MUSICA, décembre 1903, p. 234.

Le théâtre de à Bruxelles représente d’ qu’un terrible accident enleva à l’art, il y a à peine 5 ans. Disciple de César Franck, Ernest Chausson a produit, quoique mort assez jeune, une œuvre considérable: une Symphonie, des poèmes symphoniques (Viviane, Soir de Fête), des mélodies, de la musique de chambre (un sextuor, deux quatuors), de la musique de scène pour la Sainte Cécile de Maurice Bouchor, et pour la Tempête, la Chanson perpétuelle, de la musique de piano, des chœurs (Hymne Védique), enfin le Roi Arthus, dont il écrivit le poème et la musique. Le nom d’Ernest Chausson n’avait pas pu pénétrer la foule, mais sa musique à la fois raffinée et forte, émouvante et subtile, ne tardera pas à lui faire donner la place qu’il mérite auprès du grand public comme auprès des musiciens et des amateurs qui ne lui ménagent pas leur admiration.

La Monnaie de Bruxelles ouvre encore une fois ses portes à un compositeur français. Le Roi Arthus d’Ernest Chausson triomphe sur la scène qui la première accueillit Gwendoline, Fervaal et l’Étranger. Mais cette fois le compositeur n’est hélas plus vivant. C’est à un double sentiment d’admiration et de piété déférente pour une promesse ancienne qu’ont obéi MM. Guidé et Kufferath en montant la nouvelle œuvre, une des plus émouvantes qu’ait produite l’École moderne française. C’est beaucoup de cet enthousiasme, de cette ferveur à fêter une mémoire très chère qui a animé tous ceux qui ont collaboré à réaliser la représentation du Roi Arthus. M. Vincent d’Indy, comme il le fit jadis pour le pauvre Guillaume Lekeu, n’a pas hésité à suspendre ses travaux, à quitter les répétitions de sa propre œuvre à l’Opéra, pour guider de ses conseils éclairés les interprètes de l’œuvre de celui qui fut un de ses plus chers amis. M. Sylvain Dupuis, à qui la musique française doit tant, a fait les études d’orchestre avec une ardeur et une émotion faites de son admiration intime et des ressouvenirs douloureux du passé. M. Duboscq a peint des décors dont chacun est une remarquable œuvre d’art et M. Khnopff a tenu à rendre lui aussi un hommage au musicien disparu en dessinant les costumes si artistiques d’Arthus qui ne compteront pas parmi le moins remarquable de son œuvre.

Les interprètes: Mlle Paquot [Paquot d’Assy], M. Dalmorès, eux aussi, ont donné le meilleur d’eux-mêmes – et M. Albers fait d’Arthus une création remarquable. Quant aux directeurs, qui furent aussi les amis de l’auteur, il n’est plus d’éloges à leur adresser. Chaque première est, chez eux, un geste d’artiste et un acte d’audace. Le succès les en récompense chaque fois.

Le sujet du Roi Arthus est emprunté aux récits de la Table Ronde. Les amours de Lancelot et de Ginièvre [Guinèvre], femme d’Arthus, amours contrariées par la jalousie du traître Mordred, en forment la trame sentimentale.

La figure imposante et sainement douloureuse d’Arthus domine le couple des amants. Cette figure est une des plus belles du théâtre contemporain et sa philosophie, dégagée des terrestres contingences, est d’une pureté et d’une bonté vraiment surhumaines. Ernest Chausson, à la fois poète et musicien dans sa derrière œuvre, a établi son drame avec une MUSICA, décembre 1903, p. 234. surprenante sûreté de main et l’a écrit dans une langue colorée et riche d’images où se décèlent de grandes beautés.

Quant à la musique, elle est bien celle que l’on devait attendre d’Ernest Chausson, artiste à la fois tendre et passionné, épris des combinaisons subtiles et des harmonieux détours. Mais l’on pouvait craindre que son inspiration, jusqu’alors plus particulièrement émue des intimes douleurs, faiblirait sous le poids d’un sujet aussi dramatique que celui d’Arthus. Ces craintes sont bien vite dissipées. Le 1er acte est plein d’un juvénile éclat; la scène de la bataille, la mort de Genièvre sont animées d’un souffle vraiment dramatique et la péroraison de l’œuvre, avec son double chœur dominé par le dernier chant d’Arthus qu’un navire fleuri emporte vers des rives plus clémentes, est d’une conception poétique et musicale qui touche aux plus hauts sommets de l’art. Certes, les qualités premières de Chausson, sa tendresse, son lyrisme voluptueux n’ont pas manqué de trouver à se manifester: l’entrée de Ginièvre [Guinèvre], au 1er acte, les deux duos, l’un de passion toute alanguie, l’autre fiévreux et tragique, portent bien l’empreinte de ce talent si souple et si personnel. Mais le personnage d’Arthus dépasse en beauté la grâce ou la fougue des autres figures de la pièce. La musique s’y exprime avec une noblesse et une grandeur, que les œuvres précédentes de Chausson, et en particulier son quatuor avec piano, faisaient déjà pressentir.

Le grand artiste à qui un sort stupide ne laissa pas le temps de s’imposer à la foule trouve ici la plus belle revanche. Il faudra bien quelque jour que Paris la lui donne également. Certains morts s’en vont lentement… À la joie douloureuse de fêter une mémoire si chère, se mêle le chagrin de savoir que ces accents si profonds sont les derniers… et dans l’émotion qui étreint chacun, passe je ne sais quoi de très tendre et de très subtil: le souvenir de la bonté, du talent de cet artiste qui sut laisser derrière lui autre chose qu’une œuvre belle et forte: un peu de lui-même qui revit dans l’âme de tous ceux qui l’ont approché.

MUSICA, décembre 1903, p. 234.

Journal Title: MUSICA

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Calendar Date: DECEMBER 1903

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Volume Number: 2e année

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Pagination: 234

Issue: 15

Title of Article: ERNEST CHAUSSON & LE ROI ARTHUS

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Signature: Robert Brussel

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Author: Robert Brussel

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