En tournant les pages du Bréviaire imprimé de Léon de 1516 ::: Quelques réflexions sursu r l’hagiographie bretonne à lala fin du Moyen Âge

Exercice périlleux que nous tentons aujourd’hui devant cette assemblée, puisqu’il s’agit pour nous, qui ne sommes pas liturgiste, ni bibliologiste, de parler d’un ouvrage qui est un livre liturgique et qui, au demeurant, n’est plus disponible dans sa totalité : le bréviaire imprimé de Léon de 1516 est en effet réduit à sa partie d’hiver, laquelle est seulement connue par deux exemplaires, dont l’un de surcroît est incomplet d’un premier cahier de huit feuillets 1.

Au surplus, et nous en dirons quelques mots en introduction, l’approche d’un tel ouvrage ne peut se révéler vraiment efficace que dans le cadre d’une prise en compte du corpus des autres livres liturgiques bretons contemporains, manuscrits et imprimés, dans leur ensemble, comme il peut s’observer, par exemple, dans deux études de l’un des meilleurs spécialistes actuels de l’hagiographie armoricaine médiévale, M. Bernard Merdrignac, sur les bréviaires de Bretagne des XV e-XVI e siècles 2 ; or, nous n’avons pas eu les moyens de consulter cet ensemble et d’ailleurs l’économie de notre modeste travail ne nous aurait pas permis, le cas échéant, de donner le compte rendu d’une telle étude comparative.

Abréviations utilisées Act. SS = Acta Sanctorum Anal. Boll.= Analecta Bollandiana AB(PO) = Annales de Bretagne (et des Pays de l'Ouest) BEC = Bibliothèque de l'École des chartes BHL = Bibliotheca hagiographica latina BSAF = Bulletin de la Société archéologique du Finistère MSAIV = Mémoires de la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine MSECDN = Mémoires de la Société d'émulation des Côtes-du-Nord MSHAB = Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne RBV = Revue de Bretagne et de Vendée RC = Revue celtique 1 Les deux exemplaires sont respectivement conservés à Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. B 4920, et à , Bibliothèque municipale, n° 15952. Pour une description rapide de ce bréviaire : J. Loth, L’émigration bretonne en Armorique , Paris, 1883, p. 40 ; L. Delisle, « L’ancien bréviaire de Saint-Pol-de- Léon », dans BEC (1904) p. 537-540 ; F. Duine, « Saint Armel », dans AB , t. 20 (1904-1905), p. 442-443 ; « Bréviaires et missels des églises et abbayes bretonnes de France antérieurs au XVII e siècle », dans MSAIV , t. 35 (1906), p. 152-157 ; « Inventaire liturgique de l'hagiographie bretonne », dans MSAIV , t. 49 (1922), p. 213-215 ; J. Le Hir, « Le bréviaire de Saint-Pol-de-Léon de 1516. Notes sur les auteurs et les éditeurs », dans MSAIV , t. 35 (1906), p. 389-401 ; L. Le Guennec, Une famille de la noblesse bretonne : les Barbier de Lescoët , , s.d. [1991], p. 39-41 (le texte a été écrit dans les années 1910-1920) ; A. Delalonde, « A la recherche de saint Carantec », dans BSAF , t. 123 (1994), p. 493-494. 2 B. Merdrignac, « L'Espace et le Sacré dans les leçons des bréviaires de l'Ouest armoricain consacrées aux saints bretons (XV e-XVI e siècles) » dans ABPO, t. 90 (1983), p. 273-293 ; « Les origines bretonnes dans les leçons des bréviaires des XV e-XVI e siècles », dans 1991 : la Bretagne, terre d'Europe , s.l. [Brest], 1992, p 295-309.

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Quoi qu’il en soit, les premières remarques sur l’hagiographie bretonne au bas Moyen Âge qu’il nous semble possible de tirer à la suite d’un examen rapide du bréviaire de Léon de 1516 — reconstitué pour l’essentiel grâce aux travaux antérieurs qui ont utilisé, voire publié certains des textes hagiographiques contenus dans cet ouvrage — ne nous paraissent pas totalement dépourvues d’intérêt et nous souhaitons en conséquence vous les présenter aujourd’hui.

Le corpus des livres liliturgiquesturgiques bretons des XV eee-XVI---XVI eee siècles

Il est patent que la connaissance de ce corpus n’a pas encore été renouvelée depuis les travaux fondateurs de l’abbé François Duine, dans les premières années du XX e siècle. Certes, M. Jean-Luc Deuffic a, tout au long des trois dernières décennies, beaucoup contribué à l’avancement des études bibliologiques bretonnes, notamment pour ce qui concerne les livres liturgiques ou paraliturgiques. Cependant, on attend encore un véritable travail d’exploitation systématique de ce corpus : bien souvent en effet, les auteurs se contentent de souligner sa relative pauvreté et les destructions, les démembrements qu’il a subis ; mais en même temps, à l’exception du missel-pontifical (avec trait d’union), dont la commande est attribuée au prélat Michel Guibé et qui fut composé vers 1481-1482 — ouvrage servi, il est vrai, par la remarquable qualité de sa facture — aucun de ces livres liturgiques , à notre connaissance, n’a vraiment fait l’objet d’une étude détaillée, présentant son contexte, son contenant et son contenu.

Il nous faut donc à chaque fois ou presque, revenir à l’abbé Duine et à ses deux études fondatrices sur le corpus des livres liturgiques bretons : « Bréviaires et missels des églises et abbayes bretonnes de France antérieurs au XVIIe siècle » et « Inventaire liturgique de l’hagiographie bretonne », parues l’une et l’autre dans le Bulletin de la société archéologique d’Ille-et-Vilaine , respectivement en 1906 (tome 35, p. 1-219) et 1922 (tome 49, p. I-X et 1-292), puis sous forme de brochure ; mais, sans vouloir rabaisser le mérite de l’abbé Duine, rappelons que ce remarquable chercheur avait eu un précurseur en la personne de dom François Plaine. Celui-ci, érudit brouillon et souvent critiquable dans ses travaux d’édition, de transcription ou de traduction de vitae de saints, fut un incontestable acteur et même sans doute le véritable « moteur » du renouveau des études hagiographiques bretonnes à partir du début des années 1880 : dom Plaine s’est alors engagé, avec sa maladresse coutumière mais avec une détermination sans faille, dans une véritable « course à la publication hagiographique » contre son vieil adversaire Arthur de la Borderie : compétition dont M. Philippe Guigon a su, avec beaucoup d’à-propos et d’érudition, démonter les rouages 3. Ainsi, après une première note, assez sommaire, sur les

3 P. Guigon, « Le bénédictin François Plaine et le ‘bénédictin laïque’ Arthur de la Borderie : chronique d’un amitié enfuie », dans MSHAB , t. 80 (2002), p. 361-421 ; « ‘la course à la publication hagiographique’ : l’exemple des Vies de saint Tugdual », dans ABPO , t. 110 (2003), n° 3, p. 32-54. La Borderie ne joue pas le beau rôle dans cet affrontement durable et son attitude à l’égard des travaux de dom Plaine est sans doute parfois à mettre moins sur le compte d’une volonté de critique érudite que sur un véritable agacement à

2 « Anciennes liturgies de la Bretagne » parue dans le Bulletin de la société archéologique du Finistère en 1886 (t. 13, p. 22-25), dom Plaine avait-il donné, dès l’année suivante, dans la même revue (t. 14, p 112-127), le résultat de ses « Recherches bibliographiques sur les livres liturgiques de Bretagne antérieurs à saint Pie V et au XVIIe siècle », qui forment l’embryon des catalogues publiés par l’abbé Duine : en tout état de cause, les différents bréviaires des diocèses bretons s’y trouvent déjà répertoriés, de même que le missel- pontifical de Michel Guibé (p. 117), dont il a été question plus haut.

Les livres liturgiques de Bretagne attendent donc d’être véritablement « redécouverts » : c’est notamment le cas du bréviaire manuscrit autrefois conservé dans la bibliothèque du petit séminaire de Tréguier 4, dont l’étude devrait être réalisée conjointement avec celle du bréviaire imprimé de Léon de 1516, car la similarité, pour ne pas dire la similitude de leurs calendriers est manifeste 5. Au demeurant, l’interdépendance de plusieurs textes hagiographiques du bréviaire imprimé de Léon avec les leçons correspondantes dans le bréviaire « gothique » de Quimper, ainsi que la parenté de plusieurs offices de ce dernier avec ceux qui figurent dans le bréviaire manuscrit dit de Landerneau, du XV e siècle 6, suggèrent qu’il conviendrait de procéder à une étude en commun des quatre ouvrages concernés.

Un sanctoral basbas----bretonbreton De plus, l’examen des calendriers des livres liturgiques bretons des XV e-XVI e siècles, d’après les différents éléments publiés par dom Lobineau et l’abbé Duine — publication qui devrait connaître de nouveaux prolongements grâce à M. Deuffic 7 — permet de mettre en évidence, au-delà des spécificités de chaque Église locale et, en même temps, au-delà de la forte « identité bretonne » qui fait s’agréger cet ensemble documentaire à l’échelle du duché, l’existence d’un véritable sanctoral de la Basse-Bretagne, dont l’empreinte

l’idée de se faire « voler la vedette » ; attitude renforcée par la crainte de voir le bénédictin exercer sa sagacité, qui n’était pas mince, sur des pièces comme la vita de saint Goëznou (voir « Le bénédictin François Plaine et le ‘bénédictin laïque’ Arthur de la Borderie… », p. 369). 4 Aujourd’hui ms. Saint-Brieuc, archives départementales des Côtes d’Armor, 3. Sur le bréviaire manuscrit dit de Tréguier, de la fin du XV e siècle, voir F. Duine, « Bréviaires et missels des églises et abbayes bretonnes de France », p. 178 ; l’abbé Duine a complété sa première notice, un peu succincte, par une autre plus étoffée dans son « Inventaire liturgique de l'hagiographie bretonne », p. 228-230. Une description récente de ce bréviaire, auquel on a donné sans raison le nom de « bréviaire de saint Yves », en reportant au passage sa composition aux XIII e-XIV e siècles, figure dans l’ouvrage Trésors des bibliothèques de Bretagne , s.l. [], 1989, p. 67, notice n° 7. 5 Néanmoins, l’absence au calendrier du Bréviaire imprimé de Léon de 1516 des noms de saint Efflam et de saint Briac, qui en revanche figurent en bonne place dans le bréviaire manuscrit suggère que ce dernier était bien à l’usage du diocèse de Tréguier. 6 B. Merdrignac « L'Espace et le Sacré dans les leçons des bréviaires de l'Ouest armoricain… », p. 274, 276, etc. Sur le bréviaire manuscrit dit de Landerneau ainsi que sur le bréviaire « gothique » de Quimper, voir F. Duine, « Bréviaires et missels des églises et abbayes bretonnes de France », respectivement p. 141-144 et 145-146. 7 Voir le projet en ligne « Calendriers bretons du Moyen Âge » : http://pecia.gandi- site.net/#/liturgica/3336443 [Consulté le 8 janvier 2011].

3 liturgique a marqué durablement et profondément les diocèses de Tréguier, de Léon et de Quimper. En consultant les sources indiquées par M. Deuffic 8, on peut estimer que les seuls saints « nationaux », c’est-à-dire ceux dont le culte était célébré dans la Bretagne entière, sont au nombre d’une douzaine : saint Gildas, saint Guénolé, saint Yves, saint Turiau, saint Samson, saint Guillaume, saint Armel, saint Paul Aurélien, saint Magloire, saint Melaine, saint Malo et saint Corentin ; soit deux novi sancti, qui ont fait l’objet d’une canonisation officielle, trois abbés et sept évêques dont trois pour le seul siège de Dol. Sans entrer à nouveau dans le débat, sinon même la polémique relative au fameux Tro Breiz et au culte médiéval des Sept-Saints de Bretagne, ajoutons d’emblée à cette courte liste saint Brieuc et saint Tugdual, dont les cultes probablement l’un et l’autre d’origine cornouaillaise, furent acclimatés dans le nord de la Bretagne, comme l’a montré M. Bernard Tanguy 9, et peut- être seulement à l’époque tardive de l’érection des évêchés de Saint-Brieuc et de Tréguier ; mentionnons également saint Patern et même saint Clair, dont la renommée avait effectivement atteint le diocèse de Tréguier au XV e siècle. Et enfin, pour faire bonne mesure, finissons d’étoffer cette liste avec les noms de saint Méen et de saint Maudez. Au total, c’est moins d’une vingtaine de saints bretons véritablement « nationaux » qu’il faut compter, sur un total de plusieurs centaines. A l’inverse, il existe des saints dont le culte est profondément enraciné à l’échelon local, sans diffusion ou presque hors de leur diocèse d’origine, et dont les noms sont confinés au calendrier de leur Église : citons, à Quimper, deux supposés évêques du lieu, saint Alor, dont le nom est peut-être une cacographie pour Florus , et saint Alain, dont la vita , conservée notamment dans le recueil connu sous le nom d’Obituaire de Saint-Méen 10 , constitue un démarquage impudent de celle de saint Amand ; à Tréguier, saint Efflam, saint Briac ; à Saint-Malo, saint Enoga, saint Aaron et saint Ideuc, etc.

8 Ces sources sont les suivantes : CornouailleCornouaille, Heures bretonnes à l'usage du diocèse de Quimper (Paris, Jacques Kerver, 1576) ; SaintSaint- ---PolPolPolPol----dededede----LéonLéonLéonLéon : Livre d'heures , ms. York Minster Library, XVI.K.19 ; TréguierTréguier, Bréviaire à l'usage du diocèse de Tréguier, ms. Saint-Brieuc, archives départementales des Côtes d'Armor, 3 (XV e siècle) ; SaintSaint- ---BrieucBrieucBrieuc, Psautier du diocèse de Saint-Brieuc, ms. Darmstadt, Hessisches Landes und Hochschulbibliothek Schloss, 1017 (ca 1350) ; SaintSaint- ---MaloMaloMaloMalo, Missel du diocèse de Saint-Malo, ms. Chartres, BM 536 (détruit) ; Bréviaire de l'abbaye de Saint-Méen, ms. Angers BM 115 ((XIV e siècle) ; Obituaire de l'abbaye de Saint-Méen, ms. Paris BnF, lat. 9889 (XVI e siècle) ; DolDolDol, Dol Psautier à l'usage de Salisbury, adapté à l'usage de l'abbaye de Saint-Jacut, ms. Rennes, BM 391 (XV e siècle avec add. XVI e s) ; Rennes, Livre d'heures (1420-1430), Brandeis Libraries, Special Collections, édition en ligne sur le site de Erik Drigsdahl CHD (Center for Håndskriftstudier i Danmark) à l’adresse suivante : http://www.chd.dk/cals/brandeiskal.html ; & Vannes, Livre d'heures de Pierre de Pledran et Catherine Madeuc, à l'usage du diocèse de Nantes (1450-1460), ms. Copenhagen, The Royal Library, Thott 114 8°, édition en ligne sur le site de Erik Drigsdahl CHD (Center for Håndskriftstudier i Danmark) à l’adresse suivante : http://www.chd.dk/cals/th114kal.html ; Missel à l'usage du diocèse de Vannes, ms. Rouen BM A 434 (XV e siècle). 9 B. Tanguy, « De l’origine des évêchés bretons », dans Les débuts de l’organisation religieuse de la Bretagne armoricaine (Britannia Monastica , vol. 3, 1994), p. 22-28. 10 F. Duine, « Inventaire liturgique de l’hagiographie bretonne », p. 198-199. La vita de saint Alain [BHL 335] figure également dans le bréviaire « gothique » de Quimper. Dom Plaine a consacré une étude à « Saint Alain de Corlay, évêque de Quimper (27 novembre 700 ?) », dans BSAF , t. 27 (1900), p. 167-177, où il fait état d’un document du XII e siècle qui atteste l’existence de reliques d’un saint Alain, d’origine bretonne, conservées à cette époque à Bazas.

4 Enfin, les calendriers de certains livres liturgiques présentent entre eux un grand nombre de recoupements voire de similitudes, qui nous paraissent ressortir à l’existence de sanctoraux communs : ainsi, tandis que les livres liturgiques de Quimper, Léon et Tréguier indiquent la fête de saint Dérien au 8 février, ceux de Saint-Brieuc, Saint-Malo et Dol donnent pour cette date celle de saint Jacut ; au 13 février, c’est saint Gongat qui est marqué aux calendriers de Quimper, Léon et Tréguier11 , tandis que ceux de Saint-Brieuc, Rennes et Vannes indiquent saint Lézin, évêque d’Angers, dont il faut souligner qu’il s’agit depuis 1227 au moins, du patron de la paroisse de Dolo dans le diocèse de Saint-Brieuc ; saint Goulven est fêté au 1 er juillet à Quimper, à Saint-Pol-de-Léon et Tréguier — ainsi qu’à Rennes — mais à cette date Saint-Brieuc, Saint-Malo et Dol fêtent saint Lunaire ; le même type de remarque peut encore être fait, toujours à partir des calendriers des livres liturgiques de Quimper, Léon et Tréguier, à propos des fêtes de saint Jaoua, saint Pieran, saint Senan, sainte Juvelte, saint Caradec alias Carantec, saint Ronan, saint Hervé (ou mieux Hoarvé), saint Ténénan, saint Tégonnec, saint Mélar, saint Ternec, saint Conogan, saint Goëznou, saint Guenhaël, saint Iltud, saint Houardon, … 12 qui font ainsi partie de ce que nous appellerons, faute d’une désignation plus adaptée, le « sanctoral bas-breton », dont le modèle était peut-être fixé dès le XI e siècle, comme il se voit au travers des litanies du Missel de Saint-Vougay, dont la double origine léonarde et cornouaillaise ne fait pas de doute et où l’on retrouve notamment Dérien, Hervé, Tégonnec, Mélar, Conogan, Goëznou, Houardon, … 13 Au fait, ne serions-nous pas la victime d’une illusion provoquée par deux phénomènes concomitants : déficit de la documentation, comme il a déjà été suggéré, et paresse intellectuelle des auteurs ou plus exactement des compilateurs de ces livres liturgiques, qui se seront contentés de se copier les uns les autres ? Ou bien, au contraire, cette problématique constitue-t-elle simplement une illustration de la relative méconnaissance du dossier dont nous avons à traiter ici ?

Le bréviaire imprimé de Léon de 1516 et le ccontexteontexte de sa rédarédactionction

En effet, malgré l’important développement des travaux qu’elle suscite, la littérature hagiographique bretonne est encore mal connue, singulièrement dans ses manifestations les plus tardives : les hagiographes des temps carolingiens et de la période romane ont été en effet relayés au bas Moyen Âge par des abréviateurs, des adaptateurs, voire des

11 L’abbé Duine ( Idem , p. 228) suggère la possibilité qu’il s’agisse de saint Enoga, en renvoyant à la leçon fautive du calendrier du bréviaire manuscrit de Tréguier, qui porte Enougadi episcopi ; mais saint Enoga est inscrit dans le Propre malouin au 13 janvier. 12 Saint Ténénan, saint Mélar et saint Conogan avaient été également introduits dans le sanctoral malouin, saint Caradocus dans celui de Vannes. 13 Les litanies du Missel de Saint-Vougay, ainsi que les trois autres séries de litanies anciennes contenant des noms de saints bretons, ont récemment fait l’objet d’une réédition commentée par M. Bernard Tanguy, « Anciennes litanies bretonnes des X e et XI e siècles », dans BSAF , t. 131 (2002), p. 453-479. De manière générale, il serait sans doute profitable aux études bretonnes de considérer les plus anciennes indications liturgiques sur les saints locaux comme le témoignage du culte qui leur était rendu et non comme la preuve de leur séjour continental.

5 traducteurs, dont les différents travaux n’ont pas toujours été pris suffisamment en considération par la critique moderne ; cet état de fait est le plus souvent présenté comme la conséquence du médiocre intérêt littéraire et historique d’une production hagiographique par ailleurs largement tributaire de celles qui l'avaient précédée. Même B. Merdrignac, qui a cherché à comprendre et à éclairer, avec sa sagacité habituelle, mais aussi avec la sympathie qu’on lui connaît pour ce sujet, le sens caché des « sélections, omissions, voire modifications » dans le traitement tardif de la biographie des saints bretons, n’en souligne pas moins, de façon un peu restrictive, que « par définition, les bréviaires abrègent les vitae des saints bretons composées à l'époque romane »14 .

L’hagiographie bretonne au bas Moyen Âge, littérature de « digest » ou littérature perdue ? Comment expliquer cette apparente stérilisation de la production hagiographique en Bretagne au bas Moyen Âge, alors que la même époque était ailleurs celle d’une intense prolifération de ce genre littéraire ? Certes, la guerre de succession dynastique entre les maisons de Blois et de Montfort ne fut sans doute pas la période la plus propice à la rédaction de tels ouvrages, encore qu’il faille peut-être lui rapporter la vita de saint Salomon ; mais qu’en a-t-il été pendant l’immédiat après-guerre où l’on s’efforçait de rebâtir rapidement les monuments endommagés ou détruits à la suite d’actions militaires, en particulier les édifices religieux ; puis, pendant le fameux Âge d’Or du duché qui, tout au long du XV e siècle, en même temps que le développement économique et l'indépendance politique de la Bretagne, a favorisé la création dans les différents domaines de la vie culturelle ? Et, plus encore, qu’en avait-il été avant le démarrage du conflit, dans le contexte de la floraison littéraire du XIII e et du début du XIV e siècle, dont l’auteur du Livre des Faits d'Arthur se fait l’écho sous le règne du duc Arthur II et dont, selon les dires du poète, le Léon était le centre ?

Ces questions méritent d'autant plus d'être posées que, dès le premier tiers du XVII e siècle, on se trouve en présence, avec Les Vies des saints de la Bretagne Armorique publiées en 1636 par un dominicain originaire de Morlaix, le P. Albert le Grand, d'un corpus hagiographique (en français) riche de quelques quatre-vingts légendes ; le nombre de saints mentionnés est d’ailleurs beaucoup plus important car nombre d'entre eux n'ont pas droit à un article spécifique et ne font que « traverser » les biographies de leurs confrères en sainteté, par exemple, dans la Vie de saint Goëznou, saint Corbasius , dont le nom est probablement une cacographie pour celui de Gurloesius . Près d’un tiers de ces textes se rapporte à des saints dont les légendes ne sont justement connues que par l'ouvrage en question, ou bien encore à des novi sancti . Quant aux autres biographies données par l’hagiographe morlaisien, elles contiennent souvent des épisodes qui ne figuraient pas dans les vitae anciennes des saints concernés ; et parfois même des informations qui entrent en contradiction avec ces vitae . Sauf à supposer que tous les éléments nouveaux ou surajoutés de ce corpus documentaire sont les fruits de l'imagination d’Albert Le Grand — ce qui constitue le

14 B. Merdrignac, « Les origines bretonnes dans les leçons des bréviaires des XV e-XVI e siècles », p. 296.

6 meilleur moyen, mais pas le plus honnête, d'évacuer la question que nous nous posons — il faut donc qu'il y ait eu, antérieurement à l'oeuvre de ce dernier, un ensemble de traditions écrites et orales, plus ou moins différenciées de celles qui avaient été transmises par les vitae des temps carolingiens et de la période romane. D’ailleurs le dominicain a fait consciencieusement état, pour chacune des légendes réunies par ses soins, des sources auxquelles il a puisé, sources écrites le plus souvent, manuscrites et imprimées, généralement conservées dans des livres liturgiques ou paraliturgiques, et sources orales.

Sources liturgiques de l’hagiographie bretonne Ainsi la Bretagne était-elle riche encore au début du XVII e siècle de nombreux ouvrages hagiographiques, à vocation liturgique ou paraliturgique, manuscrits et imprimés, tandis qu’elle en est aujourd’hui presque complètement dépourvue. Il faut sans doute incriminer ici le zèle moderniste de certains membres du clergé et aussi une certaine forme d’incurie de leur part : après avoir taillé sans toujours de discernement dans les textes hagiographiques anciens les leçons des premiers bréviaires imprimés, ils ont aussitôt relégué au fond des bibliothèques de chapitres cathédraux ou abbatiaux, les manuscrits qui contenaient les textes en question ; puis se sont bientôt détournés de ces mêmes bréviaires, quand fut introduite en Bretagne la réforme de saint Pie V. Cependant, cette situation de déficit n’est pas spécifiquement bretonne et les reproches adressés aux membres du clergé de cette province pourraient être étendus à d’autres : dans le diocèse de Sens, par exemple, on peut estimer à « plusieurs milliers de livres » le nombre de livres liturgiques existant à la fin du Moyen Âge. Or (et nous citons M. Pierre Gasnault qui s’est livré à l’étude de ces ouvrages) « une proportion infime est parvenue jusqu’à nous. L’apparition, puis la multiplication des éditions imprimées permet de comprendre la mise au rancart des livres manuscrits. Mais les livres imprimés n’ont pas été mieux traités. L’usure provoquée par un usage quotidien d’une part, les révisions successives, puis l’adoption de la liturgie romaine d’autre part expliquent leur disparition 15 ». Des trois diocèses de Basse-Bretagne, le plus avantagé paraît être paradoxalement celui de Tréguier, sans doute le plus méconnu pourtant en termes de bibliologie liturgique, pour lequel on conserve encore aujourd’hui, outre le bréviaire dont il a déjà été question et le fameux « bréviaire de saint Yves »16 , avec

15 P. Gasnault, « Les livres liturgiques conservés par les églises du diocèse de Sens à la fin du Moyen Âge », dans L’encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge et jusqu’au Concile de Trente. 109 e congrès national des sociétés savantes, Dijon, 1984 , t. 1, Paris, 1985, p. 372 ; voir dans le même ouvrage la contribution de J.-L. Lemaître, « Les livres liturgiques des paroisses du Rouergue au milieu du XV e siècle », qui débouche sur une conclusion similaire (p. 387) : « Les livres liturgiques ont subi le triste sort de toutes les choses rendues caduques par le progrès : la destruction. Leur absence dans nos bibliothèques ne doit pas faire conclure à leur rareté au temps de leur emploi, mais rendre méfiant à l’égard de toute statistique codicologique fondée sur les catalogues de nos bibliothèques modernes. Les épaves qui en subsistent, qu’il faut tirer de l’ombre et répertorier, sont là pour nous le rappeler ». 16 Ms. Minihy-Tréguier, église Saint-Yves [sans cote]. Le calendrier du « bréviaire de saint Yves » est conservé pour les seuls mois de mars, avril, mai et juin : en conséquence, n’y pas figure saint Tugdual, patron du diocèse de Tréguier ; mais de ce dernier, fêté au 30 novembre, nous savons déjà par l’acte de confirmation de la fondation de la chapelle de Kermartin qu’il était l’un des dédicataires de cet édifice, avec le Christ et la Vierge. En revanche, on y trouve saint Brieuc, saint Hoarvé, saint Corentin, saint Guénolé et saint Patern. Les Enfants nantais, saint Donatien et saint Rogatien, ainsi que les rennais saint Modéran et saint Mars, sont également mentionnés au calendrier. Saint Melaine, fêté au 6 janvier, est

7 lequel on le confond souvent, une Legenda sanctorum Britanniae ad usum ecclesiae Trecorensis 17 : il semble d’ailleurs que ce recueil, compilé à la fin du XV e siècle, n’a pas été consulté par les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur quand ceux-ci, à la fin du XVII e siècle, ont collationné les sources hagiographiques de leurs travaux sur l’histoire de Bretagne 18 .

absent du fragment conservé ; mais son office figure au sanctoral. Enfin est mentionné saint Aubin d’Angers, bretonnant de Guérande, présenté comme ayant servi d’interprète à saint Tugdual dans les trois vitae de ce dernier. Les saints bretons ne sont pas les seuls à faire l’objet de mentions dans le « bréviaire de saint Yves » : saint Martin de Tours, fêté au 11 novembre, est absent du fragment de calendrier conservé ; mais son office figure au sanctoral, précédé d’une oraison qu’ignore d’ailleurs la liturgie romaine. Le calendrier mentionne les noms de saint Liphard et de saint Leufroy : le premier, honoré à Orléans, est traditionnellement présenté comme ayant occupé à l’échelon local des fonctions administratives et judiciaires, avant de fonder l’abbaye de Meung-sur-Loire ; saint Leufroy était le fondateur du monastère qui a depuis retenu son nom, sur les bords de l’Eure, où, vers la fin du IX e siècle, vint se réfugier l’évêque de Dol avec les reliques de saint Turiau. Enfin, apôtres, martyrs et docteurs n’étaient pas absents des dévotions d’Yves de Kermartin : saint Philippe et saint Jacques, ainsi que saint Ambroise, évêque de Milan, dont la fête a été depuis déplacée au 7 décembre, sont mentionnés dans le calendrier. Saint Simon et saint Jude, fêtés au 28 octobre, ainsi que saint Théodore le Tiron (le « conscrit »), fêté au 9 novembre, sont absents du fragment conservé ; mais le sanctoral contient pour les deux premiers le texte d’une collecte et pour le troisième celui d’une oraison. Le calendrier mentionne encore les noms de saint Affrodius , évêque, et de saint Paul, moine ; le premier est sans doute un prélat breton ayant occupé l’un des deux sièges tardifs de Tréguier ou de Saint-Brieuc, car son nom figurait également dans le calendrier d’un vieux bréviaire du diocèse de Saint-Brieuc ; le moine Paul est peut-être le même que le disciple de saint Tugdual, mentionné dans les vitae moyenne et longue de ce dernier. En outre, ont été préservées quelques lignes d’un récit qui pourrait bien être celui de la mise à mort de saint Pierre (le saint est conduit ad locum qui appellatur Navina, situm juxta obeliscum Neronis montem pour y être supplicié) : ce texte, apparemment inédit, est en tout cas étranger au bréviaire romain ; de même ont été récemment mis à jour trois nouveaux fragments du bréviaire, dans lesquels on peut lire « un récit du martyre de sainte Agathe et des prières ». L’ensemble se rattache au sanctoral pour le mois de juin. Sur ce bréviaire, l’étude de référence demeure celle de l’abbé Raison, « Le bréviaire de saint Yves », dans MSHAB , t. 8 (1927), p. 221-237 ; voir également Y. Coativy, « Trois fragments du bréviaire de saint Yves », dans Armorik. Lettres, arts, traditions , n°1 (mai 2003), p. 157-162. 17 Ms. Paris, BnF, lat. 1148. L’abbé Duine, « Bréviaires et missels des églises et abbayes bretonnes », p. 177, explique que « ce légendaire, qui était destiné à la récitation de l’office divin, semble bien dans ses narrations un abrégé d’un Grand Légendaire de Tréguier, lequel a été consulté par les bénédictins bretons » : copie soignée mais partielle, réalisée à l’extrême fin du XV e siècle (avant 1502 et sans doute après 1489), de la legenda chori attestée dès 1470/1471, il s’agit là encore, compte tenu de la distribution en leçons de ses différentes legendae , d’un lectionnaire hagiographique. Ce ms., outre ceux de saint Antoine, de sainte Appolline et de la Visitation de la Vierge, contient les offices pour les fêtes des saints Tugdual, évêque de Tréguier (f. 2-13 v°), David, évêque [de Ménévie] (f. 16 v°-19), Paul Aurélien, évêque de Léon (f. 19-22), Patern, évêque de Vannes (f. 22-25), l’office de la fête de saint Yves de Kermartin (f. 25-43 v°) et celui de sa translatio (f. 71 v°-86), les offices pour les fêtes des saints Ruilin, évêque de Tréguier (f. 57 v°-60), Gonéri (f. 60-64), Samson, évêque de Dol (f. 64-66), Guillaume [Pinchon], évêque de Saint-Brieuc (f. 66-69), Clair, évêque de Nantes (f. 69-71 v°), Efflam (f. 86-88), Melaine, évêque de Rennes (f. 88-90), Trémeur (f. 90-92v°) et Malo, évêque [d’Alet] (f. 92 v°-95). 18 Les ex-libris de ses possesseurs successifs aux XVI e et XVII e siècles montrent en effet que ce volume avait quitté la Bretagne bien avant que les Mauristes eurent entrepris leurs recherches et avant même l’époque où avait travaillé Albert Le Grand.

8 En tout état de cause, dom Lobineau et ses confrères, n’ayant pu mettre la main que sur de rares vestiges des anciens livres liturgiques bretons 19 , ont dès lors été contraints de recourir à des copies antérieures pour se procurer les textes hagiographiques relatifs aux saints bretons : moins celles d’Albert Le Grand, dont une partie subsiste encore aujourd’hui 20 et qu’ils paraissent avoir ignorées, que celles qu’ils ont expressément attribuées au dominicain Augustin du Paz (mort au couvent de Quimperlé en 1631) 21 mais qui ont à leur tour disparu depuis 22 ; également les extraits qui figurent dans un cahier de notes attribué à Pierre Le Baud (mort en 1505) 23 , ou bien encore ceux effectués par l’auteur du Chronicon Briocense (à la fin du XIV e siècle) 24 .

19 Comme l’a souligné en son temps dom Plaine à l’occasion de ses « Recherches bibliographiques sur les livres liturgiques de Bretagne antérieurs à saint Pie V et au XVII e siècle », p. 113-114. 20 Ms. Rennes, BM, 267 (ancien 170). D’après S. Ropars, Études sur quelques ouvrages rares et peu connus..., p. 94, « le manuscrit de Rennes, comme le marque le P. Albert lui-même sur la couverture, ne comprend que la récolte de documents faite par lui à la fin de 1633 (1633 bis, écrit-il) et pendant les années 1634 et 1635. Le titre, au pluriel, indique à lui seul une série considérable : Collections pour la vie des ss. de Bretaigne, 1634 et 1635 ». Ce ms. contient des extraits assez étendus de plusieurs textes hagiographiques : le « vieux légendaire manuscrit de Nantes » ( vetus legend. mss Namnet .) a ainsi procuré à Albert Le Grand la vita de saint Gildas (p. 5-7), celle de saint Paul Aurélien (p. 9 ter-11), celle de saint Similien (p. 13-14), celle des saints Donatien et Rogatien (p. 21-23), celle de saint Aubin (p. 34-35), la vita (p. 52-55) et la translatio (p. 55-58) de saint Yves de Kermartin, la vita de saint Patern (p. 69-70). Sur le vieil légendaire mss sur vellin gardé en l’église parrochiale de S. Viau en Raix , comme le désigne le dominicain (et ailleurs en latin ex veteri legendar. mss eccle. S. Vitalis dioces. Namnet. ), Albert Le Grand a copié un texte relatif à Yves de Kermartin et l’office propre du saint avec hymnes et antiennes rimées (p. 58-60) ; également la Vie latine de saint Viau avec une hymne (p. 72 bis-76). Enfin, du « ancien livre manuscrit gardé dans la cathédrale de Tréguier » ( ex vetusto codice mss in cathedrali ecclesia Trecorensi asservato ), ou plus précisément du « vieux livre tiré des archives de la cathédrale de Tréguier » ( ex veteri codice mss extracto ex archiviis cathedralis ecclesia Trecorensis ), l’hagiographe morlaisien a extrait ce qu’il a appelé les legendae novae de saint Gonéri (p. 80-84) et de saint Patern (p. 86-93), les miracula de saint Yves de Kermartin (p. 95-108) et la Vie latine de saint Clair (p. 110-111). Selon ce qu’en rapporte Albert Le Grand, les trois « légendaires » de Nantes, Saint-Viaud et Tréguier présentaient les différentes vitae ou legendae dont nous avons fait mention distribuées en leçons : il s’agissait donc de lectionnaires hagiographiques et non pas de légendiers. Ajoutons que le cahier d’Albert Le Grand, outre des notes prises sur un propre malouin (celui imprimé de 1627 ?) relatives à saint Jean de la Grille (p. 25-27), et sur un « vieux bréviaire de Léon » (celui imprimé de 1516 ?), relatives à saint Aubin (p. 47) et à un personnage non-identifié (p. 72), contient également la vita et la translatio de saint Gohard (p. 17-18), textes extraits du « vieux manuscrit choral de la collégiale Saint-Pierre d’Angers » ( ex veteri mss chorali collegiata ecclesia sancti Petri Andegavensis ) et communiqués à l’hagiographe morlaisien par Jean Valtere, chanoine et doyen de ladite collégiale, le 11 août 1634. 21 Le témoignage séculaire d’A. de La Borderie sur le sujet reste toujours d’actualité : le grand historien breton soulignait le 10 août 1885 (A. du Bois de La Villerabel, « Fragments inédits de du Paz », p. 181-182) que « dans la collection hagiographique d’actes et de légendes des saints de Bretagne transcrits par les bénédictins collaborateurs de dom Audren et de dom Lobineau, collection contenue dans la deuxième partie du volume 38 des Blancs-Manteaux [aujourd’hui, ms. Paris, BnF, fr. 22321], de p. 601 à p. 889, dans cette collection, dis-je, on trouve un grand nombre d’actes et légendes (au moins quatorze ou quinze), transcrits ex schedis P. du Paz , ou collationnés cum schedis P. du Paz ». 22 A l’exception de sa copie de la vita de saint Corentin dans le ms. Paris, BnF, fonds français, n° 22362, f. 60 à 69 v°. 23 Ms. Rennes, archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003. Ce ms., que son dernier possesseur privé, A. de La Borderie, a décrit rapidement dans un article sur « L' historia britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite de saint Goëznou », dans BSAF , t. 9 (1882), p. 226-227, est un cahier de notes

9 A part ces copies d’érudits, les bénédictins ont essentiellement travaillé à partir de deux sources pour constituer leur collection hagiographique 25 . La première était constituée par le lectionnaire hagiographique manuscrit de la cathédrale de Tréguier, que certains auteurs à la suite de l’abbé Duine ont parfois qualifié « Grand Légendaire », que les bénédictins pour leur part désignaient indifféremment legendarium ou lectionnarium , et qui lui-même a depuis disparu ; la seconde source des Mauristes est aujourd’hui déficitaire de la moitié : il s’agit du bréviaire imprimé de Léon de 1516, manifestement tenu en grande estime par dom Lobineau et ses confrères.

L’édition des trois chanoines A qui doit-on le bréviaire imprimé de Léon de 1516 ? Une courte épître dédicatoire au verso du feuillet de titre nous renseigne sur le rédacteur, ou plutôt les rédacteurs du bréviaire, sur leurs intentions et sur les circonstances de la composition de cet ouvrage. Cette dédicace est adressée à l’évêque du lieu, Monseigneur Le Clerc, par un certain Hamon Barbier, dont la carrière ecclésiastique est assez bien connue, car il s’agissait d’un personnage considérable, du moins à l’échelle locale 26 . Hamon Barbier est réputé avoir capté de nombreux bénéfices au premier rang desquels la commende de l’abbaye Saint- Mathieu-de-Fine-Terre. Outre la rectorerie d’une vingtaine de paroisses, ce séculier était

de 206 pages dont la disparité fait toute la richesse en même temps que toute la difficulté d'utilisation. Même si cette identification a été discutée, sur les conseils intéressés d’A. de la Borderie, par R. Merlet à l’occasion de son édition de La Chronique de Nantes , p. XXI-XXIII, il s’agit indiscutablement du ms. que dom Lobineau et dom Morice ont beaucoup mis à contribution et qu’ils désignaient Vetus collectio manuscripta ecclesiae Namnetensis . Entre autres documents, le ms. Rennes, archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, contient des extraits plus ou moins importants de nombreux textes hagiographiques : vita et translatio de saint Magloire (p. 10-14 et 75), d’après un ms. de l’abbaye Saint- Magloire de Léhon ; vita de saint Malo (p. 23) d’après un ms. de l’abbaye Saint-Aubin-des-Bois ; vitae des saints Ronan (p. 46), Hervé, Ténénan, Suliau, Mélar (p. 47), Goëznou (p. 48-50) et Iltut (p. 50) et translatio de saint Matthieu (p. 50), le tout vraisemblablement emprunté à un recueil d’origine léonarde, non localisé avec certitude (Notre-Dame du Folgoët ou Saint-Mathieu-de-Fine-Terre ?) ; vita de saint Guénolé par Wrdisten (p. 52-58), d’après le cartulaire de l’abbaye de Landévennec ; vita et translatio de saint Brieuc (p. 69) et vita de saint Guillaume Pinchon (p. 70), sans doute copiées à Saint-Brieuc ; vitae de saint Samson par Baudry de Bourgueil (p. 71-73) et de saint Gilduin (p. 74-75 et 95), sans doute copiées à Dol ; vita et gesta de saint Conwoion (p. 137-138 et 150-153), sans doute copiés à Redon ; vita de saint Jacut (p. 155) ; enfin, vitae des saints Salomon, Melaine, Guigner (p. 179) et Patern (p. 180), le tout vraisemblablement emprunté à un recueil d’origine vannetaise, non localisé avec certitude. 24 L’analyse de cet ouvrage par P. de Berthou en 1901 et son édition récente par Gw. Le Duc et C. Sterckx — dont, hélas, seul le premier tome a paru en 1972 — à la suite de celles anciennes, partielles et assez infidèles procurées par dom Lobineau en 1707 et par dom Morice en 1742 nous montrent que le chroniqueur anonyme, outre qu’il s’est parfois simplement contenté d’utiliser telle ou telle vita , celle de saint Hervé par exemple, a également transcrit, sinon l’intégralité, du moins d’assez larges passages de celles des saints suivants : Gobrien, Goëznou, Corentin, Trémeur (et sa mère sainte Triphine), Samson, Tugdual, Malo, Judicaël, Méen, sainte Ninnoc, Budoc (et sa mère sainte Azénor), Conwoion, Magloire. 25 La part la plus importante de cette collection forme la deuxième partie (p. 601-889) du ms. Paris, BnF, fr. 22321. Cette collection a été plusieurs fois sommairement décrite, depuis A. de La Borderie (cf. supra n. 21) jusqu'à J-L. Deuffic , Questions d'hagiographie bretonne. Sources . Bibliographie générale , s.l. [Daoulas], 1981 (Bibliothèque hagiographique bretonne, 1), p. 26. 26 L. Le Guennec, Une famille de la noblesse bretonne …, p. 38-56, lui consacre un chapitre entier sous le titre « Le chanoine Hamon Barbier ».

10 chanoine des chapitres de Saint-Pol-de-Léon, Quimper et Nantes 27 : on voit par son testament qu’il fut également chanoine et scholastique de Tréguier 28 ; sans doute avait-il en l’occurrence succédé à son frère, Yves Barbier, lequel était de plus doyen de la collégiale du Folgoët 29 . Enfin, Hamon Barbier exerçait avec constance et application diverses charges dont celles d’archidiacre de Quemenet-Illy et de vicaire général de Léon. L’homme était cultivé et, docteur in utroque , il avait gardé de l’époque de ses études le goût des lettres latines représentées dans sa bibliothèque par les œuvres de Cicéron, Aulu- Gelle, Quinte-Curce, Perse et Valère Maxime 30 . Cette culture latine, dont la dimension historiographique est manifeste, trouve un écho dans le texte dédicatoire qui ouvre le bréviaire imprimé de Léon de 1516 : « partout dans les textes des historiens », écrit Hamon Barbier, « nous apprenons que, sans aucun doute, les gens de l’antiquité, plus superstitieux que religieux — non seulement les Romains, mais aussi les nations barbares — honoraient avec grand honneur et grande révérence, les dieux de leur patrie (qu’ils appelaient dieux pénates, comme s’ils étaient nés penes nos ) et en célébraient les fêtes à chaque année »31 ; écho encore perceptible quand fut érigée, le 21 avril 1533, dans l’église Saint-Pierre à Saint-Pol-de-Léon, la confrérie des Trépassés, dont l’acte de fondation, rédigé par Hamon Barbier, souligne que les morts, de toute antiquité, firent l’objet d’un culte : « ainsi dans la nation païenne des Scythes, dont Trogue Pompée, et son abréviateur Justin, de même que Valère Maxime ont, entre autres choses, rapporté qu’ils vénèrent les sépulcres des ancêtres à l’égal des autels des dieux »32 . Cette inclination « historienne » a renforcé chez Hamon Barbier son souhait de donner un bréviaire à son diocèse : il rapporte qu’en l’absence d’un tel ouvrage, l’office divin, ou mieux dit les heures canoniales, ne sont pas récités convenablement, sinon même pas du tout, en Léon ; et de stigmatiser l’incurie pour ne pas dire l’ignorance de ses prédécesseurs, qui ont négligé de donner un bréviaire, ou imprimé ou manuscrit, à l’usage de l’Eglise locale. Une telle lacune est insupportable « dans un diocèse très célèbre et fort renommé entre les [diocèses] armoricains » ( in tam percelebri ac inter Armoricas famatissima diocesi ) et c’est pour la combler qu’il livre à l’impression un bréviaire « illustré des légendes de très nombreux saints » (plurimorum sanctorum legendis illustratum ), compilation pour laquelle il déclare avoir reçu « le concours de deux chanoines de Léon et non des moindres, maîtres François Le Veyer et Guillaume Fougay » (inter canonicos Leonenses non infimorum, domini quidem Francisci Veyerii et Guillermi Fugerii auxilio collectum )33 . Eu égard à la place donnée à saint Armel dans le bréviaire, soulignons que ces deux chanoines furent l’un et l’autre successivement recteur de Plouarzel 34 .

27 Ibidem , p. 38. 28 Ibid , p. 48. 29 Ibid , p. 45. 30 Ibid , p. 52. 31 Nous traduisons nous même le passage en question, à partir du texte latin donné par L. Delisle, « L’ancien bréviaire de Saint-Pol-de-Léon », p. 538. 32 L. Le Guennec, Une famille de la noblesse bretonne …, p. 44-45. 33 L. Delisle, « L’ancien bréviaire de Saint-Pol-de-Léon », p. 539. 34 L. Le Guennec, Une famille de la noblesse bretonne …, p. 45 ; J. Le Hir, « Le bréviaire de Saint-Pol-de- Léon de 1516… », p. 400.

11 Si l’on croit Hamon Barbier, il n’existait pas avant l’édition de 1516, de bréviaire, manuscrit ou imprimé, pour le diocèse de Léon : ce qui revient à dire que le bréviaire manuscrit dit de Landerneau du XV e siècle, si son origine et sa datation sont confirmées, constitue une tentative locale, isolée et « officieuse ». Est-ce trop solliciter le texte de l’épître dédicatoire, toute empreinte de fierté léonarde, en supposant l’existence antérieure de bréviaires diocésains à Quimper (imprimé) et à Tréguier (manuscrit), alors que le diocèse de Léon, si célèbre et si renommé en Bretagne, en était démuni, faute aux prédécesseurs du chanoine Barbier « d’avoir pris jusqu’à présent le soin de faire imprimer ou écrire à cet usage un bréviaire selon la coutume de notre église » ( qui breviarium secundum communem ecclesie nostre consuetudinem nec imprimi, nec scripto redigi ad hec usque tempora unquam curavere ) ?

Mais il est temps d’examiner rapidement le contenu hagiographique du bréviaire imprimé de Léon de 1516 pour s’efforcer de reconnaître quelques unes des sources auxquelles ont puisé ses compilateurs. Surtout, il nous paraît important de s’interroger sur la provenance de certains de ces textes, ou du moins sur la localisation originelle de leurs sources, car, à la suite du chanoine (anglican) Gilbert H. Doble, on s’est souvent interrogé sur le développement à cette époque de possibles échanges littéraires avec la Grande- Bretagne, en particulier avec le Cornwall, échanges renforcés par des pèlerinages venus d’outre-Manche, aussi tardifs que celui de 1537 à Tréguier : le chanoine Doble a insisté, à propos de l’office de saint Sulian tel qu’il figurait dans le bréviaire 35 , sur « les différents efforts des chanoines de Léon pour fournir la biographie d’un saint honoré dans leur diocèse, mais dont on ne savait rien, en l’identifiant avec quelque saint renommé d’Irlande ou de Grande-Bretagne »36 ; le même phénomène s’observerait dans le cas de saint Sané, identifié avec saint Senan, dont une vita a été conséquemment introduite dans le bréviaire37 , de même que pour saint Caradec, doté d’une vita adaptée à partir d’un texte d’origine irlandaise selon, comme le souligne à nouveau le chanoine Doble, « la pratique favorite des hagiographes léonards, quand ils ne pouvaient rien trouver au sujet d’un de leurs propres saints, de lui attribuer une Vie irlandaise »38 . Les assertions du chanoine Doble ont été prises en compte par Bernard Merdrignac, qui pour sa part, préfère reconnaître, à propos de l’office de saint Sulian, une marque du « respect du rédacteur du bréviaire de Léon pour les anciennes traditions britanniques », quand bien même celles-ci « semblent bien pourtant n’être pour lui que lettres mortes » : il est en effet manifeste que, si le texte du bréviaire a conservé des traditions, depuis perdues

35 G.H. Doble, “Saint Sulian, Founder of Luxulyan Church (?)” dans The Saints of Cornwall . Cornish Saints Series, rééd. Truro-Oxford, vol. 5 (1970), p. 124-125 (d’après ms. Paris, BnF, fr.22321, p. 730). 36 Ibidem , p. 113, 37 Le P. Grosjean a donné dans Anal. Boll ., t. 66 (1948), p. 225-228, une édition de la vita de saint Senan, évêque irlandais [BHL 7574 b] telle qu’elle figure dans le bréviaire imprimé de Léon de 1516, dont s’était servi Albert Le Grand pour composer une notice sur saint Sané, présenté comme le patron de l’actuelle commune nord-finistérienne de Plouzané. Cette vita est un abrégé en prose de la vita rythmica publiée pour la première fois par J. Colgan en 1645 ; elle ne présente aucun caractère léonard, ni même breton, et Albert Le Grand s’est simplement contenté d’ajouter à la biographie de son héros « la tradition qu’on en a en la paroisse de Plousané ». 38 G.H. Doble, « Saint Carantoc, Patron of Crantock », dans The Saints of Cornwall , vol. 4 (1965), p. 46.

12 outre-Manche, relatives à saint Tysilio, son auteur n’en percevait probablement plus tout à fait la portée. Il en va de même pour ce qui concerne la biographie de saint Caradec, dont les trois courtes leçons dans le bréviaire imprimé de Léon de 1516 [BHL 1560] 39 , qui font la part belle à la rencontre en Irlande avec un saint lépreux du nom de Ténénan, démarquent en l’abrégeant de beaucoup, une vita galloise de saint Carantoc et constituent, selon Bernard Merdrignac, « un indice supplémentaire de la curiosité, ou du moins du respect du clergé léonard du bas Moyen Âge pour les traditions panceltiques antérieures »40 ; cette suggestion pourrait d’ailleurs être étendue au clergé trégorois, comme en témoigne à la date du 16 mai, dans le calendrier du bréviaire manuscrit de Tréguier, la mention sancti Uarandoci 41 : malgré la coquille initiale, nous pouvons y reconnaître le nom de saint Carantec, préféré ici à celui de saint Caradec 42 . Nous y reviendrons.

Saints rois Observons que les saints rois bretons, dont le culte a pourtant connu un véritable envol aux derniers siècles du Moyen Âge, sont presque complètement ignorés du bréviaire léonard : saint Mélar a son office particulier, mais le père de ce dernier, saint Miliau, qui figure dans le calendrier du bréviaire de Tréguier, fait défaut, de même que les rois « historiques » Judicaël et Salomon. L’absence de ces derniers est d’autant plus remarquable que des traditions ayant cours à la fin du Moyen Âge les rattachaient au Léon et plus précisément à Brest et à ses environs immédiats ; mais ces traditions ne donnaient pas vraiment une image « positive » de la cité du Ponant, ce qui explique peut-être le silence du bréviaire : saint Judicaël aurait ainsi subi de la part des habitants de la région de Brest alors encore païens des vexations et des tortures qui avaient appelé sur toute la population locale l’excommunication par les autorités religieuses ; cette véritable malédiction s’était reportée sur leur descendance et, vers 1475 encore, occasionnait une étrange épidémie dont les Brestois de l’époque demandaient d’être délivrés en sollicitant du Pape la levée de l’anathème qui avait frappé leurs aïeux 43 . L’autre tradition, rapportée dans le Chronicon Briocense , concerne l’assassinat de Salomon près du château de Brest, au lieu que l’on appelle depuis Merzer Salaun, c'est-à-dire le martyrium de Salomon (Salomon rex religiosissimus crudeliter ab impiis apud oppidum quod dicitur Bresta… Unde et locus in quo occisus est, usque in hoc die Merzer Salaun, id est Martyrium Salomonis nuncupatur )44 .

39 A. de La Borderie, « Les deux saints Caradec. Légendes latines inédites avec traduction française », dans Mélanges historiques, littéraires et bibliographiques publiés par la Société des bibliophiles bretons , t. 2, Nantes, 1883, p. 210-215. 40 B. Merdrignac, « Les origines bretonnes dans les leçons des bréviaires des XV e-XVI e siècles », p. 298-299. 41 Le calendrier indique l’existence de 9 leçons pour l’office du saint ; mais faute d’avoir consulté le bréviaire, nous ne savons pas s’il s’agit de leçons propres et, le cas échéant, si elles diffèrent ou non des 3 leçons que le bréviaire imprimé de Léon de 1516 consacre à saint Caradec. 42 F. Duine, « Inventaire liturgique de l'hagiographie bretonne », p. 229. 43 H. Waquet, « Une épidémie étrange à Brest vers 1475 », dans MSHAB , t. 35 (1956), p. 61-62. 44 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire de Bretagne , t. 1, Paris, 1742, col. 41. Il s’agit de l’actuelle commune finistérienne de La Martyre.

13 On retrouve Brest également au cœur de la vita de saint Budoc, dont tous les critiques modernes s’accordent à dire qu’il s’agit d’une composition tardive 45 . L’hagiographe fait de son héros le petit-fils d’un certain « roi des Bretons, dans le Léon, que l’on appelait le roi de Brest » ( rex Britonum apud Leoniam, qui vocabatur rex de Brest ) et auquel était advenue une aventure similaire à celle du roi Caradoc de Vannes dans le Livre de Caradoc : le rôle central de Guinier, épouse du roi de Vannes et amputée d’un sein pour libérer son mari d’un ensorcellement, est ici joué par sainte Azénor, fille du roi de Brest, subissant la même mutilation mais par amour filial, et bientôt la mère du futur saint Budoc ; l’histoire à proprement parler de ce dernier est un résumé assez sec dont le volume ne représente pas le tiers du total de l’ouvrage. Sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui et qui résulte donc d’un amalgame entre des traditions distinctes, dont celle d’une prothèse de sein en or qui se retrouve aussi dans la légende léonarde de sainte Guen, la mère de saint Guénolé 46 , cet ouvrage est un document littéraire très intéressant qui mériterait une édition critique. Les bollandistes font référence à celle du bréviaire imprimé de Quimper dont ils détiennent l’unique exemplaire subsistant [BHL 1478] : le texte de la vita de saint Budoc y paraît identique à celui du bréviaire de Léon que A. de Barthélemy a publié en même temps que celui du

45 F. Duine, Memento des sources hagiographiques de l'histoire de Bretagne , Rennes, 1918, p. 307-308 ; L. Fleuriot , Les origines de la Bretagne , 2 e éd., Paris, 1982, p. 270 ; B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VII e au XV e siècle , t. 1, s.l., 1985 (Dossiers du Centre régional archéologique d’Alet, H), p. 64. 46 Albert Le Grand nous raconte la vie de saint Guénolé selon une tradition visiblement léonarde, inconnue des moines de l'abbaye de Landévennec et très divergente de ce que rapporte la vita du IX e siècle sur les lieux où se déroulèrent l'enfance et l'éducation du saint ; en particulier, il nous apprend que Fragan et Guen après leur mariage « se retirèrent en leur gouvernement [des comtez de Léon et Cornouaille] et bastirent en la paroisse de Plou-Kin, diocèse de Léon, un beau chasteau qui, du nom de la dame, fut nommé Les-Guen, où ils firent leur ordinaire résidence. La seconde année de leur mariage, Dieu leur donna un beau fils que Guen mist au monde audit chasteau de Les-guen, et fut nommé sur les sacrez fonds Guennolé... » Dom Noël Mars, le premier historien de Landévennec (en 1648), qui n'était pas tendre pour le travail du dominicain, fut bien obligé de reconnaître en l’occurrence « la vérité de la tradition qui dict que le chasteau de Les-Guen qui est dans le Léonnois estoit des appartenances de Fragan, lequel fut ainsi nommé à raison de sa femme Blanche, car Les en bas breton signifie cour et gwen blanc, comme qui dirait la cour de Blanche ». La tradition sur laquelle a fait fond Albert Le Grand devait être d'ailleurs définitivement consacrée par un tableau, conservé au château de Lesven en Plouguin, qui représente la double filiation spirituelle unissant Corentin à son élève Guénolé et celui-ci à un religieux du XVII e siècle, peut-être dom Michel Le Nobletz. Ce tableau fut probablement exécuté à la commande de Jean Le Ny, sieur de Lesguen ; et l’on pense que le commanditaire et sa femme Anne Gourio ont servi de modèles pour personnifier saint Fragan et sainte Guen. Si cette personnification demeure problématique, il paraît acquis en revanche que Jean Le Ny, descendant de la famille de Lesguen, revendiquait d'être issu de sainte Guen comme en témoigne sa devise héraldique « Mamelle d'or » sur le tableau : en effet, sainte Guen passait pour avoir été dotée d’un troisième sein (en or) qui lui avait permis d’allaiter ensemble ses trois fils Guénolé, Jacut et Guézennec. Cette tradition léonarde était en tout cas déjà connue de Pierre Le Baud qui la rapporte dans la première version de ses Chroniques , soit avant 1480 : cette date constitue donc le terminus ad quem de l'apparition de la fable généalogique en question. Quant à son terminus a quo , il peut être fixé avec assez de vraisemblance, et suivant le principe incontestable que la légende n'a certainement pas précédé l’apparition du lignage concerné, à l'époque où il est fait mention du premier membre connu de la famille de Lesguen : il s'agit en l'occurrence d'un nommé Guillaume qui vivait dans la seconde moitié du XIV e siècle.

14 bréviaire de Dol 47 . Il faut mentionner, antérieurement à la traduction partielle qui a paru en 1985 48 , celle que le même érudit avait donnée du texte contenu dans le Chronicon Briocense 49 . L’époque à laquelle a été compilée cette chronique constitue d’ailleurs le terminus ad quem de l’amalgame dont nous avons parlé, soit la charnière entre le XIV e et le XV e siècle ; quant à son terminus a quo , il n’est certainement pas antérieur à la fondation en 1202 de l’abbaye de Beauport, près de Paimpol, comme le conjecturait déjà dom Lobineau 50 .

Evêques de Léon Nous avons vu que figurent au calendrier les noms de plusieurs saints mentionnés dans un catalogue épiscopal de Léon explicitement allégué par Albert Le Grand pour sa pertinence, en l’occurrence celui qui lui avait été communiqué par Roland de Poulpiquet, sieur de Feunteun-Speur, chantre et chanoine de Léon 51 : il s’agit de saint Goëznou, de saint Goulven, de saint Jaoua et de saint Ténénan, lesquels faisaient d’ailleurs partie du « sanctoral bas breton » dont nous avons parlé. Leur notoriété relative est peut-être liée au fait qu’un membre du clergé léonard, à l’extrême fin du XII e siècle, a souhaité donner à son Eglise le catalogue épiscopal qui lui faisait jusque là défaut, enrichi des gestes des différents prélats qui s’étaient succédé sur le siège de saint Paul Aurélien 52 . Les actes de saint Goëznou, copiés sur le bréviaire de Léon de 1516 53 par les bénédictins et qui ont été publiés par les bollandistes [BHL 3609] d’après leur propre collation de la même source 54 , « sont sans aucun doute apparentés »55 à la vita de saint Goëznou [BHL 3608], laquelle est d'ailleurs moins une vita qu'un résumé d'histoire de Bretagne 56 et qui nous a été conservée par Pierre Le Baud dans son cahier de notes 57 . En l'occurrence, il est clair que le rédacteur du bréviaire fit exactement le choix inverse de celui effectué par Le Baud : ce dernier, parce qu’il raisonnait en historien, avait seulement retenu de sa source les éléments externes à la biographie du saint, notamment « dédicace, description des lieux, rappel de l'histoire et des héros locaux» ; tandis que l’auteur du bréviaire s’est

47 A. de Barthélemy, « La légende de saint Budoc et de sainte Azénor », dans MSECDN , t. 4 (1866), p. 248- 251. 48 Gw. Le Menn, La femme au sein d’or , s.l., 1985, p. 21-24. 49 A. de Barthélemy, « La légende de saint Budoc et de sainte Azénor », p. 235-248. 50 Dom Lobineau, Vies des saints de Bretagne ,Rennes, 1725, p. 127. 51 A. Le Grand, Les Vies des saints de la Bretagne armorique , 4 e éd., Brest-Paris, 1837, p. 381, 409 et 664. Roland de Poulpiquet fut également recteur de Sizun et, à ce titre, obtint une copie de la vita originale de saint Suliau conservée dans l’église de Saint-Suliac ( Ibidem , p. 608). 52 Un grand nombre de constatations plaide en faveur de l’attribution des vitae des saints Goêznou, Goulven et Ténénan, dont nous n’avons plus que des vestiges, ainsi que de celle perdue de saint Jaoua, au futur chroniqueur et chantre de Philippe Auguste, Guillaume le Breton. 53 Ms. Paris, BnF, fr. 22321, p. 733. 54 Act. SS , Oct ., XI, p. 691. 55 C. Sterckx et Gw. Le Duc, « Les fragments inédits de la Vie de saint Goëznou », dans AB , t. 78 (1971), p. 277-278. 56 Gw. Le Duc, « L’ Historia britannica avant Geoffroy de Monmouth », dans AB , t. 79 (1972), p. 822. 57 Voir supra note 23. L’édition déficitaire par A. de La Borderie (« La Vie inédite de saint Goëznou », p. 228- 233, avec traduction) a été complétée par C. Sterckx et Gw. Le Duc (« Vie de saint Goëznou », p. 279-283, avec traduction).

15 intéressé aux seuls événements de l'existence de Goëznou, en ne poursuivant pas d’ailleurs au-delà des circonstances de la fondation par le saint d’un monastère à Landa (aujourd’hui la commune finistérienne de Gouesnou). Comme les deux textes ont toute une large partie en commun, il est vraisemblable qu’ils dérivent, au moins indirectement, d’une même source. A. Le Grand a lui aussi consulté cette source, du moins celle à laquelle avait puisé Le Baud ; de surcroît il nous a transmis les différents épisodes postérieurs de la vie du saint — relatifs à son épiscopat, à son décès accidentel à Quimperlé et à la translation de ses reliques — dont ne souffle mot le rédacteur du bréviaire de Léon. Enfin, Albert Le Grand nous rappelle expressément que saint Goëznou avait été omis par tous les catalogues épiscopaux de ce siège, sauf par celui du prieuré de Lochrist, ancienne abbaye, sur lequel Roland de Poulpiquet avait ensuite dressé son propre catalogue. La vita de saint Goulven a été publiée par A. de La Borderie [BHL 3610] 58 d’après la copie 59 que les bénédictins ont eux-mêmes transcrite à partir des papiers du père Du Paz 60 , lequel avait travaillé sur un ouvrage manifestement plus étendu 61 ; les Mauristes ont ensuite collationné ce texte avec celui des 9 leçons qui figuraient dans le bréviaire 62 . La vita de saint Jaoua donnée en 1668 par les bollandistes [BHL vacat] 63 paraît quant à elle avoir été reprise de la composition tardive d’Albert Le Grand, par le biais d’une traduction latine due à J. Colgan. On y trouve néanmoins un certain nombre de détails dont on peut supposer qu’ils ont été effectivement empruntés par le dominicain aux sources plus anciennes que celui-ci a alléguées, en particulier les 9 leçons de l’histoire du saint telles qu’elles figuraient dans le lectionnaire hagiographique de la cathédrale de Léon . En revanche, le bréviaire imprimé de 1516 ne donnait pour l’office du saint que les leçons du commun d’un évêque 64 .

58 A. de La Borderie, « Saint Goulven. Texte de sa Vie latine ancienne et inédite. Avec notes et commentaire historique », dans MSECDN , t. 29 (1891), p. 216-228. 59 Ms. Paris, BnF, fr. 22321, p. 627 et sq.. 60 Haec exscripserat P. Du Paz (A. de La Borderie, « Saint Goulven », p. 228). 61 Y. Morice, La Vie latine de saint Goulven. Transcription. Traduction. Commentaires. (Mémoire de maîtrise sous la direction de Bernard Merdrignac, Rennes, 2000), p. 31-32. 62 Breviarium antiquum Leonense habet de S. Golvino IX lectiones que sic incipiunt : « Fuit in diebus illis vir quidam Glandanus nomine » et caetera ut supra (A. de La Borderie, « Saint Goulven », p. 228). 63 Act. SS, Mart., I, p. 139. 64 Comme le contexte « féodal » du récit rapporté par Albert Le Grand est très marqué — notamment ce qui concerne les péripéties d’un conflit entre les moines de Landévennec et leurs puissants voisins, les seigneurs du Faou, conflit qui aurait finalement abouti à la fondation de l’abbaye de Daoulas — il faut en déduire que les leçons du lectionnaire de Léon reproduisaient l’essentiel d’une vita ancienne du saint : celle-ci, selon B. Merdrignac qui adopte en l’occurrence les conclusions de J.-L. Deuffic, « serait l’œuvre d’un chanoine de l’abbaye Notre-Dame de Daoulas qui, dans la seconde moitié du XIII e siècle, cherchait à discréditer la famille du Faou au profit de celle de Léon, bienfaitrice de son abbaye ». Nous sommes pour notre part extrêmement tenté de mettre en relation cette éventuelle vita avec les *Gesta episcoporum Leonensium dont nous avons déjà supposé l’existence et que nous croyons avoir été composés à l’extrême fin du XII e siècle : l’auteur des vitae de saint Goëznou, saint Goulven, saint Ténénan — auteur qu’un grand nombre d’indices permet d’identifier avec assez de vraisemblance au futur chroniqueur Guillaume le Breton — cherchait alors à compléter et à documenter l’embryon de catalogue épiscopal de Léon donné par Wrmonoc dans la vita de saint Paul Aurélien ; or l’hagiographe carolingien désigne expressément Jaoua comme le premier successeur de Paul Aurélien. Par ailleurs, on connaît — principalement grâce à Guillaume le Breton — les rapports souvent ambigus, parfois conflictuels, qu’ont entretenus les ex-

16 Saint Ténénan nous ramène au cœur de la problématique des sources du bréviaire et, en particulier, sur l’hypothèse d’une étape par le Cornwall. A. de La Borderie a publié un court extrait de la vita de ce saint [BHL 7999] 65 : là encore, il s’agit d’une copie réalisée par les bénédictins 66 à partir des papiers de Du Paz 67 , puis collationnée avec les leçons du bréviaire imprimé de Léon 68 . Le personnage dont il est question dans ce texte n’a en tout cas rien à voir avec celui qui figure dans la courte biographie de saint Caradec : d’abord il n’y est pas question de l’Irlande, mais de la naissance et de l’éducation du saint dans l’île de Bretagne puis de son passage en Bretagne continentale ; ensuite le saint n’est pas affligé de la lèpre et son parcours, qui l’amène de l’ascèse érémitique aux responsabilités épiscopales, correspond à un schéma biographique largement éprouvé, absolument conforme en l’occurrence à celui qui s’observe notamment dans la vita de saint Goulven. Enfin, le personnage porte deux noms, Ténénan alias Tinidor, comme il est indiqué explicitement dès le début du texte 69 ; par la suite, Tinidor est employé par deux fois en lieu et place de Ténénan, ce qui est probablement la marque que, dans la tradition manuscrite de ce texte, un transcripteur a suivi, à un moment, une source qui mentionnait le seul nom de Tinidor. Le problème est donc posé de l’existence de deux saints distincts, Ténénan et Tinidor, éventuellement dotés de deux biographies distinctes, mais dont on peut penser, compte tenu de la parenté stylistique de ces dernières, qu’elles étaient sorties de la plume d’un seul et même auteur. Ténénan était, selon cet hagiographe, le fondateur d’un ermitage nommé en mémoire de lui Lantinidor, dans la vallée de l’Elorn, en un lieu proche de l’endroit où la marée vient remplir le lit de la rivière 70 . Contrairement à ce qui est encore dit parfois, il ne s’agit pas de Landerneau, mais d’un endroit situé un peu plus en aval : Albert Le Grand, qui connaissait les leçons relatives à saint Caradec et la biographie de saint Ténénan alias Tinidor et qui s’est efforcé de concilier l’ensemble sans doute à l’aide de documents depuis disparus, car il désigne constamment Ténénan comme le disciple de saint Karentec , semble pencher pour sa part pour une localisation de cet ermitage avec Illis-Goëlet-Forest, prieuré de Saint-Mathieu de Fine-Terre, aujourd’hui la Forêt-Landerneau 71 , avis partagé par la critique historique moderne ; mais le nom même de saint Tinidor pourrait à l’évidence constituer une réfection relativement tardive à partir à partir d’un toponyme

vicomtes de Châteaulin, devenus vicomtes du Faou, avec les vicomtes de Léon, durant la seconde moitié du XII e et les deux premières décennies du XIII e siècle ; or l’abbaye de Daoulas a bénéficié pendant la même période de la sollicitude des deux dynasties vicomtales. 65 A. de La Borderie, Histoire de Bretagne , t. 1, p. 496, n. 1. 66 Ms. Paris, BnF, fr. 22321, p. 723 et sq. 67 Haec ex schedis P. Du Paz (Nous devons la communication de ce texte à notre ami, le regretté Gw. Le Duc, dont nous respectons la transcription). 68 Vetus Breviar. Leon. eadem habet IX lectionbus usque ad Ep[iscop]atum sancti. . 69 Tenenanus qui & Tinidorus tempore quo Britones utramque Britanniam obtinebant in Majori Britannia quae nunc patria Saxonum a Britonibus appellatur, exitit oriundus . 70 Aedificavit cellulam in loco qui ob ejus memoria Lantinidor appellatur non procul ab alveo Ylorne fluminis, quem implet quotidie maris fluxus. 71 A. Le Grand, Les Vies des saints de la Bretagne armorique , p. 403-404.

17 *Nant Enoder, lui-même formé avec le nom d’un saint Enoder, dont l’unique attestation est cornique 72 .

Saint Suliau La problématique relative à saint Suliau a fait l’objet récemment de deux études particulière : celle du regretté Hubert Guillotel, qui a placé l’histoire des origines du prieuré de Saint-Suliac sous le quadruple éclairage de l’archéologie, de la diplomatique, du droit et de l’hagiographie 73 , et celle de M. Bernard Tanguy qui s’est intéressé à l’ancienneté des cultes des saints Sulien, Suliau et Sulin en Bretagne 74 , soulignant au passage que les noms Suliavus et Sulinus , les plus anciens mentionnés dans les documents liturgiques et hagiographiques, se sont finalement imposés tardivement au détriment de celui de saint Sulian, notamment à Sizun, devenu le chef-lieu léonard du culte de saint Suliau 75 . De fait, c’est saint Sulian dont la vita [BHL vacat] figurait dans le bréviaire imprimé de Léon de 1516 où l’ont copiée les bénédictins bretons 76 , transcription tardive qui a servi à G. H. Doble pour sa propre édition 77 . La vita en question figurait également, avec celles des saints Ronan, Hervé, Ténénan, Mélar, Goëznou et Iltut et la translatio de saint Matthieu dans un recueil hagiographique d’origine léonarde, non localisé avec certitude (Notre- Dame du Folgoët ou Saint-Mathieu-de-Fine-Terre ?) et dont Pierre Le Baud nous a conservé quelques extraits 78 . Albert Le Grand signale quant à lui avoir recueilli les éléments de sa propre biographie de saint Suliau ou Syliau « des anciens légendaires manuscrits des églises cathédrale de Léon et collégiale du Folgoët qui en ont amplement l’histoire en 9 leçons, conforme à l’original de sa vie, gardé en son église de Saint-Suliau-sur-Rance ». Pour les critiques modernes, la vita du saint résulte donc de la combinaison tardive d’une ancienne biographie rédigée au XII e siècle à Saint-Suliac et dont une version abrégée était donnée, sous le nom de saint Sulin, dans le bréviaire imprimé de Saint-Malo de 1537 79 , avec un texte hagiographique d’origine galloise relatif à saint Tysilio 80 , qui pourrait avoir inspiré le poème en gallois composé vers 1150 par le célèbre Cynddelw 81 ; mais il reste encore à déterminer les raisons et les circonstances de cette éventuelle combinaison. On peut en tout cas exclure qu’elle soit l’oeuvre des compilateurs du bréviaire imprimé de Léon, car il ne fait pas beaucoup de doute que cette vita figurait déjà dans le livre

72 N. Orme, The Saints of Cornwall , Oxford, 2000, p. 114. 73 H. Guillotel, « Saint-Suliac : rencontre de l’archéologie, de la diplomatique, du droit et de l’hagiographie », dans MSHAB , t. 76 (1998), p. 5-25. 74 B. Tanguy, « De l’ancienneté des cultes des saints Sulien, Suliau et Sulin en Bretagne », dans BSAF , t. 128 (1999), p. 218-222. 75 Ibidem, p. 222. 76 Ms. Paris, BnF, fr.22321, p. 730. Mais c’est bien saint Suliau au calendrier. 77 Voir supra n. 35. 78 Ms. Rennes, archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 46-50. 79 Ce bréviaire, anciennement conservé à la bibliothèque municipale de Saint-Malo, a malheureusement été détruit lors des bombardements de 1944. 80 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine... , t. 1, p. 67 ; 81 M. Owen, « Trois poèmes en gallois sur des saints gallois liés à la Bretagne », dans Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques, Kreiz 2 (1993), p. 202.

18 liturgique léonard dont Le Baud a eu connaissance, comme il peut se vérifier par les quelques lignes qui en ont été transcrites 82 . Du reste, nous pouvons également nous interroger sur le lieu où aurait pu intervenir ce travail de « refonte » et, aussi bien, tourner nos regards vers Saint-Malo, car, finalement, c’est le bréviaire de ce diocèse qui, en 1537, assimile saint Sulin à saint Tysilio ; mais au fait, sommes-nous vraiment sûr qu’il a été procédé à une telle combinaison de sources ou de textes ? L’abbé Duine le dit, mais attribue cette sorte de cuisine à Albert Le Grand, ce qui est impossible. Le chanoine Doble reprend l’idée à Duine, mais y voit le travail des compilateurs du bréviaire imprimé de Léon de 1516 : là encore, ce n’est pas possible. Nous adopterons comme conclusion provisoire la constatation de Morfyyd Owen : « Le rédacteur des vies de saint Suliau et le poète gallois Cynddelw dépendaient de la même source d’informations. Sans ce poème, nous n’aurions aucune preuve qu’aucune vita ait jamais existé au pays de Galles. Sans les documents bretons, nous n’aurions aucune idée de la nature de cette vie »83 . Enfin, relativement à la biographie originelle du saint honoré à Saint-Suliac, nous croyons qu’à l’instar de celle de saint Patern, elle illustrait avant tout les tensions entre Dol et certains de ses suffragants et cherchait de promouvoir l’idée que saint Samson lui-même avait consenti en son temps à reconnaître l’autonomie du siège d’Alet ; de même, ce texte (ou plutôt son palimpseste de 1537) nous semble faire allusion à des conflits avec certains potentes locaux, qui pourraient bien avoir été les membres de la dynastie seigneuriale de Dinan. D’autres indices enfin nous permettent de situer la composition de cette vita sous l’épiscopat de Donoal, probablement à l’initiative de ce prélat et peut-être même sous sa dictée 84 ; mais il ne fait en tout cas aucun doute pour nous que le lieu portait déjà à l’époque le nom de *Saint Siliau, comme l’a bien montré B. Tanguy 85 , dont la forme Sulian ( Sulianus ), rencontrée dans les chartes de la première moitié du XII e siècle, pourrait bien simplement transposer la prononciation nasalisée.

Saint Carantec Nous terminerons ce rapide examen de quelques unes des pages du bréviaire imprimé de Léon de 1516 par saint Carantec (Karentec , comme l’orthographie Albert Le Grand, qui le présente comme le maître de saint Ténénan) dont le dossier hagiographique a fait l’objet d’une étude minutieuse, mais pas assez conclusive à notre goût, par M. André Delalonde. Plusieurs hypothèses de ce chercheur méritent l’attention, notamment celle qui permet d’identifier le saint avec un certain abbé Carantocus , célébré pour son soutien à saint Colomban dans la vita de ce dernier par Jonas de Bobbio : le culte de ce Carantec aurait pu ainsi être introduit en Bretagne par saint Malo revenant lui-même de visiter saint Colomban, car l’on trouve effectivement mention dans l’œuvre hagiographique de Bili d’une « terre de saint Carantoc » apparemment dépendante de la mense épiscopale 86 ; mais ce sont surtout les rapports entre Carantec et Ténénan, présenté comme son disciple dans la tradition hagiographique postérieure à Albert Le Grand, qui peut-être nous permettent

82 Ms. Rennes, archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 47. 83 M. Owen, « Trois poèmes en gallois », p. 209. 84 Ces hypothèses seront détaillées dans un travail spécifique sur la vita de saint Suliau. 85 B. Tanguy, « De l’ancienneté des cultes des saints Sulien, Suliau et Sulin en Bretagne », p. 219. 86 A. Delalonde, « A la recherche de saint Carantec », p. 497-499.

19 d’appréhender le rôle attribué au premier de ces deux saints. Cependant, il faut d’abord nous mettre d’accord sur le nom du saint et les circonstances de la composition de sa vita .

A l’occasion d’une étude spécifique, A. de la Borderie a donné une nouvelle édition de la vita de saint Caradec contenue dans le bréviaire de Léon [BHL 1560] 87 et publié l’extrait de la vita des saints Jacut et Guézennec où apparaît un personnage homonyme 88 . Or, la vita de saint Caradec proprement dite entretient avec celle, galloise, d’un certain Carantec ( Carantocus ) alias Cernath ( Cernathus ) [BHL 1562-1563] dont tout à la fois elle abrège et complète le texte, des liens étroits assez difficiles à démêler : pour A. de La Borderie, le premier de ces deux textes est « un document historique des plus anciens, antérieur au IX e siècle et peut-être au VII e », maladroitement interpolé au XII e siècle « pour tenter d’y rattacher la légende, bien plus récente dans sa forme, d’un saint Cernath appelé aussi Carantec, dont le fond diffère essentiellement de celle de saint Caradec »89 . La critique moderne résumée par B. Merdrignac voit au contraire dans la vita de saint Caradec « un remaniement à usage léonard de la vita galloise »90 . Tandis que l’auteur de la vita de saint Carantec raconte une anecdote qui met en scène le célèbre Arthur et que passe sous silence l’hagiographe de saint Caradec, ce dernier auteur rapporte sur l’apostolat de son héros trois épisodes, explicitement localisés en Irlande, que l’hagiographe de saint Carantec a, de son côté, omis : la conversion d’un tyrannus nommé Dulcemius , le miracle de l’arbre lors de la construction du monastère et surtout la rencontre de Caradec avec saint Ténénan, lequel fut en cette occasion miraculeusement guéri de la lèpre. Or, comme nous l’avons dit, depuis la toute fin du XII e siècle, saint Ténénan disposait d’une biographie léonarde qui le disait originaire de Grande-Bretagne et devenu évêque de Léon. Cette discordance peut s’expliquer de plusieurs manières : - L’hagiographe de saint Caradec ignorait tout du saint Ténénan léonard parce qu’il écrivait hors du Léon, sinon hors de Bretagne, ou parce qu’il écrivait avant que le culte léonard de saint Ténénan n’eût été ornementé d’une vita , ou encore les deux à la fois. - Ou bien encore le biographe nécessairement léonard de saint Ténénan a préféré occulter le travail d’un compatriote, parce que l’Irlande avait à son époque passé de mode en Bretagne continentale. - Ou bien enfin, cette vita de saint Caradec est effectivement dérivée au moins partiellement de la légende galloise de saint Carantec ; mais, comme dans le cas de la vita de saint Patern, cet emprunt correspond au retour en Bretagne d’un certain nombre d’éléments continentaux qui avaient passé originellement sur l’île. En outre, la popularité du nom Caradec est certaine en Bretagne vers les XII e-XIII e siècles, car il était attribué au chef breton qui aurait soumis les Armoricains du pays de Vannes au temps de saint Patern, d’après l’hagiographe, probablement insulaire, de ce

87 A. de La Borderie, « Les deux saints Caradec. Légendes latines inédites avec traduction française », dans Mélanges historiques, littéraires et bibliographiques publiés par la Société des bibliophiles bretons , t. 2, Nantes, 1883, p. 210-215. 88 Ibidem , p. 221-226. 89 Ibid. , p. 206. 90 B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine... , t. 1, p. 69.

20 dernier ; et dans un « roman » arthurien composé à la fin du XII e91 ou au début du XIII e siècle 92 , le Livre de Caradoc , dont l’un des épisodes a inspiré l’hagiographe de saint Budoc, le personnage principal, marié à Guinier, porte effectivement le titre de roi de Vannes. Mais nous avons vu, et l’argument est presque dirimant, que c’est sous le nom de Carantec que le saint honoré au 16 mai dans le bréviaire imprimé de Léon, l’était à la même date dans celui manuscrit de Tréguier. Nous admettrons donc que Caradec est un lapsus ou bien au contraire une hypercorrection du nom Carantec par les compilateurs du bréviaire de 1516. Or, un personnage domine la vita de saint Armel dans sa version léonarde donnée par le bréviaire imprimé de 1516 93 : il s’agit d’un certain Carencinalis , cousin de saint Paul Aurélien et membre de l’expédition qui voit le passage d’Armel de l’île de Bretagne sur le continent. J. Loth a indiqué qu’il s’agissait là d’une cacographie pour « Carentmail, mieux Carantmail : *Caranto-maglos »94 . Cette hypothèse qui dispose qu’Armel et Ténénan auraient ainsi partagé le même maître, puisque Carantmail est la forme pleine du nom de Carantec 95 , permet également la reprise en compte d’assez nombreux matériaux épars dans l’ouvrage d’Albert Le Grand et plus particulièrement ce qui concerne les prêtres Senan, Quénan et Armen (ce dernier nom pour Armel ?) présentés, ainsi que le clerc Glanmeus , comme les compagnons de saint Ténénan dans la notice de ce dernier.

AndréAndré----YvesYves Bourgès CIRDoMoC

91 M. Szkilnik, dans D. Régnier-Bohler, La légende arthurienne , p. 431. 92 Gw. Le Menn, La femme au sein d’or , p. 29, § 36. 93 La vita de saint Armel [BHL 679] a été donnée en 1737 par les bollandistes ( Act. SS, Aug ., III, p. 298-299) d’après un bréviaire à l’usage du diocèse de Saint-Malo, imprimé à Paris en 1489. Cette vita se retrouvait avec quelques variantes dans le bréviaire de Rennes, imprimé à Paris en 1514, et dans celui de Léon, où l’ont copiée les bénédictins bretons (Ms. Paris, BnF, fr. 22321, p. 725) : c’est cette transcription tardive qui a servi à S. Ropartz pour sa propre édition en 1864 [BHL 678], dans Notice sur la ville de Ploërmel , p. 163- 174 ; mais il faut mieux aujourd’hui à l’édition procurée par l’abbé Duine, « Saint Armel », dans AB , t. 20 (1905), p. 448-461, qui, outre les textes qui figurent dans les différents missels imprimés de Rennes (en 1492, en 1500, en 1523, en 1531), nous donne celui d’un office du saint dans un bréviaire manuscrit de Rennes du XV e siècle. Pour l’abbé Duine, le bréviaire imprimé de Léon de 1516 a conservé le prototype de la vita de saint Armel et cette hagiographie « est postérieure au XII e siècle » ( Ibidem , p. 463). Compte tenu que l’hagiographe était vraisemblablement un clerc de la Basse-Bretagne, lequel avait en outre une certaine connaissance du pays de Rennes, F. Duine conjecture, même si « rien ne permet de l’affirmer » (Ibid., p. 464), qu’il pourrait bien s’agir d’un certain Guillaume dit de Rennes, moine de Landévennec vers la fin du XIII e siècle. 94 J. Loth, dans RC , t. 22 (1901), p. 111, qui ajoute : « C’est le même nom que Carantmael (pour Carantfael) de l’élégie de Cynddelan ». 95 Ch. de la Lande de Calan, “Mélanges Historiques”, dans RBV , 1908, n°1, p. 204 : « En conséquence, il s’agirait du nom complet de saint Carantoc décrit par l’hagiographe léonard de saint Armel comme un riche laïque qui aurait suivi ce dernier. Albert Le Grand quant à lui identifie Caroncinalis avec l’abbé du monastère insulaire où fut élevé Armel ». Malgré son habituelle sagacité, l’abbé Duine, « Saint Armel », p. 461, ignore le nom de quel personnage pouvait se dissimuler derrière cette évidente cacographie : celui de Carantmail constitue pourtant une solution très acceptable.

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