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Séquences La revue de cinéma

Kalifornia Martin Girard

Numéro 166, septembre–octobre 1993

URI : https://id.erudit.org/iderudit/59511ac

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Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

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Citer ce compte rendu Girard, M. (1993). Compte rendu de [ ]. Séquences, (166), 51–52.

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En d'éléments à première vue disparates Toute l'histoire de ce pays se résume cela, il réussit quelque chose — il n'y a qu'à considérer le choix des d'ailleurs à la possibilité de réaliser ses d'unique: nous faire croire à la réalité comédiens — et pourtant homogène. rêves, qu'ils soient individuels ou visuelle, sinon tangible, de nos images Arizona Dream est peut-être le rêve collectifs. C'est une force motrice en rêvées. Sa mise en scène et sa du cinéma de l'avenir: européen- elle-même, ce qui, en l'occurrence, technique s'effacent au profit du jeu américain, ancien-nouveau, réalité- fait avancer les personnages du film. des acteurs laissant naître des rêve... Sans leur rêve, Axel, Leo et les autres personnages qui portent l'histoire Sylvie Gendron ne seraient que des Américains plutôt que d'être servis par une moyens plutôt pathétiques. caméra complaisante. C'est là une La possibilité de rêver donne sa qualité exceptionnelle. Par exemple, ARIZONA DREAM - Réal.: Emir Kusturica — les histoires des personnages que Paul Scén.: Emir Kusturica, David Atkins — Phot.: force au film et lui confère par Vilko Filac — Mont.: Andrija Zafranovic — moments une dimension lyrique et, à incarne s'imbriquent parfaitement Mus.: Goran Bregovic — Son: Vincent Arnadi d'autres instants, un côté burlesque du dans la ligne générale du récit. Jamais — Dec: Miljen Kljakovic — Cost.: Jill M. Ohanneson — Int.: lohnny Depp (Axel plus bel effet. Le contraste alimente le nous n'avons l'impression d'être Blackman), Jerry Lewis (Leo Sweetie), Faye film et se retrouve à tous les niveaux Dunaway (Elaine Stalker), (Grace), de lecture. C'est le personnage d'Axel Vincent Gallo (Paul), Paulina Porizkova (Millie), Candyce Mason (Blanche), Michael J. Pollard qui exprime le plus de contrastes et (Fabian) — Prod.: Claudie Ossard - c'est ce qui en fait l'axe (Axel?) autour France/Yougoslavie — 1992 — 140 minutes — duquel tourne le film. Il travaille pour Dist.: Warner Bros. le service des pêcheries de New York combinant nature et ville. Il rêve Kalifornia d'Alaska mais se retrouve en plein désert. Il est orphelin et cherche une Dans une des premières scènes famille — autre thème favori de la du film de , un des mythologie américaine. Tout ce qu'il protagonistes, Brian Kessler, fait valoir vit en rêve est inversé dans la réalité. son opinion libérale sur le sort que la Par exemple, les Inuit de son rêve font justice devrait réserver aux maniaques l'amour avec tendresse et délicatesse. meurtriers. Il est contre la peine de Lorsqu'il fait l'amour avec Elaine, il mort et en faveur d'une réhabilitation reprend en partie les mêmes gestes, des assassins. En fait, même s'il ne mais tout bascule dans la passion et la l'admet pas franchement, Brian est violence. L'aridité des paysages fasciné par le phénomène de exacerbe les passions des personnages l'impulsion meurtrière. Il veut savoir et, en même temps, contredit la qu'est-ce qui peut bien pousser un richesse de leurs visions intérieures. homme à enlever gratuitement la vie à De même, cette nudité du paysage témoin de cabotinage de la part de cet un autre. Sa copine Carrie, une jeune permet d'imaginer sans fin, de créer acteur. Une des scènes qu'il nous joue artiste, est fascinée elle aussi par une une vision nouvelle. Le désert — la re-création de la célèbre scène certaine forme de violence, sexuelle d'Arizona renoue avec le mythe du de l'avion dans North by Northwest celle-là: elle travaille sur une série de pionnier défricheur à qui tout reste à — est ponctuée par un intelligent photographies erotiques à saveur créer. montage qui témoigne du rêve de sado-masochiste. Ensemble, Brian et Le grand talent de Kusturica est Paul, tout en étant un vibrant Carrie veulent faire un livre portant sur certainement de savoir nous présenter hommage au cinéma. Le travail fait les plus fameux et les plus horribles les choses les plus improbables dans sur l'image et la bande sonore est meurtres des dernières années. Pour une perspective évidente. Si Elaine complètement incorporé au propos du ce faire, ils entreprennent une sorte de expose à Axel son projet de s'envoler, film qui gagne une texture et une unité pèlerinage morbide qui doit les lentement ils s'élèvent et restent en remarquables. conduire sur les lieux où se sont suspension, comme si cela était la Peu d'auteurs-réalisateurs parvien­ produits ces crimes. Brian espère chose la plus normale du monde. nent à une telle maîtrise de leur qu'en foulant le même sol que les Nous sentons chez Kusturica une univers, à savoir être à la fois aussi assassins il pourra mieux les

No 166— Septembre/octobre 1993 51 comprendre, se mettre en quelque Mais que se passe-t-il lorsqu'on d'essais nucléaires, étape ultime d'un sorte dans leur peau. Carrie est, quant assiste pour de vrai à un acte de voyage organisé dans une Amérique à elle, chargée de documenter violence? Qu'arrive-t-il lorsque la constamment en guerre avec elle- photographiquement le voyage. théorie est confrontée à la réalité? même. Brian et Carrie sont deux jeunes Toute la deuxième moitié du film est Martin Girard Américains instruits et libéraux qui une réponse dramatique à ces n'ont jamais eu de contact direct avec questions. Une des scènes les plus la violence. La mort brutale d'un être fortes du film est en même temps une KALIFORNIA — Réal.: Dominic Sena — Scén. Tim Metcalfe — Phot.: Bojan Bazelli — Mont. humain ou le viol d'une femme des plus simples: dans une chambre Martin Hunter — Mus.: Carter Bruwell — Son demeurent pour eux des concepts de motel, Carrie montre son cartable à Jose Antonio Garcia — Dec: Michael White — abstraits, des phénomènes de société la candide Adèle (extraordinaire Cost.: Kelle Kutsugeras — Int.: (Early ) qui n'en revient pas du Grayce), Juliette Lewis (Adele Corners), David bons à étudier. C'est loin d'être le cas Duchovny (Brian Kessler), Michelle Forbes pour un autre personnage du film, caractère osé des photographies. Pour (Carrie Laughlin), Sierra Pécheur (Mrs. Early Grace, que le jeune couple Carrie il n'y a rien de scandaleux ou Musgrave), Gregory Mars Martin (Walter de choquant dans ses clichés qui ne Livesy), David Rose (Eric) — Prod.: , prend comme passager avec sa naïve Sigurjon Sightvatsson, Aris McGary — États- petite amie Adèle. À l'insu de Brian et sont qu'une interprétation artistique Unis— 1993 — 117 minutes — Dist.: Cineplex Carrie, Early va profiter du voyage d'une certaine forme de domination Odeon. pour voler et tuer de sang froid des sexuelle. Mais pour Carrie (et le inconnus spectateur), la réaction d'Adèle prend Dans le titre Kalifornia, ilya une signification troublante lorsqu'elle Adieu ma concubine presque le nom Kafka, mais ilya aussi avoue avoir déjà été violée par trois le nom de l'état par excellence du hommes, en plus d'être battue et Il arrive que l'attente fébrile d'un rêve américain transformé en fouettée régulièrement par Early. Dans film nous le laisse présager plus grand cauchemar. Le paradoxe américain est ce contexte, les «représentations que nature. Notre imagination le sacre parfaitement illustré dans cette oeuvre artistiques» de Carrie ont quelque chef-d'oeuvre avant même que la d'une beauté visuelle à couper le chose d'incroyablement dérisoire. lumière ne traverse la pellicule. souffle: une nation de plus en plus En proposant ainsi une Parfois, dès les premières images, la divisée entre ceux qui font la violence confrontation entre la violence et sa certitude de ne pas s'être trompé et ceux qui l'observent de loin, avec représentation médiatique, Kalifornia s'installe avec plénitude mais souvent, intérêt, à la télévision, dans les livres, se penche sur la sempiternelle on se retient, on s'économise pour la les magazines ou les films. Kalifornia question de la moralité en art sans «grande scène» qui ne vient jamais, et développe son drame sur la base parvenir à résoudre le problème. Mais, l'on sort un peu déçu de la projection. luliette Lewis et d'une confrontation entre la théorie et chemin faisant, un peu comme dans A Adieu ma concubine appartient Michelle Forbes Clockwork Orange, le film renvoie au malheureusement à la deuxième spectateur l'image de sa fascination catégorie. Non pas qu'il s'agisse d'un pour la violence tout en soulignant, film médiocre mais force est justement, le danger de confondre d'admettre que sa réputation, forgée à fascination et discernement. Cannes, est légèrement surfaite. Bien Fascinant, Kalifornia l'est sûr, il s'agit d'un film de qualité. La assurément. Pour une première production est impeccable, la réalisation de long métrage, Dominic photographie des plus chatoyantes, les Sena s'impose d'emblée comme un costumes sont à faire rêver et talent à suivre. Dans ce l'interprétation bien sentie. Le troublant et envoûtant, il fait le portrait scénario combine de façon très d'une Amérique hallucinante, judicieuse l'intimité du drame l'application. Brian et Carrie tentent quasiment onirique, où les lieux sentimental et le souffle de l'épopée de recréer des actes de violence par communs sont souvent transfigurés (le récit couvre plusieurs décennies), procédés purement intellectuels, mais par une caméra féline et des le pur divertissement et le contenu ils demeurent longtemps aveugles à la éclairages de fin du monde. Une pédagogique (le film nous en apprend violence véritable qui se passe sous simple station d'essence en plein long sur l'opéra chinois). Adieu ma leur nez. Le spectateur est pris à désert, une nuit d'orage, se transforme concubine a tout pour plaire... et témoin, et pour cause: Kalifornia est ainsi en théâtre surréaliste. Autre idée pourtant, il peut aussi nous laisser sur un miroir qui renvoie au public formidable: l'affrontement final se notre faim. À commencer par la l'image de sa propre mithridatisation à déroule à Dreamland, un village dynamique qui oppose et lie les la violence médiatisée. abandonné qui a déjà été le lieu personnages.

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