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Les Echos Lundi 10 mai 2021 // 15 enquête

Nathalie Silbert annoncée par Joe Biden ou sur les orienta- @natsilbert tions prises par Emmanuel Macron. Pour elle, le rôle de l’économiste est celui d’un e virus n’a pas interrompu la carrière scientifique exploitant des données. « Il est météorique de Stefanie Stantcheva. très important dans notre métier de séparer Considérée comme l’un des huit nos opinions personnelles de nos recherches. Lchercheurs en économie les plus doués de C’est la condition pour que nous puissions la planète par « The Economist », la jeune éclairer les débats », insiste-t-elle. Difficile Franco-Bulgare, qui a fêté fin février ses d’ailleurs de lui coller une étiquette : elle a trente-cinq ans, continue de décrocher cosigné des articles tant avec des économis- honneurs et distinctions. En 2020, elle est tes marqués à gauche tels , devenue la deuxième Française, après la qu’avec des experts classés plutôt à droite, Nobel d’économie , à recevoir, l’italien par exemple. D’une aux Etats-Unis, le prix Elaine-Bennett au certaine façon, les thèmes explorés jusqu’ici titre de ses recherches. Elle participe aussi à par la chercheuse résonnent comme en la commission lancée par Emmanuel écho de son histoire familiale. Celle de ses Macron sur les grands défis du monde post- parents, tous deux ingénieurs de haut Covid. Elle a été retenue par ses deux rap- niveau, qui ont quitté la Bulgarie dans les porteurs Olivier Blanchard (ex-FMI) et Jean années 1980 pour Dresde en Allemagne de Tirole, Nobel 2014, pour plancher sur un l’Est, puis se sont installés, juste après la sujet ultrasensible : les inégalités. Un choix chute du mur de Berlin, en , où qui ne surprend pas dans le cénacle : la fisca- s’ouvraient d’intéressantes perspectives lité et les inégalités sociales sont au cœur professionnelles. des travaux de Stefanie Stantcheva, guidée Née à Kritchim, petit village situé à une par un fil rouge : « contribuer à de meilleures centaine de kilomètres de Sofia, elle a politiques publiques afin d’améliorer la vie six ans à son arrivée dans la patrie de Balzac des gens dans le monde ». et Flaubert, dont elle a récemment relu les Qu’importe si cette nouvelle mission, œuvres. Très bonne élève au lycée interna- menée en tandem avec l’éminent écono- tional de Saint-Germain-en-Laye, elle étu- miste turc Dani Rodrik, a un peu plus die dans les meilleurs établissements : Cam- chargé son agenda bien rempli ! Profes- bridge, puis Polytechnique, où elle obtient seure à l’université Harvard, éditrice asso- un master d’économie et finances, suivi ciée du « Quarterly Journal of », d’une année à l’Ecole d’économie de . l’une des revues les plus influentes dans son Direction ensuite le Massachusetts Insti- domaine ; mais aussi dans l’Hexagone, membre du Conseil d’analyse économique (CAE) relié à Matignon et du Centre de « Elle a la volonté recherche sur l’économie de l’ d’expliquer simplement créé par Philippe Aghion au Collège de des choses qui France : installée depuis onze ans aux Etats- ne le sont pas et veille Unis, Stefanie Stantcheva fait désormais partie des économistes les plus sollicités des à rendre ses cours deux côtés de l’Atlantique. digestes. » Si certains laissent entendre qu’« elle ne RAPHAËL RAUX sait pas dire non », sa production scientifi- Etudiant en doctorat et ancien assistant que impressionne ses pairs, tant par sa qua- de recherche lité que par son volume. Même à Harvard, cette hyperactivité interpelle. « On se demande parfois où elle puise autant d’éner- gie. D’habitude, les professeurs lèvent un peu tute of Technology (MIT), temple de la pen- sée économique, où Esther Duflo et Emma- nuel Saez sont ses mentors. Puis Harvard, « Exceller dans où elle décroche sa « tenure » – l’équivalent son travail Stefanie Stantcheva fait désormais partie des économistes les plus sollicités des deux côtés de l’Atlantique. de la titularisation – en 2018, quatre petites pour faire le bien, Photo Tyler Smith années seulement après avoir rejoint la c’est sa motivation. » prestigieuse université. « Ce qui est excep- tionnel ! » rappelle Philippe Martin. Stefanie ESTHER DUFLO Stantcheva aime à raconter que son envie Nobel d’économie de comprendre le fonctionnement de l’éco- nomie est née des affres vécues par les pays liés à l’histoire familiale : hyperinflation en Stefanie Stantcheva, Bulgarie, où, pour éviter de subir la flambée le pied après leur titularisation », rapporte, des prix, on dépensait très vite son salaire, depuis le campus, l’un de ses étudiants en écarts de revenus et de productivité entre doctorat et ancien assistant de recherche, les ex-RFA et RDA, ou encore SDF assis à Raphaël Raux. Au sein de la communauté côté de restaurants huppés à Paris. des économistes, tout le monde est sous le la charme de cette trentenaire souriante et Mettre le pied à l’étrier tenace. « Exceller dans son travail pour faire aux jeunes le bien, c’était sa motivation lorsqu’elle était Aujourd’hui, c’est à son tour de mettre le étudiante au MIT. C’est resté son engage- pied à l’étrier à une nouvelle génération. Ses ment », a raconté Esther Duflo, lors de la de l’économie étudiants à Harvard apprécient son huma- remise du prix Elaine-Bennett à la jeune nité et sa pédagogie. « Elle a la volonté chercheuse. Malgré son ascension fulgu- PORTRAIT // Spécialiste des questions de fiscalité et de redistribution, d’expliquer simplement des choses qui ne le rante, celle que Jean Tirole a qualifiée de sont pas et veille à rendre ses cours digestes « star montante » dans une interview au l’économiste franco-bulgare innove en intégrant la perception des citoyens avec des vidéos, des jeux de mots », témoigne « Monde » ne se comporte pas comme telle. dans ses travaux. Elle planche actuellement sur les inégalités au sein Raphaël Raux. Au-delà, elle est très atta- Au contraire, elle utilise volontiers son fil chée à « faire le lien » entre les milieux acadé- twitter pour féliciter, remercier ou encoura- de la commission Blanchard-Tirole mise en place par Emmanuel Macron. miques des deux côtés de l’Atlantique. ger avec enthousiasme ses pairs. « Comme beaucoup d’économistes hexago- naux partis aux Etats-Unis, elle juge impor- Un discours limpide salsa qu’elle ne peut plus suivre à cause de la Lab », afin de lancer une nouvelle généra- Mais en ces temps de pandémie, elle s’est tant d’accueillir des étudiants français pour « C’est une personne très généreuse qui donne distanciation sociale en vigueur dans tion d’enquêtes en ligne. Réalisées dans plu- également attelée à analyser l’évolution des leur offrir une expérience dans une faculté beaucoup d’importance au collectif », l’agglomération de Boston. Elle s’est impo- sieurs pays et à grande échelle, elles éva- opinions face aux restrictions des libertés américaine », indique Pierre Boyer, profes- s’exclame Laurence Boone, chef écono- sée en choisissant un sujet classique et aus- luent les perceptions des citoyens et individuelles réclamées pour lutter contre le seur à l’X, qui la connaît depuis 2012. Elle miste de l’OCDE, qui travaille avec elle sur tère – la fiscalité – mais en en renouvelant l’acceptabilité des politiques mises en coronavirus. « Ses enquêtes rendent compte participe aussi à des jurys de thèse en un programme de politique économique de l’approche. Son credo : concevoir des politi- œuvre. Les questions de redistribution y de l’hétérogénéité des représentations et des France. « Elle est accessible et disponible », la transition énergétique. « Un personnage ques économiques en étudiant leur accep- occupent une grande place. L’économiste a situations, ce qui la conduit à plaider en faveur loue Antoine Ferey, qui achève un doctorat hors du commun et incroyablement empa- tabilité par les populations. Aux antipodes ainsi mis en évidence une mobilité sociale de politiques beaucoup plus différenciées », à l’X. « Si elle peut aider, elle le fait avec une thique », s’enthousiasme, de son côté, le pré- de l’économiste dans sa tour d’ivoire, elle se aux Etats-Unis en réalité plus faible qu’en observe l’économiste André Cartapanis. approche toujours constructive », ajoute sident du Cercle des économistes, Jean- vit dans la Cité. « Sa méthode remet le citoyen Europe. Elle a aussi montré que plus les Dans la période actuelle où, partout dans le Anasuya Raj, aujourd’hui postdoctorante à Hervé Lorenzi. Ce qui frappe surtout ses au cœur de la discussion », souligne Jean- populations croient à l’égalité des chances monde, les tensions et les fractures sont l’université de Zurich. interlocuteurs, des étudiants aux experts Hervé Lorenzi. dans leur pays, moins elles sont prêtes à vives, comprendre comment les citoyens rai- Sa trajectoire brillante aux Etats-Unis n’a les plus chevronnés, c’est l’aisance et la L’une de ses contributions majeures soutenir un système redistributif. « Le pro- sonnent, identifier leurs perceptions et leurs pas distendu le lien très fort de Stefanie clarté avec laquelle la lauréate du Prix du concerne les inventeurs. La jeune femme a blème, c’est que les perceptions des gens sont vues apporte au politique de nouvelles pistes Stantcheva à la France. Avant la crise sani- meilleur jeune économiste en 2019 expose démontré qu’une taxation trop élevée fausses, dit-elle. Les Américains sont trop pour prendre des décisions. « Grâce à la col- taire, elle y revenait de « cinq à six fois par ses travaux, aussi complexes soient-ils. affecte la quantité et la qualité de brevets optimistes sur le sujet, et les Européens, dont lecte systématique de données d’enquête dans an », « chaque fois que je passais en Europe », « Cela la rend très convaincante », estime produits et peut dissuader les stars de les Français, trop pessimistes. » plusieurs pays, Stefanie Stantcheva est en train tout comme elle allait une fois par an en Bul- Philippe Martin, qui lui a proposé, en 2018, l’innovation de rester dans leur pays, à de révolutionner l’analyse de la formation des garie, où ses grands-parents vivent tou- de rejoindre le CAE qu’il préside. condition de trouver ailleurs un écosystème Titularisée à Harvard croyances », affirme Gabriel Zucman, qui jours. « Cela me manque énormément », Lors de notre entretien en visioconfé- favorable. Elle a également évalué l’impact en un temps record enseigne à Berkeley. Pour Laurence Boone confie-t-elle. D’ailleurs, la Franco-Bulgare rence, c’est d’ailleurs l’impression qu’elle à long terme de la fiscalité sur l’éducation et La chercheuse, qui maîtrise cinq langues, a aussi, sa méthode représente « un grand pas ne ferme pas la porte à un retour, un jour, laisse. La professeure d’Economie à Har- le capital humain. « Dans tous ces domaines, aussi étudié la question des immigrants, en avant ». « Elle aide à comprendre la dans l’Hexagone. « On y trouve des opportu- vard vient tout juste d’achever un cours. ses travaux font référence », relève Philippe dénonçant les préjugés à leur encontre et méfiance ou l’incompréhension face à certai- nités superbes pour faire de la recherche ! » Mug à la main, en pull-over parme, elle Aghion. La singularité de Stefanie Stant- révélant les réticences des citoyens à payer nes réformes. » lance-t-elle. Où qu’elle soit, une chose est nous parle avec autant de simplicité de ses cheva réside dans sa méthodologie. Elle a davantage d’impôts pour les aider, alors En revanche, n’attendez pas de Stefanie sûre : elle a très envie de contribuer au débat derniers travaux que des cours de tango et fondé, à Harvard, le « Social Economics qu’ils l’accepteraient pour leurs semblables. Stantcheva une opinion sur la politique en France. n