Une Fête a Venise
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UNE FÊTE A VENISE Venise a été, cet automne, plus belle qu'elle ne fut jamais. En outre de cette fascination qu'elle exerce sur ceux qui rendent visite à la cité enchantée, elle réunissait, ces jours passés, une série d'attractions artistiques et mondaines telle qu'aucune ville du monde ne peut en offrir. Dans une exposition admirable elle a glorifié J. B. Tiepolo, le dernier de ses grands peintres. Par une soirée étonnante, elle a ressuscité ce xvme siècle qui fut la période la plus folle mais la plus brillante de son histoire, période où l'Europe entière se réunissait aux spectacles de la Fenice comme autour des tables de pharaon du Ridotto. Cette résurrection, nous la devons à un homme de goût. Grâce à lui, dans une nuit qui semblait tenir plus du rêve que de la réalité, nous avons vécu quelques heures du xvme siècle, au cours de la plus belle fête que ce siècle ait jamais conçue. Le palais Labia qui en fut le cadre, situé à peu de distance de la gare, en bordure du Cannaregio, le plus large des canaux de Venise après le Grand Canal, est surtout célèbre par l'immense salle que J. B. Tiepolo a entièrement décorée de fresques, prenant comme sujets principaux le Repas offert par Cléopâtre à Marc- Antoine et l'Embarquement de la Reine. Ce palais appartenait autrefois à la famille patricienne des Labia, renommée pour son faste. Ne disait-on pas alors qu'elle ne se servait que de vaisselle d'or ? Il y a une quinzaine d'années, le palais passa entre les mains d'un certain M. Labia à qui sembla peut-être intéressant de profiter d'une homonymie toute accidentelle. Devenu riche par son mariage avec la fille d'un puissant diamantaire du Cap, M. Robertson, le nouveau propriétaire put, aidé des conseils de M. Barbantini, directeur des Beaux-Arts de Venise, acquérir aux ventes de certains palais célèbres (Giovanelli, Donna délie Rose, etc.) des tableaux, meubles, tapisseries de qualité exceptionnelle, introuvables aujour- 734 LA REVUE d'hui. C'est ainsi qu'on peut y voir un grand salon entièrement tendu d'un métrage insolite de velours rouge ancien. Puis, il y a deux ans, M. Labia étant mort, sa femme ayant déclaré qu'elle n'habiterait plus Venise, M. Carlos de Beistegui fut à même d'acqué• rir ce palais alors un peu en délabre et gravement atteint par l'explosion d'un bateau chargé de munitions ; la décoration elle- même de Tiepolo avait souffert. M. de Beistegui était entre tous désigné pour la délicate entreprise de sa remise en état. Grand amateur de choses d'art, curieux averti, chercheur passionné, il affectionne les pièces rares et sait les disposer de façon originale. Expert dans la manière de recevoir, il est de plus un fervent de Venise qu'il habite plusieurs mois par an. Personne ne connaît mieux que lui la ville et ses traditions locales. Pendant deux ans, il a dirigé sans relâche la restauration du Labia et fait venir de son palais de Madrid, demeure de son père, ancien ambassadeur du Mexique, quelques-uns des plus beaux objets qu'il contenait, y ajoutant nombre d'œuvres d'art remarquables, miroirs, tentures, tapisseries, etc. Il constituait ainsi le plus beau cadre pour la fête qu'il s'apprêtait à donner à ses amis en guise de pendaison de crémaillère. La ville de Venise peut être reconnaissante au Mécène d'avoir rendu la vie au palais magnifique mais abandonné, de lui avoir restitué une beauté telle que sans doute il n'en avait jamais connue. Le 3 septembre, vers onze heures du soir, quatre cents gon• doles — toutes les gondoles de Venise ! — amenant les invités, commencèrent d'affluer. Devant le palais illuminé de centaines "de hauts cierges, le débarquement dura une heure et demie, don• nant naissance à l'un des spectacles les plus fascinants de la soirée. Dès cet instant, on quittait la réalité pour entrer dans le rêve. Les masques descendent sur la fondamenta sous les feux des projecteurs et dans les éclairs de magnésium, seules notes modernes de cette féerie nocturne. De chaque côté de l'entrée sont rangés deux bissoni dorés, prêtés par la Municipalité, montés par leurs gondo• liers en costumes traditionnels qui, debout, tiennent leurs avirons verticaux. Des fenêtres des maisons voisines, les curieux applaudissent les masques au passage, crient « Bravo ! Buon divertimento ! Amu• sez-vous bien ! » et dans la foule massée sur le quai jusqu'au Ponte délie Guglie, pont qui traverse le Cannaregio, les acclamations se répondent. UNE FÊTE A VENISE 735 Dès l'entrée dans le vestibule, on est frappé par l'éclat des livrées anciennes que revêtent soixante-quinze valets. Beaucoup de ces livrées sont soit celles de la famille Beistegui, soit celles de familles patriciennes de Venise. Certaines ont une provenance historique curieuse. Le personnel du duc de Hamilton les portait au bal offert par celui-ci, à Bruxelles, en juin 1815, au duc de Wellington, ce bal fameux interrompu soudainement par la nou• velle que Napoléon marchait sur la ville. Carlos de Beistegui accueille ses invités en haut de l'escalier d'honneur. Il porte le costume de procurateur de la ville de Venise, immense perruque descendant bas sur les épaules, vaste cape de soie rouge. Il est juché sur des souliers-échasses qui lui permettent de dominer la foule. De semblables chaussures étaient d'usage au xvine siècle et l'amphitryon n'a eu qu'à reproduire les gravures de mode de l'époque pour en retrouver la forme exacte. Il aban• donna d'ailleurs, les attractions ayant pris fin, ce costume magni• fique mais encombrant et lourd, pour apparaître alors dans un domino de Longhi. La foule des invités circule dans les vastes pièces qui entourent la salle de Tiepolo. On s'accoude aux balcons dont certains donnent sur la place San Geremia, à l'opposé du Cannaregio. Là sont massés quatre mille habitants du quartier — tout ce que la place peut contenir — dont les yeux ne quittent pas la façade du palais. De belles dames du xvme siècle correspondent avec eux, l'une d'elles leur envoie un baiser. Ils répondent par des cris de joie — l'atmosphère de sympathie s'est établie. La gaieté règne dans cette foule à laquelle M. de Beistegui, pour se conformer à une ancienne tradition vénitienne, offre sur la place, éclairée de cordons de lumière jaune, jeux de bateleurs, buffets dressés, tonneaux qui se vident, mât de cocagne, théâtre de marionnettes. Si les journaux ont pu, intentionnellement ou non, se méprendre sur l'opportunité de ce bal, le public vénitien ne s'y méprit pas lorsqu'il appela M. de Beistegui six fois de suite au balcon pour l'acclamer. Vers une heure, les entrées commencent à défiler dans la salle Tiepolo éclairée de la manière la plus ingénieuse par des lustres placés à différentes hauteurs et qui semblent eux-mêmes danser un ballet de lumière. Cléopâtre s'avance la première, les mains appuyées sur deux petits négrillons. Elle est figurée par Lady Diana Cooper ; celle-ci porte un costume exactement copié sur celui dont le peintre a revêtu la reine d'Egypte dans la célèbre 736 LA REVUE fresque sous laquelle elle va se tenir aux côtés d'Antoine (baron de Cabrol). Cléopâtre reçoit les invités. Jamais Tiepolo n'avait rêvé modèle si admirable, jamais beauté suprême n'obtint pareil succès. Le couple est suivi d'un groupe de patriciens et de grandes dames vénitiennes qui prennent place derrière lui sur une estrade. Parmi les entrées somptueuses ou pittoresques, réglées avec la collaboration de Boris Kochno, et que l'on ne saurait toutes citer tant elles furent nombreuses, mentionnons celle du petit Mozart, son minuscule violon sous le bras, celle de J.-J. Rousseau (Emilio Terry). Celle du Temps (duc de la Verdura) accompagné des Quatre Saisons (princesse Colonna, princesse del Drago, prin• cesse Ruspoli, Mlle Consuelo Crespi) toutes si belles qu'on ne savait plus quelle saison préférer ; celle de la Comédie Italienne ; celle du Chevalier d'Eon (comtesse J. de Polignac) dont la grâce et la beauté s'allient à l'adresse d'un épéiste ; celles, d'une incom• parable richesse, de l'Empereur et de l'Impératrice de Chine (M. et Mme Arturo Lopez), hiératiques sous l'or des palanquins ; celle de l'Ange Noir (Leonor Fini) ; celle des géants, d'une char• mante cocasserie ; celle d'une troupe dansante de personnages de Goya qui semblaient descendus de leurs cadres. Enfin, pour clore cette liste par nous si fâcheusement écourtée, celle de la Grande Catherine (princesse Chavchavadzé), parfaite incarnation de l'Impératrice sous son grand manteau de cour bordé d'hermine. L'empereur Pierre III l'accompagne ainsi que de hauts personnages de sa cour, Potemkine (comte de Chambure), l'introducteur des ambassadeurs (Jacques Franck), le Pope (baronne Lo Monaco), etc. Devant Cléopâtre et Carlos de Beistegui, le défilé se prolongea deux heures, puis les invités furent conviés à descendre dans la cour du palais. Celle-ci avait reçu une décoration du goût le plus ravissant. Aux parois, des draperies bleues, des tapisseries enca• drées de larges bordures de feuilles de laurier ; sur le sol une toile peinte reproduisant exactement, en trompe l'œil, le tapis de la Savonnerie de la chambre de Louis XV à Versailles ; il fallait pouvoir danser sur ce tapis. Enguirlandé de fleurs, un immense lustre dessiné par Emilio Terry illuminait l'ensemble. Sur les conseils de Christian Bérard, Jouvet avait autrefois, pour éclairer l'ingénieux décor de Y Ecole des Femmes, accroché des girandoles de carton dans un ciel de toile peinte ; ici le lustre descendait du ciel même de Venise constellé d'étoiles.