Catherine BERNARD, Nièce De Pierre Corneille
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ETIENNE WOLFF UNE POÉTESSE OUBLIÉE : Catherine BERNARD, nièce de Pierre Corneille es attaches normandes m'ont valu récemment d'inaugurer M à Barentin (Seine-Maritime) un collège secondaire dédié à Catherine Bernard. Le maire de cette charmante ville, André Marie, ancien président du Conseil, consacre tous ses efforts à faire de sa commune un centre vivant d'art et de culture. Malgré la proximité de Rouen, la métropole de haute Normandie, il y réussit fort bien. Une très belle exposition de peintures de l'Ecole de Rouen (1) en est un témoignage récent. Il s'attache en outre à faire revivre des œuvres et des auteurs oubliés ou peu connus, mais dignes d'être remis en valeur. Le nom de Pierre Corneille a éclipsé pour la postérité les œuvres de son frère Thomas Cor• neille, de sa nièce Catherine Bernard. L'un et l'autre avaient eu en leur temps des succès éclatants : le Timocrate, de Thomas Corneille, fut la tragédie le plus souvent jouée au xvne siècle ; elle eut quatre-vingts représentations. Le Brutus, de Catherine Bernard, fut joué vingt-cinq fois au Français, où cette pièce avait été admise en 1690 : c'était pour l'époque un beau succès. a renommée de Thomas Corneille a connu récemment une L juste réparation. Celle de Catherine Bernard méritait le même sort. Le président André Marie a contribué à réhabiliter l'un et l'autre, en faisant jouer leurs œuvres dans le jeune et beau théâtre de Barentin. Catherine Bernard est née en 1662 à Rouen. On sait peu de choses sur sa vie. Avant sa dix-septième année, elle vint à Paris tenter sa chance. Celle-ci lui sourit. Peut-être dut-elle à ses oncles, à son cousin Fontenelle son entrée dans les milieux littéraires. Peut-être celui-ci fut-il séduit par le charme de la jeune fille autant que par ses qualités intellectuelles ? Quel que soit le parti qu'elle (1) Cf. L'Ecole de Rouen. Editions BDS, Rouen 1972. UNE POÉTESSE OUBLIÉE : CATHERINE BERNARD 279 ait pu tirer de sa parenté à ses débuts dans la carrière, sa répu• tation en souffrit dès avant sa mort, car on ne se priva pas d'attribuer à Fontenelle certaines de ses œuvres. Il est bien diffi• cile de savoir ce qu'elle a véritablement écrit. Mais on doit reconnaître qu'elle a cultivé des genres qui étaient étrangers à Fontenelle. Ses écrits se distinguent par une finesse d'analyse psychologique qui rappelle les créations d'une autre femme, Mme de Lafayette. Fontenelle lui-même disait que « les sentiments sont traités avec toute la finesse possible, une certaine science du cœur, telle qu'elle est par exemple dans la Princesse de Clèves ». Catherine Bernard décrit avec prédilection « les mouvements du cœur, presque imperceptibles à cause de leur délicatesse ». On connaît d'elle de nombreuses poésies, trois nouvelles et deux pièces de théâtre (1); parmi elles, la tragédie de Brutus, que nous avons entendue récemment à Barentin, jouée par une troupe de talent, dans laquelle la Comédie-Française était représentée en bonne place : juste retour des choses. 'ai lu et écouté avec beaucoup d'étonnement et d'admiration J cette pièce, qui est l'œuvre maîtresse de Catherine Bernard. On dirait d'une tragédie de Pierre Corneille ou de Racine, et non des moindres, avec des accents dignes de ces deux auteurs. On y trouve la même inspiration héroïque, la même grandeur, le même balancement rythmé, la même aisance dans l'éloquence poétique. Combien de vers frappés au ciseau cornélien, dont l'assonance même révèle la parenté. Ne reconnaît-on pas le souffle d'Horace dans ces vers : S'il faut que par un peuple à lui-même livré, Périsse cet état encore mal assuré... Hé bien ! es-tu content, Sénat impitoyable ? Va repaître tes yeux d'un spectacle effroyable... Et voici un vers qui rappelle Polyeucte : Je touche, Marcellus, à mon heure dernière. Si elle n'avait eu de tels précurseurs, Catherine Bernard aurait une place de premier plan parmi les écrivains du xvne siècle. Elle a servi de modèle à Voltaire qui, lui aussi, a écrit un Brutus. (1) Les œuvres principales attribuées à Catherine Bernard comprennent deux tragédies : Laodamie. reine d'Epire (1689). Brutus (1690), plusieurs nouvelles, Eléonore d'Yvrée (1687). le Comte d'Amboise, nouvelle galante (1689), et Inès de Cordoue. nouvelle espagnole (1696), deux contes de fées qu'elle inséra dans Inès de Cordoue : le Prince Rosier et le fameux Riquet à la Houppe. 280 UNE POÉTESSE OUBLIÉE : CATHERINE BERNARD Il est évident qu'il a pastiché celui de Catherine Bernard, avec un résultat de bien moindre qualité. Cl.-B. Couture, dans une chronique récente, signale un emprunt évident de Voltaire à la nièce de Corneille. Lorsque Brutus est sur le point d'apprendre la trahison de son deuxième fils, Titus, après avoir connu celle de son premier fils, Catherine Bernard lui fait dire : Laisse encore douter à mon esprit confus S'il me demeure un fils, ou si je n'en ai plus. et Titus de répondre : Mon vous n'en avez point..., etc. Voltaire reprend ce dialogue sous une forme très voisine : De deux fils que j'aimais le ciel m'avait fait père, J'ai perdu l'un ; que dis-je ! ah ! Malheureux Titus, Parle, ai-je encore un fils ? Titus : Non, vous n'en avez plus. Reconnaissons que, s'il y a pastiche, il n'est pas de meilleure venue que le texte dont il s'inspire. Mais on comprend que Voltaire, après elle, ait été tenté par ce sujet. Il s'agit de l'insurrection du peuple qui, vers 516 avant J.-C, mit fin à la royauté de Rome. Les exactions, les violences du régime de Tarquin — on retrouve dans la tragédie l'épisode du viol de Lucrèce — avaient entraîné l'exaspération du peuple romain, dont Brutus se fit le champion et le libérateur. Catherine Bernard développe une idée très neuve, qui sans doute passa inaperçue de son temps. Elle est exposée dans la deuxième scène du premier acte. Lorsque l'envoyé du roi Tarquin détrôné exige, sous la menace, qu'on rende à son maître le pouvoir qui lui a été ravi, Brutus refuse en défendant la thèse du droit des peuples à l'insurrection. Quelle étonnante anticipation, quelle liberté d'ex• pression sous un monarque absolu ! Voici ce que dit Octavius, l'envoyé de Tarquin : Rome vient d'attenter sur les droits les plus saints, Qu'ait jamais consacrés le respect des humains. Méconnaissant des Rois la Majesté suprême, Elle foule à ses pieds et Sceptre et Diadème. La réponse du consul Brutus vient, péremptoire : Non, Seigneur, les Romains n'ont pas commis le crime De chasser de son Trône un Prince légitime... UNE POÉTESSE OUBLIÉE : CATHERINE BERNARD 281 Un Roy qui le premier règne contre la loy D'un peuple vertueux sera le dernier Roy. Et le deuxième consul, Valerius, va plus loin encore : Seigneur, à ces raisons qui sont notre défense J'ajoute des Romains la longue patience; Par un maître cruel trop longtemps oppressés, A la révolte enfin nous nous vîmes forcés. C'est encore Valerius qui s'exclame dans l'admirable vers qui clôt la tragédie : A quel prix, liberté, nous êtes-vous donnée ? N'est-il pas remarquable qu'en cette fin du xvne siècle, un auteur, une femme, ait osé aborder un sujet qu'aucun autre n'avait encore traité : le droit du peuple à s'affranchir de la tyran• nie. On voit que l'œuvre de Catherine Bernard va beaucoup plus loin qu'on pouvait le penser. Bien avant les philosophes du xvme siècle, elle annonçait l'esprit de la Révolution. n peut se demander comment Catherine Bernard conciliait O cette idée neuve avec l'adulation qu'elle exprimait à Louis le Grand, à qui elle ne cessait d'envoyer des poésies dédiées à sa gloire. Elle faisait de même avec d'autres « Grands », Mme de Maintenon, le duc de Bourgogne, la princesse de Conti, Mme de Pontchartrain. C'est qu'elle en attendait des subsides, car elle n'était pas riche, et qu'il faut bien vivre. D'autre part, elle ne doutait certes pas que Louis XIV fût un de ces monarques qui exerçait son pouvoir sans enfreindre les lois, et sans exercer aucune oppression. Mais il est très remarquable qu'elle ait posé dans l'absolu un problème qui s'est présenté à plusieurs reprises dans l'histoire : a-t-on le droit de s'affranchir d'une tyrannie, même légitime en apparence ? Tous les Français ont eu à résou• dre un semblable cas de conscience, après l'armistice de 1940. Même si elle n'eut pas d'influence immédiate sur son temps, nous lui devons beaucoup d'admiration pour son inspiration de poète, pour son courage prophétique, pour sa réelle originalité. Il serait souhaitable que la tragédie de Brutus, jouée une fois avec tant de feu devant un public enthousiaste, franchisse de nouveau les portes du Théâtre-Français. L'œuvre en vaut la peine et susciterait encore bien des applaudissements. ETIENNE WOLFF de l'Académie française .