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MARGARET BROOKE

REINE DES COUPEURS DE TÊTES Ma vie à Bornéo

Traduit de l’anglais par FRANCOISE MOMAL

GENÈVE 2000 ÉDITIONS OLIZANE Collection OBJECTIF TERRE Reine des coupeurs de tête p. 001-128 9.0_RAJAH BLANC 1 20.09.17 09:08 Page 4

Editions OLIZANE 11, rue des Vieux-Grenadiers 1205 Genève - Suisse [email protected] catalogue: www.olizane.ch

ISBN 2-88086-254-X © Copyright 2000 Editions Olizane SA Genève

L’édition originale de ce récit a été publiée par Methuen & Co. Ltd., Londres en 1913, sous le titre My Life in . Margaret Brooke, the Ranee of Sarawak

Couverture: D.R. Composition: Editions Olizane, Genève Impression et brochage: Imprimerie LegoPrint, Lavis, Italie Reine des coupeurs de tête p. 001-128 9.0_RAJAH BLANC 1 20.09.17 09:08 Page 5

PRÉFACE

Ayant vécu trois ans au Brunei, je me suis initiée à l’histoire du Nord de Bornéo et particulièrement à celle de l’Etat du Sarawak, devenu depuis 1963 l’une des provinces de la Fédération de Malaysie. Curieusement, régna sur ce Sarawak, de 1840 jusqu’à la dernière Guerre Mondiale, une dynastie de Rajahs blancs, d’origine anglaise, les Brook. De nombreux ouvrages ont été écrits sur cette famille mais, à ma connaissance, aucun n’a fait l’objet d’une traduction en français. Avant l’arrivée, en 1840, de James Brook, le fondateur de la dynastie, le Sarawak était peuplé de Malais islamisés, de com- merçants de la diaspora chinoise, et de tribus de coupeurs de têtes, les Dayak, Kayan, etc. Si les côtes étaient familières aux navigateurs étrangers, l’intérieur du pays restait en grande partie une terra incognita, de par sa végétation impénétrable et de par ses habitants aux mœurs féroces. Ce pays était assez mal gouverné par un vieux rajah malais, vassal du Sultan de Brunei. A la faveur d’une rébellion locale, James Brook en prit posses- sion avec la seule aide d’un navire frété par ce rajah et de son équipage. A sa mort, en 1868, son neveu Charles lui succéda. A l’instar de son oncle, Charles gouverna avec l’appui d’une poignée d’Anglais et le soutien de l’aristocratie malaise. Il fut un excellent administrateur qui, loin de s’enrichir, contribua au développement du pays. Il peut seulement lui être reproché, lorsqu’il devait sévir contre quelque turbulente tribu de cou- peurs de têtes, d’avoir enrôlé, pour ces expéditions punitives,

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des Dayak de la mer aux mœurs peu recommandables, faute d’argent pour entretenir une armée régulière. Dès que Charles devint rajah, son premier soin fut d’aller chercher une épouse en Angleterre. Il y trouva Margaret de Windt, fille d’une cousine, pour laquelle il aurait nourri de tendres sentiments. Margaret était une grande fille à la beauté majestueuse et aux manières un peu hommasses qui, comme elle nous le dit elle-même, «avait reçu l’éducation limitée dis- pensée aux filles en ce milieu de l’ère victorienne». Cette éduca- tion «limitée» ne l’empêchait pas de jouer fort bien du piano et de parler plusieurs langues, dont le français. Imaginez cette jeune personne débarquant en 1868, en bot- tines et robe à crinoline, dans le sombre continent de Lord Jim, au terme d’une longue et pénible traversée! Heureusement, elle avait un caractère, tolérant, curieux, plein d’humour. Elle aima immédiatement son pays d’adoption, ses larges fleuves bordés de mangroves, ses longues plages de sable blanc, ses montagnes lointaines se découpant sur les ciels tourmentés des tropiques, ses effluves indéfinissables et ses arbres fleuris. Elle considéra avec bienveillance aussi bien les mignons chik-chak, lézards familiers des maisons, les merveilleux papillons chers à son époux, les colibris, les calaos, étranges oiseaux surmontés d’un casque, les gibbons et macaques effrontés qui pillent les vergers, les londs, buffles gris des rizières, que d’autres animaux nette- ment moins sympathiques, tels les crocodiles qui infestaient les rivières, les varans, pythons, cobras, vipères, habitués des jar- dins, les moustiques, vecteurs de paludisme, les scorpions noirs, les mygales velues, qu’elle trouvait parfois dans son lit, et les rats qui, à l’occasion, migraient à travers sa chambre. Abandonnée quelques jours seulement après son arrivée par son Rajah, parti par nécessité mais aussi par goût pour une expédition lointaine, au lieu de gémir sur sa solitude et de s’accrocher aux jupes de ses deux ou trois compatriotes, elle invita à un thé toutes les dames malaises, s’en fit des amies et s’initia à leurs us et coutumes. Lorsque Charles revint, quelques

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PREFACE

semaines plus tard, elle se débrouillait en malais et s’habillait à la mode locale. Elle se plaint à peine de la mort de ses trois premiers enfants emportés par le choléra sur le bateau qui ramenait la famille en Grande-Bretagne pour des vacances. Elle n’évoque guère, par pudeur, ses relations avec un mari dur, austère, taciturne, épousé sans amour, dont elle ne parle, d’ailleurs, que comme «le Rajah». Et pourtant ces deux fortes personnalités s’affrontèrent orageusement! Il ne pouvait guère en être autrement, mais nous en avons confirmation par les mémoires de leur belle-fille, Sylvia, la femme de Vyner, le der- nier Rajah Brook. Celle-ci raconte que Charles alla jusqu’à faire servir à Margaret ses tourterelles préférées en pâté! Aussi, lorsque ses trois fils grandirent, elle abandonna à son Rajah et s’installa en Angleterre, à Ascot, d’où elle ne revint qu’occasionnellement à Bornéo. C’est à cette époque qu’elle rédigea ce livre pour faire connaître et apprécier le Sarawak en Angleterre, dans l’espoir de le protéger contre les affairistes, en particulier contre le Vicomte Esher, père de sa belle-fille. Paul Morand, qui rencontra souvent Margaret, parle d’elle dans son journal comme d’une femme cultivée, ayant vécu à dans sa jeunesse, connaissant Bourget, Maupassant, Wilde, Burnes Jones (qui avait fait d’elle un beau dessin). Il ajoute que «elle avait le culte des Anglais pour les bêtes et pour les indi- gènes, ce qui est moins anglais.» Mais le protocole exige que je cède maintenant la place à la Rani du Sarawak. Françoise Momal Mars 2000

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Dédié à la mémoire de Datu Isa, ma grande amie Reine des coupeurs de tête p. 001-128 9.0_RAJAH BLANC 1 20.09.17 09:08 Page 9

INTRODUCTION

Qui n’a pas entendu parler du Rajah Brooke, l’oncle de mon mari? Voici comment il devint le souverain du Sarawak. Bornéo est l’une des plus grandes îles du monde. Les Hol- landais occupent les trois quarts de sa surface. La Compagnie Britannique du Nord de Bornéo, une société anglaise, s’est éta- blie dans le nord. Quant au Sarawak, avec ses huit cents kilo- mètres de côtes et ses cent vingt-neuf mille cinq cents kilomètres carrés de superficie, il est situé au nord-ouest. Jusqu’au début du XVIe siècle, époque du séjour de Pigafetta au Brunei, Bornéo était presque inconnue en Europe mais, depuis lors, les Hollan- dais, les Portugais et les Anglais essayèrent à plusieurs reprises de prendre pied sur l’île. Ce sont les Hollandais qui y réussirent le mieux. Ce n’est qu’en 1839 que les Anglais s’implantèrent solidement sur une partie de cette terre si convoitée. Il faut en effet se rappeler qu’en 1788, 1803, puis 1806, des Anglais ayant tenté de commercer avec le Brunei avaient été assassinés. L’Amirauté avait donc mis en garde les négociants britan- niques contre les dangers que faisait courir toute relation com- merciale avec le Sultan de Brunei ou son peuple. Quarante ans s’écoulèrent sans nouvelle tentative anglaise jusqu’à ce jour de 1839 où , le futur Rajah du Sarawak, fit son appari- tion sur cette scène et où ses desseins audacieux, quoique vagues, apportèrent la paix, la prospérité, et un gouvernement équitable à un pays jusqu’alors déchiré par les dissensions et les luttes. James Brooke s’était toujours senti fort attiré par ces

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terres de l’archipel malais. Très jeune il avait servi en tant qu’of - ficier dans l’armée de la Compagnie Anglaise des Indes Orien- tales et fait campagne en Birmanie. Sérieusement blessé lors de cette guerre, rapatrié, il avait finalement démissionné, puis effectué deux voyages vers les Etablissements des Détroits et vers la Chine. Son intérêt pour cette partie du monde datait, semble-t-il, de cette période de sa vie. A la mort de son père, il avait hérité d’une petite fortune qu’il avait investie dans l’achat d’un yacht de cent quarante tonnes avec lequel il avait, en 1818, fait voile vers l’Archipel oriental. A cette époque, le Sultan de Brunei possédait l’extrême nord de l’île jusqu’au cap, appelé le «cap Datu», qui appartient main- tenant au Rajah. Tandis qu’il séjournait à Singapour, James Brooke entendit des rumeurs concernant une rébellion des Malais du Sarawak contre leur sultan, motivée par la façon tyrannique et oppressive dont, aussi bien le sultan que les nobles du Brunei (qui, pour la plupart, avaient des origines arabes), gouvernaient le pays à la seule fin de s’enrichir. Quand Brooke arriva au Sarawak, il y fit la connaissance du vice-roi, le Rajah Muda Hassim, un des oncles du Sultan de Brunei et son héritier désigné, d’où son titre de Rajah Muda qui signifie héri- tier présomptif. Ils se lièrent d’amitié et le gouverneur malais, faisant confiance à Brooke, sollicita son aide pour mater la rébel- lion. Brooke y consentit et la révolte ne dura guère. Les rebelles, déterminés à ne pas retomber sous le joug de leurs anciens tyrans oppresseurs, implorèrent Brooke de devenir leur rajah et gouverneur. Le Rajah Muda Hassim se montra favorable à cette requête et, en 1848, Brooke fut proclamé Rajah du Sarawak au milieu des réjouissances populaires. Le Rajah Muda Hassim, en tant que représentant du Sultan, signa un document qui cédait à l’Anglais son titre et son autorité. En 1842, Brooke, désireux d’obtenir du Sultan une preuve supplémentaire de sa bien- veillance à son égard, rendit visite au potentat au Brunei et c’est à cette occasion que le Sultan confirma son titre de Rajah indé- pendant du Sarawak. Il est d’ailleurs intéressant de noter que

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INTRODUCTION

Rajah Muda Hassim ne fut jamais, en aucun sens du terme, Rajah du Sarawak; ce pays n’était pas considéré comme un raj mais comme une simple province gouvernée, et mal gouvernée, par des gouverneurs brunéiens, qui ne portèrent jamais le titre de rajah. Aussi, tout compte fait, le Rajah Muda Hassim n’abdiqua-t-il pas en faveur de Brooke. Mais ce fut le peuple lui- même qui insista pour que le Sarawak ne dépende plus du Sultan ni de l’autorité de ses émissaires, et qui choisit Brooke comme son propre Rajah, recouvrant ainsi son indépendance. Lorsque James Brooke devint Rajah du Sarawak en 1841, la superficie du territoire, considéré comme le Sarawak propre- ment dit, était de quelque dix-huit mille kilomètres carrés. Peut-être conviendrait-il de donner un aperçu de la façon dont le premier dirigeant du Sarawak organisa son mode de gou- vernement. Les nobles malais locaux, les datu ou chefs, qui diri- gaient l’Etat avant l’accession au pouvoir de James Brooke et qui, évincés par les nobles brunéiens émissaires du Sultan, en étaient venus à se révolter, furent rappelés par James Brooke qui les choisit pour l’aider à gouverner. Lorsque, au fil des ans, ces nobles moururent, leurs fils ou des membres de ces familles aristocratiques furent (mais toujours avec l’approbation du peuple) et sont encore appelés à occuper les postes vacants. Le premier de ces chefs qui apporta son soutien à l’installation puis à l’affermissement du gouvernement de James Brooke fut un valeureux gentilhomme malais, nommé Datu Patinggi Ali, des- cendant direct du Rajah Jarum, le fondateur du Sarawak. A la tête de son peuple, il s’opposa à l’oppression du Brunei et trouva la mort, aux côtés de James Brooke, l’épée à la main, en combattant pour sa propre cause et celle de son pays. Son fils, le Datu Bandar, Haji Bua Hassan, remplit des fonctions officielles pendant soixante ans et mourut centenaire, voici quelques années, à Kuching. C’était un homme courageux, intègre, intelli- gent, faisant preuve au Conseil d’un esprit large et un ami loyal du Rajah, de nos fils et de moi-même. Son épouse, à la mémoire de laquelle je dédicace ce livre, se nommait Datu Isa. Je voudrais

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être capable de trouver des mots pour traduire sa personnalité charmante et sympathique et faire comprendre combien sa vie utile et irréprochable représentait un modèle élevé pour toutes les autres femmes de Kuching. L’actuel Datu Bandar, Mohammed Kasim, et le Datu Imaum, Hadji Mohammed Ali, sont les fils du défunt Datu Bandar et de Datu Isa. Ils sont deux des quatre hauts fonctionnaires malais membres du Conseil supérieur et juges auxiliaires à la Cour suprême. Le Datu Bandar, le plus important des Datu et des magistrats malais, préside le Tribunal musulman chargé des divorces. Le Datu Imaum est le chef religieux de la communauté musulmane. Le Datu Tumanggon, dont le titre signifie «le Datu qui combat» c’est-à-dire le commandant en chef, ne remplit plus cette fonction mais siège aux côtés du Bandar en tant que membre pacifique du Conseil tandis que Datu Hakim est conseiller en droit musulman. Après cette présentation des principaux dignitaires malais, reprenons le fil de notre histoire et remontons à l’année 1841. A cette époque, les rivières les plus septentrionales ne faisaient pas partie du Sarawak. Elles étaient infestées de pirates qui, sous la conduite de nobles brunéiens, dévastaient les territoires voi- sins. Le premier Rajah, soutenu par ses fidèles sujets, entreprit de nombreuses expéditions contre ces tribus criminelles. En 1849, le navire de Sa Majesté, le Dido, commandé par Sir Harry Keppel, vint à son aide. Les forces coalisées malaises et dayak, renforcées par l’équipage du navire de Sa Majesté, nettoyèrent les repaires de ces redoutables hordes de pirates et mirent un terme à leurs exactions dans cette région. Peu à peu les ex-scélérats, eux- mêmes, prirent conscience de la détermination et de la puissance du Rajah blanc. Les habitants des rivières septentrionales, pre- nant conscience que, après tout, l’honnêteté était la meilleure ligne de conduite, déposèrent les armes de leur plein gré et récla- mèrent leur rattachement au territoire du grand chef blanc. Souverain tout puissant à l’intérieur de ses frontières, libre de toute tradition et de tout devoir d’obéissance envers la

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INTRODUCTION

bureaucratie européenne, le Rajah Brooke fonda l’un des régimes les plus originaux et, à mon avis, l’un des plus cou- ronnés de succès de tous les temps; une représentation des indi- gènes par les leurs et leur droit de voter pour ou contre toute loi édictée par leur gouvernement caractérisaient cette manière de gérer le pouvoir. Brooke établit aux embouchures des princi- pales rivières des postes où il affecta un ou deux fonctionnaires anglais pour le représenter. Sur ces emplacements furent édifiés, en bois de fer de Bornéo, des forts où stationnait un détache- ment de quelques Malais, armés de mousquets et de petits canons, chargés de faire respecter les lois du nouveau Gouver- nement et d’inspirer confiance à ses partisans. Ces fonction- naires, appelés gouverneurs ou résidents, avaient pour mission de protéger le peuple contre la tyrannie de certains de leurs supérieurs malais, d’empêcher la chasse aux têtes et de décou- rager les désordres. L’accomplissement de cette œuvre salutaire mettait en évidence la coopération des chefs locaux et on ne répétera jamais assez que ces collaborateurs indigènes ont constitué, et doivent toujours constituer, le principal soutien du gouvernement du Rajah. Le Rajah actuel et son oncle se sont toujours tenus strictement à cette politique qui associe les indi- gènes au gouvernement de leur pays. James Brooke établit ses codes de lois en respectant et en conservant tout ce qui dans les lois et traditions antérieures n’était pas franchement nuisible. Au lieu d’imposer à son peuple des lois édictées en Europe, la loi et la tradition musulmanes continuèrent à être appliquées chaque fois que l’islam était concerné. Aucun favoritisme n’était toléré et tout Blanc enfreignant les règlements du pays était traité exactement de la même manière que les indigènes. Au début de son règne, l’actuel Rajah écrivit dans la Gazette du Sarawak de 1872: «Un gouvernement comme celui du Sarawak peut différer l’instauration de système et de législation et commencer à fonc- tionner en se basant sur les usages locaux, à condition de s’opposer à ceux qui apparaissent dangereux ou injustes et de s’appuyer sur ceux qui s’avèrent bons et équitables. Lorsque de

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nouveaux besoins se font sentir, il les examine et y pourvoit par des mesures adaptées à l’endroit plutôt qu’importées de l’étranger. En outre, pour que celles-ci ne contredisent pas les traditions indigènes, le consentement du peuple doit leur être acquis avant qu’elles ne soient mises en vigueur. Il fait peu de cas des privilèges de classe auxquels prétendent les Blancs. Les gouvernants prennent surtout en considération les intérêts de la majorité, qui n’est pas constituée d’Européens, plutôt que ceux d’une race supérieure minoritaire». Le Conseil suprême se compose de quatre dignitaires malais associés à trois ou quatre des principaux fonctionnaires euro- péens. Le Rajah en préside toutes les délibérations. Les membres malais du Conseil y jouent toujours un rôle actif et prépondé- rant. Tous les trois ans le Conseil d’Etat se réunit à Kuching sous la présidence du Rajah. Y siègent: les membres du Conseil suprême et, venus des districts les plus importants de la princi- pauté, leurs responsables européens ainsi que les principaux chefs indigènes, au nombre d’environ soixante-dix. A cette réunion, des questions d’intérêt général ayant trait à l’adminis- tration du pays sont discutées; les participants sont informés de tout nouveau problème touchant les affaires publiques, des divers progrès réalisés par le Gouvernement et de tout ce qui a concerné l’Etat depuis la dernière assemblée. Les membres prê- tent un serment solennel et jurent fidélité au Rajah et à son gou- vernement. Il serait très tentant pour qui, comme moi, prend tant à cœur la réussite du pays, de donner plus de détails sur le travail incessant que nécessite la promulgation de lois capables de satisfaire tous les habitants du Sarawak et de répondre à leurs besoins. Il suffit de dire que le Rajah, ses fonctionnaires britanniques, et ses chefs malais, se préoccupent inlassablement de promouvoir le commerce, la paix et la prospérité pour le plus grand bénéfice du peuple. Je dispose de peu de place pour parler de ces sujets importants et espère seulement que mon ébauche rapide de l’histoire présente et passée du Sarawak inci- tera les lecteurs intéressés à chercher de plus amples informa-

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INTRODUCTION

tions dans les nombreux volumes précédemment écrits sur le sujet. Il est peut-être opportun de mentionner les deux plus récents ouvrages publiés sur le Sarawak, à savoir Les Rajahs blancs du Sarawak, par Messieurs Bampfylde et Baring-Gould, et Les tribus païennes de Bornéo, par les deux savants anglais bien connus – le Docteur Hose et Monsieur Mc Dougall. Il convient de se rappeler que M. Bampfylde et M. Hose ont occupé pen- dant des années des postes très importants dans le gouverne- ment du Rajah et que, par conséquent, leur expérience des habi- tants et du pays est inestimable.

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Sarawak et Bornéo Mer de Sulu

Mer de Chine méridionale BRUNEI SABAH

AK Mer des Célèbes W

SARA Kuching

Détroit de Karimata KALIMANTAN

Détroit de Makasar

Mer de Java

TAÏWAN

BIRMANIE INDE THAÏLANDE PHILIPPPINES MER D’ARABIE GOLFE DU BENGALE VIÊT-NAM

SRI LANKA MALAISIE

OCÉAN INDIEN Bornéo Irian Jaya INDONESIE

Océan Indien et MADAGASCAR Asie du Sud-Est AUSTRALIE

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CHAPITRE I

Lorsque je me souviens du Sarawak, de son isolement, de la beauté de rêve de ses paysages, de la confiance enfantine de ses habitants dans leurs dirigeants, je ressens une violente envie de prendre le premier bateau pour y retourner et de ne plus jamais en repartir. Voici comment il advint que moi, jeune Anglaise, je fus amenée à connaître aussi intimement le peuple du Sarawak: En 1868, à la mort du premier Rajah du Sarawak, son neveu et successeur fit un séjour en Angleterre. Il rendit visite à ma mère, sa cousine. Quand au début des années soixante-dix, il regagna Bornéo, je l’accompagnai, car entre-temps nous nous étions mariés. Le journal intime, que je tenais à l’époque, n’insiste guère sur mon nouveau cadre de vie. J’avais reçu l’éducation limitée dispensée aux filles en ce milieu de l’ère victorienne. Si j’avais appris la musique, la danse et étais capable de parler deux ou trois langues européennes, en revanche bien des aspects essen- tiels de la vie avaient été négligés. Je souffris du mal de mer durant presque tout le trajet de Marseille à Singapour. Aussi, lors de nos escales d’Aden, Ceylan, Penang, etc., étais-je trop éprouvée pour prendre quelque intérêt au pittoresque de ces ports. A Singapour, dernière étape de notre voyage de retour vers le Sarawak, nous fûmes invités par le gou- verneur et d’autres résidents étrangers de la ville à séjourner chez eux. Mais je me sentais trop malade et le Rajah jugea comme moi qu’il valait mieux prendre nos quartiers dans un hôtel. Nous

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dinâmes cependant avec le gouverneur et sa femme, Sir Harry et Lady Ord. Je ne pense pas avoir jamais rencontré de gens plus aimables. Le Président de la Cour et sa femme, Sir Benson et Lady Maswelle, se montrèrent, également, charmants à notre égard, nous conviant à passer une journée dans leur maison de cam- pagne des environs de Singapour. Cette fois nous acceptâmes et cette réunion fut aussi délicieuse et charmante que possible, malgré l’absence de tout autochtone singapourien. Ce fut à Singapour que je goûtai pour la première fois des fruits tropicaux – mangues, mangoustans ainsi qu’un fruit nommé corossol, dont le goût s’apparente à celui de la ouate trempée dans du vinaigre. Mise de méchante humeur par le voyage, je trouvai tous ces fruits absolument répugnants. Rien, d’ailleurs, ne trouvait grâce devant mes yeux. Je ne fus pas conquise de prime abord par le charme des tropiques. Je détes- tais la chaleur, l’humidité gluante de ces régions équatoriales. Je croyais, alors, ne jamais pouvoir trouver le bonheur dans de telles contrées. Après avoir passé quelques jours à Singapour, nous embar- quâmes sur le yacht du Rajah, le Heartsease. C’était une canon- nière en bois de deux cent cinquante tonneaux. Ses admirateurs la prétendaient aussi vive qu’un canard dans l’eau. Cette agita- tion me fut excessivement préjudiciable durant les deux jours que dura la traversée vers Kuching. A bord du Heartsease, je fis pour la première fois connaissance avec les cafards. Ces cafards, de couleur marron-roux, ressemblent à de petits scarabées noirs mais en beaucoup plus grands et plus plats. A l’approche de la pluie, ils ne tiennent plus en place. Or, comme il pleut quoti- diennement dans ces régions, cette mauvaise habitude est fort gênante pour les êtres humains. Du plus loin qu’ils aperçoivent leur victime, ils viennent, volant et bondissant, s’abattre sur elle. Quelle frayeur ils me causaient en sautant sur mes bras, mes mains et même ma figure, alors qu’étendue sur ma couchette, j’essayais de trouver le sommeil! Le contact de leurs frêles pattes, hérissées de pointes, m’horripilait.

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Outre les cafards, j’eus à affronter les rats. Ils me terrori- saient chaque nuit. Vous avez tous aperçu des rats, mais généra- lement vos relations avec eux sont restées distantes. Malheureu- sement, ceux du Heartsease se montraient d’une étonnante familiarité. Ils allaient et venaient, en glissant sur le plancher de ma cabine. Parfois ils s’enhardissaient jusqu’à gratter mon oreiller, ce qui ne me réjouissait guère. Le matin du troisième jour, je constatai que le bateau se mouvait, enfin, dans des eaux parfaitement calmes. Cela m’encouragea à me traîner jusqu’au pont supérieur. Le paysage que je découvris alors était le plus beau que j’eusse jamais contemplé. La marée était étale. La brume du matin s’accrochait encore à la mangrove des rives et aux hautes montagnes loin- taines. Lorsqu’elle balaya la rivière, elle apporta avec elle cette curieuse, suave et indéfinissable odeur, mi-aromatique et mi- nauséabonde qui fait penser inexplicablement à la malaria. Je me souviens avoir eu froid, car tout ce que je touchais ruisselait de rosée. Le mont Santubong, haute falaise, recouverte de forêts exubérantes, se dressait presque depuis l’eau jusqu’à une hau- teur d’environ mille mètres. Au pied de la montagne s’étendait une grande plage de sable, sur laquelle étaient disséminés d’énormes galets bruns, comme si des géants avaient inter- rompu une partie de quilles. En retrait du rivage sablonneux poussaient des casuarinas (appelés par les indigènes «les arbres qui parlent» en raison du son qu’ils produisent lorsqu’une brise fait trembler les entrelacements de leurs branches). Ils parais- saient prêts à s’envoler en volutes de fumée vert sombre au plus léger souffle. Des huttes brunes, faites de feuilles de palmiers séchées et construites sur pilotis parsemaient la plage. Depuis des pirogues monoxyles, des enfants bruns et nus s’amusaient à sauter dans l’eau. Sur la berge des femmes lavaient leur linge. Elles n’étaient vêtues que d’étoffes moulantes, drapées et ser- rées sous les aisselles. Leurs longs cheveux, raides et noirs, étaient tordus en énormes chignons sur leurs nuques. Tout cela

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ne fut qu’une vision fugitive car ces personnes étaient trop éloi- gnées pour que je distinguasse leurs traits et la marée montante nous emportait vers l’amont à vive allure. Çà et là, sur notre route, nous rencontrions des Chinois qui, tels des gondoliers, pagayaient debout à l’arrière de petits canoës étroits. Ils conduisaient au marché de Kuching leur car- gaison de poissons. Nous croisions des bateaux de toutes sortes et de toutes tailles, depuis le petit sampan creusé dans un seul tronc d’arbre, avec son unique rameur, jusqu’aux grandes mai- sons flottantes chargées de femmes et d’enfants où habitent cer- tains Malais. Elles sont recouvertes d’un toit pour abriter leurs occupants de la pluie ou du soleil. Ce sont généralement des hommes âgés qui les manœuvrent. Assis en tailleur à l’avant, ils portent des caleçons de coton d’un blanc sale, des chapeaux coniques posés avec désinvolture qui laissent parfois entrevoir les plis de turbans attestant du voyage à la Mecque de leur pro- priétaire. Tout à coup mon attention fut attirée par une pirogue parti- culièrement petite. Au milieu de sa nacelle se tenait, assise, pelo- tonnée dans un châle de coton, une vieille femme. Un minuscule petit garçon, parfaitement nu, pagayait vaillament pour faire avancer le bateau, tout en insultant à grands cris sa pauvre vieille passagère. Ce matin-là je fis connaissance avec l’équipage malais de notre yacht. Comme tous ceux qui, pour la première fois, se trouvent subitement parmi des gens d’une autre race, j’avais l’impression que tous ces marins se ressemblaient. J’appris du Rajah que certains étaient jeunes et d’autres vieux, mais, qu’ils soient âgés de dix-huit ou de cinquante ans, je n’arrivais pas à les distinguer les uns des autres. Ils avaient tous le même nez presque sans arête, de larges narines, des lèvres épaisses, de sombres yeux inquiets et la chevelure longue et maigre qui est l’apanage de la race mongole. Je tentai de leur dispenser quelques faibles amabilités; je les regardai et leur souris alors qu’ils allaient et venaient. Ils ne firent que se courber deux fois

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plus bas en passant, ne prêtant pas plus d’attention à mes avan - ces qu’à ma chaise cannée. Je n’avais jamais rien vu qui se mût aussi doucement qu’eux; cependant, apparemment, leur travail n’en pâtissait pas car il me fut dit qu’ils étaient aussi efficaces que n’importe quel équipage européen. Le Rajah était accompagné à cette occasion d’un de ses offi- ciers qui était venu à notre rencontre à Singapour. Comme nous étions tous les trois assis sur le pont, ils me parurent former la paire la plus silencieuse qu’il m’eût été jamais donné de rencon- trer. Je désirais me renseigner sur le pays et posai des questions, mais ne pus obtenir aucune réponse satisfaisante et on me fit gentiment comprendre qu’il était préférable que je fasse moi- même mes propres découvertes. Je désirais me renseigner sur les mangroves qui poussaient dans la boue et qui, à marée haute, s’enfonçaient «jusqu’aux genoux» dans le flot. Je désirai me renseigner sur ces grandes forêts de palmiers nypas, sem- blables à des plumets de corbillards géants, qui bordaient les berges de la rivière et dont il m’avait été dit à Singapour que pouvaient être extraits seize produits différents des plus utiles. Je désirais me renseigner sur les noms des longs et sveltes pal- miers qui dominaient le reste de la végétation plus loin, à l’inté- rieur des terres, et dont les feuilles vernissées, se balançant dans la brise matinale, paraissaient des diadèmes verts et gracieux. Puis je vis des objets de grande taille gisant, tels des grumes, dans la boue. Lorsqu’ils bougèrent et entrèrent dans l’eau avec un «plouf» écœurant, je compris que je venais de rencontrer mes premiers crocodiles. Je vis les faces noires et mobiles des singes nous scruter d’entre les branches surplombant le courant, tels des vieillards irrités par notre intrusion dans leur solitude. Lorsque je m’enquis de la race à laquelle ils appartenaient, l’habituelle réponse d’indifférence me fût donnée. Je me sou- viens avoir essayé de me faire des amis des officiers anglais du Sarawak, dans l’espoir de leur soutirer quelques informations sur l’endroit, mais mes questions ne suscitaient pas de réponses intéressantes. Aussi réalisai-je vite que j’aurai à me débrouiller

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seule pour apprendre à connaître le pays. Dès ce moment, je compris qu’il m’était indispensable d’apprendre le malais et de me faire des amis parmi les populations locales. Quoique nous rencontrions de temps à autre quelques bateaux remontant la rivière, certains de ses tronçons en revan - che étaient aussi déserts et muets que la tombe. Je me sentais extrêmement seule et avais l’impression d’être tombée sur une terre fantôme, au milieu d’un monde silencieux et perdu. Cependant, même dans des endroits aussi reculés, il faut se nourrir et mon premier repas au Sarawak, servi par un steward chinois, me revient en mémoire. Il était constitué de biscuits de marins, de morceaux de beurre en conserve coulant sur l’assiette comme de l’huile, d’un œuf dur qui avait connu des jours meilleurs et de la tasse de thé chinois, vierge de lait, que le Rajah et son ami paraissaient apprécier, mais que je jugeai très mau- vaise. La façon tranquille et pragmatique dont ils prenaient part à ce repas presque immangeable me surprit mais je me dis que peut-être, moi aussi, avec le temps je considérerai ceci comme une simple vétille. Enfin, après avoir navigué en silence deux heures et demi vers l’amont de la rivière Sarawak, j’entendis le tonnerre des canons – salves tirées en l’honneur du Rajah, à l’occasion de son retour d’Angleterre – puis, lorsque nous abordâmes le dernier plan d’eau avant Kuching, la capitale, je vis le fort, sur la rive droite, au sommet d’une colline recouverte d’herbe coupée à ras. Je vis aussi le mât où flottait le drapeau du Sarawak. Sur la berge opposée à celle où le fort était situé, s’élevait un bun- galow, habitation à l’aspect plutôt modeste, avec des pignons et des stores verts et blancs, dont la vue me réconforta. Il me fut dit que c’était la maison du représentant de la Bornéo Company, Ltd. Je profite de cette occasion pour rendre hommage, au com- mencement de mon livre, au dévouement et à l’influence civili- satrice dont ont fait constamment preuve ces Ecossais, membres de la firme, dans leurs relations avec le Sarawak et sa popula- tion. Une fois cette maison hors de vue, notre steamer passa le

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long du bazar, sis au bord de l’eau, où se trouvent les princi- pales boutiques de la ville. Puis, un peu plus loin, du même côté que le fort, je vis l’Astana1, composé de trois bungalows longs et bas, aux toits de bardeaux, construits sur des piliers de briques et dont une tour crénelée commandait l’accès. Au fond du jardin, sur les marches du débarcadère, se tenait une multitude de gens. Il y avait les officiels anglais et indigènes ainsi que les plus importants commerçants de l’endroit, venus pour accueillir le Rajah à son retour. Je vis quatre chefs malais, et appris qu’il étaient les principaux membres du gouvernement du Rajah. Ils portaient des turbans drapés en larges plis autour de leur tête, de longs vêtements flottants de tissu noir ou sombre, ouverts sur des robes blanches brodées d’or. Leurs pieds étaient chaussés de sandales et ils tenaient de longs bâtons terminés par de gros pommeaux dorés. Puis je vis des négo- ciants chinois de la ville, gras, avec leurs longues nattes, leurs yeux en amande, aux visages apparemment débonnaires, tout souriants, vêtus de vestes de soie bleue et de larges pantalons noirs. Je remarquai aussi quelques chefs dayak des rivières avoi- sinantes parés de perles et de bracelets aux bras et aux jambes, leur taille ceinte de tissus gaiement colorés de rouge, jaune et blanc. Je vis environ huit ou dix Européens en uniformes blancs et casques, ainsi que deux dames elles aussi habillées de blanc, les seules Européennes résidant sur place à cette époque. Une fois jetée l’ancre du Heartsease, une grande barge verte2, utilisée pour les occasions officielles, recouverte d’un taud et manœuvrée par un équipage d’une vingtaine environ de Malais et de Dayak en uniformes blancs à revers noirs, aux pagaies peintes aux couleurs du Sarawak – jaune, noir, et rouge – vint à l’échelle de coupée pour nous conduire à terre. Je me souviens du bruit cadencé des pagaies alors qu’elles nous faisaient par- courir la courte distance nous séparant du débarcadère. Lorsque

1. Mot malais pour désigner un palais. 2 . La barge avait été offerte par le roi du Siam au défunt Rajah en 1851.

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nous foulâmes le sol, tous les gens s’avancèrent pour serrer la main du Rajah qui me les présenta. Cela prit de quinze à vingt minutes pour leur serrer la main à chacun. Il se produisit alors un fait étrange, auquel je ne m’attendais pas. Un très vieil homme, fort pittoresque, d’une taille assez élevée pour un Malais, vêtu d’une veste brodée d’or, de pantalons noirs à bandes dorées, la tête entourée d’un foulard dont les deux extré- mités pointaient drôlement au dessus de son oreille gauche, s’avança. Il ouvrit solennellement un grand parasol de satin jaune au-dessus de la tête du Rajah. Il se nommait Subu et, comme je l’appris ultérieurement, occupait un poste important au Sarawak : celui de Porteur du Parasol du Rajah et d’Exécu- teur Officiel des Hautes Œuvres. Le parasol gênait un peu la progression du Rajah alors qu’il gravissait, sous sa protection, les marches du débarcadère et s’avançait le long de la large allée de gravier, au milieu d’une haie d’honneur. A l’entrée, le parasol fut refermé avec moult respect par Subu qui le rapporta à sa maison, sur l’autre rive. Je suivis avec les principaux Européens présents. Les autres personnes, venues nous attendre, nous emboîtèrent le pas, remontèrent l’allée et pénétrèrent, à notre suite, dans la véranda de l’Astana. Nous nous y assîmes sur des chaises cannées, préparées pour l’occasion, le Rajah et moi pre- nant place au centre de la compagnie. Pendant de longues minutes, nous nous regardâmes tous dans un silence de mort. Puis le plus âgé des chefs malais présents, le Datu Bandar, se penchant en avant, avec la tête inclinée et une expression atten- tive, demanda: — Tuan Rajah baik? (Le Rajah va bien?) Le Rajah hocha la tête affirmativement. Nouveau silence. Soudain, le Rajah sauta en l’air et étendit la main en signe de congédiement. Tous comprirent la signification du geste, se levèrent, serrèrent la main du Rajah et la mienne et s’en allèrent. Nous nous tenions, le Rajah et moi, dans la véranda pour les regarder redescendre vers leurs bateaux. Je me tournai, alors, vers le Rajah.

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— Où sont donc les femmes? lui demandai-je. — Quelles femmes? répondit-il. Les quelques-unes qui rési- dent ici sont venues vous accueillir. — Oh, repris-je, je ne parle pas d’elles, mais des femmes locales. Les épouses des chefs dayak et les femmes malaises, pourquoi ne sont-elles pas venues nous saluer? Où sont-elles? — Les femmes malaises, répliqua le Rajah, n’accompagnent jamais leurs maris lors des manifestations publiques. Ce n’est pas dans leurs habitudes. — Mais, insistai-je, n’êtes-vous pas leur Rajah? A quoi sert ma venue ici, si je suis condamnée à ne pas voir les femmes du pays? — Eh bien, dit le Rajah en souriant, nous verrons. Je sens que tout ceci changera bientôt. Dans la soirée, le Rajah m’emmena faire un tour sur la rivière dans son confortable bateau. Nous avancions grâce à trois rameurs malais. Leurs pagaies frappaient l’eau avec autant de rythme qu’un air de marche. Notre embarcation passa le long du quartier malais aux maisons brunes faites de feuilles de pal- miers. Leur toit et leurs murs sont si fragiles que, dit-on, vous pourriez les traverser avec votre doigt. Continuant notre prome- nade vers l’ouest, nous arrivâmes face au Matang. Les versants boisés et les ravins de cette haute montagne changent d’aspect à chaque instant de la journée selon que brille le soleil ou que pas- sent des nuages. Le soir, c’est juste derrière le Matang que dispa- raît le soleil. Mon premier coucher de soleil à Kuching fut somp- tueux. La sombre masse pourpre se détachait sur un fond cramoisi, rose et jaune. Elle semblait palpiter mystérieusement.

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