Carnets Revue électronique d’études françaises de l’APEF

Deuxième série - 19 | 2020 Petite fabrique d'interprètes Mélanges pour Maria Hermínia Amado Laurel

Maria de Jesus Cabral, José Domingues de Almeida, João Domingues, Dominique Faria, Ana Isabel Moniz, Ana Clara Santos et Ana Maria Alves (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/carnets/11096 DOI : 10.4000/carnets.11096 ISSN : 1646-7698

Éditeur APEF

Référence électronique Maria de Jesus Cabral, José Domingues de Almeida, João Domingues, Dominique Faria, Ana Isabel Moniz, Ana Clara Santos et Ana Maria Alves (dir.), Carnets, Deuxième série - 19 | 2020, « Petite fabrique d'interprètes » [En ligne], mis en ligne le 31 mai 2020, consulté le 24 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/carnets/11096 ; DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.11096

Ce document a été généré automatiquement le 24 décembre 2020.

Carnets est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons - Atribution – Pas d’utilisation commerciale 4.0 International. 1

SOMMAIRE

Notes d’ouverture Maria de Jesus Cabral, José Domingues de Almeida, Dominique Faria, João Domingues, Ana Isabel Moniz et Ana M. Alves

Haddock et le contenu alcoolique de l’aventure Cristina Álvares

Duras Song Maria do Rosário Girão Ribeiro dos Santos

Voyage À l’Étranger chez soi L’approche de l’identité-altérité dans la poétique de Fouad Laroui à partir d’Une année chez les Français et L’Oued et le consul et autres nouvelles José Domingues de Almeida

EUPHONIE, d'Hector Berlioz De l’Uphonie à l’Utopie Maria Luísa Malato Borralho

Il Était une fois un arbre… À propos de A Árvore das Palavras [L’Arbre à Paroles] de Teolinda Gersão Maria de Fátima Marinho

Viagens à Pérsia nos anos 30 : Maud Von Rosen e Robert Byron Gonçalo Vilas-Boas

Entre l’excès et le néant Casimiro de Brito : Aimer toute la vie (2015) Maria João Reynaud

Rivarol relu et corrigé De l’universalité à la diversité de la Langue Française Cristina Robalo Cordeiro

Lire, dire, trans/former De la littérature à la médecine narrative Maria de Jesus Cabral

Giono : La Guerre, la Paix, L’Epidémie Luis Carlos Pimenta Gonçalves

George Steiner ou le comparatiste en tant qu’interprète universel Álvaro Manuel Machado

Sous les pavés la plage Représentations de Mai 68 dans la société portugaise Margarida Esperança Pina

La géographie des identités Dany Laferrière, Pays sans chapeau Anikó Ádám

Interpréter la tentation du spirituel dans quelques romans contemporains français Catherine Grall

La musique du personnage Vincent Jouve

Lire avec le nez (Claudel) Claude Pérez

La question du roman terraqué aujourd’hui Nathalie Roelens

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 2

Interjection (Racine) Franc Schuerewegen

Sur Un Balcon en Forêt Fabrique Littéraire de Alain Trouvé

L’enchantement de la lecture chez Alphonse Daudet ou la champignonnière de grands hommes Lúcia Bandeira

Marguerite Yourcenar entre a pandemia e a alquimia José Guimarães

Nicolas Bouvier, Prométhée voyageur Hugo Manuel Vaz

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 3

Notes d’ouverture

Maria de Jesus Cabral, José Domingues de Almeida, Dominique Faria, João Domingues, Ana Isabel Moniz et Ana M. Alves

1 « La fonction d'artiste (…) est de rendre compte d'un monde et d'une réalité qui a déjà été formée, en partie par l'homme, en partie par le ciel. Le mot de créateur, je le réserve plutôt aux divinités créatrices. Pour le travail que je fais, que font les peintres, les photographes, je préfère le mot de fabricateur, ou d'interprète1. » C’est en ces termes que Nicolas Bouvier évoquait, en septembre 1994 (en arrière-scène à un entretien pour la revue ) son parcours d’écrivain, s’adonnant au jeu d’un abécédaire qui ne pouvait commencer que par le mot aventure.

2 Ce numéro (spécial), et unique dans l’histoire de notre revue, s’offre sous le signe de l’hommage à Hermínia Amado Laurel, qui en a été la première directrice, mais surtout l’instigatrice de cette aventure commencée en 2009 avec le numéro intitulé « La mer dans sous ses états ». Évoquer la genèse de Carnets, 28 numéros plus tard, implique une diffraction du souvenir, cette aventure se déployant parallèlement à celle de l’APEF – Association Portugaise d’Études Françaises, dont Hermínia Laurel fut aussi la première présidente, en 2003. C’est ce genre « d’expériences parallèles » que nous avons été amenés à faire, à explorer, à réinventer conjointement, dans son sillage, puisque deux des trois numéros annuels de Carnets émanent généralement des activités de l’APEF (rencontres scientifiques, forums…).

3 Dès le début, et malgré des circonstances pas toujours favorables aux études françaises et francophones au Portugal, Hermínia Laurel n’a eu de cesse de déployer dans Carnets – et avec l’APEF – une dynamique à la fois locale et internationale, reflétant, en quelque sorte, son refus de séparer l’actualité théorique et les enjeux pratiques pour la recherche et l’enseignement au Portugal.

4 L’énergie et le dévouement investis pour lancer l’APEF à une époque qui était à la fois de crise des Humanités en général et déclin du français au Portugal méritent d’être rappelés.

5 Bien que toujours soucieuse de préserver les références critiques, historiques et culturelles de son pays, Hermínia Laurel n’a pas renoncé à créer des liens institutionnels et personnels avec des Associations congénères, des revues, des groupes

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 4

et des réseaux de recherche à l’étranger, comme c’est le cas tout particulièrement du groupe LEA ! Lire en Europe Aujourd’hui, dont les premières réunions préparatoires ont eu lieu à Aveiro, en marge du FORUM APEF Cultures littéraires, en octobre 2008.

6 Comment mieux saluer le parcours d’Hermínia Laurel et sa sensibilité particulière à la langue et aux littératures en français, comme elle préfère le dire, qu’avec le titre du présent numéro de Carnets, inspiré d’un écrivain qu’elle apprécie particulièrement, de même qu’elle s’intéresse de manière singulière aux voix féminines de la même Suisse romande, dont Alice Rivaz, Monique Saint-Hélier, Corinna Bille ou Catherine Colomb…

7 Comment décliner un geste moins de célébration que de reconnaissance à l’heure où Hermínia Laurel clôt son parcours académique comme Professeure titulaire de Littérature Française ? En lui offrant ce bouquet d’études qui mettent en évidence deux questions fondamentales pour tout enseignant-chercheur : la fabrication d’un objet, même si épars et privé d’architecture (comme le disait Mallarmé au seuil de Divagations), et l’interprétation, principe actif de tous ceux qui travaillent avec la chose littéraire.

8 Les 22 études réunies ici, telle une communauté d’interprètes, couvrent un vaste champ de l’histoire littéraire, sous la bannière de laquelle Hermínia a commencé sa carrière, et de dialogues et croisement disciplinaires, privilégiant une approche comparatiste qui a été la sienne aussi. Études littéraires en témoignage d’amitié, de collègues d’ici et d’ailleurs, d’anciens doctorants également, elles déploient, par leur diversité, un éventail autour de ce sujet où tout se rattache, l’art littéraire (Mallarmé). Elles s’intéressent à un large palmarès d’écrivains et artistes, de Racine et Rivarol à Laroui, en passant par Hugo, Daudet, Claudel, Proust, Gracq, Giono, Yourcenar, Duras, Laferrière, Hergé, Teolinda Gersão et Casimiro de Brito, sans oublier les grands voyageurs Bouvier et Chamoiseau, ou les moins connus Maud von Rosen et Robert Byron. Elles convoquent de grands théoriciens, de Steiner à Bakhtine, Bachelard, Barthes, Benveniste... Elles visitent le « moment » 68 depuis le Portugal, interrogent la tentation du spirituel dans le roman contemporain, elles rapprochent et font interagir la littérature et la musique, la littérature et la médecine.

9 L’apparente disparité, qui est caractéristique du mélange se fait ici richesse et fête de « l’écrit, [ce] monde où l’on s’exprime sans entrave d’aucune sorte, où il n’y a ni Bien ni Mal. »2

Quelques souvenirs reviennent… Longtemps je me souviendrai de ce mot que vous avez dit un jour à l’ouverture d’un de mes premiers cours de Littérature Française : « Sartre a dit que l’homme était condamné à la liberté… On peut dire qu’il est également condamné à l’histoire… Tout est là, n’est-ce pas ? » (je souligne). J’y reconnais les deux bouts (le temps et l’espace) qui n’ont jamais été séparés dans votre pensée. Mais aussi la portée souvent philosophique de ce que vous nous apportiez et la bienveillance avec laquelle vous écoutiez nos idées, la mienne, sur le final optimiste de Candide, plus tard l’idée de relire le Symbolisme depuis la Belgique et la Suisse francophones… Oui, chère Professora, plus qu’un savoir, une manière d’accueillir le point de vue de l’autre, de l’écouter, et de le laisser devenir, une attitude que d’autres auront sans doute refusée. Je me souviens aussi que vous approuvez quand (souvent) il m’arrive de citer Mallarmé… Peut-être parce que nous l’avons pas mal lu, découvert, discuté ensemble, Pléiade entre les mains, jusqu’à oublier les réunions, copies et autres produits dérivés de l’enseignement ! Peut-être parce qu’au long de ces plus de trente ans de compagnie et de complicités, rares auront été les études ou les projets

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 5

que j’ai menés que vous n’ayez suivis, de près ou de loin. Mais peut-être davantage parce que vous incarnez quelque chose comme l’amour des Lettres, par tous ces livres achetés au gré des voyages, toutes ces lectures crayon à la main, toute cette curiosité éveillée et habile. Mon dernier mot, quitte à sonner nostalgique, ne peut être que saudade ! Mais Pessoa, à l’horizon des grandes aventures maritimes, ne nous invite-t-il pas lui-même à le concevoir comme avenir : « Uma saudade a qualquer coisa » ? Maria de Jesus Cabral

*

Alors que le Professeur Maria Hermínia Amado tire une belle révérence, j’aimerais évoquer une attitude, souligner une passion et raconter une anecdote. Une attitude : c’est le professeur titulaire Maria Hermínia Amado qui s’est donné la peine de me chercher, de suivre mes centres d’intérêt littéraire et de m’inviter à adhérer au noyau dur d’une équipe dynamique et motivée qui donnerait corps à l’APEF (Association Portugaise d’Études Françaises). Cette équipe, je l’ai intégrée avec entrain et le sens du devoir et de la gratitude, comme simple maître de conférences et surtout trésorier. Elle m’a toujours témoigné du plus grand respect et tenu compte de mon opinion dans toutes les décisions prises, m’associant activement à l’organisation des nombreux événements ainsi qu’au travail éditorial, notamment dans le lancement de la revue Carnets. Dans toutes ces circonstances, elle a cru en moi, et je lui en suis fort redevable. Mais j’aimerais aussi souligner une commune passion : les écritures littéraires francophones périphériques ; elle en Suisse, moi en Belgique, ainsi qu’une méfiance partagée envers la doxa dominante et le culturellement correct. Pour finir, je mettrai en exergue son sens de l’humour fin. Maria Hermínia aime rire, et souvent aux éclats. J’en fis l’expérience en 2007, la nuit tombée quand, en rase campagne, près de Versailles, alors que nous revenions à pied du McDo local, nos sachets à la main, des lampes frontales de coureurs au loin, que nous ne distinguions pas, nous intriguèrent, avant de nous faire rendre compte du ridicule de notre contenance, et de nous causer un irrésistible fou rire. Pour tout ça, merci Hermínia ! José Domingues Almeida

*

Mon premier souvenir de la professeure Hermínia Laurel remonte à bien des années ; il s’attache, encore aujourd’hui, à cette voix incomparable, tantôt timide et féminine tantôt ferme et éclairée, qui était devenue une ‘habituée’ de l’amphithéâtre IV de notre Faculté des Lettres. C’est ici qu’avaient normalement lieu nos journées, nos colloques ou autres rencontres scientifiques autour du Français-langue-littérature-et-culture. Et tout se passait encore, pendant ces années-là, sans exception, en langue française. Quelques années plus tard, au début des années 2000, dans la salle de l’Institut d’Études Françaises de cette même Faculté de l’Université de Coimbra, pendant une matinée bien ensoleillée et prometteuse, se réunissait une poignée de francophiles venus de partout au Portugal pour consolider la création d’une association pour développer la promotion et la recherche des Études françaises. Hermínia Laurel y était, évidemment ! et présidait à cette réunion. Cette Association a été créée, quelques années plus tard ; elle est même devenue, pour certains d’entre nous, parmi lesquels Herminia, la prunelle de nos yeux. En effet, si l’APEF est aujourd’hui largement connue et assez reconnue, au Portugal et à l’étranger, cela se doit certainement aussi à ses premières années pendant lesquelles Hermínia Laurel, se faisant entourer de gens aussi actifs et aussi passionnés qu’elle, a tenu une direction ferme et exemplaire ! Chère Professeure, chère concitoyenne de la Venise

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 6

portugaise, chère co-francophile invétérée, MERCI ! João Domingues

*

Mes premiers contacts avec Mme la Professeure Maria Hermínia Amado Laurel sont liés à la vie académique : j’ai fait sa connaissance pour la première fois à l’occasion des réunions pour la fondation de l’APEF (Association Portugaise d’Études Françaises), lorsqu’elle m’a invitée à y adhérer dès le tout début de cette Association. Une Association qu’elle a aidée à construire et à se consolider dans le milieu scientifique et culturel. D’autres événements ont maintenu ce contact, notamment lors de sa participation à des jurys académiques. De Maria Hermínia, je garde bien d’autres très bons souvenirs, que ce soit des moments de partage de son savoir et de son goût pour les littératures en français, ou son fin humour et sa sympathie. Maria Hermínia est donc pour moi le témoin d’événements de grand défi, de découverte, de partage d’affections et d’amitié. Un grand merci ! Ana Isabel Moniz

NOTES

1. Apud http://bagnoud.blogg.org/nicolas-bouvier-l-abecedaire-a116148116 2. Corinna Bille, « L’aventure fantastique », Cahier II, 1 er novembre 1960, cité par Maryke de Courten in L’Imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, Neuchâtel : La Baconnière, 1989 : 252.

AUTEURS

MARIA DE JESUS CABRAL Universidade de Lisboa mjcabral[at]campus.ul.pt

JOSÉ DOMINGUES DE ALMEIDA ILC Margarida Losa Universidade do Porto jalmeida[at]letras.up.pt

DOMINIQUE FARIA CEC- Univ. Lisbonne - Universidade dos Açores dominiquefaria[at]hotmail.com

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 7

JOÃO DOMINGUES CLP – Universidade de Coimbra jcosta[at]fl.uc.pt

ANA ISABEL MONIZ Universidade da Madeira anamoniz[at]uma.pt

ANA M. ALVES Instituto Politécnico de Bragança – ESE- CLLC Universidade de Aveiro amalves[at]ipb.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 8

Haddock et le contenu alcoolique de l’aventure

Cristina Álvares

L’eau et le feu ou le (dé)goût de Haddock

1 Au début des Sept oules de cristal (1948), un petit épisode comique nous montre le Capitaine Haddock qui rate un tour d’illusionnisme consistant à changer de l’eau en vin. Il l’avait vu exécuter par un illusionniste dans un spectacle auquel il assistait tous les soirs depuis quinze jours dans l’espoir de découvrir le truc magique et de le recréer à la maison. Son objectif est de s’assurer que l’eau deviendrait du vin, que l’alcool ne manquerait pas. Changer de l’eau en vin relève du miracle et de la magie. Tout en évoquant le miracle christique des noces de Cana, changer de l’eau en vin c’est changer de l’eau en feu puisque l’alcool (le vin, le whisky, le rhum, le cognac, l’aguardiente) est bel et bien du feu liquide, du feu à boire. La transmutation des éléments et des substances est l’affaire de la magie et en effet la magie, en l’occurrence la magie sympathique1, est au cœur de cette histoire.

2 Ce petit épisode comique présente le personnage de Haddock sous le registre du pathos et du thymos pour autant qu’il concerne le goût et le dégoût de Haddock. L’eau le dégoûte, il la crache, alors que l’alcool l’attire irrésistiblement, il ne peut pas s’en passer. Simultanément, l’épisode associe l’irrépressible tendance alcoolique du personnage à ce qui n’a pas de consistance ontologique : le spectacle, le leurre, le mirage (l’illusionnisme). Dans cet album la connexion entre addiction et aliénation prend la forme inquiétante de l’hallucination provoquée par une substance narcotique à base de coca qui se répand quand des mystérieuses boules de cristal éclatent. Au-delà de son association traditionnelle à la magie, la boule de cristal renvoie à la figure de la sphère ainsi qu’à la dialectique du contenant et du contenu, ce pour quoi nous aurons recours à la théorie des sphères de Peter Sloterdijk.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 9

La figure héroïque : Haddock extension de Tintin

3 Avec la création du Capitaine en 1941, dans Le crabe aux pinces d’or, Hergé a ajouté un troisième personnage à une figure héroïque déjà composée de Tintin et Milou. On a remarqué que la présence de Haddock auprès de Tintin a progressivement réduit le rôle de Milou, les deux amis du héros partageant un certain nombre d’inclinations, notamment le goût pour le repos et le penchant alcoolique (cf. Verrier, 2013 : 91, 99-105). L’attribution de propriétés humaines ou, en l’occurrence, de vices humains à un personnage non-humain comme Milou est, comme l’a bien montré Dipayan Mukherjee, une stratégie anthropocentrique d’appropriation et de domestication de l’altérité d’un animal, typique du making pets (cf. Mukherjee, 2016 : 215-217). Or, il semble que cette connexion entre Milou et le Capitaine relève d’une altérité irréductible, d’un (reste) impossible à domestiquer et à contenir. Si l’aventure est domestication du monde (découverte, exploration, connaissance), réduction de son inconnu, de son opacité, de son étrangeté, si l’aventure est domestication de l’être et, par conséquent, une valeur humaniste majeure, alors il faut bien reconnaitre que Haddock apporte quelque chose d’inassimilable à la visée de l’aventure.

4 Nous ne pensons pas que Haddock soit l’alter ego ou le faire-valoir (sidekick) de Tintin. Il n’est pas son masque ou son double et sa fonction n’est pas réductible aux maladresses et aux colères mettant en valeur par contraste les qualités du héros. La figure héroïque composée du protagoniste et du compagnon me semble découler moins du comics américain que de la tradition littéraire des paires comme Roland et Olivier, Pantagruel et Panurge, D. Quichotte et Sancho Panza, D. Juan et Sganarelle, Holmes et Watson. Cette tradition se prolonge dans la BD avec, parmi beaucoup d’autres, Spirou et Fantasio ou Astérix et Obélix, et aussi dans les séries télévisées avec White and Pinkman (Breaking Bad), pour donner un exemple assez récent. Les personnages qui forment ces couples dans une conjonction logico-fonctionnelle incarnent des faisceaux contrastants de propriétés en tension dialectique (cf. Álvares, 2017 : 224). À la figure des paires littéraires, nous pouvons ajouter celle des corps connexes que Pierre Sterckx a spécifiquement étudié dans Tintin. Dans son essai Tintin Schizo, Pierre Sterckx considère que les personnages de Haddock, Tournesol, Castafiore, Dupond et Dupont, sont des « corps connexes » de Tintin chacun incarnant une dimension (un visage) du protagoniste (2007 : 14). Nous nous inspirons de ces deux figures, l’une puisée dans la tradition littéraire, l’autre dans un ouvrage théorique portant sur Tintin, pour cerner Haddock comme une extension de Tintin, tout en soulignant la tension qu’il y a dans le mot extension.

Pure forme (Tintin)

5 Quelle est alors la tension qui cimente le lien de pure amitié qui unit les deux personnages et quel rôle joue-t-elle dans l’univers tintinesque ? Chaque personnage a une attitude différente face à l’aventure : Tintin toujours prêt à partir et à s’exposer à l’étrangeté et à l’hostilité du monde ; Haddock préférant la tranquillité et le repos à Moulinsart. L’opposition entre dynamique et inertie ou entre nomadisme et sédentarité ou encore entre monde et maison retentit dans l’opposition entre liberté et dépendance. Dépendance alcoolique pour le Capitaine, alors que Tintin est superbement autonome, libre de tout ce qui attache, sédentarise et fait appartenir,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 10

entièrement disponible à courir le monde. Possédant un cœur pur, plein de compassion et de générosité, et un caractère solide et sobre, il mène une lutte tenace contre les narcotrafiquants et autres criminels et se tient à l’écart des substances toxiques, alcool ou drogues, dont l’effet aliénant saperait le désir d’aventure. Tintin ne boit que de l’eau minérale.

6 Ce profil clean prend tout son éclat si on tient compte que Tintin est un personnage inédit dans l’histoire de la fiction et dans l’imaginaire héroïque. Son originalité tient au fait qu’il a n’a pas de contenu biographique ou psychologique. Il n’a pas de vie en dehors de l’aventure, car sa vie est entièrement subsumée dans l’aventure. Aussi son contenu est-il extériorisé sans reste dans l’étendue et l’action, ce qui fait de lui un cogito évidé de tout contenu et soutenu par le seul désir d’aventure. Il est intéressant de remarquer un deuxième trait inédit corrélatif du premier : Tintin n’a pas non plus de contenant dans la mesure où aucune sphère domestique et familiale ne l’a enveloppé et, dans les termes de Sloterdijk, insularisé. L’insulation est le terme forgé par le philosophe allemand pour désigner la formation de sphères, espaces ronds dotés d’un intérieur et d’un effet immuno-systémique (cf. Sloterdijk, 2010 : 31). Le prototype en est la sphère maternodomestique, prolongement utérin qui supplée à la néoténie et assure protection et sécurité à l’être par la mise à distance du dehors à partir d’un bord qui délimite le dedans matériellement configuré dans la maison (le foyer). La sphère maternodomestique est le lieu majeur de l’insulation ou « domestication de l’être ». La capacité à créer des sphères qui amortissent l’agression du monde, qui la tiennent à l’extérieur, à distance, a été décisive pour l’évolution de l’espèce et constitue le propre de l’existence humaine (ibid. : 51). Pour Sloterdijk, l’être-dans-le-monde c’est l’être- dans-les-sphères, la sphère étant non seulement la condition de l’invention de l’humain, mais aussi la modalité spécifiquement humaine d’habiter le monde. « (…) la forme de vie plus risquée qui s’est imposée dans l’évolution [est] ce que l’on n’aurait pas pu obtenir sans un surcroît de sécurité en un autre endroit » (Sloterdijk, 2010 : 121-122). Autrement dit, toute exposition (de l’espèce ou de l’individu) à l’ouvert et à l’indéterminé du monde, et c’est bien en cela que consiste l’aventure, présuppose l’insulation comme sa condition de possibilité.

7 Or, il faut bien le dire, ce qui caractérise et singularise Tintin dans l’imaginaire héroïque c’est précisément qu’il est un héros produit sans insulation (cf. Álvares, 2020). Il n’a pas d’origine, pas de passé, pas d’enfance, pas de famille, pas de vie privée. En l’absence de tout drame familial ou récit des origines, on ne saurait dire comment sa bulle première a éclaté, comment s’est opéré sa transition entre dedans et dehors, comment il s’est trouvé exposé au monde. Il l’est toujours déjà. Rien ne le contient, ne l’attache, ne le borne. Sans contenu et sans contenant, Tintin est le comble du sujet moderne, autonome et transparent2, un sujet qui est, disons, pure forme, identique à la forme de l’aventure.

Substance toxique (Haddock)

8 On ne peut dire autant du Capitaine Haddock. Lorsque Tintin le rencontre dans Le crabe aux pinces d’or, nous apprenons qu’il a (ou a eu) une mère et qu’il a un passé. Prisonnier dans son propre navire, alcoolisé et infantilisé, Haddock pleure pour sa maman et s'accuse d'être un misérable. Cet indice d’insulation et de drame familial, centré sur la référence maternelle, apparait dans un cadre pathétique d’humiliation et de culpabilité

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 11

qui ne sera jamais éclairé, d’autant plus que la mémoire familiale de Haddock va quitter la sphère maternodomestique pour la sphère bien plus large, fière et prestigieuse du lignage de François de Hadoque, chevalier au service de Louis XIV, héros d’aventures maritimes. Dans Le Secret de la Licorne (1943), le registre pathétique passe au registre héroïque des aventures de l’ancêtre, en même temps que la mémoire subjective désadhère de la vie privée pour se hausser à la mémoire historique (cf. Álvares, 2017 : 220-221)3. Mais ces déplacements ne viendront pas à bout de l’alcoolisme. Si le whisky est associé à la dépression indexée à la mère absente, le rhum imprègne le récit euphoriquement dramatisé des aventures de l’aïeul, au point que le narrateur vient à s’identifier au personnage, Haddock mimant Hadoque, dans une séquence qui alterne narration et récit et qui suggère que le goût des voyages maritimes et des aventures est génétique.

9 La différence entre les deux personnages, l’un produit sans insulation, l’autre avec, se traduit dans l’élément attribué à chacun : l’eau pour Tintin, le feu (l’alcool) pour Haddock. L’eau exprime la sobriété de Tintin (sa cleanness), cogito sans substance, tandis que le feu indique la nervosité du Capitaine : colères, paniques, hyper-sensibilité à la présence de la Castafiore. À l’égard du seul personnage féminin des Aventures de Tintin, on remarquera que le miracle christique des noces de Cana associe le vin au mariage, feu alcoolique et feu sexuel étant solidaires, et que dans Les ijoux de la Castafiore il sera question du mariage de Haddock avec la diva. Elle apparait très fugacement dans Les sept boules de cristal où le Capitaine compare la puissance de sa voix à celle d’un ouragan. L’allusion à un miracle qui associe le vin au mariage est une façon de sexualiser l’alcoolisme du Capitaine Haddock, ou plutôt de pointer la dimension sexuelle du noyau immaitrisable, indisciplinable, irrésistible, excessif de toute pulsion. Mais au-delà de la touche sexuelle qu’elle introduit dans l’addiction, la référence évangélique fait flotter l’ombre du mariage au-dessus de Haddock. Nous disons « l’ombre » parce que l’univers fictionnel de Tintin se caractérise par l’inexistence de liens de sang ou de sexe, la question nuptiale ne se posant jamais, sauf pour Haddock mais de manière très elliptique et oblique dans Les bijoux de la Castafiore (1962) où la perspective du mariage fait paniquer le Capitaine. Heureusement pour lui, l’annonce des fiançailles s’avère finalement n’avoir d’autre ancrage que médiatique, ne servant qu’à des fins d’autopromotion de la femme du spectacle, la diva vivant d’apparences (encore de l’illusionnisme).

10 En somme, si la seule passion de Tintin est l’aventure, Haddock est là pour signifier qu’il y a des passions en dehors de l’aventure.

Contenir la substance toxique dans la forme de l’aventure

11 La tension à l’œuvre dans la figure héroïque composée de Tintin et d’Haddock n’est pas réductible à l’opposition élémentaire eau-feu/alcool. Celle-ci doit être envisagée dans le cadre de l’aventure tintinesque où la remise en ordre du monde (d’un petit segment du monde) passe souvent par le combat aux narcotiques (Les cigares du pharaon, Le lotus bleu, Le crabe aux pinces d’or, Les sept boules de cristal, Coke en stock). En effet l’action de Tintin, qui défait impostures, illusions, énigmes et mythes, pour rétablir le sens de la réalité et dans la réalité, constitue une désintoxication (réelle ou métaphorique) contre toute forme d’aliénation, d’évasion, de torpeur. L’aventure est tonique et le héros

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 12

manifeste une vitalité, une confiance et un optimisme inébranlables. Or ce que Haddock apporte à l’aventure c’est la toxicité de la substance. Étienne Verrier écrit : « Par exemple, le capitaine Haddock et Milou sont foncièrement du côté du Bien mais leurs errements, bachiques pour le premier, de diverse nature pour le second, les font passer transitoirement dans le camp opposé » (Verrier, 2010 : 71). À notre avis, il s’agit moins de passage transitoire dans le Mal que d’introduire la substance toxique au sein de la figure héroïque, c’est-à-dire du Bien – ce qui en quelque sorte rend le Bien moins bien.

12 Par conséquent, l’alcoolisme du compagnon pose un problème à Tintin : comment contenir l’excès, le déversement, la toxicité de la substance aliénante dans la forme de l’aventure qui tient à la réalité. Contenir signifie limiter, réduire pour maîtriser. Tintin n’aura de cesse d’essayer de discipliner la consommation d’alcool en la réduisant à un niveau socialement admissible. L’histoire du Crabe est une suite de bêtises, causées par l’alcoolisme du Capitaine, qui mettent les personnages en danger et créent des obstacles et des impasses à l’action. Par exemple, Haddock hallucine que Tintin est une bouteille de Champagne qu’il essaie d’ouvrir en l’étranglant. Cet album s’achève sur un malaise provoqué par l’ingestion accidentelle de l’eau. Les albums suivants nous présentent un Capitaine qui ne part pas en aventure sans s’approvisionner en whisky (l’alcool est ce qui ne saurait manquer) mais qui reste assez sobre quand même. Ces oscillations signalent un difficile exercice d’autodiscipline déstabilisée ici et là par des retombées passagères. Dans L’étoile mystérieuse (1942), la séquence où la soi-disant goutte de whisky que Haddock souhaite ajouter à sa triste eau minérale finit par déborder le verre, signifie que tout projet de contenir la substance toxique est voué à l’échec. Et pourtant Haddock réussit à boire du rhum de Jamaïque vieux de 300 ans sans se soûler ; l’aguardiente sudaméricaine est trop forte pour lui (il y a trop de feu) ; et lorsqu’il hallucine que le portrait de Tournesol bouge et parle, c’est volontairement qu’il renonce à boire son verre de whisky. Contention et modération ?

Des sphères fragiles

13 L’aventure de la lune fait basculer cet équilibre précaire, parce qu’elle conjoint dépaysement radical et alcool formellement interdit. En Syldavie, pays de la grande entreprise technoscientifique du voyage à la Lune, l’alcool est banni et dans la fusée aussi et encore plus catégoriquement (Hergé, 1953 : 3, 53). Or, Haddock s’approvisionne clandestinement en bouteilles de whisky comme pour n’importe quel voyage (Hergé, 1954 : 4). Dans un premier temps, il n’arrive pas à boire parce que sous l’effet de l’apesanteur le contenu du verre prend la forme d’une boule (ibid. : 5). Nous retrouvons la sphère. En effet, que sont les bouteilles de whisky dont Haddock se pourvoit pour chaque aventure sinon des sphères contenant la substance qui amortit l’hostilité du monde auquel il s’expose ? La bouteille et le verre de whisky sont les sphères avec lesquelles Haddock habite le monde ou, en l’occurrence, l’espace sidéral, le dehors radicalement inhabitable. Que la substance devienne forme et le contenu contenant est bien le signe de l’inhabitable de la fusée et de l’espace lors de ce voyage inédit où, pour la première fois, on a marché sur la lune. Dans toutes les autres aventures, sur terre et sur mer, dans le désert ou la jungle, montagnes ou grottes, des bouteilles et des verres tombent, se brisent, éclatent sous des tirs ou des ondes sonores ou tout simplement disparaissent. Mais jamais la perte de whisky n’avait pris la forme de boule. Dans ce cas- ci, la boule donne forme à l’impossibilité de bulle immunisante ou aliénante. C’est la

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 13

(anti-)sphère qui dé-sphérise le monde de Haddock en le soustrayant à la dialectique du dedans et du dehors. Quand la gravité est rétablie et le contenu rentre dans le contenant, Haddock peut enfin se soûler. Il décide alors de quitter la fusée pour revenir au château de Moulinsart (ibid. : 8). Dans l’expérience traumatique du dehors inhabitable la tendance sédentaire émerge sur la tendance alcoolique. Dès lors c’est à contre-cœur que le Capitaine suivra Tintin dans d’autres aventures – il aurait préféré rester tranquille à la maison – et cette inertie du compagnon résiste à la dynamique du protagoniste. Tout se passe effectivement comme si la radicalité de l’expérience lunaire avait mis en évidence l’extrême fragilité des sphères, ces espaces ronds qui rendent la réalité supportable et le monde habitable. D’où une nouvelle valorisation de l’habitation, sphère domestique où Haddock rêve de se détendre à l’abri des turbulences du monde en buvant son whisky. On voit que contrairement à Tintin, Haddock a un contenu (l’alcool) et un contenant (la maison). Il est tiré de cette aliénation toxico-domestique par l’intervention de deux facteurs : l’amitié pour Tintin qui l’entraine malgré lui dans « des galopades autour du monde » (Hergé, 1956 : 1) et l’intrusion à Moulinsart de personnages intraitables comme Abdallah (Coke)4, Lampion (L’affaire, Coke, Les bijoux) et la Castafiore (Les bijoux), qui tous font éclater la sphère domestique et la rendent inhabitable.

Conclusion

14 Le fait que la fragilité des sphères s’étend au château marque l’entrée de Tintin dans l’ère post-moderne portée par la désphérisation du monde. Après la globalisation terrestre (voyages maritimes, révolution scientifique, colonisation), œuvre de la modernité ayant établi la forme ronde du monde, l’accélération de la circulation des images et des marchandises a remplacé la rondeur du monde par des réseaux en expansion continue. L’image morphologique du monde n’est plus la sphère, mais l’écume, le nuage, le tourbillon et autres phénomènes inconsistants, irréguliers, informes et chatoyants (cf. Sloterdijk, 2010a : 72-82). Bâti au XVIIe siècle, le château de Moulinsart représente la façon moderne d’habiter le monde. Il donne forme architecturale à la continuité de la modernité depuis les temps du Roi-Soleil. Il est le lieu auquel les héros retournent après l’aventure, le retour signalant la circularité du monde. Que les héros puissent se reposer entre deux aventures confirme la stabilité de la rondeur du monde que celle de la sphère domestique reproduit en plus petit. Mais déjà en rentrant du Pays de l’or noir, Tintin et Haddock n’ont pas le temps de se reposer et repartent immédiatement, cette fois-ci en Syldavie pour la grande aventure de la Lune (1953 : 1-2). La circulation s’accélère à la veille d’un voyage inédit lors duquel les personnages percevront la Terre-Maison à très grande distance, jetés qu’ils sont dans l’extériorité radicale de l’espace sidéral (ibid. : 4). Dans les années 1950, la hantise de la destruction du château (1950 : 62), intensifiée par des intrus suprêmement agaçants qui déstabilisent, voire carnavalisent son ordre interne (1956 : 3-11,13,61 ; 1958 : 6, 62 ; 1962 : 8-56), figure, on ne peut mieux, l’extrême fragilité de la bulle domestique dans un monde où tout contenant éclate en écume.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 14

BIBLIOGRAPHIE

ÁLVARES, Cristina (2017). « Les nerfs du Capitaine. La fonction du compagnon inséparable du héros dans Les aventures de Tintin de Hergé », Cincinnati Romance Review, 43, pp. 216-225.

ÁLVARES, Cristina (2020). « Hergé dans la théorie des sphères. Problématique de l'insulation et de l'animalité humaine dans Les Aventures de Tintin », Revue Romane, 55, 1, pp. 164-181.

HERGÉ (1941). Le Crabe aux pinces d’or. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1942). L’Étoile mystérieuse. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1943). Le Secret de la licorne. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1948). Les Sept Boules de cristal. Bruxelles : Casterman.

Hergé (1950). Tintin au pays de l’or noir. Paris : Casterman.

HERGÉ (1953). Objectif Lune. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1954). On a marché sur la Lune. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1956). L’Affaire Tournesol. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1958). Coke en stock. Bruxelles : Casterman.

HERGÉ (1962). Les Bijoux de la Castafiore. Bruxelles: Casterman.

MUKHERJEE, Dipayan (2016). « Domesticating the “Other”: An Analysis of the Appropriation of Non- Humans by Humanistic Discourse in Herge’s The Adventures of Tintin », Rupkatha Journal on Interdisciplinary Studies in Humanities, 8,1, pp. 214-221.

SLOTERDIJK, Peter (2010). Règles pour le parc humain suivi de La domestication de l’être. Paris : Mille et une nuits.

SLOTERDIJK, Peter (2010a). Bulles. Sphères I. Paris : Fayard.

STERCKX, Pierre (2007). Tintin schizo. Paris : Les Impressions Nouvelles.

VERRIER, Etienne (2010). « Les perroquets, Milou, le yéti et les autres : les animaux dans les aventures de Tintin », Ethnozootechnie, 88, pp. 59-71.

NOTES

1. La magie sympathique consiste à agir sur un être par des pratiques exercées sur un autre être qui est ou a été en relation d’analogie ou de contact avec le premier. C’est le cas des poupées vaudou. Dans Les sept boules de cristal et Le temple du soleil, les scientifiques de l’expédition ethnographique Sanders-Hardmuth, qui avaient découvert la momie de l’Inca Rascar Capac, ont été les victimes de cette pratique magique : ils subissaient les tortures que le prêtre Inca infligeait aux poupées qui représentaient chacun d’eux. 2. Sloterdijk considère que l’idéal du sujet moderne exprime la névrose de liberté qui est la névrose fondamentale de la culture occidentale (2010 : 96). 3. Malgré la famille déprivatisée, toujours est-il que pour le compagnon la vie n’est pas entièrement subsumée en aventure. Sa fonction est d’apporter des fragments de ce dont le héros est dépourvu : des bribes de mémoire, un bout de passé, de la famille, des amours toxiques ou

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 15

phobiques, bref, un soupçon de biographie et de psychologie. Haddock, lui, a des liens, des biens, des souvenirs, des vices, des nerfs, des angoisses. Si Tintin est une surface lisse, polie et souple, alors le compagnon est une extension inégale et rugueuse du protagoniste, alourdie du bric-à- brac pathologique de la vie (cf. Álvares, 2017 : 219-220, 224). 4. Dans Coke en stock, après un tour de plus joué par Abdallah, Haddock finit par accepter de partir avec Tintin au Moyen Orient.

RÉSUMÉS

Nous examinons dans Les Aventures de Tintin la figure héroïque composée des personnages de Tintin et de Haddock afin de décrire la tension qui la dynamise. Prenant comme point de départ les éléments présents dans leurs boissons préférées, l’eau et le feu, nous soutenons que le protagoniste et son compagnon incarnent deux visages du héros : la pure forme de Tintin, personnage sans contenant et sans contenu et la substance toxique que Haddock verse dans l’aventure et qu’il s’agit de contenir (au double sens du mot) au nom de sa tonicité. Pour analyser cette tension, nous avons recours à la théorie des sphères de Sloterdijk, en particulier aux notions d’insulation, de sphère et d’écume.

This abstract examines in Les Aventures de Tintin the morphology of the heroic figure composed by two characters, Tintin and Haddock, and aims to describe the tension that fosters it. Taking as a starting point the elements that compose their favourite drinks, water and fire, and believe that the protagonist and his friend represent the two faces of the hero: the pure form of Tintin, a character with no content nor container, and the toxic substance that Haddock brings to the adventure with no intention to hold it back. Our theoretical perspective comes from Sloterdijk’s spherology and its main notions of insulation, sphere and foam.

INDEX

Mots-clés : personnage, aventure, sphère, substance, forme Keywords : character, adventure, sphere, substance, form

AUTEUR

CRISTINA ÁLVARES Un. do Minho calvares[at]ilch.uminho.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 16

Duras Song

Maria do Rosário Girão Ribeiro dos Santos

1 Écrivaine, cinéaste et actrice, se positionne entre la continuité et la rupture, la modernité et la post-modernité, « au carrefour d’un certain néo-idéalisme, de l’existentialisme (...) de l’avant-garde » (Safranek, 1998 : 59) et du « Nouveau Roman ». Sans prétendre à revisiter l’histoire de l’ « École du regard », tout en suivant un double critère chronologique et mécanique, il convient de souligner, toutefois, l’hétérogénéité visible (du point de vue littéraire) des nouveaux romanciers : si Nathalie Sarraute prône la recherche des états psychologiques, tapis dans le subconscient1, Alain Robbe-Grillet réfute cette vision spéléologique au profit de la description d’un univers qui, réduit à sa surface, semble obéir à des constructions photographiques2 (ou photo-graphiques ?) et cinématographiques 3. De même, tandis que l’univers de l’auteur de Les Gommes est celui des hommes parmi les objets, le domaine de Duras est celui des « hommes-objets » (Mauriac apud, 1993 : 131). Défenseur d’une acception non restrictive, mais plutôt large, du « Nouveau Roman », Robbe- Grillet, à l’encontre de Jean Ricardou, s’empresse d’inclure Duras dans l’équipe des pionniers responsables de l’ouverture des voies nouvelles au roman nouveau, qui, selon lui, n’est pas une théorie, mais une recherche (Robbe-Grillet, 1963 : 114). Car je persiste, moi, à inclure Duras dans le Nouveau Roman. Le critère de Ricardou selon quoi elle n’en fait pas partie parce qu’elle n’a pas voulu participer au colloque de Cerisy ne me semble pas pertinent. Marguerite Duras est quelqu’un d’extraordinairement personnel, obsédé par sa personnalité. Elle ne supporte pas d’être mélangée à quoi que ce soit. (...) Je suis contre toute idée restrictive de Nouveau Roman parce qu’une idée restrictive est contraire au projet même d’invention du roman. On ne peut pas dire : on va inventer le roman ; et aussitôt voilà les règles de l’invention. Ce que j’ai réclamé pour le romancier, c’est justement la liberté. De sorte que considérer qu’untel correspond mal aux normes figées par Ricardou m’est antipathique. Bref, pour moi, Duras fait partie du Nouveau Roman. Ainsi que Beckett. (Micromégas, 1981 : 7).

2 La réplique de Ricardou à son confrère théoricien ne tarde pas à venir. Une idée restrictive, celle qui limite un domaine rigoureux, ne saurait guère infliger, en soi, une quelconque entrave à l’invention. Il semble même avantageux de soutenir l’inverse : par la stricte définition qu’elle fournit d’un secteur précis, une idée restrictive peut permettre qu’enfin se réunisse, à partir de là, et de façon

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 17

lucide, quelque peu autre chose. (...) une idée restrictive joue souvent le rôle, moins d’un frein que, diversement, d’un tremplin. (Ricardou, 1990 : 235-236)

3 Au sein et en marge de ces deux perspectives distinctes4 (la première élargie et la deuxième restreinte) le projet innovateur de Duras (qui a refusé toute étiquette), conciliant l’expérience vécue ou le référentiel / potentiel biographique et la réflexion sur le langage, débouche sur le questionnement de l’écriture, le besoin de la repenser et la renouveler. Ses définitions, par la négative, de l’acte d’écrire s’avèrent cruciales. De prime abord, écrire n’est pas, de son point de vue, le passage de l’être en puissance à l’être en acte ; ce n’est pas, non plus, le fait de raconter des histoires. Écrire est, plutôt, synonyme de déchiffrement de ce qui « est déjà là et qui déjà a été fait par vous dans le sommeil de votre vie » (Duras, 1987 : 30)5. Cela étant, le fait d’écrire implique-t-il non seulement le dépeuplement de la vie6 (Duras, 2012 : 43), dont on est absent, mais aussi le « subissement » de l’inconnu que l’on porte en soi, susceptible d’atteindre à une certaine universalité. D’une part, on a le privilège de connaître l’état de la « dé- personne », de l’ « im-personnalité » (Duras, 1999 : 17), du renoncement à soi s’apparentant à une insuffisance de vie7 ; d’autre part, on est en mesure d’être envahi par le repeuplement, c’est-à-dire, l’invasion par des « êtres de papier » qui peuplent et enchantent l’existence moyennant l’expérience artistique. En outre, écrire ne réside pas dans le travail qui relève de l’effort (ces « affres de style » flaubertiens...), mais dans le non-travail, qui dissipe le labeur et cimente la genèse du livre à venir. Écrire consiste à raconter une histoire donnée et l’absence de cette même histoire, « une histoire qui passe par son absence » (Duras, 1987 : 31-32). D’où l’exigence de la solitude8 qui se hâte à réanimer l’écrit exsangue, à le vivifier et à se fondre et confondre avec lui. Dans ce contexte, écrire « c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit » (Duras, 2008 : 28), c’est « à la fois se taire et parler » (Duras, 1995 : 14). Quant à la musique, elle est « le divin. (...) Il faut beaucoup chercher pour le trouver dans l’écrit, je l’ai trouvé (...) C’est la musique qui parle. » (Duras, 1987 : 82). À son tour, le sujet qui écrit, à la recherche de la « bonne forme », devient le policier de soi-même : « On se flique en écrivant », avoue Duras à Jean-Pierre Ceton. Cette image revient soit dans Écrire – « L’écrivain, alors il devient son propre flic » (Duras, 2008 : 34) –, soit dans Le ravissement de Lol V. Stein : « La police est en bas » (Duras, 1976 : 187). D’ailleurs, ce qu’on écrit « c’est une sorte de durée, de durée constante, toujours égale, qui est celle de la mer, celle du temps qui passe, de l’été, de cette espèce de temps (...) tragique, de l’été » (Duras, 2012 : 59).

1. Le bal estival

4 Cette durée estivale est rythmée par le bal, espace par excellence de la rencontre, tendant vers l’épanouissement et/ou le refoulement du désir, assouvi ou inassouvi, puisque l’amour, inavouable, s’avère, dans la plupart des cas, impossible. Dans Le ravissement de Lol V. Stein, c’est le bal, au Casino Municipal de T. Beach, qui déclenche la folie de la protagoniste homonyme, née à S. Tahla, délaissée par son fiancé, Michael Richardson, pour une femme mariée, Anne-Marie Stretter. Différemment de la psychologie ordinaire sous-jacente à la « triangulation » conventionnelle – « (...) triangulation dont l’aurore et eux deux sont les termes éternels » (Duras, 1976 : 47) –, cette dépossession provoque moins de la peine que de la fascination : « Je n’ai plus aimé mon fiancé dès que la femme est entrée. » (ibid. : 137). Tremblant et frémissant au loin, dans les recoins de la mémoire d’une femme abandonnée, cet épisode sera revisité, dix

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 18

ans plus tard, par Lol qui, tellement emportée, une décennie auparavant, dans le spectacle de son bien-aimé et d’une femme habillée en noir, ne souffre pas d’être trahie : « – Quand je dis que je ne l’aimais plus, je veux dire que vous n’imaginez pas jusqu’où on peut aller dans l’absence de l’amour. » (ibid. : 138). Dans ce pèlerinage rétrospectif à S. Tahla9, en particulier à la salle de bal « La Potinière », Lol « regarde par à-coups (...) peut (...) revoir bêtement ce qui ne peut pas se revoir. » (ibid. : 181).

5 Scène fondatrice, par sa prégnance symbolique, le bal est, également, évoqué dans Song, à travers les voix (1 et 2) de deux jeunes femmes, atteintes de folie, après le décès de Anne-Marie Stretter, alias Anna Maria Guardi : « Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne. Puis il y a eu ce bal. Ce bal de S. Thala... » (Duras, 2oo6 : 15). La remémoration, qui va de pair avec une toponymie détentrice d’un sens musical (ibid.), est irriguée par l’air « India Song », qui alterne soit avec les silences qui se font sentir, soit avec les danses qui se succèdent (blues, tangos, fox-trott), soit avec les discours interrompus des personnages. Il faut retenir, dans ce contexte, que le leitmotiv musical déclenche, pour Anne-Marie Stretter, un endolorissement inexprimable, étant donné que la musique « c’est difficile à exprimer » et qu’une « certaine douleur s’attache à la musique » (ibid. : 85).

6 Par l’intermédiaire d’une gradation croissante, on assiste, dans L’Amour, à la reprise obsédante du bal à S. Thala, dont la musique parcourt un large spectre d’émotions inhérentes à la disparition d’un temps perdu à jamais. Trois personnages animent le récit : une femme, un homme et un troisième homme10, un marcheur, qui prononce une phrase que Duras considère « la plus belle phrase de sa vie » (Duras, 1987 : 34). - Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière. (...) - Après la rivière c’est encore S. Thala. (Duras, 1994 : 20-21).

7 Ce nom de lieu primordial, presque mythique, est écrit trois fois consécutives, comme s’il s’agissait d’un refrain, par le voyageur, l’homme de l’hôtel, dans une lettre : « S. Thala S. Thala S. Thala. » (ibid. : 20-21). Quant à la femme, qui avoue être « la morte de S. Thala » (ibid. : 78), elle s’approprie, tendrement, le toponyme, avec lequel elle et l’homme fusionnent. - S. Thala, mon S. Thala. (ibid. : 102). - S. Thala, c’est mon nom. (ibid. : 62).

8 Bref, l’anagnorisis a lieu : - Je suis venue vous voir pour ce voyage. (...) - Je n’y suis jamais revenue depuis que j’étais jeune. (ibid. : 99).

9 Dix-sept ans écoulés, la reconnaissance s’étend à l’hôtel, dont l’entrée est vide, à la salle de bal, où le bal n’a plus lieu, à la piste de danse (dans laquelle on ne danse plus), au piano fermé (d’où les notes ne s’envolent pas) et aux tapis rangés au long des murs. La musique, qui chantait dans la mémoire, devient une « marche lente aux solennels accents » et une « danse lente, de bals morts, de fêtes sanglantes. » (ibid. : 37). En plus, elle fait pleurer et se confond avec « la musique des fêtes mortes de S. Thala, les lourds accents de sa marche » (ibid. : 66). Comme dans une antichambre de la mort, les phrases suspendues, le discours apparemment décousu et l’emprunt des ‘techniques’ à la prose poétique façonnent la mélodie d’une géométrie narrative, ébauchant la figure du triangle inhérente à la « triangulation » et distillant à compte-gouttes, grâce à des intermittences musicales (euphoriques auparavant, dysphoriques maintenant), une trame diégétique savamment conçue.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 19

2. « Trianguler » en été

10 Cette géométrie narrative-musicale, nourrie par la « mise en abîme », par la structure répétitive que le triangle emblématise et par l’art du contrepoint, semble traverser tous les ouvrages durassiens. Dans L’Amour (« structure première » que l’on retrouve dans les récits postérieurs, selon Ceton et Duras), le motif du triangle humain, à l’image du triangle musical, donne la sensation de ne pas se fermer (ouvrant son troisième côté au passant qui incarne le désir), sans, toutefois, se briser à jamais. Le triangle se ferme avec la femme aux yeux fermés. (...) Du fait de l’homme qui marche, constamment, avec une lenteur égale, le triangle se déforme, se reforme (...) Le glissement régulier du triangle sur lui-même prend fin : Il bouge. Il se met à marcher. (...) Le triangle se défait, se résorbe. Il vient de se défaire : en effet, l’homme passe, on le voit, on l’entend. (Duras, 1994 : 10-11)

11 Dans ce contexte, Lol Stein, après la mésaventure du bal, épouse le musicien Jean Bedford, qu’elle n’aime pas, et le trompe avec Jacques Hold, l’amant de sa meilleure amie Tatiana Karl, recréant une situation triangulaire où, loin d’être la victime, elle dicte désormais les règles du jeu. De même, le ravissement de son fiancé s’inscrit et est réécrit dans India Song, à travers le retour de Anne-Marie Stretter : d’une part, elle aime Michael Richardson et « n’est pas libre de cet amour » ; d’autre part, le Vice-Consul de la France à Lahore, non nommé, « l’aime ainsi, dans l’amour de Michael Richardson » (Duras, 2006 : 96). Cette histoire d’amour, vécue dans les années 30 aux Indes, dans une ville surpeuplée aux bords du Gange, se croise, par l’évocation, avec la famine, la lèpre et les crématoires pendant la mousson de l’été et s’avère le contrepoint de la réception à l’Ambassade de France aux Indes, martelée par la 14e Variation de Beethoven sur un thème de Diabelli et propice à la rumeur régnante. La musique, désignant trois variations de Beethoven sur un thème de Diabelli ou sur ce thème lui-même, traverse, également, Le Camion, film dont l’histoire est lue par Marguerite Duras et Gérard Depardieu : « Plan de l’écoute des deux, de la musique (thème de Diabelli). Ils attendent que cesse la musique... (...) Le thème de Diabelli arrive sur la musique, strident, et recouvre le déroulement du GÉNÉRIQUE. (Duras, 2014a : 24 et 70).

12 C’est, d’ailleurs, une sonatine de Diabelli qui, s’inscrivant dans l’incipit de Moderato Cantabile – mouvement au tempo modéré, entre allegro et andante –, structure deux axes sémantiques renvoyant à deux univers socialement distincts. Le premier, Moderato, dont l’acmé semble être la réception chez Anne Desbaresdes, dénote la norme, la routine et la modération : la leçon de piano, la mère aimante, l’enfant têtu, la maison bourgeoise et la promenade jusqu’au Boulevard de la Mer ; le deuxième, Cantabile, dont le climax est la transgression ‘plurielle’ d’Anne dans le repas mondain, connote la déviance peu orthodoxe, la rupture et la passion virtuelle : l’espace du café que les ouvriers fréquentent, les rencontres avec Chauvin, les verres successifs de vin, la pulsion sexuelle et le désir (symbolisé par le magnolia) qui ne connaît pas la banqueroute. Ce deuxième récit tourne autour du récit-satellite (les micro-événements précédant les macro-événements), qui anticipe en révélant et révèle en condensant : un crime passionnel greffé sur l’indissociabilité d’Eros et de Thanatos, sur la conception d’une passion que la mort fascine et sur l’échec d’une expérience amoureuse ‘réelle’ et virtuelle. La « mise en abîme » est corroborée par les dernières tirades des protagonistes :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 20

- Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin. - C’est fait, dit Anne Desbaresdes. Anne Desbaresdes contourna sa chaise de telle façon qu’elle n’ait plus à faire le geste de s’y rasseoir. (...) Elle se retrouva face au couchant (...) (Duras, 1993 : 123-124).

13 Une autre histoire de meurtre, encadrée dans une histoire11 de suicide, est bel et bien le thème de Dix Heures et demie du soir en été. Pendant les vacances, quatre touristes français arrivent à une petite ville espagnole, où un homme a tué sa femme et son amant. Ils seront contraints, à cause de l’orage, de passer la nuit dans un hôtel surpeuplé. À dix heures et demie du soir, Pierre, époux de Maria et père de Judith, devient l’amant de Claire, amie du couple, tandis que Maria essaye de sauver de la capture Rodrigo, le meurtrier : « Il s’agit d’un crime passionnel, d’un criminel d’occasion. » (Duras, 2015 : 68). Dans les méandres d’une double attente (la prison de l’assassin et le moment où Pierre et Claire s’aimeront), Maria ressent une fascination indéniable face à la passion (Seylas, 1963 : 23). En tombant amoureuse de Rodrigo, elle vit, par personne interposée et/ou par procuration, son propre drame, le suicide de son ‘amant’ correspondant à la fin de sa liaison conjugale : « - C’est la fin de notre histoire, dit Maria. Pierre, c’est la fin. La fin d’une histoire. (...) Je me tais. Mais, Pierre, c’est la fin. « (Duras, ibid. : 150).

14 Un couple se défait, un autre nait, comme c’est le cas dans L’après-midi de Monsieur Andesmas. Tout au long d’un lourd après-midi d’été, Monsieur Andesmas attend Michel Arc pour la construction d’une terrasse, dans une maison qu’il achète pour sa fille bien- aimée Valérie, qui surplombera la vallée, le village et la mer. Cette attente, qui tourne au désespoir, n’est pas traduite par une durée extérieure, par le temps de l’horloge, par l’écoulement des heures et des minutes (comme dans Dix heures et demie du soir en été)12, mais plutôt par une durée intérieure, rendue évidente par la métaphore photographique (l’ombre et la lumière) et par la toile impressionniste (la « série » à la manière de Monet) que constitue l’ombre du hêtre perçue par le protagoniste. Le soleil avait-il tourné ? (...) Un hêtre à quelques mètres de lui, le balaie de son ombre d’une noble grandeur, d’une imposante grandeur. (Duras, 2007 : 55). L’ombre du hêtre est plus dense que celle du mur, elle est très vaste et il est en son milieu. (ibid. : 57). Elle [la femme de Michel Arc] se trouvait hors de la portée de l’ombre du hêtre (...) (ibid. : 62). L’ombre du hêtre atteint maintenant le gouffre. Elle commence à s’y noyer. (ibid. : 79). L’ombre avait maintenant gagné toute la plateforme. (ibid. : 86). L’ombre commence à gagner les champs, elle s’approche du village. (ibid. : 92).

15 Deux espaces peuvent être signalés : en haut, dans la plateforme, l’attente de Monsieur Andesmas est à peine brisée par l’arrivée d’un chien roux, de la fille et de l’épouse de Michel Arc. En bas, le rectangle blanc de la place centrale (univers du désir de Valérie pour Michel Arc) constitue le scénario d’un bal, d’où s’envole une musique qui commence et recommence, disparait et réapparait – au rythme de laquelle Valérie et Michel Arc dansent –, contaminant le récit entier à travers la récurrence d’un refrain, repris intégralement ou partiellement, chanté par Valérie : « Quand le lilas fleurira mon amour / Quand le lilas fleurira pour toujours (...) Quand notre espoir sera là chaque jour / Quand notre espoir sera là pour toujours... » (ibid. : 16-22). L’explicit ouvert dit en ne disant pas, raconte sans raconter, défie le lecteur à appréhender l’accompagnement musical sous-jacent à la « triangulation » / dépossession : Monsieur

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 21

Andesmas perd sa fille, qu’il aime passionnément, l’épouse de Michel Arc son mari, la fille son père. Et le récit termine avant que les personnages attendus n’apparaissent...

16 Cette disparition, synonyme d’absence de dénouement, traverse, aussi, Le Marin de Gibraltar. Un homme, le narrateur, qui veut changer de vie parce qu’il l’a gâchée, s’engage sur un yacht d’une Américaine (Anna), belle et riche, qui sillonne les mers, en quête, depuis trois ans, d’un légionnaire qui a déserté, recherché pour un assassinat, avec lequel elle a connu une période inoubliable de bonheur. Ce soi-disant récit de voyage, d’un continent à l’autre – de Sète à Tanger, de Tanger à Abidjan et d’Abidjan à Léopoldville –, pendant les vacances italiennes, au long duquel elle emmène sur son bateau un homme qui lui plait, s’achève, après maintes péripéties, sur le renoncement à un grand amour et sur la substitution progressive du narrateur par le marin... Dans la durée matérielle, qui mûrit le sentiment mutuel, la procrastination d’un aveu sentimental est comme que retardée par la sempiternelle absence du marin, et à la suite du voyage... à la recherche du marin ou d’un autre amour : « La mer fut très belle vers les Caraïbes. Mais je ne peux pas encore en parler. » (Duras, 1977 : 430).

17 En fait, et d’un ouvrage à l’autre, les motifs se répètent d’une façon obsédante : l’omniprésence de l’été et de la chaleur, l’oisiveté des longues journées et des vacances estivales (voir l’inscription de l’été dans les titres, comme c’est le cas de L’Été 80 et de Dix heures et demie du soir en été) ; l’écriture de la représentation, visuelle, et la représentation de l’image13 ; la liberté symbolisée par la mer, le port et la vedette ; le bal, scène matrice où se met en place la situation triangulaire ; la figure géométrique du quadrilatère, de l’espace rectangulaire, qui baigne, en général, dans la lumière et renvoie à la scénographie du désir ; la présence de l’enfant, tremplin pour la rencontre ou pour le dialogue cérémonieux et précieux : « L’enfant arriva tranquillement du fond du square et se planta devant la jeune fille. (...) Ce fut pour l’homme l’occasion d’engager la conversation. » (Duras, 1983 : 9) ; le meurtre passionnel – récit-satellite dans Moderato Cantabile et Dix Heures et demie du soir en été – qui donne l’impression de s’ébaucher dans L’Homme assis dans le couloir : « Je vois que l’homme pleure couché sur la femme. Je ne vois rien d’elle que l’immobilité. Je l’ignore, je ne sais rien, je ne sais pas si elle dort. » (Duras, 2014c : 36) ; le cri, aux antipodes du silence, qui résonne dans Moderato Cantabile et dans L’Amour : « Le cri arrivait de là. » (Duras, 1994 : 28) ; le chien qui parcourt L’après-midi de Monsieur Andesmas – « C’était un chien roux, de petite taille. Il venait sans doute des agglomérations qui se trouvaient sur l’autre pente, (...) » (Duras, 2007 : 9) et L’Amour : « Le voyageur (...) marche lentement, il va dans la direction qu’a prise le chien. » (Duras, 1994 : 21) ; la toponymie, détentrice d’un sens musical (S. Thala), ainsi que l’onomastique significative (Valérie Stein et Valérie Andesmas) ; et le regard, mêlé à la passion, déclencheur d’un quelconque événement que l’on attend.

18 L’action se raréfie, se désintègre, au niveau sémantique et diégétique. Les silences prolifèrent, à l’instar des blancs et des points d’indétermination ; les mots-trous envahissent le discours des personnages ; les phrases incomplètes, qui ne sont pas jetées au hasard, fragmentent et brisent la linéarité textuelle, que le récit récupère ; quant au dialogue, il semble, apparemment, ne pas accomplir sa fonction de communication, mais plutôt son rôle d’agent de l’incommunicabilité ; la description se révèle créatrice et dynamique, contribuant à un « corps-écriture » énigmatique (Udris, 1998 : 192-193). L’architecture devient mélodie : la structure répétitive, la présence de l’oralité, la « mise en abîme », les refrains, l’art du contrepoint et le jeu d’échos et

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 22

reprises lui confèrent une musicalité originale, renforcée par les références aux variations de Beethoven sur un thème de Diabelli, par les sonatines de Diabelli ou par les échos des airs chantonnés qui émanent du bal.

19 Il ne faut pas oublier, toutefois, la dimension politique et sociale de l’œuvre durassienne. Je crois à l’utopie politique, c’est-à-dire je crois profondément au mouvement d’Allende (...) C’est l’utopie qui fait avancer les idées de gauche, même si elle échoue. 68 a échoué, ça a fait un pas en avant fantastique pour l’idée de gauche, ce qu’on a appelé longtemps l’exigence communiste, mais qui dans la conjoncture actuelle ne signifie plus rien du tout. (Duras, 2014b : 114).

Tout s’est tourné entre Trappes et Plaisir, c’est-à-dire, en somme, la capitale de l’émigration. Je ne sais pas combien ils sont, peut-être un million ou deux millions dans le coin (...) Je dois dire que les Portugais, dans les premiers temps, se sont sauvés des appartements qu’on leur assignait, pour aller retrouver leurs caravanes et leurs bidonvilles, parce que dans leurs bidonvilles ils étaient ensemble, le soir ils pouvaient manger ensemble, se réunir. Il y avait une véritable communauté dans les bidonvilles. (ibid. : 108).

20 En ce qui concerne les Portugais, il convient, aussi, de ne pas passer sous silence un petit extrait de Le Théâtre de l’amante anglaise : Qu’elle [Marie-Thérèse Bousquet] avait pu partir avec un homme, un Portugais ; les Portugais s’en fichent qu’elle soit sourde ou muette. Ils ne parlent pas le français. (Duras, 1991a : 22).

21 Cette note est, peut-être, la seule note dissonante de Duras Song ... qui passe des mots sur la page aux images sur l’écran.

BIBLIOGRAPHIE

BORGOMANO, Madeleine (1985). L’Écriture filmique de Marguerite Duras. Paris : Éditions Albatros, « Cinéma ».

DURAS, Marguerite (1976). Le Ravissement de Lol V. Stein. Paris : Gallimard, « Folio ».

DURAS, Marguerite (1977). Le Marin de Gibraltar. Paris : Gallimard, « Folio ».

DURAS, Marguerite (1983). Le Square. Roman. Paris : Gallimard.

DURAS, Marguerite (1987). La Vie matérielle. Paris : POL.

DURAS, Marguerite (1991a). Le Théâtre de l’amante anglaise. Paris : Gallimard, « L’Imaginaire ».

DURAS, Marguerite (1991b). L’Amant. Paris : Minuit.

DURAS, Marguerite (1993). Moderato Cantabile. Paris : Minuit.

DURAS, Marguerite (1994). L’Amour. Paris : Gallimard, « Folio ».

DURAS, Marguerite (1995). C’est tout. Paris : P.O.L.

DURAS, Marguerite (1999). Dits à la télévision. Entretiens avec Pierre Dumayet. E.P.E.L., ag « Atelier ».

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 23

DURAS, Marguerite (2006). India Song. Texte, théâtre, film. Paris : Gallimard, « L’Imaginaire ».

DURAS, Marguerite (2007). L’Après-midi de Monsieur Andesmas. Paris : Gallimard, « L’Imaginaire ».

DURAS, Marguerite (2008). Écrire. Paris : Gallimard, « Folio ».

DURAS, Marguerite (2014a). Le Camion, suivi de Entretiens avec Michelle Porte. Paris : Minuit.

DURAS, Marguerite (2014b). Entretiens avec Michelle Porte précédés de Le Camion. Paris : Minuit.

DURAS, Marguerite (2014c). L’Homme assis dans le couloir. Paris : Minuit.

CETON, Jean Pierre (2012). Entretiens avec Marguerite Duras. Paris : François Bourin Éditeur.

LOIGNON, Sylvie (2001). Le Regard dans l’œuvre de Marguerite Duras. Circulez, y’a rien à voir. Paris : L’Harmattan.

MARGARIDO, Alfredo, Artur Portela FILHO (1962). O Novo Romance. Lisboa : Editorial Presença.

MAURIAC, Claude (1958). « L’étouffant univers de Marguerite Duras », Le Figaro, 12-3-58, in « Moderato Cantabile et la presse française », apud Moderato Cantabile (1993). Paris : Minuit.

RICARDOU, Jean (1967). Problèmes du nouveau roman. Paris : Seuil. « Tel Quel ».

RICARDOU, Jean (1990). Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble. Paris : Seuil. « Essais ».

ROBBE-GRILLET, Alain (1963). Pour un nouveau roman. Paris : Minuit.

ROBBE-GRILLET, Alain (1981). « Survivre à sa mode », Micromégas. Rome : Éditions Bulzoni, nº20, apud RICARDOU, Jean (1990). Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble. Paris : Seuil.

SAFRANEK, Ingrid (1998), « Texte des origines, origines du texte (de la recette de cuisine à l’art poétique », in Catherine Rodgers et Raynalle Udris (org.). Marguerite Duras. Lectures plurielles. Amsterdam-Atlanta : GA, pp. 57-75.

SARRAUTE, Nathalie (1993). L’Ère du soupçon. Essais sur le roman. Paris : Gallimard.

SEYLAS, Jean-Luc (1963). Les Romans de Marguerite Duras. Essai sur une thématique de la durée. Paris : Archives des Lettres Modernes.

UDRIS, Raynalle (1998), « Réception et production du sens dans le texte durassien », in Catherine Rodgers et Raynalle Udris (org.). Marguerite Duras. Lectures plurielles. Amsterdam-Atlanta : GA, pp. 185-199.

NOTES

1. Voir la « Préface » de L’Ère du soupçon : « On commence maintenant à comprendre qu’il ne faut pas confondre sous la même étiquette la vieille analyse des sentiments, cette étape nécessaire, mais dépassée, avec la mise en mouvement de forces psychiques inconnues et toujours à découvrir dont aucun roman moderne ne peut se passer. » (Sarraute, 1993 : 10-11). 2. Par rapport à la photographie, Sylvie Loignon affirme qu’elle « n’est importante que dans la mesure où elle est absente et où elle pointe une absence. Elle navigue entre mémoire et oubli aux confins de la mort et de la folie. » (Loignon, 2001 : 96). 3. Après avoir écrit L’Amour, Marguerite Duras, qui conteste la spécificité des genres, renonce à la littérature pour se consacrer au cinéma. L’écriture de Duras, filmique, est visible dans le découpage des scènes, dans les gros plans, dans les prises de vue, dans la profondeur du champ et dans la lenteur du rythme.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 24

4. Pour ce qui est des perspectives différentes des nouveaux romanciers, il faut souligner l’importance des réponses de Michel Butor, Claude Simon et Nathalie Sarraute à un questionnaire élaboré par Alfredo Margarido e Artur Portela Filho. Ces témoignages ont été recueillis dans l’ouvrage O Novo Romance. Cela étant, et pour Michel Butor, le cinéma a rendu la mémoire plus visuelle ; en ce qui concerne Claude Simon, le langage et l’écriture ne sont pas au service d’une quelconque signification, mais constituent la ‘matière’ première de l’œuvre ; quant à Nathalie Sarraute, elle est d’avis qu’il faut considérer le roman comme étant un art, et non pas un mythe de distraction ou d’information. (Margarido, Filho, 1963 : 147-153). 5. Voir, aussi, la définition de l’écrit que donne Duras dans Écrire : « L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. » (2008 : 53). 6. « Il n’y a pas d’écriture qui vous laisse le temps de vivre ou bien il n’y a pas d’écriture du tout (...) Puisque ce que vous mettez dans le livre, ce que vous écrivez, ce qui sort de vous, ce qui en passe par vous plutôt, c’est ça en définitive le plus important de tout ce que vous êtes. » (Ceton, 2012 : 44). 7. Voir, dans ce contexte, les réflexions de la narratrice de L’Amant : « Je crois que j’ai vaguement envie d’être seule, (...) Je vais écrire des livres. C’est ce que je vois au-delà de l’instant, dans le grand désert sous les traits duquel m’apparaît l’étendue de ma vie. » (1991b : 126). 8. Dans Écrire, Duras donne une définition magistrale de la solitude : « On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude elle se fait seule. Je l’ai faite. » (2008 : 17). 9. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, le toponyme S. Thala est écrit d’une façon différente de celle que l’on trouve dans India Song et dans L’Amour [S. Tahla]. 10. À ce propos, Duras avoue à Ceton : « Ce troisième homme, voyez-vous, qui marche le long de la plage, j’essaie toujours, toujours, de l’amener vers les autres. Je pense que c’est moi, l’homme qui marche, enfin c’est l’auteur. J’essaie toujours de l’amener dans la perte, dans la perte de la peur où sont les autres. » (Ceton, 2012 : 28). 11. Voir, à ce sujet, Ricardou, Jean, « L’histoire dans l’histoire » (1967 : 171-189). 12. « Un peu plus de deux heures et demie (...) Il est dix heures (...) Midi moins vingt-cinq (...) Il est un peu plus de midi (…) » (2015 : 84, 97, 110 et 118). 13. L’image, pour Madeleine Borgomano, « saisit très souvent les personnages dans l’immobilité ; cette immobilité nous devient très sensible et nous pèse particulièrement au moment où elle est perçue par le témoin étranger » (1985 : 72).

RÉSUMÉS

Quoiqu’apparentée au « Nouveau Roman », Marguerite Duras a toujours refusé toute étiquette. Franchissant les genres littéraires et glissant du récit poétique au texte filmique et théâtral, sa poétique originale est façonnée par la dialectique de l’expérience vécue et du langage contrôlée, le renouvellement de l’écriture questionnée, la raréfaction de l’action, la revendication d’une ouverture textuelle, la désintégration du sens, la métaphore photographique et l’omniprésence du regard. Quant à la musique, elle s’inscrit littéralement et métaphoriquement dans sa géométrie thématico-narrative : l’architecture musicale, la structure répétitive (renforcée par la mise en abyme), la scénographie du désir (la rencontre, le bal et la « triangulation »), l’art du contrepoint, la durée néfaste ou le tempo singulier et la présence obsédante de la mer et de l’été.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 25

Sous la canicule étouffante, pendant les vacances et au long des journées oisives, meublées par des silences, l’atmosphère devient irrespirable, sauf en ce qui concerne Duras Song

Although Marguerite Duras is often associated with the « Nouveau Roman », she has always refused any label. Covering the literary genres and moving from poetic narrative to filmic and dramatic texts, her original poetics is shaped by the dialectics of live experience and controlled language, the renewal of questioned writing, the rarefaction of action, the claim of a textual opening, the disintegration of meaning, the photographic metaphor and the omnipresence of the gaze. As for music, it literally and metaphorically fits into its thematic-narrative geometry: the musical architecture, the repetitive structure (reinforced by the « mise en abyme »), the scenography of desire (the ball and the « triangulation »), the art of counterpoint, the duration or the singular tempo, and the presence of summer. Under the suffocating heat of long, idle days filled with silences, the atmosphere becomes unbreathable, except for Duras Song.

INDEX

Mots-clés : écrire, musique, bal, « triangulation », contrepoint Keywords : write, music, ball, « triangulation », counterpoint

AUTEUR

MARIA DO ROSÁRIO GIRÃO RIBEIRO DOS SANTOS Un. do Minho rosario_santos[at]ilch.uminho.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 26

Voyage À l’Étranger chez soi L’approche de l’identité-altérité dans la poétique de Fouad Laroui à partir d’Une année chez les Français et L’Oued et le consul et autres nouvelles

José Domingues de Almeida

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article s’insère dans la recherche menée au sein du Programme Stratégique intégré UID/ELT/00500/2013 | POCI-01-0145-FEDER-007339. Ça va mieux, monsieur. Merci. Tant mieux. Tu es sur la voie royale. N’en sors pas ! Terminus : Polytechnique ! Mehdi hocha la tête, jouant au petit Français qui comprend d’instinct ces phrases cryptiques qu’on se répétait dans des familles qui n’étaient pas la sienne (Fouad Laroui, Une année chez les Français, p. 159)

1 Né à Oujda (Maroc) en 1958, et ingénieur et économiste de formation, Fouad Laroui a fréquenté le prestigieux lycée francophone Lyautey de Casablanca avant de rejoindre l’École des Ponts et Chaussées à Paris, d’exercer pendant quelques années à l’Office chérifien des phosphates du Maroc et de tout abandonner pour embrasser une carrière d’enseignant et d’écrivain. Il vit maintenant aux Pays-Bas où il enseigne à l’Université d’Amsterdam.

2 Si la fiction larouienne part surtout d’éléments autobiographiques (enfance et jeunesse maghrébines, passage à Paris ou intégration néerlandaise), ses personnages éprouvent le tiraillement entre la société marocaine et la culture européenne et occidentale. Chez lui, la fiction en français devient acte de liberté, « (…) qui lui permet de regarder à distance, avec plus de lucidité critique, son pays, sa culture d’origine, ainsi que les Marocains émigrés ou exilés, y compris ce que l’on peut appeler le ‘Marocanus polderiensis’«1, à savoir « (…) le Marocain vivant aux Pays-Bas, cette Europe qui est le seul lieu où il avoue vouloir vivre »2. En effet, Laroui rappelle à juste titre qu’« à

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 27

Amsterdam, j’ai commencé à écrire comme pour m’expliquer à moi-même les raisons de mon départ, pour donner du sens à ce qui m’arrivait »3, et que c’est à partir de ce point d’observation qu’il entend « régler [s]es comptes avec le Maroc »4. Notons que, dans Une année chez les Français, il est subtilement fait référence à ce repère à la faveur d’une allusion à Van Gogh : « Mais il ne faut pas exagérer. Le Maroc et le Pays-Bas, ce sont des cultures très différentes, avec tout le respect que j’ai pour ton père » (Laroui, 2011 : 234-235)5.

3 En effet, de nouvelles typologies narratives, imprévisibles il y a quelques décennies, et qui sont souvent le fait de la deuxième, voire troisième génération immigrée, mais aussi de nouvelles mobilités spatiales, exiliques et identitaires signalent un projet scriptural difficilement classable. La critique renvoie le lecteur à des taxinomies à composantes ethniques et transnationales (littérature beure, migrante, de l’immigration, etc.) impliquant des enjeux thématiques nouveaux, mais qui parfois corsettent cette production (Álvares, 2015). Vu son caractère récent, on ne saurait en avoir qu’une approche micro-diachronique.

4 Jean-Marc Moura la définit comme de « nouveaux territoires » narratifs fondés sur l’émergence de nouvelles communautés sociales, constituant un objet d’étude complexe où la question du statut des générations immigrées et de leurs conflits identitaires au sein des nations est venue se poser de façon plus aigüe (2003 : 57). Elien Declercq pointe le « nouveau dialogue » qu’elles établissent avec la notion de littérature nationale dans la mesure où elles en interrogent les contours en convoquant des « échanges discursifs » au-delà des thématiques soulevées d’ordinaire par l’étude des migrations dans leur approche économique et sociale (2011 : 301).

5 Fouad Laroui s’avère un représentant de l’« écrivain frontalier » à double titre, comme le souligne Ana Paula Coutinho : « (…) non seulement un ‘passeur’ (autre métaphore commune) entre mondes, mais aussi celui qui nous amène à reconnaître l’existence de différents domaines et, donc, des frontières (géographiques, linguistiques, épistémologiques, culturelles), signifiant à la fois délimitation et relation » (2017 : 72).

6 Marocain d’origine, scolarisé en milieu francophone et avec un parcours universitaire international, Laroui réside aux Pays-Bas où il enseigne la littérature française à l’Université. Il est depuis 1996 l’auteur d’une production littéraire considérable qui comprend des romans, des contes, des nouvelles, des livres pour enfants et quelques essais. En 2013, il s’est vu décerner le Goncourt de la nouvelle pour L’Étrange affaire du pantalon de Dassoukine (2012), ainsi que le grand prix de la nouvelle de La Société des Gens de Lettes pour Tu n’as rien compris à Hassan II (2004) et le prix Jean Giono, attribué en 2014 pour Les Tribulations du dernier Sijilmassi (2014).

7 En fait, la poétique de Laroui a le mérite de jeter un regard apaisé et apaisant sur nos différences culturelles binaires qu’elle subsume par une stratégie narrative qui convoque aussi bien l’humour et les situations burlesques6 que la réflexion profonde, ou encore une pratique de, et un appel à la tolérance, ce qui, chez lui, se traduit par cette expression très révélatrice d’un programme humaniste pour notre mondialisation : « choc doux des cultures »7, mais toujours à partir de la réalité marocaine. Ceci dit, cette poétique traduit toujours un voyage à / dans l’étranger que nous tâcherons d’illustrer à partir d’une lecture critique et thématique de Une année chez les Français et L’Oued et le consul et autres nouvelles (2015).

8 Dans Une année chez les Français, le petit Mehdi Khatib est admis en sixième comme boursier au lycée Lyautey de Casablanca où il se rend avec deux dindons. Nous sommes

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 28

en juillet 1969 et les Américains viennent de marcher sur la Lune, alors que Mehdi atterrit dans son propre pays, mais « chez les Français ». Or ce récit convoque plusieurs questions soulevées au fur et à mesure d’une conscience de l’identité-altérité, et avant tout celle des clichés portant sur la physionomie, la gastronomie et les us et coutumes : « tous les Français sont riches, c’est bien connu. Non, celui-là ne pouvait être qu’un enfant du pays » (AF : 11) ; le cantine est facile à trouver, car « si jamais tu ne trouves pas, tu n’auras qu’à te laisser guider par l’odeur du hachis Parmentier. L’odeur du… quoi ? » (AF : 17). De même, les Français sont reconnaissables à leur blondeur (AF : 56, 59 et 259) et au souci de l’ordre (AF : 122 et 131). Et puis, surtout, ils boivent du vin (AF : 134 et 211), ce qui heurte les mœurs musulmanes.

9 Voici donc le petit narrateur confronté au Maroc même avec la différence interculturelle au sens propre. Dès lors, s’installe une logique dichotomique entre nous et eux alors que cette année scolaire se déroule au Maroc, mais chez les Français : Reprenons. Il était maintenant chez les Français, entouré de leurs immeubles, de leurs bacs à sable, de leurs arbres. Il connaissait beaucoup de noms d’arbres : chênes, marronnier, peuplier, platane…, tous glanés dans ses lectures. En arabe, il ne connaissait qu’un seul mot : chajra. Cela voulait dire ‘tous les arbres’. Aucun en particulier. Tous (AF : 34).

10 Identité et altérité rivalisent dans ce contexte d’immersion chez l’autre dans son propre pays : « L’après-midi passa ainsi, dans un désœuvrement total. Faute de pouvoir lire, Mehdi fixait intensément tout ce qui l’entourait – et tout ce qui l’entourait lui renvoyait l’image de son étrangeté » (AF : 36). À remarquer que ce rapport d’extranéité se voit transposé graphiquement par le recours à l’italique. Ainsi le communiste Régnier, qui essaie en vain d’endoctriner le petit interne lui rappelle que « Ah oui, votre religion [l’islam est]. L’opium du peuple… » (AF : 117), alors que le lycée est le creuset de toutes les confessions monothéistes (AF : 133), mais que les préjugés historiques ont la vie dure en désignant toujours les Arabes par « maures » (AF : 194) ou en détectant l’« odeur caractéristique des Français » (AF : 179). D’ailleurs, rentré chez lui, dans son village, Mehdi se mettra à décrire à sa famille son expérience au lycée, des propos « (…) qui confirmaient tous les préjugés envers les Français (…) » (AF : 267-268).

11 Comme l’a bien remarqué Ana Soler Pérez, le petit Mehdi Katib vit une situation exilique dans son propre pays (îlot français) qui entraîne forcément un processus de dépersonnalisation (Pérez, 2018 : 553), ce qui revoie quelque part au statut de l’exilé (Tosel, 2006 : 241) ou, pour reprendre Alexis Nouss, au concept d’« exiliance » en tant que « noyau existentiel commun à toutes les expériences de sujets migrants, quelles que soient les époques, les cultures et les circonstances qui les accueillent » (2016 : 65). Cette situation existentielle impose deux prémisses, la condition et la conscience de l’exilé, même si elles ne coïncident pas : « se sentir en exil sans l’être concrètement ; l’être concrètement sans se sentir en exil » (idem).

12 Or cet exil se voit terriblement amplifié, et puis magistralement subsumé, d’une part par le caractère intrinsèquement littéraire des (auto)représentations hexagonales. En effet, la France apparaît comme une nation éminemment littéraire (Fergusson, 1991), aux références livresques omniprésentes : la Comtesse de Ségur (AF : 42), Vipère au Poing (AF : 71) du surnom dont l’affuble Dumont (« Bazin du bled »), mais aussi toute une galerie d’écrivains dont la simple citation provoque la fierté d’une Nation qui se sait culturellement supérieure (AF : 146) et qui représente « l’esprit français » (AF : 147).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 29

13 De sorte que la France authentique et intemporelle ne devient accessible que par l’institution littéraire : « Racine… On ne peut comprendre la France, on ne peut comprendre les Français, sans Racine ! » (AF : 153), ou ne se résume qu’à elle : « ‘Donne- lui tout de même à boire, dit mon père.’ Hugo ! Chapeau bas, mes amis ! Toute la France en exactement dix mots ! » (AF : 62).

14 À ce monument livresque que représente la France, le petit Mehdi répond, d’un côté, par une manie de la production affabulatoire propre à l’animisme enfantin (Piaget, 1972 : 31) : « Mes parents, ils sont très riches, ils vont passer la semaine à New York, en Amérique, alors ils m’ont déposé ici, et puis ils sont allés à l’aéroport, et puis alors ils ont pris l’avion et puis, et puis ils sont allés à New York » (AF : 63) ; d’un autre côté en s’appliquant intensément aux études, en montrant ainsi un surinvestissement dans la lecture littéraire : « Mehdi se réfugia dans un petit salon et se plongea dans la lecture (…) » (AF : 267), et en s’imposant et s’affirmant par la réussite scolaire et la culture lettrée sur le terrain des Français, un motif que l’on retrouve chez d’autres écrivains de migration, tels Malika Madi, Azouz Begag ou Mina Oualdlhadj : « – Mlle Kirchhoff, 14/20 ! Khatib, 17/20 ! Bravo ! » (AF : 167), au grand étonnement des Français eux- mêmes : « Il est le premier en français… Mme Berger, toujours pas revenue de son étonnement parnassien, interrompit Denis. – Comment ça ? Tu veux dire qu’il est le premier des Marocains ? – Non, c’est lui qui a les meilleures notes. De tous (…) » (AF : 214).

15 Finalement, ce rapport à la culture livresque de l’autre se traduit par une fascination pour la langue française, par une appropriation jouissive de sa langue dont il savoure toutes les sonorités et la matérialité : « Que de mots, que de phrases, que d’énigmes (…). Fasciné, Mehdi passa de longues minutes devant l’affiche » (AF : 37) ; « (…) il n’avait aucune idée de ce que ces mots signifient, mais qu’ils étaient beaux ! » (AF : 101, voir aussi 35, 72, 83, 90, 149 et 219).

16 Cet envoûtement se reflète notamment dans la production naïve, mais constante, de calembours et dans l’exercice musical d’homophonie, ce qui procure au récit un effet humoristique non négligeable, comme quand Dumont explique aux écoliers ce qu’est servir la France et tomber au « champ d’honneur » : « – Donneur ? » (AF : 66). De sorte que nous sommes ici, par personnage interposé, devant le phénomène de « surconscience linguistique » par lequel certains critiques ont caractérisé le rapport à la langue d’écriture française de la part des écrivains francophones non hexagonaux (Gauvin, 1997 : 5-15), mais qui connaît sa contrepartie dans la dépossession linguistique, cet autre sentiment d’aliénation : « (…) i prétend m’apprendre le français… attends, attends, je rêve… putain de bordel de merde… Fatima veut m’apprendre ma langue… i déboule d’la montagne et i veut m’apprendre ma langue… » (AF : 96). Rappelons que Fouad Laroui est l’auteur de Le drame linguistique marocain (2011) où est abordée la question du « choix » de la langue française comme langue d’écriture face à l’arabe classique et parlé.

17 Comme le souligne Mustapha Harzoune (2012) : « (…) écrire en langue française n’est pas un choix, mais une échappatoire, une façon de sortir du conflit en utilisant la seule langue à disposition, l’arabe classique étant réservé à quelques rares lettrés et la darija étant la grande absente des livres et cahiers d’écolier ». Laroui a exprimé son propre rapport (sur)conscient à la langue française : « Je n’oublie jamais que je ne suis qu’invité dans cette langue, ma langue maternelle c’est le marocain dialectal (…). La langue française me donne la possibilité de réellement jouer avec les mots, les

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 30

expériences, de faire des références en arrière-plan à des choses lues, appréciées, qui sont toujours en langue française curieusement » (Apud Lesne, 2010).

18 Mais les (auto)représentations de la France pointent une mission civilisatrice universelle dont le mythe et le dessein républicains brassent les peuples de toutes origines et les rassemblent sous la bannière du patrimoine spirituel, immatériel et littéraire français. Alors qu’il est question de morts pour la France, et que Mehdi ne trouve aucun nom musulman sur le monument aux morts, Dumont rappelle au petit Marocain que « (…) tout cela fait d’excellents Français ! Un jour, vous en serez un, qui sait ? » (AF : 67). La Francophonie (et notamment les établissements scolaires français à l’étranger) est vue comme une extension de l’hégémonie et du rayonnement de l’esprit universel français au service des « (…) idéaux laïques de la Révolution… » (AF : 171), « ‘l’empire de la francophonie’« (AF : 280).

19 Dans la nouvelle « L’Oued et le Consul », cette fois, sont mobilisées deux perspectives ethniques et culturelles : un consul et son épouse, on ne peut plus nord-européens (Finlande), et le Maroc profond et aride, marqué par l’oued. Un couple de Finlandais aisés explore en Jeep les paysages du Maroc profond. Voulant traverser un oued à sec, ils font confiance à la supériorité technologique occidentale, ce qui les fait considérer avec arrogance la présence imprévisible et effrayante de pauvres hères à l’aspect douteux qui tentent en vain de communiquer avec eux. Le couple croit immédiatement à un car-jacking et ignore les signes d’alerte des autochtones. Un torrent de boue les surprend fatalement.

20 Au départ, les préjugés, les stéréotypes et l’ineptie interculturelle s’imposent du côté occidental. Le narrateur oppose les points de vue : ce sera la Finlande contre le « Grand Sud » (Laroui, 2015 : 27)8. D’emblée, l’arrêt forcé de la Jeep dans le lit sec d’un oued marocain, alors que de pauvres « autochtones » (OC : 30) manquent de tout, accentue une sécheresse endémique qui s’oppose aux « mille lacs » de la prospérité scandinave (OC : 29). Ce point d’achoppement devient la ligne de séparation de deux mondes, laquelle se signale par le biais de plusieurs indices sémantiques stéréotypés : « une Jeep étincelante d’arrogance » (OC : 27), « trône » (OC : 27), « monture » (OC : 27), tandis que le cadre marocain se caractérise par l’inscription sémantique de l’indigence : « très pauvrement vêtu » (OC : 28), « édentée » (OC : 29). Le narrateur entend ainsi rendre compte d’une communication interculturelle défaillante, mais où le cliché est pour une bonne part : « C’est bien ce que je pensais, ils voient des touristes, ils veulent les plumer. Allons-nous-en », conseille la Finlandaise (OC : 30).

21 La nouvelle suivante, « Nos pendus ne sont pas les leurs », pose d’emblée la dichotomie de l’ici (occidental, britannique) et le là-bas (Maghreb). La scène d’une double pendaison en Angleterre en évoque une autre, témoignée par le narrateur pendant son enfance marocaine, celle d’« (…) un type que le village retrouva pendu chez lui, et qui accueillit cette nouvelle avec l’hystérie des peuples du sud » (OC : 34-35). L’approche contrastive de ces deux événements funestes devient l’occasion de brosser un portrait dichotomique du Nord européen vu par le prisme du Sud : « ‘L’ami, tu n’es plus dans les tiers-mondes, tu es ici en Angleterre’« , se dit le narrateur soudain culturellement déboussolé (OC : 33). Si pareille tragédie cause dans le Sud un sursaut collectif imprégné du fatalisme islamique, « ‘Dieu est grand… La volonté de Dieu… Implorons Dieu… ? » (OC : 35), en Europe, elle suscite des comportements individuels, impersonnels et aseptisés : « Quelques minutes plus tard, deux voitures de police arrivèrent. Des

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 31

uniformes en descendirent. On prit des photos, puis les deux hommes furent dépendus comme s’il s’agissait d’andouilles. Tout cela clinique, froid, professionnel » (OC : 36).

22 Bien sûr, l’auteur entend mettre deux univers culturels en parallèle, mais si l’on creuse un peu plus la « morale » condensée de la nouvelle, force est de considérer, d’une part, la perte en Occident d’une certaine dimension anthropologique, voire symbolique de la mort, mais d’autre part, ce constat se voit en quelque sorte neutralisé par l’intuition d’une commune condition humaine, nord et sud confondus, et qui réfère à la solitude et au désespoir existentiels.

23 Si un ancrage marocain et autobiographique caractérise la très brève nouvelle « Une botte de menthe » au décor casablancais (OC : 40-42), « Le Tyran et le Poète » se veut une critique acerbe des régimes totalitaires, africains notamment. Dans cette nouvelle, Laroui affiche plus explicitement son engagement (OC : 15). En effet, un tyran au nom on ne peut plus expressif « Cogneur Massacre-Tue-Tue-Tue » recrute un poète, Saïd Ahmed, afin de parfaire un poème censé devenir l’hymne national. Seule contrainte : introduire les mots « gazelle » et « kalachnikov » dans ce texte immortel. Faute d’inspiration, et ne voulant pas non plus collaborer avec le régime tyrannique en place, le poète prend la fuite et demande l’asile politique en Europe du Nord : « De guerre lasse, il décida de demander l’asile politique à la Suède ou aux Pays-Bas » (OC : 51).

24 Comment ne pas reconnaître dans les traits du poète en exil ceux de Laroui ? Et comment ne pas lire dans cette nouvelle une vision salvatrice et actuelle du continent européen comme havre de paix pour tous les « poètes » en mal de liberté ? L’Europe : confluent de tous les espoirs déçus du sud, contrepoids exilique d’un continent en déshérence, mais dont on pointe, sans les réserves politiquement correctes d’usage, la responsabilité dans ses propres malheurs, comme l’ont fait, avant Laroui, Ahmadou Kourouma (1970) ou plus récemment Salim Jay (2001).

25 Le ton engagé se poursuit dans « Tu n’as rien compris à Hassan II » dont le dialogue se déroule symptomatiquement dans un bistrot de Montmartre, emblème de la bohème et de la liberté artistique. Dans ce décor empreint des valeurs modernes occidentales, deux discours interpellent le narrateur, qui pointent deux soucis opposés. D’une part, Hamid matraque le narrateur avec sa vision de l’évolution politique marocaine (le roi Hassan II, dont on sait le règne plutôt tyrannique) et la présence d’une femme discrète et en pleurs. Au bout de cet intense débat sur l’inévitabilité de la dureté du régime, c’est la présence de cette femme qui retient l’attention, et de ce qu’elle lui suggère tout à coup : la condition féminine généralisée, notamment dans son pays : « (…) – cette femme me dit quelque chose – je ne sais pas quoi – peut-être me parle-t-elle d’elle- même, peut-être me parle-t-elle de la moitié du monde, si souvent méprisée, oppressée – et Hamid me parle de Hassan » (OC : 57).

26 Cette thématique de la violence faite aux femmes connaît un prolongement dans « Stridences et Ululations » où il est dit qu’un musulman pieux bat systématiquement sa femme « à six heures » (OC : 65), mais surtout dans « Khadija aux cheveux noirs », où le narrateur émet plusieurs hypothèses sur ce que serait devenue une camarade de classe, Khadija, dont il a perdu la trace, mais qui est évoquée lors d’une rencontre d’amis à Paris. On la dit rangée, casée, sûrement soumise à l’autorité maritale. Subtilement, le narrateur suscite une double scission dans le monde : la condition féminine où qu’elle soit vécue, mais surtout dans les pays de culture musulmane, et les mœurs des pays du sud, vus à partir de l’Europe libertaire : « Pendant ce temps, nous avions couru tant d’aventures dans la vieille Europe (…). Pendant ce temps, Khadija

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 32

fumait cigarette sur cigarette et regardait la pluie tomber (ou le soleil luire) à travers les vitres, car son mari ne la laissait plus sortir » (OC : 60). En fait, ces deux réalités n’en forment qu’une seule : « (…) l’autre moitié du monde et toute sa diversité » (OC : 62).

27 Il ressort de ce qui vient d’être exposé que la poétique de Fouad Laroui dégage des représentations, voire des refigurations de la France et de l’Europe inspirées par des déplacements migratoires et exiliques très particuliers qui placent même le rapport à l’autre à l’intérieur de chez soi, du Maroc. Émanent par-là de nouvelles pratiques discursives face à la dichotomie de l’ici et de l’ailleurs qui pointent le dépassement des représentations binaires. Dans un contexte mondial marqué par le sceau de l’incompréhension, Fouad Laroui annonce et pratique un programme qui passe par la littérature et par la lecture comparée : « le choc doux des cultures ».

BIBLIOGRAPHIE

DECLERCQ Elien (2011). « Écriture migrante : réflexions sur un concept aux contours imprécis », Revue de littérature comparée, n° 339.

FERGUSON, Priscilla Parkhurst (1991). La France, nation littéraire. Bruxelles : Labor.

GAUVIN, Lise (1997). « D’une langue, l’autre. La surconscience linguistique de l’écrivain francophone », L’écrivain francophone à la croisée des langues. Paris : Karthala.

KOUROUMA, Ahmadou (1970). Les soleils des indépendances. Paris : Seuil.

LAROUI, Fouad (2011). Une année chez les Français. Paris : Julliard, coll. « Pocket ».

LAROUI, Fouad (2015). L’Oued et le consul, et autres nouvelles. Paris : Flammarion, coll. « Étonnants classiques ».

MOURA Jean-Marc (2003). « Les études postcoloniales : pour une topique des études littéraires francophones », in L. D’Hulst et J.-M. Moura (éds.), Les Études littéraires francophones : état des lieux. Lille : Un. Charles-de-Gaulle-Lille 3.

NOUSS, Alexis (2016). Pensar o Exílio e a Migração Hoje. Porto : Edições Afrontamento (trad. A. P. Coutinho).

PÉREZ, Ana Soler (2018). « Une année chez les Français de Fouad Laroui : une expérience exilique singulière », Çédille. Revista de Estudios Franceses, nº 14, pp. 551-567.

PIAGET, Jean (1972). La Représentation du monde chez l’enfant. Paris : PUF.

SALIM, Jay (2001). Tu ne passeras pas le détroit. Paris : Ed. Mille et Une Nuits.

TOSEL, André (2006). « Communauté d’exils et exils communautaires », in G. Augustin (éd.), Écritures de l’exil. Paris : L’Harmattan.

Sitographie :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 33

ÁLVARES, Cristina (2015). « D’une littérature mal nommée », Mondes francophones, disponible sur http://repositorium.sdum.uminho.pt/bitstream/1822/38980/1/littérature%20beur.pdf (consulté le 11/03/2020).

COUTINHO, Ana Paula (2017). « Le ‘tiers inclus’ d’un pays sans frontières une approche de Fouad Laroui », lasemaine.fr. 2016, pp. 68-78, disponible sur http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/ 15270.pdf (consulté le 11/03/2020).

Entretien-vidéo avec Fouad Laroui (2017). Publié dans lasemaine.fr. 2016, Porto : FLUP Digital. Disponible sur http://ler.letras.up.pt/site/default.aspx?qry=id022id1522&sum=sim p. 73 (consulté le 11/03/2020).

Entretien-vidéo avec Fouad Laroui. Disponible sur http://www.lorientlitteraire.com/ article_details.php?cid=6&nid=3589 (consulté le 11/03/2020).

Entretien avec Fouad Laroui. Disponible sur https://www.medias24.com/CULTURE-LOISIRS/ 14209-Exclusif.-Fouad-Laroui-la-litterature-le-Goncourt-l-amazighite….html

(consulté le 11/03/2020).

HARZOUNE, Mustapha (2012). « Fouad Laroui, Le Drame linguistique marocain », Hommes & migrations, 1300, (consulté le 11/03/2020). URL : http://journals.openedition.org/ hommesmigrations/959

LESNE, Élisabeth (2010) « Fouad Laroui, Une année chez les Français et Alain Mabanckou, Demain, j’aurai vingt ans », Hommes & migrations, 1288, consulté le 11/03/2020. URL : http:// journals.openedition.org/hommesmigrations/904

NOTES

1. Entretien-vidéo avec Fouad Laroui (2017). Publié dans lasemaine.fr. 2016, Porto : FLUP Digital. Disponible sur http://ler.letras.up.pt/site/default.aspx?qry=id022id1522&sum=sim p. 73 (consulté le 11/03/2020). 2. Entretien-vidéo avec Fouad Laroui. Disponible sur http://www.lorientlitteraire.com/ article_details.php?cid=6&nid=3589 (consulté le 11/03/2020). 3. idem. 4. idem. 5. Dorénavant AF. 6. https://www.medias24.com/CULTURE-LOISIRS/14209-Exclusif.-Fouad-Laroui-la-litterature-le- Goncourt-l-amazighite….html (consulté le 11/03/2020). 7. idem. 8. Dorénavant OC.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 34

RÉSUMÉS

Cette étude aborde la perspective simultanément lucide et critique avec laquelle l’écrivain marocain vivant aux Pays-Bas, Fouad Laroui, voit son pays natal à partir de l’Europe. En fait, les nouvelles et la fiction narrative de cet écrivain francophone ont le mérite de jeter un regard apaisé et apaisant sur nos différences culturelles binaires, qu’elles subsument par une stratégie narrative qui convoque aussi bien l’humour que la réflexion profonde, ou encore une pratique de, et un appel à la tolérance. Ce faisant, elles traduisent un voyage à / dans l’étranger à partir de la réalité maghrébine et vice versa, ce que nous tâcherons d’illustrer à partir d’une lecture critique et thématique de Une année chez les Français et de L’Oued et le consul et autres nouvelles.

This paper addresses the simultaneously lucid and critical perspective with which the Moroccan writer living in the Netherlands, Fouad Laroui, sees his native country from Europe. In fact, the short stories and the narrative fiction of this Francophone writer have the merit of casting a calm and comforting glance on our binary cultural differences, which they subsume by a narrative strategy that summons both humour and deep reflection, or still a practice of, and a call to tolerance. In doing so, they translate a trip to/from the stranger from the Maghreb reality and vice versa, which we will try to illustrate from a critical and thematic reading of Une année chez les Français and L’Oued et le consul et autres nouvelles.

INDEX

Keywords : travel, Laroui (Fouad), identity, otherness, migration Mots-clés : voyage, Laroui (Fouad), identité, altérité, migration

AUTEUR

JOSÉ DOMINGUES DE ALMEIDA Un. Porto – APEF – ILC ML jalmeida[at]letras.up.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 35

EUPHONIE, d'Hector Berlioz De l’Uphonie à l’Utopie

Maria Luísa Malato Borralho

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article s’inscrit dans le cadre de l’axe de recherche "Literatura e Fronteiras de Conhecimento/ Políticas de Inclusão", de l'Instituto de Literatura Comparada Margarida Losa de la Faculté de Lettres de l’Université de Porto, subventionnée par la FCT, dans le cadre du "Programa Operacional Ciência e Inovação (POCI 2010), Quadro Comunitário de Apoio III (UID/ELT/00500/2013 | POCI-01-0145-FEDER-007339).

Dédié à Hermínia Amado Laurel, à Isabel Pereira Leite, à la beauté de la vie et à son impossibilité possible

1. D’où vient la musique ?

1 Au début, c’était le Son. Pas certainement le Mot. Pas encore la Parole. Mais déjà la partie audible des signes. Quelque chose qui bouge, même si la chose est invisible. Le Son est avant le Verbe, il est avant la création du discours. Si le Cosmos naît du verbe de Dieu et le Mot de la Parole de la mère, l’enfant écoute d’abord la totalité du Son, en effet, premier sens du monde. Le langage naît de cette confiance faite au son, entendu mais pas encore compris. En grec, phoné (Φωνή) signifie « son », mais aussi « voix », la voix des êtres humains, des animaux et des instruments de musique, mais aussi « expression », « langage », et « langue » (Pereira, 1969 : 622). Au début, nous sommes tous des étrangers, des barbares qui envahissent le monde. Et nous faisons confiance à la douceur des sons écoutés. Et nous nous méfions des sons qui nous semblent menaçants. Et la saveur douce ou aigre nous dit ce que nous avons besoin de savoir. Le son qui se répète devient après un rythme, une cadence. Les cycles individuels e

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 36

collectifs, faits de dissolution et renouvellement, ont encore les vestiges du Son et du Silence.

2 Au début, c’était la Musique. Pas certainement l’art de la musique, mais la Musique, encore sans images et sans désir : la musique du cœur de notre mère qui battait près du nôtre, bien avant la vision de cette lumière blanche qui nous aveuglera à la sortie de son ventre. La musique des battements est l’arithmétique des sons. Le “nombre”, en grec, se dit « arythmos » (‘Άριθμός), « énumération » et « durée ». Le verbe, le discours, naitra du nombre. Nous comptons des oranges comme nous racontons des histoires : la succession d’informations présuppose l’absence ou l’exclusion des unités. Aussi en latin, le « numerus » est l’élément reconnaissable dans un ensemble, l’unité, mais aussi, par une métonymie fonctionnelle, la mesure. Et le « numen » est simultanément le mouvement de la tête qui manifeste une volonté individuelle et l’expression dissimulée de la divinité et de la grandeur ineffable (Ferreira, s.d. : 765-766).

2. L’Euphonia

3 L’Euphonia, une nouvelle du compositeur français Hector Berlioz, a été publié au long de l’année 1844, éparpillé par plusieurs numéros de la Revue et Gazette Musicale de Paris. Huit ans plus tard, en 1852, l’auteur l’inclura dans un texte plus vaste, Les Soirées de L’Orchestre, dédié « A mes bons amis, les artistes de l’Orchestre de X****, Ville Civilisée ». Dans ce nouveau co-texte (et contexte) de lecture, l’Euphonia devient la dernière soirée des musiciens, la vingt-cinquième. Il est placé pourtant dans un non- lieu, un lieu de lecture, avant l’Épilogue et après la dernière soirée de convive. L’Euphonia est lu quand on sait que le théâtre, le lieu de rencontre des artistes pour leurs soirées, sera fermé « pour cause de réparations », quand s’installe, entre les musiciens, une certaine lassitude s’installe. C’est « notre ami Corsino », un des artistes italiens, qui fermera les soirées littéraires « en lisant une Nouvelle qu’il vient de terminer. On demande « — Silence ! » pour écouter la lecture, mais on doit y écouter un « chœur prodigieux et ce duo qui ne l’est pas moins !... » (1852 : XXIV). La 25ème soirée découle alors de ce double non-lieu, le non-lieu de la lecture et le non-lieu de la musique qui doit s’écouter avant la lecture : On joue, etc., etc., etc., etc. A peine les premiers accords de l’ouverture sont-ils frappés, que Corsino déroule son manuscrit, et lit ce qui suit avec accompagnement de trombones et de grosse- caisse. Nous l’entendons néanmoins, grâce à l’énergie et au timbre singulier de sa voix. — Il s’agit, messieurs, dit-il, d’une nouvelle de l’avenir. La scène se passera en 2344, si vous le voulez bien. (Berlioz, 1852 : en ligne)

4 J’ai trouvé la traduction portugaise de cette nouvelle en 2012, dans une petite librairie de la ville de Porto, la Livraria Utopia. L’édition était déjà de 2004, de la maison éditrice & Etc, de Lisbonne. J’ai encore su, bien plus tard, en 2020, qu’une amie à moi, Isabel Pereira Leite, avait passé par là, à peu près à la même époque, et elle avait acheté aussi un exemplaire du même livre, attirée peut-être par la même fragilité de la plupart des choses qui nous semblent belles : sa taille petite, la couverture délicatement doublée par les oreilles du livres, les roses qui rappelaient William Morris, et peut-être une conférence que Morris a prononcé à Town Hall, Birmingham, en 1880, publiée aussi en portugais par la même maison d’édition (Morris, 2007) : « Most people live as if the beauty of life were irrelevant or an unaffordable luxury, whereas art and beauty in the

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 37

widest sense, are vital elements in the life Nature intended us to lead » (Morris 1880, en ligne). Morris annonce le sujet bizarre de la conférence : la beauté de la vie, la beauté du monde, condition sine qua non de la vie individuelle et collective. Et pourtant il demande à ceux qui s’étonnent du sujet, quel est le pourcentage de la population des pays civilisés qui s’occupent de cette question radicale, à la racine du plaisir de vivre ? Pourquoi ne voit-on pas l’évidence, et l’urgence, de la beauté ? My message is, in short, to call on you to face the latest danger which civilisation is threatened with, a danger of her own breeding: that men in struggling towards the complete attainment of all the luxuries of life for the strongest portion of their race should deprive their whole race of all the beauty of life: a danger that the strongest and wisest of mankind, in striving to attain to a complete mastery over nature, should destroy her simplest and widest-spread gifts, and thereby enslave simple people to them, and themselves to themselves, and so at last drag the world into a second barbarism more ignoble, and a thousand fold more hopeless, than the first. (Ibidem)

3. La synchronie

5 Le narrateur de l’Euphonia ne s’appelle pas Berlioz, ni Corsino, mais Xilef, qui est le palindrome de Felix, le nom latin pour « Heureux ». Même si Berlioz et Corsino nous transportent dans un avenir eutopique, en 2344, les premiers mots de Xilef sont le souvenir d’un plaisir ab initium. Au début de l’Euphonie, la première lettre du narrateur principal Xilef (compositeur, préfet des voix et des instruments à cordes de la ville d’Euphonia), dirigée à son ami Shetland (compositeur, préfet des instruments à vent), est, comme dans la conférence de Morris, la (re)constitution d'un nouvel « omphalos » du monde, après la destruction critique de la contemporanéité. Xilef se bagne dans l’'Etna, nombril du monde qui ressemble à la caisse de résonance d'un alto, l'instrument que Berlioz a appris à jouer dans la petite enfance, lui qui ne jouera pas le piano comme tous les autres compositeurs célèbres : Je viens de me baigner dans l’Etna ! ô mon cher Shetland, quelle heure délicieuse j’ai passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur ! Son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l’escarpement de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m’en suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d’une demi-lieue de l’endroit où je m’ébattais comme un dauphin en gaieté. Je venais de chanter en nageant une mélodie que j’ai composée ce matin même sur un poème en vieux français de Lamartine, que l’aspect des lieux où je suis m’a remis en mémoire. Ces vers me ravissent. Tu en jugeras : Enner m’a promis de traduire le Lac en allemand. (Berlioz, 1852, en ligne)

6 Lu dans la deuxième édition, à la fin des Soirées de l’Orchestre, l’Euphonie, la nouvelle sur l’avenir, répond à la Première Soirée du livre de 1852, significativement nommée « Le premier Opéra. Nouvelle du Passé (1555) ». Le parallélisme entre la Première et la Dernière Soirée est indéniable. La lettre de Xilef à Shetland, écrite en Sicile, le 7 juin 2344, est la transposition, dans l’avenir, de la lettre de Alfredo della Viola à Benvenuto Cellini, écrite à Florence le 27 juillet en 1555, dans le passé : Il y a deux ans, je formai le plan d’un ouvrage de théâtre sans pareil jusqu’à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait remplacer le langage parlé, et faire naître, de son union avec le drame, des impressions telles que la plus haute poésie n’en produisit jamais. […] les paroles expriment l’amour, la colère, la

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 38

jalousie, la vaillance ; et le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l’harmonie, le rythme ? N’y a-t-il pas de ces diverses parties de l’art mille applications qui nous sont inconnues ? Un examen attentif de ce qui est ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait être ? (Berlioz, 1852 : en ligne)

7 La Vingt-Cinquième Soirée reprend le désir de la Cour du noble Bardi, à la italienne : refaire le mélodrame, le théâtre en musique repris des grecs, le rêve de l’œuvre totale, l’Opéra, qui puisse joindre finalement ce qui a été écarté, la Musique et la Littérature : ne s’agit-t-il pas de « pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait être ? » (Berlioz, 1852 : en ligne). « La scène se passera en 2344, si vous le voulez bien. », annonçait Corsino, faisant un clin d’œil au lecteur. L'utopie devient en effet, encore une fois, malgré la projection du futur, qui l’approche de la science-fiction, un croisement d'époques différentes : le passé et l’avenir dans le présent. Tous les temps sont ici à l’Etna. Tous les temps se traduisent, cela veut dire, se trainent. Enner (qui s’écrivait Enneh dans la première version de l’Euphonie, en 1844) est encore l’anagramme du poète Heine, ici traducteur de Lamartine. Et le paysage évoque simultanément les quatre éléments essentiels : le feu, l'eau, la terre et l'air (incarnés par le volcan, le lac, les berges et le ballon), à partir desquels toutes les choses sont faites. L’Etna est simultanément l’image de la première et de la dernière (re)connaissance. L’Euphonia décrite par Berlioz est un Éden complexe, il possède aussi une sortie, un arbre de la connaissance, qui révèle inévitablement aussi l’ignorance de ceux qui se croient heureux. Dès les premières lignes, la tranquillité contraste avec la rage, la proportion avec l’excès, tout comme la Beauté n’exclut pas le sentiment du Sublime : La nature est si belle autour de moi ! Cette plaine où fut Messine est un jardin enchanté ; partout des fleurs, des bois d’orangers, des palmiers inclinant leur tête gracieuse. C’est l’odorante couronne de cette coupe divine, au fond de laquelle rêve aujourd’hui le lac vainqueur des feux de l’Etna. Étrange et terrible dut être cette lutte ! Quel spectacle ! La terre frémissant dans d’horribles convulsions, le grand mont s’affaissant sur lui-même, les neiges, les flammes, les laves bouillantes, les explosions, les cris, les râlements du volcan à l’agonie, les sifflements ironiques de l’onde qui accourt par mille issues souterraines, poursuit son ennemi, l’étreint, le serre, l’étouffe, le tue, et se calme soudain, prête à sourire à la moindre brise !... (Berlioz, 1852 : en ligne)

4. Le Beau et le Sublime

8 Le cratère, « la couronne d'huile de cette coupe divine », est symboliquement (ici et dans la tradition hermétique) un fond baptismal, un lac, l’œil des dieux, et un lieu de révélation, de communication entre l'extérieur et l'intérieur, l'apparence et l'essence, l'exposé et le caché (cf. Chevalier, 1994 : 397). Il nous semble même que la description de l’Etna reprend et nie simultanément, dans le texte de Berlioz, les termes évoqués par Virgile, dans la Enéide, le contraste brusque entre le port, calme et immense, à l’abri des vents, et l’Etna, qui rugit et éclate et soulève des boules de feu et crache ses propres entrailles (III, 570-577). Ou par Longin, dans le texte traduit par Boileau : Ainsi nous n'admirons pas naturellement de petits ruisseaux, bien que l'eau en soit claire et transparente, et utile même pour notre usage : mais nous sommes véritablement surpris quand nous regardons le Danube, le Nil, le Rhin, et l'Océan surtout. Nous ne sommes pas fort étonnés de voir une petite flamme que nous avons allumée, conserver longtemps sa lumière pure ; mais nous sommes frappés

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 39

d'admiration, quand nous contemplons ces feux qui s'allument quelquefois dans le ciel, bien que pour l'ordinaire ils s'évanouissent en naissant : et nous ne trouvons rien de plus étonnant dans la nature que ces fournaises du mont Etna, qui quelquefois jette du profond de ses abîmes, Des pierres, des rochers, et des fleuves de flammes. (Longin, 1995, ed. 1701, en ligne)

9 La présentation de cette lutte primordiale, de ces aspects du Beau et du Sublime de Longin, commenté par Boileau, repris au XVIIIe siècle par Burke (et après par Kant et Schiller) et relus par Romantisme français, anglais et allemand que Berlioz connaissait bien, ne sont pas certainement le fruit du hasard, puisque les références de l’époque romantique se mêlent aux références classiques, louant l’ordre et le désordre, et l’eutopie et la dystopie émergeantes de la réalité, qu’elle soit chaotique ou paisible. Because that union of affecting words, which is the most powerful of all poetical instruments, would frequently lose its force, along with its propriety and consistency, if the sensible images were always excited. There is not perhaps in the whole Eneid a more grand and laboured pas- sage than the description of Vulcan's cavern in Etna, and the works that are there carried on. (Burke, 1990 : 155)

10 L’Etna est un exemple classique et romantique, un lieu commun pour illustrer le concept de Sublime, et il doit être lu comme un espace significatif. Berlioz trace, tout au long du texte, une dichotomie de plus en plus claire entre ceux qui voient, ceux qui écoutent, les initiés qui ont un certain type de connaissances, et ceux qui sont sourds et aveugles à la beauté du monde. Cette dichotomie se retrouve dans les premières lignes, entre ceux qui sont sensibles au sublime du paysage et ceux qui ne le sont pas. Et peut- être pour cette même raison, ce qui surprend tout de suite le lecteur est la révélation de la solitude du nageur. Eh bien, croirais-tu que ces lieux jadis si terribles, aujourd’hui si ravissants, sont presque déserts ! Les Italiens les connaissent à peine ! On n’en parle nulle part ; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays, qu’ils ne s’intéressent aux plus magnifiques spectacles de la nature qu’en raison des rapports qu’ils peuvent apercevoir entre eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et nuit. Voilà pourquoi l’Etna n’est pour les Italiens qu’un grand trou rempli d’eau dormante, et qui ne peut servir à rien. (Berlioz, 1852 : en ligne)

11 « Eh bien, croirais-tu ? » La complicité avec le narrataire naît de la distance entre le narrateur et son entourage, les Italiens avides de commerce et d'industrie, de profit matériel, à Florence ou en Sicile. Il cherche alors, dans le passé ou dans l’avenir, un âge d'or, une Grèce mythique : « il n'y a toujours pas tant de riches en poètes, peintres et musiciens, qu'après la Grèce c'était le deuxième grand temple de l'art, où le peuple lui- même en avait le sentiment, où les artistes éminents étaient honorés presque autant qu’ils le sont aujourd’hui dans le nord de l’Europe » (Berlioz, 1852 : en ligne). Celui qui connaît le sublime est donc toujours, dans l'espace ou dans le temps, un homme insolite, supérieur et différent des autres hommes, même quand, en apparence, il jouit de la connaissance en tant que paysan, enfant ou dauphin.

12 Schiller est peut-être, plus que Kant ou même Burke, le philosophe de cette solitude du Sublime, le dramaturge qui souligne cette illisibilité d’un certain type de beauté, presque sauvage et sans doute vitale : le sentiment éprouvé par le voyageur qui touche la fatigue extrême est aussi la vitalité qui l’anime et lui donne l’enthousiasme suffisant pour continuer, leur donnant l’accès au plaisir qu’ il est le seul à jouir, face à l’anarchie douteuse du monde moral (Schiller, 1997 : 226). Ce sentiment n’est pas encore une idée : il est seulement un son, une musique. Significativement, Proust appelait cet éblouissement intellectuel un « moment musical ». Jean Grenier retiendra cette même

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 40

liaison entre vie et musique quand un jour, à bout de souffle, au sommet d’une montagne, il sentit le paysage s’élargir et des passages des symphonies de Beethoven lui venaient à l’esprit, pour nous imposer la même mélodie et « d’auditeurs nous transformer en acteurs » (Grenier, 1941 : 15). L’éblouissement, origine de la philosophie, de la poésie, de la science, voilà ce qu’il nous faut chercher, voilà sur ce qu’on doit parler, parce c’est lui qui nous soutient. Gaston Bachelard, à la fin de La Dialectique de la Durée, nous parle aussi de cela, de l’importance des investigations sur le rythme, la Rythmanalyse, conçue par un professeur de l’Université de Porto, au Brésil, dont il avait pris connaissance. Pendant des années on a cru à une fiction, puisqu’il n’y a pas une université de Porto au Brésil. Et pourtant la référence cachait le nom de Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos, professeur de l’Université de Porto, mis en exil (Baptista, 2010). La nouvelle branche de la science, la Rythmanalyse, serait précisément une « phénoménologie rythmique », une méthode d’éblouissement systématique qui retrouve les yeux ravis devant les scènes jadis quotidiennes et communes (cf. Bachelard, 1963 : VIII, 129). Le philosophe, le scientifique et l’artiste seraient tous d’éternels enfants, curieux et émerveillés par les routines du monde, et, contrairement à l’homme « sclérotique », ils flueraient à travers les rythmes, les métaphores, les allitérations, les valeurs inconnues et les énigmes.

5. La musique est une rhétorique

13 Avant le sens, ce que l'animal, l'enfant et l'étranger perçoivent, ce sont les sons et les rythmes. Le rythme est lui-même une rhétorique : il organise l’inventio (un inventaire connotatif, une échelle de sons agréables ou désagréables, pacifiques ou redoutables), il impose une dispositio (un mouvement ambulatoire, respiratoire ou cardiaque qui organise la mélodie et les pauses), il fait partie de l’elocutio (qui relie les formes et les contenus, les intonations et les sentiments). Le rythme est l’expression linguistique structurelle (Benveniste, 1966 : 327). Amorim de Carvalho, tout au long de sa théorie générale de la versification, reliera les rythmes à ce qu'il appelle une tendance physiologique et esthétique (Carvalho, 1987 : II, 11 et passim). Et Henri Meschonnic fonde une anthropologie historique du langage sur le rythme (Meschonnic, 1987 : 44). Les preuves d’autorités sont innombrables, mêlant toujours cet éblouissement de la musique au réveil du langage. Étymologiquement, le mot "chiffre" fait référence à « sephiro », qui, en hébreu, identifie l'acte de dire, comme la première émanation du mystère de Dieu, et cela ne manquera pas d'être souligné dans de nombreux ouvrages anciens sur la philosophie pythagoricienne, le l'alchimie, ou kabbalistique (cf. Tryon- Montalembert et Hruby, 1999 : 76).

14 Dans la plupart des langues latines, la « comptabilité » et l’acte de « raconter » ont un lexème en commun : « compter ». D'une certaine manière, ces deux sens sont déjà unis également dans les Mille et une nuits, un récit sur l’enchantement de dire. Pour Xhéhérazade, raconter est à la fois dire et contrôler le rythme de ce qu’elle dit, jour après jour, unité par unité, enchaîner des histoires qui ne veulent pas finir, être finies. D’ailleurs, l'expression « mille et un » n'est pas innocente, bien qu'aujourd'hui, pour un profane, ce n'est qu'une façon de dire « Beaucoup ». « 1001 » est un palindrome et il présente un modèle de symétrie qui se répète, avec des variantes toujours plus complexes, dans le schéma de multiplication des nombres premiers (uniquement divisible par lui-même et par l'unité). L’expression séduit les mathématiciens : « 1001 »

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 41

est le résultat de la multiplication de 3 nombres-premiers : 7, 11 et 13. Des nombres qui, à cause des calculs qui ont été faits avec eux, ont fonctionné à partir de 7, comme des nombres magiques, avec des forces intellectuelles et imprévisibles, fruits de la volonté et du hasard, que seuls les experts pouvaient manipuler. Bucky Fuller identifie le nombre 1001 avec ce qu'il appelle le SSRCD, a « Scheherazade Sublimely Rememberable Comprehensive Dividend », qui condense le savoir scientifique et le savoir magique, les sciences et les arts : I think the Arabian priest-mathematicians and their Indian Ocean navigators ancestors knew that the binomial effect of 1001 upon the first prime numbers (1, 2, 3 and 5) did indeed provide comprehensive dividend accommodation of all the permutative possibilities of all the « story-telling-taling-talling » or computational systems of the octave system of integers. (Fuller, ed. 1975 : 772)

15 Pseudo-Aristote avait déjà tenté de répondre à cette question lorsqu’il suggère la liaison probable entre la musique et le « mouvement », les actions... Serait-il parce que, par nature et depuis l'enfance la plus reculée, nous sommes des êtres qui apprécient le mouvement, se demande-t-il ? Ou parce que, de façon plus diffuse, la consonance est la fusion d'éléments opposés dont nous dépendons également, la répétition et le nouveau ? (apud Gevaert / Volgraff, 1988 : 71-73). Berlioz n’est pas un philosophe. Mais en tout cas, il est difficile de séparer dans l’œuvre d’Hector Berlioz, notamment dans l’Euphonie, les réalités qui sont généralement conçues comme antithétiques : l’art de la musique et l'art littéraire, la pensée et le son... […] je lui parle… dans son dialecte scandinave : « Mina ! sare disiul dolle menos ? doer si men ? doer ? vare, Mina, vare, vare ! » Puis, sa tête inclinée sur mon épaule, nous murmurons doucement nos intimes confidences, et nous parlons des premiers jours. (Berlioz, 1852 : en ligne)1

6. Un besoin d’absolu

16 Les biographes de Berlioz se disent perplexes face à la folie de ses projets. La musique qu’il avait dans la tête avant tout, mais elle semblait impossible. Henry Barraud commence la biographie de Berlioz avec une citation du compositeur : « Ma vie est un roman qui m'intéresse beaucoup », ainsi disait Berlioz (Barraud, 1999 : 11). Hector Berlioz semble toujours entendre un accord harmonieux entre ses deux démons : l'un qui prêche la rigueur et l'autre l'euphorie. En bref, il cherche la rigueur de l’euphorie, la possibilité des impossibilités. Il vit toujours très proche de l'utopie. Saint-Saëns déclarait que les misères de Berlioz provenaient de la recherche de l'impossible, et de la piété qui en résultait (Elliot, 1959 : 24) et son biographe Henri Barraud résumait la pensée de Berlioz par un incontrôlable « besoin d’absolu » (Barraud, 1989 : 457).

17 Pourtant, le père d'Hector Berlioz, Louis Berlioz, lui avait donné une éducation pragmatique. Il lui avait laissé un carnet prouvant par la généalogie de sa famille l’ascendance de quatre siècles de sagesse : le carnet avait le titre Livre de Raison. Mais, pour Hector Berlioz, la généalogie est centrée dans les aventures d’un oncle extravagant, Félix Marmion, voyageur en Europe au service de Napoléon. Et son « livre de raison » semble être plutôt l'Enéide de Virgile, livre où il trouvait clarté et passion, militarisme et aventure (et il sera fidèle à cette lecture de jeunesse dans plusieurs de ses opéras, comme La Prise de Troie et Troyens à Carthage). Sa réalité est littéraire. Même les femmes dont il tombera amoureux se confondent avec les héroïnes littéraires des romans ou des drames qu’il admire. Hector tombera amoureux pour la première fois en

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 42

1815, à 12 ans, par Estelle Duboeuf, jeune voisine, aux chaussures roses. Son nom, Estelle, et ses yeux verts lui rappellent la fée d’une pastorale de Florian, Estelle et Némorin, alors très à la mode (Barraud, 1988 : 14). Cette première mémoire de l’amour l’accompagnera aussi toujours : Estelle sera le thème d’une chanson qui deviendra plus tard le motif de la Symphonie Fantastique (1830). Le compositeur terminera ses Mémoires (1865) avec une évocation à « Stelle Montis », son constant amour. Il la rencontrera à la fin de sa vie, quand elle était déjà une bonne grand-mère à 70 ans, mais elle ne se rappelait plus son petit voisin et niait l’existence de ses chaussures roses (Elliot, 1959 : 25).

18 Hector avait 23 ans lorsque, le 6 septembre 1827, une troupe de théâtre anglaise fait ses débuts à l'Odéon de Paris pour représenter Hamlet dans la version originale anglaise. Hugo, Balzac, Vigny, Gauthier, Nerval, Sainte-Beuve, Dumas, Michelet, Delacroix, toute la jeune garde était là, pour assister à l’événement, mais Berlioz sera le plus enthousiaste : il quittera le théâtre amoureux d'Ophelia, qui est en effet une actrice irlandaise nommée Harriet Smithson. Il se déclare, Harriet ne le comprend pas. Elle sort de Paris avec un bref commentaire : « Il n'y a rien de plus impossible ! » et Berlioz, éperdu d’amour, demandera à son ami Humbert Ferrand : "Comment je parviendrais à être aimé d’Ophélie ?". Comment peut-être impossible un sentiment si réel ? « Oh ! Malheureuse ! Si elle pouvait concevoir toute la poésie, tout l’infini d’un pareil amour, elle volerait dans mes bras […] » (Barraud, 1988 : 30). Il la poursuit, habillé en femme, « robe, chapeau, voile vert », avec les pistolets chargés et deux flacons de laudanum et de strychnine. Il tente le suicide, mais, sur une route de Damas, il retrouve la raison. Il composera Songe d’une nuit de Sabatt où il fermera Harriet Smithson avec les vêtements d'une sorcière, chevauchant un balai. Mais on la retrouve encore à la base de la Symphonie Fantastique, « un nouveau genre musical ». Berlioz décrira les personnages à Ferrand : “le jeune artiste en proie aux espoirs et aux déceptions d’un amour malheureux ; la femme aimée, fixée dans un contour mélodique obsédant ; l’illusion du bonheur dans la paix des champs ; le tourbillon d’un bal ; le meurtre de la femme aimée et la marche au supplice de l’amant meurtrier ; l’orgie d’une nuit de sabbat où se vautre l’objet de son amour rendu à sa condition de courtisane” (Barraud, 1988 : 35).

7. Eutopie et Dystopie

19 On n’est pas loin des personnages de l’Euphonia : déception de Xilef, le jeune artiste ; obsession pour Mina, la femme bien-aimée, l'art ; livraison de Xilef au travail ; retrouvailles de Xilef et Mina lors d'un bal à Euphonia ; mort physique et marginalisation sociale de la femme bien-aimée, suicide de l'artiste Xilef… Euphonia semble encore reproduire l'argument du Songe d'une nuit de Sabatt ou de la Symphonie fantastique. Le motif est vraiment une idée-fixe, obsessionnel. Qui peut être à la base des personnages de ses « symphonies à clé » ? Parle-t-il de Estella-Estella ou d’Ophélie- Harriet ? Et qui est Xilef ? Berlioz ? Ou son oncle Félix Marmion, le voyageur qui flirtait vaguement avec la jeune Estelle Duboeuf (Barraud, 1989 : 14) ?

20 En 1829, il rencontre la pianiste Camille Moke, au domicile de son ami Ferdinand Hiller. Berlioz préparait à l'époque un prélude à La Tempête pour honorer sa passion pour Shakespeare : Camille fait le rôle d’Ariel. La mère de Camille garde bien sa fille pour un bon mariage, mais en juin 1830, Berlioz s'enfuit avec Ariel. Ils sont pris à Vincennes, mais la valeur de la fiancée semble perdue. La mère se résigne. En plus, le 21 août 1830,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 43

Berlioz reçoit le premier prix du Concours de Rome. Il est contraint de se rendre en Italie et les amants se disent à bientôt en plein désespoir. Quelques jours après, Ariel épousera l'industriel Pleyel, un très célèbre constructeur de pianos. Dans l’argument d’Euphonie, dix ans plus tard, Mina est encore Ariel-Camille et Ophélie-Harriet. Il y a dans le récit une indéniable catharsis. A la fin, quand Mina et ses invités sont écrasés par les murs du moulin (un énorme piano-orchestre), Xilef s'exclame comme un fou : Eh bien ! Mina, qu’as-tu donc, chère belle, à t’emporter de la sorte ? Ton corset d’acier te serrerait-il trop ? Prie un de ces messieurs de le délacer, ils en ont l’habitude ! Et ton hippopotame de mère, comment se trouve-t-elle ? Je n’entends plus sa douce voix ! » En effet, aux cris d’horreur et d’angoisse, sous l’étreinte toujours plus vive des cloisons d’acier, vient de succéder un bruit hideux de chairs froissées, un craquement d’os qui se brisent, de crânes qui éclatent ; les yeux jaillissent hors des orbites, des jets d’un sang écumant se font jour au-dessous du toit du pavillon ; jusqu’à ce que l’atroce machine s’arrête épuisée sur cette boue sanglante qui ne résiste plus. (Berlioz, 1852 : en ligne)

21 L'histoire d’Euphonia se confond avec la Symphonie Fantastique de Berlioz où la douceur alterne avec le déchirement. C'est pourquoi il est également difficile de distinguer le mouvement qui relie le réel à l'idéal, l’eutopie à la dystopie, l’euphonie à la cacophonie. Bien qu'à des extrémités opposées, le monde d'Hector Berlioz, dans l'agenda de l'orchestre ou dans l'œuvre littéraire, circule entre des vases communicants. Ce que Berlioz recherche, c'est peut-être un lieu de rencontre. Et c'est peut-être pour cela qu'il serait intéressant de poser ici la question de l'utopie (ou « uphonie ») dans le texte de Berlioz. Les Euphoniens aussi, comme les utopistes d'une certaine manière, sont définis en grande partie par la négation plutôt que par la perfection, s’écartant même de quelques ambiguïtés de l’œuvre de Thomas Morus. Voyons-le : a. Malgré son relief, l’Euphonie, significativement située en Allemagne, aux montagnes de Hartz, n’est pas inaccessible. Les Euphoniens regrettent même ne pas être visités et connus par d'autres peuples (Berlioz, 2004 : 38). b. L'Euphonia n'est pas une structure autonome, mais une partie d'une structure politique plus étendue qui soutient les artistes : « L’empereur d’Allemagne fait tout, d’ailleurs, pour rendre aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. Il ne leur demande en retour que de lui envoyer deux ou trois fois par an quelques milliers de musiciens pour les fêtes qu’il donne sur divers points de l’empire » (Berlioz, 1852 : en ligne). c. L’Euphonia n'est pas un pays parfait : « On peut la considérer comme un vaste conservatoire de musique, puisque la pratique de cet art est l’objet unique des travaux de ses habitants » (Berlioz, 1852 : en ligne). Pour cette raison, les Euphoniens voyagent beaucoup pour augmenter les connaissances qu’ils croient ne pas posséder. d. L'Euphonia n'est pas une démocratie ou un régime qui promet le bonheur. Ses lois sont la discipline du travail, la récompense du mérite, le désir de s’améliorer et le mépris de l’ornement : « Il est inutile de dire qu’Euphonia est gouvernée militairement et soumise à un régime despotique » (Berlioz, 1852 : en ligne). e. La qualité des citoyens est l’équilibre entre la spécialité de chacun et l’utilité de tous. Tous doivent connaître les différents domaines musicaux et avoir une connaissance approfondie des poètes, anciens et modernes. Personne ne peut maintenir une vision égoïste ou hiérarchisée de l'harmonie musicale, d'une voix ou d'un type d’instrument (Berlioz, 1852 : en ligne). Un temps sacré, qui est aussi un temps musical, est marqué par un orgue à vapeur, dont le langage ne peut être pleinement compris que par les Euphoniens. f. La qualité de l'art est le mépris de l'inutile. Les choristes ne peuvent pas bouger leur corps pour accentuer le rythme ; les entrées doivent être attaquées en masse ; tous les musiciens et chanteurs sont entraînés pour obtenir le silence, un silence si profond qu'on devrait

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 44

entendre un insecte entre les pauses des notes. Tout vise la force de ce sentiment : les salles de concerts pouvaient avoir une capacité de 10 mille interprètes pour un public de douze mille auditeurs (Berlioz, 1852 : en ligne). L'hymne composé par Shetland aura 6 mille voix, cent familles de clarinettes et saxophones, cent familles de flûtes, quatre cents violoncelles et trois cents harpes.

8. « Il n'y a rien de plus impossible ! »

22 Berlioz a toujours poursuivi le monde qu'il représentait en Euphonia, même si les producteurs de ses spectacles coupaient le nombre de musiciens ou les échecs financiers se succédaient. Un requiem présenté à Paris a réuni six cents interprètes : « dieux et demi-dieux chantant dans le chœur comme des mortels », ainsi le décrivait Berlioz (apud Barraud, 1989 : 136). Et parfois la vie nous donne ce que nous lui demandons. « Il n'y a rien de plus impossible ! », avait déclaré Harriett Smithson à Hector Berlioz avant de retourner à Londres. Et pourtant, Harriett épousera Hector, quelques années plus tard. Et Ophélia remplira la vie d’Hector, maintenant de désirs, de jalousie et de suspicion. La mort la libère enfin, le 3 mars 1854, et Liszt console Hector, essayant de lui expliquer cet amour impossible : « Elle t'a aimé, tu l'as aimée, tu l'as chantée, sa tâche était accomplie ». Mais Berlioz est comme Xilef : Nous souffrons tant, nous autres enfants de l’art aux ailes de flamme ; nous, élevés sur son giron brûlant ; nous, dont les passions poétisées labourent impitoyablement le cœur et le cerveau pour y semer l’inspiration, cette âpre semence qui doit les déchirer encore quand ses germes se développeront !... Nous mourons tant de fois avant la dernière !... Shetland ! Shetland ! je l’aime !... je l’aime, comme tu l’aimerais toi, si tu pouvais ressentir un amour autre que celui dont tu m’as fait la confidence ! Et pourtant, malgré la grandeur et l’éclat de son talent, Mina m’apparaît souvent comme une organisation vulgaire. Te le dirai-je ? Elle préfère le chant orné aux grands élans de l’âme ; elle échappe à la rêverie ; elle entendit un jour à Paris ta première symphonie d’un bout à l’autre sans verser une larme ; elle trouve les adagios de Beethoven trop longs !... (Berlioz, 1856 : en ligne)

23 Il se remariera, avec une ancienne amante, Marie Recio : il le faut, selon lui. Tout le monde a un Livre de raison. Il aura encore le temps d’écrire ses Mémoires. Et à la fin de sa vie, les honneurs se succèdent : il lira encore les critiques enthousiastes de la presse allemande, belge (et même française), il écoutera les ovations du public (même pour ses opéras), la Légion d'honneur (bien sûr), et la présidence de l'Académie des Beaux-Arts… La vie est un phénomène étrange, se dit-il, parce que, à la fin de sa vie, il ne compose plus. Depuis janvier 1869, Berlioz vit dans un état léthargique. Par testament, il laisse au Conservatoire de Paris ses partitions et manuscrits. À trois bons amis, « mon Shakespeare anglais », « mon Virgile latin », « mon Paul et Virginie annoté de ma main ». Et à Estelle Duboeuf, un revenu annuel de seize cents francs : « comme un souvenir des sentiments que j'ai éprouvés pour elle toute ma vie… » (Berlioz, 1868). Ses derniers mots à l’arrivée de la mort sont ironiques : « …Enfin, on va jouer ma musique ». Il décède à Paris le 8 mars 1869.

24 Le 11 avril 2020, la veille du dimanche de Pâques, j’ai reçu de mon amie Isabel un essai publié au Brésil, sur le lieu de la musique dans un temps dystopique. Il commençait précisément avec une évocation de l’Euphonia, ce texte rare de Berlioz (Leite, 2020 : en ligne). Elle me le dédiait, ne sachant pas que j’avais acheté le même livre à la même petite librairie, et que, simultanément, j’écrivais cet essai d’hommage à Hermínia

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 45

Amado Laurel. Fermées chez nous, à cause d’une pandémie qui passera comme d’autres, on pense « à nos bons amis », aux liens impossibles de la beauté toujours possible.

25 « Il n’y a rien de plus impossible ! » … Au moment où les agents déposent le cercueil dans le corbillard, les chevaux prennent la bride. Ils traversent la ville jusqu’à la porte du cimetière de Montmartre. Et ce sont eux, sans un cocher, qui ainsi conduisent Hector Berlioz à sa dernière adresse.

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD, Gaston (1963). La Dialectique de la Durée. Paris : Presses Universitaires de France.

BAPTISTA, Pedro (2010). O Filósofo Fantasma. Sintra : Editora Zéfiro.

BARRAUD, Henry (1989). Hector Berlioz. Paris: Fayard.

BERLIOZ, Hector (1844). « Euphonia ou La Ville Musicale », in Revue et Gazette Musicale de Paris. Paris : Au Bureau d’Abonnement, 97, rue Richelieu. [Disponible le 2/4/2020]

BERLIOZ, Hector (1852). Les Soirées de l’Orchestre. XXVe Soirée : « Euphonia ou La Ville Musicale ». [Disponible le 2/4/2020]

BERLIOZ, Hector (1868). Testament. Site Hector Berlioz. [Disponible le 22/4/2020]

BERLIOZ, Hector (2004). Eufonia ou A Cidade Musical. Lisboa : Editora Etc.

CARVALHO, Amorim de (1987). Teoria Geral da Versificação, 2 vols. Lisboa : Império.

ELLIOT, J. H., Berlioz (1959). Berlioz, London/ New York: J. M. Dent and Sons/ Farrar, Strauss and Cudaby.

FERREIRA, A. Gomes (s.d.). Dicionário de Latim-Português. Porto : Porto Editora.

FULLER, R. Buckminister (1975). Explorations in the Geometry of Thinking. Synergetics, New York/ London : MacMillan/ Collier MacMillan.

GRENIER, Jean (1941). Inspirations Méditerranéennes. Paris : Gallimard.

LEITE, Isabel Pereira (2020). « Lugares da música numa distopia : a pandemia de 2020 », Convenit Internacional, São Paulo, n.º 34. Set-Dez., 1-12. ISSN 1517-6975. [Disponible le 22/4/2020] < URL : http://www.hottopos.com/convenit34/index.htm>

LONGIN (1995). Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours (trad. Boileau). Paris : Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1995. Reproduction de l’édition de 1701. [Disponible le 2/4/2020]

MESCHONNIC, Henri (1982). Critique du rythme. Anthropologie Historique du Langage. Lagrasse : Verdier.

MORRIS, William (2007). A beleza da vida. Lisboa : Etc.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 46

MORRIS, William (1880). The beauty of life. [Disponible en ligne le 2/4/2020].

PEREIRA, Isidro (1969). Dicionário Grego-Português e Português-Grego. Porto : Apostolado da Imprensa.

GEVAERT, V.-A. ; VOLGRAFF, J.-C./ eds. (1988). Les problèmes musicaux d’Aristote, Gant : Biblio Verlag.

SCHILLER, Friedrich (1997). Textos sobre o Belo, o Sublime e o Trágico. Lisboa : Imprensa Nacional-Casa da Moeda.

TRYON-MONTALEMBERT, R. e HRUBY, K. (1999). A Cabala e a Tradição Judaica. Lisboa : Edições 70.

NOTES

1. L’évocation du danois de Mina, langue d’Hamlet et d’Ophélie, n’est qu’une stratégie musicale de Berlioz, la reconstruction d’un rythme et d’une mélodie pour un sentiment. Nous remercions à Gonçalo Villas Boas e à Caroline Meyer leurs efforts de traduction…

RÉSUMÉS

Hector Berlioz a publié en 1844 un petit récit où il imagine une ville de l’avenir régit par des principes musicaux, L’Euphonia. Republiée en 1852, dans un autre contexte critique, faisant partie des Soirées de L’Orchestre, il occupera la dernière soirée, après l’annonce de la fermeture du théâtre (« pour cause de réparations ») et avant l’épilogue de l’œuvre. Les « réparations » gagnent ainsi un symbolisme collectif, puisque l’ordre sociale est aussi une harmonie musicale. L’euphonie et l’eutopie s’imposent, à la vie, à la littérature et à la musique mais elles semblent indissociables de la dystopie, l'utopie étant la représentation de l'absence de lieu, peut-être le seul lieu où l'on peut recréer le monde ?

In 1844, Hector Berlioz published a small novel about a future land ruled by musical principles, Euphonia. Remake in 1852, in a different critical context, the novel is the last part of another book, Les Soirées de l’Orchestre. “L’Euphonie” is the last meeting when the theatre was already close « for works » and before the Epilogue of the book. These “works” seems to have a collective intention, since the social order is also a musical harmony. Euphonia and eutopia impose themselves on life, on and on music, but they seem voted to dystopia, utopia the representation of a non-place, perhaps the only place capable to recreate the world.

INDEX

Keywords : utopia, community, literature, music, Berlioz (Hector) Mots-clés : utopie, communauté, littérature, musique, Berlioz (Hector)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 47

AUTEUR

MARIA LUÍSA MALATO BORRALHO Instituto de Literatura Comparada Université de Porto mlmalato[at]gmail.com

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 48

Il Était une fois un arbre… À propos de A Árvore das Palavras [L’Arbre à Paroles] de Teolinda Gersão

Maria de Fátima Marinho

1 Depuis des temps immémoriaux, l’arbre a toujours joué un rôle que l’on peut difficilement ignorer. À l’époque où la nature imprimait son rythme à la vie de tous les jours et où l’homme se distançait à peine du rythme global de l’univers environnant, les sens attribués à l’arbre recouvraient un ensemble extrêmement varié de stéréotypes dont chacun était lié à une fonction cruciale dans le cycle de la vie. Axe du monde, symbole de la création dans plusieurs religions et cultures, l’arbre, avec ses racines dans la terre et ses branches dans le ciel, ressemble à l’homme et à sa nature ambiguë, à la fois céleste et tellurique, angélique et pécheresse. Le rôle de l’arbre dans l’interprétation des phénomènes compliqués tels que celui de la mort et de la vie, voire de la résurrection, dans le christianisme, ainsi que la difficulté à le cataloguer toujours de la même façon favorisent l’apparition, dans la littérature, de textes légitimant les diverses interprétations, en jouant sur les croyances, souvent à l’état subliminal, qui conjuguent la religiosité avec la pratique culturelle et la vie quotidienne du sujet.

2 L’idée de continuité et de successivité que semble indiquer la renaissance printanière, conjuguée avec la représentation de la lignée familiale dans les arbres généalogiques, favorise des lectures qui ne peuvent que réitérer l’idée selon laquelle la racine et ses ramifications ressemblent dangereusement à la vie humaine et à ses desseins les plus secrets.

3 Partant de cette certitude, tantôt simple, tantôt complexe, voire embarrassante, les traditions culturelles de différents peuples et de différentes régions ont utilisé le symbole de l’arbre comme moteur d’intrigues se déroulant dans le sillage d’une multitude de relations interpersonnelles.

4 L’ambivalence, présente dans de nombreux textes littéraires, constitue un des points centraux du roman que nous nous proposons d’étudier. A Árvore das Palavras, de Teolinda Gersão, publié en 1997, place dans la bouche d’une petite fille, qui devient adolescente puis jeune adulte, le récit d’une expérience au Mozambique, ancienne colonie portugaise. Fille de deux colons blancs, elle se sent assimilée à l’Afrique et à sa nourrice noire, sentiment qu’elle partage avec son père, Laureano, mais que sa mère

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 49

rejette catégoriquement. Celle-ci s’est mariée grâce à une petite annonce et elle arrive en Afrique la tête pleine de rêves de richesse, rêves qu’elle ne parviendra pas à réaliser dans sa vie de modeste couturière. L’inadaptation d’Amélia, la mère, crée un fossé entre sa fille, Gita, et elle, et la pousse à chercher le bonheur en Australie (lieu distant, utopique), entreprise dont on ignore le dénouement. Le voyage (véritable fuite) en Australie, pour suivre un homme qu’elle a également rencontré par une petite annonce, est une répétition de la première histoire et laisse entrevoir de nouvelles déceptions. Sur fond de frustration et de perte, d’une part, et de maturation en relation étroite avec la nature et le milieu africain, d’autre part, l’arbre, d’ailleurs présent dès le titre, revêt plusieurs sens qui vont de la simple évocation à l’interférence à des moments-clé de l’intrigue et de la consolidation des personnages.

5 La présence de l’arbre dans le paysage, faisant partie de la vie de tous les jours et s’immisçant dans l’expérience de vie des sujets, révèle une ambivalence fondamentale qui se traduit de nombreuses façons dans le texte de livres essentiels pour la construction de l’imaginaire de l’individu occidental, tels que la Bible ou le Coran. Hésitant entre l’arbre de la vie et l’arbre du péché originel, l’homme (et la femme) répète(nt) inconsciemment le paradigme originel, que l’écrivaine portugaise Teolinda Gersão a si bien su exploiter.

6 L’interdit implicite dans les conseils de Dieu, que l’on trouve dans les textes sacrés, engendre la notion de faute et instaure la séduction de la rupture et la transgressions de notions, apparemment si simples, telles que le temps et ses corrélats (passé nostalgique ou nié et futur à peine entrevu) : Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement. (Gen.2, 16-17 : 10) / Nous dîmes : « Adam, séjourne dans le paradis, en compagnie de ton épouse. Mangez [de ses fruits] en toute quiétude, partout où vous le désirez. Mais n’approchez pas de cet arbre : vous seriez du nombre des injustes » (Le Coran, Sourate II, 35 : 52).

7 La désobéissance à l’ordre donné par la divinité implique le châtiment et la malédiction éternelle et donne lieu à la construction de l’homme que nous connaissons, fruit de la voix tentatrice du diable : Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. (Gen.3. 4-5 : 11) / Votre Seigneur ne vous a interdit cet arbre que pour que vous ne soyez ni anges, ni immortels. (Le Coran, Sourate VII, 20 : 468)

8 Ainsi pouvons-nous comprendre la contradiction insurmontable qui prévoit l’existence d’arbres maudits tels que l’arbre zaqqum (arbre de l’enfer) qui, selon Le Coran, « sera la nourriture du pécheur » (Sourate XLIV, 44 : 1580), et d’un arbre à feuilles persistantes auquel « tout ce qu’il fait réussi » (Ps.1-3 : 654).

9 L’apologue de Yotam, raconté dans le Livre des Juges (9, 8-15 : 258), de même que le rêve de Nabuchodonosor et son interprétation (Daniel 4 : 1195-1197), semblent appropriés pour bien comprendre le rôle de l’arbre dans le roman en question. Le défi de la détention du pouvoir lancé aux arbres (Livre des Juges) et l’acceptation du buisson d’épines ne manquent pas d’être symptomatiques : le refus de l’olivier, du figuier et de la vigne, compte tenu des dommages résultant de la perte respective de l’huile d’olive, des figues et du vin, et l’acceptation du buisson d’épines (qui ne possède rien d’autre) peuvent vouloir indiquer les contingences de l’exercice du pouvoir et la transposition dans des univers secondaires qui se distinguent à peine dans le jeu de miroirs du texte.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 50

De même, l’arbre bénéfique, source d’abondance dans le rêve de Nabuchodonosor, que la sentence du Vigilant semble vouloir détruire, signifie, selon Daniel, la prévalence du pouvoir de Dieu sur toute chose, ce qui implique, au niveau textuel, l’impondérabilité de la détention d’une des forces qu’ils se disputent éternellement : Amélia et Laureano sous les yeux de la petite Gita, témoin obligatoire et actant imprévu. La conclusion du personnage biblique Daniel démontre l’impuissance de l’homme, même s’il s’agit d’une impuissance contrôlée : Sept temps passeront sur toi, jusqu’à ce que tu aies appris que le Très Haut a domaine sur le royaume des hommes et qu’il le donne à qui lui plaît (Daniel 4, 22 : 1196)

10 La transmutation symbolique des sujets en arbres, annoncée par Gita, et l’obtention du pouvoir qui en découle, peut se lire comme l’image réfléchie et à peine déformée des sens ancestraux de l’arbre et de sa corrélation avec les sujets : Ficava-se muito tempo debaixo da árvore, encostado ao tronco, e como eu disse, a gente transformava-se em árvore. Ou também em pássaro, embora voar fosse mais difícil. Mas ser as coisas era fácil. Porque de repente se tinha na mão a raiz de tudo o que era vivo. (Gersão, 1997 : 21)1

11 Le « jardin sauvage » (Gersão, 1997 : 11) dont parle Gita dès le début marque la distance irréductible entre Laureano et Amélia (le père et la mère, que, bizarrement, Gita désigne toujours par leur prénom sans jamais utiliser le lien de parenté qui les unit). Tandis que le premier « plantou ele mesmo um rícino, ao fundo do quintal » (ibid. : 13)2, Amélia déteste ce jardin qui la rapproche des Noirs plutôt que des Blancs. Le discours de Gita semble jaillir naturellement d’une matrice primordiale, comme si « parler » était un besoin vital de survie face à un monde hostile. L’arbre à paroles du titre réapparaît presque à la fin du roman, où il signifie la dimension de l’ensemble d’une vie : Ela crescia nos sonhos, digo a Roberto enquanto pintamos o cartaz. A árvore das palavras. Para contornar o seu tronco seriam precisas nove luas. E cada folha era extensa como um voo de pássaro. (Gersão, 1997 : 218)3

12 Cet arbre, qui, ici, s’épanouit, a plusieurs avatars au cours du texte. Ceux-ci s’immiscent subrepticement dans le discours et présentent des caractéristiques qui le rapprochent beaucoup de l’homme et de sa double nature : sacrée et démoniaque.

13 Si nous analysons le rôle de l’arbre dans le texte qui nous occupe, nous remarquons les divers indices qui sont transmis progressivement et qui culminent dans l’importance du discours en tant qu’élément structurant la personnalité et son intégration dans un milieu donné.

14 Commençons par les diverses références à l’ombre des arbres, dont la fonction première est de tenter d’établir une réalité mouvante, sans consistance, correspondant aux sentiments discordants des personnages : (…) a silhueta esgalgada das árvores, a Terra é um planeta desolado e morto, boiando. (ibid. : 34) ; seguiria até ao fim da cidade de cimento e continuaria a andar, no meio da sombra rala, das árvores dispersas (ibid. : 47) ; Pisando, no chão, as sombras esguias, movediças, dos coqueiros. (ibid. : 147)4.

15 L’instabilité de l’ombre, analogue à celle du sujet, légitime la recherche de refuges, simulacres des points d’appui d’un sujet en pure perte, comme le démontre Carlo Ossala dans une étude publiée en 2011. S’asseoir sous l’arbre (position récurrente dans le roman) reproduit des gestes semblables à ceux décrits dans des textes de la doctrine

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 51

bouddhiste (Crépon, 1991 : 182-183), hindoue, chrétienne ou musulmane et renforce la capacité de réflexion et l’interdépendance entre les deux mondes en confrontation : Ou sentava-me debaixo da árvore do quintal e falava com o vento e as folhas. A árvore abanava os ramos e eu pensava : a árvore das palavras. (Gersão, 1997 : 39)5.

16 La présence constante de l’arbre dans la vie de tous les jours, lieu de méditation ou refuge (« escondi-me atrás da árvore mais próxima », ibid. : 2356), ne signifie pas qu’il s’agisse toujours du même arbre, comme nous l’avons d’ailleurs déjà souligné au début de ce petit essai. Dans le roman de Teolinda Gersão apparaissent des acacias, des jacarandas, des anacardiers, des manguiers, des cocotiers, des papayers, des arbres à caoutchouc, ce qui n’a rien d’étonnant dans un décor africain. Il faut surtout tenir compte du rôle de l’acacia étant donné qu’il symbolise la victoire sur la mort (Encyclopédie, 1996 : 5) et que cette victoire est fondamentale au niveau de la structure profonde du discours, du jeu avec l’explicite de l’action et l’implicite des sens cachés qui déterminent les comportements et les sentiments des personnages.

17 Pourtant, avant d’atteindre le stade de dépassement, qu’indique le départ de Gita pour Lisbonne à la fin du roman, nous pouvons analyser quelques-uns des détails semés au fil du roman qui contribuent à la consolidation du sens en attribuant divers sens à l’arbre.

18 Si l’inclusion d’un vers de l’hymne de la Mocidade Portuguesa (organisation semi- guerrière de jeunes sous l’État Nouveau de Salazar) renvoyant à la vie dans la Métropole (le Portugal continental) vise à montrer, par la caricature et en recourant à la synecdoque, la rigueur de l’éducation et la répétition acritique du discours normalisateur et asphyxiant (« Tronco em flor estende os ramos à mocidade que passa », Gersão, 1997 : 2047), l’affirmation ostentatoire de l’évidence devient le noyau agglutinant de la relation intrinsèque avec le corps, relation exprimée au moyen d’affirmations apparemment simples et tautologiques : « Tu és bom como as árvores são árvores e a chuva é a chuva. » (ibid. : 29)8 ou Eu sou, dizia a árvore agitando os ramos, a semente abrindo no escuro, a água apodrecendo nas lânguas, a floresta dormindo. Eu sou. (ibid. : 63)9.

19 La fusion intime avec le corps, « O corpo era a árvore e o corpo era o vento » (ibid. : 16)10, légitime l’inclusion de la danse comme moyen de médiatiser des sentiments aussi disparates que la rébellion ou la peur et de réévaluer la relation avec le passé et le désir d’influencer une utopie à venir.

20 Selon Gita, « A dança é isso, um modo mais intenso de existir. As árvores dançam, as folhas dançam, a chuva dança, os animais dançam, o sol e a lua dançam. » (Gersão, 1997 : 29-30)11. C’est la seule explication possible au fait que la protagoniste refuse de faire de la danse classique, danse artificielle, construite, trop rigide, inadaptée aux rythmes naturels et en opposition avec la synchronie sous-entendue dans cette affirmation : « eu continuo a dançar descalça, batendo as palmas com as mãos, debaixo das árvores do quintal » (ibid. : 73)12.

21 La liberté que la danse africaine présuppose, contrairement à la normalisation absolue qu’implique la danse classique, sous-entend le besoin de transgression déjà prévue dans l’épisode biblique / coranique où Ève viole le tabou et provoque la désobéissance d’Adam. La certitude que l’on ne peut contrôler la naissance et la croissance des arbres, exprimée dans des phrases telles que : « não se podem domesticar as casuarinas, nem os coqueiros, nem os jacarandás » (ibid. : 55)13, révèle l’intime corrélation entre les hommes et la nature (les arbres), imprimant à celle-ci (ceux-ci) des caractéristiques qui sont normalement l’apanage de ceux-là.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 52

22 Dans la tradition biblique, les comparaisons, métonymies et synecdoques, où les arbres jouent un rôle crucial difficile à ignorer, sont chose courante. Dans l’Évangile selon Saint Marc, un aveugle ayant récupéré la vue s’exclame : « J’aperçois les gens, c’est comme si c’était des arbres à marcher » (Marc 8, 24 : 1340). Et les jugements de valeur où il est question d’arbres pour parler des hommes ne sont pas rares : « Ainsi, tout arbre bon donne de bons fruits, tandis que l’arbre mauvais donne de mauvais fruits. » (Mat. 7, 17 : 1298).

23 Teolinda Gersão exploite très bien cette imagerie pour caractériser indirectement les personnages et transposer des sentiments, des aspirations et des craintes de l’un à l’autre : Levanto a cabeça para as acácias da rua por onde agora caminhamos, como se elas nos pudessem dar uma resposta, como se pudessem indicar-nos um lugar mais resguardado do que atrás de uma cortina de folhagem. (Gersão, 1997 : 213) ; O vento sopra lá fora, as árvores arrepiam-se de medo (ibid. : 99) ; Mas se chorasse era pior, sentiu tirando da mala um lenço de papel, era como se o mundo risse dela, os guarda-sóis, as casas, os barcos, as árvores, as pessoas, sobretudo as pessoas rissem dela. (Ibid. : 107)14.

24 Le rire, objet de grande méfiance au Moyen-Âge (Tomasset, 2011 : 258-259), provoque ici un sentiment de gêne révélant une âme confuse et déséquilibrée (ibid. : 259), à qui seule la parole permet de retrouver l’équilibre.

25 Cette transposition, idéale pour faire passer l’information, suggérant plutôt qu’elle n’affirme, se révèle dans les détails les plus infimes tels que celui de l’oiseau qui tombe de l’arbre (« Um pássaro que cai da árvore porque não levantou voo a tempo. », Gersão, 1997 : 22915) et qui transporte le lecteur sur le terrain mouvant de l’incapacité du sujet à construire son propre destin.

26 L’importance de l’arbre des ancêtres (ibid. : 28), conjuguée avec celle de l’arbre à paroles, dont il a déjà été question et qui légitime les paroles de Gita et des autres personnages (même s’il s’agit pour ceux-ci d’un discours rapporté), nous incite à faire des lectures sacrées et telluriques. Le silence apparent de Gita, dont le discours ressemble à une sorte de monologue intérieur évocateur, finit par détenir un pouvoir qui provient de la régulation et du contrôle de la parole (Tomasset, 2011 : 262) et qui apparaît comme fondamental pour interpréter le sens inhérent à un sujet qui se vide dans la dissolution de son univers primordial (celui de l’enfance) : Às vezes essa árvore [a das palavras] reaparecia nos sonhos : crescia à beira de um rio e tinha ramos que chegavam ao céu. (Gersão, 1997 : 39), tal como « o corpo [que] ligava a terra ao céu. » (Gersão, 1997 : 17)16.

27 La fusion de l’arbre et du corps, l’insistance sur ces éléments comme maillons de liaison entre le céleste et le sous-terrain, montrent l’importance que revêt la sagesse dans les rapports entre le sujet et son environnement, y compris les autres sujets qui entrent obligatoirement en contact avec lui. Le lien entre l’arbre et la sagesse est déjà manifeste dans le Livre des Proverbes (« C’est un arbre de vie pour qui la [sagesse] saisit, celui qui la tient devient heureux », Prov. 3, 18 : 804) et on le devine dans la description de la Jérusalem messianique à la fin de l’Apocalypse : Au milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de Vie qui fructifient douze fois, une fois chaque mois : et leurs feuilles peuvent guérir les païens. (Apocal. 22, 2 : 1637)

28 Ce que l’on peut lire dans le Coran, à la Sourate XXIV, où le pouvoir de Dieu est représenté par les bienfaits des arbres, n’est pas très différent :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 53

Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un verre pareil à un astre étincelant qui s’allume grâce à un arbre béni : un olivier qui n’est ni de l’orient ni de l’occident et dont l’huile brillerait sans qu’un feu la touche ou peut s’en faut. Lumière sur lumière. Dieu dirige vers sa lumière qui il veut. Il propose aux hommes des paraboles. Dieu connaît parfaitement toute chose. (Le Coran, Sourate XXIV, 35 : 1116)

29 Le pouvoir surnaturel affirmé ici ne contredit en rien le poids attribué à la parole et à sa valeur de sublimation, comme le laisse entrevoir le Livre des Proverbes : « Langue apaisante est un arbre de vie, langue fourchue brise le cœur. » (Prov. 15, 4 : 820).

30 L’arbre démoniaque, qui a institué le péché et qui peut être considéré comme les « arbres de fin de saison, sans fruits, deux fois morts, déracinés » (Jud. 12 : 1614), servira toujours de contrepoint indispensable pour traduire l’ambivalence essentielle du sujet et de ses corrélats, le pouvoir idéal de mort et de résurrection : E de súbito sou tão feliz e tão forte que ouso inventar a história de uma criança morta. Alguém, não animal, não um espírito, alguém que não é ninguém porque é apenas uma boca, devora uma criança e corta-a em pedaços. Lóia pega nos pedaços e a criança cortada fica outra vez inteira, como a luz cortada ressuscita, como o galo morto cantou outra vez no quintal. (Gersão, 1997 : 35-36)17.

31 La certitude de vaincre la mort, présente dans cet extrait, conjuguée avec l’indication tacite de la toute-puissance divine, qui prévoit l’existence d’un lieu utopique pour les justes, comme par exemple dans la Sourate LVI (« Ils seront parmi des lotus sans épines et des lits d’acacias », Le Coran, Sourate LVI, 28-29 : 1760) et dans le livre d’Isaïe (« Au lieu d’épines croîtra le cyprès, au lieu d’orties croîtra le myrte », Is. 55, 13 : 1044), semble vouloir s’introduire dans le discours hypothétique de Gita, qui construit au mode conditionnel ce lieu sans épines mais avec les indispensables rangées d’arbres, éléments doublement constitutifs du décor : Lóia estava longe mas eu aceitava perdê-la. Não se tinha dissolvido no ar, nem transformado em pássaro, areia ou folha. Existia, existia algures, Mocímboa da Praia era um lugar real, e isso era tranquilizador. Ficava ao norte, podia ver-se no mapa. Teria fileiras de coqueiros plantados. O vento bateria nas folhas. (Gersão, 1997 : 198-199)18

32 Le conditionnel, définissant un lieu inexistant mais possible, se transforme en une sorte d’indicateur de l’espace qui ne subsistera que dans la mémoire. Le départ de Gita pour Lisbonne, abandonnant les arbres, symboles de la nature et des personnes qui lui sont intimement liées, impliquera la réitération du mode conditionnel (qui ne sera jamais indicatif, futur ou présent) et l’acceptation d’un arbre rêvé et non perçu concrètement : Um mundo que fica para trás (…) uma árvore que crescia nos sonhos e chegava ao céu – que sabem eles disso, que podem eles compreender ? (…) Vai faltar-me o ar em Lisboa, digo. (ibid. : 239)19

33 L’Afrique (et ses arbres) s’opposera à Lisbonne (supposée sans arbres), lieu inconnu et inhospitalier. L’arbre à paroles s’épuise avec le départ, la maturation de la jeune fille, dont l’initiation a commencé dans le jardin parmi les arbres qui dansaient (« As coisas, no quintal, dançavam », ibid. : 920), est complète et se termine par la disparition de son ami Roberto de son champ de vision, l’entrée dans la maison puis l’embarquement dans l’avion. C’est par la bouche de Gita que nous connaissons son milieu familial et le paysage qui l’entoure, que nous découvrons les différences de mode d’action et d’engagement avec l’Afrique, que nous comprenons comment l’arbre détient un pouvoir fondateur dans le déploiement de la parole, son simulacre (im)parfait.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 54

34 Bien que perdants (Amar Sanchez 2010), les personnages de A Árvore das Palavras parviennent à exorciser, grâce aux paroles de Gita et de ses avatars, un grand nombre des fantômes qui rendaient leur vie infernale, en créant tacitement mais sûrement un univers parallèle, pas toujours représentable, où plusieurs types d’arbres organisent progressivement le discours de façon à interférer avec le sens global.

BIBLIOGRAPHIE

AMAR SÁNCHEZ, Ana Maria (2010). Instrucciones para la Derrota – Narrativas éticas y Políticas de Perdedores. Barcelona : Anthropos Editorial.

CRÉPON, Pierre (1991). Les Fleurs de Boudha – Anthologie du Boudhisme. Paris : Albin Michel.

ENCYCLOPÉDIE DES SYMBOLES (1996). Édition française sous la direction de Michel Cazenave. Paris : La Pochotèque, « Le Livre de Poche ».

GERSÃO, Teolinda (1997). A Árvore das Palavras. Lisboa : Publicações Dom Quixote.

LA SAINTE BIBLE (1961). Traduite en français sous la direction de L’École Biblique de Jérusalem. Paris : Les Éditions du Cerf.

LE CORAN (1979). Texte, traduction française et commentaire d’après la tradition, les différentes écoles de lecture, d’exégèse, de jurisprudence et de théologie, les interprétations mystiques, les tendances schismatiques et les doctrines hérétiques de l’Islam, et à la lumière des théories scientifiques, philosophiques et politiques modernes par Le Cheikh Si Hamza Boubakeur. Paris : Librairie Arthème Fayard, 2 vols.

OSSOLA, Carlo (2011). En Pure Perte. Paris : Rivages Poche / Petite Bibliothèque.

TOMASSET, Claude & PAGAN, Martine (dir.) (2011). Cacher, Se Cacher au Moyen Âge. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne.

NOTES

1. Notre traduction : « On restait longtemps sous l’arbre, adossé au tronc, et comme je l’ai dit, on se transformait en arbre. Ou bien en oiseau, bien que voler soit plus difficile. Mais c’était facile d’être les choses. Parce qu’on avait soudain en main la racine de tout ce qui était vivant. » 2. idem : « a planté lui-même un ricin au fond du jardin » 3. idem : « Il poussait en rêve, dis-je à Roberto alors que nous peignions l’écriteau. L’arbre à paroles. Pour contourner son tronc, il faudrait neuf lunes. Et chaque feuille était aussi grande qu’un vol d’oiseau. » 4. idem : « (…) la silhouette élancée des arbres, la Terre est une planète désolée et morte, en train de surnager. » ; « j’irais jusqu’au bout de la ville de ciment et je continuerais de marcher parmi l’ombre rare, des arbres épars. » ; « Foulant, sur le sol, les ombres menues, mouvantes, des cocotiers. »

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 55

5. idem : « Ou bien je m’asseyais sous l’arbre du jardin et je parlais avec le vent et les feuilles. L’arbre agitait ses branches et je pensais : l’arbre à paroles. » 6. idem : « je me cachai derrière l’arbre le plus proche ». 7. idem : « Tronc en fleur tend ses branches à la jeunesse qui passe ». 8. idem : « Tu es bon comme les arbres sont des arbres et la pluie est la pluie ». 9. idem : « Je suis, disait l’arbre en agitant ses branches, la graine qui s’ouvre dans l’obscurité, l’eau qui se putréfie dans les marais, la forêt qui dort. Je suis ». 10. idem : « Le corps était l’arbre et le corps était le vent ». 11. idem : « La danse, c’est ça, une façon plus intense d’exister. Les arbres dansent, leurs feuilles dansent, la pluie danse, les animaux dansent, le soleil et la lune dansent. » 12. idem : « je continue à danser pieds nus, en frappant des mains, sous les arbres du jardin. » 13. idem : « on ne peut dompter ni les casuarines, ni les cocotiers, ni les jacarandas » 14. idem : « Je lève la tête vers les acacias de la rue où nous marchons, comme s’ils pouvaient nous donner une réponse, comme s’ils pouvaient nous indiquer un endroit mieux abrité que derrière un rideau de feuillage » ; « Le vent souffle dehors, les arbres frissonnent de peur » ; « Mais si elle pleurait, ce serait pire, sentit-elle en sortant un mouchoir en papier de son sac à main, c’était comme si le monde riait d’elle, comme si les parasols, les maisons, les bateaux, les arbres, les gens riaient d’elle. » 15. idem : « Un oiseau qui tombe de l’arbre parce qu’il ne s’est pas envolé à temps. » 16. idem : « Parfois, cet arbre [l’arbre à paroles] réapparaissait en rêve : il poussait au bord d’un cours d’eau et ses branches allaient jusqu’au ciel. », comme « le corps [qui] reliait la terre au ciel. » 17. idem : « Et soudain, je suis si heureuse et si forte que j’ose inventer l’histoire d’un enfant mort. Quelqu’un, pas un animal, pas un esprit, quelqu’un qui n’est personne parce que ce n’est qu’une bouche qui dévore un enfant et le coupe en morceaux. Lóia prend les morceaux et l’enfant découpé redevient entier, comme la lumière coupée ressuscite, comme le coq mort a de nouveau chanté dans le jardin. » 18. idem : « Loía était loin mais j’acceptais de la perdre. Elle ne s’était pas dissoute dans l’air, ni transformée en oiseau, en sable ou en feuille. Elle existait, elle existait quelque part, Mocimboa da Praia était un endroit réel, et c’était rassurant. Cela se trouvait au Nord, on pouvait le voir sur la carte. Il y aurait des rangées de cocotiers plantés. Le vent claquerait dans les feuilles. » 19. idem : « Un monde que l’on quitte (…) un arbre qui poussait en rêve et atteignait le ciel – que savent-ils de cela, que peuvent-il comprendre ? (…) Je vais manquer d’air à Lisbonne, dis-je. » 20. idem : « Les choses, dans le jardin, dansaient. »

RÉSUMÉS

Le roman de Teolinda Gersão, écrivain portugaise de la deuxième moitié du xxe siècle, joue avec les notions ambigües qui peuvent être associées au terme arbre. Sachant que l’arbre que l’on voit dans le paysage et que l’on peut étudier dans la botanique n’épuise pas toutes les significations inhérentes au concept, l’auteure se complaît à profiter de tous les sens cachés et de tous les symboles culturels qui peuvent être présents. Le roman, apparemment simple, devient de plus en plus complexe du moment où l’arbre assume une grande importance dans l’intrigue. Les personnages, en perte absolue, s’entremêlent au paysage et ne cessent d’identifier les arbres avec

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 56

les avatars et les problèmes de leur existence. L’ancienne colonie portugaise, Mozambique, est la scène où se déroulent les événements et où se choquent les personnages plus ou moins adaptés à la vie africaine.

The novel by Teolinda Gersão, a Portuguese writer from the second half of the 20th century, plays with ambiguous notions that can be associated with the term tree. Knowing that the tree that we see in the landscape and that we study in botany does not exhaust all the meanings inherent in the concept, the author takes pleasure in taking advantage of all the hidden senses and all the cultural symbols that may be present. The seemingly simple novel becomes more and more complex as the tree assumes great importance in the plot. The characters, in absolute loss, intermingle with the landscape and continue to identify the trees with the avatars and the problems of their existence. The former Portuguese colony, Mozambique, is the scene where events take place and where characters more or less adapted to African life clash.

INDEX

Mots-clés : arbre, enfance, Afrique, colonie portugaise, monde féminin Keywords : tree, childhood, Africa, Portuguese colony, female world

AUTEUR

MARIA DE FÁTIMA MARINHO Universidade do Porto fmarinho[at]letras.up.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 57

Viagens à Pérsia nos anos 30 : Maud Von Rosen e Robert Byron

Gonçalo Vilas-Boas

NOTE DE L'AUTEUR

Este artigo foi desenvolvido no âmbito da investigação financiada por Fundos Nacionais através da FCT – Fundação para a Ciência e a Tecnologia -, enquadrado no Programa Estratégico “UIDP/ELT/00500/2020”. Agradeço o trabalho de tradução de grande parte do texto a Cristina Vilas-Boas.

1 Dedico este espaço aos livros Insh’Allah (1935) da sueca Maud von Rosen e The road to Oxiana (1937) do inglês Robert Byron pela então ainda denominada Pérsia.1 Essa zona foi visitada, entre muitos outros, por Ella Maillart e Annemarie Schwarzenbach e, mais tarde, por Nicolas Bouvier, com o seu L’usage du monde (1963), autor a quem Maria Hermínia Laurel dedicou vários ensaios. E se von Rosen é bastante desconhecida2, o mesmo não se pode dizer de Byron, autor lido por quase todos os viajantes àquela zona e traduzido em muitas línguas, incluindo o português.

2 Temos que distinguir os viajantes em si, com os seus próprios contextos e a viagem que de facto efectuaram, e os sujeitos textuais, que diferem dos autores reais, por serem sempre ficcionalizações, ainda que construídas a partir das memórias das viagens efectuadas. Ao escreverem seleccionam só partes do que vivenciaram, do que se recordam e a memória pode enganar-nos. Desse modo, os textos representam somente fragmentos das memórias das viagens, transpostas para viagens textuais. Também é preciso ter em conta o tempo decorrido da viagem e o período da escrita : quanto maior a distância temporal, maior espaço haverá para a construção estética, não sendo a ‘verdade’ um valor essencial, mas tendo obviamente em conta a necessidade da verdade factual. Há, contudo, uma espécie de pacto, o « pacto referencial » como lhe chama François Hourmant (apud Cogez, 2004 : 22). O leitor tem que acreditar que os factos relatados são verídicos, identificáveis, enquanto a ordem e os aspectos subjetivos, as reacções pessoais são aceites como tais. O todo passa a ser visto como uma adaptação

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 58

subjetiva aos intuitos e estratégias estéticas no processo da escrita. Não são guias de viagem ou relatos geográficos rigorosos, mas reacções individuais face a esses espaços.

3 Viajar significa encontrar o/a Outro/a no seu próprio contexto, mas a partir de um ponto de vista exterior, o do viajante. Em qualquer deslocação levamos sempre connosco as nossas raízes, levamos parte dos nossos contextos sociais, culturais, históricos, que condicionam a nossa maneira de ver. O viajante leva consigo informações prévias, textos de outros viajantes. Não vivendo na zona, como foram o caso da britânica Gertrude Bell ou da suíça Isabelle Eberhardt, que viveram largos anos em sociedades islâmicas, é sempre um olhar fugaz, fugidio, necessariamente fragmentário e com informação ‘prévia’.

4 O Médio Oriente é, desde há muito, uma importante parte da identidade europeia, cuja história e religião apresentam fortes ligações àquela região do mundo. Os europeus construíram uma representação destes povos, não sendo fascinados por eles, mas pelas imagens que deles tinham, projeções de desejos e receios imaginados. Já era assim desde o Renascimento, aguçando-se ainda mais a curiosidade durante o Romantismo. Foi nesta época que o Oriente passou a ser visto na Europa, entre muitos outros atributos, como a origem de um hedonismo discursivo, do exotismo, do erotismo, da imagem dos califados e dos seus costumes. Projetavam nele o que a cultura local proibia, refletido na construção cultural do Outro. Eram assim objectos de desejo. Mas também era comum, mormente no discurso popular, uma demonização do oriental, representando o mal face ao bom ocidental. As interpretações europeias - por vezes, mais adaptações do que traduções - de Mil e Uma Noites3 foram importantes fontes de inspiração, tal como o foram alguns poetas árabes e persas. Recordemos Cartas Persas4 (1721), de Montesquieu, ou West-östlicher Divan5 (1819), de Goethe, nenhum dos dois tendo visitado a região. A vasta literatura de viagens dos séculos XIX e XX corrigiu algumas destas imagens, mas o fascínio perdura : os « velhos » poetas continuam a atrair uma enorme variedade de leitores, independentemente das diferentes realidades políticas naqueles países. Como podemos verificar nos textos aqui presentes, há um grande interesse pela componente arqueológica e arquitetónica. Também o nomadismo atraiu muitos europeus mais curiosos, perdurando ainda a importância das tradicionais imagens de palácios, da sensualidade e da crueldade6.

5 Irei apenas tecer algumas considerações a partir da visão « orientalista » que uma sueca e um britânico têm da Pérsia, cujo líder, o autocrata xá Pahlevi, estava fortemente interessado numa certa ocidentalização, enquanto era simultaneamente cobiçado pelos ingleses, pelos franceses e pelos americanos por causa do petróleo. Nesta fase, a visão imperialista e colonialista era de grande complexidade, uma vez que os poderes estratégicos e os jogos de poder se encontravam em rápidas mudanças. Deste modo, ainda que as imagens estereotipadas mais tradicionais tenham persistido, dificilmente suportaram um confronto com as imagens trazidas pelos novos viajantes, que questionavam, de uma forma ou de outra, as representações anteriores, complementando-as ou corrigindo-as. No entanto, um traço em comum que une os viajantes nos anos 30 : a consideração de que os ocidentais são superiores, o próprio facto de se poderem deslocarem facilmente demonstra a sua superioridade civilizacional. Três temas, entre outros, podem ser frequentemente detetados nos relatos de viagem neste tempo : a posição das mulheres, a burocracia e as infraestruturas de transportes.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 59

6 Começo pelo livro mais antigo, o da Condessa sueca Ella Clara Lillian Maud von Rosen (1902-1988). Pouco se sabe sobre a autora, para além do seu interesse por cavalos. Foi casada com um conde diplomata, seu primo, e aquando do seu terceiro casamento, tornou-se também escultora e escreveu uma biografia sobre o seu pai, Hjärtats kavaljer. Clarence von Rosen (1979) sob o nome de Maud Engberg. Enquanto o primeiro marido estava colocado em Washington como adido militar, ela viajou pelos Estados Unidos e escreveu a obra Vi titta på Amerika [Olhamos para a América] (1933). Dois anos mais tarde, viajaria sozinha para a Pérsia, onde foi jornalista durante alguns meses. Insh’Allah ! (Om Gud Vill) foi inicialmente publicado na revista Idun e mais tarde em formato de livro. Nos anos 30, algumas editoras estavam interessadas em publicar livros de viagens, pois vendiam-se bem e representavam uma forma de dar aos leitores uma escapatória da sua vivência em plena crise europeia. Lucrativos, levavam as editoras a pagar antecipadamente, o que permitia aos autores viajarem. Maud von Rosen quis publicar Insh’Allah ! como um livro, sendo essa uma das razões que a levaram a não usar diretamente o formato de um diário, como fizeram muitos escritores de viagens. Analisemos rapidamente o subtítulo : « A história de uma viagem pela Pérsia, com as suas experiências e aventuras » (Upplevelser och äventyr under en resa i Persien). A autora centra a sua atenção no sujeito da viagem, não tendo qualquer propósito específico para a jornada em que embarca. Não é tanto o objeto da viagem que importa, mas sim a reação subjetiva e a curiosidade perante esse país. Alguns críticos aventam a hipótese do pouco sucesso do livro pelo facto de o pai e o tio terem sido simpatizantes do nazismo algo normalmente visto mal na Suécia da época.

7 Maud von Rosen dedica o livro a engenheiros suecos e escandinavos que ali conhece e que lá estavam « para apoiar a nação iraniana no seu objetivo de a desenvolver e de melhorar, sob a liderança de um regente poderoso, um país já de si encantador » (MR- E : v ; MR-S : 7)7. O título sugere o seu entusiasmo pelo país e o seu desejo de não o apresentar de acordo com a perspetiva europeia dominante. Numa manhã, no salão de cabeleireiro, lembrou-se da conversa com uma estrangeira « com umas gotas de sangue sueco » (MR-E : 23 ; MR-S : 22)8, que diz à narradora : « Não sabe com tem sorte em poder viajar pelo Oriente, Visitar um país com hábitos tão diferentes, que mostra uma outra face e uma mentalidade tão distante da nossa que se torna um problema percebê- la. Deve ser uma experiência a não perder » (MR-E : 23 ; MR-S : 22). Esta citação é do início do segundo capítulo, demonstrando desde logo ao leitor as dificuldades e os desafios com que Maud von Rosen se deparou. De forma a compreender o país, a autora não dá apenas voz ao seu ponto de vista, mas às perspetivas preconceituosas de outros estrangeiros e sobretudo a de alguns persas – como o príncipe Mosteazan, ou um diretor de um banco -, para que a sua perspetiva europeia « orientalista » possa ser corrigida ou legitimada por persas. « ‘O que pensa do nosso país ?’, perguntou uma das senhoras com uma voz amistosa » (MR-E : 15 ; MR-S : 14). Como aristocrata é óbvio que tem muitos contactos com as autoridades e pessoas influentes, participa em caçadas, recebe mesmo um cavalo como prenda. Mas não se limita a estes. Desde o início surge a evidência de que Maud von Rosen tem um problema para resolver : por um lado, aprecia os esforços de Reza Shah Pahlevi para modernizar o país, principalmente através da renovação das miseráveis redes de transportes existentes em muitas partes do território. Por outro lado, a autora receia justamente que as tradições, o modo de vida na Pérsia, os nómadas e os seus camelos, a cultura, pudesse vir a ser destruída pela máquina civilizacional do ocidente. O dilema é revelado de forma clara por meio da tensão entre o texto e as 91 fotografias, tiradas pela própria autora9. Num artigo muito

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 60

interessante, Maria Cronqvist e Agneta Edman analisam a relação entre os textos de von Rosen e as fotografias incluídas no original sueco : a autora descreve por palavras (as suas e as de outras personagens citadas) a modernização da Pérsia, mas as suas fotografias, pelo contrário, retratam apenas o tradicional, os aspetos etnográficos ; nenhuma fotografia mostra os trabalhos de que o Xá mais se orgulhava, à exceção da fotografia de uma ponte construída pelos suecos (Cronqvist, Edman, 2001 : 254-262). São imagens fora do contexto textual (id. : 246), o que significa que não representam uma continuidade ou uma ilustração daquilo que o texto contém. Esta dualidade de « linguagens » de Maud von Rosen expressa coisas diferentes e demonstra a própria dicotomia da autora no que diz respeito às diferentes forças em confronto.

8 Tal como a maioria dos viajantes, também von Rosen estabeleceu contactos com outros estrangeiros na Pérsia10. O primeiro ocorreu num salão de cabeleireiro em Teerão. É aqui que a autora conhece algumas senhoras persas, cujo sonho era visitar a Europa, sobretudo para ir às compras, nomeadamente meias de seda ! Numa outra ocasião, fala com algumas estrangeiras, com destaque para uma senhora inglesa, que demonstraria « uma ignorância soberana ». Em seguida, von Rosen fala com outra britânica, que estava a « explorar o Oriente » (MR-E : 222 ; MR-S : 274), mas que se sentia desiludida por não encontrar o lado romântico da viagem, aquele transmitido pelo discurso orientalista e colonialista. Isto demonstra que este tipo de discurso ainda subsistia e que fazia parte da identidade de alguns estratos sociais – os que tinham dinheiro para viajar : « Não encontrei qualquer esplendor oriental em parte alguma do Oriente » (MR- E : 223 ; MR-S : 275)11. É pela voz desta senhora inglesa que von Rosen consegue apresentar algumas formas europeias de apreciar o país, muito diferentes das suas. Estas britânicas procuram o oposto à vida britânica, mas sob a perspectiva da superioridade da sua própria civilização, uma utopia fabricada no Ocidente, e com tal sem correspondência na realidade.

9 Não irei salientar aqui os temas que von Rosen retrata sobre a Pérsia e que são comuns aos da maioria dos viajantes : os bazares, o trânsito horrível devido às más estradas, alguma insegurança, os fumadores de ópio, os véus utilizados obrigatoriamente pelas mulheres e os curiosos chapéus de Pahlevi, que o Xá obrigava os homens a usar. Importa referir que a autora não quis escrever sobre Persépolis - ou viajar até lá sequer - porque já muitos haviam escrito sobre as suas ruínas, e sobre as quais nada mais havia a dizer. Maud von Rosen interessa-se por inúmeros aspetos da vida na Pérsia, incluindo a dança local, cuja delicadeza é paralela à da poesia persa, ou à da decoração (MR-E : 109-110 e 58 ; MR-S : 124-5 e 63) e tem o cuidado de utilizar o discurso direto, em que as diferentes pessoas apresentam os pontos de vista locais. Deste modo, o leitor consegue uma visão ampla do país, sob a perspetiva das classes média e alta, mas sempre numa perspectiva multicultural. A autora ficou muito impressionada pela forma como os persas respondem tantas vezes a todo o tipo de questões por meio de provérbios, bem como pela sua atitude em relação ao tempo, num país em que a pressa não existe. Para compreender o Irão, há que compreender o Islão : é por isso que von Rosen dedica três capítulos às conversas que teve com um mullah, conseguindo assim distanciar-se do discurso estereotipada sobre o Islão, nomeadamente para perceber, entre outras coisas, o ponto de vista religioso sobre o tratamento das mulheres.

10 Uma forma de demonstrar o contraste entre civilizações é comparar situações. A autora fá-lo ao demonstrar a perplexidade das mulheres iranianas perante a forma como as mulheres são tratadas na Europa, como se pode verificar no seguinte exemplo : « Elas

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 61

espantaram-se quando um dos diretores me ajudou educadamente a montar a melhor mula. Ali, era irrelevante o animal em que a mulher ia, desde que os homens viajassem segura e confortavelmente. » (MR-E : 204 ; MR-S : 251).

11 Admiravam ainda o facto de verem uma mulher poder viajar sozinha, sem o marido. Um iraniano até a quis comprar por 15 tomans (à época, o equivalente a cerca de £ 2)12, roupa incluída ! As raparigas persas não podiam escolher os seus maridos - isso era assunto para as famílias discutirem. Este tipo de atitude relativamente às mulheres não era exclusivo do Irão - era assim também noutros países muçulmanos.

12 O livro termina com uma situação ambígua, que demonstra o dilema vivenciado por von Rosen no decurso da viagem : desta feita, uma procissão em honra de Hussein, tradição islâmica xiita. A autora acaba por descobrir mais tarde que esta procissão a que assistiu não fora a verdadeira, mas uma falsa, organizada propositadamente para que ela pudesse descrevê-la. Ainda assim, as últimas linhas do livro denotam um tom muito positivo : « Sim, Mullah Mohammed Ali, voltarei com prazer ao Irão, Insh’Allah. » (MR-E : 288 ; MR-S : 363).

13 Robert Byron (1905-1941) era um escritor de viagens britânico, bem conhecido pela obra A Estrada para Oxiana13, mas não por outras obras que escreveu, que alguns classificam de aborrecidas. De uma família de classe alta, Byron tomou posição contra o fascismo e contra qualquer atitude anti-humanista, fosse ela política ou religiosa. Ao contrário de Maud von Rosen, Byron tinha um propósito particular para as suas viagens : queria sobretudo estudar a arquitetura local islâmica, e neste caso específico do Império Seljúcida (1057-1194), da Dinastia Timúrida (1387-1502) e da Dinastia Safávida (1502-1737)14. Bruce Chatwin, outro paradigmático escritor de viagens britânico, escreveu, na introdução da edição Picador do livro, datada de 1981, que Byron elevou o livro « ao estatuto » de « livro sagrado », e que por isso estava « além de toda a crítica » (RB : 9). Há até quem veja Byron como um esteta entre os escritores de viagens. É o caso, por exemplo, do autor William Dalrymple15.

14 A viagem é preparada pela leitura de Ten Thousand Miles Across Persia, de Percy Sikes, ou Survey of Persian Art, de Arthur Upham Pope, entre outras obras. Falava-se das suas possíveis ligações aos Serviços Secretos britânicos, tal como T.E. Lawrence, o famoso Lourenço da Arábia (ver Ramade, 2001 : 65-66). Byron era extremamente crítico em relação a outros viajantes : Conhecemos bem estes viajantes modernos, estes delegados de turma que cresceram depressa demais e os pseudocientistas enfadonhos para aqui enviados por congregações de funcionários apagados para verificar se as dunas de areia cantam e se a neve é fria. Têm o apoio de fundos ilimitados e de todo o tipo de influência oficial. Chegam aos recantos mais longínquos da Terra, mas para além de comprovarem que as dunas cantam realmente e que a neve é mesmo fria, que observam eles que enriqueça o espírito humano ? Nada. (RB : 343)16

15 Byron viajou durante dez meses com o amigo Christopher Sykes, um diplomata britânico, também ele muito interessado em arquitetura. Por vezes, Sykes é mencionado na narrativa, noutras torna-se mesmo uma personagem ; mas como normalmente acontece neste tipo de texto, o acompanhante de viagem tem um papel muito secundário e pouco se sabe sobre ele no decorrer da deslocação17. Byron escreveu o livro depois da viagem (na Inglaterra e, mais tarde, na China), « mas manteve o estilo típico de um diário e a impressão de que escrevia a grande ritmo durante a viagem » (Booth, 2002 : 166).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 62

16 Este livro, assumindo o formato de diário, inicia-se em Veneza a 20 de agosto de 1933, com as entradas correspondentes relativamente ao tempo e ao lugar. Os dois embarcam num navio em direção ao Chipre e à Palestina, seguindo-se a Síria e o Iraque até chegarem à Pérsia. Esta parte tem cerca de 30 páginas18. A estadia na Pérsia é relatada ao longo de cerca de 126 páginas, ao passo que a passagem pelo Afeganistão é descrita ao longo de cerca de 90. O regresso, via Índia, e a viagem marítima, são contados em apenas quatro páginas. Na Pérsia, atravessam primeiro o Norte, seguindo depois para o Afeganistão - sobretudo para visitar a bela cidade de Herat, a que Byron dedica 23 páginas. Regressam depois à Pérsia, desta feita para viajarem pelo Sul, que Byron aprecia muito mais devido à sua riqueza arquitetónica. Esta distribuição demonstra o interesse revelado face às diferentes regiões.

17 O escritor critica fortemente a abordagem « orientalista » de muitos viajantes desta parte do mundo, sobretudo dos britânicos, que conhece aqui e ali, em festas ou ao passar por algumas cidades19. « Contudo, nesta obra de Byron, tudo é levado a extremos engenhosos, utilizados de forma certeira para deflacionar o discurso ocidental do Orientalismo » (Pfister, 1999 : 484). Byron é também muito crítico do Xá, « [p]arece que nos aproximamos de uma tirania medieval com susceptibilidades modernas » (RB : 62 ; 44). O xá é sempre ironicamente apelidado de Marjoribanks : « Chiu. Não deves falar do xá em voz alta. Chama-lhe Sr. Smith. (…) É melhor chamar-lhe Marjoribanks para nos lembrarmos de quem estamos a falar » (RB : 62). Byron compreende a necessidade de modernização, mas não consegue aprovar os meios tirânicos para lá chegar. Um exemplo são os chapéus que todos os homens são forçados a usar : « Porque é que o xá os obriga a usar aqueles chapéus ? » (RB : 62).

18 Poderemos dizer que este diário lida sobretudo com dois assuntos : por um lado, as condições da viagem (os difíceis acessos, especialmente quando chove, devido às cheias fluviais repentinas ou às estradas bloqueadas por pedras caídas) ; e, por outro, as descrições arquitetónicas, ligadas à história dos edifícios descritos. Essa narração da viagem é de leitura fácil, por ser tão viva e bem escrita, independentemente de viajarem de táxi, em carro de aluguer ou em carro próprio (um Austin, muito antigo, comprado no local, que, aliás, teve que abandonar passados alguns quilómetros), em camiões, autocarros ou cavalos. Todos os meios de transporte públicos lhes permitiam conhecer diversas pessoas, bem como membros da autoridade, com as suas práticas burocráticas altamente complicadas. Não raras vezes, Byron cita diálogos, que são frequentemente partes muito divertidas do texto. De forma a ser o mais realista possível, o autor refere as marcas dos carros e dos camiões : Reo, Chevrolet, Austin, Bedford e Rolls-Royce, pertencentes aos seus amigos, que vai conhecendo ao longo da jornada (o que ajuda à sua definição social !). Uma situação irónica é a dos Rolls a carvão20, tecnologia que os britânicos estavam a desenvolver e que nesta viagem provou ser um fracasso ! A descrição dos edifícios, sobretudo de mesquitas, palácios e monumentos é maravilhosa, ainda que por vezes muito extensa.

19 A Estrada para Oxiana é « um livro surpreendentemente político », como afirma Pfister : Este novo ênfase nos contextos políticos globais ou locais alternam entre o livro de viagens moderno e o jornalismo ou a reportagem. E esta alternância genérica tem consequências bastante vastas para a representação do Outro : as fantasias intemporais do Oriente e do Oriental dão lugar a uma consciência de concretas e manifestas relações de poder historicamente determinadas ou são, pelo menos, de certa forma compensadas por essa consciência. (Pfister, 1999 : 472/3).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 63

20 É fácil para um leitor compreender a situação política da região através do livro de Byron, ainda que os factos sobre a Pérsia e sobre o Afeganistão sejam apenas mencionados de passagem.

21 Byron percebe que os persas não são propriamente adeptos dos britânicos : o Xá chegou ao poder com ajuda da Grã-Bretanha, mas rapidamente começaria a pensar por si próprio ; os problemas não tardariam, sobretudo por causa dos interesses coloniais ligados ao petróleo21. « O objetivo de Byron era o de questionar o predomínio e o uso unívoco de narrativas colonialistas e ocidentais. (…) Byron não consegue totalmente ultrapassar os preconceitos e os desequilíbrios do seu tempo » (Booth, 2002 : 163/417). Também os iranianos não estavam particularmente satisfeitos com o facto de os arqueólogos britânicos, alemães e americanos ali fazerem escavações e levarem tantos artefactos persas de valor para os seus respetivos países (RB : 164).

22 Algumas páginas são dedicadas à paisagem e aos impressionantes jardins dos persas mais ricos e poderosos (por exemplo, RB : 145). Byron ficou particularmente entusiasmado com as estepes de Gonbad-e-Qabus : Ao deixar o planalto, sentimo-nos animados. Mas agora o nosso ânimo efervescia. Dávamos gritos de alegria e parámos o carro para que não passassem tão depressa os minutos que nos privavam daquela primeira visão irrepetível. Naquele paraíso, até as cotovias haviam perdido o seu habitual recato. Uma quase chocou com o meu chapéu, querendo satisfazer a sua curiosidade (RB : 286)

23 Mais tarde, Byron refere-se à sua própria descrição nos seguintes termos : [Os superlativos aplicados por viajantes a objectos por eles vistos, mas desconhecidos da maioria das pessoas, são geralmente suspeitos. Eu sei disso, pois sou culpado de os usar. Mas ao reler este diário dois anos mais tarde, num ambiente mais contrastante (Pequim), mantenho a opinião que tinha antes de ir à Pérsia, e que confirmei aquela tarde na estepe : Gonbad-e-Qabus está entre os edifícios mais grandiosos do mundo.] (RB : 288)

24 A ironia está sempre presente, principalmente quando o autor observa, à distância, os seus contactos com os persas ou demais estrangeiros ; é irónico até mesmo com a arte, quando desgosta dela. Um bom exemplo disto é a sua descrição de gravuras nas rochas em Naksh-i-Rustam : Um grupo sassânida22. O rei - de calças à cowboy em musselina, sapatos de ponta quadrada, longas fitas ondulantes e chapéu abalonado - está virado para uma figura alegórica com uma coroa municipal, coberta de cachos de cabelo, que poderia ter sido desenhada pelo cartoonista Bernard Partridge23. (RB : 228)

25 Quando Byron não está particularmente interessado num determinado tema, passa apenas fugazmente por ele, deixando talvez apenas um comentário irónico, que carateriza mais o autor do que o objeto. Não lhe apraz, por exemplo, a literatura persa antiga, mesmo sendo contemporânea dos edifícios que ele tão avidamente descreve. Sobre Ferdusi (935-1020)24, autor da obra épica nacional persa, Shahnama, Byron escreve o seguinte : [N]o ano que vem, celebra-se o milésimo aniversário do nascimento de Ferdusi. Os estrangeiros já ouviram dele. Apreciam-no na medida em que é possível apreciar um poeta que nunca ninguém leu. E, por isso mesmo, espera-se que as homenagens sejam prestadas não tanto à obra, mas à nacionalidade de Ferdusi. Essa é, pelo menos, a esperança dos persas. (RB : 113)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 64

26 Os poetas persas mais famosos, Hafiz (c. 1320-1389) e Saadi (d. 1292), são apenas referidos porque Byron visitou os jardins onde estão enterrados. Nem mais uma menção !

27 Outra nota digna de interesse para os leitores dos dias que correm é a apreciação que Byron faz às gigantescas figuras de Buda, recentemente destruídas pelos talibãs : acha- as simplesmente feias.

28 Sobre aquilo de que gosta, Byron escreve extensivamente. Um exemplo é Ispaão, cidade que o encantou : « É possível passar meses a explorá-los [n.t. : os monumentos de Ispãao], sem nunca acabarem. (…) Nunca me deparei com um esplendor deste género em toda a minha vida » (RB : 247 e 252).

29 A jornada de Byron merece, de facto, a fama que ganhou, tendo inspirado outros autores como Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach, William Dalrymple ou Nicole Bouvier. A sua linguagem é muito viva, irónica, plástica, e captura bem a visão do autor relativamente à Pérsia e ao Afeganistão, mesmo não estando Byron interessado em etnografia.

30 Vimos dois tipos de discursos distintos sobre estar numa região longínqua, com parcas semelhanças culturais, e sobre os Outros que já viajantes anteriores tinham percorrido e sobre as quais tinham escrito artigos ou livros. A pergunta que se levanta é se os autores conheceram efetivamente o Outro ou se se trata apenas da imagem que tinham do Outro. A nossa identidade é feita de discursos, o que implica a existência de discursos « nacionais », « regionais » ou « supranacionais » sobre os outros, e por nós interiorizados. Conhecer o Outro significa conhecer o seu discurso nos seus respectivos contextos. Conhecer o Outro não implica necessariamente uma alteração radical da nossa identidade, mas pode contribuir para isso, como foi o caso da suíça de origem russa Isabelle Eberhardt, nas regiões muçulmanas do Norte de África.

31 Julgo que se pode ler estes livros como alegorias literárias, mesmo que não tenham sido escritos para esse efeito. E, de facto, os dois relatos destacam de forma clara as viagens dos seus autores por territórios que se encontravam em processo de modernização às mãos de um tirano. É interessante notar as diferentes tomadas de posição em relação ao Xá, através das quais podemos facilmente subentender as opiniões dos dois autores : von Rosen, a repórter livre, que aprecia os esforços de Pahlevi para modernizar o país, elogia-o, ainda que consiga perceber que os seus métodos nem sempre são os melhores, no fundo, quer compreender o orientalismo persa, corrigindo a versão popular e estereotipada daquela região. Byron, o erudito e humanista, não consegue concordar com a forma autocrática como o Xá lidera o país.

32 A forma de adotar uma perspetiva dependerá sempre de uma identidade individual e coletiva, mas também dos contextos de origem, que fazem parte da nossa forma de ser e de estar. A forma como os dois autores viram a Pérsia dependia não apenas deles, ou da sua formação estratégica, mas também dos discursos existentes sobre a Pérsia, quer os predominantes, quer aqueles que os dois haviam lido antes de iniciarem as suas viagens. Através das respetivas linguagens, eles também estão a transmitir outros discursos que não os deles. A linguagem é um instrumento para compreender a vida, o mundo, a política e o poder ! O leitor é submetido a um discurso dual : o do viajante e o do outro - este transposto da sua respetiva « linguagem ». Viajar significa ter a possibilidade de alterar ou de negar os imagótipos, os clichés ; representa abrir o discurso a outras dimensões. E, apesar de serem relatos dos anos 30, ainda são atuais

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 65

com as informações e perspetivas apresentadas. São úteis para se perceber o Outro, mas também para se perceber os Europeus.

BIBLIOGRAPHIE

Textos

BYRON, Richard (1981). The road to Oxiana. London: Picador/Pan.

BYRON, Richard (2014). A Estrada para Oxiana, trad. Raquel Mouta. Lisboa : Tinta-da-China.

ROSEN, Maud von (1935). Insh’Allah (om Gud vill). Upplevelser och äventyr under en resa i Persien. Stockholm: Lars Hökerbergs Bokförlag.

ROSEN, Maud von (1937). Persian Pilgrimage. Being the story of a journey through Persia with its experiences and adventures, trad. Evelyn C. Ramsden. London: Robert Hale.

Bibliografia crítica

BERG, Magnus (2005). « Den portionsförpackade Orienten », in Moa Matthis, Orientalism på Svenska. Stockholm: Ordfront, pp. 56-86.

BOOTH, Howard J. (2002). « Making the Case for Cross-Cultural Exchange: Robert Byron’s The Road to Oxiana », in Charles Burdett and Derek Duncan (ed.). Cultural Encounters. European Travel writing in the 1930s. New York/Oxford: Berghahn Books, pp. 159-172.

BURDETT, Charles and DUNCAN, Derek (ed.) (2002). Cultural Encounters. European Travel writing in the 1930s. New York/Oxford: Berghahn Books.

BURUMA, Ian e MARGALIT, Avishai (2005). Ocidentalismo. Uma beve história da Aversão ao Ocidente, [Occidentalism. A short story of Anti-westernism, 2004]. Mem Martins: Europa-América.

CATOMERIS, Christian (2005). « Svartmuskiga bandittyper – svenskarna och det mörka håret », in Moa Matthis (2005). Orientalism på Svenska. Stockholm : Ordfront, pp. 20-55.

COGEZ, Gérard (2004). Les écrivains voyageurs au XXe Siècle. Paris : Seuil.

CRONIN, Michael (1995). « Andere Stimmen ; Reiseliteratur und das Problem der Sprachbarrieren », in Anne Fuchs/Theo Harden (eds.). Reise im Diskurs. Modelle der literarischen Fremderfahrung von den Pilgerberichten bis zur Postmoderne. Tagungsakten des Internationalen Symposiums zur Reiseliteratur, University College Dublin vom 10.-12. März 1994. Heidelberg: C. Winter, pp. 19-34.

CRONQVIST, Marie and EDMAN, Agneta (2001). « Resa i centrum. Bild, text, modernitet och tradition i två reseskildringar av Maud von Rosen », in Lars M. Andersson, Lars Berggren & Ulf Zander (red.). Mer än tusen ord. Bilden och den historiska vetenskaperna. Lund: Nordic Academic Press, pp. 245-266.

FLEISCHMANN, Uta (ed.) (1993). Wir werden es schon zuwege bringen, das Leben. Annemarie Schwarzenbach an Erika und Klaus Mann. Briefe 1930-1942. Pfaffenweiler : Centaurus.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 66

FORSDICK, Charles (2002). « Sa(l)vaging Exoticism: New Approaches to 1930s Travel Literature in French », in Charles Burdett and Derek Duncan (ed.). Cultural Encounters. European Travel writing in the 1930s. New York/Oxford: Berghahn Books, pp. 29-45.

GRONKE, Monika (2003). Geschichte Irans. Von der Islamisierung bis zur Gegenwart. München : Beck.

KNOX, James (2004). A biography of Robert Byron. London: John Murray.

MACKENZIE, John M. (1996). Orientalism. History, theory and the arts. Manchester/New York: Manchester University Press.

MAILLART, Ella (2000). Via Cruel. Porto : Civilização.

MOURA, Jean-Marc (1998). L’Europe littéraire et l’ailleurs. Paris : PUF.

PFISTER, Manfred (1999). « Robert Byron and the modernisation of travel writing », Poetica. Zeitschrift für Sprach- und Literaturwissenschaft. München, 31. Band, 1999, Heft 3-4, pp. 462-487.

RAMADE, Fréderic (2001). Literarische Reise durch Persien. Auf den Spuren von Pierre Loti, Robert Byron and Annemarie Schwarzenbach. [La Perse des Écrivains Voyageurs, 1999]. München: Knesebeck.

SAID, Edward (1995). Orientalism. Western Conceptions of the Orient. London: Penguin.

SCHWARZENBACH, Annemarie (1989). Bei diesem Regen, in Roger Perret (ed.), Basileia: Lenos.

THACKER, Andrew (2002). « Journey with Maps: Travel Theory, Geography and the Syntax of Space », in Charles Burdett and Derek Duncan (ed.). Cultural Encounters. European Travel writing in the 1930s. New York/Oxford: Berghahn Books, pp. 11-28.

URE, John (2004). In search of Nomads. An English obsession from Hester Stanhope to Bruce Chatwin. Londres: Robinson.

YOUNGS, Tim (2004). « The Importance of Travel Writing », The European English Messenger, vol. 13.2, Autumn 2004, pp. 55-62.

NOTES

1. A Pérsia passou a designar-se oficialmente Irão a partir de 1935. « O nome Irão do persa moderno deriva do termo proto-iraniano Aryānā, que significa "terra dos arianos", palavra registada pela primeira vez no Avesta da tradição do zoroastrismo. O termo Ērān foi encontrado em referência ao Irão, numa inscrição persa do século III e numa inscrição parta onde o termo aryān é usado em referência aos iranianos » (vd. Wikipedia : « Irão », visto a 15.03.2020). 2. Para além da tradução inglesa de 1937, só existe, de que eu tenha conhecimento, uma tradução em farsi (persa) bastante recente, numa pequena edição. Também não há novas edições em livro na Suécia. 3. A primeira tradução europeia surgiu em França entre 1704 e 1717. Poderemos considerar que se trata mais de uma adaptação do que uma tradução fidedigna, mas foi esta a que originou a receção europeia da obra. 4. Nota de tradutor : Lettres Persanes, no original. 5. Nota de tradutor : em português, O Divã Ocidental- Oriental. 6. Ver, por exemplo, Ure (2004). 7. A Suécia estava a cooperar com a Pérsia, quer na construção de infraestruturas rodoviárias e ferrovias, quer na preparação das forças policiais. Per Nyström escreveu um livro sobre os cinco anos que ali passou como militar : Fem år i Persien som gendarmofficer (1910). A imprensa sueca elogiou a atuação dos polícias suecos, demonstrando uma vez mais a superioridade deste povo

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 67

europeu quando comparado com o povo persa. Mas outros viam nesta presença um apoio à ditadura, assinalando até que os polícias haviam matado muitos « bandidos » - termo utilizado pelo regime para se referir aos seus opositores (cf. Catoremis, 2005 : 24). 8. A tradução inglesa Persian Pilgrimage. Being the story of a journeu yhrough Persia with its experiences andadventures é referida como MR-E, o original sueco como MR-S, seguido da indicação da página. 9. A tradução inglesa apenas publica 32 das fotografias e separadas do texto, mostrando muitas vezes precisamente o oposto. A fotografia do Xá não é publicada na tradução. Segundo Marie Cronqvist e Agneta Edman, ainda que a autora não quisesse a fotografia do regente impressa, a editora decidiu publicá-la, de modo a corresponder às práticas editoriais da época, respeitantes a livros sobre a Pérsia. (Cronqvist, Edman, 2001 : 255). Na edição inglesa a fotografia do xá é substituída por uma da autora a cavalo na Pérsia. 10. Uma das estrangeiras que a autora conheceu foi Annemarie Schwarzenbach, que não é mencionada no livro. Schwarzenbach escreveu o conto « Eine Frau allein », em que a personagem principal é baseada em Maud von Rosen. Nesta história, von Rosen é uma extravagante baronesa da Dinamarca, Katrin Hartmann de seu nome (a mãe de von Rosen era, de facto, dinamarquesa), que viajava sozinha com o propósito de escrever um livro sobre a Pérsia. Mas os acontecimentos deste conto não coincidem com os relatos de von Rosen. Schwarzenbach admirava-a, mas teve de a camuflar na história. Há, ainda assim, alguns paralelismos em relação às viagens de von Rosen : o momento em que conhece o príncipe Mosteazan, aqui denominado Karagöl ; o alojamento no hotel Naderi, em Teerão ; a admiração pelo poeta Ferdusi ; o amor por cavalos ; o facto de a personagem, tal como von Rosen, ter decidido não ir a Persépolis, sobre a qual já tantos haviam escrito. Uma fotografia está publicada no livro de Annemarie Schwarzenbach (1989 : 235). Existem outras fotografias tiradas por Annemarie Schwarzenbach, durante o seu encontro na Pérsia. Estão actualmente no Arquivo Literário Suíço, em Berna, mas estão igualmente disponíveis online. Numa carta dirigida a Klaus Mann, Schwarzenbach escreve : « (…) noites bem longas com a Condessa Rosen, que é alguém entre Maria e Greta Garbo, linda como um arcanjo, levando a uma confusão das mentes - pelo menos a mim. » (Schwarzenbach, apud Fleischmann, 1993 : 120). 11. A senhora inglesa, de facto, representa como o Ocidente via o Médio Oriente, baseada em estereótipos - como os aspetos místicos, exóticos, eróticos, mostrando os homens orgulhosos das montanhas e dos desertos. Destacava apenas o modo de vida pré-moderno, já inexistente nas civilizações ocidentais. Era uma perspetiva utópica, um discurso baseado em estereótipos : a brutalidade dos patriarcas, portanto um discurso da violência e simultaneamente do exotismo e do erotismo, para além da ideia do nomadismo (cf. Magnus Berg, 2005 : 57, 60). 12. Nota de tradutor : De acordo com os conversores do Banco de Inglaterra, £ 2 em 1935 equivaleriam a cerca de £ 143 hoje em dia. 13. A edição Picador de The road to Oxiana não contém fotografias, mas o autor não só tinha o hábito de fotografar como o menciona no texto. Algumas estão acessíveis online. 14. Christopher Sykes, amigo de Byron, escreve que a viagem do autor foi « uma procura pelas origens da arte islâmica » (em Booth : 167). 15. William Dalrymple é um escritor de viagens, focado sobretudo na Índia. Um dos seus livros mais conhecidos é In Xanadu. A quest, que descreve uma longa viagem da Síria à China, feita pelo autor com duas raparigas, quando era mais novo. Ver Tim Youngs, 2005. 16. A Estrada para Oxiana, Lisboa, (2014), editada pela Tinta-da-China, com tradução de Raquel Mouta. Doravante será utilizada esta edição para todas as citações da obra de Byron. A obra será referida por RB, seguida doa referência à página. 17. Um exemplo oposto é o do relato de Ella Maillart, que viajou para o Afeganistão na companhia de Annemarie Schwarzenbach em 1939. No livro de Maillart (2000), Annemarie é representada pela figura de Christina, figura central da narrativa, para além da narradora, alter ego da autora. 18. Para esta contagem usei a edição inglesa da Picador.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 68

19. Veja-se este comentário crítico face à visão de alguns ingleses : « Houve um incidente diplomático quando a esposa do diplomata Harold Nicolson disse ao público inglês que não conseguia encontrar compota de laranja em Teerão » (RB :44). 20. Nota de tradutor : a tecnologia aqui referida é também mencionada na obra de Byron como gasogénio, um projecto para procurar alternativas aos combustíveis tradicionais. 21. Buruma e Margalit dizem que Reza Pahlavi atacou as tradições persas e as suas formas de vestir, inclusivamente as dos mullahs. Para estes autores, o movimento revolucionário islâmico nunca teria existido sem o secularismo rigoroso do regente persa nem sem as tentativas falhadas de instalar o socialismo no Egito, na Síria e na Algéria (Buruma, Margalit : 119 e 146). 22. Os sassânidas governaram a Pérsia de 224 a 644 ; trata-se do último império iraniano antes da conquista muçulmana da Pérsia. 23. Bernard Partridge (1861-1945) era um cartoonista conservador da revista Punch. 24. Byron escreve erradamente o nome do poeta com dois ‘s’.

RÉSUMÉS

Serão analisados dois relatos de viagem à Pérsia : um pela sueca Maud von Rosen, outro pelo britânico Robert Byron, efectuadas nos anos 30. Interessa-me sobretudo analisar o modo como o Outro é visto e a influência dos contextos europeus de origem no modo de encontrar o Outro, quer social quer geográfico. Os viajantes deparam-se com um dilema : apoiar as inovações civilizacionais do ocidente, para melhorar as condições de vida (vistas por ocidentais) e o consequente desaparecimento de muitas tradições. Ambos os viajantes são muito críticos face aos viajantes/turistas, pouco interessados na realidade persa, interessados sobretudo em confirmar os estereótipos de partida sobre o Médio Oriente.

The focus of this paper is on two travel books: one by the Swedish Maud von Rosen, the other by the British Robert Byron, during the thirties. I am specially interested to analyze how the Other is seen and the influence of European contexts where the travelers come from in the way they meet the Other, both socially and geographically. Most travelers in this time were before a dilemma: they appreciate the efforts of modernization imposed by the Western European countries and the effects it has on the traditions of the people. Both writers chosen are very critical towards the western travelers/tourists, who just want to confirm the ideas they had from home, and not open enough to see the differences.

INDEX

Palavras-chave : literatura de viagens, médio oriente, europa, Rosen (Maud von), Byron (Robert) Keywords : travel literature, middle East, europe, Rosen (Maud von), Byron (Robert)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 69

AUTEUR

GONÇALO VILAS-BOAS ILCML/FLUP gonvilasboas[at]gmail.com

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 70

Entre l’excès et le néant Casimiro de Brito : Aimer toute la vie (2015)

Maria João Reynaud

Avant-propos

1 Casimiro de Brito est l’un des auteurs des cinq plaquettes Poesia 61, rassemblant cinq jeunes poètes qui apportent à la poésie portugaise de l’époque un souffle de renouveau. Le poème de la plaquette qu’il signe a pour titre Canto Adolescente1. La Poésie 61 est liée à un projet esthétique qui affirme l’importance du travail poétique, en vue d’une rigueur formelle visant la valorisation du mot « contre le ton déclamatoire » (Guimarães, 1989 : 102) dominant alors et l’épurement des images. La visée de la matérialité du langage et le parti pris contre l’inspiration sont les deux traits communs des poètes de cette génération, malgré leurs différences profondes. La poésie de Casimiro de Brito reçoit l’esprit de liberté hérité du surréalisme et devient le lieu d’exaltation de la femme et du désir érotique, énoncé sans aucune contrainte. Parmi les ouvrages de Casimiro de Brito, citons Ode & Ceia (1985, Prix International Versilia), Opus Affectuoso (1998, Prix du PEN Club Portugais), Libro delle Cadute (2004, Prix européen de Poésie Sibila Alleramo / Mario Luzi), Na Via do Mestre (2010). Il a reçu le Prix International de poésie Léopold Senghor, pour son travail poétique, et d’autres prix prestigieux décernés à l’étranger. Nudez Luminosa est le titre d’un nouveau livre publié récemment (2020).

Langage de l’amour ; amour du langage

2 La poésie de Casimiro de Brito a toujours été fidèle à l’idéal de la beauté et de « l’amour éprouvé ». Pour ce poète, énoncer l’expérience de l’amour érotique revient à « faire éclater les étroites limites où nous sommes emprisonnés » (Midal, 2010 : 96). L’héritage des poètes gréco-latins et la fascination pour la poésie orientale s’y croisent, justifiant l’oscillation permanente entre les formes poétiques plus longues – en vers et en prose – et les formes liées à l’art de la brièveté – comme le haïku, que l’on lui reconnaît cultiver. Aux dires d’Yves Bonnefoy, le haïku « est en mesure de coïncider avec un instant pur » (apud Midal, 2010 : 179). Sous le signe d’Éros, l’amour est une expérience d’unité

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 71

profonde entre l’âme et le corps que le poème essaie de transposer avec le minimum de mots.

3 Les poèmes de Casimiro de Brito font leur chemin entre l’exaltation érotique et l’apprentissage de la mort, « dans un présent qui s’accomplit, non comme une permanence endurante, mais comme un présent donné, bref comme un présent reçu, non comme une présence subsistant en soi », d’après Jean-Luc Marion (2003 : 62-63). Chaque poème est le lieu verbal d’une expérience amoureuse partagée, qui mène à la fusion entre un sujet et un objet devenus interchangeables. L’amour et la mort sont l’endroit et l’envers du corps aimant que le temps rapace emportera.

4 Aimer toute la vie et autre poèmes est un recueil consacré à Casimiro de Brito, poète invité à l’édition 2015 du Festival de poésie de Sète – « Voix Vives, de Méditerranée en Méditerranée » (Brito, 2015). Il s’agit là d’un choix de poèmes retirés du livre Amar a Vida Inteira, publié en 2011 (Brito, 2011), traduits en français par Catherine Dumas et Zlartka Timenova et dont les titres ne sont pas retenus. Le poète y ajoute d’autres poèmes, nous proposant un nouveau recueil, bilingue, que l’on peut lire comme un abrégé de sa vision de l’amour : Seul celui qui a longtemps souffert pourra écrire un poème d’amour. Le jour où le son du vent et la fièvre des feuilles qui tombent n’amènent plus de malheur, mais le murmure, la perdition aimable de celui qui vit l’ombre et l’été. (…) (« Gil Vicente. Camões », Brito, 2015 : 6-7)

5 L’édition originale portugaise nous présente une centaine de poèmes où les images du monde sensible rayonnent, s’imposant dans leur concrétude. Le dessin centré des strophes (en X) est un trait formel dont Casimiro de Brito s’approprie, en en faisant presque une marque poétique personnelle. Le regard du lecteur est attiré vers le centre du poème, où les vers les plus courts se comportent comme des nœuds rythmiques du point de vue visuel et musical. À vrai dire, les poèmes de ce recueil sont des fragments en migration, travaillés à la frontière du vers et de la prose, qui s’achemineraient vers le « Livre des Chutes » / « Livro das Quedas », que le poète a commencé à écrire en 1996, et dont le premier tome, paru en 2005, porte le titre : Livro das Quedas – Ars Moriendi (Brito, 2005). Des poèmes de ce livre in fieri ont été traduits en plusieurs langues. C’est le cas du Libre delle Cadute, anthologie bilingue publiée en Italie avec une préface de Manuel Simões (Brito, 2004), où celui-ci écrit que, « en contrepoint de la mort, l’amour investit le corps textuel du Livre des Chutes » (Brito, 2004 : 11)2. Signalons d’emblée que le poète parle avec insistance de ce livre qui s’écrit au fur et à mesure, comme un journal intime et intermittent – un ars moriendi qui est, en même temps, un ars vivendi.

6 La synthèse poétique de la pensée grecque (la leçon stoïcienne) et de la sagesse orientale reste un dessin informulé de cet « art de bien mourir » : la vie est une succession d’instants mortels, jusqu’à l’instant dernier où se cache « le mystère de la mort » : (Brito, 2011 : 109). La culture grecque, source de beauté qui nourrit l’esprit, est omniprésente, convoquée par des noms majeurs comme Solon, qui fait l’objet d’une épigramme sur la condition du poète vieillissant : Aimé, je ne le suis pas toujours par la muse qui me fait déjà entendre le son de l’âge,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 72

le champ des feuilles mortes où tous les poèmes sont couchés. Et où, quand la lumière disparaît, je me couche. (« Sólon », Brito, 2015 : 12-13)

7 Ou comme Sophocle, évoqué comme un alter ego fictif à la fin de ce poème : « Pour moi qui fus heureux à Epidaure, à Jeita, / et qui sur d’autres lits de gazon et d’aiguilles de pin fus heureux, / je reviens aux mots comme on plonge / dans une flaque pourpre où l’on entend encore / la voix antique du cœur » (Brito, 2015 : 15). Le poème est le lieu ultime de survie pour les amours que le fleuve héraclitien du temps a à jamais emportées. Seule la poésie a le pouvoir de perpétuer la condition amoureuse de l’être humain, sans le laisser succomber sous le poids du temps – aimer la vie entière » / « amar a vida inteira » (ibid.).

8 De grands poètes sont présents dans le dialogue intertextuel qui traverse les poèmes d’Amar a Vida Inteira : Homère, Héraclite, Camões, Bashô, Shelley, Pessoa, Sophia de Mello Breyner Andresen, entre autres. Ovide, l’auteur de l’Art d’Aimer et des Métamorphoses, est une présence inspiratrice permanente, liée à la matrice érotique non seulement de ce livre, mais aussi de l’ensemble de l’œuvre de Casimiro de Brito. La diction de l’amour fait aussi appel à une pluralité de textes comme le Cantique des Cantiques ou le livre de Vātsyāyana. Mais c’est dans le dialogue que le poète établit avec des femmes poètes que l’écriture gagne un nouvel élan. C’est le cas de Myah Oularz, dans un ensemble de poèmes dont les titres dessinent un parcours amoureux : « Fascinação » / « Fascination » (Brito, 2015 : 43) ; « Casamento em Jeita » / « Mariage à Jeïta » (ibid. : 49) ; suivi d’une réponse de Myah Oularz ; « Metáforas da Água » / « Métaphores de l’eau » (ibid. : 56) ; « À Sombra dos Cedros » / À l’ombre des cèdres (ibid. : 103). Ou bien celui de Hyam Yared, dans le poème « Água na Água » / « L’Eau dans l’eau » (ibid. : 79), dont la force désirante fait l’objet d’une grammaire érotique qui répand la vérité limpide dont l’échange verbal se nourrit3.

9 Les poèmes d’Amar Vida Inteira comportent d’une à sept strophes, dont l’extension est très variable. Les choix métaphoriques et le raffinement expressif évitent le risque de la vulgarité. La présence de la femme prend réalité dans un réseau de métaphores qui libèrent le sens et le multiplient. Ce recueil retient soit les poèmes les plus brefs, soit des strophes de poèmes plus longs. Dans son ensemble, ils résonnent comme un incessant chant d’amour – et comme un hymne à la vie – qui évoque le vitalisme d’Albert Camus (Les Noces) ; et l’éclat de la lumière méditerranéenne qui apporte une splendeur mystérieuse à la poésie de René Char, laquelle nous donne à voir l’« éprouvante simplicité » (Char, 1978 : 322)4. Les racines de la poésie de Casimiro de Brito s’enfoncent dans la tellus mater de son Algarve natal, la vraie source de son émerveillement devant la nature et la vie.

10 La fin d’un amour – donnée par la métaphore « bateaux brisés » – fait place au jeu tensionnel entre Eros et Thanatos, dans un poème où l’on peut lire : Nous avons tant navigué tant fait l’amour / sur des fleuves soit aimables soit déchaînés. / que nos bateaux se sont brisés. / C’est le soleil des îles qui a le mieux pénétré : la mort / s’approchant / avec sa fulgurance de bois ému ; une rumeur / se berçant jour et nuit / dans l’air, dans les herbes et dans le temps entier / de perdre des batailles que l’on porte / pour les perdre. (Brito, 2015 : 29)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 73

11 Le poète « tisse » les instruments de la paix, les flûtes champêtres et les pièges contre la mort, avec les mots proférés par la femme aimée : « (…) J’entends des mots dans le sol / que tu m’ouvres et j’y tisse / des instruments de paix, / des flûtes, des pièges. » (ibid. : 35)

12 Femme et poésie se confondent parce qu’elles gardent le pouvoir miraculeux de libérer l’homme de l’oppression qui l’accable, en lui faisant redécouvrit l’innocence première. Comme le dit René Char, « Le poète, on le sait, mêle le manque et l’excès, le but et le passé. D’où l’insolvabilité de son poème » (Char, 1971 : 33). Aimer, c’est unir « les mots d’agonie » aux forces secrètes de l’âme contre l’angoisse du néant. L’errance amoureuse vécue par le sujet lyrique jusqu’à l’excès apporte les mots qui autrement lui eussent fait défaut : Ils furent des oiseaux polis dans la bouche des poètes / et dans la bouche des vents polis / les mots de feu / sur les merveilles du monde, et les autres, / ceux créés par l’homme à qui la mort / jamais ne se refuse quand il demande / de l’aide. Lumineux mots d’agonie / que pierres aveugles fêtées par le soleil et par l’eau / entendirent. Elles entendirent le mystère, celui qui demeure / dans les poèmes comme dans la silice et sa dispute / pour l’art la plus obsessionnel : l’office / de la durée. Aimer la vie entière » (« Sófocles », Brito, 2015 : 14-15).

BIBLIOGRAPHIE

BRITO, Casimiro de (2004). Libro delle Cadute, A cura di Manuel Simões, Postfazione di Paolo Ruffilli. Roma : Casta Diva.

BRITO, Casimiro de (2005). Livro das Quedas – Ars Moriendi. Lisboa : Roma Editora, « Sopro ».

BRITO, Casimiro de (2011). Amar a Vida Inteira. Lisboa : Roma Editora, « Sopro ».

BRITO, Casimiro de (2015). Aimer toute la vie / Amar a vida inteira / et autres poèmes, traduit du portugais par Catherine Dumas et Zlatka Timenova. Paris : Al Manar, « Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée ».

CHAR, René (1971). Recherche de la base et du sommet. Paris : Poésie Gallimard.

CHAR, René (1978). Commune présence. Paris : Poésie Gallimard.

GUIMARÃES, Fernando (1989). A Poesia Contemporânea Portuguesa e o Fim da Modernidade. Lisboa : Caminho.

MARION, Jean-Luc (2003). Le Phénomène érotique. Paris : Grasset.

MIDAL, Fabrice (2010). Pourquoi la poésie. Lausanne : Agora, « Pocket ».

NOTES

1. Poesia 61, Faro, s/éd. : 1961.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 74

2. cf. Manuel Simões : « Come contrapposizione alla morte, l’amore investe il corpo testuale del Libro delle Cadute ». 3. Les titres dont nous donnons la traduction sont cités à partir de l’édition portugaise (2011). 4. Titre d’un poème.

RÉSUMÉS

Casimiro de Brito, poète, romancier, critique littéraire et essayiste, né à Loulé (Algarve) en 1938, est lié au tournant de la poésie portugaise qui s’amorce dans les années 60. Dans l’esprit de liberté hérité du surréalisme, sa poésie devient le lieu d’exaltation de la femme et du désir érotique, énoncé sans aucune contrainte. Aimer toute la vie / Amar a vida inteira (2015) est un recueil de poèmes où la présence de la femme aimée opère la fusion du poème et du plaisir. Cet article est une tentative de mise au clair de l’essentiel d’une poésie qui s’éloigne des clichés littéraires de l’érotisme pour dessiner le territoire de l’échange amoureuse dans une dimension renouvelée.

Casimiro de Brito, , novelist, literary critic and essayist, born in Loulé (Algarve) in 1938, is linked to the turning point of Portuguese that began in the 60s. In the spirit of freedom inherited from surrealism, his poetry becomes the place of exaltation of woman and erotic desire, expressed without any constrains. Love all life / Amar a vida inteira (2015) is a collection of poems in which the presence of the beloved woman brings about the fusion of poem and pleasure. This article is an attempt to shed light on the essentials of a poetry that moves away from the literary clichés of eroticism to draw the territory of exchange in a renewed dimension.

INDEX

Keywords : contemporary Portuguese poetry, eroticism, lyricism, poetic forms, haiku, fragment Mots-clés : poésie portugaise contemporaine, érotisme, lyrisme, formes poétiques, haïku, fragment

AUTEUR

MARIA JOÃO REYNAUD Universidade do Porto reynaud[at]letras.up.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 75

Rivarol relu et corrigé De l’universalité à la diversité de la Langue Française

Cristina Robalo Cordeiro

1 Le « génie » de la langue française ou, pour prendre un mot moins connoté, “l’esprit” de la langue française, voilà un sujet qui m’a semblé convenir à l’occasion de cet hommage rendu à Maria Hermínia Laurel. Notre Collègue et notre Amie n’a-t-elle pas, comme moi et souvent avec moi, consacré le meilleur de sa vie professionnelle à la « défense et illustration de la langue française » - cette langue qu’elle possède à fond - et des nombreuses littératures et cultures qui en sont le fruit ?

2 Je songe à toutes les joies que nous ont données, depuis nos années d’études, vécues ensemble à la Faculté des Lettres de l’Université de Coimbra – il y a bientôt un demi- siècle ! -, cette langue, cette culture et cette littérature françaises régnant alors en souveraines absolues avant que le tiers-états des francophonies ne vienne revendiquer la place qu’elles occupent aujourd’hui dans les études et dans nos cœurs.

3 Que nous l’avons défendue, cette cause du français ! Contre vents et marées, d’abord dans des amphithéâtres remplis d’étudiants zélés, qui se destinaient, presque tous, à être professeurs de français, et où on ne faisait que “prêcher des convertis”, et bientôt, hélas, dans des salles désertées où tout ce qui nous était cher, tout ce qui nous semblait très précieux, s’est vu peu à peu dédaigné par une jeunesse désemparée à la recherche de filières moins compromises. Le désarroi qui a assombri la seconde moitié de nos carrières, assez semblable à l’angoisse du « petit reste » d’un culte abandonné, ce découragement profond, qui n’a cependant jamais entamé notre foi, il semble que nous en voyons le terme : de nombreux signes de renouveau sont perceptibles autour de nous, à commencer dans nos classes qui se repeuplent. Mais ne voyons pas dans ce regain de faveur un retour à un état de choses antérieur. Longtemps tributaire du prestige qu’elle avait acquis au Siècle des Lumières, la langue française s’est en effet à la fois démocratisée et modernisée. Jadis apanage d’une élite, aristocratique puis bourgeoise, elle a dû, en partie sous la pression politique et, sans doute, économique de la nouvelle « lingua franca », s’ouvrir aux peuples du monde, dont la plupart était enfin entré dans l’ère des indépendances.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 76

4 Je vais donc m’interroger sur ce qu’on appelle “l’esprit” de la langue française. Je ne le ferai pas en grammairienne ou en linguiste mais en m’attachant à définir les valeurs qu’elle a contribué et qu’elle contribuera encore, si nous le voulons tous, à faire respecter dans le monde. C’était hier l’universalité, c’est aujourd’hui la diversité. Mais – et l’objection est souvent faite – n’y a-t-il pas dans ce passage de l’Un à l’Autre, plus qu’un retournement rhétorique : une véritable contradiction ? J’essayerai d’en discuter après avoir passé un premier moment en compagnie du Comte de Rivarol, apologète de l’universalité à la toute fin de l’Ancien Régime, et un deuxième moment, trop rapide, avec la multitude bigarrée de tous ceux qui ont, en ce début du XXIe siècle, fait du français l’expression de leur “différence”.

5 Deux mots d’abord sur ce curieux personnage qu’un texte d’une trentaine de pages, rédigé en 1783, paru en 1784, a rendu célèbre en quelques jours dans toutes les cours, dans tous les salons, clubs et cafés littéraires du vieux continent.

6 Le 6 juin 1782, l’Académie de Berlin avait mis au concours la, ou plutôt les questions suivantes : “Qu’est-ce qui a fait la langue française la langue universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu’elle la conserve ?” Parmi la vingtaine de candidats se trouve un jeune homme de trente ans à peine, italien d’origine (son grand-père s’appelait Rivaroli). Six ans avant, quittant le Midi, il est monté à Paris et en arrivant dans la Capitale, riche de sa seule ambition, il s’est bientôt anobli, lui qui est né à l’Auberge des Trois Pigeons dans une famille de quinze enfants. Le nouveau Comte se fait apprécier de Voltaire qui, reconnaissant la vivacité de son intelligence, aussitôt le pousse dans le beau monde. Pour prouver son talent, il entreprend, sur le conseil de son protecteur, de traduire L’Enfer de Dante. C’est alors qu’il apprend qu’un prix sera donné à qui traitera le mieux le sujet proposé par Berlin. Il se met à la tâche, lit hâtivement tout ce qui pourra l’aider à répondre, compose, calligraphie et expédie son manuscrit, qui arrive à destination dans les derniers jours de 1783. De son côté, Schwab, un professeur allemand de l’Université de Stuttgart a envoyé un opuscule dix fois plus gros et plus savant. S’ils se partagent finalement le prix, malgré la disproportion des mérites, c’est que Henri, frère du Roi Frédéric II de Prusse, séduit par le brio du jeune français, a fait pression sur les membres du jury.

7 Du jour au lendemain, le pseudo Comte devient un personnage. Tout cela fait rêver. Avec plus de temps je pourrais m’amuser à comparer l’Académie littéraire de Berlin ou celle de Dijon (qui, trente ans avant, avait couronné le Discours de Jean-Jacques Rousseau sur les Arts et les Lettres) à l’académie de cinéma d’Hollywood.

8 Un tel rapprochement nous rappellerait surtout combien les réalités changent sous les mots qui restent : disons seulement qu’au XVIIIe siècle on peut atteindre la gloire (procurée aujourd’hui par un “oscar”) en écrivant une dissertation en français qui sera jugée par une académie allemande où l’on s’exprime en français.

9 Et Rivarol obtient, avec une médaille en or et cinquante ducats, le privilège d’être portraituré par le peintre Wyrsch qui nous a laissé de lui l’image d’un gentilhomme aux traits fins et à la moue satisfaite.

10 Nous sommes en 1784. Dans cinq ans ce sera la prise de la Bastille, dans huit ans la Terreur, dans onze ans le règne de Napoléon, dans vingt et un ans Waterloo et la fin des illusions impériales. Rivarol, ardent royaliste, va demeurer jusqu’au bout fidèle à Louis XVI, dont il sera le conseiller. Le roi s’était écrié, après avoir lu le Discours1 : “Ah ! comme cet auteur fait bien valoir la langue et la nation”.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 77

11 Il faudrait bien sûr apporter de longues explications pour restituer l’atmosphère intellectuelle et culturelle où s’est inséré ce moment d’apothéose dans la vie de Rivarol et dans celle de la langue française, couronnée avec lui langue universelle de l’Europe. Ayant longtemps enseigné la Culture Française, je regrette de n’avoir jamais pensé à mettre l’étude du Discours de Rivarol au programme. Son étude attentive permettrait en effet d’avoir une vision panoramique et une sorte de bilan de la civilisation française et de son rayonnement au moment où va s’achever le Siècle des Lumières.

12 Je me contenterai, pour ma part, de dégager l’essentiel de son argumentation. Le discours est organisé autour des trois questions posées : la première partie, la plus longue, explique la genèse de la langue française et les raisons pour lesquelles elle a supplanté les langues des pays voisins. Ni l’allemand, ni l’italien, ni l’espagnol n’ont su s’imposer (j’observe qu’il n’est pas question du portugais !) malgré leurs qualités respectives, en remplacement du latin comme “lingua franca” des peuples chrétiens.

13 Quant à l’anglais, c’est la langue d’une Puissance jalouse, maîtresse des mers mais non pas des esprits et qui s’intéresse plus à ses “affaires”, à son “commerce” qu’au bonheur des peuples. L’acrimonie de Rivarol à l’endroit de l’Angleterre (il venait de se séparer de sa femme : une Anglaise précisément…) le conduit à multiplier les jugements sommaires sur une nation où la France de l’époque voyait l’ennemi héréditaire.

14 Par opposition, l’Allemagne (encore divisée en une myriade de principautés) est l’Alliée naturelle. C’est du reste l’Allemagne, et plus précisément, la Prusse qui a permis à la langue française d’atteindre la position qu’elle occupe à la fin de l’Ancien Régime car Rivarol remarque que les nations du sud, Italie et Espagne, répugnent à la parler.

15 Quand nous lisons et disons Allemagne, Italie, Espagne prenons garde qu’il s’agit essentiellement des cours ou des milieux aristocratiques et savants, non des peuples de ces pays. Le suffrage universel, la démocratisation de l’enseignement, la massification de la culture changeront les données au cours du XIXe et plus encore du XXe siècle : ce qui a favorisé le français, tel que Rivarol à son époque en analyse la fortune, c’est l’idée de luxe auquel sa littérature était associée. Voici un passage révélateur : Aux productions de l’esprit se joignaient encore celles de l’industrie : des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l’étranger, parce qu’on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France. Il arriva donc que nos voisins recevant sans cesse des meubles, des étoffes et des modes qui se renouvelaient sans cesse manquèrent de termes pour les exprimer : ils furent comme accablés sous l’exubérance de l’industrie française ; si bien qu’il prit comme une impatience générale à l’Europe, et que, pour n’être plus séparé de nous, on étudia notre langue de tous côtés. (D, § LII)

16 Autrement dit, c’est faute de pouvoir désigner dans leur propre langue les colifichets et brimborions de parure venus de Paris que les Européens se seraient mis à apprendre partout la langue du Roi-Soleil comme aujourd’hui c’est l’informatique avec sa nomenclature souvent intraduisible qui nous contraint à parler la langue de Bill Gates.

17 Mais si Rivarol n’est pas insensible à l’importance de la “frivolité” dans le succès du français, c’est au-delà de ce facteur contingent qu’il va découvrir la justification de son triomphe.

18 Influencé à la fois par Montesquieu et Buffon, il accorde au climat et aux époques de la nature un rôle fondamental. Le français est né et s’est développé dans une zone tempérée du globe et sa croissance a été favorisée par l’âge du Globe terrestre : si le climat change, le français est menacé dans son équilibre. Curieusement, certains

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 78

aperçus du Discours annoncent ainsi nos préoccupations écologiques. Une langue, une culture sont à la merci des bouleversements du milieu naturel : en extrapolant un peu, on pourrait dire que le français est victime de la disparition de la couche d’ozone… Mais au XVIIIe siècle, la planète ne connaissait pas encore les terribles effets de la pollution atmosphérique et le français fleurissait dans un air lumineux et pur entre les glaces du nord et les canicules australes.

19 Cependant il faut, avec la deuxième partie du Discours, examiner la structure logique de la langue française pour faire comprendre son “génie”. Si le français mérite son statut privilégié de langue universelle, c’est qu’il est, tout simplement, la langue de la raison ! Les idées claires et distinctes de Descartes sont comme chez elles dans la langue du Discours de la Méthode ou dans celle de la Monadologie, écrite en français comme d’autres traités de Leibnitz. Ce rationalisme naturel à la langue est pour ainsi dire passé en proverbes : c’est Rivarol lui-même qui propose cet adage (en lettres capitales dans le texte) : “CE QUI N’EST PAS CLAIR N’EST PAS FRANÇAIS”. Déjà Boileau avait prononcé dans son Art poétique la loi fameuse, devenue pierre de touche scolaire de l’esprit français : “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement”. Les Romantiques et, plus encore, les Symbolistes se donneront beaucoup de mal pour rester français !

20 A la différence des langues à flexions, comme le latin ou l’allemand, le français consacre “l’ordre direct” (sujet-verbe-complément) qui est le mouvement le plus rationnel et le plus opposé au désordre des sensations et des émotions. Je cite à nouveau : Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. (D, § LXVI)

21 Peu favorable à la poésie versifiée, Rivarol voit dans les images excessives, les métaphores filées des causes de corruption. C’est ainsi qu’il répond à la troisième question posée par le jury : très sévère pour les monstrueuses innovations de la Pléiade, préférant Racine à Molière, il condamne tout ce qui écarte l’écrivain de la saine sobriété et donc de la ligne droite du raisonnement.

22 Je ne m’attarderai pas sur cet intellectualisme néo-classique. Aristote avait lui aussi confondu les structures universelles de la logique avec celles propres à la langue grecque. Rivarol, partant de prémisses identiques, considère donc le français comme destiné par la Nature à servir de moyen d’expression aux sciences. Mais ce sont les grands écrivains qui ont préparé l’instrument.

23 En résumé, l’universalité de la langue française est celle même de l’esprit humain et quand il cherche la vérité dans les sciences, c’est en français qu’il la trouve et l’expose. Les diplomates, de leur côté, le savent bien : pour supprimer toute équivoque de la rédaction d’un traité, c’est, dit Rivarol, au français qu’ils doivent recourir.

24 On peut sourire de la prétention, parfois délirante, du Discours. Non seulement ce document ne peut se lire qu’à la lumière de l’histoire des idées et des mentalités, mais il présente le grand inconvénient de faire du français une essence fixe comme les espèces animales chez Buffon. Le concept d’évolution est encore inconnu, ou presque. On ne parle pas encore des dinosaures et de l’extinction des espèces. On sait toutefois que les langues meurent, avec les civilisations qui les ont produites. Et si le français devenait à

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 79

son tour une langue morte ? Rivarol envisage l’hypothèse mais son fixisme y voit une sorte de bienheureuse essentialisation ou de canonisation : […] Il suffit de dire que [les langues] après s’être élevées d’époque en époque jusqu’à la perfection, c’est en vain qu’elles en descendent : elles y sont fixées par les bons livres, et c’est en devenant langues mortes qu’elles se font réellement immortelles. (D. §LXXXVII)

25 C’est bien en effet la littérature qui assure le salut éternel des langues, surtout lorsque cette littérature s’est faite, comme la française, l’institutrice du genre humain. Mais voici la surprise. L’ethnocentrisme de Rivarol, au détour d’une page, bascule. L’auteur admet, non sans ironie, que le génie littéraire français pourrait se tarir. Alors il faudrait se tourner vers d’autres climats : Les grands écrivains ont tout fait. Si notre France cessait d’en produire, la langue de Racine et de Voltaire deviendrait une langue morte ; et si les Esquimaux nous offraient tout à coup douze écrivains du premier ordre, il faudrait bien que les regards de l’Europe se tournassent vers cette littérature des Esquimaux. (ibidem)

26 Il ne se doutait pas que l’avenir des langues européennes allait se jouer loin des frontières de l’Europe et que le français trouverait un jour dans le Maghreb, en Afrique Noire, dans l’Océan Indien, dans les Antilles des fontaines de jouvence dont il sortirait non pas abâtardi mais ragaillardi.

27 Il est vrai que, avec le désastreux traité de Paris, signé vingt ans avant le Discours, la langue française perdait l’Amérique et, par conséquent, la course à la souveraineté mondiale. Voltaire qui a tant fait pour la gloire de la France des Lumières n’a pas compris que l’avenir était, en partie, du côté de ces “quelques arpents de neige” auxquels il réduisait le Canada. Mais on ne refait pas l’histoire. Qui peut dire qu’une Amérique parlant le français et majoritairement catholique aurait connu le même développement ?

28 Il serait utile d’examiner l’effondrement de l’idéal de Raison sous les coups de marteau du philosophe de la transmutation des valeurs, mais il me presse d’arriver à l’idée de diversité (très prisée par le même Nietzsche), valeur première de la francophonie. Il me suffirait pour l’illustrer de vous faire écouter l’enregistrement de tous les accents avec lesquels on parle le français hors de France (comme langue maternelle ou, en tout cas, apprise dans l’enfance) : la variété des accents belge, suisse, québécois mais aussi tunisien ou algérien, marocain ou mauritanien, sénégalais ou congolais, malgache, mauricien, guadeloupéen, haïtien, etc., pour ne rien dire de toutes les voix qui s’élèvent de pays, comme la Roumanie, où le français a formé les élites intellectuelles depuis des siècles. Je signale qu’on parle le français depuis beaucoup plus longtemps à Beyrouth qu’en Bretagne. Sans m’engager dans la question difficile de la créolisation, je devrais évoquer cependant tous les enrichissements apportés au français “canonique” (celui sur lequel est censée veiller l’Académie française) par la bigarrure des mots empruntés aux langues locales. De la langue si forte de son grand roman Le Soleil des Indépendances le sénégalais Ahmadou Kourouma disait, en 1970, lors d’une interview : « Je l’ai pensé en malinké et écrit en français en prenant une liberté que j’estime naturelle avec la langue classique. […] J’ai donc traduit le malinké en français, en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain ».

29 Les langues d’Afrique comme le lingala, le kikongo, le wolof, le peul, par exemple, ont déjà laissé leur empreinte sur le français des écrivains d’Afrique. Quant au français du Maghreb, il a déjà été richement illustré et vigoureusement défendu par des poètes et des romanciers de la stature du tunisien Albert Memmi, du marocain Driss Chraïbi, de

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 80

l’algérien, déjà classique, Kateb Yacine. , qui s’est vu attribuer le , a condensé sa conception et sa pratique d’auteur francophone dans une formule souvent reprise depuis : “J’écris pour dire la différence”. L’entrée d’Assia Djebar d’abord à l’Académie Royale de Belgique, puis à l’Académie Française, en 2005, revêt l’éclat d’une double victoire : celle de la femme maghrébine et celle d’une grande écrivaine traduite dans le monde entier.

30 Cette différence et ces différences, on en retrouve l’affirmation sous la plume d’écrivains dispersés aux quatre coins de l’univers francophone : je ne suis pas la plus compétente ici pour entrer, si j’en avais le temps, dans le détail si séduisant des productions en français apparues dans l’Amérique du Nord : le Cajun de la Louisiane, le franco-ontarien, les parlers de l’Acadie et du Québec sont désormais aussi des langues littéraires. Tout comme les Antilles ont leur René Depestre, leur Aimé Césaire ou leur Edouard Glissant, maintenant mis au rang des classiques, entre des dizaines d’autres, morts ou vivants, jeunes ou vieux, qu’il faut mentionner.

31 Loin de moi pourtant l’idée de dresser un inventaire des noms et des œuvres qui font de la “francophonie” (je rappelle que le mot, dans son usage actuel, est dû à Léopold Senghor) un éventail versicolore. Du reste, la francophonie ne se dit-elle pas plus volontiers au pluriel ? L’exercice ne serait pas fastidieux puisqu’il nous ferait voyager. Mais il resterait à en dégager la signification : que veut dire en effet cette diversité des langues et littératures que réunit la francophonie ? Ne pourrait-on pas également – et avec autant de raisons – parler de la diversité de l’univers lusophone qui, en termes purement numériques, supplante assez largement la francophonie ? En quoi la différence francophone est-elle différente des autres différences ?

32 Je répondrai en un mot : Rivarol ! C’est lui qui, applaudi par l’Europe savante de son temps, a montré que le génie de la langue française consistait dans l’universel intelligible que l’ordre syntaxique direct permet d’atteindre immédiatement. Langue abstraite, propice à l’expression des idées générales, le français se méfie des sensations – de ces sensations que Condillac a placées pourtant à l’origine de la pensée. L’idéalisme est l’idéologie, disons la métaphysique, inhérente au français : Victor Hugo puis Albert Camus ont su, chacun avec les éléments de son époque, honorer cette tradition des écrivains-penseurs de l’universel. Et c’est de l’interruption de cette lignée que se plaignent bien des amis de la France qui, dirait Victor Hugo, “devinant hélas l’avenir des colombes, pleure(nt) sur des berceaux et souri(ent) à des tombes”. Mais pourquoi pleurer sur l’avenir quand, malgré nos nostalgies il nous sourit ?

33 Un renversement de situation, ou plutôt une transmutation de valeurs s’est produite dans la seconde moitié du XXe siècle. Une esthétique du divers s’est répandue et a fini par supplanter le rationalisme auquel on rattachait l’esprit français, l’esprit de la langue française. Au règne de l’universalité intelligible a succédé celui de la diversité sensible. Alors que le français du classicisme prônait l’identité et l’unité, le français contemporain nous est présenté, par les tenants de la francophonie plurielle, comme une langue ouverte à l’altérité. Entre-temps, certes, plus de trois siècles se sont écoulés et ce qui peut nous apparaître comme une antinomie en termes logiques cesse de nous choquer quand on la replace dans l’histoire, qui justifie tout. Et, depuis lors, que de dispositifs mis en place (l’OIF, l’AUF, TV5 Monde, entre beaucoup d’autres) pour tenter d’harmoniser toutes ces voix qui veulent non seulement se faire entendre mais plus encore se faire écouter !

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 81

34 Il reste que si l’on veut corriger, comme j’ai tenté de le faire, le Discours de Rivarol, on risque, à substituer le mot si séduisant de diversité au mot si majestueux d’universalité, on risque de ne plus rien pouvoir garder de sa démonstration, à l’exception de nos Esquimaux. Attentif comme il était au climat et aux époques de la nature, Rivarol, sans prévoir pourtant la fonte des glaciers, n’avait pas tort de supposer qu’eux aussi auraient droit un jour à une place au soleil.

35 La francophonie, comme la lusophonie, a cependant le mérite d’être un choix culturel, une alternative viable. La langue française, sans m’avoir jamais été imposée, a été pour moi un “coup de cœur”. Je souhaite que le plus grand nombre possible en tombent également amoureux et c’est dans cette dimension affective de la francophonie que Maria Hermínia et moi nous nous reconnaitrons toujours.

NOTES

1. Rivarol. 1936. Discours sur l’universalité de la langue française, Paris: Classiques Larousse.

RÉSUMÉS

Cinq ans avant la Révolution française, le jeune Rivarol recevait le prix de l’Académie de Berlin pour son « Discours sur l’universalité de la langue française ». A l’apogée de son influence dans l’Europe des Lumières, la langue de Descartes et de Voltaire s’imposait comme la langue même de la Raison, accompagnée dans sa diffusion par les produits de luxe exportés de Paris. Relire aujourd’hui le Discours conduit à y apporter une correction majeure : l’avènement des francophonies et la crise de la rationalité européenne ont amené une telle transmutation de valeurs que la diversité concrète et vivante a plus de prix à nos yeux que l’universalité nécessairement abstraite et sans saveurs.

Five years before the French Revolution, young Rivarol received the Berlin Academy Prize for his “Discours sur l’universalité de la langue française”. At the peak of its influence in the Europe of the Enlightenment, the idiom spoken by Descartes and Voltaire asserted itself as the very language of the Reason, supported by the luxury goods bought from Paris. Reading the Discours today leads us to make a major correction to its main assumption: the arising French-speaking countries and cultures and the crisis of the European Reason have brought forth such an axiological transformation that the concrete and living diversity has got in our eyes a much higher value than the abstract and tasteless universality of old.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 82

INDEX

Mots-clés : Rivarol (Antoine de), langue française, universalité, diversité, francophonie Keywords : Rivarol (Antoine de), french language, universality, diversity, french-speaking world

AUTEUR

CRISTINA ROBALO CORDEIRO Université de Coimbra crobalo[at]uc.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 83

Lire, dire, trans/former De la littérature à la médecine narrative

Maria de Jesus Cabral

NOTE DE L'AUTEUR

Cette étude émane d’une recherche interdisciplinaire incluant un travail d’observation de consultations réalisé à l’IPO – Institut Oncologique de Lisbonne, dans le cadre du projet « Do Texto ao corpo. Interfaces teatro e Medicina (« Du texte au corps. Interfaces théâtre et Médecine » (2015-2019), actuellement poursuivi dans le cadre du Projet « SHARE – Saúde e Humanidades Actuando em Rede (Santé et Humanités Agissant en RÉseau), à l’université de Lisbonne. http://humanidadesmedicas.letras.ulisboa.pt/pt/ share « Il n’est de science que celle de la relation entre les choses »

1 Depuis plusieurs décennies, les études littéraires ont perdu du terrain (y inclus institutionnel) par rapport à des filières culturelles ou techniques, portant sur des réalités concrètes ou sur des domaines émergents, comme c’est le cas des études de genre ou des humanités numériques. Ce constat, qui a nourri nombre de débats sur la crise des humanités (Todorov 2007), sur la valeur artistique de la littérature (Jouve, 2010), sur la dévaluation de l’institution littéraire (Viart et Demanze, 2011), s’est progressivement constitué en défi : si la perte d’une position canonique est indéniable, il semble que la littérature et son enseignement gagne à être réinventée en elle-même, à travers des approches qui entérinent son statut de discipline scientifique, aussi bien qu’à travers les dialogues et partages qu’elle suscite avec d’autres disciplines.

2 Par la souplesse de son objet, la littérature s’avère effectivement apte à embrasser « le champ des possibilités humaines » (Kundera, 1986 :57), selon le mot de Milan Kundera. En évoquant ce phénomène, Roland Barthes énumérait chez Robinson Crusoé les nombreux savoirs qui s’y trouvent brassés : « historique, géographique, social, colonial, technique, botanique, anthropologique… » (Barthes, 1978 : 18). C’est en ce sens qu’il

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 84

convoque le concept de mathesis pour la « discipline littéraire » qui « fait tourner les savoirs. Elle n’en fixe, elle n'en fétichise aucun ; elle leur donne une place indirecte, et cet indirect est précieux. » (ibid.). Mais si les savoirs et leurs spécificités sont effectivement mobilisés par les œuvres littéraires, il reste à mieux cerner cet indirect précieux ; en d’autres termes, ce que peut offrir la méthode littéraire aux différentes disciplines de ces savoirs.

3 J’aimerais dans cet article déplier la mathesis et envisager la lecture, la pratique même de ce que nous appelons la littérature, comme un enjeu majeur pour la formation médicale, surtout lorsque qu’elle implique l’appropriation du texte par la voix, la présence, et l’écoute. L’hypothèse se situe dans le droit fil de la médecine narrative (Narrative Medicine), une approche qui se nourrit justement des études littéraires et fait de la lecture, notamment, un vrai domaine de compétence.

1. Qu’est-ce que la médecine narrative ? origines et fondements

4 La médecine narrative (Narrative Medicine) surgit à la fin des années 1980 au sein des Medical Humanities, un courant de réflexion et de formation médicale qui se développe aux États-Unis depuis la décennie 1970. Il apparaît en Europe au tournant des années 2000, d’abord en Grande Bretagne et en Suisse, puis de manière progressive dans plusieurs pays, notamment au Portugal.

5 Mais alors que les Humanités Médicales en appellent aux différentes disciplines des humanités, des sciences sociales, des arts, de l’histoire de de la médecine, les faisant parfois interagir (Cole, 2015), la médecine narrative propose des méthodes littéraires pour la formation et la pratique médicales. Le but est de renforcer la médecine et les soins de santé de savoirs/faire narratifs permettant de compléter le champ de spécialisation, favorisant ainsi une relation plus compréhensive du patient. Rita Charon en donne la définition suivante : « discipline clinique et intellectuelle mue par la volonté de renforcer les soins de santé de compétences permettant d’accueillir le récit d’autrui – de le reconnaître, l’absorber, et l’interpréter, et d’agir en fonction de son histoire. » (Charon et al., 2017 : 2 je traduis).

6 Les avancées de la biomédecine, associées à l’hyper-spécialisation et à la technoscience ont effectivement bouleversé les notions de rapport, d’expérience et de relation de manière significative. Les signes ne manquent pas qui reflètent un sentiment de malaise, voire d’urgence qui n’existait pas auparavant. « S’il y a un lieu d’humanité, c’est bien l’hôpital. Et s’il y a un lieu d’inhumanité, c’est encore l’hôpital », observe Edgar Morin (Morin : 2011 : 184). À l’opposé d’une médecine de plus en plus scientifique – alors même que l’évolution des maladies chroniques, des maladies infectieuses et des pandémies accroit, justement, le non-savoir et l’incertitude –, de nouvelles interfaces entre médecine et humanités voient le jour pour retisser des liens entre la science et la vie.

7 A la croisée des études narratives et des pratiques cliniques, la médecine narrative a émergé de l’intérieur du champ médical1, comme une réaction vis-à-vis des interprétations normatives des cas « qui minimisent ou élident l’expérience vécue d’une personne atteinte d’une maladie ou d’un handicap » (Charon et al., 2017 : 93, je traduis).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 85

8 La médecine narrative repose sur la notion de récit, inséparable de celles de l’identité, du soi, suite aux travaux de Paul Ricoeur (Ricoeur, 1990) sur lesquels cette approche prend racine. Il s’agit également de reprendre et de développer l’idée de récit comme un acte éthique, s’inspirant des travaux critiques et philosophiques de J. Hillis Miller, de Martha Nussbaum ou de Peter Brooks2. Dans cette perspective, la médecine narrative emprunte également à nombreux penseurs et critiques français - Foucault, Lacan, Merleau-Ponty – dès lors qu’il s’agit de reconnaître « les mystères de la pensée, du corps et de l’esprit » (Charon et al., 2017 : 104), contre toute dichotomie.

9 L’enjeu premier est pédagogique et formatif, empruntant aux humanités une dynamique socio-relationnelle manquante à la formation médicale (Ibid. : 38). Rita Charon (qui a elle-même suivi un double parcours en Médecine et Littérature, avec une thèse sur Henry James en 1999) propose alors des parcours « Littérature et Médecine » ou « Littérature et Société » (Un. Columbia, N.Y). La méthodologie comprend l’analyse textuelle, des exercices guidés de lecture attentive, de discussion et d’écriture créative, utilisant des outils de la critique littéraire et de la narratologie, mais aussi de la phénoménologie. En discutant, par exemple, la perspective de l’histoire lue, les étudiants et/ou futurs médecins ou soignants sont amenés à se décentrer de leur propre point de vue et à envisager celui/ceux des autres lecteurs. Ecrire à partir de l’histoire lue et discutée, favorise à son tour l’introspection, et constitue une technique tout aussi efficace pour encourager la créativité et l’imagination, au croisement entre l’univers du texte et la « vraie vie », favorisant un élargissement des horizons. L’acquisition d’une compétence narrative vise renouer avec la vocation humaniste de la médecine, aujourd’hui réprimée par des guidelines et des modèles très standardisés, à commencer par l’évaluation des connaissances (par QCM) dans les facultés de médecine3.

10 L’enjeu second est éthique, cette élasticité devant avoir des effets non seulement dans en termes d’interaction thérapeutique, mais aussi dans la réponse aux situations cliniques, qui doivent tenir compte d’un patient particulier, au lieu d’adapter des règles approuvées sur le cas.

11 Voyons ce que dit Charon des bases narratologiques de la médecine narrative : Dans la théorie narrative, tout élément peut être distillé dans le temps, les personnages, le narrateur, l’intrigue et les relations qui s’installent entre le narrateur et l’auditeur. Ces caractéristiques correspondent aux caractéristiques narratives de la médecine dont nous faisons l’analyse. Avec ces composants simples, on bâtit des histoires, on les raconte, on les éprouve, on les comprend. La branche des études de lettres appelée narratologie analyse comment les histoires sont bâties, comment elles sont racontées et comment elles sont reçues, afin de mieux saisir leur signification et l’effet profond qu’elles exercent sur nous (Charon, 2015 : 82).

12 Charon propose la « lecture attentive » – inspirée de la Close reading – comme la pratique clé (« signature method », Charon et al., 2017 : 57) de son approche. Le principe est de découvrir le texte comme un objet unique et singulier, ouvert au déchiffrage des signes, à la mise en contexte, au champ des interprétations possibles, autant de moyens déjouant la certitude et l’évidence : La « lecture attentive » est la forme de lecture enseignée aux étudiants en littérature par laquelle le lecteur, en en prenant l’habitude, fait attention non seulement à l’intrigue et aux mots, mais à tous les aspects du dispositif littéraire du texte. (…) S’exercer à lire de près des textes littéraires n’est pas différent de l’entraînement aux lectures de type médical qu’assimilent les professionnels de

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 86

santé (appelé à) faire attention aux différentes caractéristiques d’(une radio de thorax) grâce à la recherche systématique d’aspects spécifiques. (ibid. : 196)

13 Charon propose alors une « grille d’entraînement à la lecture » d’un texte par le biais de laquelle le lecteur – (futur) médecin ou professionnel de santé – examine cinq aspects narratifs du texte : « le cadre, la forme, le temps, l’intrigue et le désir ». L’objectif est d’établir des transferts avec ce qu’elle désigne « les traits narratifs de la médecine » (197) : « temporalité, individualité, causalité/contingence, intersubjectivité et éthique », précisant que cette démarche, devenue un réflexe, appliquera les mêmes outils interprétatifs aussi bien à un roman qu’à un article scientifique, ou à dossier médical. L’idée est d’activer des mécanismes complexes, à l’œuvre dans le processus interprétatif de la lecture, en contexte thérapeutique, où les médecins (et les professionnels de santé) ne se limiteront pas au jeu des questions/réponses mais auront « les capacités de faire attention à ce que les patients leur disent et de représenter ce qu’ils entendent. » (218)

14 Ciblée sur l’application clinique, la démarche veut que cette compétence soit utilisée pour cueillir des éléments du récit du patient, qui sont souvent source d’informations précieuses, notamment dans la phase du diagnostic – comme nous l’illustrerons plus loin. L’écoute est la porte d’entrée indispensable : « Il faut que des cliniciens à l’écoute vigilante arrivent à comprendre couramment les langages du corps et les langages du moi, tout en restant conscients que le corps et le moi ont des secrets l’un pour l’autre, peuvent se tromper l’un sur l’autre et être incompréhensibles l’un à l’autre, s’ils n’ont pas de traducteur compétent et adroit. » (185).

15 L’autre compétence parallèlement développée par le modèle de Rita Charon est l’écriture créative/réflexive écrite ‘à l’ombre du texte’, à partir d’une consigne précise (donner une suite à l’histoire, adopter le point de vue d’un personnage…) ou par la mise en récit d’une expérience. Elle encourage la représentation, qui se veut une mise en écrit de ce qui est entendu ou perçu, le rendant autrement visible à la fois aux yeux de celui qui écrit, et de celui qui lit ou écoute. En termes d’application à la consultation, la représentation peut prendre la forme concrète d’un dossier parallèle (parallel chart), par-delà le dossier clinique conventionnel, mais elle peut aussi prendre d’autre formes, comme la chronique ou le journal. Écrire d’une façon narrative – « une écriture dans le langage non technique » (Charon, 2015 : 250) oblige ainsi « le clinicien à demeurer en présence du patient » (ibid.), et favorise un contact plus fluide avec les questions posées pendant la rencontre clinique, et qui ne peuvent trouver une réponse dans l’espace- temps étroit de cette rencontre. Parce qu’elle « confère une existence plus concrète aux réflexions » (ibid. : 234), l’écriture narrative devra permettre d’absorber plus complètement le vécu des patients et également d’examiner plus explicitement (les) propres parcours des médecins. Il ne s’agit pas de reproduction, précise-t-elle mais d’introspection, résonance intersubjective : « une dimension d’intériorité très puissante – la biologie interne du corps du patient, son état interne émotionnel, et mon propre état interne émotionnel. Il y a de l’intériorité de nous deux » (250-251). Charon l’explique ailleurs en s’appuyant sur le philosophe Nelson Goodman : « la représentation ne se limite pas à copier un objet mais complète la perception de ce même objet. » (Charon, 2016 : 345). Enfin, en tant que processus narratif, l’écriture favorise le développement de capacités relationnelles, qu’elles soient thérapeutiques ou « collégiales », comme le sous-tend la notion d’affiliation, qui complète le trépied conceptuel de la médecine narrative.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 87

16 De ce fait l’attention et la représentation se conjuguent pour créer les conditions qui fondent l’affiliation. Celle-ci présuppose le contact transformateur de l’un avec l’autre » (236) et culmine dans l’action. Où revient le critère de l’efficacité : Je peux faire des choses pour mes patients, comme conséquence de ces actes narratifs accomplis consciencieusement. Je touche mes collègues et les membres de mon équipe méthodiquement, personnellement, et de manière conséquente. (…) Ce qui semblait au départ un heureux effet secondaire de l’entraînement narratif en est le premier avantage : nos actes narratifs partagés nous permettent de nous affilier en dyades de soin efficaces avec le patient et, avec nos collègues, dans des collectifs professionnels cohérents (Charon, 2015 : 253).

17 En mettant l’accent sur l’interaction entre la lecture et l’écriture, en particulier en ce qui concerne des processus complexes comme l’imagination et les émotions, Charon concilie par le même chemin l’attention et la représentation sur la base de la réciprocité : « Pendant qu’une personne prête son attention, l’autre expose sa représentation, et pendant qu’une personne expose sa représentation, une autre prête son attention (…) créant ainsi des spirales entrecroisées au sein du moi et entre le moi et l’autre » (Charon, 2015 : 235). En contexte de consultation, le clinicien écoute attentivement le récit de son patient, (se) représente ce récit sous diverses formes, et s’affilie avec lui, suivant une réciprocité identique à celle des processus narratifs. Au- delà de la démarche clinique, la conséquence d'une telle considération est que le patient est en toute circonstance unique, inclassable, généralisable. Une singularité et non une statistique (Ibid. : 129).

18 Il est intéressant de noter que la question du sujet se posait de manière concomitante en en littérature dans les mêmes dernières décennies du XXe siècle. L’historiographie de tendance positiviste et les approches structuralistes avaient entrainé une sorte d’essentialisation de l’œuvre et de la lecture littéraire elle-même, découplant les phénomènes discursifs et textuels, figeant l’objet dans un certain anonymat de mots et de structures. Parmi d’autres qui ont réfléchit à une sorte d’impasse du littéraire au tournant du XXe siècle, Georges Steiner énonçait l’épilogue du sens (1989) Todorov, évoqué plus haut, le péril de la littérature et des fins de son enseignement, suggérant de réintroduire « les œuvres dans le grand dialogue entre les hommes, engagé dans la nuit des temps et dont chacun d’entre nous, aussi minuscule soit-il, participe encore. » (2007 : 90).

2. « Langage tapissé de peau » (Barthes)

19 Le modèle de Rita Charon, fondé sur des modèles prédéterminés, peut apparaître comme trop rigide, voire formaliste, eu égard à l’activité du lecteur. La prise en compte de l’expérience du lecteur dans l’acte de lire, conçue comme activité intellectuelle (Mallarmé, 1895), désirante (Barthes, 1973), constructive (Stanley Fish, 1980), coopérative (Eco, 1989), inscrite dans le récit (Jouve, 2007), comme altérité (Steiner, 1989) ou comme effet (Iser, 1970) a développé une conception dynamique de la lecture et de son enseignement. Pour Michel Picard, rappelons-le, « le lecteur ne subit pas la lecture, il la produit » (Picard, 1986 : 52) et une telle activité lui permet de s’éprouver en tant que sujet, « en sa propre créativité » (Ibid. : 56). La lecture n’est plus la réalisation d’un exercice, elle devient l’aventure de la vie et celle du texte pour le dire avec Roland Barthes (1973 : 93).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 88

20 On conçoit que la valeur essentielle de la médecine narrative est de rendre le médecin ou soignant attentif et à l’écoute, d’améliorer sa capacité de relation, d’ouvrir la communication à l’invisible qu’elle occulte, l’acte de narration qui circule entre le médecin ou soignant et le patient devant faire valoir le sensible, la subjectivité et l’empathie comme manières d’agir sur le long terme. Le rôle attribué à la littérature dans le défi – présent – de « transformation narrative de la médecine et des soins de santé » (Charon et al, 2017 : 271 et suiv.), invite à explorer de nouvelles directions susceptibles de faire valoir tout son potentiel intellectuel, imaginatif, émotionnel et énonciatif.

21 Si, comme l’a récemment proposé Vincent Jouve, « les récits littéraires en tant que configurations fictives alimentant la réflexion fonctionnent exactement comme des expériences de pensée » (Jouve, 2019 : 127), le pouvoir des œuvres, en termes de formation médicale, peut être d’offrir au lecteur (étudiant ou professionnel de santé) un laboratoire intime où des pensées, des situations et des expressions peuvent être traitées, vécues, sur le mode fictionnel, portées, partagées par la voix. En admettant, (d)’après Baudelaire, que l’imagination est la plus scientifique des facultés4, l’expérience de pensée avec des textes critiques s’avère un moteur réflexif tout aussi pertinent, sinon complémentaire.

22 Sur cette base de principes et d’un travail collaboratif interdisciplinaire, je me suis vouée avec une collègue médecin, spécialiste d’éthique médicale, à construire un ouvrage critique et expérimental sous la forme d’une anthologie commentée, conçue comme un laboratoire virtuel pour la réflexion éthique (Cabral, Mamzer, 2019). La réflexion éthique comme la critique littéraire relèvent effectivement de processus de confrontation complexes dont la démarche repose sur trois polarités fondamentales : l’analyse, la réflexion et la mise en perspective de problèmes, au cas par cas. Destiné en premier lieu aux étudiants et professionnels de santé, l’ouvrage s’offre comme un espace de de réflexion, et d’analyse pour comprendre, traiter (en contexte académique ou hospitalier) et mettre en situation, par des exercices de lecture et/ou de représentation, des situations touchant le corps, l’expérience intime et sociale de la maladie, mais aussi la complexité des relations qui se tissent souvent entre raison scientifique et circonstance clinique.

23 La mise en situation mobilise fortement le corps-langage (Meschonnic, 2005 :30), l’interaction personnelle, voire physique entre le lecteur et le texte gagnant effectivement une dimension plus active, comme pour l’acteur de théâtre5. Nous glissons ainsi, presque insensiblement, de la lecture au théâtre, puisque, sans les apparats conventionnels du théâtre, le jeu de la lecture se transforme en art de la parole et du corps dans l’ici-maintenant de l’expérience. Nous jouons des scènes, et le faisons devant les autres participants, qui sont le public. C’est vers lui que nous dirigeons notre regard, notre voix et nos gestes, c’est lui que nous devons « toucher ». Réciproquement, nous sommes le public quand les autres participants joueront à leur tour.

24 Il y a, pour reprendre une formule à Roland Barthes, une « théâtralité » (Barthes, 1981 [1954] : 258), dans la mesure où le texte devenu spectacle projette le texte littéraire dans « la plénitude de son langage extérieur » vers un destinataire. Cette théâtralité6 est opérante, puisque le but est de susciter une réflexion personnelle et/ou collective, par analogie avec les situations du quotidien médical, ou soignant.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 89

25 L’importance de l’entraînement par l’incarnation est déterminante, en termes de communication. En jouant, en regardant notre public, on entre dans la sphère de l’autre, on est dans la relation par l’énonciation, comme on le verra plus loin en convoquant Benveniste. On comprend combien le rythme, geste, le regard, la posture ne sont jamais neutres, mais porteurs de sens. Par-delà les mots, le corps-langage (où l’on peut considérer également le silence) veut dire quelque chose et traduit des émotions : stress, angoisse, doute, souci. Mais de nouveau, tout cela doit être communiqué. En jouant, on « essaie » simultanément des situations cliniques, et on prend conscience, notamment, de l’importance du langage verbal mais aussi des mots du corps.

26 En contexte de consultation, les dialogues comportent souvent, subrepticement, nombre d’informations pertinentes, ils ouvrent des pistes d’interprétation à explorer pour un diagnostic plus précis. Mais ils restent très souvent non-dits, inter-dits7 ; ils créent pourtant des attentes, des besoins, des désirs énoncés intérieurement, indépendamment de leur expression verbale, sans qu’il y parût. Benveniste (un des auteurs commenté dans la première partie « critique » de l’ouvrage) appelle cette forme de langage intérieur du dialogue intériorisé. Et pourtant, il relève de la communication dans la mesure où il relie discursivement deux voix, même dans l’exemple radical du monologue : Le « monologue » procède bien de l’énonciation. Il doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent ; sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante l’énonciation du moi locuteur... (Benveniste 1974 : 85-86).

3. Lire, dire : une expérience humaine dans le temps

27 Avec la lecture, on peut avoir une perception plus fine de ce phénomène. Nous allons prendre une page d’Émile Verhaeren (issue de la seconde partie de l’anthologie, composée d’une soixantaine d’extraits littéraires), qui (d)écrit une scène silencieuse, troublante, véritable défi à l’appréhension d’un jeu de voix intérieures : Un soir, à Biarritz, montant de la mer vers la place Sainte-Eugénie, para une fenêtre ouverte, je vis, prostrée au lit, une malade : cheveux lâchés, les mains, les maigres mains jeunes sur la blancheur éclairée des draps, tandis qu’une sœur de charité, assise et les yeux compationneux, regardait cette agonie, la fatale, venir – et moi- même j’étais malade alors, à peine convalescent, et une pitié énorme cria de mon cœur vers cette inconnue : condamnée ! je l’espérais du moins. Je l’espérais ! et cet espoir lentement se corroda de méchanceté. Je songeais : c’était parce que je la savais souffrante que cette gratuité et brusque pitié me florissait la haine et, surtout, grâce à l’irrémédiable et indubitable dénouement. Et soudain, j’aurai voulu savoir si autant que moi, elle avait mâché de l’ennui ; l’interroger, l’inquiéter. Avait-elle ballé dans le cauchemar, ardé dans les insomnies ? S’était-elle tailladée de douleurs et d’affres, comme un cœur de Sainte Vierge ? Et ne pourrai-je lui prédire une dernière torture avant le dernier hoquet, celui : les yeux en l’air comme pour rattraper le regard parti ? Et, m’exaspérant, j’aurai voulu ajouter – car peut-être conservait-elle l’indéracinable illusion : « les médecins qui te consolent sont payés pour te consoler, la garde qui te soigne à des mains habituées à ensevelir, la mer que tu regardes, si belle, n’est luisante et verte que de ton naufrage ; les linges d’hôtel que tu emploies et que tu salis, on les brûle, à moins qu’un de ces lignes ne t’ensevelisse – peut-être celui que tu tiens en main. Et tu pourriras loin de tes amis, en cette ville

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 90

hypocritement hospitalière qui tue comme une autre. Allonge-toi donc en l’enraidissement éternel, sur tout futur lit de cadavre, noue les mains avec ton chapelet béni et laisse sur tes prunelles tomber les paupières tombales. » Mais, comme si elle eût compris mon hostilité mentale, la presque morte réfléchit, me regarda doucement, puis se souleva, pris une fleur à un bouquet de roses et la tendit comme un pardon à celui qui passait (Verhaeren, 1997 [1888] : 1045-46).

28 Le statisme et le silence de cette scène – proche d’un tableau et qui n’est pas sans rappeler « La mort dans la chambre du malade » d’Edvard Munch – accueille en son creux une parole particulièrement (paradoxalement) interpelante, dans la mesure où elle radicalise une communication – puisqu’il y a « relation discursive au partenaire » dans les termes de Benveniste » (Benveniste 1974 :85) –, tout en restant parfaitement silencieuse, et sans retour. Ce silence-là est pourtant une adresse, à la fois à l’autre et à soi, puisqu’en s’adressant à l’autre, le personnage parle du sentiment de soi.

29 La rencontre entre les deux regards séparés par la fenêtre – où l’on peut voir à la fois un seuil, espace frontière entre lui et elle, les reliant et les excluant à la fois, et le médium d’un certain voyeurisme d’époque (de la photo et du cinéma) – est ainsi donnée à entendre plutôt que donnée à voir, le processus représentationnel et vocal se jouant dans l’esprit du lecteur, qui la met en scène par le je/u de sa propre parole. Et c’est cette capacité du lecteur à énoncer, à réénoncer, que se trouve toute la richesse de la littérature : jamais un sens déterminé, et toujours une réalisation nouvelle. C’est dans le dire, dans la manière de dire, dans la diversité des incarnations que se vérifie, finalement, le caractère unique du récit. Par la médiation de la voix propre du lecteur – inséparable de son corps physique – le sens gagne un rythme propre, une sensibilité particulière, ne sensibilité personnelle, historique, sociale, culturelle…

30 La lecture du passage peut jouer plusieurs choses devant les yeux du lecteur : C’est la représentation, au sens de la médecine narrative – offrir un reflet de la réalité et faire réfléchir. À la vulnérabilité, en l’occurrence. Mais en le réalisant par sa voix propre et, selon les circonstances, par son corps-langage, c’est davantage qu’une reconnaissance qu’opère le lecteur. C’est faire au texte quelque chose qu’il est indubitablement le seul à faire, de sa propre voix, de son propre corps… C’est dans le défi de faire sien un discours parlé à partir d’une scène mentale et monologale que naît toute la richesse à la fois formative et transformative de l’exercice. Pour transmettre l’agressivité (le cri intérieur, qui est à la fois de l’empathie et de la répulsion), celui qui dit (« l’acteur ») doit traduire, rendre claire cette émotion (ou cette impulsion !) C’est là que le langage est vraiment créateur. C’est ce qui permettra au public de partager, à son tour ce texte, d’entrer en relation avec lui – comme le dit Henri Meschonnic à propos de la traduction8 - moins pour s’identifier aux situations, que pour décentrer sa position, dans un rapport qui est celui de la différence et de l’altérité.

31 La « scène » statique mais à multiples configurations visuelles, mentales, sensitives et émotives, illustre combien la parole est toujours une parole incarnée. L’énonciation particulière, à la fois inclusive et détachée, permet d’envisager l’entrejeu des discours dont procède à chaque instant tout énoncé et nous invite à nous rapprocher encore de Benveniste et de sa conception fondamentale du langage comme expression du sujet – unique et directe d’un ‘je’ à un ‘tu’ avec qui j’entre en relation. Ainsi, l’acte de dire est précisément l’énonciation, « cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste, 1966, II, p. 80). Il précise ainsi que « chaque fois qu’un homme parle […] c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu » (Benveniste, 1974 :74). L’acte de dire est bien un événement unique, procédant d’un je

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 91

énonciateur (c’est pourquoi ’il est inséparable du concept de parole) vers un tu. Il s’agit d’une modalité interne au langage, alors que la langue est un code, à ce titre elle lui reste extérieure. Le langage est alors une expérience humaine unique, par un sujet singulier, inscrite dans le moment historique de l’énonciation, comme il l’observe à partir de l’analyse des personnes verbales : Ainsi, en toute langue et à tout moment, celui qui parle s’approprie je, ce je qui, dans l’inventaire des formes de la langue, n’est qu’une donnée lexicale pareille à une autre, mais qui, mis en action dans le discours, y introduit la présence de la personne sans laquelle il n’est pas de langage possible. Dès que le pronom je apparaît dans un énoncé où il évoque — explicitement ou non — le pronom tu pour s’opposer ensemble à il, une expérience humaine s’instaure à neuf et dévoile l’instrument linguistique qui la fonde. On mesure par-là la distance à la fois infime et immense entre la donnée et sa fonction. […] Que l’un des hommes les prononce, il les assume, et le pronom je, d’élément d’un paradigme, est transmué en une désignation unique et produit, chaque fois, une personne nouvelle. (Benveniste, 67-68)

32 Dans la sphère du discours, le ‘je’ implique un ‘tu’, et ils sont même réversibles (on l’a vu par rapport au monologue) : il lui permet de se réaliser comme sujet, alors que « il » n’existe qu’en dehors de la relation discursive, c’est une « non-personne », toujours selon Benveniste9. La relation discursive de fait est d’une importance capitale dans le cadre de la rencontre thérapeutique, comme on va s’efforcer de le montrer à présent.

33 Le « il » (et le « on »), souvent utilisés dans les consultations10, s’ils permettent en quelque sorte au médecin de se protéger, effacent la dimension énonciative de sujet (expression d’individuation), et empêchent la rencontre entre « je » et « tu »... Un exemple assez éclairant est livré par le médecin John Launer, dans un article intitulé « Dialogue and Diagnosis » publié en 2005 dans la revue QJM – An International Journal of Medicine. Launer y rend compte d’un cas assez exemplaire issu de sa propre expérience clinique. Il suivait alors une patiente d’une trentaine d’années, sans enfants, se plaignant d’une paresthésie persistante, à qui il avait prescrit plusieurs examens spécifiques, et envoyé chez un neurologue, sans jamais s’apercevoir de l’existence traumatique d’une perte de grossesse, une année auparavant. Ce n’est qu’au terme de plusieurs consultations, alors que les symptômes avaient quasiment disparu, et alors qu’ils dialoguèrent de nouveau sur sa maladie, par-delà les informations médicales stricto sensu qu’il put établir le lien entre les fourmillements et la paralysie, et la fausse couche, et parvenir à la thérapie appropriée. Il reconnait alors combien son jugement avait été conditionné par des idées cliniques préétablies, par des dispositifs contraignants. Il en conclut du trait d’union essentiel entre dialogue et diagnostic, le récit « présent » et en présence permettant d’assimiler les données relatées, de les interpréter, de les saisir, enrichissant considérablement le jugement clinique, au détriment de consultations et des examens non nécessaires (Launer, 2005 : 322). Il est des situations plus nombreuses qu’on ne le croit, nous dit John Launer, où le partage et l’échange est la clé d’un meilleur diagnostic, tout simplement parce que donner et recevoir s’échangent réciproquement.

34 Pour autant que le discours soit rapporté à l’histoire, le temps qui informe n’est plus celui du temps chronique, pour parler avec Benveniste, ni enfermé dans les événements, mais celui du présent de l’énonciation, du dire. Il nous fait prendre en compte que « les événements ne sont pas le temps, ils sont dans le temps », comme l’a remarqué Benveniste (1974 : 70). Le temps « chronique » propose des mesures et des divisions uniformes où se logent les événements, mais celles-ci ne coïncident pas avec les

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 92

catégories propres à l’expérience humaine du temps » (ibid. : 73). Le temps est expérience humaine. Le temps de la lecture, le temps du discours oblige les interlocuteurs à être au présent, à être à l’écoute de l’autre. Basculer d’une conception objectivante du temps – quelque chose qui a un début et une fin – à une perception du temps reliée à l’expérience, immergée dans le vécu et la sensation, permet d’opérer une ouverture, une disponibilité à l’autre et de favoriser la sphère discursive de la relation, de la confiance. De ce point de vue, le récit du patient (et son écoute) dépasse la cohérence des événements (qui ont leur importance, bien sûr), mais, au contraire, il est le lieu par excellence du mélange, de la discontinuité, des ambivalences – des pensées, des événements. Alors que la perspective structurale et narratologique contraint à séparer les plans du récit et du discours, ce qui arrive pendant la consultation révèle, au final, que de tels clivages ne sont pas de nature, mais arbitraires, produit d’une délimitation a posteriori. Ce qui rejoint l’observation fondamentale et, risquons le mot, anthropologique de Roland Barthes, à la fin de d’« introduction à l’analyse structurale des récits » (1966) : « ce qui arrive, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée » (Barthes, 1985 : 206).

35 Benveniste nous proposait un autre niveau du temps, qui est le temps linguistique, qui nous permet de placer l’événement « dans le temps de la langue » (ibid.). Et cette dimension de réalisation par la parole est particulièrement pertinent à envisager en contexte de consultation, par la manière propre dont le temps s’articule à celui qui (s)énonce et à celui qui (s’) écoute. Mouvement partagé, prolongé, dialogique et toujours présent : « réinventé chaque fois qu’un homme parle parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu » (ibid : 74). Dans cette mesure, le récit consonne étroitement avec la proposition d’Henri Meschonnic d’« écouter l’histoire qu’on a dans la voix » (Meschonnic, 2005 : 32). Parce qu’une voix est toujours corporelle, l’histoire est toujours unique.

36 La littérature est le seul art qui nous place au plus près du langage, c’est-à-dire la manière unique dont l’homme fait et traduit l’expérience du monde depuis la nuit des temps... Et ce qu’aucun autre art ne fait, à mon sens, ou du moins sans la même acuité c’est qu’elle opère de l’intérieur, engageant notre corps, voix et rythmes propres. Dans cette perspective, c’est le discours qui « réalise » le texte : le projette hors de son périmètre visuel, la voix devenant alors le garant d’une pratique unique, d’un je/u entre les formes et le sens. Elle est relation. Il paraît possible, à partir de là, de postuler que la voix est véhicule d’une intériorité et d’une pensée, renvoyant à un sentir et à un penser – et c’est en cela qu’elle recèle un pouvoir exemplaire : douée de vie propre, et capable d’un dire commun.

37 Il s’ensuit une extension pour la « lecture attentive » de la médecine narrative qui n’est plus seulement une lecture attentive à quelque chose, mais représentative de quelqu’un, reliant intimement l’objet et le sujet, souvent disjoints par des lectures de type immanente. Le dire invite à penser le rapport à la lecture en termes d’altérité, d’expérience et de théâtralité, un rapport dialogique, tissé de présence, de reprises, d’échos et de rappels.

38 L’œuvre d’art et de langage raconte une expérience humaine, dans l’entrelacement de la personne et du temps. C’est là que la pensée de Benveniste nous est précieuse. Le récit

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 93

est alors inséparable d’une vie discursive, du sujet, et du vibrato singulier de chacun. De là, de nombreuses manières (externes et internes) de dire (ou d’entre-dire) des émotions ambiguës, complexes, et, souvent, contradictoires (comme nous le révèle Verhaeren).

39 Dans la littérature qui se donne à écouter et à partager, le langage, que l’écriture, d’une certaine façon, fixe et immobilise est toujours prêt à résonner dans toute sa mouvance, dans toute sa pluralité, dans toute sa liberté première. Le souffle du (des) temps, et le tempo de la parole dans l’ici-présent de la vie. C’est ce que nous montre, in fine, autant que l’expérience, l’application concrète de la lecture.

BIBLIOGRAPHIE

BACQUÉ, Marie-Frédérique (dir.), (2011). Annoncer un cancer. Diagnostic, traitements, rémission, rechute, guérison, abstention. Paris : Springer.

BARTHES, Roland (1985 [1966]). « Introduction à l’analyse structurale des récits » L’Aventure sémiologique. Paris : Seuil.

BARTHES, Roland (1981 [1963]). « Littérature et signification », Essais critiques. Paris : Seuil.

BARTHES, Roland (1973). Le Plaisir du texte. Paris : Seuil.

BARTHES, Roland (1978). Leçon, Paris : Seuil.

BAUDELAIRE, Charles (1971). Correspondance. Paris : Gallimard.

BENVENISTE, Emile (1966 ; 1974). Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines ».

CABRAL, Maria, MAMZER, Marie-France (2019). Médecins, soignants, osons la littérature. Un laboratoire virtuel pour la réflexion éthique. Paris : Sipayat.

CHARON, Rita (2015). Médecine narrative : rendre hommage aux histoires de malades. Paris : Sipayat.

CHARON, Rita, DasGupta, S., Hermann, N., Irvine, C., Marcus, E., Rivera Colón, E., Spencer, D., Spiegel, M. (2017). The Principles and Practice of Narrative Medicine. New York: Oxford University Press.

CHARON, Rita, Nellie Hermann, Michael Devlin (2016). “Close Reading and Creative Writing in Clinical Education: Teaching Attention, Representation, and Affiliation.” Academic Medicine, 91. 3: 345-350.

COLE, Thomas R., et al. (2015). Medical Humanities: an introduction. New York, Cambridge University Press.

FISH, Stanley, (2007). Quand lire, c’est faire. L’Autorité des communautés interprétatives. Paris : Les Prairies ordinaires.

JOUVE, Vincent (2007). Poétique du roman. Paris : Armand Colin.

JOUVE, Vincent (2019). Pouvoirs de la fiction. Pourquoi aime-t-on les histoires ? Paris: Armand Colin.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 94

LAUNER, John (2005). “Dialogue and Diagnosis,” In QJM – An International Journal of Medicine, vol. 98, 4, (Ap. 2005): 321-322.

MALLARMÉ, Stéphane (2003). « La Musique et les lettres » (1895), Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « La Pléiade », t. 2

MESCHONNIC, Henri (1999). Poétique du traduire. Lagrasse : Verdier.

MESCHONNIC, Henri (2005). « Embibler la voix », Le Français Aujourd’hui, 3/2005 (nº 150)

MORIN, Edgar (2011). La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Paris : Fayard.

STEINER, Georges (1989). Réelles Présences. Les arts du sens. Paris : Gallimard, « Folio essais ».

PAVIS, Patrick (2007). Vers Une Théorie de la pratique théâtrale : voix et images de la scène. Lille : Presses Universitaires du Septentrion,

PICARD, Michel (1986). La Lecture comme jeu. Paris : Minuit.

RICOEUR, Paul (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, « Points ».

TODOROV, Tzvetan (2007). La Littérature en péril. Paris : Flammarion.

VERHAEREN, Émile (1997). “Strophes en prose” (Société Nouvelle, 1888), Impressions, Première série, in La Belgique fin de siècle Romans. Nouvelles. Théâtre, (Lemonnier, Eekoud, Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren, Van Lerberghe). Bruxelles : Complexe.

VIALA, Alain (dir.) (2009). Le Théâtre en France. Paris : P.U.F.

NOTES

1. Il faut replacer cette approche dans le contexte des bouleversements du système de soins de santé aux Etats-Unis dans les années 1980, marqués, comme le note Charon, par « l’intrusion de la logique de marché » (Charon, 2015 :16). 2. Notamment J. Hillis Miller (1987), The Ethics of Reading (New York, Columbia University Press), Martha Nussbaum (1990) Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, (Oxford University Press, trad. franç : La Connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, Paris, Editions du Cerf, « Passages », 2010); Peter Brooks (1984), Reading for the Plot: Design and Intention in Narrative (Oxford: Clarendon). 3. La nouvelle réforme des études de santé en France (votée en décembre 2019), postule des interfaces avec les sciences sociales et les humanités (arts, lettres et langues), ce qui pose des défis particuliers sur le plan théorique et méthodologique. 4. Lettre du 21 janvier 1856 à Alfred Toussenel « Il y a bientôt longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu'il est l'intelligence par excellence, et que l’imagination est la plus scientifique de toutes les facultés parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle ou ce qu’une faculté mystique appelle la correspondance. » (Baudelaire, 1971 : 36). 5. Je pense ici à la définition de théâtre d’Alain Viala, comme « fiction active » et « langage multiple » : « La force particulière de la fiction théâtrale, vient de ce que, comme spectacle, le théâtre est un langage multiple » (Viala : 2009 : 9 et 11). 6. Patrick Pavis souligne également la dimension scénique impliquée par cette notion, qui la distingue de la littérarité. (Pavis, 2007). 7. On peut donner comme exemple la scène d’ouverture de la pièce Wit (1999) de Margaret Edson (adaptée au cinéma par Mike Nichols en 2001), au moment précis de l’annonce du diagnostic du cancer par l’oncologue à Vivian, la protagoniste avec, en arrière-fond un dialogue imprégné de

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 95

non-dits et d’ambivalence, jusque dans le sens immédiat des mots (scène traduite, reprise et commentée dans Cabral, Mamzer, 2019 : 190-193). 8. On peut rappeler avec profit la formulation exacte : « La traduction est cette activité toute de relation qui permet mieux qu’aucune autre, puisque son lieu n’est pas un terme mais la relation elle-même, de reconnaître une altérité dans une identité. (Meschonnic, 1999 :191). 9. « …hors du discours effectif, le pronom n’est qu’une forme vide » souligne-t-il plus loin. (1974 : 66) 10. C’est le cas notamment dans les consultations d’annonce de maladies graves. Voir à ce propos Marie-Frédérique Bacqué (2011).

RÉSUMÉS

Cet article s’atache à une discussion sur les atouts et enjeux mais aussi les extensions possibles du domaine émergeant de la Médecine narrative, dont la méthode d’approche est fondée sur les études littéraires et des outils narratifs de lecture et écriture pour la formation médicale. Partant d’une brève présentation des principes et pratiques de la médecine narrative, l’étude vise à élargir son champ d’action aux en/jeux discursifs et corporels du processus de lecture. À partir des contributions théoriques sur la discursivité (Benveniste, Meschonnic), la théorie de la lecture (Picard, Jouve) et la théâtralité (Barthes, Pavis), nous traiterons deux exemples susceptibles d’illustrer la démarche, et d’éclairer sa convergence avec l’éthique médicale.

This paper is devoted to a discussion of the merits and the possible extensions of the emerging movement of Narrative Medicine, an interdisciplinary field methodologically grounded in literary and narrative studies and tools of reading and writing for medical education. Starting from a brief presentation of the principles and practices of Narrative Medicine, the article aims to extend the focus on discursive aspects and embodiment in the process of reading. From diverse sources on discursivity and theory of reading, we will explore two examples that combines literary reading, theatre foundations and major ethical issues in Medicine.

INDEX

Keywords : narrative medicine, Close reading, body-language reciprocity, discursivity, theatrality Mots-clés : médecine narrative , lecture attentive , corps-langage , discursivité , théâtralité

AUTEUR

MARIA DE JESUS CABRAL Universidade de Lisboa mjcabral[at]campus.ul.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 96

Giono : La Guerre, la Paix, L’Epidémie

Luis Carlos Pimenta Gonçalves

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article reprend partiellement une communication sur les « Analogies et métaphores de l’épidémie chez Camus et Giono » lors du Colloque APEF « Albert Camus : cinquante ans plus tard », qui s’est tenu à la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne, le 1-2 octobre 2010, ainsi qu’une étude sur « La Grande Guerre à l’épreuve des textes et récits de Jean Giono », publiée par Danièle Henky. 14/18 Dramatisation du récit de guerre. 2018. . Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. Ce soir est la fin d’un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L’air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque. Jean Giono, Refus d’obéissance (1934)

1 Dans les années 1980, alors jeune professeur à l’Alliance française de Beja, au sud du Portugal, figurait au programme du Diplôme Supérieur de Langue Française de l’Alliance française de Paris, un roman de Jean Giono, Le Hussard sur le toit. Ce fut la rencontre avec un auteur que je ne connaissais jusqu’alors qu’à travers les adaptations cinématographiques de Marcel Pagnol, fortement contestées par Giono, Regain1 à partir du roman éponyme et La Femme du boulanger2 tiré d’un épisode de Jean le Bleu.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 97

2 Lecteurs et critiques ont longtemps voulu voir deux manières, deux styles, deux regards sur l’existence dans l’œuvre de Jean Giono3. Il y aurait, d’une part, une œuvre lumineuse, solaire, éminemment lyrique, orphique, panique sur les forces de la nature, la simplicité et la générosité d’hommes attachés à la terre vivant des « Vraies richesses » et, d’autre part, une autre œuvre, sombre, cruelle parfois où le meurtre devient alors le divertissement suprême, marquée par le pessimisme et le désabusement. Pour expliquer cette supposée césure entre ces deux façons d’écrire, il y la Seconde Guerre mondiale d’où Giono est sorti meurtri pour avoir été emprisonné pour pacifisme avant le conflit et accusé de collaboration après la Libération avant d’être libéré sans être inculpé4. Or, cette division en deux temps de l’œuvre romanesque de l’écrivain de Manosque est extrêmement simplificatrice, car c’est méconnaître ses quatre décennies de production littéraire de Naissance de l’Odyssée, achevé en 1927, à L’Iris de Suse, publié l’année de sa mort en 1970. Or, le caractère sombre nom exempt de cruauté et de rudesse commence tôt chez un auteur profondément bouleversé par la Première Guerre mondiale comme toute sa génération où il a perdu son ami intime Louis David en 1915, condisciple au collège de Manosque qui partageait ses « idées artistiques » (Giono, 1972 : 1222) et ses aspirations.

3 Dans Refus d’obéissance, il déclare porter la marque de la guerre. C’est de cette marque inscrite, tout d’abord, dans sa correspondance de conscrit de la classe 1915, dans ses écrits pacifistes des années 1930, qui espéraient pouvoir contribuer à éviter un nouveau conflit dévastateur, dans ses romans comme Le Grand troupeau, qui se passe pendant la guerre de 14-18, dans Le Hussard sur le toit où la guerre surgit métaphoriquement en filigrane dans un récit qui parle d’une épidémie de choléra morbus dans la Provence de 1838, dont il sera question dans cette étude.

La guerre vue des tranchées

4 La publication de l’ensemble de la correspondance entre 1915 et 1919 de Jean Giono à ses parents5 permet de suivre son périple de soldat. La vision qu’il donne des combats est volontairement édulcorée et apaisante, elle est, de ce fait, bien plus anecdotique qu’épique. Les quelque cinq cents lettres conservées constituent un témoignage parmi tant d’autres de la Grande Guerre et permettent de découvrir un écrivain en devenir que l’épreuve a contribué à forger. À ce propos, Jacques Mény, dans sa « Présentation » du volume de la correspondance, estime que le lecteur est ici en présence d’un « récit de formation » (Giono, 2015 : 6). L’objectif étant de rassurer les destinataires de ses lettres, Giono recourt fréquemment à des euphémismes. Il emploie humour désinvolte, persiflage et ironie, figures de style que nous retrouverons plus tard sous la plume de l’écrivain.

5 Ainsi, les longues marches forcées qui le mènent sur les lieux des combats sont interprétées comme formatrices : « les voyages forment la jeunesse et j’en retirerai des bénéfices considérables » (Giono, 2015 : 7). De fait, son œuvre future est d’une certaine façon à mettre au compte d’un de ces « bénéfices ». Jacques Mény montre aussi que la découverte de la guerre par Giono est graduelle et non brutale comme on l’a d’abord cru. En effet, « Le jour même où Giono a rejoint les unités combattantes du 140e RI, le régiment vient d’être mis en repos pour trois semaines à Lavallée, petit village situé à quarante-cinq kilomètres au sud du front » (Giono, 2015 : 14). La première année de guerre nourrit encore l’espoir, partagé par beaucoup de soldats sur le front et l’opinion

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 98

publique à l’arrière, que la fin des combats est proche comme il l’affirme à ses parents le 15 mars 1915 : « La guerre sera bientôt finie, c’est un des derniers coups ». En est-il vraiment convaincu ou s’agit-il de cette stratégie qui vise à délivrer les siens de l’inquiétude ? C’est, en tout cas, ce que laisse entendre un peu plus loin ses paroles : « écrivez-moi que vous ne vous faites pas du mauvais sang sur mon compte. Figurez- vous que ma vie se passe à rire, à lire et jamais à être malheureux. » (Giono, 2015 : 55). Le jeune Giono insiste dans ses lettres à sa famille pendant les deux premières années de guerre sur ses espoirs d’être promu caporal puis d’arriver au grade de sous- lieutenant. Il évoque les exercices militaires et le temps libre dont il profite et qui lui permet de découvrir la région où il est cantonné. En 1916, les lettres se poursuivent avec la même teneur et sur le même ton. Le jeune conscrit ne semble être parti que pour réaliser un voyage d’agrément et de découverte. La vie semble bucolique et les parents de Giono doivent malgré tout être surpris d’apprendre que leur enfant passe une partie de son temps à cueillir des fraises dans les bois : « C’est tout à fait villégiature » précise-t-il (Giono, 2015 : 122). Si son objectif premier n’était de dresser une fresque édulcorée et rassurante de la guerre, on pourrait le croire naïf tant il abuse d’appréciations lénifiantes. Il répète ainsi : « c’était très intéressant » (Giono, 2015 : 123) quand il assiste, par exemple, à un combat aérien. Il déclare : « on est très bien » (Giono, 2015 : 127) alors qu’il se trouve en fait alité pour « courbature fébrile et anémie » comme il l’explique à ses parents le 28 juin 1916. Revenant sur son état de santé le jour suivant, il mentionne le transport en ambulance « confortablement couchés dans des automobiles américaines (…) On avait tout de Rothschild ». Dans le train les malades et blessés sont couchés « comme des guerriers antiques sur des boucliers » (Giono, 2015 : 127). Par ses comparaisons, l’écrivain relativise ses souffrances et manifeste également son goût déjà prononcé pour l’affabulation qui nourrira sa création future. Même si ces lettres n’ont rien de la correspondance d’un écrivain – qu’il n’est pas encore – on pressent en lisant un style qui recourt aux formules lapidaires et un imaginaire qui fictionne le réel, que nous sommes en présence d’un auteur en gestation.

6 La guerre elle-même est dévalorisée. Le pire ennemi du soldat dans les tranchées n’est pas l’Allemand que l’on combat, mais la multitude de parasites, d’insectes et de rongeurs. En faisant usage d’hyperboles, il esquisse un tableau où la réalité la plus repoussante devient pittoresque. Les poux sont « gros comme des petits chiens » (Giono, 2015 : 139), les rats « gros comme des petits lapins » (Giono, 2015 : 156) ou encore les moustiques « gros comme des éléphants et épais comme des nuages » (Giono, 2015 : 230). Quand il lui arrive de faire part d’une nouvelle inquiétante, il ne peut s’empêcher d’en tirer une conséquence positive. Par exemple, le 23 août 1916, il annonce que « le régiment est décimé » (Giono, 2015 : 145) et précise aussitôt : « de longtemps nous ne pourrons plus rien faire. Nous voilà tranquilles ». Giono insiste sur la fin des périls toute proche quand son régiment s’éloigne de la zone du front : « Ne vous faites pas du mauvais sang. Ici on ne dirait plus qu’on est en guerre » (Giono, 2015 : 147-148). Même quand des obus tombent, la feinte insouciance du soldat continue de se manifester, car, écrit-il : « c’est de la ‘Kamelote’« (Giono, 2015 : 162). Un obus allemand récupéré et détourné de sa fonction première trouve un usage bien plus pacifique et devient pour sa « petite maman un magnifique et paisible pot à fleurs » (Giono, 2015 : 170)6.

7 Dans le quotidien du poilu la place de la lecture de livres ou de journaux est essentielle pour chasser l’ennui et encore plus pour le futur écrivain qui réclame à ses parents

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 99

l’envoi de livres et raconte avec délectation l’existence d’une bibliothèque dans les environs. Chaque réception de colis de victuailles partagé entre soldats est considérée comme un moment de festivité en temps de guerre. Giono raconte ainsi qu’avec ses camarades, il a fait la « bombe » à diverses reprises, ou une « grande nouba » (Giono, 2015 : 173), ou encore, « Cette nuit, il y aura encore bamboula » (Giono, 2015 : 175). Giono, comme pour attester de sa bonne humeur et de son excellent moral, se risque même à faire des calembours en annonçant une permission : « J’espère vous trouver en bonne santé (…) et alors ce sera la bombe. Ici en fait de bombes, ça se pose un peu là, c’est du 210 » (Giono, 2015 : 224). L’optimisme du futur romancier est ainsi constant dans sa correspondance, il fait d’ailleurs allusion à Candide, dans une lettre du 27 mai 1918, en dédramatisant des nouvelles du front qui ont pu parvenir à sa famille : « Tout va bien après une petite échauffourée. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme disait ou contredisait Voltaire. » (Giono, 2015 : 287).

8 Le récit qu’il fait de la guerre auprès des siens se retrouve dans un texte publié en 1961, Le Grand théâtre7. Il raconte avoir décrit brièvement pour son père, Jean-Antoine Giono, son expérience de la guerre lors d’une permission. Il le fait tout d’abord avec les précautions d’usage adoptées dans les lettres à sa famille qui visent à dédramatiser les risques et les souffrances encourus, puis en essayant de moins travestir le vécu et le ressenti. (…) je lui décrivis avec beaucoup de détails notre vie dans la boue, nos sommeils souterrains, notre peur des espaces vides, notre besoin d’encoignures et de cachettes, l’étrange sensation quand nous nous tenions debout, l’éclatement des obus et ce sifflement précurseur qui nous aplatissait sur le sol. Je décrivais avec encore un peu plus de complaisance mon expérience de Verdun, mais en me bornant toutefois à parler des transformations constantes du paysage, du ciel, des lumières, des flammes, du bruit, des aveuglements, des assourdissements, de cette mise en pétrin et de ce brassage de terre et d’hommes, de cette absence totale de réalité qui en résultait. (Giono, 1974 : 1087).

Le pacifisme de l’entre-deux-guerres

9 À la seule lecture de sa correspondance avec sa famille où Giono inclut à diverses reprises, surtout à partir de 1917, des appréciations aux accents patriotiques sur la défaite et la mort de « Boches », on peut douter d’un réel pacifisme précoce chez l’écrivain provençal, tel que l’envisage généralement la critique. Pierre Citron présente ainsi Giono comme un « pacifiste viscéral depuis 1914 » (Citron, 1985 : 25). L’éditeur de Récits et essais de Jean Giono, volume publié dans la Bibliothèque de la Pléiade, nuance toutefois dans ce même texte son propos, car en « fabulateur viscéral » que le réel dérange, l’écrivain de Manosque recompose la réalité aussi bien dans ses œuvres de fictions que dans ses essais et dans son journal. Ainsi, le soldat de 2e classe Jean Giono se présente volontiers comme le seul rescapé de la 6e compagnie du 140 e R.I avec son capitaine, comme l’indique d’ailleurs son article pacifiste de 1934 : « Je ne veux pas oublier », publié dans le numéro spécial de la revue Europe consacré à « 1914-1918 ». Pourtant, selon Pierre Citron qui a consulté le Journal des Marches et Opérations du régiment conservé aux archives de l’armée de terre, les pertes n’auraient pas été aussi effroyables. La compagnie où sert Giono a été bien plus épargnée que d’autres, car son commandant, le capitaine Vidon8, a voulu préserver le plus possible la vie des soldats qui servaient sous ses ordres. Ce qui fait dire à sa veuve écrivant à Giono le 14 septembre 1935 : « heureusement, Monsieur, vous ne restez pas seul survivant de la

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 100

sixième du 140 (…) que de fois j’ai vu rentrer mon mari joyeux d’avoir rencontré un des anciens de sa ‘belle sixième’« (Citron, 1985 : 34). Dans cette recomposition du réel entre en ligne de compte un enjeu capital pour lui qui est de dénoncer, non seulement la guerre de 14-18, mais également le réveil des discours patriotiques et militaristes.

10 À la fin des années trente, son engagement pacifiste qui prône le désarmement immédiat de la France le conduit à rédiger un vigoureux pamphlet intitulé Précisions à partir de diverses interventions publiques et écrits de l’écrivain. Avant sa publication le 4 janvier 1939 pour les éditions Grasset, de larges extraits étaient déjà parus dans l’hebdomadaire pacifiste La Patrie humaine. Dans une adresse au président du conseil Édouard Daladier, il se décrit comme un des survivants des mutineries des soldats sur le front en 1917. C’est un ancien soldat qui vous parle et cette gravité, monsieur le président, c’est la deuxième fois que je la vois sur des visages de soldats. La première fois je l’ai vue sur les visages de soldats de 1917. (…) J’ai fait partie des mutinés de cette époque, humblement. Je sais ce que c’est d’être aligné devant un adjudant qui compte : « 1, 2, 3, 4, le 4 sortez », et ainsi de suite, et tous les « nº 4 » sont fusillés le lendemain à l’aube, sans jugement. (Giono, 1989 : 609).

11 Or, rien ne vient corroborer cette affirmation et il s’agit plutôt d’une réécriture de l’histoire à vocation pamphlétaire dont le but est de convaincre l’opinion publique. Pour Pierre Citron, Giono « s’invente un passé de mutin de 1917 » (Citron, 1985 : 35) et donne comme preuve le fait que ce passé de révolté n’est revendiqué que tardivement auprès de sa famille, entre 1935 et 1939. Par ailleurs, s’il avait été véritablement témoin de ces exécutions, les mutineries ne seraient sûrement pas absentes de son roman Le Grand troupeau. Finalement, dernière preuve et non des moindres, le 140e Régiment d’Infanterie Alpine auquel est affecté Giono n’a pas connu de révoltes comme d’autres unités si l’on en croit le rédacteur du Journal des Marches et Opérations : « Au moment où l’armée française traverse une crise terrible, le régiment ne ‘flanche’ cependant pas et chacun sait rester digne et discipliné. » (Giono, 2015 : 30). La modification de données biographiques n’est pas uniquement due à l’imagination fertile de Giono ou à son désir de convaincre par ses pamphlets, mais découle également de la volonté de rechercher le sens profond des événements au-delà de la simple expérience personnelle. À ce titre, Katia Thomas Montésinos constate, dans un article sur « Jean Giono et la guerre de 14-18 : une expérience tragique et féconde », que, contrairement à ce que l’écrivain a affirmé dans « Je ne veux pas oublier » et dans Recherche de la pureté, il n’a pas participé en février-mars 1915 à l’assaut des Éparges puisqu’il était encore loin du front. Il a certes combattu avec son unité dans ce secteur, mais seulement en août 1916. Cette bataille s’inscrit dans un continuum mythifié d’épisodes guerriers, qui plongent dans la nuit des temps, et subliment une « absence » de réel ou plutôt d’un réel horrifique indescriptible.

12 Dans le numéro de juillet 1935 du journal d’, Le Monde, Giono réaffirme son pacifisme dans un texte intitulé « Certitude ». Si j’ai obéi la première fois, j’avais des excuses. Si j’obéissais à l’ordre d’une nouvelle guerre – n’importe laquelle – je serais à jamais déshonoré devant les générations futures, devant l’enchaînement de la vie dans le monde, devant ce qui existe, et devant ce qui, en moi-même, est immortel.9

13 La même année, dans Que ma joie demeure, l’écrivain propose une vision de la vie qui passe par la redécouverte du travail de la terre et du bonheur simple qui en découle et qui mène, selon une expression utilisée dans un avant-propos manuscrit, à

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 101

« l’établissement de la joie ». Ce roman puis l’essai Les Vraies Richesses, publié en 1936, faisant un appel à un retour à la nature que l’on pourrait considérer comme étant une sorte d’écologie avant l’heure, vont amener à Manosque des groupes d’admirateurs. Le nombre est tel que Giono décide de les emmener en excursion sur la montagne de Lure en Haute-Provence. C’est lors d’une « promenade » à pied de quinze kilomètres, le 1er septembre 1935 (Giono, 1989 : 147), entre Manosque et le hameau du Contadour d’un groupe de plusieurs dizaines de personnes sur les lieux qui ont inspiré Giono que va naître ce qui deviendra de façon plus au moins informelle jusqu’en 1939 les Rencontres du Contadour10. Il y aura en tout sept rencontres dont les thèmes de discussion alimenteront les huit numéros des Cahiers du Contadour, entre juillet 1936 et février 1939, où figureront des inédits et des textes de Giono, ainsi que d’autres auteurs. À partir du numéro double III-IV, du 25 septembre 1937, prédomineront les articles et sujets sur la paix et sur le pacifisme. L’écrivain Pierre Magnan (1922-2012), le plus jeune des Contadouriens, a quinze ans quand il débarque au Contadour en septembre 1937. Dans son livre de mémoires et d’amical hommage, Pour saluer Giono, il raconte les veillées où le romancier lit « Le vin qu’ils ont bu à l’aube » de Batailles dans la montagne qui vient de paraître. Magnan évoque également lors de ce séjour les conversations du groupe autour de l’attitude à adopter en cas de guerre : « renvoyer son fascicule de mobilisation, résister aux gendarmes, faire un fort Chabrol de la paix, se laisser fusiller sur place et pour les femmes se coucher sur les rails dans les gares. » (Magnan, 2002 : 54). On attend de Giono qu’il indique les consignes à suivre, ce qu’il se refuse à faire comme le soulignent le mémorialiste et ceux qui ont participé à ces discussions. Pour l’auteur de Jean le Bleu, « chacun devait agir selon sa propre conscience » (Heller- Goldensberg, 1972 : 152). Dans Les Cahiers du Contadour III-IV, l’écrivain donne un semblant de réponse jouant sur la provocation qui lui vaut alors bien des inimités et bien des déboires au sortir de la guerre : « Refuser d’obéir à la guerre. Que peut-il nous arriver de pire si l’Allemagne envahit la France ? Devenir Allemands ? Pour ma part, j’aime mieux être Allemand vivant que Français mort. »

Fictionner l’expérience de la guerre

14 Contrairement à d’autres écrivains qui, rentrés du front, livrent aussitôt leur vision terrifiante de la guerre - tel Henri Barbusse avec le Feu, Journal d’une escouade, paru en 1916 – Léon Werth avec cet autre réquisitoire contre la guerre qu’est Clavel soldat, publié à la sortie de la guerre en 191911 ou encore Roland Dorgelès qui obtient la même année le Prix Femina pour Les Croix de bois, témoignage et pamphlet contre le militarisme, Giono attend bien plus longtemps avant de décrire un conflit qui a marqué profondément toute une génération. Le romancier de Manosque diffère l’écriture de ses années de guerre comme s’il fallait tout d’abord purger sa mémoire de souvenirs extrêmement violents accumulés pendant plus de deux années sur le front. Finalement, il trouve le moyen de le faire par le biais de la fiction. C’est d’abord le cas avec « Ivan Ivanovitch Kossiakoff », nouvelle écrite en 1925, bien qu’elle soit incorrectement datée de 1920, qui intègre le recueil de Solitude de la pitié12. Jean Giono y raconte une histoire inspirée d’un fait réel, celle d’un soldat russe fusillé pour mutinerie avec lequel Giono - qui est aussi le narrateur du récit - s’était lié d’amitié. Mais c’est surtout dans Le Grand Troupeau, en 1931, qu’il trouve le moyen d’exprimer l’indicible dans un roman. Il lui aura fallu treize ans pour décrire les peurs et les angoisses qu’il a vécues. La découverte de l’effroi de la guerre par un des personnages est d’abord éminemment sensorielle et

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 102

empreinte de la cruauté que l’on va retrouver dans les œuvres de maturité de l’auteur13. Au fond d’un trou à vingt mètres d’une mitrailleuse allemande le personnage se sent épié. Il sentit comme une présence derrière lui. On le regardait. Il se retourna : c’était, sur l’autre bord du trou, un homme couché et qui avait la figure toute noire ; sa cervelle coulait par une large blessure en coin. Il ne regardait pas ; c’était un petit morceau rond et blanc de cette cervelle qui faisait le regard parce qu’il était collé sur ce noir de l’œil, sur l’œil pourri et plein de boue.14

15 Cette fiction, au même titre que les écrits pacifistes de Giono, a en quelque sorte une valeur prophylactique à l’approche des périls qui vont déboucher sur la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple acte de propagande écrit dans l’urgence. Le roman est extrêmement travaillé comme l’attestent ses brouillons dont le résultat final est expurgé de nombreux passages pour garder un certain équilibre de composition. Il se structure en trois parties dont les titres de certains chapitres sont autant d’allusions directes à L’Apocalypse15. Quatre des chapitres éliminés ou profondément remaniés dans la version définitive sont publiés plus tard dans son pamphlet de 1937, Refus d’obéissance : « Montée à Verdun », « Veille d’attaque à Saint- Quentin », « Quiconque donc me trouvera me tuera ! », « Bataille du Kemmel ». Ce dernier chapitre est une version moins travaillée, mais plus développée de l’avant- dernier chapitre qui reprend le titre du roman : « Le Grand troupeau ». On y retrouve les mêmes descriptions, les mêmes personnages et dialogues, mais agencés de façon différente. Ainsi, dans le chapitre inédit « bataille du Kemmel », l’osmose entre les hommes et les lieux qu’ils traversent est rendue par une métaphore anthropomorphique : « Un village là-devant avec des maisons qui perdent leurs tripes de matelas et l’os brisé des meubles » (Giono, 1989 : 309) qui devient de façon plus épurée dans la version finale du roman : « devant un gros village étripé et qui perd ses boyaux dans les champs » (Giono, 1971 : 705). Ailleurs, une comparaison qui introduit un élément dérisoire en déshumanisant des combattants : « Deux soldats anglais courent, penchés, les bras pendant comme des gros singes » (Giono, 1989 : 310) devient plus sobrement : « Deux soldats anglais courent, les bras pendants » (Giono, 1971 : 706).

16 Dans les œuvres de maturité de l’écrivain sont également décelables les traces des deux guerres mondiales, parfois de façon diffuse sous forme de simple réminiscence ou d’analogie. En 1938, dans Les Cahiers du Contadour V, daté du 23 mai, Giono établissait dans un texte non signé une équivalence entre épidémie et guerre. Dès qu'un choléra, une peste, une guerre de cent ans s'abat sur l'humanité, on voit se créer au milieu des tourbillons du malheur des sociétés d'honnêtes gens, sourds aux mots d'ordre, dédaigneux des habituels remèdes, qui continuent obstinément à chercher leur joie.

17 Ce parallélisme entre choléra et guerre, nous le retrouverons dans Le Hussard sur le toit, car Giono est fasciné par des phénomènes naturels ou provoqués par l’homme qui risquent de l’anéantir, le dépassent, lui révèlent ses grandeurs et ses misères. De ce fait, Pierre Citron dans sa notice pour la Bibliothèque de la Pléiade observe l’importance de l’expérience de la guerre dans l’écriture de trois œuvres majeures du romancier. Le souvenir du drame horrible de la guerre de 1914-1919 avait nourri Le Grand Troupeau. Le pressentiment de la guerre de 1939-1945 avait peut-être été l’une des origines de Batailles dans la montagne. Il est difficile de ne pas voir aussi dans ces deux guerres une des sources essentielles du Hussard sur le toit. (Citron, 1977 : 1307).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 103

18 Au demeurant, n’oublions pas que le jeune Giono est contemporain de deux catastrophes qui s’interpénètrent : le premier conflit mondial et l’épidémie de la grippe espagnole qui en faisant des dizaines de millions de victimes, entre 1918 et 1919, a été plus meurtrière que la guerre qui s’achevait. Cette maladie par sa dévastation persiste dans la mémoire collective au même titre que les grandes épidémies de peste et de choléra des siècles précédents. Il n’est pas entièrement anodin, bien que Giono refuse de l’admettre, que le choléra constitue une allégorie de la guerre dans Le Hussard et que les deux finissent par se mélanger dans le récit. Après tout le personnage central, Angelo, est hussard, les villages infestés que traverse le héros sont dans un véritable état de siège avec des hommes en armes. Tout cela finit par constituer une isotopie sémantique commune. Pourtant, aucun commentaire et déclaration de Giono ne viennent étayer l’hypothèse qu’il faille directement établir un lien entre une épidémie qui se déroule en 1838 sous la monarchie de juillet et la guerre au vingtième siècle, et, a fortiori, à des épisodes de l’occupation et de la résistance. Dans un texte accompagnant en 1956 l’édition du Hussard sur le toit pour Le Club du Meilleur livre, Giono parle de son grand-père piémontais, carbonaro, camarade du père de Zola, qui l’aurait inspiré dans la composition du personnage du Hussard, Angelo. Il ajoute à propos de l’épidémie : « Quant au choléra (qui pourrait passer pour symbolique ; cela s'est déjà vu), il a vraiment existé à cette époque, et aussi violent que je l'ai fait. » (Giono, 1977 : 1183)16 L’incise qui renvoie aux textes parlant de l’épidémie et peut-être également à La Peste de Camus, qu’il ne pouvait ignorer, ne récuse pas d’emblée l’interprétation analogique qu’il laisse aux exégètes en suspens.

19 Thomas-Montésinos dans l’article déjà cité fait un rapprochement biographique qui peut sembler hasardeux, mais qui demeure séduisant. Elle rappelle que l’écrivain, jeune mobilisé en 1916, a été affecté à un secteur surnommé Berry-Choléra et que la dysenterie que connaissent alors les soldats ressemble assez aux symptômes du choléra décrits par Giono dans son roman Le Hussard sur le toit. De même, dans le roman Le Grand troupeau les terribles descriptions de la guerre de 14-18 avec ses mourants et ses cadavres dévorés par les rats ressemblent étrangement aux victimes de l’épidémie, abandonnées dans les maisons et sur les routes de la Provence du Hussard. Au-delà de cette anecdote biographique qui se déroule pendant la Grande Guerre, le lecteur attentif pourra déceler dans le Hussard certains indices textuels qui renvoient de façon allusive à l’atmosphère que l’on pouvait vivre à la fin des années trente et pendant la Seconde Guerre. Le roman de Giono commence par la description d’Angelo et par les événements annonciateurs de l’épidémie de choléra qui ressemblent par leurs descriptions chronologiques à des procès-verbaux de gendarmerie. Ainsi au chapitre I, nous découvrons « Un médecin juif, alerté par un rabbin, surtout inquiet de pureté, vint examiner trois cadavres culbutés juste sur le seuil de la petite porte de la synagogue » (Giono, 1977 : 253). Trois pages plus loin, ce praticien, craignant la contagion, enjoint à sa famille de partir. C’était aussi exactement le moment où, le médecin juif étant rentré précipitamment chez lui, ayant parlé à sa femme, lui ayant fait préparer une petite valise pour elle et pour leur petite fille de douze ans, cette femme aux yeux de bœuf et à nez d'aigle quittait Carprentas par la diligence de Vaison avec l'ordre de pousser vite au-delà en voiture de louage jusqu'à Dieulefit et même jusqu'à Bordeaux. » (Giono, 1977 : 255-256).

20 Cette fuite précipitée, sur laquelle revient le texte un peu plus loin, vers une localité au nord de Carpentras dont le nom est presque l’homophone et l’homographe de

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 104

Bordeaux, ville d’où s’échappèrent vers l’exil des milliers de juifs français et allemands sous la menace nazie17, n’est pas sans rappeler celle de beaucoup de familles jetées sur les routes après la défaite de juin 1940. Le fait que la famille du médecin soit juive redouble le parallélisme entre le début d’une épidémie et les conséquences de la débâcle de l’armée française provoquant l’exode de la population, notamment juive. La militarisation de l’épidémie et l’organisation d’une résistante ne sont pas sans rappeler aussi celle qui se constitue pour faire face à l’occupant allemand et au régime de Vichy. Les bivouacs, les camps installés sur des collines aux environs de Manosque avec leurs ouvriers en armes ressemblent assez aux maquis des francs-tireurs et des partisans. Ainsi, au chapitre IX, pouvons-nous lire une description où l’organisation militaire se double d’une organisation civile. [Ils] disaient leur mot paisiblement à droite et à gauche, ici pour faire ramasser des ordures qui devaient être protées dans une fosse, là pour organiser les corvées chargées d’aller chercher l’eau et le bois pour tout le monde. Ils avaient même un corps de garde, un lieu de réunion dans un bosquet de chênes. (Giono, 1977 : 436).

21 Pierre Citron, toujours dans la notice du Hussard, fait le rapprochement entre les charrettes où les morts sont entassés pendant l’épidémie dans le roman de Giono et l’amoncellement de cadavres des camps de Dachau, de Buchenwald et d’Auschwitz dont des photographies circulèrent à la fin de la Seconde Guerre frappant d’effroi et d’horreur ceux qui les virent et que ne pouvait que connaître l’écrivain de Manosque.

22 Les deux guerres mondiales sont essentielles pour comprendre Giono dans ses multiples contradictions, engagements, adhésions et refus, ainsi qu’elles demeurent une clé pour entrer dans son œuvre de fiction débarrassée de l’équivoque de sa couleur méridionale. Tant la Grande Guerre, décrite par Giono à ses vieux parents, que l’épidémie de choléra du Hussard sont en grande partie fabulées, sorties de son imaginaire en un mentir-vrai qui tient aussi bien du goût pour le conte qui édulcore les dangers des tranchées, dans le premier cas, que du goût de l’excès, dans le second. La maladie fonctionne comme un « réactif », terme employé par l’écrivain, qui révèle ce qui existe de meilleur et de pire en l’humain. L’exagération est également présente dans ses textes pamphlétaires sur la guerre afin de mieux convaincre son lecteur de l’importance d’une solution pacifique aux conflits évitant la surenchère militaire en France et en Europe dans les années 1930. Cinquante ans après sa mort, Jean Giono reste un écrivain de l’excès qu’il convient de lire sans modération.

BIBLIOGRAPHIE

Album Giono (1980). Iconographie réunie et commentée par Henri Godard. Paris : Gallimard, « la Pléiade ».

BOISDEFFRE, Pierre de (1965). Giono. Paris : Gallimard, « bibliothèque idéale ».

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 105

CHONEZ, Claudine (1956). Giono. Paris : Seuil, « écrivains de toujours ».

CITRON, Pierre (1977). « Le Hussard sur le toit. Notice », in Jean Giono. Œuvres romanesques complètes IV. Édition établie par Robert Ricatte avec la collaboration de Pierre Citron et d’Henri Godard. Paris : Gallimard, « la Pléiade », pp. 1305-1370.

CITRON, Pierre (1985). « Pacifisme, Révolte paysanne, Romanesque, sur Giono de 1934 à 1939 » in Jean Giono, Imaginaire et écriture, Actes du colloque de Talloires (4, 5 et 6 juin 1984), Aix-en- Provence : Édisud, pp. 25-44.

CITRON, Pierre (1986). « Légende et vérité, Giono pendant la guerre » in L’ARC 100, « Jean Giono », pp. 38-40.

GIONO, Jean (1971). Œuvres romanesques complètes I. Édition établie par Robert Ricatte avec la collaboration de Pierre Citron, d’Henri Godard, Lucien et Janine Miallet et Luce Ricatte. Paris : Gallimard, « la Pléiade ».

GIONO, Jean (1972). Œuvres romanesques complètes II. Édition établie par Robert Ricatte avec la collaboration de Pierre Citron et de Luce Ricatte. Paris : Gallimard, « la Pléiade ».

GIONO, Jean (1974). Œuvres romanesques complètes III. Édition établie par Robert Ricatte avec la collaboration de Henri Godard, Lucien et Janine Maillet et Luce Ricatte. Paris : Gallimard, « la Pléiade ».

GIONO, Jean (1977). Œuvres romanesques complètes IV. Édition établie par Robert Ricatte avec la collaboration de Pierre Citron et d’Henri Godard. Paris : Gallimard, « la Pléiade ».

GIONO, Jean (1989). Récits et essais. Édition publiée sous la direction de Pierre Citron avec la collaboration de Henri Godard, Violaine de Montmollin et Mireille Sacotte. Paris : Gallimard, « la Pléiade ».

GIONO, Jean (2015). Lettres de la Grande Guerre, 1915-1919. Revue Giono (Hors-série), Préface de Christian Morzewski, édition de Jacques Mény publiée par l’Association des Amis de Jean Giono.

HELLER-GOLDENBERG, Lucette (1972). Jean Giono et Le Contadour, « Un foyer de poésie vivante », 1935-1939. Nice - Paris : Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Nice – 9 / « Les Belles Lettres ».

LAMBERT, Emmanuelle (2019). Giono, furioso. Paris : Stock.

MAGNAN, Pierre (2002). Pour saluer Giono. Paris : Folio, nº2448.

MÉNY, Jacques (1978). Jean Giono et le cinéma. Paris : Éditions Jean-Claude Simoën.

MORELLO, André-Alain (2008). « La guerre et la paix : Tolstoï, Alain, Giono », Association des Amis de Jean Giono, Revue Giono, nº2, pp. 231-247.

THOMAS-MONTÉSINOS, Katia (2008). « Jean Giono et la guerre de 14-18 : une expérience tragique et féconde », Association des Amis de Jean Giono, Revue Giono, nº2, pp. 183-208.

TISSUT, Alain (2008). « Le miroir de la guerre », Association des Amis de Jean Giono, Revue Giono, nº2, pp. 209-230.

NOTES

1. Dans Triomphe de la vie (1941) Giono écrit : « Tu t’étais efforcé de faire un Regain maigre. Pagnol en a tiré un film essoufflé, boursouflé et adipeux. » (Giono, 1989 : 660). À la fin de cet ouvrage,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 106

Giono imagine ce que pourrait être un scénario de Regain. Ce faisant on songe au différend qui opposa Marguerite Duras à Jean-Jacques Annaud quand il réalisa L’Amant qui aboutit à une réponse de la romancière sous forme d’un autre texte, L’Amant de la Chine du Nord. 2. Cette adaptation est désavouée par Giono qui poursuivra Pagnol en justice. Jean-Luc Godard, cité par Jacques Mény, à un mot très dur en comparant ce film et celui de François Villiers, fruit d’une collaboration directe avec Giono : « Qu’on ne me vienne pas me parler de Pagnol. La Femme du boulanger est à L’Eau vive ce que Jean Létraz est à Molière. » (Mény, 1979 : 57). 3. Ainsi l’article de Paris-presse – l’intransigeant, du 07/12/1954, intitulé « Giono siégera chez les Goncourt » qui affirme : « Mais à partir de 1947, Jean Giono reparait... Et stupéfie ses lecteurs. Il a renoncé à sa première manière ; il ne vaticine plus sur la montagne ; il a abandonné Rousseau pour Balzac et Stendhal : Les Âmes forte, Le Hussard sur te toit, le moulin de Pologne, autant d’œuvres fortes, denses, qui sortent de la veine de La Chartreuse de Parme. » Dans Carrefour – la semaine en France et dans le monde, Claude Mauriac dans sa chronique « Les livres », du 16/02/1955, titré « La petite bibliothèque rouge » en parlant de romans récemment sortis parle du « nouveau Giono (celui du Hussard sur le toit) ». Pierre de Boisdeffre dans son Giono, édité chez Gallimard dans la Collection La bibliothèque idéale en 1965 conçoit également l’existence de deux périodes, ce que l’écrivain de Manosque récuse absolument lors de l’émission la même année « La Minute de vérité » où il s’entretient à la radio avec Gilbert Ganne (rediffusé le 29/03/2020 dans le cadre d’une série en 10 épisodes proposée par Philippe Garbit sur France Culture). Giono insiste sur le fait qu’il n’y a pas rupture, mais continuité entre Que ma joie demeure et Le Hussard sur le toit. De façon paradoxale, le romancier constate « le bonheur » qu’il a pu éprouver en prison puisque Pour saluer Melville a justement été rédigé pendant sa première incarcération. Il constitue, toujours selon lui, le lien entre son roman de 1934 et celui de 1951. 4. L’attitude de Giono semble extrêmement contradictoire sous l’occupation. Il publie, entre le 3 décembre 1942 et le 18 mars 1943, Deux cavaliers de l’orage dans la Gerbe d’Alphonse de Châteaubriant, publication fondée en juillet 1940, antisémite, vichyste, préconisant le ralliement des catholiques et du monde agricole au nazisme. L’écrivain offre, en parallèle, refuge à Manosque à des juifs, communistes et réfractaires au Service du travail obligatoire (STO). Pierre Citron dans son texte « Légende et vérité, Giono pendant la guerre » réfute toute sympathie de l’écrivain envers le nazisme et le régime de Vichy et revient sur l’accueil qu’il donne à des réfugiés et son intervention en faveur de personnalités arrêtées comme le compositeur Jan Meyerowitz. 5. Correspondance réunie dans Jean Giono, Lettres de la Grande Guerre 1915-1919, édition établie, présentée et annotée par Jacques Mény, Revue Giono, Hors-série 2015, l’Association des Amis de Jean Giono, 2015. 6. Il reviendra sur ce détournement d’objet dans une autre lettre du 23 octobre : « Je rapporte un obus de 75 pour avion, superbe pot à fleurs » (Giono, 2015 : 172). On ne part plus à la guerre la fleur au fusil, on en revient avec des obus pot de fleurs. 7. Jean Giono, Le Grand Théâtre, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome III, Paris, Gallimard, 1974. Le Grand théâtre, sorte de suite de Jean le Bleu, parait partiellement dans le numéro de mai 1961 de La Table ronde et fonctionne comme un hommage au père de l’écrivain, décrit comme une sorte de « Socrate provençal ». Œuvre de commande pour accompagner une édition sous forme de livre- objet de l’Apocalypse de saint Jean. 8. Giono nourrit la plus vive admiration pour cet officier comme en témoigne la lettre à ses parents du 15 juin 1916 : « J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : j’ai été attaché à la personne de notre capitaine. Notre capitaine est le meilleur homme que je connaisse : il est vieux, il a huit enfants et c’est un homme extraordinaire et très gentil. » 9. Ce message sera repris dans Les Cahiers du Contadour III-IV, achevé d’imprimer le 25 septembre 1937 et « dédié à la Grande Cause de la PAIX ». Il sera finalement repris en 1939 dans Précisions.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 107

10. Après la Seconde Guerre, Giono dévalorise dans des lettres et lors d’entretiens ses rencontres avec des groupes de plus en plus nombreux (Heller-Goldenberg, 1972 : 12-13). Certains de ses participants étant à l’origine des Auberges de jeunesse, l’esprit « ajiste (goût pour la vie de plein air, mais également désir de promouvoir la fraternité entre les peuples et l’esprit de réconciliation entre anciens ennemis) détonne sur les Rencontres du Contadour qui se réalisèrent à Pâques et en septembre. C’est sans doute ce qui dire à Giono avec cet esprit de contradiction qui lui était commune à l’âge mûr qu’il ne s’agissait là que de « vacances ». 11. Antoine de Saint-Exupéry qui s’est lié d’amitié avec l’écrivain dédiera Le Petit Prince à « Léon Werth quand il était petit garçon ». 12. Dans la notice à Solitude de la pitié pour le premier volume des Œuvres romanesques complètes publié dans la Bibliothèque de la Pléiade, Pierre Citron retrace la genèse de la nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » aux pages 1040 et 1041. Le romancier, après une conversation avec Lucien Jacques, écrit à ce dernier le 24 février 1925 : « Après votre départ je me suis mis à rédiger pour moi et pour vous l’histoire de Kossiakoff ». 13. Par exemple, la vision d’un cadavre d’enfançon comparé à un fromage blanc sera présente aussi bien dans Le Grand troupeau que dans Le Hussard sur le toit. 14. Jean Giono, Le Grand Troupeau, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome I, Paris, Gallimard, 1971, p. 611. 15. « Le cinquième ange sonne de la trompette », dans la deuxième partie, « Une grande étoile tomba sur les eaux » puis « ... Et la source des eaux devint amère », dans la troisième partie. 16. Cité dans la note 1. 17. Fuite à laquelle reste attaché le geste courageux du consul portugais Aristide de Sousa Mendes.

RÉSUMÉS

L’expérience de la guerre de 14-18 marque à jamais Jean Giono, mobilisé entre 1915 et 1919, gazé, bien que légèrement, meurtri par la disparition d’amis et de proches. De cette épreuve naît une profonde aversion à l’égard de la guerre et des discours patriotiques qui se traduira aussi bien par des écrits pacifistes dans l’entre-deux-guerres (Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, Refus d’obéissance, Précisions) que par des textes de fiction comme la nouvelle de 1925, « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » ou le roman de 1931, Le Grand troupeau. Publié en 1951, Le Hussard sur le toit, dont le thème principal est la traversée épique de la Provence en 1838 par un jeune hussard italien lors d’une épidémie de choléra, entretient une relation analogique étroite avec la guerre. Conflits et épidémies révélant ce qu’il y de meilleur et de pire en l’être humain fonctionnent comme de puissants réactifs qui inspireront l’œuvre de Jean Giono. C’est de ce parcours sous le signe de la guerre et de la paix dont il sera question dans cet article.

The experience of the war of 14-18 marks forever Jean Giono, mobilised between 1915 and 1919, gassed, although slightly, bruised by the disappearance of friends and relatives. From this ordeal arises a deep aversion to war and patriotic discourse, which will also be reflected in pacifist writing in the interwar period (Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, Refus d’obéissance, Précisions) only through fictional texts such as the short story from 1925, "Ivan Ivanovitch Kossiakoff" or the 1931 novel, Le Grand troupeau. Published in 1951, Le Hussard sur le toit, whose main theme is the epic crossing of Provence in 1838 by a young Italian hussars during a cholera

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 108

epidemic, maintains a close analogical relationship with the war. Conflicts and epidemics reveal the best and the worst in humans by functioning as powerful reagents that will inspire the work of Jean Giono. It is this journey under the sign of war and peace that will be discussed in this article.

INDEX

Mots-clés : Giono (Jean), littérature française (XXe siècle), première guerre mondiale, seconde guerre mondiale, épidémie dans la littérature (l’) Keywords : Giono (Jean), french literature (20th century), world war I, world war II, epidemic in literature (the)

AUTEUR

LUIS CARLOS PIMENTA GONÇALVES Universidade Aberta Luis.Goncalves[at]uab.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 109

George Steiner ou le comparatiste en tant qu’interprète universel

Álvaro Manuel Machado

1 George Steiner, décédé récemment, doit être considéré, par son œuvre immense et très originale, parfois polémique, le plus extraordinaire, disons, philosophe des cultures les plus diverses du XXe siècle, sans oublier son côté polyglotte et son attachement profond à la France (il est né à Paris en 1929) et à la littérature française. Comparatiste attitré, toujours à la recherche des « arts du sens », il a consacré une grande partie de ses recherches à la fonction du lecteur en tant qu’interprète, notamment à travers l’interprétation du traducteur, interprète privilégié des cultures, dans son chef- d’œuvre After Babel (1975). Un passage de ce livre, traduit en français, nous servira de point de départ théorique : La traduction d’une langue A dans une langue B concrétise l’implication d’une troisième présence active. Elle révèle la physionomie du « pur langage » qui a précédé et qui sous-tend les deux langues. Une authentique traduction dégage les contours vagues mais reconnaissables du dessin cohérent dont, après Babel, se sont détachés les fragments torturés du langage humain. (…) Le traducteur enrichit sa langue en laissant la langue-source s’y insinuer et la modifier. Mais il fait bien plus : il étire son propre parler en direction de l’absolu secret de la signification (Steiner, 1978 : 71-72).

2 Beaucoup plus tard, dans un texte intitulé « Lire en frontalier », daté de 1994 - leçon inaugurale de la première chaire de littérature comparée à Oxford - Steiner revient sur cette idée de la recherche de « l’absolu secret de la signification » d’un texte et d’une langue, en la transposant vers la fonction primordiale du comparatiste : Je conçois la littérature comparée, au mieux, comme un art de lire tout d’exactitude et d’exaction (je veux dire par là d’astreinte), comme un style d’écouter aux actes du langage, oral ou écrit, qui privilégie certains éléments de ces actes. En aucun genre d’étude littéraire on ne néglige ces éléments-là, mais, en littérature comparée, je répète qu’on les privilégie. (…) Bref, la littérature comparée est un art de comprendre centrée sur le résultat possible de la traduction et sur ses échecs (Steiner, 1997 : 130-131).

3 En fait, ce texte de George Steiner en tant que professeur de littérature comparée à l’Université d’Oxford est fondamental pour pouvoir comprendre tout son parcours

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 110

intellectuel, particulièrement en ce qui concerne son idée de la fonction du comparatiste en tant qu’intermédiaire, ou plus exactement, interprète privilégié des œuvres littéraires et des cultures étrangères à travers les siècles. Ou encore, comme il le dit lui-même : sa fonction d’étudier « la dissémination et la réception des œuvres littéraires à travers temps et lieux » (ibid. : 133).

4 Voyons comment cette idée de la fonction du comparatiste en tant qu’interprète privilégié des œuvres littéraires étrangères « à travers temps et lieux » est développée tout au long de son œuvre immense, à partir d’After Babel.

5 Dans un texte de 1978 sur la signification d’une toile du peintre français Chardin, datée de 1734 et intitulée Un philosophe occupé de sa lecture, George Steiner analyse en détail le thème de cette toile, c’est-à-dire, le rapport qu’entretient le livre avec le temps. Pour lui, s’il est vrai que « la vie du lecteur se mesure en heures » tandis que celle du livre se mesure « en millénaires » (ibid : 13), il n’est pas moins vrai que chaque lecteur est à son époque un interprète différent de la matière de ce livre. Ainsi, une œuvre littéraire traverse des siècles et des siècles parce qu’elle est, disons, transfigurée à chaque fois par les multiples lecteurs à travers le monde et les langues (question essentielle en termes de réception pour le comparatiste), en se nourrissant, comme c’est le cas paradigmatique des Essais de Montaigne, du « tissage vivant d’échos et de citations » (ibid : 20). Autrement dit, pour Steiner est fondamentale que l’acte de lire soit, en passant par l’imagination et la culture propres à chaque lecteur, une « relation créatrice » : « Le vrai lecteur entretient avec le livre une relation créatrice. Le livre a besoin de lui autant que le lecteur a besoin du livre : égalité de confiance que rend exactement la composition de Chardin. C’est au sens le plus concret que chaque acte de lecture authentique, toute ‘lecture bien faite’, est une collaboration avec le texte » (ibid : 33).

6 À un niveau différent de la réflexion sur la fonction du lecteur dans le domaine spécifique de la littérature comparée et du comparatiste en tant qu’interprète, intermédiaire entre cultures différentes, Steiner analyse en profondeur la question du « sens » de l’œuvre littéraire dans Réelles présences. Les arts du sens.

7 Dès l’avant-propos à l’édition française, parue en 1991, de Real Presences. Is there anythig in what we say ? (1989), Steiner, après avoir cité un passage de Notes nouvelles sur Edgar Poe de Baudelaire, s’attaque à la lecture de tendance dite « déconstructionniste », devenue prédominante surtout à partir des années 70 et des théories de Derrida, comme on le sait : « Ce sont autant de non-lectures préfabriquées qui transforment un texte en prétexte, des lectures qui renversent les valeurs et inversent les priorités ontologiques. (…) Autant de mésententes, d’incapacité à l’écoute, de surdité de l’esprit. Aurions-nous peur de l’indiscrétion du ‘révélé’ ? (…) » (Steiner, 1991 : 12).

8 S’il fait l’éloge de ce que Baudelaire appelle « l’exil dans l’imparfait », c’est pour exalter « ce miracle que nous appelons le sens, l’entendement de l’Autre » (ibid : 13).

9 Tout au long du livre, Steiner revient sur cet « entendement de l’Autre », dans une perspective d’interprétation du texte littéraire (mais aussi d’une œuvre musicale ou d’un tableau) essentiellement comparatiste et universelle. À noter qu’il utilise spécifiquement le mot « interprète », en le définissant de façon précise : Un interprète, c’est un individu qui déchiffre et communique des significations. C’est un traducteur d’une langue à une autre, d’une convention de représentation à une autre. (…) l’interprétation est une compréhension en action (…). Ce type de compréhension est simultanément analytique et critique. (…) il s’agit d’un acte

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 111

d’approfondissement et de réponse qui rend sensible le sens. (…) l’interprète fait l’investissement de son être dans le processus de l’exécution (ibid : 26-27).

10 Cette dimension ontologique de l’interprète est développée tout au long du livre, aussi bien que l’idée de la découverte de l’« autre », fondamentale pour le vrai comparatiste. Voici pourquoi, plus loin, Steiner met en relief ces éléments essentiels de la fonction de ce qu’il appelle « interprète » : Si le langage, si l’art existent, c’est parce que existe l’« autre ». Certes, nous nous adressons à nous-mêmes en un soliloque constant. Mais le médium de ce soliloque est celui du langage commun. (…) Le ravissement de Narcisse est, de manière tautologique, de l’ordre du suicide. Et Narcisse n’a aucun besoin de l’art. (…) Le sens, les modes d’existence de l’art, de la musique comme de la littérature, relèvent de l’expérience de notre rencontre avec l’autre (idem : 169-170).

11 En conclusion, on peut dire que pour George Steiner, lorsque dans son œuvre immense il se consacre plus particulièrement aux études de littérature comparée, au-delà même de certaines réflexions générales de caractère plus philosophique, le comparatiste est avant tout un interprète privilégié de l’« autre », dans une perspective vraiment universelle. Une perspective théorique très vaste, laquelle s’étend à la fois aux domaines esthétiques, des idées et des langues.

BIBLIOGRAPHIE

STEINER, George (1978). Après Babel : une poétique du dire et de la traduction (Édition française de After Babel. Oxford University Press : 1975). Paris : Albin Michel.

STEINER George (1997). Passions impunies (Édition française de No Passion Spent (Essays 1978-1996). Londres : Faber and Faber, 1996). Paris : Gallimard.

STEINER, George (1991). Réelles présences. Les arts du sens (Édition française de Real Presences. Is there anythig in what we say?. Londres: Faber and Faber, 1989). Paris: Gallimard.

RÉSUMÉS

George Steiner, décédé récemment, est né à Paris en 1929 et, tout au long de son œuvre immense d’essayiste, a été toujours très attaché à la littérature et, en général, à la culture française. Maître à penser, européen convaincu, polyglotte, érudit, Steiner a été professeur de littérature comparée à l’université d’Oxford. Comparatiste attitré, toujours à la recherche des « arts du sens », il a consacré une grande partie de ses recherches à l’étude de la fonction du lecteur en tant qu’interprète de l’« autre ». Le point de départ de ces recherches spécifiquement comparatistes est son chef-d’œuvre After Babel (1975), où il approfondit la notion de la fonction du traducteur en tant qu’interprète des œuvres littéraires et des cultures étrangères à travers les siècles. Le long parcours de ces recherches s’étend jusqu’en 1994, année de la publication d’un texte spécifique sur la fonction du comparatiste intitulé, dans l’édition française du livre No Passion Spent (Essays 1978-1996), « Lire en frontalier », leçon inaugurale de la première chaire de littérature comparée à l’Université d’Oxford.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 112

George Steiner, who died recently, was born in Paris in 1929 and, throughout his immense work as an essayist, was always very attached to literature and, in general, to French culture. Maître à penser, convinced European, polyglot and scholar, Steiner was a professor of comparative literature at the University of Oxford. A dedicated comparatist, always in search of the “arts of meaning”, he devoted a large part of his research to the study of the function of the reader as an interpreter of the “other”. The starting point for this specifically comparative research is his masterpiece After Babel (1975), in which he deepens the notion of the translator’s function as an interpreter of literary works and foreign cultures over the centuries. The long course of this research extends until 1994, the year of the publication of a specific text on the function of the comparatist entitled, in the French edition of the book No Passion Spent (Essays 1978-1996), “Reading across borders”, inaugural lesson of the first chair of comparative literature at the University of Oxford.

INDEX

Keywords : comparatist, interpreter, other, universality, déconstructionnism, arts of sens Mots-clés : comparatiste, interprète, l’autre, universalité, déconstructionnisme, arts du sens

AUTEUR

ÁLVARO MANUEL MACHADO Universidade Nova de Lisboa am.machado[at]sapo.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 113

Sous les pavés la plage Représentations de Mai 68 dans la société portugaise

Margarida Esperança Pina

NOTE DE L'AUTEUR

Ce texte doit être lu comme un témoignage vu qu’il est surtout écrit à partir de la lecture d’articles de journaux portugais et français de la période historique dont il est question. En Mai 68, je n’avais même pas un an, ce qui fait que mon opinion est fondée sur les apports d’écrivains, d’intellectuels, de politiciens, d’artistes, etc…

1 La France de Mai 68 a poussé l’Europe dans une vague d’évènements et de transformations culturels qui se fait sentir, encore de nos jours, dans la société contemporaine. Ainsi, « Sous les pavés, la plage » est un des slogans parmi tant d’autres - comme « Il est interdit d’interdire » - qui annoncent les phénomènes historiques de cet extraordinaire épisode historique des années soixante du XXe siècle. Cette phrase reste toujours présente dans la mémoire collective, évoquant cette période de désordre et de rebondissement pour l’histoire de la culture européenne. Nous étions au printemps et pendant les premières manifestations qui servirent comme mot d’ordre à cette révolution, les pavés des barricades - soulevées un peu partout dans Paris - étaient soutenus par des lits de sable. « Sous les pavés, la plage ! » n’était point une invitation à la construction de barricades et un appel à la haine, à la violence contre les Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS), mais un slogan qui annonçait, en toute honnêteté, la liberté et la croyance en un avenir plus souriant. Répandue dans les rues parisiennes et de la province, cette phrase devint l’une des devises les plus célèbres de l’année 68.1

2 Pendant longtemps, on crut que l’auteur du slogan serait un étudiant universitaire ; mais apparemment il est signé par un jeune ouvrier, Bernard Cousin (1944 - 2018), qui était en grève. Lors d’une discussion sur les slogans à utiliser, Cousin aurait suggéré « Il y a de l'herbe sous les pavés ». Pourtant, pour éviter que le mot « herbe » soit associé aux drogues, il fut rapidement remplacé par le vocable « sable ». L’option s’avérait être un excellent choix vu que le sable était d’usage courant dans les travaux publics. Écrit en rouge, la virgule fut ajoutée en bleu par la suite et le slogan fut écrit pour la première

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 114

fois, à la place du Panthéon, s’en suivant une centaine de reproductions dans tout Paris : On cherchait quelque chose à rechercher sous les pavés pour inciter le chaland à les retirer, c'est venu assez naturellement car pour noyer les grenades des CRS on ouvrait les vannes des trottoirs et l'eau coulait sur le lit de sable qui servait d'assise aux pavés parisiens. Pour évoquer un avenir paradisiaque commun aux deux compères, si différents de philosophie, nous n'avons trouvé que notre joie d'enfant à la plage. (COUSIN, 2008 :12)

3 Cependant, l’écrivain et pamphlétaire Jean-Edern Hallier (1936-1997) affirme dans son œuvre Bréviaire pour une jeunesse déracinée être l'inventeur de ce slogan : « Ce mot d'ordre que j'inventai au tableau noir du grand amphithéâtre Richelieu à la Sorbonne en Mai 68 : Sous les pavés, la plage... » (HALLIER, 1982 : 19).

4 Mais, que ce soit les uns ou les autres les auteurs de cet aphorisme, il est évident que le ton reste positif. Cette promesse, ce désir d’un « avenir paradisiaque » retentit sur les murs de la France et semble latent dans « la joie d’enfant à la plage ». Mais est-ce ainsi partout en Europe à l’époque ? En tournant le regard vers le Portugal, ne serait-ce pas plutôt « Sous les pavés, la plage et la peur ? »

5 Comment s’annonçait, donc, la vie au Portugal ? Dans cette analyse, il nous semble essentiel de souligner deux niveaux d’interprétation : d’un côté, la réception de Mai 68 au Portugal et d’un autre côté la présence portugaise en France lors des évènements du mouvement soixante-huitard.

6 Au Portugal, d’après la médecin et activiste politique portugaise Isabel do Carmo (1940), nous vivions au-delà des Pyrénées, isolés de la France par ce vaste territoire franquiste qu’il fallait traverser pour arriver au pays de la liberté. Le Portugal des années soixante avait pris un retard énorme face à l’Europe démocratique. À l’époque, il y avait environ 40 % d’analphabètes, une mortalité infantile élevée et des centaines de morts par an, due à la famine. On vivait une théocratie, avec une religion dite obligatoire, des persécutions dans les écoles contre les non-croyants, des conversions forcées pour avoir accès à l’habitation à loyer modéré ou pour pouvoir fréquenter l’école primaire. Le pays était souvent représenté par une couche sociale rurale, obscurantiste, illettrée ou sans formation scientifique, n’ayant pas la capacité analytique pour pouvoir comprendre les différences culturelles et respecter son prochain. Ce modus vivendi était, bien entendu, représenté par un dictateur à la hauteur de cette société.2

7 Voici, donc, le tableau qui se présentait au Portugal en 1968. Face à cette mentalité étroite, la police politique arrêtait et torturait des citoyens. Au-delà de la répression exercée, il faut aussi rappeler le climat d'oppression pratiqué sur l'ensemble de la population, qui avait même peur de penser. À l’époque, n’importe qui ayant des ‘‘idées” était vu comme étant contre le régime.

8 De plus, l’économie prenait du retard ; la production industrielle et agricole devenait médiocre et la commercialisation se faisait, surtout, vers les colonies qui étaient forcées à maintenir des liens commerciaux avec la métropole. Dans ces colonies, les monocultures comme le tabac, le café, le cacao et le sucre menaient les populations agricoles africaines à la ruine. Ainsi, le climat social, politique et économique était devenu de plus en plus tendu.

9 En ce qui concerne les évènements de Mai 68, la presse portugaise faisait à peine référence aux dangereuses "émeutes” et au mouvement français politico-social, sans aucun souci analytique. L’agence nationale de la presse, Agência Noticiosa Portuguesa

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 115

(ANOP), manipulait toutes les informations qui venaient de l’étranger. Mais, malgré tout, les Portugais étaient au courant de la crise française et commentaient ces évènements lors de nombreuses réunions qui avaient lieu dans les cafés. D’ailleurs, pour la société portugaise, Mai 68 ne se présentait pas comme une nouveauté, car le Portugal comptait sur une longue tradition en ce qui concerne les mouvements étudiants. Pour ce qui est des années soixante, nous pouvons citer les crises estudiantines de 62, 65 et 69 qui ont donné lieu à beaucoup d’arrestations, d’expulsions et de suspensions d’étudiants universitaires.

10 Selon António Coimbra Martins (1927), le 2 avril 68 à Nanterre, les étudiants firent la promotion d'un « voyage à l'Université critique » - dont le concept s’inspirait des théories du philosophe Herbert Marcuse (1898-1979). Le lendemain, l’attaché de presse de l'ambassade du Portugal à Paris publiait un document où il soulignait l'agitation des étudiants, en général : A crise no mundo dos estudantes é certamente menos grave, por ora, em França, que noutros países. Os universitários de Nanterre estariam principalmente interessados em eliminar as restrições ao convívio de rapazes e raparigas nas cidades universitárias. (Coimbra Martins, 2008 :63)

11 Il est clair que les revendications et les restrictions auxquelles l’attaché faisait référence étaient à l’ordre du jour au Portugal. Mais les étudiants cherchaient plus loin. Il y avait, en effet, quelques facteurs à l'époque qui auraient facilement mené à l'instabilité : les facultés étaient saturées, les conditions de travail étaient médiocres et le dialogue entre enseignants et étudiants était inexistant. De plus, un pourcentage élevé d'étudiants n’obtenait point de diplôme, ce dernier ne garantissant même pas un emploi. Les dirigeants annonçaient des solutions sévères qui allaient dans le sens de la non-démocratisation de l'éducation, les mesures politiques présentées ne permettant aucune discussion sur ce thème. Pour renforcer cette crise universitaire, la classe ouvrière vivait des moments de grande tension dus aux problèmes de salaires, d’horaires, de sécurité sociale, entre autres.

12 En fait, au Portugal, les nouvelles circulaient grâce à un certain nombre de Portugais qui envoyaient des nouvelles en France et en recevaient. Le moyen de communication le plus efficace était le fameux train Sud-Expresso. Comme de nos jours, il partait de Lisbonne et arrivait à Paris, à la gare d’Austerlitz, vingt quatre heures après. À Hendaye, il fallait changer de train (les rails de la Péninsule Ibérique n’étant pas compatibles avec les rails français). Ce train représentait, en effet, la meilleure issue pour l’émigration économique quand les voyageurs disposaient d’un passeport et n’avaient pas besoin d’entrer clandestinement en France. Il n’y avait point de places réservées et les personnes voyageaient entassées. Des familles entières traînaient dans le train avec les valises, les paniers garnis d’aliments et les gros bidons d’huile d’olive (bien caractéristiques), rendant la circulation dans les couloirs impossible.

13 À la frontière de Vilar Formoso, toute cette foule de gens se retrouvait sur le quai pendant qu’à la douane, la police politique - Policia Internacional e de Defesa do Estado (PIDE) - vérifiait les passeports et les redistribuait individuellement. Les jeunes universitaires ou diplômés des grandes villes portugaises qui avaient réussi à épargner de l’argent, le courage ou/et la curiosité suffisants pour partir en quête d’aventure, s’accoudaient à l’intérieur du train. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la première foi qu’ils entraient en contact avec une réalité sociale portugaise qu’ils méconnaissaient : des gens pauvres, illettrées, affamées et au regard vide. En fait, la distance entre la

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 116

réalité vécue à l’intérieur du pays et la capitale était surprenante. Objet d’étonnement, il s’agissait de Portugais, sauf qu’ils n’étaient pas bien soignés comme eux, proféraient des gros mots face aux bouleversements de l’instant et n’avaient pas la tête pleine d’idées. Deux réalités antagoniques semblaient, donc, cohabiter à l’intérieur du même train et, bien plus grave, à l’intérieur du même pays.

14 Une fois arrivées à Paris, ces deux catégories de Portugais se séparaient. L’émigration dite économique était surtout placée dans les chantiers - où la main d’œuvre se faisait rare - et elle vivait dans les bidonvilles. Pour la première fois dans sa vie, cette classe d’immigrants portugais avait droit à des congés (ou dans le langage appris pour se débrouiller, aux « vacanças »). Ils méconnaissaient l'émigration politique, le milieu des exilés et celui des déserteurs. Cette émigration dite économique ne savait même pas ce qui s'était passé en Mai 68 et, en général, ne faisait pas la grève. Elle participait à une autre réalité et n'avait même pas conscience du rôle essentiel qu’elle jouait dans la société française.

15 En fait, cette émigration d'exilés et de déserteurs politiques qui a pu faire ce parcours du Sud-Expresso a souvent servi de courrier pour transmettre des événements, des idées, des papiers et des livres cachés d'une manière ingénieuse, tremblant de peur d’être repérée à la douane. Mais c’est grâce à son courage que nous avons pu recevoir au Portugal des nouvelles des événements de Mai 68, des actions des protagonistes et des barricades. Selon Isabel do Carmo, Conheci os estados-maiores dos exilados, os mais velhos no Café do Luxemburgo que nos explicavam tudo sobre o que se passava em Portugal, a nós que tínhamos acabado de chegar e que talvez pudéssemos contar qualquer coisa… Foi assim que me explicaram tudo sobre os movimentos de estudantes portugueses, sem que eu conseguisse abrir a boca. Conheci a comunidade do café Old Navy, no Boulevard Saint Germain frequentado por futuros realizadores (António Pedro de Vasconcelos, João César Monteiro), onde se dizia que Natália Correia, nos seus tempos mais gloriosos, com calças à Sabrina, tinha interpretado Adamov. Frequentei esse Santuário que era o quarto da maravilhosa Maria Lamas, no lendário Hotel Cujas, que já recebera outros revolucionários. E durante um mês dormi num quarto de mansarda estreitíssimo, que já fora do António José Saraiva e depois do Silas Cerqueira, que tinha por única janela uma fresta no teto, que cuidadosamente abríamos e fechávamos com a ajuda de um cordel pendurado e que só descobrimos que afinal não tinha vidro no primeiro dia em que nevou e a neve atravessou “o vidro”. (Carmo, 2008 : 224)

16 En effet, débarquer à Paris, était pour une certaine élite portugaise, synonyme de liberté, de connaissance. Isabel do Carmo ajoute : As primeiras vezes que fui a Paris, aquilo que fazia logo na gare de chegada era comprar a « Semaine de Paris » e procurar os filmes proibidos em Portugal, assinalá-los e programar a estadia em função disso. Julgo que era o que faziam muitos dos meus amigos. Depois íamos às livrarias e nadávamos nesse mar de livros, tentando chegar com eles a Portugal sem que fossem apreendidos na fronteira. Tinha destaque aí a « Joie de Lire » em pleno Quartier Latin, cheia de jovens, que passavam horas a ler. O proprietário veio a suicidar-se, sucumbindo à falência pelo grande volume de livros roubados. Contradições que a sociedade tece… (CARMO, 2008 : 224)

17 La présence portugaise à Paris était perceptible. Il y avait des Portugais installés un peu partout dans les différents quartiers de la capitale et dont les noms figuraient dans l’annuaire téléphonique. D’autres fréquentaient les fêtes de "Monsieur le Consul", grand collectionneur d’"urgences" ou les réunions mixtes dans le cadre des Amitiés françaises

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 117

avec des aristocrates et des amis protégés par le régime. Et, bien sûr, les artistes qui cherchaient à apprendre dans leur milieu.

18 À Paris, la culture portugaise était, donc, bien représentée : avenue d’Iéna, le Centre Culturel de la Fondation Gulbenkian était une propriété privée et se maintenait à l ´écart des évènements de Mai. L'Institut d'Études Portugaises-Brésiliennes était dirigé par Léon Bourdon (1900-1994). Professeur et historien, M. Bourdon avait été responsable de l'Institut Français au Portugal et avait dirigé les études portugaises à Toulouse. Intellectuel d’exception, il était à l’époque le grand ambassadeur de la culture portugaise. Pendant ces jours de mai, alors que l’Université de la Sorbonne était occupée, les étudiants de l'Institut formèrent trois groupes autonomes et envahirent les lieux, sans que M. Bourdon s’y oppose. Ils y étaient en permanence jour et nuit. Ils y mangeaient, dormaient, empaquetaient les réserves de nourriture que les volontaires distribuaient aux ouvriers en grève. Une crèche avait même été mise en place pour que les jeunes parents soient disponibles pour participer aux évènements. Et le Directeur de l’Institut de faire semblant de ne rien voir….

19 Ceci dit, quelle influence le Portugal a-t-il subi de Mai 68 ? Au Portugal, Salazar (1889-1970) était aux aguets. Par exemple, à propos de l’épisode qui concerna Maurice Béjart (1927-2007), lors d’un spectacle au Coliseu de Lisbonne, Salazar affirma : De Gaulle vai por um caminho perigoso, o das concessões. Já não será mais de Gaulle ! Temos de reconhecer que entrou no seu declínio. Nunca pé firme teria escorregado tanto (…). Entre nós, logo ao primeiro sintoma, temos de resolver o caso RADICALMENTE, seja com estudantes, ou com operários. Ou com bailarinos… . (Coimbra Martins, 2008 : 105)

20 Suite à cet épisode (et bien d’autres), le 28 juillet, un nouveau slogan apparaissait en France : Vilar, Béjart, Salazar ! Voilà les aventures d'un danseur ! Expulsé par Salazar, Béjart est pourtant perpétué dans un slogan aux côtés de Salazar. Et d’ailleurs, que nous sachions, c'est la seule fois où le nom du président de conseil portugais se retrouva dans un slogan de Mai, exactement cinquante jours après avoir mis Béjart à la frontière portugaise.

21 En guise de conclusion, quelle influence pouvait avoir un mouvement que l’on connaissait à peine, ayant lieu au-delà de l'immense Espagne et qui nous parvenait tout juste à travers de différents témoignages ? Curieusement, l’influence semble être énorme : l'air de la liberté, ou plutôt, de la libération, s’infiltrait partout. La rébellion des jeunes contre la vie ordonnée, non critique et non créative s'est répandue dans le monde entier - en Allemagne, en Italie, aux États-Unis et en Amérique latine.

22 Et pourquoi pas au Portugal ? La révolte des étudiants de Coimbra en 1969, l'organisation des Comissões Democráticas Eleitorais (CDE), était déjà une conséquence des nouveaux courants internationaux. Les jeunes prenaient finalement de l’élan. Ou mieux, les jeunes, qui s'étaient déjà révoltés et organisés contre la dictature, apprenaient à tout remettre en cause, même les « vérités » auxquelles ils s'étaient accrochés pendant des années. Cela était aussi vrai pour les jeunes communistes que pour les jeunes catholiques. Et s'il était « interdit d'interdire », il était également interdit d'accepter des pensées préétablies sans se demander pourquoi.

23 En fait, dans de nombreux pays du monde, l'enseignement n'a plus jamais été le même après Mai 68 car les élèves ont commencé à intégrer les organes de décision et à remettre en cause les programmes. Sans que la liaison soit établie, le fait est que, à partir de Mai 1968, les structures universitaires ont commencé à faire intervenir les

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 118

élèves au niveau des décisions académiques et les associations et les fédérations internationales devenaient actives.

24 Quant au Portugal, peu de changements eurent lieu, mais un "petit quelque chose" fut ressenti. Dans un mouvement antagonique, le Portugal se préparait pour vivre la réforme universitaire de Veiga Simão (1929-2014) en même temps que ses agents de police, les "Gorilles" surveillaient de près les étudiants portugais.

25 À ce sujet, Roberto Carneiro (1947) a affirmé récemment que le mouvement de Mai 68 est un vrai "tsunami" qui fit bouger la France et provoqua une contamination virale dans toute l'Europe. (Carneiro, 2008 : 7). En fait, l'université française reste encore aujourd'hui une conséquence de la réforme Faure (novembre 68) qui, dans les années 1970, cherchait à empêcher une nouvelle explosion sociale ayant la dimension de Mai 68. Mais la révolution du Quartier Latin de Paris qui semblait être une affaire française, un phénomène exclusivement français, était également en harmonie avec toutes les manifestations qui s’annonçaient dans le monde entier.

26 En somme, après Mai 68, petit à petit, se développait l’art de la lecture libre, et surtout, l’art de la liberté dans un Portugal qui restait toujours pris dans l’étau de la dictature et où « Il était interdit de ne pas interdire » jusqu’à la veille de la Révolution des Œillets, en avril 1974.

BIBLIOGRAPHIE

COIMBRA MARTINS, António (2008). « Década 60 e Maio 68, paralelismos e interações », Revista Pessoas e Culturas, nº 12, pp. 61- 150.

CARMO, Isabel do (2008). « A realidade portuguesa e o Maio de ‘68 », Revista Pessoas e Culturas, nº 12, pp. 217-226.

CARNEIRO, Roberto (2008). « Nota Introdutória », Revista Pessoas e Culturas, nº 12, pp. 7-12.

COUSIN, Bernard (2008). Pourquoi j’ai écrit sous les pavés la plage. Paris : Rive Gauche.

HALLIER, Jean-Edern (1982). Bréviaire pour une jeunesse déracinée. Paris : Albin Michel.

NOTES

1. Cf l’article sorti le 30/04/2008 : https://www.lexpress.fr/actualite/politique/sous-les-paves- les-slogans_458376.html 2. cf l’article de la revue portugaise sorti le 15/04/2020 : https://www.sabado.pt/portugal/ detalhe/maio-de-1968-como-se-vivia-em-portugal-nessa-epoca

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 119

RÉSUMÉS

Pendant que la France est soumise à un mouvement universitaire, entraînant une crise profonde qui « Interdit d’interdire », le Portugal reste sous la pression d’une dictature qui « Interdit de ne pas interdire ». Dans cette analyse, il nous semble essentiel de souligner deux niveaux d’interprétation : d’un côté, la réception de Mai 68 au Portugal et d’un autre côté la présence portugaise en France lors des évènements du mouvement soixante-huitard.

While France is subject to a university movement, resulting in a deep crisis that "forbidden to forbid", Portugal remains under pressure from a dictatorship that "forbidden --not to forbid". In this analysis, it seems essential to emphasize two levels of interpretation: on the one hand, the reception of May 68 in Portugal and on the other hand the Portuguese presence in France during the events of the sixty-eight movement.

INDEX

Keywords : may 68, university, immigration, Salazar (António de Oliveira), crisis Mots-clés : mai 68, université, immigration, Salazar (António de Oliveira), crise

AUTEUR

MARGARIDA ESPERANÇA PINA NOVA FCSH mepreffoios[at]fcsh.unl.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 120

La géographie des identités Dany Laferrière, Pays sans chapeau

Anikó Ádám

1 Dany Laferrière, écrivain québécois, est un des plus significatifs représentants des prises d’identités différentes : psychologique, nationale et professionnelle. Il paraît nécessaire de préciser néanmoins que la différence entre ces identités apparaît momentanément sur un axe horizontal (d’après le suivi du parcours autobiographique) et vertical (selon la sensibilité psychologique de l’écrivain).

2 Né à Port au Prince le 17 avril 1953, notre auteur a grandi au village de Petit-Goâve. Comme il est journaliste, sa vie est menacée par la dictature. Il s’exile donc en 1976 au Canada. C’est à Montréal que l’auteur trouve une terre d’asile et occupe plusieurs emplois, puis il débute au Québec tout en se définissant une naissance physique et une naissance d’écrivain : « Je suis né physiquement en Haïti, mais je suis né comme écrivain à Montréal. »

3 Après avoir publié son premier livre Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), il devient très vite connu comme écrivain québécois et il se consacre à la littérature. L’identité naturelle de Dany Laferrière se complète alors de l’identité professionnelle au Québec, dans le pays dont la survivance culturelle est notamment confrontée au multiculturalisme. Depuis le début des années 1990, Dany Laferrière vit à Miami une dizaine de mois par année.

4 Arrivant au Canada, notre écrivain se trouve entre deux espaces culturels, et se forge, en écrivant et en lisant, une identité interculturelle. Tout en reconnaissant son américanité nègre, à travers la rupture avec son passé, il se charge d’une identité interculturelle qui tourne très vite en identité pluriculturelle par le métissage syncrétique des fragments de la nouvelle culture américaine et de l’ancienne culture européenne. C’est seulement avec le retour en Haïti qu’il récupère son identité personnelle et universelle et qu’il arrive aux confins de toute culture absorbée pour rester en transe. Il transforme alors en écrivain transculturel et transaméricain.

5 La présente étude vise à offrir l’analyse des identités à partir de son roman intitulé Pays sans chapeau (Editions Lanctôt, 1996) où l’auteur tente de regagner et de ressaisir son pays natal, et son identité volée par la dictature. Il relate le retour d'un écrivain en

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 121

Haïti après vingt ans d’exil et parle de la mort, du Pays sans chapeau où vont les morts. Peu à peu, l’écrivain reprendra contact avec son Pays sans chapeau, avec ses croyances et ses mythes. Le pays réel est celui des mendiants et de l’extrême pauvreté. Le pays rêvé sera celui de l’au-delà et du vaudou, celui de ses mythes, de ses légendes : c’est la culture dont on aurait voulu le déposséder en le contraignant à l’exil et qu’il revendique lors de ce voyage. Dans ce roman où alternent les pages consacrées au « pays réel » et au « pays rêvé », le narrateur-écrivain voyage entre l’identité réelle et l’identité rêvée tant que cette dernière finit par gagner son terrain.

6 Il nous faut accepter qu’il y a toujours des écarts entre les intentions de l’auteur – impossibles à vérifier qu’il soit en vie où dans le panthéon –, et ses réalisations. La réalité n’est jamais donnée dans l’œuvre, elle est à retracer pas à pas au cours de l’écriture et de la lecture. Il nous semble, dans ces conditions, plus rentable d’examiner la logique de ces écarts entre l’écriture et la lecture. Nous allons voir, que c’est d’autant plus valable en parlant de Dany Laferrière qu’il se qualifie lui-même écrivain-lecteur ce qui lui procure la possibilité de jouer en même temps le rôle d’un Moi qui examine et critique et le rôle de l’Autre examiné et critiqué.

7 Notre écrivain est arrivé, d’après ces propres aveux, à boucler son cycle romanesque autobiographique, ou avec une expression plus pertinente autofictionnel : J’avais bien averti les critiques d’attendre que je termine le cycle (Une autobiographie américaine) avant de me coller toutes sortes d’étiquettes. Ils pouvaient donner au fur et à mesure leur avis (positif ou négatif) sur chaque livre paru mais je tenais encore la clé de l’ensemble. Je savais que tant que les dix livres n’étaient pas publiés, personne ne pouvait connaître le fin mot de l’histoire. (Saint-Éloi, 2001)

8 Qui est-ce alors cet écrivain-fantôme dont l’identité nous occupe ? Laferrière, après ses études au collège, intéressé par la peinture haïtienne et le spiralisme1, fait ses premiers pas dans le journalisme. Après la mort de son ami journaliste Gasner Raymond, tué par les tontons macoutes2, ayant appris que le même sort lui est réservé par la dictature, il se décide, en été 1976, à quitter immédiatement son pays natal. Il partagera ainsi le sort de son père auquel il se voit lié fatalement par l’histoire collective : « A dix-neuf ans, je devenais journaliste en pleine dictature des Duvalier. Mon père, lui aussi journaliste, s’était fait expulser du pays par François Duvalier. Son fils Jean-Claude me poussera à l’exil. Père et fils, présidents. Père et fils, exilés. Même destin » (Laferrière, 1999 : 132). Il arrivera à Montréal, dans ce nouveau monde, dit-il. Comme ça, du jour au lendemain. Un univers avec ses codes, ses symboles. Une ville nouvelle à connaître par cœur. Sans guide. Ni dieu. Les dieux ne m’accompagneront pas. L’ancien monde ne pourra m’être d’aucun secours (…). Et Montréal ne m’attend pas. (Laferrière, 2000 : 317-318)

9 Montréal ne signifie pas pour lui tout simplement de se plonger dans l’écriture pour se procurer un nouveau moi qui se forme tout en écrivant des récits, mais signifie également de se plonger dans des lectures lors desquelles il peut s’identifier non pas avec les personnages mais avec les écrivains eux-mêmes : J’ai toujours rêvé d’écrire un livre plus grand que moi. Le livre que j’aimerais tant lire. (…) Je suis d’abord un lecteur. (…) Mes héros ne sont pas forcément des personnages de roman. Ce sont plutôt des écrivains. Je dirais que je préfère Borges à son œuvre, mais ce sont les livres de Borges qui ont créé le personnage. L’écrivain Borges a inventé Borges. (…) C’est l’énergie qu’ils mettent à devenir eux-mêmes qui m’impressionne. Les livres ne sont que des accessoires dans ces destins. – Se souvient-il dans une interview. (Saint-Éloi, 2001)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 122

10 Dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et dans Chronique de la dérive douce Laferrière retracera, sur le mode fictionnel, son initiation à la réalité sociale et culturelle de Montréal au tournant des années 1970-1980.

11 En 1985, le succès bruyant de son premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, introduit Dany Laferrière au centre de la vie culturelle québécoise.

12 Les auteurs d’origine haïtienne occupent actuellement une des plus importantes positions dans le domaine des écritures migrantes au Québec. Il faut noter que Daniel Chartier dans son Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999 (Chartier, 2003 : 326) répertorie quarante-cinq noms d’auteurs venus d’Haïti où il dit que Dany Laferrière apparaît aujourd’hui, comme l’écrivain le plus médiatisé, dont l’œuvre est traduite et publiée dans plusieurs pays du monde.

13 La littérature haïtienne de langue française est née en un temps où l’exil des lettrés vers les centres européens était de coutume. En 1925, l’émigration vers la capitale française était une tradition bien ancrée dans la formation des intellectuels. Mais l’on a affaire ici à des vagues d’émigration temporaires, ponctuelles : l’arrivée au pouvoir de François Duvalier, en 1956, va changer la situation. Le régime dictatorial instauré en Haïti par « Papa Doc » met l’intellectuel face à une alternative décisive. Ce dernier doit choisir entre la désertion et la collaboration avec le pouvoir en place.

14 Lorsque « Baby Doc » (Jean-Claude, fils de François Duvalier) quitte le pouvoir, en 1986, il apparaît que le phénomène est devenu structurel et tout retour en arrière est devenu impossible.

15 À la question du journaliste : Exil ? Dany Laferrière répond les suivants : « Je ne connais pas ce mot. Cela fait vingt-cinq ans cette année que je suis en voyage. Je suis un voyageur, pas un exilé. L’exilé regarde tout le temps derrière lui ». (Saint-Éloi, 2001)

16 Laferrière fait partie donc de ces artistes émigrés qui, conçoivent l’exil comme libérateur, c’est-à-dire comme une initiation qui incite l’acte créateur et qui aide à regagner une intégrité identitaire au départ perturbée. L’écrivain affirmera en 1994 : « D’être exilé permet d’écrire sans concession et sans peur. L’exil m’a aidé à dire ce que je pense, et m’a donné la possibilité de parler à un autre pays » (Bordeleau, 1994 : 10). Le premier moyen pour l’écrivain de s’accrocher aux regards accueillants des habitants du pays adoptif est d’écrire pour eux.

17 C’est en ces termes suivants que le narrateur de Chronique de la dérive douce, sixième livre de Laferrière, fait le bilan de sa première année vécue en exil : « Quitter son pays pour aller vivre dans un autre pays dans cette condition d’infériorité, c’est-à-dire sans filet et sans pouvoir retourner au pays natal, me paraît la dernière grande aventure humaine » (Laferrière, 1994 : 132-133).

18 En exil, l’exilé est entre deux mondes, deux cultures et deux identités. Il a besoin de s’intégrer, ici ou là, pour pouvoir s’élaborer une nouvelle identité. Il aura du mal à effectuer ce travail d’intégration sans l’accueil et sans l’hospitalité de la culture adoptive. Il lui faut user de la langue de l’Autre. Ses textes sont marqués d’un éloignement avec la terre natale et portent en même temps celui d’un immense espoir de retour au pays natal.

19 Pour l’exilé la seule chance de pouvoir s’intégrer (non s’assimiler) dans l’ailleurs est le regard de l’autre et l’hospitalité de l’autre. Une fois intégré, l’exilé est capable d’assumer une culture plurivoque qui parle en une autre langue. Il n’est plus entre deux

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 123

espaces culturels et identitaires mais dans les deux, avec un décalage de temps. Dany Laferrière s’intéresse à cet état de pluriculturalisme et à ces identités multiples offertes par l’accueil de l’autre et par l’écriture. Le problème, c’est dans le temps, on ne peut pas être dans deux ou plusieurs espaces à la fois, on ne peut pas avoir deux ou plusieurs identités en même temps, sauf si, grâce à la création littéraire, il ne réussit pas à arrêter le temps et à vivre chaque moment au présent. La personne Dany Laferrière aura ainsi autant d’identités que de moments vécus. L’unité intégrale de son moi se dessine en fantôme entre les moments fugitifs et entre les textes envolés.

20 Si la « première génération » des auteurs haïtiens tourne assez naturellement vers l’Europe – et tout particulièrement vers Paris ‒, la génération suivante a choisi pour cadre de sa « reprise identitaire » le continent nord-américain, grâce à la relative facilité avec laquelle on peut émigrer en Amérique du Nord, et notamment au Canada. L’espace français est devenu, au contraire, quasi impénétrable pour un immigrant en quête d’une terre d’accueil.

21 Il se forme donc une identité de génération derrière laquelle se trace le choix de la terre d’exil et ce choix assumé devient un trait d’identité. Cette identité de génération et le procédé de la prise de conscience de cette identité est définie par Pierre Bourdieu par le terme de l’opposition. Bourdieu a bien mis en évidence, en termes de fonctionnement des champs, la nécessité, pour un écrivain désireux d’entrer dans le champ littéraire, de s’y créer un espace propre et, pour ce faire, de « se poser en s’opposant » à ceux qui l’ont précédé. Notre écrivain adopte exactement cette démarche puisque la dénonciation des positions préétablies étant seule à même d’autoriser la création de positionnements neufs.

22 Le cas de Dany Laferrière est, à cet égard, exemplaire. Édité à Montréal, et résidant tour à tour dans la métropole québécoise et à Miami, l’écrivain revendique son américanité et l’énonce sur un axe véritablement paradigmatique : « Les gens ne viennent pas ici parce qu’ils aiment le Québec et veulent défendre le français qui est menacé en Amérique. Non, ils fuient la misère, et la politique parfois : ils viennent au Québec parce qu’on leur a dit que ça se passait mieux. Et on a beaucoup à leur offrir » (Marcotte, 1990 : 80-81).

23 Cette « américanité fondamentale » affichée par Laferrière prendra, entre autres, la forme d’un jeu référentiel et intertextuel qui place Chester Himes et James Baldwin ‒ figures incontournables de la littérature noire américaine ‒ au cœur du dispositif textuel : avec la publication de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer.

24 Au moment où Dany Laferrière arrive au Québec, un débat s’entame sur la société pluriculturelle. Après l’échec du premier référendum sur la souveraineté-association en 1980, l’idéologie nationaliste, dominante dans le discours social, est mise en doute. Parallèlement, on observe un apport de plus en plus dynamique de la part des écrivains venus de l’étranger. En 1983 paraît le roman La Québécoite de Régine Robin qui inaugure la discussion sur les écritures migrantes, tandis que les écrivains et intellectuels groupés autour de la revue Vice Versa lancent le concept de « transculture ».

25 Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer marque la dénonciation des stéréotypes raciaux. La déconstruction des codes culturels et l’intertextualité protéiforme expriment une tentative d’auto-engendrement identitaire du sujet migrant par l’intermédiaire d’une écriture libre et libérant de tout déterminisme ethnique ou idéologique. D’après Jozef Kwaterkó :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 124

L’opération consiste ici, à ouvrir le texte à un syncrétisme déconcertant, qui connote un univers transculturel, réfractaire à toute récupération identitaire : Henry Miller, James Baldwin, Chester Himes, Yukio Mishima, Charles Bukowski, Sylvia Plath, Jacques Roumain, Victor-Lévy Beaulieu, Sigmund Freud, Blaise Cendrars, Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar, les musiciens noirs du jazz new-yorkais, le Kamasoutra et le Coran. (Kwaterko 2002, cité par Sadkowski, 2007 : 52-53)

26 L’écriture aura la fonction de faire reconnaître son identité, surtout au sens social, dans un nouvel univers que l’écrivain cherche ainsi à conquérir.

27 Pour le héros-narrateur la littérature sert de moyen d’exploration du monde de l’autre et de réappropriation de l’identité. À l’intérieur des multiples références intertextuelles, déjà dans le premier roman, on retrouve relativement peu d’exemples relevant de la littérature québécoise.

28 Il est étonnant également que l’univers blanc représenté dans le roman est presque exclusivement anglophone comme si l’auteur reprenait une des thématiques fondamentales de la littérature francophone du Canada qui consiste dans l’opposition dominant (anglais) / dominé (français). Il faut penser ici à la célèbre formule introduite dans le titre de l’essai de Pierre Vallières qui désigne les Canadiens francophones comme « Nègres blancs de l’Amérique » (Vallières, 1969).

29 À partir de son cycle romanesque ‒ un livre en dix romans, vingt années d'écriture et une autobiographie américaine ‒, une identité spatiale apparente de Dany Laferrière se révèle curieusement après le retour au pays natal. Deux identités même à première vue, l’une américaine, l’autre haïtienne. L’œuvre littéraire, que l’auteur appelle « Une autobiographie américaine » (malgré son caractère hautement fictionnel) se répartira en deux cycles en fonction de l’espace mis au premier plan de l’action, d’un côté les villes nord-américaines et de l’autre Haïti.

30 La production romanesque de Dany Laferrière se construit ainsi sur un axe Amérique du Nord / Haïti (plus précisément Montréal / Haïti). À lire l’analyse d’Yves Chemla : L’Autobiographie américaine est peut-être aussi une œuvre hyperréaliste et païenne, si l’on reprend les termes proposés jadis par Jean-François Lyotard. Le monopole narratif y est détruit, le narrateur perd ses privilèges en faisant valoir ce qu’il y a de puissance, non moindre, dans l’écoute, côté narrataire, et aussi dans l’exécution, côté narré (Chemla, 2001).

31 Le personnage principal, en même temps le narrateur de cette autobiographie fictive, Vieux Os oriente la lecture vers une fonction unique, celle de chercher à repérer le principe unificateur et d’extraire du livre le sens qui s’y trouve enseveli, tout en refusant au lecteur cette possibilité. Ce sens serait nommé grâce au choix d’un ensemble de citations. En fait, on aurait là des points, comme le racisme, le sexe, la mélancolie, la solitude, la religion, l’immobilité, le jazz, les influences littéraires. Le titre renvoie à l’Amérique, certes. Mais Laferrière dit aussi ceci dans l’interview déjà citée : Je suis aussi tout ce que je ne veux pas être. Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caraïbéen (ce qui est légèrement différent d’un écrivain antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français. (…) Je change peut-être de chapeau mais jamais de discours (Saint-Éloi, 2001).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 125

32 C’est le discours donc qui fonde l’unité de cette quête identitaire d’écrivain et non pas le lieu où il mène ses recherches. Dans les discours de Dany Laferrière, les phrases qui commence par « Je suis... » exprime une appartenance plus universelle au monde, en dehors de celle du métier : « Je veux être pris pour un écrivain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un bon écrivain (ce qualificatif a bien sûr ma préférence) ou un mauvais écrivain. » (Saint-Éloi, 2001).

33 L’écrivain, tout en s’élaborant, pendant de longues années à Montréal, une identité professionnelle finit par retrouver son intégrité syncrétique et universelle : « Il y a aussi la fatigue de quelqu’un qui n’en peut plus de toutes ces idéologies (créolité, antillanité, métissage, francophonie) qui forment comme un nuage autour de l’écrivain et l’empêchent d’apparaître devant le lecteur dans sa plus simple expression d’être pour dire tout naturellement, sans hausser le ton : je suis un homme » (ibidem).

34 Pour y arriver, après l’aventure américaine, l’écrivain a besoin de retourner, au sens physique et moral, dans son pays pour laisser derrière lui les identités fragmentaires et analytiques que le monde occidental, loin de Haïti, peux lui offrir.

35 Finalement, son identité profonde vient du temps de l’enfance et non pas des espaces parcourus, comme il dit dans l’interview déjà évoquée : « C’est un temps que je porte constamment en moi. Le pays de l’enfance » (ibidem).

36 Dans les romans écrits en Amérique, l’écrivain oppose Noir et Blanc, tandis que dans les récits sur Haïti, il assume une identité très personnelle haïtienne qui s’alimente de son enfance, de ces souvenirs. Apparemment, c’est toujours le regard de l’autre qui lui détermine sa position. Face à l’Européen (qu’il confond étrangement avec le Français) il assume profondément son américanité et verbalise une critique tranchante de l’hégémonie des Français : A la question du journaliste, lors du fameux entretien : « L’américanité : être écrivain américain pour toi, cela voudrait dire quoi ? » Dany Laferrière répond les suivants : C’est habiter l’espace où je vis. C’est l’occuper émotionnellement et physiquement. Je suis un Américain, c’est-à-dire que je suis né dans le Nouveau Monde. Je connais mon territoire, comme l’animal sauvage connaît sa tanière. Je pratique un art de vivre direct, simple, franc. (…) L’Europe croit pouvoir décider de ce qui est beau. Une telle prétention me fait bondir dans l’arène. Affirmer cela c’est n’avoir aucune idée de ce qu’est la culture. Allez en Europe, vous verrez, les gens croient vraiment qu’on peut mettre la culture dans une boîte de conserve et l’envoyer aux pauvres américains (ibidem).

37 Le roman où Dany Laferrière s’esquisse une identité valable dans toute condition géographique, physique et morale est Pays sans chapeau.

38 Ce roman raconte le retour d’un écrivain en Haïti après vingt ans d’exil. Il retourne aux femmes de sa famille, sa mère et sa tante, attachées à leur terre, même aux heures les plus atroces de la dictature. L’écrivain trace par petites touches son portrait d’Haïti d’aujourd’hui et parle de la mort, du Pays sans chapeau où vont les morts.

39 Ce livre de Dany Laferrière est l’histoire d’un retour. Après vingt années passées à Montréal et Miami, l’auteur rentre chez lui, à Port-au-Prince, Haïti. Le pays, en apparence, est le même. L’odeur du café est la même, la pauvreté aussi, crue et violente, jusqu’aux amis qui sont restés fidèles à leur jeunesse. Mais au fil des jours, des silences de ses proches, des mots chuchotés par la rue, c’est à une enquête sur les morts que se livre l’auteur, zombis haïtiens et fantômes installés dans la vie quotidienne :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 126

Combien d’enfants avez-vous, madame ? — Seize — Où sont-ils ? — Tous les neuf sont à l’école. — Et les autres ? — Quels autres ? — Les autres sept enfants. — Mais, monsieur, ils sont morts. — Madame, on ne compte pas les morts. — Et pourquoi ? Ce sont mes enfants. Pour moi, ils sont vivants à jamais (Laferrière, 1999 : 11).

40 À côté de ce Pays réel, il existe un Pays rêvé, le Haïti des zombis et des esprits que Vieux Os redécouvre après toutes ces années. Tout comme ces mots créoles restés en désuétude trop longtemps, qu’il faut de nouveau goûter. Ailleurs, Dany Laferrière dira : « En écrivant en français, je tue ma langue, le créole. Et personne ne m’a jamais dit : Mes condoléances. »

41 À la fois grave et léger, Pays sans chapeau se lit comme un hommage à l’imaginaire magique du peuple de Port-au-Prince. Ce roman du retour aux sources, Dany Laferrière le dédie à sa mère Marie, celle « qui n’a jamais quitté son pays, même pour une minute ». Après avoir passé 20 ans à l’étranger, à Montréal d’abord puis à Miami, l’écrivain revient en Haïti pour y redécouvrir tout ce qu’il n’avait pas oublié, qui lui manquait et qu’il n’arrive plus très bien à comprendre.

42 En 20 ans, il y a eu bien des massacres et des changements politiques dans l’île, mais ce n’est pas par ce biais que l’auteur aborde la réalité. C’est par le quotidien du petit peuple dans les rues, par les odeurs de cuisine à la maison, les rencontres avec ses anciens amis, avec ses anciennes flammes. Rien n’a changé : ces gens souffrent de la faim et leur esprit, fertile en superstitions, n’a jamais cessé de s’inventer des fantômes : Dans ce pays, les morts sont partout présents, la mort semble même s’être emparée des vivants. Les atrocités de la guerre et le poids de la tyrannie dictatoriale ont donné lieu à des histoires fantastiques, à des mythes. Comme l’histoire sur les habitants d’un village du nord-ouest d’Haïti, Bombardopolis, qui n’ont pas besoin de manger pour vivre. D’après une équipe de chercheurs ‒ venue de l’Occident pour étudier le phénomène ! ‒ ceci doit sa raison au fait que les habitants parlent créole (Laferrière, 1999 : 194).

43 Ceux que là-bas on appelle zombis hantent les rues. La seule chose qui les différencie des vivants est leur absence de reflet dans le miroir. La mère de l’auteur lui parle longuement de ces fantômes. Des histoires entendues dans la rue viennent justifier ses peurs. L’écrivain décide donc de partir à la recherche de la vérité, rencontre d’éminents professeurs qui confirment l’existence de ces êtres. Puis quelqu’un lui propose de faire le voyage vers l’autre monde, le pays sans chapeau, car on n’a jamais enterré quelqu’un avec son chapeau… Les premières lignes du texte sont, a cet égard, limpides : Il y a longtemps que j’attends ce moment : pouvoir me mettre à ma table de travail (une petite table bancale, sous un manguier, au fond de la cour) pour parler d’Haïti tranquillement, longuement. Et ce qui est encore mieux : parler d’Haïti en Haïti. Je n’écris pas, je parle. On écrit avec son esprit. On parle avec son corps. Je ressens ce pays physiquement. Jusqu’au talon. Je reconnais, ici, chaque son, chaque cri, chaque rire, chaque silence (idem : 13).

44 Tout le texte sera ainsi placé sous le signe de la culture orale. Des extraits de chansons folkloriques sont mis en épigraphe, et chaque chapitre se voit précédé d’une transcription proverbiale, dont une note préliminaire au roman précise qu’elles seront « transcrit(e)s en créole plutôt étymologique que phonétique et traduit(e)s littéralement » car, de l’avis de l’auteur, « de cette manière, leur sens restera toujours un peu secret », ce qui « nous permettra d’apprécier non seulement la sagesse populaire, mais aussi la fertile créativité langagière haïtienne » (idem : 8).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 127

45 Le narrateur prend en charge la réalité haïtienne. Vieux Os, qui a passé autant d’années en Haïti qu’il a vécu loin d’elle, est-il l’homme de deux mondes, ou un personnage hors- monde, apatride, déraciné ? Il lui faut retrouver le présent d’autrefois pour être accueilli par les siens, pour que sa propre culture d’origine le pénètre de nouveau.

46 Le roman se construit sur le principe d’une alternance entre des chapitres qui seront tour à tour intitulés : « Pays rêvé » et « Pays réel ». Le pays réel, c’est celui que le narrateur vit de manière quotidienne, et qu’il dessine sous forme d’une série de tableaux juxtaposés, de séquences narratives caractérisées par leur brièveté, leur hétérogénéité, et leur rapidité. Tous ces tableaux sont autant de bribes de discours s’essayant à retracer la dimension kaléidoscopique des visions et des images qui s’imposent au narrateur. C’est là une stratégie discursive familière à Dany Laferrière. Ses écrits souvent ont le caractère pictural, photographique. Si l’on accepte que l’identité psychologique se compose en premier lieu des souvenirs du passé et de l’enfance, les photos garantiraient la possibilité d’en saisir les moments. La photographie, art privilégié d’enregistrer le moment, reste tout de même une image où l’identité du photographe et du photographié glisse en fantôme parmi les prises de vue du présent : « Le temps présent ‒ explique l’auteur dans une émission radiophonique déjà mentionnée ‒ est encore plus poignant que le passé. Il est là et on n’arrive pas à le tenir. On tient le passé. On en fait une petite musique : la nostalgie. On a l’œil sur le futur. On y met nos espoirs, nos rêves fous avec tout de même cet air de ne pas trop y croire. » (Saint-Éloi, 2001).

47 Ces tableaux photographiques, instantanés servent, exactement comme les photos de famille, à élaborer des identités dans le temps chronologique et d’esquisser un passé identitaire et de le perpétuer.

48 Un autre moyen de se débarrasser des contraintes tyranniques du temps et de s’approcher de sa plus profonde identité psychologique, c’est la technique bien connue de la démarche proustienne. Les odeurs occupent ainsi dans la narration une place de choix, remplissant une fonction identique à celle qu’assurait ailleurs la madeleine proustienne. Ce peut être par exemple le café : « D’abord l’odeur. L’odeur du café des Palmes. Le meilleur café du monde, selon ma grand’mère. Da a passé toute sa vie à boire ce café. J’approche la tasse fumante de mon nez. Toute mon enfance me monte à la tête » (Laferrière, 1999 : 22).

49 Quand le narrateur part à la recherche du « pays rêvé », il ne s’agit pas ici d’un pays sublimé, idéalisé, comme une interprétation littérale pourrait le laisser penser. La dualité se concentre plutôt sur une opposition entre deux mondes, le diurne et le nocturne. Dans la nuit, le rêve se transforme en délire, en fantasme, en mythe, en légende.

50 Le voyage du narrateur en territoire interdit est l’occasion pour l’auteur d’affirmer qu’Haïti est devenu un « pays sans chapeau », c’est-à-dire une terre de la mort où peine une population plus morte que vive. Ainsi que nous l’explique l’auteur en tête d’ouvrage : Cette fine poussière sur la peau des gens qui circulent entre midi et deux heures de l’après-midi. (…) Une sorte de poudre de talc. C’est ainsi que Da me décrivait les gens qui vivaient dans l’au-delà, au pays sans chapeau, exactement comme ceux que je croise en ce moment. (…) L’au-delà. Est-ce ici ou là-bas ? Ici n’est-il pas déjà là- bas ? C’est cette enquête que je mène (idem : 63).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 128

51 Le pays réel et le pays rêvé ne s’oppose donc pas dans un ordre moral ou psychologique, mais vont signifier les deux côtés de la même réalité, d’une part la vie et d’autre part la mort. En Haïti les deux se confondent, autrement dit la mort fait partie de la vie réelle où les morts errent parmi les vivants. Le retour réel au pays réel se transforme en retour mythologique au pays des morts où la fonction de l’écriture et de la langue poétique est sacrée ; elle révèle l’absolu par le truchement du mythe, qui apparaît comme seul capable de saisir globalement la réalité multiple de l’histoire et d’exprimer, à travers les fluctuations du temps humain, l’éternité.

52 L’écriture et le langage de Dany Laferrière reflète également la vision picturale primitive de la peinture haïtienne, chère à l’auteur depuis son enfance, ainsi que l’espace circulaire, le mouvement et le rythme des tambours. Comme il explique au journaliste déjà rencontré plus haut, tout cela lui n’est pas folklorique : Ce n’est pas folklorique dans mon cas. Ce sont des trucs (le rara, la peinture naïve) que je trouve absolument intéressants, et en accord total avec ma sensibilité. Et dès qu’on trouve cet accord, on n’est plus un colonisé culturel. Il n’est pas obligatoire que cela vienne de ton pays. C’est tout simplement la rencontre explosive (genre coup de foudre) d’une forme avec une émotion. Peut-être que cela remonte à l’enfance (Saint-Éloi, 2001).

53 Si l’on accepte que notre écrivain, depuis Montréal est à la quête d’une identité, on peut conclure qu’il est possible de parler d’une effervescence du désordre identitaire qui se dessine entre les œuvres. Pour découvrir l’ordre dans le désordre apparent, le lecteur doit appliquer une lecture pure et nette des livres, et suivre pas à pas l’écrivain sur son chemin. Sauf que la direction de cette découverte mène vers l’intérieur, comme explique l’auteur lui-même en parlant de la peinture naïve : Dans la plupart des toiles occidentales, le point de fuite est au fond du tableau. Comme une invitation à pénétrer dans le tableau. On s’installe ainsi dans l’univers du peintre, et on étudie, on flâne. Mais comme tout est sur le même plan dans la plupart des tableaux naïfs, on finit par se demander où est le pont de fuite. Je l’ai cherché jusqu’à ce que j’ai découvert que c’était mon plexus qui servait de point de fuite. Donc, voilà pourquoi je n’arrivais pas à pénétrer dans le tableau. C’est lui qui devait pénétrer en moi (Chemla, 2001).

54 Il faudrait peut-être, en déplaçant sensiblement la perspective inversée décrite ici, que le lecteur lui-même se reconnaisse comme « un Nègre ».

55 La grande contemporanéité, d’une manière paradoxale, pourrait être le résultat des retrouvailles avec le syncrétisme qui pénètre la culture et la littérature américaine de la même façon que les arts primitifs ont pénétré les arts avant-garde. L’écrivain Dany Laferrière associe en une seule entité « le peintre et l’écrivain », et se présente comme : « Un écrivain primitif : Je n’écris pas je parle. On écrit avec son esprit (…) Une mangue tombe, j’écris mangue. Les enfants jouent au ballon dans la rue parmi les voitures. J’écris : enfants, ballon, voitures. On dirait un peintre primitif. Voilà c’est ça. (…) je suis un écrivain primitif. » (Laferrière, 1999 : 11).

56 Dany Laferrière, en tant que lecteur et écrivain à la fois, voltige entre les espaces géographiques et nationaux, entre les cultures américaine et haïtienne, prend la posture tantôt du moi contemplateur critique, face à l’autre, il se plaît tantôt dans le rôle de l’autre critiqué et nègre : « Les gens voient souvent en moi un provocateur alors que je tente simplement de prendre des nouvelles de moi-même par le biais de l’écriture. C’est cela : j’écris pour savoir ce que je suis devenu. » (Saint-Éloi, 2001).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 129

BIBLIOGRAPHIE

BORDELEAU, Francine (1994). « Dany Laferrière, sans armes et dangereux », Lettres québécoises, 73.

CHARTIER, Daniel (2003). Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999, Québec : Éditions Nota bene.

CHEMLA, Yves (2001). Quelques notes sur Vieux Os, ce narrateur qui « porte la forme entière de l’humaine condition » inédit. Conférence donnée à UQUAM en février dans le cadre du mois des écrivains noirs.

SAINT-ÉLOI, Rodney (2001). Chronique de la retraite douce. Entretien avec Dany Laferrière, mars-août, www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/laferriere.html

KWATERKO, Józef (2002). « L’imaginaire diasporique chez les romanciers haïtiens du Québec ». Robert Dion (dir.). Le Québec et l’ailleurs. Études Francophones de Bayreuth, 5. Bremen : Palabres Éditions.

LAFERRIÈRE, Dany (1994). Chronique de la dérive douce. Montréal : VLB Éditeur.

LAFERRIÈRE, Dany (1999) [1996]. Pays sans chapeau. Outremont : Lanctôt éditeur, « Petite collection Lanctôt ».

LAFERRIÈRE, Dany (2000). Le Cri des oiseaux fous. Outremont : Lanctôt éditeur.

MARCOTTE, Hélene (1990). « Québec français ». Québec, 79.

SADKOWSKI, Piotr (2007). « L’écrivain ‘transaméricain’ se met en scène québécoise ou Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière ». MOREL, Pierre (dir.). Parcours québécois : Introduction à la littérature du Québec. Chişnău : Éditions Cartier.

VALLIÈRES, Pierre (1969). Nègres blancs d’Amérique. Montréal : Éditions Parti pris.

NOTES

1. Le spiralisme est un mouvement littéraire initié par Frankétienne (1936) postulant l’ancrage de l’écriture haïtienne dans la réalité spécifique du pays par la conjugaison des associations (couleurs, sons, lignes, mots) et des connexions historiques (voir : Sadkowski, 2007 : 157). 2. Tontons macoutes est le surnom générique attribué aux fonctionnaires de la milice de Duvalier dont l’objectif principal était l’élimination brutale de l’opposition politique.

RÉSUMÉS

Il existe une variété d’identités qui se proposent à l’individu tout au long de son parcours. La notion de l’identité revêt alors de diverses formes, devient dynamique, changeante et évolue à travers des conflits et des ruptures, dans le temps et dans l’espace. Dany Laferrière, écrivain québécois, est un des plus significatifs représentants de ces prises d’identités psychologique,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 130

nationale et professionnelle. Né à Port au Prince le 17 avril 1953, notre auteur a grandi au village de Petit-Goâve d’Haïti. Comme il est journaliste, sa vie est menacée par la dictature. Il s'exile, donc en 1976 au Canada. C’est à Montréal que l'auteur trouve une terre d’asile, qu’il devient très vite connu comme écrivain québécois et il se consacre à la littérature. L’identité naturelle de Dany Laferrière se complète alors de l’identité professionnelle au Québec, dans le pays dont la survivance culturelle est notamment confrontée au multiculturalisme. La présente étude vise à offrir l’analyse des identités dans son roman intitulé Pays sans chapeau (Editions Lanctôt, 1996) où l’auteur tente de regagner et de ressaisir son pays natal, et son identité volée par la dictature. Dans ce roman, où alternent les pages consacrées au « pays réel » et au « pays rêvé », le narrateur-écrivain voyage entre l’identité réelle et l’identité rêvée qui finit par gagner son terrain.

There is a number of identities which present themselves to the individuals along their lives. The notion of identity takes diverse forms, becomes dynamic, changeable, and evolves through conflicts and breaks, both in time and in space. Dany Laferrière, a writer from Quebec, is one of the most important representatives of these takings of psychological, professional and national identities. Born in Port au Prince, 17 April 1953, he grew up in the village of Petit-Goâve. As a journalist, his life is menaced by the dictatorship. He thus flees to Canada in 1976. He finds asylum in Montreal and he becomes popular quickly as a Quebecois writer, as a result he turns to literature completely. The natural identity of Dany Laferrière is completed with his professional identity in Quebec, in a country whose cultural survival is confronted with multiculturalism. The present paper wishes to analyses the different identities in his novel, Pays sans chapeau (Editions Lanctôt, 1996), in which the author tries to regain and recapture his native country and his identity stolen by the dictatorship. In this novel where pages of “a real country” ; alternate with those of “a dream country”, the author-narrator travels between his real identity and his dream identity regaining eventually his land.

INDEX

Mots-clés : Haïti, identités, créole, art naïf Keywords : Haiti, identities, creole, naive art

AUTEUR

ANIKÓ ÁDÁM Université catholique Pázmány Péter adam.aniko[at]btk.ppke.hu

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 131

Interpréter la tentation du spirituel dans quelques romans contemporains français

Catherine Grall

1 Le besoin de spirituel paraît s’affirmer de plus en plus dans le monde occidental d’aujourd’hui : pape populaire rencontré par de nombreux chefs d’État1, crises de l’Islam, pays anciennement communistes revenant à la religion2, innombrables méthodes de développement personnel mettant l’accent sur l’importance de se détacher de la société matérialiste et technophile stressante, immense succès des pratiques méditatives, vogue du chamanisme dans les arts, retour de la tendance New Age… Depuis la fin du XXe siècle, la littérature de fiction, après de multiples « ères du soupçon » (Sarraute, 1956), et sous le coup de plusieurs événements historiques, a opéré un retour vers le réalisme, avec des dimensions volontiers testimoniales et documentaires – quelles formes prend alors ce « retour du spirituel », qui n’équivaut pas cependant au « réenchantement du monde » que les critiques de Weber (1921)3 notent parfois ? Sans prétendre à un tableau exhaustif de la littérature contemporaine de langue française, nous examinerons la tendance de quelques œuvres à exprimer un désir de transcendance sans prosélytisme, ou à emprunter au moins les formes de la spiritualité, tout en représentant le monde contemporain, et en tenant un discours sur celui-ci. Les situations réalistes contemporaines semblent y résulter d’une sécularisation où l’humain ne s’épanouit plus, manque de valeurs éthiques, voire d’identité, et d’inscription dans des communautés – bref, les mondes dépeints par ces auteurs relèvent de ce qu’Habermas (2008 : 5) a pu appeler le « post séculier », mais un post séculier en suspens, où les aspirations religieuses n’entrent pas en synergie avec le séculier.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 132

Variations sur le religieux : situation de la littérature du XXIe siècle

2 L’inscription du spirituel ou du religieux dans la littérature peut prendre des formes privilégiées. Selon Thomas Pavel, les romans qui « construisent un vaste univers fictif fort différent du monde de la vie quotidienne », utilisent une méthode « idéographique », selon laquelle « l’univers imaginaire est façonné par une idée unificatrice que la multitude d’épisodes évoquent inlassablement (… idée unificatrice susceptible,) dans son abstraction et son étrangeté, d’éclairer de manière globale l’univers tenu pour réel. » (Pavel, 2003 : 111). Pareilles écritures orientent volontiers le lecteur vers un sens spirituel, éventuellement religieux, qui se complique à partir du XVIIIe siècle, lorsque les romanciers inscrivent les valeurs transcendantes dans des mondes désormais vraisemblables, ie susceptibles de renvoyer directement à l’expérience quotidienne. Si le XXe siècle a continué, après les crises romantiques, symbolistes et avant-gardistes, d’accumuler les crises du roman, en particulier à l’encontre de ses ambitions réalistes, il est aussi, surtout dans sa seconde moitié, le siècle qui a vu revenir, sans naïveté mimétique, le réalisme. Écritures du témoignage, en particulier suite aux traumatismes collectifs, écriture du reportage (du gonzo journalism à la factographie 4, en passant par le récit de voyage), formes autobiographiques (démocratisation de l’écriture, y compris, ces derniers temps, sur le web) n’en présentent pas moins volontiers une dimension morale. Narrer sa vie est susceptible de former la personne qui écrit, d’aider le lecteur à se situer par rapport à la parole littéraire, voire à prendre la plume (on développe les ateliers d’écriture en ce sens5) ; c’est aussi passer la réalité contemporaine au filtre de perceptions et de voix singulières, et rendre ainsi accessible ce qu’on ne vit pas soi-même. L’écriture testimoniale produit aussi cet effet, en y ajoutant la prise de conscience des pans les plus noirs de l’histoire (génocide, colonialisme…) ou des injustices sociales (ségrégation, homophobie…). L’écriture de reportage, enfin, ou à vertu documentaire, dans un dernier sursaut de méfiance par rapport à la fiction, pousse celle-ci dans ses limites et informe le lecteur, d’une manière plus sensible, voire plus « authentique », que les essais ou la presse. L’éthique du lecteur étant concernée — plus sur un plan privé que sous forme idéologique (religieuse ou politique) et l’idéographie semble donc percer à nouveau, du sein même de l’écriture empirique.

3 Ces dimensions morales ont pénétré la littérature et la critique littéraire de langue française après les littératures et théories anglo-saxonnes : les Cultural studies, les Gender studies, les Queer studies, les Postcolonial studies, voire les Animal studies, les théories du care sont encore peu représentées à l’université française, alors que de très nombreux discours sociaux et politiques y ressortissent. Durée persistante d’approches textualistes des œuvres, alors que le « Nouveau roman » était le dernier courant français à avoir influencé les littératures étrangères ? Les récents adeptes des X-studies se sont réclamés de plusieurs philosophes obsédés par le texte, mais Derrida, Foucault, Deleuze ressaisissaient aussi les questions sociales… Le souci occidental pour l’écologie planétaire est aujourd’hui représenté depuis la France par un penseur comme Bruno Latour, et les philosophes de la « vie bonne » se multiplient (dans le sillage de Pierre Hadot relisant l’antiquité6, ou de la philosophie analytique et de la philosophie de l’esprit) si bien que, à plusieurs reprises, on a redemandé « à quoi sert la littérature ? »7

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 133

4 Pareilles préoccupations éthiques troublent de nombreux personnages contemporains de la littérature occidentale, au point de les « spectraliser. » La critique anglophone a en effet osé le terme de Spectral turn8 pour qualifier le caractère fantomatique de personnages revenant d’un ailleurs extraordinaire, de manière métaphorique ou pas, ou en dérive dans un univers qu’ils ne comprennent plus et ne parviennent plus à habiter. Ce sont, entre autres, les victimes de crimes passés qui hantent les mémoires et empêchent d’envisager un avenir – les personnages « hantés » peinant eux-mêmes à vivre dans ces conditions. Ces « spectres » d’un nouveau genre réclament souvent, plus ou moins directement, la justice. Or les religions sont par excellence des systèmes produisant des valeurs et faisant communauté. C’est dans cette mesure que le post séculier connote ces écritures et invitent à les analyser comme des symptômes sociaux et comme des perceptions contemporaines du monde — où les idéologies n’enthousiasment plus facilement, mais où le bon et le bien mobilisent encore.

Manières de post séculier littéraire français

5 Les questionnements métaphysiques, sur fond de troubles socio-économiques, de fin du « camp » communiste, de développement d’un néo-libéralisme sans pensée de l’humain, de malaises que les neurosciences ne suffisent pas à nommer, d’attentats terroristes, de multiculturalisme qui effraie produisent des personnages inquiets, souvent tentés par des mouvements spirituels. Il peut s’agir de la foi, ou de l’expérience souvent bouleversante de transcendances mal définies. Emmanuel Carrère (2010), après D’autres vies que la mienne, a publié récemment Le Royaume (Carrère, 2014), où il exposait ses années de foi et de pratique chrétiennes intenses ; il était par ailleurs interviewé récemment sur France Culture9 pour expliquer sa pratique du yoga, dans la perspective d’un équilibre pas seulement corporel. Cette juxtaposition ne vise pas à choquer : il s’agit là d’un écrivain reporter, romancier et auteur d’autofiction, régulièrement en proie à des troubles névrotiques, en recherche de « vie bonne », et qui ne peut se contenter du mondain, dans un présent rationnalisé qui l’étouffe.

6 Cela se manifeste de façon plus discrète chez Jean Rolin qui, après une jeunesse maoïste (dans la Gauche Prolétarienne, qui, telle une Église, interdisait plaisirs sexuels, alcool et toutes autres drogues), est devenu reporter, écrivain aujourd’hui très prolixe, bourlingueur et jouisseur mélancolique. Toujours intéressé par la politique internationale, son personnage rapporte des enquêtes qui donnent à méditer sur les modes de vie les plus variés, en accordant une grande part au contexte, et en produisant une impression de vanité, relatives aux combats incessants des hommes. Auteur d’une enquête sur les chrétiens dans les territoires occupés (Rolin, 2003), de Savannah (Rolin, 2015), tombeau à une amie disparue, et d’Événements (Rolin, 2015), où des groupes armés d’obédience soi-disant religieuse mettent la France à feu et à sang, l’auteur se met en scène dans Joséphine, dont les dernières pages évoquent ses souvenirs de Dinard, marqués par la mort d’un oncle, la mort contemporaine d’une fillette, et les travaux un peu hamletiens de jardiniers pris pour des fossoyeurs, qui bêchent auprès d’un oratoire ; Jean Rolin cite ainsi la prière inscrite sur une plaque funéraire, prière qui demande à la Vierge sa pitié pour les malheureux de ce monde10. Son personnage, dans Savannah comme dans Joséphine, choqué par la disparition de ses amies, et par les violences politiques et sociales qu’ils enregistraient tous les deux, semble avoir besoin d’une pause spirituelle dans son désespoir. À la fin de Zones (Rolin,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 134

1995 : 188-189) il comparait la piété « ostentatoire » d’une manifestation de chrétiens, qui lui rappelle les temps de l’Inquisition, à la prière intime, mieux tolérée, semblant ainsi revenir à la distinction entre sphère privée et sphère publique, c’est-à-dire à séparer la foi du politique.

7 Philippe Vasset, spécialiste en économie (il est le rédacteur en chef de la revue en ligne Intelligence), se passionne pour la constitution des légendes par le Vatican, et figure un narrateur en crise de foi dans le roman du même titre (Vasset, 2016), cependant que le personnage principal de La Conjuration (Vasset, 2013), écœuré par le monde du travail, fonde une secte sans but, mais avec rituels, qui grossit et hante les nuits urbaines. Yannick Haenel (2007), dans Cercles, figurait également un personnage en marge du monde du travail et en quête d’une « existence absolue », tout comme le narrateur des Renards pâles (Haenel, 2013), qui finit par intégrer une secte de sans-papiers aux rituels africains.

8 Ces écrivains qui évoquent la foi ou figurent des simulacres d’expérience religieuse présentent des personnages fatigués de la vie mondaine et en quête de mondes meilleurs, ce qui n’est pas le cas des personnages de Houellebecq, qui assument plus ou moins facilement la condition séculière contemporaine dans ses dimensions les plus matérialistes, injustes et avides. Ce qui ne va pas sans nostalgie spiritualiste et peur du religieux « autre » : sentiment de ne pas savoir aimer, de ne pas être aimé, rêve de dépasser la mort (Les particules élémentaires), inquiétude que la collaboration d’institutions françaises imaginaires avec l’Islam radical enfonce comme jamais la société dans le machisme et la corruption (Houellebecq, 1998, 2015). Les romans pessimistes de Houellebecq n’envisagent pas le post séculier au sens constructif, ils expriment des retours au pouvoir religieux, au pire sens d’un Islam rigoriste et hypocrite.

9 Citons encore trois œuvres contemporaines écrites par des auteurs d’origine maghrébine, traitant elles aussi de l’Islam dans ses rapports à la vie quotidienne et à la société : Abdellatif Taïa, Kamel Daoud et Boualem Sansal, selon des écritures très différentes, critiquent en effet les aspects traditionnalistes et obscurantistes de la religion. Dans son roman Infidèles, Taïa dit d’abord la misère intellectuelle et matérielle de deux femmes marocaines, prostituées, maltraitées dans une société hypocrite et par un pouvoir politique très violent. Sa mère donne beaucoup d’amour au personnage principal, Jallal, avant de mourir en inspirée mystique, proposant ainsi une autre expérience de la religion dans le monde. Jallal découvrira l’Islam fondamentaliste en Belgique, auprès d’un jeune converti dont il tombe amoureux et qu’il suit, confondant geste d’amour romantique (suicide à deux) et attentat terroriste (allumage d’une ceinture d’explosifs à Casablanca, après une nuit passée dans la Grande Mosquée). Le dernier chapitre, intitulé « Dieu », fait parler celui-ci, assimilé à une Maryline Monroe transgenre, ce qui finit par renvoyer toute forme orthodoxe à un miroir aux alouettes.

10 Kamel Daoud (2016), animé par l’esprit curieux mais critique d’Edward Saïd à l’égard de Camus, répond à L’Étranger de celui-ci en dénonçant la cécité du colon et du narrateur, quant à la vie des Algériens (laissés sans nom par l’auteur français). Mais Daoud contrebalance cet aveuglement « impérialiste » à sa manière en dénonçant violemment le dogme religieux (en particulier dans le chapitre VII), à côté de l’inconscience et les malhonnêtetés politiques, économiques, urbanistiques, voire écologiques du gouvernement. Le romancier journaliste s’intéresse aussi au sort réservé aux femmes dans le milieu où évolue son narrateur qui accuse l’obscurantisme archaïque dont a été

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 135

victime et vectrice sa mère, mais aussi les insultes, les fantasmes puritains contre les femmes en général dans le milieu « arabe », comme les menaces incestueuses que fait peser sur elle le père de Meriem. Spiritualité et libéralisme dominateur sont ici renvoyés dos à dos, et l’absurde existentialiste camusien est devenu politique – seul un personnage féminin (Meriem, une Marie qui n’a rien d’une sainte vierge) paraît faire signe vers le futur.

11 La dystopie 2084 de Boualem Sansal (2015) met en scène une religion apparentée à l’Islam, désignée ouvertement comme la complice criminelle d’une dictature — mais la culture représente le dernier espoir (le personnage principal, Ati, enquête sur un peuple de renégats et apprend à remettre en cause sa société autoritaire).

12 À côté de ces fois chrétiennes et musulmanes, de ces embryons de sectes, (2012) place plutôt son personnage dans une communion spirituelle avec la nature, dans L’Empreinte à Crusoe. Le complice négrier de Robinson est noir et une maladie l’a rendu furieux, au point que ses camarades l’ont abandonné sur une île déserte. Là, amnésique, il pense s’appeler Robinson, au vu des quelques affaires dont il dispose, et grâce auxquelles il colonise l’île, où il craint la présence d’un autre, avant de le désirer ardemment, puis de découvrir qu’il ne traque que lui-même. Pénétré de sagesse pythagoricienne (grâce à un livre issu du pseudo naufrage, qui remplace la Bible du roman de Daniel Defoe), il entreprend de mieux observer la nature, il libère les animaux domestiqués, se nourrit de cueillette sauvage et délaisse ses champs avant de mourir, retrouvé par son ancien camarade pris de remords, mais trop violemment indigné par les esclaves qu’il découvre dans la cale du bateau. L’écriture poétique de Chamoiseau rappelle le réalisme magique pour laisser s’exprimer une voix inspirée, qui réinvente le monde, l’amour, et le désir d’égalité respectueuse. Le spirituel est ici une forme de paganisme qui se donne pour dépassant les « cultures » qui divisent les hommes, mais il ne mène à aucune sociabilité.

13 Les références littéraires françaises convoquées correspondent assez bien aux divers usages de la notion de post séculier, telle qu’abordée dans la synthèse de Luca Mavelli et Fabio Petito (2012) : le post séculier peut en effet renvoyer à des formes de résurgences du religieux, et c’est le cas de tous nos auteurs, et à la façon dont le politique peut inclure les éléments religieux. Ce second cas, non exclusif du premier, est en partie représenté par Houellebecq et Sansal sur le mode de la dystopie plus ou moins lointaine, beaucoup moins par Carrère, Rolin, ou Vasset (les éléments religieux de leurs romans ne présentant pas de dimension réellement politique, mais plutôt personnelle, méditative et sociocritique). Chez Taïa et Daoud, les politiques passées sont dénoncées (impérialisme et misère morale éventuellement antérieure), tout comme une compréhension obscurantiste de l’Islam, en particulier à l’égard des femmes. Les romans de ces deux auteurs relèvent donc aussi en partie de l’acception plus critique du post séculier que relèvent enfin les deux chercheurs italiens : celui-ci correspondrait en effet encore à la mise en cause des pouvoirs séculiers, incapables d’assurer réellement les notions de démocratie, d’égalité, d’inclusion et de justice. Soumission de Houellebecq va sans doute jusque-là (il dénonce la faiblesse d’une démocratie qui renonce à l’égalité), mais cette critique apparaît aussi dans Les Renards pâles de Haenel (prise en compte de la marginalisation des immigrés du continent africain, susceptibles d’apporter un renouveau spirituel et politique).

14 La dimension spirituelle, dans tous ces cas, apparaît comme la cause ou le symptôme de la difficulté à exister dans l’ici et maintenant, avec ses semblables.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 136

Aspiration à (re)faire communauté

15 Or, l’idée même de communauté humaine caractérise le phénomène religieux : la foi ne se vit pas que dans les cœurs des individus, même si certaines Églises invitent particulièrement à l’expérience personnelle (évangélisme, par ex.). Les différentes fois rassemblent aussi les croyants, qui se savent solidaires, (cf. la notion chrétienne de communion des saints, les communautés fondées hors des villes par les premiers chrétiens, les règles des monastères, modèles de vie sur terre afin de préparer à l’autre monde, les communautés mystiques telle celle des soufis en Islam…). Le prosélytisme consiste par excellence, pour les diverses religions, à regrouper les êtres humains — au besoin par la guerre sainte, pour les extrémistes.

16 Les personnages des œuvres citées souffrent précisément d’un manque de lien : perdus dans les villes (Vasset, Haenel), dans la géopolitique internationale (Rolin, Daoud), dans des politiques nationales faibles et hypocrites, ou dictatoriales (Houellebecq, Sansal, Riboulet, Daoud), sur une île déserte où leur identité même fait problème (Chamoiseau), ils sont condamnés à rester seuls, sans passé toujours assumable et sans idéologie prometteuse de futur. Les romans finissent d’ailleurs sur le renoncement à marier le transcendant et le mondain, pour un post séculier progressiste – au mieux, ils présentent des fins ouvertes. Leurs personnages rêvent de formes communautaires peu viables, que les romans évoquent parfois seulement dans les dernières pages, sans leur donner d’aboutissement. Les Renards pâles finit par une manifestation aux accents religieux africains sur la Place de la République…sans qu’on en connaisse l’issue. Le narrateur de Jean Rolin ne paraît pas espérer l’intégration par les politiques des tolérances et de l’amour prônés par les religions. La secte originale imaginée par Philippe Vasset dans La Conjuration grossit sans pouvoir mener à rien jusque dans les dernières pages, qui s’apparentent à une apocalypse douce : le chapitre 14 (« Les conjurés sont dans la ville comme dans un cloître : leur circulation est prière ») achève la partie II, qui a elle-même pour titre une citation de la Règle de Saint-Benoît : « Le silence devra être absolu, et on n’entendra aucun chuchotement ni aucune voix, si ce n’est celle du lecteur ». Le narrateur y conte poétiquement, mais non sans ironie, comme la citation mettant le lecteur profane aussi en exergue, la victoire des adeptes dans l’espace urbain : leur parole sera chargée de tout dans la cité, si bien qu’« ils feront de la ville un infini murmurant. Et la langue elle-même deviendra paysage.11 » L’ouverture écologique, philosophique et poétique que vit le héros malheureux de Chamoiseau, après sa phase d’exploitant de l’île, se referme brutalement sur son assassinat. Si une expérience religieuse du monde semble bien s’emparer de lui, lui permettre de retrouver une manière de paradis terrestre sans désir de domination, la première tentative pour renouer avec ses semblables dit l’inhumanité immorale de ceux-ci (procès postcolonial connu de Robinson Crusoe). Pas de vie possible avec les autres hommes.

17 On observe une orientation semblable dans un petit roman italien récent, qui fait d’une aspiration spirituelle un motif de changement de vie, que l’auteur, hélas, ne développe pas, ratant ainsi une dimension morale très actuelle – ici les Women studies, très liées à la pensée de la communauté et de l’inclusion. Dans Noli me tangere, en effet, le personnage principal d’Andrea Camilleri (2018) enquête sur une femme mystérieuse, qui a fait des recherches sur Fra Angelico, particulièrement sur son illustration du

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 137

« Noli me tangere », femme sujette à des sautes d’humeur, intelligente, croqueuse d’hommes qui ne trouve jamais satisfaction. Elle finit par s’engager dans une association humanitaire, et l’auteur achève son roman par une postface où il précise qu’il a voulu faire le portrait d’une amie, tuée par les malheureux Indiens qu’elle voulait aider. Cette esquisse d’hagiographie moderne ne laisse quasiment jamais la parole au personnage féminin et ne l’évoque comme agissante que dans un futur possible, tout en barrant celui-ci par la référence à une réalité qui semble conclure à l’échec cynique de la femme charitable. L’image de Marie-Madeleine, la supposée prostituée qui suivit le Christ jusqu’au bout et vit la première son retour d’entre les morts, ne sert pas de seule métaphore psychologique : la chercheuse est fascinée par le rapport qu’eut celle-ci avec le fils de Dieu, et semble orienter sa vie dans un sens proche, en pratiquant une conversion active dans la société. Mais l’auteur préfère romancer ses insatisfactions sexuelles que développer cette activité, qui pourrait donner lieu à un challenge politique (cf le débat actuel, en grande partie, sur la fonction des ONG humanitaires, sur leur positionnement par rapport aux différents régimes, et aux différentes religions, sur les actions qu’elles mènent et dont les États ne sont plus capables) : que serait une société de la bienfaisance, fondée en expérience et en culture ? Celle-ci ne peut-elle que rester marginale ? Camilleri reste lui aussi en-deçà d’une troisième étape de la dialectique qui nuancerait l’opposition entre un monde séculier largement libéral et le religieux.

18 La religion a depuis toujours été associée au politique, dans ses manifestations mondaines, et les idéologies athées ont emprunté parfois ses formes. Nous avons signalé plus haut le « purisme », pour ne pas dire « puritanisme » de la Gauche Prolétarienne, dont les frères Rolin font une critique dans ces termes, et c’est sans surprise que l’on peut trouver dans des récits très connotés par l’histoire sociopolitique des personnages contemporains au statut fantomatique (et donc à dimension morale critique). Didier Castino (2015) fait ainsi parler le spectre d’un ouvrier tué par une machine. Son personnage a cru dans une solidarité syndicale qui créait une véritable famille sociale, faute d’adopter une religion, et il cherche à transmettre à son fils une mémoire ouvrière sacralisée par la mort, ainsi qu’une mémoire des luttes politiques, quand celui-ci paraît finalement avoir accepté le compromis de la société de consommation, communauté dont les valeurs sont opposées à celles du père, mais pas dialectisées avec celles-ci par le roman.

19 L’échec de mouvements de la gauche radicale a laissé plus d’un écrivain sans horizon, et l’idéal politique tend à laisser la place à un autre idéal : si l’écologie n’est pas assez puissante, si la nation ne forge pas à leurs yeux de communauté imaginaire suffisante (Anderson, 1996), il reste le repli sur soi, avec de vagues espoirs irrationnels, nourris de nostalgie12, voire le refuge dans des politiques religieuses radicales, comme l’activisme terroriste13. Mathieu Riboulet (2015), dans Entre les deux il n’y a rien14, exprime son regret d’être né trop tard pour une vraie révolution et explique avoir fait le choix d’une homosexualité tapageuse et active, comme pour suppléer à ce manque de réalisation sociale – dans une sorte de roman autobiographique scandé par le rappel des amis morts. La RAF (Rote Armee Fraktion) qu’il met en scène, et que cite son titre, également travaillée par Alban Lefranc (2006), tuait pour une vie meilleure et contre une société gangrenée par l’esprit de consommation sans morale.

20 Comment comprendre l’expression nostalgique de ces aspirations spirituelles, exprimée parfois avec une distance prudente ? Il semble que ces œuvres, derrière

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 138

l’aspiration déçue à des communautés éthiques, partagent une critique du monde où l’individu est brimé dans ses désirs d’actions positives et jugées morales. Concrètement, ces auteurs remettent en cause des formes variées d’antilibéralisme.

Post séculier, communauté et libéralisme

21 Les œuvres du corpus mettent en effet en scène un monde occidental contemporain où l’individu se trouve perdu ; le passé a pu sembler révolutionnaire, c’est-à-dire propice aux croyances en des changements radicaux de sociétés jugées trop matérialistes (bouleversements religieux et politiques), mais les utopies ont été déçues. L’esprit libéral qui l’a emporté dans les sociétés occidentales, et qui se pose en objet de désir pour beaucoup d’autres, ne nourrit plus guère d’espoir pour l’individu et peine à faire communauté, en particulier depuis que l’ouverture au monde a fait éclater les injustices du colonialisme et que les sociétés occidentales ne proposent plus à leurs membres de modèles de « vie bonnes ». La philosophie libérale a d’abord favorisé l’épanouissement de l’individu, compris comme membre d’une société, et cette pensée a été associée au progrès et à la sécularisation (confiance en l’individu autonome et responsable, loin de tout Léviathan). Catherine Audard (2009 : 727) rappelle ainsi que : « le libéralisme a été avant tout une réflexion sur les conditions de la paix civile et une réponse à la question : « comment vivre ensemble ? », depuis Locke et Hume jusqu’à John Stuart Mill et à T. H. Green, de John Dewey à John Rawls », interrogation qui trouvait une réponse non pas tant dans la foi placée en la raison, mais dans une pensée de l’intérêt commun, qui résulterait de l’ensemble des intérêts singuliers bien équilibrés. Dans son célèbre Rise of the Novel, Ian Watt, étudiant en particulier le roman de Daniel Defoe, postulait une concomitance entre, d’une part, la société anglaise toujours plus sécularisée, avec des lecteurs toujours plus nombreux et plus modestes, cherchant du divertissement, et, d’autre part, le puritanisme. L’étude de 1957 prolonge en effet les thèses weberienne sur l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber, 1964 [1920]). Le résultat littéraire en était la peinture d’un contexte socio- économique contemporain, avec des personnages ordinaires, susceptibles d’ordonner leur vie, en vue d’une réussite en ce monde, réussite matérielle interprétable comme le signe d’une élection divine. Daniel Defoe, avec Robinson Crusoe comme avec Moll Flanders, plonge des personnages démunis dans un univers dont ils franchissent les obstacles très vraisemblables (construire un abri, trouver sa nourriture, pour un marin échoué sur une île déserte, survivre en tant que femme seule à Londres à la fin du XVIIe s.), non sans l’aide de Dieu (Robinson a sauvé une Bible du naufrage, et Moll se convertit en prison, avant de devenir à sa manière une exploitante, dans les colonies britanniques). La pensée économique et sociale semblait alors se marier parfaitement avec les exigences religieuses.

22 Le XXe siècle, en particulier la pensée marxiste, a progressivement dénoncé cette croyance de la réalisation de l’individu moderne par le travail et la consommation : les deux correspondent trop largement à des formes d’exploitation. La dimension socialisante du libéralisme a été toujours plus mise de côté par ses développements économiques et politiques, en particulier sous sa forme néo-libérale, alors même que les gouvernements occidentaux se dégageaient d’un marxisme dévoyé. Le roman réaliste du XIXe enregistrait déjà des figures d’arrivistes et les conséquences sociales et historiques de l’industrialisation et des concurrences internationales ; le XXe siècle

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 139

multipliait les crises (sociétales et artistiques). Le XXIe, avec ses rétrospections morales, pointées entre autres par les postcolonial studies, redit la nécessité de représenter le monde contemporain, en y incluant des crises des valeurs qui ne peuvent plus aboutir à des utopies politiques et se cherchent de nouveaux vecteurs : les auteurs « post séculiers » abordent l’éthique et le spirituel au sein d’un monde soucieux d’égalité de droit entre les hommes d’un même pays ou de plusieurs pays…avec des résultats essentiellement pessimistes. Le « cadre immanent », que Charles Taylor définit par un espace social animé par un temps séculier et régi par la rationalité instrumentale (Taylor, 2011 : 920), qui a paradoxalement été induit par l’individualisation de la foi (en particulier depuis la Réforme) est devenu insupportable, et fonde désormais un individualisme en quête de valeurs, mais qui peine à produire du commun.

23 Dans les pays anglo-saxons, de tradition protestante au sens le plus large (évangélique), cette nostalgie peut prendre des formes plus positives, qu’illustrent de grands romans affrontant directement la question sociale, sous la forme contemporaine et globale du multiculturalisme. Le post séculier analysé par Manav Ratti (2013) dans The Postsecular Imagination. Postcolonialism, Religion and Literature correspond à la critique des politiques séculières en réalité incapables de soutenir des sociétés multiconfessionnelles et agnostiques ou athées (cf par excellence la laïcité à la française). Citant William Connolly, et retrouvant Salman Rushdie, le chercheur paraît espérer une religion sans dieu et une politique sans dogme, qui sauvegarderaient l’enthousiasme spirituel de chacun, sans s’opposer à l’érection d’une communauté hétérogène, ce qu’il retrouve dans l’analyse de quelques grands romans contemporains, souvent placés dans la World Literature15. D’une certaine manière, l’aspect sociopolitique que le libéralisme a oublié de penser se trouve récupéré par une poétique globalisante, ie qui amène les personnages à traverser les frontières nationales et linguistiques, voire celles qui séparent fiction et non fiction, littéralisme et métaphore.

24 Or, le corpus francophone présenté ici se risque finalement assez peu à pareilles manœuvres : les Africains de Haenel ne disent pas beaucoup plus leur projet que la femme dans le roman de Camilleri. Les voyages érudits et ironiques de Rolin concluent souvent sur le personnage de l’enquêteur blasé, parfois triste, ou sur des personnages originaux, mais guère sur des liens larges. Vasset brosse des portraits féroce ou victimaires, pas combattants, et les rêves demeurent des phrases : jamais la dimension poétique ne relève d’un réalisme magique favorable aux changements de perspectives et de monde. C’est davantage le cas chez Patrick Chamoiseau, mais il ne partage pas les projets (peut-être utopiques ou trop « littéraires ») d’un Glissant sur le Tout-monde, et L’Empreinte à Crusoé s’achève sur un hommage érudit et baroque à un Defoe revitalisé par l’Antique, mais pas sur des promesses de vie commune. Les écrivains français maghrébins ne nous laissent guère plus d’espoir, entre la dystopie de Sansal, qui n’est que l’exact envers de celle de Houellebecq, la réécriture de Daoud qui reste, plus que Chamoiseau, un peu prisonnier de son hypotexte, et les Infidèles de Taïa, autant tourné vers la clôture que le beau texte de Riboulet.

Quelle(s) poétiques pour le post séculier ?

25 Le multiculturalisme est-il en défaut dans notre corpus, dans la littérature française en général, et cela empêche-t-il une pensée littéraire de la société comme susceptible

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 140

d’articuler le « cadre immanent » et les enthousiasmes éthiques religieux ? C’est possible. Nous voudrions surtout ajouter que pareille pensée des différences exige aussi des écritures peut-être moins prosaïques. Le « réalisme » retrouvé dès les années 1980 dans la littérature occidentale n’a pas évacué les doutes sur la perception du monde, sur la représentation et sur l’expression de celui-ci. La mise en scène de la narration, le portrait insistant d’un narrateur faible, d’un centre focalisateur instable, d’intrigues où l’aléatoire déconcerte, sont utilisés par nos auteurs, qui se départissent encore rarement d’une ironie moderne et postmoderne, ie déconstructrice et narcissique. Ces œuvres ressortissent certes à une forme de « spectralité » et quelques caractéristiques communes peuvent être dégagés en ce sens. Ainsi, les récits connaissent volontiers des évolutions temporelles et spatiales brouillées : les errances de Jean Rolin se retrouvent dans les errances urbaines des personnages de Haenel et de Vasset, ainsi que dans les parcours en trajectoires brisées de ceux de Chamoiseau, de Daoud ou de Taïa. Les boucles et les répétitions sont fréquentes, voire les pertes de repère. Les communications entre les personnages sont difficiles (misanthropie pathologique des personnages des Renards pâles, de La Conjuration, isolement du narrateur de Taïa, soupçon sur tous les autres personnages de la part de celui de Daoud, soliloques de celui de Chamoiseau, névroses houellebecquiennes…). L’intrigue, douloureuse, laisse volontiers la place à des passages méditatifs, à des retours critiques, à des questionnements – et l’on remarque alors une touche picaresque -, voire à des plaintes lyriques (Haenel, Chamoiseau, Taïa…) – où perce plutôt un accent néo-romantique (voir l’écriture du tombeau de Riboulet). Les descriptions constituent une autre manière de malmener un peu le fil narratif : l’espace prolonge le malaise ou le délire du personnage en manque de transcendance et de communauté (voir en particulier l’écriture poétique de Chamoiseau, mais aussi Riboulet et de Vasset : longues phrases, vocabulaire spirituel, suspension du temps, …). Mais ils manquent encore les profondeurs du dialogisme et de l’espace, voire une poétique de l’image ou même la récupération contemporaine des intrigues romanesques que pratiquent par exemple les auteurs cités par Manav Ratti, ou une Toni Morrisson, voire, pour rester en Europe, d’un W. G. Sebald. L’écrivain allemand — symptôme d’un vieux continent dont le modèle ne convainc plus ? —, riche pourvoyeur en personnages spectraux (il joue aussi de la photographie qui perturbe la perception du lecteur), excelle dans l’écriture d’un présent rendu invivable par les crimes passés, en travaillant des scènes de révélation qui font songer à des épiphanies, plus ou moins réussies. Thomas Richard Bell (2015), à propos de cet auteur, mais aussi à propos d’œuvres de Daniel Kehlmann et de Peter Handke, relève des traces de « transcendance post séculière », qu’il identifie à l’articulation qu’effectua Schleiermacher entre Lumières et conception intuitiviste de la religion. Or, ces analyses peinent à s’appliquer à notre corpus. L’émotion s’y trouve, dans des envolées lyriques chez Vasset (mais ironiques), toujours narcissiques chez Carrère, assombries par un ton macabre (chez Riboulet ou chez Rolin), voire par un onirisme qui reste incomplet (fin du roman de Haenel) ou un humour incongru (fin du roman de Taïa).

26 Il ne s’agit pas tant ici de porter des jugements de valeur sur les écritures de ces romanciers français que de revenir à un rapport ancien et intime à l’écriture littéraire du spirituel, celui-ci soit-il religieux, séculier ou post séculier, et à sa faible exploitation par nos auteurs. Auerbach (1942) a rappelé dans Mimèsis, et les historiens de l’art dans de nombreux essais, l’importance du dogme de l’incarnation dans la culture chrétienne : Dieu s’est fait homme, dans un corps qui a souffert et qui est mort …d’où

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 141

toute une culture de la représentation figurative, malgré diverses crises iconoclastes. Le monde musulman contemporain connaît et partage largement cette culture, sauf dans ses manifestations radicales. Le langage, jusque dans sa dimension la plus représentative, est donc susceptible de réactiver une dimension spirituelle, sans nécessairement passer par la dimension idéographique qui a longtemps caractérisé la littérature européenne, du moins sans passer par l’allégorie ou le surnaturel – mais cela implique de suggérer aussi un temps à venir – pas nécessairement celui du jugement dernier et du royaume de Dieu, mais celui de réalisations possibles. Dans L’Âge séculier, Charles Taylor montre combien la pensée chrétienne a su se marier aux philosophies antiques et aux mentalités des différentes sociétés, évoluant dans leur rapport à la nature et aux autres, au point de croiser des pensées politiques, ie d’inspirer mais aussi d’être influencée par elles. Il s’arrête ainsi sur la fin du Moyen-Âge, quand le respect des choses créées par Dieu devient conscience de devoir faire s’épanouir les formes potentielles créées par lui, avant d’évoquer, bien sûr la Réforme protestante, puis le déisme du XVIIIe siècle. Pierre Musso (2017), de son côté, a proposé une synthèse des rapports entre la vie monastique et le monde de l’entreprise, en insistant sur la règle de St Benoît parfois ramenée à la consigne « ora et labora ». Cette première étape de l’histoire occidentale invite à nuancer l’opposition entre les deux sectes chrétiennes : le protestantisme des pays du nord de l’Europe n’a pas l’apanage de l’action dans le monde, si l’on ose dire16. Et le langage peut représenter et figurer l’empirique, le séculier, et leur dépassement par l’image.

27 La littérature française semble peiner à envisager pareils futurs, c’est-à-dire aussi à envisager du commun, sur les plans sociaux et politiques – ce qui reflète le désarroi du XXIe siècle non pas tant après le désenchantement religieux que suite aux échecs des utopies de gauche et de la pensée socialisante du libéralisme originel. Pourquoi cependant la fiction ne s’inscrit-elle pas dans un post séculier constructif ? Une réponse passerait peut-être par l’étude des fondements culturels du réalisme magique, qui s’est développé d’abord dans la moitié sud du continent américain, avant de gagner toute la littérature anglophone, et qui joue par excellence sur les dimensions plurielles des langages de la fiction. Peut-être faut-il mieux se placer entre le démon du textualisme et l’exigence d’un réalisme social trop empirique et trop rationnel, ce à quoi Marie N’Diaye s’essaie parfois, par exemple ? La pensée française de la laïcité nous a-t-elle détournés du spirituel, au point que nous ne sachions plus traiter celui-ci, que nous n’osions plus l’adapter ? Boualem Sansal en est un défenseur intelligent, qui met surtout en garde contre les dérives dogmatiques plus qu’il n’imagine du post séculier.

28 Paradoxalement, c’est peut-être du côté de l’essai historico-autobiographique, soit une forme résolument hybride, et non dans une fiction mariant souplement deux dimensions, que le lecteur français trouvera une réflexion sur le religieux lié au politique, au « commun » et à la vie singulière : dans Composition française. Retour sur une enfance bretonne, l’historienne Mona Ozouf (2009), narre et explique son enfance dans une Bretagne prise entre catholicisme et gauche internationaliste, pour orienter ses réflexions sur les diverses communautés vivant en France, sur le sens d’une identité « multiple », et sur les positions que cela invite à prendre dans la société (sur la « question du voile », par exemple). À l’Histoire (et au Droit) de devenir force(s) de proposition imaginante17 ?

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 142

29 On en conclura que la littérature du XXIe siècle, mariant plus que jamais réalités mondaines socio-politiques et désir de spiritualité éthique constitue un terrain de choix pour l’imagination post séculière, et celle-ci se laisse deviner chez les auteurs de notre corpus. La fiction contemporaine française, en revanche, et malgré l’histoire des religions et de la pensée politique, n’ose pas les hypothèses poétiques d’un mouvement comme le réalisme magique, repris par la World Literature. Ce qui signifie simplement que la pensée du monde continue de défier les formes du roman de langue française, encore et toujours en mutation.

BIBLIOGRAPHIE

ANDERSON, Benedict (1996 [1983]). L'Imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme. Paris : La Découverte.

AUDARD, Catherine (2009). Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société. Paris : Gallimard, « Folio essais ».

AUERBACH, Éric (1942). Mimésis. Paris: Gallimard, « Tel ».

BEAUVOIR, Simone de et al. (1965). Que peut la littérature ? Présentation par Yves Buin. Paris: Union Générale d’Éditions, collection « 10/18 ».

BELL, Thomas Richard (2015). The Postsecular traces of Transcendence in Contemporary German Literature. Thèse de philosophie. Washington: University of Washington. [consulté le 28/8/2018] URL https://digital.lib.washington.edu/researchworks/bitstream/handle/1773/33949/ Bell_washington_0250E_14594.pdf ?sequence =1

CAMILLERI, Andrea (2018). Noli me tangere. Traduit par Serge Quadruppani. Paris : Éditions Métailié.

CARRÈRE, Emmanuel (2010 [2009]). D’Autres Vies que la mienne. Paris : Folio Gallimard.

CARRÈRE, Emmanuel (2014). Le Royaume. Paris : P.O.L.

CASTINO, Didier (2015). Après le silence. Paris : Liana Levi.

CHAMOISEAU, Patrick (2012). L’Empreinte à Crusoë. Paris : Gallimard.

CHEAH, Pheng (2004). Spectral Nationality: Passages of Freedom from Kant to Postcolonial Literature of Liberation. Columbia : Columbia University Press.

DAOUD, Kamel (2016). Meursault, contre-enquête. Paris : Gallimard.

DELMAS-MARTY, Mireille (2011-2014). Forces imaginantes du Droit. 4 tomes. Paris : Seuil.

GAUCHET, Marcel (1985). Le Désenchantement du monde : une histoire politique de la religion. Paris : Gallimard.

GEFEN, Alexandre (2017). Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle. Paris : Corti.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 143

GINZBURG, Carlo (2013 [2008]). « Peur révérence terreur » (2008), in Martin Rueff (trad. de l’anglais et de l’italien). Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique. Paris : Les Presses du réel.

HABERMAS, Jürgen (2008). « Qu’est-ce qu’une société « post-séculière » ? », Le Débat, n° 152, 5, pp. 4-15.

HADOT, Pierre (2002). Exercices spirituels et philosophie antique. Paris : Albin Michel.

HADOT, Pierre (2008). N’oublie pas de vivre. Paris : Albin Michel.

HAENEL, Yannick (2007). Cercles. Paris : Gallimard.

HAENEL, Yannick (2013). Les Renards pâles. Paris : Gallimard.

LEFRANC, Alban (2006). Des Foules, des bouches, des armes. Paris : Melville/Léo Scheer.

HOUELLEBECQ, Michel (1998). Les Particules élémentaires. Paris : Flammarion.

HOUELLEBECQ, Michel (2015). Soumission. Paris : Flammarion.

JOSEPH-VILAIN, Mélanie, MISRAHI-BARAK, Judith (éd.), (2010). Postcolonial ghosts. Fantômes postcoloniaux – avec des poèmes de Gerry Turcotte. Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée.

MAVELLI, Luca, PETITO, Fabio (2012). « The Post Secularism in International Relations: an overview », Review of International Studies, n° 38, p. 931-942.

MUSSO, Pierre (2017). La Religion industrielle : monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise. Paris : Fayard.

OZOUF, Mona (2009). Composition française. Retour sur une enfance bretonne. Paris : Gallimard.

PAVEL, Thomas (2003). La Pensée du roman. Paris : Gallimard.

PILAR BLANCO, Maria del, PEEREN, Esther (2013). The Spectralities Reader: Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory. London & New York: Bloomsbury.

RATTI, Manav (2013). The Postsecular Imagination. Postcolonialism, Religion and Literature. Routledge Research in Postcolonial , vol. 45. New York & Oxfordshire: Routledge.

RIBOULET, Mathieu (2015). Entre les deux il n’y a rien. Paris : Verdier.

ROLIN, Jean (1994). Joséphine. Paris : Gallimard.

ROLIN, Jean (1995). Zones. Paris : Gallimard.

ROLIN, Jean (2003). Chrétiens. Paris : P.O.L.

ROLIN, Jean (2015). Savannah. Paris : P.O.L.

ROLIN, Jean (2015). Les Événements. Paris : P.O.L.

SABOT, Philippe (2002). Pour une « hantologie » littéraire, Philosophie et littérature. Approches et enjeux d’une question. Paris : PUF, « philosophies ».

SANSAL, Boualem (2015). 2084, la fin du monde. Paris : Gallimard.

SARRAUTE, Nathalie (1956). L’Ère du soupçon. Paris : Gallimard.

TAYLOR, Charles (2007). L’Âge séculier. Paris : Seuil, « Les Livres du nouveau monde », trad. P. Savidan, 2011.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 144

TRAVERSO, Enzo (2016). Mélancolie de gauche : la force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècles). Paris : La Découverte.

VASSET, Philippe (2013). La Conjuration. Paris : Fayard.

VASSET, Philippe (2016). La Légende. Paris : Fayard.

WEBER, Max (1964 [1920]). Éthique protestant et esprit du capitalisme. Paris : Plon.

WEBER, Max (1971 [1921]). Économie et société. Paris : Plon.

ZENETTI, Marie-Jeanne (2013). « Les factographies : déplacements des discours de l’histoire », Fabula, colloques en ligne, Littérature et histoire en débats [page consultée le 28/8/2018] URL : http:// www.fabula.org/colloques/document2123.php

NOTES

1. Emmanuel Macron, président de la France, a eu une entrevue avec lui le 26 juin 2018. 2. Voir, pour exemple, le soutien officiel de Vladimir Poutine à la construction de la monumentale cathédrale orthodoxe du Quai Branly. 3. Pour la critique du désenchantement dont Marcel Gauchet (1985) fait un historique, voir Carlo Ginzburg (2013). 4. Voir Zenetti (2013). 5. Alexandre Gefen (2017) décèle même dans la littérature française « face au XXIe siècle » l’ambition de Réparer le monde. 6. Voir Hadot (2002, 2008). 7. En renouvelant le débat lancé dans Beauvoir (1965). 8. Voir, par exemple, Pilar Blanco, Peeren (2013), Cheah (2004), Sabot (2002) et Joseph-Vilain, Misrahi-Barak (2010). 9. https://www.franceculture.fr/emissions/lecriture-est-un-sport-comme-les-autres/emmanuel- carrere-et-le-yoga. 10. « Vierge sainte, au milieu de vos jours glorieux, n’oubliez pas les tristesses de la terre (…) Ayez pitié de ceux qui s’aimaient et qui ont été séparés. Ayez pitié de la faiblesse de notre foi… » (Rolin, 1994 : 87). 11. Excipit de La Conjuration (Vasset, 2013 : 206). 12. Sur le plan de la politique et de l’histoire des idées, Enzo Traverso (2016) en a rendu compte. 13. Je me permets de renvoyer à Catherine Grall : http://www.raison-publique.fr/ auteur2185.html. 14. Le titre cite Ursula Meinhoff, membre actif de la Fraction Armée Rouge. 15. Il s’agit de Salman Rushdie, Michael Ondaatje, Amitav Gosh, Shauna Sing Baldwin, Allan Sealy. 16. Et la religion juive dispose que les hommes, après leur séparation d’avec Dieu, doivent rechercher son alliance et « réparer le monde. » 17. Cf les quatre tomes consacrés par Mireille Delmas-Marty (2011-2014) aux Forces imaginantes du Droit.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 145

RÉSUMÉS

Plusieurs romans français contemporains mentionnent les religions chrétienne et musulmane, entremêlant réalisme et désir de transcendance. Les politiques libérales, oublieuses de leur origine philosophique qui reconnaissait la valeur de tout individu au sein de la société, conduisent à un mauvais traitement de celui-ci dans les intrigues. Les romanciers de notre corpus, contrairement à une littérature dite « world », connaissent des difficultés pour imaginer un post séculier constructif dans leur fiction.

A few contemporary French novels mention christian and muslim religion, mixing a new realism (developed since the 1980’s in Western literature) with the need for transcendance. The liberal politics, forgeting their origins, that included the value of individualism in the society, leave the characters unsatisfied, but the novelists of our corpus, unlike some world literature, experience difficulties to imagine a constructive post secularism in their fictions.

INDEX

Mots-clés : littérature française, littérature générale, post séculier, religion, réalisme, contemporain Keywords : french literature, comparative literature, post secularism, religion, contemporary realism

AUTEUR

CATHERINE GRALL Université de Picardie Jules Verne grallthecat[at]gmail.com

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 146

La musique du personnage

Vincent Jouve

1 Parler de « musique » à propos du personnage de roman peut sembler provocateur. La lecture est, à de rares exceptions près, une activité silencieuse et l’on peut légitimement se demander de quelle manière les figures issues du texte sont susceptibles de résonner. De fait, on a, jusqu’ici – du moins, à ma connaissance –, fort peu analysé le personnage romanesque en termes de sons. Si j’ai choisi de le faire aujourd’hui, c’est pour plusieurs raisons. La première tient à la dimension esthétique du roman. On se souvient que, selon Jakobson, la littérarité, « visée du message en tant que tel » (Jakobson, 1963 : 218), est essentiellement travail sur le rythme et les sonorités, c’est-à-dire sur la musique. Pourquoi le personnage, élément fondamental de ce genre littéraire majeur qu’est le roman, ne serait-il pas concerné ? Les recherches sur la lecture ont, d’autre part, montré que le rapport au texte n’est pas seulement une aventure intellectuelle ou affective ; c’est aussi une expérience vécue par le corps. Cette dimension sensorielle de la lecture, qui tient au rythme du texte, à sa respiration, à la combinaison de sons qu’il met en place1, se retrouve dans la relation aux figures romanesques. Enfin, une étude de la musique des personnages a l’avantage de préciser leur sens et leur fonction dans un texte donné.

2 Mais que faut-il entendre par « musique du personnage » ? L’expression est d’abord à comprendre au sens premier : il s’agit de l’impression sonore associée à un acteur du récit. On pourrait ainsi parler du « thème » d’un personnage de roman comme on parle du « thème » d’un personnage d’opéra. De même que, dans un film, l’arrivée d’un personnage est souvent accompagnée de musique, les figures d’un récit sont souvent liées à un entourage sonore qui permet de préciser leur valeur. Mais la musique du personnage peut également s’analyser sur le plan du signifié : il s’agira alors de s’interroger sur les relations qu’entretient tel acteur du roman avec le bruit en général et l’art musical en particulier.

3 Concrètement, comment procéder ? A posteriori, quatre champs me semblent intéressants à analyser. Les deux premiers, le bruit du corps et le rapport à la musique, concernent le plan du contenu ; les deux derniers, les métaphores musicales et le rythme du texte, sont à étudier au niveau de l’écriture. S’il est clair que ces quatre domaines sont particulièrement exploités dans les romans qui portent sur la musique, ils ont

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 147

également une importance dans les autres récits. Je vais les examiner successivement en tentant de varier les exemples pour montrer la généralité du modèle.

Le bruit du corps

4 La réalité sonore d’un personnage, c’est d’abord celle qui nous est explicitement signalée par le texte. Sur le plan du signifié, le bruit du personnage vient d’abord de son corps et, en particulier, de sa voix. Cette dernière peut même prendre une importance fondamentale, comme dans ce passage d’Aurélien où le narrateur analyse la force de séduction de Bérénice : La seule chose qu’il aima d’elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d’institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu’accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d’onyx. (Aragon, 1966 : 33)

5 Pour Aurélien comme pour le lecteur, Bérénice est donc une musique avant d’être une image. Sa voix réconfortante et énigmatique, qui rassure et inquiète tout à la fois, fonctionne comme un thème musical. Dès sa première apparition, Bérénice résonne d’une musique complexe et ambivalente qui l’accompagnera jusqu’à la fin.

6 Que la voix soit l’une des composantes majeures de la musique du personnage est confirmé par la richesse de la palette musicale qui lui est associée. Le narrateur peut non seulement évoquer un timbre (sourd ou clair), mais aussi un ton (grave, autoritaire, suppliant, obséquieux). Il peut également mentionner un volume ou un débit. Voici comment, dans Les Misérables, sont rapportées les paroles de Champmathieu, homme fruste et naïf, traîné par erreur devant la justice : Ce fut comme une éruption. Il sembla, à la façon dont les paroles s’échappaient de sa bouche, incohérentes, impétueuses, heurtées, pêle-mêle, qu’elles s’y pressaient toutes à la fois pour sortir en même temps. (Hugo, 1967 : 300)

7 Le « bruit » du personnage, suite de sons à l’état brut qu’aucune opération artificielle ne parvient à mettre en musique, révèle ici la violence et la force de son indignation. Le primat du débit sur la construction syntaxique et l’impression de cacophonie qui en résulte témoignent de la spontanéité, de l’authenticité et, finalement, de l’innocence de Champmathieu.

8 Un texte peut aussi souligner une prononciation, voire, le cas échéant, un accent. On relèvera ainsi que, dans La Condition humaine, le personnage de Tchen « parl[e] français avec accentuation de gorge sur les mots d’une seule syllabe nasale » (Malraux, 1946 : 61), particularité phonétique qui, évoquant un parler appuyé et monocorde, signale le fanatisme et l’intransigeance du terroriste.

9 La musique du corps, cependant, ne se limite pas à la voix. Il peut arriver, dans certains textes, que soient évoqués la légèreté ou la lourdeur d’un pas, le craquement des articulations ou le battement d’un pouls. Les bruits corporels ont d’ailleurs une valeur spécifique dont Bakhtine a montré la dimension carnavalesque2 : tout ce qui rappelle le corps en tant que tel nous renvoie au grotesque, au bas, au prosaïque par opposition à l’élevé, au poétique et au sublime. Si cette culture carnavalesque s’est particulièrement illustrée à la Renaissance, on la rencontre encore chez des écrivains comme Cohen. Bouffonne chez les Valeureux, la musique du corps évoque l’éclat et le défi s’agissant de

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 148

Solal « referma[nt] les dents avec un claquement » (Cohen, 1958 : 60) au début du roman qui porte son nom.

10 Le bruit du corps, enfin, est parfois associé au froissement des habits. Ainsi, dans ce passage du Rivage des Syrtes, le vieux Danielo laisse entendre une musique assourdie, comme celle de l’autorité qu’il représente et qui ne parvient plus à se faire entendre comme elle le souhaiterait : Il marchait très silencieux. Quand il se retournait, un léger bruissement de soie parcourait sa robe noire, et la flamme de la lampe oscillait faiblement. (Gracq, 1951 : 306)

11 La musique du personnage, c’est donc d’abord le bruit naturel du corps. Mais ce dernier est parfois complété par des sonorités plus subtiles et travaillées, celles de l’art.

Le rapport à la musique

12 La dimension sonore d’une figure romanesque vient aussi de son rapport à la musique. Le lecteur associera spontanément le personnage à l’instrument dont il joue ou à la musique qu’il apprécie.

13 Le premier point va de soi. Il est clair que l’impression musicale produite par un personnage ne sera pas la même selon qu’on a affaire à un pianiste, un violoniste, un trompettiste ou un joueur de percussion. Dès les premières pages de L’Ecume des jours, Colin est ainsi associé à la musique qui sort de son pianocktail, cette fabuleuse machine qui compose des cocktails en fonction des airs que l’on joue. Les deux premiers morceaux évoqués étant Black and Tan Fantasy et Loveless Love, c’est au jazz, avec tout ce qu’il comporte d’expressivité et d’improvisation, voire de mélancolie, qu’est associé le personnage de Vian.

14 La qualité de l’impression musicale véhiculée par un personnage sera également différente (avec toutes les conséquences sur le plan de la signification) selon que le texte met en scène un simple amateur de musique, un professionnel, un prodige, voire un authentique créateur. L’écho d’un personnage sera d’autant plus net que sera faible la distance qui le sépare de la musique. Dans La Recherche, on entend plus facilement résonner la musique de Vinteuil (compositeur) que celle de Morel ou de Charlus (simples exécutants).

15 Enfin, il nous faudra distinguer, parmi les amateurs, entre ceux qui jouent d’un instrument, ceux qui préfèrent chanter ou siffloter et ceux qui se contentent d’écouter. Ainsi, dans Le Vice-consul de Duras, les trois personnages principaux se définissent par rapport à la musique : la mendiante « chante à tue-tête un chant enfantin de Battambang » (Duras, 1966 : 28) ; Jean-Marc de H, le vice-consul, « sifflote Indiana’s Song tout en marchant » (Duras, 1966 : 35) ; quant à Anne-Marie Stretter, l’épouse de l’ambassadeur de France, elle, joue du piano avec, semble-t-il, un certain talent : A Calcutta, presque chaque soir, elle joue. En passant sur le boulevard, on l’entend. D’où qu’elle vienne, toutes en conviennent, elle a dû apprendre la musique très tôt, à sept ans. A l’entendre, la musique serait ce qu’elle fait peut-être. (Duras, 1966 : 110-111)

16 La mendiante est donc associée aux sons primaires d’un chant archaïque et rudimentaire, derniers restes d’une enfance à laquelle elle est définitivement arrachée, Jean-Marc de H à un air léger et insouciant qui l’imprègne d’une certaine innocence et

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 149

Anne-Marie Stretter à une musique noble, élégante, fragiles vestiges d’un passé heureux et perdu.

17 Grâce au langage, cependant, la petite musique du personnage ne vient pas seulement du bruit de son corps, de l’air qu’il apprécie ou de l’instrument qu’il joue, mais aussi des métaphores musicales ou sonores qui lui sont associées. Le plan du contenu est logiquement complété par le travail sur l’écriture.

L’identité sonore

18 On peut penser que si, comme j’en fais l’hypothèse, le personnage a bien, dans tout texte, une identité sonore, c’est essentiellement à travers les termes musicaux qui lui sont associés qu’elle se joue. Si le bruit du corps peut s’expliquer par certaines particularités physiques du personnage et son goût pour telle musique par des données culturelles ou sociales, les images musicales qui servent à le décrire ont une valeur plus générale : elles déterminent obliquement mais en profondeur la manière dont il est reçu par le lecteur.

19 Examinons, de ce point de vue, le début de Sodome et Gomorrhe : Charlus y est l’objet de deux analogies sonores. Il est d’abord associé à la musique de Beethoven : (…) toutes les deux minutes, la même question semblait intensément posée à Jupien dans l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparations – à amener un nouveau motif, un changement de ton, une « rentrée ». (Proust, 1989 : 7)

20 Le baron, par la grâce de cette comparaison, est donc du côté de l’art, de la sensibilité, de la beauté. Mais, une page plus loin, il est associé à un son très différent, le bourdonnement d’un insecte : Au même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la cour. (Proust, 1989 : 8)

21 Charlus est donc également du côté de la nature, de l’instinct et du grotesque. Il incarne ainsi la double face de l’inverti, proche des créateurs par sa sensibilité exacerbée mais trop dépendant de ses désirs pour devenir un artiste accompli.

22 Plus près de nous, on se reportera au roman de Kundera, La Lenteur. Le narrateur y évoque en ces termes le membre de son personnage Vincent qui, après avoir connu un douloureux fiasco, se réveille soudainement : (…) j’ai des doutes sur la raison de ce (…) membre qui, cette fois, a perdu tout bon sens ; sans aucun motif défendable, il se dresse contre l’univers comme la Neuvième Symphonie de Beethoven qui, face à la lugubre humanité, hurle son hymne à la joie. (Kundera, 1995 : 163)

23 L’hymne à la joie, connotant, ici, la grandiloquence, fait particulièrement bien entendre le grotesque de la scène (l’érection, arrivant avec un temps de retard, est inopportune et déplacée) et le ridicule du personnage : Vincent, à l’image de la symphonie qui lui est accolée, apparaît stupidement démonstratif.

24 Une impression musicale peut parfois tenir au seul nom du personnage : elle lui est, alors, consubstantielle et l’accompagne d’un bout à l’autre du récit. C’est le cas d’Olivier Cromorne, premier nom que Tournier envisagea pour le héros du Roi des Aulnes et qu’il donna par la suite à un personnage secondaire d’une de ses nouvelles. Si un tel nom est intéressant, c’est qu’il renvoie explicitement au domaine musical (le cromorne est un

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 150

ancien instrument de musique à vent) et que, par son signifiant, il rattache la musique en question à la violence sauvage (croc) et à la mélancolie (morne) : on retrouve deux des caractéristiques de celui qui deviendra Abel Tiffauges, garagiste dépressif se métamorphosant en ogre ravisseur d’enfants.

25 Sur le plan de l’écriture, la musique du personnage ne se résume cependant pas à l’emploi de métaphores ou de comparaisons musicales ; elle provient aussi – et peut- être surtout – de la façon dont le personnage est mis en texte, c’est-à-dire des sonorités et des rythmes qui lui sont associés chaque fois qu’il apparaît dans le roman.

L’être musical : de la mise en texte comme mise en musique

26 Concernant la mise en texte, la musicalité du personnage peut d’abord s’inscrire dans les sonorités mêmes de son nom. Que l’on songe à « Tartarin de Tarascon », nom qui laisse entendre les rodomontades du personnage haut en couleurs qui le porte, ou à « Rastignac », âpre et acharné comme l’individu qu’il désigne, voire à « Raskolnikov », aussi chaotique et bouillonnant que le héros auquel il renvoie. Dans un autre registre, on opposera chez Proust la légèreté des deux syllabes du nom « Elstir » à l’ampleur toute aristocratique du nom « Guermantes », indéfiniment prolongé par le « e » muet final.

27 Outre ces cas particuliers, c’est souvent lors de la première apparition d’un personnage que la dimension musicale et rythmique de son portrait apparaît le plus nettement. Examinons le début de Toine, une nouvelle de Maupassant : On le connaissait à dix lieues aux environs le père Toine, le gros Toine, Toine-ma- Fine, Antoine Mâcheblé, dit Brûlot, le cabaretier de Tournevent. (Maupassant, 1974 : 426)

28 Cette première évocation du héros éponyme nous le présente à travers un rythme syncopé et progressif, résultat d’une gradation qui traduit bien la vitalité et l’énormité du personnage. On retrouve ces caractéristiques quelques paragraphes plus loin dans le portrait proprement dit : Ah ! oui, on le connaissait Toine Brûlot, le plus gros homme du canton, et même de l’arrondissement. Sa petite maison semblait dérisoirement trop étroite et trop basse pour le contenir, et quand on le voyait debout sur sa porte où il passait des journées entières, on se demandait comment il pourrait entrer dans sa demeure. (Maupassant, 1974 : 427)

29 Les répétitions (« trop étroite », « trop basse »), les allitérations en /r/ (« Brûlot », « gros », « arrondissement », « dérisoirement », etc.), associent le personnage à la joie, au rire, à la force vitale : Toine semble présenté sur le fond sonore d’une chanson qui laisse entendre le même refrain tonique et gai.

30 Si dans les récits courts, la mise en musique d’un personnage reste relativement constante, il n’en va pas de même dans les récits plus longs et plus complexes. Dans un roman, l’identité rythmique d’un personnage n’est pas forcément la même à chacune de ses apparitions. Reportons-nous à ce passage de L’Ecume des jours qui fait entendre une musique lourde et pesante, celle qui envahit désormais la vie de Colin, accablé par le poids du destin : (…) ses yeux ne voyaient plus que les laideurs des gens, sans cesse il annonçait les malheurs à venir ; sans cesse on le chassait, avec des coups, des cris, des larmes, des

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 151

injures. Il monta les deux marches, et suivit le couloir et frappa, reculant d’un pas sitôt après (…). (Vian, 1996 : 285)

31 La cadence toute mécanique des alexandrins blancs fait du personnage, à cet instant du récit, une sorte de robot qui n’a plus prise sur les événements.

32 L’évolution musicale d’un personnage n’est pas moins significative que son évolution psychologique ou actantielle. Anne Desbaresdes est, dans Moderato cantabile, un exemple intéressant de la façon dont un personnage peut se transformer « musicalement ». Sa première apparition est plutôt marquée par l’atonie : « Une femme, à trois mètres de là, soupira » (Duras, 1958 : 7). Le « a » final des deux derniers mots semble avoir une valeur conclusive, interdisant tout prolongement sonore à la phrase. La vie d’Anne est, à ce moment-là, aussi fermée et finie que la musique neutre qui l’accompagne. Reportons-nous maintenant à un autre passage du roman où Anne, métamorphosée par la passion, rejoint en pensée l’homme qu’elle désire : Anne Desbaresdes prend une nouvelle fois son verre qu’on vient de remplir et boit. Le feu nourrit son ventre de sorcière contrairement aux autres. Ses seins si lourds de chaque côté de cette fleur si lourde se ressentent de sa maigreur nouvelle et lui font mal. Le vin coule dans sa bouche pleine d’un nom qu’elle ne prononce pas. Cet événement silencieux lui brise les reins. (Duras, 1958 : 109)

33 La musique est, ici, toute différente. On remarquera les allitérations en /r/ évoquant la brisure des reins et la violence du désir. Parallèlement, le rythme régulier des phrases courtes et affirmatives illustre la détermination du personnage et la forme d’apaisement que lui a apportée la passion. Enfin, au terme du roman, au moment de la séparation des deux « amants » dans un café, on retrouve l’atonie. Anne Desbaredes n’est plus que le sujet de phrases isolées, trop brèves pour faire entendre une autre musique que celle de l’évanouissement et du retour progressif au silence : Anne Desbaresdes attendit cette minute, puis elle essaya de se relever de sa chaise. Elle y arriva, se releva. Chauvin regardait ailleurs. Les hommes évitèrent encore de porter leurs yeux sur cette femme adultère. Elle fut levée. (Duras, 1958 : 123)

34 La « mort » d’Anne Desbaresdes est d’abord une mort musicale.

35 Si, comme on vient de le voir, la musique permet – sur le plan du contenu comme sur celui de l’écriture – de définir l’identité du personnage, c’est également un bon reflet de la façon dont un personnage interagit avec son environnement.

Le vacarme du monde

36 Tout récit, si l’on en croit le schéma actantiel de Greimas3, peut se concevoir comme une série d’interactions entre personnages. Ces interactions passent, au niveau figuratif, par les actions, les paroles et les pensées. Mais l’essentiel est souvent dans ce qui, sans être explicitement représenté, est simplement suggéré. Or, pour saisir l’implicite et les non-dits des relations entre acteurs, il est souvent intéressant de les considérer sous l’angle du bruit (le son, s’adressant à l’émotion, permet de faire passer des significations qui ne sont pas forcément verbalisables). Une telle analyse n’est pas très difficile à conduire dans la mesure où, dans un récit, la musique d’un personnage – que ce soit sur le plan du signifiant ou sur celui du signifié – entre souvent en relation, selon les passages, avec la musique d’autres personnages, avec le bruit de la société, ou avec les sons de la nature.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 152

37 Dans Moderato cantabile, la musique spontanée de l’élève, ample et libérée comme celle des vagues (« Le bruit de la mer s’éleva, sans bornes, dans le silence de l’enfant ») (Duras, 1958 : 10) s’oppose à la musique sèche, ordonnée et réglée du professeur de piano (« La dame ponctua cette réponse d’un coup de crayon sur le clavier ») (Duras, 1958 : 7). Cette dimension sonore des personnages se retrouve sur le plan du signifiant : l’enfant est souvent associé à une syntaxe déconstruite et ouverte, libérée de la norme et qui laisse entendre un écho sans fin (« - Modéré et chantant, dit l’enfant totalement en allé où ? ») (Duras, 1958 : 11), alors que le professeur de piano est associé à la monotonie de la répétition et à la brutalité du ton affirmatif (« - Je ne veux pas savoir s’il est difficile ou non, Madame Desbaresdes, dit la dame. Difficile ou pas, il faut qu’il obéisse, ou bien ») (Duras, 1958 : 9).

38 Dans La Recherche, le narrateur se reconnaît dans les différents bruits de la nature, en particulier, le vent (« je m’arrêtai avec extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui passait par la porte ») (Proust, 1989 : 335) et la mer (« alors avait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l’eau, dans lequel les violons vibraient comme un essaim d’abeilles égaré sur la mer ») (Proust, 1989 : 176). Si la musique intérieure de Marcel (dont la vibration, comme le montre la citation précédente, est rendue par les allitérations et les assonances) le rapproche de l’univers naturel, elle le coupe souvent de la musique du monde (« je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé les feux de Bengale ») (Proust, 1989 : 56). Dans la somme proustienne, c’est donc aussi sur le plan sonore que se manifestent la connivence du héros avec la nature et son rapport conflictuel à la mondanité.

39 Après avoir mis en évidence l’importance de la dimension musicale des personnages, reste à expliquer comment elle conditionne le rapport au texte.

Musique des personnages et programmation de la lecture

40 Ce que je voudrais montrer, pour finir, c’est que l’être musical du personnage affecte les différents niveaux de l’acte de lecture.

41 Le plan affectif est le premier à être concerné par la musique. L’identité sonore d’un personnage peut en effet susciter le malaise (sons rugueux, désaccordés, agressifs), l’apaisement (douceur, harmonie), voire la connivence (musique familière) ou l’hostilité (musique culturellement dévalorisée). On ne tranchera pas ici la question de savoir si, au-delà de la dimension culturelle de la musique, il y a une valeur anthropologique des sons. L’essentiel, pour l’analyse littéraire, est de déterminer la valeur de telle musique au sein du système élaboré par chaque texte. Le son strident, par exemple, pourra dans certains récits évoquer l’agression, l’angoisse, la douleur (donc des réalités réputées négatives) alors que dans d’autres il renverra au réveil, au sursaut, à la révolte (donc à des valeurs plutôt positives). Dans L’Emploi du temps de Butor, la ville de Bleston, véritable personnage, fait entendre une musique sourde et hostile. C’est à cette musique négative, relevant du bruit, que Jacques Revel, le héros- narrateur, tentera d’opposer la musique de l’écriture. Dans K. 622 de Ch. Gailly, la musique de Mozart (« concerto pour clarinette en La majeur »), incarnation sonore de la beauté toujours fuyante, valorise le personnage qui tente de la retrouver. Elle est

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 153

opposée, sur le plan qualitatif, aux Quatre Saisons de Vivaldi, musique qui, devenue l’objet d’une vulgarisation asséchante (elle a envahi les supermarchés comme les standards téléphoniques) connote négativement ceux qui l’apprécient.

42 L’identité sonore permet aussi de préciser le sens et la fonction d’un personnage. Le système « musical » de chaque texte permet en effet d’identifier sujet, objet, opposant, adjuvant, destinateur et destinataire dans la quête au fondement du récit. Dans La Recherche, la musique de Vinteuil, reliée à l’intime, au propre et à l’authentique, donc aux valeurs cautionnées par le texte, fait du compositeur un « guide » et, donc, un adjuvant de Marcel. Dans le même ordre d’idées, on évoquera Que ma joie demeure, une nouvelle de M. Tournier qui raconte l’histoire d’un pianiste prodige, Raphaël Bidoche, contraint de gagner sa vie en faisant un numéro de cirque. A la fin de la nouvelle, le vacarme du public, composé de « milliers de bourreaux » aux « rires bestiaux » campe clairement la foule en opposant dans un récit qui fait de l’art musical une valeur. En revanche, la « divine mélodie » (Tournier, 1978 : 98) jouée par Bidoche en fait un personnage positif, dernier représentant du sublime dans un monde dégradé.

43 Enfin, la réalité sonore permet de souligner la dimension symbolique du personnage dans la mesure où elle relie ce dernier aux grandes oppositions qui structurent le champ sémantique humain (nature/culture, vie/mort, humain/non-humain, etc.). La « musique » du personnage nous renverra en effet, selon qu’elle se présente sous une forme élaborée ou qu’elle se réduit à un cri ou un gémissement, plutôt du côté de l’art (culture) ou plutôt du côté des sons primitifs (nature). Les allitérations et le rythme pourront renvoyer à la vitalité, à l’énergie, au dynamisme (c’est-à-dire à la vie) ou, au contraire, à l’amenuisement, l’étouffement, la disparition (la mort). La sonorité pourra être du côté de la voix, de la parole, des sons articulés (donc, de l’humain) ou, au contraire, du côté de l’animalité et de la vie sauvage (le non-humain). On s’intéressera, de ce point de vue, à l’opposition entre Robinson et Vendredi chez Tournier. Alors que Robinson est placé sous le signe de la musique récitative des versets de la Bible, livre- phare de la civilisation occidentale, Vendredi ne résonne que d’un rire spontané, archaïque et presque animal. Robinson endosse en effet le rôle de pasteur : Debout devant le lutrin, il psalmodie les versets de la Bible. Cette lecture est coupée de longs silences méditatifs que suivent des commentaires inspirés par l’Esprit Saint. (Tournier, 1972 : 150)

44 Le « sauvage » s’exprime, lui, de façon beaucoup plus rudimentaire : (…) il rit, il éclate d’un rire redoutable, un rire qui démasque et confond le sérieux menteur dont se parent le gouverneur et son île administrée. Robinson hait ces explosions juvéniles qui sapent son ordre et ruinent son autorité. (Tournier, 1972 : 149)

45 Significativement, c’est la musique rudimentaire du sauvage qui l’emporte sur la musique construite du civilisé. Dans la suite du récit, Robinson finit, lui aussi, par rire, montrant par là qu’il laisse peu à peu renaître en lui la dimension naturelle de son être.

46 Dans un tout autre registre, on opposera, dans W ou le souvenir d’enfance de Perec, le rythme inhumain de l’île à la musique humaine du portrait biographique. Voici un passage concernant la description de W, cette étrange cité régie par l’idéal olympique : Des championnats de classement sortent 264 noms, 66 par village, correspondant aux trois premiers dans chacune des 22 disciplines pratiquées. Les quatre championnats locaux en fournissent quatre fois 66 autres, c’est-à-dire encore 264 ; les deux épreuves de sélection en redonnent deux fois 66, c’est-à-dire 132 (…). (Perec, 1975 : 135)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 154

47 La précision toute arithmétique de l’organisation, la voix neutre et froidement objective qui l’énonce, donnent à l’extrait un côté rébarbatif et a-musical, presque cacophonique. Que l’on compare avec ce passage où le narrateur, réfléchissant sur la finalité du récit autobiographique qu’il entreprend, en vient, à travers un style expressif et travaillé, à évoquer ses parents : J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. (Perec, 1975 : 64)

48 C’est, ici, la musique, douce et grave à la fois, de la simple humanité qui résonne dans le rythme affirmatif et cadencé de l’écriture.

49 Pour peu qu’on l’appréhende en termes de bruit, l’être romanesque a donc bel et bien un volume. L’écho du personnage, perceptible à différents niveaux, structure le rapport au texte. Il se laisse même entendre, le livre refermé : ne dit-on pas en effet - et l’on excusera le jeu de mots - que les grands personnages de roman « résonnent » en nous longtemps après la lecture ?

BIBLIOGRAPHIE

ARAGON, Louis (1966). Aurélien. Paris : Gallimard/Folio.

BAKHTINE, Mikhaïl (1970). L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance. Paris : Gallimard.

COHEN, Alain (1958). Solal. Paris : Gallimard/Folio.

DURAS, Marguerite (1958). Moderato cantabile. Paris : Minuit.

DURAS, Marguerite (1966). Le Vice-consul. Paris : Gallimard/L’imaginaire.

GAILLY, Christian (1989). K. 622. Paris : Minuit.

GRACQ, Julien (1951). Le Rivage des Syrtes. Paris : Corti.

GREIMAS, Aglirdas Julien (1986). Sémantique structurale. Paris : Presses Universitaires de France.

HUGO, Victor (1967). Les Misérables. I, Paris : Gallimard/Folio.

JAKOBSON, Roman (1963). Essais de linguistique générale. Paris : Minuit.

KUNDERA, Milan (1995). La Lenteur. Paris : Gallimard/Folio.

MALRAUX, André (1946). La Condition humaine. Paris : Gallimard/Folio.

MAUPASSANT (DE), Guy (1974). Toine, in Contes et nouvelles. Paris : Gallimard/La Pléiade.

PEREC, Georges (1975). W. Paris : Gallimard/Denoël.

PICARD, Michel (1989). Lire le temps. Paris : Minuit.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 155

PROUST, Marcel (1989). Sodome et Gomorrhe. Paris : Gallimard/Folio.

TOURNIER, Michel (1972). Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris : Gallimard/Folio.

TOURNIER, Michel (1978). Que ma joie demeure, in Le Coq de bruyère. Paris : Gallimard/Folio.

VIAN, Boris (1996). L’Ecume des jours. Paris : Pauvert/Le Livre de poche.

NOTES

1. Cf. Picard (1989: 133-139). 2. Cf. Bakhtine (1970). 3. Cf Greimas (1986).

RÉSUMÉS

De même que, dans un film, l’arrivée d’un personnage est souvent accompagnée de musique, les figures d’un texte littéraire sont souvent liées à un entourage sonore. Etudier cette « musique » du personnage permet d’appréhender sa valeur, son sens et sa fonction dans un texte donné. Concrètement, comment procéder ? A posteriori, quatre champs semblent devoir être retenus. Les deux premiers, le bruit du corps et le rapport à la musique, concernent le plan du contenu ; les deux derniers, le recours aux métaphores musicales et le rythme du texte, sont à étudier au niveau de l’écriture. On montrera, dans un dernier temps, comment l’être musical du personnage affecte les différentes dimensions de l’acte de lecture.

Just as, in a film, the arrival of a character is often accompanied by music, the figures of a literary text are often linked to surrounding sounds. Studying this “music” of the character allows us to understand its value, its meaning and its function in a given text. How to proceed, concretely? A posteriori, four domains should be retained. The first two, the body noise and the correlation to music, pertain to the level of content; the last two, the use of musical metaphors and the rhythm of the text, are to be studied at the level of writing. Finally, we will show how the character's musical being affects the different dimensions of the act of reading.

INDEX

Keywords : character, music, reading, novel, poetics Mots-clés : personnage, musique, lecture, roman, poétique

AUTEUR

VINCENT JOUVE Université de Reims vincent.jouve[at]univ-reims.fr

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 156

Lire avec le nez (Claudel)

Claude Pérez

Chère amie, c’est sur le bateau en faisant les cent pas sur le pont que j’ai remarqué que ce qu’on lit le moins, c’est avec les yeux. Regardez ce type qui enfouit au milieu de ses feuillets un piffre caverneux aussi roide qu’un robinet ! Et cet autre avec sa figure toute ronde formée de replis concentriques, c’est par un spasme circulaire de cette espèce de chou jaunâtre au milieu de quoi on distingue le tréma noir des narines qu’il absorbe la substance de cet immense journal. Et cet autre qui lit de travers le coin de la gueule relevé, et le nez triangulaire comme une peinture cubiste faisant une ombre au milieu du reste ! Si Messieurs les écrivains pouvaient se rendre compte de la manière dont on les consomme ! Ce qui dominait sur les figures de cette double file de lecteurs, c’était un dégoût rapproché de l’écœurement et un ennui voisin de la syncope (Claudel, 1998 : 307).

1 J’extrais ce paragraphe d’un livre que plus grand monde ne lit, puisqu’il s’agit de Paul Claudel et, pire encore, d’un de ses commentaires de la Bible, composés à partir des années trente, puis poursuivis durant un quart de siècle, jusqu’à sa mort en 1955. L’ensemble de ces commentaires fait aujourd’hui deux gros volumes de deux mille pages à peu près chacun, intitulés Le Poète et la Bible. Ils ont peut-être bien plus de pages que de lecteurs.

2 L’œuvre dont est extrait le morceau ci-dessus s’intitule Au Milieu des vitraux de l’Apocalypse. Comme son titre l’indique sans l’indiquer c’est une sorte de commentaire de l’Apocalypse de Saint Jean, sous forme de dialogue entre le poète et sa fille. Jamais publié du vivant de l’auteur, il a été rédigé entre 1928 et 1933. Il est donc exactement

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 157

contemporain de la grande crise économique, que Claudel avait vu venir, et dont, depuis Washington (où il a été ambassadeur de France de 1927 à 1933) il a suivi non sans angoisse le déclenchement et les suites, tout en prenant part aux négociations transatlantiques qui tentaient, avec une totale absence de succès, d’en contenir les effets.

3 Claudel, au début du texte que je viens de citer, mentionne un bateau sur le pont duquel il fait les cent pas. Ce bateau est le paquebot Paris, de la Compagnie Générale Transatlantique, sur lequel Son Excellence l’Ambassadeur de France aux États-Unis avait pris passage en effet, du 2 au 9 mai 1930, pour se rendre de New York au Havre. Il occupait la cabine 49. La mer était belle, et il s’ennuyait. Pour se distraire, il regardait les autres passagers qui trompaient le temps en lisant.

4 Dans son journal, il note : Un homme qui lit avec son nez, lequel est avancé et proéminent, par derrière un œil à demi caché sous la paupière et barré par un lorgnon : la bouche et le menton dessinés tout en retrait superposés indiquent toutes les nuances du dégoût, de la désapprobation, du refus d’accepter.

5 Puis après un blanc : Un autre qui lit cette fois non pas avec son nez, mais avec tous les plis de sa figure creusés de profonds sillons concentriques et au milieu les petits trous noirs du nez (Claudel, 1969a, I : 911).

6 Ces morceaux sont ce qu’on appelle des « avant-textes », je préfère dire amorces, ou esquisses, des lignes que j’ai copiées un peu plus haut en commençant.

7 Je veux souligner d’abord la drôlerie de ces fragments, celle des esquisses autant que celle du produit fini, et leur agressivité. Les écrits sur la lecture et sur les lecteurs (ils abondent aujourd’hui) sont rarement drôles, et presque toujours extrêmement bienveillants à l’égard de leurs objets. Même nos théories de la lecture sont pour beaucoup d’entre elles des théories encomiastiques : théories, mais aussi éloges, éloges de la lecture, et d’ailleurs aussi du lecteur. L’idée par exemple que le lecteur est un créateur (et même qu’il est le seul et le vrai créateur) a cessé d’être un paradoxe pour devenir un lieu commun. Si un Flaubert contemporain devait composer un Dictionnaire des idées reçues, il pourrait y mettre un article « lecteur » qui dirait : « Lecteur : le vrai créateur, c’est lui ».

8 Nos théories de la lecture sont peut-être scientifiques. Mais de même que les réflexions ou spéculations moins savantes, plus impressionnistes, qui foisonnent depuis qu’une inquiétude s’est installée sur l’avenir de la lecture, et sur les menaces qui pèsent sur elle, ce sont aussi des réserves d’arguments en faveur de la lecture. Tout ce corpus spéculatif est élaboré par des universitaires, ou par des écrivains (de Danièle Sallenave ou Daniel Pennac à Pascal Quignard et quantité d’autres). L’une de ses fonctions est d’argumenter contre la désaffection qui atteint la lecture, et de renouveler si possible un stock argumentaire qui a vieilli : celui que l’on pouvait rassembler tant bien que mal sous l’étiquette d’humanisme. Ce sont des théories, des spéculations, ou des réflexions ; ce sont aussi des plaidoyers. Ces plaidoyers sont élaborés au sein d’institutions (l’université, l’édition) qui sont elle-même très étroitement liées au livre, et pour ainsi dire identifiées avec lui. Ce sont des plaidoyers pro domo sua.

9 Claudel ne plaide pas. Il ne flatte pas le lecteur. Il le caricature plutôt. Quand on passe de l’esquisse au livre, le sarcasme ne s’émousse pas, l’agressivité redouble. Le lexique (type, piffre, gueule...) devient familier, ou même pire. Les métaphores (le visage tel

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 158

qu’un chou, et un chou jaunâtre, ce qui n’est guère appétissant) ne sont pas flatteuses. Le lecteur n’est pas flatté.

10 Cependant, s’il est ainsi moqué, maltraité, ce n’est pas pour faire remonter l’auteur sur le piédestal ou sur le trône où il paraît qu’il était perché autrefois. Claudel ne célèbre pas « l’auteur ». Il n’emploie d’ailleurs pas ce terme. Il dit « Messieurs les écrivains » (« Si Messieurs les écrivains pouvaient se rendre compte de la manière dont on les consomme ! ») et il n’est pas besoin de souligner la tonalité ironiquement cérémonieuse de cette locution. On sait par ailleurs qu’il a parlé de l’écriture et des écrivains avec une grande violence. La formule d’Antonin Artaud : « Toute l’écriture est de la cochonnerie […] Toute la gent littéraire est cochonne » (Artaud, 2007 : 106) lui conviendrait parfaitement. Il suffira de citer ce vers qui met sur le même pied « l’homme de lettres, l’assassin et la fille de bordel » (Claudel, 1967 : 416-7). On le trouve dans un recueil de poèmes intitulé Corona benignitatis anni Dei, qui ne fait pas toujours preuve de bénignité, comme on voit. On pourra trouver quantité d’autres exemples de la même veine dans les trente et quelques volumes des Œuvres complètes, et dans l’immense correspondance.

11 On vante couramment « le jeu », la liberté, dont nous ferions l’expérience grâce à la lecture, et plus fréquemment encore le plaisir et même la « jouissance ». Certains, comme Martha Nussbaum, vont jusqu’à nous assurer que c’est par la lecture que nous faisons l’apprentissage de la démocratie... Il fut un temps où la lecture des romans passait pour enseigner la concupiscence aux filles ; voilà maintenant qu’elle est supposée enseigner aux futurs financiers inscrits dans les coûteuses law schools américaines la compassion envers les pauvres et les handicapés. Comme disait la grande Catherine à Denis Diderot : « Le papier souffre tout ».

12 Claudel, dans ces textes-ci, ne parle ni de jeu, ni de compassion, ni de plaisir, ni de morale, ni de démocratie. Le lecteur, ou plutôt d’ailleurs les lecteurs, ne manifestent ici aucun plaisir, aucune empathie : mais un refus qui va de l’ennui au dégoût et même à l’écœurement... Ce que ces lecteurs sont en train de lire, cela ne leur revient décidément pas. Pas de plaisir, pas de « jouissance », ou (pour employer le mot que Claudel emploie ailleurs sur ce sujet) pas de délectation. Et s’il est question de nez aussi souvent, on pourrait se dire que c’est peut-être bien d’abord parce que le lecteur a le texte ou l’auteur, comme on dit, dans le nez.

13 Mais ce n’est pas l’unique raison. À force de ne pas vouloir oblitérer la drôlerie de ces petits textes, les pieds de nez qu’ils font au respect convenu, compassé, qu’il est de bon ton de vouer au lecteur, j’ai peut- être trop monté en épingle leur agressivité. Il est temps de se rendre attentif à un autre aspect de la relation qu’ils décrivent, ou qu’ils suggèrent. Soit ces deux phrases, déjà citées, des Vitraux : [...] Regardez ce type qui enfouit au milieu de ses feuillets un piffre caverneux aussi roide qu’un robinet ! Et cet autre [...] c’est par un spasme circulaire de cette espèce de chou jaunâtre au milieu de quoi on distingue le tréma noir des narines qu’il absorbe la substance de cet immense journal.

14 S’il fallait une preuve que cette relation qu’on appelle lecture, on n’en a pas fait le tour une fois qu’on a souligné la tonalité (ici) hargneuse et vindicative, ces lignes nous la fournissent.

15 Le lecteur enfouit son piffre ; il absorbe la substance. La relation est conflictuelle, mais elle est intense. Le lecteur est mal disposé, mais il est avide. Il se jette sur son livre ou son

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 159

journal, et plutôt même dans son livre ou dans son journal. L’intensité de l’échange est d’autant plus grande que la hargne est plus marquée.

16 Le lecteur absorbe. Il absorbe la substance. Comment comprendre ce terme ? On peut choisir de lui donner le sens dérivé que le Trésor de la Langue française appelle un sens « par analogie » : le lecteur absorbe l’essentiel ou le principal de son « immense journal ». Mais ce terme, comme on sait, est d’abord un terme de la langue philosophique, dérivé du latin substantia, « ce qui se tient en dessous », c’est-à-dire « être, essence, existence, réalité d’une chose ». Claudel a lu les théologiens, il le sait très bien. Et il sait aussi par ailleurs, comme chacun de nous, et comme le Trésor de la Langue française le rappelle, que substance, en français, cela peut vouloir dire aussi « matière », et aussi « nourriture ».

17 Faut-il choisir entre ces acceptions ? Quelle que soit celle qu’on préfère, il est clair, dans tous les cas, que la représentation de la lecture qui est ici suggérée se tient aux antipodes du scepticisme contemporain, je veux dire de cette croyance universellement répandue désormais, selon laquelle ou bien « la substance » d’un texte n’existe pas, est une simple vue de l’esprit ; ou bien, si elle existe, est hors d’atteinte, insaisissable et incommunicable. Chacun est une île, c’est le credo de l’individualisme de masse. Pas d’échange. L’échange est une illusion, un faux-semblant, un leurre.

18 Claudel propose juste l’inverse ; sa pensée est précisément une pensée de l’échange et de la circulation. La substance existe (ce qui n’est pas incompatible avec la pluralité des interprétations : il peut y avoir de multiples rapports à une même substance) ; elle est non seulement communicable, mais appropriable, absorbable. Je peux peut-être la comprendre, mais je peux faire beaucoup mieux : je peux l’absorber. Je peux l’absorber par le nez. « Ce qu’on lit le moins, c’est avec les yeux. »

19 Pour comprendre ce qu’est une chose, il est de bonne méthode de s’interroger sur ce qu’elle n’est pas. Pour comprendre ce que veut dire « lire avec le nez », il faut commencer par comprendre que ce n’est pas lire avec les yeux. Et que c’est même une critique de cette lecture qui consiste à « lire avec les yeux » - à lire avec les yeux seulement.

20 Il y a chez Claudel une critique de l’œil, une objection, des objections, contre le regard ou du moins contre le voyeur : contre celui qui ne désire rien d’autre, rien de plus, que voir. Cette critique, on la trouve par exemple dans un poème en prose qui se trouve dans Connaissance de l’Est et qui s’intitule « Le Porc ». Méditant sur le porc (il n’y a pas de noble et moins nobles sujets de méditation) Claudel prétend en tirer un enseignement. L’enseignement est celui-ci : « N’applique point à la connaissance l’œil seul, mais tout cela sans réserve qui est toi-même » (Claudel, 1967 : 59).

21 La critique se trouve également, mais en creux, dans l’essai sur La Peinture hollandaise. Dans ce livre, il s’agit de tableaux, pas de textes, de l’amateur de peinture, pas du lecteur. Mais la question est la même : Une peinture de Viel, de Vermeer, de Pieter de Hooch, nous ne la regardons pas, nous ne la caressons pas une minute, d’un clignement d’yeux supérieur : immédiatement nous sommes dedans, nous l’habitons. Nous sommes pris. Nous sommes contenus par elle (Claudel, 1965 : 178, je souligne)

22 Le livre non plus, ou le texte, n’est pas fait pour être « caressé une minute, d’un clignement d’yeux supérieur », il est fait pour qu’on se jette dedans.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 160

23 Lire avec le nez, c’est cela précisément : se jeter dedans. Employer non pas l’œil seulement, mais « tout cela sans réserve qui est toi-même ». Le reproche qui est fait à l’œil, c’est au fond qu’il favorise la réserve. Il permet de rester à distance, de mettre de la distance entre le sujet et l’objet, entre le lecteur et sa lecture, d’appréhender sans se risquer. Sans se commettre, comme on dit (commettre, de committere : mettre plusieurs choses ensemble). Claudel dirait plutôt : co-naître. Ce qu’il appelle co-naissance, c’est « l’établissement et la constatation des rapports qui sont entre les choses » ; c’est que « rien ne s’achève sur soi seul » (Claudel, 1967 : 150 ; 153).

24 Il n’y a pas besoin d’être très versé en psychanalyse pour connaître la valeur symbolique que les psychanalystes attribuent à l’appendice nasal. Je dis nez, comprenez phallus : on peut relire ainsi à nouveaux frais Pinocchio, Cyrano, Gogol et d’autres. Claudel n’a pas attendu de lire Freud (ce qu’il semble avoir fait, dans les années vingt) pour jouer de cette équivoque. Par exemple, lorsqu’il parle d’Auguste Rodin, il parle très souvent de son nez. Bien sûr, Rodin était pourvu d’un appendice nasal développé. Mais lorsque Claudel l’appelle « l’homme à trompe de sanglier » est-ce uniquement pour faire référence à son appareil olfactif ? Rodin était un homme d’une sensualité violente. Il faisait une grande consommation de modèles, et Anna de Noailles, qui n’était pas un modèle, disait que l’on trouvait ses mains chaque fois que l’on voulait s’asseoir. Il était aussi l’amant de Camille Claudel, comme plus personne ne l’ignore. Claudel pour toutes ces raisons (il le connaissait également très bien, il l’a fréquenté familièrement dans les années 1880) l’appelle « le priapatriarche ».

25 Indépendamment de Rodin, on peut citer de nouveau le poème « Le Porc », déjà mentionné. Ce poème qui a souvent été vu comme un autoportrait (le cochon, c’est moi) mentionne à la fois la « paillardise » de l’animal et (de nouveau) sa « trompe » (Claudel, 1967 : 58). Et dans les Vitraux, je n’ai pas besoin de souligner l’interprétation que l’on pourrait donner de ce « piffre caverneux aussi roide qu’un robinet ».

26 Pourtant, je ne crois pas que le nez vienne ici simplement à la place d’un phallus qui serait victime d’une censure. Mais je crois qu’il pointe ici en direction d’une sensorialité maximale, démultipliée, hyperfine, d’une poly-sensorialité, qui ne se ramène pas à une sensibilité génitale ou sexuelle, mais qui peut l’inclure. La lecture est une activité érotique, à condition de ne pas enfermer cet adjectif dans son acception génitale. Disons que la lecture est une activité entièrement soumise au désir, et que les tentatives pour la normer, la régler, la contenir au nom de la science ou de la morale sont à la fois inévitables et inévitablement vouées à être soit ignorées, soit contournées.

27 Lire avec le nez c’est manière de dire que la lecture (la lecture telle que Claudel la conçoit, la désire, la pratique) n’est pas, n’est pas uniquement, n’est pas principalement, une opération intellectuelle.

28 C’est une opération qui engage la personne entière. Une chose remarquable, et peut- être la plus remarquable, dans ces petits textes, c’est à quel point ils physicalisent la lecture. Claudel observe et décrit (ce que l’on fait, me semble-t-il, très rarement) les attitudes corporelles du lecteur en train de lire. Le premier enfouit son « piffre » au milieu des feuillets, cet autre est secoué d’un « spasme », ce troisième relève un coin de sa « gueule ». On lit avec son nez, c’est une façon de dire qu’on lit avec son corps.

29 Ce que montrent ces textes, ce n’est pas des « sujets » abstraits, moins encore le « lecteur idéal » des savants : ce sont des corps en train de lire. Merleau-Ponty disait en citant Valéry : « Le peintre apporte son corps » (Merleau-Ponty, 1964 : 16). Hé bien : le

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 161

lecteur aussi. Il apporte son corps, et j’ajoute l’épaisseur, la grossièreté, la vulgarité de ce corps : non pas son nez, mais son piffre ; non pas sa figure, mais sa gueule. Même la syntaxe s’épaissit et se vulgarise. Elle se fait délibérément, ostensiblement, fautive : « ce qu’on lit le moins, c’est avec les yeux ».

30 Si on lit avec le nez, et s’il faut lire avec le nez, c’est que l’odorat – ou plutôt d’ailleurs, selon la graphie de Claudel : l’Odorat- « est le sens qui a pour instrument l’appareil même par lequel nous puisons directement notre vie au dehors, celui de la respiration » ; celui qui permet de « communiquer jusqu’au plus profond de notre nature. » (Claudel, 1998 : 395). Ainsi peut-être s’éclaire le projet -assez énigmatique, il faut bien en convenir- qui s’énonce en ces termes, sous le couvert de la troisième personne, dans le journal de 1935 : « à l’extrémité de son promontoire nasal il a construit un édifice spirituel où il se propose de passer désormais la plus grande partie de son existence. » (Claudel, 1969 a : 35).

BIBLIOGRAPHIE

ARTAUD, Antonin. 2007. L’Ombilic des limbes suivi de Le Pèse-Nerfs. Paris : Gallimard.

CLAUDEL, Paul, 1998. Le Poète et la Bible. Paris : Gallimard.

CLAUDEL, Paul. 1965. Œuvres en prose. Paris : Gallimard.

CLAUDEL, Paul. 1967. Œuvre poétique. Paris : Gallimard.

CLAUDEL, Paul. 1969 a. Journal. Paris : Gallimard, « Pléiade »

CLAUDEL, Paul. 1969 b. Mémoires improvisés. Paris: Gallimard.

MERLEAU-PONTY, Maurice. 1964. L’Œil et l’esprit. Paris : Gallimard.

RÉSUMÉS

Qu’est-ce que lire et comment lit-on ? À ces questions souvent posées, Paul Claudel suggère une réponse qui est rarement apportée. On peut lire, et même dans une certaine mesure il est souhaitable de lire avec le nez. L’article examine la signification et les implications de cette proposition inattendue.

What is reading, and how do we read? To these frequently asked questions, Paul Claudel suggests a rare answer. It is possible to read, and even to a certain extent it is desirable to read with one’s nose. The paper is about the meaning and implications of this unexpected allegation.

INDEX

Mots-clés : lecture, lecteur, Claudel (Paul), corps, désir Keywords : reading, reader, Claudel (Paul), body, desire

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 162

AUTEUR

CLAUDE PÉREZ Université d’Aix-Marseille- CIELAM

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 163

La question du roman terraqué aujourd’hui

Nathalie Roelens

Je songe à un proverbe portugais rapporté par Gracq « Dieu écrit droit au moyen de lignes courbes. » (Ollivier, 1982 : 179)

Introduction

1 La géocritique se voit depuis peu confrontée à des injonctions « climatiques » venant de l’ecocritique qui jouit d’un nouvel élan depuis qu’elle a été relayée en France dans une visée éthique par Nathalie Blanc et Stéphanie Posthumus. Notre objectif n’est pas d’évaluer le mérite de ces courants mais d’ériger le roman « terraqué » – en l’occurrence breton – en laboratoire, afin d’éviter le double écueil que l’écocritique même dans ses plus beaux atours – discipline qui se donne pour tâche « d’analyser comment les représentations du monde peuvent refléter et influencer les façons dont l’humanité interagit avec les autres composants de l’écosphère (Sibley-Esposito, 2013 : 8) – suscite : d’une part, l’impératif référentiel qui mène à l’instrumentalisation (évaluer les textes selon des critères environnementaux purement thématiques) et, d’autre part, sa mythification et sa réoccupation politique (le penchant pour une littérature du terroir pastorale ou folklorique (retour un peu béat à la nature que l’on reproche à l’écologie). La solution nous semble résider dans une prise en compte de la complexité des mots, par le biais d’une sémiosis « transitive » (Barthes, 1957 : 220), et des choses, par le biais d’une saisie d’un monde « fini et néanmoins foisonnant » (Caillois, 1970 : 71).

1. Arbres, montagnes, coquillages

2 Que l’humanité interagisse avec les autres composants de l’écosphère et que la littérature réinvente ce rapport, l’éthologue Jakob von Uexküll l’avait déjà pressenti en concevant le milieu (et non l’environnement) comme la cible de nos trajections, proche

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 164

de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’agentivité (affordance). Quel que soit l’environnement (Umgebung), un milieu (Umwelt) est nécessairement le plus adéquat pour l’espèce concernée, en harmonie avec ses « aptitudes ou facultés » (Uexküll, 2010 : 164). Une vache interprète l’herbe comme nourriture tandis que le chien lui trouve une autre fonction de sorte qu’ils ne vivent pas dans le même milieu même s’ils partagent objectivement le même environnement. Le « milieu » peut toutefois s’émanciper totalement des stimuli externes et devenir « magique ». Un chêne dans une forêt peut conférer une tonalité d’exploitation pour le forestier, une tonalité d’ascension pour l’écureuil, une tonalité de support pour les oiseaux chanteurs, mais une tonalité de danger pour la petite fille (l’écorce boursouflée qui ressemble fortuitement à un visage humain devient un démon.) (Cf. ibid. : 158)

3 Roland Barthes, dans « Le mythe aujourd’hui », rejoint cette même saisie différenciée du monde en bon sémiologue qui distingue langage-objet et métalangage : « Si je suis un bûcheron et que j’en vienne à nommer l’arbre que j’abats, quelle que soit la forme de ma phrase, je parle l’arbre, je ne parle pas sur lui. Cela veut dire que mon langage est opératoire, lié à son objet, d’une façon transitive : entre l’arbre et moi, il n’y a rien d’autre que mon travail, c’est-à-dire un acte : c’est là un langage politique. » (Barthes, 1957 : 219). L’exemple de Barthes a beau sembler obsolète, prêter le flanc à tous les détracteurs de l’anthropocène, ce parler-arbre peut, semble-t-il, nous sortir de l’impasse où s’est engouffrée l’écocritique. Barthes y revient d’ailleurs vingt ans plus tard, dans le contexte du haïku et du satori zen qu’il affectionne. L’intraitable de la nature et le banal se recoupent en ce qu’il n’y a rien à en dire, qu’ils relèvent de l’exorbitant. Barthes cite le Wu-shi, une manière de déjouer la compulsion herméneutique occidentale, rappelant la parabole du maître zen Suzuki selon lequel il y a trois façons de regarder le monde : « les montagnes sont des montagnes ; les montagnes ne sont plus des montagnes ; les montagnes redeviennent des montagnes. » (Barthes, 2003 : 126) Le premier moment serait celui de la Bêtise, de la tautologie arrogante, un sou est un sou, etc. ; le deuxième moment : celui de l’interprétation paranoïaque ; le troisième moment, celui de la naturalité : « Ce processus : en quelque sorte, le retour de la lettre : le haïku (la phrase bien faite, la poésie) serait le terme d’un cheminement, l’assomption vers la lettre (…) la saisie de la naturalité de la chose » (ibid. : 127).

4 Dans Les Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati (1953) – film terraqué si l’on veut –, une phrase du dialogue rare voire inexistant, « Oh un coquillage ! », prononcée par la vacancière, tranche sur la thématique de l’invasion d’une petite station balnéaire (Saint-Marc-sur-Mer proche de Saint-Nazaire) par une société qui s’apprête déverser sur la côte ses rancœurs et ses mesquineries.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 165

Image 1002EE6400003A9900001C039DD19E3B882E26B5.emf

Oh! Un coquillage - Les vacances de M. Hulot

https://www.dailymotion.com/video/x1g3z12

5 Si l’on situe en effet l’humain dans l’écosphère, système d’interdépendances, composé de l’atmosphère, l’hydrosphère, la lithosphère et la biosphère, on restitue à l’individu son statut de corps vivant, d’entité naturelle, de zoé (« le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux) » (Agamben, 1997 : 9) le dépouillant de son bios, forme de vie susceptible d’être assujettie à un pouvoir, à une biopolitique ou « Biocratie » (Debray, 2019 : 42). Et cela nous invite, dans le sillage de Bruno Latour qui appelle de ses vœux un « atterrissage » (Latour, 2017 : 16) après les dégâts causés par la mondialisation, à retrouver « le sens étymologique de la natura latine ou de la phusis grecque, que l’on pourrait traduire par processus, cours des choses » (Latour, 2017 : 89), « système d’engendrement » (ibid. : 112).

6 D’ailleurs, à en croire Clare Sibley-Esposito (2013), cette une réinsertion de l’homme dans la nature qui entraîne une remise en question du binôme Nature/Culture était déjà une des conquêtes épistémologiques de Roger Caillois, qui dans son « Nouveau plaidoyer pour les sciences diagonales » (Caillois, 1970 : 53-59) récuse la nette séparation des règnes, humain, animal, végétal et minéral, postulant un entrelacs d’interconnexions au sein de l’architecture du monde, ou « unité profonde ». Témoin, les similitudes inattendues entre les formes de certains objets fabriqués par l’homme et les manifestations déroutantes de ce qu’il appelle le « fantastique naturel », telles que le visage fabuleux dans la livrée d’un papillon ou l’abdomen d’une araignée. Cette conception des « récurrences dérobées » repose sur l’hypothèse d’un monde fini (de nos jours le constat que les ressources sont limitées et que la perpétuation de la vie elle-même est tributaire d’une vision holistique du monde. Or, pour Caillois, si le monde est fini, il est également « foisonnant » (Caillois, 1970 : 71). Aussi celui-ci prône- t-il une « méthode » poétique qui permettrait de « cerner l’insaisissable » et d’établir des « relations indirectes et justes » (ibid. : 254) entre les données du monde. En découle la conviction que certaines analogies fournies par l’imagination poétique puissent être « justes », révélant « une relation inattendue, une connivence nouvelle dans le réseau de l’inextricable univers » (ibid. : 218), comme la montagne de Barthes ou le coquillage de Tati. Évaluer la justesse d’images littéraires devrait être une des préoccupations de l’écocritique telle que nous l’entendons, « justesse » ne signifiant pas fidélité mais

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 166

plutôt ancrage dans la complexité du monde, une façon de susciter le monde par le langage.

7 Ces longs préambules, entre Uexküll, Barthes et Caillois, étaient utiles pour réunir les conditions d’une écocritique revisitée à l’épreuve d’une immensité maritime et qui ne prêterait plus le flanc à des reproches de tropisme champêtre, rétrograde, fleur bleue.

2. L’imaginaire terraqué

8 Attesté depuis Voltaire, qui parle du globe terraqué dans son Memnon (1747), du latin terra et aquosus, composé de terre et d’eau, ou du bas latin, terraqueus, l’acception de « terraqué » comme épithète date des Travailleurs de la mer de Victor Hugo (1866), histoire de machination crapuleuse et d’amour, que celui-ci dédie pourtant au « rocher d’hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l'île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable » (Hugo, 1975 : 619 ). Dans l’édition de 1883, Hugo adjoint une longue « ode à la mer », intitulée « L’Archipel de la Manche » dont le premier chapitre « Les anciens cataclysmes » donne le ton : L’Atlantique ronge nos côtes. La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. La muraille que nous avons sur la mer est minée de Saint-Valery-sur-Somme à Ingouville, de vastes blocs s’écroulent, l’eau roule des nuages de galets, nos ports s’ensablent ou s’empierrent, l’embouchure de nos fleuves se barre. Chaque jour un pan de la terre normande se détache et disparaît sous le flot. Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. Il a fallu pour le contenir cet éperon immense, le Finistère. Qu’on juge de la force du flux polaire et de la violence de cet affouillement par le creux qu’il a fait entre Cherbourg et Brest. Cette formation du golfe de la Manche aux dépens du sol français est antérieure aux temps historiques. La dernière voie de fait décisive de l’océan sur notre côte a pourtant date certaine. En 709, soixante ans avant l’avènement de Charlemagne, un coup de mer a détaché Jersey de la France. (ibid. : 563)

9 Pages visionnaires s’il en est, comme si Hugo était déjà en train d’expliquer la théorie des fractales de Mandelbrot qui prit précisément l’escarpement de la côte bretonne pour exemple et que les écologues ont invoquée pour expliquer l’effritement de celle-ci. Les autres chapitres évoquent les risques de la mer, légendaires ou réels, des vagues scélérates causant des naufrages ou, pire, les dangers de la mer tranquille, rôdeurs, orties infernales, paréidolies (mirages ou illusions d’optique) dont le granit est pourvoyeur, tout un bestiaire hideux prodigué par les rochers et les falaises. Le vocabulaire météorologique n’est pas en reste : « le singe, l’anuble, et le derruble. Le singe (swinge), c’est le courant ; l’anuble (lieu obscur), c’est le bas-fond ; le derruble (qu’on prononce le terrible), c’est le tourbillon, le nombril, l’entonnoir de roches sous- jacentes, le puits sous la mer. » (ibid. : 570).

10 La suite du texte exhume des reliques de pratiques révolues à travers le présent de l’habitat et des usages : D’autres cabanes ont été des barques ; une coque de bateau renversée, et juchée sur des pieux et des traverses, cela fait un toit. Une nef, la cale en haut, c’est une église ; la voûte en bas, c’est un navire ; le récipient de la prière, retourné, dompte la mer. Les bestiaux boivent dans des auges pareilles à des sarcophages. Un roi celte a peut-être pourri dans ce coffre de granit où s’abreuve paisiblement la vache, qui a les yeux de Junon. (ibid. : 573)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 167

11 Plus loin, c’est la « light-house » électrique qui a remplacé d’antiques brasiers à frissons de flammes suscitant toute une série de gestes désormais éteints. Et, pour finir, Hugo insiste sur la bonté et la grandeur d’âme de ce noble petit peuple, cette race à part à qui il accorde une suprématie, par sa faculté de combiner l’oisiveté et le travail : Ces peuples ont gardé de leur vieille vie de contrebandiers un goût hautain pour le risque et le danger. Ils vont partout. Ils essaiment. L’archipel normand colonise aujourd’hui, comme jadis l’archipel grec. C’est là une gloire. Il y a des jersiais et des guernesiais en Australie, en Californie, à Ceylan. (…) Où prospérait le banditisme, le commerce règne. (…) Là où ce peuple a été pirate, il est pilote. Ce pays est resté le pays de l’aventure en devenant le pays de la probité. (ibid. : 616-617)

12 Ce qui explique leur rapide promotion est le mouvement centrifuge de naviguer tous azimuts et, centripète, de revenir gros de l’expérience des antipodes, tel le flux et le reflux, vers « une ville d’arrivée et de départ, de passage et de retour » (Laurel, 2016 : 45), telle que Hermínia Laurel qualifie Lisbonne, ce Finisterre du sud, balcon sur l’infini, lieu d’escale, tremplin vers l’ailleurs, frange de l’Europe, particulièrement propice à croiser les focales (depuis la terre, depuis la mer). Nous avons eu l’occasion nous-même d’interroger les villes côtières (cf. Marrama, Roelens, 2016), animées d’une « morale naturelle » (Bachelard, 1993 : 22), en prise avec une autre condition, dotées de porosité sociale et culturelle, ce qui favorise la mixité, façonne des êtres plus généreux et ouverts, mais offre aussi une certaine perméabilité à la mala vita qui s’infiltre dans les moindres recoins et niches urbaines, tandis que les villes continentales, plus conservatrices, recroquevillées seraient atteintes de « solipsisme » (Cassano, 1996). Cette dialectique recoupe en quelque sorte la théorie de la sémiosphère de Youri Lotman (1999) dans la mesure où le centre serait plus homogène, impliquant une adhésion majeure aux valeurs culturelles officielles, et la périphérie plus hétérogène, dissidente, novatrice.

13 L’ode à la mer hugolienne met le doigt sur trois points majeurs : (a) L’ambivalence entre bonté et amoralité, sacré et païen ; (b) la nature comme engendrement de formes, de techniques et de pratiques, pain béni pour les adeptes de la « morphogenèse des lieux » ; (c) le parler-arbre, que ce soit la faune et la flore ou la connaissance de l’architecture navale.

3. Trois romans bretons

14 Dans les trois récits terraqués (Balzac, Genet, Ollivier), nous assistons à l’exacerbation des passions comme s’il y avait une homologie entre la géographie escarpée (fractale), les sensations fortes et le côté abrupt et rocailleux des mots en /k/ ou en /R/ : « Le Croisic » chez Balzac ; le « brick » chez Éric Ollivier (« Le brick, en langue maritime, c’était le similaire du bordel terrien. Mais le mot avait un son de vaisseau à sabords » (Ollivier, 1982 : 60) ; « se brester » chez Jean Genet : « Se ‘brester’. De bretteur sans doute : se quereller » (Genet, 1953 : 12), jusqu’au surnom du protagoniste ou Brest même, « ville de brouillard et de granit » (ibid. : 10). Les trois axes – (a) moral, (b) morphogénétique et (c) sémiologique – repérés chez Hugo se distinguent dans nos œuvres terraquées.

15 L’ambivalence bonté/amoralité se traduit, dans la nouvelle balzacienne Un drame au bord de la mer (1834), par une nature d’abord romantique, presque chateaubrianesque,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 168

qui accueille Louis et Pauline en villégiature au Croisic : « trois immensités qui nous entourent, l’eau, l’air et les sables » (Balzac, 2013 : 35) – pays beau pour les grandes âmes, « il ne peut être habité que par des poètes ou par des bernicles. (ibid. : 34) –, et dont la rencontre d’un pauvre pêcheur parfait le tableau : la profondeur muette de cette vie inconnue, admirant la noblesse de ce dévouement qui s’ignorait lui-même ; la force de cette faiblesse nous étonna ; cette insoucieuse générosité nous rapetissa. Je voyais ce pauvre être tout instinctif rivé sur ce rocher comme un galérien l’est à son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages pour gagner sa vie, et soutenu dans sa patience par un seul sentiment (ibid : 31)

16 Après le récit de l’histoire âpre et tragique (filicide) du stylite Pierre Cambremer, dont le nom rime avec « mer », « terrifiant et sacré à la fois » (ibid. : 11), la nature n’est plus accueillante mais redevient austère zone de non-droit, « un endroit que le fisc a jugé tellement inabordable que le douanier n’y passe presque jamais. » (ibid. : 24), sombre et dysphorique, comme frappé d’une terrible malédiction : « nous marchions au milieu de la nature la plus âcrement sombre que j’aie jamais rencontrée. Nous foulions une nature qui semblait souffrante, maladive ; des marais salants, qu’on peut à bon droit appeler les écrouelles de la terre. » (ibid. : 53) Les marais salants sont les « écrouelles de la terre », par où suintent les purulences du monde » (ibid. : 54) À son tour, Querelle de Brest de Jean Genet (1953) exalte le crime, le vol et la pédérastie tandis que le brouillard lui accorde une impunité aux dockers et marins : Les crimes sont à Brest aussi rares qu’ailleurs, mais par le fait du brouillard, de la pluie, du ciel épais et bas, de grisaille du granit, du souvenir des galériens, (…), par le fait de l’ancien bagne, du fil invisible mais solide qui relie les anciens marins, amiraux, matelots et pêcheurs aux régions tropicales, l’atmosphère y est-elle, lourde et cependant radieuse, qu’elle nous paraît nous seulement favorable mais essentielle à l’éclosion d’un meurtre. L’éclosion est le mot juste. Il nous semble évident qu’un couteau déchirant à n’importe quel endroit le brouillard, qu’une balle de révolver le trouant fissent, à hauteur d’homme, crever une outre et couler du sang le long des parois et à l’intérieur de ce mur vaporeux. Où qu’on frappe, le brouillard se blesse et s’étoile de sang. (Genet, 1953 : 68)

17 Cet épais brouillard « criblé de poignards » (ibid. : 109), qui accueille le sang, le sperme (« un jet de foutre » (ibid. : 69)) et les larmes, adoucit en même temps les visages : « Tous les visages sont beaux, adoucis, purifiés par l’imprécision. » (ibid.), « brouillard déformant » à la Turner (Ollivier, 1982 : 93) chez Ollivier. Qui plus est, la poésie, elle- même imprégnée de fluidité marine, d’une émotion qui déferle comme les vagues, allie la grâce au péché jusqu’à transfigurer ou innocenter les soi-disant délits et le stupre. Ainsi, la patronne de la Feria, le bordel de Brest, est-elle décrite comme « une perle océanienne parmi les nacres d’une huître qui peut ouvrir sa valve quand elle veut, et la refermer aussi. » (Genet, 1953 : 29) Et « cet officier qui cherchait des bites » comme un pêcheur qui « dans les rochers, cherche l’anguille » (ibid. : 87). Querelle, dès lors qu’il revient de loin, « un de ses pieds repose encore sur une plage océanienne » (ibid. : 10) est enveloppé de nuées, nimbé d’une sorte de désintéressement, « comparable à l’ange de l’Apocalypse dont les pieds reposent sur la mer » (ibid. : 14). Le récit sublime même le fait qu’il ait dans plusieurs points du monde des dépôts secrets pour ses bijoux volés, car il se fait d’emblée allégorique : « Qu’ils descendent du ciel, ou remontent d’un domaine où ils connurent les sirènes et des monstres plus étonnants, à terre les marins habitent des demeures de pierres, des arsenaux, des palais dont la solidité s’oppose à la nervosité, à l’irritabilité féminine des eaux » (ibid. : 10), jusqu’à cerner le marin par oxymore « un joyeux suicide moral » (ibid. : 56).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 169

18 Et, enfin, dans L’orphelin de mer, où Éric Ollivier s’adonne à ce que Hermínia Laurel appelle une « géobiographie » (Laurel, 2017 : 45), le narrateur retient de son enfance brestoise avant la mort du père, espèce de phare humain sur ce paysage terraqué qui entoure le jeune enfant, indissociable de la fascination pour la mer dont celui-ci est tantôt l’émissaire tantôt le nautonier, les moments de contact direct avec la puissance des éléments dans la demeure familiale vétuste, bâtie deux siècles plus tôt, presque au ras des flots : « Le nez littéralement collé pendant des heures contre la vitre sur laquelle venaient cingler les averses ou étinceler les coups de soleil, je ne me rassasiais jamais. » (Ollivier, 1982 : 42) Les verbes « cingler » et « étinceler » sont comme des matrices de tout un vécu où les sensations sont exacerbées, un biotope que le texte relaie par l’usage d’hyperboles ou par des métaphores vigoureuses et chargées d’affect : « mes besoins de bourrasques » (ibid. : 120) « mon tropisme océanique » (ibid. : 178). Cette puissance contraste avec la « texture d’écume » (ibid. : 21) du père dont la mer était l’épouse poétique, « épouse primordiale » (ibid. : 27), plus à l’aise avec les cormorans qu’avec les terriens, en empathie avec « tous les marins de la terre, au sens presque ésotérique du terme » (ibid. : 26), s’adonnant même à des offices, dont la scène primitive païenne à laquelle le jeune garçon assiste : son père étendu les bras en croix vers le ciel sur un tertre de granit, en symbiose panthéiste avec les éléments : « C’était un rite que célébrait fréquemment Arthur, c’était sa messe au soleil » (ibid. : 71) Cet aura magique qui nimbe le père se prolongera lors de son engloutissement final lorsque l’enfant a huit ans qui inaugurera malgré lui « l’excommunication de la mer » (ibid. : 11) de celui-ci. D’où l’étrange relation du fils avec l’océan, une attirance mêlée d’effroi : « j’ai ma théorie du naufrage : c’est lui qui est le prévisible, toute traversée paisible est l’exception » (ibid. : 30). Le clivage père aventureux, pirate dans l’âme/mère austère et pudibonde se traduit alors en un clivage entre deux peuples bretons, celui qui reste enclavé dans les terres de l’intérieur et n’avait pas bougé depuis des siècles, fermé sur ses coutumes et ses obscurités ; celui des côtes, « ouvert à toutes les mers, hanteur de tous les continents, attiré par le large et les songes de déraison ». (ibid. : 26)

19 Tel le jeune Marcel chez Proust qui échappe à l’engluement familial par des escapades clandestines hors de Combray, ou le jeune Agostino chez Moravia qui s’initie auprès de voyous qui se retrouvent à l’extrémité de la plage toscane, le narrateur est attiré par le fruit défendu d’une meute de garçons, « chenapans sans bride » (ibid. : 57) ayant établi leur fief dans le quartier du port, sur les hauts tas de bois de construction débarqués du grand Nord, après avoir converti les poutres en balançoires. Ce fief éphémère indique la conversion d’usage d’un lieu qui là encore témoigne d’une vie hardie, tributaire des aléas et sans cesse reconfigurée par les marées : « J’aimais aussi explorer interminablement les criques et les grèves, découvrant els coquillages déposés par le flot, les épaves de navires traînées sur le sable par les fortes marées, et je rêvais vers les lointains. » (Ibid. : 63) Le jeune garçon assiste aussi à l’évolution urbanistique de vieux centre aux ruelles étroites qui, s’il n’avait été bombardé, serait devenu un quartier de rénovation « où se rueraient les snobs, les poutres apparentes et les décorateurs antiquaires. » (ibid. : 59) De même, les hôtels datant de la conquête des Indes sont délabrés depuis les conquêtes de la marine à vapeur et désormais convertis en bordels et, enfin, les cargaisons de tonneaux de rogue de Norvège, appâts pour la pêche à la sardine, qui enivrent par leur pestilence ses promenades au bord des quais : « une odeur d’algues, de pourriture discrète, de saumure, de goudrons et de bois aussi. » (ibid. : 57)

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 170

20 Des lieux aussi mouvants sont en effet susceptibles d’une approche morphogénétique, qui étudie le processus dynamique entre strates, déterminant des nappes de sens : la « strate physico-symbolique » engendrant la strate « socio-culturelle intermédiaire » et à son tour celle de la « matérialisation effective des prégnances latentes, devenues des saillances » (Marcos & Morier, 2019 : 556). Les productions culturelles feraient émerger la strate symbolique profonde par-delà les autres.

21 Chez Balzac, l’ampleur cosmique « ici, des sables ; en haut, l’espace ». (Balzac, 2013 : 34), symbiose du végétal, animal, minéral, en éternelle métamorphose, enfante des rochers qui lèvent leurs têtes tels « des animaux gigantesques couchés dans les dunes » ou des récifs prenant « l’apparence de grandes roses blanches flottant sur l’étendue liquide et venant se poser sur le rivage ». (ibid. : 34) Les landes desséchées par le vent et les marais salants dénués de végétation, déterminent des pratiques commerciales bien précises : « les débris des embarcations hors de service se vendent aux riches, car le prix des transports les empêche sans doute de consommer le bois de chauffage dont abonde la Bretagne. N’a-t-il pas fallu que l’entrepôt du sel se plaçât sur ce rocher pour qu’il fût habité. » (Ibid.)

22 Dans Querelle de Brest, le bagne a cédé sa place à la marine marchande avec ses entrepôts et ses docks, à tel point que les mousses s’avèrent « la progéniture monstrueuse, délicat et débile des bagnards accolés et accouplés (Genet, 1953 : 101). De même, le double écusson de France et de Bretagne qui orne la façade du bagne désaffecté a perdu son « autorité fécondante » (Ibid. : 100) : « La convexité du double écusson ne signifie plus rien. Elle ne correspond plus au gonflement des voiles, à la courbe des coques de bois, à la gorge orgueilleuse des figures de proue, aux soupirs des galériens, à la magnificence des combats navals. » (Ibid. : 101)

23 L’orphelin de mer réactive à son tour les couches enfouies. Il passe du temps sur des bateaux abandonnés dans d’anciens chantiers navals désaffectés, avec ses carcasses de navires en fer. Et il explique que jusqu’à la fin du XIXe siècle la Bretagne entretenait des forêts dont les meilleurs arbres étaient réservés pour la construction des navires. Le bois était la prospérité. Comme si le bois avec sa sève était plus en phase avec l’esprit des habitants de la mer au contraire du fer, matériau venu d’ailleurs : « Les bateaux en bois disparaissaient trop vite, se désintégraient en peu d’années, ne laissant plus que d’énormes squelettes, d’immenses armatures de poissons morts où habitaient crabes et crevettes. Or, la pèche n’intéressant pas les navigateurs que nous étions par vocation, c’est aux flottes de métal que nous donnions l’abordage. » (Ibid. : 61)

24 Le parler-arbre doit être entendu ici au sens de climat onomastique, atmosphérique. Il se traduit dans nos trois textes par des géolectes ou océanolectes, termes que nous aimerions forger sur idiolecte, qui se distinguent d’un jargon pittoresque, en ce que lecteur ne possède pas forcément l’encyclopédie nécessaire à l’ameublement du monde représenté, contrairement aux images d’Épinal souvent tautologiques. Philippe Hamon nous a appris que l’inventaire du monde requiert une description paradigmatique et une ventilation syntagmatique, un travail sur l’onomastique jusqu’à l’amplification

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 171

lexicographique et la dispersion anagrammatique (par exemple du mot « mer ») (Cf. Hamon, 1986)

25 Chez Balzac, sans aller jusqu’à emprunter à la langue bretonne, la couleur locale passe par l’usage de termes locaux populaires « l’iraigne » pour l’araignée (Balzac, 2013 : 28), « paludiers, nom donné à ceux qui cultivent le sel » (ibid. : 54) et des allusions aux vieux métiers : « la pèche aux engins ou à la ligne », « porter du sel sur le port » « travailler aux marais salants », voire aux habitudes culinaires « Oh ! monsieur, nous mangeons des galettes de sarrasin et des bernicles que je détache des rochers » (ibid. : 29-31)

26 Querelle, transfiguré par le crime, comprend les choses sans intermédiaire dans leur singularité – la montagne est redevenue une montagne – : « Accroupi dans le velours noir des herbes, des arums, des fougères, dans la nuit vivante de son intime océanie, il garde les yeux grands ouverts. » (Genet, 1953 : 141). Il a atteint un rapport élémentaire avec la materia prima du monde, ou mer-terre.

27 Le père taciturne de « l’orphelin » connaît pourtant, à la grande surprise de son fils « toutes les chansons de marine où Valparaiso et quelques autres mots bariolés revenaient fréquemment tempérer les mélancolies chroniques de ces mélodies » (Ollivier 1982 : 23). Incorporés aux phrases du quotidien, se mêlent « les noms les plus exotiques. Ils chantaient comme au fond d’un coquillage collé à l’oreille ; Mourmansk, Yokohama, Salonique, Londres, Gibraltar. » (ibid. : 27) Mais aussi « un répertoire d’airs bretons que je croyais ensevelis à jamais, (…) un mélange de cantiques approximativement chrétiens (La Bretagne était encore solidement païenne au XIXe siècle, malgré les apparences ), de complaintes d’amours malheureuses » (ibid. : 24) On a droit aussi à des vestiges de métiers disparus qui ponctuent le rythme de la cité : les vidangeurs, « rats à cloaques », des trônes , « larges fauteuils plats, en bois sombre, à cuvette de porcelaine » (ibid. : 81), les ramasseurs de « bourrier » : « Le bourrier, sur la côte atlantique, c’est le nom rustique des ordures ménagères » (ibid.) qui sert à fumer les terres pauvres, les marchandes de laits (déjà chez Proust), etc.

4. Pour une écocritique re-localisée

28 La bifrontalité inhérente aux bords de mer, la réalité portuaire oxymorique, bref le style de vie terraqué serait l’antidote contre la vieille idéologie du sang et du sol (Blut und Boden) d’une littérature « localiste » et aux connotations conservatrices que le retour « vers la glèbe » (Debray, 2019 : 50) suppose. Consterné par la « dénégation de la mutation climatique » (Latour, 2017 : 30), Latour invite à « déglobaliser » (ibid. : 128), à « rediriger l’attention de la ‘nature’ vers le Terrestre » (ibid. : 105), d’une part, contre la fuite en avant imposée par la modernisation et, d’autre part, contre l’attachement au sol comme maintien d’une tradition ancestrale, native, d’une « nostalgie pour des positions ‘archaïques’ ou ‘obscurantistes » (ibid. : 25). Il invite à relocaliser la question du global en multipliant les points de vue, les variétés, à rebours d’une seule vision tout à fait provinciale qui s’est imposée à tous et répandue partout : « Alors que le local est fait pour se différencier en se fermant, le Terrestre est fait pour se différencier en s’ouvrant » (ibid. : 72). Pour Latour c’est le déracinement qui est illégitime, non l’appartenance. Il conviendrait selon lui de réinventer un terroir « après que la modernisation a fait disparaitre tous les anciens attachements. C’est un Local par contraste. Un anti-Global » (ibid. : 39).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 172

29 Nous souscrivons entièrement à cette proposition d’autant plus que les villes portuaires sont aux premières loges en matière de dégâts subis par la mondialisation. Le récit- document de Saviano Gomorra nous montre une ville portuaire comme endroit autrefois chaleureux et bruyant, peuplé d’hommes cousus de cicatrices et parlant des langues improbables, qui se voit désormais muselée par une économie mondialisée, au service d’un mafia internationale insaisissable, en proie à la fraude légalisée de la grande finance. Le port est devenu une gigantesque excroissance de la ville, lieu de transit totalement désolidarisé du vécu urbain, usine automatisée qui métabolise des marchandises invisibles, branché sur des réseaux de transport et des routes commerciales illégales (renversement pathétique de la route des épices ou de la soie). (cf. Saviano, 2007).

30 Le roman terraqué comme condensé du destin de notre globe terraqué, avec ses pentes vicieuses et ses gestes vertueux, peut enjoindre notre culture à atterrir et à amerrir/ accoster. L’écocritique devrait tourner sa lorgnette vers le petit, le menu, l’être-là des choses les plus frêles, devenir miniaturiste du lieu, l’appréhender comme un énorme réservoir en pratiques et en poésie, non pas au sens d’une attitude verte de façade, ce que Régis Debray appelle avec malice le « retour à la chlorophylle, aux papillons et au bocage » (Debray, 2019 : 43), ou encore « l’écolatrie » (ibid. : 51) des coquelicots : « Les cadres quittent le métro-boulot-caveau pour s’en aller baratter, biner, récolter, faucher, désherber – la vie au grand air incarnant la vie bonne. » (ibid.), mais respectueux des gestes que le lieu lui-même nous dicte : « Siliceuse ou argileuse, la nature d’un sol dicte un genre de semis, un mode de vie et de penser, avec un certain calendrier à respecter, qui ne dépend pas de nous. On doit semer le potiron d’avril à mai, dans un sol frais et ameubli (…) » (ibid. : 55). La montagne redevient une montagne et le sujet retrouve le chemin familier de ses trajections. L’acquiescement au monde est une épreuve d’humilité permettant les retrouvailles avec un monde fini mais néanmoins foisonnant, propice à l’éclosion de produits culturels inédits : « ce ne sont pas les idées que j’aime, mais les données du monde, les appels des larges pans de ténèbres derrière lesquels l’univers dérobe vite ses lois et ses manières, la pénombre où il dissimule les modèles de ses rouages comme la source des énergies qui les meuvent. » (Caillois, 1970 : 8).

BIBLIOGRAPHIE

AGAMBEN, Giorgio (1997). Homo sacer, vol. I, Le Pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil.

Bachelard, Gaston (1993). L’eau et les rêves (1942). Paris : Livre de poche « bibilo/essais ».

BALZAC, Honoré de (2013). Un drame au bord de la mer (1834). Rennes : La part commune.

BARTHES, Roland (1957). « Le mythe aujourd’hui » (1956) in Mythologies. Paris : Seuil.

BARTHES, Roland (2003). La préparation du roman (1978-1980). Paris : Seuil.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 173

BLANC, Nathalie, CHARTIER, Denis & PUGHE, Thomas (2008). « Littérature et écologie : vers une écopoétique », Écologie & Politique. Éditions Syllepse, n° 36, p. 17-28.

CAILLOIS, Roger (1970). Cases d’un échiquier. Paris : Gallimard.

CASSANO, Franco (2005). Il pensiero meridiano. Bari : Laterza.

DEBRAY, Régis (2020). Le siècle vert. Un changement de civilisation. Paris : Gallimard « Tracts ».

GENET, Jean (1953). Querelle de Brest. Paris : Gallimard, « L’imaginaire ».

HAMON, Philippe (1986), Introduction à l’analyse du descriptif. Paris : Hachette.

HUGO, Victor (1975). Les travailleurs de la mer. Paris : Gallimard « Pléiade ».

JULLIEN, François (2014). Vivre le paysage ou L’impensé de la Raison. Paris : Gallimard.

LATOUR, Bruno (2017). Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte.

LAUREL, Maria Hermínia (2016). « Lire la ville au fil du temps. Lisbonne revisitée », in Nathalie Roelens & Thomas Vercruysse. Lire, écrire, pratiquer la ville. Paris : Kimé, pp. 43-65.

LOTMAN, Youri (1999). La Sémiosphère, trad. Fr. Anka Ledenko. Limoges : PULIM.

MARCOS, Isabel & MORIER Clément (2019). « Pour une sémiotique morphodynamique. Sémiophysique de la frontière, in Amir Biglari & Nathalie Roelens, La sémiotique et son autre. Paris : Kimé.

OLLIVIER, Éric (1982). L’orphelin de mer…ou les mémoires de monsieur de Non. Paris : Denoël.

POSTHUMUS, Stéphanie (2011). « Vers une écocritique française : le contrat naturel de Michel Serres ». Mosaic : An Interdisciplinary Critical Journal, vol. 44, No. 2, pp. 85-100.

ROELENS, Nathalie, MARRAMA, Christabel (2017). « Éthique de la ville. Entre villes-côtières et villes- forteresses : un paradigme paradoxal », in Carole Bisenius-Penin, Lieux, littérature et médiation dans l’espace francophone. Metz : PUN, Éditions Universitaires de Lorraine, pp. 125-138.

SAVIANO, Roberto (2006). Gomorra. Paris : Gallimard, 2007.

SIBLEY-ESPOSITO, Clare (2013). « Caillois sur les chemins de l’écocritique », Littératures, 68 [en ligne] [disponible le 29/4/2020] .

UEXKÜLL, Jakob von (2010). Milieu animal et milieu humain (1934). Paris : Payot & Rivages.

RÉSUMÉS

Nous nous proposons de montrer en quoi le roman terraqué peut ouvrir des pistes à l’écocritique soupçonnée d’être l’auxiliaire d’une littérature du terroir, du pittoresque ou du primitif. L’entrelacs terre-mer engendre des œuvres qui, en confrontant deux imaginaire, deux morales, des coutumes terrestres ancestrales et l’imprévisible marin, lancent des défis d’ordre sémantique et éthique à l’écocritique, lui donnent une nouvelle légitimité à l’abri de toute récupération localiste. Trois romans bretons serviront de laboratoire à une écologie de l’esprit, dont les implications épistémologiques débordent le littéraire, nous engageant à voir la réinscription poétique dans le lieu comme une manière plus responsable, « opératoire » (Barthes) d’appréhender le monde qui nous environne, monde « fini et néanmoins foisonnant » (Caillois), en voie de « déglobalisation » (Latour).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 174

The aim of this contribution is to show how the terraqueous novel can open paths to an ecocriticism often tainted with a reputation of auxiliary to localist, picturesque or “wilderness” literature. The interlacing of land and sea generates texts which, by confronting two imaginaries, two morals, ancestral land customs and the unpredictable sea, launch semantic and ethical challenges to ecocriticism, gives it a new legitimacy far from any localist recovery. Three Breton novels will serve as a laboratory for an ecology of the mind, whose epistemological implications go beyond the literary, committing us to see the poetic re-inscription in the place as a more responsible, "operational" (Barthes) way of apprehending the world which surrounds us, a world "finished and nevertheless abundant" (Caillois), in the process of "deglobalization" (Latour).

INDEX

Keywords : terraqueous novel, ecocriticism, Caillois (Roger), Barthes (Roland), Latour (Bruno) Mots-clés : roman terraqué, écocritique, Caillois (Roger), Barthes (Roland), Latour (Bruno)

AUTEUR

NATHALIE ROELENS Université du Luxembourg Nathalie.roelens[at]uni.lu

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 175

Interjection (Racine)

Franc Schuerewegen

Herminia je pense à toi. Franc S.

1 1. L’épisode est touchant, et aussi un peu pénible ; je rappelle de quoi il s’agit. Titus va se séparer de Bérénice, il essaie de le lui dire. Les mots, toutefois, ne viennent pas. Titus ne peut parler et quitte la scène, en invitant son confident à le suivre : Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.1

2 Ces paroles, quand on y réfléchit, sont curieuses. Titus ne peut rien dire à Bérénice. Or, à Paulin, il dit qu’il ne peut rien dire. Titus a donc bien dit quelque chose. En termes techniques : il y a contradiction entre l’énoncé et l’énonciation. Il est vrai que Bérénice n’est pas pour Titus, quand il prononce ces mots, une interlocutrice. Mais on a pu assister, juste avant ce moment, à un échange entre les amants et force est d’admettre que Titus, qui ne peut rien dire, n’est pas resté silencieux. L’amoureux « aphasique » – je rappelle que, pour Barthes, Bérénice est une « tragédie de l’aphasie » 2 – a parlé. Titus s’est exprimé. C’est ce que j’appelle, pour l’instant, la chose curieuse.

3 Certes, le problème auquel on a affaire est lié aux conditions de la scène. Au théâtre le silence est une autre sorte de parole. Un comédien qui se tait signifie son silence, qui est expressif. Racine en est conscient, d’une certaine manière, il triche. En somme, il n’a pas d’autre choix. Titus, donc, est aphasique et capable de verbaliser son aphasie. Il est les deux à la fois. Si Titus ne pouvait m’informer verbalement sur la nature de son problème, je ne saurais pas que ce problème existe. Bérénice est une tragédie, non une pantomime. Pour cela, Titus doit parler, donc, il parle.

4 Mais un autre élément nécessite notre attention, et qui va rendre l’enquête plus intéressante. Je reprends la même séquence pour une analyse plus détaillée. Titus aime Bérénice, celle-ci est inquiète. Titus l’évite, pourquoi le fait-il ? Serait-ce qu’il ne l’aime plus ? Bérénice lui pose la question, Titus ne peut répondre. A ce moment apparaît le blocage. La parole de Titus est une parole empêchée :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 176

Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler, Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler. Mais…

5 L’empêchement a une cause, que l’on connaît. Dire « je t’aime », pour Titus, est aussi dire « je te quitte ». Les deux choses ne peuvent s’énoncer ensemble. Alors, mieux vaut rester silencieux. La suite est tout aussi connue, Barthes s’appuie sur elle pour établir le diagnostic d’ « aphasie » : Bérénice : Achevez. Titus : Hélas ! Bérénice : Parlez. Titus : Rome… L’Empire… Bérénice : Hé bien ? (II, 4)

6 Après quoi on trouve le « Je ne lui puis rien dire » que nous avons déjà cité et dont Bérénice se fait l’écho au début de la scène suivante : Quoi me quitter si tôt, et ne me dire rien ? Chère Phénice, hélas ! Quel funeste entretien ! (II, 5)

7 Entretien rime avec rien. Racine cherche manifestement à enfoncer le clou. La scène 4 de l’acte II de Bérénice aura été, selon l’analyse que font les deux amants de leur situation, une scène pour rien. Mais est-ce vraiment le cas ? Je reste dubitatif, je pense exactement le contraire. Il n’est pas vrai que Titus ne dise rien, Titus a parlé, il a dit des choses. Pour preuve, la séquence que nous venons d’examiner. Au vers 627, il prononce : « Rome… L’Empire… », au vers 625, il dit : « Hélas ! ». Encore une fois : un comédien sur scène doit exprimer ses silences, il doit les jouer, car les silences font partie de son rôle. Or je découvre ici que le « Hélas ! » de Titus est en somme bien plus efficace que son « Je ne lui puis rien dire ». Quand on dit qu’on ne peut rien dire, on dit quelque chose, on fait surgir un paradoxe. Quand on dit « Hélas ! », on évite le paradoxe. En quelque sorte, dans les circonstances certes particulières auxquelles il est confronté, en disant « Hélas ! », Titus s’exprime correctement.

8 2. Les « Hélas ! », il convient également de le signaler, sont nombreux, et même très nombreux dans Bérénice. Quelques données chiffrées pour illustrer le propos. On en compte cinq, dans la seule scène que nous venons d’étudier3. Cinq « Hélas ! » pour une seule scène, c’est beaucoup. Un coup d’œil sur la Concordance de Freeman et Batson m’apprend par ailleurs que les « Hélas ! » sont au nombre de vingt-huit pour l’ensemble de la tragédie. C’est aussi le score maximal pour toutes les pièces de Racine. Comparons avec Andromaque : dix-huit « Hélas ! », avec Britannicus : quinze, avec Bajazet : dix-sept, avec Phèdre : onze, avec Athalie : onze également, avec Esther : huit. Il est vrai que l’on trouve vingt-deux « Hélas ! » dans La Thébaïde, chiffre également élevé mais on reste toujours en dessous des vingt-huit de Bérénice qui est donc championne en la matière4. Si on juge ce grand nombre alarmant, on pourra y ajouter un facteur aggravant. Racine a placé un ultime « Hélas ! » dans la bouche d’Antiochus qui prononce, au vers 1518, le mot de la fin de la pièce. Ce « Hélas ! » final a provoqué, comme on sait, l’ire de Voltaire qui le critique sévèrement dans ses « Remarques sur Bérénice ». Voltaire écrit notamment :

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 177

On peut être choqué qu’une pièce finisse par un hélas ! Il fallait être sûr de s’être rendu maître du cœur des spectateurs pour oser finir ainsi. Voilà sans contredit la plus faible des tragédies de Racine qui sont restées au théâtre.5

9 Voltaire est « choqué ». Je suppose que s’il l’est, ce n’est pas seulement à cause du « Hélas ! » placé en position finale mais aussi pour la série que le même « Hélas ! » vient clôturer. Pour Voltaire, c’est le « Hélas ! » de trop, la goutte qui fait déborder le vase. Je note que Voltaire explique le « Hélas ! » qui le choque, et donc, encore une fois, dans la lecture que je fais de son texte, qu’il juge nuisible parce que représentatif d’une trop longue série, par une intention d’auteur, intentio auctoris. Mais l’intentio est donc, pour Voltaire, négative. Plus exactement : selon Voltaire, Racine est conscient qu’en terminant sa pièce sur un « Hélas ! », il fait un choix critiquable, en somme qu’il court le risque de passer pour maladroit. Mais il sait que son public lui est acquis, d’une certaine manière, qu’il peut tout se permettre. L’intention d’auteur de Racine, pour Voltaire, aura été, je le dirai un peu familièrement, de ne pas se mouiller la chemise.

10 3. L’objection que formule Voltaire, à mon humble avis, ne tient pas la route. Racine n’est pas du genre à se permettre des nonchalances, ni à commettre des maladresses. Il ne nous a pas habitués à cela. S’il est certes devenu, après Andromaque et Britannicus, un auteur respecté et reconnu, si son public l’aime, cela ne l’invite pour autant pas à se reposer sur ses lauriers. Bien au contraire, ajouterai-je. Ce qui l’intéresse, c’est la quête de la perfection. Toujours mieux faire, aller vers la quintessence du genre tragique. Devenir Racine, en somme. J’ai alors envie de reprendre l’argument de l’intentio auctoris, qui est aussi l’argument de Voltaire, mais en le renversant, c’est-à-dire en m’en servant ici de manière positive. L’auteur de Bérénice, dirons-nous, a fait exprès de multiplier les « Hélas ! » dans sa tragédie, il a cherché à produire, en les multipliant, un effet esthétique. La multiplicité des « Hélas ! » est voulue par Racine, elle n’est pas accidentelle, elle est stratégique.

11 Mon hypothèse sur l’intentio auctoris mérite un mot d’explication. Je suis ici obligé d’appeler Corneille à la barre. Comme toujours chez Racine, le « père de la tragédie » rôde dans les parages. Figure tutélaire, Corneille est aussi une présence un peu encombrante. Il semble que ce soit également le cas ici. On sait l’affaire des deux Bérénice. La pièce de Racine est créée sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne le 21 novembre 1670. Une semaine plus tard, on joue, au Palais-Royal, une autre Bérénice dont l’auteur est Corneille, et qui sera publiée sous le nom de Tite et Bérénice. On a voulu croire qu’Henriette d’Angleterre avait fait travailler les deux hommes sur le même sujet, et à l’insu l’un de l’autre. Tout cela est loin d’être sûr. Je renvoie sur ce point aux explications de George Forestier en retenant seulement ici que, puisque Racine, au moment d’écrire sa pièce, a bien compris que Corneille est là et qu’il peut lui faire de l’ombre, il a intérêt à faire une Bérénice qui ne soit pas « cornélienne », et qui se présente comme telle au regard du public6. Alors que fait-il ?

12 Je propose le scénario suivant, j’essaie d’affiner mon hypothèse. Racine va chercher, chez Corneille, dans les textes de cet auteur, les matériaux qui vont lui permettre, justement, de ne pas être « cornélien » et, donc, de réussir une Bérénice pleinement « racinienne ». Comment procède-t-il ? Il avance en habile stratège qu’il est. Quand il écrit Bérénice, il ne connaît pas, pas encore le texte de Tite et Bérénice. En revanche, il se souvient du Cid, surtout, pour la question qui nous occupe, il a en mémoire une phrase de l’« Examen » du Cid qui va maintenant, alors qu’il commence Bérénice, lui être utile. Je rappelle que c’est dans l’« Examen » du Cid que Corneille, en réfléchissant à la

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 178

question de la « bienséance » au théâtre, et à ce qui autorise parfois de ne pas la respecter, écrit : Si nous ne nous permettions quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire de la passion, nos Poèmes ramperaient souvent, et les grandes douleurs ne mettraient dans le bouche de nos Acteurs que des exclamations et des hélas.7

13 Je me mets à la place de Racine, je lis cette phrase, j’y trouve un magnifique défi, quelque chose en somme comme un programme d’écriture. Corneille écrit : Nos Poèmes ramperaient si on ne mettait dans la bouche de nos acteurs que des exclamations et des hélas. Le défi consiste, se dit Racine, dans l’hypothèse que je risque sur l’intentio auctoris, à écrire un Poème dramatique où il n’y aurait que des exclamations et des hélas, et qui, toutefois, ne soit pas un poème rampant. Pour réussir une telle prouesse, il faut être habile. Racine relève le défi, il écrit Bérénice.

14 On trouve que je vais trop vite en besogne, le scénario que j’imagine, quand on veut bien me suivre dans mon raisonnement, n’a rien d’invraisemblable. J’ajoute qu’il existe une autre excellente raison permettant d’avancer que Racine a bien en tête la phrase de l’ « Examen » au moment de préparer une pièce de théâtre sur un sujet qui sera également retenu, au même moment, par Corneille. C’est que Racine est l’ami de Boileau et qu’on doit à celui-ci une fameuse épigramme anti-cornélienne, qui a été publiée dans l’édition des Œuvres diverses de 1701 : J’ai vu Agésilas Hélas !

15 On sait que le même Boileau a ajouté dans un deuxième temps : Mais après l’Attila Holà.8

16 Certes, ces textes n’ont été révélés au public qu’après la mort de Racine. Mais il est difficilement croyable que Boileau n’aurait pas parlé à son ami, dès 1666, donc dès la création d’Agésilas, de ces petits objets satiriques qu’il a fabriqués et qui, de toute manière, dans les salons, circulaient entre happy few. Je n’exclus pas que Racine ait pu jouer, à ce propos, un rôle d’instigateur. Georges Couton dans son édition des Œuvres complètes commente le sens des textes : « Que Corneille ait pu écrire Agésilas est déplorable ; mais après Attila, il faut qu’il prenne sa retraite »9. Imaginons Racine parlant littérature avec Boileau, abordant, au coin du feu, les deux légèrement éméchés, le sujet des chers confrères. Le premier encourage le second, il lui donne une idée : Despréaux, on va se moquer de Corneille. Je sais un moyen. Et si tu faisais une épigramme ? Ces conjectures, encore une fois, ne sont pas gratuites, elles s’appuient sur des faits. Si Racine a pu faire ce genre de suggestion à Boileau, qui, lui, fait rimer Agésilas avec Hélas, c’est qu’elle a ici encore sa source dans les textes. L’épigramme sur Agésilas, je le rappelle également, est une quasi-citation. Elle fait allusion à la réplique de Mandane, la sœur de Spritridate, dans l’acte IV : Je n’entends pas des mieux Comme il faut qu’un hélas s’explique Et lorsqu’on se retranche au langage des yeux, Je suis muette à la réplique.10

17 Imaginez que vous êtes Racine, que vous cherchez à ironiser sur Corneille, il y a là tout ce qu’il faut, vous n’avez qu’à ramasser ce que le hasard a réuni pour vous. L’auteur du Cid met en garde contre les « Hélas ! », il pense, comme Voltaire, qu’ils sont une solution de facilité au théâtre et qu’il faut les éviter. Or voilà que le même Corneille est à son tour pris la main dans le sac, si l’on peut dire, cette fois par Boileau, dans une

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 179

épigramme des Œuvres diverses. Je m’identifie toujours à Racine, je dispose, avec ce dossier sur les « Hélas ! », de suffisamment d’éléments pour écrire une pièce qui soit à la fois une tragédie esthétiquement à la hauteur, j’entendrai par là : qui parvienne à capter l’attention du public parce qu’elle est aussi hautement émouvante, et une œuvre polémique où, pour les bons entendeurs, il est expliqué pourquoi Racine est un plus grand auteur que Corneille.

18 4. Je fais intervenir, pour donner plus de force à mon argument, un troisième joueur. Il s’agit de l’abbé de Villars, auteur d’une Critique de Bérénice qui paraît à Paris au commencement de 1671 et qui annonce un peu déjà les observations que fera, au siècle suivant, Voltaire dans ses « Remarques sur Bérénice ». L’auteur de Candide a-t-il lu l’abbé de Villars ? J’avoue que je n’en sais rien. Peu importe. Le fait est – je m’en tiendrai à cette affiliation pour l’instant – que l’on observe entre les textes une série de ressemblances. Pour Villars, comme pour Voltaire, Bérénice n’est pas une vraie tragédie. Racine, suggère l’auteur de la Critique, écrit pour ses fans, il fait pleurer les dames. Or on peut dire la même chose autrement. Racine, selon Villars toujours, n’est pas Corneille. Bérénice aurait été bien meilleure comme tragédie si Racine s’était conformé au modèle cornélien. Villars écrit donc : L’Auteur a trouvé à propos pour s’éloigner du genre d’écrire de Corneille, de faire une pièce de Théâtre, qui depuis le commencement jusqu’à la fin, n’est qu’un tissu galant de Madrigaux et d’Elégies : et cela pour la commodité des Dames, de la jeunesse de la Cour, et des faiseurs de recueils de pièces galantes.11

19 Comme Voltaire toujours, Villars est frappé – comment ne pas l’être ? il y en a vingt- huit au total ! – par la fréquence des « Hélas ! ». Il en fait ici un sujet de moquerie : Sans le Prince de Comagène qui est naturellement prolixe en lamentations et irrésolutions, et qui a toujours un toutefois et un Hélas de poche pour amuser le Théâtre, il est certain que toute cette affaire s’expédierait en un quart d’heure, et que jamais action n’a si peu duré. (Ibid.)

20 Il n’est question, dans ce que l’on vient de lire, que du prince de Comagène, donc d’Antiochus. Mais on admettra que Villars, comme Voltaire, vise la série, donc l’effet pléthorique. En incriminant les « Hélas ! » d’Antiochus, Villars s’en prend à ce qui est à ses yeux un tic d’écriture, et aussi la maladresse, ou la paresse, ou l’insolence, ou tout cela à la fois d’un auteur qui serait donc, selon Villars, peu enclin à soigner son travail. On pourra dire avec les termes de l’« Examen » du Cid que, puisque les « Hélas ! » sont omniprésents, pour Villars, le poème rampe. L’expression « Hélas de poche » doit être clarifié. Je rappelle le commentaire de Georges Forestier : Villars jouait sur les mots : un acteur qui représentait un personnage en pleurs sortait toujours un « mouchoir de poche » qu’il plaçait devant ses yeux, manière d’indiquer au public qu’il pleurait tout en affectant de masquer ses larmes […] Les trois principaux personnages de la pièce devaient faire un abondant usage de ces « mouchoirs de poche », et l’on conçoit bien qu’Antiochus, en prononçant le dernier mot de la tragédie, qui est le dernier de ses quatre « Hélas ! », avait en main son « mouchoir de poche ». Pour Villars, il était assurément difficile d’aller plus loin dans la dérision.12

21 L’attaque de Villars est précise, violente, habilement amenée. L’homme est un excellent satiriste13. Mais tout cela n’est pas notre sujet, ni notre question. Notre question est : comment Racine réagit-il ? Or j’en viens à la réaction du dramaturge. Sans jamais désigner nommément l’auteur de la Critique, Racine répond à Villars dans une « Préface » placée en tête d’un volume qui paraît le 24 janvier 1671 et dont le titre est

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 180

Bérénice, Tragédie, par M. Racine. J’apprends chez Georges Forestier toujours que c’est la première fois que Racine fait imprimer son nom sur une page de titre. On retiendra la volonté d’auto-affirmation. Je suis là. Je suis Racine. J’écris moi aussi des tragédies. En quelque sorte, la préface de 1671 est un manifeste et il s’agit d’un manifeste en faveur de la tragédie racinienne en ce qu’elle a de spécifique. Vous voulez savoir pourquoi Racine est plus fort que Corneille ? Lisez ou allez voir Bérénice ! Villars croit pouvoir se moquer des « Hélas ! », Racine lui répond aussi sur ce point. L’abbé est alors renvoyé à son néant. Le pauvre Villars, nous explique-t-on, n’a rien compris à ce qu’est le théâtre, et il n’a pas compris ce qui fait, justement, l’originalité de Bérénice. Je cite Racine dans la « Préface » : Et que répondrais-je à un Homme qui ne pense rien, et qui ne sait pas même construire ce qu’il pense […] Il se plaint que la trop grande connaissance des Règles l’empêche de se divertir à la Comédie. Certainement si l’on en juge par sa Dissertation, il n’y eut jamais de plainte plus mal fondée. (Racine, op. cit. : 452)

22 Plus loin : Mais je lui pardonne de ne pas savoir les Règles du Théâtre, puisque heureusement pour le Public, il ne s’applique pas à ce genre d’écrire. Ce que je ne lui pardonne pas, c’est de savoir si peu les Règles de la bonne plaisanterie, lui qui ne veut pas dire un mot sans plaisanter. Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes Gens par ces Hélas de poche, ces Mesdemoiselles mes Règles, et quantité d’autres basses affectations qu’il trouvera condamnées dans tous les bons Auteurs, s’il se mêle jamais de les lire ? (ibid.)

23 Cela peut s’appeler une exécution en bonne et due forme. Attrape l’abbé et disparais sous terre ! Crève, vermine ! Mais nous ne pouvons, dans les circonstances données, nous en arrêter là. Pour bien comprendre ce qui se passe, c’est-à-dire pourquoi Racine, par ce qu’il écrit, parvient à glorieusement clouer le bec à Villars, il faut citer aussi un passage de la « Préface » qu’on lit un peu plus haut, et qui a au demeurant fait couler beaucoup d’encre déjà. Villars a osé appeler Bérénice un « tissu galant de Madrigaux et d’Elégies », Racine lui tire le tapis sous les pieds. Dans sa « Préface », il fait la défense d’une esthétique dramaturgique délibérément minimaliste. Au théâtre, écrit Racine, il faut être simple, et même le plus simple possible : Il y a en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’Incidents a toujours été le refuge des Poètes qui ne se sentaient pas dans leur Génie assez d’abondance, ni assez de force, pour attacher durant cinq Actes leurs Spectateurs, par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression. (ibid.)

24 Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien. La phrase est souvent rappelée. Pour ma part, je n’hésiterai pas à la mettre en rapport avec ce qu’on lit deux paragraphes plus loin, quand Racine s’occupe à clouer Villars, le malotru qui l’a attaqué sur ses « Hélas ! », au pilori : que répondrais-je à un Homme qui ne pense rien ? Il faut, me semble-t- il, être attentif à la double allusion au rien, c’est-à-dire à l’effet d’écho que fait apparaître la « Préface ». Rien, chez Racine, ne veut évidemment pas dire rien chez Villars. Celui-ci, soutient Racine, ne pense rien, sa pensée et son discours sont parfaitement creux. D’ailleurs, l’homme n’écrit pas pour le théâtre. Encore heureux. S’il devait s’y mettre, ce serait la catastrophe ! Villars est alors un repoussoir parfait pour ce que Racine veut ici nous apprendre sur lui-même. On peut, au théâtre, créer avec rien. Racine est un auteur de théâtre qui réussit dans ses pièces le miracle qui consiste à faire de rien quelque chose. Racine a du génie, Villars ne pense rien, n’est rien.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 181

25 5. Une autre question doit alors être posée, et on arrive ici au cœur du problème. Quel est donc ce rien que le dramaturge, par son art, qui n’est pas l’art de Corneille, qui doit sa valeur et sa spécificité à ce que, justement, Racine s’écarte de la norme cornélienne, parvient à transformer en quelque chose ? Il me semble que, avec les éléments dont nous disposons, la réponse à la question va à peu près de soi. Le rien de Bérénice est quelque chose. Le rien de Bérénice est un mot et ce mot est « Hélas ! ». Villars croit faire de l’esprit en se moquant des « Hélas ! », il passe à côté de l’essentiel, il est simplement bête. Voltaire se montre tout aussi aveugle. Pour qui sait y faire attention, en effet, les choses étaient parfaitement claires, dès le début ou presque. L’analyse qu’on a proposée plus haut de la scène 4 de l’acte II nous a donné notre point de départ, ensuite il a suffi de suivre les indications que donne le texte. Je rappelle la scène 7 de l’acte IV. Antiochus essaie de convaincre Titus. Bérénice, dit Antiochus, est malheureuse car elle ne comprend pas ce qu’on veut d’elle. Titus, selon Antiochus toujours, doit aller lui parler. Mais Titus, vide supra, ne peut parler, la seule chose qu’il puisse dire est qu’il ne peut rien dire. Cela n’invite guère à se montrer volubile. On entend d’abord, dans la scène en question, Antiochus qui prononce : Allez, Seigneur, allez-vous montrer à sa vue. Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté, Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité. Dites un mot.

26 A quoi Titus répond, car Titus, qui ne peut rien dire, répond quelque chose : Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ? (IV, 7)

27 Titus, selon Barthes, est « aphasique ». Après la démonstration qui a été faite, je ne suis plus d’accord avec Barthes. En quelque sorte, tout est dit par ce que dit, ici, Titus. Lisons mieux le texte. Quel mot peut-il dire ? Le seul mot que Titus puisse dire, il le dit, et ce mot est « Hélas ! ». Le « Hélas ! » dit tout. Intentio auctoris, avons-nous dit. L’intention d’auteur est clairement indiquée, pour la reconnaitre, on nous demande seulement de ne pas passer à côté de ce qu’on peut appeler d’une façon peut-être un peu pédante la sui-référentialité du vers 1236. Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ? Comprenez par là : « Hélas ! » est le seul mot que je puisse dire. Pour parler comme les logiciens, il y a là une confusion, que Racine introduit délibérément, entre usage et mention. Je dis : Hélas !, je cite « Hélas ! ». On ne sait pas si je m’exprime littéralement ou si je montre un objet langagier, que j’offre à la contemplation.

28 Villars et Voltaire, et avant eux Corneille, suggèrent que le « Hélas ! » est une tare au théâtre, surtout quand on l’utilise à tort et à travers, chose que font les mauvais auteurs. Corneille, pour sa part, s’avance imprudemment et Boileau n’a aucune difficulté, sur la question des « Hélas ! », à mettre l’auteur du Cid et d’ Agésilas en contradiction avec lui-même. Arrive alors Racine. Son pari, dans Bérénice, est de faire mentir la règle que formule l’auteur de l’ « Examen » du Cid en quelque sorte en la mettant dessus dessous. On peut faire une bonne pièce avec que des « Hélas ! » et des exclamations. Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien. 6. Je vais vers une conclusion provisoire. Quand on y réfléchit, Racine, par la sorte de minimalisme radical qu’il revendique, ouvre aussi – peut-être le fait-il ici encore intentionnellement – un boulevard à de possibles réécritures « oulipiennes » de sa tragédie. Imaginons une Bérénice dont le seul texte serait le mot « Hélas ! » inlassablement répété par les comédiens, et cela pendant cinq actes, comme le veulent les règles de la tragédie. Je suis assez enclin à penser que Racine a effectivement pu être

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 182

tenté par ce type de dispositif, mais qu’il s’est finalement abstenu pour une raison que je crois aussi très bien comprendre. À son époque, les esprits ne sont pas encore mûrs pour un exercice de ce genre, Racine préfère laisser le champ libre aux générations futures14. 7. J’aurais voulu encore, mais je n’en ai pas le temps car les sévères rédactrices de Carnets m’attendent, ajouter quelques réflexions sur le statut grammatical du « Hélas ! ». Pour la critique dramaturgique, il y a là encore des observations intéressantes à faire. Le « Hélas ! » appartient comme on sait à la catégorie des « interjections ». Mon Petit Robert précise : « Interjection. Du lat. interjectio. Mot invariable pouvant être employé isolément pour traduire une attitude affective du sujet parlant ». La catégorie des interjections, depuis toujours, fascine les grammairiens parce qu’on a l’impression qu’en quelque sorte elles sont « hors langage ». Une interjection est un cri, plus proche de l’animal que de l’homme. On est, ou on croit être dans une logique de l’expression « primitive ». Diderot, pour sa part, entrevoit une similarité entre les interjections, ou les exclamations, et les premières verbalisations : « De la liaison des passions avec des organes naissent les voix ou les cris »15. Mais une telle conception « primitiviste » est de toute évidence sujette à caution, et c’est ce que grammairiens et linguistes ont également fait observer. L’effet de spontanéité que produit l’interjection est un effet du discours.

29 La linguiste Laurence Rosier, à propos du cas qui nous intéresse, écrit : « Dire hélas correspond à un recours à l’institué de la langue plutôt qu’à une information expressive. L’interjection fonctionne de façon codée, rituelle diraient les ethnologues »16. Et l’on peut rappeler aussi les études consacrées au fonctionnement des interjections dans le cadre de la théorie « polyphonique » d’Oswald Ducrot : « L’être à qui est attribué le sentiment, dans une interjection, c’est L, le locuteur vu dans son engagement énonciatif »17.Christine Sirdar-Iskandar, élève de Ducrot, ajoute : « Par l’emploi de certaines interjections à valeur modalisatrice, l’énonciateur peut adopter des attitudes, jouer des rôles ; ces interjections lui fournissent tout un assortiment de personnages : étonné (Tiens !), heureux (Chic ! Tant mieux !), scandalisé (Oh !), soulagé (Ouf ! Enfin ! Ah !) »18. On voit très bien ici le lien avec le théâtre. Quand j’ai recours à une « interjection à valeur modalisatrice », j’incarne un personnage, je joue un rôle, je suis en fait un comédien sur scène. Quand, par exemple, je dis « Hélas ! », selon la théorie de Ducrot, j’incarne, devant mon interlocuteur, un personnage – en termes ducrotiens : un locuteur –, qui, lui, dans la sorte de théâtre discursif que mon interlocuteur et moi avons mis en place, se trouverait dans la situation où le « Hélas ! » serait, de sa part, une intervention pertinente. Mais le locuteur doit être distingué de l’énonciateur, entre les deux, il y a la même distance qu’entre le comédien et son personnage. En somme donc, quand je dis « Hélas ! », je suis comme Titus sur scène ou comme Bérénice, ou comme Antiochus. Le théâtre n’imite pas la vie, la vie imite le théâtre. Mais je le savais déjà, Racine m’a aussi appris cela. Je dis merci à Racine. Obrigado João.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 183

NOTES

1. Racine, Bérénice, in Œuvres complètes (1999). I, Théâtre-poésie, éd. présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris : Gallimard « la Pléiade », p. 476. 2. Barthes, Sur Racine (1963). Paris : Seuil, p. 76. 3. Voir aussi les vers 569 (Bérénice), 600 (Titus), 610 (Bérénice), 616 (Titus). 4. Bryant C. Freeman, Alan Batson (1968). Concordance du Théâtre et des Poésies de Jean, Racine, tome I, Cornell University Press, p. 604 et suiv. 5. Œuvres complètes, t. LV, p. 956, cité par Georges Forestier, Racine, Œuvres complètes, op. cit., p. 1483. 6. Voir aussi la « Notice » de Georges Forestier, Racine, Œuvres complètes, op. cit., p. 1446 et suiv. 7. Corneille, Œuvres complètes (1980), textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, « La Pléiade », t. I, p. 702. 8. Boileau, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « La Pléiade », p. 248, cité par Georges Couton, p. 1518. 9. Corneille, Œuvres complètes. p. 1519. 10. Agésilas, IV, 4, Œuvres complètes, op. cit., p. 616. 11. Racine, Œuvres complètes, op. cit., p. 516. 12. Jean Racine (2006), Paris Gallimard, « NRF Biographies », p. 409. 13. Mme de Sévigné écrit à propos de la plaquette de Villars : « Malgré cinq ou six mots qui ne valent rien du tout […] cela est joli », lettre du16 septembre 1671, cité dans Jean Racine, p. 407. 14. Je renvoie aux exercices de « réduction de texte » que propose « l’Atelier » de Fabula, ou à la pièce contemporaine de Nicole Genovese, Hélas (2018), où, si je suis bien informé, les « Hélas ! » que prononcent les personnages sont soulignés par des coups de cymbale. 15. Eléments de physiologie, 1774. 16. « Interjection, subjectivité, expressivité et discours rapporté à l’écrit : petits effets d’un petit discours », Cahiers de praxématique, n° 4, 2000, p. 3. 17. Oswald Ducrot (1984). Dire et ne pas dire, Paris : Minuit, p. 200. 18. « Eh bien! Le Russe lui a donné cent francs » dans Ducrot et al. (1980), Les Mots du discours, Paris, Minuit, p. 161.

RÉSUMÉS

Il s’agit d’une analyse des nombreux « Hélas ! » dans Bérénice de Racine. On propose l’hypothèse selon laquelle ce grand nombre a été voulu par l’auteur qui cherche ainsi à dégager ce qui est, à ses yeux, la quintessence du genre tragique.

This is an analysis of the frequent use of the interjection « Hélas! » in Bérénice by Racine. The idea is that the effect is intentional (intentio auctoris). Racine has deliberately multiplied the « Hélas! » to obtain a certain effect, to explore the essence of the tragic discourse.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 184

INDEX

Keywords : Racine (Jean), Bérénice, Hélas !, Intentio auctoris, tragic, tragedy Mots-clés : Racine (Jean), Bérénice, Hélas !, Intentio auctoris, tragédie, tragique

AUTEUR

FRANC SCHUEREWEGEN Université d’Anvers franc.schuerewegen[at]uantwerpen.be

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 185

Sur Un Balcon en Forêt Fabrique Littéraire de Julien Gracq

Alain Trouvé

1 Il s'agira d'entrevoir de quoi procède l'imagination romanesque dans Un balcon en forêt1, autrement dit d’en explorer l'arrière-texte (Gladieu, Pottier, Trouvé, 2013 et Cabral, Domingues, Laurel, 2016). Corollaire de l’intertexte, l’arrière-texte brasse dans le travail de la langue une matière mémorielle multiforme, du souvenir vécu aux réminiscences littéraires et artistiques, en passant par des données géographiques et historiques. L'enjeu sera notamment de saisir à l'œuvre et dans ses effets une forme originale de réalisme.

2 La réception du livre en 1958 fut marquée par la déception chez les adeptes des romans précédents : à l’onirisme qui paraissait le signe distinctif de l’écriture gracquienne, succède un ancrage plus précis dans la réalité historique et géographique. Parallèlement, on note une appréciation plus favorable chez ceux qui, comme Claude Roy, avaient été critiques vis-à-vis des premiers romans. Ces réactions signalent une modification d’accent à défaut d’une rupture franche.

3 L’œuvre de Gracq pose la double question du roman et du réalisme qui traversa tout le vingtième siècle. Le procès du roman entamé à la fin du siècle précédent fut porté à son paroxysme dans la phase surréaliste, avec la condamnation formulée par André Breton. Dans Le Manifeste de 1924, Breton reprit, comme on le sait, une critique déjà adressée par Valéry à une forme courante de roman symbolisée par l’incipit La marquise sortit à cinq heures2. Le procès du réalisme coïncide avec le refus de la séparation entre le réel et l’imaginaire : prétendant circuler librement de l’un à l’autre, le surréalisme selon le Manifeste promet une connaissance supérieure grâce à l’exploration de l’inconscient par les rêves et l’automatisme. On peut y voir une forme d’idéalisme au moins chez Breton, une sorte de « folie de la poésie » dira Gracq dans son André Breton (1948 : 464), folie rêvant d’un absolu de connaissance effaçant la frontière entre le sujet écrivant et l’objet de son discours.

4 Gracq, très proche de Breton par la capacité de son écriture à faire surgir un monde onirique, s’en différencie spécialement par le recours au roman, massif dans la première partie de son œuvre, de 1938 à 1958, de Au château d’Argol à Un balcon en forêt,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 186

et en dépit des fluctuations d’accent qu’on vient d’évoquer. Une des pierres de touche de cette divergence entre les deux écrivains est sans doute l’invention de personnages, clefs de voûte du roman. Breton, ne s’y résout pas, refusant dans Nadja (1928) la coupure entre personne et personnage : « Je persiste à réclamer des noms, à ne m'intéresser qu'aux livres qu'on laisse battants comme des portes, et desquels on n'a pas à chercher la clé » (Breton, 1928 : 650-651).

5 L’enjeu de ce refus est le statut de la fiction et du roman, oscillant entre deux postulations. À un bout de la chaîne, certains théoriciens de la littérature ont évoqué, autour des travaux de Genette (1991), Cohn (2001), Montalbetti (2001), une « étanchéité » de la fiction, fondée sur une séparation ontologique entre le monde romanesque issu de l’imaginaire et le réel. À l’autre bout, la lignée surréaliste dérivant de Breton veut toujours transgresser cette frontière, mettant en pratique l’injonction nervalienne d’un « épanchement du songe dans la réalité ». Les théories de la lecture et de l’art comme jeu ont au contraire tenté d’articuler et de dialectiser ces deux pôles3.

6 Une autre dimension de l’écriture romanesque est le rapport aux lieux : Gracq associe de façon originale un savoir socialisé, lié à son métier de professeur d’histoire géographie, et une transfiguration poétique nourrie par ses lectures. Le regard de « professionnel de l’espace » contribue néanmoins à façonner les descriptions, même lorsqu’elles paraissent teintées d’onirisme.

7 Un risque de tautologie du commentaire a été signalé par Michel Murat (1991) : il conduirait à répéter à propos de la genèse de l’écriture gracquienne ce que Gracq lui- même en a dit. L’autoréflexivité de ses derniers textes est en effet assez frappante, de Lettrines (1967) aux Carnets du grand chemin (1992). Deux raisons peuvent néanmoins inciter à persister dans l’exploration des mécanismes de création, au-delà du discours auctorial, quels qu’en soient la perspicacité et l’intérêt. On peut d’abord s’appuyer sur ce que Todorov appelle la position d’exotopie du lecteur, qui fait que, lisant le roman, une tierce personne ne se confond jamais totalement avec l’auteur lecteur de soi- même. La mise en perspective du roman dans l’œuvre est également facilitée par cette position extérieure. L’arrière-texte, attentif au décalage entre l’auteur et le tiers lecteur, est aussi le nom donné à cette exploration dédoublée.

8 Pour s’en approcher, on s’intéressera au traitement de l’espace, à la fabrication des personnages et aux effets de la fable romanesque dans la perspective d’un sujet individuel, puis collectif.

L’espace : substrat historico-géographique et métamorphose romanesque

9 La couverture de l’édition d’origine porte la mention « récit » et non « roman », afin, selon le commentaire de l’auteur, de signaler une proximité plus grande avec la réalité4. De nombreux traits d’écriture font néanmoins penser au roman, à commencer par le traitement de l’espace. Son élaboration croise une culture à forte coloration littéraire, un savoir-faire professionnel d’historien géographe et une enquête de terrain : en 1955, Gracq, selon son propre commentaire (1971), empreinte la ligne Charleville-Givet pour aller « voir l’Ardenne ».

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 187

Difficulté théorique

10 Rappelons que les notions d’espace et de temps entrent en crise au XXe siècle. Dès lors que l’espace euclidien a éclaté sous l’effet des nouvelles théories physiques (de la relativité à la mécanique quantique), il ne semble plus être autre chose que la construction mentale que nous en élaborons à travers des langages successifs. La question de sa représentation intéresse particulièrement les géographes, les sémioticiens et les philosophes.

11 Peut-on concevoir un « hors-texte », comme hors langage ? À la frontière entre la sociocritique à qui l’on doit ce terme (Duchet, 1970)5 et la philosophie, les variations de Derrida (1967, 1987) et de Barthes (1977, 1980) sur la question en signalent le caractère problématique, l’un et l’autre ayant nié l’existence du hors-texte, puis produit des énoncés contradictoires avec cette déclaration6. Pour un géographe et pour un historien, la phrase de Derrida « Il n’y a pas de hors-texte » n’a pas de sens. Leurs disciplines présupposent un hors-texte mais leurs discours et leurs représentations cherchent par des voies propres une adéquation fonctionnelle.

12 Le sociologue et philosophe Henri Lefèvre distingue trois espaces : l’espace perçu, d’ordre phénoménologique, l’espace conçu par les urbanistes, les planificateurs, l’espace vécu, à travers images et symboles (Lefèvre, 1974). L’espace est ainsi le produit d’une corrélation qui elle-même amorce une comparaison.

13 Les marqueurs géographiques interviennent plus ou moins dans ce feuilleté de sens. Saul Kripke (1980 : 164) a proposé d’envisager les noms propres et en particulier le nom de lieu comme « désignateur rigide ». Dans le même esprit, Michel Arrivé précisa naguère : « Je tiens qu'en littérature, la géographie, c'est la toponymie ». (Arrivé, 2013 : 47).

14 Pour Bertrand Westphal, dans La Géocritique, « La représentation est la traduction d’une souche dans un dérivé » (2007 : 126). Il s’agirait en ce sens de distinguer des images mentales dotées d’une valeur opérationnelle dans la sphère de la praxis (le nom de lieu, la carte : ce que Westphal nomme « réalèmes ») et des images mentales affectées d’un coefficient fictionnel par leur élaboration littéraire. Sans oublier que les figures de style, longtemps prises pour le propre du langage poétique, sont aujourd’hui reconnues et étudiées comme composante du langage de communication courant et du langage scientifique lui-même7. Le roman de Gracq offre à ce sujet un exemple très intéressant.

La « maison forte » : du réalème au motif littéraire

15 Il y eut quinze à vingt maisons fortes, devant la barrière naturelle de la Meuse ou devant les fortifications de la ligne Maginot. Ces installations étaient censées servir de sonnettes d’alarme pour avertir les défenses françaises d’infiltrations de l’ennemi. Remarquons qu’elles sont peut-être étudiées aujourd’hui grâce à la littérature, au roman de Gracq et à sa source littéraire. Le hors-série de la revue Terres ardennaises de février 2001 et intitulé « Des balcons en forêt Maisons fortes des Ardennes 1939-1940 », rédigé par Léon Watelet, sous-lieutenant de l’armée française en 1940, apporte nombre de précisions. Il s’agit d’un travail de chroniqueur à visée historique. Mais le titre choisi, par la référence à Gracq, montre que la littérature sert à repenser le réel historique.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 188

16 Or Un balcon n’est pas ici la première référence littéraire. Dans un entretien accordé à Jean-Louis de Rambures en 1970, Gracq souligne sa dette envers un roman d’Aragon, Les Communistes8 : « Le déclic, je crois, a été quelques lignes d’Aragon dans Les Communistes, où il parle des maisons fortes de l’Ardenne, dont je ne connaissais pas l’existence » (OC, II :1191).

17 La fresque d’Aragon marque la fin du cycle romanesque Le Monde réel entrepris après la rupture avec le groupe surréaliste. L’écriture réaliste puise une partie de ses références dans l’enquête et la documentation. Aragon et Gracq comptent parmi les rares écrivains ayant abordé par le biais du roman la « drôle de guerre ».

18 Si la maison forte constitue un réalème, la force suggestive du motif tient à son caractère contradictoire. Du point de vue militaire, la construction se compose d’une maison à l’étage et d’un blockhaus en dessous. Sont donc associées une vie domestique presque normale et la présence larvée de la guerre ; cette dualité met en jeu les couples vie/mort, conscience/ inconscience, sécurité/ menace : cet abri est le lieu où la moitié de la garnison va périr. La partie fortifiée renvoie aussi bien aux défenses militaires qu’aux défenses psychologiques. La maison forte fonctionne comme interface de la vie sociale et de la vie psychique, du monde extérieur et du monde intérieur.

19 Ce motif se nourrit par ailleurs de souvenirs de lectures. La maison au milieu des bois rappelle les contes de fées auxquels le récit fait de nombreuses allusions. Le schème de la construction avec vue surplombante sur une sorte de mer végétale renvoie aussi à l’écriture antérieure de Gracq : dans Au château d’Argol, le cabinet installé en haut de la tour la plus élevée du château offre ce genre de vue (1938, OC, I : 28). En dépit de la rupture tonale, une continuité imaginaire relie ces deux récits. La maison dans le récit de 1958 est encore un château.

20 Le titre Un balcon en forêt se signale par sa prodigalité allégorique, au sens moderne de figure ouverte au lecteur (Benjamin, 1925). Selon Gracq lui-même, dans un entretien de 1968, ce titre évoque trois idées : la « vision du premier étage en encorbellement au- dessus d’un blockhaus », la notion de « personnage très contemplatif » et « l’atmosphère particulière des vacances, d’un moment "entre parenthèses", telle que l’engendrait l’ambiance de désœuvrement et d’attente de la "drôle de guerre" » (Un balcon, OC, I : 1313). D’autres filiations ont été identifiées par ses commentateurs. Bernhild Boie, directrice de l’édition Pléiade, signale cette phrase de Liberté Grande, recueil de proses poétique qui suit dans l’après-guerre les deux premiers romans de l’auteur : Je redescendais chaque soir aux champs calmes, les mains pleines comme celui qui touche une femme, appuyant le front encore, les yeux fermés, ainsi que le cœur manque et qu’on marche en dormant, au songe odorant et au vide sous le soleil de ce village accoudé à la forêt comme un après-midi d’été au balcon de sa nuit sauvage. (1946, OC, I : 309)

21 D’autres lectures se montrent sensibles à l’étrange association de mots constitutive du titre : « un balcon en forêt » met en relation l’espace de la primitivité et celui d’une civilisation empreinte de raffinement, à laquelle renvoie le château convoqué ici par synecdoque. Michel Murat relève l’analogie entre la casemate de la maison, « bloc étanche, soudé autour de vous » (Un balcon, OC, I : 16) et l’écriture romanesque, « bloc compact de deux cent mille mots » (1991 : 96).

22 Aux déterminations géographiques et historiques de la maison forte s’ajoute donc une forte surdétermination symbolique, ouvrant sur un statut double de l’espace.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 189

Régime fictionnel de la géographie

23 Le nom de lieu (localité, région), sous-ensemble des noms propres ou « désignateurs rigides », revêt dans ce cadre une importance particulière car il a fortement à voir avec la question identitaire.

24 Contre Genette, pour qui le Paris fictionnel des romans de Balzac n’a rien à voir avec le Paris réel, nous souscrivons aux analyses de Thomas Pavel (1988) décrivant le statut ontologique mixte du toponyme en régime romanesque. Gracq semble rejoindre Genette dans un Entretien avec Jean-Louis Tissier : « Dans une fiction, tout doit être fictif » (1978 : 1207). Mais sa pratique est tout autre. Le toponyme romanesque chez lui n’est pas invention pure, mais condensation d’éléments prélevés sur le réel. Moriarmé est un condensé de Monthermé (bourg situé à 20km au nord de Charleville) et de Morialmé (village belge localisé au sud-est de Charleroi). Les Falizes, de même, procède de la réunion de Flizes, commune située à l’ouest de Sedan et du défilé de La Falizette, au nord-ouest de la ville. La condensation est un des deux mécanismes du Travail de rêve analysé par Freud. Non seulement la rêverie toponymique se souvient de la géographie, mais le dosage géographie/imaginaire évolue d’un roman à l’autre entraînant des effets différents.

25 L’ancrage dans la réalité ardennaise paraît ici plus précis. Surtout si l’on prend en compte les noms du fleuve (La Meuse), de la région Ardenne. On appréciera la différence avec le Farghestan, pays imaginaire du Rivage des Syrtes (1951).

26 Une importance particulière est accordée à la carte. Une carte de la Belgique a été « épinglée à la tête de son lit » par Grange (Un balcon, OC, I : 68) : elle représente un modèle de réalité doté d’une fonctionnalité. Le héros y mesure en pensée « les cent kilomètres de forêt » d’Ardenne séparant la frontière allemande de la Meuse.

27 Les métaphores complètent l’explication géographique mais ouvrent aussi sur un au- delà de pensée, entre réflexion et rêverie. Elles peuvent être fonctionnelles : dans la phrase « le matelas belge manquait d’épaisseur », l’image explique le rôle assigné à la Belgique dans la stratégie du commandement. Le manque d’épaisseur connote le motif de la sécurité trompeuse. Les drapeaux français et allemands placés sur la carte figurent « un cercle de mouches attendant autour du fromage qu’on en retirât la cloche ». Ici la valeur visuelle de l’image est limitée. On passe d’emblée à une vision interprétative où se mêlent l’hostilité à la guerre et sa biologisation, voire une figure du destin tragique si l’on songe aux mouches et à la pièce éponyme de Sartre, pourtant identifié, parfois, comme l’anti-Gracq. L’« énorme tâche verte et vivace de la forêt qui poussait en se morcelant des tentacules au-delà de la Meuse de Liège », aide à visualiser ce qu’une carte donnerait à voir directement : une forêt aux contours irréguliers avec extensions dans différentes directions. Mais la métaphore connote aussi le monstre.

28 Cette forêt est hantée par les lectures du romancier. Gracq cite Michelet (Un balcon, OC, I : 68) pour l’expression « immense forêt de petits arbres ». Mais l’expression vient en réalité, selon Bernild Boie (Un balcon, OC, I : 1324), du géographe Vidal de La Blache, dont le Tableau de la géographie de la France a été lui-même repris dans l’Histoire de France tome I, de E. Lavisse, paru en 1911. Les souvenirs littéraires s’en mêlent, du merveilleux de la geste médiévale (Brocéliande) à Shakespeare (« la forêt galante de Shakespeare » : 123) ou à Rimbaud, si l’on tient compte de l’équivalence forêt/ mer dans l’écriture romanesque de Gracq. Jean Bellemin-Noël croit reconnaître dans l’emploi du

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 190

néologisme « flottaison » un souvenir du Bateau ivre qu’il croise avec sa lecture du premier poème en prose des Illuminations, « Après le déluge » (2001 : 26). Il invente le néologisme interlecture pour désigner le rapprochement lié à la subjectivité du lecteur, sans garantie textuelle objective. Nous y verrions, non contradictoirement, une des formes de l’arrière-texte, non plus auctorial mais lectoral, se nourrissant de références latentes tirées par le lecteur de sa propre culture. Parfois, évoquant la « sieste de cette armée au bois dormant », la référence directe à Rimbaud se mêle à la forme générique du conte : « il y avait un charme trouble, passionnel, à se jeter dans ce bateau ivre qui avait jeté par-dessus bord son gouvernail, puis ses rames – le charme étrange du fil de l’eau ». (Un balcon, OC, I : 84). À d’autres moments, la référence latente nous paraît encore hanter l’imaginaire de la forêt gracquienne, comme dans ce passage évoquant la marche matinale de Grange pour rejoindre Mona, passage que nous proposons de lire dans la lumière du poème « Aube » : Avant d’arriver aux Falizes, maintenant, il quittait la route à l’entrée de la clairière et prenait un chemin de terre qui se glissait entre la lisière des taillis et les clôtures d’épines des jardinets : rien ne lui plaisait autant, quand il était libre dès le lever, que d’éveiller Mona de bonne heure… (Un balcon, OC, I : 44)

29 Le traitement romanesque des lieux opère à un double niveau de la fiction : il recompose un monde de la fable parallèle au monde réel et encore lesté du poids d’authenticité de ce dernier, il se déploie dans toutes les directions de l’imaginaire grâce au travail du style à l’échelle de la phrase et dans la connivence avec d’autres textes, littéraires ou non.

L’élaboration littéraire des personnages

Étayage historico-biographique

30 Un mécanisme similaire participe de l’invention du personnel romanesque. S’y retrouvent des données issues de l’expérience de la vie militaire qui affleuraient déjà dans Un beau ténébreux, données issues de l’expérience du soldat Gracq durant la drôle de guerre. Michel Murat qualifie certaines pages de « document quasi ethnographique sur la vie militaire » (Un balcon, OC, I : 201). La figure de Grange brasse des données se rapportant au sujet biographique et au sujet lisant. Des articles de journaux lus en attendant Mona (Un balcon, OC, I : 48) avec leur contenu insignifiant, le « Supplément gratuit en couleur du Petit Ardennais » (p. 68) où se retrouvent des échos de la guerre en Finlande, se mêlent à des souvenirs de lecture affleurant lors de la permission à Chinon : l’officier un moment revenu à la vie civile y marche sur les traces de Nerval, « le Prince d’Aquitaine à la tour abolie » (Un balcon, OC, I : 77). L’affectation à la maison forte ressemble à une punition qui ne dit pas son nom. En tout cas, pour reprendre le mot du capitaine Varin venu rendre visite à Grange et à ses hommes, elle a tout d’un « piège à cons » (Un balcon, OC, I : 43). Les rapports mitigés du héros avec l’état-major font écho à la situation de Gracq au début de la Guerre, fiché par la Sécurité militaire pour son appartenance au PC qu’il quitta avec le pacte germano-soviétique et muté en septembre 1939 au 137ème RI (Lorraine, Dunkerque, Boulonnais, Flandre). L’affectation à ce régiment où il y avait des pertes à combler relève d’une mesure semi-disciplinaire. Voici pour le substrat historico-biographique.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 191

Fabrique littéraire

31 Les réminiscences livresques interfèrent davantage dans la figure de Mona, la jeune veuve rencontrée dans la forêt. On retrouve avec ce personnage le puissant motif de la femme-enfant qui hanta l’écriture d’André Breton. Mona est fille de la forêt et des contes de fées, parente de Mélusine. Le récit La Route (1953-1956), inachevé et interrompu pour écrire Un balcon, puis repris dans La Presqu’île (1970), fonctionne pour certaines évocations comme un laboratoire du récit de 1958. La figure collective de femmes présente des similitudes troublantes avec Mona. Leur sensualité exubérante et instinctive attire les voyageurs engagés sur une route mythique : La seule coquetterie qu’elles avaient c’était de choisir – une bouche cherchait votre bouche dans le noir avec une confiance têtue de bête douce qui essaie de lire sur le visage de son maître, et c’était soudain toute une femme chaude, dénouée comme une pluie, lourde comme une nuit défaite, qui se laissait couler entre vos doigts. (La Route, OC, II : 413)

32 Avec Mona, Gracq reprend les schèmes de la pluie, de la nuit, de la sensualité orale mais corrige le côté dévalorisant de la bête par une amorce d’ancrage social, lui associant une servante. La matière mentale reste mythique comme l’indique plus directement La Route évoquant les « bacchantes inapaisées dont le désir essayait de balbutier une autre langue » (La Route : 416).

33 La dimension archaïque de cette représentation affleure dans la description de la Maison de Mona : « Maisonnette de mère Grand perdue au fond de la forêt » (Un balcon, OC, I : 10). Maison et mère sont indissociables dans l’imaginaire avec une extension à la mer par homonymie : « Il lui semblait qu’elle venait à lui par une route ouverte dans la mer ».

Croisements du monde extérieur et du monde intérieur

34 Cette dimension symbolique de la métaphore, déjà aperçue à propos de l’espace, ouvre la possibilité d’une lecture analytique. La figuration symbolique est une des quatre composantes du Travail de rêve. Lors de la première soirée et de la première nuit passées aux Falizes, Grange croit voir dans Mona et sa servante Julia « deux démones rieuses » (Un balcon, OC, I : 34). Toutes les strates d’éros participent à des degrés divers de cette figure de femme. La merveille de la rencontre de l’Autre ramène à une expérience archaïque où le sujet tout puissant voit ses désirs immédiatement exaucés ; soit, dit en termes freudiens, au stade primitif dans lequel la fusion avec l’autre maternel prédomine tandis que n’a pas encore émergé, avec l’accès au symbolique, la reconnaissance d’un tiers et de l’autre comme personne. En ce sens, l’attachement à une situation et à un état peut être plus fort que l’attachement à une personne. Lorsque la menace se fait plus précise et que le capitaine Varin lui propose de se mettre à l’abri à l’arrière, Grange refuse sans lier ce refus à la présence de Mona. Il la fait néanmoins partir un peu plus tard mais viendra se réfugier, blessé, dans sa maison : « il se sentait blotti là comme dans un ventre » (Un balcon, OC, I : 135).

35 La fabulation ouvre ici sur une autre dimension du hors-texte, non plus le monde comme espace de l’action, mais une structure affective qui touche à la langue et cependant la précède dans l’histoire du sujet, les premiers rapports du petit être humain avec son environnement parental étant prélinguistiques.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 192

Le roman comme épreuve de réalité fictive et fiction poétique

36 Deux degrés de la fiction vont se mêler ici : degré fort, celui de la fable romanesque, degré plus diffus lié au jeu poétique sur les figures9.

Du jeu d’enfant au jeu littéraire

37 L’« épreuve de réalité » en psychanalyse désigne le moment de la discrimination établie par le sujet entre satisfaction imaginaire (fantasmée) et satisfaction réelle différée dans la réalité. Le symbolique et le temps y jouent leur partie, essentielle. Michel Picard (1986) a avancé l’idée, en régime littéraire, d’une « épreuve de réalité fictive ». La littérature (spécialement le roman) nous aiderait à reprendre le travail jamais achevé de séparation.

38 La possibilité de discrimination grâce à la fiction romanesque n’est pas sans lien avec ce que dit Derrida sous une autre forme : « Tout récit fabuleux raconte, met en scène, enseigne ou donne à interpréter la différence sexuelle » (1994 : 72-73).

39 À l’échelle du héros, l’histoire peut se lire selon trois phases : 1/ rencontre ravivant des émotions antérieures à la séparation, empreintes du souvenir délicieux des origines ; 2/ ébauche de séparation ; 3/ retour à la régression sous la forme létale. Deux séquences font affleurer l’ambivalence de la figure féminine d’abord placée sous le signe de la totalité gratifiante. La scène de la luge associe la douceur sensuelle de la femme et la piqûre de la guêpe : Il sentait les seins de Mona allongée tout contre lui s’écraser doucement contre son dos […] Quand ils se secouaient et s’asseyaient un instant sur la luge pour reprendre haleine, il la regardait un peu en dessous, la taille si mince dans son blouson étroit, avec une ombre de malaise : il pensait à ces guêpes qui savent d’instinct la piqûre qui peut paralyser. (Un balcon, OC, I :64)

40 Plus loin, le rêve du pendu, associé à Mona, mêle jouissance érotique et angoisse d’étranglement (Un balcon, OC, I : 79). Malgré l’éloignement de Mona intégré dans le déroulement de la fable, rester dans la maison forte, c’est, pour Grange, entretenir l’illusion d’une protection choisie envers et contre tout. L’image du retour final au ventre maternel marque le caractère régressif de cette quête.

41 À l’échelle du lecteur, il est possible de lire les images et le scénario fantasmatique sous-jacent grâce à trois facteurs discriminants : la forme narrative, l’Histoire et la Bibliothèque.

42 La forme narrative distingue deux romans à la troisième personne – Au château d’Argol, Un balcon – et deux autres à la première personne – Un beau ténébreux, Le Rivage des Syrtes. Cette nouvelle dichotomie ne correspond pas à l’inflexion du roman onirique vers le roman réaliste précédemment évoquée ; elle donne au jeu littéraire plus de complexité et renvoie chaque œuvre à sa sémiologie propre. Il semble toutefois, et cela s’applique à Un balcon, que la troisième personne vienne mettre à distance un contenu affectif trop proche de soi et trop dangereusement mortifère. Le roman joue de la faille entre temps mythique et temps historique. Le dénouement volontairement suspendu remet au lecteur le soin de s’arranger de cette indécision.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 193

43 La bibliothèque en tant que la reconnaissance intertextuelle nous amène par ailleurs à circuler d’un texte à l’autre, à porter attention au symbolique, à lire les émotions et non plus seulement à les vivre par procuration. L’hétérogénéité des matériaux écrits – journaux, livres d’histoire, littérature – accentue peut-être cette attention discriminante.

44 Plusieurs éléments compliquent ce mécanisme de maîtrise de l’Imaginaire par le Symbolique. Grange, lui-même présenté comme grand lecteur, de Tolstoï, Gide, Shakespeare, Swedenborg (Un balcon, OC, I : 49-50) ne semble pas trouver dans ses lectures la force suffisante pour s’arracher à la puissance létale. L’aspiration à l’unité traverse nombre des références intertextuelles qui lui sont associées, imposant la recomposition d’une grande unité rêvée où viendraient se fondre la fée de Nerval, l’Ophélie de Rimbaud (« Mona trouvée dans les bois, flottée par la mer » : 62), Mélusine (revue par le Breton d’Arcane 17, publié en 1945).

45 On pourrait évoquer ici l’écriture surréaliste en tant qu’écriture postfreudienne se posant plus ou moins en rivale de l’analyse. Tel fut le cas de Breton tentant de conjuguer et de transcender dans L’Amour fou (1937) la production des images et leur interprétation10. Gracq se contente pour sa part de mettre en résonance les images et d’en laisser l’interprétation au lecteur.

Foisonnement de l’écriture poétique ; arrière-texte et « pro-texte »

46 Ricœur (1965) avait souligné la fécondité et les limites de la théorie freudienne de l’art comme sublimation. Car la sublimation, conversion de pulsion en buts élevés, ne supposerait comme moteur de la créativité que les forces obscures renvoyant au passé de chaque individu.

47 Un autre moteur pourrait être ce qui s’invente à travers les mots dans le dialogue de l’individu avec la cité en tant que l’humanité crée elle-même son propre avenir. Le grand roman selon Gracq serait « élation vers l’éventuel » (1980 : 621). Remarquons l’ambivalence du terme « élation », qui signifie au sens ancien : « noblesse exaltée du sentiment » et au sens analytique : « exaltation provenant d’un sentiment d’auto- satisfaction narcissique11 ». Ajoutons ce que dit Gracq de la dimension oraculaire du rêve (1981 : 1223), mais pas au sens d’une prophétie d’événement. Il s’agirait plutôt d’une quête de connaissance dépassant l’horizon de l’époque conjuguée à une dimension métaphysique hantée par l’horizon de la mort. Gracq est, rappelons-le, un pseudonyme choisi par l’écrivain Louis Poirier pour sa consonnance avec le mot « Graal ». Le poète se pense en Perceval moderne. Le Roi pêcheur (1948) est une variation théâtrale sur ce mythe et c’est encore une épigraphe empruntée au Parsifal de Wagner qui ouvre le roman de 1958. Wagner ou le rêve de l’art total comme accès à un absolu de sens.

48 Contre cette tentation, Gracq joue sur le double registre de la fable à lire et du grimoire des images à interpréter : « Failles profondes qui séparent les pages d’un livre » (Un balcon, OC, I : 59). On peut intégrer dans cette interprétation élargie par le lecteur la remarque sur l’abandon de la scène de la messe de minuit dans la rédaction définitive du roman : Toute la première partie du Balcon en forêt a été écrite dans la perspective d’une messe de minuit aux Falizes, qui devait être un chapitre très important, et qui aurait

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 194

donné au livre, avec l’introduction de cette tonalité religieuse, une assiette tout autres. (1967 : 152)

49 Le jeu de l’écriture infléchit son propre cours, l’arrière-texte qui en constitue l’envers agissant, entre en interaction avec ce qu’on pourrait appeler le pro-texte, à concevoir comme écoute des suggestions nées de la logique de l’écriture. Ce mouvement de tension vers un dépassement non maîtrisé entre en résonance avec ce qu’on pourrait appeler une conscience collective.

La dimension historique ou l’épreuve de réalité à l’échelle collective

50 Gracq par le roman rejoint ici le « rêve ou cauchemar » d’une époque, dimension historique du livre.

Le rêve, du singulier au pluriel

51 Tous les romans de Gracq sont fondés sur l’imminence de la mort, perçue d’abord sous l’angle individuel. Au château d’Argol et Un beau ténébreux marquent la connexion entre la veine surréaliste et le romantisme, grâce à l’attention portée par l’écriture à un au- delà de l’expérience ordinaire. Cet au-delà est traité sous l’angle collectif dans Le Rivage des Syrtes, sans doute influencé par le roman de Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre (1939)12. Sous un titre général à visée allégorique Le Rivage laisse entrevoir l’ambition de dégager par l’écriture une poésie de l’Histoire.

52 Ici la fable romanesque rejoint l’Histoire en un point plus précis, restituant quelque chose de la conscience collective en ce moment qui précède l’invasion de juin 1940. Cette conscience, dépassée par un réel devenu ininterprétable, en proie au songe et au primat de la sensation, s’abandonne à une sorte de régression collective. La perception des militaires dans les chars apparaît déconnectée du réel : « un camarade lui avait parlé un jour de « la sécurité étrange, irraisonnée qu’on trouvait brusquement rien qu’à rouler ainsi, le bourrelet du casque appuyé au blindage, dans le tintamarre énorme » (Un balcon, OC, I : 37). Plus loin le nuage soulevé par le convoi est comparé à « un lourd cocon de poussière ». Le rêve contamine la chose militaire : « une armée rêveuse » note Grange dans un passage en monologue intérieur ; « je rêve ici, nous rêvons tous » (Un balcon, OC, I : 87). La vision troublée apparaît encore dans le décalage entre les allusions historiques (les événements de Finlande, du Caucase) et le rendu par la presse locale (Le Petit Ardennais) : « il ne se passait rien » (Un balcon, OC, I : 67).

Dialogue du romancier avec les historiens

53 Le roman s’attache au retentissement dans les consciences. Un balcon, de ce point de vue, est peut-être plus intéressant en tant que contradiction non résolue que les modèles interprétatifs que Gracq déclare admirer : on pense à Spengler (1981 : 121513).

54 Grange ressemble un tout petit peu au Fabrice de Stendhal à Waterloo, assistant au spectacle de la guerre sans rien y comprendre, mais à la faillite du point de vue surplombant liée au regard de son héros, Stendhal oppose au moins par instants et

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 195

notamment dans les premières pages de La Chartreuse des considérations à la troisième personne susceptibles de donner sens aux événements.

55 Et pourtant une partie de la Deuxième Guerre Mondiale s’est jouée là, dans cette forêt d’Ardenne où a eu lieu la percée des divisions blindées allemandes préparant l’encerclement de Dunkerque. La défaite et l’Occupation ont constitué le plus douloureux retour à la réalité après des mois de faux assoupissement sans que soient mis au jour tous les mécanismes de la défaite éclair.

Esquisse de poétique comparée

56 Comparons un instant cette écriture à celle des Communistes. Aragon s’est essayé à une évocation littéraire de la guerre à travers une écriture romanesque différente, opposant à l’éclairage restreint d’un point donné du dispositif la fresque politico- sociale et la tentative de reconstitution à grande échelle de l’ensemble du front. Il l’a fait dans les limites de sa propre vision d’écrivain communiste, ce qui l’a amené en 1966 à une réécriture. L’écrivain attentif aussi à la diversité foisonnante du réel a cherché dans un élargissement esthétique à dépasser un horizon immédiat décidément obscurci. Je fais allusion ici aux saisissantes pages sur le désastre de Dunkerque, écrites sous le signe de Breughel, pages que l’on peut mettre en résonance, toutes proportions gardées, avec celles où Grange sent plus qu’il ne comprend la catastrophe s’abattre sur lui (Un balcon, OC, I : 123-124). On peut lire aussi, dans un autre registre d’écriture les pages désopilantes de Gracq sur Dunkerque dans Lettrines, évoquant des souvenirs et réflexions personnels. On pense notamment à l’épisode « La nuit des ivrognes », d’où le personnage de Gourcuff a probablement été démarqué : « Le souvenir que j’ai gardé de Dunkerque est beaucoup plus fantasmagorique que sinistre » (1967 : 196-199). Aragon et Gracq, par des moyens dissemblables mais à partir d’un objet commun, représentent deux solutions littéraires à la transposition de la catastrophe dans l’écriture.

57 Selon Gracq (1980), nous sommes en retard dans la compréhension de la mécanique romanesque parce que les que les outils d’analyse restent à inventer. Nous ne sommes pas loin de partager ce point de vue.

58 Sans prétendre à une nouvelle hégémonie, l’outil arrière-texte vient néanmoins, en corollaire de l’intertexte, combler en partie ce manque et jeter un début de lumière sur le comment et le pourquoi du recours au roman, sur son inflexion, ici, vers un nouveau réalisme. L’intégration à l’arrière-texte de la dimension hors-texte comme hors-langage, permet d’en appréhender l’originalité. En ce sens, on pourrait avancer cet axiome : l’œuvre littéraire n’est faite que de mots, mais c’est peut-être parce qu’il existe du hors-texte (hors-langage) qu’il y a de la littérature.

59 Dans l’écriture inédite de 1958, qu’on l’appelle ou non romanesque, la perspective subjective, ancrée dans l’imaginaire et le fantasme, devient emblématique du collectif ou au moins d’une large part de ce dernier. Il ne s’agit pas, avec l’arrière-texte, de ressusciter en l’état la critique des sources ou la critique biographique après les avancées de l’intertextualité. Plutôt de saisir des articulations permettant de comprendre le seuil qualitatif entre la chose crée et les matériaux dont elle procède, selon une sorte de dialectique de l’arrière-plan et du plan projeté dans la pratique verbale.

60 On est frappé chez Gracq par un souci de cohérence et de maîtrise sans cesse menacé par un débordement de l’imaginaire. Comme Breton dans Le Manifeste et dans L’Amour

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 196

fou, Gracq a rêvé d’une écriture totale qui jouerait de la contradiction entre le réel et l’imaginaire pour la dépasser dans une unité supérieure, d’ordre poétique, dont la surréalité serait une version. Son écriture littéraire et spécialement romanesque, travaillée par l’hétérogénéité, s’ouvre en contrepoint à éclatement baroque né de l’attention au réel, du jeu de certaines images, de la grande navigation symbolique dans les textes, appréhendés comme ensemble partiellement hétérogène.

61 Cette hétérogénéité se lit au plan littéraire selon les deux degrés de la fiction, celui de la figure, domaine de la parole poétique, celui de la fable, donc du roman. Si dans le cadre de la fable, le jeu consiste à s’adonner à la logique narrative ouverte par principe aux interprétations du lecteur, dans l’écriture poétique c’est le savoir socialisé de l’historien et du géographe qui vient interagir comme un second garde-fou avec le répertoire des figures et avec les dérives de l’imaginaire qui lui sont associées.

BIBLIOGRAPHIE

ARRIVÉ, Michel (2013). « Toponymie et littérature », in GLADIEU, M.-M., POTTIER, J.-M., TROUVE, A. (dir.), Approches Interdisciplinaires de la Lecture, n° 7, « Les Référents du littéraire ». Reims : Épure, pp. 47-61.

BARTHES, Roland (1977). « Leçon inaugurale au Collège de France » (2002). Œuvres complètes. V, Paris : Le Seuil.

BARTHES, Roland (1978) 4 décembre. « Des mots pour faire entendre un doute », Propos recueillis par Françoise Tournier, Elle (1981). Le grain de la voix (2002). Œuvres complètes, V. Paris : Le Seuil.

BARTHES, Roland (1980). La Chambre claire (2002). Œuvres complètes, V. Paris : Le Seuil.

BELLEMIN-NOËL, Jean (2001). Plaisirs de vampire. Paris : PUF.

BENJAMIN, Walter (1925). « Allégorie et Trauerspiel », in Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Muller. Paris : Flammarion coll. « Champs ».

BRETON, André (1928). Nadja (1988). Œuvres complètes, I. Paris : Gallimard, « La Pléiade, dir. Marguerite Bonnet.

COHN, Dorrit (2001). Le Propre de la fiction. Paris : Le Seuil.

DERRIDA, Jacques (1967). De la Grammatologie. Paris : Le Seuil.

DERRIDA, Jacques (1987). « Où commence et comment finit un corps enseignant ? », conférence prononcée le 14 mars 1987 lors d’un colloque organisé à Paris par le Collège international de philosophie.

DERRIDA, Jacques (1994). « Fourmis », in Lectures de la différence sexuelle, textes réunis et présentés par Mara Negron. Paris : Des femmes.

GENETTE, Gérard (1991). Fiction et Diction. Paris : Le Seuil.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 197

GLADIEU, Marie-Madeleine, POTTIER, Jean-Michel, TROUVÉ, Alain (2013). L’Arrière-texte Pour repenser le littéraire. Bruxelles, Peter Lang. (2016). O Arrière-texte Para Repensar o literário. CABRAL, Maria de Jesus, DOMINGUES, João, LAUREL, Maria Hermínia, Tradução e apresentação, Edições pedago.

GRACQ, Julien (1989, 1995). Œuvres complètes, I et II. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1938). Au Château d’Argol. Paris, Corti. 1989. Œuvres complètes, I. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1945). Un Beau Ténébreux. Paris : Corti (1989). Œuvres complètes, I. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1946). Liberté grande. Paris : Corti (1989). Œuvres complètes, I. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1948). André Breton. Paris : Corti (1989). Œuvres complètes, I, Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1951). Le Rivage des Syrtes. Paris : Corti (1989). Œuvres complètes, I. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1967, 1974). Lettrines, Lettrines 2. Paris : Corti (1995). Œuvres complètes, II. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1970). Entretien avec Jean-Louis de Rambures, Le Monde, repris dans Carnets du grand chemin (1995). Œuvres complètes, II. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1971, 1972). « Sur Un balcon en forêt », entretien de Julien Gracq avec G. Ernst, repris dans L’Herne, Julien Gracq.

GRACQ, Julien (1978). « Entretien avec Jean Louis Tissier » (1995). Œuvres complètes, II. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1980). En Lisant en Écrivant. Paris : Corti (1995). Œuvres complètes, II, Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1981). « Entretien avec Jean Roudaut » (1995). Œuvres complètes, II. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

GRACQ, Julien (1992). Carnets du grand chemin (1995). Œuvres complètes, II. Paris : Gallimard, « La Pléiade ».

KRIPKE, Saul (1980, 1982). La Logique des noms propres. Paris : Minuit.

LEFÈVRE, Henri (1974). La Production de l’espace. Paris : Anthropos.

MONTALBETTI, Christine (2001). « Fiction, réel, référence », Littérature, n° 123, décembre.

MURAT, Michel (1991). Julien Gracq. Paris : Belfond.

PAVEL, Thomas (1988). Univers de la fiction. Paris : Le Seuil.

PICARD, Michel (1986). La Lecture comme jeu. Paris : Minuit.

RICŒUR, Paul (1965). De l’Interprétation. Paris : Le Seuil.

SCHAEFFER, Jean-Marie (1999). Pourquoi la fiction ? Paris : Le Seuil.

SOUNAC, Frédéric (2010). « Mélophobie "critique" et modèle musical dans L’Homme sans qualités de Robert Musil », in GLADIEU, M.-M. et TROUVE, A. (dir.), Approches Interdisciplinaires de la Lecture, n° 4, « Voir et entendre par le roman ». Reims : Épure, pp. 143-161.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 198

TROUVE, Alain (2004). Le Roman de la lecture. Liège: Mardaga.

WINNICOTT, Donald W. (1971, 1975). Jeu et réalité. Trad. Claude Monod et Jean-Bertrand Pontalis. Paris : Gallimard, « Connaissance de l’inconscient ».

NOTES

1. Julien Gracq, Un balcon en forêt, Paris, Corti, 1958 ; rééd. Œuvres complètes (OC), II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », édition Bernhild Boie, 1995. 2. Dans En lisant, en écrivant (OC II : 636), Gracq argumente contre Breton et Valéry à partir de cet incipit devenu emblème également de l’arbitraire de l’écriture romanesque à quoi il oppose la cohérence de cette dernière. Dans son essai consacré à l’auteur de Nadja, il y revient, précisant que la cible de Breton est le roman réaliste naturaliste (« Battant comme une porte », 1948, OC, I, : 446-472). 3. Michel Picard, dans La Lecture comme jeu (1986), s’appuie notamment sur les travaux du psychanalyste Winnicott traitant de l’art comme objet transitionnel (Winnicott, 1971) ; Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ? (1999), met l’accent, selon une perspective philosophique aristotélicienne, sur le pouvoir de modélisation de la fiction qui dialogue avec le monde réel mais s’en distingue par le jeu. 4. Commentaire de l’auteur dans Arts, 17-23 septembre 1958, repris dans Œuvres complètes, II, 1280. 5. La notion de hors-texte est introduite au début des années 1970 en sociocritique par Claude Duchet dans le n° 1 de la revue Littérature. Mais l’acception donnée à ce terme dans les écrits relevant de la sociocritique reste flottante. 6. Barthes : « Le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos » (1977). Derrida : « Il n’y a pas de hors-texte » (1967). La reconnaissance de l’existence de la chose face à l’objectif du photographe (Barthes, 1980) ou de la physique du corps en prise sur la parole (Derrida, 1987) tendent à montrer le contraire. 7. Voir à ce sujet, Barthes, encore : « Dans la mathématique, il y a une richesse d’imagination énorme, des grands modèles de pensée logique, une pensée qui arrive à se faire d’une façon très vivante, uniquement sur les formes et sans tenir compte des contenus. Tout cela intéresse au plus haut point la littérature. Et, dans la littérature, il y a de plus en plus un mouvement vers des formes de pensée mathématique. Il y a un niveau où mathématique et littérature se rejoignent » (1978 : 331-332.). 8. La fresque Les Communistes, 1ère version, a paru en six volumes à la Bibliothèque française du 15 juillet 1949 au 27 avril 1951. Une seconde édition récrite est réalisée en 1966 pour les Œuvres Romanesques Croisées (ORC) d’ et Aragon (Paris, Robert Laffont, 42 volumes, 1964 à 1974). L’édition des Œuvres Romanesques Complètes d’Aragon (Paris, Gallimard, « La Pléiade », 5 volumes, 1997-2012) reprend cette seconde version. Les passages qui ont pu inspirer Gracq figurent dans le volume IV, pp. 144, 188 et 1416. 9. Nous nous permettons de renvoyer ici à notre essai de 2004 et à son chapitre « Lecture et fiction ». 10. Voir encore à ce sujet dans notre essai le chapitre « Cristal et sempervivum : l’écriture allégorique dans L’Amour fou d’André Breton » (2004 : 171-178). 11. Le Grand Robert, tome II : 1939. 12. Sur la mise en correspondance de Jünger et de Tacite, voir En lisant, en écrivant (1980, OC, II : 708-711) : la forêt séparant la France de la Germanie y est dotée d’une même dimension allégorique.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 199

13. Gracq déclare à Jean Roudaut : « J’ai une dette envers Spengler, qui triche plus d’une fois avec les faits, mais dont la mise en écho généralisé de l’histoire m’a beaucoup séduit » (1981 : 1215). Sur Spengler, on pourra lire encore Frédéric Sounac commentant le « bréviaire des illusions du sujet allemand des années 20, porté à se réconforter dans l’exaltation morbide de l’Urseelentum, "l’âme fondamentale", nécessairement musicale en terre germanique » (2010 : 151).

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse aux mécanismes de l’écriture-lecture littéraire dans Un balcon en forêt de Julien Gracq. Ce roman marque chez l’auteur une inflexion de l’écriture onirique vers le réalisme, qui accentue sa divergence avec le Manifeste surréaliste d’André Breton. Elle est favorisée par le double métier d’historien géographe et d’homme de lettres exercé par Gracq. Tout ne s’explique pas dans cette écriture par le rapport entre textes, autrement dit par l’intertextualité. Qu’il s’agisse de l’espace, des personnages ou du jeu proposé au(x) lecteur(s), l’analyse recourt à la notion d’arrière-texte, accordée au hors-texte comme "hors langage", pour en faire entendre les accents particuliers.

This article looks at the mechanisms of literary writing-reading in Julien Gracq's Un balcon en forêt. This novel marks in the author a shift from dream writing to realism, which accentuates its divergence from André Breton's Surrealist Manifesto. It is favored by Gracq's dual profession of historian-geographer and man of letters. Not everything in this writing can be explained by the relationship between texts, in other words by intertextuality. Whether it is the space, the characters, or the "playing" offered to the reader (s), the analysis resorts to the notion of arrière- texte, accorded to the hors-texte as well as the "out-of-language", in order to make its particular accents heard.

INDEX

Mots-clés : arrière-texte, intertextualité, hors-texte, surréalisme, réalisme, géographie, espace, personnage, jeu Keywords : arrière-texte [sic], intertextuality, hors-text, surrealism, realism, geography, space, character, playing

AUTEUR

ALAIN TROUVÉ Université de Reims alain.trouve[at]wanadoo.fr

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 200

L’enchantement de la lecture chez Alphonse Daudet ou la champignonnière de grands hommes

Lúcia Bandeira

1 La lecture, le livre, l’objet écrit et les écrivains tiennent une place prépondérante aussi bien dans la vie de Daudet que dans la vie des personnages qu’il consacre dans ses œuvres. La lecture s’imprime dans la vie et s’enchaîne sur les mailles de l’écriture. Âme nostalgique, Daudet aimait noter sur le papier toute sorte de souvenirs, d’impressions du moment. Entre Nîmes où il est né, Lyon où il s’est vu planté et Paris où il se replanta, l’auteur des Lettres de mon moulin absorbait toute sorte de sensations que seul l’acte d’écrire sur le papier assouvissait.

2 L’écriture était devenue un mode de vie, et Daudet cherchait dans les mots le reflet de l’âme. Adeline Reynaud, sa mère, avait bien compris à quel point la lecture pouvait influencer une âme sensible comme celle d’Alphonse. Elle-même se plaisait à lire, en cachette, des romans sentimentaux. À son commerce de la soie, elle volait des heures pour s’emporter dans le rêve que la lecture lui procurait. Elle avait ainsi transmis à son fils non seulement le goût précoce de la lecture, mais la soumission même des lectures à la cadence de la vie. Le jeune Alphonse se mettait donc à vivre comme Robinson Crusoé ; il rêvait de vivre sur une île, en rapport avec la nature, comme « un Robinson ».

3 Il a appris à lire dans une petite école, à Besouce, où il parlait en patois malgré l’interdiction formelle de ses parents. Plus tard, le Midi et le patois provençal que l’éloignement avait sublimés sont devenus une source d’inspiration inépuisable qui lui ont permis de se rapprocher de ses racines et d’admirer tous les écrivains provençaux, s’étant lui-même adonné à l’écriture en provençal. Il lisait fiévreusement les poètes provençaux dont Mistral était le plus noble représentant. L’amitié Mistral-Daudet reposait sur l’amour porté à la langue provençale et à la poésie. La correspondance

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 201

échangée tout au long de leurs vies atteste l’intérêt porté à la littérature en général, et à celle du Midi, en particulier à la langue et à sa divulgation.

4 À Lyon, la meilleure école que Daudet trouve à sa formation de poète est l’école buissonnière. Dans son petit canot, il parcourt le fleuve dont les remous et les reflets l’enchantent. Le soir, il lit avec son frère toute sorte de romans, en cachette, bien entendu ! À Paris, Alphonse Daudet mène une vie de bohème entre la vie sociale et la vie amoureuse. C’est son frère Ernest qui l’introduit dans les salons littéraires et les cafés journalistiques, en quête de relations avec des écrivains célèbres.

5 En 1865, Alphonse Daudet rencontre au théâtre de la Comédie Française, lors d’une représentation d’une pièce des frères Goncourt, Julia Allard, qu’il épouse en 1867. Femme intelligente et attachée à la littérature, elle sera la première lectrice de son mari. Julia est une femme distinguée, qui motive Daudet à l’écriture, corrige ses travaux, voire ajoute à sa guise. Daudet mène dorénavant une vie rangée, avec un rythme de travail suivi. Il est difficile de juger la participation active de Julia dans la production littéraire de Daudet. Bien qu’il soit possible de constater sur certains manuscrits les corrections apportées par Julia, il est difficile, dans cette collaboration littéraire, de discerner la nature réelle de l’apport de l’un et de l’autre. Edmond de Goncourt reconnaît, à Julia, des qualités exquises de lectrice. Il lui rend hommage dans la revue Art, où il affirme n’avoir jamais rencontré quelqu’un qui ait aussi bien lu qu’elle, mais aussi dans son Journal, où la référence à Madame Daudet est récurrente.

6 L’activité littéraire de Daudet est intense. Il écrit / travaille pendant de longues heures dans les cabinets de travail élus à cet effet. Au travail dans le recueillement, s’oppose l’agitation du salon littéraire. Daudet a connu l’agitation du salon du Duc de Morny. Il fréquente les salons des auteurs naturalistes, dîne régulièrement chez Zola aux soirées de Médan ; le dimanche, il fréquente le grenier de Goncourt à Auteuil. Lui-même reçoit, chez lui, ces amis des réunions littéraires et artistiques. Les salons littéraires parisiens permettaient à tous et à chacun de se « mettre à la page ». Avec l’arrivée du chemin de fer, il devient plus aisé de s’éloigner de Paris ou de s’y rendre, et nous assistons à la construction de demeures bourgeoises à la campagne. Avec ces atouts s’installe la mode du salon littéraire de villégiature pendant les mois d’été.

7 Le salon Daudet dans le quartier de Champrosay, à Draveil, gagne une énorme réputation et, tous les jeudis, des journalistes, des écrivains, des peintres se réunissent autour d’une table pour manger et discuter. Les jeudis de Champrosay, comme dans tout autre salon de l’époque, permettaient aussi des rencontres de gens liés pour des raisons politiques et/ou littéraires. Les ennemis ont parfois besoin de se rencontrer pour se contredire, s’attaquer, se situer ! Edmond de Goncourt écrit dans son Journal, le 10 avril 1886 : « Nous sommes dans le salon, je dis deux ou trois choses qui sont contredites par Zola, je me sens devenir nerveux, et me voici emballé avec Zola dans une discussion sur l’esprit ». (Goncourt, 1956, vol. II : 1239-1240)

8 Toutefois, ces discussions ne dissuadent pas les auteurs de fréquenter le salon. En effet, sept ans plus tard, le différend Zola-Goncourt n’est pas résolu. Edmond de Goncourt écrit le 4 août 1893 que tous les six mois, Zola avait une curiosité à tâter le pouls à Daudet et à lui-même, une curiosité à savoir où ils en étaient physiquement et d’un point de vue cérébral. Cela rendait tous les présents nerveux.

9 Les auteurs ont donc besoin d’échanger leurs idées et leurs impressions dans un cadre stimulant leur permettant de garder les liens avec le milieu littéraire, artistique, journalistique et politique. La fréquentation du cercle littéraire était indispensable.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 202

Chez Daudet, beaucoup d’auteurs consacrés se côtoient : Leconte de Lisle, Goncourt, Anatole France, José Maria de Hérédia, , Octave Mirbeau, entre autres. Le plus intime de ces hôtes est sans doute Edmond de Goncourt qui trouve chez les Daudet, surtout après la mort de son frère, Jules, une ambiance réconfortante. Edmond avait sa chambre chez Daudet, et c’est dans cette maison qu’il s’éteint le 16 juillet 1896.

10 « Salon littéraire », « cercle », « cénacle », « société littéraire » (fondation des frères Goncourt), « foyer littéraire », sont des expressions qui soutiennent la portée de la lecture en cette deuxième moitié du XIXe siècle. Le rapport de Daudet à la lecture ne sied pas sur un rapport institutionnel ou uniquement professionnel. Une grande réflexion sur les mots, sur certains écrivains, sur la philosophie, sur la lecture se dégage des œuvres et des notes prises au hasard du moment sous l’inspiration. De la lecture des notes, revues et organisées par Julia, on peut dresser une liste d’auteurs cités par Daudet, lesquels semblent entrer dans une danse de textes et d’idées : La Fontaine, Sénèque, Sainte-Beuve, Sand, Tourgueniev, Balzac, Horace, Champfleury, Hugo, Goncourt, Banville, Dostoïevski, Stendhal, Cottin, Poe, Goethe, Baudelaire, Musset, Verlaine, Montaigne, Diderot, Boileau, Voltaire, Taine, Constant…

11 Les sujets des notes de Daudet sont diversifiés, mais il n’est pas difficile de les classer. On y trouve des réflexions sur la condition humaine, surtout la vue de scènes émouvantes, des descriptions de lieux, surtout d’éléments naturels : l’eau, la terre (la nature), des citations d’auteurs, des commentaires sur certains auteurs, des commentaires sur la philosophie et sur les philosophes, sur le style littéraire et sur la lecture.

12 Son attachement à la lecture, suivi d’un travail d’écriture de longue haleine et de lecture de toutes les nouveautés du domaine littéraire, a façonné son idée de style. À titre d’exemple, nous présentons une citation sur le style, plus précisément sur certaines figures de styles qui à force de recours excessifs deviennent usées et épuisent l’effet littéraire. À croire, selon Daudet, que les clichés fatiguent l’œuvre : Quel ennui profond doivent éprouver les épithètes qui vivent depuis des siècles avec les mêmes substantifs. Les mauvais écrivains ne veulent pas comprendre cela : ils croient que le divorce des mots n’est pas permis. Il y a des gens qui ne rougissent pas d’écrire : des arbres séculaires, des accents mélodieux. Séculaire n’est pas laid, mettez-le avec un autre substantif : mousses séculaires, jardins séculaires, etc. ; voyez, il fait bon ménage. Bref, l’épithète doit être la maîtresse du substantif, jamais sa femme légitime. Entre les mots il faut des liaisons passagères, mais pas de mariage éternel. C’est ce qui différencie l’écrivain original des autres. (Daudet, 1929 : 2).

13 Daudet semble entamer vivement un traité de stylistique, et se présenter comme un critique littéraire, un écrivain chevronné et même comme conseiller, didacticien, lorsqu’il interpelle son interlocuteur, comme le prouve l’impératif : « mettez-le », « voyez ». Au-delà de ces réflexions, Daudet constate que le lieu et les circonstances où la lecture s’opère déterminent fortement la réception de l’œuvre et influence la portée de cette même lecture : Comme tout se tient ! par quel fil mystérieux nos âmes sont liées aux choses : une lecture faite dans un coin de la forêt et en voilà pour toute la vie. Chaque fois que vous penserez à la forêt, vous reverrez le livre ; chaque fois que vous relirez le livre, vous reverrez la forêt. Pour moi qui vis beaucoup aux champs, il y a des titres d’ouvrages, des noms d’auteurs qui m’arrivent dans un développement de parfums, de sons, de silences, de fonds d’allées. Je ne sais plus quelle nouvelle de Tourgueniev

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 203

est restée dans mon souvenir sous la forme d’un petit flot de bruyère rose, un peu fanée déjà par l’automne (idem : 21).

14 Les circonstances et le contexte dans lesquels la lecture a lieu semblent donc avoir agi sur la conception que Daudet se faisait du monde. La lecture s’ancre dans la mémoire. D’après son fils Léon, Daudet était fou de Montaigne et grand admirateur de Rabelais. Montaigne et Pascal sont pour lui de grands maîtres. Mais il en a connu d’autres. Le roman Jack porte une dédicace bien pertinente : « Ce livre de pitié, de colère et d’ironie est dédié à Gustave Flaubert mon ami et mon maître ». (Daudet, 1990 : 1)

15 Mais cette admiration pour les maîtres, contemporains ou pas, subit parfois quelques infidélités. En effet, Daudet se brouille avec certains de ces maîtres et les abandonne pour quelque temps comme s’il établissait entre tous les auteurs de sa bibliothèque des liens de conversation, comme si certains auteurs ne répondaient plus à ses attentes : « Depuis quelques mois, en froid avec Montaigne : c’est Diderot qui l’a remplacé. Bien curieuses ces infidélités de l’esprit, petits drames de bibliothèques, de harems intellectuels. Mon cerveau, pacha passionné, mais bien capricieux. » (Daudet, 1920 : 51).

16 Au fil des lectures de la production littéraire de Daudet, l’entrecroisement d’auteurs et d’œuvres devient évident, ce foisonnement lui semblant familier. Cet emportement dans les œuvres atteste l’importance accordée à la lecture. Le verbe « lire » apparaît conjugué à tous les temps, à tous les modes. Les substantifs « lecture », « livre », « roman », « article » apparaissent maintes fois dans sa production littéraire. La lecture nous semble l’unité thématique et la cadence de la vie de Daudet ; la lecture se présente comme un abreuvoir, son espace de liberté.

17 Néanmoins, l’obsession de la lecture ne s’étend pas à tous les genres de textes ni à toutes les sciences. En effet, s’il appréciait les classiques et les contemporains, il n’ne présentait aucun élan vers les philosophes ou la philosophie, ou peut-être là encore son esprit le trahit-il. Dans un de ses carnets, il note : À noter : La tristesse, l’effarement de mon grand garçon qui vient d’entrer en philosophie et de lire les livres de Schopenhauer, de Hartman, Stuart Mill, Spencer. Terreur et dégoût de vivre (...) L’inutilité de tout apparaît à ces gamins et les dévore. J’ai passé la nuit à ranimer, à frictionner le mien ; et sans le vouloir, je me suis réchauffé moi-même. (...) Est-ce bien de les initier aussi brusquement ? Ne vaudrait-il pas mieux continuer à mentir, laisser à la vie le soin de les désillusionner, d’enlever le décor pièce à pièce ? (idem : 34).

18 Pour Daudet, l’enseignement de la philosophie présente des risques pour les jeunes qui peuvent courir le risque d’être déviés vers des chemins périlleux. Il préférerait que les âpretés de la vie soient découvertes au fur et à mesure de l’engagement dans la vie. Il compare la philosophie à un cabinet de ministère : Chaque nouveau chef arrange le cabinet à sa façon, change les papiers et les étiquettes de place, fait ce qu’on appelle un travail de classification. Rien de plus. Celui qui s’en va n’a rien emporté ; celui qui arrive n’apporte rien. On parle d’améliorations, de réformes. N’y croyez pas. Classification différente, voilà tout (...) Classement, rangement, et même dérangement ! (idem : 2).

19 Pourtant, dans une autre note, Daudet semble regretter l’absence d’une formation sérieuse en philosophie : « J’indique en passant le manque qu’a fait dans mon éducation l’absolue absence d’algèbre et de géométrie, mon année de philosophie tronquée et sans direction. De là ma répugnance aux idées générales, aux abstractions, l’impossibilité où je me trouve d’avoir une formule quelconque sur toute question philosophique » (idem : 34).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 204

20 L’enchantement de la lecture chez Alphonse Daudet lui parvient aussi par le plaisir de l’écriture, de l’association des mots et des images, de la vue de la beauté et de la bonté qu’il inscrit dans sa façon d’être, dans sa façon de vivre et d’écrire. En tant que bâtisseur d’émotions, sensible et perméable à tous les sens, il désire depuis sa tendre enfance écrire toutes les sensations provoquées par la vie. Pas étonnant dès lors de retrouver dans la plupart de ses ouvrages des personnages attachés à la lecture et à l’écriture, comme lui-même l’a été sa vie durant.

21 L’homme Alphonse Daudet est le témoin de l’expansion envahissante du monde du livre, qu’il consigne dans toute sa production littéraire, ainsi que dans son modus vivendi. Daudet ne dénonce pas l’ignorance de façon effusive. Par contre, il insiste sur la lecture en tant que moyen de formation et d’élévation de l’esprit de l’individu. Jack, par exemple, désespère dans son acheminement vers la compréhension de certains textes ; toutefois il avoue comprendre l’horreur du travail à l’usine qu’il associe à L’Enfer de Dante.

22 Ce souci de formation de l’individu par la lecture, il l’a lui-même expérimenté puisqu’il se disait un grand « liseur », mais a poussé plus loin cette expérience en consignant la lecture dans l’objet littéraire, en postulant de la sorte l’importance vitale de la lecture. En ce sens, Daudet témoigne de la relation fusionnelle entre l’écriture, la lecture et la vie.

23 En tant qu’auteur, sa production littéraire rapporte le contexte culturel de la deuxième moitié du XIXe siècle, ce qui atteste son engagement dans le courant intellectuel de cette époque qui préconisait l’écriture au service de l’étude des mœurs. Les titres de journaux, de romans et des noms d’auteurs peuplent sa production littéraire. La possibilité de dresser une liste des auteurs cités et convoqués par Daudet, nous ramène à la métaphore de Jean Bruller, dit Vercors, dans Le silence de la mer retenue dans le discours de Werner Von Ebrennac, lequel évoque la difficulté à saisir un auteur français qui puisse être représentatif de la littérature française. Il est évident pouvoir affirmer que Shakespeare représente les Anglais ; Dante, les Italiens ; Cervantès, les Espagnols ; Goethe, les Allemands. Mais qui citer pour représenter la France : Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? Ou quel autre ? Werner Von Ebrennac les compare à une foule qui se presse à l’entrée d’un théâtre, sans que l’on sache qui faire entrer en premier. C’est tout à fait cette foule à l’entrée du théâtre que l’on trouve dans l’œuvre daudétienne. Daudet exprime, signale, se porte à témoin de la richesse du patrimoine littéraire français, voire étranger.

24 Au-delà de la fresque littéraire qui jaillit de son œuvre, Daudet peint également la démarche de l’auteur auprès des éditeurs, ceux que Goncourt appelle « les marchands de copie », mais s’attache aussi à la manipulation de l’auteur aux mains du « seigneur public », avide de nouveautés ; un public critique et exigeant auxquels les éditeurs se plient en publiant à la mesure des bourses de chaque couche sociale des livres reliés pour les uns, des feuilletons pour les autres, des journaux pour tout un chacun. Toute la peinture des mœurs et du monde du papier du XIXe siècle en effervescence est fixée transversalement dans les écrits de Daudet.

25 La production littéraire de ses débuts de carrière semble assez ancrée sur des modèles, sur le soutien des éditeurs et des amis de lettres avec qui il partageait ses projets de livre, ou avec qui il inventait des intrigues pour un nouveau livre, tout en parlant. Il aimait à expérimenter sur les autres, tout en parlant. Il testait, dans les conversations avec son entourage, ses projets de travail écrit. Cette caractéristique de l’homme

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 205

qu’était Daudet atteste sa propension à l’oral. Mme Bost, actuelle propriétaire de la maison Daudet à Draveil affirmait, lors d’un entretien dans le parc, que Daudet était avant tout un conteur, un auteur de l’oral. Goncourt, lui aurait confié que Daudet était timide, d’un style de petite qualité, mais un faiseur de comédies avec une énorme facilité de conversation et d’improvisation. Toutefois Daudet aura su, à force de travailler, affirmer son autonomie, sa lucidité d’esprit et sa réflexion critique, même quand la maladie s’était installée, en confrontant dans la dernière lettre de Charlexis, de La Petite Paroisse, (un des derniers romans de Daudet) la question philosophique sur la dialectique écrivain / société : Oh ! non, il n’y a pas de flamme dans les yeux de notre génération, n’est-ce pas, Vallongue ? Nous ne brûlons pas plus pour l’amour que pour la patrie. À qui la faute ? Vous, mon philosophe, penseur, piocheur, dévoreur de bouquins, c’est dans les brouillards de la métaphysique allemande (…) ; vous accusez les livres de vous avoir instruit et desséché trop tôt. Mais alors, nous autres, les cancres, nous qui ne lisons pas, nous aurions dû le garder, ce foyer d’honnêtes croyances, et c’est tout le contraire. Probablement, les lourds bouquins qui vous ont désenchanté, il n’est pas besoin de les ouvrir pour les connaître ; les désespérantes idées, qu’ils contenaient comme en germe, se sont formulées et dispersées, et nous les respirons avec l’air et la vie, nous les absorbons par tous les pores (…). Voilà pourquoi, nous tous du dernier bateau, celui de la conquête, ignorants comme moi ou savants comme vous, nous sommes tous frappés d’ennui et d’épuisement, vaincus avant l’action, tous des âmes d’anarchistes à qui le courage du geste a manqué. (Daudet, 1991 : 172).

26 Tout le parcours littéraire de Daudet et de son époque tient dans cet extrait : tous les écrivains essaient de se frayer un chemin dans la lutte pour la vie, c’est le cadre d’« Une champignonnière de grands hommes », où tous rêvent de participer au bien être de l’humanité, mais le courage de l’action leur a manqué. Les théories ont été vaines, le mal de vivre s’installe. Le roman social toucherait-il à sa fin ? Les principes du Naturalisme ne sont-ils pas mis en cause ? Et ceux du symbolisme ne sont-ils pas justifiés d’office ?

27 Daudet traite des sujets tels que la formation intégrale de l’individu par l’étude consciente et suivie des auteurs, mais il aborde de même le thème de l’écriture comme moyen de fixer l’Histoire des hommes, et l’histoire de chaque homme. S’il est vrai que ces sujets ne sont pas élevés au niveau de l’idéologie, on ne peut nier la présence de livres, de bibliothèques, de journaux, de scènes de lecture dans toute sa production littéraire. Il s’attache aussi, bien que subtilement, à l’effet de la lecture sur quelques personnages qui peuplent sa production littéraire, tels que Le Petit chose, Jack, Tartarin, Delobelle, le Dr. Rivals, Cécile, Lydie, Charlexis, Didier, entre autres.

28 En tant qu’auteur, Daudet consigne des noms d’écrivains ayant connu la notoriété, d’autres à qui la chance a joué des tours comme à Delvau, mort avant d’avoir lu son livre qui venait d’être publié : « Le dernier livre » que nous pouvons lire dans Lettres de mon moulin. Du point de vue thématique, on affirmer que l’œuvre de Daudet contribue à l’étude du milieu culturel, littéraire et social de la seconde moitié du XIXe siècle, ainsi qu’à l’étude du foisonnement artistique, politique et intellectuel. Toute son époque y tient !

29 Ainsi, donc, depuis le temps du Petit Chose, misérable et miséreux, sans argent pour s’acheter des livres qu’il ne lisait que chez les libraires ou parce qu’on les lui prêtait, jusqu’au temps de M. Daudet, homme de lettres, possédant une bibliothèque bien garnie, c’est bien par la lecture que Daudet a gagné sa vie. Mais quelle conception de lecture(s) peut-on dégager de l’œuvre de Daudet ? Daudet était un homme de lettres. J.-

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 206

Henri Bornecque le définit Daudet comme « un romantique de cœur, un classique d’esprit, si l’on peut arbitrairement séparer des tendances qui se font équilibre » (Bornecque, 1951 : 110).

30 On peut cerner le parcours de Daudet vers les classiques, les romantiques, comme Musset qu’il cite dans « L’arrivée », Trente ans de Paris, et dans un article au Journal Officiel du 14 juin 1875 où il avoue son admiration pour le poète. Alors qu’il évoque ses poètes préférés, Daudet se consacre à la poésie, puis au conte où il raconte des histoires courtes et significatives. C’est le temps des Lettres de mon moulin, des Contes du lundi, des Lettres à un absent. Par la suite, Daudet écrira des œuvres romanesques qui représentent l’aboutissement d’un travail de recherche de/sur soi et des/sur les autres.

31 Aussi remarque-t-on que la lecture (et l’écriture) était une profession, mais qu’elle lui donnait du plaisir, de l’enchantement ; elle lui ouvrait le chemin de la magie et du rêve, bien que la tâche de la lecture lui était rendue difficile dans certains moments de la vie. Que de joies éprouvées et exprimées par la lecture de poèmes avec ses amis de la Provence, de romans ! Le livre est parfois personnifié ; il le caresse, en prend soin, le sublime. Daudet ne peut se départir de cette conception de lecture liée à l’essence même de la vie.

32 Le thème de la lecture est présent dans sa production littéraire par des personnages depuis les premières publications où, aussitôt, les Lettres de mon moulin retiennent notre attention. La lettre, bien que fictive, implique l’acte de lecture. Dans ce cadre Provençal, le narrateur y cherche la bibliothèque des cigales. Le petit Alsacien de La dernière classe n’est-il pas dans un contexte d’apprentissage de la lecture ? Il lui faudra même apprendre à lire en allemand ! Et Bixiou, représentant de la misère du monde des lettres, n’est-il pas un grand journaliste et lecteur de journaux ? Devenu aveugle, la lecture lui manque. Même sa femme ne trouve pas le temps de lui faire la lecture !

33 Le Petit Chose ne cherchait-il pas à mettre en action sa lecture de Robinson Crusoé ? Tartarin, lui aussi, voulait mettre ses lectures en action ; il se donne le rôle des héros. Il est tantôt D. Quichotte, tantôt Sancho Panza. Il reconnaît que certaines lectures lui ont façonné l’esprit, mais qu’elles ne correspondent pas à la réalité. Il va connaître la désillusion en Algérie, car ce qu’il y voit ne correspond pas à ce qu’il a lu dans Mille et une nuits.

34 Dans Fromont jeune et Risler aîné, Delobelle relit et cite les auteurs dramatiques ; les employées de Melle Mire qui enfilent des perlent, lisent des feuilletons qui traînent dans les tiroirs. Frantz, qui a toujours beaucoup lu, se trouve à la gare de Lyon, où il attend Sidonie. Pour tromper la fatigue, il lit les titres dans la boutique de livres. Jack, suit tout un programme de formation et d’éducation qui lui est dressé à partir de la lecture orientée de quelques œuvres.

35 Le cabinet de lecture de Mme Lévêque est fréquenté par des filles des usines qui sont affamées de lectures romanesques. Certaines laissent des notes dans les marges des pages, ce qui souligne leur intérêt pour la lecture. Ida, la mère de Jack a lu des romans, mais elle ne questionne jamais ; n’intègre pas les lectures dans son élévation d’esprit. Le Dr. Rivals et sa petite fille représentent les lecteurs avertis, pédagogues, critiques. Charlexis, lui, a beaucoup lu, mais sa conduite est pourtant méprisable parce qu’il révèle un comportement d’aventurier. Il s’interroge toutefois sur le rôle des grands auteurs dans la société. Lydie est devenue une liseuse de romans étrangers, ce qui

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 207

atteste son évolution intellectuelle et la correction de sa posture. La lecture de ces livres est un indice de sa volonté de vivre dans l’honneur.

36 À ces noms de lecteurs dans ses romans, viennent s’ajouter ceux que nous trouvons dans la production dramatique, dans laquelle livres et journaux cohabitent avec tous les autres éléments du décor. Il en va de même dans la production poétique. Le livre et la lecture sont omniprésents et traversent tous les genres littéraires.

37 Daudet a vécu le défi du mot, la difficulté à écrire, la difficulté de l’édition, le désarroi du manque de temps pour tout consigner sur le papier. L’homme qui voulait être un « marchand de rêves » a vécu l’enchantement de la lecture et le plaisir à connaître les hommes de lettres. Il est le maître qui croit en la formation de l’individu par le biais du travail sur la lecture et sur la formation en littérature. L’individu est à même de conquérir sa liberté (ou de la perdre !) par l’engagement dans le monde du livre. Son œuvre, à (re)découvrir, témoigne un foisonnement de sujets autour du monde artistique et littéraire dont la source est la provocation du mot et la responsabilité de le dire.

BIBLIOGRAPHIE

BÉRAUD, Henri (1930). Œuvres complètes illustrées, Édition Ne Varietur, précédé de « Retour sentimental vers Alphonse Daudet » par Henri Béraud ; Paris : Librairie de France.

BORNECQUE, Jacques-Henry (1979). Histoire d’une amitié. Correspondance entre Alphonse Daudet et Frédéric Mistral (1860-1897). Paris : Julliard.

BORNECQUE, Jacques-Henry (1951). Les années d’apprentissage. Paris : Librairie Bizet.

DAUDET, Alphonse (1929). Notes sur la Vie. Paris : Librairie de France.

DAUDET, Alphonse (1991). La Petite Paroisse. Paris : Les Feuillantines.

DAUDET, Alphonse (199o). Jack. Paris: Gallimard.

DAUDET, Léon (1940). Quand vivait mon père (souvenirs inédits). Paris : Grasset.

GONCOURT, Edmond (1956). Journal – Mémoires de la vie littéraire. Paris : Robert Laffont.

RIPOLL, Roger (1986). Alphonse Daudet - Textes établis, présentés et annotés. Paris : Gallimard, 3 vol.

RÉSUMÉS

L’étude de l’œuvre d’Alphonse Daudet nous permettra de constater que les Hommes de Lettres lisaient les œuvres les uns des autres, qu’ils écrivaient à propos de ces œuvres et qu’ils partageaient des espaces de création et de production littéraires. L’écriture et la lecture, des activités largement évoquées dans tous les genres littéraires adoptés par Daudet, sont un lieu commun de sa production littéraire et l’évidence même de son modus vivendi.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 208

The study of Alphonse Daudet’s work allows us to verify that authors used to read each other’s work; they wrote about such work and shared moments of creation and literary production activities, vastly referred to in all the authors’ adopted literary styles, reflect a common place in his literary production as well as showing a modus vivendi.

INDEX

Mots-clés : lecture, citation, bibliothèque, salon de lecture, éditeurs, journaux, réception Keywords : reading, quotation, library, reception study, editor, newspapers

AUTEUR

LÚCIA BANDEIRA Agrupamento de Escolas de Esmoriz Ovar Norte luxbandeira[at]gmail.com

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 209

Marguerite Yourcenar entre a pandemia e a alquimia

José Guimarães

NOTE DE L'AUTEUR

Este texto integra, em parte, a tese de doutoramento Novas Leituras de Yourcenar : a recusa da agonia, defendida a 28 de outubro de 2019 na Universidade do Minho. Alguns dos aspetos aqui abordados foram apresentados no Colóquio O Imaginário Esotérico. Literatura, Cinema, Banda Desenhada, realizado na Universidade do Minho em abril de 2015.

1 Este artigo pretende contribuir para um novo olhar sobre a questão da pandemia e das alterações climáticas a partir de uma leitura de L’Œuvre au noir. Atentaremos no percurso de vida de um médico e alquimista do Renascimento, Zénon Ligre, que figura as dores de crescimento – individuais e coletivas – nos planos físico e espiritual inerentes ao Homem. Atravessando uma época marcada pela guerra, pela fome e pela epidemia, Zénon ilustra a razão pela qual somos seres tão complexos e tão frágeis.

2 O caminho que Marguerite Yourcenar faz percorrer o seu herói rumo à Obra Maior de qualquer alquimista é indissociável do seu papel de médico, tratando os pobres e os mais fracos, levando o leitor, por conseguinte, a mergulhar na profundeza do ser humano, nas suas fraquezas e grandezas, e quiçá refletir sobre a sua própria essência.

3 Para além do papel de médico e cirurgião de Zénon, é-lhe dado a cursar um caminho místico pela sua autora dado que, para Yourcenar, esta vertente detém um papel importante na sua obra em geral e, notoriamente, no caso em apreço de L’Œuvre au Noir.

4 A autora manifestou no decurso da sua vida um interesse muito particular pela espiritualidade do ser humano, bem como pela relação, a maior parte das vezes desastrosa e mortífera, deste com o meio ambiente. A correlação entre a difícil coabitação do Homem com a Terra parece propiciar fenómenos como a pandemia do século XXI, vinda do Oriente, tal como a peste bubónica, chamada Peste Negra, surgida

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 210

no século XIV. Esta coexistência, segundo as palavras de Edward Wilson, condenou a bioesfera, no mínimo, à instabilidade : “to the grief of most preexisting life forms, came humanity”. (Wilson, 1999 : 107).

5 Na opinião de Marguerite Yourcenar, somos muitos e somos demasiados ; tanto que em Sources II, no capítulo Méditations dans un jardin, na parte intitulada Souhaits, a autora de L’Œuvre au Noir advoga o controlo da natalidade como forma de manter a população mundial em níveis sustentáveis declarando : Je souhaiterais vivre dans (…) un monde où il serait honteux et illégal d’avoir plus de trois enfants. Un monde où la population du globe, par des pratiques sexuelles raisonnables, se serait ramenée et se maintiendrait au-dessous du milliard d’habitants (Yourcenar, 1999 : 239).

6 Para a escritora, sensível às políticas de sustentabilidade, existe a necessidade da oração, prática destinada à reflexão sobre os seus atos e a consequência dos mesmos. Para Yourcenar este passa a ser um dos seus temas recorrentes, sobretudo à medida que avança na idade. A sua afinidade pela espiritualidade não se enquadra numa confissão específica, mas por uma religiosidade, um misticismo que acrescente ao Homem uma vertente que o leve a alcandorar-se à verdadeira comunhão com a natureza e o universo e é em L’Œuvre au Noir que Marguerite Yourcenar aprofunda mais esta matéria.

7 Zénon, personagem principal de L’Œeuvre au noir, é um médico, filósofo e alquimista, nascido em Bruges no século XVI, em plena época de grandes convulsões sociais e religiosas, “une de ces époques où la raison humaine se trouve prise dans un cercle de flammes” (Yourcenar, 2013 : 178). Esta personagem é-nos apresentada desde o nascimento até ao suicídio, cometido por volta dos sessenta anos, aquando do seu encarceramento por acusação de heresia. O alquimista habita num continente de miséria, guerra e fome, assolado pela Peste Negra : a Europa da Reforma, da Inquisição e de seitas religiosas fanáticas, como, por exemplo, a Anabatista, objeto do capítulo La mort à Münster. O facto de este místico alquimista ser um médico, um homem de ciência constitui a possibilidade de Marguerite Yourcenar abordar os malefícios advindos do exagero dos números da população mundial, propiciando o surgimento de doenças infectocontagiosas e subsequentes fenómenos de pandemia. Deste modo, surge o episódio da peste em Basileia e Colónia, no capítulo Les Fugger de Cologne. Em Note de l’auteur, Marguerite Yourcenar refere que : L’épisode de la peste à Bâle et à Cologne se justifie par la fréquence de ce mal presque endémique dans l’Europe du XVIe siècle, mais l’an 1549 a été choisi pour les besoins du récit et […] à une recrudescence connue en pays rhénans (Yourcenar, 2013 : 505).

8 Se transpusermos a barreira do tempo, poderemos, facilmente, verificar que a conjuntura social e política da sociedade humana, na realidade, pouco se alterou. As mudanças registadas ao longo dos séculos deram-se sobretudo a nível tecnológico. No âmbito das mentalidades, a priori, a evolução não foi muito significativa. Estas tendem a ser mais retrógradas e, em situações de stress social, extremam-se com comportamentos aparentemente inaceitáveis em momentos de normalidade.

9 O século XVI, época retratada em L’Œuvre au Noir, é uma época adversa marcada por guerras sanguinárias, pelo poder desmesurado da Inquisição, pela cisão no seio da Igreja aquando da Contrarreforma, pelo dogmatismo e consequente repressão religiosa.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 211

10 Situado neste período, o percurso de vida de Zénon é uma metáfora perfeita : o caminho tortuoso, perigoso e longo da busca da Pedra Filosofal, logo da espiritualidade, da perfeição e da ascensão à comunhão com o Universo. Esta afirmação é sustentada pelas palavras de Yvette Centeno no seu volume Literatura e Alquimia. Ensaios, mais concretamente no ensaio intitulado Alquimia e Misticismo : Uma Aproximação. Centeno cita Evelyn Underhill quando este ensaísta refere que o terceiro grupo de místicos (numa classificação por si estabelecida) tem consciência do Divino como uma Vida Transcendente, imanente ao mundo e ao eu, e de uma estranha semente espiritual dentro de si, que, ao desenvolver-se, eleva o Homem a níveis superiores de caráter e consciência, levando-o a atingir o seu objetivo : “(…) Para estes, a vida mística envolve uma mudança interior, muito mais do que uma procura exterior. É precisamente com estes que se identificam os alquimistas e a sua Obra, que mais não é do que o acabamento, o aperfeiçoamento do próprio ser humano” (Centeno, 1987 :11-12).

11 O médico enquadra-se no misticismo e na alquimia herméticos. Os alquimistas aqui enquadrados não visam atingir a Pedra Filosofal material ; almejam, pelo contrário, a fabricação do ouro místico, a descoberta de um Homem mais perto da deidade, ciente da sua alma e do seu espírito, em comunhão e unidade com Deus, como podemos verificar no excerto que a seguir transcrevemos : La mayoría de los autores (…) se halla de acuerdo asimismo en distinguir dos tipos o concepciones de la alquimia : la alquimia-ciencia y la alquimia-mística (…). Para O. Wirth, por ejemplo, la alquimia no es sino una escuela de perfeccionamiento moral, individual o colectivo. Recordando el célebre principio “nuestros metales no son los metales comunes, sino que son vivientes” afirma que el auténtico campo alquimista es el hombre y la sociedad (Jung, 1983 : 11).

12 Como temos vindo a asseverar, este misticismo professado por Zénon representa a busca do conhecimento que o ser humano deveria intentar, idealmente, para escapar à repetição rotineira de uma existência em que mais não deseja do que a satisfação das necessidades básicas, a submissão a um consumismo provocado por uma sociedade construída para adulterar a natureza e tornar o Homem escravo de si mesmo.

13 No início da sua caminhada, Zénon, filho bastardo, é destinado à carreira religiosa, consoante os costumes da época. O jovem, arisco e orgulhoso, mesmo impiedoso para com o seu semelhante, revela, contudo, uma curiosidade enorme pelo saber teórico e prático, tendo sido iniciado, nessa altura e ainda que rudimentarmente, nos conhecimentos alquímicos por Bartolomeu Campanus, seu primeiro mestre.

14 A par do saber livresco, o jovem desenvolve as suas capacidades na companhia do inventor Colas Gheel. Juntos constroem teares que acabam por se revelar um foco de problemas para os artesãos e para o abastado Henri-Juste Ligre, tio de Zénon, membro da ascendente burguesia, detentora de capitais consideráveis, da qual dependiam financeiramente os príncipes e as nações. A construção destes aparelhos ilustra a faceta perniciosa da evolução tecnológica que provocará o incremento progressivo da servidão humana e o distanciamento do mundo natural e, logicamente, o desequilíbrio da balança ecológica : [C]es ouvriers de bois et de métal qui ne buvaient ni ne braillaient, faisaient à dix l'ouvrage de quarante, et ne profitaient pas de la cherté des vivres pour demander une augmentation de paie (…). [C]es métiers à tisser mécaniques dont les élucubrations mécaniques n'auraient finalement pour effet que d'extorquer des hommes plus de travail et d'empirer leur chômage (Yourcenar, 2013 : 43-45).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 212

15 Logo no início do romance, o leitor depara com um episódio indiciador do que será a vida futura do jovem aspirante a filósofo. Juntos, pela estrada que os levaria ao mundo, Zénon e seu primo, Henri-Maximilien Ligre, trocam palavras sobre os seus planos. Henri-Maximilien sonha com uma vida de armas, mulheres e glórias, enquanto Zénon parte à procura de alguém que o espera — “Hic Zeno” (Yourcenar, 2013 : 20), ou seja, ele mesmo.

16 Objetivos diferentes, caminhos diferentes : “Ils se séparèrent au prochain carrefour. Henri-Maximilien choisit la grande route. Zénon prit un chemin de traverse” (ibidem).

17 Assim, o simbolismo dos diferentes caminhos escolhidos pelos dois primos deixa antever o difícil fardo de Zénon que busca a “Luz”, a superação de si próprio, o desafio das fronteiras que a sociedade e a religião impõem ao indivíduo. A opção de Zénon é reflexo do simbolismo da sua vida, podendo compreender-se melhor o alcance do caminho a percorrer através das palavras de Jung : el auténtico camino que lleva a la totalidad está integrado por rodeos y caminos equivocados condicionados por el destino. Es una longísima vía, no un camino recto, sino una línea sinuosa que une posturas antagónicas entre sí, una línea que recuerda al caduceo de orientación, un sendero cuya sinuosidad laberíntica no carece de espanto. Es este camino donde tienen lugar las experiencias que se acostumbra a calificar de “difícilmente accesibles” (Jung, 1989 : 9-10).

18 Poder-se-á entender que Zénon, apesar das suas imperfeições, personifica aqueles que, de entre os seres humanos, consideram que o Homem tem de ser parte integrante da paisagem, deve respeitar a ordem ambiental e não violentar o meio que o rodeia, enquanto Henri-Maximilien personifica o conquistador, o ser humano que domina e utiliza a biosfera a seu bel-prazer. É por demais óbvio que Yourcenar veicula através de Zénon as suas opiniões ecológicas.

19 A vida do herói define-se em diversas cores, refletindo as etapas alquímicas, decorrendo num labirinto circular, qual viagem de circum-navegação humana. Começa em Bruges e termina nesta mesma cidade. Jovem, parte em busca do conhecimento e da técnica. É um intelectual que, passo a passo, vai ascendendo rumo ao conhecimento.

20 De início presunçoso, Zénon olha com desprezo para os que o rodeiam, como se todos fossem néscios, desmerecedores da sua compaixão ou empatia. É desprezo que sentimos perpassar nas suas palavras, quando, jovem, sentado junto à lareira, invetiva um Colas Gheel que pede clemência para o seu protegido, Thomas, condenado à forca : Ces malheureux (…) semblaient dociles comme des moutons qu’on mène à la tonte ; ils ôtèrent leurs bonnets ; les plus humbles s’agenouillèrent. ― Grâce pour Thomas, mon compère ! Grâce pour Thomas dont mes machines ont troublé la raison, psalmodiait Colas Gheel. Il est trop jeune pour pendre au gibet ! ― Quoi ? — dit Zénon, Tu défends ce gueux qui a jeté bas notre ouvrage ? Ton beau Thomas aimait danser : qu’il danse en plein ciel (Yourcenar, 2013 : 59-60).

21 Esta sobranceria do jovem Zénon, transmuta-se, com os anos, num distanciamento social – no seu olhar o Outro –, que o mantém distante do seu semelhante. Mesmo na sua prática médica, Zénon não reduz a distância entre si e o Outro, mantendo-se um eremita determinado na busca de si próprio : Peu à peu, comme un homme qui absorbe chaque jour une certaine nourriture finit par en être modifié dans sa substance, (…) des changements presque imperceptibles se faisaient en lui, fruit d'habitudes nouvelles qu'il s'était acquises. Mais la différence entre hier et aujourd'hui s'annulait dès qu'il y portait le regard : il exerçait la médecine, comme il l'avait toujours fait, et il n'importait guère que ce

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 213

fût sur des loqueteux ou sur des princes. (…) Non habet nomen proprium : il était de ces hommes qui ne cessent pas jusqu'au bout de s'étonner d'avoir un nom, comme on s'étonne en passant devant un miroir d'avoir un visage, et que ce soit précisément ce visage-là. Son existence était clandestine et soumise à certaines contraintes : elle l'avait toujours été. Il taisait les pensées qui pour lui comptaient le plus (idem : 209-210).

22 No episódio de juventude que acabamos de invocar é importante notar a proximidade de Zénon ao fogo, elemento preponderante ao longo da obra, e que, na nossa opinião, poderá já ser interpretado com toda a sua simbologia.

23 Por um lado, o fogo é o elemento por excelência do trabalho alquímico, e, por outro, anuncia premonitoriamente o final que espera Zénon, condenado à morte na fogueira.

24 No romance em exegese, a importância do elemento ígneo, no sentido literal e metafórico, pode ser objeto de uma análise fenomenológica baseada na imaginação da matéria poética e das grandes categorias elementares do universo à luz do ensaio de Gaston Bachelard, filósofo do conhecimento científico, intitulado A Psicanálise do Fogo. Neste, podemos encontrar citações de autores dos séculos XVII e XVIII que lograrão dar-nos algumas pistas interpretativas acerca da vida de Zénon, da sua compleição física, bem como da sua personalidade, ajudando a compreender a sua misoginia e a sua tendência para o isolamento, características elencadas nestes excertos como comuns aos mestres alquimistas.

25 Para além de elemento alquímico. o fogo é um instrumento que Zénon, enquanto médico cirurgião, utiliza como meio de higienização contra a peste, como veremos mais adiante.

26 A personagem principal de L’Œuvre au Noir passa a sua vida de lugar em lugar : não tem ligações de amizade prolongadas e, muito menos, relações amorosas, além daquelas de caráter fortuito, pautando-se nestas pela bissexualidade, notando-se mesmo, no que respeita à vida sentimental, uma tramitação constante. As únicas relações duradouras que Zénon teve foram o seu primo Henri-Maximilien, com quem se cruzava espaçadamente, Jean Myers, o seu amigo cirurgião-barbeiro de Bruges, e o Prieur des Cordeliers. Na obra, de uma forma geral, a mulher surge como elemento de instabilidade e de sedição, como semente do mal, o que poderá explicar a sua misoginia. Talvez não seja despiciendo mencionar, a título de exemplo, a mãe de Zénon, Hilzonde, que se deixou abusar por um prelado italiano de falas mansas e, mais tarde, vota o filho ao desprezo por este lhe lembrar o seu pecado lúbrico. Posteriormente casada com o velho negociante Simon Adriansen, adere à seita anabatista e, em Münster, deixa-se tomar sexualmente e de forma desbragada pelo louco que liderava a insurreição religiosa. Outra personagem feminina que sobressai, pela iniquidade e boçalidade, é a empregada de Jean Myers, Catherine, que recebe Zénon em casa e o “visita”, levando-o a um encontro sexual que o deixa repugnado. O elemento feminino personifica a instabilidade, a tentação, a inconstância e o pecado : Existem “três espécies de fogo, o natural, o não natural e o contra a natureza. O natural é o fogo masculino (…). O fogo não natural é o fogo feminino. (…) [O] feminino [encontra-se] ligado ao fumo, [sendo] a mulher inconstante como o vento”1 (Bachelard, 1972 : 95).

27 Le « hasard ces jours-là avait pris figure de femme » (Yourcenar, 2013 : 227) : a boçal Catherine envenena o velho cirurgião porque, na sua pouca inteligência, supõe que Zénon fará dela sua companheira, acusando-o, mais tarde e por vingança, de assassinato. Por seu turno, Idalette, a outra personagem feminina que contribui para a

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 214

perdição de Zénon, é a causadora da desgraça final devido às « désordres de la chair » que pratica em conjunto com um grupo de frades capuchinhos, sendo descoberta após estrangular o filho recém-nascido, fruto dos amores ilícitos da sua assembleia de « anjos ».

28 Podemos estabelecer um paralelismo entre a susodita citação e as personagens femininas de L’Œuvre au Noir que acabamos de referir : Zénon transcorre a sua vida à procura da sua Pedra Filosofal, logo de si mesmo, sendo colocado em perigo pelo ser inconstante e disruptivo que é a mulher, Eva caída em desgraça, elemento líquido que apaga o fogo masculino : Para se compreender bem esta sexualização dos fogos alquímicos e a valorização predominante do fogo masculino (…) não nos devemos esquecer que a alquimia é unicamente uma ciência de homens, de celibatários, de homens sem mulher, de iniciados isolados da comunicação humana em proveito de uma sociedade masculina. Esta não recebe diretamente as influências do devaneio feminino. A sua doutrina do fogo é pois muito polarizada por desejos insatisfeitos (idem : 96-97).

29 Reconhecemos nestas palavras de Bachelard as de Zénon e a sua dificuldade em estabelecer relações humanas, principalmente, como já referimos, com a mulher. Os poucos encontros que o médico teve com o sexo feminino, patentes nas suas próprias reflexões, foram, talvez, “[un] obscur souci d’essayer l’effet des enseignements hermétiques sur le couple parfait qui reforme en soi l’antique androgyne” (Yourcenar, 2013 : 227).

30 No caminho que tem de percorrer para executar a Grande Obra, o alquimista não pode e não deve abstrair-se do fulcro da sua demanda, sob pena de a fazer perigar, já que, segundo Bachelard, “[O] fogo íntimo e masculino, objeto da meditação do homem isolado, é naturalmente o fogo mais poderoso” (Bachelard, 1972 : 97). Seguidamente, assiste-se a um círculo vicioso : Zénon não se relaciona com as outras personagens para não se enfraquecer e, ao não fazê-lo, perde a capacidade de sociabilização, restando-lhe breves encontros, sexuais, com outros seres humanos. Esses encontros são, muitas vezes, pautados pela premonição da desgraça — “le vin de la luxure tirait sa force des sucs de l'âme aussi bien que de ceux du corps” (Yourcenar, 2013 : 227) — e esgotam Zénon, deixando-o amargurado.

31 Voltando ao grande desígnio da vida da personagem principal de L’Œuvre au Noir, a Grande Obra iniciara-se há pouco tempo e o jovem mal lhe conhecia os contornos. Estava a preparar-se para o primeiro estádio, a tomar consciência do universo infinito de conhecimentos trazidos por uma vida ao espírito que habita num corpo. O filósofo empreendia, assim, uma dura viagem de modo a ultrapassar as grilhetas da mediocridade.

32 Pouco após os factos que temos vindo a elencar, Zénon deixa Bruges e a sua infância. Vai pelo mundo fora em busca do conhecimento, em busca de si próprio. Estuda teologia, medicina, alquimia. Tem, em Espanha, na pessoa de Dom Blas de Vela, prior de um convento de Jacobitas, um professor que o inicia na Cabala e lhe permite progredir nos segredos da Alquimia. Embora estando longe, chegam a Bruges vários boatos sobre o estudante : On crut ensuite l’avoir vu à Paris, dans cette rue de la Bûcherie où les étudiants dissèquent en secret des morts, et où se prennent comme un mauvais air le pyrrhonisme et l’héresie. (…) On crut le reconnaître en Languedoc dans la personne d’un magicien séducteur de femmes, (…) en Catalogne (…) recherché pour le

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 215

meurtre d’un jeune garçon (…). On savait vaguement qu’il s’intéressait à des spéculations sur la physiologie et l’anatomie, et l’histoire de l’enfant assassiné, qui n’était pour les grossiers ou les crédules qu’une instance de magie ou de noire débauche, devenait sur les lèvres des plus doctes celle d’une opération ayant pour but de transvaser du sang frais dans les veines d’un riche Hébreu malade (Yourcenar, 1988 : 75-76).

33 São-lhe atribuídos inúmeros feitos, do Ocidente ao Oriente, como se ele fosse um fantasma omnipresente. Entre vários ofícios, foi médico de empestados e o cirurgião que conspurcava “[les] mains de pus et de sang” (Yourcenar, 2013 : 76). Qual fantasma, aparecia e desaparecia, de tempos a tempos : Après une longue éclipse, on crut le revoir à Bâle au cours d'une épidémie de peste noire : une série de guérisons inespérées lui firent ces années-là une réputation de thaumaturge (idem : 79).

34 Em 1539, publicou um volume sobre o estudo do sistema circulatório e da sua relação com o funcionamento do coração, “On savait vaguement qu’il s’intéressait à des spéculations sur la physiologie et l’anatomie” (idem :76). Para além da medicina, Zénon é um cientista completo que, como sucede muitas vezes aos investigadores no decurso das suas pesquisas, não se apercebe de que as suas criações poderão vir a ser desvirtuadas, sendo utilizadas como armas de destruição : lembremos a invenção do fogo líquido a ele atribuída que ajudou a chacinar milhares. Ironia das ironias, aquele que se arriscava a contrair a peste junto dos doentes, foi pioneiro nas armas de destruição maciça.

35 No calcorrear de uma vida de nómada e incógnita – “Peu à peu, pourtant, Zénon cessait d’être (…) une personne, un visage, une âme, un homme vivant quelque part sur un point de la circonférence du monde ; il devenait un nom, moins qu’un nom” (idem : 79) –, ocorre uma passagem por Basileia e Colónia onde procurou aliviar o sofrimento de empestados, abandonados à sua sorte por cobardia dos que os rodeavam, fraqueza compreensível face à abrangência da praga e aos efeitos horríveis que causava nos infestados : La peste, venue d’Orient, entra en Allemagne par la Bohême. Elle voyageait sans se presser, au bruit des cloches, comme une impératrice. Penchée sur le verre du buveur, soufflant la chandelle du savant assis parmi ses livres, servant la messe du prêtre, cachée comme une puce dans la chemise des filles de joie, la peste apportait à la vie de tous un élément d’insolente égalité, un âcre et dangereux ferment d’aventure. Le glas répandait dans l’air une insistante rumeur de fête noire : les badauds rassemblés au pied des clochers ne se lassaient pas de regarder, tout en haut, la silhouette du sonneur tantôt accroupi, tantôt suspendu, pesant de tout son poids sur son grand bourdon. Les églises ne chômaient pas, les tavernes non plus (idem : 121-122).

36 É na qualidade de médico, envergando “la houppelande rouge des médecins ayant accepté de soigner les pestiférés, et devant de ce fait renoncer à visiter les malades ordinaires” (idem : 126), que Zénon é chamado a consultar uma jovem, Bénédicte, atingida pela peste. À sua cabeceira encontra-se Martha – prima da paciente e a meia- irmã que ele desconhecia –, aterrorizada. Neste episódio de onde se descrevem os últimos momentos de um moribundo atingido pela peste bubónica, Marguerite Yourcenar mostra Zénon agindo como um médico ciente dos procedimentos de higiene necessários ao tratamento de infetados : Il essuya des lèvres un peu de sanie rougeâtre à l’aide d’un bout de charpie qu’il jeta dans le poêle. La cuiller et les gants dont il s’était servi prirent le même chemin. (…) Une fois sur l’escalier, il enleva le masque dont il s’était servi au chevet de la

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 216

pestiférée, comme il était de règle (…). Je vous conseille de mettre sous vos narines un linge trempé d’esprit-de-vin (j’ai peu de confiance en vos vinaigres) et de veiller jusqu’au bout cette mourante (idem : 127-128).

37 Aquele que procurava a Pedra Filosofal em si mesmo, o homem ríspido que parecia não empatizar com o sofrimento alheio, mergulha nas profundezas do sofrimento, domina a repugnância e ajuda aqueles de quem todos fogem : Les médecins du lieu étaient, ou sur les dents, ou frappés eux-mêmes, ou encore fermement décidés à ne point contaminer leurs malades habituels en s’approchant du lit des pestiférés, mais on avait entendu parler d’un homme de l’art qui justement venait d’arriver à Cologne pour étudier sur place les effets du mal. On ferait ce qu’on pourrait pour le persuader de secourir Bénédicte (idem : 124-125) ;

38 Ao socorrer o seu pajem, também ele atingido pela doença, Zénon mergulha nas profundezas da dor e vê o verdadeiro rosto da morte no sofrimento do seu amigo. Vive um duplo dilema : o homem vê morrer à sua frente o ser amado a quem não pode valer e o médico sabe que não dispõe de meios para valer ao paciente que se sabe condenado : La créature au contraire redoute le retour à la substance informe... Dès le seuil, une fétidité m’avertit, et ces efforts de la bouche aspirant et revomissant l’eau que le gosier n’avale plus, et ce sang qu’éjaculent les poumons malades. Mais ce qu’on nomme âme subsistait, et les yeux de chien confiant qui ne doute point que son maître lui puisse venir en aide... Ce n’était certes pas la première fois que mes juleps s’avéraient inutiles, mais chaque mort n’avait guère été jusque-là qu’un pion perdu dans ma partie de médecin. Bien plus, à force de combattre Sa Majesté noire, il se forme d’elle à nous une sorte d’obscure complicité ; un capitaine finit ainsi par connaître et par admirer la tactique de l’ennemi. Il vient toujours un moment où nos malades s’aperçoivent que nous La connaissons trop bien pour ne pas nous résigner pour eux à l’inévitable ; tandis qu’ils supplient et se débattent encore, ils lisent dans nos yeux un verdict qu’ils n’y veulent pas voir (idem : 153-154).

39 Passados vinte anos do seu último encontro, Zénon revê, em Innsbruck, o seu primo Henri-Maximilian. Continua amigo do fogo, segundo as palavras deste último ; acoitado numa forja alugada, perseguido pela Inquisição, procurando manter-se invisível. Conta a seu primo as suas viagens, as suas descobertas, as suas experiências, mas e principalmente, o conhecimento que já tem sobre o espírito humano, o seu engenho e o que o futuro, a seu ver, trará de bom e de nefasto à Humanidade. Quando Henri- Maximilien lhe diz que o povo lhe atribui a capacidade de fazer ouro, Zénon nega-o. No entanto, afirma que isso será “[une] affaire de temps et d’outils adéquats”. Para quem é feito “de la même matière que les astres”, a dimensão temporal é relativizada, como se depreende da sua interrogação : “Qu’est-ce que quelques siècles ?” (idem : 149-160).

40 Por esta altura, Zénon encontra-se a pouco mais de dez anos do seu fim físico. Continua à procura de si próprio, em busca de respostas para as suas inúmeras questões. “SOLVE ET COAGULA” : o “opus nigrum” (idem : 237) é a labuta de toda a sua vida. Está cansado e não sabe se tem forças para continuar. Começa, então, o regresso. Inicia-se o fim do dédalo orbicular : Pour la première fois de sa vie, il éprouvait l’étrange besoin de remettre les pieds dans la trace de ses pas, comme si son existence se mouvait le long d’une orbite préétablie, à la façon des étoiles errantes (idem : 181).

41 Esse labirinto circular é a roda do tempo : o sábio que no século XVI se sente impotente para alterar a violência do ser humano, para a qual paradoxalmente contribuiu com as suas invenções, vê-se reencarnado naquele que, nos nossos dias, se sente perplexo face às proporções do abismo no qual mergulhamos.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 217

42 Após alguns anos de vida imóvel em que exerce a vocação de médico no dispensário do mosteiro dos Cordeliers de Bruges, ajudando os paupérrimos, e de uma última tentativa de viagem para fugir a um destino já há muito traçado, Zénon é encarcerado por minudências que nem sequer lhe poderiam ser imputadas : “On tombe toujours dans une trappe quelconque : autant valait que ce fût celle-là” (idem : 358-359).

43 O cirurgião, que já duvidava poder, algum dia, atingir a Pedra Filosofal, dá-no-la a conhecer, paradoxalmente, no confinamento da sua cela, depois de meses de um julgamento perverso durante o qual não lhe são imputadas culpas verdadeiras. A permanência no cárcere é dedicada à fase final do processo alquímico. Entregue a reflexões, Zénon atinge as camadas mais profundas da sua consciência e vai vislumbrando a “luz” que sempre almejou : Na alquimia, o homem, partindo embora da matéria (prima materia) é aos seus próprios e mais profundos enigmas que chega. Ao operar a transmutação dos “vis metais” em ouro é a si próprio que transforma, surgindo como homem finalmente iluminado, depois de uma longa procura. (Centeno, 1987 : 18).

44 Sabendo o seu destino, Zénon decide pôr fim aos seus dias terrenos. Médico e investigador, filósofo e alquimista até ao último átomo do seu corpo, sabe exatamente onde golpear as veias. Ao se ver esvair, descreve com precisão científica todos os momentos, todos os sintomas e sensações que o acompanham em cada um dos minutos finais. É nas últimas páginas de L’Œuvre au Noir que assistimos ao desvendar da Grande Obra e atravessamos as cores dos diferentes estádios necessários para o seu “fabrico”.

45 A Pedra Filosofal é Zénon, é o ser humano consciente e predisposto a embarcar numa viagem dura, violenta, terrível, em busca de si próprio, do seu interior, do seu elo de conexão com o Universo : Les ténèbres s’écartaient pour faire place à d’autres, abîme sur abîme, épaisseur sur épaisseur sombre. Mais ce noir différent de celui qu’on voit par les yeux frémissait de couleurs issues pour ainsi dire de ce qui était leur absence : le noir tournait au vert livide, puis au blanc pur ; le blanc pâle se transmutait en or rouge sans que cessât pourtant l’originelle noirceur, tout comme les feux des astres et l’aurore boréale tressaillaient dans ce qui est quand même la nuit noire (Yourcenar, 2013 : 442-443).

46 E foi através desse ouro puro, desse “globe écarlate” (idem : 443), desse oxímoro — “jour aveuglant qui était en même temps la nuit” (ibidem) — que Zénon partiu para a “união consciente com um Absoluto vivo” (Centeno, 1987 : 11)2.

47 O barulho agudíssimo da porta que se abria (Yourcenar, 2013 : 443) é, finalmente, parafraseando Zozimo de Panópolis citado por Centeno, Zénon transformado em espírito depois de ter deixado o seu corpo, já inútil, para trás (Centeno, 1987 : 16) : [T]oute angoisse avait cessé : il était libre ; cet homme qui venait à lui ne pouvait être qu’un ami. Il fit ou crut faire un effort pour se lever, sans bien savoir s’il était secouru ou si au contraire il portait secours. Le grincement des clefs tournées et des verrous repoussés ne fut plus pour lui qu’un bruit suraigu de porte qui s’ouvre. Et c’est aussi loin qu’on peut aller dans la fin de Zénon (Yourcenar, 2013 : 443).

48 A propósito da frase final de L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar refere a Mathieu Galley em Les Yeux Ouverts que “C’est une porte qui s’ouvre, mais nous ne savons pas sur quoi. Peut-être sur un monde où Zénon ne serait plus nécessairement Zénon, et il ne se souviendrait même plus – ou du moins plus longtemps – de l’avoir été. Un retour à l’universel. Disons plutôt un passage, qui n’est pas facile” (Galley, 1980 : 188).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 218

49 Este final que é um eterno recomeço ou este ciclo de reencarnação, acarreta uma mensagem de esperança : esperança drástica, difícil e amarga, dolorosa e quase titânica que importa cumprir – sobretudo nos momentos de dúvida, de confinamento e temor – para que o ser humano se consiga reinventar : As we wait in quarantine and under lock down, we should join together (…) to ask ourselves what kind of future we can make together when we emerge (Strub, 2020).

50 L’Œuvre au noir é uma peça essencial para o conhecimento mais profundo de Marguerite Yourcenar, em particular, e do ser humano, em geral. Através de Zénon, o leitor tem acesso às fraquezas e à força de um homem que carreia em si mesmo o DNA da Humanidade. Hoje, como em 1968, revela-se importante revisitar a autora pela sua atualidade e incontestável qualidade.

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD, Gaston (1972). A Psicanálise do Fogo. Lisboa : Estúdios Cor.

CENTENO, Yvette (1987). Literatura e Alquimia. Lisboa : Presença.

CHEHAB, May (2007). Discursos y Conferencias. In Padilla, A. & Torres (Orgs.), Marguerite Yourcenar y La Ecología Un Combate Ideológico y Político. Bogotá : Ediciones Uniandes.

GALLEY, Mathieu (1980). (Ed.) Marguerite Yourcenar. Les yeux ouverts. Entretiens avec Mathieu Galley. Paris : Centurion.

JUNG, Carl (1983). La Psicologia de la Transferencia. Barcelona : Paidós.

JUNG, Carl (1989). Psicología y Alquimia. Barcelona : Plaza & Janes Editores.

STRUB, Spencer (2020). Illness & Crisis, from Medieval Plague Tracts to Covid-19, The New York Review of Books|Daily, disponível em https://www.nybooks.com/daily/2020/03/25/illness-and-crisis- from-medieval-plague-tracts-to-covid-19/ [Acedido em 14-04-2020].

WILSON, Edouard (1999). Consilience: The Unity of Knowledge. New York: First Vintage Books Random House.

YOURCENAR, Marguerite (1997). Lettres à ses amis et quelques autres. Paris : Gallimard.

YOURCENAR, Marguerite (1999). Sources II. Texte établi et annoté par Élyane Dezon Jones, présenté par Michèle Sarde. Paris : Gallimard.

YOURCENAR, Marguerite (2013). L’Œuvre au Noir. Paris : Gallimard.

NOTES

1. Nesta citação Gaston Bachelard transcreve um autor anónimo do século XVII (Bachelard, 1972 : 95-96). 2. Underhill, E. Mysticism. Londres, Methuen and Co. Ltd., apud Centeno, Y. (1987). Literatura e Alquimia. Lisboa, Presença, p. 11.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 219

RÉSUMÉS

O fascínio pela espiritualidade humana norteou Marguerite Yourcenar na incessante procura das profundezas da alma e no desejo de uma ascese que permitirá ao Homem ascender a níveis de conhecimento e comunhão com os elementos, inacessíveis aos displicentes. É através da alquimia, ligada ao transcendente e do exercício da medicina, ligada ao imanente humano que o seu herói Zénon dá um testemunho direto, ao leitor de L’Œuvre au Noir, do caminho penoso, atribulado e perigoso que é a pedra de toque na elevação da Humanidade à comunhão com o Universo. É desta jornada feita de um misto de transcendente e de imanente que dá conta este estudo.

The fascination with human spirituality guided Marguerite Yourcenar in the incessant search for the depths of the soul and in the desire for an asceticism that will allow man to rise to levels of knowledge and communion with the elements, inaccessible to those who lack self-reflexion. It is through alchemy, linked to the transcendent and the practice of medicine, connected to the human immanent that his hero Zénon gives a direct testimony, to the reader of L’Œuvre au Noir, of the painful, troubled and dangerous path that is the touchstone in the elevation of Humanity to a communion with the Universe. This journey made up of a mixture of transcendent and immanent is the object of this study.

INDEX

Palavras-chave : Yourcenar (Marguerite), littérature française du XXe siècle, século XVI, alquimia, peste, epidemia, fogo Keywords : Yourcenar (Marguerite), 20th century French literature, 16th century, alchemy, epidemic, fire

AUTEUR

JOSÉ GUIMARÃES jmcmguimaraes[at]gmail.com

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 220

Nicolas Bouvier, Prométhée voyageur

Hugo Manuel Vaz

Ils avaient appris la vie dans les livres, et lui il l’avait vécue. Jack London, Martin Éden

1 Quand la tolérance assagit le fanatisme religieux, quand l’équité amenuise le rapport entre oppresseurs et opprimés, riches et pauvres, le seul clivage qui véritablement perdure entre les Hommes est celui qui existe entre nomades et sédentaires.

2 Selon Pierre Bonté, le sédentaire : « (…) résidant en un lieu qui reste central toute sa vie, même s'il bouge d'un lieu fixe à un autre. »1 , s’oppose au nomade qui n’a pas d’habitation fixe et vit en déplacements continuels. On trouve cette opposition aussi bien dans les pages sacrées de la Bible que dans les livres d’Histoire.

3 Dans l’Ancien Testament, le livre de la Genèse raconte la tragique histoire de Caïn l’agriculteur sédentaire qui tue son frère Abel, le berger qui se déplace de pâturage en pâturage avec son troupeau. Le fratricide est motivé par la jalousie de Caïn, après que Dieu a refusé son offrande constituée de produits du sol et accepté l’offrande d’un premier-né du troupeau d’Abel. Dieu punit Caïn en le condamnant à l’errance – suprême châtiment pour le sédentaire – : Le Seigneur reprit : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi ! Maintenant donc, sois maudit et chassé loin de cette terre qui a ouvert la bouche pour boire le sang de ton frère, versé par ta main. Tu auras beau cultiver la terre, elle ne produira plus rien pour toi. Tu seras un errant, un vagabond sur la terre. (Gen 4, 10-14).

4 C’est grâce à la sédentarité et à l’urbanité que les grandes civilisations se sont développées, sans parvenir, comme le montre l’Histoire, à éviter les conflits avec les nomades. Comme l’a bien noté Claude Riveline : « Les nomades nous ont toujours inspiré de l'horreur. Que l'on songe à Attila et ses Huns, épouvantables cavaliers derrière lesquels l'herbe ne repoussait pas, ou encore aux Sarrasins que Charles Martel arrêta à Poitiers en 732. » (Riveline, 1999). Néanmoins, après les luttes et les invasions, les peuples nomades, les barbares, une fois

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 221

vainqueurs, ont souvent fini par se sédentariser, au sein même parfois des villes et des contrées conquises.

5 De nos jours, l’appréhension envers le nomade, l’étranger, envers l’autre qui se déplace, existe encore, comme en témoignent les réactions xénophobes – contraires aux valeurs fraternelles des Droits de l’Homme – dans beaucoup de pays, par rapport aux tziganes, aux migrants économiques ou climatiques et aux réfugiés. Dans nos sociétés modernes fortement urbanisées, on assiste à une progressive réduction des moments de sédentarité. Une élite urbaine se déplace continuellement aux quatre coins du monde en travail. D’un autre côté, le tourisme de masse a mis le monde à la disposition de millions de gens, qui visitent des pays qu’il faut voir. On vit dans l’extase de la mobilité. De nos jours, comme Claude Riveline l’a bien constaté : Sédentaires et nomades cohabitent. Mais, plus encore, comme l'ont montré le philosophe Alain et Jean-Marc Oury, sédentarité et nomadisme cohabitent en chaque individu, chaque agent économique. En fait, le sédentaire a besoin de mouvement pour s'adapter et le nomade, à la différence de l'errant, sait préserver une permanence. (Riveline, 1999).

6 Mais l’errance, elle, n’est pas à la portée de tous. En général, on se borne à se rendre quelque part pour un laps de temps variable et on rentre chez soi. Le plus souvent, d’ailleurs, comme l’a dit Arthur Rimbaud : « On ne part pas » (Rimbaud, 1999 :180). Rares sont ceux qui, un jour, comme Rimbaud, Gauguin, Brel ou l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier osent tout quitter pour errer sur les routes inconnues du monde, vagabondant au gré des rencontres, des difficultés, des imprévus, du hasard. En Occident, l'abandon au hasard est plutôt considéré comme une attitude négative car reflet de passivité. Toutefois, en Asie Centrale, cette attitude est respectée, car, ainsi, on est en accord avec le courant vital, avec le cours des choses tracé par Dieu. Le voyage y est connoté positivement, on lui associe même une mystique particulière, liée au pèlerinage religieux ou au commerce.

7 En juin 1953, à l’âge de 23 ans, Nicolas Bouvier quitte Genève au volant d'une fragile Fiat Topolino pour rejoindre, à Belgrade2, son ami peintre Thierry Vernet. Ensemble, ils vont entreprendre un long voyage (près de 7000 km) à travers l’ex-Yougoslavie, la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan. Nicolas Bouvier avait déjà effectué de petits voyages en Italie, en Finlande et en Algérie. Mais, cette fois, il part pour un long périple, sans date de retour prévue, sans but véritable : « Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. » (Bouvier, 1999 : 10). L’élan même du voyage semble, au début, difficilement identifiable : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même ». (Bouvier, 1999 : 10).

8 L’Usage du Monde, publié en 1963, raconte la période du voyage de Nicolas Bouvier qui va de juin 1953 à décembre 1954, soit un an et demi de voyage. Le récit s’arrête, en Afghanistan, au Khyber Pass, à la frontière avec le Pakistan, après la séparation avec Thierry Vernet, effectuée à Kaboul. En effet, le peintre a décidé de partir pour l’île de Ceylan – actuel Sri-Lanka –, rejoindre sa fiancée Floristella Stéphani, et s’y marier.

9 Désormais, Nicolas Bouvier voyagera seul. Dans l’impossibilité de continuer vers l’Est, comme il le dit dans Le Poisson-scorpion : « Où irons-nous demain ? Je m’étais attaché à cette école sans mensonges et, sans les interdits politiques, j’aurai continué vers l’Est par la Birmanie et le Sud chinois. » (Bouvier, 1991 : 19), il décide d’effectuer la descente du subcontinent indien, toujours en Fiat Topolino, jusqu’à Ceylan, où il arrive en mars

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 222

1955, retrouvant Thierry Vernet et sa compagne. Le dramatique séjour cingalais sera évoqué dans un récit envoûtant, Le Poisson-scorpion, écrit vingt-cinq années plus tard, et publié en 1981. Après avoir vaincu les sortilèges de Ceylan et ses démons intérieurs, il poursuivra son voyage vers l’Est en embarquant, en octobre 1955, vers le Japon. Il y restera un an. Ce pays exercera sur lui une véritable fascination. Il évoquera l’univers japonais dans Japon (1967) et Chronique Japonaise (1975). Nicolas Bouvier ne reviendra dans sa Suisse natale qu’après quatre années d’errance, de découvertes, d’épreuves et d’émerveillements.

10 Sa soif de voyager remonte à l’enfance : « C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat-ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. » (Bouvier, 1999 : 10). Il a d’abord voyagé dans les pages des livres – les atlas mais aussi les romans d’aventure de Jack London, Jules Verne, Dumas, Stevenson – avant de voyager un jour dans les pages du livre du monde. Sa fascination pour les images et les mots ne s’éteindra jamais. À Tabriz, en Iran, où les deux voyageurs restent six mois piégés par les neiges et le froid, Nicolas Bouvier contemple, émerveillé, une carte : Avant de m’endormir, j’examinai la vieille carte allemande dont le postier m’avait fait cadeau : les ramifications brunes du Caucase, la tache froide de la Caspienne, et le vert olive de l’Orda des Khirghizes plus vaste à elle seule que tout ce que nous avions parcouru. Ces étendues me donnaient des picotements. C’est tellement agréable aussi, ces grandes images dépliantes de la nature… (Bouvier, 1999 : 157).

11 Thierry Vernet, qui connait bien son ami, lui enverra de Ceylan, une lettre pour l’appâter, en ces termes : « …Ne serait-ce que pour te tenter, voilà les noms des bastions du fort : de l’Étoile, de la Lune, du Soleil, de Zwart, de l’Aurore, Pointe d’Utrecht, du Triton, de Neptune, de Clippenberg, et d’Éole. » (Bouvier, 1999 : 372). Quand on part, le plus difficile c’est parfois de faire le premier pas, car on sait très bien ce que l’on quitte, mais on ignore ce que l’on va trouver : « Quand on part en voyage on se met en danger. » (Bouvier, 1999 : 49). Lorsque Nicolas Bouvier rejoint à Belgrade Thierry Vernet, ce dernier est fatigué et déprimé. Il hésite à partir. Il raconte qu’en Slovénie, un aubergiste, comme pour le mettre en garde sur les difficultés du voyage, lui a dit : « Ich bin nicht verruckt, Meister, ICH bleibe zu Hause. »3 (Bouvier, 1999 : 11). Bien sûr, Thierry Vernet se ressaisira, mais, il est vrai que pour oser faire un tel voyage, il faut avoir soit du courage, soit un petit grain de folie ! Ou un peu des deux, peut-être. Bien plus tard, à Tabriz, leur logeuse exprimera aussi une vision négative du voyage : À mesure que la ville s’enfonçait dans l’épaisseur de l’hiver nous nous y trouvions mieux. Cette idée semblait tracasser la veuve Chuchanik, notre logeuse, qui nous rendait souvent visite : qu’on vienne – d’aussi loin et de plein gré – s’installer ici lui paraissait saugrenu. Au début, elle avait pensé que si nous étions ainsi sur les routes, c’était sûrement qu’on nous avait chassés de chez nous. (Bouvier, 1999 : 140)

12 La logeuse n’a pas totalement tort. Pour le sédentaire, le voyage s’assimile à l’exil, car le voyageur est séparé du pays natal et des êtres chers. Aux yeux des autres, où qu’il aille, où qu’il soit, il est étranger. À Prilep, en Macédoine, Nicolas Bouvier, avec humour, prend conscience de cette réalité : « Au point du jour, nous nous sommes retrouvés à la sortie de la ville avec quantité d’inconnus qui nous connaissaient – c’est ça être étranger. » (Bouvier, 1999 : 61). Issu d’une famille bourgeoise très cultivée, Nicolas Bouvier semblait destiné à un avenir stable, une vie immobile, réglée comme une horloge suisse. En quittant Genève, il fuit

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 223

les valeurs conventionnelles de son milieu social ; il renonce à une carrière universitaire ; il tourne le dos à la morale protestante héritée de sa mère.

13 Pour Nicolas Bouvier, ce long périple dans l’espace et le temps représente une découverte du monde, une découverte d’autrui et une auto-découverte. Voyager vers l’Est, en direction au soleil levant, c’est voyager vers les pays qui ont vu l’éveil des civilisations et des croyances, vers cet Orient fondateur qui a toujours représenté, et représente encore, le mystère, le merveilleux, le raffinement, une certaine ascèse. Voyager vers l’Orient bien plus que voyager vers des pays, c’est voyager vers une idée, un concept, un paradigme, comme l’a bien exprimé Hermann Hesse : … car notre but n’était pas simplement l’Orient, ou plutôt, notre Orient n’était pas seulement un pays et quelque chose de géographique, c’était la patrie et la jeunesse de l’âme, il était partout et nulle part, c’était la synthèse de tous les temps. (Hesse, 2005 : 39)

14 L’écrivain voyageur est aussi animé par le désir de transmettre ses découvertes. Sa quête existentielle est individuelle et altruiste. À plusieurs reprises dans L’Usage du monde – alors que Thierry Vernet peint ou dessine – Nicolas Bouvier, lui, écrit. À Tabriz, sa logeuse l’interpelle : _ Mais que faites-vous donc ici ? _ J’ai ces élèves. _ Mais le matin ? _ Vous voyez bien, je prends des notes, j’écris. _ Moi aussi j’écris… l’arménien, le persan, l’anglais – fit-elle en comptant sur ses doigts – ce n’est pas un métier. (Bouvier, 1999 : 140)

15 Pour la logeuse, l’écriture ce n’est pas très sérieux, il y a sûrement d’autres occupations bien plus utiles dans la vie ! À son retour en Suisse, c’est pourtant bien à l’artisanat de l’écriture que Nicolas Bouvier va se consacrer, travaillant, simultanément, en tant qu’iconographe. Il va mettre plus de cinq ans à rédiger L’Usage du monde. De ce minutieux travail de maturation et de recherches résulte un texte dense, foisonnant de détails, de faits historiques et d’anecdotes. Dans L’Usage du monde, après la préface, il y a un petit dossier, avec des lettres de Nicolas Bouvier, des photographies prises pendant le voyage, des projets de jaquettes de Thierry Vernet pour d’autres éditions du livre. Tous ces détails ancrent le récit dans le réel et sont aussi, selon Maria Hermínia Laurel : « comme une invitation – véritable incitation – à une lecture qui nous absorbe. » (Laurel, 2005 : 2).

16 Récit essentiellement chronologique, L'Usage du monde suit le flux du voyage en Asie réalisé par Nicolas Bouvier, voyageur/narrateur en mots, et Thierry Vernet, voyageur/ narrateur en dessins. Ses dessins un peu naïfs, aux noirs contours épais représentent des scènes du quotidien, des paysages, des animaux et reflètent la force et l’âpreté du monde qu’ils découvrent. L’Usage du monde est un chant à deux voix qui résonnent en nous, s’unissant pour n’en faire qu’une, plus intense et plus ample. Le récit relate et célèbre l’errance. Il révèle aussi un parcours individuel d’apprentissage – qu’on pourrait qualifier d’initiatique – qui se veut moralement utile. L’Usage du Monde peut être perçu comme un don fait à la communauté humaine – à tous ceux surtout qui ne sont pas partis, prisonniers de leurs mesquines habitudes – proposant des réponses aux problèmes et aux maux de l’existence.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 224

17 Sous cette perspective, nous pouvons rapprocher – toutes proportions gardées –le geste de Nicolas Bouvier de celui de Prométhée, le titan bienfaiteur de l’Humanité, qui a dérobé le feu divin, le feu de la connaissance, pour le donner aux Hommes. Dans le dialogue Protagoras, Platon narre ainsi le larcin de Prométhée : Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Épiméthée.4

18 Ulcéré, Zeus condamne Prométhée à un supplice atroce : il l’enchaine à un rocher et un aigle vient chaque jour dévorer son foie, celui-ci se régénérant durant la nuit. Certes, Nicolas Bouvier ne va pas dérober sa connaissance du monde, une certaine sagesse, aux dieux, il les rapportera de son errance, enrichies par sa réflexion sur ce qu’il a vu, éprouvé et vécu. Toutefois, comme Prométhée, Nicolas Bouvier ne sortira pas indemne de son entreprise. Son voyage lui infligera une sanction qui, même si elle n’est pas aussi cruelle que la punition infligée par Zeus à Prométhée, n’en est pas moins réelle, indélébile.

19 En effet, le voyage n’est pas anodin : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » (Bouvier, 1999 : 10). Comme le suggère la dualité « fait/défait » – qui évoque un peu, en écho, l’incessant labeur du voyageur qui fait et défait ses bagages – le voyage est un processus dynamique de transformation et de réduction de l’être, comme Sarga Moussa l’a bien observé : Être défait par le voyage, c’est à la fois être déconstruit et perdre une bataille. À toute une conception traditionnelle du voyage comme bonification du moi et accroissement des connaissances (« les voyages forment la jeunesse »), Bouvier oppose un désapprentissage, une sorte de réduction volontaire du sujet voyageur ramené à ses justes proportions.5

20 Et, en même temps, le voyage « vous fait », il façonne peu à peu, au gré des circonstances et des expériences, un “moi” autre, plus vrai, libéré des anciennes valeurs bourgeoises qui l’écrasaient et faussaient sa vision de la vie. Au retour du voyage, le voyageur n’est plus tout à fait le même. Il y perd et il y gagne. Le voyage a ses exigences, ses contraintes, ses dangers, ses douleurs, ses doutes et déroutes. Rien n’est donné. Les kilomètres doivent être gagnés grâce à des petits boulots : vente de dessins, conférences, leçons, articles. La Fiat Topolino doit constamment être réparée, démontée, remontée – c’est un travail de titan !

21 La frêle Fiat qui les relie à la vie, dans l’immensité désolée des pistes asiatiques, transforme le voyage à deux presqu’en un voyage à trois, tant elle est présente et exigeante. Elle est même personnalisée, parfois, comme à Ispahan, où Nicolas Bouvier se retrouve : « Assis sur le capot pour soulager la voiture malade… » (Bouvier, 1999 : 231) ou lors de la terrifiante traversée du désert du Lout : « (…) on repartit vers Shurgaz avec cette voiture moribonde. » (Bouvier, 1999 : 265). Les déboires subis par la voiture sont comme un reflet des difficultés que les voyageurs doivent eux aussi surmonter. Le voyage n’épargne ni les machines ni les hommes. Étape après étape, les corps faiblissent, encaissent des coups, souffrent. Nicolas Bouvier raconte, par exemple, sa terrible blessure à la main, sur la route de Kaboul : (…) la fièvre me rendait si maladroit que j’engageai la main gauche dans le ventilateur qui m’entailla quatre doigts jusqu’à l’os et m’envoya dinguer sur la route, le souffle coupé par la douleur. Thierry m’enveloppa la main dans des

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 225

serviettes pour arrêter l’hémorragie, et c’est la seule occasion du voyage où la morphine que nous emportions trouva à s’employer. (Bouvier, 1999 :316)

22 Les corps sont affaiblis par les privations. Nicolas Bouvier donne le menu d’un déjeuner frugal, à Prilep : « À midi, un oignon, un poivron, pain bis et fromage de chèvre, un verre de vin blanc et une tasse de café turc amer et onctueux. » (Bouvier, 1999 : 68). Les voyageurs ne sont pas exigeants, ils se contentent de peu. Mais il leur arrive de vivre misérablement, comme en Turquie, à Istanbul, où, sans travail et presque sans argent, ils en sont : « (…) réduits à l’épi de maïs grillé ou à la gargote de mauvaise mine. Sur la rive d’Asie, elles ne manquaient pas, ni l’occasion d’y attraper des infections foudroyantes. » (Bouvier, 1999 : 81).

23 Les corps sont aussi malmenés par les fièvres, les maladies (dysenterie, grippe, malaria) et les climats extrêmes (froid, chaleur, pluie, neige). Après avoir traversé le désert du Lout, ils arrivent à Quetta, dans un état pitoyable de morts-vivants : « Une ville éparse, légère comme un songe, pleine de répit, d’impondérable pacotille et de fruits aqueux. Notre arrivée aussi fut légère. À nous deux, nous ne pesions plus cent kilos. » (Bouvier, 1999 : 275). On les sent si amaigris, si faibles, si usés qu’ils pourraient à tout moment s’évaporer, disparaitre.

24 Le corps de Nicolas Bouvier gardera, pour toujours, les marques et les cicatrices du voyage – évidences tangibles du vécu. Comme l’a si bien constaté Herman Hesse : « On ne peut vivre intensément qu’au dépend de soi-même. » (Hesse, 2017 : 50). C’est le prix à payer, quand on se sert du monde pour usage personnel, pérégrinant vers le moins, vers l’essentiel, pris dans la spirale du dénuement. Beau joueur, jamais Nicolas Bouvier ne s’en plaindra.

25 La mort elle-même rôde, menaçante, sournoise dans cette Asie qu’il trouve : « (…) si bonne pour le cœur et si mauvaise pour les nerfs. » (Bouvier, 1999 : 301). Il y a comme un excès de mort, ce qui donne cet accent parfois un peu mélancolique au récit. La mort entache un bonheur qui, sinon, serait continu, parfait. On la sent toujours présente, implacable, proche de ces voyageurs précaires, fatigués et usés par la route, qui traversent des pays admirables mais pauvres, peu sûrs, avançant souvent seuls sur des pistes interminables, peu fréquentées, et où un accident peut arriver à tout moment.

26 La faucheuse asiatique est infatigable. À Prilep, Nicolas Bouvier note : « (…) ici la vie et la mort s’affrontent chaque jour comme deux mégères sans que personne intervienne pour rendre l’explication moins amère. » (Bouvier, 1999 : 66). À Tabriz, il relate que la mort fait des ravages parmi les enfants en bas âge : « Dans les villages du voisinage, la mortalité infantile est très forte au moment du sevrage, puis la dysenterie vient prélever son lot ; aussi les mères qui ont déjà perdu plusieurs fils en bas âge engagent- elles à Allah celui qu’elles attendent. » (Bouvier, 1999 : 128). Indépendamment de l’âge, la mort n’épargne personne, comme l’a admirablement exprimé : « La mort (dit le poète) tient notre vie par les deux bouts/ La vieillesse n’est pas plus proche du trépas que l’enfance. » (Maalouf, 2016 : 50). La mort fait partie du cours naturel des choses, et il faut savoir l’accepter sans désespérer, sans baisser les bras.

27 La mort impitoyable semble parfois s’amuser à nous rappeler son existence. Un soir, à Quetta, en Iran, avant leur départ pour l’Afghanistan, les deux amis sont surpris par l’arrivée au Saki Bar où ils logent, d’un inquiétant voyageur, un « baladin » un peu sorcier, originaire du Sud de l’Inde. Le mystérieux visiteur professe une vérité amère (en italique dans le texte) : « (…) l’homme est né pour errer, mourir, pourrir, être oublié. » (Bouvier, 1999 : 314). En quelques mots à peine, il vient de résumer la tragique

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 226

destinée humaine. Sa seule présence suffit à mettre mal à l’aise les deux baroudeurs, car c’est toujours un peu angoissant d’être importunément confronté à l’évidence de la mort, à notre finitude. Le voyage lui-même, qui est une succession d’arrivées et de départs s’apparente à la mort. Quand on part, on meurt un peu pour ceux qu’on quitte, on ignore si on les reverra un jour. C’est peut-être cela aussi voyager : apprendre à accepter la mort, apprendre à mourir. Peu à peu, au fil des kilomètres parcourus, l’ancienne vie, l’ancien “moi” s’effacent et meurent eux aussi. Pour Nicolas Bouvier : « La vertu d’un voyage c’est de purger la vie avant de la garnir. » (Bouvier, 1999 : 25). Et de fait, le voyage le débarrasse des concepts vieillots qui encombraient sa tête. Il remet en question l’Occident, l’Europe, l’éducation reçue, la morale transmise par sa famille. Il est à Belgrade, quand il s’en prend à l’enseignement prodigué, à l’étroitesse d’une « “culture” en pot », domestiquée, éloignée du réel, un savoir enguirlandé : Pendant mes années d’études, j’avais honnêtement fait de la « culture » en pot, du jardinage intellectuel (…) l’invention s’y confine en des fonctions décoratives et ne songe plus qu’à faire « plaisant », c’est-à-dire : n’importe quoi. Il en allait différemment ici ; être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel. (Bouvier, 1999 : 21).

28 À l’est d’Erzerum, en direction à la frontière entre la Turquie et l’Iran, il règle ses comptes avec son passé : famille, projets d’avenir, l’opinion des autres. Tout cela n’est pas réellement important, face à la vraie vie qu’est la découverte concrète du monde : Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que les autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur. (Bouvier, 1999 : 110).

29 Le voyage poursuit son travail de déconstruction. En Iran, sur le site de Takht-e Djamshid, où Nicolas Bouvier collabore à des fouilles menées par une équipe française, il déglingue l’européocentrisme occidental qui fausse la perception du monde et de la vie : (…) Alexandre, colon raisonnable apportant Aristote aux barbares ; cette manie encore si répandue de vouloir que les Gréco-Romains aient inventé le monde ; ce mépris – dans l’enseignement secondaire – des choses de l’Orient (…) (Bouvier, 1999 : 246)

30 Le voyage est à la fois mort et résurrection. L’écrivain voyageur a fait le ménage dans sa tête et désormais il est sûr de lui, de son choix de vie errante. Voyager et découvrir le monde, aller au contact des autres, le corps et l’esprit (al)légers, les sens vifs et l’esprit alerte, c’est la seule façon de vivre qui lui convienne. Vivre, c’est être en mouvement. On a l’impression que Nicolas Bouvier et Thierry Vernet ne glissent pas sur le monde, mais qu’ils s’y écorchent et s’y accrochent, comme s’ils ne voulaient pas en perdre une seule miette. L’errance se fait en roulant très lentement. Le flâneur bienheureux déclare, en route vers la Macédoine : « Nous nous refusions tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur » (Bouvier, 1999 : 49).

31 La luxueuse et royale lenteur du voyage permet de ménager la fragile voiture, d’éviter ou de surmonter les dangers de la route, mais surtout elle favorise la contemplation du monde, l’observation de détails que seul le temps qu’on prend permet de discerner. Quand on est trop pressé, on reste à la superficie lisse des choses. Pour arriver à mieux

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 227

voir, à comprendre ce que l’on voit, il faut commencer par regarder le monde et les autres sans hâte, les yeux et l’esprit bien ouverts. À maintes reprises Nicolas Bouvier évoque le bonheur provoqué par le spectacle du monde surtout au début du voyage, qui est très jouissif. À Belgrade, totalement absorbé par la vie, il constate : « Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps. » (Bouvier, 1999 : 44). En Turquie, à Sungulu, il note : « Ces grandes terres, ces odeurs remuantes, le sentiment d’avoir encore devant soi ses meilleures années multiplient le plaisir de vivre comme le fait l’amour. » (Bouvier, 1999 : 90). Leur vie est devenue si plaisante et enivrante qu’elle acquiert une dimension aristocratique : à Belgrade, Nicolas Bouvier affirme : « D’ailleurs, nous étions rois. » (Bouvier, 1999 : 33) et, à Chiraz, il évoque même : « (…) la vie de seigneurs » (Bouvier, 1999 : 243).

32 Disponibles au monde et disponibles aux autres, les deux voyageurs cherchent l’émotion née du contact avec les gens. Nicolas Bouvier démontre une grande passion pour la Serbie et ses habitants, il assure qu’« Il y a, en Serbie, des trésors de générosité personnelle. » (Bouvier, 1999 : 20). Dans ce pays qu’il aime tant, il a vécu des moments extraordinaires, comme cette nuit magique passée dans un camp tzigane – frères errants à l’esprit libre, musiciens dans l’âme, dans lesquels, bien-sûr, Nicolas Bouvier se revoie – à Bogoiévo, au nord de Belgrade, où les deux voyageurs sont allés enregistrer des chansons sur le magnétophone emporté dans leurs bagages. Les poignants chants tziganes l’émeuvent : De vieilles complaintes que leurs cousins des villes ont oublié depuis longtemps. Des chansons frustes, excitées, vociférantes qui racontent en langue romani les avatars de la vie quotidienne : larcins, petites aubaines, lune d’hiver et ventre creux… (Bouvier, 1999 : 37)

33 Le voyage est aussi une découverte musicale. Dans L’Usage du monde, Nicolas Bouvier s’intéresse beaucoup au folklore, à la musique et aux chants des peuples qu’il découvre, surtout en Serbie, en Macédoine, et en Iran. À Téhéran, il note : « À la radio résonne cette belle musique persane de tar, ancienne, semblable à celle d’un Ségovia détaché de tout, semblable aussi à un peu de verre brisé qui dégringole avec indolence. » (Bouvier, 1999 : 232). Même admiration, à Quetta, quand l’étonnant baladin indien interprète une chanson qui, comme la madeleine de Proust, éveille le souvenir des chants entendus dans les pays balkaniques dans une riche synesthésie auditive, olfactive et visuelle : Sortes de soupirs chantés qui rappelaient de façon saisissante les chansons sveda de Bosnie. Nous retrouvions l’odeur des piments rouges, les tables sous les platanes de Mostar ou de Sarajevo, et les tziganes de l’orchestre dans leurs complets limés (…). (Bouvier, 1999 :314).

34 La musique ne connait pas de frontière ; voyageuse, elle aussi erre au gré des routes, des voyages, des rencontres et des migrations. La fascination de Nicolas Bouvier pour la musicalité des mots semble se prolonger dans sa passion pour la musique. Enfant, il a d’ailleurs suivi des leçons de musique et il sait jouer de quelques instruments. Thierry Vernet lui-même est musicien et a emporté dans ses bagages un accordéon. Durant le voyage, ils joueront parfois de la musique, soit lors de moments de fête, soit dans des diners où ils sont invités, soit même en tant qu’attraction musicale internationale au Saki Bar à Quetta, en Iran, pour gagner un peu d’argent.

35 La musique est importante car, étant un langage universel, l’émotion qu’elle véhicule abat les murs de la diversité de langues et de cultures et favorise la convivialité. En Macédoine, Nicolas Bouvier constate, amusé, le pouvoir magique de la musique : « Ici,

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 228

comme en Serbie, la musique est une passion. C’est aussi un « Sésame » pour l’étranger : s’il l’aime, il aura des amis. S’il enregistre tout le monde, même la police, s’emploiera à lui racoler des musiciens. » (Bouvier, 1999 : 72). Comme la musique, le rire et l’humour permettent de vaincre les barrières linguistiques et d’établir un lien avec les gens. Les voyageurs feront parfois usage de ce que l’on peut appeler la fraternité du rire pour se tirer d’affaire. Nicolas Bouvier se rend compte du pouvoir du rire quand, à Téhéran, face au directeur de l’Institut franco- iranien peu enclin à accepter leurs services de voyageurs artistes, Thierry Vernet est soudain pris d’un fou rire contagieux, qui détend l’atmosphère et renverse la situation en leur faveur : [Le directeur] se mit donc à rire plus fort que nous, habilement d’abord, par gammes bien dosées, puis pour de bon. Quand la secrétaire entrebâilla la porte. Il lui fit signe d’apporter trois verres, et quand nous eûmes repris souffle tout était devenu différent. (Bouvier, 1999 : 215-216).

36 Cet épisode lui servira de leçon. Il confesse : « Je n’oubliais pas que c’est sur un éclat de rire que le vent avait tourné pour nous. Depuis j’ai toujours en réserve quelque chose de cocasse à me murmurer intérieurement quand les affaires tournent mal… » (Bouvier, 1999 : 217). Le vagabondage en Asie Centrale n’est pas une avancée totalement libre, continue, effrénée. Le voyage est entrecoupé de moments de sédentarité qui peuvent durer quelques jours, quelques semaines ou six mois, comme à Tabriz, à cause par exemple, des rigueurs du climat ; des maladies qui les frappent ; des nombreuses réparations que la voiture exige ; des petits boulots exercés afin de gagner un peu d’argent qui alimentera les ventre creux et l’errance ; du repos qu’il faut s’octroyer après des étapes éprouvantes. Ces pauses sont des moments privilégiés pour partager l’existence, souvent austère et frugale – parfois même misérable – des gens ; apprécier leur savoir- vivre ; prendre le pouls de la situation économique et sociale du pays où ils se trouvent ; flâner à pied dans les villes et les villages, visiter des monuments, des mosquées, des musées pour essayer de mieux cerner les cultures locales ; et bien-sûr, prendre le temps de peindre, lire et écrire.

37 Nicolas Bouvier s’intéresse profondément aux gens, il cherche réellement à les connaitre et à les comprendre. Il n’hésite pas à se rendre à leur rencontre. Il les observe sans juger, sans récrimination, avec bienveillance, même si parfois elle est teintée d’une fine ironie, mais jamais nous n’avons décelé de mépris, de méchanceté, de supériorité ou d’arrogance. L’autre est d’abord un frère humain, quelle que soit son origine, sa religion ou son statut social. S’il se montre critique et parfois corrosif c’est surtout face à l’Occident, à l’Europe et aux quelques occidentaux auxquels il a affaire.

38 Grâce à ce vivre ensemble, cette proximité, ce partage, Nicolas Bouvier va vivre des situations émouvantes. Par exemple, à Tabriz, dans une gargote minable où il se rend fréquemment pour passer le temps ou essayer d’écrire, à midi, des portefaix encore plus miséreux que lui, viennent prendre leur maigre repas constitué d’un bout de pain, de sucre et de thé, que, cependant, ils n’hésitent pas à partager. L’écrivain voyageur registre ce geste de touchante humilité et générosité : Jamais quand j’étais à leur table, ils ne commençaient sans m’offrir d’abord : Beffarmâid – c’est à vous – cette minable pitance qui s’en trouvait sanctifiée. Si j’acceptais, c’en était fait du repas de la journée. Je me demandais quel ordre poussait ces ventres-creux à offrir aussi machinalement le peu qu’ils possèdent ? Un ordre noble en tout cas … (Bouvier, 1999 : 156).

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 229

39 Toujours à Tabriz, Nicolas Bouvier s’aperçoit que les timbres des lettres qu’il a reçues d’Europe ont été dérobés. Il se plaint à une vieille mégère. Grand émoi ; le quartier s’agite ; des claques sifflent ; des garnements sanglotent et, bientôt, comme par enchantement, les timbres lui sont rendus. Ce larcin prestement résolu motive cette réflexion morale : La loi du quartier (…) avait été enfreinte, et cette loi commande d’être honnête, dans les petites choses surtout, qui relèvent du quotidien et de la conduite. On a plus de latitude dans les grandes qui appartiennent au destin. (Bouvier, 1999 : 191)

40 En Turquie, après un pénible séjour effectué à Istanbul, en route vers Erzerum, dans l’arrière-pays, il reconnait, la noblesse des valeurs qui régissent l’existence des villageois, souvent très démunis, qu’il croise : « L’hospitalité, l’honnêteté, le bon vouloir, un chauvinisme candide sur lequel on peut toujours faire fond : voilà les vertus qu’on trouve ici. Elles sont simples et bien palpables. » (Bouvier, 1999 : 101). En quittant l’Iran, il souligne la qualité de l’accueil qui leur a été fait à Téhéran : « Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout va bien. (Bouvier, 1999 : 229).

41 Après la traversée du désert du Lout, le séjour en région baloutche, à Quetta – qui aujourd’hui intègre le Pakistan – permet au voyageur d’apprécier la ville et l’austère et droit savoir-vivre des habitants. Il note en arrivant : « Il y a peu de misère ici, et beaucoup de cette frugalité qui rend la vie plus fine et plus légère que cendre. (Bouvier, 1999 : 277). Après avoir passé de longues heures au Ramzan Garage où la Fiat Topolino est réparée par d’habiles mécaniciens, il affirme : « Impossible de travailler avec eux sans s’en faire des amis. (Bouvier, 1999 : 282). Il trace un portrait flatteur des Baloutchs : Sous les misérables haillons, il perçoit le scintillement d’une âme admirable. Comme souvent, il faut prendre le temps de scruter au-delà de l’apparence pour découvrir une vérité cachée : Le Baloutch est plutôt sûr de lui. Son aisance morale éclate dans ce sourire qui flotte à hauteur de barbe et dans le drapé de hardes toujours propres. Il est très hospitalier et rarement importun. (…) Les Baloutchs sont musulmans sunnites, sans trace de fanatisme. (Bouvier, 1999 : 285)

42 En voyageant à travers l’Asie Central au contact du monde et des autres, dans des pays où les gens vivent d’une manière si austère, Nicolas Bouvier prend conscience du cadre paradoxal de sa quête existentielle. À Bayburt, un misérable village turc perdu dans l’Anatolie, où tout manque, il constate la fascination des villageois pour les produits technologiques occidentaux. Alors que les deux voyageurs attendent de l’Orient une aide spirituelle pour répondre à des problèmes existentiels, les pauvres villageois turcs attendent de l’Occident une aide matérielle pour améliorer leurs effroyables conditions de vie. Nicolas Bouvier résume ainsi la situation : « Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres pour vivre. (Bouvier, 1999 : 103). Chacun a ses manques qu’il espère un jour pouvoir combler.

43 À aucun moment, dans L’Usage du monde, Nicolas Bouvier ne manifeste de regrets pour être parti, malgré les rudes épreuves endurées, certains moments de découragement, et même de désarroi, comme celui vécu à Ispahan, en Iran. Ce jour-là, les deux amis se retrouvent dans un lieu inquiétant, qui est comme ensorcelé. Les voyageurs, déconcertés, font promptement demi-tour. Selon Nicolas Bouvier, il y a : « (…) des

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 230

paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a sur cette terre cinq ou six pour chacun de nous. » (Bouvier, 1999 : 235).

44 Il faudra attendre le séjour traumatique sur l’île de Ceylan, pour qu’il manifeste la nostalgie de la distante Europe. Il confesse, en lisant une lettre venue d’Europe : « J’y ai trouvé cette phrase : « Au nord de Grenoble il pleuvait. L’herbe était haute. Il y avait des geais dans les noyers », qui m’a étrangement remué. À cause de l’herbe. (…) L’Europe peut avoir bien des défauts, mais elle a une herbe incomparable… ». (Bouvier, 1991 : 147).

45 Quant à Thierry Vernet, sans doute psychologiquement plus fragile, il craque durant l’interminable enfer blanc de Tabriz. Il dit à son ami : « Je n’en peux plus de cette prison, de cette trappe (…) regarde où nous en sommes après huit mois ! piégés ici. » (Bouvier, 1999 : 156). C’est à ce moment-là qu’il décide d’arrêter le voyage, d’abandonner Nicolas Bouvier et de partir pour Ceylan pour retrouver sa fiancée. La séparation des deux amis voyageurs a lieu à Kaboul. Aux difficultés du voyage s’ajoute alors, pour Nicolas Bouvier, celle de voyager seul. C’est difficile de perdre un compagnon d’errance, même s’il semble accepter sa décision : « Bon. Je ne voyais que la maladie ou l’amour pour interrompre une telle entreprise. Je préférais que ce fût l’amour. Il poussait sa vie. J’avais envie d’égarer la mienne… » (Bouvier, 1999 : 157).

46 Mais, après la séparation, le ton du récit change légèrement. L’enthousiasme vital de la jouissive et épicurienne flânerie à travers l’éden des Balkans semble maintenant très loin. Le majestueux massif de l’Hindou-Kouch, qui s’étend à perte de vue, est plus propice à la méditation. Mais l’essentiel, c’est d’aller de l’avant, de poursuivre le vagabondage, au volant de la toujours vaillante Fiat Topolino. Pour Nicolas Bouvier, bouger, c’est une nécessité vitale. Il l’a dit : « J’ai trop besoin de cet appoint concret qu’est le déplacement dans l’espace » (Bouvier, 1999 : 51). Il craint trop l’immobilité, les grilles des prisons de l’existence normative, des habitudes qui ankylosent et dont il faut se méfier : « C’est si doux les vieilles habitudes, même celles qui vous oppriment. » (Bouvier, 1999 : 107). Cette immobilité tant redoutée, c’est aussi une des facettes du châtiment infligé par Zeus à Prométhée. En l’enchainant à un rocher, à la matière rugueuse et inerte, il prive Prométhée du mouvement et l’isole du monde. Prométhée est en fait triplement condamné : à l’immobilité, à la souffrance et à la solitude.

47 Après la montée éprouvante du Kybber-Pass, Nicolas Bouvier se retrouve seul au sommet du col. Il contemple le paysage, perdu dans ses pensées : « J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. » (Bouvier, 1999 : 373). Suite à cette longue et intense contemplation, il a une sorte d’illumination : Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouvait changée. Mais rien dans cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette insuffisance centrale de l’âme, qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement est notre moteur le plus sûr. (Bouvier, 1999 : 374)

48 Face au paysage grandiose, Nicolas Bouvier est confronté au « vide qu’on porte en soi », au vide de l’âme, au vide de l’univers, au sens insondable de l’existence, ou, comme l’a exprimé Fernando Pessoa, à : « L’immensité vide des choses, le vaste oubli qui règne dans le ciel et sur la terre… » (Pessoa, 1999 : 209). Et pourtant, c’est précisément ce silencieux gouffre intérieur, « cette insuffisance centrale de l’âme », qui motive le

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 231

voyageur à poursuivre le voyage dans sa quête, à avancer, à la recherche du neuf, du changeant, de l’inattendu, de soi, pour, peut-être, arriver un jour à combler le gouffre de l’âme, le vide intérieur entrevu. L’âme du voyageur n’a pas encore trouvé le repos.

49 Heureusement, apportées par le vent : « (…) le voyageur reçoit par bouffées l’odeur mûre et brûlée du continent indien… » (Bouvier, 1999 : 376). C’est le souffle d’un continent inconnu qui déjà l’appelle, lui fait signe, lui tend les bras. Le récit ne se termine pas par un point final, mais par trois points de suspension qui signalent la poursuite du voyage et de la quête, car ils contiennent en eux tous les rêves du voyageur, à la veille d’un nouveau départ.

50 Amin Maalouf Malouf distingue deux sortes de voyageurs : Bien des hommes découvrent le vaste monde en cherchant seulement à faire fortune. Quant à toi, mon fils, c'est en cherchant à connaître le monde que tu trébucheras sur un trésor. (Maalouf, 2016 : 267)

51 Nicolas Bouvier fait indubitablement partie de ces voyageurs qui s’en vont « en cherchant à connaître le monde », à connaître les autres, à se connaître. Si Prométhée a volé aux dieux le feu divin pour le donner aux hommes, Nicolas Bouvier, quant à lui, a rapporté de son errance en Asie Centrale une sagesse austère, une vérité existentielle dont, lui aussi, nous fait don. Invitation au voyage, invitation à une méditation sur l’existence, de L’Usage du monde, le lecteur peut faire usage, doit faire usage, en extrayant du récit sa transmissible quintessence.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie citée BONTÉ, Pierre (2019). Nomades et sédentaires : conflits multiples et symbioses dans l'Histoire. [Version en ligne consultée le 16 mars 2020] URL :http://www.leconflit.com/2019/09/nomades-et- sedentaires-conflits-multiples-et-symbioses-dans-l-histoire.html

BOUVIER, Nicolas (1991). Le Poisson-scorpion. Paris : Payot.

BOUVIER, Nicolas (1999). L’Usage du monde. Genève : Librairie Droz.

HESSE, Hermann (2005). Le Voyage en Orient. Paris : Le Livre de Poche.

HESSE, Hermann (2017). Le Loup des Steppes. Paris : Le Livre de Poche.

LA BIBLE Version proposée sur le site de l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones : https://www.aelf.org/bible/Gn/4 [Version en ligne consultée le 18 mars 2020]

LAUREL, Maria Hermínia (2006). « De l’usage du monde comme itinéraire identitaire », Cadernos de Literatura Comparada, 14/15, pp. 185-207.

PESSOA, Fernando (1999). Le Livre de l’Intranquillité de Bernardo Soares. Paris : Christian Bourgeois Éditeur.

MAALOUF, Amin (2016). Léon l’Africain. Paris : Le Livre de Poche.

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 232

MOUSSA, Sarga (2004). « Nicolas Bouvier ou la réinvention du voyage en Orient au XXe siècle » in Seuils et Traverses 4, actes du colloque d’Ankara des 2-4 juillet 2003, Emin Özcan (dir.), Ankara Üniversitesi Basimevi, pp. 164- 176. [Version en ligne consultée le 20 mars 2020] URL : https:// halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00257255/document

PLATON, Protagoras, https://beq.ebooksgratuits.com/Philosophie/Platon-Protagoras.pdf [Version en ligne consultée le 18 mars 2020]

RIMBAUD, Arthur (1999). Poésies. Une Saison en Enfer, Illuminations. Paris : Éditions Gallimard.

RIVELINE, Claude (1999). Nomades et sédentaires, l’irréductible affrontement, Le Journal de l’École de Paris, nº 16, mars-avril, pp. 41- 47. [Version en ligne consultée le 16 mars 2020] URL http:// riveline.net/nomades.pdf

Bibliographie de référence JACQUIER, Claire (1980). « Le voyage de l’allégement ou les chances de l’inconfort intellectuel. Un récit de Nicolas Bouvier : L’usage du Monde, Études de lettres, Lausanne, nº 4, pp. 57-67.

MAGAZINE LITTÉRAIRE, Les Écrivains voyageurs – de l’aventure à la quête de soi, nº 432, Juin 2004.

MAGETTI, Daniel (1989). « Mots d’ordre et ordre de mots, Poésie et prose dans l’œuvre de Nicolas Bouvier », Etudes de Lettres, juillet-septembre, nº 3, pp. 79-88.

MAGETTI, Daniel (1991). « Nicolas Bouvier, voyageur et moraliste », Versants Littératures Romanes en Suisse, nº20, pp. 83-92.

LONDON, Jack (2017). Martin Éden. Paris : Librairie Hachette.

Site web consulté https://www.rts.ch/archives/dossiers/3477393-nicolas-bouvier-ecrivain-et-voyageur.html (On y trouve de très intéressantes archives audiovisuelles sur Nicolas Bouvier)

NOTES

1. Bonté, Pierre, Nomades et sédentaires : conflits multiples et symbioses dans l'Histoire. http:// www.leconflit.com/2019/09/nomades-et-sedentaires-conflits-multiples-et-symbioses-dans-l- histoire.html [Version en ligne consultée le 16 mars 2020] 2. Belgrade était alors la capitale de la Yougoslavie. Après les fratricides et tragiques conflits qui ont conduit à la dissolution du pays pendant la dernière décennie du XXème Siècle, Belgrade est devenue, à partir de 2006, la capitale de la Serbie. 3. En allemand dans le texte. « Je ne suis pas fou, Maître, je reste à la maison ». 4. Platon, Protagoras https://beq.ebooksgratuits.com/Philosophie/Platon-Protagoras.pdf (p 50) [Version en ligne consultée le 18 mars 2020] 5. Moussa, Sarga, Nicolas Bouvier ou la réinvention du voyage en Orient au XXe siècle, https:// halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00257255/document (p 6) [Version en ligne consultée le 20 mars 2020]

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020 233

RÉSUMÉS

L’opposition entre nomades et sédentaires remonte à la nuit des temps. En Occident, le nomade est souvent redouté, mais, en Asie, il a une aura noble, comme le découvre Nicolas Bouvier, écrivain voyageur d’origine suisse, qui, dans les années cinquante, part avec Thierry Vernet à la découverte de l’Asie Centrale, des autres, de lui-même et des valeurs essentielles. Leur errance asiatique, périple jouissif mais rempli d’embuches et de souffrances, se caractérise par la lenteur, l’apprentissage du dénuement, l’importance des rencontres, du partage, la méditation sur les valeurs de la vie. Le voyage durera presque deux ans et sera la matière du livre L’Usage du monde. Tel Prométhée qui a dérobé le feu divin, le feu de la connaissance, pour le donner à la communauté humaine, Nicolas Bouvier, en faisant le compte-rendu de sa lente et heureuse flânerie, nous fait cadeau des découvertes glanées au gré des routes, d’un savoir caché, d’une sagesse austère.

The opposition between nomads and sedentary people goes back to the dawn of time. In the West, the nomad is often feared, but in Asia, he has a noble aura, as discovered by Nicolas Bouvier, a writer-traveller of Swiss origin, who, in the 1950s, set off with Thierry Vernet to discover the Central Asia, others, himself and essential values. Their Asian wandering, a joyful journey but full of pitfalls and suffering, is characterized by slowness, learning about deprivation, the importance of encounters, sharing, meditation on the values of life. The journey will last almost two years and will be the subject of the book L'Usage du monde. Like Prometheus who stole the divine fire, the fire of knowledge, to give it to the human community, Nicolas Bouvier, by giving an account of his slow and happy wandering, gives us the gift of discoveries gleaned along the way, of hidden knowledge, of austere wisdom.

INDEX

Mots-clés : voyage, Bouvier (Nicolas), existence, Orient, Prométhée Keywords : travel, Bouvier (Nicolas), existence, East, Prometheus

AUTEUR

HUGO MANUEL VAZ moraisvaz[at]sapo.pt

Carnets, Deuxième série - 19 | 2020