:VINGT-DEUX ANS APRES.

QUELQUES CONCLUSIONS Dans un court article du numéro 209 de la revue EPS (pp. 19-21), le directeur technique de la Fédération française Le jour J de la compétition à Mexico, Bob d'athlétisme, Alain Piron, analysait, une fois encore, la Beamon a réussi à conférer à son corps, de masse m, en fin de phase d'appel : décomposition photographique du saut « historique » de Bob • Une quantité de mouvement an telle que Beamon à Mexico-City. Bien que plus de vingt ans se soient la vitesse | v | = (vx2 + vy2)1/2 = 9,8 m/s ; écoulés, le record de Bob Beamon continue de fasciner ceux pour un angle a d'envol = 21 degrés puis­ que la performance de haut niveau intéresse, et il reste le que tga - vy/vx = 0,38. doyen des records du monde; après la chute du record du L'altitude de 1,25 m du centre de masse en 400 m de Lee Evans (43.86 à Mexico-City), battu en 1989 par fin de phase d'appel conduit à ce que le Butch Reynolds (43.29). Le but de cet article est simplement point théorique de contact, avec le sol, de de résumer, pour le bénéfice des lecteurs de la revue EPS que la trajectoire parabolique retenue soit situé la question intéresse, certains travaux que quelques bioméca­ à 9,25 m de la planche d'appel. niciens ont consacré au saut en longueur et plus particulière­ • Un moment cinétique, autrement dit de ment au saut de Bob Beamon. manière plus imagée, une quantité de rota­ tion L par rapport à un axe horizontal passant par le centre de masse ; bien que très inférieure à la quantité réalisée lors d'un salto par exemple L existe et c'est un invariant dans toute la phase aérienne. Le « génie » de Beamon aura été de créer par des forces intérieures une séquence d'atti­ A QUAND tudes de son corps, régie par l'invariance imposée de L, mais quasi optimale pour aller chercher le sol le plus loin possible en avant sans retomber en arrière. Nous n'avons pas pu calculer L à partir des images dépouillées. Par contre d'autres LES 9 MÈTRES ? auteurs, Herzog [7] par exemple, en sont à quantifier et ainsi à comparer les possibili­ PAR F. PERONNET tés offertes par les valeurs de L obtenues par divers champions et les diverses tech­ Plusieurs études permettent aujourd'hui niveau de la mer (760 mmHg, 20°C : (d) = niques employées ; de telles démarches d'estimer les avantages que Bob Beamon a 1,205 kg/m3) à Mexico-City (570 mmHg, scientifiques conduisent à la modélisation tirés de la faible densité de l'air qui prévaut 20°C : (d) = 0,900 kg/m3) (O.A.C.I, 1964) du phénomène de coordination gestuelle. à l'altitude de Mexico-City, et d'un vent [4] diminue proportionnellement la résis­ L'enjeu est bien entendu considérable pour favorable, rapporté officiellement à 2 m/s tance aérodynamique à l'avancement. Pour les entraîneurs s'il s'agit d'optimiser les (des rumeurs circulent selon lesquelles le une même quantité d'énergie impartie au performances en personnalisant ainsi les vent aurait été un peu plus fort et aurait corps de l'athlète lors de l'appel (toutes entraînements de chaque athlète. Les tech­ dépassé la vitesse limite permise pour choses étant égales par ailleurs, notam­ niques de traitement de l'image, en temps homologuer un record (Ward-Smith, ment l'angle de décollage), la longueur de réel et adaptées à des problèmes particu­ 1986), mais ce sont des rumeurs désormais la trajectoire augmente quand (d) diminue. liers d'analyse du geste sportif, ne sont déjà invérifiables...). Un autre élément favora­ Pour ce qui est du vent favorable, il dimi­ plus du domaine du rêve ; elles permet­ ble pour la performance au saut en lon­ nue la vitesse apparente de l'athlète par tront très prochainement aux professeurs gueur est la réduction de l'accélération de rapport au flux d'air dans lequel il se d'EPS des classes terminales des lycées de la pesanteur lorsque l'altitude augmente. déplace, pour une vitesse donnée par rap­ participer non seulement à une étude plu­ Cependant, cette réduction est minime et port au sol. ridisciplinaire de l'analyse du mouvement, ne correspond qu'à une chute de Ceci revient à dire qu'il diminue aussi la en complément des cours de sciences natu­ 2 9,80665 m/s au niveau de la mer à résistance aérodynamique et que pour une relles, sciences physiques et informatique, 2 9,79978 m/s à l'altitude de Mexico-City même quantité d'énergie impartie au corps mais aussi à créer un contenu scientifique (Brearley, 1977). Cette différence peut être leur permettant d'aborder, en toute de l'athlète pendant sa course d'élan, la considérée comme négligeable par rapport vitesse horizontale par rapport au sol qui connaissance de cause, les évolutions cor­ aux changements de densité de l'air, et, porelles de leurs élèves... Alain Junqua est atteinte à l'appel, augmente. De la dans le cas qui nous occupe, par rapport à même façon pour une même quantité U.R.A. 131 du CNRS l'effet du vent favorable de 2 m/s. d'énergie impartie au corps de l'athlète lors POITIERS de l'appel (toutes choses étant égales par L'ANALYSE DE WARD-SMITH : ailleurs) la longueur de la trajectoire hori­ Bibliographie 8 METRES 59... [1] BELTRAN (L.), DUBOY(J.), JUNQUA(A.) zontale augmente également. et MORVANT (F.). « Langage praticien et lan­ La réduction de la densité de l'air et le vent Au terme d'une analyse mécanique détail­ gage scientifique ». Revue Française de Péda­ de dos sont des avantages car ils diminuent lée de la course d'élan et de la phase gogie n° 89 (1989). la résistance aérodynamique à l'avance­ aérienne du saut en longueur, qui dépasse [2] LEROY (A.) et VIVES (J.). « Pédagogie spor­ tive et athlétisme ». Editions Bourrelier. ment lors de la prise d'élan ainsi qu'au le cadre de cet article, Ward-Smith (1983, (1955). cours de la phase aérienne du saut. La 1984a, 1984b, 1985, 1986) [6a à 6d] a estimé [3] DEMENY (G.). « Mécanisme et éducation résistance aérodynamique à l'avancement les performances équivalentes au saut réa­ des mouvements ». Ed. Alcan. Paris (1907). dépend en effet : lisé par Bob Beamon à Mexico-City, pour [4] Revue E.P.S. n° 209. • Des caractéristiques aérodynamiques de d'autres conditions de densité de l'air et du [5] WINTER (D.A.). « Biomechanics of human l'athlète que l'on décrit par la « surface de vent. movement » John Wiley and Sons (1979). traînée » ; [6] BREARLEY (M.N.). « Optimal stratégies in L'objectif était de faire apparaître l'impor­ sports ». North Holland Publishing Company • Du carré de la vitesse par rapport au flux tance relative des divers facteurs contribu- N.Y. (1977). d'air dans lequel se déplace l'athlète ; toires à la performance, en terme de centi­ [7] W. HERZOG. « Maintenance of body orien­ • De la densité de l'air (d) ; mètres gagnés par rapport à la situation de tation in the flight phase of long jumping ». • De la masse de l'athlète. référence (760 mmHg, 20°C : (d) = Med. Sci. Sports Exerc. vol. 18, n° 2, (1986). La réduction de la densité de l'air du 1,205 kg/m3 ; vent nul). Les résultats des Note (1) Les schémas 1, 2, 3 et 4 ont été réalisés à partir de ce document. 48 Revue EP.S n°223 Mai-Juin 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé calculs de Ward-Smith (1986) [6d] qui sont un gain de performance de 8 à 11 cm. L'ANALYSE DE C. FROHLICH : résumés au tableau 1 montrent que l'effet Enfin, l'effet du vent de dos de 2 m/s sur la 8 METRES 63... de la réduction de la densité de l'air sur la vitesse horizontale au décollage est du En employant une méthode de calcul diffé­ phase aérienne du saut est très faible : 2 à même ordre de grandeur : il se traduit par rente de celle utilisée par Ward-Smith, 3 cm. Ces estimations sont en accord avec un gain de performance de 11 à 16 cm. Frohlich (1985) [3] parvient à des conclu­ celles faites par Brearley (1977) [1] et Lorsque ces gains sont combinés (ils ne sions très semblables. Selon ses résultats, le Burghes et al. (1982), [2] ainsi qu'avec les sont pas strictement additifs), ils condui­ saut de Bob Beamon à Mexico-City est autres estimations faites par Ward-Smith sent à une amélioration de la performance équivalent à une performance de 8,63 m au (1984) [6b] en utilisant une méthode de de 31 cm. Ceci revient à dire que la per­ niveau de la mer par vent nul, soit un gain calcul simplifiée. L'effet du vent favorable formance de 8,90 m réalisée par Bob Bea­ de 27 cm dont l'essentiel (22 cm) est dû à de 2 m/s sur la phase aérienne du saut est mon à Mexico-City correspond à un saut l'effet de la réduction de la densité de l'air du même ordre de grandeur (2-3 cm). Par de 8,59 m au niveau de la mer. Cette et du vent favorable, sur la vitesse horizon­ contre, l'effet de la réduction de la densité performance est nettement supérieure au tale au décollage, l'effet de ces facteurs sur de l'air sur la vitesse au décollage est record « de plaine » de 1968 (Ralph Bos­ la phase aérienne ne se traduisant que par beaucoup plus important : il se traduit par ton et Ter-Ovanessian : 8,35 m) mais se un gain de 5 cm. situe en 1989 au quatrième rang « seule­ ment » des meilleures performances ac­ Tableau 1 complies en plaine assez loin derrière les 8,79 m de et les 8,74 m de Larry L'ANALYSE DE M. N. BREARLEY : Myricks, juste derrière les 8,61 m de Ro­ 8 METRES 84... bert Emmiyan, et 5 cm seulement avant les L'analyse faite par Brearley (1977) [1] 8,54 m de . En 1989, un confirme également que l'effet de la réduc­ saut de 8,59 m reste un saut de très haut tion de l'air et du vent favorable sur la niveau mais qui n'a plus rien d'exception­ phase aérienne du saut est faible. Selon les nel. En 1987, Robert Emmiyan a franchi méthodes de calcul utilisées, Brearley es­ 8,86 m à une altitude relativement basse time qu'il se traduit par un gain de perfor­ (Taskhkadzor, 1565 m) ( mance variant de 1,8 à 6,3 cm. Il faut noter News, Juillet 1987, p. 34). C'est dire que les toutefois que, selon Brearley , ce gain de meilleurs en longueur actuels ont rejoint et performance serait le seul avantage que dépassé le niveau de performance de Bob Bob Beamon aurait tiré des conditions Beamon. prévalant à Mexico-City. Ainsi, le saut de

EPS N° 223 - MAI-JUIN 1990 49 Revue EP.S n°223 Mai-Juin 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé Bob Beamon équivaudrait à 8,84 - 8,88 m soit environ 2,5 à 3 %). L'autre argument de au niveau de la mer par vent nul. En effet, Brearley est plus intéressant. EDITIONS REVUE EPS Brealey doute que la réduction de la den­ Il fait remarquer le sauteur en longueur ne sité de l'air et le vent favorable de 2 m/s ait se présente peut-être pas à la planche COLLECTION affecté la vitesse horizontale à l'appel. d'appel à 100 % de sa vitesse maximale. Il Cette remarque n'est pas sans intérêt, bien « DE L'ECOLE... AUX ASSOCIA TIONS » recherche, en effet, un compromis entre la que les arguments de Brearley ne soient vitesse horizontale, le souci d'arriver sur la pas absolument convaincants. Son premier planche, et la capacité de négocier une argument est que l'effet de la réduction de impulsion dont la composante verticale est la densité de l'air et d'un vent favorable de un facteur important de la performance. 2 m/s sur la vitesse de course sont très En ce sens, la réduction de la densité de faibles. C'est vrai si l'on considère comme l'air et le vent favorable pourraient être vus « faible » une augmentation de la vitesse comme des handicaps obligeant l'athlète à de course de 2,5 % (c'est la valeur estimée se retenir dans la course d'élan afin de ne par Frohlich et par Ward-Smith). Toute­ pas arriver à la planche d'appel avec une fois, ce gain de vitesse est appréciable et se vitesse horizontale trop élevée, qui le ferait traduit par un gain dans la longueur du « mordre » ou l'empêcherait de négocier saut du même ordre de grandeur (20 à une bonne impulsion. On pourrait rétor­ 25 cm pour un saut de référence de 8,50 m, quer cependant que les sauteurs en lon-

50 Revue EP.S n°223 Mai-Juin 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé performance de Bob Beamon. Si l'on veut raffiner les estimations sans reprendre l'analyse complète faite par Ward Smith pour le saut de Bob Beamon, on peut utiliser le tableau d'équivalences déve­ loppé par cet auteur (Ward Smith, 1985) 36c4 pour des sauts en longueur réalisés à diverses altitudes et avec des vents favora­ bles de vitesse variable (cf. tableau 2). Ce tableau calculé pour un saut de référence (au niveau de la mer, à 20°C et vent nul) d'environ 8 m est sans doute valide pour estimer l'ordre de grandeur des améliora­ tions possibles pour des sauts de niveau légèrement supérieur. En appliquant ce tableau d'équivalences aux performances des trois meilleurs sauteurs en longueur actuels (cf. tableau 3), il est clair que la barrière des 9 mètres leur est accessible dans de bonnes conditions de compétition, à l'altitude de Mexico-City.

Tableau 3

Estimations des performances équivalentes aux records personnels des trois meilleurs sauteurs actuels à diverses altitudes avec et sans vent favorable (2 m/s).

gueur sont aussi des sprinters et qu'en règle sont de 8,79 et 8,74 m respectivement. En générale plus ils courent vite plus ils sau­ leur appliquant de façon automatique le tent loin. En ce sens, un gain dans la vitesse gain de 31 cm estimé par Ward Smith, on Les performances en caractères couleur sont celles effecti­ horizontale à l'appel semble bel et bien un peut penser que ces deux athlètes pour­ vement réalisées par les sauteurs ; les autres sont des avantage. raient sauter plus de 9 m à Mexico-City, estimations. avec un vent favorable de 2 m/s. Robert Emmiyan quant à lui, a sauté 8,61 m au VERS LES 9 METRES... niveau de la mer, et 8,86 m à Taskhkadzor François Péronnet Les meilleures performances de Carl Lewis (1565 m) avec un vent favorable appro­ Département d'éducation physique et de Larry Myricks au niveau de la mer chant les 2 m/s, ce qui n'est qu'à 4 cm de la Université de Montréal. Bibliographie Tableau 2 [1] Brearley. (M.N.)«The miracle of Mexico-City. in : Optimal stratégies in sports. Etudié par Shaul. P. Ladany et Robert E. Machol. North- Equivalence des performances en saut en longueur pour diverses valeurs de la densité de l'air et diverses vitesses de vent favorable. Holland Publishing Company, New York 1977, pp. Le chiffre indiqué dans le tableau à double entrée est le pourcentage d'amélioration de la performance par rapport à la performance 162-167. observée au niveau de la mer et par le vent nul. La température est tenue constante à 20°C. D'après les données de Ward-Smith [2]Burghes, (D.E.), Huntley, (I), et McDonald, (J). (1985) [6c]. • Applying Mathematics. Ellis Horwood, Chichester, 1982, pp. 91-97. [3] Frohlich, (C) • Effect of Wind and altitude on record performance in foot races, pole vault, and long jump. American Journal of physics 53 : 726-730, 1985. [4] O.A.C.I. (Organisation de l'Aviation Civile Interna­ tionale). Manuel de l'atmosphère type. Document 748812, OACI, 1964, Montréal, pages XXIX-L. [5] Ward-Smith, (A.J.) • The influence of aerodynamic and biomechanical factors on long jump performance. Journal of Biomechanics 8 : 655-658, 1983. [6a] Ward-Smith, (A.J.) • Calculation of long jump performance by numerical integration of the aquations of motion. Journal of Biomechanical Engineering 106 : 244-248; 1984a. [6b] Ward-Smith, (A.J.) • Air resistance and its in­ fluence on the biomechanics and energetics of sprin­ ting at sea level and at altitude. Journal of Biomecha­ nics 17 : 339-347, 1984b. Exemple 1 : 8.54 m à une densité de 1,205 kg/m (niveau de la mer) et vent nul = 8,54 m x 1,0224 = 8,73 m à une densité de [6c] Ward-Smith, (A.J.) • The influence on long jump 1,00 kg/m3 (altitude environ 1540 m) avec le vent favorable de 1 m/s. performance of the aerodynamic drag experienced during the approach and the aerial phases. Journal of Exemple 2 : 8.61 m à une densité de 0,95 kg/m3 (altitude environ 1955 m) avec un vent favorable de 1,5 m/s = 8,61/1,0300 = Biomechanical Engineering 107 : 336-340, 1985. [6d] Ward-Smith, (A.J.) • Altitude and wind effects on 8,36 m au niveau de la mer par vent nul ; soit 8,36 x 1.0224 = 8.55 m à une densité de 0,9 kg/m3 (altitude environ long jump performance with particular reference to the 2390 m) avec un vent favorable de 0,5 m/s. world record established by Bob Beamon. Journal of Sports Sciences 4 : 89-99, 1986.

EPS N° 223 - MAI-JUIN 1990 51 Revue EP.S n°223 Mai-Juin 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé