions [Bundeszentrale für Politische Bildung 2000 : 3].

10 Cette discordance notoire ne pouvait être explicitée dans la Loi fondamentale de la RFA – et a fortiori dans la constitution de la RDA – sous peine de paraître justifier une conception culturelle mais aussi biologique de l’identité nationale. Il fallait en effet éviter toute allusion à la Volksgemeinschaft ou « communauté du peuple ». Car ce terme de démographie, entré en vogue avant 1933, fut dévoyé par les idéologues nazis. Pour ces derniers il dénotait l’ensemble des Volksgenossen ou « camarades du peuple » ayant en partage « le sang allemand » tel que défini par les lois raciales dites de Nuremberg6, dont l’une traitait de la « citoyenneté du Reich » et l’autre, étroitement complémentaire, de la « protection du sang allemand et de l’honneur allemand ». Il s’agissait donc de circonscrire sans référence « organique » l’entité constituée par tous ceux qui, après la chute de la dictature brune, se reconnaissaient encore en la Germanité sans pourtant exclure ceux qui lui furent assignés de force, notamment en Pologne occupée. Or, l’expression « appartenance au peuple allemand », considérée après 1945 comme plus symbolique que pratique, eut un destin inespéré : face à l’afflux massif d’Allemands « ethniques » d’Europe centrale et orientale après 1988, la Volkszugehörigkeit dut être redéfinie dans un souci de justice historique, certes, mais également pour en cerner la portée juridique.

11 Ce fut tout l’objet de la Loi fédérale sur les expulsés de 1993, révisée en 2001, selon laquelle est « membre du peuple allemand quiconque, dans sa terre d’origine, s’est reconnu dans la Germanité dans la mesure où cette profession [d’appartenance] est corroborée par certains traits comme la descendance, la langue, l’éducation [ou] la culture »7. Selon Röben [op. cit.], « la manifestation d’appartenance à la Germanité (Bekenntnis zum deutschen Volkstum), qui présuppose la capacité d’exprimer cette profession et qui dut intervenir avant le commencement des mesures générales d’expulsion, est constituée d’un fait intérieur, qu’est la volonté, portée par une conscience correspondante, d’appartenir exclusivement au peuple allemand en tant que communauté de culture [ou civilisation], et d’un fait extérieur, consistant à faire connaître cet état de conscience ». Bref, il s’agit de la reconnaissance du fait que sa personne est animée par l’esprit d’un peuple, et de nul autre : le Volksgeist. À cette profession identitaire, qu’un Leo Frobenius aurait qualifiée d’Ergriffenheit, de « saisissement », acte politique fort dans le contexte d’après 1945, mais également conviction de nature quasi religieuse, s’ajoutent d’autres critères ou traits manifestes, ci-dessus énumérés. Ceux-ci nuancent singulièrement l’importance de la filiation directe parent-enfant au profit de celle d’appartenance à une Sippe, cette parentèle au sein de laquelle la descendance et l’ethnicité, ciments d’une civilisation (Kultur), s’allient pour donner la définition à la fois la plus large possible et la plus immune au passage du temps de la Germanité. Cette lecture presque essentialiste donnerait à penser que l’on naît allemand, l’on est Allemand, que nulle conversion ne peut faire surgir cette qualité. Mais, restant dans une perspective plus étroitement

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anthropologique, on peut conclure que l’appartenance au Deutschtum n’est pas déterminée par le seul jus sanguinis, au sens restrictif du droit romain, mais par une transmission généalogique double, qui associe filiation directe et affiliation parentale et culturelle. Cela correspond d’ailleurs à la double connotation du terme Abstammung qui désigne à la fois la filiation et la descendance. Cette appartenance intime est posée en droit comme psychologiquement et moralement exclusive. Elle n’exclut certes pas à titre formel la double nationalité mais peut paraître questionner, par anticipation, l’authenticité de toute conversion culturelle. Ainsi, en termes logiques, l’appartenance au peuple précède, fonde la citoyenneté qui, dès lors, plus qu’un statut juridique, relève d’une « profession de foi », Bekenntnis.

Antécédents historiques

12 Dans l’Allemagne d’avant 1871, chaque État fédéré disposait d’une citoyenneté, mais la nation allemande en était dépourvue. La condition de sujet n’impliquait pas de partager l’appartenance nationale du souverain. Frédéric-Guillaume III de Prusse (1770-1840) avait, en son temps, reconnu à ses sujets polonais le droit de s’affirmer en tant que tels, notamment par l’usage de leur langue et le droit d’assemblée. Car son objectif était l’intégration étatique et non l’imposition de l’homogénéité ethnique8. Cependant, la loi prussienne « sur [le statut] des sujets » (Unterntanengesetz) de 1842, comme celle des autres États allemands, pose la filiation patrilinéaire, établie dans le cadre du mariage ou par légitimation, hormis toute référence à l’appartenance nationale, comme source première de la citoyenneté.

13 L’adoption, en revanche, n’était reconnue à cette fin que dans une minorité d’États. Doit-on interpréter cette restriction comme le reflet précoce d’arrière-pensées « biologisantes » ? En effet, la non-reconnaissance de l’adoption pouvait être invoquée de manière discriminatoire pour empêcher l’accès de juifs adultes, notamment polonais, à la citoyenneté. Toutefois, rien ne démontre que la réaffirmation du principe de la filiation biologique en 1871, à l’échelle du Reich, fût attribuable à une démarche d’inspiration raciologique. La question de l’adoption peut paraître secondaire mais nous met en garde contre une lecture anachronique de la notion de Abstammung, qui viendrait appuyer une thèse abusive de continuité dans la « voie vers Nuremberg ». D. Gosewinkel [op. cit. : 170-171] avance une autre interprétation de la disparité entre filiation biologique et adoptive, selon laquelle l’enjeu pour l’État était de préserver intact son monopole décisionnel en matière d’attribution de la nationalité. Cette hypothèse paraît d’autant plus convaincante qu’à l’époque de la fondation du IIe Reich, la vision de l’appartenance au peuple allemand propagée par des chantres de la pensée völkisch aussi « éminents » que le pasteur Adolf Stoecker ou Paul de Lagarde ne renvoyait nullement à un racisme biologique. En 1878, dans une déclaration devenue quasi proverbiale, ce dernier affirmait que « la germanité ne réside pas dans le sang mais dans l’âme ». Dans cette perspective, la nationalité ne se fonde pas sur « la descendance d’un seul et même ancêtre apical » mais consiste à partager une certaine conception du sacré, bref une « religion de la nation » [Lagarde 1933 : 93-94]. Cette vision exclut, il est vrai, ceux qui ne partagent pas cet « idéal », mais non en raison d’une altérité biologique.

14 Le Reich de Bismarck s’empressa d’établir une citoyenneté impériale ou Reichsangehörigkeit, mais le domaine d’application de celle-ci ne convergeait pas avec

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l’aire d’implantation, combien dispersée, des communautés qui se reconnaissaient dans la nationalité allemande, soit en deçà des nouvelles frontières de l’Allemagne, empire pluriethnique, soit au-delà, dans la diaspora germanique de l’Est européen. L’unification territoriale opère donc de façon à la fois intégrante et excluante. Tandis qu’elle confère citoyenneté – et obligations militaires – aux germanophones d’Alsace- Lorraine, elle entérine la non-intégration des germanophones d’Autriche-Hongrie et de l’Empire russe. Elle marque la fondation d’un État national mais non d’un État-nation. Ainsi, en 1871, « l’appartenance au Reich » ne préjuge aucunement de la germanité de la personne, ni inversement. Et cela suppose, dans la bonne tradition d’Europe centrale et orientale, de distinguer citoyenneté et nationalité : Nationalität, néologisme d’emprunt, apparaît ici comme presque synonyme de Volkszugehörigkeit.

15 Tout comme la Prusse de Frédéric-Guillaume III, l’empire wilhelminien reconnaissait à ses sujets, bon gré mal gré, un droit à la diversité culturelle. La maîtrise de l’allemand n’était pas une condition sine qua non de la naturalisation9, et, perpétuant la tradition prussienne, assez libérale en la matière, le sujet de langue ou de culture non allemande10 transmettait la citoyenneté à ses enfants. Cependant, la politique des nationalités éroda assez rapidement les droits effectifs des minorités, codifiant une xénophobie qui culmina dans l’expulsion de quelque 32 000 résidents polonais non citoyens en 1885. Si la Reichsangehörigkeit des sujets non allemands de l’empereur ne fut pas remise en cause, une politique foncière visant à germaniser les terres de propriétaires polonais de l’Est prussien fut mise en œuvre en 1886 et maintes restrictions furent imposées dans l’usage des langues minoritaires. « Ces mesures, prises dans leur ensemble, constituèrent un droit étatique d’exception, qui créa, à partir de critères ethnoculturels, des classes de citoyens par nationalité. Il émergea un droit “à double fond”, en contradiction avec l’idée fondamentale de l’égalité devant la loi, qui était à la base autant du principe de l’État de droit que de la constitution prussienne. » [Gosewinkel op. cit. : 216]

16 Dans l’Allemagne impériale, toutefois, la primauté du principe de filiation biologique et l’émergence d’une politique des nationalités discriminatoire n’impliquaient pas un refus de principe de la double nationalité. « L’étranger qui souhaite être naturalisé dans le Reich allemand ne doit pas – selon le droit allemand – renoncer à sa citoyenneté allemande. De même, selon la loi du Reich du 1er juin 1870, « l’acquisition d’une citoyenneté étrangère par un Allemand n’a pas pour conséquence la perte de la citoyenneté allemande » [Meyers et Anschütz 1905 : 259, cités in Röper 1999 : 549]. La tolérance de la double nationalité s’exerçait, de manière sexuellement asymétrique, dans le cadre du mariage. L’épouse étrangère d’un Allemand ainsi que leurs enfants devenaient aussi Allemands, tandis que l’Allemande qui épousait un étranger prenait la nationalité du mari. Les étrangers au service du Reich – militaires, fonctionnaires ou assimilés – pouvaient également prétendre à la nationalité. Néanmoins, ces dispositions ne relevaient pas d’un droit universel du citoyen mais étaient conçues pour renforcer, selon le cas, les prérogatives du mari ou de l’État.

17 Les traits que nous venons d’évoquer trouvèrent toute leur place dans la loi de 1913, destinée à rester en vigueur sans changements majeurs, sur une partie du territoire, jusqu’à l’an 2000 et, à bien des égards, au-delà. Mais comment avaler l’idée d’une continuité juridique dans la définition de la citoyenneté alors que la nature même de l’État qui confère cette dernière connut, après 1918, plusieurs mutations brutales ?

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18 Das deutsche Volk, einig in seinen Stämmen… : « Le peuple allemand, uni dans ses tribus [ou souches]… » C’est par ces paroles que débute la constitution républicaine du 11 août 1919, rédigée en opposition marquée à celle de 1871, qui avait fondé entre le roi de Prusse, au nom de la Confédération de l’Allemagne du Nord, et les souverains du Sud une « alliance éternelle […] pour la défense du territoire de la fédération […] et pour promouvoir le bien-être du peuple allemand ». Ainsi, le Reich de 1871 fut une union des États allemands ; celui de 1919 se proclame État-nation. La Loi fondamentale de 1919 définit une « communauté étatique de tout le peuple allemand », un Staatsvolk, lequel, souverain, dote « son Reich » d’une constitution [Anschütz 1960 : 32]. Ce Reich, qui a cessé d’être une monarchie, n’est autre que le peuple souverain dans son unité juridique ; il n’est conçu ni comme un empire ni comme une entité territoriale : « Le Reich, c’est nous », à savoir la communauté des Allemands [id.]. L’unité de ce peuple- nation, Volk, paraît reposer sur une vision biologique dans la mesure où elle suppose la fusion des souches, des lignées, Stämme, ces « membres naturellement constitués », naturwuchsige Gliederungen [id.]. Cette métaphore corporelle pose en creux la question du devenir des communautés allemandes qui subsistent hors de la juridiction du Reich. Toutefois, les conditions politiques dans lesquelles furent opérées les cessions territoriales au profit de la France ou de la Pologne reconstituée interdirent de formuler ouvertement la non-convergence flagrante entre les aires d’implantation dispersées du peuple allemand et les frontières de son État territorial amputé. De la sorte, aucune allusion aux populations de traditions allemandes des États nés des ex- empires déchus, austro-hongrois et russe, ne transperce dans ce texte. De surcroît, l’instrument qui définit l’« appartenance au Reich et à l’État », Reichs- und Staatsangehörigkeit, de la personne, c’est-à-dire la citoyenneté, demeure fondé, comme sous le régime impérial, sur le principe presque exclusif de la descendance, Abstammung, et, plus spécifiquement, de la filiation en ligne paternelle. Cette norme prévaut quel que soit le lieu de naissance de l’individu. Ainsi, en droit, est citoyen(ne) allemand(e) tout enfant biologique et légitime d’un citoyen du Reich allemand. L’affiliation culturelle à la Germanité n’entre pas en considération.

19 Rapidement, pourtant, la relation entre filiation individuelle et affiliation nationale émerge, sous la république de Weimar, comme objet de débat politique. D. Gosewinkel [op. cit. : 361] relate à ce propos une discussion fort significative, survenue en 1926 entre le ministre de l’Intérieur de Prusse, Albert Grzesinski, et ses collègues d’autres Länder, concernant la politique de naturalisation. Grzesinski, préfigurant une controverse tout à fait actuelle, propose de remplacer la notion de Deutschstämmigkeit, le fait d’être « Allemand de souche », par celle de Kulturdeutscher ou « Allemand de culture ». Par ce biais serait remise en cause la primauté du jus sanguinis comme critère d’appartenance. Cela donnerait accès à la citoyenneté, non seulement aux « Allemands ethniques » non enfants de citoyens, mais, en théorie du moins, à tout Mitteleuropäer de culture germanique. Il importe d’ajouter que « l’initiative [prussienne] visait à ne pas exclure de juifs [notamment polonais] par l’exigence de filiation allemande » [ibid.] et rencontra une vive opposition des autres Länder. L’argument des contradicteurs de Grzesinski pourrait se résumer ainsi : la Germanité réside certes dans l’âme et non dans le sang, mais cette âme s’hérite, elle ne se réduit nullement à un vernis culturel que tout un chacun peut s’approprier. Cette dispute conduit à s’interroger sur l’ambivalence des notions de Volk et de Volkstum, qui sous-tendaient alors la politique de naturalisation.

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20 Le Volkstum11 peut être défini comme l’ensemble des manifestations vitales (Lebensäusserungen) ou expressions culturelles d’un peuple, codéterminées par la communauté de descendance (Abstammung), d’espace vital (Lebensraum) et de destin national (Volksschicksal). S’y articulent donc spécificité ethnique et transmission identitaire par filiation ou affiliation. Or Volkstum trouve des résonances dans les termes Deutschtum, germanité, Polentum et Judentum, se référant à des peuples qui ont largement partagé territoire et histoire. Cependant, ils n’ont pas d’analogues applicables aux nations, sans doute plus « étrangères », qui avoisinent les Allemands à l’ouest ou au sud. Ces vocables, tantôt assez neutres, tantôt chargés de connotations racistes, désignent aussi bien l’ensemble des personnes appartenant à une communauté ethnonationale donnée que les valeurs identitaires censées fonder leur particularité. Ils sont non homologues : dans le cas des juifs, Judentum se réfère-t-il à une identité nationale ou religieuse ? Ces ambiguïtés renvoient à celles qui caractérisent le terme Volk lui-même, « peuple » au sens courant mais également « ethnonation », alliance de ces souches ou « tribus » auxquelles se réfère la constitution de Weimar (Bavarois, Francs, Saxons, etc.), bref die deutschen Stämme se reconnaissant dans une communauté culturelle qui transcende leurs particularismes12.

21 Une spécificité majeure de la politique nazie consista à essentialiser la notion de Abstammung en postulant une différence qualitative des hérédités biologiques censées la transmettre. Dès lors, on ne reconnaissait plus de filiation, au sens strictement générationnel, vecteur d’une citoyenneté unique, mais des filiations substantiellement incompatibles qui devaient être distinguées et hiérarchisées en droit afin d’assurer ou de rétablir la « pureté du sang », désormais national. Cela eut pour conséquence, sur le plan de la logique raciale, de fondre les ascendances individuelles et collectives « propres à l’espèce », attribuant ainsi, par répercussion, à la notion de « communauté du peuple », Volksgemeinschaft, le caractère d’un groupe de descendance homogène. Dans cette perspective, l’individu disparaît dans la Sippe, la Sippe dans le Stamm, le Stamm dans le Volk, le Volk dans la Rasse. Par le biais de ces transformations sémantiques en série, le citoyen fut gommé au profit du Volksgenosse, du « camarade du peuple » partageant avec ses pairs un héritage racial et culturel qui transcendait le mélange de « souches raciales » dont était prétendument issu le peuple allemand [Conte et Essner 1995]. On comprendra que la notion de « citoyen du Reich » ou Reichsbürger des juristes nazis n’avait que peu de référents en commun avec celle de Reichsangehörige, au sens de la loi de 1913, qui demeura pourtant, formellement, en vigueur après la proclamation des lois raciales [Essner 2002].

22 À cette mutation de la notion d’appartenance nationale s’ajouta une politique de regroupement territorial visant à « rappeler dans le Reich », au gré de l’extension du concept de filiation, les populations « de souche allemande » établies au-delà des frontières. En sens inverse, les terres d’Europe centrale et orientale où cohabitaient, depuis des générations, Allemands et non-Allemands étaient déclarées zone de colonisation, où le concept de « degré de germanité », analogue à celui de « degré de judaïté », allait donner naissance à une hiérarchisation interne de la « communauté du peuple », liant organiquement le sang et le sol, Blut und Boden.

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L’ère nazie

23 Avec l’extension des conquêtes nazies s’imposa la nécessité d’identifier l’« allogène » afin de mieux le neutraliser dans la « lutte des races », Rassenkampf. L’exigence classificatoire amène à vouloir définir le « corps du peuple » allemand, non en termes de substrats raciaux collectifs (alpin, dinarique, nordique, etc.), à l’enseigne de l’anthropologie classique, mais, d’après Himmler, par une sélection raciologique, à l’individu et à la famille près. Car, comme ce dernier le rappela au Gauleiter Forster de Dantzig-Prusse-Orientale, soupçonné de « germaniser du tout-venant racial », « vous- même êtes un national-socialiste de si longue date que vous devez savoir qu’une gouttelette de mauvais sang qui pénètre dans les veines d’un individu ne peut jamais plus en être extraite »13. Or, bien des obstacles scientifiques et pratiques entravent le recensement exhaustif. Comme le précisa d’emblée le ministre du Reich de la Justice, Gürtner, en mai 1934 lors d’une délibération relative aux lois raciales : « Dans l’état actuel des choses, nous ne pouvons cerner la notion d’allogénéité raciale qu’en travaillant à partir de la généalogie. Cela est de notre point de vue quelque chose d’affreusement primitif, parce que […] les traits raciaux héréditaires récessifs et dominants sautent des générations. Cela nous oblige à être méfiants. Il nous faut une charpente, serait-elle grossière, et cette charpente, c’est l’arbre généalogique. »14

24 Le mode de calcul généalogique adopté par les « experts-raciologues » suppose une vision à la fois essentialiste et fractionnelle de la « pureté du sang ». Cette méthode dérive de celle fixée par les décrets d’application du 14 novembre 1935 des lois de Nuremberg. Est considérée juive toute personne ayant deux parents ou trois grands- parents juifs. Mais qui est Juif ? Tandis que la Loi sur la protection du sang allemand et de l’honneur allemand du 15 septembre 1935 est conçue autour du concept de « sang allemand », nulle mention n’est faite d’un « sang juif », comme si l’on estimait, à l’instar de Dühring [1881 : 143], que la « religion des Juifs devient le signe distinctif de la race ».

25 Même si l’on considère résolue par décret l’opposition entre race et religion comme critère déterminant de l’appartenance au peuple juif, lui-même défini par les nazis comme le résultat d’un métissage racial, force est de constater que la loi se heurte à une deuxième pierre d’achoppement, à savoir la « question des métis ». Certes, le Mischling naît d’un parent « de sang allemand » et d’un parent « juif », mais nul ne parvient à établir une classification logiquement adéquate des degrés de métissage. Car la contradiction persiste, aux yeux des raciologues et juristes, entre les statuts biologique, confessionnel et politique du « demi-juif » ou « métis de premier degré ». Quelle part en lui prévaut sur l’autre ? Contrairement aux « métis de deuxième degré » dont le « quart de sang juif » peut, maintient-on, être « résorbé » par le « corps du peuple allemand », raison suffisante pour autoriser les intéressés à épouser des Allemands « de pur sang », la catégorie des « métis de premier degré » est scindée en deux au regard du mariage. Les « demi-juifs » classés « juifs » en raison de leur appartenance confessionnelle ou de celle de leur conjoint sont déclarés « valant-juifs » (Geltungsjuden) et exclus en conséquence du champ de la citoyenneté du Reich. Ceux comptant deux « pleins juifs » parmi leurs grands-parents se voient octroyer le statut de « citoyens du Reich à titre préliminaire », comme la majorité des « citoyens de l’État de sang allemand ou apparenté ». Mais tout « citoyens du Reich » qu’ils sont, les « métis de premier degré » se singularisent par le mode de choix du conjoint qui leur est prescrit15. L’élection d’un époux juif, perçue comme une infamante hypogamie raciale, était tolérée mais

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entraînait l’attribution automatique du statut de « plein juif ». Le mariage avec un partenaire « de sang allemand » était inscrit dans la loi et subordonné à la délivrance d’une autorisation. Seul le mariage avec un individu de même classe est universellement admis et ne suscite aucun danger d’affectation à une nouvelle catégorie. L’exigence d’« isogamie raciale », qui vise à restreindre les « capacités de reproduction » des « demi-juifs », devait occasionner à terme la ségrégation totale de la « race des métis », garantissant ainsi la « pureté » de la population « de sang allemand » sans même que l’on dût envisager un « traitement spécial » [cf. Essner 2002].

26 Cette logique inspirera directement la politique raciale appliquée dans les régions, anciennement prussiennes pour une large part, annexées au Reich après l’occupation de la Pologne. Malgré leur incorporation territoriale à l’État hitlérien, ces provinces devinrent un laboratoire du « transpeuplement » (Umvolkung), car le droit allemand, notamment civil, n’y était pas appliqué d’office. Ici, les raciologues et les juristes nazis sont amenés à préciser sans délai la catégorie d’allogène tant ethnique (fremdvölkisch) que raciale (fremdartig) [Majer 1993]. Ils reconnaissent, malgré leurs désaccords théoriques, deux postulats qui présideront à la construction, puis à la négation, de l’Autre.

27 Le premier reconnaît la prépotence et l’inéradicabilité du « sang juif » [Hitler 1933 : 340], croyance qui inspire les lois raciales, même si ce dernier terme y est absent. Ce fondamentalisme essentialiste, patent dans les déclarations de Himmler, s’articule, diversement selon les « écoles » raciologiques, à la croyance en l’éternité potentielle d’une race aryenne supérieure mais fragile, toujours menacée par le métissage, par le « sang étranger à l’espèce » (artfremdes Blut). Les apports néfastes sont perçus comme d’autant plus dangereux qu’ils ne sont pas toujours manifestes et peuvent resurgir d’après les lois de Mendel.

28 Le second maintient que l’allogénéité au sein de l’espèce est une affaire de degrés : on doit donc refouler de manière sélective les Fremdvölkischen, étrangers au Volk germanique, Aryens aux ascendances suspectes mais non juives, dont on ne sait quelle part de « sang inférieur » les « infecte » ou, au contraire, quelle part de précieux « sang nordique » les habite.

29 Tandis que les juifs sont promptement « évacués » des territoires annexés, la première frontière, absolue, s’estompe tragiquement. En revanche, le caractère relatif et erratique de l’allogénéité rend très difficile le classement hiérarchique des éléments raciaux « propres à l’espèce » mais inférieurs à la divine souche nordique (alpin, ostique…). Dès lors, comment fixer le seuil fatidique (75 %, 50 %, 25 %…) à partir duquel le sang allogène devient assimilable par le sang allemand ? Comment faire émerger du « marécage racial » (Rassensumpf) slave la figure potentiellement rédemptrice de l’« Allemand de souche », der Deutschstämmige, métis des marches orientales qu’il importe désormais de « regermaniser » (wiedereindeutschen) ?

30 À l’extension meurtrière de la catégorie « juif » aux personnes dont parfois un seul grand-parent est classé comme tel répond l’« absorption » (Aufsaugung) toujours plus extensive des « allogènes de valeur ». Cela, soutient Himmler, nommé Commissaire du Reich pour le Renforcement de la Germanité16, afin que ne se perde « aucune goutte de sang allemand ». Il s’agit ici, aux yeux du Reichsführer SS, de processus inverses mais symétriques, reflétant les volets « négatif » et « positif » d’une seule et même politique raciale. Chez les « métis de juif », le sang « allogène » posséderait une force délétère plus que proportionnelle à sa part arithmétique : cela justifierait l’assimilation des

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Judenmischlinge aux « pleins juifs » et le « traitement » aggravé qui leur est réservé en Pologne occupée. En revanche, chez les « Allemands de souche », le « bon sang », même délayé au cours des générations, doit être « raffraichi », notamment par une politique matrimoniale appropriée, pour prévaloir à nouveau sur les souches slaves, aryennes certes mais « de moindre valeur ». Mais cette exigence récupératrice pose à rebours le danger du métissage, de l’« infiltration ethnoraciale », die völkische Unterwanderung, qu’il est indispensable de maîtriser, individu par individu, famille par famille, pour garantir le « renforcement de la Germanité » et, à terme, espère-t-on, la « re- nordification » (Wiederaufnordung), non seulement des citoyens du Reich mais des peuples germaniques dans leur ensemble.

31 Pareille visée ne serait-elle que l’expression perverse de ce que l’on désigne parfois comme la « folie raciale » (Rassenwahn) nazie, déviance idéologique insolite qui échapperait par définition à toute analyse rationnelle ? Non, car l’application systématique, à des millions de personnes, des classifications – généalogiques, « culturelles » et politiques – qui sous-tendent la volonté de domination se fera sentir, des décennies durant, rendant souvent aléatoire, parfois même après l’unification des deux Allemagnes, la réponse à une question apparemment simple : à l’est de l’Oder, qui était (est) allemand ? Elle sape, aujourd’hui encore, fût-ce de manière résiduelle ou symbolique, les fondements du droit de la citoyenneté en Allemagne et, parfois même, en d’autres contrées d’Europe centrale et orientale.

32 L’opération « Recherche du sang allemand occulté » sera poursuivie par Himmler dans l’ensemble des territoires polonais sous domination nazie. Il s’agit non seulement de recenser, afin de les absorber, la totalité des Allemands ethniques déclarés, mais de capter toutes les personnes d’ascendance allemande proche, lointaine ou fictive, et racialement assimilables, qu’elles soient ou non conscientes de leur « germanité ». Cette politique se traduira par un filtrage massif ou « éclusage » (Schleusung) de la population polonaise en vue de la constitution, dans les territoires polonais annexés par décret du 12 septembre 1940, puis dans d’autres régions occupées (pays baltes, Ukraine, etc.), de la « Liste du Peuple allemand » ou Deutsche Volksliste17. Les critères régissant la sélection incluent la « fraction de sang allemand » dont l’individu a héritée, ses caractéristiques morphologiques, sa pratique culturelle et linguistique, notamment dans l’ex-République polonaise, et son attitude politique au regard de la Germanité.

33 Pour résoudre en termes classificatoires l’équation a priori insoluble qui intègre ces facteurs d’ordre différent, on aura recours à la notion de citoyenneté. Les juristes nazis, tout en se référant formellement à la Loi sur la citoyenneté de 1913, en détruisent le fondement même par l’établissement d’un système de quasi-castes, basé sur le principe énoncé dès 1920 dans le programme du parti nazi : « Seul un camarade du peuple [ou compatriote] peut être citoyen. Seule peut être camarade du peuple une personne de sang allemand, sans référence à la confession. Donc, aucun juif ne peut être camarade du peuple… » Dès lors, la citoyenneté ne régit plus le rapport entre l’individu, sujet de droit autonome, et l’État auquel il prête allégeance, mais entre un statut racial, fixé en termes généalogiques, et un degré variable d’« appartenance au peuple ». En Pologne occupée, les « élus », élevés à la Germanité mais récalcitrants pour la plupart, sont répartis en quatre catégories répondant à un subtil et erratique dosage de critères politiques et raciologiques :

34 I) Les « membres du peuple allemand » à plein titre, déclarés « citoyens du Reich et de l’État » (Reichsbürger und Staatsangehörige), et pouvant être admis au Parti, sont des

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Allemands ethniques (Volksdeutsche) qui se sont activement engagés dans la lutte pour la Germanité (Volkstumskampf) sous la domination polonaise (1919-1939).

35 II) Les « citoyens du Reich et de l’État » ne pouvant accéder au Parti sont des Allemands ethniques qui, sans avoir milité pour la Germanité, « ont préservé [leur identité] de manière attestée ».

36 III) Les « Allemands de souche », « allogènes de valeur », mis sur un pied d’égalité avec les « renégats allemands », classés « nationaux révocables » (Staatsangehörige auf Widerruf), à regermaniser, forment une catégorie plus composite, comprenant des personnes ayant noué des liens avec la « Polonité » (das Polentum) mais qui, en raison de leur comportement, présentent les qualités requises (notamment la force de travail et la capacité de porter les armes) pour (ré)intégrer la « communauté du peuple ». Relèvent aussi de ce groupe des personnes de filiation non allemande, vivant en « mariage ethnoracial mixte » (völkische Mischehe) avec un membre du peuple allemand, si tant est que le conjoint allemand s’est « imposé ».

37 IV) Les « protégés aux droits civiques internes restreints » (Schutzangehörige mit beschränkten Inländerrechten) ou « allogènes racialement apparentés » (artverwandte Fremdvölkische) sont des « Allemands de souche » qui ont été polonisés, autrement dit des « renégats ». Ils sont seuls à échapper aux obligations militaires, mais leur part de « sang allemand » oblige néanmoins à les rapprocher de la Germanité. Toutefois, « ceux qui refusent la regermanisation, précise Himmler, doivent faire l’objet de mesures policières de sécurité ».

38 Les membres des groupes III et IV, entre lesquels tout mariage est interdit, doivent, en principe, subir une socialisation intensive dans l’« ancien Reich » pour devenir, le temps aidant, des Allemands à plein titre18. De l’ensemble de ces dispositions émerge une communauté allemande, censée être racialement homogène mais en réalité pluriethnique et à structure interne fortement hiérarchique [Madajczyk op. cit. : 474]. Les relations avec ceux qui lui sont extérieurs sont régies en termes d’apartheid.

39 La mise en œuvre de cette politique souffre de l’antagonisme acerbe qui oppose les « fondamentalistes », tel Greiser, Gauleiter du Warthegau (Poznanie), et les « assimilateurs », tel Forster, Gauleiter de Dantzig-Prusse-Occidentale. Ce conflit ne fait que refléter l’impossibilité logique à formuler des critères de sélection discrets, répondant tout à la fois aux exigences généalogiques, politiques et raciologiques gouvernant l’« élévation à la Germanité ». Le désaccord, analogue à celui concernant la classification des « métis de juif », porte avant tout sur la délimitation de la Catégorie III qui rassemble les « Allemands de souche ». Numériquement le plus important, ce « groupe d’évaluation » (Wertungsgruppe) est considéré comme politiquement précaire et racialement labile, incarnation de cette « ethnicité flottante » (schwebendes Volkstum) propre aux marches de l’Est, disputées depuis un millénaire par Slaves et Germains.

40 Quelles conséquences concrètes eut le différend entre les deux Gauleiter ? Dans le Warthegau, les statistiques montrent qu’en janvier 1944, 82,4 % des 510 000 inscrits de la Volksliste relevaient des catégories I et II, et 17,6 % seulement des catégories III et IV : ici a prévalu la conviction que tout métissage, même faible et atténué par une adhésion morale à la Germanité, était susceptible de dénaturer et de pervertir le peuple. En fin de compte, toutes catégories confondues, « seulement » 12,9 % des Polonais seront « germanisés ». Au contraire, dans le Gau de Dantzig-Prusse-Occidentale (ville de Dantzig non comprise), 77,6 % des 937 000 inscrits étaient, à la même époque, affectés aux catégories III et IV, et 22,4 % seulement aux catégories I et II : dans cette région, le

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métissage ciblé est admis comme un facteur de « renforcement de la Germanité », à telle enseigne que 60,8 % de la population polonaise seront déclarés Allemands19 !

41 Il va de soi que cette germanisation, résultant d’une contrainte administrative ou policière, n’était souvent que nominale. L’occupant se trouvait devant un dilemme : à trop multiplier les inscriptions sur la Volksliste, il risquait de décourager ceux qui étaient susceptibles d’engager cette démarche sans coercition ; à trop accueillir de Polonais de fait et de cœur, il risquait d’aliéner les « vrais » Allemands ethniques [Boberach ed. 1984]. L’historien polonais Madajczyk nous transmet un témoignage qui illustre bien la confusion qui s’ensuivit : Un Ortsgruppenleiter, chef local du Parti, fut chargé de faire inscrire à 80 % la population de son village [de Pomérélie] sur la Liste du Peuple allemand alors même qu’elle était polonaise à 80 %. Le Ortsgruppenleiter s’y refusant, son Kreisleiter, chef de cercle, le dénonça auprès du Gauleiter. Sur ce, le Gauleiter [Forster] se rendit lui- même dans le village et passa un tel savon au Ortsgruppenleiter devant l’ensemble des habitants allemands comme polonais du village, réunis dans une auberge, que ledit Ortsgruppenleiter s’assit tout de suite, fit venir tous les Polonais et les inscrivit, sans autre ménagement, sur la Liste du Peuple allemand. La nuit suivante, les Polonais germanisés de force glissèrent leur dédit dans la boîte aux lettres du Ortsgruppenleiter, se déclarant ainsi de nouveau Polonais.[op. cit. : 496, n. 58]

42 Le caractère presque burlesque de telles opérations ne signifie toutefois pas que les sanctions prises contre les récalcitrants aient été moins rudes, notamment à l’endroit de ceux que l’on désignait comme renégats. Les personnes aux ascendances allemandes attestées risquaient des sanctions lourdes en cas de refus d’inscription, allant jusqu’à l’internement en camp de concentration. Aussi les inscrits de force de la Catégorie III étaient-ils passibles de peines exemplaires s’ils manquaient à leurs devoirs « nationaux », notamment militaires.

43 Dans l’ensemble des « territoires orientaux incorporés », l’inscription sur la Volksliste allait concerner quelque 2 900 000 citoyens polonais dont environ 2 200 000 n’avaient aucun « lien fort » avec la culture allemande. Parmi eux, plusieurs centaines de milliers d’hommes durent payer leur « élévation à la Germanité » en défendant, « malgré eux », le Reich qui les avait sélectionnés. Par ailleurs, environ 200 000 enfants polonais classés « nordiques » furent enlevés et versés à la réserve biologique et génétique du Volk. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux, ignorant leurs origines, vivent encore en Allemagne.

Citoyennetés et identités après 1945

44 Mais ce n’est là qu’un chapitre du conflit germano-polonais. Avec la translation de la frontière occidentale polonaise jusqu’à la ligne Oder-Neisse, conformément aux accords de Potsdam du 2 août 1945, 3 200 000 Allemands furent déportés de Pologne, vers l’ouest, dans des conditions souvent épouvantables, faisant place à des Polonais expulsés des territoires orientaux polonais annexés par l’Union soviétique. Quant aux citoyens polonais inscrits sur la Volksliste, ils furent soumis à une vérification de la nationalité (werifikacja narodowościowa), destinée à déterminer si cette inscription s’était opérée de gré ou de force. Les individus affectés à la Catégorie I furent déportés d’office ou, pire, condamnés aux travaux forcés, tandis que ceux relevant de la Catégorie II pouvaient demander leur réhabilitation devant les tribunaux. Les inscrits des catégories III et IV, enfin, furent quittes avec une déclaration d’allégeance envers le

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peuple et l’État polonais [Sakson 1991 ; Sword 1999 : 240-242]. En pratique, cependant, cette procédure ne pouvait que favoriser la délation et les règlements de comptes, en particulier dans les régions où l’interpénétration des cultures allemande et polonaise était réelle. Quelque 1 100 000 Cachoubes, Masures, Silésiens et Warmiens avaient été germanisés à divers degrés sous la domination prussienne mais ne souhaitaient nullement abandonner leur terre natale [ibid.]. Devenus ou redevenus citoyens polonais en 1945, ils furent soumis à une virulente polonisation culturelle légitimée en invoquant à rebours le principe de la Volksliste : ces personnes n’étaient allemandes que superficiellement, étant en réalité les lointains descendants de Slaves autrefois germanisés par l’ennemi héréditaire. Pour le nouveau régime communiste, la République populaire devait être un État mono-ethnique. Et en effet elle le devint. En accord avec ce précepte, la grande majorité des Ukrainiens fut brutalement déportée vers l’Union soviétique, tandis qu’au terme de la werifikacja, la Germanité (niemieckość) fut déclarée inexistante en terre polonaise. Et cette politique de négation des nationalités fut maintenue jusqu’à la fin des années quatre-vingt.

45 Après la guerre, le fonds de la Deutsche Volksliste fut transféré au Berlin Document Center, impressionnant bunker du sud-ouest de la capitale allemande, où étaient regroupés par millions, sous contrôle militaire américain, les dossiers personnels des membres du parti nazi. En 1992, les archives du BDC furent restituées à l’Allemagne. Au moment de ce transfert, il apparut que, jusque-là, la Volksliste pouvait être consultée en vue d’établir ou de vérifier les ascendances ou liens de parenté de personnes, notamment de nationalité polonaise, désireuses d’acquérir la nationalité fédérale allemande. À côté de chaque nom figurait un chiffre romain, de I à IV, qui indiquait le « groupe d’évaluation » auquel l’intéressé avait été affecté par la SS en fonction de son degré généalogique de germanité.

46 À l’époque de la guerre froide, la RFA accueillait en citoyens tous les Allemands ethniques des pays socialistes qui parvenaient à gagner l’Ouest. De 1951 à 1987, 1 419 997 émigrants (Aussiedler) se sont ainsi installés en RFA, dont 847 450 en provenance de la seule Pologne, soit, en moyenne, 40 000 personnes par an. Du 1er janvier 1988 au 30 juin 2000, 2 653 685 d’entre eux, dont 595 115 de Pologne, firent valoir la « loi du retour » vers la patrie de leurs lointains ancêtres20. Face à ce bouleversement mais également en raison de protestations diverses, les autorités allemandes mirent opportunément un frein aux consultations directes de la Volksliste. Toutefois, même après l’adoption successive de la Loi de 1990 sur les étrangers (Ausländergesetz), de la Loi de 1993 pour l’apurement des suites de la guerre (Kriegsfolgenbereinigungsgesetz) et, enfin, de la nouvelle Loi de 2000 sur la nationalité (Staatsangehörigkeitsgesetz) [Green 2000 ; Hogwood 2000], l’inscription sur la Volksliste figure encore parmi les critères admis de plein droit pour démontrer la qualité d’Allemand, à laquelle les enfants des inscrits peuvent également prétendre21. Cette politique, poursuivie avec certaines restrictions stipulées par la loi de 1993, répond à des motivations historiques très compréhensibles. Cependant, plus d’un demi-siècle après la chute du IIIe Reich, l’« appartenance au peuple allemand », la deutsche Volkszugehörigkeit, peut être prouvée en droit par la perversion grotesque du jus sanguinis que fut la Deutsche Volksliste. Certes, au fil des générations, les séquelles pratiques de cette anomalie s’estomperont. C’est précisément ce que font valoir les juges, juristes et historiens allemands avec qui je me suis entretenu de cette question. Mais cette banalisation ne laisse-t-elle pas planer une ombre malvenue, voire un stigmate symbolique, sur la réforme actuelle du droit

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allemand de la citoyenneté, dont l’objet est de concilier le droit dit du sang et le droit du sol ? Est-ce compatible avec l’égalité de tous devant la loi, principe qui fonde aujourd’hui le droit allemand, que certains puissent se prévaloir de la qualité de citoyen en invoquant un classement autrefois établi selon une hiérarchie « raciale » et imposée par la terreur ?

47 Nul doute que la dénonciation officielle de cette délétère rémanence contribuerait à présenter en des termes nouveaux le débat sur l’identité nationale allemande. Elle réduirait un dangereux écart qualitatif entre deux catégories de postulants à la nationalité que sont les « membres du peuple » non nationaux et les « étrangers ». Or, pareille dichotomie recèle un risque manifeste, car elle est susceptible de générer, de droit et de fait, une hiérarchie relevant d’un classement ethnique. Lever cette ambiguïté paraît d’autant plus important que le principe généalogique, qui établit la primauté de la filiation sur la territorialité comme critère d’appartenance culturelle et sous-tend la catégorie « Allemand », opère sous d’autres guises parmi nombre de communautés nationales désormais établies en RFA. L’exemple le plus patent est celui des plus de 2 millions de Turcs qui représentent 28 % du total des résidents étrangers en Allemagne.

48 Dans une perspective « ethnonationale », la question de l’altérité turque pourrait se poser ainsi : si l’« Allemand de l’étranger » (Auslandsdeutsche) reste allemand de génération en génération, pourquoi ne pourrait-on rester indéfiniment « Turc de l’intérieur » (Inlandstürke) ? Car les deux états répondent à une transmission généalogique ininterrompue de l’identité, quel que soit le lieu où celle-ci s’exerce. Toutefois, le salutaire maintien de cette chaîne présuppose, dans la situation de multiculturalité qui caractérise l’Allemagne actuelle, différentes formes de cloisonnement, en particulier dans les domaines de la double citoyenneté et de l’intermariage. Dans cet esprit, l’octroi de la nationalité à un Allemand de la Volga peut ne pas être perçu comme une naturalisation, au sens étymologique, mais comme la régularisation d’une « anomalie historique ». S’agissant d’un Turc né étranger en Allemagne, en revanche, la nationalité peut sembler conférer un statut mais non établir une condition.

49 La situation de la communauté turque au regard de la nationalité allemande souffre d’un paradoxe apparent. De 1972 à 2000, seul un cinquième des détenteurs de passeports turcs ont obtenu la nationalité allemande alors même que les trois quarts d’entre eux remplissaient les conditions, de naissance en Allemagne ou de durée de résidence, qui garantissent l’accession à la citoyenneté selon la loi du 1er janvier 2000. Cette disparité, que reflète un faible taux annuel de naturalisation en termes européens22, incite à s’interroger sur les causes de l’inertie, sinon de la résistance, sans doute réciproque, qui freinent les processus d’intégration. Une enquête récente du Centre d’études sur la Turquie de l’Université de Essen indique que 30 % seulement des citoyens turcs en Allemagne envisagent de demander la nationalité allemande. Ceux qui le souhaitent sont souvent des « Turcs de deuxième génération », au nombre de 750 000, aspirant à l’égalité politique dans ce qui est, après tout, leur pays natal. Cependant, il ressort qu’une majorité de Turcs d’Allemagne les suivraient dans cette intention s’ils pouvaient détenir les deux passeports à la fois23. La question de l’allégeance – exclusive ou non ? – est donc au cœur de ce débat.

50 Pour sa part, l’État allemand exige, avec un taux d’exceptions qui atteint néanmoins 28 %, que le citoyen turc qui obtient la nationalité allemande renonce à sa nationalité

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d’origine. Face à cette disposition, l’État turc, qui a des raisons culturelles et économiques fortes de ne pas « perdre » ses émigrants, a adopté, par étapes, une tactique plurielle. Dès 1964, il a accepté que l’acquisition d’une seconde nationalité, notamment pour les enfants issus de mariages mixtes, n’entraîne pas la perte de la nationalité turque [Ansay 1999]. Précisons que, jusqu’à récemment, l’administration traitait avec une lenteur calculée les demandes de renonciation à la nationalité turque. Au contraire, elle fait encore preuve d’une singulière souplesse lorsqu’il s’agit de réintégrer les émigrés ayant enfin obtenu la nationalité allemande [Röper op. cit. : 552]. À ces pratiques s’ajoute la création de la « carte rose » délivrée à des ex-citoyens non réintégrés, qui restitue au porteur bien des droits d’un citoyen (hormis le vote), y compris d’hériter de la terre.

51 Lorsque, en 1999, le Bundestag refusa d’adopter la clause de double nationalité applicable aux non-Allemands « ethniques », proposée par le ministre social-démocrate de l’Intérieur, Otto Schilly, les législateurs étaient parfaitement au fait de l’attitude officielle de la Turquie. En revanche, nul ne sembla se préoccuper des fondements culturels de la citoyenneté : Allemands et Turcs reconnaissent, chaque nation à sa manière, que la filiation parent-enfant est un critère déterminant de la citoyenneté, mais ils sont divisés à bien des égards sur le poids respectif des sources d’autorité, étatiques ou parentales, qui fondent les affiliations primaires de la personne. Est-il concevable que la citoyenneté, perçue comme une allégeance première en Allemagne, soit considérée, en Turquie, surtout pour les femmes, comme une affiliation dérivée du statut parental ou matrimonial ? La renonciation à la citoyenneté serait-elle susceptible de représenter un reniement des liens de parenté, voire de certaines valeurs de la foi ? La peur d’être renié par les siens pour avoir renoncé à sa nationalité d’origine, de ne pouvoir posséder des biens dans la patrie première, de ne pouvoir y être enterré, n’éclaire-t-elle pas certaines réticences à se conformer à un code étranger qui présente la citoyenneté comme un contrat exclusif entre l’individu et l’État, dissocié par principe des attachements parentaux et confessionnels ? Et même si tout cela était exact, conviendrait-il de penser qu’un Turc résidant à Berlin ou Düsseldorf ne puisse se comporter en « bon citoyen » tout en attribuant à la notion même de nationalité une valence culturelle très distincte de celle qui prévaut en Allemagne ?

52 L’exploration de tels questionnements, malheureusement guère engagée par les anthropologues, conduirait d’emblée à examiner un domaine de la vie sociale où appartenances culturelles, droit, foi et parenté interagissent de manière privilégiée et complexe, à savoir celui du mariage. Dans ce contexte, l’Allemagne, nonobstant la force de certaines représentations identitaires abordées dans les pages qui précèdent, connaît, depuis les années soixante, une évolution remarquable. En 1996, 7,6 % des mariages ont été conclus entre un partenaire allemand et un partenaire étranger [Schmidt et Weick 1998 : 5]. À Berlin, cette même année, où, fait préoccupant, il n’y eut que 2,6 % de mariages entre gens de l’Ouest et de l’Est, on a relevé 26 % de mariages binationaux. Toutefois, seul un pourcentage minime de ces unions concernait des citoyens allemands et turcs, les mariages avec des ressortissants d’autres pays européens étant en revanche fort nombreux. Quels éléments peuvent élucider ce qu’il faut bien appeler le penchant endogamique de la communauté turque, qui s’oppose à l’ouverture culturelle croissante en matière matrimoniale des « Allemands allemands » ?

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53 Selon une étude sociopsychologique conduite par l’Université de Hambourg [Bleich et al. 2000], les Turcs issus de l’immigration, tout en maîtrisant pleinement la langue du pays, ne se sentiraient pas « moins turcs » que leurs parents nés « au pays » et orientent largement leurs choix matrimoniaux en fonction de ce sentiment d’appartenance. D’après Morgenroth [1999, cité in Bleich et al. 2000], 39 % des jeunes Turcs interrogés excluent d’épouser un(e) Allemand(e), tandis que 31 % tiennent cette option pour peu probable. Seulement 29 % estiment possible une telle union. Ces appréciations réservées sur l’opportunité de mariages interethniques semblent étayées par les quelques données dont on dispose concernant les choix matrimoniaux effectifs de la population turque en Allemagne. Pour l’année 1996 on a enregistré quelque 29 000 mariages dont 80 % unissaient deux personnes de nationalité turque. Cela dénotait cependant un taux d’« endogamie ethnique » encore plus fort dans la mesure où certains autres époux étaient des citoyens allemands de parents turcs. Par ailleurs, 61 % des mariages recensés impliquaient un partenaire en provenance de Turquie. En Allemagne, les unions entre cousins seraient plus fréquentes qu’en Turquie. L’alliance matrimoniale tisse ainsi un réseau transnational qui nourrit la migration tout en renouvelant constamment les liens entre patrie et diaspora24. Ainsi se renforcent dans la société allemande des sphères matrimoniales autonomes, pour ne pas dire autarciques. Or, ce fait est susceptible d’influer directement sur la manière dont la citoyenneté peut être vécue dans une société multiculturelle mais non nécessairement interculturelle.

54 Dans l’Allemagne contemporaine, deux conceptions de la filiation, logiquement analogues mais constitutives de Volkszugehörigkeiten bien distinctes, se déploient en parallèle. Tout se passe comme si, en RFA, les généalogies allemandes et turques, toutes deux éminemment transnationales, se construisaient de décennie en décennie sans se croiser. L’une reflète la concentration spatiale d’un peuple et sa consolidation en Staatsvolk. L’autre transforme en nations diasporiques des peuples – turc, kurde et arménien de Turquie – qu’Atatürk avait tenté d’ériger en Staatsvolk. Or, le débat sur la double nationalité offre un point d’accumulation de ces processus liés mais inverses, qui, pris ensemble, paraissent, ironie de l’histoire, doter d’une force nouvelle le principe de la filiation à un moment où la loi, allemande comme turque, propose d’atténuer les rigueurs du jus sanguinis. Tant que persistent en Allemagne des aires d’endogamie aussi nettement cloisonnées, il est peu probable qu’une modification, même radicale, de la loi, qui autoriserait la double nationalité, porte pleinement ses fruits en termes d’intégration culturelle et politique. Mais cela n’empêche pas que l’ouverture culturelle et matrimoniale croissante, si sensible dans la société civile allemande, serait facilitée si la transformation actuelle du droit de la citoyenneté pouvait apurer définitivement les rémanences d’idéologies révolues tout en appréciant, dans une perspective comparative, la portée des idéaux distincts mais compatibles de l’appartenance et de la loyauté, qui animent les peuples d’Allemagne.

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NOTES

1. Staatsangehörigkeitsgesetz de 2000, § 4, alin. 3, qui énonce que cette disposition opère « lorsque la mère ou le père 1) réside de façon légale depuis huit ans dans ce pays et 2) possède une autorisation ou un permis de séjour illimité depuis trois ans ». Les conditions d’application de cette loi sont précisées dans C. Dornis [1999 : 1]. 2. Cf., par exemple, la carte « Allemagne, articulation politique » de l’atlas scolaire Diercke (1957). 3. Avec la translation vers l’ouest de l’État polonais, plus de 9 millions d’Allemands sont expulsés des provinces orientales, sans compter les 2,5 millions de transfuges des Sudètes. Cependant, 2 millions de Polonais sont transférés de force depuis les provinces de l’Est polonais, qui passent sous contrôle soviétique, tandis que 2 millions d’émigrants installés en Europe occidentale regagnent la Pologne. En 1947, le régime de Varsovie déclenche l’« Action Vistule », au cours de laquelle 150 000 Ukrainiens sont déportés vers les territoires prussiens et poméraniens « regagnés » sur le Reich, alors qu’en 1939, déjà, 500 000 Ukrainiens de Pologne avaient été expédiés vers la « patrie soviétique ». Dans les pays baltes, près de 300 000 personnes fuient vers l’Occident, sur les pas des Allemands ; un contingent de même ordre est « déplacé » vers les autres républiques soviétiques et notamment en Sibérie. Simultanément près de 800 000 Russes s’installent dans les pays baltes et en Prusse-Orientale. 4. Art. 116 de la Loi fondamentale de 1949, Loi sur les étrangers de 1993, Loi réformant le droit de la citoyenneté de 2000. 5. « Es kennzeichnet die Deutschen, dass bei ihnen die Frage “was ist deutsch ?” nie ausstirbt. » [Nietzsche 1886, cité in Nassehi op. cit. : 1] 6. Il s’agit des Reichsbürgergesetz et Gesetz zum Schutz des deutschen Blutes und der deutschen Ehre du 15 septembre 1939 (Reichsgesetzblatt 1935 : 1 146 sqq.). 7. Bundesvertriebenengesetz, § 6 (Volkszugehörigkeit) : « Deutscher Volkszugehöriger […] ist, wer sich in seiner Heimat zum deutschen Volkstum bekannt hat, sofern dieses Bekenntnis durch bestimmte Merkmale wie Abstammung, Sprache, Erziehung, Kultur bestätigt wird. » E. Röper [op. cit. : 547-548 et n. 35] attire à juste titre notre attention sur de surprenants rapprochements terminologiques de cette disposition avec le décret du ministre de l’Intérieur du Reich du 29 mars 1939 sur « l’appartenance au peuple [allemand] dans le protectorat de Bohême et de Moravie », qui stipule : « Deutscher Volkszugehöriger ist, wer sich als Angehöriger des deutschen Volkes bekennt, sofern dieses Bekenntnis durch bestimmte Tatsachen, wie Sprache, Kultur usw. bestätigt wird. Personen artfremden Blutes, insbesondere Juden, sind niemals deutsche Volkszugehörige, auch wenn sie sich bisher als solche bezeichnet haben. » Disparaît bien entendu dans la Loi sur les expulsés la référence au « sang

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allogène », tandis qu’à rebours y fait son apparition la notion d’Abstammung (filiation/ descendance) dans son inquiétante polysémie. 8. En 1910 la Prusse comptait 11,6 % d’habitants d’origine non allemande [Röper op. cit. : 546]. 9. Reichs- und Staatsangehörigkeitsgesetz de 1913, § 8. 10. Selon le recensement de 1910, 5,9 millions des 65 millions de sujets du Kaiser n’étaient pas de langue allemande. 11. Le terme est développé pour la première fois par le théologue et philologue Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) dans son ouvrage Deutsches Volkstum (1810). Toutefois, les mots volkstümlich, conforme à la tradition du peuple, et Volkstümlichkeit, spécificité ethnopopulaire, apparaissent déjà chez Johann Gottfried Herder (1744-1803). Cf. l’encyclopédie Der Grosse Brockhaus (1957, T. XII, p. 245). 12. Cf. Der Grosse Brockhaus (1957, T. III, pp. 128-130). 13. Lettre de Himmler à Forster du 26 novembre 1941, citée in M. Burleigh [1988 : 185]. 14. Archives fédérales de Coblence (BAK) R 22/852, f° 207 et 209, citées in É. Conte et C. Essner [1995 : 219]. 15. Cf. commentaire du premier décret d’application de la Loi de protection du sang allemand, in A. Gütt, H. Linden et F. Maßfeller [1936 : 221]. 16. Le Reichskommissariat für die Festigung Deutschen Volkstums, responsable de la germanisation et, plus largement, de la purification ethnoraciale, die rassische Reinigung, dans les territoires orientaux occupés, résulta de la fusion du Volksdeutsche Mittelstelle ou Office de liaison pour les Allemands ethniques et du Rasse- und Siedlungshauptamt ou Bureau central pour la race et la colonisation de la SS, qui veillait à la pureté généalogique des membres du Corps noir. 17. Cf. K.M. Pospieszalski ed. [1946], M. Broszat [1961 : 118-137], D. Majer [1993], C. Madajczyk [1988 : 389-539], H.C. Harten [1996 : 69-121], C. Łuczak [1996 : 57-65], É. Conte et C. Essner [1999], É. Conte [2002]. 18. Cf. K.M. Pospieszalski ed. [op. cit. : 359], M. Broszat [op. cit. : 125], C. Madajczyk [op. cit. : 471]. 19. Cf. K.M. Pospieszalski ed. [1946], M. Broszat [op. cit. : 134], C. Madajczyk [op. cit. : 492], C. Łuczak [op. cit. : 61]. 20. Source : Statistik des Bundesverwaltungsamtes Köln ; Beauftragter der Bundesrepublik für Aussiedlerfragen, citée in Bundeszentrale für Politische Bildung [2000 : 7]. Cf. K. Schönwälder [1999]. 21. Voir, par exemple, le site consacré aux affaires de nationalité par le Bureau de l’état civil de la mairie de Düsseldorf : hhttp:// www. duesseldorf. de/ w4hr/ htlm/ ag697.shtlm. 22. Il varie d’un minimum de 1,57 % en 1995 à un maximum de 2,54 % en 1998 [Bundesbeauftragte… 2000 : 13], rythme auquel il faudrait au moins deux générations pour « intégrer » tous les Turcs d’Allemagne. 23. Cf. http:// www. arte-tv. com/ societe/ tuerken, Bundesbeauftragte… 2000 : 12-13, 36 et P. Schmidt et S. Weick [1998 : 3]. 24. Je m’appuie ici sur les données réunies par G. Straßburger [1999]. L’étude des pratiques matrimoniales dans l’immigration turque en Belgique fait l’objet d’études

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sociologiques précises dont on pourrait utilement s’inspirer dans le domaine allemand. Cf. J. Lievens [1999] et G. Reniers [2001].

RÉSUMÉS

Résumé L’assouplissement de la loi allemande sur la citoyenneté de 2000 (Staatsangehörigkeitsgesetz) trouve une limite majeure dans les restrictions imposées à la reconnaissance de la double nationalité. Si le principe de la filiation est atténué, l’exclusivité du lien entre citoyen et État reste affirmée. Partant, l’objet du présent article est d’examiner, dans une perspective anthropologico-historique, les possibles articulations du refus du Parlement d’établir une parité entre droit du sang et droit du sol, et la persistance de la notion juridique d’appartenance au peuple allemand (Volkszugehörigkeit). Car cette dernière, en maintenant la distinction entre postulants à la nationalité considérés comme « membres du peuple » et ceux classés « étrangers », risque de générer, de droit et de fait, une hiérarchie des citoyens relevant d’un classement ethnique. Aussi peut-elle contribuer à renforcer le cloisonnement d’aires d’endogamie, ce qui doterait d’une force sociale nouvelle le principe de la filiation au moment même où la loi, allemande comme turque, entreprend d’atténuer les rigueurs du jus sanguinis.

Abstract The relaxation of conditions governing access to German citizenship through the Staatsangehörigkeitsgesetz of 2000 find a major limitation in the reluctance to recognise dual nationality. Although the principle of descent is restricted in its application, the exclusiveness of the tie between citizen and state is reasserted. The objet of this article is to examine in both anthropological and historical perspective, the possible links between the German Parliament’s refusal to place jus sanguinis and jus solis on par, and the continued recognition of the legal notion of “membership of the German people” (Volkszugehörigkeit). The latter, in perpetuating the distinction between applicants for German citizenship considered as “compatriots” and those deemed “aliens,” could contribute to generate, in law and practice, an ethnically based hierarchy of citizens. It might also reinforce matrimonial barriers between communities, thus reinvigorating the principle of descent at the very time when both German and Turkish laws are seeking to alleviate the harshness of jus sanguinis.

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Entre terre et territoire : enracinement de l’identité palestinienne

Christine Pirinoli

1 L’anthropologie a opéré, ces dernières années, différentes remises en question (autorité du chercheur, écriture, mythe du terrain) qui lui ont permis de s’adapter au contexte actuel et de modifier son approche de l’altérité. L’un des changements majeurs a été la prise en compte de processus sociaux et culturels qui émanaient non plus de sociétés sédentaires et localisées – à l’instar des villages étudiés par les auteurs classiques – mais de communautés se (re)constituant dans et par la mobilité. Globalisation oblige, l’anthropologie a, avec raison, mis l’accent sur le mouvement, la circulation (de personnes, d’informations ou d’objets culturels). Cependant, le fait de privilégier, en tant que perspective analytique, le transnationalisme ou, plus généralement, la globalisation, occulte partiellement l’importance du régional dans la structuration des groupes sociaux et dans leurs stratégies de mouvements [Shami 1996 : 4].

2 Les constructions identitaires palestiniennes illustrent bien l’interpénétration du local et du global ou, en d’autres termes, le lien entre la terre, le territoire, la nation et le transnational : réfugiée depuis plus de cinquante ans, une partie de la « communauté imaginée » [Anderson 1991] vit dans sa patrie (mais pas sur sa terre), alors que l’autre partie est dispersée dans plusieurs pays, arabes ou non. En outre, cette même terre est revendiquée par Israël comme territoire national. Au cœur de conflits depuis le début du siècle, elle est au centre des constructions identitaires des deux peuples qui, tous deux partiellement déterritorialisés, la réclament comme lieu légitime de leur retour. De ce fait, si une analyse de ces communautés en termes de transnationalisme est pertinente, une prise en compte du local en tant que source des appartenances nationales est indispensable à leur compréhension.

3 Dans cette optique, je souhaite examiner l’importance des notions de terre et de territoire pour la structuration de la société palestinienne. Je traiterai essentiellement des représentations des réfugiés de la bande de Gaza1 car ils constituent, en quelque sorte, un cas particulier : réfugiés depuis plus d’un demi-siècle, ils résident néanmoins

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en terre palestinienne, sur une fraction de ce qui est négocié, depuis 1992, comme futur territoire national. Cependant, leurs revendications ont longtemps visé (et visent encore, suivant leur position) le droit au retour de tous les réfugiés sur leur terre d’origine et la restitution de celle-ci pour en faire leur territoire national. Ce deuil d’une grande partie de la patrie en échange de l’espoir de transformer l’autre en territoire rend particulièrement saillante l’instrumentalisation, populaire et officielle, des notions de terre, de territoire et de nation en tant que référents symboliques majeurs.

4 J’aborderai ici la façon dont la mémoire collective se construit autour de ces notions, ce principalement en fonction d’un côté des représentations et pratiques israéliennes et, de l’autre, du discours nationaliste sur la libération de la Palestine. Dans un premier temps, cette structuration de la nation palestinienne s’est faite en transcendant l’espace puisque la communauté a été éclatée. Celle-ci vit dans des territoires distincts, et est souvent cloisonnée par des frontières difficilement franchissables.

5 Enfin je m’intéresserai aux articulations actuelles entre la tradition, la terre, le territoire et la nation, articulations qui ont été modifiées par la reterritorialisation des quelques milliers de Palestiniens – essentiellement des membres de l’OLP – revenus dans le cadre du processus d’Oslo.

Le récit sioniste : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre »

6 Le sionisme politique était marqué, à ses débuts, par l’indétermination territoriale : il a opté pour la Palestine, non pour des critères religieux, mais du fait d’« un attachement historique à un territoire où le destin national des Juifs s’est noué. Non pas la terre, lieu de l’hiérophanie, mais le territoire, enjeu de l’histoire » [Dieckhoff 1996 : 161 ; italiques de l’auteur].

7 À partir de ce choix, il a fallu établir une assise territoriale en Palestine – d’où la politique d’achat de terres pour l’installation des migrants – et, surtout, légitimer la territorialisation du « peuple sans terre » et la création de l’État d’Israël. Ce processus a notamment été élaboré en niant l’existence des Palestiniens au profit du mythe d’une terre vierge en attente du retour de son propriétaire. Dans cette perspective, les événements de 1948 sont décrits comme une guerre d’« “indépendance” vis-à-vis des Anglais (Azma’ut) et de “libération” du joug de la diaspora (Shihrur) » [Pappé 1997 : 31]2.

8 Cette vision de l’histoire a été ensuite consolidée par les politiques israéliennes d’effacement des signes de l’existence palestinienne : outre la répression de toute expression de l’identité et de la culture palestiniennes, 418 villes et villages ont été rasés ou renommés par leurs nouveaux habitants israéliens [Khalidi 1992]3. Seules quelques traces apparemment insignifiantes dévoilent encore l’emplacement des villages détruits : amas de pierres, figuiers de barbarie ou petites forêts, les Israéliens ayant souvent planté des arbres pour masquer ces témoins indésirables de la présence de l’Autre.

9 Y. Zerubavel [1996 : 82] nous rappelle l’importance symbolique des arbres en tant que supports de la mémoire nationale et marqueurs de la propriété d’une terre contestée. Selon elle, l’afforestation a été un moyen à la fois d’assurer une continuité entre le passé décrit par la Thora et le présent – l’arbre figurant le succès à planter des racines

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dans leur « ancienne patrie » – et d’effacer de la terre tout signe de l’histoire palestinienne qui risquait de porter atteinte à sa transformation en territoire national hébreu et au récit sioniste la légitimant. Cet effacement s’est d’ailleurs également traduit, dans les territoires occupés, par l’arrachage de centaines de milliers d’arbres fruitiers, et en particulier d’oliviers, éminemment évocateurs de l’identité palestinienne. Ces terres désormais « désertes » ont le plus souvent été confisquées par l’État d’Israël.

10 Les accords d’Oslo n’ont pas mis fin à ces pratiques : de nombreuses terres ont été saisies pour l’agrandissement des colonies ou pour des routes de contournement permettant de relier ces dernières entre elles et à Israël. Ce maillage du territoire crée des frontières quasi infranchissables autour des localités palestiniennes, empêche leur développement et limite les mouvements de personnes, entre autres vers les terres agricoles. Pour S. Fouet, cette politique a en réalité une double visée : « d’une part un contrôle (macro) des Palestiniens et une cessation de la présence directe du soldat israélien en zone A, d’autre part, une conquête (micro) de la terre » [2000 : 30].

11 En outre, entre septembre 2000 – début de l’intifada Al Aqsa – et février 2001, près de 15 000 donum4 (dont 80 % de terre agricole) ont été anéantis dans la bande de Gaza, ce qui représente des centaines de milliers d’arbres fruitiers arrachés. En parallèle, des centaines de maisons et d’abris (dans les camps) ont été démolis. Officiellement ces dévastations étaient nécessaires pour des raisons de sécurité ou par mesure de représailles. En réalité, on peut se demander si l’État hébreu ne pousuivait pas un double objectif : pratiquement, il s’agit d’une punition collective qui nuit gravement et durablement à l’économie palestinienne et à la survie des familles concernées ; symboliquement, ces actions affichent la volonté israélienne de montrer qui détient la terre – en dépit du fait que (ou justement parce que ?) la majorité des parcelles en question se trouvaient en zone A, sous l’égide de l’Autorité palestinienne. À nouveau la même ambition semble sous-tendre ces agissements : contrôler les personnes et s’approprier la terre5.

12 L’arbre est à tout point de vue le symbole idéal pour représenter les racines sociales et culturelles d’un peuple. Arracher l’un pour mieux implanter l’autre : tel semble être l’enjeu de ces politiques de destruction et de confiscation des terres agricoles. Elles permettent l’implantation d’une identité nationale exclusive en éliminant tout ce qui, dans l’espace, dénotait de la relation palestinienne au territoire. En effet, la construction d’un État-nation et, partant, d’une identité nationale requiert « l’historicité d’un territoire et la territorialisation de l’histoire » [Poulantzas 1980 : 114]. Dans ce sens, l’historiographie sioniste et la politique de l’État hébreux se sont parfaitement complétées pour enraciner la mémoire juive et une identité nationale nouvelle dans ce territoire, et pour « dé-signifier » [Falah op. cit.] tout ce qui liait les Palestiniens à la terre.

Le récit des réfugiés : la terre du village

Je me souviens de tout [à propos de la vie au village]. Qu’est-ce que tu veux, est-ce que je sais ce que tu veux ? Nous plantions, nous récoltions, nous bêchions, nous faisions tout. Nous nous souvenons du raisin, nous nous souvenons des figues. Nous faisions pousser du blé, nous faisions pousser de l’orge, nous faisions pousser des lentilles.

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13 Le récit de Leila, à l’image de celui de la quasi-totalité des réfugiés, insiste non seulement sur la terre, mais aussi sur le fait qu’elle était cultivée. Tous m’ont parlé avec force détails du savoir-faire et de l’amour avec lesquels ils cultivaient la terre, des fruits qu’elle leur offrait en retour. La référence à l’agriculture émaille tous les échanges puisque de nombreux silences ou hésitations à propos de sujets totalement différents sont mis à profit pour revenir sur la qualité de la terre ou sur le plaisir de la travailler, propos fréquemment ponctués d’une phrase évoquant le bonheur de cette vie qui lui était dédiée : Tareq [s’interrogeant sur l’éventualité d’un l’État palestinien] : ah, autrefois, chacun avait des terres avec des oliviers, et quand les olives étaient mûres, il les récoltait et les amenait au pressoir dans le village. La vie était excellente.

14 Toutefois, cette apologie d’une vie paysanne consacrée à la terre ne saurait être réduite à une simple idéalisation nostalgique ou à un mythe romantique : elle doit être analysée comme une construction dynamique en étroite relation avec le présent des réfugiés. Pierre angulaire du conflit avec Israël, la terre est également l’un des points essentiels sur lesquels se base l’historiographie sioniste pour nier l’existence palestinienne. Insister sur le fait que la terre était cultivée infirme la vision sioniste, ainsi que l’explicite Ahmed : Vous, là-bas [en Occident], vous dites que nous étions une terre sans peuple. Mais où est-ce que nous vivions alors ? Ha, en l’air ? Et notre raisin, comment poussait- il ? Ha, tout seul dans le désert ?

15 Et de me montrer ses aqed al-ard, littéralement contrats de la terre, afin que je puisse « convaincre » mes compatriotes. Mes interlocuteurs ont conservé ou reçu en héritage les titres de propriété émis sous mandat britannique. Ils me les ont spontanément présentés pour témoigner de la véracité de leurs dires.

16 Pour les Palestiniens, ces documents représentent beaucoup plus que des titres de propriété : ils détiennent le pouvoir symbolique de les réhabiliter, socialement et politiquement. Dans le village, posséder de la terre était un moyen d’exister socialement. Mais plus encore, la possession de la terre est une preuve d’existence face à Israël et au monde, attestant que la Palestine n’était pas une terre sans peuple. De ce fait, tout ce qui se rapporte à la mémoire de la terre est un moyen à la fois de résister à l’infériorisation due au statut de réfugié et de se réinscrire dans l’histoire de la région tout en affirmant son identité en tant que peuple. La référence au local représente donc un point d’ancrage permettant d’exprimer son existence et son identité à un niveau plus global.

17 Cette mémoire de la terre s’est pendant longtemps transmise oralement et de manière informelle, les récits des « vieux » instruisant les générations nées en exil. Seuls quelques ouvrages encyclopédiques – dont le plus connu est celui de W. Khalidi [1992] – constituaient la mémoire officielle, mais ils se présentent surtout comme une « mémoire collective des lieux » [Slyomovics 1997 : 207] : ils ne mentionnent que des éléments factuels (superficie, nombre d’habitants, scolarisation) au détriment des aspects sociaux ou culturels de la vie collective.

18 Or, dès le début du processus d’Oslo6, les monographies sur les villages palestiniens se sont multipliées, émanant soit de chercheurs universitaires soit de particuliers. Cette recrudescence a culminé avec la commémoration du cinquantenaire de l’exil palestinien. Ces ouvrages retracent la vie villageoise d’avant 1948. Ils ambitionnent de

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sauver le passé de l’oubli et d’apporter un témoignage « scientifique » de la présence palestinienne sur cette terre : C’est seulement par l’écriture et la recherche, en fait, c’est seulement quand on raconte l’histoire encore une fois que les villages palestiniens d’avant 1948 peuvent connaître une existence objective au présent.[Slyomovics op. cit. : 210]

19 Ainsi, la mémoire « privée » de la première génération en exil, qui se transmettait oralement aux proches, s’est transformée en récit historique écrit, destiné et aux générations nées en exil et au monde.

20 Or, il est intéressant de mettre ce phénomène en parallèle avec une autre transition : la conception du retour en Palestine. La question du retour des réfugiés, légitimée par le droit international, est au cœur de tous les discours. Néanmoins, si les premiers récits prônaient un retour physique dans une Palestine conçue géographiquement et de façon tangible, au fur et à mesure que la vie en exil structure la société palestinienne se dessine un retour à une entité envisagée plus abstraitement [Bisharat 1997 : 203-233] et que l’on souhaite, depuis 1992, transformer en un territoire national quand bien même celui-ci ne correspondrait pas à la Palestine historique. Ce mouvement s’accompagne de revendications identitaires et nationalistes qui se détachent petit à petit du local pour se construire plus spécifiquement autour d’appartenances politiques, en particulier durant la première intifada. Politiquement, on va dans le sens d’un certain renoncement à la terre pour obtenir un territoire national ou, en d’autres termes, d’un « processus allant de la délimitation de sa terre en territoire à son appropriation symbolique pour en arriver à une renonciation raisonnée d’une partie du territoire construit au prix de la récupération de l’autre » [Legrain 1996 : 172].

21 L’augmentation du nombre des monographies et des récits sur les villages palestiniens d’avant 1948 est certainement liée à la disparition des « vieux » et à la nécessité de « sauvegarder » cette mémoire. Toutefois, en la replaçant dans le contexte politique des accords d’Oslo, la perspective de la création d’un État palestinien peut être considérée comme le moteur de ces pratiques d’écriture. En effet, ces dernières contribuent à la fois à « épaissir »7 l’histoire nationale palestinienne – participant ainsi à la légitimation de l’édification étatique – et à officialiser les récits d’un passé rural populaire afin de pondérer l’histoire officielle construite à partir de textes centrés sur l’élite urbaine ou écrits par celle-ci [Ben-Ze’ev 2002]. Largement utilisé dans la rhétorique nationaliste, le paysan peut désormais entrer dans l’Histoire.

Le discours nationaliste : de la terre au territoire

22 Pour les Palestiniens, la guerre de 1948 est la Nakbah, littéralement la catastrophe qui a engendré leur exil et leur dépossession. C’est à partir de cette spoliation concrète et symbolique qu’ils ont réorienté leur identité nationale et leur mémoire collective autour de la notion de la terre et des valeurs paysannes dans le but de résister à la dispersion de leur peuple et à l’exclusivité de la version sioniste de l’histoire.

23 Avant la Nakbah, la création et le maniement des symboles nationaux étaient la prérogative de l’élite urbaine et lettrée. En dépit d’une participation massive à la résistance à l’immigration juive et à l’occupation anglaise, en particulier durant la révolte de 1936-1939, les paysans étaient généralement doublement dénigrés : pratiquement ignorés dans les récits historiques [Doumani 1999], ils étaient également exclus de la rhétorique nationaliste8. La Nakbah a en quelque sorte inversé l’ordre des

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choses : la perte de la terre étant l’événement le plus marquant pour la grande majorité des réfugiés, le paysan symbolise de manière idéale ce lien « naturel » à la terre perdue, aux valeurs palestiniennes « authentiques » qu’il convient de préserver en exil. Dès lors la figure du fellah devient une référence centrale et fédératrice de l’identité palestinienne [Swedenburg 1995], permettant à la fois d’assurer la continuité avec le passé et de revendiquer ses droits pour le présent et l’avenir.

24 Aussi la mémoire paysanne, mémoire de la terre, a-t-elle facilité l’adhésion des Palestiniens à l’historiographie et à la rhétorique nationalistes, par le biais d’une interpénétration de différents niveaux identitaires : les conceptions locales, liées à la terre du village, ont été incorporées dans un contenu idéologique plus global, axé sur le territoire de la Palestine. Loin d’être exclusifs, ces deux niveaux d’identité se nourrissent mutuellement puisqu’ils partagent des significations et des symboles produits par le même élément : la terre.

25 C’est dans cette optique qu’il faut comprendre les récits palestiniens : en insistant sur la terre, ils infirment explicitement le récit sioniste tout en articulant la mémoire collective au discours nationaliste. Ce dernier peut unifier le peuple autour de valeurs faisant sens pour la majorité. Il est de ce fait capable de mobiliser la société dans son entier pour libérer cette terre et la transformer en territoire national. En soulignant le bonheur de la vie rurale, les Palestiniens mettent en évidence les contrastes entre le village et le camp, entre le statut de paysan et celui de réfugié, entre vivre sur sa terre et être exilé. La violence de leur quotidien et ses dramatiques conséquences9 rendent plus pertinent le recours à cette mémoire de la terre qui institue, au niveau symbolique, une stabilité et une dignité que la réalité semble irrémédiablement dénier aux réfugiés.

26 Autrement dit, la terre est ici bien plus qu’un élément naturel : elle est une médiation essentielle entre la nature (l’agriculture comme mode de vie) et la culture (l’identité nationale enracinée dans la terre), entre le passé (avant la Nakbah) et le futur (le retour à la terre), entre le village et la Palestine. Ce va-et-vient entre le local et le national est d’ailleurs facilité par le terme arabe balad qui signifie à la fois « village » et « patrie, pays » : en se référant à leur balad, les réfugiés peuvent exprimer leur appartenance villageoise et nationale.

Le discours de l’Autorité palestinienne : du territoire à la tradition de la terre

27 Les discours individuels et nationalistes se sont renforcés et complétés du fait de leur commune instrumentalisation de la notion de la terre et du lien entre cette terre et la nation palestinienne. Ce processus s’est construit en deçà (la terre villageoise) et au- delà (dans les camps ou pays d’exil) du territoire revendiqué comme national.

28 Les accords d’Oslo, en concevant une Autorité palestinienne sur quelques bribes de territoires autonomes, ont permis aux cadres et à certains membres du mouvement nationaliste d’opérer une reterritorialisation10 de la direction palestinienne, laquelle s’est progressivement transformée en une structure étatique11. En revanche, les acteurs du processus d’Oslo n’ont jamais réussi à s’accorder sur deux questions essentielles : la délimitation du territoire du futur (éventuel ?) État palestinien et le droit au retour des réfugiés, ce dernier point étant resté étonnamment absent des pourparlers. De ce fait,

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la terre, qui constituait le cœur des discours et des revendications, n’est plus perçue comme une notion unificatrice, et des divergences notables ont émergé en fonction des positions politiques.

29 Dans ce contexte de pluralité des discours, l’Autorité palestinienne est le principal acteur de l’« officialisation » de la rhétorique nationale visant à articuler diverses appartenances à la citoyenneté palestinienne en construction. Or, en analysant le discours et, surtout, les pratiques étatiques, on peut observer, parallèlement à l’utilisation d’une rhétorique qui se veut universaliste12, un glissement de la notion de terre à celle de tradition rurale.

30 En proclamant l’État palestinien en 198813, le Conseil national palestinien confirmait ce lien indéfectible entre l’identité palestinienne et la terre, lien légitimé par le fait qu’il remonterait – comme il est fréquemment imaginé par les nationalismes – à un passé immémorial et sacralisé : Terre des messages divins révélés à l’humanité, la Palestine est le pays natal du peuple arabe palestinien. C’est là qu’il a grandi, qu’il s’est développé et s’est épanoui. Son existence nationale et humaine s’y est affirmée dans une relation organique ininterrompue et inaltérée entre le peuple, la terre et son histoire. Continuellement enraciné dans son espace, le peuple arabe palestinien a forgé son identité nationale14.

31 La terre, pilier du nationalisme palestinien, était donc également au cœur du discours étatique. Or, depuis la création de l’Autorité palestinienne, un glissement semble s’être opéré entre la terre et la tradition rurale. C’est désormais sur cette dernière que se fonde la légitimité de l’État, au détriment du territoire – qui, il est vrai, se révèle plus que jamais inaccessible15.

32 Détail anodin ? Depuis 1998, dans les rues de Gaza, des fresques champêtres mettant souvent en scène des femmes vêtues du thôb16 et occupées à des activités traditionnelles ont remplacé, sur de nombreux murs, les graffitis qui exprimaient des messages politiques mobilisateurs. Elles ont été commanditées par une association dirigée par la femme d’Arafat, laquelle revêt volontiers, lors de ses apparitions publiques, un thôb.

33 Cette « traditionnalisation » de la société est plus qu’une simple anecdote car, au niveau de la bureaucratie, elle tient une place considérable. Pour l’illustrer, je prendrai deux exemples – le recrutement et le système judiciaire – qui montrent comment les discours et les pratiques officiels instrumentalisent la tradition liée à la terre pour asseoir la construction d’un État sans territoire et d’une nation partielle – les réfugiés palestiniens qui ne vivent pas dans les territoires autonomes restant singulièrement exclus de la rhétorique nationaliste de l’Autorité palestinienne.

34 Les fonctions importantes au sein de l’Autorité, hormis les postes clés détenus par les cadres de l’OLP revenus d’exil17, ont été distribuées d’après un savant dosage entre les grandes familles locales et leur origine (réfugiés, résidents, bédouins), redonnant ainsi à la hamûlah – le clan ou la famille élargie – un rôle central dans la structure de l’État. Si ces choix respectent un certain équilibre représentatif de la composition de la société, ils sont surtout présentés comme une émanation de la « tradition » palestinienne puisque, avant la Nakbah, le pouvoir et la richesse étaient l’apanage de certaines hamûlah.

35 En réalité, ces familles ne sont que rarement issues des élites traditionnelles, leur puissance actuelle étant souvent due à la mobilité sociale et politique qui a prévalu après la Nakbah, en particulier avec le poids grandissant de l’OLP dès les années

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soixante. Par la suite, au cours de l’intifada, les affiliations politiques ont offert des accès au pouvoir, non plus grâce à l’appartenance familiale mais grâce à des capacités personnelles tout autant qu’à des dynamiques organisationnelles [Brynen 1995]. Un tel système ne correspond donc ni au fonctionnement « traditionnel » ni au fonctionnement récent de la société.

36 Par ailleurs, si l’on s’intéresse à la logique sous-jacente à ces choix, on s’aperçoit que l’élément qui a primé est la garantie d’une loyauté sans faille : Arafat a désigné ces cadres sur la base d’alliances personnelles et dans une perspective clientéliste. La grande majorité des postes a été attribuée à des membres du Fatah ou à des alliés d’Arafat, et ce au détriment de professionnels possédant les qualifications adéquates [Brynen op. cit. ; Frish 1997]. Au demeurant, cette stratégie est la même pour les postes subalternes : le recrutement se fait en priorité au sein de la famille élargie et des groupes de personnes dont l’allégeance est notoire.

37 La structure étatique s’édifie ainsi comme une sorte de pyramide de liens de dépendance, recréant de nouvelles appartenances « primordiales » qui génèrent un mode de solidarité similaire à celui de la famille « traditionnelle »18. Ce pseudo- rétablissement de l’ordre « traditionnel » s’apparente, en réalité, à une tentative très moderne d’instauration d’un système néopatrimonial.

38 Cette justification par la référence à la culture « traditionnelle » est particulièrement évidente en ce qui concerne le système judiciaire. En apparence, ce dernier est comparable à celui des démocraties modernes : un ministère et différentes cours de justice, y compris une Haute Cour, et un appareil législatif qui, quoiqu’encore très complexe19, est en train d’être uniformisé par des spécialistes.

39 En réalité, contrairement aux apparences, ce système n’a que peu d’autonomie. D’une part, le pouvoir exécutif a l’entière responsabilité de « l’instauration de tribunaux, de la nomination [ou de la révocation] de membres d’instances judiciaires, y compris celle de la Haute Cour, et de la gestion des affaires relevant de la compétence du pouvoir judiciaire » [Shikaki 2000 : 63]. Étant donné qu’il n’y a pas de base constitutionnelle claire pour fonder la législation, le poids de l’exécutif est renforcé au détriment du législatif. D’autre part, hormis la Cour de sécurité qui peut à tout moment juger en dehors des règles régissant les autres institutions judiciaires, il existe plusieurs instances dites traditionnelles qui se substituent à l’appareil judiciaire. Ainsi un plaignant ou un présumé coupable peut, selon ses accointances, s’adresser au mukhtar, au juge coutumier, au comité de réconciliation ou, enfin, au Département des affaires tribales.

40 Sous l’Empire ottoman, le mukhtar était l’intermédiaire entre une ou plusieurs familles de son village et l’autorité centrale. Responsable de certaines tâches administratives, il était aussi tenu de résoudre les différends afin de maintenir la sécurité. Après la chute des Ottomans, cette institution a été petit à petit discréditée, discrédit qui a culminé à partir de l’occupation israélienne où le mukhtar a été accusé de collaboration [Al-Malki 1994]. Bien que quelques politiciens et intellectuels s’y soient publiquement opposés, arguant principalement de l’effet négatif d’un « retour aux phénomènes tribaux »20, le ministère de l’Intérieur n’en a pas moins nommé de nombreux mukhtar. Leur mission est la même qu’autrefois : rédaction de documents administratifs officiels et résolution de conflits, y compris pour des délits relevant du système judiciaire : si les deux familles (celle du plaignant et celle de l’accusé) s’entendent sur une compensation, l’affaire n’aura en principe pas de suites.

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41 Le juge coutumier existait aussi dans certains villages, officiant le plus souvent pour une région entière. S’il n’a actuellement pas de charge officielle, il remplit le même rôle de médiateur en cas de conflit. Lorsque des familles s’adressent à lui, l’Autorité accepte son jugement.

42 Les comités de réconciliation, quant à eux, ont été créés pendant l’intifada pour pallier l’absence de système judiciaire palestinien et éviter de recourir à celui de l’occupant. Malgré de nombreux abus qui les ont passablement salies, ces structures ont été officiellement enregistrées dès la mise en place de l’Autorité. Autrefois régies par des alliances partisanes, elles sont aujourd’hui composées de diverses personnalités « traditionnelles » parmi lesquelles le juge coutumier ou le mukhtar.

43 Ces comités de réconciliation dépendent du Département des affaires tribales (dâ’erat shu-ûn al-‘ashâ’er), lequel relève directement du bureau du Président Arafat. Ce Département sévit depuis de longues années, fournissant une alternative au système de l’occupant. L’argument qui justifie son existence actuelle est « l’héritage historique » des Palestiniens dont les « valeurs traditionnelles de justice »21 ont fait leurs preuves avant la Nakbah. Ses missions sont d’une part de « servir les membres des clans pour les affaires sociales, la santé, l’éducation, l’économie, en lien avec les institutions concernées » et, d’autre part, de « résoudre les conflits par le droit coutumier, en coordination avec la Cour de justice et les autres appareils de sécurité ». Il y aurait donc une « complémentarité » entre ces différentes instances dans le but de « faire régner la justice ». Mais cette collaboration pourrait aussi être considérée comme une façon de se substituer à ces institutions ou, du moins, de les contourner. C’est particulièrement vrai pour le judiciaire puisque, même en cas de délit grave, le prévenu n’est déféré à la Cour qu’une fois obtenue la réconciliation entre les parties. Le jugement sera émis en fonction de l’accord entre les familles, ce qui explique les différences sensibles de sentence dans des situations pourtant fort similaires.

44 Autant d’instances qui, sans dépendre du ministère de la Justice, ont comme prérogative de rendre justice, et ce en se justifiant par le rétablissement de l’organisation sociale « traditionnelle ». Si cette combinaison de structures modernes et coutumières peut surprendre dans le contexte – du moins officiellement – de construction d’un État-nation démocratique, elle encourage surtout une justice à la carte qui sert les intérêts des plus forts, à savoir de ceux qui, bien placés dans la hiérarchie, peuvent octroyer des faveurs et faire pression sur leurs subordonnés ou leurs obligés. Là encore, l’instrumentalisation de la « tradition » incite à utiliser des stratégies de patronage et renforce la centralisation du pouvoir.

45 En même temps que se met en place ce système étatique, la liberté d’expression et l’indépendance de la presse sont constamment réduites, les arrestations arbitraires des opposants sont fréquentes. La société civile s’en trouve très affaiblie. Par ailleurs, la militarisation augmente en parallèle à l’affaiblissement des institutions sociales et politiques, incitant les citoyens à recourir au piston (souvent fondé sur les liens familiaux) et à la corruption pour obtenir droits, protection, emploi ou services officiels. Concrètement, on assiste à une aliénation croissante de la population qui est de plus en plus exclue de toute participation politique.

46 Ainsi, sous couvert de respect, voire de rétablissement de la « tradition », l’Autorité palestinienne a engendré un système basé sur des mécanismes informels : le pouvoir s’est exercé en marge des institutions étatiques, rendant ces dernières relativement inopérantes. En outre, la puissance de certaines familles, dont l’obédience était

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garantie, qu’elles appartiennent ou non aux élites traditionnelles, a été renforcée par l’octroi de prérogatives « officielles » qui ont consolidé leur assise sociale.

47 Cette traditionnalisation s’effectue aussi en dehors du cadre étatique puisqu’on observe une recrudescence d’associations « villageoises » dont les objectifs principaux sont l’entraide sociale et le maintien de l’identité culturelle d’un village – personne ne sachant d’ailleurs très bien expliciter la particularité par rapport aux villages voisins. Or, il est intéressant de constater que ces associations sont enregistrées officiellement auprès du ministère de l’Intérieur et qu’elles sont dirigées par des personnes « qui occupent de hauts rangs dans les différentes institutions et appareils de la société »22. Si certains aspects « traditionnels » sont mis en avant (la solidarité, l’unité et la loyauté villageoises), d’autres sont en revanche omis : selon l’organisation villageoise, le kbîr (littéralement grand, mais qui signifie ici vieux) de chaque famille possède prestige, sagesse et autorité. C’est donc l’assemblée de ces « grands hommes » qui devrait prendre les décisions. Dans les faits, ceux-ci sont laissés pour compte – sauf certains hommes prestigieux tels les mukhtar que l’association ne peut contourner en raison de leur double insertion sociale et officielle – au profit de professionnels qualifiés de la deuxième génération des réfugiés, qui sont revenus de l’étranger ou qui sont à la recherche d’un poste au sein de l’Autorité.

48 Outre les avantages financiers directs que de telles associations peuvent retirer de leur inscription officielle – avantages octroyés par le Président Arafat en personne – celles- ci permettent à leurs dirigeants de se positionner comme intermédiaires entre leur « village » et l’Autorité palestinienne, procurant par là même des avantages aux deux : l’Autorité palestinienne bénéficie d’un certain contrôle sur ses citoyens, voire d’une voie officielle de transmission de faveurs qui pourront être rappelées à bon escient ; les membres des associations y trouvent, quant à eux, un moyen de lutter contre les forces centrifuges qui excluent leur accès aux ressources et services étatiques. En quête de légitimité ou d’emploi, ils espèrent obtenir l’une ou l’autre grâce à une position prestigieuse dans la structure villageoise ou à un service rendu à un dirigeant bien positionné dans la hiérarchie étatique23. Les liens de dépendance ainsi établis sont supposés reproduire certains attributs du village, à savoir loyauté et solidarité envers son clan. Compte tenu de la connotation traditionnelle qui lui est donnée, ce népotisme villageois permet d’accepter des pratiques par ailleurs vigoureusement dénoncées et méprisées.

49 Concernant les dirigeants de ces associations, leur but non avoué est d’acquérir plus de poids aussi bien dans la société que dans une structure étatique où c’est surtout la puissance qui compte – en termes financiers ou de pouvoir, lequel se traduit en dernier ressort par le nombre de personnes prêtes à intervenir pour défendre l’intéressé. L’un de mes interlocuteurs propose une image éloquente de cette quête de nouvelles allégeances, en parlant du président d’une de ces associations : Son but n’est pas de réunir les familles. Cette association est une ceinture de sécurité. Les familles et clans sont sa ceinture de sécurité. Ils sont la valve de sécurité : demain, quand les gens se soulèveront contre un tel dans les rues, ces familles viendront et le protègeront.

50 Ici encore, des termes faisant sens pour la majorité des Palestiniens (identité villageoise, solidarité, unité) sont instrumentalisés afin de renforcer le pouvoir personnel ou de lutter contre l’exclusion des sphères économique et politique.

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51 Cependant, une telle dynamique conduit inéluctablement à un désinvestissement aussi bien politique que social. Cette conjoncture pèse sur la situation déjà difficile des Palestiniens, suscitant une crise idéologique et symbolique qui, d’une part, mine leur capacité d’action et de mobilisation24, d’autre part, contribue à la crispation des identités sur un mode défensif.

L’État comme substitut du territoire ?

52 Ce repli identitaire construit les différences sociales, d’origine et de parcours de vie, comme autant d’altérités : la vraie palestinité est désormais définie de manière exclusive et non plus universaliste.

53 Par-delà leur diversité, les Palestiniens s’étaient « imaginé » une patrie non pas dans un territoire national mais sur le fondement de la mémoire collective, mémoire de la terre. Corpus dynamique autorisant un subtil mariage entre les discours populaire et nationaliste, cette mémoire s’est inscrite contre l’historiographie sioniste et a constitué un important réservoir de symboles dans le cadre de la mobilisation et de la résistance à l’occupation. Elle a également contribué à enraciner l’identité palestinienne dans cette terre qui, bien que l’on n’y habitât pas, a permis de transcender les frontières de l’exil et d’unir un peuple physiquement dispersé. De fait, elle a instauré une continuité symbolique entre le local, le national et le transnational.

54 Toutefois, depuis la reterritorialisation partielle de quelques Palestiniens, les difficultés sociales, économiques et politiques n’ont fait qu’augmenter. En outre, les discours officiels instrumentalisent la mémoire collective, masquant le fait que c’est un État autoritaire qui se crée et non le passé qui se recrée. Face à l’échec évident de la transformation d’une partie de sa terre en territoire national, l’Autorité palestinienne semble réduire la nation palestinienne à l’État qui se construit. En d’autres termes, tout se passe comme si, en utilisant les symboles qui lient les Palestiniens à leur terre, elle tentait de réenraciner l’identité nationale dans l’État plutôt que dans un territoire qu’elle n’arrive pas à obtenir. Il s’agirait alors de substituer à la terre sa représentation symbolique, en produisant, à partir de l’exaltation de la tradition, des mythes légitimateurs sur les mêmes notions de solidarité, d’unité, etc.

55 Une telle instrumentalisation de la mémoire collective incite à questionner son avenir : serait-elle en passe de se cristalliser au point de ne plus produire que des constructions identitaires « claniques » ? La référence au local, qui servait de médiation à la construction d’une identité nationale, est désormais un argument d’exclusion. Les valeurs villageoises sont mises en exergue pour souligner la corruption ou l’immoralité des autres – cadres de l’Autorité revenus d’exil, résidents, citadins, habitants de Cisjordanie ou de Gaza, du nord ou du sud de la bande de Gaza, sans même parler des Palestiniens qui continuent à vivre en exil et qui sont pratiquement absents de la rhétorique nationaliste actuelle. Ces valeurs, conçues comme « authentiquement » palestiniennes, sont donc utilisées pour dénier la palestinité de ces autres que l’on ressent comme différents, voire ennemis. La patrie n’est plus perçue uniquement comme un territoire national à reconquérir mais comme une « destination morale » [Malkki 1997 : 67] sur laquelle se greffent, suivant les situations et les discours, des notions de terre, de tradition, de religion, de conservatisme, de genre, etc.

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56 Vue sous cet angle, la palestinité ne concerne plus la nation dans son entier mais seulement les citoyens des territoires autonomes – et encore, en fonction de lignes de démarcation qui les opposent. Les Palestiniens qui résident en dehors de ceux-ci – et qui constituent la majorité – en sont donc exclus, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques pour leur avenir. Comme le relève B. Kodmani-Darwish à leur propos : Le peuple fragmenté s’était réinventé une continuité. Mais l’image que lui renvoie l’État est elle-même faite de fragments de la patrie historique, et le sentiment d’appartenance commune risque de devenir un bric-à-brac de souvenirs familiaux, débris épars de la mémoire collective.[1997 : 242]

57 Si l’Autorité palestinienne donne l’illusion de recréer le passé, c’est pour mieux établir un nouvel ordre qui lui soit propre. Ce faisant, elle risque de transformer la mémoire palestinienne qui avait survécu à la dispersion de la communauté en un corpus folklorique clos et rigide, en une coquille vide de sens et dès lors incapable d’exprimer et de construire une identité réellement collective. Alors que la Nakbah avait rassemblé symboliquement un peuple aux disparités évidentes (tensions entre urbains et ruraux, entre élite et masses populaires), sa commémoration paraît amorcer une période de repli sur les particularismes même qui avaient été dépassés en 1948.

58 Cette instrumentalisation des appartenances locales au détriment de la reconstruction d’une identité nationale qui aurait pu être partiellement territorialisée est, à mon avis, très alarmante dans la mesure où la politique actuelle d’Israël va dans le sens de sa négation totale. Qu’il s’agisse des violences militaires concourant à la destruction de la société et de ses infrastructures ou des discours et des pratiques politiques, le déni de l’identité palestinienne resurgit avec d’autant plus de force que celle-ci a commencé à être internationalement légitimée.

59 Le terme « terroriste » a fait sa réapparition depuis le 11 septembre 2001, non seulement pour les auteurs d’« actes de terreur » mais pour se substituer à nouveau au terme « Palestinien » – y compris pour Arafat. Cette accusation de terrorisme, outre qu’elle fournit un excellent alibi à la répression de l’intifada Al-Aqsa et à l’occupation des territoires autonomes, est également symboliquement forte : accuser son ennemi de terroriste, c’est, à l’instar des accusations moyenâgeuses de sorcellerie, souligner son absolue altérité, voire le déposséder de son humanité [Zulaika 1995]. Autre fait significatif : les accords d’Oslo avaient entériné un document de voyage palestinien (passeport qui, s’il n’en portait pas le nom, était néanmoins internationalement reconnu) pour remplacer celui d’Israël qui stipulait que son détenteur était de « nationalité indéfinie ». Or, dès janvier 2002 et sans avis préalable, une nouvelle mesure a interdit aux détenteurs de ce document l’accès à l’aéroport de Tel-Aviv. Ainsi, une personne partie en décembre se vit refoulée à son retour, contrainte de regagner son lieu d’embarcation puis, pour accéder à la bande de Gaza ou à la Cisjordanie, de se rendre en Égypte ou en Jordanie et de passer par voie terrestre. Coïncidant avec le début du siège d’Arafat à Ramallah, cette mesure est passée inaperçue, probablement considérée comme insignifiante. Cependant, au-delà de l’humiliation, elle constitue un nouveau déni de l’identité palestinienne à une époque où ne pas posséder de passeport, titre d’identité par excellence, signifie être apatride.

60 Ces pratiques incitent en outre à penser que la politique de territorialisation d’Israël n’est pas achevée25 – et cette territorialisation ne peut que se faire au détriment de celle des Palestiniens.

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61 La question qui se pose alors est de savoir si, en l’absence de territoire national, le lien symbolique à la terre pourra encore permettre l’articulation des identités entre le local et le global, à savoir entre différents niveaux d’abstraction (personnel, régional, national, international). Ou est-ce que, au contraire, la conjonction de l’instrumentalisation officielle de la tradition palestinienne (et le repli identitaire qui en découle) et des pratiques militaires et discursives israéliennes pourrait faire éclater l’identité palestinienne en de multiples appartenances localistes et exclusives ? En d’autres termes, si le territoire n’est certes pas une donnée suffisante pour la construction des appartenances nationales, n’est-il pas néanmoins indispensable, ce a fortiori quand l’enracinement dans la terre ancestrale est à la fois l’élément central des identités et l’enjeu de guerres visant à les dénier, voire à les supprimer ?

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NOTES

1. Cette étude s’appuie sur une enquête de terrain d’une année menée dans la bande de Gaza, entre mars 1998 et février 1999. 2. Cette citation et les suivantes, tirées de textes en anglais, ont été traduites par l’auteur.

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3. Concernant d’autres aspects de l’effacement des traces de l’histoire non juive de la région, voir G. Falah [1996]. 4. Le donum est une mesure ottomane qui correspond à 1 000 m2. Ce chiffre émane du Palestinian Centre for Human Right de Gaza. Pour de plus amples informations sur Gaza, voir les Report on Israeli Land Sweeping and Demolition of Palestinian Buildings and Facilities in the Gaza Strip 1 à 6. 5. La démolition de près de 80 maisons dans le camp de réfugiés de Rafah, entre le 10 et le 12 janvier 2002, a été présentée comme des représailles. Selon Jeff Halper, professeur à l’université de Beer Sheva, il s’agit plutôt d’une stratégie de « transfert silencieux » : « C’était planifié depuis longtemps. Les Israéliens ont dit que c’était pour venger l’attaque du Hamas de la veille, ils ont juste utilisé le prétexte. » (« La démolition, arme de la peur permanente », Libération 17.01.02) 6. Quelle que soit l’ampleur de son échec politique, ce processus a néanmoins conduit à une reconnaissance internationale de l’identité et de la mémoire palestiniennes, légitimant entre autres toutes sortes d’activités culturelles qui étaient auparavant censurées par Israël. 7. Par analogie avec les « thick descriptions » telles que conceptualisées par C. Geertz [1973]. 8. Pour une analyse détaillée de la relation entre paysans et notables dans la résistance nationale à la migration sioniste et à l’occupation anglaise, voir T. Swedenburg [1999]. 9. Pour une synthèse de la situation économique, sociale et politique qui prévaut en Palestine, voir S. Roy [2001] ainsi que R. Hammami et S. Tamari [2001]. 10. Cette reterritorialisation est partielle puisque le « retour » de ces Palestiniens s’est fait dans les territoires autonomes et non pas dans les villes et villages d’origine. En ce sens, même si leur statut est évidemment différent, ils s’apparentent symboliquement aux réfugiés de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. 11. Cette structure est en réalité quasi étatique dans la mesure où il s’agit de l’élaboration d’une bureaucratie dans un cadre politique qui n’a pas encore défini l’existence et la forme de cet État. Pour simplifier, j’utilise néanmoins une terminologie se référant à l’État. 12. On peut citer à titre d’exemples les nouvelles rues Victor Hugo ou Charles de Gaule à Gaza. Moins anecdotiques, les discours politiques présentent une structure bureaucratique à l’image des démocraties occidentales. 13. Cette proclamation a eu lieu à Alger en novembre 1988, lors de la clôture du 19 e Conseil national palestinien. L’extrait qui suit est issu de son préambule. 14. Ce texte illustre par ailleurs le lien avec le discours israélien tant il semble écrit en réponse à la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël, prononcée le 14 mai 1948 par Ben Gourion : « La terre d’Israël est le lieu où nacquit le peuple juif. C’est là que s’est formée son identité spirituelle, religieuse et nationale. C’est là qu’il a réalisé son indépendance et créé une culture qui a une signification nationale et universelle. C’est là qu’il a écrit la Bible et l’a offerte au monde. Contraint à l’exil, le peuple juif est resté fidèle à la terre d’Israël [espérant] y revenir pour rétablir sa liberté nationale. » 15. En 1996 déjà, J.-F. Legrain estimait que les accords d’Oslo étaient synonymes de « désillusion territoriale » puisque, « loin de préparer à un futur partage de territoires et de souverainetés, [ils] n’auraient alors servi qu’à réaménager l’occupation tout en consolidant la souveraineté israélienne, de facto sinon de jure, sur le territoire

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palestinien et ses ressources sans payer le prix politique de son annexion » [1996 : 187]. La situation dramatique de ce printemps 2002 ne fait que confirmer cette « désillusion territoriale ». 16. Robe d’origine paysanne dont la forme et les motifs brodés au point de croix avaient une signification symbolique et sociale qui variait d’une région, voire d’un village, à l’autre [Weir et Sahid 1988]. Cette robe a été passablement standardisée et a perdu sa signification sociale. Elle a en revanche acquis une nouvelle connotation symbolique et signifie désormais l’identité palestinienne, les broderies qui l’ornent étant considérées comme l’une des expressions les plus consensuelles de la culture et de la tradition palestiniennes. 17. Voir notamment R. Brynen [1995]. Cette répartition du pouvoir permet de perpétuer la dichotomie, pratiquée par l’OLP, « entre un centre de décision, l’Extérieur, et une population maintenue en position de dépendance, l’Intérieur » [Legrain 1998 : 156]. 18. De nombreux cas ont défrayé la chronique de Gaza : des affrontements entre différents corps de sécurité, chacun défendant les membres de son unité comme s’il s’agissait de son clan, ont rendu le travail de la justice très difficile, ces affaires devenant des questions de solidarité et d’honneur. De même, il n’est pas rare que quelqu’un utilise les pouvoirs liés à sa fonction pour résoudre des problèmes personnels, n’hésitant pas à impliquer collègues et subalternes pour augmenter l’efficacité de son intervention. 19. En fonction du lieu et/ou de l’objet auquel s’applique la loi, les Palestiniens sont soumis au droit ottoman, britannique, égyptien, jordanien, israélien ou palestinien. 20. Quotidien Al-Ayyam du 16.03.98. 21. Ces citations et les suivantes sont extraites d’un entretien personnel effectué le 2 février 1999 avec le responsable du Département, dont le titre exact est Conseiller du Président pour les affaires tribales. 22. « Vingt associations à Gaza et cinq sur le point d’être établies. Associations et groupements de familles entre la promotion de l’appartenance villageoise et la stimulation du sentiment tribal », Al-Ayyam du 23.01.99, page 7. 23. Il est quasiment impossible d’obtenir un poste dans l’administration (et souvent ailleurs également) sans l’aide d’un wâsta, intermédiaire bien placé. Selon un sondage du Center for Palestine Research and Studies (1999), seuls 4 % des Palestiniens (2 % à Gaza) estiment que l’on peut accéder à un emploi sans wâsta. 24. Attitude qui semble confirmée par la faible participation populaire à la nouvelle intifada. Pour de plus amples développements à ce sujet, voir R. Hammami et J. Hamil [2001]. 25. Les frontières d’Israël ne sont d’ailleurs pas fixées, et leur conception varie en fonction des positions politiques et/ou religieuses.

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RÉSUMÉS

Résumé La mémoire collective et les identités palestiniennes se (re)produisent à partir des référents symboliques centraux que sont la terre villageoise, le territoire, la nation et le transnational. Avec la perspective de la création d’un État palestinien, l’instrumentalisation, populaire et officielle, de ces notions rend particulièrement saillant le processus de réinterprétation qui est à l’œuvre. Si ces concepts restent fondamentaux pour la majorité des Palestiniens, notamment en regard du conflit qui les oppose à Israël, leur signification et surtout leur articulation se modifient en fonction des nouvelles lignes de démarcation qui structurent la société autour de divergences de plus en plus marquées.

Abstract The Palestinian collective memory and identities are reproduced through key symbolic referents, namely: the village land, territory, nation and the “transnational”. For the purpose of creating a Palestinian state, the people and officials have instrumentalized these notions; and this underscores the process of reinterpretation under way. Although, given, in particular, the conflict with Israel, these concepts are still fundamental for most Palestinians, their meanings and interrelations are changing as a function of the new lines of demarcation shaping the society around ever deeper cleavages.

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Territoire et identité Une perspective italienne

Stefano Cavazza

1 Lorsque, en septembre 1996, au cours d’une manifestation que le nombre de ses participants rendait imposante, le sénateur Umberto Bossi recueillit à l’embouchure du Pô une ampoule de l’eau du fleuve qui arrosait la « Padanie1 », la Ligue lombarde – jointe à la Ligue piémontaise et à la Legaveneta (Ligue vénitienne) dans la Ligue du Nord – était devenue le pilier de l’indépendance d’un territoire considéré comme fondateur d’une identité distincte de l’identité nationale. Plus encore que de redécouvrir une identité perdue il s’agissait de réinventer les traditions et de redéfinir les symboles liés au territoire. Ces symboles que la Ligue avait utilisés, à l’instar de la Ligue lombarde dont le nom fait référence à l’alliance des cités lombardes contre l’empereur Barberousse et au personnage d’Alberto da Giussano, condottiere mythique de cette lutte, bien qu’ils aient toujours été constitutifs du patrimoine culturel lombard, étaient autrefois perçus comme des symboles nationaux. Ce n’est que depuis une époque très récente qu’on les envisage sous un angle anti-unitaire [Cavazza 1994a]2. Plus significativement, le succès de la Ligue tient à des facteurs à caractère politique qui ont radicalisé les mécanismes identitaires. La Ligue apparaît en fait comme une entreprise politique par sa capacité à assumer les instances présentes mais minoritaires dans la société civile – en tant que sphère dépolitisée des relations individuelles – et à les placer au cœur du débat. La révolte antifiscale et le refus de l’immigration ont été les traits fondateurs du leghismo3 et ont servi de tremplin à sa réussite [Mannheimer 1991]. Le développement du mouvement a été favorisé de façon décisive par la crise qu’a connu le système politique au terme des années quatre-vingt, la Ligue ayant pu renforcer les revendications identitaires en profitant de l’hostilité qui existait envers le système des partis au sein d’une fraction de la population [Meriggi 2001]. Si la situation de la Ligue est tout sauf rose, ce que montrent les récents résultats électoraux, son enracinement dans le nord du pays reste encore profond, surtout dans la partie piémontaise de la Lombardie et dans quelques zones de la Vénétie.

2 Mais l’aspect « localiste » du leghismo qui s’est transformé en une sorte de revendication nationaliste souffre de nombreuses contradictions. D’un côté, cette revendication portée par la Ligue lombarde était et est encore en conflit avec la vocation cosmopolite

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de Milan, capitale économique du pays, ainsi qu’avec la fierté de cette cité qui se considérait comme la capitale morale et efficiente de l’Italie, par opposition à la Rome corrompue et chaotique. Point de séparatisme dans une prétention qui se projetait dans une dimension nationale de « capitale politique virtuelle » [ibid. : 31]. Cette exigence morale était cependant contredite par la tendance d’une grande part de l’élite locale à s’arroger un rôle hégémonique dans la sphère économique, tout en renonçant à occuper une fonction politique dirigeante de même niveau dans la réalité nationale. Avant le fascisme, bien qu’elle ait fourni des personnages de premier plan comme deux présidents du Conseil, la classe dirigeante lombarde était sous-représentée dans le gouvernement. Cette sous-représentation était largement voulue parce que la majorité des membres de l’élite lombarde boudaient l’administration nationale et préféraient se consacrer à l’administration des affaires locales perçue comme le « prolongement quasi naturel au niveau institutionnel d’une capacité d’autorégulation » propre à la société civile lombarde [Lanaro 1993 ; Meriggi op. cit. : 31].

3 D’autre part, l’actuelle Ligue du Nord est le fruit de la rencontre de réalités plurielles, en particulier de la fusion de la Ligue lombarde avec la Legaveneta. Ce n’est certes pas pour rien que les ligues parlent des peuples de Padanie en utilisant le pluriel, tentées qu’elles sont de regrouper cette pluralité de revendications identitaires. La Vénétie, où le dialecte reste un instrument de communication primaire, offrait l’exemple d’une forte identité autonome dans laquelle le culte des traditions linguistiques et populaires – très importantes, nous le verrons – eut un rôle initiateur plus marquant que celui qui échut à la Ligue lombarde. Incidemment, c’est en Vénétie qu’un groupe d’extrémistes, pas très bien organisés d’ailleurs, eut l’idée d’occuper le clocher de la basilique Saint- Marc. L’existence d’une forte identité vénitienne constitue donc un élément d’opposition à l’hégémonie lombarde au sujet des structures de la Ligue proprement dite.

4 Le phénomène du leghismo n’est pas l’objet de notre essai mais il en représente le point de départ parce qu’il a introduit une nouveauté substantielle dans l’histoire des relations, de ces cent cinquante dernières années, entre territoire et identité. Je m’intéresse non seulement à la redécouverte d’une identité territoriale locale en tant que référence exclusive pour les habitants, mais aussi et surtout à ses rapports conflictuels avec l’identité nationale. Car ainsi s’est brisé un binôme qui s’était progressivement édifié sous l’Italie unitaire et qui liait de façon indissoluble le régional et le national [Cavazza 1995]. De plus, cette identité devait être à la base d’une politique dont le but initial était de transformer l’Italie en un État fédéral, de donner vie ensuite à un État septentrional indépendant puis de recréer un fédéralisme envisagé comme un transfert des pouvoirs vers les réalités territoriales et qui évoquerait une sorte de séparatisme masqué. Ce parcours se démarque profondément des revendications traditionnelles d’autonomie administrative du régionalisme italien et en partie aussi des propositions fédéralistes. Il est toutefois improbable que la proposition identitaire dans sa version la plus radicale ait dépassé les cercles des militants et sympathisants de la Ligue, ce qu’indiquent les études et dont témoigne le déclin électoral qu’a connu le mouvement lors des dernières élections.

5 L’apparente contradiction de cette redécouverte identitaire est due aussi au fait qu’elle est survenue à un moment où la nation présentait un haut niveau d’homogénéisation. Si nous pouvions voyager dans le temps et remonter en 1861, nous aurions devant nous un abîme séparant le Nord du Sud, mais aussi, le Nord-Ouest du Nord-Est. La différence

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première serait celle de la langue parce qu’en 1861 les dialectes étaient encore l’instrument principal de communication entre les gens, l’italien étant cantonné au rôle de langue littéraire. Comme les recherches de Tullio De Mauro l’ont montré il y a de nombreuses années, l’Italie est restée essentiellement dialectophone jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale ; et jusqu’à Victor-Emmanuel II l’usage aurait été de parler le piémontais lors des conseils des ministres [1963 : 32]. En 1872, l’éditeur d’un dictionnaire du dialecte brescian se disait convaincu que le mouvement social aurait rapidement fondu « les dialectes en une langue unique et des plus nobles comme cela s’est déjà produit en France » s’il ne s’était heurté à la persistance de « l’usage de dialectes énergiques mais dont les racines sont bien éloignées de celles de la langue italienne » [Vocabolarietto bresciano-italiano 1872 : 3].

6 La seconde différence concerne les infrastructures et les conditions de vie. En 1873, lors d’un voyage dans les provinces du Midi, le baron Léopold Franchetti notait que dans les Abruzzes et à Molise l’obstacle majeur au développement industriel était le manque de routes, ce qu’il voyait comme « la plus grande calamité des provinces méridionales » et comme une « barbarie » en ce qu’il impliquait « l’impossibilité de répondre aux besoins les plus élémentaires d’un peuple civilisé » [1875 : 12]. Ce qui distinguait les régions ne transparaissait pas seulement dans la langue et dans l’économie mais revêtait des traits anthropologiques, comme le laisse entendre l’extrait de Franchetti cité plus haut. Quand, au lendemain de l’unification, Farini, le Piémontais émissaire du gouvernement, se retira dans le sud de l’Italie, la différence anthropologique qu’il put observer l’incita à comparer les Méridionaux aux Africains, c’est-à-dire, dans le langage de l’époque, aux sauvages.

7 Aujourd’hui encore il existe de considérables variations de niveau en matière de développement, mais un habitant de Trente et un autre de Catanzaro sont plus homogènes à nos yeux qu’ils ne l’auraient été, en 1861, pour Farini. La télévision et la scolarité de masse ont favorisé la diffusion de la langue italienne. Pour nombre d’entre nous la seule langue est l’italien, mais son processus de diffusion n’a pas supplanté l’usage du dialecte qui est demeuré une seconde langue ou une langue familiale, donnant ainsi souvent lieu à une sorte de bilinguisme [Lepschy, Lepschy et Voghera 1996 : 75]. En outre, les modes de consommation sont assurément les mêmes aujourd’hui du nord au sud de la péninsule. Les différences touchent à la capacité de consommation qui est toujours plus élevée dans le Nord. Les enquêtes des politologues, qui s’appuient sur des sondages, ont montré que, malgré les specificités des territoires, la plupart des valeurs se ressemblent du nord au sud, présentant, s’il y a lieu, pour ce qui est de l’instruction, quelques variantes quant au niveau et à la forme [Cartocci et Belluscio 2000]. En d’autres termes, nous sommes aujourd’hui bien plus proches culturellement les uns des autres que nous ne l’avons été non seulement en 1861 mais en 1911 quand, en grande pompe, furent célébrés le cinquantenaire de l’unification et l’unité, enfin atteinte, du peuple italien.

Aux origines de l’identité

8 Au cours du Risorgimento, le sentiment que le pays était profondément hétérogène incita nombre de défenseurs de l’unification à proposer que l’on fédérât les États pour ouvrir la voie à l’unité italienne. Selon la reconstruction opérée en 1922 par le fédéraliste Antonio Monti, la configuration horizontale de la péninsule et la distance

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séparant les centres urbains avaient convaincu certains adeptes du Risorgimento que l’État unitaire était néfaste à l’économie alors que « la diversité des latitudes », les différences climatiques en particulier, en augmentant la variété ethnographique et anthropologique de l’Italie, rendaient la « péninsule naturellement rétive à toute systématisation politique unitaire ». Ces raisons associées à une forte tradition anti- unitaire fondèrent les propositions fédéralistes du Risorgimento [1922 : 104-105].

9 L’idée qu’une administration régionale puisse être la meilleure des solutions pour le gouvernement d’un pays récemment unifié fut discutée à maintes reprises lors des débats politiques. Même les reconstructions historiques venaient souligner l’erreur commise par la classe dirigeante de l’Italie dans son choix de la centralisation comme forme d’administration, et on voyait dans l’extension des autonomies la clé qui permettrait de réformer l’État et l’administration suivant une ligne interprétative transversale aux écoles historiques et aux courants politiques, que l’on pouvait définir comme une « alternative des autonomies » [Meriggi 1992 : 10]. Pour beaucoup, l’introduction de la région semblait et semble aujourd’hui encore être la solution qui s’offre à un État conduisant le pays de manière inefficiente (en matière d’utilisation des ressources) et inefficace (à savoir incapable d’atteindre ses objectifs). Ce qui sous-tend la plupart de ces interprétations c’est que la région serait un agrégat naturel que les habitants pourraient ressentir comme une « patrie ». En réalité, le rapport entre identité et territoire était déjà problématique dès le milieu du XIXe siècle vu les différents niveaux d’attachement et d’appartenance dont l’élément d’identification le plus puissant revenait davantage à la ville qu’à la région : En Italie […] la ville formait avec son territoire un corps inséparable. Traditionnellement, et depuis des temps immémoriaux, le peuple des campagnes, bien qu’il ait aujourd’hui accédé à une grande part de la propriété, prend pour nom celui de sa propre ville, et ce jusqu’à ce qu’il rencontre une autre population qui prend, elle, le nom d’une autre ville. Dans nombre de provinces, la ville est la seule patrie que le peuple connaît et ressent. Notre peuple, dans son usage domestique et spontané, ne s’attribua pas le nom géographique et historique de Lombard ; jamais il ne se familiarisa avec les divisions administratives des départements et des provinces qui passaient hors les anciennes limites municipales. […] Cette adhésion du paysan à la ville peut s’expliquer par des attirances étrangères ou des contraintes exercées par un autre État similaire […]. Mais quand, pour une raison ou une autre, cette attraction ou cette contrainte diminue, l’élasticité originelle resurgit et le tissu municipal retrouve sa vitalité d’autrefois. Le territoire fait alors renaître la cité détruite. La permanence du municipal est un autre fait fondamental et quasi commun à toutes les histoires italiennes.[Cattaneo 1957 : 1000-1001]

10 Cette longue citation de Carlo Cattaneo, l’un des savants italiens majeurs de la première moitié du XIXe siècle, indique clairement ce qui semble être une caractéristique de l’histoire de l’Italie, à savoir la prédominance du rôle des cités dans la définition de l’espace et l’attachement identitaire. Il n’y a pas si longtemps, le mythe de l’Italie aux cent villes nourrissait la réflexion concernant la permanence des vertus civiques municipales, véritable trame du pays [Putnam 1993]. Ce qui se dissimule derrière cette interprétation, c’est que, en Italie, l’exercice du pouvoir ainsi que les influences économiques et culturelles des centres urbains soumettaient le territoire environnant, faisant ainsi naître un sentiment d’appartenance à la ville et un lieu d’interrelations entre celle-ci et la campagne. J’ai parfois tenté de distinguer le sentiment immédiat et spontané d’appartenance à un lieu d’origine (qui au mieux se poserait en contrepoint d’un autre lieu selon une dialectique « nous » face à « eux » et qu’on pourrait appeler

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esprit de clocher), souvent de petite dimension, du sentiment d’appartenance à une communauté plus vaste, ce qui suppose l’élaboration de stéréotypes exigeant l’intervention d’intellectuels qui acceptent de les construire et de les diffuser [Cavazza 1997 : 19]. Le stéréotype est donc un élément indispensable à la construction des identités [Dickie 1999 : 5-6]. Dire que Bologne est surnommée « la grasse et la savante », comme on le lit couramment dans les guides touristiques, implique quelque chose de plus que la simple identification au lieu de naissance ; cela signifie que l’on fait référence à la particularité de sa cuisine et au prestige de son université pluriséculaire. Évidemment, ce stéréotype suppose une réélaboration culturelle et l’action de groupes intellectuels qui en soient les facteurs et les propagateurs.

11 Notre discours nous fait pénétrer au sein des modèles interprétatifs grâce auxquels on peut mesurer l’importance des mécanismes qui régissent la construction de l’identité, modèles d’une importance capitale pour étudier le processus des nation-building : on pense là à Ernst Gellner et à Benedict Anderson. Le modèle de l’invention de la tradition a connu une certaine vogue parmi les historiens italiens parce qu’on pouvait l’appliquer à une large gamme d’objets d’enquête. Ces modèles peuvent-ils aider à interpréter la relation entre territoire et appartenance ? La réponse ne peut être que positive mais elle doit être bien articulée. En effet, d’un côté le succès indéniable qu’a rencontré en Italie le modèle de l’invention de la tradition [Hobsbawm et Ranger 1983] risquait d’inciter à faire de ces processus un système reproductible dans une sphère artificielle, donc dans une réalité faussée du fait d’une manipulation par le haut, mettant ainsi en question le sens et la réalité des traditions et de l’identité. On a souvent évoqué la nécessité de distinguer les traditions vraies des traditions inventées, les identités authentiques des identités postiches.

12 De l’autre côté se trouvent ceux qui insistaient sur la construction de stéréotypes favorisée par l’existence antérieure de structures politiques et de réseaux sociaux. L’historien anglais Adrian Lyttelton, par exemple, a récemment affirmé que les identités de certaines régions ne sont pas nées de rien mais ont tiré avantage de la prééxistence d’États [1996 : 33]. L’exemple le plus édifiant nous est donné par l’identité toscane où la présence du grand duc de Toscane a contribué à cimenter les mécanismes identitaires post-unitaires avant que la région ne soit annexée au royaume d’Italie. Dans la même optique, Carlo Pazzagli a insisté sur ce que l’homogénéité des outils couramment utilisés et la coïncidence des frontières linguistiques ont apporté au phénomène de consolidation de l’identité régionale [1995 : 37-38]. Il conviendrait toutefois de ne pas oublier que la présence d’homogénéités dans le domaine socioéconomique et dans le domaine de la culture matérielle n’induit pas forcément de sentiment d’appartenance. De façon plus générale, parler de « invented traditions » ou de construction d’identité ne veut pas dire que les phénomènes ainsi mis en évidence sont peu réels et peu significatifs. Que les traditions nées de ces processus de construction d’identité soient ou non inventées, qu’elles soient ou non perçues comme vraies ou vraisemblables, avec un caractère artificiel, tout cela n’infirme pas pour autant leur réalité, et, à cet égard, l’exactitude philologique de leurs références culturelles devient secondaire.

13 De surcroît, accepter ce mode opératoire n’implique pas que l’on élude la question de la vraisemblance du stéréotype pour garantir le succès d’une construction d’identité. Nous devons commencer par admettre que notre interaction dans le monde qui nous entoure ne peut s’opérer qu’à travers des schémas culturels de médiation et

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d’interprétation, les sentiments d’appartenance exigeant ce genre de processus cognitifs. Le sociologue américain Walter Lippmann explique que « dans la majorité des cas nous définissons non pas après mais avant d’avoir vu », en sélectionnant selon « ce que notre culture a déjà défini pour nous » et en percevant cette sélection « sous la forme que notre culture a stéréotypée pour nous » [2000 : 79]. Les enquêtes portant sur la psychologie semblent d’ailleurs indiquer que les processus de construction des stéréotypes entrent dans le cadre des processus de catégorisation en tant que « schémas de type général qui orientent la codification des informations dès leur entrée et permettent d’aller au-delà des données » [Arcuri et Cadinu 2000 : 86]. En d’autres termes, les stéréotypes aident à ordonner le flux des informations, même au prix de classifications peu précises.

14 Il est donc évident que les mécanismes de construction des identités font appel à des stéréotypes, et ce, non seulement parce qu’ils sont le fruit d’une mauvaise conscience, mais pour des raisons d’exigence cognitive. C’est à cause de sa nature et du manque de soin dont il est l’objet que le stéréotype peut devenir un instrument de discrimination. Dans notre propos on relèvera tout de même la différence qu’il y a entre un processus identitaire que l’on peut transposer à des dynamiques internes aux groupes primaires et l’élaboration de stéréotypes plus complexes qui s’articulent sous une forme littéraire et s’appliquent à certaines stratégies discursives. L’opposition entre Milan et Rome, par exemple, entre la ville active et généreuse et la capitale lente et bureaucratique, servit à mettre en place un leadership moral et un projet de modernisation du pays, tant et si bien que c’est à Milan qu’il revint de publier les guides touristiques du Touring Club, essai parfaitement réussi pour faire connaître la péninsule aux Italiens, du moins aux classes bourgeoises [Meriggi 1996 : 110-111].

15 Notre centre d’intérêt passant du municipal au régional, on peut voir qu’en Italie la répartition régionale remonte dans une large mesure à l’époque augustienne mais que, dans certaines seulement de ces régions historiques, les frontières territoriales coïncidaient avec les frontières linguistiques et suivaient les lignes du développement socioéconomique. Au moment de l’unification de 1861, le sentiment d’appartenance à une entité unitaire était très peu répandu au sein de la population. C’est là une des raisons qui poussèrent un défenseur de l’unité aussi ardent que Marco Minghetti à proposer un système administratif régional, convaincu – comme il l’écrivit lui-même quelques années plus tard – qu’« historiquement la région avait des traditions très anciennes, tant au Moyen Âge qu’au temps des Romains » et que, par conséquent, elle aurait très bien pu être « un organe transitoire permettant que s’opérât lentement le passage de sept législations et ordres différents selon les États à la coordination et à l’unité » [1881 : 244]. La décision de la classe dirigeante fut d’adopter au contraire le modèle du centralisme français, de peur de voir mise en péril la toute jeune unité : Les régions ne feraient que fomenter le séparatisme et le défendre aussi là où jusqu’alors il n’existait pas […]. Beaucoup disent : c’est beau de voir la variété dans l’unité. Oui, dans un poème épique ou dans les beaux-arts, mais pas en politique. [Mayr 1861 : 59]

16 Ce que choisirent plus tard les défenseurs des projets d’autonomie pour proposer qu’on réintroduise les régions fut d’en soutenir le caractère naturel et ancien. En vérité, la physionomie des stéréotypes régionaux que nous connaissons aujourd’hui date du XIXe siècle, et la constitution d’un centre politique et d’un État unitaire fut le terreau grâce auquel on pourrait redéfinir le sentiment d’appartenance territoriale. Dans le Nord, les allégations de Cattaneo que nous avons déjà mentionnées s’avérèrent tout à fait exactes

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pour ce qui est de la Lombardie alors que le sentiment d’appartenance au Piémont pouvait se mêler au sentiment de loyauté envers la Maison de Savoie longtemps entretenu par les classes dirigeantes piémontaises [Meriggi 1996 : 10-13]. Le discours n’eût pas été autre si nous nous étions attaché au centre de l’Italie. Si, à l’instar du Piémont, la Toscane pouvait adopter la mémoire de l’État antérieur tout en intégrant des caractéristiques nouvelles et spécifiques, l’Ombrie, elle, vivait une véritable redéfinition de l’espace qui, au XXe siècle, déboucha sur un stéréotype, celui d’une Ombrie sainte et mystique, qui s’était édifié tout au long du XIXe [Bracco et Irace 1990 : 646-647]. La difficulté que soulève une identification est commune à la plupart des territoires auparavant soumis à l’État pontifical, ce qu’atteste le cas du Latium. Dans le cas de l’Émilie-Romagne, les deux composantes sont clairement distinctes. La Romagne est représentative du manque de coïncidence pour ce qui est des critères de définition de l’espace régional : bien que privée d’autonomie administrative et économique, la Romagne est homogène en matière d’autoreprésentation et de stéréotypes culturels [Gambi 1990 : 89].

17 De fait, c’est récemment que ses frontières ont été définies et c’est à la fin du siècle seulement qu’Emilio Rosetti détermina l’espace qui, aujourd’hui encore, sert à dessiner la géographie de la Romagne [ibid. : 83 sq.]. Dans un ouvrage paru il y a peu de temps, Robert Balzani [2001] nous a montré avec force détails comment le stéréotype régional de la Romagne s’est construit après la fin du XIXe siècle [Cavazza 1998]. La situation restait identique quand on descendait vers le sud. Dans un pamphlet de 1882, Pasquale Turiello non seulement ne relevait aucune particularité véritablement régionale et affirmait que « le caractère du Napolitain » était « commun à l’Italien, en plus marqué et superlatif dans les terres du Midi », sans pour autant y voir de spécificité méridionale. En effet, il ne faisait que dépeindre le Napolitain qui ne se distinguait réellement que du Sicilien que l’on sait être « réfractaire lorsqu’il s’agit de témoigner devant les tribunaux », alors que le Napolitain avait plus d’affinités avec le Midi continental : […] les lignes communes au caractère italien y étaient seulement plus accentuées et plus pittoresques. […] Dans les attitudes et les conditions morales, sociales et administratives, pour tout ce en quoi le visage de l’Italie se distingue de celui des autres nations, c’est chez le Napolitain que la figure nationale est la plus caractéristique ; et, à l’inverse, il est évident que les similitudes avec l’Europe continentale s’accentuent lorsqu’on remonte des Appenins méridionaux vers les Alpes. […] En outre, le caractère commun italien est, chez le Napolitain, plus proche de celui des origines et moins altéré par une longue habitude de convivialité civile. [1882 : 120-121]

18 Dans ce contexte, les stéréotypes négatifs de l’Italie du Sud – comme John Dickie l’a montré dans une étude récente – furent souvent bâtis pour servir un projet pédagogique national, ce que prouve le fait que ces stéréotypes aient été diffusés par des savants d’origine méridionale. À ce sujet le cas du positiviste Alfredo Niceforo est emblématique, et la diffusion de ces stéréotypes avait une fonction contraire à celle de la Ligue aujourd’hui [op. cit. : 146]. Pour compliquer encore les choses, notons que le centralisme, effectif jusqu’à la Première Guerre mondiale, était conçu davantage comme une médiation entre le centre et la périphérie que comme une volonté de modeler la périphérie selon les desiderata du centre. D’ailleurs les contemporains eux- mêmes semblaient pressentir combien, au lendemain de l’Unité, l’administration des

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provinces viendrait consolider le rôle des élites locales, réduisant ainsi l’effet égalisateur auquel s’employait le centre : Nos lois ont confié les intérêts locaux à la population aisée de chaque lieu. Les conseillers municipaux sont élus par les personnes qui versent à la commune un certain impôt et c’est parmi elles qu’ils sont élus. Les conseils provinciaux fonctionnent sur le même mode […]. Dans les communes, le maire est choisi par le gouvernement, mais au sein des membres du Conseil municipal.[Franchetti op. cit. : 22]

De l’Italie libérale au fascisme

19 Au cours des quinze premières années du XXe siècle, on assista, du fait des intellectuels et des politiciens, à une redécouverte de la dimension territoriale et on proposa à nouveau des projets de réforme allant dans le sens de l’autonomie ou du fédéralisme de l’État. En 1900, après une phase aiguë de crise politique qui mettait en cause les libertés qu’avait sanctionnées le Statuto Albertino, un membre de la revue socialiste, Critica sociale, vit dans le fédéralisme le moyen d’éliminer « le déséquilibre financier et économique artificiel entre les régions d’Italie » et, dans le même temps, « l’unique moyen à même de briser la réaction à laquelle l’Italie méridionale offre aujourd’hui la base la plus solide » [Rerum Scriptor 1900 : 25]. C’est à cette époque que la question du Sud devient l’objet d’interventions spécifiques de la part des classes dirigeantes dont l’acte vraiment symbolique est peut-être le voyage à Basilicata accompli en 1902 par Zanardelli, le Lombard, président du Conseil [Dickie op. cit. : 15]. Y feront suite des lois spéciales concernant le Midi. Le fossé entre le Nord et le Sud n’en sera pas comblé pour autant : L’état d’âme dans lequel je me trouvais à l’âge de quatorze ans était et est toujours l’état d’âme de 99 % des Méridionaux, tous partis confondus : une sourde rancœur envers ceux du Nord, la conscience indéterminée et profonde d’être victimes de leur rapacité et de leur arrogance, une amère aversion par moments pour les marques de mépris qui nous viennent du Nord, le désir ardent d’en finir une fois pour toutes avec cette situation subordonnée et dévalorisante […]. Si les Méridionaux détestent ceux du Nord, ces derniers le leur rendent bien, et même davantage. On pense volontiers dans le Nord que le Sud paie beaucoup moins de taxes et jouit des faveurs du gouvernement : c’est un parasite qui donne peu et prend beaucoup.[Rerum Scriptor op. cit. : 4]

20 Ces préjugés largement répandus ne s’opposaient toutefois pas à une vision unitaire de la nation. Au contraire, pendant les quinze premières années du XXe siècle, on vit proliférer les revues régionalistes qui, souvent, parlaient, sur un ton critique, de la classe dirigeante libérale que conduisait Giovanni Giolitti. La redécouverte du territoire local alimentait un culte de la « petite patrie » qui se concrétisait soit par l’exaltation du municipal soit par la redécouverte du régional. L’édification de stéréotypes locaux destinés à identifier le territoire passait par la valorisation du paysage, de l’art, de l’histoire et du folklore local, et suivait une évolution comparable à celle d’autres contextes nationaux4. Les intellectuels provinciaux se lancèrent dans une étude des mémoires locales, avec plus ou moins d’intérêt pour la philologie. Dans certaines régions, la liquidation de l’axe ecclésiastique survenue après l’unification incita les institutions communales à élaborer des politiques de conservation et de protection du patrimoine artistique que l’on pouvait associer à la mémoire locale [Troilo 2001a et 2001b]. Le culte du paysage et des monuments poussa quelques intellectuels à monter

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des associations de conservation des beautés artistiques naturelles. Au début du XXe siècle, on vit se développer les Brigate Amici dei Monumenti, groupements de savants et d’érudits qui organisaient des pèlerinages pour faire connaître le territoire environnant et proposaient concrètement des projets de sauvegarde des trésors naturels ou dus aux artistes italiens. La Toscane fut au premier rang de cette opération de mise en valeur de l’art local [Cavazza 1997 : 178-180 ; Cerasi 2000 : 101 sq. ; Piccioni 1999]. Parallèlement s’intensifièrent les études folkloriques initiées à la fin du XIXe siècle par l’École positiviste, et on tenta de communiquer au grand public les particularités attachées aux traditions populaires en organisant, en 1911, une exposition ethnographique dans le cadre des manifestations qui venaient célébrer le cinquantenaire de l’Unité [Cavazza 1997 : 101-102].

21 La revalorisation de la région trouva un théoricien en la personne de Giovanni Crocioni, un savant des Marches qui voyait dans la culture régionale un instrument grâce auquel on pouvait renforcer la conscience nationale. Selon lui, seul l’amour de la petite patrie pouvait substantiellement consolider celui de la grande. Réfléchissant sur la pédagogie scolaire et l’enseignement de la langue nationale via l’emploi d’un dialecte, Crocioni proposa que le régionalisme devienne le fondement de la culture nationale. « En évoquant les traditions et en réveillant la civilisation des régions », Crocioni proposait d’en conserver « les meilleurs éléments, de les mêler les uns aux autres, afin de renforcer et amplifier la nouvelle, seule et véritable civilisation nationale » [1914:57]. L’association des idéaux nationaux et du régionalisme était déjà tellement développée avant guerre que, dans la revue littéraire La Voce, Augusto Monti écrivait que le « néorégionalisme » était le « frère germain du néonationalisme » [1914 : 30]. En réalité, la diffusion de cette culture régionale constituait elle aussi un acte pédagogique, ce même Crocioni ayant conscience de ce que la plupart des Italiens ne connaissaient que leur environnement propre. Il reprenait, sans toutefois s’en rendre compte, les thèses de Cattaneo qui défendait la suprématie territoriale du municipal.

22 La Grande Guerre marqua une rupture dans les représentations du sentiment d’appartenance parce qu’elle fut l’un des temps forts de la nationalisation du pays, à laquelle concouraient trois éléments. La vie dans les tranchées faisait se rencontrer des gens de tous horizons, mettant en contact des paysans piémontais, des ouvriers agricoles venus des Pouilles, des métayers toscans et des paysans siciliens. De plus, cette rencontre s’effectuait dans un cadre de propagande « national-patriotique » qui s’amplifia après la défaite militaire italienne de Caporetto lorsque la crainte d’une invasion autrichienne vint consolider la cohésion populaire. Enfin, la douloureuse vie des tranchées fut à l’origine de l’idéologie du combat, et le sacrifice pour la patrie doublé de l’exaltation de la communauté que vivaient les soldats devinrent une idéologie d’après-guerre très puissante qui contribua plus tard au processus de nationalisation.

23 C’est dans ce contexte que l’appartenance territoriale et ses propositions régionalistes en particulier essayèrent de se frayer un chemin dans l’après-guerre en offrant une réponse possible aux difficultés de fonctionnement de l’État italien, mais en termes rigoureusement patriotiques. Au cœur de cette redécouverte de la tradition locale on vit éclore un courant intellectuel qui défendait la culture régionale en s’opposant à la menace hypothétique du cosmopolitisme, faisant ainsi de nombreux prosélytes, surtout dans le monde des intellectuels de province. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce projet de régionalisme culturel trouvait des défenseurs même parmi les

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membres du mouvement fasciste. En l’occurrence, l’idée d’appartenance territoriale était perçue comme une étape intermédiaire vers l’intégration dans la nation et comme l’expression du lien direct aux traditions. Aussi, en tant que dépositaire des vertus populaires, le folklore allait jouer un rôle important. Parmi les raisons qui justifiaient que l’on défende la culture locale, les intellectuels fascistes mettaient en tête de liste les rédacteurs intransigeants et agitateurs de la revue Il Selvaggio [Mangoni 1974 : 136-160]. En fait, il s’agissait, en partie du moins, d’intellectuels raffinés et bien différents de ceux qui composaient le monde coloré des érudits de province, professeurs de lycée et spécialistes des arts, des folklores et des dialectes qui envahissaient les rédactions des revues locales. Ils se firent pourtant les porte-drapeaux d’une proposition de réforme de la culture nationale dont les maîtres mots étaient l’anti-modernisme et l’anti- urbanisme, l’exaltation de la dimension locale et des vertus rurales.

24 La tendance favorable au régionalisme culturel trouva un vrai soutien au sein de la politique fasciste. En 1923, Giovanni Gentile, ministre de l’Éducation du gouvernement de Benito Mussolini, lança une réforme de l’enseignement qui prévoyait l’usage du dialecte et des cultures régionales dans les écoles élémentaires. Cette réforme fut l’œuvre de Lombardo Radice, un des plus célèbres pédagogues et défenseurs de la méthode consistant à passer du dialecte à la langue, mais c’est au sein des pro-fascistes, ceux surtout qui étaient attachés à l’idéal « gentilien » que la réforme trouva le meilleur accueil. On pouvait donc aisément lire dans la revue Scuola fascista nombre d’opinions louant la culture régionale : La région est la définition des comportements qui nous sont les plus conformes ; et la somme des expériences de ceux qui existèrent avant nous, plantes d’un même terreau et d’une même pousse. Et nous, nous sommes les plantes dont les racines nous permettent de nous mouvoir et peut-être de nous transplanter ; mais elles empêchent que, sans dommages, nous oubliions nos opinions et que, sans mentir, nous les niions. En fait, sortant de notre essence spirituelle, nous aimons rechercher nos racines, reconnaître le champ dans lequel nous avons germé, la plantation à laquelle nous appartenons, parce que nous portons toujours et partout une sensibilité et une conscience régionales.[Amorosa 1926]

25 Dans les années vingt, le fascisme qui commençait à devenir une dictature laissa une vraie place à ces courants qui vantaient le lien unissant le territoire et l’individu en tant qu’élément de base de l’identité nationale tout en mettant l’accent sur le rôle de la tradition. L’institution nationale Dopolavoro5 introduisit le folklore dans ses programmes de loisirs destinés aux masses. L’intérêt que le fascisme portait à la dimension locale et à la dimension régionale en particulier était toutefois soumis à deux conditions : pour revendiquer ce lien il fallait demeurer à un niveau purement culturel, ne pas entrer dans la sphère politique ni remettre en question la cohésion de l’édifice national. Les défenseurs du régionalisme pro-fasciste pouvaient bien accepter ces conditions. Amy Bernardy, folkloriste et membre du Dopolavoro écrivait : La revalorisation du critère régional est, profondément et principalement, celle des critères de distribution des meilleures disciplines de l’esprit et les plus élevées, qui tout d’abord subordonne, ensuite enchaîne, en les coordonnant, tous les éléments du groupe national supérieur, incluant ainsi une série très large de motifs qui vont de l’esthétique à l’économique, de la petite industrie à la plus grande, de l’art populaire à l’art monumental, de la tradition à l’histoire. Nous avons souffert de trop de ruptures et de trop de cubismes, étrangers à la pensée et aux spécificités nationales. […] Comme nous avons conservé la notion et la capacité d’apprécier le monument historique dans toute sa pureté, nous ressentons désormais le désir de le compléter avec le détail et le substrat de la tradition et la région…[1930 : 11]

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26 Non seulement ces pages mêlaient étroitement le local et le national, mais le local devenait l’instrument qui permettait de transmettre les valeurs traditionnelles et saines opposées à celles de la modernité.

27 Dans les années trente, le vent tourna et le régime fasciste s’attaqua à l’enthousiasme que suscitaient les régions. C’est Mussolini lui-même qui opéra ce volte-face et prôna l’élimination du dialecte dans les écoles dès le début de la décennie. De plus en plus séduit par la rhétorique romaine et impériale, le régime exorcisa dialecte et régionalisme et, plutôt que de porter haut le sentiment d’appartenance régionale, il préféra exalter les vertus municipales. Malgré ces restrictions, les marques de la culture locale, telles les traditions populaires soutenues par le régime de façon spécieuse et bureaucratique grâce à l’action du Dopolavoro fasciste, ainsi que le dialecte – comme document historique et non comme instrument de communication – conservaient toujours leur place au sein du régime. La condition en était que ces manifestations culturelles mettent l’accent sur l’élément unitaire, en faisant du dialecte, de la région et du folklore les signes de la persistance de l’italianité au cours des siècles. En 1935, dans une conférence tenue devant la Société pour le progrès des sciences, le préfet de Palerme, Gianbattista Marziali, membre du Parti national fasciste, affirma que « la tradition populaire constituait […] le noyau essentiel et originel de notre histoire » qui avait gardé les Italiens unis pendant des siècles et que « durant le Risorgimento la vie de nos régions fut vidée de tout son contenu régional ou régionaliste, si bien qu’il ne reste […] plus aucun chant populaire sicilien ou chant des Abruzzes mais qu’un chant populaire italien » [1936 : 3-4].

28 Le fascisme fut donc le défenseur d’une vision traditionnelle du territoire, signe d’une permanence de l’italianité, et il reconnaissait ainsi aux cultures locales un rôle de lien avec le passé, de forme transitoire du rapprochement avec la culture nationale, mais il leur contestait toute individualité autonome.

L’après-guerre et les appartenances territoriales

29 Au moment où se jouait le drame d’un pays devenu le théâtre d’une guerre entre des nations et entre ses citoyens, l’attachement à l’Italie et à ses villages vint conforter la solidarité des groupes de résistants avec des populations activement antifascistes. Le Comité national de libération avait une direction nationale centrale, mais il fonctionnait largement à partir des régions [Rotelli 1967:15-19] et son action s’étendait sur l’ensemble du territoire grâce essentiellement à sa capacité à monter des réseaux et à utiliser ceux qui existaient déjà. Plus tard, le rôle de l’élément territorial qui, sur le plan idéologique, fut loué dans les discours fascistes comme élément constitutif de la plus grande des patries, mais déconsidéré sur le plan administratif, parut revenir avec force dans l’organisation administrative territoriale envisagée par l’Assemblée constituante élue le 2 juin 1946. On chercha alors à repenser la subdivision administrative du territoire pour répondre aux désirs des populations et correspondre à des critères plus rationnels, en proposant par exemple de donner vie à une province de la Lunigiana, en révisant les frontières séparant l’Émilie de la Ligurie et celles de la province umbro-sabine qui coupait le Lazio de l’Ombrie [Bonora 1984 : 17-47]. Aucune de ces propositions ne fut admise soit parce qu’on ne put trouver de critères de répartition satisfaisant tout le monde, soit parce qu’il existait un risque de rendre ces répartitions encore plus confuses et moins naturelles que les précédentes [Gambi 1995 :

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170]. Et, après de longues discussions, l’Assemblée constituante introduisit la région comme collectivité aux pouvoirs administratif et législatif limités dans la charte du 1er janvier 1948, réclamant qu’une loi institue sa naissance effective, chose qui ne put se réaliser qu’en 19706.

30 Au lendemain de la Libération, le rôle des identités territoriales fut visible aussi dans les processus qui venaient à nouveau légitimer le système politique grâce à l’action des grands partis de masse. Ce n’est certes pas le fait du hasard si une section communiste s’est associée à une fête populaire d’Ombrie largement allégorique et il était tout aussi rare de voir des communistes participer à des manifestations où, dans une chorégraphie plutôt folklorique, ils apparaissaient en costumes traditionnels [Cavazza 1994b : 449]. On ne remarque aucune contradiction entre cette ouverture aux instances territoriales de base et la franche hostilité que rencontrent les revendications autonomistes trop marquées du Parti communiste. Togliatti déclara plus d’une fois que son Parti était favorable à l’introduction d’autonomies locales, mais opposé à l’idée de « faire de chaque région une sorte de petit État autonome ».

31 Cette définition des attributions du rôle des régions répondait à la vocation unitaire du Parti communiste qui défendait le principe selon lequel « la classe ouvrière est unitaire au niveau national »7. Ce n’était là pas tant – du moins pas seulement – le fruit de l’adhésion des communistes à une idéologie universaliste que la conséquence de leur volonté déclarée de se prétendre héritiers de la tradition unitaire et du Risorgimento, dont l’une des caractéristiques était d’exhiber avec insistance des symboles nationaux tel le drapeau tricolore. Les statuts du Parti en prescrivaient l’utilisation lors de ses manifestations [Ridolfi 1997 : 92-93] et le symbole même du Parti, la faucille et le marteau sur fond rouge, finit par être intégré au drapeau national. Concrètement, dans la vie politique, on essaya d’appliquer ces directives pour attester de l’activité de propagande déployée à l’occasion des premières campagnes électorales [Cavazza 2002 : 210-212]. L’emphase nationale au sein du Parti n’empêcha toutefois pas qu’à l’échelle du pays et des communes le lien reste très étroit entre les cultures locales et la politique. C’est cette même exigence d’éducation politique qui incita les dirigeants communistes à puiser dans le patrimoine symbolique local un langage compris des classes paysannes et ouvrières, tout comme les militants d’un petit pays de la province de Mantoue avaient, en 1950, inséré des colorations politiques dans leurs traditions, faisant intervenir toute une scénographie carnavalesque à l’encontre des États-Unis [Bertolotti 1991 : 16-21].

32 En substance, c’est le besoin de construire un parti de masse qui poussa à mêler cultures territoriales, pratique politique et idéologie du Parti. Le mot d’ordre, « une section dans chaque clocher », exprimait une stratégie d’enracinement conduite aussi grâce à la diffusion de formes primaires de sociabilité. Si Togliatti invitait les militants à construire des réseaux de relations « là où se déroule sous sa forme élémentaire la vie de la majorité de la population », Secchia, responsable quelques années durant de l’organisation du Parti, suggérait de resserrer et cultiver les liens de parenté et de voisinage afin d’en étendre la sphère d’influence [Bellassai 2000 : 53-55]. Dans plusieurs régions, le PCI réussit à unir local et national, faisant ainsi coexister des sections qui célébraient des cérémonies religieuses avec une ligne politique louant l’aptitude des communistes à transformer la société [Lazar 1992 : 219-220]. Il serait cependant excessif d’attribuer à son seul talent d’organisateur la profonde implantation du Parti communiste dans certaines aires territoriales, implantation qui pourrait s’expliquer

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grâce au concours de divers facteurs allant de la structure socioprofessionnelle de la population au soutien économique que le Parti apportait à ses militants et à la valorisation identitaire que le militantisme pouvait offrir à des classes sociales qui souffraient d’un manque de prestige [Marijnen 1997 : 165]. Ces observations aident à comprendre la géographie électorale de l’Italie républicaine qui entretenait un lien étroit avec l’implantation territoriale des formations politiques et constituait ainsi de véritables citadelles en Toscane, en Émilie-Romagne et en Ombrie.

33 On peut tenir un même discours dans le cas de la Démocratie chrétienne dont l’activité politique, surtout dans sa phase initiale, devait beaucoup à l’action de ses paroisses. Déjà pendant la guerre, l’Église, avec ses nombreuses ramifications, avait joué un rôle très important auprès de la population pour en atténuer les souffrances. La décision de soutenir, en 1948, l’effort électoral de la Démocratie chrétienne pour contrer les communistes vint certes du sommet mais si cet effort fut couronné de succès c’est qu’au niveau territorial les paroisses s’étaient activées dans ce qui semblait être un conflit de civilisations. Les paroisses constituaient déjà un lien avec les cultures territoriales, lien que la Démocratie chrétienne sut, du reste, cultiver pour son propre compte avec une grande facilité s’attribuant dans certaines régions les réseaux clientélistes et relationnels des notables de l’époque du libéralisme. Cette récupération politique de la religion lors des premières campagnes électorales qui reprenait des pratiques destinées à soutenir le Parti démocrate-chrétien ou utilisait des événements soi-disant miraculeux telles les madones en pleurs, n’était pas vraiment le résultat d’une instrumentalisation de la religion mais traduisait les peurs ressenties par les fidèles, peurs qui trouvaient leur mode d’expression dans les pratiques dévotes et dans les croyances enracinées dans le territoire [Bravo 1997]. Même pour la Démocratie chrétienne l’implantation territoriale avait une importance mejeure en ce qu’elle établissait les aires dominantes en matière électorale, en Vénétie par exemple. Analysant un quartier de Bologne dans les années soixante-dix, David Kertzer a clairement mis en lumière tant l’importance de l’implantation territoriale de l’action politique des deux grands partis que la pluralité des raisons qui motivaient l’appartenance politique [1981 : 198-200]. Dans le même temps on ne peut oublier l’existence, dans les deux partis, d’un projet pédagogique de nationalisation des appartenances politiques qui finit par se refléter sur l’identité nationale elle-même. Ainsi l’admission du paradigme local par les grands partis de masse en tant qu’élément d’acculturation politique ne visait pas seulement à valoriser la qualité et le caractère central des instances territoriales, mais entendait affirmer l’harmonie de sa relation avec la réalité nationale, dans la ligne même de la tradition régionaliste que nous venons d’évoquer.

34 Dans la période qui suivit la Deuxième Guerre mondiale on n’a pas manqué de mouvements autonomistes plus marqués, mais ces mouvements s’étaient mis en place dans des régions multilingues (Val d’Aoste et Tyrol du Sud) là où le fascisme avait exercé une véritable coercition pour implanter la culture italienne, et réussi, dans le cas du Tyrol du Sud, non seulement à refuser l’usage de la langue maternelle mais aussi à revoir la toponymie afin d’éliminer tout signe d’identité « alloglotte »8. Par ailleurs sont apparus d’autres mouvements concernant les îles, avec des dynamiques particulières et différentes évolutions : le séparatisme sicilien fut un phénomène de courte durée sans vraie idéologie régionaliste et il fut rapidement absorbé par la Démocratie chrétienne [Mangiameli 1987 : 516 sq.] ; il y a peu de temps encore, le Parti

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d’action sarde exerçait un rôle politique mais toujours dans un esprit de revendication autonomiste modérée.

35 En somme, nous pouvons dire que, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, le paradigme d’une idéologie régionaliste et territoriale « solidaire » des autres parties du pays a bien résisté en Italie. Naturellement, on pouvait trouver quelques exceptions : le Mouvement autonomiste piémontais par exemple qui défendait une autonomie antiméridionale était parvenu à un certain consensus lors des élections administratives de 1956, mais ce courant a rapidement décliné au cours des politiques successives après avoir été coopté par la Démocratie chrétienne pour les administrations locales [Signorelli 1995 : 648]. Cela ne veut pas dire qu’il n’y eut pas de conflits à cause des différentes appartenances locales, au contraire, les migrations internes des années soixante favorisèrent l’émergence de points de discorde et de stéréotypes antiméridionaux [ibid. : 645-646]. Et, ce qui faisait défaut, c’est un sujet grâce auquel, transformés, ces sentiments pourraient être récupérés dans la lutte politique.

36 Pour comprendre l’évolution des relations entre identité et territoire, nous devons commencer par considérer l’impact des mouvements migratoires. Du milieu des années cinquante au début des années soixante, les grands flux démographiques du sud vers le nord qui ont accompagné le développement industriel du triangle Turin-Milan-Gênes et déplacé des populations des zones rurales vers des zones urbaines9 ont sensiblement modifié le rapport entre territoire et identité. L’arrivée massive de Méridionaux dans certaines régions du Nord a mis en branle des mécanismes d’identification de l’« autre » qui se fondaient sur la construction de stéréotypes locaux, étaient alimentés par le circuit de la communication de masse et introduisaient souvent des éléments propices aux tensions et aux conflits. Par ailleurs, pour les Méridionaux, la migration accentuait l’attachement à leur identité d’origine, et les contacts qu’ils entretenaient avec leurs compatriotes favorisaient leur insertion dans leur nouveau lieu de travail et de vie [Bravo 2001 : 53]. Un émigré du Midi arrivant à Turin dans les années soixante conservait un lien affectif avec sa terre d’origine tout en étant parfaitement intégré à sa nouvelle réalité. S’il existait certes un mythe du retour, le quotidien poussait à distinguer la vie de tous les jours, associée au lieu d’immigration, de la période des vacances, associée à la terre natale [Signorelli 1995 : 608]. Parallèlement, l’insertion de l’immigré dans le tissu sociopolitique pouvait finir par modifier son comportement et l’aider ainsi à s’assimiler au modèle dominant. Quand ils arrivaient à Bologne, les immigrants méridionaux, étudiés par Kertzer, étaient très fortement attachés à la Démocratie chrétienne et à l’Église, produit de leur culture d’origine. Puis, sous la pression sociale exercée par leurs compagnons de travail communistes, ils finissaient par se rapprocher du PCI et s’éloigner de la pratique religieuse [op. cit. : 151].

37 Ce que l’on doit aussi prendre en considération c’est l’impact de la consommation qui a largement crû dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et dont l’expansion a favorisé l’homogénéisation du pays dans la façon de vivre et de consommer. L’apparition de la société de consommation a d’ailleurs fait grimper la demande en matière de « folklorisme » et a augmenté l’offre culturelle et touristique liée à la spécificité des lieux et des traditions, avec un effet de retour sur les cultures territoriales, processus auquel la télévision a contribué de façon non négligeable [Clemente 1988]. L’accroissement de la consommation a touché le nord du pays aussi bien que le sud, réduisant la diversité des styles de vie qui avait marqué l’histoire italienne ces cent cinquante dernières années. Mais l’augmentation du pouvoir d’achat

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dans les régions du Sud ne s’est pas accompagnée d’un ajustement de l’économie dans son ensemble lié à des transferts étatiques vers les régions méridionales. La différence nord-sud a perduré, quoique atténuée, et si certaines régions (les Abruzzes par exemple) ont cessé de faire partie des zones déprimées, la gestion des fonds publics se répercutait sur la vie politique et sociale des régions de l’Italie du Sud [Gribaudi 1990 : 173 sq.].

38 Un autre facteur important est l’institution des régions en 1970 qui, au cours de ces trente dernières années, ont, grâce à leurs politiques culturelles ou leur politique de soutien aux activités de production, aidé à asseoir les cultures territoriales en venant s’ajouter aux interventions des communes et des provinces. Selon Clemente, « l’un des aspects remarquables des cultures locales réside désormais dans le fait que celles-ci se manifestent également en termes de politiques culturelles et s’offrent dans un marché de l’image destiné aux “autres”, tout en mobilisant des aspects sociaux de l’identité » [1988].

39 Le dernier point concerne le rôle joué par les savants et les intellectuels qui, dans l’après-guerre, manifestèrent un véritable intérêt pour les cultures locales et le folklore. Nous ne pouvons à cet égard nous lancer dans une reconstitution des principaux courants de l’étude des traditions populaires, dont certains conduisirent à une relecture de l’historisme de Croce dans la perspective de De Martino, et les autres, partis des analyses de Gramsci, pour les appliquer au domaine du folklore10. Je me contente de rappeler combien, entre les années soixante et soixante-dix, les folkloristes et les anthropologues s’engageaient dans la valorisation des cultures populaires, unissant souvent leur engagement scientifique au militantisme politique. La redécouverte de Gramsci avec l’élaboration du distinguo entre cultures hégémoniques et cultures subalternes effectuée par Alberto Cirese représentait le contexte théorique dans lequel se mettait en place une culture militante qui « découvrait » la complexité culturelle des ouvriers et des paysans. Œuvrant sur le terrain, tour à tour en pleine polémique avec la ligne du parti de gauche le plus important et en accord avec la position de Gianni Bosio, la recherche finit souvent par révéler une culture populaire plus variée et en contradiction avec les représentations politiques11. On essaya d’extraire des données à partir de cette étude pour répondre aux collectivités territoriales et contribuer à la reconstruction d’une culture populaire authentique vidée de son contenu touristique et commercial, ou, plus simplement, tenue à l’écart d’une vision « harmonisatrice » du folklore12. Au folklore du Dopolavoro fasciste qui perdurait dans la République grâce à un organisme national d’assistance aux travailleurs, héritier du Dopolavoro pour ce qui est de l’organisation, s’opposait la recherche d’une vraie culture populaire qui ne pouvait lui être qu’antagoniste mais qui, sur le terrain, finit par révéler une complexité et une articulation supérieures à ce à quoi on s’attendait. La valorisation des cultures populaires n’incitait pas à l’enthousiasme parce que tous les efforts en ce sens traduisaient un désir de rachat social.

40 Le climat politique agité, émaillé de manifestations d’étudiants et empreint d’un fort potentiel de conflits ouvriers, risquait de relancer un populisme folklorique qui reprenait les critiques de gauche envers la modernisation culturelle qui commençait à se manifester dans un pays encore empli de poches diffuses de pauvreté.

41 Le territoire devint alors un élément central pour les administrations locales et leurs politiques culturelles, certes, mais aussi pour une myriade d’associations et de cercles,

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archives et musées dont souvent les financements venaient des localités qui plaçaient au cœur de leur activité les cultures territoriales [Clemente 1997 : 21]. N’oublions toutefois pas que si cette période a favorisé l’éclosion de toute une génération de savants de haut niveau elle a parallèlement inspiré un militantisme de base attiré par le mythe populiste qui proposait un idéal de la culture paysanne antimoderne.

42 Il semble que dans sa phase initiale le leghismo ait tiré avantage de ces secteurs intellectuels. La Legaveneta naît en 1980 à l’initiative d’un groupe d’intellectuels réunis en une association culturelle, la Società Filologica Veneta [Diamanti 1993 : 43]. Même si le succès électoral du leghismo doit davantage à sa capacité à exploiter certains thèmes politiques qu’à sa capacité à valoriser l’identité, ce qui compte surtout, c’est que ce phénomène attire des intellectuels provinciaux désireux de trouver un espace qui leur permette de mettre en valeur leur propre petite patrie par le biais des politiques culturelles communales et régionales. Certaines régions comme la Vénétie et le Frioul ont développé une politique culturelle visant à exalter les spécificités locales et identitaires en profitant – c’est le cas du Frioul – des lois concernant la tutelle des minorités linguistiques [Bravo 2001 : 49-50]. La Lombardie et la Vénétie ont récemment modifié les appellations des comités régionaux pour la culture, les transformant en « comité pour les cultures, identités et autonomies de la Lombardie » et « comité des politiques pour la culture et l’identité vénitiennes » [Brunello et Pes 2001 : 9]. La promotion de l’identité grâce aux politiques culturelles est évidente, même si leurs dénominations respectives, avec, pour la Lombardie, un rappel générique au pluralisme culturel et, pour la Vénétie, un accent mis sur l’homogénéité ethnique, suggèrent des équilibres politiques différents dans ces deux régions et semblent avoir eu un impact différent de celui qu’avait eu la proposition identitaire. La politique de promotion identitaire de la Vénétie apparaît plus incisive et agressive. Dans le programme de l’Union régionale vénitienne on lit : Les Vénitiens aiment leurs racines et leurs traditions mais veulent également les défendre, les confronter à d’autres identités. L’extraordinaire patrimoine du savoir, de la créativité et des ressources accumulé dans notre territoire et documenté au cours des siècles constitue le cœur de notre identité future. Une région qui se projette dans le XXIe siècle devra cependant assumer une responsabilité plus grande et plus directe envers le secteur culturel avec une attention particulière et soutenue pour la culture dont la matrice ouvertement régionale s’enracine dans la tradition populaire, le répertoire théâtral et musical, les institutions muséographiques et bibliographiques, la valorisation des biens cultuels et des monuments.

43 Cependant nous pouvons observer les premiers signes de fléchissement du binôme petite patrie-grande patrie avec le déclin des identifications politiques traditionnelles et la crise d’un système incapable de faire face aux nouveaux problèmes (la manière dont est collectivement perçue l’immigration extracommunautaire, par exemple) et mis dans l’impossibilité de recourir au traditionnel usage des fonds publics comme moyen de neutraliser les conflits. De fait, la revendication d’appartenance territoriale a retrouvé dans les années quatre-vingt-dix un espace autonome qui, en tant qu’élément polémique, viendrait s’opposer à l’État italien sans pour autant montrer, en tout cas jusqu’à aujourd’hui, la moindre aptitude à faire naître un sentiment d’appartenance territoriale largement partagé et véritable alternative au sentiment d’appartenance nationale.

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44 En outre, le fait de se rapprocher de façon aussi radicale des politiques identitaires, comme le font les régions et les communes où la Ligue est au gouvernement, prouve que le conflit entre identité locale et identité nationale n’est pas encore désamorcé.

* * *

45 Un sondage effectué à l’occasion de la fête de la République, le 2 juin 2002, a montré que le sentiment d’appartenance nationale était en pleine croissance. La majorité des citoyens (52 %) voient leur appartenance première dans le fait d’être Italiens – une donnée en augmentation par rapport aux années précédentes –, 88 % au moins se déclarent fiers ou assez fiers d’être Italiens tandis que 8 % seulement des personnes consultées choisissent la région comme élément premier d’identification et, 10 % optent pour la ville dans laquelle ils vivent [Mannheimer 2002]. Bien sûr, les sondages sont plus des indicateurs de tendances que des images précises, et il est évident aussi que l’imminence d’une fête nationale rétablie depuis peu et à laquelle les hauts fonctionnaires ont, ces dernières années, conféré une importance nouvelle, ne peut que renforcer le sentiment d’appartenance nationale chez les personnes interrogées, sans parler du fait qu’il conviendrait d’étudier la répartition territoriale des données. D’autres sondages semblent indiquer que les sentiments d’appartenance territoriale persistent tant et plus, ce que confirme une certaine tendance à estimer que la principale instance politique devrait exercer au niveau local13.

46 Cependant, après une décennie d’affrontements symboliques entre local et national ayant pris la forme de menaces sécessionnistes et après une campagne obsessionnelle en faveur du fédéralisme, que souhaite la quasi-totalité des politiques et des intellectuels de la presse, il est incontestable que les citadins qui s’identifient à leur région sont largement minoritaires comparés à ceux dont l’attachement va à la grande patrie. Les récents résultats électoraux de la Ligue indiquent, on l’a dit, que le localisme anti-unitaire n’aurait toujours pas atteint son objectif.

47 Les considérations auxquelles nous nous sommes livré jusque-là devraient être quelque peu prudentes pour ce qui est d’attribuer l’actuelle faiblesse de la conscience nationale à la persistance des cultures politiques antagonistes de l’après-guerre ou au rôle excessif joué par le territoire. Que l’identité nationale italienne ait été et demeure faible constitue un topos du sens commun et de certains secteurs de la recherche, mais sous- estime l’unification tardive de l’Italie, pays qui au cours de son histoire n’a connu ni État unitaire ni assemblée représentative qui y soit comparable et aurait d’une certaine manière pu offrir une identité à une équipe politique unitaire. Les activités des principaux partis de l’après-guerre, Parti communiste inclus, exprimaient bien des revendications en matière d’identité nationale avec parfois des heurts et des rivalités sur la manière d’interpréter la patrie. Selon moi, la médiation des politiques culturelles aura aidé à consolider la nationalisation du pays en maintenant entre autres le traditionnel binôme des appartenances territoires-nation, du moins jusqu’aux années quatre-vingt.

48 Les perspectives d’avenir semblent bien incertaines. Le pays a atteint un niveau élevé d’homogénéisation culturelle, largement supérieur à ce qu’il était dans le passé. La langue italienne, même si elle cohabite souvent avec un dialecte, est commune à l’immense majorité de la population. Les styles de vie et les modes de consommation paraissent très uniformes. Mais cette homogénéisation pourrait inviter à une quête de

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distinction culturelle qui rappellerait les cultures territoriales, à l’image de ce que l’on souhaitait présenter au monde. L’évolution de la relation entre identité et territoire dépend de quantité de variables au nombre desquelles figurent la stabilité du système politique et sa capacité à répondre à la demande sociale ; la manière dont s’effectuera la réforme fédérale de l’État et les aspects qu’elle revêtira pourra servir soit à catalyser des tendances centrifuges soit à les apaiser.

49 Traduit de l’italien par Éva Kempinski

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NOTES

1. Territoire imaginé par les leghisti et situé dans la plaine du Pô. 2. Sur le rôle de mythe national que jouait la Ligue lombarde en 1167, et sur le rôle du serment de Pontida, voir A.M. Banti [2000]. 3. Ensemble des ligues. 4. Pour la France, voir A.M. Thiesse [1991 et 1992]. Pour l’Allemagne, voir R. Johler [1995] et R. Petri [2000]. 5. Institution qui organise les loisirs des travailleurs. 6. Jusqu’en 1970, seules quelques régions ont bénéficié d’un statut spécial : Trentin- Haut-Adige, Val d’Aoste, Frioul-Vénétie-Giulia, Sicile et Sardaigne. 7. Entretien avec Togliatti dans L’Unità du 8 octobre 1946. 8. Sur le Tyrol du Sud et en général sur la politique linguistique du fascisme, voir G. Klein [1986]. 9. On estime qu’entre 1955 et 1971, 9 140 000 personnes ont été déplacées [Ginsborg 1989 : 295]. 10. Pour la rencontre entre culture laïque de Croce et marxisme, voir P. Clemente [1976 : 21 sq.]. Pour une reconstruction plus générale, voir P. Clemente [1985] et P.G. Solinas [1985]. 11. À la fin des années soixante-dix, Alessandro Portelli écrivait : « Il m’est difficile de penser que l’ouvrier de la Snia Viscosa de Rieti, en situation de chômage, se sent prolétaire quand il défile à Rome avec le syndicat et se transforme, tel le carrosse de Cendrillon, en plèbe méridionale quand il passe avec ses compagnons d’usine [en pèlerinage au sanctuaire de] Vallepietra. » [1980 : 196] 12. Dans un congrès de 1974, Mariano Fresta polémiquait avec « quelqu’un qui a du folklore une vision harmonisatrice et tend à conserver, de manière stéréotypée et métahistorique, les produits de la culture traditionnelle, en les utilisant lors de manifestations touristiques spectaculaires » [1978 : 76].

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13. Selon un sondage effectué par Censis en 2001, près de 38 % des Italiens souhaitent accorder plus de pouvoir aux régions, et 27 % aux communes [Rapporto annuale 2001 : 91].

RÉSUMÉS

Résumé En Italie, dans les années quatre-vingt-dix, des mouvements politiques appelés « ligues » luttaient pour la reconnaissance d’une identité locale en opposition avec l’appartenance nationale. Bien que le succès de ces ligues revienne aux thèmes spécifiques de leurs programmes politiques qui portaient largement sur les revendications culturelles, un territoire du Nord se distingue du reste du pays et marque une rupture profonde au sein de la tradition régionaliste. L’article étudie l’évolution du rapport entre territoire local et nation depuis l’Unité italienne jusqu’à aujourd’hui et examine les politiques culturelles du fascisme, du communisme et de la Démocratie chrétienne.

Abstract In the 1990s, political movements called “leagues” fought for the recognition of a local identity in contrast with national affiliations in Italy. Their success can be set down to specific points in their political platforms having, in the main, to do with cultural demands. However an area in the north stands out from the rest of the country and has deeply broken with the regionalist tradition. After a description of changes in the relations between local areas and the nation since Italian unification, the cultural policies of Fascism, Communism and Christian Democracy come under examination.

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La boucle de la mélancolie ou l’imaginaire du nationalisme basque À propos de trois ouvrages de Jon Juaristi

Carmen Bernand

1 L’œuvre de Jon Juaristi, poète, essayiste, professeur à l’Université du Pays basque et, aujourd’hui, directeur du prestigieux Instituto Cervantes, compte une vingtaine de titres portant sur la poésie et l’histoire du peuple basque. Ancien membre de l’ETA, qu’il quitta pour se démarquer de la dérive terroriste, Juaristi a analysé et démasqué les errements idéologiques des courants nationalistes. Disciple de Julio Caro Baroja et de Diego Catalán, ses écrits allient de façon heureuse l’anthropologie, la critique littéraire et la réflexion politique. Juaristi parle et écrit la langue euskarienne ; sa famille est liée à de grandes personnalités du nationalisme basque, comme Sabino Arana Goiri et Elías Gallastegui, et son témoignage, passionné, est tempéré par son érudition et sa volonté d’échapper à la séduction des « puissances troubles » de la mélancolie, ces turbias potestades dont il reconnaît la résonance émotive.

2 Pour exposer son argumentation sur ce qu’il appelle le processus de construction de l’identité basque, trois livres parmi une riche bibliographie nous serviront de guide. Le premier, dont nous avons consulté une réédition récente de 1998, date en fait de 1987 : El linaje de Aitor. Il traite des origines de la pensée nationaliste basque et des différentes étapes qui ont abouti à la création du Partido Nacionalista Vasco (PNV) dont le président actuel, Javier Arzálluz, a dit qu’« il ramassait les noix que l’ETA faisait tomber en secouant l’arbre »1. Mais force est de constater que dix ans après la parution de la première édition, les stéréotypes nationalistes demeurent, et toute révision critique du passé basque semble vouée à l’échec. Les fondements de ce qu’il nomme « une forme inédite de fascisme » résistent à la contestation scientifique.

3 El bucle melancólico [1997] reçut deux prix espagnols du meilleur essai. Dans ce texte, qui est le plus original, l’expérience de l’auteur donne à l’analyse sociologique du nationalisme une dimension personnelle et psychologique. On y trouve de nombreuses informations sur la création de groupuscules, ainsi que sur les influences politiques et intellectuelles de l’ETA à ses origines. Enfin, El bosque originario [2000] doit beaucoup à des auteurs aussi différents que Léon Poliakov, Julio Caro Baroja et Anthony Smith2 ; il

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offre une excellente synthèse des processus compulsifs d’ethnogenèse en Europe et des mythes qui les fondent. Les Basques sont ainsi placés à l’aune d’autres nationalismes, et les récits d’origine de tous ces peuples prennent, par comparaison et par opposition, tout leur sens.

4 Avant de développer l’argumentation de Juaristi relative à l’émergence et à l’évolution de l’idéologie nationaliste basque, il convient de rappeler quelques données politiques générales, vu l’importance du mouvement indépendantiste basque dans l’actualité. Le PNV fut fondé en 1895 par Sabino Arana, figure majeure de la pensée nationaliste et référence incontournable des militants depuis la fin du XIXe siècle. Pour cet homme politique nourri de littérature, les deux piliers de la nation basque étaient la religion catholique et sa singularité raciale. Indépendantiste convaincu, il évolua vers la fin de sa vie vers un certain pragmatisme. Cette ambiguïté caractérise toujours son parti qui oscille entre la volonté de parvenir à l’indépendance totale du Pays basque et l’acceptation d’une autonomie qui place Euskadi – limité pour l’heure au Pays basque proprement dit – au sein de l’État espagnol3. Devenu aujourd’hui le parti majoritaire, le PNV est aussi le ciment d’une communauté culturelle qui se reconnaît à travers son folklore, un hymne national, la renaissance (ou l’invention) de coutumes, ainsi que la langue euskarienne.

5 Dans les premières décennies du XXe siècle, des orientations radicales, plus proches de la pensée du fondateur, s’expriment à travers deux hebdomadaires de Bilbao : Aberri (« Patrie ») et Jagi-Jagi (« Levez-vous »). Le dirigeant le plus important de cette tendance est Elías Gallastegui, dit Gudari, le « guerrier », qui réussit, avec les Jeunesses basques, à prendre la tête d’un PNV rénové en 1921. Les positions extrémistes des héritiers de Sabino Arana désignent l’Espagne comme l’ennemi du peuple basque et trouvent leur justification dans la répression franquiste qui s’abat sur toute la Biscaye à la fin de la guerre civile. En 1959, des jeunes nationalistes fondent l’ETA. Courant anti-espagnol et indépendantiste, il reçoit dans les années soixante des influences marxistes et tiers- mondistes. Après la mort de Franco, la gauche se recompose et se divise en deux groupes. L’un reste partisan d’un militantisme pacifique, l’autre, Herri Batasuna, est lié à l’ETA militaire.

6 Parallèlement à ces mouvances issues des doctrines de Sabino Arana, un autre parti nationaliste mais dissident et non confessionnel, l’Acción Nacionalista Vasca (ANV), fondé en 1930, s’incorpore au bloc socialiste de la République espagnole et intègre en 1936 le Front populaire. Cette même année la République espagnole accorde aux Basques l’autonomie, supprimée ultérieurement par Franco. Dans l’ensemble, le Pays basque lutte dans les rangs républicains ; le bombardement de Guernica, immortalisé par Picasso, reste le témoignage le plus fort de cette période. L’ANV fait partie du gouvernement basque en exil ; il a pour président une autre figure charismatique, José Antonio de Aguirre, qui demeure à l’étranger jusqu’à sa mort, en 1960. Ce parti, trop éloigné des réalités politiques concrètes du peuple basque, échoue. On peut rattacher à ce courant le groupe EE (Euskadiko Ezkerra), qui se sépare en 1977 de l’ETA militaire et fusionne avec le parti communiste d’Euskadi en 1981. Le EE rejette la violence, évolue vers des positions démocratiques, et l’une de ses fractions se joint au parti socialiste d’Euskadi en 1993. Toutefois la tentative de réunir le nationalisme basque et le socialisme démocratique s’avère improbable. Aujourd’hui, deux collectivités politiques basques, séparées par la question de l’emploi de la violence, dominent : le PNV et Herri Batasuna. Depuis 1988, tous les partis, à l’exception d’Herri Batasuna, ont souscrit un

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pacte contre la guerilla de l’ETA ; ses militants sont désormais poursuivis par la police autonome [Granja Sáinz 1995 : 13-21 ; Loyer 1998]. Voilà donc le cadre général des mouvements nationalistes modernes dont Juaristi explore les fondements idéologiques.

Filiations

7 Pour Juaristi, la fragilité de la légitimité historique de certains nationalismes comme le basque, mais aussi le corse, exacerbe de façon paradoxale un historicisme outrancier. Reprenant l’idée d’Anthony Smith sur l’importance d’un complexe « mythique symbolique » pour renforcer l’identité d’une collectivité, il montre que ce dispositif idéologique est le résultat d’un long processus historique que l’on peut suivre dès le XVe siècle et qui acquiert ses traits dominants au XVIe siècle [2000 : 19]. Cette date est significative car elle correspond, et ce n’est pas un hasard, à la formation d’un vaste empire espagnol, qui s’écroulera en 1898, autre moment crucial dans le développement du nationalisme basque.

8 Au XVIe siècle les Basques sont considérés comme la quintessence de l’Espagnol. Ils sont le seul peuple non souillé, ni par les Maures au temps des invasions (VIIIe siècle), ni par les Juifs, si nombreux dans la péninsule jusqu’en 1492. En vertu de leur résistance face aux envahisseurs musulmans, arabes ou de l’Afrique du Nord, tous les Biscayens passent pour des gentilshommes, et ce principe d’hidalguia universelle les exempte de payer des impôts à la Couronne. Les Biscayens, comme on les désigne couramment, sont le prototype même des « vieux chrétiens », ce qui ne manque pas de favoriser les lettrés basques, lesquels occupent au XVIe siècle les places de conseillers à la Cour, laissées vacantes depuis l’expulsion des Juifs. Nombreux sont également les conquistadores basques des Amériques, ainsi que les commerçants et les propriétaires de mines. Il est d’ailleurs remarquable que l’épithète de montañeses qui leur est appliquée en Espagne, et qui évoque leur habitat à la fois sauvage et inaccessible, se soit perpétuée dans les Andes, au Mexique et au Paraguay, en relation avec les Biscayens de la Conquête et dans une acception valorisante.

9 Sous l’Ancien régime, la Biscaye était gouvernée par des lois coutumières, les fueros, promulguées en 1452 à Guernica. Ces privilèges étaient la concrétisation d’un pacte souscrit par deux entités souveraines : la Couronne de Castille et les provinces basques qui jouissaient d’un régime de quasi-indépendance. Les chroniques de l’époque évoquent souvent cette liberté qui renforçait le prestige des Basques auprès de leurs voisins. L’ancienneté de leur présence sur le sol ibérique inspirait également le respect. Dès la fin du XVe siècle, plusieurs chroniqueurs mentionnent cet enracinement vénérable des Biscayens. L’un d’eux, Annius de Viterbe, eut une influence durable malgré l’imposture qu’il commit. Ce dominicain, de son vrai nom Giovanni Nanni, affirma avoir découvert un manuscrit perdu d’un auteur ancien, Bérose, prêtre babylonien né au temps d’Alexandre et cité par Flavius Josèphe. Selon cette source, Tubal, fils de Japhet, fils de Noé, était l’ancêtre des Ibères. Arrivé dans la péninsule après la confusion des langues de Babel, il avait régné sur toute l’Espagne4.

10 La figure de ce héros légendaire apparaît dans plusieurs chroniques du XVIe siècle avec une double fonction : rattacher les Basques à la Chaldée et aux Hébreux bibliques d’une part et, d’autre part, en faire des Ibères, bien que supérieurs à tous les autres en raison de l’absence supposée de métissage d’abord avec les Romains, puis avec les Maures. Cette résistance aux armées étrangères est le fait des peuples de Cantabria, dont le

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territoire inclut la région de Santander, la Biscaye et Alava. Esteban de Garibay, dans son Compendio Historial publié à Anvers en 1571, invoque en effet l’existence d’un ancien territoire basque plus étendu que celui de son temps, sur la base d’une interprétation discutable de la toponymie en fonction de critères euskariens [Juaristi 1998 : 52]. Pour cet auteur, non seulement Tubal peupla l’ancienne Ibérie mais, de surcroît, il y introduisit la langue basque. Garibay peut donc être considéré comme le père du vascoiberismo5.

11 Andrés de Poza (1532-1595), juif convers né à Anvers et biscayen par sa mère, y apporte une note originale. D’après lui, le basque serait l’une des soixante-douze langues mères qui résultèrent de la division de la langue commune, l’hébreu, à la suite de l’effondrement de la tour de Babel. Inspirées par Dieu, elles seraient évidemment parfaites et dépositaires d’une révélation divine, quoi qu’elles soient de qualité inférieure à l’hébreu de la Bible. En procédant à une analyse étymologique contestable, Poza déduit que les Basques connaissaient le dogme de la Trinité avant la lettre et, par conséquent, incarnaient le prototype de la chrétienté avant son apparition sur terre. C’est pourquoi, finalement, l’euskarien serait plus près de la perfection que la langue d’Israël [Juaristi 2000 : 142-143].

12 Il n’est pas possible ici de traiter des différentes manipulations de cette légende, par ceux qui cherchaient à réconcilier les envahisseurs goths et les anciens habitants de l’Espagne, mais aussi par les Juifs, qui prouvaient ainsi leur enracinement très ancien dans la péninsule, antérieur même à la destruction du Temple, par les Morisques en 1592, sous la plume de Miguel de Luna qui transforma Tubal en Sem Tofail [ibid. : 145-148]. Dès 1821, Wilhelm von Humboldt identifie les Basques avec les Ibères6. Le vascoiberismo devient pratiquement la doctrine officielle de l’Université espagnole de la première moitié du XXe siècle, avec l’aval d’un savant du prestige de Ramón Menéndez Pidal [ibid. : 145-146].

Le mouvement fueriste

13 Les guerres carlistes7 survenues entre 1833 et 1876 marquent un tournant dans l’histoire moderne du Pays basque. À l’issue du premier soulèvement, les traits dominants de la société basque, conçue par les Espagnols comme une fédération de familles rurales, semblent correspondre à ceux d’une société préindustrielle, essentiellement agricole et peu avancée du point de vue technologique. Cette image passéiste, utopie de l’Espagne conservatrice [Juaristi 1998 : 26], exploitée ultérieurement par les nationalistes, n’est pas tout à fait conforme à la réalité. En fait, surtout après la fin des affrontements, le Pays basque connaît un développement sidérurgique fulgurant. Bilbao et San Sebastián abritent une bourgeoisie urbaine, libérale et moderne, bien différente de la noblesse rurale, traditionnelle et carliste.

14 Au XIXe siècle, les fueros médiévaux de Biscaye étaient considérés comme d’authentiques « constitutions naturelles », expression juridique du Volksgeist. Les conservateurs louaient les bienfaits de ces privilèges, garants d’une harmonie entre propriétaires et paysans, et antidote parfait contre les influences délétères des courants internationalistes. Interprétation singulière d’une réalité traversée par des antagonismes sociaux ! La noblesse rurale bénéficiait le plus de ce système coutumier puisqu’elle contrôlait les assemblées provinciales et distribuait les charges fiscales. En cas d’agitation paysanne, elle recourait aux armées royales. Cependant, il serait faux de

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ne pas voir dans les privilèges des avantages réels pour l’ensemble de la population qui subissait moins d’impositions que le reste des Espagnols et était exemptée du service militaire obligatoire. L’égalitarisme démocratique des fueros et le principe de l’hidalguia universelle ont nourri chez les Basques une idéologie égalitariste empreinte de millénarisme.

15 C’est pourquoi l’abolition des fueros le 21 juillet 1876, au lendemain de la défaite carliste, suscita une profonde émotion. Le Pays basque fut partagé entre deux tendances. D’un côté, la bourgeoisie mercantile et industrielle et le secteur plus libéral de la société collaborent au démantèlement de la loi coutumière, ressentie comme une entrave archaïque ; de l’autre côté, les propriétaires terriens s’opposent à toute transaction avec le gouvernement. C’est ce dernier groupe qui est à l’origine du mouvement fueriste, qui s’exprime par une intense propagande nationaliste, par une abondante production littéraire – longuement analysée par Juaristi [1997 et 1998] – et par la promotion de fêtes folkloriques euskariennes dans toute la région. Nouvelles, poèmes, danses et pièces théâtrales mettent en scène l’héroïsme des Basques face aux attaques des Romains, des Goths et des Maures. Ces thèmes vont de pair avec une apologie de la société rurale et de ses valeurs égalitaires. Dans cette perspective, les Basques doivent leur survie, dans un ter_ritoire réduit et peu clément, à leurs libertés collectives.

16 Cette thèse avait déjà été esquissée en 1836 par le Français Joseph Augustin Chaho, né à Soule en 1811 et mort à Bayonne en 1853 : « C’est à la liberté que les provinces basques doivent leur belle et nombreuse population et les riches cultures qui couvrent leur sol naturellement ingrat. » [Cité in Juaristi 1998 : 33] Inversement, la fertilité castillane a favorisé, selon lui, le despotisme religieux et politique, qui engendre la paresse. L’imaginaire basque porte sur le territoire : des montagnes qui rappellent l’Écosse ou l’Irlande, des forêts étendues et épaisses, de la pluie, des fougères, une mer démontée, autant de similitudes géographiques avec l’Europe septentrionale. L’accent est mis sur les affinités entre les Basques et les peuples germaniques et celtiques. Mais, tout en insistant sur la spécificité des Basques, la plupart des ouvrages fueristes les placent dans un ensemble chrétien, face aux infidèles musulmans et surtout juifs.

Aïtor contre Tubal

17 Chaho fut le premier à soutenir dans une lettre de 1836 les analogies qui existent entre la langue basque et le sanscrit. Il affirme que le basque a des racines sanscrites et aryennes et donc ne provient pas du tronc sémitique incarné par le mythique Tubal, ce qui conforte son antijudaïsme. Il reprend ainsi la vieille idée de Herder qui voyait dans l’Inde le berceau de la religion naturelle et de l’humanité : « Bien longtemps avant la formation du peuple juif et les servitudes honteuses qui devaient faire expier si durement à ce ramas d’esclaves fugitifs leur prétention à la nationalité, le surnom de peuple de Dieu s’appliquait originairement aux seuls patriarches du Midi. » [Ibid. : 79] Les Euskariens antiques étaient théistes et ignoraient les symboles, les sacrifices, les prières et toute forme de culte. Cette religion primitive s’était conservée seulement chez ce peuple.

18 De son bref voyage en Navarre où il s’était rendu parce qu’il admirait les rebelles carlistes, Chaho tirera en 1835 un livre capital pour l’élaboration du nationalisme basque. Sous sa plume, le chêne de Guernica se transforme en symbole de la liberté. À

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l’ombre de cet arbre emblématique, un peuple vit en harmonie, sourd aux haines de classes. Le combat des carlistes contre le libéralisme devient une lutte pour l’indépendance de la Navarre et du Pays basque, et pour la défense d’une coutume ancestrale, à la fois antérieure et supérieure aux constitutions modernes. Selon lui, les Basques représentent les valeurs de la vieille civilisation européenne à une époque où les États libéraux ont trahi leurs idéaux révolutionnaires et ont mis sur le trône des monarques constitutionnels [Juaristi 1998 : 85-90].

19 Chaho recueille également un corpus de légendes dont la plus célèbre est celle d’Aïtor, fondateur mythique du peuple basque, « Père universel » ou « Père de la multitude » : «Tout paysan de race cantabre, écrit-il, tout soldat illustré, tout homme libre est réputé noble parmi nous et enfant d’Aïtor. » [Cité in Juaristi 1998 : 95] Ce personnage fabuleux fournit aux Basques un ancêtre commun, distinct de celui des autres Espagnols qui restent rattachés au légendaire Tubal et aux peuples sémites.

20 À l’époque de l’abolition des fueros, l’image archétypique du Basque forgée dans les œuvres littéraires de la génération précédente repose sur le lien à la terre, et par conséquent, aux morts et aux générations antérieures, ainsi que sur la violence contre les ennemis extérieurs, envieux des montañeses et de leurs libertés. Ces ennemis sont rarement le musulman, mais plus fréquemment l’homme moderne, déraciné, satanique. Cette réaction est certainement une forme de réponse à l’altération du mode de vie rural due à la disparition des privilèges et au développement industriel. Par rapport à l’époque du fuerisme, nostalgique et ancrée dans le folklore, les années qui suivent la fin des guerres carlistes – et que l’historiographie espagnole appelle la restauration – voient apparaître une nouveauté, le racisme, c’est-à-dire le besoin obsédant d’expliquer la différence basque en termes biologiques. À partir de 1876, les études cranéométriques et hématologiques prolifèrent. Paradoxalement, alors que la distinction entre les Espagnols et les Basques est affirmée avec véhémence, ces derniers recourent à un procédé enraciné dans la Couronne de Castille, celui de la « pureté de sang » utilisé par l’Inquisition [Juaristi 1998 : 168-169].

Sabino Arana, la race basque et le PNV

21 La formulation moderne de l’idéologie nationaliste est l’œuvre de Sabino Arana (1865-1903), issu d’une famille carliste aisée, qui cultive une haine tenace envers la pensée libérale. Il puise des éléments dans le fuerisme, notamment ceux qui l’aident à renforcer l’idée de la singularité ethnique des Basques et de leur indépendance ancestrale, tout en éliminant ce qui pourrait justifier le maintien de relations politiques avec l’État. Sabino Arana s’oppose donc au vascoiberismo. Pour lui, tout le passé est réinterprété en termes d’une lutte millénaire entre Biscayens et Espagnols.

22 La notion de race chez Sabino Arana est enracinée dans le préjugé espagnol de « pureté de sang », qui est aussi pureté de la langue, de la race et des coutumes8. Ce seront les idéaux des nationalistes radicaux des années vingt [Juaristi 1997 : 217]. Juaristi consacre de belles pages au culte que lui vouèrent les membres de sa propre famille. La gloire posthume de Sabino Arana n’a guère été entamée par la contestation de ses principes racistes et il est toujours considéré comme le libertador du peuple basque. Cet idéologue insiste sur la coupure entre les Espagnols, maketos9, et les Basques, qualifiés de patriotes, abertzales. Il traque les patronymes non biscayens de ses concitoyens comme étant l’indice d’un mélange impur : son zèle s’avère vain car les unions entre Biscayens

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et Castillans ont toujours été monnaie courante. Son hostilité vis-à-vis des mariages mixtes se reflète dans le règlement de la Société Euzkeldun Batzokija qu’il préside. Le texte de 1894 stipule qu’un Basque a l’obligation morale d’épouser une fille du pays [ibid. : 173]. Cette suggestion est désapprouvée par un grand nombre de nationalistes de l’époque. Alors que pour les fueristes la langue euskarienne était une composante parmi d’autres de l’identité basque, pour Sabino Arana elle est essentielle en ce qu’elle constitue la preuve de l’existence des Basques comme communauté différenciée, même si très peu de gens la parlent encore. Le castillan n’est que la langue de l’ennemi.

23 La science archéologique donne ses quartiers de noblesse aux théories raciales de Sabino Arana. José Miguel Barandiarán fut le préhistorien qui consolida la théorie de l’origine autochtone des Basques, peuple néolithique qui résista longtemps aux Romains, puis au christianisme. Il leur attribua aussi une religion primitive monothéiste, suivant ainsi les spéculations de son maître Wilhelm Schmidt, réunies dans douze volumes publiés à partir de 1912.

Thèmes et réseaux nationalistes

24 La cécité nationaliste frappe les personnes les plus éminentes, comme le philosophe Miguel de Unamuno, partisan du rôle modernisateur et civilisateur dévolu aux élites industrielles biscayennes et catalanistes pour développer l’Espagne, mais hostile à toute forme de régionalisme. Lors de son exil à Hendaye, il visite le village de Biriatu, sur la rive nord de la Bidassoa, où il découvre avec émotion une stèle funéraire rédigée en euskarien, Orhoit gutaz (« Souvenez-vous de nous »), commémorant les onze soldats morts dans la Grande Guerre. Cela lui inspire un très beau poème qui est publié pour la première fois dans une revue de Buenos Aires, Caras y Caretas. Alors que le philosophe voit dans ce village la marque éternelle de la basquité, la stèle est là pour rappeler le souvenir de onze poilus morts pour la France, qui auraient pu déserter – la Bidassoa n’est pas un grand fleuve – et se rendre en Biscaye s’ils ne s’étaient pas sentis concernés par la nation, la France en l’occurrence [Juaristi 1997 : 103-137].

25 Pour la troisième génération « araniste », le nationalisme irlandais est le modèle de référence. Juaristi signale à juste titre que les contemporains de Sabino Arana ne s’intéressèrent pas à l’Irlande mais à Cuba. Lorsqu’éclate l’insurrection irlandaise en 1916, beaucoup de nationalistes basques se rangent aux côtés des Sinnfeiner républicains, qui font le jeu des Allemands contre la Grande-Bretagne. L’importance du conflit irlandais non seulement pour le PNV mais aussi pour tous les mouvements nationalistes est un des thèmes forts du livre de 1997. La composition des militants a changé. Ce ne sont plus les paysans traditionnels de Guipuzcoa qui manifestent pour le soutien des républicains irlandais, mais les employés de Bilbao, une petite classe moyenne qui trouve dans les échos indépendantistes une réponse à ses inquiétudes. Sous l’effet « irlandais », le PNV éclate. Les partisans de l’autonomie sont emportés par le courant radical incarné par les Jeunesses basques et le mouvement Aberri. Un nouveau PNV est refondé en 1921 – l’année de la création du Parti communiste espagnol –, plus proche des thèses extrémistes de Sabino Arana concernant la singularité de la race basque. L’un des dirigeants les plus influents est Elías Gallastegui, pour qui le conflit racial passe au premier plan. L’ouvrier basque a besoin de syndicats qui le défendent, mais il faut que ces syndicats soient basques. La nation c’est la race, elle appartient à l’ordre de ce qui est donné. La haine des maketos peut inspirer

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d’étranges alliances, et les nationalistes de Gallastegui soutiennent les ouvriers espagnols opprimés par le « capitalisme » aux couleurs espagnoles [ibid. : 238-239]. L’internationalisme nationaliste se développe dans les années vingt et se caractérise par une solidarité affective envers les républicains irlandais, considérés comme des pionniers, et une collaboration avec les forces nationalistes en voie d’obtenir leur indépendance (Polonais, Indiens, Égyptiens).

26 Sous la dictature de Primo de Rivera, le PNV passe à la clandestinité. En 1931, le slogan « la mort pour la patrie » fait son apparition dans l’hymne basque et dans la littérature nationaliste. Le sacrifice des patriotes (les dix héros de « Mendigoxaliarena », poème d’Esteban Urquiaga datant de 1933) a lieu dans un décor grandiose de forêt, de montagne, avec la mer au fond.

27 La période républicaine et la guerre civile occupent peu de place dans le livre de 1997, qui se centre plutôt sur ce que l’auteur appelle l’analyse des racines de la « guerrilla imaginaire » de l’ETA [ibid. : 287 sq.]. Ce qui est imaginaire n’est pas son action, bien réelle depuis des décennies, mais la perception d’un ennemi qui ne l’est point, l’État espagnol. Sous la dictature de Franco, toute velléité nationaliste est durement réprimée. Le renouveau est lent et surgit dans la sphère de la culture et de la langue. Par une ironie du sort, le personnage clé de cette renaissance est Federico Krutwig Sagredo, fils d’un industriel allemand installé à Bilbao, qui avait quinze ans en 1936, au moment où éclate la guerre civile. Krutwig va réussir là où Sabino Arana a piétiné : dans la fixation académique de la langue euskarienne, qu’il parle à la perfection. Ses activités linguistiques lui valent d’être poussé à l’exil par les autorités franquistes. Arrivé à Biarritz en 1961, il prend contact avec les nationalistes d’Aberri, notamment avec le fils d’Elías Gallastegui, Ikar, qui est en relation avec l’IRA. Tentés par la lutte armée, l’un et l’autre lisent avec passion les écrits de Menahem Begin sur la révolte des Juifs en Palestine, en 1943. Grâce à une somme d’argent qui provient des militants guerilléros du Vénézuela, ils lancent les premiers commandos en Espagne. Ce n’est pas encore l’ETA mais le groupuscule Euzko Gastedi.

28 C’est dans cette ambiance d’exaltation militante que Krutwig écrit en 1963 son œuvre fondamentale, Vasconia. Estudio dialéctico de una nacionalidad, sous le pseudonyme de Fernando Sarrailh de Ihartza, publiée dans une maison d’édition inconnue de Buenos Aires. Ce livre est-il vraiment, comme le pensait le gouvernement franquiste, le support idéologique de l’ETA ? On y trouve en tout cas la théorisation d’un nationalisme nouveau. La nation, dit Krutwig, a besoin d’une base objective, l’ethnie, « avec une conscience propre et la volonté d’être libre » [ibid. : 197]. Une ethnie en somme faite d’une culture commune, d’un territoire, d’une race et d’une langue ; il faut donc, pour que cette communauté basque soit vraiment ethnique, que l’euskarien remplace le castillan, car elle manque du trait distinctif : la langue. L’autre problème est, d’après Krutwig, qu’il n’existe pas d’unité raciale basque, et l’obsession de Sabino Arana pour la pureté des patronymes est écartée. Ce qui peut être affirmé cependant est l’appartenance incontestable à la race blanche. Celui qui s’exprimera en euskarien sera plus basque que les hispanophones. Le mélange avec d’autres races (les Noirs, par exemple) affaiblirait la race basque ; dans les années quatre-vingt, cette position se renforce avec l’arrivée de travailleurs immigrés. La nation de Krutwig est l’émanation d’une conscience et d’une volonté personnelles [ibid. : 291]. Il déplore le fait que la religion ne permette pas de distinguer ce peuple de ses voisins, comme c’est le cas pour les Irlandais, et cherche la différence dans l’occultisme et le paganisme. Plusieurs pages

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sont consacrées aux liens qu’il entretient avec Jean Mirande, nationaliste français, sympathisant de l’OAS, et hostile à toute forme de métissage. Poète euskarien de surcroît, il reste l’auteur le plus lu dans cette langue. En 1967, Krutwig se sépare de l’ETA et s’adonne à des activités littéraires et philologiques. D’autres itinéraires nationalistes sont tracés dont celui de Javier Arzálluz, pour qui l’ethnie basque est dans « le sang, les patronymes et la langue ». Ces qualités sont héritées. Arzálluz reprend les théories de Sabino Arana, transforme des différences en altérité, multiplie les références raciales au rhésus négatif du peuple basque authentique et à l’héritage préhistorique de Cro-Magnon.

Perdre pour gagner ?

29 Depuis un siècle et demi, les Basques, dit Juaristi, ont opposé à toute tentative d’instituer des règles rationelles de coexistence une prétendue légitimité traditionnelle. Les façons d’affirmer cette tradition varient dans le temps – vascoiberismo, carlisme, fuerisme, nationalisme culturel et/ou racial, extrémisme militant – sous-tendues par un même sentiment qui se reproduit à travers les récits nationalistes. Ces histoires sont empreintes d’une mélancolie lancinante. Elles mettent en avant la beauté du sacrifice, l’immolation nécessaire devant l’autel de la patrie. Des récits tissés de trahisons et d’actes d’amour, lesquels, contrairement aux contes merveilleux, s’achèvent par la dépossession. C’est alors que le héros doit repartir à la conquête du paradis perdu.

30 Même si les arguments nationalistes sont erronés, même s’ils se fondent sur une falsification de l’histoire, la rhétorique qu’ils mettent en œuvre, et qui fut inventée par Sabino Arana et par les deux plus grands poètes euskariens, José María Aguirre et Gabriel Aresti, vise l’émotion. La vieille qui passa en pleurant est le titre d’un mélodrame nationaliste qui connut un grand succès sous la République espagnole. Cette vieille incarne la patrie, elle est en quête de jeunes prêts à se sacrifier pour elle. Le mélodrame basque s’inspire d’un drame irlandais de William Butler Yeats : Cathleen ni Houlihan (1902).

31 Des récits qui exaltent la perte pour mieux gagner un jour la bataille contre l’ennemi. Or, dit Juaristi, cette perte de la patrie n’est pas réelle, et la nation ne préexiste pas au nationalisme. Ce qui a été définitivement perdu à la fin du XIXe siècle, et qui explique la puissance de l’idée nationaliste, c’est Cuba et les Philippines, c’est-à-dire l’empire espagnol qui regroupait, avec les Castillans, d’autres nations périphériques : Catalans, Valenciens, Galiciens, Asturiens, Andalous, Basques10… Le nationalisme basque est la conséquence de la désagrégation d’un ensemble hétérogène et non pas de la crise de la société rurale traditionnelle.

32 Comment un peuple parvient-il à l’éternité ? En renonçant à devenir une nation, en niant son historicité et en s’assimilant à la nature qui meurt pour renaître. Nostalgie du temps cyclique, pour lutter contre l’anéantissement ; prolongement des fantasmes héroïques, tentation d’autochtonie… Pour exorciser les démons nationalistes il faudrait, dit Juaristi, que les Basques tuent leur passé mythifié. L’Histoire, ajoute-t-il en citant Cioran, est inséparable de la déception ; c’est peut-être en cela que réside sa grandeur.

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BIBLIOGRAPHIE

Granja Sáinz, J.L. de la — 1995, El nacionalismo vasco : un siglo de historia. Madrid, Tecnos, 201 p.

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Loyer, B. — 1998, « Le nationalisme basque victime de l’ETA », Le Monde diplomatique, 2.08.1998.

NOTES

1. Interview de Juaristi dans El Cultural, 17.4.2002, p. 26 : « Eta agita el árbol y el PNV recoge las nueces ». 2. Léon Poliakov, Le mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes. Paris, Pocket Agora, 1987 ; Julio Caro Baroja, Las falsificaciones de la historia. Seix Barral, Biblioteca Breve, 1992 ; Anthony Smith, The Ethnic Origins of Nations. Oxford, Basil Blackwell, 1986, auquel nous pouvons ajouter un ouvrage plus récent du même auteur : Myths and Memories of the Nation. Oxford, Oxford University Press, 1999. Juaristi reconnaît par ailleurs la dette qui le lie à Javier Corcuera Atienza (cf. Orígenes, ideología y organización del nacionalismo vasco, 1876-1904. Madrid, Siglo XXI, 1979). 3. Euskadi ou Euskal Herria est le nom donné à un ensemble « national » formé par sept territoires historiques ou tenus pour tels : Biscaye, Guipuzcoa et Alava (le Pays basque proprement dit), auxquels il faut ajouter la Navarre, qui est en Espagne une communauté autonome dotée de son propre gouvernement, et le département français des Pyrénées-atlantiques composé du Labourd, de la basse Navarre et de la Soule. 4. Comme Caro Baroja [op. cit. : 57] le souligne, la revendication selon laquelle Tubal serait le premier monarche des Ibères renvoie à la monarchie triomphante des Rois Catholiques auxquels le livre d’Annius est dédié. Toutes ces références légendaires ont, bien évidemment, une portée politique. 5. Doctrine qui fait des Basques les premiers parmi les Ibères. 6. Pour toutes ces questions, on peut consulter Pierre Bidart, La singularité basque. Paris, PUF, 2001. 7. Les carlistes étaient les partisans de don Carlos (Charles de Bourbon) et de ses descendants, qui tentèrent de s’emparer du trône lors de trois guerres (1833-1839, 1846-1849, 1872-1876). Don Carlos revendique la succession au trône d’Espagne après la mort de son frère Ferdinand VII (1833), qui avait abrogé la loi salique en faveur de sa fille Isabelle II (1833-1868). Le principe de légitimité invoqué par les carlistes trouvait un appui dans le clergé et la paysannerie ; la reine Isabelle était soutenue par les libéraux. L’agitation carliste fut vaincue mais le parti ne disparut pas et, en 1936, il se rallia au soulèvement nationaliste de Franco. 8. Nous laissons de côté un développement intéressant dans Juaristi [1997 et 1998] sur les différents dialectes basques et sur la volonté de les unifier en une seule langue. Cette question est restée à l’ordre du jour jusqu’à une époque récente.

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9. Expression toujours employée à l’heure actuelle pour désigner les Espagnols. 10. On peut faire une observation analogue pour la Corse et la crise des rapatriés d’Algérie en 1962, à la fin de l’empire colonial français.

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À la recherche des origines perdues Le mouvement traditionaliste gaúcho au Brésil

Ruben George Oliven

1 Situé à l’extrême sud du Brésil, le Rio Grande do Sul est généralement considéré comme un État occupant une position singulière au sein du pays. Cela est dû à ses caractéristiques géographiques, à sa situation stratégique, aux formes que revêt son peuplement, à son économie et à la façon dont son histoire s’insère dans l’histoire nationale. Zone d’intenses disputes entre le Portugal et l’Espagne par le passé, le Rio Grande do Sul a pendant longtemps été un terrain de guerres et de conflits qui se sont perpétués au-delà de l’indépendance en 1822. L’un de ces conflits, la Révolution Farroupilha1, a éclaté en 1835, à cause d’une centralisation politique excessive imposée par le gouvernement de l’empire et du sentiment que la province était économiquement exploitée par le reste du Brésil. Les révolutionnaires, qui luttèrent pendant dix ans, finirent par proclamer une république indépendante. L’empire lança plus de la moitié des troupes de l’armée nationale contre la rébellion mais ce ne fut qu’après avoir obtenu l’amnistie que les insurgés signèrent un traité de paix.

2 Les habitants du Rio Grande do Sul se considèrent brésiliens par option et aiment afficher leur individualité par rapport au reste du pays. La construction sociale de leur identité repose sur des éléments qui se réfèrent à un passé glorieux dominé par la figure du gaúcho, terme qui désignait à l’origine un vagabond et un voleur de bétail, plus tard un employé d’estancia et un guerrier, et qui est aujourd’hui utilisé pour nommer les habitants de l’État du Rio Grande do Sul.

3 Le modèle qui se constitue quand on parle de traditions gaúchas – quelle que soit la perspective de ceux qui cultivent ces traditions – est toujours lié à la région de la Campanha (située au sud-ouest du Rio Grande do Sul, près de la frontière avec l’Argentine et l’), et à la figure du gaúcho, homme libre et errant qui vague, souverain sur son cheval, ayant comme interlocuteur privilégié la nature qui se déploie dans les vastes plaines de cette zone de pâturages [Oliven 1988].

4 On peut distinguer plusieurs moments historiques dans ce culte consacré aux traditions gaúchas. Il commence au milieu du XIXe siècle lorsque la figure marginale du gaúcho, ainsi qu’on se l’imaginait par le passé, disparaît pour laisser progressivement la place à

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celle de l’employé d’estancia. Vers 1870 en effet, le Rio Grande do Sul connaît des transformations économiques importantes caractérisées par la mise en place de clôtures, l’apparition de nouvelles races de bovins et la dissémination du réseau de transport. Ces changements, qui représentent une grande modernisation dans la Campanha, entraînent la simplification des activités liées à l’élevage et l’élimination de certaines tâches serviles comme celles des agregados2 et des posteiros3, dont la plupart finissent par être expulsés des régions rurales. La mise en place d’installations frigorifiques étrangères et le déclin des abattoirs accentuent ce processus à la fin de la Première Guerre mondiale. C’est à partir de cette époque que commence à s’ébaucher la figure du « gaúcho à pied » pour reprendre l’expression forgée par l’écrivain Cyro Martins dans ses romans à caractère social.

5 D’après Sergius Gonzaga, la figure marginale du gaúcho avait pratiquement disparu vers le milieu du XIXe siècle et, par conséquent, était prête à resurgir comme instrument de soutien idéologique des mêmes groupes qui l’avaient détruite [1980 : 118-119]. Ainsi, en 1868, alors que se déroulait la Guerre du Paraguay, un groupe d’intellectuels et d’écrivains fonda à , la capitale du Rio Grande do Sul, le Partenon Literário (Parthénon littéraire), une société de lettrés qui tentaient d’allier les modèles culturels européens de l’époque à la vision positiviste de l’oligarchie du Rio Grande do Sul, à travers l’exaltation de la thématique régionale du gaúcho. C’était aux membres de la Société Parthénon que revenait la tâche d’exalter les types représentatifs les plus chers à la classe dirigeante. C’est à ce niveau que commença à se concrétiser l’apologie de figures héroïques érigées en symboles de grandeur du peuple du Rio Grande do Sul. On retrouve dans la sédition Farroupilha les paradigmes de l’honneur, de la liberté et de l’égalité, inhérents au futur mythe du gaúcho, alors que les motifs économiques présents dans le conflit ont disparu. La figure du héros n’était pas encore celle du gaúcho stylisé et glamoureux, bien que l’aspect élogieux y fût déjà présent. Cette apologie peut s’expliquer par l’émergence dans les grandes villes, en particulier à Porto Alegre, d’une classe de jeunes gens cultivés – issus des secteurs intermédiaires – qui utilisèrent les belles lettres comme levier pour leur ascension sociale. Un phénomène se répétait à l’échelle nationale : le processus de mobilité sociale de cette intelligentsia d’origine bâtarde dépendait de son intimité avec les détenteurs du pouvoir. Un troc se mettait en place : ascension sociale, prestige ou simple reconnaissance étaient échangés par de pseudo-idéologues aptes à offrir des formules (complaisantes envers l’oligarchie) de représentations de la réalité et par des artistes capables de mettre en prose et en vers les qualités valeureuses de cette même oligarchie.[ibid. : 125-126]

6 Même si le Parthénon littéraire a représenté l’exaltation de la thématique gaúcha élaborée par des hommes de lettres, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’a surgi la première association traditionaliste. Il s’agit du Grêmio4 Gaúcho de Porto Alegre, entité dédiée aux traditions gaúchas à travers la promotion de fêtes, de défilés de cavaliers, de conférences, créée en 1898 par le républicain et positiviste João Cezimbra Jacques, homme d’origine modeste qui s’était porté volontaire pendant la Guerre du Paraguay et qui termina sa carrière militaire comme major de l’Armée nationale. En fondant le Grêmio Gaúcho son objectif était […] d’organiser le cadre des commémorations des événements grandioses de notre terre. […] nous pensons que cette association patriotique n’a pas pour vocation de conserver dans la société moderne des us et coutumes qui sont abolis par notre évolution naturelle et qui n’ont plus cours à l’époque actuelle. Il ne s’agit pas non plus d’une association dont le but est d’établir, comme objet de ses pratiques, des jeux et des éléments récréatifs des temps présents et importés de l’étranger. Ce n’est ni l’une ni l’autre de ces choses. Il s’agit, au contraire, d’une société destinée à

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maintenir la marque de notre glorieux État et par conséquent de nos grandioses traditions à travers la commémoration régulière d’événements qui ont rendu célèbre le peuple du Rio Grande do Sul, non seulement dans le pays mais aussi à l’étranger ; à travers solennités et fêtes dont ne seront pas exclus les us et coutumes, ni les jeux ou divertissements de l’époque actuelle ; cependant, autant que possible, les bons us et coutumes, les jeux et divertissements du passé ; à travers les solennités qui ne s’en tiennent pas seulement à l’évocation et à l’éloge d’un événement remarquable à commémorer par le verbe ou le discours, mais qui le représentent dans des actes tels que chansons populaires, danses, exercices et autant de pratiques dignes où les exécutants se présentent avec le costume et les accessoires utilisés par les gaúchos.[Jacques 1979 : 56 et 58]

7 Outre l’accent mis sur le culte des traditions, la citation soulève des questions qui commencent à émerger à l’époque et qui seront reprises plus tard en d’autres termes : le thème de coutumes dépassées par l’« évolution naturelle », la problématique des pratiques venues de « l’étranger », l’existence de « bons » us et coutumes, etc.

8 Il convient de signaler deux aspects communs au Parthénon littéraire et au Grêmio Gaúcho. En effet, les deux sont formés de personnes d’origine modeste, qui ne possèdent ni terre ni capital et qui trouvent dans l’activité intellectuelle une forme d’ascension sociale et d’insertion. Il s’agit d’une classe embryonnaire d’intellectuels, en phase de création, et qui, inévitablement, se retrouvera au pouvoir comme cela s’est passé dans d’autres parties du Brésil et du monde. Les conditions économiques, sociales et politiques qui permettraient à ce groupe de bénéficier d’une relative autonomie ne sont pas encore réunies.

9 Le deuxième point est lié au fait que les deux associations, de manière différente, furent préoccupées par la question de la tradition et de la modernité. Le Parthénon, qui se réfère au modèle littéraire de l’Europe cultivée et à ce qu’elle offrait de plus avancé, évoque en même temps la figure traditionnelle du gaúcho et en exalte les valeurs menacées. Le Grêmio Gaúcho, à travers les mots de son fondateur, cherche à maintenir les traditions sans pour autant en exclure les coutumes du présent. Le Parthénon et le Grêmio Gaúcho présentent en toile de fond un État qui commence à se transformer et dans lequel une tension entre le passé et le présent se fait sentir.

10 Le Grêmio Gaúcho fut fondé l’année où le leader républicain et positiviste Borges de Medeiros, qui domina la politique gaúcha pendant trente ans, inaugurait son premier mandat de Président du Rio Grande do Sul. Lorsque la République fut proclamée au Brésil en 1889, le Parti républicain assuma le pouvoir dans l’État du Rio Grande do Sul. Les dirigeants républicains, qui appartenaient également à l’élite économique de l’État, ne faisaient cependant pas partie de l’oligarchie des éleveurs de la Campanha, mais venaient du nord de l’État. Le groupe qui prit le pouvoir était composé de jeunes gens formés dans des universités du centre du pays. Il défendait un projet modernisateur et autoritaire basé sur une lecture du positivisme interprété dans le sens d’un despotisme éclairé et envisagé comme la meilleure stratégie pour organiser la société.

11 Auguste Comte était favorable à l’existence de « petites patries » qui ne dépasseraient pas trois millions d’habitants (lors de la proclamation de la République, le Rio Grande do Sul comptait environ 1 million d’habitants), ce qui se traduisait chez les positivistes brésiliens par un fédéralisme radical, d’autant plus qu’à cette époque les provinces ne disposaient pas des éléments requis pour devenir indépendantes. Pour Júlio de Castilhos, le fondateur et l’idéologue du Parti républicain du Rio Grande do Sul, cela impliquait de « ne pas reconnaître une seule et unique nation brésilienne, mais diverses

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nations brésiliennes provisoirement organisées en fédération ; l’autonomie de chaque État pour s’organiser sous l’égide républicaine sans aucune restriction de la part de la constitution fédérale » [Pinto 1986 : 36]. La devise adoptée par Júlio de Castilhos, « conserver en améliorant », s’accordait avec l’idée du positivisme selon laquelle le progrès ne peut s’obtenir que par le maintien de l’ordre établi. Peu avant la proclamation de la République, dans un article publié dans le journal A Federação (La Fédération), organe de propagande de son parti, il proposait que le 20 septembre (date du début de la la Révolution Farroupilha) fût célébré comme le Jour du Gaúcho : La commémoration du 20 septembre évoque ainsi ce sentiment qui exprime que le passé est la source dans laquelle le présent s’inspire pour esquisser le futur.

12 La République proclamée et une fois son parti au pouvoir dans le Rio Grande do Sul, Júlio de Castilhos élabora une constitution pour l’État. Celle-ci, fortement inspirée par le positivisme, adopta comme armoiries officielles le pavillon tricolore utilisé lors de la tentative infructueuse d’instauration d’une république au Rio Grande do Sul.

13 Après la constitution du Grêmio Gaúcho, six autres entités traditionalistes furent créées. Elles sont généralement considérées comme des structures « pionnières » par les traditionalistes.

L’émergence de centres de traditions gaúchas dans l’après-guerre

14 En 1948 apparaît le « 35 CTG », le premier Centre de traditions gaúchas dont le nom évoque la Révolution Farroupilha qui a éclaté le 20 septembre 1835. Il servira de modèle aux presque deux mille centres de traditions gaúchas que l’on trouve dans le Rio Grande do Sul, dans d’autres États du Brésil et à l’extérieur du pays. Leurs fondateurs sont, pour la plupart, des étudiants du niveau secondaire, tous originaires de l’intérieur du Rio Grande do Sul, principalement des zones rurales où prédomine l’élevage pratiqué dans les latifundia.

15 En 1947, juste avant la création du « 35 », ces mêmes jeunes avaient fondé le Département des traditions gaúchas de l’Association estudiantine de l’École d’État Júlio de Castilhos dans laquelle ils étudiaient et qui passait à l’époque pour une école publique modèle. Du 7 au 20 septembre (du jour de l’indépendance du Brésil au jour de la Révolution Farroupilha) de cette même année, ils avaient organisé la première Ronda Gaúcha (événement que l’on fête aujourd’hui sous le nom de « Semaine Farroupilha »). Ils avaient apporté un flambeau de la Flamme symbolique du Feu de la Patrie, avant son extinction le 7 septembre à minuit, jusqu’au vestibule de l’école Júlio de Castilhos où ils avaient allumé la Flamme créole (Chama Crioula) dans une lanterne de galpão5.

16 En 1947 toujours, la Ligue de défense nationale incluait dans ses festivités de la Semaine de la Patrie le transfert de la dépouille mortelle du général David Canabarro, deuxième homme de la Révolution Farroupilha, de la ville de , où il avait été propriétaire d’une estancia, jusqu’au panthéon du cimetière de la confrérie de la Sainte Maison de la Miséricorde de Porto Alegre. Huit de ses jeunes gens décidèrent d’organiser une garde d’honneur (avec des chevaux obtenus grâce à l’aide de la Brigade militaire6) pour accompagner la dépouille du héros de la Révolution Farroupilha. Cet épisode apparaît dans divers témoignages de traditionalistes comme un rite de passage

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fondamental et comme un des mythes de création du Mouvement traditionaliste gaúcho.

17 Barbosa Lessa, l’un des fondateurs de ce Mouvement, raconte comment, après être venu de l’intérieur du Rio Grande do Sul pour étudier à Porto Alegre, il a trouvé l’emplacement de la statue équestre de Bento Gonçalves, le héros de la Révolution Farroupilha, pour lequel il avait une grande admiration : Et à mon étonnement [j’avais posé cinq ou six fois la question], personne ne savait où se trouvait le monument jusqu’à ce qu’on me dise : « Ah, il se trouve dans l’avenue João Pessoa. » C’était près de l’endroit où j’étudiais. Je me suis rendu au monument Bento Gonçalves, c’était en 1945, et je l’ai trouvé presque totalement abandonné. Alors, m’adressant à la statue, je lui ai dit : « Ah, mon vieux, on t’a vraiment abandonné, vraiment oublié, mais je te promets que je vais faire en sorte que l’on se souvienne de toi. Le 20 septembre beaucoup de gens défileront ici pour te rendre hommage. »

18 Le 5 septembre 1947, deux ans plus tard, le même Barbosa Lessa déclarait : Je me trouvais à la maison ce matin-là et, en lisant le journal, j’ai vu qu’on apportait la dépouille mortelle de David Canabarro. Alors je suis sorti en courant, j’avais encore le temps de rejoindre la cérémonie qui se déroulait place de l’Alfândega, au centre de la ville, pour applaudir l’arrivée des restes de David Canabarro. À ma surprise, j’ai vu quelques garçons de mon âge, sur des chevaux, vêtus à la gaúcho, et participant aux solennités de la Ligue de défense nationale. Après le discours et tout cela, j’ai couru rejoindre ce groupe qui allait se disperser et j’ai demandé à celui qui semblait être le chef, un type très maigre et moustachu : « Quel est ce groupe ? Comment est-ce que je peux me joindre à vous ? » Là, le type m’a répondu : « Écoute, tu peux me trouver à l’école Júlio de Castilhos, j’y étudie. » Je lui ai répondu : « Tiens, moi aussi j’étudie à l’école Júlio de Castilhos. » « Mais j’étudie le soir », précisa-t-il. « Moi aussi j’étudie le soir. »7

19 Les entrevues réalisées avec certains des fondateurs du Mouvement traditionaliste gaúcho, qui étaient alors toujours des figures de marque, révèlent que la plupart d’entre eux descendaient de familles de petits propriétaires ruraux des zones de pâturages latifundiaires, ou de propriétaires d’estancias socialement sur le déclin, venus dans la capitale pour y étudier. Cette donnée est significative parce qu’elle montre que les fondateurs du Mouvement, bien que cultivant les valeurs attachées au latifundium, ne sont pas issus de l’oligarchie rurale. Elle met également en évidence le fait que le traditionalisme gaúcho, depuis ses débuts, est un mouvement urbain qui cherche à récupérer les valeurs rurales du passé. Comme l’observe l’un des intellectuels de ce Mouvement et ex-patron du « 35 CTG » : […] il y a, qu’on le veuille ou non, une aura de nostalgie qui drape le traditionalisme et personne n’éprouve de la nostalgie de ce qui est proche. La nostalgie ainsi que le traditionalisme requièrent une distanciation, tant il est vrai que celui-ci relève d’un phénomène typiquement citadin et non de la campagne, urbain et non rural. [Fagundes 1987 : 13]

20 Pour compléter leurs études ces jeunes gens venaient habiter dans la capitale du Rio Grande do Sul. Ils étaient logés chez des parents, travaillaient le jour et étudiaient le soir. Porto Alegre contrastait avec leur lieu d’origine et constituait à la fois une menace et un défi. L’un d’entre eux la décrit ainsi : Porto Alegre, avec ses enseignes lumineuses et ses néons, nous fascinait ; Hollywood, avec la beauté technicolore de Gene Tierney et les aventures de Tyrone Power, nous faisait tourner la tête ; les magasins de disques emplissaient nos oreilles d’irrésistibles harmonies de Harry James et de Tommy Dorsey ; mais au fond, nous préférions la sécurité que seul notre terroir (pago) pouvait nous

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apporter, la solidarité des amis, la joie de seller un cheval et la simple convivialité des réunions de galpão. Nous ne nous connaissions pas les uns les autres, mais nous devions certainement nous croiser dans les labyrinthes de la capitale. Nous n’avions jamais entendu parler des expériences régionalistes antérieures – des années soixante, des années quatre-vingt-dix et des années vingt – et nous dûmes choisir notre orientation lorsque l’existentialisme de Jean-Paul Sartre étala devant nous le défaitisme et le scepticisme ; nous nous sommes instinctivement agrippés à nos rudes aïeuls pour une affirmation de victoire et de foi. À cette époque on ne se souciait guère de la mémoire du Rio Grande do Sul et même le drapeau de l’État restait banni et oublié depuis novembre 1937 ; vestiges de l’Estado Novo8 et de son oppression centralisatrice.[Barbosa Lessa 1985 : 56-57]

21 Le témoignage est précieux pour les données qu’il met en évidence. Il y a d’abord l’élément urbain. Bien que, d’après les critères actuels, Porto Alegre ait été une petite ville paisible dans les années quarante, sa population est passée de 272 000 habitants en 1940 à 394 000 en 1945. Elle est perçue comme une métropole où l’on trouve d’innombrables labyrinthes et des symboles de progrès tels que les enseignes lumineuses au néon. On notera en second lieu le très fort impact qu’ont eu les produits culturels venant des États-Unis par le biais du disque et du cinéma. Troisièmement, il y est question des philosophies sceptiques européennes qui soulevaient des interrogations sur le sens de l’existence.

22 Exposés à ces expériences, ces jeunes gens venus de l’intérieur ont réagi en s’attachant à ce qui était considéré comme sûr et évident : la campagne et le passé. Par rapport à ces valeurs, deux menaces se présentaient : l’invasion culturelle nord-américaine (il convient de rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale on a assisté à une très forte pénétration de produits tels que revues et films de Disney, cinéma de Hollywood, Coca-cola, etc. [Moura 1984]) et le centralisme politique, économique et culturel imposé par la dictature de l’Estado Novo.

23 Le 24 avril 1948, un groupe de 24 jeunes composé d’étudiants de l’école Júlio de Castilhos et d’ex-scouts un peu plus âgés, qui travaillaient déjà pour la plupart dans le commerce, créèrent le « 35 CTG ». Après quelques discussions concernant la forme de l’association – l’une des tendances envisageant d’en faire une sorte d’académie traditionaliste restreinte à trente-cinq membres –, l’idée fut adoptée qu’elle soit ouverte à tous ceux qui voulaient y participer.

24 Le groupe, formé exclusivement de garçons, se réunissait tous les samedis après-midi dans un galpão improvisé dans la maison du père de l’un d’entre eux pour boire du maté et bavarder comme les employés ruraux avaient coutume de le faire dans le galpão des estancias : On se réunissait autour d’un feu de camp, là dans la rue du duc de Caxias, pour raconter des histoires ; il n’y avait que des garçons, les filles ne faisaient pas partie du groupe ; comme c’est l’habitude dans un galpão ce sont seulement les hommes […]. Nous chérissions nos réunions comme si nous nous trouvions dans la région de la Campanha ; on buvait du chimarrão et de temps à autre apparaissait même une petite bouteille de cachaça9 ; chacun donnait quelques pièces de monnaie et contribuait ainsi à l’achat de l’herbe pour le maté ; les dépenses étaient minimes. Nous n’avions pas la prétention de révolutionner le monde bien que nous n’étions pas d’accord avec le type de civilisation qui nous était imposé sous quelque forme que ce soit […]. Nous ne prétendions pas écrire sur le gaúcho ou sur le galpão : dès les premiers moments nous avons incarné en nous-mêmes la figure du gaúcho, vêtu et parlant comme on le fait dans les galpões ; et lorsque nous nous réunissions le

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samedi après-midi autour d’un feu de camp, nous nous sentions les maîtres du monde.[Barbosa Lessa 1985 : 58]

25 Même s’ils ne désiraient pas constituer une entité destinée à réfléchir sur la tradition, mais un groupe qui la fasse revivre, il s’avérait nécessaire de recréer ce qu’ils s’imaginaient être les coutumes de la campagne. Ainsi la nomenclature de la structure interne du « 35 CTG » n’était-elle pas celle normalement en vigueur dans les associations, mais correspondait aux termes utilisés dans l’administration d’un établissement rural, étant donné que les jeunes gens cherchaient à évoquer l’ambiance d’une estancia. Des titres tels que président, vice-président, secrétaire, trésorier, directeur furent remplacés par ceux de patron, contremaître, contremaître adjoint, agregados, posteiros, etc. Les conseils délibératifs ou consultatifs furent appelés conseils des guides, et à la place des départements furent créées des invernadas10. De la même façon, toutes les activités culturelles, civiques ou champêtres, furent désignées par des termes comme rondas11, rodeios12, tropeadas13, etc. [Mariante 1976 : 11].

26 À la surprise de ses fondateurs qui avaient opté pour une association représentative de tous les segments de la population, l’origine sociale se fit rapidement ressentir : Dès les premiers jours, et à mesure que le Mouvement accueillait un nombre de plus en plus important de jeunes étudiants, les garçons d’un niveau socioéconomique plus élevé et les fils de propriétaires de fazendas ou ceux qui étaient déjà propriétaires commencèrent à quitter le Mouvement. Ce Mouvement ne compta bientôt plus que des jeunes gens démunis […] ; les jeunes qui étaient plus riches ne voulaient pas se mêler à la grande masse. Alors nous avons vu partir ceux qui auraient pu nous aider le plus ; ils avaient les moyens de nous fournir des chevaux ou de mettre un local à notre disposition tandis que nous, qui survivions avec notre petit salaire pour payer nos études et tout cela, nous devions faire circuler le chapeau pendant nos réunions, chacun apportant quelque chose14…

27 Le deuxième endroit où fonctionna le « 35 », bien qu’il ne bénéficia pas de l’adhésion des fils des propriétaires de fazendas, fut le siège de la FARSUL (Fédération des associations rurales du Rio Grande do Sul, aujourd’hui Fédération de l’agriculture de l’État du Rio Grande do Sul), organe représentatif des propriétaires de fazendas du Rio Grande do Sul. La discrimination établie par les fils se retrouvait d’une certaine façon au niveau de la capitale de l’État qui se montrait également peu réceptive au traditionalisme : Ce n’est pas que Porto Alegre nous ait mal reçus. Enfin, nous étions jeunes, sympathiques, joyeux, communicatifs, travailleurs, de bons étudiants, et il n’y avait pas de motif pour que la capitale se montre antipathique. Mais c’était une ville très consciente de la responsabilité qu’elle assumait en tant que relai de la culture cosmopolite et de la consommation, et qui n’avait pas de temps à perdre avec nos bavardages et nos déclamations. Elle souriait tout au plus avec condescendance lorsque nous défilâmes avec la Flamme créole, le 20 septembre – occasion pour nous de nous revitaliser lorsque nous constatâmes que nous n’étions plus seulement une demi-douzaine mais bien une douzaine, peut-être même deux douzaines.[Barbosa Lessa 1985 : 75]

28 Les leaders traditionalistes se plaignaient constamment d’être rejetés par la capitale et par les élites du Rio Grande do Sul. Ils étaient affectés par le fait que leur succès ne soit pas reconnu et par le fait que le traditionalisme continue à être considéré comme une « affaire de rustres ».

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Création de centres de traditions gaúchas dans la zone de colonisation allemande

29 Il est significatif de constater que le CTG suivant, le Fogão15 Gaúcho, a été fondé le 7 août 1948 à Taquara, ville située dans la zone de colonisation allemande, ce qui n’a pas manqué d’intriguer les traditionalistes. Les fondateurs du « 35 CTG » étaient de jeunes étudiants de l’intérieur, descendants de petits propriétaires ruraux des zones de latifundia, qui portaient pratiquement tous des noms d’origine portugaise ; les fondateurs du CTG Fogão Gaúcho étaient des hommes d’âge adulte, la plupart d’origine allemande. La création du Fogão Gaúcho représentait, pour ses fondateurs, une façon d’affirmer leur « brésilianité » et leur identité régionale. Des entrevues réalisées avec quelques-uns d’entre eux suggèrent une relation entre les événements de la Seconde Guerre mondiale et la création de l’entité et révèlent […] la nécessité pour certains participants des réunions de chimarrão de s’affirmer, face à la société de Taquara, comme gaúchos à part entière afin de ne pas être considérés comme des étrangers. Beaucoup d’entre eux, d’origine allemande, ressentaient encore les influences négatives de la persécution subie durant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’ils furent suspectés d’appartenir à la Cinquième Colonne […] ; ce n’était sûrement pas là l’intention de la majorité de ceux qui rejoignirent le CTG, après sa fondation, mais il est certain que quelques-uns des nouveaux membres étaient venus dans ce but.[Jacobus 1985 : 2 et 3]

30 L’apparition d’entités traditionalistes à l’extérieur de la zone des pâturages de la colonisation portugaise du Rio Grande do Sul, et plus spécifiquement dans les zones de colonisation allemande et italienne, soulève une question importante. Elle se réfère au fait que la culture gaúcha, dans le contexte de la pampa16, exerce une hégémonie dans un État qui connaît les influences culturelles les plus variées. Cette culture ne comprend pas seulement la zone d’élevage des latifundia d’où provient ce modèle mais s’étend jusqu’aux zones de minifundia de colonisation allemande et italienne où ce type de complexe pastoral destiné à l’élevage bovin n’a jamais existé. Ainsi la représentation de la figure du gaúcho, dans ses expressions rurales où l’on trouve le cheval, la bombacha17, le maté et des qualités telles la liberté et la bravoure, a aussi servi de modèle aux divers groupes ethniques, ce qui indiquerait qu’elle unit les habitants de l’État en les opposant au reste du pays. On observe ainsi un premier exemple de déterritorialisation de la culture gaúcha qui sort de son aire d’origine et est adoptée dans d’autres régions du Rio Grande do Sul.

31 En analysant la signification du terme colono (colon) au Rio Grande do Sul, Sérgio Teixeira a observé qu’il possède une origine historique bien définie et qu’il est associé au processus de colonisation par les immigrants européens, caractérisé par l’exploitation agricole, de type familial, de petites propriétés. L’élevage, qui constituait depuis la colonisation portugaise l’activité dominante, bénéficia d’un énorme prestige, au point que l’agriculture fut tenue pour une activité dégradante. Ainsi, dès le début de la colonisation allemande et italienne, le terme colono, outre le fait qu’il désignait les immigrants et leurs descendants, exprimait, surtout au niveau des représentations, une carence en certains attributs considérés de manière positive. Il évoquait une personne manquant d’ambition, de pratique sociale, d’élégance, de posture corporelle et comportementale, n’ayant pas le sens de l’opportunité et du progrès, et dénuée d’audace, de perspicacité et de sagacité [Teixeira 1988 : 54].

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32 Les chercheurs qui ont étudié la colonisation du Rio Grande do Sul signalent que les immigrants étrangers idéalisèrent le gaúcho qui devint un type socialement supérieur [Azevedo 1975 ; Roche 1969 ; Willems 1946]. Cela n’était pas seulement dû au fait que les propriétaires de fazendas formaient la couche sociale la plus puissante, mais aussi au fait que le principal symbole du gaúcho était le cheval. En Europe, cet animal était l’apanage et la marque distinctive de l’aristocratie rurale. L’une des premières mesures que prenaient les colonos en arrivant au Brésil était d’acquérir une monture aussitôt qu’ils en avaient les moyens [Bastide 1964 ; Willems 1944]. L’identification du colono avec le gaúcho constituait par conséquent un symbole d’ascension sociale.

33 On notera avec intérêt qu’en dépit de la présence significative, dans l’État du Rio Grande do Sul, d’entrepreneurs et d’hommes politiques d’origine allemande et italienne18, le type social le plus représentatif reste celui du gaúcho. De la même façon, les figures de l’Indien et du Noir apparaissent, sur le plan des représentations, sous une forme extrêmement pâle.

L’élaboration de la thèse-matrice du traditionalisme

34 Entre 1948 et 1954 surgirent trente-cinq nouveaux CTG répartis dans presque toutes les régions du Rio Grande do Sul, avec cependant une concentration majeure dans les zones de pâturages. À Porto Alegre ne fut créée qu’une sorte de mini-CTG local.

35 À cette époque les traditionalistes débattaient de l’orientation à suivre. On distinguait deux positions : l’une, plus « aristocratique », exprimait la nécessité d’une plus grande préoccupation pour ce qui concerne le niveau « culturel » (pris dans le sens de culture scolaire) des CTG afin d’éviter d’en faire uniquement des lieux de divertissement ; l’autre insistait justement sur cet aspect et sur le fait qu’il ne devait pas y avoir de préjugés contre la « culture populaire ».

36 En 1954, les divers CTG qui avaient proliféré depuis 1948 se réunirent pour la première fois à Santa Maria pour discuter, entre autres, de cette question. Lors de ce congrès, Luiz Carlos Barbosa Lessa, l’un des étudiants qui avaient fondé le « 35 CTG », présenta sa thèse intitulée Le sens et la valeur du traditionalisme, qui allait devenir la thèse-matrice du Mouvement traditionaliste gaúcho.

37 L’auteur, alors âgé de 24 ans et diplomé depuis peu en droit, domaine dans lequel il n’envisageait pas de travailler, s’était installé à São Paulo et inscrit à l’École de sociologie et de politique. L’un des enseignants de cette école, Donald Pierson19, de l’Université de Chicago, utilisait pour ses cours son ouvrage Théorie et recherche en sociologie ainsi que celui de l’anthropologue nord-américain Ralph Linton, A Study of Man, publié en 1936. Chacun de ces auteurs était intéressé par les effets de la croissance démographique, par les conséquences de l’urbanisation et par les modifications ayant trait à la famille et au groupe local, problématique récurrente dans les sciences sociales à cette époque et fortement influencée par les travaux de Durkheim. Lorsqu’il rédigea sa thèse, Barbosa Lessa se rendit compte à quel point ces deux chercheurs étaient proches des sujets traditionalistes : […] on m’avait donné la bibliographie de base que je devais me procurer : elle comprenait Théorie et recherche en sociologie de Donald Pierson, et A Study of Man de Ralph Linton. Alors, je n’ai plus suivi les cours, mais je suis retourné au Rio Grande do Sul, fin 1953, avec au moins ces deux livres […] et je suis allé à la fazenda Piratini, et je me souviens que c’est là, dans la fazenda, que j’ai lu et annoté ces deux livres,

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et pour moi ce fut une révélation. Comme j’étais très imprégné des sujets traditionalistes, j’ai pu voir jusqu’à quel point cela s’emboîtait avec ce que nous faisions, c’était lorsque j’ai appris les concepts de société, de culture, de tradition, de vision culturelle, et ainsi de suite, tous ces concepts de base, et j’ai perçu que cela pouvait donner quelque chose de bon. Il semble qu’à partir de là, en 1954, je me suis plongé dans les études sociologiques pour le reste de ma vie, mais j’avoue en toute sincérité que je n’ai dû lire que ces deux livres à cette époque en plus du Dictionnaire de sociologie de l’édition Globo que je consultais éventuellement chaque fois que j’en avais besoin. Ainsi, toutes mes connaissances en sciences sociales, sur le plan théorique, viennent uniquement de ces trois ouvrages.

38 Ce témoignage illustre comment le savoir produit par des universitaires est adapté au niveau du sens commun. Dans cette optique, le Mouvement traditionaliste gaúcho est l’un des plus grands diffuseurs des idées des sciences sociales nord-américaines pendant les années quarante.

39 Le début de la thèse-matrice met l’accent sur l’importance de la culture qui, transmise par la tradition, permet à une société de fonctionner comme une unité. Tout le problème réside dans le fait que « la culture et la société occidentales sont affectées par un effrayant processus de désintégration ; c’est dans les grands centres urbains que ce phénomène apparaît le plus nettement lorsqu’on se réfère aux statistiques qui montrent des taux toujours croissants de crimes, de divorces, de suicides, d’adultères, de délinquance juvénile et autres indices de désintégration sociale » [Barbosa Lessa 1979 : 5]. Cette désintégration serait due essentiellement à deux facteurs : l’affaiblissement du noyau des « groupes locaux » et la disparition progressive des groupes locaux comme relais culturel.

40 Il n’est pas difficile de repérer dans cette citation l’influence de la pensée sociale du siècle dernier et du début de ce siècle. Elle est pour ainsi dire indirectement élaborée à partir des ouvrages de ceux que l’auteur nomme les « maîtres de la sociologie moderne » et que l’on peut considérer comme des membres de « l’école sociologique de Chicago ». Le phénomène décrit, bien que le terme ne soit pas cité, correspond à celui de l’anomie, tel qu’il est énoncé par Durkheim, et appliqué à la croissance démographique et à la division sociale du travail qui en résulte. L’accent mis sur la thématique de la désagrégation et le fait d’imputer à la ville le pouvoir d’accélérer ce processus rappellent les théories dichotomiques, principalement celle du continuum folk-urbain de Robert Redfield. Cet anthropologue nord-américain pensait que l’urbanisation entraînerait la désorganisation de la culture, la sécularisation et l’individualisme. La vie dans les villes affaiblirait ou détruirait les solides liens qui intègrent les hommes dans une société rurale, et créerait une culture urbaine caractérisée par la fragmentation des rôles sociaux. La structure non ambiguë et monolithique de la société rurale se substituerait, dans la société urbaine, à une structure sociale marquée par une diversité des rôles, des actions et des significations. La culture rurale, dans laquelle tous les éléments culturels sont définis, se transformerait, dans la société urbaine, en une culture fragmentée. Les conséquences inévitables de la culture urbaine seraient alors le conflit et la désorganisation [Oliven 1988].

41 Comment ce type de théorie, tant en vogue à cette époque, a-t-il pu être appliqué à la réalité du Rio Grande do Sul ? Il est intéressant de souligner que la crise sociale trouvait dans le traditionalisme une solution, étant donné que celui-ci […] vise précisément à combattre les deux facteurs de désintégration sociale. Le fondement scientifique de ce mouvement se situe dans l’ affirmation sociologique

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suivante : « Toute société pourra éviter la dissolution si elle est capable de maintenir son noyau culturel. Des dérèglements de ce noyau produiront des conflits entre les individus qui composent la société, car ceux-ci finiront par préférer d’autres valeurs, provoquant ainsi la perte de l’unité psychologique essentielle au fonctionnement efficace de toute société. » Avec les activités récréatives ou sportives qui le caractérisent […] le traditionalisme cherche avant tout à renforcer le noyau de la culture du Rio Grande do Sul, en prenant en compte l’individu qui tâtonne sans but et sans appui au milieu du chaos de notre époque. Et, à travers les centres de traditions gaúchas, le traditionalisme cherche à procurer à l’individu une association ayant les mêmes caractéristiques que celles du « groupe local » qu’il a perdu ou qu’il craint de perdre : le « terroir ». Plus que son propre terroir, celui également des générations qui l’ont précédé.[Barbosa Lessa 1979 : 6 et 7]

42 Prenant position dans la polémique entre la « qualification culturelle » et la « massification populaire », l’auteur de la thèse-matrice affirme : Le traditionalisme doit être un mouvement nettement POPULAIRE, pas simplement intellectuel. Il est vrai que, dans sa finalité ultime, le traditionalisme ne continuera à être compris que par une minorité intellectuelle. Mais, pour vaincre, il est fondamental qu’il soit compris et développé au sein des couches populaires, c’est-à- dire sur les terrains de courses, dans les auditoriums des stations radiophoniques, dans les festivals et les bals populaires, dans les festas do Divino y de Navegantes20, etc. Pour arriver à ses fins, le traditionalisme se sert du folklore, de la sociologie, de l’art, de la littérature, du théâtre, etc. Il ne faut pas confondre le traditionalisme, qui est un mouvement, avec le folklore, l’histoire, la sociologie, qui sont des sciences. Il ne faut pas confondre le folkloriste, par exemple, avec le traditionaliste ; le premier est l’étudiant d’une science, le second le soldat d’un mouvement. Les traditionalistes n’ont pas besoin de considérer scientifiquement le folklore ; ils agiront efficacement en se servant des études des folkloristes, comme base d’action, réaffirmant ainsi les pratiques folkloriques au sein du peuple.[Barbosa Lessa 1979 : 8]

43 Les membres de l’élite intellectuelle sont comparés de façon significative à des soldats dont la mission est de formuler des principes et de les transmettre aux couches populaires, qui sont incapables de comprendre la « finalité ultime » du traditionalisme, mais au sein desquelles il faut l’inculquer si le mouvement veut être victorieux et fort. Malgré une vision essentiellement instrumentale par rapport aux sciences et au savoir, vus comme des moyens permettant d’atteindre les objectifs poursuivis, les leaders traditionalistes constituent évidemment un groupe d’intellectuels qui compte une production raisonnable de publications. D’une certaine manière, on peut les considérer comme des intellectuels moyens qui ne bénéficient pas d’instances de consécration (dans le sens de Bourdieu) de leur production comme en bénéficient les intellectuels liés aux universités, aux académies, etc. Des entretiens menés auprès de certains d’entre eux montrent que, si d’un côté ils tentent de s’affirmer comme intellectuels dans le Rio Grande do Sul, de l’autre on les regarde avec méfiance au sein de leur propre mouvement : Il existe diverses branches dans le traditionalisme. On peut en repérer deux principales : la branche physiologique […] et la branche cérébrale, culturelle, qui est actuellement très déphasée et malmenée par la branche physiologique ; ils ont la manie d’appeler les gens qui étudient des pontifes […]. Nous sommes les pontifes du mouvement traditionaliste. À chaque instant ils nous réquisitionnent, nous convoquent, nous appellent pour des conférences, mais pendant les congrès, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’on discute de certains sujets avec eux… La manière dont survit le CTG, comment il gagne de l’argent, comment il a construit son siège, tout

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cela ils pourront vous le dire, mais ne leur demandez rien à propos de la culture car ils ne vous diront que des bêtises21.

Le développement du gauchismo

44 L’expansion du traditionalisme gaúcho suit une dynamique intéressante. À Porto Alegre, le mouvement a eu peu de répercussions ; à l’intérieur de l’État et dans les autres régions en revanche, sa croissance a été impressionnante.

45 À partir du Ier Congrès traditionaliste les réunions ont commencé à se dérouler annuellement. Ces congrès permettent de présenter des thèses, d’approuver des motions et de prendre des résolutions. C’est lors du VIIe Congrès, qui a lieu à Taquara en 1961, qu’est approuvée la Charte des principes du mouvement traditionaliste. À l’occasion du XIIe Congrès, qui se tient à Tramandaí en 1966, est fondé le Mouvement traditionaliste gaúcho (MTG) qui regroupe la plus grande partie des entités traditionalistes de l’État et qui représente « le catalyseur, l’instance disciplinaire et le guide des activités de ses affiliés, par rapport à ce qui est préconisé dans la Charte des principes du traditionalisme gaúcho » [Mariante op. cit. : 13].

46 Le traditionalisme s’est également étendu à d’autres secteurs. Ainsi, en 1954, le gouvernement de l’État a créé, dans le cadre de la Division culturelle du Secrétariat à l’éducation et à la culture, l’Institut de tradition et de folklore, qui est devenu, en 1974, l’Institut gaúcho de tradition et de folklore, une fondation à la tête de laquelle sont normalement nommés des traditionalistes. En 1964, l’État a approuvé une loi officialisant la « Semaine Farroupilha », laquelle, depuis, est commémorée tous les ans du 14 au 20 septembre. À la suite de cela, la Flamme créole a été reçue avec tous les honneurs au Palais Piratini, siège du gouvernement de l’État, et on a officialisé le défilé du 20 septembre ainsi que la présence de la Brigade militaire de l’État dans presque toutes les villes du Rio Grande do Sul. En 1966 une autre loi d’État a fait de l’hymne Farroupilha l’hymne officiel du Rio Grande do Sul. Un galpão créole, installé dans le Palais Piratini sous le gouvernement Triches (1971-1975) doit recréer l’ambiance d’une estancia. Du churrasco (barbecue gaúcho), du carreteiro22 ainsi que des présentations de danses et de musiques du Rio Grande do Sul y accueillent les visiteurs illustres. À la même époque, l’État a mis un terrain de construction à la disposition du « 35 CTG » pour qu’il puisse y installer son propre siège.

47 Avec la création, en 1979, du Secrétariat à la culture, au sport et au tourisme on assiste au démembrement des affaires culturelles du Secrétariat à l’éducation et à la culture. Le second titulaire de cette administration, Barbosa Lessa, après avoir distingué douze régions culturelles dans le Rio Grande do Sul, implante des pôles culturels qui doivent permettre la diffusion de la culture gaúcha à l’intérieur de l’État. Les activités régionalistes bénéficient d’une promotion et d’un soutien qu’elles n’avaient pas auparavant. En 1988 est approuvée une loi d’État instituant dans toutes les écoles primaires et secondaires l’enseignement du folklore dans le cadre de la discipline relative aux études sociales. En 1989, une loi d’ État officialise les pilchas (ensemble vestimentaire typique des anciens gaúchos comprenant la bombacha, les bottes, le foulard et le chapeau), qui deviennent la « tenue vestimentaire d’honneur et d’usage préférentiel » dans l’État.

48 Le traditionalisme parvient également à propager le culte des traditions gaúchas au niveau de la société civile. Ainsi, on crée l’Estancia de la poésie créole, une espèce

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d’académie des lettres composée d’écrivains se consacrant à des sujets gaúchos. En ce qui concerne l’Église, il faut souligner l’apparition de la messe créole qui comporte une liturgie inspirée par la thématique gaúcha, dans laquelle Dieu est nommé « Patron Céleste », la Vierge Marie « Première Prenda23 du Ciel », et saint Pierre « Contremaître d’Estancia Gaúcha ». De même, il est courant de voir des mariages créoles où les fiancés sont vêtus selon la tradition gaúcha. Diverses villes de l’intérieur de l’État organisent des rodéos durant lesquels on fait revivre les travaux champêtres des estancias. Le MTG organise tous les ans un concours pour élire la première prenda du Rio Grande do Sul. La « Califórnia da Canção Nativa », premier festival de musique régionale, a été créée en 1971, à l’initiative du CTG « Sinuelo do Pago », à Uruguaiana, ville située dans la Campanha. Ce festival annuel a servi de modèle à la quarantaine de festivals qui existent aujourd’hui et qui ont lieu dans différentes régions de l’État. Ces manifestations rassemblent des milliers de jeunes qui campent généralement ; l’ambiance et la musique évoquent la vie de la campagne et les symboles d’une identité régionale gaúcha [Araújo 1987]24.

49 L’intérêt croissant pour tout ce qui touche aux gaúchos peut expliquer la consommation de produits culturels liés à des thématiques gaúchas : programmes de télévision et de radio (il existe même une station FM qui diffuse exclusivement de la musique régionale sur la grande Porto Alegre25), articles de journaux, revues spécialisées, livres, maisons d’édition, librairies et foires de livres régionaux, publicités [Jacks 1987], bals populaires [Maciel 1984], orchestres, chanteurs et disques, restaurants typiques avec des shows de musiques et de danses gaúchas, magasins de vêtements traditionnels, etc. Il s’agit d’un marché de biens matériels et symboliques26, englobant un grand nombre de personnes et mettant en jeu des moyens qui, d’après ce que l’on peut constater, sont en expansion.

50 La consommation de produits culturels gaúchos a toujours existé ; cependant celle-ci était moins importante et se concentrait dans les campagnes ou dans les couches populaires suburbaines et urbaines d’origine rurale. Ce qui est nouveau c’est que, depuis peu, les jeunes des villes, issus des classes moyennes, boivent du maté, portent des bombachas, apprécient la musique gaúcha, habitudes qui ont perdu le stigmate de la rusticité27.

La dissémination du Mouvement traditionaliste gaúcho

51 Le MTG ne réussit pas à contrôler toutes les manifestations culturelles du Rio Grande do Sul. Les données dont nous disposons indiquent néanmoins une augmentation très significative du rayon d’influence du traditionalisme au point que ceux qui le cultivent le considèrent aujourd’hui comme « le plus grand mouvement populaire et culturel de tout le monde occidental : deux millions de participants actifs » [Barbosa Lessa 1979 : 3].

52 En 2001 on comptait 1568 CTG dans le Rio Grande do Sul. La création d’un CTG relève d’un processus relativement simple et a souvent lieu à la suite de disputes internes, ce qui expliquerait le nombre élevé de CTG et autres associations traditionalistes dans des petites villes. D’après un ex-patron de CTG : Le citoyen frustré dans la vie communautaire, celui qui n’a pas socialement accès à une société ou au Rotary, au Lions, à la maçonnerie, entre facilement dans le CTG. Il finit par fonder un CTG avec la plus grande facilité et en devient le leader. On voit

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ensuite sa photo dans le journal, il est interviewé, devient important dans la communauté, ce qui explique l’extrême abondance des CTG dans l’État […] ; lorsqu’il est battu par une faction adverse dans le CTG, il ne se conforme pas à la défaite […] simplement, et cela par scissiparité, il fonde […] un autre CTG28.

53 Il convient de distinguer ici entre CTG et piquetes. D’après des membres du MTG, la différence entre ces deux types d’entités réside dans le fait que les CTG seraient des structures plus « complètes », alors que les piquetes ne seraient qu’une partie de celles- ci. Ainsi, un CTG fonctionne comme une espèce de club (en fait, dans diverses localités, il est le seul club) comprenant différents « départements » que l’on appelle invernadas. Il est caractérisé par les multiples activités qu’il promeut dans le domaine social (fêtes, fandangos, c’est-à-dire bals populaires), culturel (prestations musicales, discours), rural (rodéos avec des chevaux et des vaches), et autres, étant donné que le siège fait aussi office de centre de divertissements et de loisirs. Quant au piquete (le mot évoque d’une part les petits enclos près des maisons à l’intérieur desquels on fait paître les animaux utilisés quotidiennement et d’autre part les employés de ferme qui, à tout moment, sont appelés pour effectuer diverses tâches dans l’estancia), il devrait constituer l’un de ces « départements », étant uniquement destiné à des activités champêtres dont sont exclues les activités culturelles et sociales spécifiques du CTG. Il peut fonctionner avec un petit nombre de membres et n’a pas besoin de siège. Un piquete devrait théoriquement être affilié à un CTG, mais ce n’est pas ce qui se passe dans la pratique. Le MTG a ainsi fini par perdre le contrôle de cette situation et, face à la création d’un nombre important de piquetes, a décidé de les enregistrer comme des entités autonomes. L’origine des piquetes est attribuée aux divergences entre groupes appartenant à un même CTG dont ils désapprouvent la politique, constituant à leur tour leur propre département champêtre29. Ces associations traditionalistes ne nécessitant pour exister ni siège ni beaucoup de participants, on a assisté à leur prolifération dans tout l’État. Signalons que celle-ci peut aussi indiquer une préférence croissante pour les activités champêtres parmi les membres du traditionalisme.

54 Même si l’on tient compte des divergences entre les données et de l’exagération possible de celles-ci, il est clair qu’il y a eu une forte augmentation des entités traditionalistes durant ces dernières années.

55 Ces données remettent par ailleurs en question l’idée selon laquelle le traditionalisme serait plus fort dans les régions frontalières. On peut avancer que, dans ces régions, la vie de la campagne faisant partie intégrante du quotidien, il n’est pas nécessaire de la recréer dans le cadre d’associations traditionalistes.

56 Il existe une relation inverse entre la taille d’une commune et la proportion d’entités traditionalistes : plus les communes sont petites, plus le nombre d’entités traditionalistes est grand. Cela peut être lié au fait que dans les circonscriptions les plus étendues et les plus urbanisées, où, en outre, les activités rurales ne sont pas prédominantes, il existe d’autres formes de loisir et de récréation telles que le cinéma, le théâtre, les bars, les shows, etc. Cette relation n’est évidemment pas directe ni univoque.

57 Un CTG fonctionne comme une espèce de club où les « associés » paient une mensualité qui, comme le soulignent les membres du MTG, est toujours inférieure à celle de n’importe quel autre club. Toutefois, même si les mensualités sont minimes, les associés doivent posséder au moins un costume typique pour participer pleinement aux activités du CTG. Il arrive qu’ils aient à investir des sommes d’argent assez importantes

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dans le cadre d’activités champêtres (pour lesquelles il est nécessaire d’avoir un cheval) ou dans le cadre d’un déplacement dans une autre commune où a lieu un rodéo.

L’expansion du traditionalisme dans d’autres États brésiliens

58 Le traditionalisme s’est également étendu au-delà du Rio Grande do Sul qui est l’un des États présentant le taux d’émigration le plus élevé du Brésil. De 1920 à 1950, l’exode gaúcho a été estimé à 300 000 personnes. En 1950, le Rio Grande do Sul fournissait le plus grand contingent migratoire vers les autres États ; il recevait aussi le plus petit nombre de Brésiliens. Cette émigration, qui s’effectue en général de l’intérieur de l’État vers l’intérieur d’autres États, est caractérisée par la recherche de nouvelles frontières agricoles, principalement dans l’ État de Santa Catarina, dans le Mato Grosso et le Paraná. Les recensements brésiliens indiquent qu’en 1940 il y avait environ 75 000 gaúchos qui vivaient dans l’État de Santa Catarina et 15 000 dans le Paraná. En 1950, ces chiffres correspondaient respectivement à 120 000 et 35 000, en 1960 à 200 000 et 160 000, en 1970 à 260 000 et 340 000, et en 1980 à 300 000 et 285 000. En 1980, la présence de déjà plus de 50 000 gaúchos dans le Mato Grosso révélait l’existence d’un nouveau front d’expansion agricole. La même année, près de 900 000 gaúchos vivaient à l’extérieur du Rio Grande do Sul, ce qui représentait 11,5 % de la population de l’État.

59 Devant cette importante diaspora gaúcha, il n’est pas étonnant qu’en 1994, dans l’État de Santa Catarina, on comptait 245 CTG [Caminoto 1994 : 68] et plus de 200 piquetes de lanceurs de lasso répartis dans 93 des 199 communes. Il est significatif que les CTG pionniers aient été créés en 1959 à São Miguel do Oeste, dans l’extrême ouest de Santa Catarina, et en 1961 à Lages, dans le sud-est de cet État, étant donné que ces villes se situent chacune dans des zones d’expansion des gaúchos. En 1962 fut fondé le Mouvement traditionaliste catarinense, devenu plus tard l’Association traditionaliste gaúcha et, dans les années quatre-vingt, le Mouvement traditionaliste gaúcho de Santa Catarina. Cependant, la dissémination de CTG dans l’État de Santa Catarina « ne se limite pas aux régions qui ont connu un important flux migratoire de gaúchos au siècle dernier et au début de ce siècle […] mais s’étend le long du littoral (portugais et açorien) et dans les massifs de l’arrière-pays (allemands, autrichiens, italiens, etc.), zones qui, dans leur formation, n’ont pas subi l’influence gaúcha » [Nunes 1987 : 2].

60 Dans le Paraná, qui comprend 13 régions, il existe 242 CTG affiliés au Mouvement traditionaliste gaúcho du Paraná. Nombreux sont ceux dans ces centres qui descendent d’immigrés japonais venus au Brésil au début de ce siècle. Le gauchismo est un sentiment tellement fort dans le Paraná que, dans un numéro de la revue de la Fondation culturelle de Curitiba entièrement consacré à cette question, l’auteur de l’un des articles, au titre évocateur de « Passe a cuia, chê ! »30, soutient que l’« on ne peut pas voir dans les CTG quelque chose d’exclusif au Rio Grande do Sul. Les centres de traditions gaúchas, les CTG, font revivre une tradition qui est commune à l’Uruguay, à l’Argentine, au Rio Grande do Sul, à l’État de Santa Catarina et au Paraná. Nous sommes tous gaúchos, de vrais gaúchos, des vieilles connaissances, des buveurs de maté et des mangeurs de churrasco » [Tramujas Neto 1989 : 25]. Dans le Mato Grosso do Sul il y a approximativement 35 CTG affiliés à la Fédération des clubs de lanceurs de lasso. Dans l’ État de São Paulo, le plus peuplé du Brésil, on compte actuellement près de 40 CTG. Il existe des CTG dans divers autres États du Brésil. L’Union traditionaliste du Nordeste,

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récemment créée, comprend 7 CTG. En octobre 1988, dans l’ État de Santa Catarina, s’est tenu le Ier Congrès fédéral de traditions gaúchas, au cours duquel furent franchis les premiers pas vers la création de la Confédération brésilienne de la tradition gaúcha.

61 L’adoption de la tradition originaire de la Campanha par des habitants d’autres régions du Rio Grande do Sul a unauguré un processus de déterritorialisation de la culture gaúcha qui sortait de sa terre d’origine et acquérait de nouvelles significations dans de nouveaux contextes. Le maintien de la culture gaúcha chez les habitants du Rio Grande do Sul qui ont émigré dans d’autres États constitue une deuxième étape dont il convient de souligner l’importance étant donné que la culture gaúcha se perpétue à travers les descendants de ces émigrés qui, bien souvent, ne sont jamais allés dans le Rio Grande do Sul.

62 On peut distinguer un troisième processus de déterritorialisation si l’on prend en compte les habitants du Rio Grande do Sul qui émigrent à l’étranger. Nous ne parlons pas seulement de ceux qui vont exploiter des terres dans les pays voisins tels que le Paraguay mais aussi de ceux qui s’installent dans des pays plus développés. On estime qu’il y a, à l’heure actuelle, un million de Brésiliens qui vivent aux États-Unis, en Europe et au Japon. Et là où vivent des habitants du Rio Grande do Sul on trouve des CTG. Ainsi, en 1992, ont été créés un CTG à Los Angeles et un autre à Osaka, au nom évocateur de CTG du Soleil Levant, ce qui prouve que les cultures accompagnent ceux qui voyagent et s’acclimatent à d’autres terres [Caminoto op. cit. : 68].

63 Soulignons que les colons gaúchos qui ont émigré du Rio Grande do Sul pour s’établir dans d’autres parties du Brésil où ils cultivent les coutumes et les valeurs des estancias de la Campanha se réfèrent en réalité à un monde auquel ils n’appartiennent pas. En quittant le Rio Grande do Sul où ils possédaient au maximum quelques hectares de terres et en devenant propriétaires de glèbes beaucoup plus grandes dans des zones de frontières agricoles, ils cessaient symboliquement d’être des petits colons et devenaient de grands propriétaires de fazendas, c’est-à-dire des gaúchos.

64 Il n’est pas hors de propos de penser que dans le futur il y aura plus de CTG à l’extérieur du Rio Grande do Sul qu’à l’intérieur. Bien que ces nombreuses entités traditionalistes ne soient pas fréquentées par des gaúchos natifs mais par leurs descendants, leur existence dénote une immense nostalgie du terroir, une recherche des origines rurales perdues (ou qui n’ont jamais existé)31.

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NOTES

1. La Farroupilha ou guerre des farrapos (des gueux car farrapo signifie « guenille »). Soulèvement de la province du Rio Grande do Sul (1835-1845). 2. « Personne pauvre qui s’installe sur les terres d’autrui, avec l’autorisation des propriétaires respectifs, qui ne paie pas de loyer mais qui, en échange, doit remplir certaines obligations comme surveiller les troupeaux, aider aux travaux des champs, entretenir les clôtures et exécuter d’autres tâches. » [Nunes et Nunes 1982 : 21] 3. « Agregado vivant dans une estancia, généralement à la limite de la propriété, chargé de l’entretien des clôtures et de la surveillance du bétail. Il doit empêcher l’intrusion d’étrangers, aider à rassembler le bétail et accomplir diverses tâches. » [Ibid. : 392] 4. Cercle, club. 5. « Le galpão, caractéristique du Rio Grande do Sul, est une construction rustique, de forme régulière, recouverte de santa-fé [sorte de paille séchée] près de la frontière, ou de taboinhas [petites planchettes en pin] dans les régions montagneuses. Le sol est généralement recouvert de bois brut et comprend une partie en terre battue où brûle constamment un feu de bois. Cette construction qui n’a pas de porte et qui est parfois dépourvue de l’une de ses parois sert d’abri et de refuge aux paysans de l’estancia, aux gardiens de troupeaux et à toutes sortes de voyageurs qui ont besoin d’un toit. Dans le galpão on cuisine le churrasco [brochettes de viande de bœuf grillée au-dessus des braises]. On y boit le chimarrão [boisson chaude à base de maté], et pendant les heures de repos on y improvise des réunions où participent démocratiquement, autour du feu de bois, patrons et employés, voyageurs, gardiens de troupeaux, conducteurs de charrettes et gaudérios [individus errants]. Pendant ces réunions on se raconte des histoires de guerre, des histoires de gardiens de troupeaux, des histoires de conducteurs de charrettes, de travaux, de chasse, de pêche, d’amour. On y boit de la canha [alcool à base de canne à sucre] au son de l’accordéon et de la guitare ; on y chante un air à la mode ou on y déclame un poème. » [Nunes et Nunes op. cit. : 203-204] 6. Désignation officielle de la police militaire du Rio Grande do Sul. 7. Dans une autre interview, Barbosa Lessa affirme qu’en 1948, « voir huit garçons, au centre de Porto Alegre, vêtus à la gaúcha, provoquait le même effet que si l’on voyait arriver aujourd’hui des martiens dans une soucoupe volante place de l’Alfândega ». 8. À la suite d’un coup d’État, le président Getulio Vargas ferma le Congrès et promulgua une nouvelle constitution fondant l’« Estado Novo », qui supprime les partis politiques et institue un régime corporatif. 9. Eau de vie à base de canne à sucre. 10. « Champ d’une grande étendue et clôturé. Dans une estancia il y a généralement diverses invernadas, pour l’élevage, pour l’engraissement, pour le croisement des races, pour la séparation des veaux de leurs mères, etc. » [Nunes et Nunes op. cit. : 247] 11. « Surveillance à laquelle est soumis le bétail lors des pauses ou des haltes. » [Ibid. : 436]

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12. « Lieu d’une estancia où l’on réunit d’habitude le bétail pour le comptage, le marquage, les soins vétérinaires, la vaccination, etc. Il s’agit aussi de l’ensemble des animaux rassemblés dans le rodeio. Au sens figuré ce terme évoque un ensemble, un groupe. » [Ibid. : 434] 13. « Il s’agit de la conduite et du déplacement des troupeaux. » [Ibid. : 508] 14. Extrait d’un entretien avec Luiz Carlos Barbosa Lessa le 4 octobre 1983. 15. Foyer. 16. La pampa est le nom donné aux vastes plaines de la région de la Campanha, de l’Argentine et de l’Uruguay, dont les pâturages sont idéals pour l’élevage bovin. Pour une caractérisation de la région de la Campanha du Rio Grande do Sul, voir S. Franco da Costa [1969] et R.H. da Costa [1988]. 17. « Pantalon très large, fermé par des boutons au-dessus des chevilles. » [Nunes et Nunes op. cit. : 70] 18. De 1955 à 1979, il y eut six gouverneurs de l’État portant un nom italien. Rappelons que les Italiens étaient établis dans la région depuis quatre-vingts ans. 19. Sur l’influence de Donald Pierson au Brésil, on peut consulter L. Lippi de Oliveira [1987]. 20. Fêtes populaires, la première célébrant le Saint-Esprit et la deuxième la Vierge Marie, patronne des navigateurs. 21. Entrevue réalisée avec Antônio Augusto Fagundes le 14 septembre 1981. 22. Plat simple à réaliser, et composé de riz et de morceaux de viande salée et séchée. Il constituait le repas traditionnel des gardiens de troupeaux gaúchos. Le carreteiro a été anobli et est devenu un symbole de l’identité gaúcha. 23. Bijou, relique, présent de valeur. Au sens figuré, jeune fille gaúcha [Nunes et Nunes op. cit. : 395]. 24. Lors de la première rencontre des « Cultores da Musica Gaúcha », le président de l’Association gaúcha des manifestations musicales a déclaré qu’en 1988 « le public moyen de la cinquantaine de festivals programmés s’est élevé à 5 000 personnes ». 25. Cette station de radio qui se définit elle-même comme une « radio de bombacha » a obtenu en 1988 le prix du « moyen de communication de l’année » décerné par l’Association des publicitaires du Rio Grande do Sul. 26. Ce marché, si l’on considère que près de 80 % de la population du Rio Grande do Sul vit dans un contexte urbain, est concentré dans les villes et concerne principalement des personnes qui ne connaissent pas la vie rurale. 27. En 1980, 28,65 % de la population active du Rio Grande do Sul était concentrée dans le secteur primaire, 25,77 % dans le secteur secondaire et 45,58 % dans le secteur tertiaire. En 2000, le Rio Grande do Sul comptait 10 millions d’habitants. 28. Entrevue réalisée avec Antônio Augusto Fagundes le 14 septembre 1981. 29. Ce processus est assez semblable à celui que décrit Y.M.A. Velho à propos des terreiros de Rio de Janeiro [1977]. 30. « Passe-moi la calebasse, chê ! » Il s’agit de la calebasse (cuia) dans laquelle on boit le maté. L’interjection régionale chê (camarade, pote), très populaire dans le Rio Grande do Sul, est aussi utilisée comme vocatif.

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31. En novembre 1988 a eu lieu à la Plata en Argentine le IVe Congrès international de la tradition gaúcha au cours duquel fut définie l’aire géographique de la culture gaúcha : « On arrivait ainsi à la configuration d’un cercle dont le diamètre de référence, situé sur le 30e parallèle de latitude sud, passe par la localité de Mendoza (référentiel sud-ouest, en Argentine) et près de Sorocaba (référentiel nord-est, au Brésil). Dans cette immense zone on peut observer une réconciliation entre les traditions autochtones américaines, l’élément commun étant le rituel guarani du chimarrão (tradition qui n’existe que dans cette partie de la planète) et dont l’objectif majeur est la fraternité universelle. Cette définition a été approuvée par le XXXIVe Congrès traditionaliste du Rio Grande do Sul, qui s’est tenu à Caçapava do Sul en janvier 1989. » [Barbosa Lessa 1989]

RÉSUMÉS

Résumé Le Mouvement traditionaliste gaúcho (MTG) au Brésil, avec ses deux millions de participants actifs, revendique le fait de constituer le plus grand mouvement de culture populaire de tout le monde occidental. Le « 35 CTG », créé en 1948 à Porto Alegre par des étudiants du niveau secondaire originaires des zones de pâturages du Rio Grande do Sul, a servi de modèle à plus de mille entités affiliées au MTG, réparties dans toutes les régions de l’État. Les valeurs du traditionalisme, diffusées par ces intellectuels, sont calquées sur la vie dans les latifundia où l’on pratique l’élevage. La représentation de la figure du gaúcho a également servi de modèle aux colons d’origine allemande et italienne des zones de minifundia où il n’a jamais existé de complexe pastoral destiné à l’élevage bovin, et aux émigrants du Rio Grande do Sul qui sont allés s’installer dans l’État de Santa Catarina, dans le Paraná, dans le Mato Grosso, et récemment aussi à l’étranger.

Abstract With two million active participants, the Traditionalist Gaucho Movement (MTG) in Brazil claims to be the biggest popular culture movement anywhere in the West. Set up in 1948 at Porto Alegre by secondary school students from the pasture lands of Rio Grande do Sul, the Center of Gaucho Traditions has served as a model for more than a thousand organizations, scattered throughout this Brazilian state and affiliated with the MTG. Life in the livestock-raising latifundia provides the values underlying this traditionalism, as diffused by these intellectuals. The gaucho’s image has also served as a model for colonists of German and Italian origins in minifundia areas where cattle have never been raised on such a big scale, and for emigrants from the state who have settled in Santa Catarina, Paraná, Mato Grosso or, more recently, outside Brazil.

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Guerres africaines De la compétition ethnique à l’anomie sociale

Michel Adam

1 En laissant de côté les drames du Viêt-Nam, du Cambodge et de l’Afghanistan ainsi que le cas particulier de la Palestine, l’Afrique intertropicale est la région du monde où, sous des formes diverses (guerres civiles ou « interethniques », guerres internationales), se rencontre depuis trente ans le plus grand nombre de conflits armés. Par « conflits armés » nous entendons des opérations militaires engageant des combattants organisés, opérant sous une autorité unifiée et visant nominalement (sinon toujours dans les faits) des objectifs autres que le pillage. De surcroît, ces conflits ont affecté la quasi-totalité de l’aire géographique considérée. Sur les quarante-cinq pays africains localisés au sud de l’équateur, une dizaine, tout au plus, a échappé à une situation quasi chronique de violence collective tandis que près de la moitié connaissait des guerres entraînant, directement ou indirectement, la mort d’au moins dix millions de personnes. Dans un continent déjà largement éprouvé par les effets meurtriers des désordres climatiques (notamment les épisodes de sécheresse des années 1972 à 1976), le nombre de victimes des guerres africaines a largement surpassé les chiffres des catastrophes dites « naturelles ». Depuis les débuts de la guerre civile du Soudan (environ 2 millions de morts depuis 1958) jusqu’aux conflits plus récents du Liberia, du Sierra Leone, des deux Congo, de l’Ouganda et de la Côte-d’Ivoire (entre 500 000 et 1 million de morts), les chiffres des victimes de guerre dans l’Afrique contemporaine sont comparables à ceux des grands conflits européens du XIXe siècle et même, pour certains pays, dépassent ceux de la Première Guerre mondiale1 : Biafra (1967-1970) : 2 millions de morts ; Tchad (guerre civile chronique depuis 1965) : 300 000 à 500 000 morts ; Angola (guerre civile depuis 1975 faisant suite à la guerre de libération nationale) : 700 000 à 1 million de morts ; Mozambique (guerre civile de 1975 à 1992 faisant suite à la guerre de libération nationale) : peut-être 1 million et demi de morts ; Éthiopie- Érythrée-Somalie (de 1961 à nos jours) : environ 700 000 morts ; Rwanda-Burundi (plusieurs guerres civiles depuis 1964, dont le génocide de 1994) : plus de 1 million de morts.

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Guerres d’autrefois, guerres d’aujourd’hui

2 Une première observation, de caractère comparatiste, laisse à penser tout d’abord que l’importance remarquable des guerres en Afrique est un phénomène récent. Ragner Numelin, qui a tenté une recension des faits de guerre dans l’Afrique précoloniale à partir d’observations de voyageurs et d’ethnographes du début du XXe siècle (1963), note que, à contre-courant des clichés répandus en Europe à cette époque, les Africains ne témoignaient pas de propensions belliqueuses particulières2. Les guerres, écrit Numelin, sont en Afrique plutôt rares, leur durée est strictement limitée et les victimes peu nombreuses [1963 : 30]. Rares sont les populations africaines, note Dietrich Westermann, disposant d’armées permanentes et nombre d’entre elles, comme les Shilluk, éprouvent une grande réticence à déclencher la guerre [1912, 1952 : 151]. De nombreux témoins mentionnent que, hormis le cas des guerres esclavagistes, les enjeux des conflits se limitent le plus souvent à des rapts de femmes et à la capture de bétail [Roscoe 1915 : 190 ; Smith et Dale 1920, t. 1 : 170 ; Wagner 1940 : 226-230]. Parlant des Somali, Danakil et Oromo, Philipp Paulitschke [1893 : 254-259] relève que les guerres qui peuvent leur être imputées ne sont pas très meurtrières. Traversant l’Afrique de l’océan Indien à la région des Grands Lacs, David Livingstone insiste sur le caractère foncièrement pacifique des populations rencontrées [1857 : 32]. Des jugements comparables s’appliquent à maints peuples d’Afrique du Sud décrits comme de « paisibles agriculteurs » [Holub 1881, t. 1 : 14]. D’autres peuples réputés aujourd’hui belliqueux, tels les Hima et d’autres groupes bantous ou nilotiques de l’Ouganda et du Kenya, sont décrits comme pacifiques [Roscoe 1907 : 108 ; 1909 : 190 ; 1915 : 190, 242, 288 ; 1923 : 154]. En Zambie aussi bien que chez les Maasai du Kenya, la guerre se limite à des escarmouches et des embuscades suivies d’une retraite précipitée [Hinde et Hinde 1901 : 64 ; Smith et Dale op. cit., t. 1 : 170]. Dès que les Hima, rapporte John Roscoe, ont perdu un ou deux hommes, ils cessent le combat [1907 : 108]. Les Ila de Zambie, écrivent Edwin Smith et Andrew Dale, réduisent souvent la guerre à des combats singuliers entre « champions » [op. cit., t. 1 : 175-176]3. Chez des peuples dont l’humeur martiale est, à l’époque, reconnue, comme les Touaregs, les Teda, les Maasai ou les Toposa, les guerres sont rarement longues et peu de combattants sont tués. Chez les Teda ou les Maasai, on ne pénètre pas dans le territoire des ennemis ; les vaincus ne sont pas tués, mais échangés contre rançon [Hinde et Hinde op. cit. : 64 ; Letourneau 1895 : 268 ; Thomson 1881, t. 1 : 164] ; les femmes ne sont jamais attaquées et tuées [Hinde et Hinde op. cit. : 64]. Beaucoup de populations africaines, notent les voyageurs, réduisent coutumièrement les occasions de guerre ou s’interdisent contractuellement de la pratiquer. Certaines ethnies – y compris parmi celles qui valorisent la guerre comme les Maasai – n’attaquent jamais par surprise mais ont pour règle de déclarer l’ouverture des hostilités [ibid. : 64-65]. D’après Oskar Baumann [1894 : 188], chez les Toposa, les hostilités ne peuvent être ouvertes que lorsque la lune est pleine. Les populations de la Cross River (sud du Nigeria) s’engagent solennellement à préserver la paix par des traités [Partridge 1905 : 191].

3 Étudiant la tradition orale, des auteurs plus récents font des observations semblables. Précédés d’une réputation de faiseurs de guerre, les Tiv du Nigeria, notent Paul et Laura Bohannan, en règlementaient sévèrement l’exercice [1953 : 25-26]. Claude Meillassoux signale que, chez les Gouro de Côte-d’Ivoire, la guerre n’avait jamais d’objectif territorial [1964 : 243]. Quoique cette intention, semble-t-il, n’ait pas été étrangère aux

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Bete, pourtant proches voisins des Gouro, Denise Paulme mentionne à leur propos diverses pratiques de guerre visant à réduire ses effets destructeurs : il était d’usage, dit-elle, de prévenir l’adversaire afin d’assurer l’évacuation des femmes et des enfants [1960]. Après la perte de deux ou trois combattants, la guerre prenait fin. Les vaincus devaient payer un butin (bétail, ivoire, armes, portion de terre). En contrepartie de leurs morts, ils recevaient le prix du sang4. De part et d’autre, les blessés étaient soignés par des hommes, les femmes ne devant pas voir couler le sang. La paix était célébrée par le sacrifice d’une chèvre dont les vainqueurs mangeaient la tête et l’avant-train, les vaincus, l’arrière-train. Dans une étude consacrée aux guerres chez les Zulu, Keith Otterbein, enfin, précise que chez ce dernier peuple toutefois, le caractère meurtrier de la guerre n’a cessé de s’aggraver tout au long du XIXe siècle [1967].

4 Il n’existe aucune corrélation entre la fréquence, l’intensité ou la violence des guerres recensées au cours de la période postcoloniale et certaines caractéristiques culturelles ou sociales propres aux différents protagonistes des conflits. Cette observation rejoint ou confirme les conclusions établies depuis longtemps par les rares spécialistes de l’anthropologie de la guerre. Quels que soient leur niveau de développement technique, leur genre de vie, leur forme d’organisation sociale et politique, quelle que soit la propension des peuples du monde à entretenir un ethos plus ou moins guerrier, aucun d’entre eux n’est à l’abri du risque de la guerre, lequel semble reposer sur des facteurs purement historiques, c’est-à-dire, non pas dépendant de la nature de la structure (ou du complexe culturel) mais issus d’une situation de crise affectant quelque type de structure que ce soit, indépendamment donc de sa nature propre. Afrique du Sud mise à part, examinons, à cet égard, la situation des principales grandes aires culturelles.

5 – Marquée par la conjugaison du pastoralisme nomade et d’une paysannerie fortement organisée, la quasi-ubiquité d’une grande religion universaliste (l’islam), l’ancienneté des courants commerciaux et des contacts avec l’Occident, l’existence de sociétés socialement stratifiées et urbanisées, l’Afrique dite sahélienne a connu les guerres civiles du Mali (rébellion des Touaregs), du Niger (rébellion des Touaregs), du Tchad (affrontements entre nomades toubou et populations méridionales, suivis de multiples conflits interethniques) et du Soudan (guerre civile entre Nord arabo-musulman et Sud nilo-africain).

6 – L’Afrique guinéenne des forêts et des savanes, renommée pour la richesse de ses traditions religieuses et artistiques, siège de très anciens royaumes et, par ailleurs, gravement maltraitée pendant plusieurs siècles par la traite esclavagiste, a souffert des guerres du Biafra, du Liberia, du Sierra Leone et, plus récemment, des multiples heurts interethniques et interreligieux du Nigeria (Ogoni, Ibo, Karimojo, Fulani, etc.) ou des menaces de guerre civile planant sur la Côte-d’Ivoire.

7 – L’Afrique centrale et australe, à faible densité démographique, formée de sociétés égalitaires et peu centralisées, sans courants commerciaux importants, sans tradition urbaine, sans religion universaliste, mais présentant, en raison de leur commune participation à la civilisation bantoue, une grande unité culturelle et linguistique, a enduré une situation quasi permanente de guerre civile plus ou moins meurtrière, de l’Angola au Mozambique, du Zaïre (Congo actuel) au Zimbabwe.

8 – L’isolat montagnard de l’Afrique des Grands Lacs (Ouganda, Rwanda, Burundi), très densément peuplé de populations paysannes sédentaires (200 à 400 habitants au km2), dominé par d’antiques régimes féodaux, a connu, depuis l’époque des indépendances, les conflits communautaires les plus dévastateurs de tout le continent.

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9 – Formant un microcosme en soi (l’Éthiopie montagnarde, aristocratique et paysanne, siège d’un ancien royaume chrétien, héritière d’une culture à dominante amharique ; la Somalie, désertique, occupée par des sociétés égalitaires d’éleveurs nomades musulmans, mais affichant – cas unique en Afrique – une remarquable unité ethnique et linguistique ; le Kenya et la Tanzanie, territoires composites par excellence, où s’entrecroisent paysanneries d’origine bantoue, agropasteurs égalitaires nilotiques et couchitiques, planteurs, commerçants et marins arabisés de l’océan Indien), l’Afrique orientale n’a pas échappé à des situations conflictuelles plus ou moins fratricides. Il en fut ainsi en Éthiopie (guerre civile entrecoupée d’affrontements avec la Somalie et l’Érythrée) ; en Somalie (guerre civile interclanique) ; à Zanzibar (conflits meurtriers entre Arabes, Swahili et autres groupes africains socialement dominés). En contrepoint, et en dépit de plusieurs massacres interethniques, le Kenya a pu passer, dans cet océan de violences, pour un modèle de paix civile.

10 Sans négliger le jeu des influences étrangères et des appuis en sous-main apportés aux divers protagonistes, peu de conflits cependant (cinq au total) ont fait l’objet d’interventions militaires extérieures. Tel fut le cas en 1967 de la guerre du Biafra (sans participation militaire directe, mais entretenue par le concours technique et les livraisons d’armes massives de plusieurs pays européens), de la guerre civile de l’Angola (soutien militaire direct de Cuba et de l’Afrique du Sud), de la guerre civile du Mozambique (appuis militaires de la Chine et de l’Afrique du Sud), de la seconde guerre entre Éthiopie et Somalie (aide militaire de l’URSS en 1977-1978), de la guerre civile de Somalie (intervention massive des États-Unis en 1993). Ajoutons les aides militaires de la France et de la Libye dans la guerre du Tchad, celles des États-Unis et de certains pays arabes dans la guerre du Soudan. Même si certaines d’entre elles ont pu être amplifiées ou prolongées en raison de manipulations extérieures, les guerres africaines sont, dans leur majorité, davantage des guerres entre Africains que des guerres entre grandes puissances par Africains interposés.

11 Sur vingt-quatre conflits importants recensés depuis le début des années soixante, vingt et un se présentent sous la forme de guerres civiles. Quant aux guerres internationales ou à leurs prémices heureusement avortées (Sénégal contre Mauritanie en 1989), la plupart d’entre elles dissimulent des enjeux ethniques qui entretiennent la division à l’intérieur de l’un des deux camps (Tchad contre Libye, Tanzanie contre Ouganda, Éthiopie contre Somalie, Ouganda contre Congo). Dans un cas comme dans l’autre, un grand nombre de ces guerres présentent un caractère chronique et se prolongent pendant des décennies. Ce sont des guerres sans fin et, pour certaines d’entre elles, sans issue prévisible : guerre civile du Mozambique (la seule guerre civile africaine en voie de règlement définitif) : dix-sept ans ; guerres de l’Angola, de l’Ouganda, de la Somalie : près de vingt ans ; guerres civiles du Tchad : vingt-six ans ; guerres intestines des deux Congo, du Rwanda et du Burundi : près de quarante ans ; guerre du Soudan : quarante-deux ans.

12 Les référents idéologiques des conflits ne sont pas clairement affichés et, lorqu’ils le sont, ils recouvrent fréquemment des oppositions de caractère ethnique, religieux ou encore ethnico-religieux. Tel est le cas (quasi caricatural) de l’Angola où chaque protagoniste épouse les contours d’un groupe ethnique de référence (les Mbundu pour le Mouvement populaire de libération de l’Angola, les Ovibundu pour l’Unita, les Bacongo pour le Front national de libération de l’Angola). Bien que l’histoire récente de l’Afrique des Grands Lacs (guerres civiles du Rwanda et du Burundi) représente

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l’exception notable de conflits de nature sociostatutaire et socioéconomique (dont les très lointains référents ethniques avaient été depuis longtemps escamotés dans la conscience populaire), il est remarquable que, sous la gouverne d’anciens préjugés coloniaux, les protagonistes aient été, au fil des années, redéfinis par chacun des deux camps comme des groupes ethniques ennemis, identité largement mythique mais reconduite ultérieurement par les media internationaux. Si la dimension ethnique semble donc presque partout partie prenante, notons au passage qu’elle est plus explicite encore s’agissant des groupes de pasteurs nomades, davantage résistants aux processus d’intégration dans des ensembles étatiques dominés par des sédentaires (Touaregs du Mali et du Niger, Toubou du Niger et du Tchad, Arabes du Ouaddaï tchadien et du Soudan, groupes nilotiques de l’Afrique de l’Est, Somali de l’Éthiopie et du Kenya, etc.).

13 Dans plusieurs régions d’Afrique (Liberia, Sierra Leone, Congo, Ouganda, Somalie, etc.), les affrontements dégénèrent depuis peu en luttes sans merci entre bandes armées prédatrices dirigées par des sortes de « seigneurs de la guerre ». S’imposant par la terreur et le massacre des populations civiles, souvent formées d’adolescents très jeunes, voire d’enfants-soldats, ces bandes paraissent entraînées par la cupidité ou le désespoir. Totalement privés de tout soutien populaire, vivant à l’écart des villages, leurs membres sont considérés, à l’égal des génies malfaisants, comme des « dégoutantes créatures de brousse » [Peters et Richards 1998]. Les déserteurs ne trouvent pas d’appui auprès des villageois qui chercheraient plutôt à les massacrer. Cette évolution de la nature de la guerre suggère des transformations sociales apparues au sein des groupes ethniques ou des pays belligérants.

La question de l’État au cœur des conflits

14 S’il est difficile de faire apparaître en Afrique une propension particulière à la guerre (autrement dit une « culture » de la guerre s’imposant sur la longue durée) ; s’il est impossible d’établir des corrélations internes entre les caractéristiques socioculturelles propres à chaque pays concerné et l’émergence des faits de guerre, la tentation s’impose alors de mettre ceux-ci en relation avec certaines propriétés communes à l’ensemble des pays africains au cours de la période récente. Au risque de ressasser des évidences, comment ne pas rappeler, en effet, que, de tous les continents, l’Afrique est celui qui a connu en un seul siècle les bouleversements les plus considérables ? Est-ce abuser de la patience du lecteur que d’évoquer une fois encore les métamorphoses (culturelles, sociales et psychologiques) que furent les quelques décennies d’occupation coloniale succédant aux traumatismes des ponctions esclavagistes ? Dans des contextes géographiquement et culturellement composites, faut-il mentionner que la plupart des puissances coloniales ont attisé les tensions entre les groupes ethniques, allant même, au Rwanda et au Burundi, jusqu’à construire de fausses identités ethniques sur des bases culturellement homogènes ? Faut-il mentionner encore qu’à l’issue d’une décolonisation réalisée en moins d’une décennie – et alors que n’existait dans la plupart des régions aucune tradition étatique et pas davantage de conscience nationale – ont été imposés des États sur le modèle occidental ? Est-il nécessaire d’insister (même si cette disposition est, dans le reste du monde, le lot commun de bon nombre d’États à un certain moment de leur histoire) sur le caractère mutilant du découpage colonial des frontières, certaines d’entre elles séparant des groupes humains culturellement

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homogènes (Somali, Touaregs, Bacongo, Maasai, etc.) tandis que d’autres réunissaient artificiellement des populations étrangères les unes aux autres (Tchad, Soudan, Nigeria, Cameroun, etc.) ? Faut-il revenir, enfin, sur le fait qu’au cours du dernier demi-siècle, et, en particulier, au cours de la dernière décennie, les données démographiques, économiques, sociales, politiques propres aux populations africaines ont été – plus qu’ailleurs dans le monde – radicalement transformées ? C’est sur la question de l’État, par conséquent de sa solidité politique, de sa capacité à maintenir la paix civile, de l’efficacité de ses interventions éducatives et socioéconomiques, que convergent les difficultés de la situation actuelle. Deux moments historiques, à cet égard, peuvent être distingués.

15 Certaines fractions réduites du territoire africain ont connu, pour une durée variable, l’existence d’États ou de proto-États pluriethniques de caractère tributaire (Mali, Songhaï, Kanem-Bornou, Bénin, Zimbabwe, etc.). Mais, quelles qu’aient pu être, à l’occasion, leurs capacités de ponctionnement fiscal, ces instances de gouvernement avaient essentiellement des fonctions de protection. Ce qui est spécifique de l’État moderne, au contraire (et cela se vérifie en particulier dans le cas africain), c’est son aptitude à contrôler les flux des biens et des services, à infléchir les grandes lignes de l’orientation culturelle et technique (notamment par la politique d’éducation), à accumuler et à redistribuer les ressources nationales ainsi que celles issues de l’aide extérieure. Quelle que soit la nature des institutions publiques fondatrices (constitution, organisation administrative et judiciaire, etc.), la question du contrôle démocratique de l’État interventionniste – et des moyens dont il dispose – se présente sous un jour d’autant moins favorable que les opérateurs de ce contrôle sont insuffisants ou défaillants (instruction scolaire peu répandue, presse anémique, partis politiques sans consistance, réseau associatif embryonnaire, communications difficiles, opinion publique amorphe ou inopérante). Ainsi s’explique, dans la décennie qui succède aux indépendances africaines (1960-1970), la mise en place d’un pouvoir d’État déchargé de responsabilité politique réelle, pourvu d’une base sociale restreinte et auquel les politologues ont attribué le qualificatif de « patrimonial » [Bayart 1989 ; Médard 1990, 1992].

Le modèle politique « patrimonial »

16 Répandu dans toute l’Afrique, l’État patrimonial possède des caractéristiques remarquables :

17 – Les forces politiques actives sont réduites à une petite oligarchie de politiciens professionnels. Formés à l’occidentale, ces politiciens représentent une nouvelle classe méritocratique, laquelle ne se confond en rien avec la gérontocratie traditionnelle toujours présente à l’échelle locale, et conservant, en raison des préséances liées à l’âge et au rang généalogique, sa position tutélaire. Jusqu’au début des années quatre-vingt- dix, l’oligarchie se concentre dans un parti unique « national », supposé rassembler toutes les sensibilités politiques ainsi que les représentants de chaque région et de chaque groupe ethnique.

18 – Le parti unique constitue en réalité une image déformée du pays concret. Issue dans sa majorité de la bureaucratie coloniale (beaucoup plus rarement des mouvements de libération nationale), la classe politique est fréquemment l’émanation de l’un des

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groupes ethniques ayant bénéficié naguère, et au détriment des autres groupes, d’un effort particulier de promotion de la part de la puissance tutélaire.

19 – En l’absence de contrôle démocratique, les détenteurs du pouvoir s’arrogent le droit d’une appropriation privative des ressources publiques. Sous la forte pression des réseaux de clientèle et de la hiérarchie gérontocratique (d’origine lignagère ou régionale), obéissant par ailleurs à des rapports de forces internes au parti unique, cette appropriation est redistributive : elle opère prioritairement – et donc inégalement – au bénéfice de l’ethnie de référence ; secondairement – et plus chichement – elle répond aux attentes des autres groupes ethniques. La redistribution prend la forme de prébendes : argent, services, passe-droits (accès aux écoles contingentées, bourses d’études, facilités d’obtention des emplois et des marchés publics, etc.).

20 – Entre la hiérarchie méritocratique nationale et la classe gérontocratique locale se réalise un équilibre difficile et souvent conflictuel, à l’image de celui qui s’impose à l’échelle locale entre aînés et cadets. Bénéficiaires, grâce à la diffusion de l’enseignement, de meilleures ressources monétaires (emplois salariés, accès facilité aux innovations agricoles et au marché des productions de rente, etc.), les cadets s’efforcent d’échapper au contrôle des aînés et de réduire à leur profit le montant des prestations lignagères ; de leur côté, les aînés pressurent les cadets par l’entremise des sanctions coutumières (contrôle des mariages et des prestations matrimoniales, sorcellerie, etc.). À l’échelle nationale toutefois, en raison de l’absence de renouvellement du personnel politique, cette tension a tendance, avec le temps, à s’atténuer. Tandis que la méritocratie acquiert en vieillissant les privilèges de l’âge et de l’aînesse, elle asseoit et consolide son pouvoir local et régional. Cumulant tous les pouvoirs, elle élargit aussi sa légitimité « traditionnelle » au détriment, cette fois, des jeunes élites, écartées des postes du pouvoir.

21 – De manière périodique – et tenant compte du rapport de forces en présence (en particulier du contrôle plus ou moins efficace de l’armée et de la police dont la composition ethnique peut différer de celle du gouvernement) – le pouvoir change violemment de camp, satisfaisant des desseins de revanche ethnique ou exprimant simplement la rébellion des jeunes élites, incapables de faire valoir autrement des principes méritocratiques. Qu’il soit ou non validé par des élections contrôlées par le nouveau pouvoir, le coup d’État, plus ou moins sanglant, devient le moyen quasi normal de l’alternance politique et se substitue à des élections libres et honnêtes (Mali, Niger, Guinée, Liberia, Burkina Faso, Ghana, Nigeria, Togo, Bénin, Cameroun, Tchad, Centrafrique, Congo, Zaïre, Soudan, Ouganda, Zambie, etc.).

22 – À quelques exceptions près enfin (chez les Touaregs du Sahara, les Somali du Kenya et de l’Éthiopie, les dissidents du Katanga congolais, du Biafra nigérian et de la Casamance sénégalaise), jamais les groupes contestataires ne revendiquent la sécession mais s’appliquent, au contraire, à s’emparer de l’État oppresseur afin de tirer profit, à leur tour, de ses capacités prédatrices. Cette position est illustrée notamment dans les conflits affectant les États rentiers, riches en matières premières : les deux Congo, le Nigeria contemporain, la Zambie, l’Angola. Au cours de la période considérée, les affrontements politiques internes sont loin, par conséquent, de se confondre avec des conflits identitaires. Lorsque la guerre entre les groupes présente des enjeux ethniques, il s’agit, le plus souvent, dans un cadre national inchangé, d’une simple compétition pour l’accès au pouvoir.

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23 L’observation qui précède appelle bien entendu quelques commentaires. Quoique les guerres opposent des groupes ethniques, il est remarquable – on vient de le signaler – que ces derniers ne recherchent pas la reconnaissance d’une identité collective qui leur aurait été déniée. Leurs objectifs ne sont pas l’autonomie territoriale et l’éclatement de l’État. Ils ne contestent pas le principe de l’État unitaire souverain et revendiquent encore moins un quelconque aménagement fédéraliste des institutions. S’appuyant sur une image de l’État qui est celle d’une machine à ponctionner les ressources d’autrui, ils ambitionnent, par le moyen d’un accaparement égoïste du pouvoir, le contrôle de ces mêmes ressources. Toute formule fédéraliste serait contraire à leurs intérêts puisqu’elle conduirait à priver chaque groupe des chances d’accéder à la totalité ou à l’exclusivité du pouvoir et de la richesse nationale. Les groupes ethniques développent donc une ambition prédatrice qui consiste à priver les autres citoyens de l’essentiel de leurs richesses, tout comme si ces derniers étaient considérés virtuellement comme des ennemis. Le principe de fonctionnement des États africains est ainsi celui d’une rivalité ethnique menant à une logique de guerre intestine. Les luttes politiques ont pour objectif d’écraser les adversaires, de les dépouiller et de les réduire à l’impuissance.

24 Comparant cette situation à celle de l’Europe ou d’autres régions du monde, la conflictualité ethnique en Afrique soulève la question plus générale du pourquoi de cette faiblesse des revendications autonomistes. Une première réponse réside dans le fait que, hormis quelques cas isolés (auxquels il faudrait ajouter le Soudan régenté par des groupes arabo-musulmans), il n’existe pas en Afrique intertropicale d’hégémonie ethnique susceptible de brider les ressorts culturels des groupes rivaux. Cette absence d’impérialisme culturel de la part du groupe politiquement dominant vient largement de ce que, à l’encontre des situations rencontrées autrefois dans plusieurs pays d’Europe occidentale (et, dans une certaine mesure, aujourd’hui en Algérie dominée par la langue arabe), les auxiliaires culturels du pouvoir et de la promotion sociale sont étrangers au pays. Le passage obligé par la langue et la culture de l’ancien colonisateur (français, anglais, portugais) transcende les oppositions identitaires en rendant dérisoires les enjeux vernaculaires comme media d’ascension sociale. À supposer que les cultures africaines soient en passe d’être menacées, aucune d’entre elles ne serait à l’abri des phénomènes d’érosion auxquels les expose la confrontation avec la diffusion générale d’une culture savante cosmopolite.

25 Une autre raison de l’absence de toute revendication autonomiste tient à la nature même de la réalité ethnique. On sait que, s’appliquant à certaines sociétés d’agropasteurs, le modèle segmentaire proposé en son temps par l’anthropologie britannique (E. Evans Pritchard, M. Fortes, etc.) développe un schéma dit « d’anarchie ordonnée » produisant, en cas de menace extérieure, le regroupement fusionnel de segments gentilices habituellement rivaux. Mais, outre le fait que ce modèle s’applique à des niveaux infra-ethniques (la tribu), il est loin de s’imposer dans l’ensemble de l’Afrique. Dépourvues de toute instance (même temporaire) de gouvernement, n’ayant jamais connu de menace sérieuse compromettant leur existence en tant que groupe, la plupart des ethnies africaines sont des réalités exclusivement culturelles ; ce ne sont, en aucun cas, des proto-nations. À l’encontre d’une remarque faite précédemment à propos du caractère mutilant des frontières étatiques, quiconque connaît un peu l’Afrique sait que le sentiment d’appartenance ethnique éprouvé par les individus n’est nullement incompatible avec l’attachement – souvent fort vif – à la citoyenneté territoriale héritée de l’époque coloniale. Imposé par l’Organisation de l’unité africaine

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en 1963, et rarement violé depuis, le principe de l’intangibilité des frontières coloniales porte la marque de cette remarquable défection des identités politiques de la part des nombreux groupes ethniques traversés par ces mêmes frontières5. Le large accord maintenu par les gouvernements et les peuples autour de ce principe explique le petit nombre de guerres internationales, même si la totalité d’entre elles eurent, en effet, des enjeux ethnico-territoriaux.

26 Qu’est-ce donc alors que la conscience ethnique, ou l’ethnicité, dans le contexte africain ? Si les affrontements interethniques ne débouchent pas, sauf exception, sur des formules de repli territorial (exprimant en quelque sorte le désir de vivre à tout prix « entre soi »), ce qu’on appelle conscience ethnique ou ethnicité ne consiste pas davantage à célébrer le culte d’une quelconque « essence ethnique » (comme c’est aujourd’hui le cas pour certaines régions de l’Union européenne). Elle définit simplement, dans la mise en œuvre des relations de confiance et de solidarité, un système de préférences. Agissant au sein de l’ethnie d’appartenance, un tel système établit un ensemble de droits et de contraintes inscrits dans les rapports tutélaires décalqués des rapports généalogiques et lignagers. En contrepartie de leur soutien politique, les « clients » ethniques s’estiment fondés à solliciter protection et redistribution auprès des membres de l’in-group détenant une position de puissance ; sous réserve de négociation dans le rapport de forces qui s’instaure entre dépendants et notabilités ethnico-lignagères, ces dernières sont placées dans l’obligation de céder aux injonctions de leurs intercesseurs.

27 Il existe deux variantes au schéma d’alternance politique du gouvernement patrimonial précédemment exposé.

28 La première est celle où, en raison d’une gestion patrimoniale soucieuse de prévenir les débordements ethniques et générationnels, un seul pouvoir se maintient au cours d’une longue période – ou encore assure pacifiquement sa succession, situation propre à certains pays d’Afrique occidentale et orientale et caractérisant les seuls pays échappant (ou ayant échappé jusqu’à tout récemment) aux situations de guerre civile (Sénégal, Gabon, Côte-d’Ivoire, Tanzanie continentale, Kenya).

29 La seconde variante correspond à l’occurrence où les oppositions politiques locales sont utilisées par des puissances étrangères rivales. Hormis le cas contemporain du Soudan (et des implications politico-pétrolières des États-Unis, du Canada, de la France et des pays arabes), tel fut le cas autrefois de l’Angola, du Mozambique et, jusqu’à un certain point, de l’Éthiopie, où Cuba et l’URSS affrontèrent indirectement des positions stratégiques défendues par l’Europe, l’Afrique du Sud blanche et les États-Unis6. La guerre civile peut alors se prolonger pendant de longues années.

30 Dans les formes ainsi décrites de régulation interne ou d’infléchissement externe, le modèle politique patrimonial fonctionne pendant plus de trente ans (du début des années soixante au début des années quatre-vingt-dix). Bien que fortement impliqué parfois dans le déclenchement de drames à grande échelle (guerres du Congo ex-belge, du Biafra, du Soudan, de l’Angola, etc.), le face-à-face politique de cette première période ne remet pas en cause les grands équilibres sociaux, la conjoncture africaine et internationale contribuant par ailleurs à assurer la survie des mêmes protagonistes. La croissance économique est faible (ou nulle) et peu créatrice d’emplois. La dette publique, en se creusant, accroît davantage la dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Cependant, stimulée par la compétition entre les deux blocs mondiaux, l’aide européenne suffit encore à nourrir les populations les plus pauvres tout en maintenant

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en place des régimes parasites et corrompus mais protecteurs des intérêts néocoloniaux (en matière de rayonnement culturel et linguistique, de défense des marchés d’exportation, d’appui politique dans les instances internationales, etc.).

L’entrée de l’Afrique dans la modernité

31 Après avoir longtemps piétiné, et en même temps que s’accélère l’histoire du monde (chute du Rideau de Fer, fin de la guerre froide, développement fulgurant des pays émergents, aggravation brutale de la concurrence internationale), la modernité atteint enfin l’Afrique vers la fin des années quatre-vingt.

32 L’essor démographique, en premier lieu, produit à terme ses effets à la campagne comme à la ville. Au fur et à mesure que s’opèrent les saturations foncières (dans certains pays sahéliens, en Ouganda, au Kenya, en Tanzanie), les migrations rurales provoquent des tensions sur les terres cultivées et les pâturages. De la fin des années soixante-dix au début des années quatre-vingt-dix, la lente dérive vers les savanes humides des agropasteurs sahéliens est observable sur tout le continent au nord de l’équateur, ou encore en Tanzanie et au Kenya. En Côte-d’Ivoire, des Maliens, des Burkinabe occupent des terres dans la zone forestière7. Là où la densité démographique est déjà forte, comme dans la région des Grands Lacs, dans le centre du Kenya, voire dans certaines parties du Sénégal, du Cameroun et du Nigeria, là où, pour des raisons diverses (surabondance des emplois publics, insécurité rurale, éloignement des centres de santé), la campagne, pourtant peu habitée, a perdu tout attrait pour la paysannerie, comme au Congo ou dans l’ouest de l’ancien Zaïre, l’hypertrophie urbaine – conjoncture absolument nouvelle en Afrique – échappe au contrôle des gouvernants. Alors que l’épidémie de sida frappe l’Afrique centrale de plein fouet, des bidonvilles démesurés se développent à Kinshasa, à Nairobi, à Douala, à Luanda, autour des grandes villes du Nigeria et de la côte de Guinée8.

33 À partir de la fin des années quatre-vingt, et faisant suite à la concurrence des nouveaux producteurs (Viêt-Nam, Philippines, Thaïlande, Indonésie, etc.), la chute des cours des matières premières (café, cacao, coton, arachide, etc.) ne concourt pas seulement à l’appauvrissement de la paysannerie, mais détériore la situation sociale de l’ensemble des pays. En réduisant fortement les recettes budgétaires, en creusant les encours de la dette, en comprimant les dépenses publiques, elle déplace la pauvreté du côté des classes moyennes. Le processus de cette dégradation est bien connu : intervention du FMI, licenciement massif des fonctionnaires, retard croissant du paiement des salaires publics (y compris souvent celui des militaires), délabrement des services publics (réseau routier, voirie et transports urbains, ramassage des ordures, services postaux, etc.), altération du système scolaire et universitaire, chômage, encombrement du secteur dit « informel », délinquance, insécurité. Les familles urbaines, minées de l’intérieur, se fissurent et se dispersent ; l’antique modèle de solidarité lignagère est remis en cause.

34 Tandis que s’engagent les politiques d’ajustement, les programmes de coopération bilatérale sont remaniés et gravement amenuisés. Alors que l’aide de la France aux pays en voie de développement frôlait dans les années soixante-dix le chiffre de 0,8 % du PNB (pourcentage cependant inférieur au seuil de 1 % recommandé par l’Organisation des Nations unies et respecté à l’époque par les pays scandinaves), elle connaît vingt ans plus tard un net recul, en particulier s’agissant de l’aide directe aux gouvernements

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(l’aide totale plafonne aujourd’hui à 0,37 %, avec l’objectif tout à fait théorique de retrouver, dans un avenir proche, le chiffre précédemment mentionné). À l’origine de cette diminution considérable figurent diverses considérations de caractère économique et politique : gaspillages et détournements de la part des dirigeants politiques africains, inefficacité de nombreux programmes de développement (notamment en matière d’éducation, de coopération hospitalière, etc.), affaiblissement des entreprises françaises établies en Afrique, disparition de la menace communiste.

La crise contemporaine et les risques d’anomie

35 La confrontation du système gérontocratique-patrimonial à bout de souffle et de l’ébauche claudicante d’un système libéral-démocratique représente sans doute l’un des principaux facteurs de l’apparition récente d’un nouveau type de conflit.

36 Dans la situation qui vient d’être décrite, l’État clientéliste en faillite atteint les limites de ses capacités redistributives. Il multiplie les mécontents de tous bords, y compris parmi ses propres affidés. Alors que la baisse des rémunérations publiques encourage les occasions de corruption, la classe politique (ainsi qu’une partie de la bureaucratie d’État), en s’isolant de la population, prend, aux yeux de cette dernière, des allures de camarilla parasite. En réduisant à peu de choses la redistribution patrimoniale, l’État, par son désengagement, met fin au fragile équilibre entre les groupes ethniques et les régions.

37 Impuissants à réduire le chômage à court terme, les États africains doivent affronter l’angoisse de la jeunesse, fortement malmenée par la crise scolaire. Dans la partie sub- saharienne du continent, la fraction de la jeunesse âgée de moins de 25 ans représente aujourd’hui 50 à 60 % de la population totale. Quoique le taux de fréquentation scolaire avoisine dans de nombreux pays les 100 % pour les trois premières années (supérieur à celui de l’Inde), la logique méritocratique imposée par l’école est en butte à l’extrême médiocrité des moyens pédagogiques, au caractère abusivement généraliste des formations, à la déperdition des effectifs scolarisés (de 30 à 40 % entre 9 et 12 ans), à la dévaluation des diplômes, au sous-emploi des diplômés. Dans les grandes conurbations, les exclus de la promotion scolaire, souvent issus des familles décomposées des quartiers populaires, sont acculés à survivre grâce à de petits métiers. Coupés du milieu rural, élevés dans le moule intégrateur des néocultures urbaines, ils sont peu sensibles aux sirènes de l’ethnicité entretenues par leurs parents. Fortement attachés, en revanche (comme leurs équivalents des banlieues européennes), à des microterritoires urbains, marqués par l’influence des media occidentaux et par certains messages de la contestation sociale, ils se rassemblent en bandes organisées, fréquemment entraînées dans la délinquance.

38 À l’échelle du pays toutefois, les tensions interethniques n’ont nullement diminué d’intensité. Sur fonds de xénophobie, la nécessité d’absorber la foule des immigrants ruraux et urbains attise les rivalités entre les groupes d’appartenance. Qu’ils fussent ou non contenus dans des limites territoriales assignées, les rapports interethniques étaient autrefois adoucis par l’existence de complémentarités économiques résultant d’une division ethnique, géographique et (parfois) corporative du travail. Quelquefois précédés, de manière réciproque, de stéréotypes dépréciatifs à fonction identitaire, plus rarement scandés de frictions et d’affrontements violents, ces rapports correspondaient néanmoins, le plus souvent, à des relations sociales cordiales,

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n’excluant pas, à l’occasion, le compagnonnage, la mixité, l’acceptation d’engagements matrimoniaux. Ainsi s’explique en Afrique de l’Ouest la cohabitation bigarrée et pacifique des Peuls, des Dioula, des Bambara, des Touaregs, ou l’existence de ces couples complexes, rarement bien compris des Européens et des voyageurs de passage, que formaient, au Niger, les Touaregs et les Djerma, ou, au Kenya, les Maasai et les Gikuyu. Sur des bases, non pas ethniques mais plus largement sociales, à enracinement communautaire, des complémentarités de ce type gouvernaient également les rapports hiérarchiques entre Tutsi et Hutu au Rwanda et au Burundi.

39 Sans être absolument dénaturé, ce tableau est aujourd’hui largement infidèle à la réalité rurale et urbaine. Les empiètements territoriaux (réciproques de la part des nomades et des sédentaires), les transgressions des domaines d’activité réservés (l’adoption de l’agriculture par certains nomades, le décloisonnement des activités artisanales et commerciales), la confrontation générale sur le marché du travail urbain des natifs et des allogènes, des immigrés anciens et nouveaux, des nationaux et des étrangers, sont à l’origine des chocs intercommunautaires récents, dont le nombre et l’intensité ont tendance à s’amplifier. Tel est le cas par exemple au Sénégal (Toucouleurs contre Maures immigrés dans le nord du pays, et Diola contre colons wolof en Casamance), en Côte-d’Ivoire (Akan et Kru contre immigrés musulmans originaires du Nord et du Burkina à Abidjan et dans le sud du pays), au Kenya (Maasai contre Gikuyu, Maasai contre Gusii, Gikuyu contre Kalenjin, Somali contre Meru), en République démocratique du Congo, au Nigeria, etc. En dépit d’un net affaiblissement de ses fondements solidaristes, et à titre de valeur refuge, l’identité ethnique est réactivée.

40 En l’absence de fonctionnement réellement démocratique, la vie politique se recompose dans des termes qui évoquent un mouvement de type brownien. Imposé au début des années quatre-vingt-dix, sous la pression internationale, mais dépourvu d’assises syndicales ou associatives, le pluripartisme s’est révélé jusqu’ici impuissant à mobiliser les électeurs autrement que sur des bases ethniques. À défaut de se reconnaître dans des organisations peu efficaces et lassée des promesses non tenues, une large frange urbaine de la population se maintient à l’écart des engagements partisans tout en développant un vif sentiment d’insatisfaction. À l’initiative des associations informelles (souvent féminines), cette foule de mécontents peut faire l’objet de mobilisations improvisées débouchant sur des manifestations de masse ou des émeutes incontrôlées. Il en fut ainsi à Kinshasa contre le général Mobutu (puis contre Laurent-Désiré Kabila), à Abidjan contre Konan Bédié (puis contre le général Guei). Dépourvus d’encadrement, obéissant à des revendications au jour le jour, de tels mouvements d’opinion sont très instables. Sensibles aux sirènes des démagogues, ils sont exposés à des revirements soudains. On peut expliquer par là les succès éphémères de Pascal Lissouba en République du Congo, du général Guei en Côte-d’Ivoire, de Laurent Désiré Kabila au Congo, etc.

41 Tandis que s’installent des situations de lassitude et d’accablement de l’opinion, la voie est ouverte aux aventuriers de tous bords. En l’absence de consultation électorale claire (taux d’abstention élevés, contestation des résultats par les vaincus, etc.), les ennemis politiques sont amenés à régler leurs différends par le recours à la violence. C’est ce qui advint, comme on le sait, dans les deux Congo, au Rwanda, au Liberia, au Sierra Leone. Pendant que la crise s’aggrave dans les villes, la fraction de la classe politique écartée du pouvoir pratique le repli territorial en exploitant les protections plus ou moins

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contraintes de son groupe ethnique d’appartenance. En même temps que se développent ces « enclaves » rebelles (Congo, Ouganda, Liberia, Sierra Leone), un nouveau type de guerre civile s’installe dans le pays, opposant, non pas des camps politiquement organisés (sur des bases idéologiques ou ethniques) mais des cliques politico-militaires œuvrant pour leur propre compte. Leurs moyens d’intervention sont des armées professionnelles en déroute ou des milices de jeunes, voire très jeunes désœuvrés. Recrutés dans les faubourgs des grandes villes, les miliciens subsistent grâce aux produits de leurs pillages. Soumis à une discipline cruelle (amputation des membres en cas de désertion), pratiquant de leur côté une violence aveugle, entraînés à tuer sous l’empire de la drogue et de l’alcool (Liberia, Sierra Leone, Congo), vivant à l’écart du monde, ils développent une mentalité d’assiégés, caractérisée par des réactions paranoïaques d’autosurveillance et de chasse aux sorcières [Douglas 1993].

42 Étudiée au Sierra Leone et au Congo par Paul Richards, Krijn Peters et Rémy Bazenguissa, l’organisation interne de ces bandes armées est l’expression d’un amalgame complexe de modernité et d’attachement à d’anciennes traditions [Bazenguissa-Ganga 1998 ; Bazenguissa-Ganga et Yengo 1999 ; Richards 1998 ; Peters et Richards op. cit.]. Hostiles à tout préjugé de caractère « ethnique », les miliciens manifestent également des exigences de « neutralité religieuse ». Magie et sorcellerie sont, en principe, fortement stigmatisées. Quoique la logique prédatrice de la bande soit révélatrice d’une conduite anomique du « chacun pour soi », à l’intérieur du cercle des compagnons (pour le partage du butin, pour la répartition de la nourriture) s’impose la règle d’une stricte égalité. Contradictoires avec les causes « ethnicistes » qu’à titre de mercenaires les jeunes combattants sont fréquemment appelés à défendre, ces comportements de type « démocratique » sont entremêlés de pratiques coutumières dissociées de leur contexte. Des recettes magiques d’invulnérabilité contre les balles circulent entre ceux qui s’apprêtent à affronter les ennemis9. Dénoncée à l’intérieur de « l’enclave » [Douglas op. cit.], la hiérarchie des aînés et des cadets est reconnue à l’extérieur du groupe. La relégation des jeunes miliciens fait l’objet de rituels évoquant les anciennes initiations. Transportés à l’écart du monde (dans la brousse où siègent les esprits incontrôlés), les nouveaux combattants sont soumis aux épreuves de l’apprenti-guerrier : privations et souffrances physiques, meurtre rituel d’un ennemi à l’arme blanche, etc.10

43 Portés par leur seule ambition, les chefs de guerre, quant à eux, appartiennent à deux modèles de trajectoires politico-criminelles. Certains sont des exclus de la classe bureaucratique au pouvoir : militaires mécontents, politiciens mis au rencart par le processus démocratique mais non dépourvus de moyens financiers et de soutiens militaires. D’autres sont des routiers de l’aventurisme politique (Laurent-Désiré Kabila au Congo, Charles Taylor au Liberia, Foday Sankoh au Sierra Leone). Quelle que soit leur origine toutefois, les chefs de guerre ont un objectif invariable et constant : la prise du pouvoir par la force ; l’accaparement cynique, à leur strict profit, des principales ressources du pays (diamant au Sierra Leone, au Liberia, en Angola, minerai de fer, bois et caoutchouc au Liberia, or au Congo, etc.)11.

44 Revenons sur l’une des données centrales des conflits africains. Bien que l’uniformisation culturelle soit en marche dans les grandes villes, le cercle vicieux de l’antagonisme inter-ethnique et de l’impuissance de l’État – cause et conséquence de cet antagonisme – demeure au centre de la crise des temps modernes. Tandis que l’État est incapable de consolider les solidarités transversales et d’assumer son rôle de

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fédérateur national, les identités ethniques – fussent-elles recomposées ou « imaginées » – prennent le pas sur d’autres références (professionnelles, syndicales, territoriales, sociales ou nationales) dont le discrédit précipite la ruine des nouveaux États. Peu abordé dans les pages qui précèdent, un cas particulier de préférence communautaire est celui, plus menaçant encore car reposant sur un embryon d’institutions-refuges à caractère sectaire et protecteur, où des identités religieuses fanatisées s’imposent face aux appartenances ethniques (moitié nord du Nigeria gagnée par des partisans de la sharia islamique). Entretenant l’immense richesse culturelle de l’Afrique et coexistant pacifiquement pendant des siècles (ou réduisant leurs conflits à des affrontements limités), bon nombre de groupes ethniques sont aujourd’hui durablement dressés les uns contre les autres tandis que, se vidant de leur substance, ils participent paradoxalement, chacun de leur côté, à l’appauvrissement culturel du continent.

45 D’autres facteurs, en apparence secondaires mais en réalité de portée non mesurable, aggravent les guerres ou encouragent leurs rebondissements. L’existence de professionnels du pillage, en premier lieu, ne conduit pas seulement à transformer la nature des conflits. Elle en retarde le règlement, la reconversion des miliciens et des mercenaires desesperados se révélant très difficile, une fois les conditions de la paix revenues. En l’absence d’amnistie, et à défaut d’autres issues plus rémunératrices, les bandes armées poursuivent, sous couvert de vagues objectifs politiques, leurs activités prédatrices, maintenant, à partir de leurs sanctuaires, un état de violence chronique et d’insécurité (Ouganda, Congo, RDC). La question des réfugiés, en second lieu, envenime les antagonismes. À la fin de 1994 [Gendreau 1996], on estimait à six millions et demi le nombre de réfugiés survivant à grand-peine dans un pays étranger (à quoi s’ajoutait un nombre indéterminé de « déplacés » n’ayant pas quitté leur pays). Le regroupement massif de ces populations dans des régions peu préparées à les accueillir est la cause de multiples frictions (Kenya, Kivu congolais). Dans d’autres cas, comme en Ouganda, la présence, au cours d’une longue période, de réfugiés décidés à prendre leur revanche (Tutsi rwandais) a contribué aux résurgences meurtrières de la guerre civile [ibid.]. Un dernier facteur de dramatisation des hostilités est la puissance destructrice des armements. Alors que les conflits anciens se concluaient par des pertes minimes (quelques dizaines de morts dans les guerres intertribales), la diffusion des armements modernes transforme la moindre escarmouche en massacre à grande échelle. La portée de ces événements dépasse les souffrances qu’ils provoquent en eux-mêmes. En exaspérant les ressentiments, en amplifiant le désir de vengeance, ils entretiennent ou prolongent la guerre. Là où existait la coutume du « prix du sang » (paiement d’une amende en nature pour éteindre le conflit), ils rendent, en raison du caractère exorbitant de la dette, tout règlement impossible. Dorénavant, la guerre appelle la guerre, sans pitié et sans pardon.

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ANNEXES

Inventaire des principaux conflits en Afrique depuis les indépendances (les luttes anti- apartheid ou de libération nationale postérieures à 1960 ne sont pas mentionnées : Afrique du Sud, Kenya, Rhodésie du Sud, Angola, Mozambique, Namibie).

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Cameroun (1955-1962) : guerre civile interethnique entre l’Union du peuple camerounais (Bassa-Bamileké et autres ethnies du Sud) et les populations du Nord Soudan (1958…) : guerre civile interethnique et interreligieuse entre le Nord arabo- musulman et le Sud nilo-africain Congo ex-belge (1960-1962) : guerre civile interethnique, sécession du Shaba Éthiopie/Somalie (1961-1964) : guerre internationale à contenu ethnique, la Somalie revendiquant le territoire éthiopien de l’Ogaden peuplé de pasteurs somali Tchad (1965-1982, puis reprise chronique depuis 1983) : guerre civile interethnique et interreligieuse entre les populations musulmanes d’agropasteurs du Nord et les populations d’agriculteurs christianisés du Sud Nigeria (1967-1970) : guerre civile interethnique du Biafra Érythrée-Éthiopie (1974-1993) : guerre destinée à obtenir l’indépendance de l’Érythrée Angola (1975-2002) : guerre civile interethnique et politique (avec implications de l’URSS, de Cuba, de l’Afrique du Sud, du Zaïre, etc.) qui met aux prises trois partis ethnico-politiques : le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et les populations mbundu, l’Unita, surtout implantée dans le sud du pays et soutenue par les Ovimbundu, le Front national de libération de l’Angola (FNLA) s’appuyant sur les Bacongo du nord du pays Mozambique (1976-1992) : guerre civile interethnique et politique (avec implications de l’Afrique du Sud) Éthiopie/Somalie (1977-1978) : nouvelle guerre de l’Ogaden Zimbabwe (1982-1988) : guerre civile interethnique (Shona/Matebele) Mauritanie/Sénégal (1989) : conflit international frontalier à contenu ethnique et social Sénégal (1990…) : rébellion ethnique dans la région de Casamance, zone frontière peuplée de minorités diula Djibouti (1990…) : conflit inter-ethnique opposant les Afar et les Issa Libéria (1990…) : bandes armées et affrontements inter-ethniques Mali (1990-1992) : rébellion ethnique de la part des Touaregs Nigeria (1990…) : multiples heurts inter-ethniques ; affrontements meurtriers entre musulmans et autres groupes religieux dans le nord du pays Sierra Leone (1991… ) : guerre civile à contenu social, affrontements inter-ethniques et bandes armées Niger (1991-1995) : rébellion ethnique de la part des Touaregs occupant la moitié nord du pays Somalie (1991-1993…) : guerre inter-clanique et bandes armées Burundi (1991…) : guerre civile d’origine sociale et à résonance ethnique opposant les Hutu aux Tutsi Congo (1992-1999) : guerre civile à résonance ethnique

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Rwanda (1994…) : guerre civile d’origine sociale, mais à résonance ethnique opposant les Hutu aux Tutsi Ouganda (1995…) : rébellions d’origine ethnique de la part de certains groupes nilotiques du nord du pays RDC (1996…) : guerre civile à résonance ethnique Côte-d’Ivoire (1997-2002) : conflits à forte résonance ethnique Éthiopie/Érythrée (1999-2000) : guerre internationale à enjeu territorial

NOTES

1. Guerres de la Révolution et de l’Empire : 3,5 millions (dont pertes françaises : 1,5 million) ; guerre de Crimée : 400 000 ; guerre de Sécession : 600 000 à 800 000 ; guerre de 1914-1918 : 15 millions, dont 1,4 million pour la France et autant pour l’Allemagne [Corvisier 1995 : 172 ; Dupuy et Dupuy 1986]. 2. Parmi les auteurs cités, mentionnons Baumann, Bohannan, Burckhardt, Cunard, Hinde, Holub, Issacs, Johnston, Letourneau, Livingstone, Partridge, Paulitschke, Roscoe, Smith et Dale, Thomson, Torday et Joyce, Wagner, Westermann, etc. 3. Voir également S.L. Hinde et H.B. Hinde [op. cit. : 64]. 4. D. Paulme décrit l’usage qui consiste à arborer des trophées sexuels : le vainqueur coupait le sexe de l’ennemi et le suspendait à la porte d’une case sous le regard des femmes. De nombreux auteurs font également mention de la manducation cérémonielle des testicules par les guerriers vainqueurs. De même que la décapitation des cadavres (généralement suivie de l’exhibition des crânes), ces pratiques, qui privaient les ennemis de leur capacité à se réincarner et signaient leur mort définitive, étaient répandues dans toute l’Afrique [Partridge op. cit. : 229-233 ; Roscoe 1907 : 108 ; Smith et Dale op. cit., t. 1 : 177-179]. 5. Les rares exceptions concernent des pays riverains ou proches de la Méditerranée : Sahara occidental (qui oppose le Maroc et les Sahraoui regroupés dans le Front Polisario) ; nord du Tibesti (naguère disputé par la Libye et le Tchad). Le cas de l’Érythrée est particulier : colonie italienne en 1890, elle fut ultérieurement annexée à l’Éthiopie qui fut contrainte de lui rendre son indépendance après une guerre de dix- neuf ans (1974-1993). Les seules véritables exceptions en Afrique intertropicale sont le Biafra et le Shaba congolais, déjà mentionnés, ainsi que la Somalie qui mena deux guerres contre l’Éthiopie afin de mettre en œuvre son projet de Somalie réunifiée. 6. Localisés dans une région contrôlée par la rébellion sudiste mais aujourd’hui repassée sous l’autorité du gouvernement de Khartoum, les gisements pétroliers du Soudan ont d’abord fait l’objet de prospections au profit des compagnies Chevron (USA) et Total (France). En 1998, l’exploitation en a été confiée à un consortium de sociétés chinoise, canadienne et malaisienne [Prunier 2001]. 7. Les mouvements de migration ne concernent pas que les terres agricoles : des éleveurs occupent des terres de parcours dans le nord du pays tandis que, sur le littoral atlantique, d’autres migrants venus de divers pays d’Afrique de l’Ouest pratiquent la pêche côtière.

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8. Évaluation des victimes du sida en Afrique subsaharienne pour l’année 2002 (chiffres fournis par l’Onusida) : nombre de séro-positifs : 29,4 millions ; nombre de décès : 2,4 millions (Le Monde, 27 novembre 2002). 9. De telles recettes, en particulier celles dotant les guerriers d’un pouvoir d’invisibilité, se rencontraient dans toute l’Afrique et ont été signalées par de nombreux observateurs [Issacs 1836, t. 1 : 199 ; Krantz cité in Numelin 1963 : 32, 96 ; Meek 1931 : 305 ; Pettersson 1953 : 288 ; Smith et Dale op. cit. : 177]. 10. Certains travaux menés sur les enfants-soldats [Honwana 2000] établissent que, enlevés à un âge précoce, ceux-ci sont ensuite soumis à des rituels d’initiation destinés à dissoudre leur identité initiale (tuer ses parents, brûler son village d’origine afin d’empêcher toute tentative de retour, etc.). L’imposition d’une nouvelle identité consacre la rupture avec l’état antérieur de normalité sociale (acte cannibale consistant à boire le sang des victimes, etc.). La recherche engagée par Filip De Boeck en République démocratique du Congo [2000] suggère un lien possible entre ces pratiques et la multiplication des « enfants-sorciers » dans une ville comme Kinshasa. 11. Sous le contrôle militaire des rebelles et confiée à des concessionnaires complaisants, l’exploitation des gisements d’or et de diamant alimente les caisses des chefs de guerre et pourvoit à l’entretien des milices, à l’achat des armes et des munitions. Certaines armées étrangères ou des chefs d’État alliés ont également profité de ces détournements (Burkina, Ouganda, Rwanda, Zambie, Zimbabwe). La vente en contrebande des produits de l’exploitation est assurée avec la complicité et pour le bénéfice de dirigeants politiques appartenant à des pays étrangers voisins (Burkina, Zambie).

RÉSUMÉS

Résumé L’Afrique intertropicale est la région du monde où se rencontre depuis trente ans le plus grand nombre de conflits armés. La majorité de ces conflits sont des guerres civiles dépourvues d’enjeu sécessionniste. Dans un contexte politico-culturel caractérisé par la faiblesse de la citoyenneté démocratique, elles opposent des groupes ethniques concurrents pour accéder au contrôle de l’opérateur économique central que représente l’État. Toutefois, le fonctionnement de l’État patrimonial-clientéliste est affecté par la dégradation économique de ces dernières années. Il en résulte une transformation de la nature des guerres civiles, lesquelles s’accompagnent de phénomènes d’anomie.

Abstract Tropical Africa is the part of the world with the most armed conflicts during the past thirty years. The majority of them have been civil wars without secessionist aims. In a political and cultural context characterized by a weak sense of democratic citizenship, these conflicts set at odds ethnic groups who rival for control over the central economic operator, i.e., the state. The economic downturn during this period has affected the workings of the patrimonial, patronage-

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based state. As a result, the nature of civil wars, now entailing the phenomenon of anomie, has changed.

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African Elites’ Land Control Maneuvers

Laurel L. Rose

AUTHOR'S NOTE

The final phase of this paper was completed with the support of a grant from the United States Institute of Peace (collection of the Rwanda material). The International Rescue Committee (IRC) in Rwanda provided much-appreciated logistical assistance.

1 In the world’s nation-states, where modern (i.e., individual or private) land tenure systems predominate, land is by definition territorial, that is, controlled by a national or state political apparatus. At the same time, in many African nation-states, where at the level of the community customary (i.e., communal) land tenure systems predominate, land is by definition relational, that is, controlled by local social and political relationships within a land community. Members of such land communities identify with one another on the basis of genealogical claims, ethnic affiliations, class membership, and participation in social, economic or political networks. Despite this separation between nation-states and local land communities, a dialectic exists: the nation-state, acting through national elites, uses spatial and territorial categorizations to class, link, and hierarchize local affiliations, whereas local land communities, acting through local elites, use the state political apparatus to implement emerging hierarchies.

2 The introductory section of the paper covers several basic concepts underlying African land tenure. The second section presents four country case studies from my own research and from the literature. Each study discusses several land disputes. In my analysis of each country case study, I ask the question: why and how do elites seek to control land in the context of this state and its communities? The third section discusses comparatively elites’ land control maneuvers. In this section, I ask the question: what impacts do elites’ land control maneuvers have upon their states and communities? The fourth section offers conclusions regarding the research findings.

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Land Tenure in Africa. Customary vs. Private Land Tenure Systems

3 Customary land tenure systems are of continuing importance throughout Africa even though various tenure developments are underway in different countries: for example, private land tenure areas are expanding in some countries (Kenya), contracting in others (Zimbabwe), and remaining in limbo in others (Rwanda). In spite of the legal uncertainties of land tenure in many African countries, one can generalize that throughout Africa both customary and private tenure areas are part of a territory that is under the jurisdiction of a particular state. Private land is available in theory to all citizens of a state who can afford to purchase it, and the rules regulating access to and use of such land are uniform across localities and regions. In contrast, customary land is controlled by local or regional authorities who determine, according to local or regional rules and practices, who (i.e., the members of what groups) are to be granted access to it and how it is to be used.

4 Although African customary land tenure systems are commonly referred to as “communal,” some writers have argued that communal tenure is a misnomer, and in any case, is a colonial construction that was created to serve the purposes of the labor reserve system.2 John Bruce, who has written extensively about the merits of indigenous (customary) tenure systems in the developing economies of Africa, suggests that such systems are incorrectly labeled “communal” and thus “inefficient” by elites who hope to benefit from land tenure privatization (1993: 35-36). The growing number of writers who challenge widespread assumptions about communal land, agree about the following: under a communal system of tenure, people chose their own land rather than invariably being assigned land by chiefs or other local authorities; land holdings have long been marked by inequality rather than egalitarianism; arable land has long been controlled on an individual rather than a collective basis; individual entrepreneurship has emerged in modern-day communal land tenure systems; and individual holdings have been and continue to be relatively secure (Bruce op. cit.; Cheater 1989; Cousins 1993; Ranger 1985, 1988, 1993; Scoones and Wilson 1989). In essence, communal land is not truly communal, and in any case, communal lands are characterized by a wide range of rules and practices that are in a constant state of flux both within and across land tenure communities. Of importance, these variations in and flexibilities of rules and practices in customary land tenure communities form the basis for elites’ maneuvers to control land and territory.

Land Communities

5 A.J.B. Hughes, writing about the customary land tenure system of the Swazi (1972), defined “land community” as a hierarchy of communities in which land is controlled. According to him, at certain levels within the Swazi hierarchy, both land-controlling power and governmental power are concentrated. Hughes argued that in a customary land tenure system such as that of the Swazi, the land community is important, and a person’s acceptance as a full member of that community is an essential prerequisite to obtaining any rights over land or its products. In essence, a land community extends land rights to its members, and in turn, these same members owe obligations to their

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land community (e.g., performance of civic duties or maintaining the commons). But the rights and obligations of members are not static: these members continually redefine the rules and the practices that govern rights and obligations. Importantly, within a nation’s land hierarchy, members’ land rights are differentiated: some members obtain more significant rights than others (e.g., in terms of rights of land administration or land access) and some members have more power to determine the rules that govern these rights. As will be demonstrated in this paper, elites throughout Africa are maneuvering to position themselves favorably within emerging land hierarchies: they are well-aware that land rights are being distributed on an increasingly inequitable basis within modern-day African states, in part because land is an ever-scarcer and valued commodity.3

6 The concept of land community is especially useful for the analysis and comparison of land control in African countries that have customary (communal) land tenure systems. It assists the land tenure specialist in discovering how societies instrumentalize community membership through ideas about land, territory, and nation. It also assists the specialist in discovering how the elites within these communities use ideas about land, territory, and nation to advance their group interests or personal positions. Indeed, the concept of land community furthers understanding about various social and political aspects of customary tenure systems because it is a local and relational – as opposed to a national/international and administrative – interpretation of territory.

7 Several country case studies presented in this paper will demonstrate that cultural understandings about what land communities are or should be vary both within and across African nation-states. In fact, the land communities discussed vary in terms of understandings about the nature of hierarchical relationships, the prerequisites for membership (e.g., kinship between members, affiliation with members or leaders, payment of membership fees), and the maintenance of membership (e.g., paying regular tribute to a chief or headman). Some of the land communities discussed are rural, others are urban; some consist mostly of people linked by kinship, others consist mostly of strangers; some consist of members engaged in the same occupation (e.g., agriculture), others consist of members engaged in a variety of occupations.

8 If an emerging class of elites throughout Africa is struggling to define systems, it can be further stated that old elites seeks to solidify or re-invent their base of control in new nation-states, while an emerging class of “new” elites seeks to find new routes to establish control in these nation-states. All elites are concerned not only with defining the basis of their elite status but also with establishing the means, such as control of land, for cementing their status. They look to the evolving rules of customary land tenure as tools to enhance their status: they use and manipulate the ambiguities inherent in property regimes to their own advantage. In effect, they seek to define the social and political basis of transitional land communities.

A Focused Study: Elites and Land Communities in Four Countries

9 In this paper, I demonstrate how an expanding and diversifying class of elites in several African countries maneuvers to define, or even to create, land communities. Specifically, they manipulate the rules and practices of land tenure to mold land communities to their design, often with the end goal of maintaining or acquiring

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personal power or wealth. Elites’ land control maneuvers are frequently associated with conflict: they initiate conflict or they respond to conflict. With this in mind, I differentiate between elites’ maneuvers in non-war countries (Kenya and Swaziland) and post-war countries (Rwanda and Mozambique).4 In my view, this conflict model places elite competitions to control and transform land communities within the larger nation-state context.

10 In keeping with this model, I examine and contrast the different ways in which this elite class manipulates the rules and practices of land tenure. My research data, as presented primarily in the form of land dispute case studies, indicates that elites’ land control maneuvers can and should be subjected to different interpretations. I argue that in non-war situations (Kenya and Swaziland), elites seek to control land in order to acquire political position, and in post-war situations (Rwanda and Mozambique), elites rely upon their political position to acquire land. Stated otherwise, in non-war countries, elites are primarily concerned with power, whereas in post-war countries, they are primarily concerned with economic recovery.

11 Some observers have argued that elites in non-war situations exploit grievances about land scarcity – as related to rapid population growth, environmental degradation, and unequal land distribution, among other factors – in order to firm-up their base of supporters and to mobilize new supporters (Kahl 1998). These elites’ primary goals are to create communities that are based upon sharpened conceptions of group identity and to foster collective actions for establishing claims to scarce land. As a contrast, I have argued elsewhere that elites in post-war situations exploit new-found privileges – as derived from the demographic, legal, administrative, and tenurial changes following war – to advance their personal interests in land (Rose 1992a, 1992b, 1995). (The changes are associated with population migrations, disrupted land ownership patterns, weakened land administration systems, and changing land use practices.) These elites’ primary goal is to acquire land for personal benefit. In my view, these arguments about elites and land control have merit, but they need to be examined against elites’ motives, as set within the conceptual framework of each land community and state, and as interpreted by different elites themselves.

12 With these more recent observations in mind, my objective in this paper is to illustrate through select land dispute case studies how elites seek to acquire power by conveying ideas about nation and territory, and further how they seek to acquire land by conveying ideas about community and personal property rights. The case studies demonstrate that elites’ concerns with power and land vary across countries and communities.

African Elites and Land Control. Elites’ Political Power/ Economic Status and Land

13 African elites can be classified within various dichotomies (e.g., national/local, urban/ rural, or traditional/modern) and against various factors (e.g., wealth, education, ethnicity, hereditary status, political office, or land control). National elites often have achieved status through education and paid employment, either in the governmental or private sector. They may reside in an urban setting, but they contribute resources to rural land communities (e.g., farm inputs such as seed or fertilizer). Local elites tend to occupy hereditary positions of authority, and increasingly in modern times, to be

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educated, to derive income from the sale of farm produce, to own small businesses, and to earn wages.

14 Many researchers in Africa have explored the growth and diversification of a state elite class, frequently commenting on the interventions of this class in local and national land matters.5 Some researchers have commented simply that African elites control resources, including land, in order to add to their power and wealth (Homer-Dixon 1991, 1994; Percival 1995; Percival and Homer-Dixon 1995: 290); others have argued more contentiously that elites stir up group tensions about land control and even incite others to violence in order to secure their political position and economic interests (Kahl op. cit.). Regardless of the perspective taken, most researchers agree that land is critical to African elites’ political power and economic status.

15 In their struggles for position within emerging class structures in Africa, state elites seek to define the legal and political nature of land communities under customary tenure and to maintain personal land holdings in those communities (Werbner 1993). Just as important, local elites seek to retain control over land administration in a customary tenure system (Rose 1992a). In some countries, both state and local elites have the financial resources and the legal capacity to acquire private tenure land.

Elites’ Land Control Maneuvers in Different Tenure Systems

16 Elites develop various strategies for controlling land in different nation-states. Their land control maneuvers are closely linked to the land tenure system within which they are functioning. As discussed above, the most simple model presents two opposite ideal systems: the customary (communal) land tenure system and the modern (individual or private) land tenure system. In reality, these two systems are general constructs: several systems, consisting of various combinations of features, often co-exist within or across countries. Moreover, most systems are transitional and thus combine different features, depending upon context (e.g., leaders and parties involved, case circumstances, and regional case precedent).

17 In most African customary land tenure systems, elites have acquired and continue to acquire land in various ways. Some more traditional means were/are through conquest, peaceful appropriation, inheritance, or as a gift from another leader or community. Some modern-day means are through repurchase programs and/or land tenure conversions (e.g., freehold land which is acquired from colonial settlers or other parties is reverted to customary tenure) or through land exchanges associated with a development program (e.g., a land “taking” by the government is compensated with replacement land). The authorities who administer a customary land community (commonly as a group) assume a number of responsibilities: they allocate land to newcomers; they determine standards for land use and also sanction violations of use; and they settle land disputes. When allocating customary land rights to members of the land community, the authorities place conditions upon the use of the land (e.g., regarding resource use and boundary demarcation), and they often require that landholders perform duties that benefit the community. In the majority of African customary land tenure systems, the land is not, in theory, sold to members, and the land rights of members can be withdrawn if the authorities determine that they have

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violated the conditions of their membership within the land community (e.g., they challenged the authorities’ power). Customary land tenure systems, contrary to common misconceptions, are not egalitarian: elite members of the land community determine the distribution of land rights, and inevitably they grant some members more favorable land rights than others. But in theory, few people (at least men) have no land.

18 In individual or freehold land tenure systems in Africa, as a contrast, elites acquire land through purchase and obtain a deed. They control their land on an individual basis, and therefore they determine the uses to which it will be put and the ways in which it will be transacted, including renting or leasing (subject to the laws of the region or state). In theory, because they own the land under such a system of tenure, they should be able to use it as collateral to obtain credit for investments. Although advocates of individual tenure systems argue that such systems are more conducive to development and to market economy efficiency, opponents of such systems argue that they provide benefits mostly to the wealthy who can afford to purchase individual tenure land.

19 Most African land tenure systems are transitional, thereby in a state of formal or informal conversion: this means that they display elements that are not typical of an ideal model. In systems that are undergoing formal land tenure conversion, land authorities have the power to determine the landholdings to be converted. Perhaps more significant for the current discussion, they are entrusted with the power to determine the social or relational aspects of land tenure, thus to designate who within family groups will be the titleholders when the landholdings are registered or who will head-up new landholding schemes, such as farm cooperatives. Interestingly, the social aspect of a customary land tenure system often remains important long after formal tenure conversion has occurred. For example, Sara Berry (1988) demonstrated that in Kenya, where large-scale registration of individual titles and the spread of land sales occurred, access to resources continued to be based largely on social identity, such that people continued to engage in struggles over meanings and definition of social categories (e.g., family, kin, or tribe). Nonetheless, even when a customary land tenure system has not undergone formal conversion, land authorities sometimes adapt rules and practices to meet changing social circumstances. For example, during the course of my research in Swaziland in the mid-1980s, I discovered that some land authorities (chiefs and their councils) were bending rules of customary land access to accommodate the growing number of single women with minor children who did not have a customary right to land (Rose 1988, 1992a, 2000a).

Elites and the Reform of Different Tenure Systems

20 It might be argued that those African elites who are well positioned in a customary system want to maintain the status quo, whereas those elites who are not well- positioned seek land reforms. In other words, elites seeking enhanced power and status will push for a transitional land tenure system (e.g., with the associated right to collect administration fees, contrary to custom), or for more extreme land tenure conversion. Nonetheless, John Bruce (op. cit.: 51) suggests that land tenure reforms most often do not resolve competitions for land control (or improve the position of some parties) but just redesign the playing fields on which they are carried out. I argue further that elites

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seek to redesign the playing fields – both territorial and social – to assure their interests.

21 In essence, John Bruce (ibid.: 35-36) indicates that the land tenure reform models may vary, but inevitably they derive from elites’ interest in controlling land: Tenure reform is a part of the agenda of those seeking both capitalist and socialist transformations of African society. Advocates at both ends of the ideological spectrum tend to frame their critiques of indigenous tenure systems in terms of divergence from their preferred models. Reformers in the capitalist mode seek tenure individualization and full private ownership of land (through elimination of community or kin group land management), while socialist reformers seek state ownership and control over allocation of land and, in their more thoroughgoing reforms, collective production in communal villages or on state farms. Within all these scenarios, national bureaucratic and economic elites and their local counterparts seek to obtain control of land and the power such control confers, sometimes in cooperation and sometimes in competition.

22 As an illustration of Bruce’s contention that elite tenure reformers disagree about the direction that reforms should take, Ben Cousins (op. cit.; Cousins et al. 1990), in writing about Zimbabwe, argued that some elites, including development agents and businessmen, tend to support private tenure, while other elites, including government officers, tend to support customary tenure. In writing about Swaziland (Rose 1992a), I focused upon ordinary citizens’ concerns with tenure reform, thereby suggesting that ordinary citizens want to maintain the positive aspects of customary tenure (sense of community and non-payment for land rights), but they also want to acquire the positive aspects of private tenure (land security and access to credit).

Elites’ Land Control Maneuvers. The Aspect of Self- Interest

23 Land tenure specialists have frequently commented that the ambiguities inherent in African customary property regimes may be manipulated by elites and emergent rural accumulators to their own advantage. In the first place, elites are concerned with defining and interpreting customary land tenure rules. Moreover, they are concerned with validating and establishing customary land tenure practice. Overall, elites aim to mold rules and practices in conformity with their own interests – whether they are operating in a relatively stable or a transitional customary land tenure system.

24 Regarding land tenure rules, some elites (local land authorities who inherit their office or are elected to office) interpret and promulgate rules regarding land access and use. Mostly, they determine who acquires customary land. These elites who bear land administration responsibilities are often accused of land-grabbing. They may acquire favorable land holdings for personal use, they may grant land to family members or friends, or they may grant land to strangers/aliens for profit.6 Regarding land tenure practice, elites regulate how customary land is used. Some elites seek to privatize arable land increasingly through loaning arrangements, exchange of use rights for cash or payments in kind, and outright sale of right of access. In essence, elites aim to benefit disproportionately from resource capture, and the rural majority, who are not in a position to attempt a strategy of expanded reproduction and whose continued access to arable and grazing land is critical for their survival, are vulnerable to the manipulations of the elite.7

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25 Although land tenure specialists generally agree that African elites manipulate the rules and practices of customary tenure to advance their political and economic interests, they rarely balance this aspect of self-interest with the aspect of service to the land community. That is, they focus primarily on elites’ concern with land (individual interests) and do not give adequate attention to elites’ concern with territory (group interests). In the next section, I discuss several country case studies that illustrate elites’ land control maneuvers. Thereafter, I discuss comparatively elites’ maneuvers according to both aspects of individual and group (land community and state) interests.

Country Case Studies

26 In this section, I focus on individual case studies of elite land control maneuvers from several countries – Kenya, Swaziland, Rwanda, and Mozambique.8 Although the nature of the studies varied in terms of the research questions posed, the body of data assembled and the conclusions reached, the data from these studies are presented here to illustrate specific elites’ actions and to derive general principles.

27 All the studies involved situations characterized by land scarcity and land disputes, and all the studies identified different individuals and groups, defined primarily by socioeconomic status and ethnicity, that experienced and responded to land stresses. Many of the elites in the case studies enjoyed national prominence and resided in an urban setting, although they also tended to maintain ties to and interests in rural villages where they held and sometimes administered land. Some of the elites were traditional elites, having acquired status through hereditary right, while other elites were new elites, having acquired status through education and the acquisition of wealth.

Non-War Communities

Kenya. Background

28 Kenya was declared a British protectorate in 1895, and the country officially became a British colony in 1920. Following the Mau Mau rebellion of the 1950s, the British began to move away from colonial rule, as demonstrated by the constitutional conference that was held in 1960. The conference led to the creation of a transitional constitution and ultimately the establishment of political parties. After three decades of factional struggles between various ethnic groups, the groundwork was laid for multiparty elections in late 1992.

Land Dispute Case Study

29 In a case discussed by Colin Kahl (op. cit.), which examined the ethnic clashes in Kenya between 1991 and 1993, both national and local elites exploited ethnic grievances about scarce land just before the elections. These elites, including the vice president, minister of local government, members of Parliament, and close advisers to the president, as well as sympathetic local elites, “… purposefully set out to incite ethnic violence in a desperate attempt to keep the president and his fragile coalition of minority groups in

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power.” (Ibid.: 93) They mobilized minority ethnic groups to their support by invoking land rights – that is, by convincing the members of such groups that they were the victims of land-grabbers who had contaminated their ancestral lands and therefore needed to be expelled. According to Kahl’s account, the clashes erupted in the Rift Valley, Nyanza, and the Western Provinces, the former “White Highlands,” which contained much of Kenya’s most fertile agricultural land. On one side of the clashes were President Moi’s own ethnic group, the Kalenjin, as well as members of other minority groups, including the Maasai, Samburu, and Turkana, and on the other side, were the Kikuyu, Kisii, Luhya, and Luo communities all majority ethnic groups that were associated with the opposition to Moi’s regime. The first ethnic confrontation broke out on October 29, 1991, at Meteitei farm, a cooperative located in the Nandi District of Rift Valley Province. The Meteitei farm, which was formed as a result of the redistribution of white settler land, was jointly owned by 310 Kalenjin (Moi’s group) and 280 non-Kalenjin farmers. Violence erupted after Kalenjin members of the cooperative, with encouragement from local administrators and politicians, claimed sole ownership of the land and expelled non-Kalenjins. Those who refused to leave were killed or had their houses and property destroyed. The violence quickly spread to other communities. By 1993, at least 1,500 people had been killed and 300,000 displaced. Over time, however, most urban elites refused to engage in the ethnic hostilities in rural areas and thus put a brake on rural violence.

30 Kahl speculates, as did numerous observers, that Moi and fellow Kalenjins perceived the calls for multipartyism as an attempt to remove them and their fragile coalition of minority groups from power at a time of mounting urban social problems (rising crime rate) and economic stagnation (rising unemployment rate). In rural areas, tensions were growing due to the rapid population growth, accompanied by environmental degradation and unequal land distribution. In Kahl’s view, the elites exploited long- standing interethnic grievances over land to secure their tenuous political position: they aimed to stabilize their base, to mobilize new supporters from among those who hoped for access to land as a reward for their participation in violent activities, and to co-opt or crush political opponents. A report by Human Rights Watch/Africa similarly observed: “the (Moi) government … capitalized on unaddressed issues of land ownership and tenure, dating back to the colonial period” and further “… manipulated these pressing problems to polarize ethnic sentiments to its political and economic advantage.”9

Analysis

31 In this country case study, elites conveyed ideas about the “proper” ethnic composition of land communities (encouraging a renewed ethnic homogeneity) and about the historical and cultural boundaries of the territory which encompassed these land communities. Their goals were to create the ideological and practical basis for consolidated local land communities within the larger political territory, to enlarge the membership of these communities, and finally, to ensure that the members of these communities would support them in the political arena.

32 Interestingly, urban and rural elites did not share the same interests and thus did not behave in the same way. Urban elites were more concerned with class and business interests, whereas rural elites were more concerned with ethnic and land interests.

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Kahl argued that the divergence of interests arose because in urban areas people were grouped within communities of strangers (low “groupness”), whereas in rural areas, people were grouped within land communities based on kinship, ethnicity, or other ties of affiliation (high “groupness”). In effect, most urban elites did not support the violent efforts of state and rural elites to create ethnically homogeneous land communities; moreover, only a few urban elites supported rural elites when they (urban elites) had rural land interests or national political interests at stake.

33 The case seems to confirm the conflict model of non-war elites presented in the paper’s introduction – namely, that non-war elites are primarily motivated by political concerns. However, Kahl’s data does not differentiate and explain fully the actions of two types of urban elites: political elites motivated by power interests and business elites motivated by economic interests. Moreover, the study does not provide information that would explain the issue of self-interest: nearly all urban elites appeared to be acting in self-interest, but some rural elite appeared to be acting in both self-interest and group interests (i.e., limiting land access and defining the land community). Unfortunately, Kahl does not offer elites’ own interpretations regarding their motivations and actions.

Swaziland

Background

34 The Swazi, subsistence cultivators within the eastern Africa “cattle complex,” are a Bantu-speaking people who settled in present-day Swaziland under the leadership of King Ngwane III during the mid-eighteenth century, forming a mostly monoethnic country. During the reign of King Mbandzeni between 1875-1889, Boer and British concessionaires were granted large tracts of Swazi customary land for grazing and mining purposes in exchange for revenues. This granting of land concessions led to the British High Commissioner’s Partition Proclamation of 1907, which reserved one-third of the territory’ s land area for the Swazi majority as “Native Areas” and the remaining land for a few whites as freehold tenure. After the land partition, Swazi land policy, particularly under the leadership of King Sobhuza II, was to repurchase sizable tracts of land from private land owners through various schemes for the use of Swazis as “Swazi Nation Land” (i.e., land held under customary tenure).

35 In my research in Swaziland (Rose 1992a), I discovered that many elites were involved in land disputes. Some were concerned with defending their personal land rights, but most were engaged in defending their rights to administer land communities under customary tenure or their right to render decisions in particular land dispute cases.

Land Dispute Case Studies

36 1. An elite member of a community falsely claimed to be a land-granting authority and took money from a newcomer to the community, thereafter granting him land. Later, the true land authority in the community found the newcomer building a residence on the land without his permission and evicted him without compensation.

37 2. Several new elites reallocated portions of the landholdings of long-term residents to newcomers in an area. The long-term residents and the hereditary elites of the area

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engaged in a long-term dispute with the new elites regarding individual land rights and administrative rights to control land (and to collect fees for land allocation).

38 3. The authorities in a community took some of a man’s land from him on the grounds that he was a “foreigner” and not entitled to so much land.

39 4. A chief quarrelled with another chief about the boundary between their chiefdoms after a road was built through them. The former chief claimed that the latter chief was using the road as an excuse to augment his power by expanding his land community (in terms of membership and territory) into the land community of another chief (the former chief).

40 5. Two chiefs were each assigned to the same land area by two different government agencies when land was repurchased and a dam constructed on the land. The chiefs were both instructed to divide up the land into irrigated plots. When the chiefs discovered that they were allocating the same land plots to different people, violence erupted. One chief complained about the overlapping land communities to the Central Rural Development Board (modern-day bureaucratic land administrators), whereas the other chief complained to the traditional national authorities (traditional land administrators). The former chief based his claim to the land on his subjects’ land needs whereas the second chief based his claim on his ancestor’s control of the land before it was taken over by the colonial authorities. Moreover, the former chief backed up his claim with written government documents, whereas the latter chief backed up his claim with the oral support of the traditional authorities who verified his version of the area’s land history. The dispute was not resolved, with the result that two chiefs continued to administer subjects within the same territory.

41 6. Several elite members of a community, including its chief, struggled to assert administrative powers over land in a repurchased area that had been granted to them in exchange for their land that had been taken for national development purposes. Different parties asked the traditional national authorities (customary law) and the modern High Court (Roman-Dutch law) to intervene. Both the authorities and the High Court declined. Ultimately, the chief and his advisers were banished from their area by the national council (a group of royals acting temporarily following the death of the King), thereby being forced to abandon their homes and properties without compensation. Subsequently, the chief was compelled to administer his subjects in a territory where he did not reside.

Analysis

42 Elites in Swaziland, partly in response to the historic land losses to settlers from South Africa, often associate customary land tenure with their political power. From their perspective, their power is linked to control of territory (a physical land area). Unfortunately, in recent times, much confusion exists regarding the nature of “territory” in Swaziland and the rights of land authorities (chiefs and their councils) to control (administer) different territories.10 For example, in Cases 4 and 5, two chiefs controlled different subjects in the same or overlapping territory, and in Case 6, a chief controlled subjects in a territory in which he was not allowed (according to the edict of the national authorities) to reside. (In the latter case, the chief controlled the land rights of his loyal subjects, even though he could not assert personal land rights in that territory himself.)

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43 Because of confusion regarding the nature of territory in Swaziland, the concept of “land community” is more useful. If Swazi elites are unsure about the exact extent of the physical territory (i.e., the land) they control, they can be more sure about the social (“relational”) land community over which they have authority. (We should add that modern-day political loyalties are shifting as well.) As explained earlier, elites define the nature of a land community which they control: in other words, they decide who can join a land community and what rights, including land rights, the members have. For example, in many cases, such as Case 3 above, some members of the land community were accorded weak land rights; long-term settlers had more secure and significant land rights than newcomers, and people who were “known” had an easier time acquiring land than “strangers.”11 In Case 3, a man’s land claims were reduced on the grounds that he was an immigrant from South Africa who could not reasonably have been granted extensive land rights by the current land authorities’ predecessors.

44 Cases 5 and 6 are particularly interesting because they point to a definition of “land community” in which the physical land area and its members are separate. In Case 5, two chiefs were assigned by different government agencies, which were not acting in coordination with one another, to the same repurchased area; and in Case 6, the chief lost control of his land area but retained control of the members of the land community (other people in the area pledged allegiance to another chief). In other words, in Cases 5 and 6 two land communities were intermingled within the same territory. Of additional interest, in Case 6 the national authorities were overseeing the evicted chief’s territory; thus, a chiefly territory had become a national territory. In several cases which are not discussed in this paper, both chiefs and subjects were banished from their territory, although they continued to view themselves as a community without land.

45 The causes of modern-day confusion about Swazi chiefs’ power to control land (i.e., the physical land areas and the people within the land communities) are numerous and complex. Clearly, land communities in Swaziland are undergoing various transformations. As the above cases indicate, new developments in land tenure, including customary land tenure, have given Swazi local elites added incentive to control land. For example, as Case 1 demonstrates, land rights can be sold to unsuspecting newcomers to an area, and thus fraudulent land authorities (or at least authorities with tenuous claims) are on the rise. Case 2 demonstrates that new elites who have economic power (often through business interests) but limited political power, seek to gain political power (and thus more economic power) by controlling land. They collect fees for administering land (e.g., allocating land and overseeing land disputes). Still, the old elites who have political power through hereditary rights are not willing to relinquish their land control privileges without a fight.

46 In addition to transformations in land communities that are produced by local elites, national elites and national agencies are bringing about changes – sometimes inadvertently by producing the conditions that lead to land disputes within land communities. As Cases 4 and 5 illustrate, the introduction of a development project by government officials in a national agency can bring an old land dispute to the surface or instigate a new land dispute. In Case 5, which involved a dam, an old land dispute re- surfaced, and in Case 4, which involved a road, a new land dispute developed. Clearly, Swazi land authorities have considerable incentive to attract development projects to their areas and to defend their rights to administer such areas when development

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projects arise. Unfortunately, as Cases 5 and 6 demonstrate, their tasks are complicated by the fact that government agencies often work at odds with one another. Moreover, the parallel bureaucratic structures (traditional royal and modern civil service) and the parallel legal systems (customary and modern Roman-Dutch law) sometimes issue conflicting opinions or refuse to acknowledge responsibility or jurisdiction.

47 This country case study seems to confirm the conflict model of non-war elites. Both national and local elites, by their own admission, were concerned with maintaining their political power by controlling land. At the same time, they were extremely loathe to acknowledge that they were benefiting economically through their land control efforts. Clearly, to acknowledge what many ordinary Swazi citizens told me – namely, that elites were collecting fees for their land administration services – would be to acknowledge that they were violating a basic rule of Swazi customary law and practice. The issue of whether Swazi land authorities were acting primarily in self-interest or for their land communities is also complex. For example, one might ask whether the chief in Case 2 was acting for the land community, as he argued, by reducing a subject’s land area, or whether he was acting in self-interest by acquiring land (in a land-scarce area) to reward loyal subjects and attract new subjects. Or, in Cases 4, 5, and 6, one might ask whether the chiefs were acting for their land communities, as they argued, by struggling to maintain their control over a physical land area, or whether they were acting out of self-interest by seeking to maintain their political control over an economically desirable area – a land area with desirable new features (a road and a dam). Perhaps the land authorities in all the cases believed that their self-interest and the interest of their groups were closely intertwined.

Post-War Communities

Rwanda. Background

48 Rwanda is a densely populated, largely agricultural-based country whose history has been marked by ethnic competitions between majority Hutus and minority Tutsis for power and control of increasingly scarce resources and land. Over the years, these competitions culminated in several violent episodes; the most recent occurred in the form of a genocide and civil war in 1994. At that time, up to one million people were killed, and up to two million people were displaced within and outside the country.

49 Before the arrival of Europeans in modern-day Rwanda at the beginning of the twentieth century, two principle customary land tenure systems existed in the territory: the “ubukonde” system in the north and northwest and the “igikingi” system in the central, eastern, and southern parts of the country (André 1998; Burnet 2001; Newbury 1988). These systems were very different but they shared notions of collective ownership of land among members of patrilineages. Up until 1994, several researchers focused on the specialized topic of Rwandan land tenure frequently observed that an ever-higher population growth rate and density was leading to land and resource scarcities in some Rwandan communities. Although these researchers had studied local land tenure and disputes under relatively stable political and economic conditions (even if set within the national context of a growing movement for political power- sharing and a decline in economic markets), they nonetheless observed that customary land tenure was fluid and that farmers were devising new land use practices (e.g., crop

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diversification) under changing demographic, agricultural, and environmental conditions (e.g., declining soil quality and resource shortages). Ultimately, their research led to assertions that individual Rwandan farmers creatively altered and adapted land use practices in accordance with the size and quality of their landholding and their current or projected household needs. After 1994, however, many researchers hypothesized that under conditions of extreme stress, the end point of the causal relationship between population pressures and land/resource shortages was not necessarily ongoing individual adaptations, but rather conflict.12 Still other researchers pointed to the role of elites, when they linked land issues and conflict.13

50 In my 1995 pilot study in post-war Rwanda (Rose 1995, 2000a and 2000b), informants told me about several recent land disputes in both rural and urban areas – some of which involved elites either as authority figures or disputants (Cases 1 and 2 below). Overall, the land disputes arising at that time involved several types of disputants: refugees from 1959 who fled to neighboring countries and returned after the 1994 war to reclaim their land (“Old Case”); refugees from the 1994 war who returned after the war to reclaim their land/houses (“New Case”); and resident landowners who took advantage of post-war land tenure uncertainties (e.g., they took over the land of absentee landholders or they extended their land boundaries into areas claimed by absentee or disadvantaged [e.g., female] landholders). Upon my return to Rwanda in 2002, I learned about new types of land dispute cases (Cases 3 and 4 below).

51 After the 1994 war, many refugees voluntarily constructed completely new land communities within Rwanda. In 1995, I discovered groups of refugees from Burundi settled together in Sake (southern part of Rwanda) and from Uganda settled together in Ngarama (northeastern part of Rwanda). These refugee groups were building new land communities – communities with leaders, members, and an agenda but without permanent land rights within the larger nation-state. By 1997, the Rwandan government had begun to implement the controversial “Imidigudu” land policy which aimed to regroup the country’s entire rural population within villages (i.e., concentrated land communities). This policy, which had many positive objectives (e.g., security, development of infrastructure, and increased land productivity through land consolidation), also brought accusations of negative effects (e.g., injustices in land sharing/distribution and compulsory resettlement). The important point, for this paper, is that local land authorities, in the absence of a clearly formulated national policy on “Imidigudu” – not to mention a national land law – were granted by national authorities considerable latitude in selecting sites for resettlement, in selecting beneficiaries that would acquire land and housing, and in implementing development activities (see Case 3 below). At the same time researchers discovered that those local authorities who stood to lose land if the “Imidigudu” policy was implemented in their areas resisted it; they knew that their political and economic interests would be threatened if their land communities were redefined (Brookings… 2001; Burnet op. cit.; Hilhorst and van Leeuwen 1999).

Land Dispute Case Studies

52 1. Several residents of a community several miles south of the capital Kigali extended their boundaries into the land areas controlled by women, mostly widows, in the belief

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that the women could not defend their land claims (in Rwanda, men control customary land).

53 2. A refugee returned to the capital Kigali, only to discover that his house was occupied by a high-ranking government official. The returning house owner presented documents to the Land Commission to substantiate his claim of ownership. Thereafter, a Land Commission officer approached a neighbor (a local leader) of the current house occupant, with a request that he provide details about the occupant (i.e., his name, place of employment, and the times when he was at home). Upon learning about the Land Commission’s investigations, the occupant persuaded his political connections to imprison the neighbor on false pretenses.

54 3. A New Case returnee (left the country ca. 1994), NC, and his family returned from Tanzania at the end of 1996 and found their house in a “paysannat” (a settlement area) occupied by an Old Case returnee (left the country ca. 1959) and his family. The occupant refused to move out, so NC and his family were lodged temporarily in a makeshift village close by. NC explained to the researchers: “The authorities did not let us return to our old houses, to prevent problems between originals and repatriates.” NC used to have a good banana plantation on fertile ground but the occupant was not willing to share the harvest. According to NC, the problem was not in the first place with the occupants, but with the local authorities. One such authority, the “conseiller,” also an Old Case returnee, was occupying a house himself in the same “paysannat.” He was the one who decided that the Old Case returnees could stay and that the New Case returnees had to be lodged somewhere else, at least for the time being. In effect, NC blamed the “conseiller” for making people move and for relying upon the military to enforce his orders – in the name of security.14

55 4. A floodplain became a military zone and the former inhabitants were not allowed to return. They were ordered to move to an NGO (Non-Governmental Organization) settlement. According to the former inhabitants, the area may have been a military zone for some time, but it was gradually distributed to a number of military officers. The officers used the land for cultivation of sorghum, a highly valued cash crop. Arrangements for tenancy were made with the local population and some people found employment as wage laborers on the estates of the military. The idea that the land had not been returned to the former “owners” but instead given to the military, who resided in other areas, was a source of resentment.15

Analysis

56 Many land communities in Rwanda were destroyed during the war and genocide, that is, huge numbers of people were killed or dislocated, and land areas were abandoned and taken over by others. The result was that the rules and practices of customary land tenure underwent considerable transformations – not due to a gradual evolution of rules and practices (as had been occurring in Rwanda before the war), but rather as a consequence of the radical changes that occurred in all aspects of Rwandan society following the war and genocide.

57 In Rwanda today, uncertainty exists regarding the territories (physical land areas) that local authorities do or should control. At the same time, as mentioned, local authorities are given considerable autonomy in selecting territories in which they will build new land communities and in deciding who will join the land communities that they are

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rebuilding. Many of these local authorities who are developing new land communities are “new” elites who came from other communities in Rwanda or from countries where they did not control land.

58 The evidence seems to indicate that some Rwandan elites and citizens with economic resources are able to encroach with impunity upon other people’s land rights in both rural and urban areas. In Case 1, some rural women were unable to defend their land areas (belonging to their deceased husbands and other male relatives) against the claims of land-hungry men. In Case 2, an urban man was unable to reclaim land and property that had been taken over by an elite man with political connections.

59 In urban areas in Rwanda, elites seem to be less concerned with the political implications of building land communities than with their personal economic benefits in land acquisition. As a contrast, in rural areas, elites, who are concerned with building land communities, are concerned with taking over land for political purposes: they often aim to construct land communities from people belonging to the same ethnic group, having the same political orientation, or originating from the same region. Case 3 is an example of a rural elite, an Old Case refugee, who was attempting to construct a community out of Old Case returnees. In this case, ordinary citizens, usually the New Case refugees, resented the “new elites,” i.e., the Old Case returnees (“repatriates”) who returned to control and, importantly, to redefine the land community, after the foreign-based RPF army won the war. Of particular interest in this case, the disgruntled landholder directed his resentment toward the elites – not the house occupants who had denied him access to his banana trees and confiscated his household goods.

60 This country case study does not fully confirm or refute the model of post-war elites. The land dispute data that have been collected thus far support the idea that elites are concerned with furthering their own economic and political interests in structuring land communities. Regarding their economic interests, additional research needs to be conducted concerning how these elites are benefiting economically: for example, besides benefiting financially from their personal acquisition of land, some elites appear to be granting land to people for a fee. Regarding their political interests, the post-war state elites in Rwanda have clearly created a new avenue of advancement for new elites by permitting them to develop new local land communities, as demonstrated in Case 3 and to a lesser extent in Case 4. Case 3 involved the political interests of new elite authorities (acquisition of power), while Case 4 involved the economic interests of new military elites (acquisition of agricultural land). Despite the evidence of elites’ self- interest in the national recovery process, many elites have offered the argument (to me and other researchers) that they are primarily concerned with furthering the collective and individual economic interests (i.e., “recovery” interests) of the people within new land communities.

Mozambique

Background

61 In the 1980s, several factors helped to increase land pressures in the peri-urban zone of Maputo and contributed to new groups of people coming from outside Maputo seeking land. These factors, which included 1) closure of the South African mines to

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Mozambicans, 2) droughts and a severe drop in agricultural exports, 3) the “open- arms” policy of the government following independence, and 4) the civil war of the previous fifteen years, led to massive migrations into Maputo by people seeking employment, land, and security (Pinsky 1985). Although the citizenry’s interest in land acquisition was keen, they were burdened with much uncertainty regarding the availability of unclaimed land and the rules for acquiring such land. In fact, many land- seekers discovered that a land area was claimed by multiple interested parties: by land- owners from the era before land was nationalized (pre-1980); by occupants who acquired the land when it was nationalized; by occupants who settled on the land during war-time; and by occupants who acquired rights to the land after the war – often through purchase and acquisition of official documents.16

62 At the time of our study in post-war Maputo, Mozambique, in the early 1990s (Boucher et al. 1995; Rose 1992b), 17 the Government of Mozambique was considering legal changes in its land law and administration of state leasehold property – an enormous challenge given its past socialist history and the uncertainties created by its current transition to a private market economy. Our study pointed to the economic inefficiency caused by the lack of a coherent, consistent, and enforceable land policy that was conducive to individual land ownership and rights of transfer. Moreover, our study found that the effects of legal uncertainty – tenure insecurity, high transaction costs, and weak incentives for fixed land improvements – contributed to widespread perceptions on the part of citizens that the land tenure system (particularly in the peri- urban area of Maputo) was being manipulated by the elite for their personal post-war economic survival or advancement.

Land Dispute Case Studies

63 1. A leader sent another leader to a woman who had held her lot since 1970, with the news that she had to permit him to occupy part of her lot since he did not have land. She agreed but resented the fact that she was forced to allow a stranger to settle on her property, even though she had relatives who had lost their land and homes during the war.

64 2. A production cooperative seized half of a woman’s agricultural land.

65 3. A police agent invaded a widow’s land with a tractor, destroyed her crops, and settled on two of her lots.

66 4. A high-ranking man from the Ministry of Mining began to cultivate an area of land that another man had not yet cleared.

67 5. Several officials ordered six women to abandon their land so that it could be consolidated into a large land area and thereafter used for the development of a plantation by the Rubber Manufacturers of Mozambique. The officials’ justification for their action was that the women were “neglecting” their land. One woman told the researcher that high-ranking officials were actively looking for fertile lands in their area, with the end goal of confiscation. She believed that the process of land redistribution in her area was orchestrated by the same officials to whom she and the other women, as complainants, would have to present their claim (i.e., she argued that the elite officials were acting in conflicting roles as both authority figures and disputants).

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Analysis

68 A special feature of our Mozambique study was that the field staff interviewed both elites (national and local leaders) and landholders in an effort to reveal their differing interpretations about the causes of post-war land disputes. Both landholders and leaders blamed post-war land problems on the other group. Landholders accused leaders of using false reasons for evicting one person in order to allocate land to someone else. For their part, leaders accused some citizens of obtaining land under false pretenses in order to give the land to family members or to sell it, thereby subverting the leader’s authority and the community’s cohesiveness by their illegal land transactions. When considered as a whole, the most striking difference between the disputants’ and leaders’ accounts was the attribution of responsibility for land disputes: the landholders tended to blame the local authorities, whereas the local authorities tended to blame the authorities above them for taking actions without consulting them.

69 Ordinary citizens reported in interviews that they believed that elites were able to gain control of land because they possessed both knowledge about land rules (including ongoing changes in rules) and institutional connections. Otherwise, they believed that elites were able to manipulate vague rules and use administrative confusion to their advantage. These citizens accused local leaders of encroaching upon land for personal benefit, of showing favoritism to friends in land allocation or dispute settlement, of distributing land rights to high-ranking bureaucrats who might be in a position to provide them with reciprocal services, of selling land rights for personal profit, and of taking money for rendering land-related decisions.18

70 Many citizens believed that wealthy elites who did not hold public office or did not work in an official capacity could still work the system effectively – in particular, by buying land documentation papers that would secure their currently occupy or never had occupied the land which they wished to lay claim to. At the same time, when citizens wished to formalize their rights, they were most often referred from one agency to another – all of which denied jurisdiction over, responsibility for, or knowledge about the procedures for processing land claims.

71 Most of the disputant cases (18 out of 26) involved at least one person who did not reside within the community of the disputed land, including heirs or former landowners of nationalized property, former landowners who had abandoned their property, or Portuguese residents who had left the country. Moreover, it was evident that most cases (17 out of 26) involved at least one elite disputant with wealth or political connections; this party frequently sought to acquire land for commercial activities through encroachment or through assistance from the authorities.

72 Many cases indicated that the weakest, most needy segment of the population, single women and widows, encountered the greatest problems in securing and maintaining land rights against the claims of land-hungry elites (local leaders, government officials, and police): Cases 1, 2, 3, and 5. Moreover, when women (as well as other needy population groups, including war refugees) did receive land, it was often granted in transitional areas where the plots were most likely to be reassigned or reclaimed. Most ordinary citizens had trouble defending their land claims against the land interests of

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business elites, who were granted priority to land in the name of national “development” interests (Case 5).

73 The Mozambique land dispute data are consistent with this paper’s model in that the country’s post-war elites were primarily concerned with furthering their economic interests. In all land dispute cases in the study, elites were acting in their self-interest, or at best, in the limited interests of relatives, friends, business associates, or officials (according to the accounts of citizens). The elites interviewed did not express any interest in forming or joining a land community – most likely because their land interests were limited to a peri-urban area. Because the study was limited to a peri- urban area, it does not explain the motivations or actions of rural elite.

Discussion

74 The case studies presented in the previous section demonstrate how and why elites are attempting to control land in the context of different African nation-states and communities. As the data indicates, elites in non-war countries, such as Kenya and Swaziland, resort to land control maneuvers as a means to improve their personal political position through the definition of territory, whereas elites in post-war countries, such as Rwanda and Mozambique, resort to land control as a means to improve their personal economic position through acquisition of resources. But the evidence is more complex, because in all countries elites promote group interests in land and territory, relying upon land as a symbol to demonstrate their concern with citizens’ land access problems.

75 Viewed from a comparative perspective, the primary reason that African elites seek to control land is that they seek power, and in African customary land tenure systems, land is linked to power. As illustrated in all the country case studies, elites acquire power by conveying ideas about nation and territory. For example, in post-war Rwanda, new national elites are deciding how their country’s customary land tenure structure will be re-defined in policy and law, and new local elites are implementing emerging policies and laws at the community level. In addition, all the country case studies illustrate how elites acquire land (for themselves and for the land community) by conveying ideas about community and personal property rights. For example, in non-war Kenya of the early 1990s, national elites were attempting to remake rural land communities into ethnically homogeneous units for their own political benefit. Still, as the specific land dispute case studies demonstrate, elites’ concerns with power and land vary across countries and communities.

76 In this section, I consider the question: what impact do elites’ land control maneuvers have upon their communities and states? My answer to this question stresses that elites’ land control maneuvers are complex and need to be situated within specific contexts (national, regional, local, and case-related) and analyzed according to individual motives.

77 Before the impact of elites’ land control maneuvers can be discussed, the elites themselves should be differentiated. As demonstrated in the country case studies from Kenya, Rwanda, and Mozambique, urban elites (many of whom are also “national” elites in that they are involved in the state bureaucracy) are primarily concerned with acquiring private land tenure, although they may also seek to retain or to acquire customary land in rural areas as a form of “security,” for agricultural purposes (often

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worked by hired help), or for the benefit of relatives. Urban elites use their landholdings in town primarily for constructing residences or businesses. On the other hand, as demonstrated in the country case studies from Swaziland and Rwanda, rural elites (most of whom are “local” elites in that they are involved in the regional or village bureaucracies) are primarily concerned with maintaining or building land communities (in these two cases, on the basis of customary law).

78 In all the country case studies, national elites’ land control maneuvers define the nature of local communities (the physical territory, the type of land tenure, the leadership structure, and the requirements for land development). In non-war countries such as Swaziland, where the customary land tenure system is evolving gradually but is stable, the national authorities carefully direct and monitor local land communities – even to the extent of disciplining individual chiefs. Nonetheless, sometimes the national authorities avoid confrontation with local authorities regarding land tenure administration, as evidenced by the proliferation of fraudulent or questionable local land authorities in the country. In other countries such as post- war Rwanda, where the customary land tenure system has been severely disrupted by war, the national authorities are unable to direct and monitor all local land communities, and thus permit local authorities to implement national policies as they see fit.

79 At the same time, in all the country case studies, national elites’ land control maneuvers have an impact upon the state in that they create a system, an order, for the administration of land areas within the national territory. Although different observers will have various interpretations regarding elites’ actions, including in land policy development and administration, most will agree that elites invariably play important roles in influencing the larger national ends of state-building, such as establishing political parameters, shaping class structures, and influencing civil society developments.

80 Local elites’ land control maneuvers have an impact upon communities in that they influence the day-to-day administration of land communities. When elites do a reasonable job at this task, they build cohesive communities in which members accept common standards and work for common goals (e.g., specific development goals, such as the irrigated plots in the Swaziland dispute Case 5). When elites do not do a reasonable job at this task, they do the following: create the impression of unequal land access in communities or of land access based on patronage (the Rwanda dispute Cases 1-4 and the Mozambique dispute Cases 1-5); allocate land to others on the basis of personal connections or for profit (the Swaziland dispute Cases 1, 2, and 3; the Rwanda dispute Cases 2, 3, and 4; and the Mozambique dispute Cases 1-5); create confusion about leadership within the land community (the Swaziland dispute Cases 1, 2, and 6 and the Mozambique dispute Cases 1, 4, and 5 – particularly in peri-urban areas); give rise to dissent and the growth of factions in communities (the Swaziland dispute Case 2); and foster confusion about customary land tenure rules because they apply them idiosyncratically rather than systematically from case to case (the Swaziland dispute Cases 1, 2, 3, 5, and 6 and the Mozambique dispute Cases 1-5).

81 If various observers have offered different interpretations regarding the impacts of elites’ land control maneuvers at the state and community level, they have not dealt with the difficult aspect of motivations: in other words, such observers have not offered context-specific interpretations regarding elites’ beliefs and actions. The question

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arises: when are elites acting out of self-interest and when for the land community? In part, this question has an academic side: it aims to discover how elites conceive, first, of territory and land, and, second, what their role is in developing culture- and individual-specific conceptions of territory and land. But this question also has a practical side because it aims to discover why elites develop particular national land policies/laws and why they administer local land communities in a particular manner. Most importantly, the question aims to discover how elites justify their conceptions about and their practical approaches toward land administration.

82 The academic side of this question can be addressed by a brief examination of the elites’ perspectives regarding land in the four countries covered in this paper. In the Kenya example, some national and local political elites believed that they should rebuild, according to ethnic criteria, local land communities within the national territory. In the Swaziland example, national royal elites believed that they should guarantee that chiefs were loyal and that they uniformly administered their land communities within the national territory according to royal criteria. It would seem that the powerful Swazi monarchy continues to consider national territory as royal territory; expressed otherwise, the state remains synonymous with the royal family. In the Rwanda and Mozambique examples, the national elites encouraged local authorities and populations to act independently, although according to vaguely defined national policy objectives, in forming communities within the national territory.

83 As far as the first practical side of the question is concerned, that is, whether and how elites are acting out of self-interest, observers commonly accuse African elites of the following self-interested actions: allocating the best land to themselves; rewarding their associates with land allocations or favorable decisions about contested land; restricting the membership of land communities to suit their own interests; selling land for profit; permitting non-customary use of land for profit; “shopping for forums” (bureaucratic or legal) in order to support their particular interests; and controlling local committees that deal with land allocations and development initiatives. Overall, the self-interest argument implies that it is in elites’ own best interest to maintain a “hidden” system of operational land tenure (particularly customary tenure but even private tenure), in which they keep the rules and procedures flexible and somewhat opaque, so that they can shape land law and practice according to their own specifications (e.g., they can ensure that land is settled by persons of their choosing and that these persons use the land according to their specifications).

84 As far as the second practical side of the question is concerned, that is, whether and how elites are acting for the land community, African elites commonly justify their actions by arguing that they have done the following: fostered the unity of the land community in the pursuit of common political objectives (e.g., in Kenya); integrated the land community for the purpose of development objectives (e.g., in Swaziland and Rwanda); and consolidated the land community (in terms of landholdings) for numerous reasons, including security (e.g., in Rwanda and Mozambique). In essence, elites argue that their approach to land administration is justified because it ultimately benefits all individuals or all land communities within the nation. Moreover, elites argue that their approach creates order and structure in the national land tenure system, such that individual land interests are transformed into collective territorial interests.19

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Conclusions

85 In this paper, I relied upon a conflict model to demonstrate how, why, and with what effect Africa’s elites seek to control land in both non-war and post-war national contexts. More specifically, I looked at the different land tenure systems, the different types of elites, and the different types of land disputes that involve elites in four African countries. I focused upon customary land tenure systems, which continue to be important in many African countries. In such systems, land is viewed as “relational,” that is, controlled by individual elites who apply informal, flexible, and localized rules and practices (a social and political perspective toward land). These systems stand in contrast to systems in which land is viewed as “territorial,” that is, controlled by a bureaucratic state apparatus in which formal and standardized rules and practices are applied (an administrative perspective toward land). Many African elites support a continuation of relational systems of land tenure (whether within a customary or a converted system of land tenure) because they derive personal and group economic and political benefits by controlling land and land communities within such systems. For their part, many ordinary Africans support the continuation of customary land tenure systems because, in theory, such systems ensure land access for all, regardless of economic assets.

86 Africa’s elites, whether acting in self-interest or for land communities, are essentially focused upon local and regional interests in territory, rather than upon national or international interests in the global community. Therefore, as long as such elites adhere to an individual- or group-centered concept of territory, as embodied within most systems of customary land law, they will not be inclined to move toward a global perspective of land. In a world that is increasingly thinking in global terms, Africa’s elites find themselves caught between traditional, localized pressures to control territory and land communities and modern world tendencies to de-emphasize territory for the benefit of global interests.

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NOTES

2. T. Ranger (1993: 355), among others, suggests that the notion of communal tenure is a European construct. 3. As an example of African elites positioning themselves to control land, R.P. Werbner (1993: 120) discusses how the powerful and the privileged of Botswana have “… turned large tracts of land that were previously tribal assets into patrimonies.” 4. I define non-war countries as those that have not been engaged in widespread inter- or intra-state conflict for more than a decade previous to the research, and post-war countries as those that have been engaged in inter- or intra-state conflict, primarily armed struggle, with the decade previous to the research. I do not examine elites’ land control maneuvers during wartime. 5. See, for example, Bond 2000; Chabal 1999; Dogan and Higley 1998; Gravel 1968; Kotze 1994; Kotze and DuToit 1995; Maquet 1961; Newbury 1988, 1995; Osaghae 1991; Russell 1998; Sleif and Wright 1999. 6. Writing about Lesotho, K. Prah (1989: 124) argues that many Basotho citizens are concerned that land is increasingly passing from the hands of the ordinary unsophisticated Basotho into the hands of the rich, elites and foreigners who do not necessarily invest in the country. 7. Writing about Zimbabwe, B. Cousins et al. (op. cit.: 26) comments that elites have considerable power in determining how customary land will be used because they dominate local development committees (e.g., area farming committees), and thus are in a position to influence development initiatives and preferential access to development funding. U. Otzen et al. (1988: 125-126), in their case study of Bikita District of Zimbabwe, write similarly about patronage networks that control access to services. 8. The data from Swaziland, Rwanda, and Mozambique are from research projects in which I was involved. 9. Human Rights Watch/Africa, “Kenya: Old Habits Die Hard”: 4-6. 10. When I conducted research in Swaziland in the early to mid-1980s, the subject of chiefs’ areas was so sensitive that government officers were unwilling to distribute old maps that demarcated different chiefdoms. The officers argued that such maps had the potential to rekindle disputes about chiefly power and territories of control. 11. In some African countries, new elites or elites with few followers may purposely grant land to strangers in order to build up a base of loyal followers. 12. See, for example, André and Platteau 1997; Bonneux 1994; Campbell et al. 1994; Clay et al. 1996; Flagg 1996; Ford 1993; Grosse 1994; Hussain 1991; Kaltenegger 1992; Kangasniemi 1998; Maquet and Naigiziki 1957; Mcallister 1994; Percival op. cit.; Percival and Homer-Dixon op. cit.; Uvin 1998. 13. See also André op. cit.; Burnet op. cit.; Newbury 1995; Pottier 1997. 14. This case is reported in Hilhorst and van Leeuwen (op. cit.: 42-43). 15. This case is reported in Hilhorst and van Leeuwen (ibid.: 40-41). 16. For further evidence of elite land control maneuvers in Mozambique, refer to Jon Unruh’s (1997) research into the role of land dispute resolution in critical resource areas in Mozambique. He demonstrated how different categories of people, ranging

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from smallholders to the elite owners of foreign estates, strategically constructed evidence regarding land rights in order to gain or retain access to land. 17. The study was supported by the Land Tenure Center of the University of Wisconsin- Madison. 18. In some of the case studies, local leaders worked at odds with one another, selling land rights for the same plot of land to several different parties. 19. From my experience, African elites justify their land administration policies or practices with reference to groups (e.g., women farmers) or to communities – rarely to specific individuals.

ABSTRACTS

Abstract The general assumption in the literature is that African elites’ efforts to control land, either through acquiring personal land holdings or assuming administrative responsibilities, are self- interested. In this regard, two questions might be raised: 1) why and how do African elites seek to control land in the contexts of different communities and states? and 2) what impacts do their land control maneuvers have upon their communities and states? In this paper, I discuss these questions, examining and contrasting the different ways in which an expanding and diversifying elite class in several African countries manipulate the rules and practices of land tenure.

Résumé Il est couramment admis dans la littérature que les efforts des élites africaines pour contrôler la terre, soit en acquérant des biens fonciers propres, soit en assumant des responsabilités administratives, servent leurs intérêts personnels. Deux questions peuvent être soulevées à cet égard : 1) pourquoi et comment les élites africaines cherchent-elles à contrôler la terre dans différentes communautés et États ? 2) quelles sont les conséquences de ces manœuvres au sein de ces mêmes communautés et États ?

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Names beyond Nations The Making of Local Cosmopolitans

Engseng Ho

The collection of territories ruled over by the House of Habsburg never found a settled description... for almost three hundred years they had no common name... In 1804 Francis II, the last Holy Roman Emperor, saw his Imperial title threatened by the ambition of Napoleon and invented for himself the title of “Emperor of Austria.” This, too, was a dynastic name; the Empire was the Empire of the House of Austria, not the Empire of the Austrians. In 1867 the nation of Hungary established its claim to partnership with the Emperor; and the Empire became “Austria- Hungary.” The non-Hungarian lands remained without a name until the end... In other countries dynasties are episodes in the history of the people; in the Habsburg Empire peoples are a complication in the history of the dynasty... the history of central Europe revolves round them, not they round it.(Taylor 1976: 9-10)

Dynasty, Diaspora, Destiny

1 Nations are made, not born. In their making, the spilling of blood often plays a greater role than its transmission. Yet birth remains a compelling metaphor, giving persons rights to nations, and giving whole nations fathers (and less often, mothers). The interchange of identities, between persons and their nations, is an effect of the pervasiveness of birth as metaphor, which serves to connect things of different orders. But birth is more than a metaphor; it is a mechanism. As the link between ontogeny and phylogeny, birth is the mechanism which makes nations appear natural, as families writ large. Thus it bestows upon the nation its very name, nasci, “to be born,” and its task, to grow. Nationalism is easily considered a sub-field of kinship studies.

2 Whether birth be nature or culture, it gains social significance from a subsequent act, that of naming. While there are as many sets of names as kinship systems, names in fact identify persons and groups with things beyond the sphere of biological and cultural reproduction (i.e., kinship), to include territory, for example. The House of Habsburg took its name from the castle of Habsburg (or Hawk’s Castle, Habichtsburg) in present- day Switzerland, identified itself with Austria very early on, with the 13th-century Rudolph II of Austria, expanded when Rudolph III of Austria became King of Bohemia,

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Albert V of Austria became King of Hungary, and so on to predicate itself upon Germany, Spain, the Holy Roman Empire, and even the whole world, in its motto A.E.I.O.U.: Austriae est imperare orbi universo (Austria is destined to rule the world). By following the movement, circulation, change and conservation of names, we in effect end up tracing the Habsburgs as a dynasty, a diaspora, and a destiny. We end up with a whole history of central Europe, as the quote from A.J.P. Taylor above suggests, if not of the world, with the assassination of Archduke Ferdinand and the onset of World War I.

3 Viewed in this way, the nationalist identification of land, language and people appears as a particular moment, or stop, in the broader movement of names through space and time, movement which in its nature tends to mix things up. Today, Germans live in Germany and speak German. In France are found the French people, who speak French. England – English people – English language. Nationalist equations of land, language and people may be seen as artifacts of naming, of a particular naming practice: one name given to things of three completely different orders ties them together. It is in metaphors of birth and growth that the nation is able to weave its magic. The branching lines of a genealogical tree provide an image which unites birthing and naming. Its elements are names, its lines the motion of parturition connecting the names. The arboreal imagery unites not only names and births, but descends into the very soil to root and ground them both in territory as well. Thus genealogies are often thought of in terms of origins, and origins are often thought of as genealogies.

4 When viewed solely from the point of view of names, the nationalist identification of land, language and people is about stopping names’ motion. In comparison, the Habsburg dynasty can be viewed as a circulation of names, as we have seen: not so much a circulation of the Habsburg name through different territories, as a circulation of the names of different territories through the Habsburg dynasty, as Taylor emphasized in the quote above. This circulation, however, is still a relatively restricted one. The Habsburgs were a dynasty, and a grand one, because all these names of places circulating through it revolved around a very few lines of descent. The most dramatic territorial expansions of the dynasty occurred through a few marriages with well- endowed heiresses, and the lands were subsequently kept together by highly endogamous unions. This is the opposite of nationalist naming practices, in which very many lines of descent circulate through only one name, that of the nation.

5 In providing a comparison with other contributions to this issue of Études rurales devoted to territoriality and national community, I would like to discuss naming practices very different from those of the Habsburgs and the European nationalisms which rivaled and supplanted them. I would like to discuss naming practices in which a few names circulate through many lines of descent and many territories. These are the names present in the genealogies of the sayyid-s of Hadramawt, Yemen, descendants of the Prophet Muhammad whose settlements around the Indian Ocean constitute an extensive diaspora. Their genealogies represent mobile and expansive naming practices, compared to the restrictive ones of the Habsburgs, and the rigid, immobilizing ones of European nationalism. Like the Central European relation between a dynastic empire and nation-states, they occur in the context of an asymmetrical relation between a transregional social entity and local ones. But the parties to the asymmetry here are different. They are a prophetic lineage with a universalizing religious mission, and creole port-states hosting transregional trade.

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Names can be thought of as a medium in which exchanges between these parties are given value, or nominalized, and boundaries between them redrawn.

6 In the section to follow, we will look at how a universalizing narrative of prophetic mission is articulated in a language of names. We will then look at kinship and marriage relations to understand how diasporic, creole communities/networks are created at the point of articulation between transregional and local social entities. Here, names are again at play, now not as narratives of origin but of alliance, usurpation, gift-giving. The analysis will proceed by examining genealogical representations. These genealogies are about both universal religious values and particular kinship relations. In providing cultural forms of representation which capture both realms, genealogies are not linear instruments which simply point back to origins, obscure or glorious. They are complex languages of cosmopolitanism in which the foreign and the local negotiate co-existence in vital ways. They underwrite the existence of what I call local cosmopolitans, and thus have consequences observable in gross historical outcomes. Their counterparts in the Habsburg empire, in contrast, were court cosmopolitans out of their element when in the provinces, “… and even the twentieth century Michael Károlyi, the last great Hungarian aristocrat, spoke French and German better than Hungarian.” (Taylor 1976: 22-23) When nationalist movements arose in modern Europe, the Habsburgs became repudiated as foreigners. After WWI, the head of the House of Habsburg could not even return to Austria, until Archduke Otto was finally granted a visa in 1966. In contrast, when nationalist movements arose in Southeast Asia, Ḥaḍramīs were among their leaders. They remain in such positions today, as the King of Malaysia, for example, descendant of the Arab Prophet Muhammad and symbolic-constitutional guarantor of the territorial sovereignty of the Malays. By having names which circulate beyond nations, local cosmopolitans are able to remain comfortably within many of them.

Universalization: Patrilineal Genealogies

7 Sharing Taylor’s analysis of how nineteenth-century nationalisms pulled at the Habsburg empire, B. Anderson’s [1983] influential interpretation of nationalism traces its growth from a community in the minds and writings of intellectuals to a movement fed by the circulation of mass print, which captured masses and states. Textual worlds nurture imagined communities. Before newsprint and nationalism, the religions of the book captured worlds beyond nations. How did a particular lineage of Arabs – the sayyid-s, or descendants of the Prophet Muhammad – of a particular town – Tarīm in Ḥaḍramawt – come to see themselves as active creators of a universal world, and to have some others acknowledge them as such? In the Qur’an (49:13), God said: “We have made you peoples and tribes, that you may know one another.” God did not make a universal race, but rather particular peoples and tribes. How did the Ḥaḍramī sayyid-s make of their migrations a whole religious mission? Much of it was done in books. A whole canon of texts was written in the diaspora, a tradition which became both cause and effect, making migration mission. One of these texts is the Tārīkh al-Nūr al-Sāfir, which can be translated as the Travelling Light Unveiled. It was written by the Ḥaḍramī sayyid ‘Abd al-Qādir b. Shaykh al-‘Aydarūs in Surat in 1603. Its scope was the Indian Ocean and the Red Sea, and it chronicled the events of the 10th Islamic century. This space and time became the broad stage on which Ḥaḍramī migration and mission was

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presented as telos. In order to see how al-‘Aydarūs’s text wedded geographical movement to religious value, let us turn to its immediate context, Gujarat.

Genealogy of the King of Malaysia

8 Gujarat has long been the major textile producing centre of the Indian Ocean. Its natural market stretches from Cairo to Java (Chaudhuri 1990). The large volume of textile export from Gujarat also made it into a more general centre of trade and shipping in the Indian Ocean. Sitting in Cambay in Gujarat in the 16th century, the Portuguese accountant Tome Pires saw it as having two arms, the right stretching out to Aden, the left to Melaka (1944: 43). Gujarat was a regional fulcrum.

9 The development of a Muslim sultanate in Gujarat from about 1400 onwards drew in two sorts of foreign Muslims: first, Ethiopian slaves, or Ḥabashī mamlūk-s, who became army commanders and state officials; and second, religious adepts, who became court counsellors, sufi shayks, judges and teachers. The slaves were booty from war against Christians in Ethiopia, and were bought in Yemen by Turks and brought to Gujarat. Torn from their families, they underwent social deaths (Patterson 1982), and were transformed into new persons by education in two key skills: horsemanship and Islamic sciences. In the latter, many were tutored by Ḥaḍramī sayyid-s, whom they would have already come across in the Red Sea. Thus as the Ḥabashī mamlūk-s rose in the ranks of state service, they patronized their Ḥaḍramī teachers lavishly.

10 Rayḥān Badr al-Dīn Jahānkīr Khānī was one such mamlūk, who was proficient in writing and account-keeping. He had become a minister, and shared his success with his teacher, the Ḥaḍramī sayyid Shaykh “Principal of Aḥmad Ābād” b. ‘Abd Allāh al-‘Aydarūs. Rayḥān’s scribe observed that: He loved the pious, and devoted himself to serving the walī of the holies, sun of suns, Shaykh b. ‘Abd Allāh al-‘Aydarūs. He was encompassed by al-‘Aydarūs’s

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favour, and through al-‘Aydarūs the creed was perfected in him; he became famous for his piety. Thus he gave al-‘Aydarūs his due in many poems, and expended whatever he possessed in his service… both this slave and all he owned was for his master. Rayḥān loved the Ḥaḍramīs, especially the sayyid-s. He was fond of those closest to the sayyid-s, and in this way his charity extended to those of the Arab race.(Ulughkhānī 1910-1928: 612

11 Over the course of two centuries, Ḥaḍramīs such as Shaykh al-‘Aydarūs received patronage from such mamlūk-s and sultans, and by the 17th century had become key figures in their own right, no longer tied to particular patrons. Some of their tombs had become pilgrimage destinations. In the pre-eminent port-city of Surat, they would lead the whole city in prayer in times of crisis. Such a crisis broke out in 1735. The navy blockaded the port just when the ships of the Surat merchants were loaded with goods for the annual convoy to the Hejaz, and a thousand pilgrims were gathered to journey to Mecca. While the interests of almost the whole city became shared in the crisis, only the Ḥaḍramī sayyid-s were able to provide a face and a voice for the general public opinion and interest, for the city was rent by competing commercial and ethnic jealousies (Das Gupta 1979: 267).

12 Throughout the Indian Ocean, Ḥaḍramī sayyid-s had established themselves in towns such as Surat. A typical biography would show a Ḥaḍramī leaving Tarīm in Ḥaḍramawt for Aden, proceeding to the Hejaz to learn ḥadīth (reports of the Prophet’s words and deeds) and gather ‘ijāzas (certificates), then venturing to Gujarat to try his luck while spreading the religion. By the 17th century, a Ḥaḍramī sayyid could journey throughout this whole region, from the house of one kinsman to another, and study with teachers who were uncles, cousins and brothers. Through visits and letters, they kept up an active communication across the region. Put in this way, it becomes easy to see how an Ethiopian slave starting out from Zayla‘ or Kamarān in the Red Sea might attribute his later success in Gujarat to the patronage of Ḥaḍramīs, who were public figures everywhere he went.

13 Given this context, of the traffic of men and goods between Gujarat and the Hejaz, let us now return to ‘Abd al-Qādir b. Shaykh al-‘Aydarūs’s Tārīkh al-Nūr al-Sāfir, which comes out of this milieu. It is a centenary biographical chronicle organized by year, covering the 10th Islamic century. (This roughly coincides with the 16th century C.E.) This genre of 100-year histories had been pioneered by the Egyptian ḥadīth compiler Ibn Ḥajar al-‘Asqalānī (d. 852/1449) for the 8th Islamic century, followed by the Hejazi al-Sakhāwī for the 9th. Al-‘Aydarūs’s chronicle may thus be seen as completing a set which covers the 8th to 10th centuries in time, and the route Egypt, the Hejaz and western India in space. This is probably no coincidence, as Ibn Ḥajar belonged to a Kārimī family, Egyptian merchants who traded with India, especially pepper from the Malabar coast. The Kārimī long-distance trade was taken over by the Mamlūk sultan Baybars in the 15th century, who secured the route down to the Hejaz. The Mamlūk-s were in turn overrun by the Turks, who colonized Egypt and the Hejaz, continued down to Yemen, and fitfully projected naval power out to Gujarat by the early 16th century. It was they who had brought the Ḥabashī slaves to Gujarat. Thus when ‘Abd al-Qādir al-‘Aydarūs composed his Travelling Light Unveiled, he was following the right arm of Cambay out to Aden and Cairo, across a space which had now become more integrated in terms of both trade and politics. Indeed, when the Gujarati sultans felt insecure, they would send their families, horses and treasures to the Hejaz for safekeeping. Conversely,

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Gujarat became known as the entry point of ḥadīth scholarship into the subcontinent, coming on the return sea journey from Jedda.

14 This whole transregional space appears vividly in al-‘Aydarūs’s chronicle. In it are death notices of jurists, historians, saints, pious persons and kings; floods, fire, rain, earthquakes, eclipses, comets; novelties such as coffee, qāt and Portuguese. The book feels like a newspaper, where events separated geographically jostle each other on the page, sharing the space of a common time. A dominant image emerges of particular localities held together by a skein of common reference books in religion, language, law; of scholars whose itineraries and genealogies span this space. Kings appear as local, parochial potentates who help or hinder the scholars. In their mobility and their common curriculum, the scholars encompass the sultans. Tyrannies are islands surrounded by a wider sea of Sunnī Shāfi‘ī scholars which ebbs and swells locally but always dominates the horizon globally, possessed of multiple sources and resources.

15 In al-‘Aydarūs’s text, Ḥadramīs are one stream in a universal concourse of Muslim scholars, sufis and sultans. This it shares with the other centenary texts. However, embedded within the annalistic, year-by-year narrative of events in places is an alternative chronology. This is Muhammadan prophetic genealogy: the sequence of names of prophets and their descendants.

16 For an empirical history replete with names, dates and places, the Travelling Light Unveiled has a surprising preface. This preface is full of mystical, symbolic, figural terms. Here is an extract, to convey the flavour of it: Know that when God wanted to bring his creation into existence, he brought out the Muhammadan Reality. From his eternal lights. He then peeled from it all the worlds. God told Muhammad about his prophethood, and charged him with spreading his message. He was the Prophet of Prophets, and intermediary for all the pure ones, whilst his father Adam was still between spirit and body. There gushed forth from him gems of spirits… Even though his bodily existence was subsequent (i.e. he came after creation and the other prophets), he was distinguished by his elevation and precedence… As the true ḥadīth report by Muslim has it, the Prophet said: “God Almighty wrote the dimensions of human beings fifty thousand years before making the skies and earth, while his throne was still on the water.”(Al-‘Aydarūs 1985: 6)

17 What we have here is an example of the prevailing intellectual culture of the Islamic Indian Ocean-Red Sea of the period. In it are conjoined mystical and legal discourses centred around the Prophet Muhammad. Ḥadīth is key to this conjunction. It is a source not only for legal prescriptions, but for imaginative renderings of the personhood of the Prophet as well. Symbolic elements which appear in this quotation – water, the throne, light – had been the subject of debate by ḥadīth scholars: which of these were the first created things? At the same time, they were also formulated by mystics such as Ibn al-‘Arabī as divine elements which had a continuous, shaping effect on the mundane world. They were the a‘yān thābita, or permanent prototypes, which provided form for the mundane world through a succession of intermediaries.

18 Al-‘Aydarūs’s preface contains such symbolic, Ibn al-‘Arabī-inspired content rendered in poetic forms. It acts like a mawlid, or literally “celebration of the birth of the Prophet Muhammad,” which is read on ritual occasions such as ḥaḍras. Ḥaḍra literally means “presencing” of the Prophet. Such rituals are led by Ḥaḍramīs throughout the Indian Ocean today. This mawlid, then, acts like a cosmogony which begins the history described in the rest of the book.

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19 In this cosmogony, light is a key symbolic element, and is transmitted to Muhammad through the prophets before him. Al-‘Aydarūs writes of the light: It appeared that when God created Adam, he put the Light in his backbone. And it shone from his forehead. When he died, his son Seth was the executor of his wishes, as was his son after him: that this light would not be placed in any but the purest of women. This order was carried out until the light arrived to ‘Abd Allāh, father of Muhammad, in a pure state, from the fornication of the Jāhiliyya, as the Prophet has said in numerous ḥadīth.(al-‘Aydarūs op. cit.: 9)

20 This transmission of the light down to Muhammad may be called genealogical prophecy, in which Muhammad’s predecessors – Adam and the other prophets – pre- figure him.1 Past Muhammad, the light is transmitted through his living, historical descendants, the sayyid-s. This channel may be called prophetic genealogy. It is at this point that the title of al-‘Aydarūs’s book becomes clear: the Tārīkh al-Nūr al-Sāfir concerns a light which becomes unveiled, or manifest, as it travels through history. Prophetic genealogy, which the Ḥaḍramī sayyid-s are a part of, becomes a vehicle for the transmission of that light. It is this genealogy which connects the cosmogony and the annalistic history in al-‘Aydarūs’s book. How does it do so?

21 Briefly, within the flow of years and events of the 10th century is embedded a genealogy of generations of the Ḥaḍramī sayyid-s. Key figures in this genealogy are given special attention, and they are connected to each other over and above the chatter of events. These connections take the form of similar thaumaturgical feats of holy men, symbolic associations, nominal similarities, and genealogical descent. The names Shaykh and ‘Abd Allāh for example, are repeated in successive generations, resulting in someone having the name Shaykh b. ‘Abd Allāh b. Shaykh b. ‘Abd Allāh b. Shaykh b. ‘Abd Allāh al-‘Aydarūs. In the biography of his father, whose name is Shaykh, the author draws comparison with the Prophet Muhammad. Muhammad had been given his name, which means “The Praised One,” before his praiseworthy qualities appeared. Similarly, Shaykh was given this name before it was known that he would become one. Indeed, he fulfilled his name in three senses: 1) he lived till an advanced age (shaykhūkha); 2) he was a shaykh in the sense of “leader” of the esoteric sufis of his age; and 3) he was a shaykh in the sense of “teacher” of students in the exoteric sciences. Al-‘Aydarūs concludes that God had inspired the naming of Shaykh “… in order that he realize his inheritance from his predecessors – just as God had inspired the folk of the chosen Prophet Muhammad in naming him ‘The Praised One’ before his praiseworthy qualities appeared.”

22 In his very name, al-‘Aydarūs’s father participates in a genealogy which is not only spiritual, but grounded in places as well. Consider again the name: Shaykh “Principal of Dawlat Ābād” son of ‘Abd Allāh son of Shaykh “Principal of Aḥmad Ābād” son of ‘Abd Allāh son of Shaykh son of ‘Abd Allāh the Grand ‘Aydarūs, “Sultān of the Notables.”

23 Al-‘Aydarūs’s father is Shaykh “Principal of Aḥmad Ābād.” He was the spiritual teacher of the mamlūk official Rayḥān Badr al-Dīn Jahānkīr Khānī noted above, and is buried under a cupola in Aḥmad Ābād, capital of Gujarat. His grave became an object of pilgrimages. The term I have translated as “principal,” ṣāḥib, also carries the meanings of “owner,” “friend,” “companion” (as in a journey). Among the Ḥaḍramī genealogists, it is usually applied to a celebrated, pious person whose tomb in the place is the object of pilgrimage cults so evocative of the polysemy of the term. The chain of names al-‘Aydarūs’s father participates in is thus also an itinerary of pilgrimage sites scattered around Gujarat and the homeland Hadramawt. An individual is in this way connected

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to many persons and places, opening up a whole geography for others to travel, visit, and participate in.

24 Al-‘Aydarūs’s book, then, formulates a model in which particular and universal elements are brought together in the diaspora of the Ḥaḍramī sayyid-s, first in Muslim Gujarat at the end of the 16th century C.E. As a history, the book is placed in the world of real space and time: the Indian Ocean and Red Sea in the 10th Islamic century. It is a world created out of the markings of difference: years, names, countries. At the same time, there are figural, nominal and genealogical similarities which arc across these separations, providing a higher level of connections throughout. They ultimately connect to divine creation and revelation itself. The combination of metaphorical and metonymic elements in the genealogy of the Ḥaḍramī sayyid-s functions as a synecdochic “bridge,” or barzakh, between cosmogony and history. In this sense, their travels abroad, in diaspora, are both a parallel and a continuation of the original revelation of Muhammad, which brings the universalism of divine truth to the particularities – the different peoples, times, places – of the mundane world. In composing this book, al-‘Aydarūs creates a poetic synthesis which gives specific meaning to the diasporic lives and journeys of his family members and other Ḥaḍramī sayyid-s across the Indian Ocean world. It gives them a way of being known among the many peoples and tribes of that world. Al-‘Aydarūs’s book is a cultural creation which gives them a way of knowing one another, long after the fact of creation, when the peoples have begun to mix.

25 Al-‘Aydarūs himself is a creole, born abroad in Gujarat of a Ḥaḍramī father and an Indian mother. His systematization of the genealogies creates points of articulation between transregional and local social entities, here existing within the textual world of his book. Written in Gujarat in 1603, this book is an early instance of the local cosmopolitanism whose evolution across the Indian Ocean may be traced in the circulation of Ḥaḍramī names. In the realms of this circulation, birth ties persons not to nations but to other names beyond them. In subsequent centuries other locales were brought within this realm of genealogies and names, as other Ḥaḍramī creoles ventured further east to the Malay archipelago. Not unlike the Habsburgs, they came to rule new lands and states through marriages with noble women there. The sort of cosmopolitanism they exemplified, however, was not that of a sedentary, centralized court which attracted provincial aristocrats and sent out armies and bureaucracies. Rather, it was a mobile cosmopolitanism which travelled, amalgamated itself with other states, families, peoples, lands and languages, and came to be embodied in cosmopolitans who made available locally the values and virtues of a universal religion.

26 In the 18th century, such local cosmopolitans began to have prominence further east, in the Malay archipelago, and participated in the restructuring of polities there. The European imperial entry, especially Dutch maritime attempts to divert flows of trade and production in the region, was met with Muslim responses in the creation of new Muslim states, or sultanates, in new places.

Creolization: Matrilateral Families and States

27 In the 18th century, Dutch efforts to re-route the regional East-West maritime spice trade through Java were met with attempts at creating new ports elsewhere, such as the South Borneo coast, giving the Dutch a wide berth. Bugis from South Sulawesi, who

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were dominant in the regional carrying trade, took the lead in creating these new ports, and brought Ḥaḍramī associates into these projects. In the early stages, piracy was part of the state-building process of these small ports, a means of primitive accumulation. Once a port-making project reached a certain size, however, piracy became counter-productive. A new image of maturity was now needed, an announcement that this was a comfortable place for trade. To that end, there were few better ways than installing a resident Muslim jurist to fashion a new sphere of civilian concourse. Ḥaḍramī sayyid-s were sought for such roles. They were educated in the religious sciences, corresponded with India and Arabia where they came from, and were acquainted with transregional Bugis and Ḥaḍramī shipowners. They came with reputations already established from a pre-history in Gujarat, which maintained close trading links with the Malay archipelago.

28 As we have seen, creole Ḥaḍramī sayyid-s in Gujarat, such as al-‘Aydarūs, had begun to systematize their genealogies and biographies in books. When they arrived at Aceh in Sumatra, Malacca in Malaya or Banten in Java, those texts effectively became paper credentials with wide currency. Aceh and Banten, the greatest indigenous Southeast Asian port-states in this period, had the largest mosques and libraries, and their sultans were ritually ratified by Mecca. The linear trade route connecting Southeast Asia, Western India, Yemen and Mecca was experienced as a hierarchical network of Muslim centres and peripheries, teachers and students. It was this network which authorized the entry of a stream of Ḥaḍramī sayyid scholars and sufis into Malay and Bugis port- sultanates, as known cosmopolitans arriving to grace parochial backwaters with their presence.

29 As an example, the arrival of one such Ḥaḍramī sayyid at the nascent Bugis port of Mempawa on the South Borneo coast in 1747, sayyid Ḥusayn al-Qadrī, is recorded in one of the major Ḥaḍramī genealogies as follows: The sultan of Mempawa assembled his princes, ministers and sons, and announced to them his happiness at the coming of the sayyid, and said that it was hard to find one of the house of the Prophet in that country, and that his coming was a stroke of good fortune. A mosque and a house were built… His house became a shelter for foreigners and was sought by guests. As well, the place became a city of learning and trade.(al-Mashhūr ed. 1984: 510)

30 Sayyid Ḥusayn’s name and fame extended Mempawa’s reach in trade and learning. Ḥaḍramī sayyid-s such as Sayyid Ḥusayn were potential catalysts in connecting provincial Malay port-towns with the larger networks of the Indian Ocean. That potential was commonly imagined in the form of a genealogy with religious luminescence. The aura came from its connection with distant, unseen powers whose effects were nevertheless tangible: “His house became a shelter for foreigners… the place became a city of learning and trade.” Indigenous sultans sought to avail themselves of those powers by domesticating the genealogy. One way of doing so was to marry their daughters to the sayyid-s. The male offspring of such unions would be both grandsons of the sultans, and sayyid-s in their own right. Coexisting at such close quarters, sayyid and sultanic lines merged, and sayyid-s became sultans.

31 The association between Sayyid Ḥusayn and Bugis Mempawa continued into the next generation. Sayyid Ḥusayn’s son married the daughter of the sultan of Mempawa, and went on to found the settlement of Pontianak. When his efforts to trade were obstructed by a local chief, he sough help from his wife’s cousin Raja Haji, the most

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powerful Bugis warrior in the Malay regions, and with his aid vanquished his opponents.

32 This military assistance can be seen as part of a multi-generational series of exchanges between Buginese and sayyid-s which tied their families and fates together. The cycle of prestations had begun with Sayyid Ḥusayn, who made of himself a gift to the infant Bugis settlement of Mempawa. Mempawa’s sultan had reciprocated by giving his daughter’s hand to Sayyid Ḥusayn’s son in marriage. The cycle of exchanges was to intensify. The Bugis warrior and the son of Sayyid Ḥusayn traded visits, feasts, dances, jokes, palaces and prayers, culminating in the son’s investiture as Sultan of Pontianak by the warrior. The bond which developed between them was created in a process which may be called a system of “total prestation” following Mauss: Food, women, children, possessions, charms, land, labour, services, religious offices, rank – everything is stuff to be given away and repaid. In perpetual interchange of what we may call spiritual matter, comprising men and things, these elements pass and repass between clans and individuals, ranks, sexes and generations.(1967: 12)

33 The Bugis warrior Raja Haji and Sayyid Ḥusayn’s son, now sultan, swore that the ties which bound them would persist in their descendants and never be broken. The total social fact of their union can be represented after the fact by the splicing of Bugis and sayyid genealogies. Where the splicing occurs can be identified precisely by comparing the two genealogical texts I have drawn upon in this section, the Bugis Tuḥfat al-Nafīs (Raja Haji Ahmad and Raja Ali Haji 1997) and the Ḥaḍramī Shams al-Ẓaḥīra (al-Mashhūr 1911 and al-Mashhūr ed. 1984). The author of Tuḥfat al-Nafīs understood the connection between gifts and genealogies, and explains it in his preface, “… in it I tell the genealogy, journeys, history and reports of the Malay and Bugis kings and their descendants. And I have named it The Precious Gift.” (Raja Haji Ahmad and Raja Ali Haji op. cit.: 1) Itself a gift, his genealogy-chronicle modeled and regenerated the relations obtaining between two peoples: the kinship of total prestation, in which they made of their names and genealogies gifts to each other and to their descendants (Ho 2001).

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The total genealogy, framed by a bibliography of reference books such as the Travelling Light Unveiled in the margins

Genealogies of the nine saints who established Islam in Java

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Local Cosmopolitans

34 In their marriages with local women, Ḥaḍramīs and their offspring became Swahilis, Gujaratis, Malabaris, Malays, Javanese, Filipinos. They became natives everywhere.2 At the same time, the men and their offspring continued to move throughout this oceanic space, for reasons of trade, study, family, pilgrimage and politics (Ho 1997). Throughout this space, a Ḥaḍramī could travel and be put up by relatives, who might be Arab uncles married to foreign, local aunties. Many had wives in each port. In contrast to Habsburg tendencies towards endogamy, Ḥaḍramī men were often polygamous. With frequent divorces and marriages, an individual man often had children from more than the four wives allowed him by religious law. Where husbands were absent (lengths of time in decades being common), wives of Ḥaḍramīs often lived with their own fathers and patrilineal kin. The uxorilocal marriage traditions present across the Indian Ocean, in Swahili East Africa, the South Arabian coast, Southwest Malabar coast of India, and East Sumatra, enabled the creation of dispersed families, with half-siblings, offspring of the same father, living their whole lives in separate countries and languages, seldom meeting. In the arc of coasts around the Indian Ocean, then, a skein of networks arose in which people socialized with distant foreigners as kinsmen and as Muslims. The Ḥaḍramī diaspora brought together hitherto separated peoples in single families and in a single religion. In each place, members of such families were both locals and cosmopolitans.

35 As we have seen in the example of Mempawa above, such local cosmopolitans progressed from being religious creators of public institutions to rulers of states in their own right. Muslim Mindanao in present-day Philippines from the 15th century, the Comoros Islands in East Africa and Aceh in Sumatra from the 17th century, Pontianak and Siak in Borneo and Sumatra from the 18th, Perlis in Malaya from the 20th century till the present – all have had Ḥaḍramī sultans. By virtue of a rotating election of sultans, the Sultan of Perlis, Tuanku Syed Sirajudin is today the King of Malaysia.

36 In addition, as people who maintained communications with relatives in foreign countries over centuries, such local cosmopolitans were very useful as diplomats in their countries of domicile. The separation of British Malaya from Dutch Indonesia in 1824, which drew the border down the Straits of Melaka and through the Riau islands (enduring as the sovereign states Indonesia, Malaysia and Singapore today), was brokered by Ḥaḍramī diplomats who were married into ruling families on all sides (Ho 2002). Today, they remain in the public light: the current foreign minister of Malaysia Syed Hamid Albar is of Ḥaḍramī descent, as are his two previous counterparts in Indonesia, Ali Alatas and Alwi Shihab, and the prime minister of independent Timor, Mari Alkatiri. Like the British in the Atlantic and the Pacific, the history of the Ḥaḍramī diaspora in the Indian Ocean is interwoven with the history of state formation.

37 As Dresch has argued for Zaydī North Yemen, what we think of as state formation involves unified, linear narratives: Events may be related in several different modes, but only one of these, the learned version, presents the continuity from which processual forms such as state formation can be extracted. As always with human society, our material has been defined for us before we come to study it. To understand it fully would require working close to the grain of history and ethnography to determine how such definitions in fact were made in local terms.(1990: 274-275)

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38 In modern western political conceptions, such linear narratives are understood in terms of institutions. The Habsburgs were, in the last analysis, simply the largest landlords in Europe. They had no need for a single name to cover the empire because their army and bureaucracy could do so. When those institutions were destroyed in WWI, the linear narrative stopped, and the Habsburg state disappeared. In the Ḥaḍramī diaspora, linear narratives were constructed out of names, and existed in books and charts. On paper, in ritual chants, at graves and pilgrimage sites, those names were connected to one other and circulated around the Indian Ocean. Whether given to saints, scholars or sultans in any particular instance, they exhibited an uncanny ability to reappear after periods of occultation, new figures claiming connections to distant past ones, as in al-‘Aydarūs’s figural prophetic genealogy above. When thought of in terms of names and their circulation, theological differences between the Ḥaḍramīs, Sunnī Shāfi‘īs who originate in southern Yemen, and their northern Zaydī counterparts disappear. Zaydī states, which seemed to appear and disappear like charismatic Ḥaḍramīs, were “… a realization of ideas stored elsewhere, in the writings and connections of learned men whose beliefs were less vulnerable than any state apparatus and whose own apparatus of learning could reproduce itself if need be from a few severed fragments.” (Dresch op. cit.: 265) In both the Zaydī and the Ḥaḍramī cases, what those fragments contained were names. They appeared to be local because they were fragments, but their capacity for reconstitution proved that they had always retained their larger connections beyond states and nations, their cosmopolitanism.

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NOTES

1. A full and fascinating treatment of the interplay of genealogical and symbolic elements in the creation of the personhood of the Prophet Muhammad himself, employing ḥadīth and biographical (sīra) sources, has been written by É. Conte (2001). 2. The depth and breadth of this indigenization is reflected in attempts at tracking it that give rise to encyclopedic works in Ḥaḍramī literature: massive genealogies (al- Mashhūr ed. op. cit.), a four-volume compendium of diasporic families (Bā Maṭraf 1970, 1984), a five-volume one of poets (al-Saqqāf 1984).

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ABSTRACTS

Abstract Names are useful in exploring the separations and connections that create kin groups, nations, empires, religions. Capable of being both tokens and types, names enable the interchange of identities between individuals and collectivities. Being media of exchange, names transform boundaries between parties, as do gifts. As such, their range of circulation – restrictive in the case of nationalism, and expansive in the case of prophetic genealogies – outlines the boundaries of moral communities. This paper examines expansive naming practices to show how genealogies host points of articulation between transregional and local communities, valorizing persons as both locals and cosmopolitans, and furnishing a language of transcultural mobility beyond nations.

Résumé La connaissance des noms est utile pour explorer les césures et les connexions qui sont à l’œuvre dans la constitution des groupes de parenté, des nations, des empires et des religions. Le fait que les noms représentent des signes arbitraires et soient inscrits dans des typologies permet l’échange d’identités entre individus et collectivités. À l’instar des dons, les noms modifient les écarts identitaires propres à deux acteurs et, en tant que moyens d’échange, leur mobilité – restrictive dans le cas du nationalisme, expansive dans le cas des généalogies prophétiques – trace les contours de communautés morales. Cet article examine les pratiques d’une nomination expansive et montre comment les généalogies contiennent des points d’articulation entre des communautés transrégionales et locales, en valorisant les individus à la fois membres d’une localité et cosmopolites, et en créant un langage de mobilité transculturelle au-delà des nations.

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Globalization and New Strategies of Ruling in Developing Countries

Aihwa Ong

1 Debates about globalization are a wake-up call for anthropologists to develop different approaches to the study of culture and society. Beyond the mantra about cultural flows and hybridity, magical states and enchanted economies, we need to grasp the strategic aspect of global interconnectedness, the dynamic production of social space, and the political implications of contemporary transformation of society and culture. Specifically, this paper will address the impact of economic globalization on the respatialization of state sovereignty, and the reterritorialization of capital, both processes that participate in the cultural valorization of culture and civilization in Southeast Asia.

2 Globalization studies encompass a range of approaches. Anthropologists have participated in the conversation by questioning the naturalized territorial space of the state, focusing on emerging transnational networks and collective consciousness in an era of intensified flows (Appadurai 1996; Ong 1999). Other social theorists, pointing to the growth of transnational corporations, financial regimes, and informational technologies, stress the transformation in organization of social relations and transactions, paying particular attention to the extensity of networks, the velocity of flows, and the intensity of enmeshment of nations and societies in global processes which are historically unprecedented (Castel 1992; Held et al. 1999). They thus use terms such as thick or thin globalization to describe the thickening or thinning of relationships or activity that unevenly mold the world into “a shared social space.” (Held et al. op. cit.: 21-22) As a consequence of the behavior of economic globalization, John Ruggie points to “the unbundling” of state power and national territory, a shift that has wide implications for our understanding of global politics (Ruggie 1998, chap. 7).

3 But, as social geographers have argued, what has been underplayed in different approaches is the historical role of global capitalism in making space as a constitutive element of contemporary geographical reorganization (Brenner 1999; Lefebvre 1992). Indeed, the expansionary logic of capitalism has reached the final frontiers of our

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worlds. Global capital has rescaled social spaces, from the geographies of trading blocs to the national territory of state power, to the intimate crevices of human cells. What researchers have not done, however, is to link such multi-scalar reconfiguration of the spaces of power to changing forms of ruling and the cultural production of norms.

4 I believe that anthropologists have an analytical contribution to make that will enrich our grasp of the remaking of strategies of government, the production of cultural norms, and the practice of politics in the current “reconfigurations of superimposed social spaces that unfolds simultaneously upon multiple geographical scales.” (Brenner op. cit.: 42) We have a tradition of analyzing the transformation of social organization at different community, societal, national, and regional levels, and our strength is in the study of cultural change and norm-making within particular historical conjunctions of political, economic and social transformations. Some anthropological approaches to globalization have tended to stress the imaginary, the magical, and the symbolic dimensions of peoples’ responses in developing countries (Comaroff and Comaroff 1998), but have little to say about the kinds of social relations and forms that have been produced in the encounters with global market forces. Culture-making is often reduced to a minimalist defensive reworking of a residual tradition, not part of the critical processes constructing state-society relations in the modern era of globalization. The state is treated as the abstract object of cultural resistances. Sometimes, “the postcolony” is invoked simply as a rhetorical gesture, a move that carelessly suggests that all “postcolonial” formations have fixed locations on a linear trajectory of development. The idea of postcoloniality does not take into account how particular states or networks are actually connected with global markets forces, nor do it draw attention to specific mechanisms of market-political interactions.

5 A popular view suggests that globalizing forces have engendered “deeply disjunctive relationships among human movement, technological flow, and financial transfers.” (Appadurai op. cit.: 35) There are indeed severe contradictions in economic globalization, and the effects of global markets are highly uneven and polarizing, fracturing the world into different zones, and individual societies into extremes of rich and poor. But the disjunctures are not between the so-called ethnoscapes, financescapes and mediascapes, but between zones with extreme concentration of media, financial, and technological powers, and other areas where such powers are virtually-absent. How and why, in an era of globalization, the respatializing and rescaling of political and economic power have thickened or thinned particular kinds of social networks across different zones of wealth and poverty are questions we could be asking. Different countries respond in different ways to neoliberal challenges, and it would be useful to unpack the state as a unified entity. We need to identity and analyze how different strategies of ruling respond to globalizing forces, and how new forms of governance produce particular effects on subject-making and on political practices.

6 My approach is guided by the assumption that global capitalism has induced critical changes in the forms that sovereignty can take, as space becomes a constitutive element in the reorganization of state-market relations. Global capitalist processes now compel states to reorganize state power at different levels and scales within and beyond the space of the nation. The rescaling of the state and of transnational networks of production and trade has radically changed state power, bringing about a graduation of ruling practices, of national territory, and of what means to be a subject, and even human, in relation to state and capital. I will build my case by answering the

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following questions about globalization: a) What are fundamental changes in state practices? b) What is the impact of the market agenda on the rescaling of sub-national and regional spaces? c) Does globalization or its crisis promote civil society?

What Are Fundamental Changes in State Practices?

7 We can now accept that claims about the demise of the state are a non-issue in globalization debates. The question is whether the state systems are “yielding in some instances to postmodern configuring of political space?” (Ruggie op. cit.: 174-175) What changes in our analysis of the state are necessary, and what kinds of vocabulary can be used?

8 My first move is to specify what kinds of states we are talking about when we deal with the encounter with globalization. The relative positions of nation-states in the global ranking of rich and poor countries influence the ways globalizing forces penetrate and rework their national spaces, and by extension, reorganize regional political spaces. For instance, in parts of Asia and Latin America, some industrializing countries have emerged as critical sites for global production, and as emerging markets for speculative capital.

9 The so-called Asian tiger states – S. Korea, Singapore, Hong Kong (SAR), Malaysia, and Thailand – have reached a stage when the technical-organizational aspects of economic development are handled by private enterprises. Their primary “postdevelopmental strategy” is to manage populations in relation to the demands of world markets. While South American countries may borrow aspects of a postdevelopmental strategy, what is distinctive to Asian postdevelopmentalism is its claims of cultural unity and stability combined with the selective adoption of neoliberal practices that have made Southeast Asia seem more “bankable” in the eyes of global corporations.

10 There are two aspects to postdevelopmental strategy. On the one hand, there is the strengthening of nationalist concepts or ideologies about civilization, be it neo- Confucianism or the New Islam. On the other hand, there is the proliferation of state policies and practices through which different segments of the population relate or do not relate to the global market economy.

11 Benedict Anderson (1991) has maintained that nations are imagined communities, providing meanings linked with the past, tradition, and sacrifice that people can identify. But globalization has induced a different representational strategy of national culture. In Southeast Asia, the discourses of New Islam and neo-Confucianism stress not merely continuity but also a resurgence of ancient traditions. After the interruption of colonialism, we are supposed to witness a transformation that goes beyond past achievements to meet new challenges of modernity. In Malaysia, a burgeoning sense of economic power and cosmopolitanism has inspired a narrative of the nation with an emphasis on Islamic resurgence. The deputy prime minister wrote a book called Asian Renaissance (1997) that harks back to the precolonial centuries when Islam was the force that brought commerce and splendor to Southeast Asian trading empires. This narrative claims that a new era of Asian cultural vitality and autonomy has dawned, due to religious revivalism, the end of socialism, and the vibrant economic transformation of the region. Malaysia and other nations have overcome their “capitulation to Atlantic powers” and are now “reflowering at the dawn of a new millennium.” Spiritual traditions linked with Islam “possess the intellectual capacity to

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perceive the cultural unity of Asia, its meta-culture.” (Anwar 1997: 187) The revival of the term “civilization” by Samuel Huntington (1996) seems to validate such nationalist claims of “enduring” Asian civilizations that can engender a modern sense of regionalism.

12 Along with the discourse of New Islam, the secular Malaysian state moved to gain control of Islamic law from “chauvinist” and “narrow-minded ulamas.” (Ong 2000) The New Islam narrative is now infused with messages of economic development and entrepreneurialism, wedding a religious re-flowering to a common destiny of new prosperity. Islam is reframed as a faith that “wants its followers to be self-sufficient, independent, and progressive.” (Khoo 1995: 165) What politicians have in mind is not another Iran but rather a state in which a moderate and reasonable Islam helps to strengthen the state by working and meshing smoothly with global capitalism. But how does the new Islamic normativity inform new modes of ruling that treat different parts of the population according to their roles in capitalism?

13 In his discussion of “the art of government,” Foucault notes that modern sovereignty is no longer simply a “supreme power” over the population (1977: 95, 1991). He notes that “there are several forms of government among which the prince’s relation to his state is only one particular mode; while on the other hand, all these other kinds of government are internal to the state and society.” (Foucault 1991: 91) Different modalities of state power coexist, and the distinctive modern forms are concerned with “governing” populations, individuals, and oneself. In short, “the art of government… is essentially concerned with answering the question of how to introduce economy – that is to say, the correct manner of managing individuals, goods and wealth within the family… into the management of the state.” (Ibid.: 92) State management of the population thus requires different modalities of government, based on mechanisms of calculation, surveillance, control and regulation that set the terms and are constitutive of a domain of social existence. The different forms of regulation of course do not mean that states do not, now and again, here and there, resort to police and military action against their own people.

14 The new modalities of state power have come from the adoption of neoliberal norms by neo-authoritarian Southeast Asian states. Robert Castel observes the emergence, in neoliberal states, of “differential modes of treatment of populations, which aim to maximize the returns on doing what is profitable and to marginalize the unprofitable.” (1991: 294) Asian tiger states, which combine authoritarian and economic liberal features, are not neoliberal formations, but their insertion into the global economy has required selective adoption of neoliberal norms for managing populations in relation to corporate requirements. Such differential modes of government overlap with the pre- existing state discourses that politically and socially differentiate the population by ethnicity, gender, class and nationality, thus producing ethnoracial entities. In countries like Malaysia, Indonesia, Thailand and to some extent Singapore, certain groups become the object of special treatment based on biopolitical calculations of their capacity to work with global capitalist enterprises. To remain globally competitive, the Asian tiger state makes different kinds of investments in different subject populations, privileging one ethnicity over another, the male over the female, and the professional over the manual worker. Different sectors of the population are subjected to different technologies of regulation and risk, and in the process assigned different social fates.

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15 Although the state has made major investments in the biopolitical improvements of the Malay majority, the pastoral benefits have been skewed in favor of the middle and upper middle classes. These so-called “preferred Malays” have been given extensive benefits in education, employment, and business activities, and groomed by the government to take their places in new investment centers, and high-tech industrial parks. They are groomed by the government to become Muslim entrepreneurs who can play the game of global capitalism, alongside ethnic Chinese and foreign businessmen. In addition, preferred Malays have special access to political power that enables them to enjoy special tax breaks and state bailouts for their risky ventures (Jomo 1998). The Malay elite thus enjoys both state pastoral care and corporate citizenship (or crony capitalism) in a time of astonishing economic growth.

16 Another modality of governing regulates migrant workers and factory workers in the free trade zones that are administered by semi-official corporate agencies catering to the conditions of global capital. The majority of these workers are young Malay women, subjected to labor discipline in the old sense, as well Foucaudian-type social regulations (including Islamic surveillance) that transform them into skilled and disciplined workers. Foreign workers like Filipino maids have limited rights and are subject to expulsion during economic downturns.

17 The third modality of governing is a mix of civilizing and disqualifying policies directed towards populations who are consider uncompetitive and who resist state efforts to make them more productive in the eyes of the state. Administrators and developers view aboriginal groups as backward and wasteful, frequently an obstacle to state projects (dam-building) and corporate development (golf courses, timber plantations). Officials seek to lure the aborigines away from their nomadic life in the jungles and persuade them to become settlers like the Malay peasants. Jungle dwellers who resist the civilizing missions of schools, sedentary agriculture, markets, and Islam are left to their own devices in the midst of destruction caused by the encroaching logging companies. Generally, aboriginal groups in practice enjoy very limited protection vis-à- vis their territory, their livelihood, or their cultural identity. In O’Donnell’s terms, such aboriginal populations, unprotected by rights and often exposed to violence, dwell in the “brown” areas of newly democratized countries (1993: 1361). Irredentist and outlaw groups also dwell in the brown areas, and SE Asia is riddled with such internal colonies of poverty and neglect. Frequently, the state seeks to evict rebel populations and open- up their resource-rich areas to timber logging and dam construction.

18 Graduated sovereignty then, as I have discussed it, refers to the differential treatment of populations – through schemes of biopolitical disciplining and pastoral care – that differently insert them into the processes of global capitalism. These gradations of governing may be in a continuum, but they overlap with pre-formed racial, religious, and gender hierarchies, and further fragment citizenship for people who are all nominally speaking citizens of the same country.

19 What are the implications of graduated sovereignty for Southeast Asia as a region? Some observers, seeing a bunch of islands, assume that the area is not well-integrated as a region. Indeed, the eight member-country Association of Southeast Asian Nations (ASEAN) has not succeeded as a free-trade area, mainly because the economies are not complementary, but rather compete with each other in their export-production (Mattli 1999: 169-171). ASEAN has been more important as a political entity to fend off external threats. For instance, ASEAN recently declared itself a nuclear-free zone. But even in

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the aftermath of the financial crisis, the countries have not been able to agree on a set of norms governing regional capital flows and currency trading.

20 Instead, graduated sovereignty is linked to two non-political forms of regional integration, undertaken mainly by global enterprises and ethnic Chinese economic networks. Global capital, led mainly by Japanese firms, has redrawn the economic space of the region. During the era of economic take-off in the 1980s and early 1990s, Japanese foreign direct investments have been the greatest in the region (almost $60 billion in 1990), followed by Taiwanese capital (ibid.: 175). Massive investments have stimulated new strategies of regional sourcing and intra-industry trade. Such corporate arrangements have produced growth triangles that integrate portions of two or more national economies. These transnational production networks are based on cost-benefit calculations for doing business in the region, using the time-space coordinates of flexible production techniques (Harvey 1989) to gain access to and control over diverse forms of labor and resources in adjacent national territories. There are four or more growth triangles that straddle nations in the archipelago, and plans for a new production zone that cuts across mainland Southeast Asia. The largest growth triangle is Sijori which draws cheap Indonesian female workers and raw resources, Malaysian technical staff, and Singaporean managers into a single production network. As part of the system of graduated sovereignty, GTs are administered by quasi-governmental agencies that take over the local functions of the state without challenging its formal sovereignty.

21 Perhaps an unintended effect of graduated sovereignty is to reinforce the ethnic Chinese networks that criss-cross the region. The perceived biases of state policies towards ethnic Chinese minorities in Malaysia, Indonesia and Thailand, the rise of huge family-owned businesses, and the lure of market reforms in China since the 1980s have all increased ethnic Chinese capital flows and extended their regional networks, now spanning sites in SE Asia and in China. After the Tiananmen crackdown, when US and Japanese capital fled China, overseas Chinese investments made up for the outflow. It is estimated that about 80% of foreign investments in China have come from the Chinese diaspora. Some writers have gone so far as to claim that overseas Chinese, not the nation-state, are “the mother of China’s [economic] revolution.” The economic term for this regional integration is Greater China (Da Zhonghua), an economic space of banking and trade that includes coastal China, Taiwan, and much of Southeast Asia, and whose combined foreign reserves exceed that of Japan, making the bloc Asia’s first rank economic giant (Ong 1999: 60). China has rejected the Greater China category as an affront to its sovereignty, but its national space has nevertheless become deeply enmeshed with transnational trade networks flowing out of Southeast Asia. Globalization has induced an embedded regionalism, one that has been articulated in terms of a homogenizing set of Asian values.

22 Thus, the term deterritorialization, used to suggest the encroachment of global capital on sovereignty territory, is at best imprecise when used to describe cross-border flows of capital. Nor does it specify the actual mechanisms for adjusting modes of ruling, the meaning and forms of sovereign rule. We need to discover how particular states come to adopt neoliberal norms for the differential management of its population, and investigate how a particular kind of strategy does not characterize an entire national space (neocorporatism for the preferred elites, brown areas for aboriginal others, and transnationalism for ethnic others). Such graduation of sovereignty in relation to

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market forces have regional implications, indicating that the state is very strong in certain areas where its protections of special rights are very significant, while in other areas it is structurally irrelevant because of flexibility in dealing with corporations which leave the state unable to control the exit and influx of capital into transnational networks.

What Is the Impact of the Market Agenda on National and Regional Spaces?

23 The series of devaluations of Asian currencies in late 1997 plunged Southeast Asian states into a crisis of sovereignty. The very strategy of graduated sovereignty that embeds society in global production and financial markets can be their undoing, exposing them to disruptive economic forces. Asian states have responded in two interesting ways: Indonesia (like Thailand) submitted to the economic prescriptions of the IMF, while Malaysia resisted, instead reimposing its territorial state sovereignty.

24 The so-called Asian financial crisis was viewed by the international press as the outcome of reckless borrowing and lending, the building of megaprojects, and the lack of market controls in the tiger economies. Western observers tend to see the problem as one caused exclusively by crony capitalism or “lack of transparency” in economic practice. What is needed, they argue, is a heavy dose of neoliberal rules of global market efficiency imposed mainly through the International Monetary Fund on third world politicians. Asian observers point to the fact that global companies and bankers have been happy to work with these same problems for decades, and global institutions like The World Bank (1993: 9) have lauded the capitalist take-off in Asia. Politicians like Malaysia’s Mahathir, who has been criticized for crony capitalism, preferred to blame international financiers as the “rogue speculators” bent on destroying weak countries in their crusade for open societies (NST 1999). Indeed, while Asian economies are guilty of economic irrationality in their practices, very little attention has been paid to irrational financial markets that have made integration into the global economy the source for both the strengthening and weakening of the state. Gradually, as the financial crisis unfolded across a number of major countries, more observers admitted that the crisis was fueled by speculation in hot money and market panics that engendered massive outflows. Particularly troublesome were not only the effects of unstable markets on emerging states, but also the moral hazards that may require the IMF and advanced states to bail out bad loans by profligate investors. In any case it is difficult if not impossible to distinguish between explosive growth and speculative bubbles, and debate continues about the causes of the crash.

25 The Asian crisis had an immediate effect on state sovereignty, providing an opportunity for neoliberal global agenda to be installed in key institutions in the national space of developing countries. The IMF represents the strategic aspect of “disciplinary neoliberalism” (Gill 1997: 214) whereby emerging states are subjected to rules that intensify their subordination to global market forces. The battered Thai state had little choice but to adopt IMF prescriptions which transformed the financial crisis into a full-blown economic crisis. The collapse of credit forced the government to pass laws that open once-closed sectors of the economy to foreign companies. This move ignited a wave of strikes as laid-off state workers protested “Stop selling the country!” while US investors returned to buy state enterprises at bargain-basement prices. A

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local businessman complained that the Thai government had “slavishly” obeyed the IMF. He went on: “That the government does so without… a sense of protection of the future of our national interests is nothing short of despicable.” (SF Chronicle 1999)

26 Another example of the loss of national financial control is an IMF-sponsored Indonesian “state agency” to seize the assets of companies in order to bail-out banks. The Indonesian Bank Restructuring Agency (IBRA) is formally charged with getting back loans worth $35 billion in order to revive banks and to develop accountability in the economy. Its larger claim is to uproot crony capitalism, a goal that is unlikely to succeed since IBRA itself is already entangled in doing state favors. Instead, IBRA’s job pays money back to global banks which had poured loans into Indonesia. They are welcomed back to purchase huge corporations that used to be linked to the Suharto government. While the IMF prescriptions are necessary to improve banking practices and curtail corruption in high places, industrializing countries are now subjected to the same rules of benefiting capitalist interests, and their populations more vulnerable to global market forces.

27 Only a few countries have challenged the view that money should be allowed to move unimpeded around the world. Mahathir of Malaysia was denounced in global capitals as an economic retrograde when he imposed controls on capital flows in and out of his country. But Mahathir had merely followed the suggestion of Paul Krugman of MIT who argued that developing countries must restrict exposure to capital flows, and that a temporary regulation of money markets will allow the economy to recover faster than IMF-prescriptions. Other countries that reasserted their financial autonomy vis-à-vis global money markets are Hong Kong, where the government intervened to drive foreign speculators out of the real estate market, and Chile, which imposed an exit fee to regulate bank loans. China and India, which do not allow their currencies to be traded outside the country, weathered the financial storm much better than Asian tigers because they are not vulnerable to a sudden withdrawal of capital.1 Their actions recall Polyani’s (1957) observation that modern society is propelled by the double dynamic of the expansion of market forces on the one hand, and the reactions of society to protect itself against capital’s socially destructive and polarizing impact on the other. Contemporary neoliberal globalization has intensified this double movement between market and society, and intensified the global exposure to uncertainties and risks. It is more than a year later, and the economies that resisted unlimited market speculation are recovering, but still languishing are the countries that adopted the IMF regime of high interest rates and open markets. Jeffry Sachs of Harvard sums it all up: “The year has been a fiasco, and so has the [US] policy. Asia would have been better if the IMF had never set foot in these countries.” (NYT 1998)

28 This is perhaps too hasty a judgement. There is still a healthy debate about the plusses and minuses of the “materialization” of the global market agenda in the space of the nation (Sassen 1998). The lesson of the crisis, I argue, is that globalization has made it impossible to think about transnational relations in simply market-versus-state terms.

29 The crisis has demonstrated in the most naked terms that many states are unable to control significant parts of their national functions, and would have fared worse in the long run with the adoption of some norms, rules and practices of a globalized economy system.

30 The larger point for the sovereignty of Asian countries is that neoliberal norms of regulation can mean a lot of different things. Here the issue of graduation can help

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show that for states at a particular point of historical development, control over certain areas can be very strong, as in the management of the population under postdevelopmentalism, but in certain other areas like national finance, regulation is near-absent because it is irrelevant, or supplanted, by political flexibility in doing international business (or crony capitalism). Thus, for example, Malaysia has demonstrated an interesting mix of graduated controls: it rejected global market norms in monetary and fiscal policies, and continues to depend on political patronage for making decisions about national wealth, spending, and taxation. On the one hand, it seems to be protecting society against roving flows of global capital, on the other hand it is preserving an exclusive corporate citizenship for the preferred few, against the interest of the majority.

31 At the regional level, the result of the crisis has been for states to adopt neoliberal technologies for monetary cooperation. The IMF has drafted a Code of Good Practices on Transparency (1999) to guide a new “architecture of the international monetary and financial system.” The crisis has also spurred Anglo-American leaders to talk about “a new Bretton Woods,” to reassert global norms of an “embedded liberalism” (Ruggie op. cit., chap. 7) that will not subordinate national economic objectives to global financial discipline.2 However, short of concrete action for the protection of the global public good, SE Asian states have begun to consider the formation of regional currency clusters to reduce their exposure to market risks.3 There are recommendations for setting two regional currency regimes – for the more and less developed ASEAN nations – with fixed exchange rates tied to the value of a group of currencies, and not subject to political influence. Significantly, the program entities entrusted with such a reconfiguration of ASEAN identity themselves as East Asian or Far Eastern (NST 1999). The creation of such an East Asian regional currency bloc means the acceleration of processes towards “dis-synchronization” in economic cycles in Asia, Europe, and North America (Beddoes 1999; Smadja 1998). In short, the impact of globalization and its crises on the reconstitution of the regional cannot simply be attributed to the “clash of civilizations,” (Huntington 1996) but rather to the ways political economic strategies reframe normative values of identity and differentiation on a regional scale.

32 Of course, in other parts of the world, market forces have produced other forms of regionalization in which capital accumulation and neoliberal norms are thin or absent. N. Korea and parts of Africa have been disconnected from the global production of wealth (Ferguson 2000) and they suffer from a different set of market risks. So at the level of the globe as well, one can talk about the gradation of zones of extreme privilege associated with the ethos of embedded liberalism, of emerging areas developing norms of limited financial liberalization, and other areas where market regulation is absent. A Citibank manager thinking about the tradeable assets of particular regions, divides the world into “bankable” and “unbankable” areas, and it is such converging forms of regionalization that increasingly fracture pre-existing differences, shaping and reproducing the ways regions and countries come to think of themselves as different kinds of civilization.

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Does Globalization or Its Crisis Intensify Political Activism?

33 It should be clear by now that the economic liberalization of Asian countries has depended on the state to modernize the economy and society. Globalization has strengthened the so-called authoritarian states in Southeast Asia, but the strength of the Asian tiger state lies in the fact that no single strategy of government characterizes the entire national space. Asian postdevelopmentalism is based on different modes for governing different parts of the population that can be linked or unlinked from market investments. For years, NGO activists fighting for environmental rights, social and economic rights, and the rights of indigenous peoples have been tightly controlled and muzzled; “quarantined” in university forums and hotel rooms, they could only create “turbulence in a glass” (NYT 1999).4 For years as well, insurgent groups in resource-rich regions have struggled against military repression by the state.

34 The impact of the financial crisis has been to expose the extreme contrast between the islands of neocorporatist privilege, the production zones of cheap labor, the brown spots of jungle-dwellers, and the internal colonies of extreme repression. Hundreds of NGOs had existed in Suharto’s Indonesia, but with his downfall, the political climate has opened up. The reformasi movements have gone on to mobilize women, workers, peasants, ethnic minorities, bringing heretofore excluded citizens into the realm of political participation. The result is a broadened space for NGOs, political parties, and secessionist movements to flex their muscles, challenge state authority, and demand state accountability.

35 Beck uses the term “unbinding of politics” to describe the gradual loss of power experienced by the centralized political system, as sub-political entities, under the jurisdiction of business, media, or legal institutions, come to play a bigger role in the production of a new political culture (1992: 190). Beck is talking about the situations in modern Western societies, where the stabilization and establishment of basic rights, and the protection of such rights against the encroachments of state power, have led to “the broad political activization of citizens.” (Ibid.: 190-191, 194-195) But in developing Asian countries, the birth of a broad new political culture has not come about through the systematic implementation and protection of basic rights. Rather, it is economic crises which disrupt the sense of general well-being and political acquiescence found in privileged sectors of society. What is distinctive about SE Asian social movements is the diversity of different constituencies, engaged in different kinds of highly localized battles, rather than a coalescing of forces against the state.

36 In Indonesia, the reformasi movement is mainly led by members of the middle classes. Using the protest slogan KKN: kolusion, koruption, and nepotism, reformasi NGOs have been focused on fighting the staggering graft of the former Suharto regime, seeking to rid the state of crony capitalism and demanding open elections.5 The other focus of NGOs activities is the protests of women’s groups in the aftermath of the torture and gang rape of ethnic minority women throughout the archipelago.6

37 Feminist NGOs formed a National Commission on Violence against Women to fight for women’s rights in the country. At the same time, a political ferment built up around the election of the next president. Hundreds of new political parties have been formed, among them the Indonesia Democracy Party (Partai Democrasi Indonesia), led by

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Megawati Sukarnoputri, and the Muslim Partai Amanat Nasional (PAN or National Mandate Party). For the first time, ethnic Chinese – some of whom were fed to the raging crowds by the military – formed a political party (Partai Bhinneka Tunggal Ika Indonesia: PBI) to demand protection of their basic rights as citizens (Coppel 1999).7

38 In Malaysia, state legitimacy was challenged mainly in the area of rule of law, following the arrest and trail of Anwar Ibrahim, the former deputy prime minister. Anwar was sacked by prime minister Mahathir for favoring the adoption of IMF prescriptions; he is in jail after being brought to trail for abusing his position and related sexual misdemeanors. His supporters, mainly educated and professional members of the Malay middle class, combining forces with the activist NGO Aliran, formed a National Justice Party (Parti-Keadilan Malaysia), with the slogan “justice, progress, and unity.” For them, reformasi means exposing and struggling against state crony capitalism, demands for reforms of the judiciary system and the police, and protection from the arbitrary exercise of state power. In both countries, a revitalized political culture is demanding that government actions be explained and justified to sub-political units, and that such groups have the right to negotiate state policy. This is a major step forward for citizens accustomed to putting their faith in state developmentalism, and a crucial step in their becoming modern reflexive subjects.

39 But non-elite political activism is focused less on reforming the government than in seeking protection from the risks of global market forces. There is a gap of perception between middle class activists and the poor and dispossessed, their size newly increased by the millions of workers laid off from the jobs who have returned to poverty-stricken neighborhoods and villages. Historically, the rage against market uncertainties and crises had focused on local Chinese as the sacrificial scapegoats.8 In May 1998 and the following weeks, attacked ethnic Chinese shops, and participated in military instigated rapes of an estimated 168 Chinese girls and women, twenty of whom subsequently died.9 The fears engendered by market crashes, the anonymous speculative mania wrecking the country’s economy was transfigured into images of local Chinese shopkeepers hoarding food, Chinese “traitors” fleeing the country with ill-gotten capital, and ninja murderers of Muslims. In some neighborhoods, local vigilante groups hunted for ninjas, or phantom sorcerers who were killed on sight (approximately 200 ninjas were killed in Java). The heads of ninjas were paraded on pikes, a way of keeping invisible uncertainties and risks at bay. Such grisly mutations of market-induced fears, and the demands by the masses for some kind of redistribution of “Chinese” wealth in favor of the “pribumi” indigenous population, have been considered in terms of a possible affirmative-style policy like the one that exists in Malaysia. But there has been little consideration of the extremely vulnerable position of the majority to volatile market conditions. NGOs like the Urban Poor Consortium and the Walhi, or the leading environmental groups, are the few that attend to the economic consequences of globalization, but none has yet begun to consider how different state strategies of development have affected different areas of the nation.

40 Then there are the on-going dirty wars in the pockets of resource-rich areas seeking autonomy from Jakarta. Middle class reformasi movements in Java are little connected with the struggles of ethnic minorities in the Outer Islands struggling against military repression. Since their invasion by Indonesia in 1976, the East Timorese have struggled to gain independence. A potentially more dangerous battle is brewing in Aceh – home to 4 million Muslims, and even richer in gas, oil, timber, and minerals – because of the

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failure of the interim Habibie government to prosecute past abuses, repressive military control, and extraction of locally-produced revenues. The Gerakan Aceh Merdeka (Free Aceh Movement) is fueling a Muslim grass-roots insurgency, with funds from other Muslim countries. The return of foreign-trained guerrillas and claims of wide international support have helped launch a fight for independence. Thus the impact of the financial crisis on political activities has been diverse, and it is unlikely that middle class movements fighting for a less corrupt and more accountable government in Jakarta will be comfortable with demands for greater provincial autonomy and the threat of national dismemberment. The diversity of political activism reveals that despite the centralized image of Suharto’s New Order, or Malaysia’s vision of industrial progress, these states have adopted different strategies of government for different parts of the national space. The effects have been to produce highly differentiated communities with different kinds of political subjectivity, each engaged in an embedded struggle for a different vision of shared fate, a fate conditioned by their particular treatment by the state and their links to or potential for market investments.

* * *

41 I have argued that economic globalization has induced small, developing states to experiment with a set of strategies in governing segments of their population, and administering certain areas of the national territory, depending on whether they are linked to or delinked from global market networks. The graduation of sovereignty, I have argued, is constituted by a plethora of norm-making activities. At the level of the nation, the question becomes of what kind of civilization the state sees itself as belonging to; at the level of state-society relations, cultural norms define who constitutes a worthy citizen (and who does not); and at the level of regional integration, regional identity – the vague set of “Asian values” invoked by Asian foreign ministers – is defined against the more disruptive forces of neoliberal capitalism associated with the American bloc.

42 I also maintain that the anthropological approach can make a special analytical contribution to the study of globalization. In this way anthropologists can demonstrate that we have something to say about what globalizing forces do to as well as what they may mean to people in their particular worlds. Anthropology has a long tradition of studying the evolution of social organization, concerned in particular with linking localities with the larger regional and global forces that shape their evolution.

43 • Our attention to transformations in social relationships, to cultural production within shifting power networks, and new interest in forms of governance are critical tools for studying the strategic aspects of globalization, and enable us to demonstrate what are distinctive about the links between market, state, and society in a particular part of the world.

44 • Our understanding of particular historical trajectories and contingencies, especially in the colonial and post-colonial remaking of new nations and alternative modernities, are important insights in an analysis of the contemporary global reconstitution of the local, the regional and the national.

45 • International relations theorists have talked about the “unbundling” of national territories by globalizing processes (Ruggie op. cit.), but it will be the task of

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anthropologists to make analytical specifications about how certain relationships between market, state, and society are reworked, and what mechanisms of regulation and cultural logics accompany such reconfigurations.

46 • Our attention to cultural production and contestation within structures of power, and our interest in issues of authority make us especially sensitive to the allegories and cultural normalizing of forms of governance, and their varied impact on different types of subject formation.

47 In short, economic globalization requires us to rethink issues and strategies of governance within the space of the national, and the different technologies that shape ideas about political subjectivity and what it means to be human. What then, is the role of a cosmopolitan humanism today? We can deepen our own reflexive modernity. We can be vigilant about the neoliberal doctrine that infuses our liberal thinking, and that induces us to focus on multiculturalism while resolutely neglecting the structures of power in which it is imbricated. This trend seems reminiscent of an earlier anthropological practice of writing about cultural others, but ignoring the colonial structures that shaped their existence and transformation (Asad 1973). If we can take our eyes off the ruins that embody the beauty of that which has been lost, we can pay attention to the contemporary processes that have transformed natives into contemporary moderns like us. We might then understand how they have been uprooted from their social networks, and in what kinds of new social arrangements they are now re-embedded. In sum, we might ask what kinds of modern subjects they are becoming in the new spaces of globalization, still haunted as they are by fragments of their old cosmology.

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NOTES

1. But in Washington, defenders of neoliberalism warned about the dangers of economic isolation, and hoped that the Malaysian economy, which is the darling of American electronic companies, would go down in flames. The president of a major fund investing in emerging markets admitted: “If the Malaysian experiment is successful, and other Asian countries are still struggling a year from now, it could lead to some disillusionment with naked capitalism and Anglo-Saxon markets.” (NYT 1998) 2. The original 1944 Bretton Woods Agreement inaugurated our current post-1945 growth of global finance. Keynes, as Britain’s chief negotiator at Bretton Woods, strongly maintained that national monetary autonomy was essential to the successful management of a macroeconomy policy geared towards full employment. The United States negotiator agreed with the decision to resist Wall Street’s opposition to capital controls. The IMF needs to return to its original commitment to the promotion and maintenance of high levels of employment and real income as the primary objectives of economic policy (Held et al. op. cit.: 199-200). 3. See M. Khor (1999), for a discussion of the merits of a move towards limited financial liberalization. 4. See F. Loh (1996), for an overview of NGOs in Southeast Asia before the financial crash. 5. For an account of the Suharto family’s amassming of ill-gotten assets worth $15 billion, see Time Magazine (May 24, 1999). 6. For a UN fact-finding report on the May 1998 rapes of minority ethnic women in Java, Sumatra, and East Timor, see R. Coomaraswarmy (1999). 7. Partai Bhinneka Tunggal Ika Indonesia is the Indonesian national slogan meaning “various, but one; diverse but united.” The Chinese thus seeks to be recognized as ethnically different and equal citizens of Indonesia. 8. Under the Suharto regime, a few Chinese tycoons enjoyed special political access which enabled them to amss huge fortunes and dominate sectors of the economy. The majority of ethnic Chinese, numbering some 4 million, suffer from the historical legacy

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of anti-Chinese sentiments and legal status as racialized citizens. The Suharto government, through inaction, had practically “legalized” attacks on Chinese property and persons (Coppel op. cit.). 9. A government-sponsored team admitted links between the rapes and an army unit headed by Suharto’s son-in-law, then lieutenant general Prabowo Subianto. His elite special forces (Kopassus) were also involved in the disappearance of 24 activities earlier in the year. See reports in The Jakarta Post, July 14, 1998 and Dec. 21, 1998.

ABSTRACTS

Abstract Debates about globalization are a wake-up call for anthropologists to develop new approaches to the study of culture and society. There is a classical anthropological tradition concerned with the study of social function and organization on any scale, but we need new categories to analyze the strategic aspects of contemporary global interconnectedness. I will address the impact of economic globalization on the respatialization of state sovereignty, and the reterritorialization of capital, both processes that participate in the valorization of culture and civilization in SE Asia. In particular, I consider how the interactions between economic globalization, state, and society have produced new economic entanglements, social spaces, and political constellations. This paper will answer three commonly asked questions about globalization: a) What fundamental changes affect the state? b) What is the impact of the market agenda on national and social spaces? c) Does globalization or its crisis intensify political activism?

Résumé Les débats autour de la globalisation sont une incitation pour les anthropologues à développer de nouvelles approches de la culture et de la société. Une tradition classique de cette discipline s’attache à l’étude de l’organisation et des fonctions sociales à tous les niveaux, mais nous avons besoin de nouvelles catégories pour analyser les aspects stratégiques des interconnexions contemporaines à l’échelle globale. Ce texte traite des effets de la globalisation économique sur les formes nouvelles d’expression spatiale de l’État souverain, et de la reterritorialisation du capital, deux processus qui participent de la valorisation de la culture et de la civilisation dans le Sud-Est asiatique. En particulier, l’auteur se demande comment les interactions entre globalisation économique, État et société ont produit de nouveaux enchevêtrements de relations sociales et de constellations politiques. Quels sont les changements fondamentaux survenus dans les États ? Quel est l’impact du marché et de ses priorités sur les espaces nationaux et sociaux ? Enfin, la globalisation ou ses crises conduisent-elles au développement de l’activisme politique ?

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Tales of Territoriality The Urbanisation of Meifa Village, China

Stephan Feuchtwang

1 To establish territorial place is a small-scale act. But it is achieved in encounters with processes of territorialisation and reterritorialisation on a larger scale. I want to connect what I have to say on the small scale to a theoretical source on the large scale, to which very many others have already referred. The writings of Deleuze and Guattari (particularly 1992) have charged territoriality, territorialisation and deterritorialisation with a potent load. Territoriality was already, of course, a principle of animal and bird life. But in their work it goes even further and becomes what I would call an arche-metaphor. This both informs and deflects their attention to and from specifically human and historical actions that make territory. So I will start by attaching a transformer to the power supply of Deleuze and Guattari.

Territorialisation: Deleuze and Guattari

2 Let me be clear that in this article small-scale territorialisation is the marking and therefore the making of a territorial place. A territory is a special kind of place of social interaction. It is special by its openness, in comparison to more enclosed and confined places such as rooms or halls. By territorial openness I mean the quality of being without walls but not without interiority. A marked territory has a focal point that might well be a building and its interiors. It is usually bounded, clearly or notionally, and is identified by a focal point and often by a name. Furthermore the place may contain smaller-scale places or differently defined places of the same name according to different mental and symbolic maps.1 But so long as it is marked and centred as opposed to having mere territorial extension, the open ground – the market place, the street, the square, part of a park, the neighbourhood, a territorial cult, the streets of a carnival, or a village – is also an opening to a greater variety of interactions than are more enclosed spaces. And compared with more mental, conceptual and media spaces, the physicality of the social interactions, their bodily and emotional force, in short the multi-sensoriality of interaction is a special quality of territorial places. Lastly, what makes territorial place special is its opening to what are otherwise different

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specialisations in the division of labour, distinction of life-styles, and exploitation of classes. Deleuze and Guattari (1992: 321) make this point on a far grander scale: territorialisation “groups all the forces of the different milieus [of species] together.”

3 Deleuze and Guattari have produced a fundamental way of thinking about territorialisation, but I am interested in it at the point where their arche-metaphorical treatment becomes most political. In the book, A Thousand Plaeaus, territorialisation is to be understood as a process of bringing different codes into each other’s purview such that they decode each other or simply refer to each other – for instance creating a relation of mimicry (op. cit.: 10). Territorialisation is thus the adding of dimensions and hierarchy. In my more restricted sense it is the bringing of hierarchically and laterally separated elements together so that they become visible to each other in the most inclusive and substantial way, which is by territorial sharing of place. The counter- process, deterritorialisation, is either negatively ‘diagrammatic’ or creatively ‘axiomatic.’ (Ibid.: 143) In other words, deterritorialisation turns into one code- substance or into indeterminacy what was more than one code. Negative deterritorialisation is abstraction, in which a single plane, which is a diagram, disposes simply as function and matter whatever constitutes that dimension-diagram. It is an aspect of substance, form, expression and content, but it is the aspect that pilots them all. So, for instance, ‘pretensions to a general semiology’ (ibid.: 143) at the time Deleuze and Guattari were writing abstracts everything into something like a language. It is a process that turns a relation between codes and substances into an order of relations on one plane. The converse move of bringing the plane into a relation of, for instance, conjunction is reterritorialisation.

4 Positive deterritorialisation and reterritorialisation are transformative clashes, a spilling over, a flight, or a merging. They recode and decode distinctions and separations, reducing and then creating new assemblages and their strata. Capitalism is at once creative and negative, diagrammatic and axiomatic.

5 Deleuze and Guattari do not confine deterritorialisation and reterritorialisation to any history. They write at a level of generality that includes natural history, thought, and desire in a mood that might once have been religious but in their case is an anarchic materialism. Exposition, at least mine, is extraction rather than comprehension. But it can truthfully be said that what they write does have a definite direction. It is to be used in a current situation, in which capitalism is the ultimate abstraction. ‘Capitalism,’ as they conceive it after Marx, “forms when the flow of unqualified wealth encounters the flow of unqualified labour and conjugates with it… This amounts to saying that capitalism forms with a general axiomatic of decoded flows.” On the same page they comment, again in italics, that this amounts to a ‘new threshold of deterritorialisation.’ (Ibid.: 453, their emphasis) Capitalism, they claim, is the axiom of the commodity. It has and needs no territory, but on the contrary is realised in everything else as a function that converts everything into abstract values and the abstract right of private property. This is ever more so in the third age of capitalism, that of Information Technology. But I would add the obvious rider that realisation includes certain territorial forms, such as corporate headquarters, shopping malls, golf courses, rows of workers’ barracks, the shanties of informal economies, plus the ruined wastes of dislocation and the extraction of raw materials.

6 For Deleuze and Guattari, states under capitalism are realisations of its abstraction, but they are multiform, different models of capitalism’s axiom. I shall be considering later

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and more concretely how state territorialisation combines with capitalist territorialisation. At this point I want only to affirm that different states do make a difference, and that capitalist territorialisation has a definite content.

Postmodernity and Modernity: The Colonial Combination

7 Before coming back to that assertion, I want first to deal with a mode of theorising that also tends to the very general: the extensive theorisation of the postmodern condition.

8 Post-modern presumes, exceeds but does not surpass ‘modern,’ so let us understand with Deleuze, Guattari and many others that ‘modernisation’ is the commoditisation of all production and exchange, in other words, the emergence and self-transformation of a capitalist economy. For the developing world, including China, there has been no rejection of the project of modernisation. At the same time there is the common sense, governmental rhetoric and economic policies for dealing with and taking advantage of ‘globalisation.’

9 At the level of politics modernisation is the formation of a state and a bureaucratic administration that can manage and regulate such an economy and have the powers of territorial sovereignty to protect a local instance of it. At the level of ideology, modernisation is a state project and the idea of private property. In social science and historiography modernisation is teleology – a process in a definite direction that is both law-like and politically driven.

10 Postmodernism, then, as a kind of knowledge is a critique and a rejection. As critique it is the exposure of modernisation as ideology and teleology. With the critique comes the rejection of a pair of assumptions. One is the assumption of progress or development. The idea that economic development is necessarily good is rejected with the knowledge that it is also a massive dislocation and incapacitation of human populations and that it can become – on a global scale – self-defeating by destroying the resources on which growth depends. The other rejected assumption is that of structural and functional determination. But a close substitute for it is ‘globalisation.’ Replacing the grand narrative of modernity, globalisation stands as an equally grand spatial determinant in various formulations of a new era, in which the whole globe is affected by transnational corporations, massive dislocation, accelerated and increased migration, and the capitalism of electronic data storage and transmission.

11 In sum, there has been no liberation from economic constraints; it is just that they have to be specified. They are not assumed to be a determiner in the last instance of everything else social and cultural. But capitalism is known and understood to be a process that makes anything else into a commodity. I will suggest that this process in its territorialising aspect is effective in an interesting way that is misapprehended as ‘hybridity,’ and that it is not all-conquering.

12 In built environments, modernism, as opposed to modernity, is a movement in architecture, town planning, and design (as well as other arts). It has been a break with all conventions, an iconoclasm, to rethink old forms and create new structures that use the latest developments of materials and technologies, no longer disguised either as forms or as materials. As against modernism, postmodernism is eclectic and a play of surfaces, whatever their structures.

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13 As for eclecticism and globalisation, it must be noted that the colonial condition was postmodern. Colonial subjects experienced dislocation and the acute ambivalence of desire for and deep resentment of the (dominating) other. The dominating other was global: the system of imperialist nation states. Imperialist agents too experienced an acute ambivalence of desire as they projected ‘culture’ and ‘civilisation’ upon the people and landscape of the colonised and what they projected came back with results that were disturbingly different.2 In other words, the indeterminacy of form, discourse and population, which usually comes under the label ‘hybridity,’ including eclectic agglomerations of architectural styles and syncretic mixes of religions and cults, is both colonial and postcolonial, modern and postmodern. This and an almost complete absence of modernism3 were true of China, even though China was not fully colonised.

14 As in the colonised continents, modernity in China was confined to enclaves of capital accumulation, capitalist industrialisation, and cities with finance at their centre and urban workers in their sprawling peripheries. What has characterised the last fifty years in China has been a spread of modernity but not of modernism from a few to a great many cities and large towns. In cultural terms, the particularly fast spread of the past twenty years has brought about a mixing of styles of food, clothing, and architecture in all but the most remote zones. More generally it has been a turning of what was taken as normal and done as habit into something done with an element of choice, including rituals and festivals of territorial cults. It will be necessary to specify the extent of such penetration and self-consciousness.

Modernisation in China

15 In fact there have been three modernisations in China.4 The first was a combination of imperialist and republican modernisation, which lasted for about a century from 1850. The second lasted twenty-five years from 1953 to 1978. It was a planned and collectivist modernisation, an anti-capitalist modernisation defined against private property and imperialist domination, that included much large and heavy industry and some rural as well as urban small and light industry. Since then there has been the fastest modernisation of the three, with private and transnational corporations supplementing state-backed corporations. It has been a revision of the second, a project of the state with many administrative powers but no longer directed through a strictly limited number of state and collective forms of organisation. Colonial hybridity has been replaced by consumerist hybridity – by the unleashing of barely regulated market forces and a bewildering plethora of inducements to consume, increasing every year with very fast economic growth and the opening of borders.

16 I shall be concerned with the last two modernisations. I stress, along with Dirlik and Zhang that both have been state projects. “While Chinese leaders like to speak of ‘using capitalism to develop socialism’, the current reality may well be the reverse: the use of ‘socialism’ to achieve capitalist development.” (2000: 5) The first thing Dirlik and Zhang cite under the current ‘socialism’ of the Chinese state is its partial control and release of enormous amounts of cheap labour. This has been the greatest single factor behind the extraordinary growth of the Chinese economy, its successful attraction of foreign investment and its ability to under-price the products of other economies in foreign markets.

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17 The main characteristic of the most recent modernisation is the speed and penetration of commodification, which had been severely reduced and held in check for twenty-five years. This includes land and real estate, even while the state retains an element of control through the legal qualification of ultimate ownership by the people or the state. Decollectivisation of labour organisation, the sale of labour-power, the loosening of controls over the sale of the use of land, and lax (or ineffective) regulation of its exploitation, have intimately affected villages as populations and as territory. Released from restraints, commodification has indeed affected all aspects of social life, including what can be understood in the broadest sense as ‘culture.’

18 The result is that within a single geography a state project, transnational capitalism, and other senses of being in the world and ways of producing a livelihood co-exist. Within the same borders, within the same person, there are different modes of being, different senses of time, different narrations of their own and collective stories. In the words of Dirlik and Zhang, ‘spatial fracturing and temporal dissonance’ may be the ‘ultimate justification for the use of the term’ postmodernity (op. cit.: 4).

19 It is possible that these different senses of being in the world are sealed off from each other, but reference to the sharing of a civilizational and a political centre called ‘China’ bring them together. What might otherwise have been sealed off is thus reflected in and by other modes and times, each becomes self-conscious, reflected in the other codifications, or in what Foucault named ‘heterotopias.’ (1986) In the process of juxtaposition what was a heterotopia can be deterritorialised into a commodity. For instance, marketing the remote as a commodity for tourism makes self-consciousness into a resource for an industry. Or take another instance, the state project of creating heritage symbols for ethnic or civic pride is at the same time a corporate identity to attract investment and trade and an opportunity for the reconstruction of local temples. These are examples of twin processes of deterritorialisation. In one it is decentralised in that it is purely for marketing. In the other it is state centralised. Both at the same time reflect and disrupt other markings of territorial space. But instead of ‘deterritorialisation’ I will argue that the processes of commodification and state abstraction are territorialisations on a larger scale.

State Territorialisation and Compromise

20 State projects and commodification are abstractions of territory that can annihilate territorial places. James Scott’s book, Seeing Like a State (1998), describes state territorialisation as the creation of legibility and simplification. It is the turning of multiplicity and interwoven senses of being into the maps, censuses, and infrastructures of a regulated and husbanded capitalist economy and its administration. It is the turning of territorial places into extensions of the more abstract territory of a sovereign, capitalist state. It serves the territorialisation of capitalist instrumentality, including the sites for outlets, housing, storage, plants, and means of transport and communication for the production and marketing of commodities. Each market will have its own codes and needs, not just tourism of course, but markets of finance, of food and apparel, of hardware, of raw materials and of capital goods, each specifying their own uses of space and construction. So we have two simplifications of territory, that of the state administration and that of capitalist

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instrumentality. Of course, they are always combined but it is possible to concentrate on one or the other.

21 Scott sees state territorialisation through the prism of utopian projects, such as the landscape of Soviet collectivisation and the city of High Modernisation exemplified by Brasilia and Chandighar. These utopian projects are state territorialisation at its most simplistic: the narrowing of complexity into facts relevant for centralised administration on the one hand and for a purified aesthetic on the other. Against such extremes he contrasts the grass-roots practical knowledge that cannot be written into a programme, drawn into a design or used as a universal recipe. This knowledge has great local precision and is at once conservative and adaptive, accumulating and discarding elements over time and with practice. He uses the Greek word metis to describe this practical, agglomerative knowledge.

22 Abstraction versus metis is a clear and intriguing contrast. But its attractive clarity misses the compromises with the particular and the local that is much more characteristic of modern states. Modern states leave room for the particular in processes such as that of statistical survey or the surveillance that Foucault described as normalisation. Normalisation is neither rationalisation nor measure but governed by the notion of probability and the techniques of epidemiology, which are by nature about co-variation. “Statistics of populations and of deviancy form an integral part of the industrial state.” (Hacking 1991: 183) Similarly the Rule of Law, based on a universalising drive from a sovereign centre, nonetheless includes devices for practical variation in the use and creation of precedent and the notion of the ‘reasonable person’ which changes with changes in conventional mores. A third and last point to add to this list is that state projects include policies to cultivate a sense of the local that is not subversive but is a point of negotiation and manœuvre for other senses and stories of place than those of the state and its locations. In all of these cases the state project destroys but at the same time recreates a mix that it makes legible to itself but does not fully incorporate.

Two Cosmologies of State Abstraction: North America and China

23 Another, possibly more serious qualification must be made to Scott’s account of state abstraction. He writes as if it were anonymous, without a specifiable character. But every state acts within a tradition of abstraction that is or was a cosmology, a mapping of the world. So, for instance, Richard Sennett (1990: 46-68) can trace a cosmology and its transformations from the grid of Roman camps with enclosed central squares (for gatherings and for the reading of omens) to New York. The Roman square became the grid with neutral squares (sparse gatherings and no omens) of the Puritan settlers in North America. This in turn became the blocks of strip development without any bounds. ‘Modern’ abstraction is, in short, traceable to a European anonymity required by Puritan self-searching, which turns into the anonymity of individual self-seeking, the shopping plaza, and ribbon development: a particularly North American combination of state and capitalist territorialisation. It has been imported into all countries including China, along with three architectural types: the skyscraper, the apartment block and the villa, as symbols of modernity (King and Kusno 2000).

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24 Another tracing is possible in China. It could start with a grid that in form is exactly the same as the Roman, but whose axial north-south orientation is based on a completely different cosmology, a different conception of the relation between heaven and earth mediated by humanity. The chief mediator was the emperor and his dynasty, whose processions through the grid, and whose territorial space toward the north were not to be seen by any but selected officials, whereas the majesty and triumphs of a Roman emperor were to be seen by all citizens as a pageant. The later high central places of Augustinian and other Christian cities were also to be seen – like skyscrapers. A Chinese city by contrast was an extension of the domestic courtyard space and its rooms or, in grander houses, halls. The authority of an imperial city or of a great temple within a walled city and its alleys was to be sensed and inferred from the scale of its walls and the sight of the great pitch and elaborated ridges of the roofs of the halls within. The contrast of this architecture and plan with high-rise blocks of apartments and corporate skyscrapers can be seen in every large Chinese city.

25 To this contrast a further contrasting architecture of grids and enclosed spaces must be added. The remaining walls of most inner cities had been demolished and turned into boulevards during the 1953-1978 period of modernisation, when another architectural grid became the rule. Between boulevards were the enclosed and large expanses of work units, factory buildings with their chimneys or low-rise corridor offices behind grand gated entrances and, within the same enclosure, the large low-rise blocks of dormitories and small apartments for staff and workers. In brief, four kinds of plan co- exist in Chinese cities: the traditional courtyard, the work-unit, the strip, and the broad, tree-lined boulevard that is another, this time European, import from the colonial era.

26 We can contrast two subjects induced by them. The self-regulating individual of Foucault’s biopolitics and Sennett’s self-seeker in the age of consumption were introduced into China along with philosophical and market liberalism and the architecture of privacy and the commodity.5 They are to be contrasted with the imperial, patriarchal and peer-regulated individual, and the extension of peer regulation through the gaze of the Party by its system of files kept on every citizen and through the work-unit.6 It is a contrast and a co-existence, perhaps also a particular contextual blending of two kinds of conscience or superego: the internalisation of original guilt in the autonomous individual of liberalism versus the internalisation of potential shame and embarrassment in the socially conscious individual of a modified collectivism.

27 Urban spread in China is like North American strip or ribbon development, sometimes with eclectically added Chinese features, such as the flying eave and the curved roof. But where it meets the architecture of villages and their fields, it meets another version of Chinese cosmology. This is the art called fengshui. It is the art of siting dwellings not according to the authority and privilege of a sovereign, but from the perspective of any central placing. Fengshui as we now know it began in the Song dynasty (11th-12th centuries), and sprang from a social revolution and a radical reform of state ideology: a breaking down of the privileges of noble families. Commoners too could have grave- worship, ancestral halls, genealogies and temples, and the sites of their graves could be as auspicious as any other, even the emperor’s (Feuchtwang 2002: chapter 2). Gods in their temple palaces were imagined to be as powerful as emperors. The siting of a local temple could enhance the well-being of those who lived in the territory that it and its

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festivals defined, just as the siting of an imperial city and imperial tombs could enhance the well-being of a reign and its dynasty. The importance of graves and the territorial fengshui of local temples in cities, towns, and villages remains in much though not all of continental China, long after the end of imperial dynasties (in 1911) and despite their suppression during the periods of republican and communist modernisation.

28 Armed with these re-conceptions of the great processes of state and capitalist territorialisation and reterritorialisation, let us now see how they work at the level of the local state in China and let us then see what we can learn about these great processes from this level.

Meifa: Encounters with Reterritorialisation

29 In an inland part of Fujian province, the county capital of Anxi has been spreading schools, apartment blocks, factories and new streets into neighbouring villages. My colleague Wang Mingming has been studying one of those villages, Meifa, since 1992, and we visited it together in 1992, 1995 and 2002. In those ten years, we have seen the results of the county purchasing ‘people’s’ collective, village land and leasing it to various enterprises as well as constructing new roads through parts of the village. In short, we have witnessed the partial absorption of a village into a city, something happening all over China. Of course, this had been happening for hundreds of years with the increasing number and sizes of towns and cities: as China’s economy commercialised from the Song dynasty onwards.7 But the speed and extent of physical change in territory, landscape and architecture have been dramatic in the past fifty years.

30 In 1992, I walked along narrow dikes between paddy plots that would not have existed fifteen years before, when the village was a brigade within a commune and when land was consolidated. In those fifteen years the second of two decollectivisations had taken place. The first was the land reform of 1950-1952. It was a decollectivisation of communal land, which is to say the fields belonging to the local lineage and the fields belonging to the local territorial cult. Revenue from the farming of those fields had sustained the festivals and the building of the lineage hall and the local temple. Each institution defined and now once again defines Meifa as a territorial place in different ways. The lineage hall defines it as the centre of co-residence of those related in descent from four brothers, and as a hall where the elders of the lineage can gather, be respected and feasted at lineage ceremonies. The ancestral land was in five parts, two belonging to the hall and the rest in three trusts attached to the tombs of three brothers, founding ancestors of three of the four branches of the lineage. In other words, this focus makes Meifa a nested hierarchy of territorial places that are the segments of a local lineage. The temple defines Meifa more inclusively as a territorial place, without reference to line of descent, and in relation to greater regional centres of pilgrimage procession, which depart from Meifa to one or another of these centres at the beginning of the lunar year. The temple and the space in front of it, thronged with villagers and festival guests watching the theatre on the external stage, are also important as a centre of the village at ordinary times. It is where women as well as men come to bring offerings and chat, whereas the ancestral hall is a male affair. The temple is also where children from different parts of the village come and play together.

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31 After the lands of hall and temple were confiscated and redistributed to poor peasants in the early 1950s, the financing of the two institutions came solely from subscriptions and donations of villagers. That is how it remains after the second decollectivisation of land, distributed to households in 1980-1982. Even so, the green paddy fields in front of the temple that were its communal land have a special significance. And so do the space and a very important tree in front of the ancestral hall. All of them are sites of encounter with state and capitalist territorialisation.

The Ancestral Hall and a Fengshui Tree

32 When I first visited Meifa in 1992, it was at the time of the seventh lunar month festival in which both named ancestors are honoured and the ghosts of forgotten and neglected ancestors are succoured with offerings of food, paper spirit clothing and paper spirit money.8 I was taken to a place where many villagers had placed their ghost offerings in the open. It was a ‘corner’ of the village (as neighbourhoods are called in this part of China) near the bank of the broad river that flows through Anxi and just beyond this point bends to pass the county seat and go on to the regional city of Quanzhou. There was a broad path along the bank, lined by bamboo groves. The offerings were arranged slightly inland from this path, on a rise that was a clear space between the village houses of that neighbourhood and the bamboo groves. I was told that this was the place where there had been an ancestral hall. Later Wang Mingming learned that in fact the hall had been rebuilt by the villagers in 1962 but destroyed during the Cultural Revolution only five years later in 1967.

33 Among the trees that lined the riverbank was one particularly large and gnarled tree. Further along the bank below it, near the surface of the water, was a small shrine to the Earth God of that part of the riverbank. This part of the river and the neighbourhood beyond it are called Cui-a-be. Cui-a-be mean ‘water’s tail.’ When we were told of this name it was always associated with water control. We were told that the tree had been planted several hundred years previously to prevent the river flooding the village. The way in which I had seen the riverbank and the offerings in the open was a reversion to a time several hundred years earlier when the tree existed but no hall had yet been built. The tree’s roots, and those of the neighbouring trees, probably did hold the bank together and thus act as a preventor of floods. But the tree was also described as a fengshui tree, planted to enhance the gathering of qi, flows of material energy, in a perceivable site that encompassed the neighbourhood. In short, it constituted the focal point that marked a territorial place whose borders were notional but perceivable and which included the houses of a definite neighbourhood. But the reversion to that time in 1992 was filled with the memories and the effects of the most thorough state project in Chinese history.

34 The destruction of the ancestral hall in the Cultural Revolution left the tree intact. It also left intact vivid memories of the hall. They remained in conjunction with the culmination of collectivisation. Collectivisation of land and labour organisation in 1956, interrupted by the great starvation and the partial decollectivisation of 1961-1963 that engineered a recovery of agricultural production, continued from 1963 to 1978. Through the hierarchy of Party branches down to the level of the production brigade (a large village or collection of smaller villages) it was a state project which consolidated land and replaced all other centres of territorial place with brigade halls and offices. It

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was also the mobilisation of labour for the building of roads and village streets, and for the digging of irrigation channels and the building of flood controls. And finally it introduced, in Meifa as elsewhere, small-scale rural industrial plants closely related to agricultural crops and local construction – rice mills, brick kilns, fertiliser and cement plants, and timber yards. Long before, it had abolished the cash earning activities of the earlier republican period, which in Meifa had included working as river boatmen.

35 In short, collectivisation territorialised the whole of China and its landscape in a remarkably monolithic image that was legible to a centre and through which the production and distribution of nearly every rural good and service was organised. But as so many studies of villages in China starting with Chen Village (Chan, Madsen and Unger 1984) have shown, local leaders nevertheless had the capacity and room to manœuvre in their interpretations of central policy directives. They manœuvred to protect and serve their fellow villagers in ways that varied even within a single village. Local loyalty remained a primary criterion of respect for local leaders. In Meifa this included admiration for the senior cadre who had unofficially aided the reconstruction of the ancestral hall in 1962. He had eventually been removed from his post and the Party for subsequent acts of loyalty to his fellow villagers, when his county-level protectors’ powers declined in factional strife. Even so, even in his disgrace, his friend the brigade Party Secretary put him in charge of local small-scale industrial projects.9 You could say that he and the many others in his position throughout China were using a kind of political metis, using Scott’s term, but this did not just mean local practical knowledge. It is political nous without which, together with unofficial entrepreneurial ‘fixing’ between units of production, the objectives of central plans could not have been met in China or any of the Soviet bloc countries. It is a nous that creates compromises within state projects.

36 Flood control included reinforcing the riverbank. But, as I say, the tree remained, and so did the memory of the ancestral hall and of this cadre’s loyalty to his fellow villagers. By the time I returned to Meifa in 1995 the same ex-cadre had managed a reconstruction of the ancestral hall for a second time in his life, on its old site. At the same time he had continued to be an industrial manager, but now working for a Hong Kong Chinese investor, not the village collective. He had managed the building of a factory for this investor on a piece of village land where the collective brick kiln had been. In this he had again demonstrated his loyalty to fellow villagers by successfully insisting that the factory employ at least 100 Meifa residents, whereas the investor wanted to employ only people from his ancestral home village, further away. Like others from more remote areas of the same province working in shops and factories on the spreading industrial estates of Anxi county city, they were housed on a new street built by the county on land bought from Meifa. So this ex-cadre manager was an agent for both the new, post-Mao, capitalist and state territorialisation and also a leader of the re-assertion of patriarchal territorial place. But there was a clash between the two.

37 The newly rebuilt ancestral hall now had a clear view onto the river. This might have been welcome, but the reason why the view was clear was a very destructive county project. The bamboo and all the other trees along the river had been cleared, and the no-longer wooded path had been broadened and raised as the foundations for an all- weather surfaced road were laid down. The fengshui tree was left standing, but only because it had been saved by a large-scale protest from Meifa villagers. They mobilised all the connections they could muster through residents holding government posts,

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such as the man who had been Party Secretary of Meifa and had employed the manager of the ancestral hall to manage industries in Meifa. From village Party Secretary he had risen to become chairman of the assembly of a neighbouring township. He and others succeeded in preventing the county road crew from destroying the ancient tree. To seal their identification with Meifa they were given prominent roles in the ceremonies for the opening of the new ancestral hall. On the instructions of the geomancer, who had also oriented the whole building at an angle to the riverbank, the hall had been built on a higher platform than its predecessor in order that the height of the new road would not block its view onto the broad expanse of river water gathering in front of it. But the foundations of the road were now higher, obscuring some of the view he had envisaged. The road was causing further disruption because apart from the ancestral hall all the buildings to its inland side had to be cleared to make way for new commercial and industrial buildings.

38 Ribbon development was conflicting with neighbourhood place, focused on the tree, and lineage place focused on the hall. A heated confrontation between the county work team managing this disruption and villagers furious about the inadequate compensation paid them to rebuild or buy new homes elsewhere was defused by the manager of the ancestral hall. He denounced corrupt county cadres who kept the proceeds of the leasing of land to themselves, while urging on the villagers the new job opportunities that industrial developments such as the one he himself managed could offer them. So the villagers withdrew and the road and the two territorial places were maintained in a state of tense peace.

39 In 1995 the riverbank had been even more firmly reinforced with a lining of concrete blocks, and a few yards further down a new bridge connected the road to the county city on the other bank. But the earth god shrine had also been rebuilt. A ramp of stone stairs descended from the end of the bridge down to the small promontory on which the shrine lay. Beyond the shrine, the water’s edge was a place where women from the neighbourhood washed clothes in the shallows. In short, Cui-a-be was being maintained as a territorial place, while a state-capitalist territorialisation ran a scar through it.

40 On my return in 2002, new trees had been planted on the riverbank beside the road. But factories flanked the ancestral hall. Where in 1995 on one side there had been two half- destroyed village houses there was now a four-storey plastics factory. Its exterior was surfaced with glazed white tiles and green reflecting glass, but it also featured a curved front veranda and low rear wings roofed with red tiles and stumpy winged eaves in the Chinese style. The manager of the ancestral hall now worked as catering manager in this factory. But he also spent time in a new old people’s recreation hall, an addition to the ancestral hall whose construction he had overseen.

41 From the point of view of someone driving along this quite pleasant extension of the county city, the ancestral hall appears suddenly in the opening between two factories, lower than they are. The black tiles and the upturns at the ends of the ridges of its roofs could be seen as a symbol of Chinese historicity, but it is not a tourist destination. It functions as all its predecessors did, as the focal building of a local co-residential lineage. But now that function appears as an interval in an entirely different territorialisation, that of capitalist industrialisation stretching in a ribbon out of the capital city of the county that promotes it and provides some of its infrastructure. Each has compromised with the other, after quite acrimonious negotiations and some stylistic nods by the Malaysian Chinese investor in the plastics factory toward his

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Chinese identification with his county of origin. There is an element of self- consciousness in this juxtaposition but it has been neither commodified nor sponsored by the county as ‘heritage.’ Its foundation and significance is too low-level and small to merit the attention of county historians or archaeologists.

42 The head of the village committee, elected for the third time, told us that since the ancestral hall was rebuilt the people in the village had become more united (tong+e) and he added that they now understand better how they can benefit from the building of factories. On the same occasion, the ex-cadre manager, an older man, introduced a much longer view of history. He told us that he had once visited a Buddhist monk in the neighbouring region of Zhangzhou who told him that history was a series of alternations of destruction and construction. Now Mao’s destruction had given way to the current period (since 1978) of construction. By ‘construction’ he also meant reconstruction. “But, he added, young people are forgetful, so I am not sure…” The element of doubt as to whether the assertion of territorial place that he had led would be maintained is both poignant and realistic.

Temple and Green Fields

43 Nearly ten years before taking on the reconstruction of the ancestral hall, he had been the manager of the rebuilding of the more inclusive focus of the village as a territorial place, its local temple. When I visited Meifa in 1992 I asked three other villagers of his age why the temple and not the hall had been rebuilt. They said that the temple is where festivals are held for the whole village as a living entity, whereas the ancestral hall is just for commemoration of ancestors. The temple festivals are the greatest occasions of gathering, entertainment and feasting in the village year. Bringing food from every house in the village to tables where it is presented in the large space in front of the temple, emptying that same space in the evenings to watch theatre performances on the stage to the side of the temple, the comings and goings from house to temple retrace the territorial place of co-residence and its main focus.

44 In front of the temple and its open space the view continues onto paddy fields flanked on the other three sides in the middle distance by village houses. No single-storey courtyard houses remain. They are all two or more storeys high, with flat roofs and walls lined by white tiles. But within this changed frame, the fields have a special significance. In one of the legends of the founding of the temple it had once faced in the opposite direction, toward the river. According to this legend, customary regulation stated that the land in front was communal, for the upkeep of the village temple and its festivals. But the piece of land in front was little and infertile. In the other direction, the land behind was fertile and extensive but belonged to one rich man. The inequality between private and communal land caused unrest among the villagers. They consulted the temple god through a spirit medium. The god’s advice was to reverse the temple’s orientation so that its front entrance faced onto the rich man’s fields. By this ruse, they would become communal by virtue of the customary regulation. Overnight, so the story goes, the efficacious god himself produced the miracle of this reversal.

45 As I have said, these fertile village fields were confiscated and redistributed in the first decollectivisation. They were then collectivised into the land of one or more of the production teams of the brigade and redistributed once again in the 1980s to villagers. Beyond them is another open space that is ready for industrial development. But it has

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not been filled. There is no industrial threat to the fields, which are still cultivated by village women (men are in paid employment). The spacious view from the temple’s entrance is open to a gap in the hills beyond, and when the paddy is flooded waters gather in the foreground, a manifestation of the accumulation of qi energies. The distributed green fields are still important to the temple and the fengshui of the whole village.

46 In 1995 the temple stood alone in open fields with trees behind it, the river hidden behind them, and the hills beyond the river visible above the trees. They still provide a good rear protection. But in 2002 a pair of smooth pink, plastered buildings had been built inside a walled enclosure a few metres to one side of the temple. These pink cubes were a little higher than the black tiles and winged ridges of the temple’s roofs. When we asked about them, we learned that the land on which they were built had been bought and set aside as industrial land. A man of the same surname as the village residents but from another place had bought the lease, built these cubes as a factory, and had then wanted to add a large hall for his own ancestors. The county would not, apparently, have opposed this affront, but Meifa villagers resisted in strength. We have not yet had time to ascertain details of the confrontation, but the hall had not been built and the factory buildings had been left empty, new but abandoned for the time being. The ancestral hall of their owner would have become a gathering place for the diaspora of one large family from another place, encroaching upon the territorial place of a village that happened to be a local lineage of the same name.

47 I asked the ex-cadre who had managed the rebuilding of the temple and the ancestral hall whether he thinks the fields in front of the temple could be turned into an industrial park. “Not while people feel as they do now, it would not be possible.” Again, he expressed a firm resolve but with a hint of times changing. Thus far, then, on the outskirts of a small city in the mountains of southern Fujian province, the drama of encroachment on a territorial place by city developers and capitalist entrepreneurs has been played out with mixed success on all sides. It is a drama of negotiated conflict and compromise, in which territorial place is defined and retained against other territorialisations. Those other territorialisations create nodes that do not make territorial places but instead create territory of a more abstract kind with centres that are on a larger scale – city region, or commercial region of marketing and other operations, such as the diaspora of an entrepreneur’s family and the nodes in the operations that export the goods his factory might eventually produce.

* * *

48 What do these small-scale dramas say about the large processes by which I introduced them, state and capitalist territorialisations? First let me point out that the relatively small industries that are being built on the outskirts of Anxi’s county seat in Meifa produce for export from China. They are a small part of globalised capitalism. Next let me underline that villagers are themselves involved as employees of these enterprises, at levels from management down to worker. And let me add that in 1995 there were three Meifa businessmen running their own manufacturing operations elsewhere and seldom at home in their village houses. In other words, the village included agents of the county and of industrial estate developments.

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49 The concatenation of these different agencies was not only territorial. It could easily occur in the same person. The same person could be a protagonist in county and industrial development and in the retention and redefinitions of the village as a territorial place focused on a temple, a local lineage focused on an ancestral hall, and, within both, the neighbourhood focused on the riverbank fengshui tree and the small Earth God temple. For instance, the ex-cadre is a department manager of a plastics factory, and in that position he is functioning as an earner of income for a family of whom he is both patriarch and family manager. Through connections to officials in the county government he has in the near past negotiated the extension of county transport and its infrastructure through parts of Meifa village. And of course he has all this time maintained his ideal persona of local loyalist, most recently by being involved in the addition of an old people’s centre to the ancestral hall. The young villagers, about whose memory he wonders, work for income that they use instrumentally as consumers of what they consider to be the most modern products. In that respect they are liberal, self-seeking individualists living in an ahistorical search for a secure livelihood and material enjoyment. Their sense of family in this respect is confined to a conjugal family. It may well be that as elsewhere in rural China their relation with their elders is negotiable rather than assumed and guaranteed. At the same time they take enthusiastic part in the temple’s festivals, as members of their households and beneficiaries of the fortunes of the place in which they live.

50 Of course there is more to come in Meifa. Over the next twenty years the gradual incorporation of the village into the county city may turn the territory of the local temple into an urban neighbourhood. That would make its temple an equivalent of the neighbourhood temples of the older parts of the city across the river, which have been revived and continue to thrive. The ancestral hall will probably remain but may become more like a centre for lineage members, many of whom will have been dispersed into other parts of the province and the world: a diasporic centre like the one that the interloping businessman tried to build next to the temple. By then both hall and temple may have been brought to the attention of county historians and visitors. Perhaps they will introduce themselves as places with illustrated pamphlets and websites telling the story of the green fields, the ancient riverbank tree and other stories that hint at a far longer history of Chinese fengshui cosmology. But so far they have not been turned into heritage sites. The way in which the city, capitalist and place codes refer to each other has remained a mutually resistant compromise, not a mutual incorporation.

51 At this reduced scale, the processes that have been described in the most general terms by theorists and social scientists translate the concatenation of different subjectivities, with the quite different senses of time and history that accompany the different territorialisations that code and decode each other at this level. Nothing is quited as abstract, general or destructive and enveloping as the theorists make out. First, there are the specifiable abstract territorialisations of the state and of capitalism – with their peculiar mixes of styles and of traces of different cosmologies and subjectivities. Then there are the nodes of these large-scale, decentralised territorialisations, the factories and apartment blocks, which can be appropriated as new kinds of territorial places. Finally, my main emphasis is on the remaking of territorial places that tell a local history. There are other territorialities that tell a history on a far greater scale, in particular those of a sovereign state. But they do not define places in the physical,

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multi-sensorial sense I have emphasized. Their centres are referential and virtual, destinations for travel and communication. Territorial place can only work below a certain scale. But its remaking is done in reference to the larger, abstract scales of territorialisation and it re-orients state and capitalist projects through the room for manœuvre that it and countless others make, stretch and link laterally through the greater scales of reference.

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NOTES

1. For Chinese rural examples, see Feuchtwang (1998). 2. This point was made with his habitual attention to the middle ground of uncertainty, or indeterminacy between the coupling implied by ‘hybridity,’ by Bhabha (1994). 3. The original plan of the city of Chandhigar in India (by Le Corbusier), and a number of buildings in Hong Kong, including those of the Bank of China and the Hong Kong and Shanghai Bank, are some of the exceptional few. 4. This is to discount the very much longer and slower (a thousand years long) process of commoditisation of China’s economy, including its commercialisation and the spreading of contracts, paper money and banking, that preceded fully-fledged industrial and finance capitalism in China. 5. These are explored in a rural context by Yan Yunxiang (forthcoming). 6. For an extended exposition of this kind of regulation see Dutton (1992). 7. As Skinner (1964) made elegantly clear. See also Gates (1997). 8. The long history of this festival can be read in Teiser (1988); for an account of how it is performed in Taiwan, within the same religious culture as that of Anxi in Fujian, see Weller (1987). 9. For the full story and for many more details of the history of Meifa, read Feuchtwang and Wang (2001: chapters 3-5).

ABSTRACTS

Abstract Territorial place is the most open and inclusive of places. At the same scale the terrifying abstractions of deterritorialisation can be seen to be a negotiated stand-off between different territorialisations. In other words, the deterritorialisation thesis of Deleuze and Guattari, the state project thesis of James Scott, and the dislocation thesis of postmodernists need severe modification. That modification is carried out by ethnography and local history, here by a case study of a Chinese village that is in the process of being urbanised. What is revealed when this is done is that so-called deterritorialisation is a pair of territorialisations, of state projects and of capitalist ribbon development and the nodes of its economic institutions and functions. At this scale they are brought into negotiation with reappropriations of territorial place by local actors.

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Résumé Le territoire est le plus ouvert et le plus inclusif de tous les lieux. À cette échelle les redoutables abstractions que représente la déterritorialisation peuvent être vues comme un compromis entre différentes formes de territorialisation. En d’autres termes, les thèses de Deleuze et Guattari, de James Scott et des postmodernes, qui mettent l’accent sur la dislocation, doivent être révisées. Cette tâche incombe à l’ethnographie et à l’histoire locale. Dans cet article, une étude de cas sur un village chinois en voie d’urbanisation fait ressortir que la soi-disant déterritorialisation est en fait le résultat de deux territorialisations : celle qui relève du programme de l’État et celle qui s’appuie sur une frange capitaliste de développement dont les points nodaux constituent les institutions économiques et leurs fonctions. À ce niveau, la négociation s’impose avec la réappropriation par les acteurs locaux du territoire.

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Dynamiques territoriales des Aborigènes pitjantjatjara (Australie- Méridionale)

Frédéric Viesner

1 Les chercheurs français sont désormais familiarisés avec la thématique des Land Rights en Australie grâce, notamment, aux travaux de Barbara Glowczewski [1985, 1992]. Ces droits territoriaux doivent être entendus comme une redéfinition de l’espace aborigène.

2 Nous allons le montrer en traitant de la réorganisation de l’espace social des Aborigènes pitjantjatjara et des conséquences de cette réorganisation sur leur culture et leur existence politique. Nous exposerons les logiques passées de la distribution géographique des Pitjantjatjara et préciserons le lien qui les unit à leur territoire. Nous verrons comment les Pitjantjatjara aménageaient leurs lieux de résidence saisonnière. La transformation de ce mode de résidence sera replacée dans le contexte de la colonisation de l’Australie et de l’implantation des Européens.

3 En effet, les Pitjantjatjara vivent aujourd’hui en communautés (communities) façonnées telles des cités idéales. Une communauté est une entité administrative qui réunit des familles en un site de peuplement très localisé. Celui-ci a toutes les apparences d’un village avec maisons en tôle et en briques, bâtiments administratifs, dispensaire et magasin d’approvisionnement (store). Ces communautés sont gérées par un conseil dirigé par un chairman. Les membres du conseil disposent de droits de propriété sur le territoire de la communauté. Ces droits reconnus par les instances gouvernementales australiennes leur ont été octroyés à la suite de la législation des Land Rights [Glowczewski 1985 ; Peterson 1981]. Ainsi, le Pitjantjatjara Land Rights Act, voté en 1981, stipulait qu’une organisation privée rassemblant des Pitjantjatjara devait administrer le territoire de l’Anangu Pitjantjatjara Incorporated selon les volontés et les intérêts des propriétaires aborigènes traditionnels nguraritja, ce qui signifie en pitjantjatjara « appartenant à un campement, à un lieu ». Ce terme a pour racine ngura qui désigne le campement mais doit être rapproché de la notion de foyer car le campement est le lieu

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où s’allume le feu domestique. Le nguraritja est par conséquent celui ou celle qui est « chez soi » dans un lieu déterminé.

Étendue du territoire pitjantjatjara en Australie

4 Les Land Rights ont donc contribué à l’émergence d’une nouvelle configuration de l’espace social pitjantjatjara. Cependant, la constitution des communautés pitjantjatjara ne leur est pas consécutive. Ces communautés résultent du rassemblement des Aborigènes autour des premières implantations blanches qui se sont établies sur leur territoire.

Le territoire pour origine

5 Vivant de chasse et de collecte, les Pitjantjatjara se répartissaient, dans un passé encore proche, en groupes composés d’une petite trentaine d’individus qui se déplaçaient suivant un circuit de points d’eau répartis autour des chaînes montagneuses. Lorsque les conditions climatiques réduisaient considérablement les ressources de ces aires de prélèvement, ces groupes migraient vers d’autres régions plus accueillantes. Pareilles migrations ne pouvaient être entreprises qu’à la condition qu’elles soient menées par des personnes connaissant parfaitement les mythes pitjantjatjara. De fait, chaque endroit du désert est associé à un ou plusieurs êtres mythiques qui l’ont modelé ou qui y ont accompli un acte particulier au cours de leur existence. Ceux qui possèdent les clés de compréhension des mythes connaissent l’époque de l’année à laquelle un site peut offrir les ressources nécessaires à la survie d’un petit groupe.

6 Un exemple de cet aspect ésotérique nous est donné par les quelques éléments du mythe suivant. Les habitants de la communauté de Mimili racontent que deux femmes sillonnaient séparément la région à la recherche de nourriture. Leurs noms étaient ili et mangata, respectivement Figue et Prune. Elles s’approchèrent toutes deux d’un site où

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poussaient les arbustes donnant des figues et des prunes (la localisation précise du site n’appartient qu’à ceux qui sont initiés au mythe dans ses moindres détails). Les deux femmes arrivèrent en ce lieu au moment où les fruits étaient mûrs et se disputèrent avec leur bâton à fouir (wana). La dispute cessa lorsqu’elles se partagèrent les fruits. L’une prit les prunes et l’autre les figues. Puis elles se séparèrent pour retourner chacune à leur campement.

7 Ce récit devient un « message » quand on sait qu’ili et mangata sont aussi les noms de deux étoiles. Il faut alors savoir comment les reconnaître dans la myriade de celles qui scintillent dans le ciel nocturne du désert. Un fin observateur s’apercevra qu’à une certaine époque de l’année, ces deux étoiles se rapprochent puis s’éloignent. Lorsque les étoiles sont proches, il est dit que les deux femmes se battent avec le wana. C’est la saison à laquelle les baies sont mûres et comestibles. Comme l’évoque le mythe, la récolte est souvent une occasion de concurrence entre les groupes de femmes. Quand les étoiles commencent à s’éloigner vers la fin de l’été, c’est le signe que le site ne porte plus de baies. Ce récit concerne donc un site particulier et donne un code pour l’utiliser mais également une règle de répartition des ressources. L’identité culturelle d’un groupe était aussi son identité territoriale puisque les clés pour exploiter un site étaient en la possession parfois exclusive de certains groupes.

8 Il existe de très nombreux sites recelant des ressources en petite quantité dont l’exploitation est codifiée grâce au même procédé. En effet, la mythologie aborigène se compose de plusieurs cycles qui narrent l’existence d’êtres exceptionnels, les tjukuritja, lesquels ont laissé sur leur passage les principes spirituels de toute chose. Ils ont assigné aux hommes le devoir d’accomplir des cérémonies pour que ces principes s’incarnent ou se matérialisent en créatures vivantes, en végétaux ou en phénomènes atmosphériques, la pluie notamment. Une roche ou un amoncellement de pierres peut indiquer l’emplacement où le tjukuritja a fait une halte. Sa trace est là, sous la forme d’une pierre. Les Pitjantjatjara la désignent dans ce cas apuringu, « il est devenu pierre ». Ces sites ne sont pas tous des lieux offrant des ressources alimentaires aux Aborigènes. Certains ont une très grande valeur cérémonielle et jalonnent des « routes » mythologiques parcourues jadis par les tjukuritja. C’est ainsi que chaque lieu est rattaché à un autre selon un itinéraire mythologique mental. Cet itinéraire « cartographie » l’ensemble des zones importantes du désert, marquant les points d’eau, les endroits où trouver tel type d’arbre ou tel gibier. Les Pitjantjatjara sont, en ce sens, très proches des Warlpiri et de leur conception du territoire [Glowczewski 1987].

9 En suivant ces récits, il est possible de retracer le parcours qui relie les zones de prélèvement entre elles. On peut alors migrer dans une région procurant eau, baies et animaux pour nourrir toute une communauté. On comprend dès lors que la plus grande richesse des Aborigènes soit la connaissance des lieux de prélèvement et donc celle des mythes. Aussi une personne peut-elle déduire d’un récit l’existence d’un site sans pour autant s’y être jamais rendue. Les Pitjantjatjara opéraient ainsi une « relocalisation » saisonnière à des fins de subsistance en ayant recours à leurs mythes.

10 La connaissance des mythes et celle des « savoirs » qui leur sont liés dépend d’un très long et pénible processus renouvelé d’initiation. L’initiation d’un jeune homme est effectuée par le père, ou un père classificatoire, de sa future « épouse ». Cet initiateur est appelé waputju. En contrepartie de son initiation et de l’accord donné à son union avec sa partenaire, le jeune homme a l’obligation d’accomplir de nombreuses tâches pour son, voire, ses waputju. Il existe une initiation féminine, pour la région que nous

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étudions, réalisée par une femme de haut rang initiatique. Ces initiations aboutissent concrètement à l’acquisition du statut de wati (homme responsable) et de kungka (femme responsable). L’acquisition de ces statuts donne à ces derniers la possibilité de s’unir et de fonder une famille. L’union de jeunes kungka et wati originaires de groupes distants de plusieurs centaines de kilomètres permet l’accroissement du savoir mythologique. Les jeunes, envoyés dans des groupes éloignés, acquièrent la connaissance de nouvelles zones de prélèvement et contribuent à augmenter en quelque sorte le capital de connaissance « géographico-mythologique » de leur communauté d’origine. De plus, en gagnant des alliés, les Aborigènes peuvent aisément trouver refuge auprès de populations disposant de ressources plus abondantes que les leurs. On peut ici parler d’une « délocalisation » afin d’accroître le nombre d’alliés.

11 Comme il est toujours d’usage, le mode de résidence est d’abord matrilocal : les jeunes hommes sont envoyés dans les communautés où vivent leurs futures partenaires. La jeune femme est autorisée, quant à elle, à venir quelques semaines dans la communauté du jeune homme pour partager des moments d’intimité. Cette période est l’occasion pour l’ensemble des parents du jeune homme, d’estimer les qualités de la jeune femme. Ils délibèrent et évaluent la solidité des liens qui uniront le couple. La matrilocalité peut prendre fin à la mort du père de « l’épouse ». Libéré alors de ses obligations envers son waputju, l’homme peut décider de revenir sur le territoire de son enfance en y installant sa femme et ses enfants. Aujourd’hui, les conseils aborigènes perpétuent cet attachement direct de chaque individu, femme ou homme, à la terre qui l’a vu naître ou à celle sur laquelle il fut initié, et les délocalisations matrimoniales s’effectuent de communauté en communauté en fonction des règles d’alliance traditionnelles.

12 Si la structuration des territoires a trait à une relocalisation de subsistance et à une délocalisation matrimoniale, elle est aussi hautement symbolique. De fait, les Pitjantjatjara perçoivent certains sites de leur espace nomade comme des lieux où gisent de vivantes reliques des héros créateurs (tjukuritja) de leur « temps du rêve » (tjukurpa), période pendant laquelle tous les mythes d’origine se sont déroulés. L’espace physique est le milieu que les héros civilisateurs, tels le Grand Kangourou (Malu) ou le Grand Varan (Ngintaka), ont traversé en semant les essences (kurun) de toutes choses et êtres, les hommes ne faisant pas exception. Ils ont empreint le sol de leur corps pour façonner les reliefs du paysage qui sont tels des témoignages de leur présence et deviennent en conséquence sacrés. Cette sacralité prévaut dans l’initiation des jeunes membres des communautés.

13 Il existe par conséquent un véritable lien d’affiliation entre un Pitjantjatjara et ces emplacements. Séparer l’un des autres équivaut à rompre un lien ombilical qui compromet à la fois la vie des hommes et la permanence du monde. Selon la cosmogonie pitjantjatjara, les êtres humains, pour exister, doivent provoquer l’expulsion de kurun des sites sacrés grâce à des cérémonies dont la codification leur a été « laissée » par les tjukuritja. Ainsi un être humain désigne sa première existence comme parkangka ngaranyalta (tenant sur la feuille), en référence à la première couche qui recevra le nouveau-né et au rituel qui a contribué à sa naissance. Ce rituel continue à se perpétuer afin qu’un site puisse générer des esprits-enfants (yulan) que des feuilles (parka), savamment placées sur l’élément du site sacré qui expulse les kurun, propulseront dans l’espace [Viesner 2000 : 80]. Ils pénétreront le ventre des femmes qui passeront près du site. Elles seront alors susceptibles d’être enceintes1. À sa naissance, l’enfant aspirera le souffle du tjukuritja qui a laissé sa trace à l’endroit où il naît.

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14 Il y a donc une double filiation territoriale des jeunes pitjantjatjara : l’une en rapport avec les pères classificatoires (mama) qui ont eu un rôle dans l’expulsion des kurun et l’autre en rapport avec la mère lorsqu’elle a donné naissance à l’enfant. Évidemment l’esprit-enfant appartient aux territoires des pères et le nouveau-né vient au monde sur le territoire de sa mère. Ces filiations conditionnent toute la vie des Aborigènes et les conduisent à participer ou non aux cérémonies dites paluni, plus connues dans la terminologie anthropologique sous le nom d’increase ceremonies2.

15 L’architecture sociale des peuples du désert repose sur l’idée que les humains participent à l’homéostasie du cosmos et que c’est cette participation, en tant que continuateurs des tjukuritja, qui donne un sens à leur existence. La raison d’être de leur organisation sociale est de faire cheminer les humains jusqu’à un état proche de celui des tjukuritja pour qu’ils fassent en sorte que les sites sacrés génèrent les kurun. Ce stade ultime est atteint après avoir suivi les rituels d’initiation et l’enseignement des anciens garantis par la stabilité des structures sociales aborigènes.

16 Ainsi, l’une des conséquences de la vie cérémonielle et de l’organisation territoriale des Aborigènes est la production d’une hiérarchie rituelle fondée sur la connaissance des rites, mythes et chants, qui codifient l’accomplissement des cérémonies. Cette hiérarchie existe aussi bien chez les hommes que chez les femmes car chacun des deux sexes possède ses propres cérémonies. La connaissance de celles-ci se diffuse par héritage et par initiation. Parmi les héritiers seuls certains seront autorisés à chanter ou à danser les rituels. Ceux qui décident du transfert de leur savoir disposent d’une certaine forme de pouvoir par le choix qu’ils exercent.

17 En effet, celui qui entonne le chant cérémoniel, comme celui qui danse sur ce chant, a le pouvoir de rassembler les conditions de reproduction du monde car chant et danse sont telles des formules savantes permettant au monde de se régénérer. Il y a par conséquent un pouvoir diffus reposant sur la connaissance du lieu où doit être exécutée la cérémonie, du moment, des paroles, des chants et des danses, qui détermine l’importance sociale de chaque individu. C’est son inscription dans cette hiérarchie qui fait qu’un homme pourra être uni à une femme, et réciproquement. Cette union donnera à chacun des deux partenaires des droits particuliers au sein de sa propre communauté et des devoirs vis-à-vis de sa famille et de ses alliés. L’autorité rituelle s’exerce sur l’accomplissement des unions qui établiront les devoirs des adultes. On cherche bien sûr à s’attirer les bonnes dispositions de ces autorités en leur faisant parvenir des biens par un réseau d’échange. Les devoirs contractés par alliance étaient avant tout d’ordre nutritionnel par le passé. Ils renvoient à présent à l’ensemble des domaines de la vie quotidienne puisqu’en pratique le père de l’épouse contrôle la force de travail du conjoint de sa fille et peut attendre de lui l’exécution de nombreuses tâches.

18 A.P. Elkin [1938-1940 : 344] a fait brièvement état d’un système de distribution et de redistribution alimentaire entre les parents de l’épouse, les deux conjoints et les parents de l’époux. On peut ainsi estimer qu’il existe une « économie symbolique », autrement dit un moyen de tirer profit de la connaissance des mythes, fondée à la fois sur l’exploitation des ressources d’un territoire et sur sa distribution en sites sacrés.

19 L’espace social est alors un oikos, un espace domestique, c’est-à-dire le produit de l’interaction de lieux, d’individus et d’activités humaines. On oppose à cet espace domestique un espace sauvage qui n’est pas composé de lieux mais est une étendue. Cet aspect sauvage tient au fait que les activités s’y déroulent à l’insu de l’Homme. Les

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animaux qui y vivent et toutes les créatures dont les Pitjantjatjara supposent l’existence sont dits inura, « appartenant au monde sauvage ». L’espace domestique se compose à l’inverse des lieux où s’établissent les campements et leur périphérie. Le campement, ngura, est une unité de résidence fondamentale, à l’aspect rudimentaire et dépouillé.

20 Hormis les fumées des foyers, seuls deux types de construction suggèrent l’emplacement d’un campement : le « coupe-vent » ou yuu et l’abri ou wiltja. Le foyer en tant que tel est l’espace immédiatement autour du feu. L’habitat véritable des Aborigènes comprend en réalité tous les lieux significatifs qui organisent les migrations des membres d’une communauté, et que nous avons qualifié de circuit mythologique.

21 Un wiltja est comparable à une hutte de branchages disposés de façon à protéger de la pluie sans pour autant obstruer la circulation de l’air et de la fumée du foyer. Une fois les branchages du sommet retirés, le wiltja devient un yuu dont la fonction principale est d’abriter du vent mais surtout du sable soulevé par les bourrasques. Le sol protégé est généralement aplani et nettoyé à l’aide d’un ustensile dont les Pitjantjatjara se servent pour recueillir les baies. Le wiltja peut subir quelques modifications en fonction de la météorologie. Les branches qui le recouvrent sont susceptibles de devenir une armature pour permettre à ses occupants de confectionner un toit en leur associant de l’argile humide. On dit dans ce cas du wiltja qu’il est wiltja tjana tjulpirtjara, « abri (wiltja) avec (tjara) un bouclier (tjana) de terre (tjulpir) ». Quatre larges poteaux de bois dépassant la taille d’un homme, en fait des troncs d’arbustes, soutiennent l’armature. On les nomme habituellement wiltja katati, que l’on peut approximativement traduire par « les quatre coins de l’abri ». Si les branchages qui couvrent les côtés sont ôtés, le wiltja est dit tjulpinpa. Il s’agit d’une plate-forme sous laquelle il est possible de s’abriter (occasionnellement on y place son véhicule pour que le soleil de l’après-midi ne le transforme pas en four). L’abri n’est pas conçu pour être une enceinte. Ainsi on désignera son « intérieur » comme ce qui est en dessous (uungu) du wiltja. Le terme wiltja renvoie de la même façon à l’ombre créée par un objet sur lequel se projette la lumière du soleil ou de la lune3. Construire un abri se dit wiltjani (faire un wiltja) alors que l’on dira « planter un coupe-vent » yuutjunanyi. Le yuu est donc une construction sommaire composée de branchages arrachés aux arbustes alentour et plantés dans le sol. On l’utilise dès que l’on désire faire une halte ou pour des besoins cérémoniels : on plante un yuu pour masquer à la vue des spectateurs que l’on peint sur le corps des danseurs les symboles de l’être mythique dont ils vont interpréter un épisode des tribulations.

22 L’utilisation et l’aménagement du territoire par les Pitjantjatjara montrent à quel point ces derniers sont parvenus à discriminer l’ensemble des zones d’intérêt, économique et symbolique, dans la gestion de leur environnement. Aujourd’hui, ces traits culturels sont encore très présents malgré la transformation radicale suivie par cette population depuis près d’un demi-siècle, à la suite de l’installation d’une mission presbytérienne sur son territoire.

Changements socioculturels et nouvelle territorialisation

23 Dans le courant des années trente, un chirurgien d’Adélaïde, Charles Duguid, est alerté des graves problèmes alimentaires et sanitaires dont souffrent les Pitjantjatjara du

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nord-ouest de l’actuel État d’Australie-Méridionale, et décide de parcourir la région. Il constate, au cours de son voyage, la misérable condition de cette population qui vient de faire face à une sécheresse sans précédent. Connaissant les griefs que l’on a en Australie à l’encontre des missions déjà existantes, luthériennes, jésuites, voire méthodistes, il prend contact avec une autre congrégation, celle des presbytériens.

24 Il persuade l’assemblée presbytérienne d’acquérir une parcelle de terrain dans cette région pour y fonder une mission en prenant une concession et créer un élevage de moutons (sheep station). Un site dans les Musgrave Ranges est choisi pour implanter la mission et prend le nom d’Ernabella. La sheep station, placée sous la responsabilité de la mission, date de 1937. Elle doit servir de « tampon » entre les rares Blancs installés dans le voisinage des Aborigènes. L’élevage de moutons peut offrir la possibilité de quelques emplois, et une méthode simple de filage est utilisée pour confectionner des vêtements à partir de la laine récoltée.

25 Les populations locales abandonnent progressivement leur « relocalisation » saisonnière pour venir s’établir auprès de la mission afin de bénéficier des vivres qu’elle reçoit et de parti ciper à ses activités, très « encouragées » en cela par les missionnaires eux-mêmes. Les femmes ne tardent pas à occuper une place prépondérante dans le mode de contact entre Blancs et Pitjantjatjara. Restant dans les campements près des missions tandis que les hommes partent en brousse, elles jouent un rôle de vecteur du changement.

26 À Ernabella, elles maîtrisent des technologies et créent des biens manufacturés ou curios pour un commerce éventuel. De plus, confectionnant des pièces de vêtements, elles contribuent à la modification de l’apparence de la population pitjantjatjara.

27 Dès le commencement de cette aventure, le souci du docteur Duguid [1972] est de mettre l’accent sur les efforts à placer dans le domaine de l’éducation notamment. En 1940, une école s’ouvre près de la mission, et l’anglais que les jeunes y apprennent sert rapidement à la traduction des passages de la Bible. Avec l’étude de R. Trudinger [1943], cette traduction permet une meilleure connaissance de la langue pitjantjatjara. Cette dernière devient une langue hôte qui favorise la propagation d’une partie du lexique anglais à mesure que les Aborigènes utilisent le vocabulaire correspondant aux nouveautés introduites par les Blancs.

28 À Ernabella, l’élevage de moutons, le filage de la laine, la confection de vêtements, la construction de bâtiments, l’entretien d’un jardin propulsent des populations nomades de chasseurs-collecteurs dans un monde dont elles ignorent encore tout. Le lien qui existe entre la mission chrétienne et les activités nouvelles auxquelles se consacrent les Pitjantjatjara est un élément déterminant dans l’acceptation de ce changement.

29 En effet, la mission, au travers de ses œuvres, crée un nouvel imaginaire pour les Pitjantjatjara. Cet imaginaire est le ferment de l’organisation hiérarchique et de l’éthique du travail actuels. Cette influence sur les représentations est perceptible entre autres dans la traduction du terme « Bien » par palya. Ce vocable en pitjantjatjara n’a pas comme signification directe « bien » ou « bon » même si le sens s’en approche. On trouve ce mot à la base du verbe palyarinyi, « fabriquer ». Ce verbe contient l’idée que l’on ne fabrique pas ex nihilo un objet. On façonne une matière brute, du bois par exemple (punu), grâce à la maîtrise d’une technique transmise au travers d’un chant rituel auquel on a été initié. Autrement dit, palyarinyi veut dire « faire advenir quelque chose palya », soit « parfaire sa condition » : le bois est en puissance quelque chose

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d’utilisable, et c’est au chant rituel de révéler cette puissance pour la faire advenir. Inscrire le terme palya comme équivalent de la notion de Bien indique que la religion chrétienne vient parfaire la condition de l’homme et le faire accéder à un état qu’il possède en puissance mais que rien n’a encore pu faire advenir.

30 Cette importance de la révélation rejoint idéalement le système initiatique pitjantjatjara. On comprend alors pourquoi le christianisme s’ajoute à la culture aborigène : il est conçu comme la révélation d’une chose ignorée qui complète à la « perfection » les connaissances des Aborigènes. Ainsi « Dieu » n’est pas traduit et reste God mais on le désigne aussi par Mama ilkaringka (« Père dans le ciel »). Les Pitjantjatjara ajoutent donc le christianisme à leur cosmologie et obtiennent de lui l’explication nécessaire pour comprendre la venue des Blancs parmi eux : s’ils se trouvent là c’est pour leur apporter des éléments nouveaux qu’ils ne possédaient pas. Le mythe chrétien devient le tjukurpa wirunya, l’excellent mythe, dans le sens où il est haut en couleurs, avec de nombreux personnages, un message ésotérique et, mieux encore, il est d’une longueur exemplaire. Le succès que remporte la mission d’Ernabella est en partie dû à ce concours de circonstances et à la souplesse de la culture nomade pitjantjatjara pour laquelle la clé de l’existence est dans l’adaptation aux circonstances.

31 Petit à petit, les Pitjantjatjara sont de plus en plus nombreux à quitter leurs zones de prélèvement pour venir s’installer près de la mission. Ses responsables décident alors d’ouvrir des dépendances à Amata et à Fregon (voir carte ci-contre). En ces lieux, le même schéma de rassemblement et d’abandon du cycle de relocalisation saisonnière se produit. Là encore, l’évangélisation de la population n’introduit nullement de concurrence entre le christianisme et les récits mythiques pitjantjatjara. Un exemple de cet amalgame nous est fourni par la traduction du mot « église » par pitilyiri. Ce terme renvoie aux lieux où l’on accomplit les cérémonies d’increase, c’est-à-dire de génération de kurun par un objet ou le lieu lui-même. Fins observateurs, les Pitjantjatjara ont donné le nom de pitilyiri à l’église par analogie : lieu particulier où des individus se réunissent pour se livrer à des activités sacrées relevant d’un tjukurpa.

32 En associant activités et récits évangéliques, les missionnaires et leurs aides provoquent une mutation au sein du peuple pitjantjatjara. L’implication croissante des Aborigènes dans la vie de la mission dépasse le strict cadre de la production et de l’assiduité aux offices. En effet, pour chaque communauté sous l’influence de la mission, le pasteur et les laïcs blancs de l’époque décident de créer des conseils chargés de l’administration des activités apportées par la mission. C’est ainsi qu’ils intègrent des représentants pitjantjatjara à la gestion de la mission elle-même. De la sorte, ils respectent les règles de leur foi et congrégation presbytériennes. Faisant participer les Aborigènes aux prises de décisions, aux votes et délibérations, ainsi qu’aux travaux et tâches variés, les presbytériens préparent les esprits à la construction des organisations et conseils qui vont prendre la suite de la mission.

33 Au côté de la mission, un autre agent du changement social se développe discrètement. Au milieu des années quarante et plus au sud, une cattle station s’implante dans les Everard Ranges (voir carte ci-dessus). Il s’agit d’une vaste ferme d’élevage de troupeaux de bovidés. L’immensité et l’aridité de ces espaces obligent les éleveurs de cette ferme à prendre diverses mesures qui vont façonner le territoire des populations pitjantjatjara et yankunitjatjara établies en ces lieux. Ils procèdent au forage de puits remontant l’eau à la surface par une éolienne et au creusement de petits étangs appelés dams pour permettre au bétail de s’abreuver. Ils placent des clôtures pour contenir les bêtes dans

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un périmètre défini afin de les retrouver et maintenir les kangourous, mais aussi les dingos, éloignés des points d’eau et des animaux domestiques. Ils encouragent les Aborigènes à les aider dans la construction de ces infrastructures et dans la surveillance des troupeaux.

Territoire pitjantjatjara et principales communautés en Australie-Méridionale

34 Ces éleveurs s’installent près de deux sites, Everard Park et Kemmore Park, aujourd’hui les communautés de Mimili et Yunarinyi. En 1942, ils construisent un homestead (une ferme d’habitation) au milieu des Everard Ranges, à l’emplacement de l’actuelle communauté de Mimili. Depuis ce lieu ils gèrent l’élevage extensif de leurs troupeaux. Intrigués par ces nouveaux venus, les groupes pitjantjatjara et yankunitjatjara résidant dans les Everards se rapprochent des Blancs.

35 Ayant des besoins réciproques, Blancs et Aborigènes commencent à échanger des biens et des services. Les Aborigènes offrent des peaux et leur force de travail contre de la farine, du sucre et quelques autres aliments issus de la station afin de compenser les carences de leur régime alimentaire. Les jeunes hommes se proposent pour aider des éleveurs et adoptent leur style vestimentaire. Le port du chapeau des stockmen (l’équivalent australien des cow-boys américains) est le signe d’une certaine distinction parmi les hommes. Tous les tjilpi (les anciens ayant une autorité cérémonielle) arborent sur leur chef cet étrange accessoire qu’ils nomment mukata. Les anciens deviennent les interlocuteurs privilégiés des éleveurs qui les accompagnent pour explorer les lieux sur lesquels ils ont de l’autorité. Ces autorités cérémonielles se transforment alors en autorités politiques donnant aux éleveurs l’accès à des zones sous leur responsabilité.

36 Les groupes dispersés autour du homestead finissent par s’installer dans son voisinage. Ils forment un rassemblement communautaire doté d’autorités territoriales qui accompagnent et autorisent les éleveurs à se déplacer sur leur sol. Les Pitjantjatjara et les Yankunitjatjara deviennent des employés permanents de la cattle station. Ils apprennent à monter à cheval, à rassembler les troupeaux, à construire des clôtures.

37 À la différence de la mission, la station convertit les hommes, et non les femmes, en vecteurs de changement social. Alors que les missionnaires encouragent la formation

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de conseils responsables de la vie d’un groupe d’individus, les éleveurs font émerger des représentants politiques chargés de la gestion de territoires. Ces deux modèles ont donc permis l’élaboration de deux éléments fondamentaux pour la transformation de la territorialisation des Aborigènes pitjantjatjara et yankunitjatjara : les conseils et les contrôleurs de territoire.

38 Ces deux expériences ont abouti à une territorialisation : les Aborigènes ont de moins en moins opéré de relocalisations saisonnières pour privilégier la vie en communautés plus peuplées. Leur économie symbolique s’est progressivement redirigée vers la relation que les anciens pouvaient entretenir avec les missionnaires ou les éleveurs. Les délocalisations matrimoniales ont, elles aussi, suivi cette logique, les alliances s’effectuant entre communautés établies et non plus entre groupes semi-nomades.

39 De circuit composé de points d’eau et de zones de prélèvement pour nomades, le territoire pitjantjatjara est devenu un périmètre bien délimité avec des lieux de peuplement fixe pour employés. Ce changement va être entériné et considéré comme achevé par le gouvernement australien.

Constitution politique de l’entité territoriale pitjantjatjara

40 Dans les années soixante, s’affermissant, l’État fédéral australien décide de s’investir plus avant dans la prise en compte des Aborigènes et de leur condition.

41 Ainsi, il fait procéder au transfert d’administration de l’ensemble des communautés aborigènes. Auparavant dépendantes de ressources privées comme celles des missions et des cattle stations, elles sont dorénavant tributaires de ressources gouvernementales. L’État fédéral demande alors aux missions de se retirer des territoires aborigènes pour constituer des réserves sous l’autorité de représentants du Department of Aboriginal Affairs (DAA). Face à cette décision politique, les missions se résignent non sans considérer cette mesure comme une injustice compte tenu des œuvres qu’elles y ont accomplies. En effet, selon les missionnaires, le niveau de vie des Aborigènes reste bien meilleur dans les missions que dans les territoires sous administration privée vivant des subventions de l’État4. Devant les disparités qui existent entre les différentes prises en charge des populations aborigènes et devant le développement du secteur minier qui ouvre des exploitations sans égards vis-à-vis des populations locales, l’État doit aider les Aborigènes à recouvrer une certaine souveraineté sur leur territoire afin de faire respecter leur dignité. Étudiant l’exemple du Canada, le gouvernement sud- australien décide de mettre en place une organisation qui permette aux Aborigènes d’accéder à de véritables titres de propriété.

42 La création de l’Aboriginal Land Trust of South Australia (ALTSA) en 1966 est le premier pas accompli dans ce sens. Dans le premier rapport annuel de ce Trust en 1968, les représentants du gouvernement précisent que son objectif, à la différence de tout autre type d’accord sur la possession de terres, est d’assurer des titres de propriété aux peuples aborigènes des réserves existantes, et de contribuer à la naissance d’un organisme auquel les royalties des exploitations minières seront versées dans le but de les utiliser pour l’acquisition de nouvelles parcelles de territoire. Cet organisme réserve ces fonds pour le développement des régions sous sa responsabilité.

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43 C’est ainsi que se met en place un Aboriginal Land Trust pour administrer le territoire sur lequel vivent les Pitjantjatjara. Le statut de membre de ce Trust est octroyé aux personnes d’ascendance aborigène. Cette organisation est présidée par un chairman assisté de deux membres désignés par le gouverneur d’Australie-Méridionale. Le contrôle et la gestion des territoires sous l’administration du Trust sont assurés par neuf communautés qui élisent chacune un membre du conseil d’administration du Trust, lequel est sous l’autorité directe du gouverneur d’Australie-Méridionale. Le gouverneur peut attribuer tout territoire non occupé de la Couronne au Trust. Il est également susceptible de procéder au rattachement au territoire administré par le Trust de communautés aborigènes si elles en ont formulé le souhait par une décision de leur conseil communautaire. Les Aborigènes d’Indulkana par exemple se proclament communauté en 1968 et demandent à être associés au Trust pitjantjatjara afin de bénéficier d’un magasin d’approvisionnement, d’un garage et d’une petite clinique et, plus tard, en 1971, d’une école.

44 L’État, en fait, laisse ces territoires aux communautés du Trust pour une concession de 10 cents par an. Soulignons qu’il y a un problème moral à louer ces territoires à leurs habitants dont la tradition, toujours vivante, octroie déjà le droit inaliénable de les « posséder ». Le malaise que suscite cette situation tient à un problème juridique quant à la cession de parcelles du territoire national australien, lié bien évidemment à une question de souveraineté.

45 Malgré cela, les communautés se créent statutairement et se rassemblent en un Pitjantjatjara Council en 1974 afin de participer au Trust. Ernabella prend le nom de Pukatja Community Incorporated. Fregon, une dépendance de la mission d’Ernabella à une centaine de kilomètres à l’ouest de Mimili, devient Aparawatja Community Incorporated. La communauté d’Amata fondée en 1961, avec la venue de Blancs chargés de l’administration en 1974, s’érige en société laquelle, avec celle de Pipalyatjara à la frontière de l’État d’Australie-Occidentale, s’agrège au Pitjantjatjara Council. Mimili, elle, acquise par l’Office des affaires aborigènes dès 1972, est rendue aux Aborigènes pour qu’ils la gèrent en tant que Mimili Community Incorporated. Il faut remarquer que toutes ces communautés revendiquent ces territoires pour y mener des politiques de développement, comme l’élevage de troupeaux. Hélas, une maladie atteint ces derniers et les décime jusqu’à faire disparaître cette économie.

46 Au milieu des années soixante-dix, la population pitjantjatjara redélimite son territoire et modifie son système de territorialisation pour permettre à tous ses membres de jouir pleinement de leur droit de propriété ancestral. Cette mutation rapide s’opère grâce aux transformations préalables qu’ont décidé de suivre les petites communautés nomades au contact des missionnaires et éleveurs. Elles s’étaient déjà constituées en conseils plus larges sous leur influence et s’étaient rompues aux difficiles exercices de la négociation avec les Blancs.

47 Fort du succès du premier Trust, une délégation du Pitjantjatjara Council vient défendre en 1977 devant le Premier de l’État d’Australie-Méridionale, Mr Dunstan, le projet de la création d’un nouveau Land Trust. Celui-ci, plus vaste que le précédent, doit recouvrir la totalité du territoire du nord-ouest de l’État et non plus les seuls périmètres communautaires. En avril de cette même année et à la suite de cette rencontre historique est fondé le Pitjantjatjara Land Working Party pour conduire à la reconnaissance du nouveau Trust. Ce Working Party établit un rapport sur la situation des Aborigènes de cette région [Cocks 1978] qui aboutit à la proposition d’une loi en

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faveur de la reconnaissance de ce Trust et des droits en découlant. De son côté, le Trust déjà existant exprime dans son rapport annuel de 1979 le souhait de voir les territoires réclamés par les Pitjantjatjara rapidement transférés à leurs propriétaires aborigènes. Il convient donc de sa dissolution en un organisme plus large.

48 Le 2 octobre 1980, le Premier de l’État et le Président du Conseil pitjantjatjara signent un acte législatif, le Pitjantjatjara Land Rights Act, concrétisant les efforts des Aborigènes du Nord-Ouest pour que leur soit reconnue la possession de leur territoire. Ce texte concède l’existence d’un territoire nommé The Anangu Pitjantjatjara Lands (AP) et en fournit les fondements juridiques [Toyne et Vachon 1984]. Le 5 mars 1981, au Parlement australien, cet acte est reconnu et représente le premier accord sur les Land Rights de l’histoire de l’Australie. À la suite de la création du Land Trust et de l’octroi de Land Rights aux territoires du Nord-Ouest, les Aborigènes se rassemblent systématiquement en communautés au sein desquelles des services sont développés (magasins, offices, dispensaires).

49 On l’aura compris, l’objectif de l’État d’Australie-Méridionale est de constituer une enclave semi-autonome qui fonctionne comme un site d’expérimentation juridique et sociale. Pour prendre possession de leur territoire les Pitjantjatjara doivent adopter un modèle d’organisation radicalement différent de celui que leur tradition a produit. Cette obligation annihile tout espoir de « remonter » le cours de l’histoire et de faire table rase de la cohabitation avec les missionnaires et les éleveurs. Il est à noter que très peu de Pitjantjatjara veulent ce retour au passé pré-européen. Leurs efforts d’adaptation leur ont permis d’élaborer une nouvelle organisation sociale communautaire qui autorise le maintien de la culture cérémonielle et a mis un terme à la précarité alimentaire. Aujourd’hui, ce n’est qu’à l’occasion de conflits que l’on évoque le retour au modèle ancien. En effet, l’organisation actuelle des Pitjantjatjara les oblige à avoir recours à des conciliations et des mesures compensatoires lorsque deux groupes ou personnes s’affrontent. Certains aimeraient pouvoir redevenir des putingka nyinapaï, « ceux qui résident dans le bush », afin de reprendre les anciennes habitudes de la warnmalla (la vendetta). La présence d’une force de police aborigène prévient autant que faire se peut d’éventuels différends. Là encore, la nouvelle territorialisation garantit une sorte de paix sociale.

50 Bien que les relocalisations saisonnières aient été abandonnées au profit de la création de communautés, il ne s’est pas opéré de sédentarisation définitive, et la construction d’habitations n’a pas empêché les Pitjantjatjara de garder une certaine mobilité. Nous avons d’ailleurs choisi de parler de phénomènes de fixation plutôt que de sédentarisation. Car, comme le disent les Aborigènes : « Une maison, c’est bien. Tu peux y mettre ce que tu veux et la fermer à clé. Après, tu peux partir où tu veux ! »

51 Cette permanence de la culture pitjantjatjara s’observe de façon encore plus évidente quand vient le temps des cérémonies d’initiation. Les routes sont alors bloquées par des gardiens pitjantjatjara qui stoppent toute circulation sur le territoire. Les rares Blancs sont confinés dans leurs habitations et n’en sortent qu’à la clôture des cérémonies.

52 La réorganisation territoriale des Pitjantjatjara n’a donc pas compromis les fondements de leur identité culturelle. Elle leur a permis d’acquérir une identité australienne prenant en compte leur qualité de peuple indigène et a autorisé le contrôle des contacts avec le monde occidental. L’exemple pitjantjatjara nous montre que les Land Rights ont figuré un élément décisif dans la régulation des transformations culturelles et sociales des Aborigènes.

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53 La création des Land Trusts tient à la nature même des territoires sur lesquels peuvent s’appliquer les Land Rights. Il s’agit de territoires appartenant au domaine royal de la Couronne (Crown Lands). Ainsi, ne peuvent pas faire l’objet de revendications territoriales, les villes, les territoires protégés (i.e. les parcs nationaux) ou tout autre espace consacré à une utilisation publique. Sont également exclues les propriétés privées possédées sans conditions, c’est-à-dire qui ne sont pas des concessions dont l’attribution est remise en cause périodiquement. Les Crown Lands n’appartiennent à personne et ne peuvent être aliénés ; ils peuvent seulement être confiés ou loués pour une période déterminée. Aucun titre de propriété ne peut donc s’appliquer aux territoires de la Couronne, c’est pourquoi on parle de droits territoriaux et non de titres fonciers. Ainsi, pour bénéficier de l’octroi de territoires, les Aborigènes ont dû se constituer en Land Trusts qui, par la suite, deviennent des Land Councils.

54 Cette précision pondère l’enthousiasme qui entoure les Land Rights. Du fait qu’ils ne concernent que des territoires de la Couronne, celle-ci peut reprendre le contrôle de ses terres si le Land Trust s’effondre ou les gère mal. Rien encore n’autorise à adopter un point de vue irrévocablement optimiste. L’anthropologue, à qui l’on peut faire parfois le procès d’une certaine naïveté, a conscience des éventuels effets pervers des Land Rights en Australie et de l’insatisfaction qu’ils peuvent provoquer. Cette législation est loin de nourrir les espoirs d’« Israëls noirs » que certains activistes et militants appelaient de leurs vœux. Ces enthousiastes voyaient dans les Land Rights l’outil juridique idoine pour réaliser de véritables sociétés utopiques dans lesquelles tous les Aborigènes de l’Australie pourraient se rassembler comme le peuple juif l’avait fait en son temps, selon les mots de S. Harris [1972]. De même ces territoires réappropriés auraient-ils dû faciliter la transmission des cultures aborigènes en donnant à ceux ayant gardé leur tradition l’opportunité de faire redécouvrir à d’autres « the secret, hidden joys of the spirit known to their ancestor » [Gilbert 1973].

55 Les droits légitimes des Aborigènes à disposer de leur terre remettent en question la souveraineté de la Couronne, de l’État australien et des États fédéraux, et établissent un constant rapport de forces. La pierre d’angle des Land Rights étant les détenteurs traditionnels des territoires, c’est sur leur reconnaissance que se porte tout le poids de la législation. Or, comme il est impossible d’être à la fois juge et partie, les Land Rights ont consacré l’intervention d’un « binôme » devenu à présent usuel : l’anthropologue et l’avocat, chargés de faire valoir et de défendre l’« ancestralité » des traditions indigènes. Les Aborigènes n’ont plus d’autre choix identitaire que celui de se réunir en société d’exploitation (incorporated) s’ils veulent maintenir un lien de filiation intact avec leur territoire.

56 Les effets pervers de ce paradoxe se laissent deviner au travers de la percée des mines à économie mixte sur les territoires sous administration aborigène. Il est clair qu’en Australie, deux conceptions radicalement différentes de la terre s’affrontent. Nous avons d’un côté une vision européenne pour laquelle le territoire est une collection de ressources alors que, de l’autre, les Aborigènes le perçoivent comme un réservoir, comme la source de toute chose.

57 L’organisation territoriale actuelle des Pitjantjatjara s’explique par la nécessité de constituer des organismes dont le rôle est de défendre leurs intérêts face à ceux de groupes miniers ou gouvernementaux pour évoluer dans les méandres juridiques. De plus, les entités aborigènes répondent à la demande des autorités gouvernementales et

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des institutions privées de négocier avec des interlocuteurs privilégiés. Leur existence est donc le fruit d’une nécessité constitutionnelle et historique.

58 Elle repose aussi sur le constat qu’une législation sert souvent à compenser les errements de l’histoire. Comme l’avait précisé le très progressiste et regretté Edward Gough Withlam, Premier ministre de l’Australie en 1972 : « Nous légiférerons pour donner des droits territoriaux aux Aborigènes non seulement parce que leur cas juridique transcende toute dispute mais surtout parce que nous tous, en tant qu’Australiens, sommes rabaissés par la non-reconnaissance de la place légitime des Aborigènes dans cette nation. »

59 Si les Land Rights ont eu tant d’importance dans le quotidien politique et juridique des Pitjantjatjara c’est grâce, il est vrai, à la prise de responsabilité des pouvoirs politiques mais aussi au fait que ce peuple a su garder son attachement au territoire et maîtriser ses transformations sociales et culturelles. Comme nous l’expliquait celui que nous avons suivi comme un fils pendant près d’un an : « Nous redonner la terre ? Mais, ici, ça toujours était chez nous ! »

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. On a beaucoup glosé sur la prétendue ignorance des aborigènes quant au rôle de l’acte sexuel dans la conception des enfants. L’article de M.F. Ashley Montagu [1940 : 111] contribua à ses dépens à propager une telle idée. Rappelons que l’auteur a intitulé son papier, paru dans Oceania, « Ignorance of Physiological Paternity in Secular Knowledge and Orthodox Belief among the Australian Aborigines » pour mieux expliquer que la conception d’un enfant résulte d’actes sexuels associés à la présence dans le corps de la femme d’un esprit-enfant. 2. Cérémonies parfois composées de plusieurs rituels qui rejouent un épisode particulier d’un mythe. L’accomplissement de ces rituels vise à générer des esprits- enfants afin que des animaux, des plantes ou certains phénomènes atmosphériques puissent se reproduire. Généralement le mythe de référence concerne un tjukuritja, sous la forme d’une plante ou d’un animal. Un accident survient et le héros laisse une trace en rapport avec sa progéniture ou avec un grand nombre d’animaux qu’il avait rassemblés et qu’il a laissés s’échapper par exemple. Ainsi les êtres humains ayant pour totem ce tjukuritja devront rejouer cet épisode du mythe pour permettre l’expulsion de kurun qui feront naître les animaux ou les baies liés au tjukuritja. 3. Notons que la population yankunytjatjara voisine au point de se confondre avec les Pitjantjatjara, emploie le mot kanku pour désigner un abri ainsi que l’ombre elle-même. Notons de plus qu’un locuteur yankunytjatjara pourra utiliser le terme kankuwata pour signifier qu’il doit quitter l’endroit où il réside mais où il retournera dans la même journée après son voyage. Ce vocable qui dénote un mode de nomadisme moins expansif est absent du lexique pitjantjatjara. Notons enfin que les Yankunytjatjara sont appelés parfois Kulpanyitjara. Cette dénomination est formée à partir du verbe kulpanyi voulant dire « retourner à un lieu dont on est parti », verbe uniquement attesté chez les Yankunytjatjara. 4. Au 30 juin 1963, le soutien gouvernemental pour les 1 153 aborigènes sous la responsabilité des missions se montait à 109 558 dollars et pour les 1 568 aborigènes vivant dans les réserves à 903 818. Là où le gouvernement investissait 453,53 dollars pour un aborigène d’Amata vivant dans une réserve, il donnait 40 dollars pour un aborigène d’Ernabella. E.E. Hansen [1969 : 49] défendit ainsi les missions du territoire pitjantjatjara : « Il est significatif que les deux seules missions en Australie-Méridionale ayant une économie viable pour la population aborigène soient les deux sous contrôle privé : Ernabella et Yalata. Cela, sans les subsides du gouvernement. En admettant que leurs revenus ne soient pas importants, ils sont pourtant suffisants pour que les gens puissent acheter autre chose que de la nourriture basique, comme du tabac, des bonbons, des cigarettes, des soft drinks, même de l’alcool […]. Il est utile de rappeler que dans chaque cas l’Aborigène a été employé sans être enrégimenté d’aucune façon, la seule demande étant qu’il produise un article pouvant être vendu (saleable). »

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RÉSUMÉS

Résumé Les Pitjantjatjara, Aborigènes du désert central de l’Australie, vivaient selon un cycle migratoire sur lequel se fondait leur organisation sociale et leur mode de subsistance. À la suite des contacts avec les Blancs, ils ont abandonné leurs relocalisations saisonnières et se sont établis en communautés. Cette population a opéré des changements politiques pour parvenir à trouver un compromis entre sa culture et le nouveau mode de territorialisation imposé par le gouvernement australien. Les Pitjantjatjara disposent d’une cosmologie qui les unit à leur territoire en relation avec leur système de filiation. Les impératifs dictés par l’État fédéral ont conduit les communautés aborigènes à se conformer à certaines obligations juridiques afin de mieux délimiter leurs territoires.

Abstract The Pitjantjatjara, Aborigines in Australia’s central desert, used to live following a migratory cycle, which underlaid their social organization and mode of subsistence. Following contacts with White civilization, they gave up their seasonal change of locations and set up communities. They have made political changes so as to find a compromise between their culture and the territorialization imposed by the Australian government. The Pitjantjatjara cosmology links them to their territory in relation with their kinship system. The Federal government has forced Aborigine communities to comply with certain legal obligations so as to better delimit their territories.

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The Mapuche People in Post- Dictatorship Chile

Guillaume Boccara

AUTHOR'S NOTE

I would like to extend my gratitude to the people who read and commented this paper: Vupenyu Dzingarai (University of Zimbabwe), Michael Goldman (University of Illinois, USA), and Asunción Merino (CSIC/Yale University). I also owe a debt of gratitude to the people at the Program in Agrarian Studies at Yale University, especially to its director James Scott and its coordinator Kay Mansfield. I would also like to thank Gilbert Joseph and Stuart Schwartz for giving me the opportunity to present a preliminary version of this paper at the Council on Latin American and Iberian Studies Interdisciplinary Lecture Series at Yale University in March 2002. Finally, I owe more than I can express to the Makewe Hospital’s staff, to Jaime Ibacache, technical director of this first indigenous hospital in Chile, and to the members of the Asociación Indígena para la Salud Makewe-Pelale: Francisco Chureo, Rosalino Moreno, Francisco Ancavil, and Juan Epuleo. Thank you for allowing me to witness and participate in this encouraging and creative experience that aims at constructing a new complementary health model.The ideas developed in this paper draw upon data I gathered during two years of fieldwork in Chile between January 1998 and March 2000. This paper is part of a broader project that seeks to account for the process of reterritorialization and cultural renaissance among the Mapuche People of Chile and Argentina since the 1980s.

1 If I were to sum up the general idea of this paper in fashionable terms, I would say that in the last decade the Mapuche people of Chile have been trying to recover control over their cultural and natural resources, and that in the process they have developed an “alternative modernity” or perhaps an “alternative to modernity,” producing local knowledge that undermines the dominant euro-american global design. In spite of the pervasiveness of the “coloniality of power,” their discursive and non-discursive practices show that it is possible to think differently “from the border” and to

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construct an alternative to the world viewed from the perspective of “colonial difference.” (Escobar 2002; Mignolo 2000, 2001) In this paper, I address the broad topic of the sociocultural and political dynamics of the Mapuche people in post-dictatorship Chile. The central argument is that the Mapuche social movement that has developed since the 1990s has both challenged the very basis of the dominant political and ideological order, and contributed to the process of rethinking the way of doing politics and building democracy and citizenship.

2 Let me start by noting that by introducing this paper with postmodern and postcolonial vocabulary, I do not mean to make fun of the scholars who created it and are using it. Instead, I think this vocabulary is a symptom of the profound malaise we feel when we grapple with social, political, cultural or economic realities whose diversity, complexity, hybridity and dynamism go far beyond the poverty of our own categories of understanding or classificatory practices. I am aware that by trying to escape from the order of euro-american discourse and avoid perpetuating of the relationships of domination embedded in the very words we use to talk about the world, some scholars may feel the necessity to invent a new vocabulary or new combination of old terms. However, I think that we should leave more room for the lexicon that indigenous social agents themselves use to account for the multiplicity of their experiences, what in other terms we could call “local knowledge,” “border thinking” or simply indigenous politics, for the “automatic assumption that theory emanates from the West and has as its object the untheorized practices of the subaltern, the native, and the non-West, can no longer be sustained.” (Lowe and Lloyd eds. 1997: 3)

3 I do not mean that the whole social science project is useless or obsolete and that we should definitively abandon the idea of creating interpretive frameworks or move away from the ambition of fostering theoretical reflection around well-defined concepts. I am convinced that this is the only way to break free from the doxa and the “hypnotic power of domination.” (Bourdieu 2001a: 2) But I think we should rethink our categories of understanding in light of indigenous social theories and practices, and that we should be prepared to give our typologies more flexibility, especially if we consider that we have embodied the historical structures of colonial and nation-state order in the form of unconscious schemes of perception and appreciation (ibid.: 5). One practical strategy of objectification would be to treat ethnographic analysis not only as cultural critique that will bring to the fore the arbitrary and contingent character of our sociopolitical forms, imaginaries and categories of understanding, but also as a way of thinking beyond them.

4 One might say that this is asking too much of indigenous people and that we, citizens of the North, “see native peoples as providing a compelling alternative to spiritual and ecological malaise at home,” as north-american anthropologist Michael Brown put it with some irony in a paper about the new politics of identity in Amazonia (1993: 308). However we can say without any kind of romanticism that the emergence of indigenous social movement represents one of the defining traits of the current South American historical situation and that thanks to their new activism from within their specific historical experience and sociological location in the interstices and cracks of Latin American societies, indigenous peoples are effectively inventing new forms of doing politics and showing remarkable sociopolitical imagination.

5 Let us turn to the specific case of the Mapuche people of Chile in order to make this abstract argument more concrete. I shall start by giving some basic and general data

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regarding the Mapuche historical trajectory and their current sociological characteristics. Then I shall examine various cases of Mapuche mobilization and claims that we can group around three main themes:

6 • How organizations use the treaties Mapuche people signed with the Spanish Crown during the colonial period in their current contestation of the territoriality imposed by the Chilean state in the wake of the Mapuche military defeat at the end of the 19th century. I might characterize this as a double process of resemantization and reterritorialization.

7 • The “interculturalization” of the Chilean institutional apparatus by the indigenous leaders and people of the Makewe-Pelale Health Indigenous Association.

8 • The recent process of ethnogenesis of the Mapuche-Warriache of the cities or urban Mapuche people.

9 As we shall see, these projects and social movements call into question the very mechanisms of colonization of Mapuche memory, territory and society that have been implemented since the Chilean state undertook the so-called pacification of the Araucanía and put indigenous people into reservations at the end of the 19th century. What is even more striking, however, is that this indigenous social movement, by creating new political forms and unveiling the hidden mechanisms of domination, seems to offer an alternative to the political and social national project implemented during the so-called transition to democracy period of the 1990s. The indigenous peoples’ re-emergence goes well beyond the claim to their own political and cultural rights. It constitutes a new way of imagining the organization of polities, beyond the coloniality of the nation-state paradigm. We can say that the Mapuche social movement, through its contribution to the reconstruction of social networks in post- dictatorship Chile, its rethinking of the past and reconstruction of the memory of subaltern groups and its creation of spaces of autonomy, is opening new alamedas, as Salvador Allende put it in his final broadcasted speech the day of the coup, on another September 11th…

Historical and Sociological Background

10 Let us start by giving some general data about the Mapuche people’s historical trajectory and main social characteristics. The Mapuche people, better known as Araucanians, are famous for their military resistance of the Spanish conquest. Upon the arrival of the Europeans, the Reche (which is their real name or ethnonym, and which means authentic human being) inhabited the central and south-central part of Chile, between the Aconcagua River to the north and the Chiloé Archipelago to the south. The northern Reche, better known as Pikunche (people from the North) were rather quickly defeated by the Spanish in the 16th century. They lost their territorial autonomy and were incorporated into colonial society. The southern Reche, or so-called Huilliche (people from the South) used to live on lands located between the Valdivia river and the Chiloé Archipelago. They were not totally subordinated to the colonial machine since the Spanish presence in those confines was weak, but they never constituted a threat to the functioning of colonial society. Unlike their northern and southern neighbours, the central Reche, inhabitants of the lands between the Maule River and the Tolten River, fiercely resisted the Spanish conquest and colonization. Their society experienced a whole process of restructuring through the adoption of the horse, the

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concentration of political structures, the re-organization of the economic sphere around trade in the frontiers post, raids in the Chilean and Argentinean estancias, cattle breeding, and the expansion towards the Argentinean Pampas. In short, a process of transformation or ethnogenesis that took place between the second half of the 16th century and the end of the 18th century led to the emergence of a new sociopolitical entity and identity: the Mapuche, properly speaking (Boccara 1999a).

11 Thus, given the impossibility of conquering the Reche by force, the colonial authority implemented two fundamental devices that contributed to the formation of the frontier zone around the Bío Bío River – the mission and the parlamento or political meeting – which meant that after approximately a century of rough war, the Spanish- Creoles and the Reche set up the basis for a colonial agreement (Boccara 1999b). This pacto colonial was to last until independence in the early 19th century. However, once the Chilean State obtained its independence, the relationship between the still independent Mapuche of the Araucanía and the Creoles authority radically changed. After a period of so-called spontaneous colonization by foreign migrants between 1840 and 1860, after slow but efficient encroachment on the northern part of the frontier through the purchase of indigenous lands and through deception, and after having decreed through multiples laws that the Mapuche lands were from then on part and parcel of the national territory, the Chilean State eventually undertook the “pacification” of the Araucanía. This meant that after human and legal colonization, the Chilean state finished off the work through military conquest (Boccara and Seguel- Boccara 1999). The military defeat of the Mapuche people at the end of the 19th century opened a new era in their history and relationship with the Wingka, or the Chilean people. From the Mapuche point of view, this defeat constituted a turning point in their history, marking a before and an after. Mapuche people speak with nostalgia of this pre-reservation era of freedom, abundance, wealth and pride (Alonqueo 1975). From the Chilean vantage point, “pacification” represents another step towards the territorialization of the nation.

12 In the wake of the Mapuche defeat, the indigenous territory was dismantled and their lands greatly reduced. Between 1884 and 1927, around 3000 reservations were created in southern Chile. From that date on, one of the goals of the successive Chilean governments would be to divide the reservations in order to fully integrate the Mapuche into Chilean society. It was the military government that eventually put an end to the reservation system and the existence of indigenous people in Chile by promulgating the 1979 decree that states that “the divided lands will no longer be considered indigenous lands, and the people living on those lands will no longer be considered indigenous.”2 (Decreto Ley N° 2.568, Cap. 1, Art. 1° b) However, in spite of this termination policy, the Mapuche people seem to be still there, and the homo indigenous has not been replaced by the homo œconomicus the neo-liberal dictatorship had dreamed of. Finally, in 1993, after several years of tough negotiations among Chilean institutions and Mapuche associations, a new indigenous law that recognizes the existence of cultural pluralism in the national territory sets up the basis for the participation of “Chilean ethnic groups,” and creates a new state institution responsable for the Indian Affairs: the National Indigenous Development Corporation (CONADI) in which there are elected indigenous representatives but whose director is appointed (and in many cases dismissed) by the President of the Chilean Republic.3 At the very core of this new law is the concept of interculturalism and the desire to set up a

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new deal with the indigenous people of Chile, and particularly the more than one million Mapuche. Since then, the Chilean governments of the Concertación4 have tried to give some content to this vague notion of interculturalism. But, there are several obstacles on the road to implementation this so-called interculturalism: • the recent evolution of the indigenous movement whose claims go well beyond this seemingly neutral notion of interculturalism and whose new political forms tend to contest the very technology of voting and the misleading idea that the vote amounts to democratic political suffrage;5 • the inertia of eurocentered-dominant ideology;6 • the economic constraints of a neo-liberal model.

Beyond Multiculturalism, Development and Interculturalism: Mapuche Politics

13 Since the early 1990s, much has been written about the Mapuche movement. While some stress the so-called nativist qualities of indigenous mobilizations (Bengoa 1999, 2001),7 others insist in very general terms on the innovative character of ethnic- national demands and their progressive move towards the definition of a proper autochthonous territoriality (Foerster 1999; Foerster and Vergara 2000; Marimán 2000). Diverse approximations of the “indigenous question” have stressed the importance acquired by so-called “Mapuche intellectuals,” and during the last years, the participation of Mapuche scholars has increased considerably, challenging the dominant and legitimate vision and division of the social world as much as the rules of the academic game. Nevertheless, it is my belief that the large number of mistakes and hasty generalizations concerning Mapuche sociopolitical and cultural dynamics found in this literature is due to a large extent to the fact that very few researchers undertake meticulous ethnographic work or fine-grained ethnography combined with historical research, often limiting themselves to reports proffered precisely by the new indigenous urban elite or reducing their involvement to a very brief field visit. While I will not undertake a critical revision of recent socio-ethnological productions, I will, when necessary, point to the pathologies present in the construction of the object of study.

14 Let us now give some concrete examples of the new Mapuche movement that emerged during the 1990s. Given the limitation of space, I will briefly mention the indigenous political agenda linked to the issue of territoriality and sovereignty and then reflect on the broader, yet locally rooted, project developed by the indigenous Association of the Indigenous Rural Hospital of Makewe since 1999.

From Land to Territory

15 The clearest manisfestation of the transformation of the Mapuche agenda in the last decade can be summarized in the following terms: from land to territory. Indigenous associations no longer defined Mapuche people as poor peasants lacking land, but as a people whose territorial sovereignty had been alienated and whose socioterritorial organization had been superseded by Chilean administrative divisions. Some new initiatives have helped re-politicize and re-historicize the issue of lands that the nationalistic project (combined with the development paradigm) had contributed to

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de-politicizing and de-historicizing. I will eventually deal briefly with new Mapuche identities in the city of Santiago.

16 The first indigenous association that raised the problem of Mapuche territoriality as such is the Council of All Lands (Aukiñ WallMapu Ngülam, hereafter AWNg). Opting for a global, legal and political strategy the AWNg attempted to constitute the Mapuche as legal subjects through the use of socioterritorial claims. It made innovative use of the treaties (parlamentos) signed by the Mapuche and by colonial authorities during the 17th, 18th and 19th centuries. In this case, the “weapons” employed by “western civilization” of that time (literacy and legal-political normalization) appear today to have turned against their modern heirs, since some members of societies with oral traditions are using written documents to stake their claims to international legal and political recognition. Further, while the colonial authorities had created the parlamentos as a state apparatus for normalization and control, today the Mapuche are increasingly subverting the political-administrative order imposed by the Chilean nation-state through a resignification of these wingka-cojautun (wingka: no-Mapuche, cojautun: political meeting). 8 In the case of the Council’s claim, the recognition of Mapuche political rights expresses itself in very general terms since what is at stake is the recognition of Mapuche nation sovereignty over a huge and ill-defined territory whose northern border would be the historical Bío Bío River. In the case of the Council of All Lands, the affirmation of Mapuche sovereignty over their historical territories was accompanied by restoration of the so-called traditional authorities, namely the lonko (chieftain), the machi (shaman) and the werken (messenger) who were supposed to define the foreign policy of Mapuche society. It was also accompanied by direct actions that aimed at the recuperation of stolen lands, recuperation (recuperación) and not tomas (collective land occupation) since the AWNg also opened the path for a contestation of the dominant symbolic order. Thus this social movement challenged the state’s exercize of taxinomic control over difference by insisting on calling the indigenous people by their name, Mapuche and not by the heteronym Araucanian; by using their language in the public sphere defying the mockery of the dominant society and overcoming their own dominated subjects shame; by wearing their own clothes in an expression of “bodytherapy;” by defining an indigenous agenda that goes beyond the western divisions between left and right wings, and finally by organizing their own political meetings (trawun) and emphasizing their own political forms and institutions.

17 Nevertheless, in spite of their tremendous impact on Chilean and indigenous peoples’ consciousness and even though they started what we could call a “discursive rebellion” (Mudimbe 1988), it is worth noting that the AWNg’s proposals and political imagination were still overdetermined by dominant ideology and entangled with the nation-state paradigm. Its search for a kind of Mapuche purity, which led its representatives to develop a fundamentalist discourse that excluded the inauthentic urban Mapuche, and its tendency to speak for the Mapuche nation as a whole as if they were its legitimate representatives definitely marked the limits of this movement as a real alternative to the dominant political, social and cultural model. Nonetheless, the AWNg opened a space into which other associations would rush.

18 Indeed, in the wake of the AWNg’s proposal in the early 1990s, many indigenous associations started to articulate territorial demands and, even more interesting, to claim the validity of ancient socioterritorial units that had been dismantled through Mapuche incorporation into the Chilean state and that were thought to have

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disappeared forever, not only from the vocabulary but also from indigenous rural communities’ consciousness and social practices.

19 The indigenous territorialist re-emergence is first present in the claim of the people of Truf-Truf, a Mapuche reservation area close to Temuco. The Truf-Truf Mapuche Association, first formed to organize opposition to the construction of a highway on their lands, led to the renewal and reinvention of what was once the Mapuche territorial organization. The lof (endogamous social unit), the rewe (political and ceremonial unit) and ayllarewe (macro-regional political and military unit made up of several rewe), institutions and socioterritorial organizations that were in place before military defeat, started to regain their political function and re-appeared precisely when it was almost taken for granted that state territorial forms (reservations, municipalities, provinces, regions, etc.) had become the norm.9

20 At almost the same time, in the years 1998 and 1999, the first articulated territorial proposal emerged from the so-called Identity of the People of the Coast, or Identidad Lafkenche that included a huge territory from Tirúa to the north to the Budi Lack to the south. For the first time since the Mapuche defeat, a great number of reservations located on the coast of the eighth and ninth regions claimed the existence and validity of their former macroregional political institution (ayllarewe, and futamapu: big land) using the new term of territorial entity (entidad territorial). By reclaiming the existence of macro-regional units that had disappeared from the historical records since the second half of the 19th century, the Mapuche polity of the coast claimed to encompass a total of 76 communities that represented around 110 000 people.10 While the Association of Truf-Truf claims a traditional territoriality that challenges the Chilean state segmentation of indigenous land into thousands of reservations, the Identity of the Coast’s project tends to undermine the Chilean state divisions of the Chilean territory itself, for it tends to show that the indigenous territoriality, namely the futamapu, transcends the national division into regions.

21 In both cases, the contestation of Chilean territoriality comes with the recuperation and reelaboration of historical memory and a rewriting of official Chilean national history. Leaders of the Lafkenmapu or Big Land of the Coast talk about the historical debt the Chilean state has towards Mapuche people. Representatives of the Truf-Truf Ayllarewe declare that territorial reconstruction has just started and that the Chilean State will have to respond for having burned their harvests and houses, stolen their lands and raped their women during the so-called pacification (Organización Mapuche Wenteche Ayjarewegetuayiñ 1999).

22 Over all, these associations struggle to achieve internal autonomy through socioterritorial reconstruction, avoiding the traps of traditional state paternalism and above all trying to remain as local as possible by reestablishing their own authorities at the very center of the political arena and processes of decision making.

23 Finally, although I will not develop this point in the present paper, it is important to note that, the redefinition of Mapuche land as territory is made as much in political as in sociocultural terms. In political terms because indigenous people claim autonomy on their land and try to reorganize space according to their own social principles of organization. In sociocultural terms because the conceptualization of the mapu or territory Mapuche people have goes far beyond the mere management of political differences. The territory is made out of several different spaces and places, and divided both horizontally and vertically. The Mapuche people divide the wall mapu or

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whole land or cosmos into three horizontal layers: the upper land or wenumapu, the land where we are seated or anünmapu, and the lower land or minchemapu. The upperland and the land where we are seated are inhabited by societies of humans and spirits. That is why the ethnocentric distinction between natural and supernatural just as that between nature and culture is not valid (Descola 1999). What is fundamental is the division of the anünmapu into domesticated and non-domesticated places. The non- domesticated space and places (called mawida or monte: mawidantu, pitrantu, menoco, river shores, swamps) cannot be inhabited or exploited. They are places where uncontrolled energies live and where shamans find plants that will be later on transformed into drugs (lawen). Each place is watched by a master (ngen) and no one can use these places without first asking the master and then giving something in exchange. Because of the non-respect of these basic rules of reciprocity and vigilance, the masters are leaving the lands, and therefore plants are disappearing and along with remedies, rivers are drying up and people are getting sick.11

24 Mapuche conceptualization of the environment is entirely connected to the political project of reterritorialization.12 That is why the participation of shamans is so overwhelming in the current Mapuche social movement. Machi are not only playing a role as emblems of the Mapuche struggle for recognition of their cultural and political rights, they are also playing an internal sociopolitical role insofar as they are the ones who are believed to know which spaces are to be respected. Although I cannot enter into further details, it is important to remember that the process of Mapuche reterritorialization is far more complex than a simple recuperation of lands. It has to do with the political and sociocultural conceptions which the people of the mapu have about the mapu. Actually, mapu, usually translated as land, would better be translated as territory. In fact, in the 18th century, each futamapu conceived of the others as camapu, or other-polity and the inhabitants of the others futamapu were called ca- Mapuche (Boccara 1998). Finally, the Reche (people authentic) of the 16th century used to define their political membership and social identity in relation to the specific relationship they maintain with a rewe (authentic place or site where they belong) and a mount called Tren-Tren, after the name of the mythical snake that saved originary human kind. In sum, the Mapuche conception of territory has always refered to much more than a simple, even though crucial, question of land [McFall 2001; Quidel and Jines 1999].

The Makewe Hospital Experience (1999-2002)

25 In the wake of the Chilean state’s new approach of the indigenous question as expressed in the indigenous law of 1993, several original health, development and educational projects started to be implemented. Those projects were thought to be new since they were defined as intercultural. Development projects were labeled ethnodevelopment, education became bilingual intercultural education, and health became intercultural health. Interculturalism was defined in very broad terms as a perspective that would take into account distinct indigenous reality and idiosyncrasy and that would respect indigenous culture. For example, ethnodevelopment was defined as development with identity,13 education as a transmission of knowledge that would consider the Mapuche cultural background and language and be aimed at correcting the tremendous inequality between indigenous and non-indigenous peoples. In the original well-demarcated subfield of health, a specific Mapuche program was

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created that promoted the creation of health facilitators in urban hospitals and health promotors in rural communities. The goal was to better integrate the Mapuche into the dominant health system, since it had been proved that compared with to non- indigenous populations, rural indigenous people were at a great disadvantage regarding health condition and access to quality health services. The goal was also to optimize the biomedical system by integrating within it the Mapuche social and cultural difference.

26 Therefore, the dominant biomedical paradigm was not challenged at all and indigenous medical systems, health practices and representations were not taken into account; for the government the problem was a one of bad communication and information and could be solved by hiring more physicians, translators and facilitators, and by giving more medicines.14 This was supposed to bridge the gap between poor-underdeveloped- lost-rural-Mapuche and the bureaucratic functioning and sometimes discriminatory practices existing in the urban hospitals. This project also involved the naming of new kind of “fiscales de indios” who were the indigenous health promotors responsible for informing other community members when the wingka physicians were about to come.

27 To some extent we can see this so-called new intercultural system as a return to the old frontier missionary strategy aimed at creating the conditions for continued surveillance and at optimizing the effects of power by increasing knowledge concerning the indigenous subject, placing indigenous agents of acculturation at the very center of the indigenous social and individual body. As part of a broader development model one might say, following Arturo Escobar’s statement on development in “the making of the Third World,” that the biomedical paradigm had achieved the status of a certainty in the social imaginary and that it seemed impossible to conceptualize disease and well-being in other terms. Since the 1950s, life, death and the vital cycle had been colonized by biomedical discourse that developed as a “compelling regime of representation” (Escobar 1995) and deployed as a regime of government over indigenous communities. Since then, biomedical discourse “has been producing dichotomies, functioning as a discontinuistic device that generates segments in the social reality, that creates differences, exclusion and eventually, social order.” (Escobar 2002)

28 It is in this context of seeming transformation of the dominant biomedical paradigm that the experience of Makewe occured. Let me give a brief description of the locality and what has occured there. Makewe is a vast zone situated near 12 kilometers south of Temuco, the capital of the ninth region of Araucanía. 95% of the around 10 000 people living in that zone are Mapuche. Historically a zone of harsh Mapuche resistance to conquest and colonization, by the end of the 19th century Makewe was subordinated to Anglican Church intervention. The rural hospital formed in 1927 by Anglican missionaries was handed over to the local association of Makewe-Pelale in March 1999. This Association claims to represent 35 indigenous communities. It grew out of the first indigenous mobilization experience that took place in the early 1990s when the Mapuche people gathered food and money in order to save from banckrupcy what they already considered their own hospital. Since then, people of the neighbouring communities have been assisting the hospital by giving flour, meat and vegetables.

29 What was the general philosophy of indigenous communities leaders when they took charge of the hospital and what are the changes and new initiatives that have taken place since 1999? First of all, indigenous leaders declared their will to set up a new

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health system adapted to their reality reflecting the diversity in the rural communities. The main objective was to improve the quality and quantity of health through the implementation of what they also defined, emulating state discourse, as an intercultural model. In order to set up this new model respectful of Mapuche people and practices and representations of health, they hired a wingka physician well known for his knowledge of Mapuche culture and respectful of the Mapuche health system. They asked the state for better infrastructure, better wingka medicine, and faster access to the Temuco regional hospital services. In this respect, the Makewe experience started as an intercultural experience in the most general and conventional sense of the term.

30 But while partly sharing the state agents’ conception of interculturalism, some of the very first Mapuche leaders, through their initiatives, showed that the concept was being indigenized.

31 First of all, the leaders stated that they had to be answerable to the members of the communities and not to the state which gives the hospital a monthly 8.5 million pesos subsidy.

32 Second, they publicly recognized the crucial role of shamans (machi) in the health recovery process and within the sociopolitical dynamics of communities.

33 Third, they reacted very firmly and severely against any manifestation of racism and discrimination in the hospital. A Chilean dentist who had racist and authoritarian behaviour was fired and an Anglican nurse was asked to stop equating shamans with witches since otherwise she would be ousted too.

34 Fourth, leaders hired new health care workers with knowledge in Mapuche conceptions of illness, body and environment and emphasized a new horizontal power distribution. They trained the staff in basic Mapuche medicine and history through videos, workshops and seminars. They slowly abandoned the term intercultural and started to talk about a complementary health system.

35 After a few months, the indigenous model started to become emancipated from the hegemonic system and came up with radically new initiatives outside both the hegemonic model and eurocentered critiques of eurocentrism (Escobar 2002: 11), and began to construct progressively a different logic, a complementary model of health that is creating the conditions for the emergence of an alternative ethnoterritoriality.

36 From the start, the Makewe community members conceived of health as a political and cultural problem. Health problems were political problems since there was no respect from the wingka people, lands were scarce because of the robbery Mapuche people had been submitted to, the Chilean state’s paternalistic policies had maintained Mapuche people in a state of dependence, and the health projects were always conceived outside the communities.15 In sum, the health problems reflected a general situation of domination, the erasure of indigenous ways of doing politics and of indigenous control on the production and use of knowledge. Once Mapuche leaders started to formulate the problem in these terms, changes began to take place at an accelerated pace.

37 Makewe leaders networked with other Mapuche associations that were struggling for their territorial and cultural rights (Truf-Truf, Lumaco, Identity of the Coast). They developed a system for the production and dissemination of their own knowledge16 and signed agreements with universities in Chile and abroad. They emphasized direct contact and dialogue as equals with the ministries in order to influence state policies

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toward indigenous peoples; they also created research projects to produce their own socio-anthropological knowledge and epidemiological data (Hospital Makewe 2001; Ibacache et al. 2002; Ibacache, McFall and Quidel 2001). Through all those initiatives, one can detect the will to define the new rules of the game as regards to external agents (developers, social scientists, state agents, universities, etc.) as a means to counteract the effects of the usual discriminatory practices and the dominant symbolic violence. Such developments reflect an increasing awareness of the need to create representations of their own reality geared towards the dominant society in order to counter cultural looting and the stereotypes at the root of domination. In launching research projects within communities, in teaching courses on Mapuche health and thought open to students from all disciplines and countries, in creating a council of elders (nielukuifikekimün), in signing academic agreements, in constructing the new Rakiduam-Ruka (the Meeting House of Thought) to host diverse cultural and social events, in re-validating the ancient political institutions where collective opinion is to be made, such as the trawün (meeting) and cojautun (parlamento), in reasserting the value of traditional communication forms and speech such as the nütramkan (long and formal conversation), the ngülam (the advice conversation), the epeu (the tale) and the pentukun (formal way of greeting), and in trying to duplicate the experience of building community autonomy – in sum, in building its own political agenda in its own political and cultural terms, the Hospital Makewe is fast becoming a hub in the production of new indigenous or hybrid knowledge (Boccara 2000). It is building a position of power from which indigenous people can discuss with the state and try to control the overwhelming tide of interventions that come from outside and suffocate local initiatives and thoughts. What is more, the Makewe staff has recently penetrated wingka institutions, since they are operating as advisors in the South Araucanía Health Service and since a wingka physician is directing the Mapuche Program of the Southern Branch of the Ministry of Health. This represents a good example of what a Mapuche historian called the interculturalization of wingka institutionality.17

38 Finally, I would like to mention a point that is crucial to understanding the Makewe dynamic, namely, the great diversity of the staff and openess of Mapuche leaders, provided that the new initiatives do not lead to more heteronomy. In the case of the Mapuche hospital, the very diversity of the main actors, which comprise, among others, a Catholic ceremonial chief (longko-nguillatufe) who has lived for many years in Santiago before returning to the countryside, a Mapuche Evangelical pastor, several machi, the wingka physician who directs the Programa Mapuche del Servicio de Salud Araucanía Sur, a champurria (mestizo) peasant leader who studied at the Catholic University at Temuco, as well as many members of the surrounding communities, Mapuche scholars from outside the hospital area and several Chilean and “gringos” anthropologists, gives an idea of the complexity of the current phenomena of sociocultural reconfiguration. In the case of Makewe, the simplistic dichotomies between urban and rural Mapuche, catholic and protestant Mapuche, modern and traditional Mapuche, and resistance to the system versus acculturation through collaboration with the dominant society, have no meaning. What should be particularly noted here is the mixed or hybrid character of indigenous sociocultural productions.

39 In sum, what started as a modernist experience in intercultural health with indigenous facilitators, is turning into a discursive insurrection (Mudimbe 1988), and into the elaboration of an autonomous regime of representation (Escobar 2002). What began as a “humanitarian” project that consisted in naming rural indigenous promotors, is

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becoming a place for the reinvention of former local political forms and the creation of new global sociopolitical thought. What started as a harmless Ministry of Health project in the well-demarcated and depoliticized field of health, with its assigned experts (physicians, nurses, midwifes, etc.), its well established biomedical paradigm apparently unchallengeable by “archaic” shamanistic thought, is becoming the center of a new project of decolonization through popular participation, through the reconnection of domains that had been compartimentalized (health, economics, land, etc.), and through the production of autonomous knowledge and representations that are in fact developing into alternative practices. Since in the field of health people’s survival is at stake, deconstruction of the dominant model and reconstruction of an alternative one have been carried out simultaneously (Escobar 1995: 16).

Ethnogenesis in the City

40 To wrap up this exploration of multiple Mapuche realities, let me address the theme of the construction of a new urban entity and identity. Long invisible and uprooted, the so-called “urban Mapuche” that represent over 70% of the total Mapuche population are increasingly demanding recognition of their indigenous identity and cultural difference. This creation of an urban Mapuche identity has been brought about through the slow formation of an increasingly dense organizational web, in which the religious nexus (in the broadest sense of the term) has been fundamental. After the appropriation of urban wastelands (especially in the marginal areas of Santiago), urban Mapuche sanctified these spaces in order to carry out a ceremony called nguillatun. The difficult issue was how to define a Mapuche identity in this new context in which the “people of the land” (mapu = land and che = people) had lost their direct tie to the land. Generally speaking, I would say that this apparent contradiction has been overcome in three ways: first, through the permanent circulation of people between city and countryside; secondly, through the spiritual, and imaginary character of the link to the (home)land;18 and finally, through the recent creation of a new category of Mapuche, the urban Mapuche as such, the warriache, now openly distinct from the “rural” Mapuche, or lelfünche (lelfün: countryside). How this new Mapuche urban ethnicity was generated and what it implies in terms of collective and individual work on memory from the perspective of subaltern agents who were relegated to a status of social invisibility throughout much of the 20th century are questions that have just begun to be explored systematically (Aravena 2000, 2002). But from now on, the study of the cultural politics of identity among the Mapuche people will have to take into account those warriache who practice palin (the Mapuche “hockey”) when the Mapuche from the countryside usually play soccer; celebrate the wetripantu (the so-called Mapuche “new year,” in fact the celebration of winter solstice or literally new sunrise; we: new, tripan: to come out, antü: sun) when the Mapuche from the Araucanía celebrate San Juan; revalidate the ancient customs of lakutun (transmission of paternal grandfather’s name: laku, to grandson) and katanpilun (feminine rite of passage, katan: to pierce, pilun: ear) when the southern Mapuche are much more concerned about godparenting; and finally attend the nguillatun (agrarian rites) wearing traditional Mapuche clothes ( makuñ: poncho, and trarilonko: woven headband for the men; and ükülla: cape, küpam: dress, and trapelakucha: silver pendent for the women) when the Mapuche of the countryside either wear blue-jeans and caps or dress up like the traditional Chilean peasant (Ancan 1999; Aravena 2002; Boccara 2000). In the case of the urban Mapuche, it is possible to

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trace the existence of a double process of construction: a deterritorialized identity in which imagination played a great role, and subsequently a process of reterritorialization that ended up in the formation of a new category, the warriache.19

* * *

41 The first conclusion we can draw is that Mapuche re-emergence as seen in Chile since the early 1990s is based on processes of sociocultural creation and political strategies that do not fit neatly in the traditional categories of social anthropology (tradition/ modernity, pristine/acculturated, rural/urban, catholic/evangelical). The dichotomy of resistance and acculturation does not allow us to understand how the Mapuche exert agency within the interstices of dominant society. Showing what I would call a gift for “cultural ubiquity” and a maneuvering of multiple militancies, the new indigenous leaders mix the foreign with the familiar, the present with the past, in the production of hybrid works sometimes claimed as authentically “native.” Appropriating the institutions and “weapons” of dominant society, the indigenous associations inscribe their local struggles in a global space (as in the case of the resignification of colonial treaties by the AWNg in its struggle to achieve the status of subject of rights for the Mapuche); they produce their own knowledge and try to recover control over their natural and cultural resources (as in the case of the first indigenous hospital in Makewe). They also revalidate the old organizations and functions of their political sphere (as in the case of the “re-indianization” of the territory among the Mapuche of Truf-Truf and the Coast), and they create new categories (as in the case of the ethnogenesis of the urban Mapuche or warriache). In all of these cases, the central role of shamans can be noticed as well as the functioning of a sociological principle of “predation” in relation to Otherness, or what the Mapuche people called the outside, the wekufe. These observations should lead us to focus on the relations among shamanism, politics and culture, and to undertake an analysis of what we might call, following the title of a recent publication (Aigle et al. 2000), “Spirit Politics.”

42 In connection to this, I should say that the examples examined in this paper lead me to problematize the very notion of the “Mapuche intellectual” or “Mapuche elite” as recently used, uncritically in my view, by numerous scholars. The uncritical deployment of such a notion suggests the existence of a socially homogeneous group as well as impliying that such an elite is precisely the one that contributes to the creation and dynamization of the indigenous movement. This concept also tends to postulate the fundamentally urban character of this new class of Mapuche. However, the examination of concrete examples shows that a large number of Mapuche mobilizations are impelled from a double rural-urban localization and that it is precisely the ubiquitous character of these movements and leaders that grants efficiency to these new indigenous mobilizations.

43 The third conclusion we can draw from the analysis of recent Mapuche social movement is that behind state indigenous policies there are always active indigenous politics. What is more, we can say that the Mapuche social movement have had and keep on having a huge influence on the way Chilean society thinks about democracy, enlarging the very category of citizenship. This point is worth emphasizing since the way official history is written and dominant national memory is elaborated often tend

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to erase indigenous agency and the contribution native peoples make to regional and national social and political processes.

44 Last but not least, the fourth point I would like to emphazise has to do with the internal political dynamics of Mapuche society, the organization or re-organization of power, and the relationship between shamanism, politics and cultural renaissance. The new political leadership that has emerged in the 1990s is made up of relatively young spokesmen whose achieved authority depends nevertheless on support gained among those authorities whose power is ascribed. In all of these cases, one observes that the question of the legitimacy of these new leaders is a critical issue. How do the Mapuche people resolve this problem of representation? How do they elaborate a general and collective will from multiple individual wills? “If the community grants the leader the authority to speak in its name with authority and if it exists as community through the speech of the spokesman, how can the community protect itself from the usurper’s appropriation of power that haunted every system of delegation of power,” as Pierre Bourdieu (2001b) put it?

45 First of all, it seems to me that Mapuche people are finding a solution to this critical problem of political representativity by locating the shaman at the very center of the process of decision making and legitimization, and by multiplying the figures of authority and the authorized voices in the society.

46 Second of all, Mapuche peoples are revalidating former political institutions that had disappeared (the cojautun, the trawün, the council of elders) and reasserting the value of “traditional” devices of communication, socialization and memorializing (pentukun, nütramkan, ngülam, epeu). In the case of the Makewe political dynamic, we can note the existence of a very particular way of fabricating opinion and making collective decision. Following Bourdieu’s terms, I would say that by regarding individual opinions not as things that can be mechanically added up but rather as signs that can be changed and exchanged through conversation and confrontation, the Mapuche do not formulate the problem of political choice, but face in an renewed manner “the issue of the choice of the mode of construction of the collective choice.” In other words, the people of Makewe are dealing with the fundamental problem of “how to produce a collective opinion regarding the way to produce a collective opinion,” that is to say, the political spaces, places and communicational devices that have to be set up in order “to fabricate the collective opinion out from the multiplicity of individual opinions.” (Ibid.) Following once again Bourdieu’s terms, I would say that in order to avoid the mechanical addition of atomized opinions (the secret vote), the Mapuche people endeavor to create the social conditions that will allow the establishing of a new mode of fabrication of general will that would be really collective, that is, based on regular and dialectical confrontations. By reasserting the cojautun, trawün and nütramkan, by creating the council of elders, by listening to the dream and disease interpretations made by lay people, and by taking into account the way healers inscribe individual illness in the collective fate of their people (Menget and Molinié 1993), the Mapuche are creating a new way of doing politics, insofar as they are creating the “indispensable instruments of communication that aim at reaching an agreement or a desagreement and that enable people to transform both the content of what is transmitted and the individuals who communicate.” (Bourdieu 2001b: 10)

47 In sum, like the Zapatista uprising, the Mapuche movement is bringing the Latin American nationalist project to crisis (Saldaña-Portillo 2001). Indeed, the challenge

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posed by indigenous people to internal colonialism (i.e. the coloniality of power emedded in nation-state building after decolonization (Mignolo 2000: 313) threatens the ideas of nationhood, peoplehood, and citizenship the state has used since independence. Thus, it is all but surprising that in this context of indigenous and national turmoil the Chilean state would have recently resorted to a multinational development institution (the Inter-American Development Bank) in order “to better integrate rural indigenous communities at home.”20 Whether the indigenous trend towards rebuilding the public sphere through the redefiniton of nationhood, territoriality and citizenship is going to be stopped, slowed down or reoriented by the recent intervention of the IDB21 through the financing of the latest Chilean state integration project called Orígenes is a question that remains open. 22 But whatever happens, it is sure that a page has been turned in the history of the relationship between Chile and the Mapuche people, and therefore in the history of Chile, despite the fact that the elite continue to think that the transition to democracy is due to its own enlightenment.

48 Finally, the intriguing character of contemporary Latin American indigenous movements resides in the fact that the political alternative is not between an ill- defined or differentialist multiculturalism on the one hand and an outdated or rigid eurocentrism on the other, as in European countries. Nor is the alternative state in terms of “ethnic citizenship” versus “civic citizenship,” as seems to be the case in African countries (Geschiere and Nyamnjoh 2001). The politics of belonging in recent “native” movements does not imply the exclusion of strangers or “non-natives.” It is not characterized by the omnipresence in the imaginary and in the political agenda of the opposition between autochtones and allogènes. It is a question of enlarging the notion of citizenship through the redefinition of nationhood and fatherland. It is a question of rearticulating political and cultural national and transnational spaces in order not only to give voice to subaltern groups that have been shut out of the national public sphere (Lomnitz 2001, chap. 12) but also to define a new sociopolitical pact, to create alternative political cultures and public spheres. What is more, this other political tongue does not speak the abstract and reifying idiom of multiculturalism versus ethnocentrism. This new indigenous-mestizo political thought, avoiding the opposition between State and community,23 aims at hybridizing the nation-state and resignifying the until recently hegemonic discourse on mestizaje (Saldaña-Portillo op. cit.) while creating a new universal political project. Following Saldaña-Portillo’s terms, we could say that what indigenous movements are doing that is radically new to nationalist Latin American consciousness is “reconceptualizing the national constituency as a constituency that includes Indians as political agents in the nation-state.” (Ibid.: 410) And it seems to me that it is from the recuperation of mestizaje as a social logic, and not as a bio-cultural phenomenon or a dominant discourse, that a new socio-political pact is possible.

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NOTES

2. “… las hijuelas resultantes de la división de las reservas dejarán de considerarse tierras indígenas, e indígenas a sus dueños o adjudicatorios.” 3. The first two directors (M. Huenchulaf and D. Namuncura) were fired because of disagreements regarding the construction of several dams in the Pehuenche territories of the High Bío Bío River. 4. The Concertación or Coalition of Parties for Democracy, represents an umbrella that encompasses many political parties, from the Christian Democrats to the Socialist Party. It served to unite most civilians outside the hard right in opposition to Pinochet. That arrangement led to the election of Patricio Aylwin Azocar in 1989, an election that opened the “transition to democracy period.” 5. On this point see Curín and Valdés (2000) who, although they tend sometimes to essentialize the Mapuche identity and culture (op. cit.: 171-173), provide an interesting reflection on how to create a real “control territorial.” 6. Regarding the lacune in what he calls the Chilean post-indigenist policy, Chilean anthropologist José Bengoa aptly notes: “La ausencia de reconocimiento a unidades territoriales y colectivas superiores a las comunidades tiene como consecuencia una limitación en el concepto de participación.” (2001: 122) 7. Bengoa recently wrote: “Los indígenas habían permanecido silenciosos y olvidados durante décadas o siglos. Ahora irrumpren con sus antiguas identidades cuando pareciera que se aproxima la modernidad al continente” (2001: 85), and further on: “Junto con el llamado ingreso de América Latina a la modernidad y a los procesos globales, han estallado las más antiguas identidades que se remontan al tiempo precolombino.” (2001: 87) Elsewhere, he maintains that: “El discurso más profundo de la cultura mapuche es antimoderno, va contra el desarrollo…” (1999: 127)

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8. On a similar use of literacy by Huilliche people, see Foerster (1998). 9. The way these pre-reservation socioterritorial divisions are being reinvented and adapted to new realities is an issue that remains to be studied. 10. See Identidad Mapuche Lafkenche de la Provincia de Arauco (1999). 11. On this issue see María Ester Grebe, Ana Mariella Bacigalupo and Armando Marileo’s works. In relation to the disastrous effects produced by forestry expansion, a Mapuche leader says the following: “Dentro de las plantaciones, hay lugares sagrados como los cementerios antiguos, gijatuwe y las machi dicen que las fuerzas y seres como los dueños del monte, del agua y los cerros ya no están. En mi comunidad había lugares que hacían llover, pero ese newen, esa fuerza que antes existía, ya no está.” (Reiman 2001: 39) Similarly, Juan Epuleo, longko-nguillatufe (ceremonial chief) in Makewe told us that the masters or genies (ngen or dueño) were leaving the land, thus connecting environmental deterioration with cultural loss. 12. Alfonso Reiman, Mapuche leader of the Asociación Comunal de Comunidades Mapuche Ñancucheo (Lumako) expressed this idea when he recently wrote: “… nos proponemos como desafío volver a recuperar esa forma de como nos relacionamos con nuestra naturaleza, para ello es necesaria la restitución, la recuperación de nuestro derecho, pero a la vez la recuperación de nuestra cultura, además de la reconstitución y recuperación de nuestras tierras, la reconstrucción de la organizacion territorial y recuperar lo que es nuestra antigua organización que es de nagche.” (2000: 153) Nagche, means literally lower mapuche or abajinos ( nag: down) after the name of a 19th century Mapuche socioterritorial subdivision. 13. José Quidel, longko of the Truf-Truf Ayllarewe and a professor at the Catholic University of Temuco criticizes this ill-defined concept of “development with identity” in the following terms: “… se habla de la ya recurrida apuesta‘desarrollo con identidad.” Frente a tales propuestas, se denota una trivialización del Ser mapuche. Se denota una suerte de que otra vez son los organismos del Estado quienes tienen que considerar la variable ‘étnica’ para proponer estilo de desarrollo. ¿No será más apropiado hablar de desarrollo desde la identidad?” (2001: 146) 14. As part of a broader development paradigm, interculturalism can be considered as an “antipolitics machine” (Ferguson 1990) that reduces social inequalities and discrimination to failures of communicational and technological advancement. It represents an essentializing, naturalizing, and depoliticizing discourse insofar as it considers marginalized peoples as archaic groups, disregarding the ways sociocultural differences have been produced throughout history (Boccara 2003). 15. Francisco Chureo, President of the Makewe-Pelale Indigenous Health Association says: “En los últimos años se ha producido un aumento de la depresión en nuestra gente. Esta enfermedad se ha agudizado cada vez más porque las familias ya no tienen tierras, lo que ha provocado la disgregación de la familia mapuche. Los hijos se ven obligado a emigrar a la ciudad para trabajar en oficios, que además de alejarlos de su territorio, de la familia y su cultura, sólo les sirven para sobre vivir. Cuando nuestro pueblo tenía tierras nunca sufrió de depressión porque llevábamos una vida digna y en equilibrio.” (08/29/01, http:// www. mapuche. nl/ mhtm/ interviewchreo. htm) 16. The Intercultural Dialogues organized by the Identity of the Coast represents another good example of this new production of knowledge, see Actas de los Diálogos

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Interculturales entre cosmovisiones científicas y mapuche, junio 2000, http:// www. soc. uu. se/ mapuche/ mapuint. DialogoIntercultural1. html. 17. Term used by Pablo Marimán during his talk given at the first Curso de Salud y Pensamiento Mapuche, Makewe, 2000 (http:// www. soc. uu. se/ mapuche/ ). 18. Following Appadurai’s statement, we observe that imagination is playing a critical role in the elaboration of identity among deterritorialized groupings (1996). 19. According to Mapuche scholar Ramón Curivil: “Hoy, la identidad mapuche ya no es territorial, lo que no quiere decir que en la actualidad no exista un territorio mapuche. Esto más bien significa que el habitar un determinado territorio ya no es decisivo en la construcción de la identidad de un pueblo.” (1997: 5) 20. The mission of this Program that started in march 2001 is stated in the following terms: “Contribuir a generar condiciones para el surgimiento de nuevas formas de relación y prácticas en la sociedad que contribuyen a elevar y mejorar la condiciones de vida de los pueblos originarios con respecto y fortalecimiento de su identidad cultural, con el fin de alcanzar un país más integrado.” (Programa Orígenes, http:// www. origenes. cl/ home. html) It is worth observing that the committee that coordinates the project does not include any of the new indigenous leaders. Only indigenous and non-indigenous state agents are in charge of the coordination of this 133 million dollar project. Furthermore, this Programa de Desarrollo Integral de Comunidades Indígenas does not take into account the 79% of indigenous people living in the cities. 21. The Chilean state has been granted 80 million dollar loan. For more official details on this recent project see http:// www. origenes. cl/ home. html. 22. On the relationships between global, national and local realms in post-dictatorship neo-liberal Chile, see Schild (2000). 23. On the mutually constitutive character state and community and on the construction of the community by the state as a small-scale model of the nation in contemporary India, see Sinha (2002). In the case of Latin America, a well-grounded sociohistorical analysis of the relationships between state and community as well as of the way states created communities in order to build the Nation remains to be done.

ABSTRACTS

Abstract This paper deals with the Mapuche ethnic resurgence in post-dictatorship Chile. Drawing on several concrete examples, I show that the Mapuche social movement that has developed since the 1990s both challenges the very basis of the dominant political and ideological order and contributes to the process of rethinking the way of doing politics and building democracy, territory, and citizenship. By revalidating former political institutions and reasserting the value of “traditional” devices of communication, socialization and memorializing, indigenous leaders and organizations are contesting the territoriality imposed by the Chilean state in the wake of their military defeat at the end of the 19th century. Whereas in the 1960s and 1970s peasants

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used to claim for more lands, the ethnogenetic processes in which present indigenous peoples are involved lead to the building of new territories, social groupings and identities.

Résumé Cet article traite de l’émergence politique des Mapuche, dans le Chili démocratique postérieur à la dictature militaire. En s’appuyant sur des exemples concrets, l’auteur montre que les mouvements sociaux indigènes défient les fondements même de l’ordre dominant et contribuent à repenser la manière de construire sur d’autres bases la démocratie, le territoire et la citoyenneté. En redonnant vie à des institutions politiques anciennes et en réintroduisant des techniques «traditionnelles» de communication, de socialisation et de mémorisation, les chefs politiques et les organisations contestent la territorialité imposée par l’État chilien au lendemain de la défaite militaire subie par les Indiens à la fin du XIXe siècle. Alors que dans les années soixante et soixante-dix les paysans réclamaient plus de terres, les processus d’ethnogenèse actuels visent à la constitution de nouvelles frontières territoriales ainsi qu’à la redéfinition des groupes sociaux et des identités.

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Comptes rendus

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Pierre Bonte, La montagne de fer. La SNIM (Mauritanie). Une entreprise minière saharienne à l'heure de la mondialisation. Paris, Karthala, 2001, 368 p., ill.

Olivier Leservoisier

Cet ouvrage retrace le parcours de l'entreprise minière MIFERMA (Mines de fer de Mauritanie), créée par la France dans les années cinquante, à la veille de l'indépendance de la Mauritanie, et devenue SNIM (Société nationale d'industrie minière) après sa nationalisation en 1974. L'auteur y étudie les effets sur la société mauritanienne de l'implantation d'une entreprise étrangère, gérée à partir de normes et de valeurs occidentales, et s'intéresse à la manière dont elle a été réappropriée par les Mauritaniens. Il ne propose pas « une étude de sociologie industrielle, centrée sur la notion de travail et de métiers, ni [...] une sociologie des organisations, soucieuse d'éclairer sur les relations au sein de l'entreprise » (p. 7), mais préfère aborder l'entreprise comme un « fait social total », perspective qui permet de mieux rendre compte de son inscription dans la société locale. Le propos dépasse donc la simple reconstitution historique des changements subis par cette société minière. Il s'agit, avant tout, d'analyser ce processus de réappropriation qui se traduit par la création d'une culture d'entreprise originale et par l'inscription de plus en plus forte de la SNIM dans l'économie et la société locales. En montrant comment la SNIM est intégrée au système économique mondial et est à la fois une entreprise mauritanienne avec ses spécificités, l'auteur apporte une contribution importante à la compréhension des effets de la mondialisation, qui, contrairement à ce que postulent certains, ne se réduisent pas à une uniformisation. Cette étude anthropologique, pour laquelle Pierre Bonte a bénéficié de la collaboration de l'anthropologue Abdel Wedoud ould Cheikh, a été à l'origine sollicitée par l'administrateur-directeur général de la SNIM, afin de dresser un bilan de près de

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cinquante années d'activité. Elle s'appuie sur une première longue enquête de deux ans que l'auteur a réalisée, entre octobre 1969 et novembre 1971, sur les conditions de travail du personnel à l'époque de la MIFERMA. Cette enquête a été mise à jour par de nouvelles missions effectuées entre juin et octobre 2000 (notamment par Benjamin Acloque, doctorant à l'EHESS), au cours desquelles ont été menés de nombreux entretiens (140) et a été proposé un questionnaire à 115 membres du personnel de la SNIM. Retracer près de cinquante ans de la vie d'une entreprise était une tâche hasardeuse qui n'aurait pu être menée à bien sans la parfaite connaissance de l'auteur de la société mauritanienne. Outre la finesse des analyses, le livre se distingue par sa grande richesse documentaire. Une mention spéciale doit être attribuée à la qualité exceptionnelle des illustrations : nombreuses photographies (regroupées notamment dans deux livrets), plus de soixante tableaux, des encadrés techniques, auxquels s'ajoutent plusieurs cartes et schémas. Le texte est clair, même si on doit regretter parfois certaines répétitions dues sans doute aux difficultés à concilier un plan chronologique et un plan thématique. L'ouvrage se compose de trois parties. La première intitulée « MIFERMA. La greffe minière » porte sur les conditions d'implantation de l'entreprise et sur l'impact de cette implantation sur la société mauritanienne lors de la première phase de l'exploitation. Après avoir situé le contexte régional et politique dans lequel fut créé ce vaste complexe industriel (chapitre 1), l'auteur retrace les nombreuses difficultés auxquelles fut confrontée l'entreprise (chapitre 2). L'implantation de ce complexe industriel au nord de la Mauritanie, dans l'une des régions les plus arides du pays vivant essentiellement de l'élevage nomade, a ainsi nécessité la mise en place de lourds chantiers qui ont entraîné des problèmes techniques et financiers importants. Une ligne de chemin de fer de 650 kilomètres sera créée pour transporter les millions de tonnes de minerai de fer des mines de la Kediya d'Ijil, « la montagne de fer », au port minéralier de Nouadhibou, construit pour la circonstance. Ces deux vastes chantiers (port et voie ferrée) s'accompagneront de la construction des cités minières de Cansado, près de Nouadhibou, et de Zouérate, au pied de la Kediya d'Ijil. L'organisation hiérarchique de cet habitat opposant un personnel expatrié, pour la plupart d'origine européenne et occupant les places de cadres et de maîtrise, à un personnel mauritanien, relégué aux tâches non qualifiées, conduit l'auteur à décrire ce qu'il nomme « un modèle minier occidental » (chapitre 3). Le détail des caractéristiques de ces différents personnels, de leur mode de vie et de leur intégration dans les cités minières signale que l'implantation de la MIFERMA a suscité un véritable « choc culturel ». Pierre Bonte montre que, malgré des résultats économiques encourageants, lors des premières années d'exploitation, la greffe minière prit difficilement (chapitre 4), ce que confirment le turn-over de la main-d'oeuvre mauritanienne et les grèves répétées au sein de l'entreprise. Ce n'est qu'à la suite de la grève de mai 1968 à Zouérate, révélant de façon tragique (huit morts et une vingtaine de blessés) le conflit entre expatriés et Mauritaniens, qu'un plan de mauritanisation accéléré du personnel fut adopté. Il marque une étape décisive dans l'inscription de l'entreprise dans la société locale. Une inscription que l'auteur perçoit également dans l'environnement urbain, à travers le développement des activités économiques de nombreux Maures de la région qui, grâce à leurs traditions, ont su très vite s'adapter au nouveau contexte industriel, en mettant en place un réseau commercial autour de l'entreprise minière.

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La deuxième partie, « De la MIFERMA à la SNIM. Mauritanisation et nationalisation de l'entreprise », poursuit une présentation chronologique de la vie de l'entreprise en retraçant les différentes étapes de la mauritanisation (chapitre 5) et en resituant le contexte dans lequel s'est produit la nationalisation du complexe industriel (chapitre 6). L'auteur relate ainsi les difficultés rencontrées par la nouvelle entreprise nationalisée : crise du marché du fer, guerre du Sahara qui compromet l'exploitation, endettement croissant lié aux coûts d'investissement de plus en plus élevés pour trouver de nouveaux gisements, problème de formation du personnel dans le cadre de la mauritanisation, etc. À ces débuts difficiles succède une période que l'auteur qualifie de « normalisation » qui se traduit par toute une série de mesures visant à améliorer la productivité de l'entreprise (chapitre 7). L'examen des stratégies de normalisation (retour au statut de société d'économie mixte, réduction du personnel, recours à la sous-traitance, mise en place d'un programme de qualité totale afin de modifier les rapports hiérarchiques au sein de l'entreprise) permet de comprendre comment la SNIM est parvenue à se maintenir sur un marché international soumis pourtant à une rude concurrence. La dernière partie, « Une entreprise mauritanienne à l'heure de la mondialisation », est assurément la plus importante du livre. Elle accorde une large place aux pratiques et aux représentations des acteurs de l'entreprise et s'intéresse à l'inscription de celle-ci dans l'économie et la culture locales. L'entreprise n'est pas ici appréhendée comme un monde clos, mais est au contraire perçue en interaction avec la société environnante. L'analyse des ruptures et des continuités entre l'époque de la MIFERMA et celle de la SNIM (chapitre 8) conduit l'auteur à examiner d'abord l'évolution du personnel de l'entreprise, un personnel vieillissant mais aussi plus qualifié, qui connaît aujourd'hui plusieurs clivages. La hiérarchie des métiers révèle ainsi l'existence d'une valorisation des « roulants » (conducteurs de trains ou d'engins) sur les « non-roulants » (manutentionnaires fixes). Pierre Bonte souligne que la valorisation du personnel roulant ne s'explique pas uniquement par le rôle central que celui-ci joue dans le système d'exploitation, mais renvoie également à « des traits culturels dont la dimension analogique avec la culture maure pastorale et nomade est évidente » (p. 301). Il reste que le clivage essentiel pour l'auteur est celui qui a remplacé l'ancienne distinction entre expatriés et Mauritaniens et qui oppose aujourd'hui les « anciens », formés au sein de l'entreprise, aux jeunes diplômés. Si les enjeux entre ces deux catégories sont bien précisés dans l'ouvrage, on s'étonnera, en revanche, de l'absence de référence à la stratification sociale maure dans l'analyse des rapports hiérarchiques au sein de l'entreprise. On aurait en effet aimé savoir, par exemple, comment la question des rapports sociaux de dépendance entre « nobles » et anciens esclaves se pose aujourd'hui à l'intérieur de la SNIM. Quelle place lui accorder ? De même, il aurait été intéressant d'apprécier les effets des nouveaux rapports hiérarchiques industriels sur l'organisation sociale de la société environnante, ce qui aurait répondu parfaitement aux objectifs de recherche de l'auteur. Enfin, cette variable sociale aurait pu occuper une place de choix dans l'examen des mémoires de l'entreprise, qui constitue, par ailleurs, l'un des chapitres (9) les plus intéressants du livre. Ce chapitre traite, en effet, de l'écart entre les représentations que le personnel se fait de l'entreprise et l'image que la SNIM souhaite donner d'elle-même. Nombre de ces représentations ont trait à des modèles locaux conçus en termes de pouvoir et de clientélisme. Certaines se fondent sur des croyances anciennes qui font de la mine un

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endroit habité par les djinns. Pierre Bonte montre bien comment ces mémoires croisées contribuent à la création d'une culture d'entreprise originale et attestent de l'inscription de la SNIM dans une culture locale. Il rend également compte du poids du présent dans les processus de recomposition de la mémoire. L'exemple de certains membres du personnel, qui, face aux conditions difficiles de travail d'aujourd'hui, idéalisent l'époque de la MIFERMA en la décrivant comme l'âge d'or de l'entreprise, en est une excellente illustration. L'ouvrage s'achève sur l'analyse de l'évolution de la place de la SNIM dans la société et l'économie mauritaniennes (chapitre 10). Bien que les retombées économiques n'aient pas été celles que le pays pouvait espérer, l'entreprise apparaît toujours comme un pilier de l'économie nationale, dans la mesure où elle assure en grande partie le financement de l'État. Sur le plan régional et local, son rôle est également essentiel. Elle contribue à la structuration d'un espace économique en garantissant différents services (en matière notamment de transport, de fourniture d'électricité ou d'eau) et en ayant indirectement favorisé le fait que se fixent le long de la ligne de chemin de fer des populations menacées de quitter la région à la suite de l'aggravation de la sécheresse. Mais ce rôle économique se traduit aussi par le nombre croissant des sous-traitants qui gravitent autour de l'entreprise minière et qui renforcent les réseaux socioéconomiques existants. En évoquant ces sous-traitants, l'auteur montre que leur sélection par l'entreprise repose sur des logiques clientélistes et tribales, offrant ainsi au lecteur une illustration supplémentaire du mouvement de réappropriation analysé tout au long du livre. On regrettera à ce sujet que Pierre Bonte n'ait pas cherché davantage à apprécier le poids de ces logiques clientélistes et tribales au sein même de l'entreprise. L'information selon laquelle certains sous-traitants, choisis selon ces logiques, sont des anciens de la SNIM et les quelques témoignages du personnel dénonçant une évolution vers un clientélisme tribal ou ethnique auraient en effet mérité plus d'attention. L'évaluation des rapports tribaux au coeur de l'entreprise aurait par exemple permis d'approcher la réalité des recrutements d'aujourd'hui, dont on nous dit qu'ils sont basés sur les diplômes. Au demeurant l'objectif que l'auteur s'était assigné au début de sa recherche est parfaitement atteint. Le mouvement de réappropriation de l'entreprise MIFERMA/ SNIM, illustré par la construction d'une culture originale, est restitué dans toute sa complexité. Ce travail est d'autant plus méritoire que les études anthropologiques sur les entreprises industrielles se font rares, tout particulièrement en ce qui concerne les pays africains. Cependant l'intérêt de cet ouvrage dépasse le seul cadre des recherches africanistes car il constitue une étude exemplaire des « effets de diversification culturelle » -- ce que Pierre Bonte désigne sous l'appellation de « bricolages culturels » -- engendrés par la mondialisation. En ce sens, il ouvre sur des perspectives d'études comparatives avec d'autres situations industrielles dans le monde.

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Pierre Briant ed., Irrigation et drainage dans l'Antiquité, qanâts et canalisations souterraines en Iran, en Égypte et en Grèce. Paris, Thotm Éditions (« Persika 2 »), 2001, 190 p., ill.

Jean-Pierre Digard

Dans ce volume sont réunies huit études qui composèrent l'essentiel de la matière d'un séminaire tenu en 2000 au Collège de France, sous la direction de Pierre Briant. Loin de ne constituer qu'un colloque supplémentaire sur l'histoire des qanâts iraniens et autres galeries de drainage des eaux, ce séminaire était guidé par un objectif précis : en se fondant sur l'examen de matériaux nouveaux (résultats de fouilles archéologiques ou d'investigations épigraphiques récentes), faire le point sur l'origine de ces techniques d'acquisition de l'eau et sur leurs liaisons avec les systèmes sociaux et politiques de l'Antiquité orientale (plus précisément le premier millénaire avant notre ère, sur un espace compris entre la Grèce centrale, le désert occidental d'Égypte, le golfe Persique et le nord du plateau iranien) ; faire le point, aussi, de manière plus ou moins explicite selon les auteurs, sur les débats qu'avaient suscités, à leur parution, les ouvrages pionniers de Henri Goblot sur Les qanats (1979)1 et de Karl Wittfogel sur Le despotisme oriental (1964)2 -- débats, les uns très spécialisés, sur l'origine iranienne des qanâts et leur diffusion tant vers l'ouest (foggara sahariens) que vers l'est (kâriz centre- asiatiques), les autres, de plus grande ampleur mais aussi beaucoup plus idéologiques, sur le « mode de production asiatique » dans lequel l'État assoit son pouvoir en prenant en charge les grands travaux d'irrigation, engloutit les richesses des peuples sujets sans rien redistribuer ni réinvestir, causant ainsi la « stagnation asiatique ». Cette problématique est au coeur de la première des huit études, consacrée par Pierre Briant à un texte de l'historien hellénistique Polybe, qui constitue, en quelque sorte, le

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point de départ du séminaire. L'originalité de ce texte, pourtant ignoré de la plupart de ceux qui polémiquèrent sur le mode de production asiatique, est précisément qu'il contredit la thèse dominante selon laquelle l'« État despotique » est au centre du dispositif technique de production agricole par irrigation. Polybe donne ici la seule description antique de qanâts, grâce à l'eau desquels l'armée d'Antiochos, venant d'Ecbatane en -201, est parvenue à franchir le désert qui séparait les Portes caspiennes de la ville d'Hécatompylos (aujourd'hui Dasht-e Kavir au sud de Semnân). Il souligne en outre que ces qanâts sont dus, non à l'État qui ne mobilisait donc pas pour les construire une foule de travailleurs, mais aux communautés locales auxquelles le pouvoir central, en contrepartie du temps et de l'argent qu'elles avaient consacrés à cet ouvrage, accordait la jouissance pour plusieurs générations des terres ainsi valorisées. Le texte en question montre enfin que ce système était toujours en place à la fin de l'époque achéménide, précisant par là même le tableau de la région à l'arrivée des Macédoniens. En revanche, Briant s'interroge sur les limites d'un tel témoignage. S'il ne fait pas de doute que c'est bien des qanâts qui sont décrits, pourquoi Polybe parle-t- il de captage et d'adduction d'eaux de ruissellement (alors que les qanâts ne drainent que des eaux souterraines, i.e. d'une nappe phréatique) et du prélèvement de l'eau par les puits (alors que, dans les qanâts, ces puits ne servent qu'à l'aération et à l'entretien de la galerie souterraine) ? C'est que, selon Briant, Polype utilise le vocabulaire usuel en Grèce, qu'il connaissait bien, pour décrire une technique, celle de la galerie drainante, qu'il ne connaissait pas puisqu'elle était inconnue en Grèce (autre hypothèse vraisemblable : une armée en campagne, confrontée à des problèmes d'approvisionnement en eau, a pu faire des qanâts, et notamment de leurs puits, une utilisation inhabituelle en temps normal). Quoi qu'il en soit, on a ici un bel exemple de complémentarité des démarches de l'historien et de l'archéologue, des sources écrites et de l'observation sur le terrain. Les deux études suivantes concernent les problèmes du drainage de l'étang de Ptéchai, en Grèce ancienne. Cette opération a donné lieu à l'établissement d'un contrat, gravé sur une pierre et daté du IVe siècle av. n. è., qu'étudie Denis Knoepfler, spécialiste d'épigraphie grecque. Il s'agit d'un contrat de louage assorti d'un contrat d'entreprise conclu entre le Conseil et l'Assemblée d'Érétrie et un particulier, Chairéphanès, visant à drainer et à assécher l'étang en question, en échange de la jouissance durant dix ans des terres ainsi bonifiées. Thierry Châtelain se penche sur les aspects terminologiques et techniques de la reconversion de l'étang de Ptéchai. Bien qu'il n'existât pas en Grèce ancienne d'ouvrages identiques aux qanâts orientaux, le contrat d'Érétrie fait état de puits (phréatiai) pour une galerie souterraine (hyponomos) et d'un réservoir (dexaménè), mais ce dernier est un bassin de rétention des eaux de ruissellement situé en amont plutôt qu'un bassin de répartition situé en aval comme dans les qanâts. Les fouilles de `Ayn-Manâwîr, dans l'oasis de Kharga en Égypte, font l'objet des quatrième et cinquième contributions. Michel Wuttmann date les qanâts mis au jour par ces fouilles de la deuxième occupation humaine à partir du milieu du -Ve siècle, dite époque « perse », certains ayant été repris quatre siècles plus tard à l'époque « romaine ». L'exploitation des ressources hydriques comportait les opérations et dispositifs suivants : la collecte des eaux dans un aquifère, leur acheminement de la zone de collecte vers la zone irriguée en plaine, le contrôle du débit par des bassins et des barrages, un système de répartition et le réseau d'irrigation. Quant aux aspects juridiques, Michel Chauveau souligne que près du quart des 400 ostraca de céramique trouvés à `Ayn-Manâwîr sont des contrats concernant les transactions sur les droits de

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propriété et d'usage de l'eau d'irrigation des cultures. Ces deux derniers textes posent, sans y répondre, la question de l'origine de la technique de la galerie drainante : inconnue en Égypte en dehors des oasis du désert libyque, pourrait-elle être, dans ces oasis, antérieure aux Achéménides ? Selon une opinion communément admise, c'est en Urartu (Âzarbâyjân iranien), aux IXe- VIIe siècles av. J.-C., que se situerait l'origine des qanâts. À cette opinion, Mirjo Salvini oppose, dès le titre de son article, un démenti qui a au moins le mérite de la clarté : « Pas de qanâts en Urartu ! » Parle-t-on toujours de la même chose ? S'agit-il bien, dans tous les cas, de qanâts ? Le lecteur, que ce doute a gagné peu à peu au fil des pages, est reconnaissant à Rémy Boucharlat de n'avoir pas limité sa contribution, la septième, au cas des falaj omanais de la fin du IIe-milieu du Ier millénaire av. n. è. qu'il a étudiés mais de l'avoir prolongée par une très utile réflexion terminologique et typologique. Constatant en effet que les falaj collectent des eaux de ruissellement, alors que le qanât est défini par Goblot comme « une technique de caractère minier qui consiste à exploiter des nappes d'eau souterraines au moyen de galeries drainantes »3, Boucharlat conclut que le qanât ne représente qu'un des dispositifs examinés dans le volume. Il remarque en outre que, si l'on ne trouve pas de qanât en Urartu, on y rencontre en revanche de nombreux et impressionnants ouvrages hydrauliques de surface, parfois avec des parties souterraines ; de même, il n'existe aucune preuve de l'existence de qanât en Iran avant l'islam. Boucharlat distingue trois « générations » d'ouvrages de captage de l'eau : 1) les canaux de surface ; 2) les galeries en tranchée couverte ou en tunnel captant des eaux de ruissellement ; 3) les qanâts véritables, puisant des « eaux cachées » dans une nappe souterraine. Ces ouvrages de troisième génération seraient une « invention polygénique, [...] réponse locale au manque d'eau ou à sa raréfaction » (p. 180), en aucun cas antérieure au Ier millénaire de l'ère chrétienne. À ces divers dispositifs, Boucharlat propose d'appliquer le terme plus englobant de « galeries de captage ». Le volume se termine sur un article du géographe Bernard Bousquet intitulé « Qanâts et géohistoire », texte quelque peu décalé puisqu'il revient à l'idée, dont on avait cru comprendre qu'elle devait être abandonnée, de la Perse antique comme origine ou relais de diffusion des qanâts et du rôle de l'État perse comme agent de cette diffusion. Bousquet apparaît plus convaincant lorsque, à propos de `Ayn-Manâwîr, il souligne le rôle structurant du réseau de qanâts dans la définition d'un « pays d'oasis » (p. 187). Voilà donc un ouvrage dont l'épaisseur documentaire et la problématique très spécialisée rendent l'accès difficile mais qui promet au lecteur persévérant de notables satisfactions : à voir ainsi s'écrouler, sous l'épreuve des faits, deux ou trois idées que l'on pensait pouvoir tenir pour des acquis, on se dit qu'on n'a perdu ni son temps ni sa peine, et même gagné quelque répit jusqu'à la prochaine remise en cause.

NOTES

1.. H. Goblot, Les qanats. Une technique d'acquisition de l'eau. Paris-La Haye-New York, Mouton, 1979.

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2.. K. Wittfogel, Le despotisme oriental. Étude comparative du pouvoir total. Paris, Éd. de Minuit, 1964. 3.. Op. cit. : 26-27.

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Communications 71 : Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle. Paris, CETSAH/Seuil, 2001, 463 p.

Gabriel Segré

Ce numéro de Communications offre une pluralité de regards (portés par des écrivains, sociologues, cinéastes, historiens, architectes...) sur la réalité du parti pris du document, tel qu'il peut être livré par la photographie, le film, l'écrit ou l'architecture, à différentes périodes. Plusieurs questions fondamentales sont soulevées, auxquelles sont apportés des éléments de réponse au fil de l'ouvrage. Qu'est-ce qu'informer, documenter, montrer, rapporter les faits réels ? L'objectivité est-elle possible ou seulement même nécessaire et souhaitable ? Quelle forme donner au discours (photographique, écrit, cinématographique) pour un plus grand respect de la réalité ? Comment rencontrer celle-ci, aller au-devant d'elle avant de la restituer ? Quels rapports instaurer avec les individus-sujets-objets du document ? Quel rôle attribuer au spectateur ? Certaines réponses ont été avancées au sein de champs, de domaines (le journalisme, l'information de masse), de courants esthétiques (le naturalisme, le réalisme) et se sont imposées comme des normes qu'il est parfois difficile de remettre en question sinon en cause. Les analyses des démarches et oeuvres exposées ici rendent compte de la difficulté du travail sur la réalité, de la nécessité d'une constante réflexion sur ce travail. Il n'est pas innocent que nombre de contributions aient pour auteurs des acteurs eux-mêmes qui témoignent de leur parcours, de leur parti pris, et proposent les résultats de leur propre réflexion sur leur oeuvre. À travers la grande majorité des études de cas qui composent ce volume, on peut distinguer les trois grandes phases du parti pris du document au vingtième siècle. L'entre-deux-guerres (les années vingt et trente) est une période marquée par les débats sur la question documentaire. L. Heller présente la littérature russe du vrai et son évolution, réinscrites dans l'histoire nationale. D. Baric rend compte des

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publications de l'écrivain-journaliste J. Roth sur Vienne et Berlin et de son opposition aux critères de la Nouvelle Objectivité. Les oeuvres de W. Evans et de G. Orwell, respectivement analysées par J.-F. Chevrier et P. Roussin, s'écartent des modèles de l'information de masse en pleine expansion, du traitement racoleur, sensationnel et sentimental de la crise par la grande presse, et du reportage de guerre, épique et héroïque, qui reproduit les formules du roman réaliste. Les années 1960-1970 voient l'apparition du cinéma direct, incarné notamment par F. Wiseman dont l'oeuvre fait l'objet d'une étude approfondie de S. Sékali. Un « renouveau de l'exigence documentaire » est alors en marche, un cinéma anti-conformiste et critique se développe. La période actuelle est représentée par le cinéma de A. Gitaï, R. Panh, S. Bruneau, la photographie de M. Pataud et G. Saussier. On voit se dessiner chez ces observateurs de la réalité sociale et culturelle, maniant la plume, la caméra ou l'objectif, le désir affirmé d'observer cette réalité dans sa quotidienneté, son « écho humanisé », en tournant le dos à l'événementiel et à l'urgence. D. Baric souligne ainsi le souci du détail, l'attention particulière accordée à la vie privée et individuelle par J. Roth dans son oeuvre. « Traduire du politique en humain », rapporter une réalité vaste et complexe à travers une expérience individuelle, constitue déjà, dans les années vingt, l'ambition de l'écrivain. Plus récemment, G. Saussier (à l'instar de W. Evans et de F. Wiseman) s'attache tout autant, dans son oeuvre photographique, à réhabiliter le quotidien, véritable révélateur d'une réalité ignorée et délaissée par les médias de masse, attirés par le spectaculaire au détriment de l'information. La subjectivité est assumée et revendiquée dans le choix du thème, des faits et de la forme que prend la restitution du réel. J. Roth défend l'idée d'un reportage subjectif fondé sur le récit, la narration personnelle. Il prône un travail de mise en forme, artistique, de l'information, du témoignage, réduits au rang de matériaux bruts. Parvenir à rendre compte de la réalité, c'est comprendre le fossé qui sépare le fait brut de l'information brute, et le combler au moyen de l'art. L'art et la subjectivité sont mobilisés dans la restitution des informations, mais également dans la sélection de ces informations révélatrices d'une réalité. Un premier travail est nécessaire, explique P. Roussin, à propos de l'oeuvre de G. Orwell : celui du tri effectué par l'artiste. Découvrir et décrire la réalité des faits passe par le récit et l'expérience subjective, laquelle permet notamment l'ensemble de ces choix. L'écrivain se trouve ainsi entre participation et distance, tout comme l'ethnologue. Comme J. Roth ou G. Orwell hier, le sculpteur-photographe M. Pataud considère aujourd'hui que la restitution de la réalité nécessite au préalable une expérience de ce réel, qui peut être celle de l'ethnologue ou du sociologue, lors de son travail de terrain. Les sujets de ces documentaires sont ainsi réhabilités comme sujets à rencontrer, à regarder et surtout à écouter, et non plus comme simples objets du document. La contribution de S. Alvarez De Toledo en est la parfaite illustration. L'auteur expose le parcours de F. Deligny, et en particulier son travail sur l'autisme et la débilité profonde. Avec sa caméra, véritable outil thérapeutique et pédagogique, il place en avant le sujet, porteur d'une altérité qu'il faut, avec humilité, suivre pas à pas, et non pas diriger ni soumettre. La folie est appréhendée en accompagnant l'Autre, sujet du document et seul guide, grâce à l'abandon de la description et de la narration, à une trame fictionnelle réduite et anecdotique. M. Pataud souligne la mise en avant du sujet, qu'il faut apprendre à connaître, rencontrer comme porteur d'une altérité sociale, culturelle, anthropologique. Le temps passé, la relation créée, les paroles échangées

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avec les sujets apparaissent dans les portraits que réalise le photographe. G. Saussier croit lui aussi en un « oeil qui écoute », et en la nécessité d'un « va-et-vient entre la parole et le regard ». Il redonne la parole aux individus qu'il photographie, tient compte de leur identité, proposant une « vision informée » par la rencontre, l'interaction avec ces sujets. La réhabilitation du sujet, l'écoute, l'échange définissant le regard, que l'on retrouve aussi bien dans les travaux de F. Wiseman, de A. Gitaï ou encore de R. Panh, conduisent à dépasser les représentations communes et réductrices du monde. L'accent est mis sur la dimension éthique, critique du documentaire et sur sa capacité à déconstruire la réalité sociale telle qu'elle est rapportée par les médias de masse, à « rendre visible et intelligible l'ordinaire, à produire une distance, une dé- familiarisation », comme le souligne S. Bruneau à propos de F. Wiseman. Le lien avec d'autres disciplines (l'art, la sociologie) est affirmé parfois, visible souvent, comme le besoin de réfuter certaines catégorisations. Ainsi, M. Pataud, lorsqu'il évoque sa conception de la photographie, enrichie de son travail de sculpteur, revendique le caractère poétique et sociologique de son oeuvre. Il remet en cause les oppositions art et culture ou art et social, et lutte contre son inscription dans la catégorie des photographes de la rue ou du social parce qu'il prend pour sujets des compagnons d'Emmaüs et des sans-abri. J.-F. Chevrier montre que le livre de photographies, American Photographs, de W. Evans instaure un nouveau rapport entre le document poétique de type surréaliste et l'enquête documentaire. Avec les récits de V. Chalamov, les frontières et distinctions entre témoignage et oeuvre sont mises à mal. On retrouve surtout une dimension anthropologique et sociologique récurrente dans les démarches et oeuvres rassemblées dans cet ouvrage. Les expériences de l'altérité vécues par F. Deligny ou G. Orwell, le travail d'immersion de F. Wiseman sont à ce titre exemplaires, tout comme les regards portés sur la réalité sociale par des artistes aussi différents que G. Saussier, A. Gitaï ou R. Panh. Le refus des catégorisations et étiquetages autoritaires va de pair avec la nécessité de se définir en opposition avec certains domaines, notamment le journalisme, le reportage télévisuel (BBC), l'enquête sociale, le naturalisme. Le travail de M. Pataud se situe ainsi nettement en marge des marchés de l'image, rompant de façon manifeste avec les normes du photojournalisme. J.-F. Chevrier souligne aussi le fossé entre l'oeuvre de W. Evans et ce même photojournalisme et ses effets rhétoriques. Loin des productions sentimentales et spectaculaires de la grande presse illustrée ou des sophistications du livre d'artiste, les photographies d'Evans donnent à voir un traitement distancié, sobre et neutre de la crise. Le photographe rompt avec le documentaire social, entend montrer davantage que démontrer, laissant une plus grande liberté au spectateur. La production de G. Saussier s'écarte également du traitement photojournalistique de l'information (sur la guerre) et des canons de la dramatisation, qui conduisent à une forme de révisionnisme en prenant le pas sur l'importance objective de l'événement. Le cinéaste R. Panh définit son cinéma par opposition au naturalisme, norme dominante du cinéma d'enquête selon laquelle il faut révéler et illustrer une réalité prétendument ignorée du public et impliquer le spectateur grâce au recours aux effets esthétiques et dramatiques. R. Panh s'inscrit contre toute dramaturgie prédéfinie censée provoquer l'émotion et la sympathie du public tout comme il évite la dénonciation propre au manifeste politique. Le cinéaste A. Gitaï revient sur son oeuvre et livre sa vision du documentaire filmographique qui va à l'encontre du journalisme d'enquête incarné par les reportages de la BBC, modèle dominant et unique de la représentation de la réalité. Dévoilant les différences entre sa démarche et la méthode propre au reportage, il

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affirme la nécessité de poursuivre le processus de création pendant toute la réalisation du film, de reconsidérer certaines options à chaque étape, alors même que le cinéma tend à suivre l'exemple de l'architecture moderne qui clôt définitivement ce processus avec la réalisation d'un plan pré-établi, définitif, exécuté sans plus pouvoir être modifié. L'ensemble de ces travaux et démarches rompent avec les « mécanismes de victimisation », ainsi que le soulignent J.-F. Chevrier et P. Roussin, s'opposent à l'implication outrancière du spectateur de l'information de masse, esthétisante et spectaculaire. C'est également en marge de cette information de masse qu'émerge le témoignage de R. Menchu sur la guerre civile au Guatemala, dont A. Lempérière discute les effets et conséquences dans nos sociétés vouées à la transparence par le biais d'une information et d'une communication omniprésentes et transfrontalières. Le choix de ces contributions illustre combien un même document peut voir sa fonction changer et son sens se modifier selon le « champ d'usage et d'interprétation dans lequel il est placé ». H.S. Becker porte un regard de sociologue sur trois catégories de photographies : documentaire, visuelle et journalistique. Il montre bien qu'elles sont chacune des constructions sociales, nommées, étiquetées, définies institutionnellement ; elles sont ce qu'on leur fait être, en leur associant tel ou tel type de texte, et se voient conférer leur sens par ce contexte. Ce numéro de Communications est d'une grande richesse que l'on peut tout juste effleurer en quelques paragraphes. Il foisonne de thèmes passionnants et de questions pertinentes que l'on n'a pu tous évoquer ici. Présentant, à travers des exemples divers, le développement des débats sur le documentaire, depuis les années vingt jusqu'à aujourd'hui, l'ouvrage souligne la difficulté de rendre compte de la société avec des mots ou des images, et explore la complexité des rapports entre l'art, l'actualité, l'information, les sciences humaines. Il ouvre assurément de nombreuses voies à la recherche, la réflexion, la création.

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Rose-Marie Arbogast, Benoît Clavel, Sébastien Lepetz, Patrice Méniel et Jean-Hervé Yvinec, Archéologie du cheval. Des origines à la période moderne en France. Paris, Éditions Errance, 2002, 128 p., bibl., ill. (« Collection des Hespérides »).

Jean-Pierre Digard

Paraissant presque un an après le remarquable catalogue d'exposition dirigé par Patrice Brun sur Le cheval, symbole de pouvoirs dans l'Europe préhistorique (Nemours, Musée de Préhistoire d'Île-de-France, 2001), et bien qu'elle ne recouvre pas exactement le même objet, cette Archéologie du cheval souffre quelque peu de la comparaison. Sa présentation plus austère, son titre qui promet plus qu'il ne tient -- malgré une introduction (pp. 5-6) qui prête à confusion en abusant de l'analogie entre présent et passé, il n'est guère question, dans l'ouvrage, de la « période moderne » --, cette manière, enfin, de critiquer d'autres travaux sans les citer, tout cela contribue à mettre d'emblée le lecteur « sur l'oeil », pour parler le jargon équestre. Pourtant, celui-ci aurait tort de s'arrêter à cette première impression. Sur plusieurs aspects, en effet, le livre apporte d'utiles éléments de synthèse de travaux spécialisés d'archéozoologie restés jusque-là dispersés et difficiles d'accès. L'archéologie du cheval ici présentée (chapitre 1) s'appuie sur l'analyse des découvertes de restes osseux d'équidés -- chevaux sacrifiés ou inhumés, déchets alimentaires, résidus d'équarrissage ou d'activités artisanales --, dont la datation est comprise dans une fourchette allant de -5000 à 1500, réalisées principalement dans la moitié nord de la France.

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S'agissant, pour commencer, de la domestication du cheval (chapitre 2), les auteurs soulignent la faible incidence de celle-ci sur l'anatomie de l'espèce équine, d'où la difficulté de distinguer chevaux sauvages et chevaux domestiques, si ce n'est par les harnachements, eux-mêmes périssables, à l'exception des pièces métalliques, plus tardives. Ils relèvent également la multiplicité des sites possibles de domestication du cheval, de l'Ukraine au Portugal, sans vraiment se prononcer sur la question de savoir si cette multiplicité traduit des phénomènes de diffusion d'un centre vers la périphérie ou bien des phénomènes de convergence entre plusieurs foyers autonomes de domestication. La disparition des restes de chevaux sauvages à la fin de l'ère glaciaire leur paraît devoir être attribuée à la diminution de leur chasse plutôt qu'à leur raréfaction. Les auteurs dénoncent le « mythe de l'origine du cheval domestique » (p. 19) construit à partir des trouvailles faites sur le site de Dereivka en Ukraine, dont la datation elle-même (-Ve millénaire) est sujette à caution. S'interrogeant sur les « ressorts du succès » de la domestication du cheval, ils considèrent que la consommation de viande était un facteur important mais néanmoins pas « suffisamment mobilisateur » (p. 24) ; ils cherchent d'autres explications dans le développement des cultures pastorales et dans l'organisation sociale des sociétés domesticatrices -- non sans risque de confondre ainsi les causes et les conséquences de la domestication. Abordant ensuite les outils de la domestication et l'équipement du cheval, les auteurs pointent avec justesse -- mais sans grande originalité, ce fait ayant été déjà identifié et analysé dans des travaux qui ne sont pas mentionnés ici -- les difficultés auxquelles se heurtent les archéologues quand il leur faut étudier des « techniques sans objets » comme l'élevage. Le caractère tardif de l'invention d'instruments déterminants comme la selle, les étriers ou la ferrure à clous est bien rappelé. Mais on s'étonne que soient passés sous silence les problèmes posés par l'évolution de l'attelage, que soit reprise l'erreur qui consiste à voir dans le mors une preuve de l'existence de la monte à Dereivka, que la définition et, par conséquent, la datation de la selle à arçon (préalable incontournable de l'étrier) soient laissées dans un tel flou (pour moi, il n'y a pas d'arçon à Pazyryk !). La rareté des squelettes complets rend délicate l'étude des variations de la taille des chevaux domestiques. Le chapitre 3 consacré à cette question emprunte l'essentiel de sa matière à la vaste compilation de données archéozoologiques et historiques effectuée par Frédérique Audouin-Rouzeau (1994)1. La constance de la stature des chevaux sauvages aux premiers chevaux domestiques (vers 1,30 m au garrot jusqu'au - IIIe siècle) confirme que la domestication n'a guère influé sur l'anatomie équine. Plus encore, les chevaux gaulois sont « petits et mal faits », constatation qui jette un doute sur l'« effrayante » réputation de la cavalerie gauloise. La situation n'est guère plus brillante chez les Romains, sauf pour les « grands chevaux de guerre » importés ou au moins croisés avec des chevaux de Scythie ou de Perse. Là comme ailleurs, est-il justement noté, « le cheval » idéal « est [...] par définition celui que l'on recherche : il n'existe donc pas » (p. 47). Au Moyen Âge, la taille monte autour de 1,40 mètre. On déplore par endroits un emploi déplacé du mot « race », concept zootechnique élaboré au XIXe siècle. Le « cheval aliment » (chapitre 4) donne lieu à une utile synthèse historique, malgré, là encore, les difficultés auxquelles on se heurte en l'étudiant : il arrive notamment que l'hippophagie soit signalée dans les sources écrites primaires alors que sa pratique n'apparaît pas à l'examen des restes osseux, ou inversement. Au total, le cheval est peu

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chassé au Néolithique. Au contraire, sa viande était appréciée des Gaulois, tout particulièrement du nord-ouest de la Gaule. En revanche, les Grecs et les Romains ne se résolvaient à manger du cheval (mais non de l'âne) qu'en cas d'absolue nécessité ; l'influence romaine en Gaule se traduisit notamment par le recul de l'hippophagie. Les derniers vestiges d'hippophagie en Europe furent combattus par les papes du VIIIe siècle, mais avec des succès inégaux : la consommation de la viande de cheval subsistera tout en continuant de perdre du terrain. L'hippophagie ne sera officiellement autorisée en France qu'à partir du milieu du XIXe siècle, sans toutefois parvenir à s'imposer ni partout ni définitivement ainsi qu'en témoigne sa quasi- disparition aujourd'hui. L'examen des pratiques religieuses en Gaule (chapitre 5) montre des inhumations de chevaux seuls ou avec des humains, dans un traitement funéraire commun dont les raisons n'apparaissent pas clairement, ainsi que des sacrifices de chevaux, à des fins alimentaires ou non ; il s'agissait peut-être, dans ce dernier cas, d'animaux associés aux combats et inhumés dans le cadre de commémorations. La plupart des chevaux sacrifiés avaient été exposés à l'air libre, préalablement à l'enfouissement de parties de carcasses en voie de décomposition. L'inhumation en fosse ou en cercueil reflétait sans doute une diversité des statuts. Les carcasses de cheval donnaient lieu à une importante activité de récupération de peau, graisse, tendons, crin, os, corne, sang, viande pour la nourriture des chiens (chapitre 6), activité à l'origine de dépôts spécifiques d'ossements, toujours plus nombreux à mesure que l'on avance dans le Moyen Âge. Remplaçant les pratiques individuelles d'abandon à l'air libre ou d'enfouissement des carcasses, habituelles dans les campagnes, l'équarrissage apparaît comme un phénomène essentiellement citadin, générant des dépôts d'ossements le plus souvent évacués à l'extérieur des enceintes. Plusieurs des matières premières ainsi récupérées étaient destinées à diverses activités artisanales (chapitre 7). Déjà à l'Âge du Fer et à l'époque gallo-romaine, il existait un artisanat spécifique de fabrication d'objets à partir d'ossements de chevaux : dés, jetons, pelles en omoplate, couteaux dans les mandibules, aiguilles, matrices pour le travail au tour, etc. Au Moyen Âge, l'artisanat se professionnalise : tablettier, patenôtrier (fabricant de perles de chapelet). La conclusion de l'ouvrage tranche heureusement, par sa circonspection, sur les maladresses de l'introduction. Comme mûris par les difficultés de leur entreprise, les auteurs s'attachent surtout ici à souligner les limites d'une archéologie du cheval : incertitudes quant à la distinction anatomique des chevaux sauvages et domestiques, silences des restes osseux, qui renseignent plus sur la mort des animaux que sur les utilisations de leur vivant. Parmi les acquis les plus notables, on retiendra tout particulièrement l'existence d'une transition, à l'époque gallo-romaine, d'un système d'utilisation du cheval associant pratiques religieuses et hippophagie, à un autre fondé au contraire sur l'équarrissage et la transformation artisanale de produits de récupération. La bibliographie est inégale et comporte des références incomplètes ou erronées. Au total un petit livre de synthèse utile mais souvent déroutant, aux contours imprécis, mélange de descriptions rigoureuses et d'interprétations parfois imprudentes, sans doute écrit trop rapidement. Le lecteur aura tout intérêt à le compléter par le catalogue, déjà cité, de Patrice Brun. Les divergences de l'un à l'autre montrent en outre que l'archéologie du cheval reste plus riche de conjectures que de certitudes.

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NOTES

1.. F. Audouin-Rouzeau, La taille du cheval en Europe de l'Antiquité aux temps modernes. Juan-les-Pins, Centre de Recherches archéologiques du CNRS (Fiches d'ostéologie animale pour l'archéologie, série B : Mammifères, n° 5), 1994.

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Anne Cauquelin, L'invention du paysage. Paris, PUF, 2000, 180 p. (« Quadrige »). Et: Le site et le paysage. Paris, PUF, 2002, 194 p. (« Quadrige »).

Gérard Chouquer

L'invention du paysage Cet essai, dont la parution date de 1989, vient d'être réédité avec une préface substantielle qui permet à l'auteur d'approfondir son propos. Anne Cauquelin suggère que le paysage serait un équivalent construit de la nature, cette dernière ne pouvant être perçue qu'à travers son tableau. Toutefois le paysage est une série de constructions où chaque forme contient en elle les images « pliées » de formes plus anciennes. Déplier les plis, ce serait critiquer l'idée allant de soi que le paysage est identique à la nature. Le paysage naît avec la perspective, ou plus exactement avec les nouvelles structures de la perception qu'introduit la perspective. Les sociétés antiques n'ont pas de paysage mais une nature économe et pourvoyeuse. Le jardin des Grecs ou des Romains dessine un des plis de la mémoire du paysage, mais il est en deçà du paysage, toujours modèle de nature. Paradoxalement, c'est à Byzance où on dédaigne la représentation des éléments naturels du paysage que se trouve la condition de sa possibilité. C'est un des plis les mieux cachés de l'histoire du paysage. Parce que, chez les Latins, le jardin est un morceau arraché à la nature, de même espèce ou essence, il ne peut y avoir de paysage ; tandis que Byzance, en inventant l'icône, en opposition à l'image qui représente (eidolon), renouvelle le statut de l'image et crée la possibilité du paysage. Celui-ci sera l'icône de la Nature. Il faut alors déplier les implicites que renferme le paysage. Le paysage ne peut exister tant que nous sommes comblés par une présence sans délai. Dans le paysage c'est la perspective qui remplit la fonction rhétorique de transport de l'artificiel sur le naturel, et qui rend les objets visibles dans l'espace. Donc c'est une invention historique datée

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qui tient lieu de fondation pour la réalité sensible, mais nous ne sommes pas conscients des artifices de notre perception. Le sentiment de satisfaction qu'on éprouve devant un paysage est la forme implicite qui attend son « remplissement », son accomplissement. Et c'est dans la panne et l'absence d'histoire, dans une déconvenue en quelque sorte, que le tableau devient possible (p. 93). Il y a panne, par exemple, lorsque nous supposons que la nature a été gâchée, avilie, contaminée par les hommes (p. 109). Pour qu'il y ait paysage, il faut que soient réalisées deux figures de l'artificialité. La première est le cadrage, au moyen de la fenêtre par laquelle on voit le paysage. La seconde est un jeu de transports avec les quatre éléments constitutifs de la nature : eau, feu, terre (sable), ciel. Les figures de transport sont nécessaires pour faire exister le paysage, c'est-à-dire pour passer de l'arbre à la forêt, de l'étang à l'océan, d'un tas de pierres à la ruine. Pour ce passage des formes aux contenus, nous utilisons la fable, la légende, le conte, la doxa. Nous utilisons aussi les figures de la rhétorique, comme la métaphore. Aussi le caractère implicite du paysage vient du sentiment de sa perfection. Et cette perfection est atteinte lorsque nous pensons qu'il n'y a aucune médiation entre la nature et la forme dans laquelle on la perçoit, c'est-à-dire lorsque sont effacées les figures de l'artifice. L'étonnement vient de ce que nous puissions avoir un tel sentiment devant des assemblages aussi peu naturels mais construits. Avec la transformation des repères due à l'explosion de l'espace interplanétaire, la notion de paysage entre inévitablement en crise. Non pas à cause des dégradations que l'homme fait subir au sol, au climat, à la faune et à la flore, mais parce que le système formel sur lequel repose la construction de la notion de paysage s'effondre devant la découverte des espaces infinis. Avec cette nouvelle forme de nature, plus d'analogie possible, comme c'était le cas entre la nature terrestre et le paysage. Sauf à inventer des paysages de seconde nature. Cette réflexion nous conduit à penser que nous ne vivons pas une nouvelle « renaissance » mais un « retour », de post-antériorité, le retour à un système d'inscription symbolique proche de celui du Moyen Âge ou de Byzance. Pourquoi ? Parce que nous ne posons plus la mesure de l'étendue comme a priori, mais déduisons l'espace des lois et de leurs propriétés hiérarchiques, comme au Moyen Âge on représentait les personnages en fonction de leur importance hiérarchique et non de leur emplacement dans l'espace. Le site et le paysage Au départ de ce nouvel essai se trouve la question suivante : comment se fait-il que, sur le web, on soit allé chercher le mot « site », au point que celui-ci en vienne à signifier à la fois le réel, lorsqu'il est employé en géographie, et le virtuel, lorsqu'il est employé en téléinformatique ? L'hypothèse de l'auteur est qu'il y a là naturalisation de la technique et que cette opération a pour but de rendre plus facile le passage d'un espace à l'autre. L'espace est ainsi placé au coeur de la réflexion, avec l'aide de ces opérateurs qu'Anne Cauquelin affectionne et qui étaient déjà présents dans son essai sur l'invention du paysage : l'artificialité, le lien. Dans une première partie, Anne Cauquelin examine le vocabulaire et les notions en usage dans le monde d'Internet, et qui en constituent l'armature logique : réseau, virtuel, rhizome (comme métaphore des liaisons non hiérarchiques), déterritorialisation, interaction, navigation, immersion, etc. Dans la seconde, l'auteur propose une analogie avec l'espace : sur le web, comme dans l'espace « réel », l'interprétation suppose l'existence de deux types d'espace, un espace géométrique et

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un lieu-enveloppe ou lieu propre. Le web ne fait que réinventer l'espace selon des processus qui trouvent des parallèles dans l'histoire des idées, et qui tournent toujours autour des espaces du réel, du possible et du virtuel. Anne Cauquelin constate que ces deux types d'espace en produisent toujours un troisième, hybride, que l'on nomme « site ». Le site serait un espace du troisième type, un espace inventé, comme le paysage lui aussi l'avait été, un lien entre l'espace abstrait et le lieu propre. De ce fait il appartient à la fois au régime de la réalité et à celui de la virtualité. Partant de l'idée que le retour en force du paysage dans la conscience collective s'explique par le fait que le paysage virtuel est un danger de dématérialisation ou de « dé-corporéisation », Anne Cauquelin s'interroge sur les rapports existant entre les paysages réels et les cartes du territoire. Celles-ci comblent le hiatus entre le territoire traditionnel et l'espace des communications numériques. Et pour réaliser ce voeu, les deux modalités sont anciennes : voir et nommer. La carte n'est pas du domaine de la représentation d'un espace visible, mais bien de la cognition, c'est-à-dire de la figuration d'une aide à l'action, au projet stratégique (conquérir, se déplacer, fiscaliser, etc.). Il faut alors la naturaliser pour la rendre acceptable, la figurer ou la « paysager ». Il n'en va pas autrement des hypercartes actuelles qui doivent être naturalisées (le « site » web) pour acclimater un espace qui, autrement, serait irreprésentable. Cette demande de naturel cache une angoisse « qui touche aux fondements de la croyance à la réalité du monde. Ce qui est réclamé, en fait, c'est la fiabilité de ce monde, sa consistance, que l'existence de mondes virtuels vient ébranler » (p. 100). On rejoint là une des idées fortes de l'essai. L'espace du virtuel renvoie plus au tableau qu'à la géographie. Parce que l'un, le tableau, cartographie des territoires incertains, tandis que l'autre, la géographie, viserait toujours à figer et à fixer des situations, des états, de façon durable. Ce qui permet de revenir sur l'idée habituelle selon laquelle « la carte n'est pas le territoire ». Pour l'auteur, le territoire est autant un artefact que la carte. À la dualité entre topos (le lieu en lui-même) et chôra (l'espace ou le lieu qualifié, nommé, prédiqué) que propose Augustin Berque et à la logique de trajection que leur articulation suppose pour produire la réalité, Anne Cauquelin préfère donc considérer que l'espace géométrique et le lieu propre produisent un espace de troisième type, virtuel, qui a pris successivement pour nom paysage, carte, et aujourd'hui site web. * En reliant les deux beaux livres dont il vient d'être question, on peut exprimer une opposition qui installe un débat particulièrement intéressant. Anne Cauquelin réagit contre l'identification de l'environnement et du paysage, la réduction du paysage à un esthétisme inutile devant la pluralité des aménagements et autres politiques publiques. Pour elle, l'écologie ou l'assainissement ne sont possibles qu'à l'intérieur d'une certaine idée de paysage. Voilà pourquoi il lui paraît essentiel de préciser que le paysage est bien une « invention », et que cette invention est aujourd'hui requise avec force pour repenser la planète en tant qu'éco-socio-système. Pour Augustin Berque, en revanche, le maître mot est écoumène. En géographe qu'il est, il peut, tout à fait, « dénoncer l'erreur épaisse de la réduction naturalisante », tout en prenant ses distances avec « les circonvolutions de la parole sur elle-même »1. Il fait alors du paysage un motif écouménal, une des formes de la prédication du monde par les sociétés, un motif (au sens de Leibniz qui distinguait entre un motif intentionnel et une cause passive et mécanique). Mais pour que ce prédicat puisse être exprimé, il fallait bien que le monde fût là, dans sa topicité, quand des sociétés cultivées se mirent

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à le percevoir en tant que paysage. Le paysage est donc une « découverte » et non pas une « invention »2. L'intérêt de cette opposition est de rappeler un des enjeux actuels du débat autour de l'écoumène, de l'environnement, et du paysage. Anne Cauquelin a raison d'évoquer la tendance au fixisme de l'ancienne géographie. La carte fige. Mais plus globalement encore, c'est le défaut d'une articulation entre histoire et géographie qui pose le plus sérieux des problèmes. Comment dépasser la contradiction tant que le géographe n'a pas de dynamique, et tant que l'historien des sociétés n'a qu'un rapport consumériste avec l'environnement qu'il étudie (l'exploitation des ressources du milieu). C'est d'ailleurs ici que les possibilités de la cartographie interactive sont susceptibles de nous permettre de diversifier un peu des modalités habituelles du compte rendu -- récit issu du mythe, tableau ou modèle fixe -- en réintroduisant les formes dans toute leur dynamique. Mais, contre le propos d'Anne Cauquelin, le gonflement tout à fait artificiel de la notion de paysage, et des intentions qu'on met derrière ce mot, en regard de son assez modeste pouvoir d'amélioration du monde réel, ne pose pas moins de problèmes. Défendre une position uniquement constructiviste ouvre le risque d'une confiscation des intentions par ceux qui savent ou prétendent savoir, d'une fuite dans des élaborations de représentations qui évitent justement de soulever la question des liens, ou la posent sur un terrain où elle est inefficace concrètement. Or les logiques du sujet sont toujours bien là, même s'il faut aujourd'hui apprendre à les lire à travers les cosmogrammes ou imbroglios3 que la société du risque nous propose4. Puisque Anne Cauquelin parle elle-même d'assainissement, je peux me permettre cette image : certes on a raison, sur le terrain de la logique, de dire qu'une eau polluée peut néanmoins faire un beau paysage, mais la question est de savoir à quoi sert cette forme de déclaration et le risque de confusion qu'elle entraîne ? Et surtout, comment pourrions- nous installer l'assainissement et l'écologie à l'intérieur d'une idée de paysage (Invention, p. 4), si des paysagistes avaient ces idées-là ? La pensée d'Anne Cauquelin nous rend plus difficile, à sa façon, la réalisation d'une histoire de la relation à la nature et à l'environnement. Car, à la lire, nous ne pourrions guère, pour étudier les formes de l'écoumène passées ou présentes, qu'inventer un tableau par un transport rhétorique qui revient à essentialiser (« Cet arbre, c'est toute la forêt, mais aussi toute la Provence »), puis à lui donner un semblant de dynamique par le recours à un autre artifice, mythe, fable ou légende. Bref, coincés entre Modèle et Récit, nous n'aurions d'autre possibilité que de produire une représentation artificielle, de troisième type, des réalités de la nature. La thèse des représentations, autonomes ou de troisième type, est contredite à tout instant par les interactions incessantes qui s'opèrent entre questions ontologiques et questions épistémologiques. Lorsque nous observons des hybrides physico-sociaux, de plus en plus nombreux dans les paysages, coélaborés dans le temps et inscrits dans le sol, pouvons-nous encore nous satisfaire de représentations qui supposent, par le fait qu'elles dissocient, que la « nature » soit désespérément fixe tandis que les apparences seraient des élaborations sans cesse changeantes ? La redéfinition en cours du collectif « paysage », à l'aide des nouveaux objets créés par l'écologie du paysage, la biogéographie, la morphologie dynamique ou la géoarchéologie, pour prendre des exemples de disciplines actuellement productrices, suggère que cette organisation même soit réévaluée. La thèse n'est valable qu'avec une géographie déterministe et fixiste.

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NOTES

1.. A. Berque, Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains. Paris, Belin, 2000, p. 7. 2.. Ibid., p. 159. 3.. B. Latour, « Cosmopolitiques, quels chantiers ? », Cosmopolitiques. Cahiers théoriques pour l'écologie politique 1. Paris, Éd. de l'aube/Cosmopolitiques, 2002 : 15-26. 4.. U. Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité. Paris, Aubier, 2001 (« Alto »).

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Lucie Dupré, Du marron à la châtaigne. La relance d'un produit régional. Paris, CTHS, 2002, 334 p.

Philippe Pesteil

Contrairement à ce que le titre, un peu réducteur, pourrait laisser croire, le livre de Lucie Dupré ne se cantonne pas à étudier le fruit mais également l'arbre, le castanea sativa tout particulièrement. Le sous-titre, plus parlant, rend mieux compte de la problématique générale. Elle consiste, après une présentation historique des rapports entretenus entre une région et un arbre, à envisager le renouveau actuel d'une production, non limitée aux traces du passé mais tâchant de construire une filière viable pour une population d'agriculteurs en impliquant d'autres groupes sociaux. Des caractéristiques sociotechniques aux sentiments développés par les producteurs, c'est l'éventail complet des possibilités des sources et de l'analyse ethnologique que l'auteur déploie dans son travail. Plutôt que de suivre une stricte progression chronologique, Lucie Dupré utilise la perspective historique pour dégager les évolutions du verger castanéicole tant dans ses aspects économiques que dans ses aspects esthétiques. Les rapports entre l'homme et l'arbre se jouent sur le registre des valeurs. Les qualités reconnues et véhiculées dans les communautés rurales (longévité, résistance...) participent à une anthropomorphisation qui refait surface dans les discours contemporains. Dans une tonalité autre et d'origine savante, le châtaignier et les usages des populations ont fait aussi l'objet d'une perception plus négative. Un arbre dénoncé comme encourageant la paresse et des techniques d'exploitation jugées irrationnelles constitueront un argumentaire pour les voix prônant le progrès social et les avancées sociotechniques. L'abattage pour les besoins des usines d'extraction tannique ou pour enrayer la progression des maladies (le chancre et l'encre) va contribuer à réduire les domaines et les productions. Le rôle nourricier relativisé, l'arbre se fera plus esthétique, créateur de paysage, doté d'une fonction civique désormais assumée dans les discours officiels. Dans la construction d'un « âge d'or » des sociétés agricoles, on parlera de « civilisation du châtaignier ». Les épisodes concernant l'encre et le chancre, ainsi que les productions tanniques donnent lieu à des narrations

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particulières, mises en perspective avec l'évolution de l'économie agricole régionale et l'élaboration de stratégies de renouveau. Deux innovations viennent éclairer la transition de la subsistance à la nouvelle économie castanéicole : la distinction châtaigne/marron et l'introduction des qualités hybrides. L'absence de critères fixes d'attribution de l'appellation de marron, après examen du débat et du travail d'inventaire des érudits, pépiniéristes et botanistes, engage l'auteur dans une réflexion sur la classification et la dénomination. Les caractéristiques retenues (calibre, cloisonnement du fruit...) conduisent à reconnaître dans le marron un « fruit industriel » à insérer dans le pouvoir économique et politique des distributeurs et des nouveaux circuits de distribution. De même la création d'un hybride, plus résistant à la maladie, permet d'identifier un nouveau procès technique et non la simple introduction d'une variété. Le débat toujours en cours, où se mêlent résistances à la nouveauté et acceptation du changement, conduit Lucie Dupré à aborder les processus liés à l'innovation sous des angles complémentaires : de la création d'une espèce par les INRA aux commentaires et attitudes des professionnels en milieu rural. Les aspects plus précisément ethnographiques sont traités ensuite. L'exposé du procès de production met en exergue l'influence désormais inévitable des vicissitudes de la modernité. La reprise de la châtaigneraie, sa restauration, son entretien (élagage, greffage), la complémentarité avec l'élevage, la question du classement en agriculture biologique, sont autant d'étapes rendant obsolète le mode traditionnel d'exploitation. Il en est de même pour l'ensemble des opérations allant de la récolte à la vente. Le ramassage au filet et la mécanisation par ébogueuse constituent un gain de temps ; quant à la diversité de possibilités et de stratégies, elle offre à l'exploitant de nouveaux débouchés. La réalité qui se dégage autour d'un fruit et d'une production tient bien plus de la création que d'une véritable reproduction. La demande d'AOC (châtaigne d'Ardèche), en cours d'homologation, pose clairement, au travers des contraintes et de l'effort de rationalisation qu'elle exige, la question d'une tradition que l'on institue. L'idée de patrimonialisation arrive enfin en toute logique. L'entrée dans « l'agriculturel » du fruit et de l'arbre mobilise, dans une volonté de reconnaissance, tout un département, au-delà des professionnels. Les organisations festives, les musées, la tenue d'assises, la création d'une confrérie participent activement à bâtir un produit répondant à des objectifs localisés, après intégration des impératifs du global. La châtaigne devient l'objet de construction idéal permettant de greffer l'économie du tourisme sur une production rénovée et adaptée. L'exemplarité d'un « développement local durable », à partir d'un élément indiscutable de l'économie traditionnelle mais ayant su s'en démarquer pour s'adapter aux exigences de la modernité, est une dimension fortement soulignée par l'auteur qui reprend la notion « d'objet-frontière ». Tous les dispositifs mis récemment en place pour ériger la châtaigne en emblème ardéchois contribuent à forger un projet de territoire auquel adhèrent de nombreux acteurs sociaux. L'auteur y voit une possible troisième voie (entre le peasant et le farmer), où l'action d'un groupe actif et conscient des enjeux impulse un projet mobilisateur des énergies, au-delà de son appartenance. Le souci d'exhaustivité et l'érudition de l'ensemble sont au détriment d'une approche plus comparatiste. Les quelques allusions aux départements limitrophes et plus encore aux zones de production plus lointaines (Sud-Ouest, Corse) sont succinctes. On regrettera que les sources extérieures à l'aire géographique choisie soient parfois trop indirectes. De même, l'absence totale de cartographie handicape le lecteur ne

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possédant pas une parfaite connaissance de l'Ardèche. Comme il est classique dans les ouvrages reposant sur une enquête de terrain et où les propos des informateurs sont retranscrits, il se dégage toutefois une proximité et une empathie dont l'auteur sait tirer parti sans pour autant en abuser. On l'aura compris, le propos n'est pas purement ethnographique et se veut une contribution aux réflexions antérieures portant essentiellement sur les systèmes sociotechniques, l'anthropologie de l'alimentaire et, de façon plus générale, sur la question des mutations. Les propositions structurales de Lévi-Strauss avec le triangle culinaire et les appréciations de Goody, le modèle de Haudricourt opposant les productions à partir du mode d'intervention qu'elles requièrent, sont reprises et soumises à l'épreuve des faits. L'analyse est délibérément orientée vers le questionnement des modèles et n'hésite pas à suggérer des remaniements. Cette anthropologie du proche se positionne donc sans complexe dans le débat contemporain concernant le phénomène patrimonial et le développement local, tout en évoquant les classiques : tradition/modernité, local/global, sauvage/domestique... L'intérêt se porte ainsi bien au-delà de la stricte interrogation sur l'avenir de la production castanéicole : il s'agit d'un travail utilisant avec bonheur les outils anthropologiques pour exposer la complexité des réalités d'un rural en refondation. Des accents optimistes permettent de reconnaître des objectifs touchant à la proposition dans le cadre d'un aménagement du territoire et d'une gestion des espaces naturels, voire d'un projet d'action sociale. Une étude réussie attestant de l'essor et du renouvellement des problématiques ruralistes.

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Sophie Bobbé, L'ours et le loup. Essai d'anthropologie symbolique. Paris, Éd. de la MSH/INRA, 2002, X-258 p., bibl., ill.

Jean-Pierre Digard

Disons-le d'emblée : voilà un ouvrage décevant, pas à la hauteur, en tout cas, du renouveau de curiosité que suscite son sujet. Le fait qu'il soit tiré d'une thèse suffit-il à en expliquer les défauts ? C'est ce que l'on commence par penser à la lecture de l'« introduction méthodologique », un tantinet pesante et alambiquée. On s'arme donc de patience, le temps de laisser passer les déclarations d'allégeance au structuralisme (réduit à une « posture systémique ») et à la psychanalyse, et d'en arriver aux faits. Des sources littéraires, qu'elle sollicite en premier, l'auteur tire ce qu'elle appelle une « phénoménologie » de l'ours et du loup (il s'agit en réalité de l'« ensemble des manifestations symboliques propres à chacun de ces deux animaux telles qu'elles apparaissent dans le discours des acteurs », p. 2, note 2). Là, l'ours est présenté tout à la fois comme misanthrope et gynophile, comme voleur de femmes auxquelles il s'accouple, donnant des hybrides monstrueux, comme un « homme déchu » (ce que semblent accréditer ses nombreux traits anthropomorphes : plantigrade capable de se dresser sur ses membres postérieurs, régime omnivore, etc.) ; c'est encore un animal qui se nourrit de manière autarcique, en se léchant les pattes de devant, ainsi qu'un animal péteur, expulsant ainsi les âmes des morts qui se trouvent dans son ventre. Quant à l'ourse, elle est réputée façonner son ourson en le léchant. Le loup, lui, passe pour un carnassier boulimique, qui « mange le monde », pratiquant aussi bien l'endocannibalisme que l'anthropophagie (l'un et l'autre en même temps pour les loups-garous). C'est aussi un incorrigible incontinent, incapable de contrôler ses sphincters, animé en outre d'une « sexualité dévorante ». La louve, en revanche, est vue comme une « mère de lait », y compris pour d'autres petits que les siens. Ce dernier élément n'est pas la moindre illustration de la façon contrastée de percevoir le loup, tantôt prédateur puissant et détestable, tantôt « le plus fin des animaux ». Se disant

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consciente des limites d'une approche « atomiste », l'auteur compare les « patterns » de l'ours et du loup : opposés sur bien des points, ils se ressemblent sur d'autres, notamment sur leur tendance à la métamorphose ; ils forment donc, conclut Sophie Bobbé, un couple uni dans un rapport d'homologie (pour le danger et les dégâts qu'ils causent), dans un rapport d'opposition et de rivalité (« Là où est l'ours, le loup n'y est pas », constate un dicton d'origine inconnue), enfin dans un rapport de substitution. Dans une deuxième partie (curieusement composée d'un seul et unique chapitre), l'auteur expose les matériaux qu'elle a recueillis sur le terrain, principalement dans la chaîne cantabrique espagnole, l'un des rares endroits d'Europe occidentale où ours, loups, bergers et troupeaux ont coexisté jusqu'à nos jours en dehors de tout projet protectionniste. Ayant formulé « l'hypothèse que la cause historique, le "moteur" de cet appariement [de l'ours et du loup] est à rechercher dans la mémoire, dans l'expérience des paysans avec nos deux grands prédateurs » (p. 85), Sophie Bobbé s'étonne et se plaint du mutisme affiché sur le sujet par ses informateurs (on pense ici à Marcel Appenzzell, l'ethnologue de Perec, dans La vie, mode d'emploi !) ; elle voit dans cette attitude une « confrontation avec l'indicible » qui impose d'« évoquer sans nommer » (p. 87). On apprend néanmoins que les dégâts sur le bétail -- cause d'abandon de l'élevage ovin au profit de l'élevage bovin -- et sur les ruches, pour les ours, ont surtout lieu dans l'« entre-deux », entre l'étage sauvage et l'espace domestique. Alors qu'avant les dates charnières de 1973 (pour la protection de l'ours) et de 1979 (pour celle du loup), piégeage, battue et même combat au corps à corps étaient couramment pratiqués, le seul moyen de défense légal est aujourd'hui le mastin, chien de type molossoïde proche du « montagne des Pyrénées ». Le discours des populations locales prête à l'ours et au loup des comportements offensifs différents : tandis que le premier tue net et dépèce presque chirurgicalement ses victimes, le second attaque en meute et fait un carnage... Ces « représentations » ne sont évidemment pas partagées par les « naturalistes » -- peut-on sérieusement considérer comme tel Gérard Ménatory, « l'homme aux loups » de la presse (p. 118) -- et par les écologistes, pour qui les méfaits attribués au loup seraient dus en fait au chien errant. Ce troisième larron, au statut ambivalent, ici utilisé comme faire-valoir du loup pour obtenir sa réhabilitation, vient perturber la logique du couple formé par les deux prédateurs sauvages. Sophie Bobbé reprend et étend ses interprétations dans la troisième et dernière partie. Elle relève notamment la persistance d'« éléments mythiques » dans le discours d'éthologues et de biologistes : tandis que les ursophiles mettent en avant la part végétarienne et insectivore du régime alimentaire de l'ours, les lupophiles minimisent de leur côté le caractère de grand prédateur carnivore du loup, allant même jusqu'à présenter les fauteurs d'attaque de bétail comme des animaux déviants abusant de proies domestiques trop faciles ! Elle fait justement remarquer que le discours écologiste ne peut fonctionner comme explication du monde que dans la mesure où il admet la coexistence du cru et du su. Voilà pour le structuralisme ! Assimilée à la recherche du pourquoi -- « pourquoi précisément ces signifiants plutôt que d'autres » -- et du comment -- « comment fonctionne cette "grammaire animalière" des pulsions ? » --, l'« approche anthropo-psychanalytique » cherche, quant à elle, ses réponses dans deux destinées de passeur, qui s'opposent -- l'ours, créateur de filiation, le loup, initiateur sexuel --, dans deux figures projectives pulsionnelles -- l'ours, objet de peur et d'envie, le loup, « dévorateur » castrateur.

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Le mérite de Sophie Bobbé est d'avoir su déceler, derrière l'ours, fortement singularisé et anthropomorphisé, et le loup, dérive zoomorphe de l'homme et évoqué en termes de clan ou de meute, un binôme animalier doué, selon elle, d'une capacité particulière à symboliser deux types de rapport au monde, eux-mêmes métaphorisés par deux modes de consommation, qu'elle qualifie respectivement de « cannibalique » et de sexuelle. On peut cependant se demander si, à chercher des interprétations exclusivement symboliques, Sophie Bobbé n'est pas passée sans s'en apercevoir à côté de constats plus prosaïques mais ô combien plus essentiels, à savoir que l'association de l'ours et du loup est d'abord une donnée naturelle -- ce sont les deux plus grands mammifères carnivores d'Europe -- et que cette association de fait dans la nature suffisait à assurer la présence de leur couple dans l'imaginaire et les traditions locales. Sans doute aussi Sophie Bobbé a-t-elle prêté plus d'attention aux sources littéraires qu'aux matériaux de terrain, qui plus est, en mêlant, dans un même corpus chronologiquement indifférencié, malgré le demi-millénaire qui les sépare, croyances puisées dans les bestiaires médiévaux et représentations contemporaines. Le tout, enfin, est rédigé dans une langue lourde, imprécise et fade, qui n'aide pas -- c'est le moins que l'on puisse dire -- à la compréhension d'une pensée elle-même laborieuse, (mal) nourrie de références théoriques insuffisamment assimilées. Cet « essai d'anthropologie symbolique » -- amphigourique, serait-on plutôt tenté d'écrire -- apparaît fort éloigné du projet d'étude globale de l'homme qui devrait fonder toute démarche anthropologique. Quoi qu'il en soit, il ne contribuera guère à éclairer ses lecteurs, ni sur les deux espèces en question, ni sur les enjeux des conflits auxquels leur protection donne lieu aujourd'hui en Europe.

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Pierre Jeannin, Change, crédit et circulation monétaire à Augsbourg au milieu du XVIe siècle. Paris, EHESS, 2001, 164 p. (« Cahiers des Annales 47 »).

Jean-Michel Sallmann

L'histoire financière reste un domaine technique et austère, réservé à quelques spécialistes et largement inaccessible au plus grand nombre, surtout l'histoire financière du XVIe siècle. Pierre Jeannin fait partie de ces quelques spécialistes patentés. Le livre qu'il nous propose, même s'il exige une lecture très attentive, nous ouvre des perspectives nouvelles sur la pratique du change au milieu du XVIe siècle en Allemagne du Sud et sur le terrain d'élection des grandes firmes allemandes comme les Fugger ou les Welser. L'auteur s'appuie sur un document publié récemment par Friedrich Blendinger (Zwei Augsburger Unterkaufbücher aus den Jahren 1551 bis 1558, Stuttgart, 1994), soit un bon millier d'opérations de change enregistrées par le courtier Jakob Schock, présentées sous la double forme d'un journal où sont portées les opérations déclarées dans l'ordre chronologique et d'une liste de comptes nominatifs. Le caractère exceptionnel de ce document provient de son exhaustivité que les archives des grandes maisons de commerce aujourd'hui conservées sont incapables de garantir. Sur cette base documentaire, Pierre Jeannin remet en question certaines idées reçues à propos de l'histoire financière du XVIe siècle. Il en va par exemple de l'idée, émise en 1922 par le grand historien allemand des Fugger, Richard Ehrenberg, selon laquelle les financiers d'Allemagne du Sud, qui avaient assimilé les techniques financières très élaborées des marchands italiens, dominaient la scène européenne au temps de Charles Quint. Des études récentes ont montré que la plupart des grands marchands européens, et pas seulement les allemands, étaient tout à fait capables de manier les techniques financières italiennes.

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Le rôle d'Augsbourg dans le concert financier de l'Europe est encore mystérieux, tandis que le terme de « change » (Wechsel en allemand) recouvre des réalités bien différentes. Il est vrai que les firmes d'Augsbourg opéraient dans un espace géographique immense, couvrant l'Europe mais aussi l'Amérique et les Indes orientales, et qu'elles avaient largement recours à la lettre de change, le moyen de paiement le plus commode pour faire circuler l'argent sur d'aussi longues distances, mais qu'elles ne négligeaient pas pour autant des formes plus traditionnelles de change, le change manuel des monnaies ou les formes de prêt à intérêt. Dans un premier temps, Pierre Jeannin s'attaque au problème du change par lettre, souvent considéré par les historiens comme un moyen subreptice de tourner l'interdiction chrétienne du prêt à intérêt et comme une façon de spéculer sur le cours des monnaies. Une évidence s'impose : au milieu du XVIe siècle, Augsbourg n'entretenait des relations de change continues qu'avec Anvers, Lyon et Venise, qui représentent 91,5 % des opérations enregistrées par notre courtier. Ces trois villes étaient les trois grandes places de la finance européenne de l'époque. Lyon gardait encore une certaine prééminence mais les lettres de change ne pouvaient y être négociées que durant les quatre foires (aux Rois, à Pâques, à l'Assomption et à la Toussaint). Cet archaïsme fut par la suite préjudiciable à la place car il introduisait une discontinuité défavorable au rythme des affaires. C'est pourquoi Anvers, la porte du commerce atlantique, et Venise, la porte du commerce méditerranéen, jouèrent un si grand rôle pour le milieu d'affaires allemand. Cela dit, le problème de la fonction de la lettre de change reste entier. Pourtant, une analyse approfondie montre que les firmes d'Allemagne du Sud utilisaient la lettre de change dans le cadre du « change forcé », c'est-à-dire pour régler des transactions commerciales entre marchands allemands ou pour transférer des fonds du siège central de la firme vers les filiales étrangères et réciproquement, et non pas dans un but spéculatif -- le « change par art » --, à la manière des Italiens. Les maisons de commerce allemandes ne possédaient donc pas la dextérité de ces derniers pour jouer sur le cours des devises. En revanche, les archives de Jakob Schock révèlent l'importance que revêtaient à Augsbourg le crédit et donc le prêt à intérêt. On connaît l'interdiction portée sur cette activité financière par la théologie chrétienne. En 1571 d'ailleurs, le pape Pie V condamnait encore le deposito, le prêt à long terme. C'est cette interdiction officielle qui a fait croire aux historiens que les opérations financières servaient à masquer des formes de prêt. Ce serait méconnaître le fait qu'au XVIe siècle, dans la pratique courante des affaires, l'interdiction du prêt tomba en désuétude. En 1540 aux Pays-Bas, une ordonnance l'autorisa tout en fixant un certain nombre de restrictions : il était réservé aux seuls marchands et ne pouvait excéder le taux maximum de 12 %. Mais à Augsbourg le prêt à intérêt était entièrement libre. Les grandes firmes avaient besoin de l'argent des particuliers pour réaliser leurs affaires, les particuliers aisés recherchaient des placements stables et sûrs pour leurs économies. C'est ainsi que les bourgeois, comme l'orfèvre Marx Schwab ou le financier Neidhart, placèrent leur argent à long terme -- les contrats étaient de un an, mais renouvelables tant que le prêteur n'exigeait pas d'être remboursé -- pour un intérêt compris entre 8 et 10 % mais le plus souvent plus près de 8 % que de 10 %. Cette capacité qu'avaient les grandes firmes augsbourgeoises à drainer le crédit des particuliers était un atout considérable pour elles. Elles plaçaient l'argent à Anvers ou à Lyon à un taux voisin de 12 % et empochaient la différence. Le profit n'était pas très élevé, mais l'opération était très rémunératrice compte tenu des sommes en jeu. Ce qu'il convient de souligner, c'est le

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caractère banal de ce type d'opération sur une place où le crédit sans change était, pourrait-on dire, monnaie courante. Le change manuel des monnaies métalliques représente aussi une activité très largement répandue à Augsbourg. Rappelons que le cours officiel des monnaies était fixé par ordonnance du roi, en France par exemple, ou du Conseil municipal à Augsbourg, mais la valeur des pièces dépendait également de leur état matériel. Les monnaies les plus prisées étaient les monnaies d'or, dont le florin d'or, véritable espèce nationale en Haute-Allemagne et même dans tout l'Empire, l'écu italien, l'écu d'or soleil français, le ducat de Venise, d'Espagne ou du Portugal (le cruzado). Une fois encore, on pourrait croire que ce change manuel masquait des opérations spéculatives sur les variations de cours entre les devises, mais ce n'était pas le cas. En fait, le cours des monnaies varia très faiblement au milieu du XVIe siècle, en tout cas insuffisamment pour espérer faire des profits importants et faciles. Les marchands d'Augsbourg recouraient au change manuel pour deux raisons. D'abord dans le cadre de transactions commerciales réalisées le plus souvent en monnaies d'or ; il s'agissait alors de réunir des grosses sommes pour le grand commerce international. Ou bien changer des pièces d'or en plus petite monnaie pour des opérations commerciales plus courantes. C'est d'ailleurs l'une des grandes surprises des archives de Jakob Schock, la présence écrasante de l'or dans les transactions à Augsbourg, qui fait penser à l'existence d'un stock relativement stable de monnaies d'or, qui serait passé ainsi de main en main. Rien de spéculatif donc, du moins dans les années 1550, car l'arrivée massive de l'argent américain dans les années 1580 bouleversera le rapport or/argent et suscitera des manipulations spéculatives sur les monnaies. Au bout du compte, l'enquête de Pierre Jeannin aboutit à relativiser certaines affirmations passées dans le domaine de la doxa. Si Augsbourg apparaît bien comme la principale place de change en Allemagne du Sud, elle reste une place mineure en Europe. Les produits financiers que proposent les firmes augsbourgeoises ne supportent pas la comparaison avec ceux des banques italiennes. De ce point de vue, Augsbourg baigne dans un provincialisme un peu étriqué. Elle se distingue cependant par la place qu'y tient le crédit, signe d'une relative modernité. Ce qui fait la force de la ville ce n'est pas la finance mais l'industrie, dans deux domaines : la production textile et l'exploitation minière. La puissance financière des Fugger s'est établie à la fin du XVe siècle grâce à l'affermage des mines du Tyrol. Depuis cette époque s'est nouée une relation d'intérêt entre la maison des Habsbourg et les grands noms de la finance d'Augsbourg. Cette alliance atteignit son apogée avec Charles Quint au point que la ville faillit se perdre dans les placements spéculatifs et hasardeux auprès de la couronne. La purge de 1558, qui suivit la mort de l'empereur et la victoire de Saint-Quentin, ramena les grandes firmes d'Augsbourg à la réalité et les incita à abandonner les placements spéculatifs, quitte à laisser le terrain aux Génois plus expérimentés, et à se recentrer sur leurs activités de base : le textile et le commerce. Voilà donc un livre court mais dense, et qui remet bien les idées en place.

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Hervé Brédif et Pierre Boudinot, Quelles forêts pour demain ? Éléments de stratégie pour une approche rénovée du développement durable. Paris, L'Harmattan, 2002, 249 p.

Andrée Corvol

Cet ouvrage comporte trois grandes parties : les significations attribuées à la gestion durable, les changements dans la relation entre hommes et forêts, qui ont amené cette notion, la manière de faire évoluer l'appréhension des questions forestières. Il n'est que de lire les propositions du chapitre VII pour comprendre que les auteurs, tous deux ingénieurs agronomes et engagés dans la préservation et la restauration de la nature, estiment que l'approche actuelle doit être modifiée afin de privilégier l'accueil du public et la mise en réserve, et non la production ligneuse et le rendement à l'hectare. Ils se situent au niveau mondial, ce qui est fort bien mais finit par troubler car quelles forêts sont au juste visées ? Toutes ? Certaines ? Et parmi elles, est-ce les forêts tropicales qui subissent d'énormes prélèvements en combustible et doivent supporter la pression des défricheurs ? Ou également les forêts tempérées qui ont connu des situations analogues voilà des siècles mais qui, aujourd'hui, loin de fondre comme neige au soleil, sont affectées d'un dynamisme qui menace les autres formes paysagères, dont les landes, les marais et les pâturages d'altitude ? Autre réticence : comme il serait facile d'oeuvrer pour la bonne cause, à condition de s'entendre sur sa définition, ce qui n'est pas très simple en soi, si toutes les forêts du monde ne relevaient que d'une autorité planétaire ou, à défaut, des pouvoirs publics ! Le hic, c'est que ces beaux raisonnements se heurtent à la propriété privée, très répandue, même en zone intertropicale. Or, dans la plupart des cas, c'est la vente des arbres qui apporte des rentrées monétaires aux détenteurs du fonds, ce revenu assurant non seulement un complément financier mais aussi l'entretien sylvicole. Que le matériau ligneux ne soit plus prisé (on l'a vu lorsque les ménages sont passés de la

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cheminée à bûches au poêle à charbons), et les surfaces forestières sombrent dans l'abandon, ce qui signifie broussailles et incendies à répétition. Pas sûr que la biodiversité recherchée en sorte gagnante ! Pas sûr non plus que les promeneurs se déclarent satisfaits devant le spectacle : des étendues difficiles à parcourir et plus ou moins convenablement sécurisées. Évidemment, on peut envisager, à l'instar des deux auteurs, que la forêt, remplissant des fonctions dont toute la société tire profit, doit rapporter à son propriétaire davantage que ne lui donne la cession de la récolte ligneuse. D'autant que le marché est mondial, donc non protégé par le traité de Rome. Certes. Mais, concrètement, comment évaluer ces biens immatériels et inestimables que constituent les nouveaux usages, à savoir la jouissance de loisirs verts et le maintien de la biodiversité ? Hervé Brédif et Pierre Boudinot ont le mérite de débusquer tous les problèmes surgis depuis que la gestion du propriétaire n'est plus jugée seule légitime et d'expliquer pourquoi celle-ci a peu à peu cessé de l'être, alors que le XIXe siècle, libéral à tout va, la préférait à celle d'une administration spécialisée, supposée incarner le bien public. Ils sont sans doute moins convaincants quand ils entendent promouvoir des solutions via les contrats négociés pour concilier des positions éloignées, pour l'heure passablement divergentes même, comme en témoignent les réactions négatives que Natura 2000 a suscitées chez les propriétaires particuliers. Il est vrai que l'information sur ce point a beaucoup tardé et est arrivée très tronquée : toutes les conditions étaient réunies pour fantasmer, donc déformer les objectifs fixés.

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Patrimoine et paysages culturels. Actes du colloque international de Saint- Émilion (30 mai-1er juin 2001). Éditions Confluences, Renaissance des cités d'Europe, octobre 2001, 354 p. (« Des lieux et des liens »).

Gérard Chouquer

L'idée à l'origine de ce colloque est de profiter de l'opportunité du classement de l'ancienne juridiction de Saint-Émilion sur la liste du patrimoine mondial au titre des « paysages culturels » en décembre 1999 pour réfléchir à ce concept qui est inscrit dans le droit. La publication des actes, environ six mois après la tenue du colloque, est à souligner. La variété et le nombre des contributions permet un assez bon tour d'horizon des thèses en présence. Un paysage culturel, rappelle Mechtild Rössler, est défini à l'article 1 de la Convention du patrimoine mondial comme étant une oeuvre conjuguée de l'homme et de la nature. Il peut s'agir soit d'un jardin ou d'un parc, soit d'un paysage relique, soit d'un paysage vivant mais marqué par son histoire, soit enfin d'un « paysage culturel associatif », c'est-à-dire un paysage associant un élément naturel à un fait religieux, artistique ou culturel. Entre 1993 et 2001, vingt-trois paysages culturels ont été inscrits sur la liste du Patrimoine mondial. Parmi les avancées que revendiquent les responsables de ces choix, il faut noter l'évolution sensible du patrimoine vers le site et non plus le seul monument, le rejet d'une séparation nette entre nature et culture, et la participation des populations au processus d'inscription. Nous voici donc, d'emblée, situés dans les paysages remarquables, et nous comprenons mieux l'intitulé du colloque avec la référence au concept de patrimoine. La Convention européenne du paysage, dont le programme est rappelé aux pages 25-30 du livre (Maguelonne Dejeant-Pons), donne les définitions suivantes : le paysage est « une

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partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » ; la politique du paysage est « la formulation par les autorités publiques compétentes des principes généraux, des stratégies et des orientations permettant l'adoption de mesures particulières en vue de la protection, la gestion et l'aménagement du paysage ». Toutefois, dans un des premiers exposés, Serge Briffaud déplace la définition en disant que les politiques publiques du paysage servent à modeler les apparences du paysage. Pourquoi retenir un mot aussi ambigu, puisque apparence désigne à la fois l'aspect (la forme) mais aussi la superficie opposée à la réalité de la chose ? Serge Briffaud, qui joue sur cette gamme de sens, propose l'interprétation historique suivante : le paysage a fait l'objet d'une suspicion, il est depuis longtemps moralement condamnable parce qu'il a été estimé porteur de tromperie et de danger moral. Or cette posture ambiguë, qui conduit à une attitude de contournement, a été transférée à l'approche scientifique du paysage. Pour les scientifiques, le paysage est une surface chargée d'indices, un système de formes qu'il faudrait dépasser pour atteindre les processus naturels et sociaux qui les produisent. Cette lecture classique du paysage est aujourd'hui en crise. Et c'est parce que les apparences du paysage ont acquis une valeur intrinsèque -- car nous oserions dépasser le tabou moral et culturel -- que des politiques paysagères sont désormais possibles, qui portent sur le « souci de paysage » et non pas sur le paysage lui-même. Il faut, pour cela, que l'indépendance des lectures soit préservée, que les apparences puissent parler d'elles-mêmes et s'imposer à tous. Cependant, Serge Briffaud reconnaît qu'on ne se passe pas d'un observateur ou médiateur, mais il faut que le paysagiste soit « un simple récepteur passif, et non productif, du discours des apparences », qu'il refoule son propre rapport interprétatif au paysage. Car cette « autonomisation des apparences » porte en elle le pire et le meilleur. Le pire serait l'indépendance des apparences vis-à-vis des « réalités physiques et sociales », et le risque d'une marchandisation du territoire fondée sur des manipulations des apparences. Le meilleur serait la capacité du paysage à refléter une réalité locale, sans confiscation par des intérêts privés, comme espace de débat, favorisant la construction des représentations collectives. Le point de vue est intéressant mais théoriquement délicat, car il revient à proposer une herméneutique du paysage, une pure lecture. Il repose sur des effets rhétoriques qui le fragilisent : pourquoi dire que les apparences parlent d'elles-mêmes puisque ce n'est pas vrai et qu'il faut que quelqu'un parle en leur nom ? Pourquoi employer la métaphore du reflet de la réalité locale (l'idée est page 41), ce qui revient à la notion de lien qui est le contraire de l'idée d'autonomie des apparences ? D'un côté nous devrions dépasser le tabou moral et oser lire les formes sans chercher à aller au-delà pour atteindre une vérité. Mais, d'un autre côté, lire des formes, ce serait interpréter et donc, quand on est géographe, écologue ou agronome, on ne ferait que proposer des lectures variées, intéressantes mais non objectives. Toutes seraient en crise et elles ne pourraient, au mieux, que fonder des politiques publiques sectorielles du paysage. Néanmoins, grâce à la prise de conscience de cette crise, on aurait désormais le moyen de retrouver l'objectivité : arracher la représentation de tout ce qui la lie aux figures du réel, et ne travailler que sur ce segment délié. Dans quel but ? Parce que si on restait dans la position géographique classique, celle qui établit un lien entre les déterminismes divers (histoire, géographique, économie, etc.) et les apparences (ou formes), on ne pourrait concevoir une politique du paysage (des apparences), car on serait à chaque fois ramené aux politiques publiques déterminant

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le paysage (agriculture, transport, aménagement du territoire, urbanisation, etc.). Si on veut qu'existe une politique publique autonome du paysage il faut donc individualiser ce qui peut lui servir d'objet. Mais alors, pourquoi se donner l'objectif d'un débat avec la société à travers le paysage ? Et que répondrait-on à un habitant qui souhaiterait avoir une lecture liée du paysage ? Comment le paysagiste interviendrait-il pour faire en sorte que le débat reste cantonné aux apparences ? Parmi les intérêts dont ce colloque s'est fait l'écho, le débat sur le niveau auquel il convient de situer le paysage est, par conséquent, apparu à plusieurs reprises. Proche de la position de Serge Briffaud, Yves Luginbühl a analysé les conflits qui se déroulent autour du vignoble de Tokaj en Hongrie et comment les sociétés viticoles les plus puissantes jouent sur les représentations, notamment le paysage, pour appuyer une politique commerciale nouvelle. À l'opposé, Jean-Louis Martres et Christian Pinaudeau développent, dans un article sur la forêt, une véritable philippique contre la rhétorique actuelle sur le paysage, contre les représentations abusives des citadins du paysage rural et forestier, contre la patrimonialisation qui est fixité, contre l'oubli d'un niveau de réalité qui autorise tous les paradoxes. La contribution de Georges Bertrand semble donner du corps à cette position, en ce qu'il envisage que le paysage soit une fenêtre ouverte sur l'environnement. Reprenant l'image de la veduta des tableaux de paysages chère aux artistes de la Renaissance, il définit le paysage comme la forme artialisée de l'environnement. L'expression « paysage culturel » lui apparaît comme tautologique, ambiguë et même dangereuse, et il propose qu'on ne l'emploie pas dans les travaux scientifiques. Où trouverait-on, en effet et par antithèse, des paysages naturels ? En tant que « dimension visible d'une totalité hybridée, à la fois sociale et biophysique » (p. 77), le paysage requiert des critères explicites sans lesquels il ne pourrait y avoir de politique paysagère. Le paysage, dit-il cependant, « est le domaine reconnu du sensible, du regard, des valeurs ». Georges Bertrand exprime ainsi la difficulté dont chacun tente de se sortir : si le paysage est lien, et même hybride, où situer des politiques publiques ? Relevons, à travers cette série d'articles, deux difficultés qui bouchent toujours l'horizon de la réflexion. On ne pose la question de la relation à l'environnement que sous la forme du fixisme. Un peu comme si parler d'environnement était revenir à des déterminismes naturels incontournables, et que, face à ces prétendus « invariants », il n'y avait d'autre solution que de situer le paysage dans un « entre-deux » ou un « troisième type ». C'est ignorer la transmission dynamique et la résilience des formes, c'est-à-dire la façon dont les stabilités se créent à partir des multiples transformations, ce qui change les perspectives. C'est ignorer que la métaphore du palimpseste (reprise par Serge Briffaud, en conclusion, page 336) est assez souvent erronée pour parler de la dynamique des paysages, notamment en raison des modes plurimillénaires de transmission interactive. Bref, le jugement des spécialistes est encore marqué par une doxa qu'ils ont acquise auprès de l'ancienne géographie historique et de la géographie formaliste des années 1960-1980. La forme subit le même effet de filtre : l'étudier serait faire preuve de lecture classique. Pense-t-on que l'analyse des formes en serait toujours restée à une adaptation sommaire de la Gestalttheorie et de ses énigmatiques planches de leurres de la perception ? La seconde contradiction, liée à la première, porte, chez certains auteurs, sur l'opposition entre nature et culture, qui fait toujours le fond de commerce du débat. On ne réfléchirait pas au niveau auquel il faut situer le paysage, en des débats circulaires, si on était persuadé que celui-ci est d'abord dans le lien qui s'instaure entre des

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pratiques professionnelles (agricoles, sylvicoles, par exemple), des réalités matérielles historiques (les formes transmises du paysage), et le système de représentations culturel que la société se donne à tel ou tel moment. Augustin Berque parle de la double logique de liaison qui unit une logique du sujet et une logique du prédicat et qui est fondatrice de la médiance. En ne dépassant pas la distinction moderne entre nature et culture, mieux même en la réaffirmant (contribution d'Alain Roger, pp. 55-63), on se prive de la possibilité d'avancer. Plusieurs articles ont, toutefois, témoigné de la mise en oeuvre d'expériences très intéressantes pour la production de nouveaux paysages. Avec Régis Ambroise, c'est la relation entre paysage et projets agricoles qui est examinée à travers son histoire. En écho, Claude Milhaud évoque une expérience remarquable de (re)création d'un vignoble de terrasses, dans laquelle l'économie, la lutte contre l'érosion et le souci esthétique ont été conduits de façon conjointe. Bien entendu, Saint-Émilion est représenté, avec les textes de Jacques Bertrand et de Michel Borjon. Il suscite d'autres candidatures au titre de vignobles méritant d'être classés dans la liste du patrimoine mondial : c'est le cas du paysage culturel de l'Alto Douro au Portugal (Teresa Andresen). Le paysage industriel est évoqué par Iñaki Uriarte, avec l'exemple du patrimoine culturel de la ria de Bilbao, ou par Armand Frémont, avec le paysage industriel et urbain de Billancourt. Le lien entre les infrastructures et le paysage est traité par Bernard Lassus qui s'intéresse aux autoroutes et à la politique du 1 % paysage et développement. La question de l'élargissement du concept de paysage est abordée par plusieurs auteurs. Isabelle Auricoste montre que le paysage est le moyen de poser la question du « comment vivre ensemble ». Pour elle, le paysage est « une image mentale qui confère son sens à une unité territoriale », selon une conception qui commence à être partagée et diffusée. Elle met en évidence le fait qu'un pays a toujours un paysage, refusant ainsi de se situer dans une opposition entre « pays » et « paysage », qui est fréquente chez les spécialistes. Comme Georges Bertrand, mais par d'autres voies, elle appelle à une refondation théorique de la notion de paysage. En effet, face à un tel développement du sens, le paysage deviendrait-il le moyen de poser la question de la complexité du monde, un « sésame magique et qualitatif » ? On retrouve les mêmes préoccupations dans le texte de Vincent Auzanneau. Ce dernier défend l'idée d'un paysage, objet de lectures plurielles, toujours en mouvement, et d'un paysagiste qui aurait pour mission première de rappeler les enjeux et les dynamiques des systèmes paysagers, afin d'en donner les clefs, lesquelles se situent « à la croisée des phénomènes sociaux et culturels et des phénomènes biologiques et écologiques ». Il évoque la dimension démocratique du paysage, à travers la notion de débat public, et rappelle l'évolution du paysage, jadis résultante de l'aménagement, aujourd'hui construction consciente. Le détour par les questions de formation est tout à fait bien venu. Michel Corajoud fait du paysage le « centre moteur de l'éducation », tout en reconnaissant qu'« on a énormément de mal à imposer ce qui est le sens même de l'élargissement de la formation au paysage, à savoir la pensée transversale ». Le paysage, tout en « pactes » et en « solidarités », va à l'encontre d'une « pensée du chaos » qui semble être la pensée dominante en Europe, dans une « certaine délectation ». Autrement dit, Michel Corajoud souligne que la forme ne peut prendre le pas sur le sens. Il plaide pour que la question du paysage dépasse le seul monde de l'agriculture et devienne un devoir national, et pour que le paysagiste ne soit pas cantonné au jardin, mais puisse

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s'intéresser aux grands problèmes sociaux de notre époque. Cela, parce qu'il y a un décalage entre l'émerveillement que procure le jardin et le reste du monde, en train de se chaotiser. Il faut donc promouvoir une pensée de l'espace public. Et le paysagiste serait le mieux placé pour conserver l'espace ouvert. Il est dommage que Michel Corajoud, emporté par sa rhétorique, laisse passer dans son discours des facilités, comme prétendre que l'ensauvagement actuel du paysage est un retour à la forêt primitive (p. 246). Ce genre d'argument n'est pas nécessaire pour promouvoir l'idée d'un maintien de l'ouverture du paysage. Mais en spécifiant que la campagne doit redevenir l'horizon des gens qui habitent un lieu, il réemprunte les voies ouvertes par René-Louis de Girardin. Les spécialistes de l'enseignement agricole et agronomique proposent une explication des évolutions significatives qui se sont produites dans l'enseignement du thème du paysage (Alain Durnerin, Brigitte Laquièze, Marie-Hélène Bouillier-Oudot, Robert Mondy, Martine Hautbier). Jusqu'aux années quatre-vingt-dix, le paysage était une méthode d'approche du milieu ; ensuite, il est devenu objet en soi, parce qu'il s'agissait cette fois de répondre à la préoccupation de qualité environnementale. Ils constatent que le paysage est le cadre dans lequel s'organise la réflexion sur notre relation à la nature. C'est donc par le paysage, pensé comme lien, que peut se faire le changement des pratiques. Je terminerai ce survol d'un volume très riche, qui défie le compte rendu détaillé, par une observation sur laquelle il me paraîtrait intéressant de poursuivre la réflexion. À lire plusieurs des articles de cet ouvrage nous sommes invités à reconnaître dans le paysage une transversalité, et dans le paysagiste le meilleur des guides pour cette méthodologie. Le propos sera à l'avenir plus convaincant quand les auteurs aborderont les questions de sociologie des sciences, d'épistémologie et de théorie, qui manquent toujours pour donner corps à ces idées, et qu'ils nous diront aussi les bases de leur conception du rapport nature/culture. Rien n'est dit sur les modalités de l'interdisciplinarité, rien non plus sur la rénovation de l'approche spatio-temporelle, rien sur les protocoles du débat public. La diversité des options est aujourd'hui telle que le paysage est tiré dans tous les sens, tantôt milieu tantôt territoire, objet ou concept, matériel ou virtuel, agricole ou industriel, rural ou urbain, etc. Peut-on sérieusement croire que le paysagiste puisse orchestrer l'ensemble des politiques publiques ou privées qui se déroulent dans l'espace ? Si la réponse devait être négative, comme on peut s'y attendre, ne devrait-on pas se demander ce que recouvre cette fuite en avant vers une transversalité-totalité ? Ce volume est finalement assez à l'image du paysage lui-même : riche et foisonnant dans le détail des idées et des initiatives, il est faible en ce qui concerne les perspectives d'ensemble, hormis d'utiles voeux très généraux.

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Florence Burgat avec la collaboration de Robert Dantzer, eds., Les animaux d'élevage ont-ils droit au bien-être ? Paris, INRA Éditions, 2001, 191 p. (« Un point sur... »).

Jean-Pierre Digard

Ce livre est le troisième ouvrage consacré par les éditions de l'Institut national de la recherche agronomique, dans la même collection, au bien-être animal (BEA pour les initiés), en particulier celui des animaux d'élevage. Dans le premier (dirigé par M. Picard, R.H. Porter et J.-P. Signoret, Comportement et bien- être animal, 1994), des zootechniciens recherchaient les modifications à apporter, tant génétiques et comportementales, aux animaux eux-mêmes, que techniques, à leurs conditions d'élevage et de transport, pour améliorer leur bien-être. Aux approches des zootechniciens et des économistes ont été ajoutées, dans le deuxième volume (dirigé par A. Ouedraogo et P. Le Neindre, L'homme et l'animal : un débat de société, 1999 ; voir Études rurales n° 147-148, janv.-déc. 1998, pp. 153-155), les contributions de philosophes, de juristes, de sociologues et d'ethnologues, qui montrent que la façon de percevoir les problèmes et les solutions proposées varient considérablement en fonction des époques et des lieux, qu'elles sont donc principalement culturelles. Avec le troisième volume, une nouvelle étape est franchie, car c'est, cette fois, sur le terrain de l'injonction morale que se trouve entraîné le lecteur : « La manière dont les animaux sont élevés ne regarde plus seulement la santé du consommateur ou la gastronomie, mais aussi la conscience du citoyen », écrivent Florence Burgat et Robert Dantzer dans leur introduction (p. 1). L'ouvrage consiste en un recueil de huit contributions réparties entre trois parties. La première est intitulée « Le temps de l'élevage industriel ». Elle s'ouvre par une vive

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critique du système productiviste en élevage, qui réduit l'animal à l'état de machine à produire ; Catherine et Raphaël Larrère voient dans ce déclassement une « rupture du contrat domestique », rupture dont la récente crise de l'ESB aurait été l'un des révélateurs. Sur la base d'une étude très documentée, et de première main, sur l'évolution de la filière porcine en Bretagne, Jocelyne Porcher montre qu'en élevage industriel, les hommes aussi sont instrumentalisés ; leur souffrance (dont témoigne un turn-over très important) est liée à celle des porcs ; de ceux-ci à ceux-là il y a « contagion de la souffrance » (p. 46). Dans l'état actuel de l'élevage industriel, les injonctions de rentabilité et de BEA apparaissent contradictoires ; aussi sont-ce les termes de l'échange homme-animal que Jocelyne Porcher invite à ré-évaluer. « Le bien-être animal : une notion équivoque » : telle est la difficulté pointée, dès son titre, par la deuxième partie. Pour tenter de la cerner, Florence Burgat étudie les revendications des associations de protection des animaux d'élevage, en s'attachant plus particulièrement à la campagne menée en faveur des poules pondeuses par la PMAF (Protection mondiale des animaux de ferme), branche française de la CIWF (Compassion in World Farming), ainsi qu'au fonctionnement de l'Eurogroup for Animal Welfare, relais de l'ensemble de ces associations auprès de la Commission européenne de Bruxelles. La stratégie est toujours la même : il s'agit de faire pression sur les politiques et les décideurs en les convainquant que les revendications des protectionnistes sont partagées par l'opinion publique. Dans un article fort intéressant, Robert Dantzer explore comment les recherches sur la biologie du BEA se sont construites. Après avoir souligné les difficultés à définir le BEA -- entre bonne santé et liberté, la marge est grande -- et analysé les rapports complexes entre bien-être et adaptation -- ne souffre pas s'il doit s'adapter à un milieu contraignant mais seulement s'il ne parvient pas à s'y adapter --, il discute les critères utilisables, conjointement, pour apprécier le bien-être chez les animaux : l'absence de pathologie, les performances zootechniques, les indicateurs physiologiques (taux hormonaux, etc.), enfin les indicateurs comportementaux (les plus difficiles à saisir). Procédant ensuite à un examen critique des réponses apportées par les scientifiques à l'affichage, par l'INRA, du thème du BEA, Florence Burgat constate que ce thème fait florès dans les programmes des laboratoires mais elle se demande s'il ne s'agit pas d'une programmation alibi qui attire les crédits beaucoup plus qu'elle ne fait progresser les connaissances. Les causes de cette situation tiennent d'une part au flou de la « demande sociale », qui souvent confond bien-être des animaux et qualité de leurs produits, d'autre part à la difficulté de juger de l'état d'animaux en fonction d'un mélange de considérations éthiques et d'objectifs économiques, la plupart du temps antagonistes. La troisième et dernière partie traite, précisément, du « statut philosophique et juridique des animaux ». Dans la transcription d'un débat diffusé sur France-Culture le 26 février 2000, Florence Burgat et la juriste Marie-Angèle Hermitte discutent la question de l'animal comme sujet de droit. Toutes deux sont d'accord pour considérer qu'« à partir du moment où les associations ont la faculté de représenter les animaux en justice, le débat est en fait tranché : l'animal est devenu sujet de droit puisque, par l'intermédiaire d'un représentant, il peut ester en justice. [...] Le problème maintenant est de savoir quels droits on va lui donner » (p. 137) -- vaste question sur laquelle leurs opinions divergent d'ailleurs largement. Jean-Yves Goffi présente, quant à lui, les vues du philosophe américain Joël Feinberg sur les droits des animaux, notamment sur les problèmes posés par leur représentation en justice en tant que sujets de droit. Dans la

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foulée, il passe également au peigne fin l'« utilitarisme » de Jeremy Bentham, qui professe que toute action visant à minimiser la souffrance et à maximiser le bien-être doit bénéficier à tous les êtres susceptibles de ressentir de la douleur et du plaisir, et pas seulement aux humains ; cette doctrine considère en outre que le sacrifice des intérêts, voire de la vie, de quelques-uns est justifié s'il en résulte une augmentation du bien-être du plus grand nombre -- on comprend pourquoi tant de protectionnistes, après Peter Singer (Animal Liberation, 1979), se réclament de Bentham. Enfin, la philosophe Françoise Armengaud s'en prend sans nuances à ceux (dont je suis) qui pensent que l'anthropomorphisme fait obstacle à la connaissance exacte des animaux. Au motif que « l'imputation d'un comportement doué de sens analogue au nôtre demeure l'horizon de toute intelligibilité du vivant » (p. 179), elle entreprend la défense et l'illustration de l'anthropomorphisme en tant que « corpus de propositions regroupées (et incriminées) sous ce nom » mais pas « sous le nom qui sert précisément à le critiquer et à le disqualifier » (p. 185). À tout prendre, on préfère la position de Florence Burgat : « Si l'anthropomorphisme représente pour le scientifique la faute théorique la plus grossière, c'est peut-être, sur le plan pratique, la manière la plus sage de veiller au bien-être des animaux » (p. 132) -- position qui a au moins l'avantage d'être compréhensible ! Que conclure ? La contribution de Françoise Armengaud, qui clôt l'ouvrage, confirme, amplifie même, l'impression que laisse l'ensemble : un livre de militants plus que de chercheurs (exception faite de quelques articles comme ceux de Robert Dantzer et de Jocelyne Porcher). Tous les participants au volume idéalisent indûment l'élevage traditionnel. La plupart d'entre eux s'inspirent ou se réclament à des degrés divers de l'utilitarisme. Et si le principe de réalité les dissuade de réclamer l'arrêt immédiat de la consommation carnée et de l'élevage des animaux de boucherie, leur logique y conduit inéluctablement. On sait au demeurant que certains protectionnistes jugent préférable la disparition des animaux domestiques -- ou leur « libération », ce qui conduirait, à terme, au même résultat -- à leur survie dans les conditions actuelles ; et il ne fait guère de doute qu'ils mettront tout en oeuvre pour arriver à leurs fins dès que le contexte leur paraîtra s'y prêter. Chemin faisant, le lecteur découvre peu à peu la stratégie du mouvement protectionniste. Florence Burgat la qualifie de « stratégie de la boule de neige » ; je crois plus exact de parler de stratégie de l'escalier. Elle consiste en effet à se concentrer sur un objectif précis (chasse à courre, transport des animaux vivants, élevage des veaux en case, poules pondeuses, etc.) et/ou sur un niveau de décision spécifique (national, européen...), et à n'en changer que lorsqu'il est atteint, de manière à pouvoir tirer argument du précédent ainsi créé pour accéder à un autre objectif et/ou niveau de décision. Dans cette progression, un rôle moteur est attribué à la notion de « demande sociale » : « C'est sous la pression d'une "demande sociale" que l'INRA lui-même a décidé d'afficher ce thème de recherche [du BEA] » (F. Burgat, p. 105) ; c'est sous la pression de l'opinion publique, dont les associations protectionnistes se disent les porte-parole, que les politiques et des décideurs légifèrent dans un sens favorable aux animaux, etc. Or cette demande sociale est intégralement construite par les protectionnistes eux-mêmes à partir de bribes d'opinions, largement contradictoires, glanées ici et là, car « force est de constater que les données manquent », reconnaît Florence Burgat, avec un joli sens de la litote, dans un article publié ailleurs (« La demande sociale », Courrier de l'environnement de l'INRA n° 44, oct. 2001, p. 65). Mais comme tous les militants, les protectionnistes sont plus soucieux d'efficacité que

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d'exactitude. Or, de fait, élus et pouvoirs publics, mus par un mélange d'électoralisme, de désinformation et de culpabilité -- pauvres bêtes ! --, n'en finissent pas de multiplier directives, règlements et contraintes administratives propres à décourager les éleveurs les plus attachés à leur métier. Exception faite, là encore, de Jocelyne Porcher qui lie souffrance animale et souffrance humaine, et de Robert Dantzer qui souligne qu'« une insistance trop exclusive sur le bien-être animal risque de compromettre le bien-être de l'éleveur » (p. 102), personne ou presque ne paraît se soucier de tous ceux qui vivent quotidiennement des et avec les animaux ; ou quand on s'en préoccupe, c'est pour les présenter comme des tortionnaires (la sinistre et équivoque illustration de couverture, montrant des porcs entassés dans un four crématoire, ne fait pas honneur à ceux qui l'ont conçue et publiée). Comment, dans ces conditions, ne pas s'étonner que l'INRA encourage et édite (du moins sous cette forme) ce type de recherches ? Après avoir sacrifié durant plusieurs décennies l'animal sur l'autel du productivisme, cet établissement public aurait-il décidé de sacrifier les éleveurs au bien-être animal ? Tout ce que ce livre prouve, c'est, une fois encore, que toute action excessive -- ici, pression du productivisme sur les animaux -- finit tôt ou tard par déclencher une réaction inverse également excessive -- sensiblerie hypocrite et déplacée, surtout lorsqu'elle vient d'un organisme comme l'INRA et qu'elle s'exerce au détriment de femmes et d'hommes qui, dans leur immense majorité, respectent leurs animaux et les traitent avec discernement et compétence. La recherche d'une position de juste milieu n'en est que plus urgente, et l'INRA serait bien inspiré d'y prendre sa part.

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