ANASTASIA De cette pièce de MARCELLE-MAURETTE la Twentieth Century-Fox a tiré un grand film en CinémaScope et couleurs, réalisé par le célèbre metteur en scène . L'adap- tation cinématographique de la pièce fut confiée à l'un des plus grands dramaturges américains, Arthur Laurents et le film fut tourné à Paris, Londres et Copenhague. L'interpré- tation en est particulièrement brillante puisqu'elle groupe , dans le rôle titulaire, dans le rôle de Bounine et Helen HAYES dans celui de l'Impé- ratrice. C'est d'ailleurs pour son interprétation dans ANAS- TASIA que Ingrid Bergman a été nommée meilleure actrice de l'année par les critiques cinématographiques américains. MARCELLE-MAURETTE @ By Éditions BUCHET/CHASTEL-CorrSa, Paris 1957 PRÉFACE

En 1921, la Grande-Duchesse Anastasia de Russie — si elle avait survécu au massacre d'Ekaterinbourg — eût atteint sa dix-neuvième année. Enfant, elle était la plus vive, la plus spirituelle, la plus rieuse des quatre filles de Nicolas II. Son grand désir eût été de devenir actrice. Sans être jolie elle plai- sait par l'étincelant regard de ses yeux gris, sa petite bouche et ce perpétuel mouvement qui l'inscrivait tour à tour sur les ciels de Finlande ou de Crimée ou les horizons marins, à bord du yacht Le Standart, en char- lotte de dentelle et robe de piqué blancs, ses longs che- veux plats découvrant ses oreilles pointues et, sous la frange, un front marqué d'une cicatrice de chute. Ce lutin n'aspirait qu'à vivre. Une nuit d'été, à seize ans, la Révolution l'englou- tissait au fond de l'étouffement d'une cave, à coups de revolver. Des témoins racontèrent qu'elle avait agonisé longtemps et que Yourowski et ses complices l'achevèrent à la baïonnette. A peine si cette petite tête adorable avait eu le temps de porter, pour son premier bal, le diadème d'étiquette et le ruban d'ordre de Catherine. Avec le Tzar, la Tzarine Alexandra Feodorovna, ses sœurs Olga, Tatiana, Marie et son frère Alexis, le malheureux Tza- révitch hémophile, le destin d'Anastasia s'achevait dans le sang et dans un puits de mine. De sa poignée de cen- dres, mêlée de fragments de bijoux, que les enquêteurs monarchistes devaient retrouver quelques jours plus tard dans la forêt, ne pouvait, semblait-il, s'évader qu'un fantôme. Or, le 17 février 1920, à Berlin, on retirait du Canal de la Landweher, près du pont de Bendler, une jeune femme qui avait tenté de mettre fin à ses jours. Elle ne possédait pas de papiers d'identité. Interrogée par la police* elle ne répondait à aucune question. Envoyée à l'hôpital, ensuite à l'asile d'aliénés de Daldorff, les médecins qui l'examinèrent la déclaraient atteinte de dépression nerveuse et de tuberculose des os. Elle ne parlait à personne, demeurait prostrée sur une chaise- ou étendue sur son lit, son drap sur le visage. Les infir- mières la trouvaient peu sociable, mais distinguée. C'était une créature de vingt-six à trente ans, aux larges pru- nelles grises, à la bouche épatée et déformée, aux gros- ses oreilles. Sa compagne de chambre, Marie Kolar Peu- ther, la croyait idiote. Bien qu 'elle-même fût allée en Russie avant 1917 et y eût travaillé, comme couturière, pour des dames de la Cour, elle ne s'avisa de trouver une ressemblance entre l'Inconnue et la dernière fille du Tzar défunt que lorsque, dans Le Journal Illustré de Berlin, elle prit connaissance, en première page, de pho- tographies de la famille impériale. On n'a jamais su si l'Inconnue regarda aussi ces pho- tographies.

Jugez vous-même. Ou Anastasia Romanoff respire et alors ce doit être — à l'exclusion de deux autres Anastasia d'Italie et d'Amérique — la femme âgée et sans état civil réfugiée aujourd'hui dans la Forêt-Noire ; ou celle-ci se range, avec ses devancières, dans la catégorie déjà fournie des imposteurs, sous le nom de Franciska Shanskovski, ouvrière polonaise sujette à des troubles mentaux et spécialiste de la fugue. Quoi qu'il en soit, depuis l'hiver 1921, l'Inconnue pose son énigme. Se débattant, farouche, pour échapper aux photo- graphes ; heurtant, sans habileté, ses visiteurs les plus bienveillants et jusqu'aux membres de sa famille ; pas- sant, chez le Duc de Leutchenberg, un de ses fidèles, de la gentillesse la plus exquise, la plus raffinée, à la fureur et aux cris : « Prenez garde. Je suis la fille de votre Empereur ! » Misérable solitaire murée dans le refus, ne sortant de son silence buté que par spasmes, sans cesse apeurée, défiante, pour un mot en larmes, en révolte ; lucide parlant un mauvais allemand et, sous anesthésie, un russe partait ; reconnaissant un jour cette femme de chambre et non ce valet, la salle de jeux des enfants impériaux, mais pas la pièce célèbre, aux deux petits lits anglais, de ses parents ; repoussée par tous les Romanoff, reconnue par des orphelins de son âge, des officiers de l'armée détruite, des émigrés, des dames d'honneur sanglotantes, elle paraît n'avoir jamais quitté la cave tragique, ni la seizième année de la jeune Grande- Duchesse aux longs cheveux. Culture nulle. Elle qui devrait savoir plusieurs langues les a oubliées. Elle vous regarde, à l'abri de son lit de malade, avec d'énormes, d'insondables yeux de petite fille. On se la passe de main en main, d'asile en château, par pitié, par ter- reur superstitieuse, aussi qu'elle soit peut-être ce qu'elle prétend, avec son crâne couturé de blessures, sa bouche sans dents, qu'une protectrice émue a comblée d'un appareil trop neuf. Une de celles-là, première à se pencher sur ce des- tin, s'appelait we Harriet von Rathlef-Keilmann, une réfugiée de Riga. Non sans mal, elle obtint, au bout de longs mois de patience, un récit que l'Inconnue dérou- lait comme un film en technicolor. Il y était question d'un bolchevick qui l'avait tirée du tas des morts, emme- née en Roumanie, à cause des diamants et des perles cachés dans l'ourlet de sa jupe. Ce miraculeux sauveur, l'ayant quand même violée, avait été assassiné dans une rue de Bucarest, pendant qu'elle accouchait d'un fils. Ce fils mourait à son tour et elle gagnait Berlin avec son beau-frère, dans l'espoir de toucher sa parenté ger- manique. Plus tard les chercheurs, malgré leurs efforts, ne trouvaient trace ni de ce beau-frère, ni de l'acte de décès de l'assassiné et de son enfant, ni exacts son nom et celui de la rue où elle affirmait avoir habité. Elle demeurera l'Inconnue, c'est sa force, subira les interrogatoires avec fatigue, avec dédain, avec rancune. Qu'elle soit persuadée qu'elle est Anastasia, n'en doutez pas. Elle ne joue aucun rôle. Dans cette vieille femme bien élevée qui rêve entre ses draps et ses murs de cabane couverts de photographies impériales, l'enfant Romanoff agite toujours ses cheveux blonds, danse sur le plancher dansant d'un yacht. Elle ne sait ni s'abais- ser, ni demander, cette soi-disant ouvrière de Pologne dont le frère et la sœur, confrontés avec elle, d'abord .affirmatifs, se troublent, se refusent à l'identifier avec leur Franciska disparue. On la transportera, quasi mal- gré elle, d'Europe en Amérique, en passant par Paris, où Y un de ses oncles la reconnaîtra, puis se démentira. D'Amérique — où la recueille sa cousine Xénia de Rus- sie, qui ne l'a jamais vue — elle repartira bientôt, fâchée avec tout le monde, pour F Allemagne, sur son premier lancer, et y retrouvera des princes pleins de foi, des dames d'honneur qui la serviront sans gages. A propos d'une certaine pièce, dont je suis l'auteur, au bout de plus de trente ans d'ombre et d'ensevelissement, voici qu'elle surgit à nouveau, des eaux de la mort, portée par le bateau blanc de son lit.

Qui donc est-elle alors, celle qui, après s'être nommée Tschaïkovski, s'appelle maintenant, aussi gratuitement, Anna Anderson ? Cette femme anonyme dont les Roma- noff refusent la parenté, dont le précepteur du Tzaré- vitch, Pierre Gilliard, écrit : « Ce n'est pas Anastasia » et le Prince Youssoupoff : « Elle n'a pas son âme » et que reconnaissent éperdument Gleb et Tatiana Botkine, enfants de l'héroïque docteur de la Famille Impériale qui suivit volontairement ses Maîtres jusqu'au massacre, et l'officier Félix Dassel, et le Duc et la Duchesse de Leutchenberg ? Peu importe. Malgré tous les procès passés ou futurs, les dix millions de dollars légendaires, déposés par le Tzar à la Banque d'Angleterre, il ne nous reste plus qu'à choisir : de la Princesse morte à l'heure d'aimer ou de cette autre Princesse, plus impériale peut-être et qui ne s'est jamais réveillée, prisonnière de photos jaunies, de palais au bord de la mer et d'une cave où elle meurt encore chaque nuit, dans sa simple et éternelle robe de fillette, un collier de perles à son cou. MARCELLE-MAURETTE. ACTE I

Avant le lever du rideau, musique. Au centre de la scène un escalier. Il gagne les cintres, mais ici la partie supérieure reste dans l'ombre jusqu'aux trois quarts. On ne voit que la partie inférieure, faiblement éclairée. De chaque côté de l'escalier, un mur de crépi jaunâtre, en hémicycle. Sur le côté cour, une affiche grandeur nature, représentant les con- tours, dessinés au charbon, d'une silhouette de femme vue de face, les bras écartés légèrement du corps, et sommée d'une tiare d'or. Pas d'autres couleurs que cet or, ce noir, ce blanc. Pas de visage. Des pendants, bracelets, colliers, barbares et somptueux, dans le style byzantin. A terre, sous l'affiche, une bougie allumée fichée dans une bouteille. Côté jardin, une carte de la Russie tracée grossièrement au charbon à même le mur. Sous la carte, une caisse avec cadenas. Centre de la scène, une table de bois, trois chaises de paille, peut-être un escabeau. Sur la table, une lampe à pétrole à large couvercle de papier qu'on peut placer dans tous les sens. Il n'y a que cette source de lumière et le petit feu hésitant de la bougie. Une bouteille contenant de la vodka, trois verres sans pied. L'atmosphère est celle d'une cave. Assis : sur la chaise jardin, courbé sur la table et faisant des comptes avec fureur le Deuxième Homme d'Affaires, petit Juif à cheveux gris, lorgnons. Dos au public, le Troisième Homme d'Affaires, encore assez jeune, d'aspect maladif et drogué, dessine, et boit en se balançant sur sa chaise. Sifflotis. Tous, casquettes, chemises russes, bottes, canadiennes ou pardessus pauvres et sombres. Un temps. Le Premier Homme d'Affaires paraît sur les marches. Il les regarde. Les autres ne l'ont pas entendu entrer. Cheveux gris, allure militaire, bel homme. Une froideur bien élevée. Des sourires terribles et rares. Il ôte ses gros gants de cuir.

PREMIER HOMME D'AFFAIRES Bonsoir. (Les deux autres se lèvent aussitôt et le saluent.) DEUXIÈME HOMME Excellence. TROISIÈME HOMME Excellence. (Le Premier Homme descend les marches.) PREMIER HOMME Pas de feu ? TROISIÈME HOMME J'ai dessiné un poêle. PREMIER HOMME Insuffisant, mon cher. TROISIÈME HOMME Pas pour moi. J'ai chaud. (Le Premier Homme est descendu vers la table. Le Deuxième est resté immobile, le visage crispé.) PREMIER HOMME Je m'excuse, messieurs. Un client. Il n'y a pas d'heure pour les taxis. (Il s'assied, face au public, derrière la table.) Veuil- lez vous asseoir. (Ils reprennent leurs places, le Troisième de profil à la rampe et un peu plus de côté que précédemment. Le Deuxième toujours nerveusement accablé.) La Commission est ouverte. Le rapport de la semaine, Piotr Alexandrovitch, je vous prie. TROISIÈME HOMME Le propriétaire ne fait plus crédit, Excellence. PREMIER HOMME Il devenait curieux... Puis, la proximité de ce cabaret de nuit était gênante. Nous trouverons une autre cave. Après or TROISIÈME HOMME Une nouvelle actionnaire. PREMIER HOMME Russe ? TROISIÈME HOMME Allemande. Baronne Frida Liwendal. Dame d'oeuvres de la Société Marthe et Marie. PREMIER HOMME Une sentimentale. Hum... Résultat ? TROISIÈME HOMME Vingt-cinq marks. PREMIER HOMME C'est peu pour un sentiment. TROISIÈME HOMME Je n'ai encore rien expliqué, Excellence. J'en suis au pre- mier point : la découverte. PREMIER HOMME Oui. L'affaire en comprenant trois, c'est soixante-quinze marks d'assurés. (Il regarde le Deuxième. Celui-ci ne réagit pas. Le Premier, qui l'observe depuis le début, reste impas- sible, regarde à son tour le Troisième.) Je propose le rejet de l'actionnaire Frida Liwendal. (Le Deuxième lève enfin la main.) Accepté. (Au Troisième.) Pas d'étrangers. Restons entre nous. TROISIÈME HOMME Comme il vous plaira. PREMIER HOMME Autre chose ? TROISIÈME HOMME Ce projet d'affiche. DEUXIÈME HOMME, haussant les épaules Une affiche ! TROISIÈME HOMME Si nous faisions une tournée de conférences avec notre fameuse Anastasia... ou un film... DEUXIÈME HOMME Un film ! PREMIER HOMME, il y va Pas mal. Un mètre soixante-dix, n'est-ce pas ? TROISIÈME HOMME Sa taille. Oui. Plus la couronne. DEUXIÈME HOMME La couronne ! PREMIER HOMME Le titre ? TROISIÈME HOMME Je le vois : trente sur trente. En lettres grasses. Le titre a trouver, Excellence. PREMIER HOMME, petit sourire Et l'affiche à remplir... TROISIÈME HOMME, soupir Voilà. PREMIER HOMME Voilà. DEUXIÈME HOMME, bondissant, debout. Appuyé 41 la table, face à eux Voilà ! Nous sommes f... ! TROISIÈME HOMME Comment ? (Le Premier ne bronche pas.) DEUXIÈME HOMME Ah! ça, où vous croyez-vous? En Russie ou en Allemagne? Sous Nicolas ou sous Hitler ? Avec cent mille roubles de rentes ou vingt mille marks ? F... ! je vous dis ! F... ! Et par votre faute ! (Au Troisième Homme.) D'abord, je n'ai jamais cru à ton idée. PREMIER HOMME Vous l'aviez trouvée excellente. DEUXIÈME HOMME Facile ! J'avais eu la même, ou presque, en 1914, à Saint- Pétersbourg : des mines de sel en Ukraine... Où il n'y a pas de mines de sel. PREMIER HOMME Mais comme vous ne l'avez pas eue en 37, Isaac Abramo- vitch, à Berlin... DEUXIÈME HOMME Anastasia ! La dernière fille du Tsar qui ressuscite à l'occa- sion d'un héritage ! C'est du feuilleton. TROISIÈME HOMME Tout est feuilleton. Relis ta Bible. Et puis, tu ne m'as pas entendu présenter l'affaire. Je brosse à grands traits un tableau de la Révolution, de la famille impériale massacrée. Je m'attarde sur l'assasinat dans la cave. Vermillon. Laque de garance. Surtout sur celui d'Anastasia. Blanc pur. Je rap- pelle — en glissant — qu'il n'y a pas d'actes de décès et que les corps ont disparu. Noir. Quand j'en arrive aux 400 mil- lions, déposés à Londres, en 1917, par le Tsar, pour ses enfants, et que la chère petite — enfin retrouvée par nous — va toucher, on pleure. Je traite cela comme une toile du douanier Rousseau. De la naïveté à tuer un bœuf. DEUXIÈME HOMME Mais, bon Dieu ! même en dénichant des gogos pour y croire... TROISIÈME HOMME Bénis Jéhovah. Nous les avons eu : Cercle des Russee blancs. Président : comte Korgikoff. DEUXIÈME HOMME Par miracle ! TROISIÈME HOMME Et tu t'y connais. DEUXIÈME HOMME Eh bien ! le miracle est clos, entends-tu ? TROISIÈME HOMME Pourquoi ? Dieu a mis la clef sous la porte ? BUCHET/CHASTEL

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