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Bicentenaire d’un Messin illustre :

par Georges MASSON

Le 5août 1811,Ambroise Thomas naissait àMetz, au second étage de l’ap- partement de cet immeuble formant angle avec la rue du Palais et la rue de la Cathédrale qui sera rebaptisée du nom du compositeur après sa mort survenue le 12 février 1896, àParis, dans son apparte- ment jouxtant le Conservatoire national de musique de la rue Bergère et dont il était le directeur.

Je voudrais vous retracer l’histoire de ce musicien ayant traversé un siècle qui l’a porté aux plus hautes marches de la célébrité, qui fut adulé par ses admira- teurs fidèles et par les grands amateurs de théâtre lyrique de son temps, autant que vilipendé par ses détracteurs qui ont brocardé son style, celui de son époque, autant que raillé les positions hiérar- chiques qu’il avait occupées. Un paradoxe ? Ambroise Thomas Celui que je vous propose de décrypter... Gravure, d’après le dessin d’Hippolite Flandrin (1852). Mais auparavant, je voudrais vous (, Collection iconographique livrer une petite anecdote que m’a récem- de la Médiathèque du Pontiffroy). ment rapportée le président honoraire de l’Académie de Médecine de , le professeur Pierre Ambroise-Thomas, venu plusieurs fois àMetz pour écouter les œuvres de son aïeul. Il avait, dernière- ment, repéré la plaque apposée àl’angle de l’immeuble où naquit Ambroise Thomas. Il demanda àlalibrairie d’en face, si elle avait, dans ses rayons, des documents, un livre, une biographie, des mémoires ou un album illustré,

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consacré au célèbre musicien. On lui répondit :«Mais… qui est donc Ambroise Thomas ?».

No comment ..! Quand on sait qu’une dizaine de villes françaises aune rue ou une avenue qui porte son nom, et, qu’à l’époque, on avait baptisé un navire du nom d’Ambroise Thomas, de même qu’on avait donné son nom àune fleur, le dahlia Ambroise Thomas, on se rend compte qu’il yaencore du chemin àfaire pour parachever la réhabilitation de celui qui fut, en son temps, prophète en son pays, alors qu’aujourd’hui l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre ou l’Amérique n’ont jamais oublié de programmer dans leurs théâtres, ses deux opéras les plus connus, « »et« », «Hamlet »qui, précisément, aété retransmis, en avril dernier,endirect du M.E.T. de New-York au Kinépolis de Saint-Julien-lès-Metz.

Premier à21ans

Le pèred’AmbroiseThomas, Jean-Baptiste Thomas,surnommé Martin, natif de Metz, comme ses ancêtres àhauteur de quatre générations recensées sur son arbre généalogique, était violoniste au théâtre. Il rencontra sa future épouse, Marie-Jeanne Wuillaume, pianiste, aux répétitions des concerts de la Société de musique populaire qu’il avait constituée, avant que le couple ne créât une école privée de musique, n’ouvrît un commerce de fournitures d’instruments et ne distribuât les tout premiers métronomes. Dans la famille, un autre Ambroise fut illustre en son temps :c’était le frère de Marie-Jeanne Wuillaume, qui fut chirurgien en chef de l’armée fran- çaisedurant la guerre d’Espagne de 1808, avant d’être le directeur de l’Hôpital d’instruction des armées de Metz situé alors au Fort Moselle. Le jeune Ambroise Thomas, –comme son frère aîné, Charles qui étudia le violoncelle –, apprend le solfège à Caricature d’Ambroise Thomas signée par quatre ans, puis, àsept, le violon et le Alfred Le Petit dans la revue satirique “Le piano. Mais, coup dur,cinq ans plus Charivari”,après le procès intenté par son tard :lepère meurt subitement à librettiste au compositeur àpropos de 53 ans. l’ouvrage “Gille et Gillotin”dont la représentation fut ordonnée par autorité de Effondrée, la petite famille, justice. après quelques années difficiles,

156 quitte Metz en 1827 et s’installe très modestement àParis où l’aîné Charles débutera comme violon- celliste àl’Opéra-Comique, et où Ambroise poursuivra ses études au Conservatoire, engrangeant ses prix de piano, d’accompagnement, d’harmonie, puis de composition musicale auprès de Jean-François Lesueur,qui disait d’Ambroise, son élève préféré :«Voici ma corde sensible ». Et, à21ans, il remporte son Premier Grand Prix de Rome avec sa cantate «Hermann et Ketty ». Il découvrira avec éblouis- sement la Ville éternelle et sa Villa Médicis, où il yrencontrera Berlioz, «Extrait de la partition manuscrite de “Mignon”, croisera Chopin dont il interprétait sur laquelle on distingue le graphisme vif, dit “en les valses et les mazurkas aux queue de pie”, du musicien ». soirées mondaines du Palais Farnèse. Il se liera d’amitié avec les peintres Horace Vernet et surtout Hippolyte Flandrin qui fit son premier portrait, ainsi qu’avec son grand aîné, Dominique Ingres, qui l’entourait d’une affection toute paternelle, lui, Ambroise, qui avait perdu son père àdouze ans. Alors qu’il était directeur de la Villa Médicis, Ingres, qui jouait du violon en amateur,demandait régulièrement àson jeune pension- naire de l’accompagner au piano. C’était, en somme, son piano d’Ingres !

Dans le tourbillon lyrique Sous l’œil tutélaire d’Ambroise Thomas (en Ambroise Thomas manifes- buste) César Franck (debout donne son cours d’harmonie devant Ernest Chausson (à genoux) taitdéjà une certaine propension et, de gauche àdroite Charles Bordes, Alfred pour les compositions vocales, Bruneau, ,Vincent d’Indy, d’où ses mélodies, ses œuvres reli- André Messager et Pierre de Bréville (Dessin de gieuses dont son Requiem (écrit à José Engel, 1898)

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«Une des répétitions des représentations de “Hamlet”,l’opéra donné dans les décors de sa création ».

22 ans) et quelques pièces de musique de chambre. Son séjour terminé, il remonte àParis par les grandes villes d’Italie et par Vienne, Munich et Leipzig pour lesquelles il s’extasiait, et va se lancer dans le tourbillon lyrique de la capitale. Il y glane ses premiers succès, parfois éphémères, avec une demi-douzaine d’opéras- comiques et deux opéras, avant de connaître une période morose due àquelques échecs répétés. Mais il rebondira avec «LeCaïd », vibrionnant opéra-bouffon, avant un nouveau repli sabbatique de six ans dont il verra le bout du tunnel avec «Mignon », l’ouvrage qui le portera au faîte de la gloire. Ambroise Thomas occupait une place dominante dans l’histoire de la musique française du XIXe siècle. Il fut, pendant vingt-cinq ans et jusqu’à son décès, directeur du considéré àl’époque, comme le temple du savoir musical en France. Il fut membre de l’Institut durant plus de quarante années, ayant assumé la présidence de l’Académie des Beaux-Arts à cinq reprises, de même qu’il fut trois fois président des Académies de l’Institut réunies. Il avait noué de nombreuses relations épistolaires avec les personna- lités du moment, les chefs d’État étrangers venus àParis ainsi qu’avec Napoléon III aux fêtes duquel il était invité.

Thomas échangeait un abondant courrier avec des artistes, des cantatrices, des directeurs de théâtre, des librettistes et des peintres. Il était, bien évidemment,

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comblé d’honneurs et de distinctions, envié pour avoir été le seul artiste et compositeur de son époqueàgravir tous les échelons dans l’ordre de la Légion d’honneur jusqu’à la promotion de grand-croix.

La millième de «Mignon »: une apothéose

Et l’on apeine àimaginer aujourd’hui, le succès de popularité que lui avait valu son opéra le plus connu «Mignon », composé en 1866, ouvrage auquel il fut, là aussi, le tout premier, voire l’unique compositeur,àavoir assisté àsa1000e représentation. C’était en mai 1894. Thomas avait alors 83 ans. Signature Ambroise Thomas. La soirée de gala avait rassemblé à l’Opéra-Comique le Tout-Paris des arts, de la politique, des lettres et de la finance. Le Président de la République, (il sera assassiné six semaines plus tard par l’anarchiste italien Caserio), remit alors le grand insigne de l’ordre fondé par Napoléon 1er au musicien, pudiquement terré dans le fond de l’avant-scène présidentielle. Son épouse occupait la loge du journal «L’Écho de Paris ». C’était Elvire Remaury, la sœur d’HenryRemaury, le directeur des Forges de Pompey près de Nancy.Elle était plus jeune que lui de dix-neuf ans. Ambroise Thomas, célibataire endurci, s’était marié sur le tard. Il avait 68 ans lorsqu’il l’épousa civilement, àlamairie d’Argen- teuil où il avait sa propriété que lui avait construite le célèbre architecte Baltard, puis, religieusement, àPompey,deux Unephotographie d’Ambroise jours plus tard. Acette soirée de gala à Thomas en 1894, lorsqu’il fut décoré l’Opéra-Comique, le compositeur avait par le Président de la République retiré son habit noir et attendait dans un Sadi Carnot, dans la promotion de coin, en bras de chemise blanche, que le grand-croix de la Légion d’honneur.

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président vienne lui épingler l’hono- rifique grand-croix, et il semblait tout gêné des acclamations qui l’obli- geaient àsaluer l’assistance et à remercier publiquement le chef de l’État. C’était l’apothéose de sa carrière. Deux ans plus tard, au soir du 26 janvier 1896, l’Orchestre de la Société des Concerts de l’Opéra de Paris joue entre autres œuvres, le Prélude de «Françoise de Rimini », le dernier opéra écrit par Ambroise Thomas et en sa présence. Le public s’était tourné vers lui bien qu’il fût à demi caché dans sa loge, pour l’ap- plaudir longuement et avec respect. Quelques jours auparavant, le compositeur était déjà présent àla répétition de ce concert, et le peintre Toulouse-Lautrec avait croqué de son L’ultime dessin d’Ambroise Thomas (assis dans le fauteuil), assistant àune répétition de crayon gras le musicien revêtu de son «Françoise de Rimini », dessin aquarelle grand pardessus sombre. C’est le tout exécuté par Toulouse-Lautrec en janvier dernier portrait qui sera fait du vivant 1896. Le compositeur mourait le mois suivant, du musicien. Alasortie du Palais le 12 février.(Musée Toulouse-Lautrec, Albi). Garnier,ausoir du concert, un vent glacial balaie la Place de l’Opéra. Emmitouflé et chapeauté, Thomas rase les murs pour qu’on ne l’accoste pas et s’alite, terrassé par une congestion pulmonaire. Huit jours plus tard, un prêtre lui administre l’extrême-onction. Le président de la République, qui était alors Félix Faure, prend de ses nouvelles. Elles sont mauvaises. Et, le 12 février,comme le soleil couchant éclaire sa chambre, le compositeur aencore la force de murmurer : «Mourir par un aussi beau temps »…

Des funérailles quasi-nationales

On lui fera quasiment des obsèques nationales. Les condoléances affluent de partout, du roi et de la reine de Roumanie, des souverains de Serbie, du roi George de Hanovre, de Saint-Pétersbourg, de Belgique… Il s’écoulera quatre heures d’horloge entre la levée du corps dans la cour du Conservatoire, la messe solennelle àlaSainte-Trinité et l’inhumation au cimetière Montmartre. Cette journée de pompes funèbres parisiennes qui s’inscrivait dans le rituel des cérémonies religieuses et protocolaires de l’époque, avait ànouveau drainé

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le Tout-Paris des arts et de la politique. On eut cru revoir l’impressionnant cortège des funérailles de Victor Hugo, dix ans auparavant. Cinquante membres de l’Institut de France en grand uniforme suivront le corbillard précédé de deux chars recouverts de couronnes, encadré par des batteries àcheval et suivi des troupes commandées par leur général ainsi que par deux bataillons rendant les honneurs militaires au défunt et suivi aussi par la Musique de la Garde Républicaine jouant, sur tout le parcours, la Marche funèbre de Chopin. Sur tout l’itinéraire, la foule, postée massivement, embouteillait les grands boulevards coupés àlacirculation. A l’église, on joua des marches lentes de Beethoven et de Mendelssohn, le Dies Irae du Requiem de Mozart et un extrait du propre Requiem du compositeur défunt. L’émotion avait gagné l’assistance. Son plus fidèle disciple, , ajouta un hommage appuyé au flot des discours prononcés sur sa tombe. Oui, une certaine émotion se dégageait ce jour-là. Était-elle sincère ? Elle contenait, certes, des regrets, réveillant des souvenirs nostalgiques, mais dissimulait aussi les querelles esthétiques et les jalousies, gommait les jugements partiaux et les écrits vengeurs. L’adieu au «grand taciturne àl’œil doux»,qu’avait typé le jeune compositeur Ernest Reyer,marquait la fin d’une période brillante, dominée par le grand opéra àlafrançaise et l’opéra-comique et semblant déjà loin- taine. Thomas paraissait soudain appartenir àunautre temps, àune Copie d’une lettre manuscrite d’Ambroise autre histoire, àunautre balancier Thomas au compositeur Ernest Reyer, musical. On trouvait qu’il avait vécu datée du 2avril 1870. une époque, florissante pour lui et ses confrères portés sur la même vague Mon cher Reyer, stylistique, d’Auber àHalévy,de Duc est ànous de tout cœur pour faire Meyerbeer àCharles Gounod, et que le dessin et diriger l’exécution du tombeau cette époque était bel et bien révolue. de Berlioz. Dès que vous aurez un chiffre L’art nouveau avait fleuri, en France, arrêté, donnez-le lui. Faites part de ceci à M. Alexandre, n’est-ce pas ? depuis un certain temps déjà. Debussy Je vous serre la main avait alors 34 ans, Éric Satie en avait 30 Samedi 21 avril 1870 et Maurice Ravel 21.EtàParis, les Voici l’adresse de Duc :Rue de Rivoli, 162

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opéras de ,n’étaient plus aussi décriés qu’ils l’avaient été trente ans auparavant.

La rançon de la gloire

Alors, pour la nouvelle génération de musiciens, Ambroise Thomas, c’était du passé. On ne s’était d’ailleurs guère privé de le clamer dans les couloirs comme dans les gazettes. «Ilavécu, c’est son heureux mérite ». Au soir de la création, en 1889, de son ultime ouvrage, le ballet «LaTempête » d’après Shakespeare, àlaquelle Thomas était présent, le raz-de-marée de la critique hostile envoya, dans un fracas de porte-plumes, Thomas et son libret- tiste, Barbier,par mille mètres de fond. Je cite :«Pauvre Shakespeare, non content de le piller,onledéchire… T’en a-t-il extirpé des côtelettes et des biftecks, ômon vieux Will’, pour les jeter crus et pantelants àlafaim vorace des musiciens !… », pouvait-on lire dans la revue «Gil Blas », l’équivalent de notre «Canard enchaîné ». Même dans le très sérieux périodique «LeCourrier de l’art », on plaignait ce malheureux Shakespeare… «qui n’avait pu échapper àsadestinée d’être, une fois de plus, écartelé et coupé en morceaux informes par ses tourmenteurs ordinaires ». Le librettiste en prenait pour son grade et le tout jeune compositeur d’alors, Henri Büsser,affublait Thomas d’ironiques citations latines :«Quandoque bonus dormitat Thomasius », et il conseillait à Thomas, le bon dormeur,delaisser sa muse au repos !

Au travers des sarcasmes, on imagine les rancœurs, les ressentiments, les envies de ceux qui étaient farouchement opposés àl’art et àlamanière de Thomas. Qu’avait-il fait pour mériter les étrivières ?Les sycophantes condam- naient son académisme, son maniérisme ou la gaîté facile de ses ouvrages lyriques légers, afin de satisfaire l’appétit qu’en avait la bourgeoisie montante trop proche des idéologies dominantes, louis-philippardes ou néo-impériales. Ils fustigeaient aussi le style de ses librettistes habituels qui déformaient, dans leurs livrets, le contenu des ouvrages dramatiques de Shakespeare, Dante ou Goethe. Or, Thomas, outre qu’il avait, au début, voulu creuser ce sillon porteur de succès et développer le genre de l’opéra-comique, –bien qu’il le considérât, plus tard, comme un péché de jeunesse –, approfondira celui du grand opéra àlafrançaise qui, bien qu’on en critiquait les conventions empesées, les pyrotechnies vocales et les ballets obligés, collait bien àson temps… C’était l’époque où la Monarchie de Juillet jouait sa carte politique àl’opéra, où l’on célébrait le veau d’or,oùles directeurs de théâtre faisaient fortune, (on se souvient du slogan, faussement attribué au ministre François Guizot :«Enrichissez-vous »), une époque où les plaisirs lyriques redoubleront sous le Second Empire, avant d’être plus modérés sous la IIIe République, époque aussi où le Théâtre des Italiens menait la danse àParis avec les opéras-bouffes de Rossini, suivis des opéras de Bellini et de Donizetti, et où Verdi sera adulé au rebours d’un Richard Wagner,vilipendé pour son «Tannhäuser »ridiculisé en «Panne aux airs »!

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Barrer la route au «vautour bavarois »! Wagnérophiles contre wagnérophobes ?Cefut une guerre idéologique retentissante. Taxés de wagnéristes notoires, de jeunes compositeurs français d’alors comme Emmanuel Chabrier,Alfred Bruneau, Ernest Chausson, Édouard Lalo ou Ernest Reyer,étaient plus ou moins dans le collimateur des instances officielles qui freinaient des quatre fers et qui ont tout fait pour barrer la route au «vautour bavarois », c’est-à-dire Richard Wagner ainsi caricaturé. De par sa position dominante sur l’échiquier musical français, Ambroise Thomas était dans une situation plutôt ambiguë. Il soutenait àfond la tradi- tion lyrique française d’essence latine et l’essor de cette école musicale qu’il souhaitait voir évoluer dans le sens de sa continuité classico-romantique et moins progressiste que celle qu’engageaient les nouveaux compositeurs qui lui semblaient brûler les étapes. Thomas n’était pas hostile àladéferlante tran- salpine de laquelle il s’était d’ailleurs inspiré, mais émettait des réserves à l’endroit du maître de Bayreuth qu’il ne pouvait pas, cependant, condamner avec force. Thomas reconnaissait, en aparté, que Wagner était un grand musicien doué, disait-il, d’une grande intelligence, mais il le jugeait, comme d’autres, trop germanique pour nos oreilles latines. Et il ne souhaitait pas que la jeune école française soit trop influencée par cet art musical venu d’Outre- Rhin. Ce qui entraînera, on l’imagine, des polémiques sans fin. Déjà, àcette époque, la ligne de fracture idéologique et culturelle se dessinait et, si l’Académie impériale de musique de Paris avait accueilli avec une certaine satisfaction la création de l’opéra «Hamlet »d’Ambroise Thomas, en 1868, c’était aussi dans l’idée àpeine voilée de freiner,àdéfaut d’y faire barrage, l’envahissement culturel et musical du voisin allemand que certains diabolisaient alors. De plus, il faut considérer que la guerre franco-prussienne de 1870 et ses suites désastreuses n’avaient pas arrangé les choses, et que la défaite avait considérablement accentué ce clivage favorisant la levée d’un patriotisme vengeur,lesursaut des nationalismes, politique et culturel, donc la montée du nationalisme musical français. Ainsi, la position officielle d’Ambroise Thomas et de certaines institutions relevant des beaux-arts, procédait d’une attitude prudente pour ne pas dire protectionniste, et il faut bien se rendre compte qu’en cette période troublée, cette posture était défendable tout autant que la démarche, globalement plus admissible en d’autres temps, soutenant que l’art n’a pas de frontières.

L’annexion de 1870 douloureusement ressentie Or,pour illustrer ce climat de rupture, l’exemple de «Hamlet »est signi- ficatif. Pourquoi, alors que la plupart des ouvrages lyriques d’Ambroise Thomas ont été produits très vite, après leur création àParis, partout dont au théâtre de Metz, pourquoi son principal opéra a-t-il attendu 25 ans avant d’y être

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représenté ?Cen’est qu’en 1892 qu’il yfut joué ici pour la première fois. La raison en est simple. Metz était annexée. Difficile d’y monter un ouvrage en français, ce répertoire étant plus limité que les productions allemandes. Cependant, une troupe lyrique de Nancy (non annexée), vint le produire avec succès. Toutefois, le compositeur n’avait pas fait le voyage de Paris àMetz comme il le faisait d’habitude pour ses précédents ouvrages. Il avait simple- ment adressé ses remerciements àtous ceux qui avaient eu le courage de jouer «Hamlet »àMetz et en français, et exprimé sa sympathie àl’endroit des Messins qui étaient venus applaudir l’œuvre de leur vieux concitoyen. Ambroise Thomas avait douloureusement ressenti l’amputation de ces territoires. Il aura une attitude significative. Il ne reviendra plus jamais dans sa ville natale. Il ne voulait pas être obligé de dire merci aux autorités d’occupa- tion qui auraient bien voulu l’accueillir en raison de sa notoriété. Ce même piège, que Thomas asuéviter,guettera cinquante ans plus tard, un autre Messin, Gabriel Pierné, lui aussi installé àParis. Ayant accepté de venir diriger, peu avant le début de la guerre de 1914/18, son oratorio «LaCroisade des enfants », Pierné était reparti de Metz fort dépité d’avoir été obligé de l’en- tendre chanté dans une version allemande et d’avoir été accueilli comme un bon citoyen germanique.

Consanguinité musicale Ambroise Thomas avait, lui, fait un trait sur ce passé douloureux dont il conservait pourtant d’impérissables souvenirs. Jusqu’à la guerre de 1870, il avait été accueilli àbras ouverts dans sa cité natale qu’il avait quittée jeune. Il yrevenait chaque fois pour les représentations de ses ouvrages joués d’abord dans la capitale avant d’être montés en province, dont àMetz, et àl’étranger. Puis, en sa qualité d’inspecteur général de la musique, il venait présider les distributions de prix au Conservatoire de Metz. Un jour de 1857,ses élèves lui avaient rendu hommage en lui interprétant une sérénade, au pied de l’hôtel Lejeune, rue des Clercs, où Thomas était descendu. La même année, Napoléon III était reçu en grande pompe au théâtre de Metz, pour assister à une représentation du «Songe d’une nuit d’été », l’opéra-comique qu’Am- broise Thomas avait créé àParis sept ans auparavant. La Société orphéonique messine en avait fait son président d’honneur et Thomas avait composé, pour elle, des chœurs d’hommes acapella, le compositeur s’étant particulièrement investi dans le développement de la musique populaire en France selon les souhaits de l’empereur.Lors de l’exposition universelle de Metz en 1861 où un Festival de musique avait été organisé, ce fut Thomas encore, qui présida le juryd’un concours réunissant de nombreuses sociétés orphéoniques. Il était l’invité régulier des fêtes musicales et, àchaque fois, l’Orphéon messin ou l’Orchestre du théâtre interprétait ses œuvres. Et, ce que l’on sait moins, c’est qu’en 1860, il fut élu, par un vote d’acclamations, membre honoraire de l’Aca- démie impériale de Metz qui deviendra ensuite l’Académie Nationale de Metz.

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Or,jevoudrais, ici, insister sur la frappante similitude qu’il ya,à cinquante ans d’intervalle, entre Ambroise Thomas et Gabriel Pierné, non pas sur le plan du style, différent, bien sûr,mais sur leur parcours artistique. Chacun de nos deux Messins de souche était, l’un à18ans l’autre à16, titulaire de son premier prix de piano. Tous deux ont eu des parents professeurs de musique, les deux familles ayant créé chacune une école de musique àMetz. Ambroise et Gabriel sont, tous deux, allés se perfectionner au Conservatoire de Paris, tous deux yont sensiblement suivi le même cursus d’études :piano, harmonie, composition musicale ;tous deux ont remporté leur Premier Prix de Rome et ont été pensionnaires de la Villa Médicis. Tous deux étaient membres de l’Institut de France. Thomas sera grand-croix de la Légion d’hon- neur et Pierné commandeur.

Souvenirs de Metz

Tous deux ont, évidemment, une rue qui porte leur nom àMetz, et chacun asaplaque commémorative sur la façade de l’immeuble où il est né. J’ajouterai que la famille Thomas avait abandonné Metz pour Paris àlasuite de la mort du père, et que la famille Pierné avait quitté Metz pour la capitale en raison de l’annexion allemande. Et le chaînon musical qui relie en quelque sorte les deux compositeurs s’appelle Jules Massenet. Massenet n’avait-il pas eu comme professeur de composition musicale au Conservatoire de Paris Ambroise Thomas, et Massenet n’avait-il pas eu ensuite, comme élève de cette même classe de composition, Gabriel Pierné, alors qu’Ambroise Thomas était devenu le directeur de l’établissement ?Unlien de consanguinité musicale unit donc les trois compositeurs qui ont écrit d’ailleurs tous les trois, àplus ou moins haute dose, des ouvrages pour le théâtre lyrique.

Alors, quel regard peut-on porter aujourd’hui sur Ambroise Thomas qui aura vécu une période àlafois bouillonnante sur le plan artistique et agitée en raison de ses soubresauts politiques ?Comment peut-on définir la person- nalité de cet homme auquel ses adversaires en reprochaient l’absence, d’un compositeur qui occupait une fonction dominante mais dont la production musicale, toute savante qu’elle fût, ne pouvait égaler,par exemple, celle d’un ?Comment définir la nature de Thomas àlafois mêlé aux mondanités royalistes, impériales puis républicaines, mais fuyant la bour- geoisie salonarde en lui préférant les chambrées d’artistes ?

L’homme des paradoxes

Ambroise Thomas était un homme distingué, foncièrement honnête, inspirant le respect, l’homme des coups de cœur aussi (ses amis l’appelaient d’ailleurs le bon Thomas), mais réservé, voire renfermé, sombre, timide

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également. On ne parvenait guère àlefaire sortir de sa réserve. Il avait ce tempérament de Lorrain :patient, prudent, sceptique, persévérant, voire pugnace. C’est un silencieux, un tendre, mais il est aussi cassant, entêté, impé- rieux. Il ne supportait pas César Franck, son style et sa chapelle, ni Gabriel Fauré, lequel n’aura jamais pu être professeur de composition au Conservatoire tant que Thomas en était le patron. Il se méfiait du jeune Debussy qui singeait ses manières et se moquait de son intransigeance.

Alors, comment situer Thomas qui ne répondait pas aux attaques qui lui étaient lancées et qui se dissimulait derrière une carapace insondable. En fait, c’est l’homme des paradoxes.

C’est le musicien le plus en vue mais le moins mondain, le plus solitaire et le moins seul, le plus habile mais parfois maladroit, le plus chaleureux mais qui peut être glacial. Le plus fermé, mais il peut s’entrouvrir,leplus austère mais on peut le dérider,lemoins dictatorial mais il peut afficher un autorita- risme sectaire. C’est le plus tolérant des hommes mais son indulgence peut parfois être injuste.

Il est le plus officiellement décoré de tous les artistes de son temps et le moins préoccupé de l’être. Il semble plus porté vers l’art lyrique léger alors que son physique marmoréen inspire tout l’inverse. Il apparaissait, dans les jurys d’examens qu’il présidait, comme un patriarche àlamine sombre et grave et impressionnait les candidats. «Unvautour auquel on aurait coupé les ailes »: la métaphore est de son jeune confrère Alfred Bruneau.

Mais, sous cet aspect glacial et rébarbatif se cachait un rêveur,généreux et tendre. Vivant en anachorète, on pourrait croire qu’il était casanier.Au contraire, il voyageait beaucoup. Il chinait chez les antiquaires et faisait le tour de ses maisons qu’il meublait àl’ancienne. Il va de son appartement du Conservatoire àsavilla Saint-Bernard àHyères, àson rocher d’Illiec, une île en Bretagne, et surtout àson pavillon d’Argenteuil. Ses convictions ?Onsait qu’il était un dévoué patriote et qu’après avoir fait le moblot àlaRévolution de 1848, où il s’était engagé dans la Garde nationale sédentaire, il était remonté sur les remparts à59ans, pour défendre Paris lors du soulèvement de la Commune après le conflit de 1870. Mais il n’affichera jamais ses idées poli- tiques, adoptant une sage neutralité. Or,s’il était discret dans les allées du pouvoir,ilavait aussi son petit penchant républicain lorsqu’il se frottait aux festivités orphéoniques rassemblant les musiciens amateurs issus parfois des classes populaires. Ses convictions religieuses ?Son ami était un mystique, son jeune confrère Georges Bizet un anticlérical, son allié Camille Saint-Saëns un agnostique et un positiviste, et Thomas, lui, était comme les trois autres, un chrétien, mais on n’a jamais su si ce catholique baptisé àMetz avait la foi chevillée au corps, bien qu’il aimât souvent se réfugier dans la méditation. Sa vie sentimentale ?Làaussi elle est secrète. On ne lui connaît

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pas d’aventures. On disait qu’il était amoureux des jeunes cantatrices qui créèrent le rôle de ses héroïnes d’opéra :Mignon, Ophélie, Francesca… Il vénérait sa vieille mère qui vivra avec lui jusqu’à sa mort. Et à68ans, il épousera Elvire Remaury.

Sa véritable identité dans son corpus lyrique

Alors, comment évaluer celui qui aura été ballotté entre ses supporters et ses détracteurs ?Emmanuel Chabrier disait :«Il yalabonne musique, la mauvaise musique et celle d’Ambroise Thomas ». Ambigu ?Serait-elle sortie de la plume d’un passéiste mièvre comme on apuleprétendre ?Saproduction artistique commeses fonctions pédagogiques en phase avec les instances officielles, ses inclinations vers l’art lyrique, héritées de ses prédécesseurs et correspondant à cette appétence de la société bourgeoise du XIXe siècle, l’ont fait détester des uns alors que d’autres l’ont porté au pinacle. On l’a jugé sur la base de ces stéréotypes colportés d’époque en époque, et ces clichés, qui lui ont longtemps collé àlapeau,

Au cours d’une répétition de l’opéra “Françoise de Rimini” au en 1882. Alatable de régie :Ambroise Thomas, le régisseur Halanzier.Debout : Caroline Salla et Henri Sellier (créateurs des rôles principaux). De dos au pupitre, le chef d’orchestre Ernest Altès. Dessin àl’encre de Chine de H.F.Gourguet.

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ont occulté ses valeurs intrinsèques. Dernier représentant de l’école d’art lyrique français de son siècle, il était surtout le garant d’un art musical visant àvaloriser les richesses de ce patrimoine, un gardien du Temple, un partisan des valeurs acquises et un défenseur des valeurs morales. On ataxé sa musique d’imperson- nelle, bien qu’elle ait apporté des nouveautés àl’orchestre par l’introduction de toute la gamme des , par exemple, ou par le développement du mouvement orphéonique et des harmonies qui s’étaient multipliées après la Révolution française. Loin d’être archaïque, il était ouvert àune évolution mesurée du présent. Alors, plutôt que de le qualifier de conventionnel, il vaudrait mieux qu’on le présentât comme un parnassien de la musique, comme le furent, en poésie, Lecomte de l’Isle, Théodore de Banville ou Sully Prudhomme, qui défen- daient l’art pour l’art. C’est aussi l’opposition entre le caractère sombre de l’homme et la facture élégante, voire brillante de sa musique qui asuscité des inter- rogations. Car cette œuvre, bien qu’on lui ait trouvé des formules convenues, une inspiration qui n’était pas toujours àlahauteur de l’enjeu, est généreuse et minutieu- sement construite, avec une connaissance très aiguisée de l’or- chestration, une œuvre exaltant avant tout des sentiments humains, de la malicieuse alacrité de ses premiers opéra-comiques, aux accents authentiques et profonds de ses opéras tardifs, mais aussi des inflexions àlafois recueillies et jubi- latoires de ses œuvres religieuses. Restent ce décalage entre l’expres- Le monument d’Ambroise Thomas érigé au sion loyale et émouvante des senti- Parc Monceau àParis, sculpté par Alexandre ments au travers de ses personnages Falguière àl’initiative des directeurs de l’Opéra de théâtre, et la troublante réserve de Paris, Bertrand et Gailhard, après le décès du de celui qui les faisait revivre sur compositeur en 1896. La photo aété prise scène. Et si, tout simplement, c’était récemment par une arrière-petite nièce du par l’engagement spontané et compositeur.Lastatue représente l’image du magnanime qui s’en dégage, que se «créateur en méditation, isolé du monde », révélait le mieux, le tempérament assis en haut d’un rocher et contemplant àses pieds Ophélie sombrant dans l’égarement. authentique du compositeur ?C’est L’ensemble architectural fut inauguré en 1900, donc cette générosité émanant de année de la mort du sculpteur Falguière dont ce son corpus lyrique en particulier et fut une des dernières créations. musical en général, qui fait contraste

168 Bicentenaire d’un Messin illustre :Ambroise Thomas

Le baryton Jean-Baptiste Faure créateur du rôle d’Hamlet. (Bibliothèque Nationale de France)

Dessin d’une maquette de Jacques Griesemer pour la production messine de «Mignon » (1988). (Photo Opéra-Théâtre de Metz)

Célestine Mignon représentée Galli-Marié par le peintre Ary mezzo-, Scheffer àlacréation créatrice du rôle de l’opéra d’Ambroise de Mignon. Thomas. (Bibliothèque (Collection particulière Cercle Nationale de France) Lyrique de Metz)

Biennale Ambroise Thomas avec sa nature effacée et pudique. Et cette véritable identité nous est dévoilée au rythme bisannuel de la «Biennale Ambroise Thomas »qui adébuté à l’Opéra-Théâtre de Metz en 2007,par le vibrionnant «Caïd », s’est poursuivie en 2009 par son principal drame lyrique «Hamlet »etsepoursuivra, en cette année 2011 du bicentenaire, par son ultime tragédie lyrique qu’est la funeste histoire de «Françoise de Rimini »inspirée de la «Divine Comédie »deDante. Ainsi, Metz, qui aentrepris, par sa Biennale, la réhabilitation du compo- siteur dont les opéras sont joués de par le monde, va en refaire, ànouveau, le prophète en son pays qu’il avait toujours été en son siècle. (

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