O Brother, where art thou ?

de Joel & Ethan Coen FFICHE FILM Fiche technique

USA - 2000 - 1h45 - Couleur

Réalisateur : Joel Coen

Scénario : Ethan et Joel Coen d’après l’Odyssée d’Homère

Montage : John Turturro (Pete), Tim Blake Nelson (Delmar) et George Clooney (Ulysse) Roderick Jaynes Tricia Cooke Résumé Critique Musique : Dans le Mississipi profond, pendant la L’originalité du cinéma des frères Coen T.Bone Burnett Grande Dépression, trois prisonniers tient à leur manière d'ancrer leurs histoires Carter Burwell enchaînés s’évadent du bagne : Ulysse et leurs personnages dans le morceau Everett McGill, Delmar et Pete. Ils tentent d'Amérique que chacun de leurs films se l’aventure de leur vie pour retrouver leur propose d'explorer. Au point que les pay- Interprètes : liberté et leur maison. N’ayant rien à sages (les étendues enneigées de Fargo) George Clooney perdre et unis par leurs chaînes, ils entre- et le décor (l'hôtel ) contribuent (Ulysse Everett McGill) prennent un voyage semé d’embûches et au moins autant que l'intrigue et la forme riche de personnages hauts en couleur. dramatique à donner le ton de ces fictions John Turturro Mais ils devront redoubler d’inventivité qui offrent de la réalité une vision à la fois (Pete) pour échapper au mystérieux et rusé shérif documentaire et fantasmée. Très libre Tim Blake Nelson Cooley lancé à leur poursuite pour les adaptation de L'Odyssée dans le Sud des ramener au camp de travail. États-Unis, au moment de la Grande (Delmar) Dépression, leur dernier opus n'échappe John Goodman pas à cette règle. (Big Dan Teague) Du récit originel, les Coen n'ont conservé qu'un vague canevas. Enchaîné à Pete Holly Hunter (John Turturro) et à Delmar (Tim Blake (Penny) Nelson), deux autres bagnards en cavale, Chris Thomas King Ulysse (George Clooney) parcourt les routes du Mississippi et doit surmonter de (Tommy) nombreux obstacles avant de retrouver son foyer et sa Pénélope, rebaptisée Penny L E F R A N C E www.abc-lefrance.com

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(Holly Hunter). Plusieurs rencontres particulier sur les couleurs (désaturées de Culs Trempés est particulièrement offrent un amusant écho aux figures sélectivement à l’étalonnage via l’ordi- brillante. D'un point de vue dramatique, emblématiques du poème de Homère. nateur), contribue à créer cet univers à elle permet les retrouvailles finales avec Au bord d'un cours d'eau, Ulysse et ses la fois réel et distancié qui reste la Penny lors du concert final qui résout deux compagnons tombent sous Ie char- marque des Coen. Univers qui pousse l'intrigue secondaire avec le Ku Klux me de sensuelles lavandières qui les l’humour jusqu’à l’absurde pour flirter Klan. D'un point de vue formel, elle offre ensorcellent par leurs chants de sirènes, avec le fantastique (la pseudo-transfor- une ouverture bienvenue sur la comédie et par leurs formes généreuses aperçues mation de Pete en grenouille), avant de musicale, à laquelle renvoie toute la tra- à travers leurs chemises mouillées ; plus finir dans un éclat de rire dévastateur. dition culturelle du blues dans le tard, ils affrontent le Cyclope sous les Rien n’est pris au sérieux, ni la condam- Mississippi. Du choeur des prisonniers à traits d'un borgne vendeur de Bible nation à la potence des héros emportés celui des Noirs sous le gibet, tout com- (savoureux John Goodman), qui les par les eaux d’un barrage, ni une mence et se termine par des chansons assomme avant de les dépouiller. On réunion du Ku Klux Klan qui vire à la dans ce Deep South où l'on interrompt pourrait citer d'autres exemples (le pré- mascarade comme dans une aventure une séance de cinéma pour faire entrer tendant, adepte de boxe française, que de Tintin. Il faut dire que, avec leurs dans la salle une colonie de bagnards. Penny s'apprête à épouser), sans pour tenues rayées de bagnards, Ulysse et Ce clin d'oeil à une scène mémorable autant chercher d'équivalents systéma- ses deux acolytes ressemblent davanta- des Voyages de Sullivan (Preston tiques à toutes les péripéties de ge à des personnages de bandes dessi- Sturges, 1941) renvoie au titre 0' L’Odyssée. Car les Coen ne s’embarras- nées (voir leurs silhouettes sautillantes Brother, Where Art Thou ?. Dans le sent ni de pastiche ni de parodie. Ils pui- au milieu des champs de maïs dans leur chef-d'oeuvre de Sturges, c'était déjà le sent ici dans Homère, comme ailleurs ils première séquence) qu’à de glorieux titre du film aux résonances sociales reprenaient les stéréotypes du bur- héros antiques. que voulait réaliser le personnage de lesque ou du Film noir, pour donner plus De même, le redoutable policier lancé à Sullivan (Joel McCrea), cinéaste en de force à leur propos. En l’occurrence, leurs trousses est cadré comme une vogue à Hollywood. Entreprise qui comment, dans le Sud, la bigoterie, le créature de l'enfer lorsque les flammes l'amenait à parcourir les routes améri- fanatisme et le poids des supertitions se d'une grange incendiée se reflètent dans caines habillé en clochard ... avant de sont renforcés avec la crise économique ses lunettes noires, tandis que les politi- finir au bagne. En tournant à leur maniè- des années trente. ciens marrons font figure de guignols. re le projet de Sullivan, les frères Coen Ce thème pourrait paraître accessoire. George Clooney, dont c'est le meilleur se sont souvenus de la leçon qu'infli- Mais, décliné sous de multiples formes, rôle à ce jour, s'est fait la tête d'un Clark geait Sturges à son protagoniste : faire de l’auto-stoppeur qui a vendu son âme Gable du pauvre pour incarner cet rire, plutôt que réfléchir. Un précepte qui au Diable à la cérémonie de baptême Ulysse beau parleur, moins malin qu'il leur a toujours réussi. qui laisse penser à Delmar qu’il est lavé ne le croit. Sur le principe de la métony- Philippe Rouyer de toutes ses fautes, il tient lieu de fil mie chère aux Coen, il est assimilé tout Positif n°475 - Septembre 2000 rouge à une intrigue qui s’achève par au long de l'intrigue à la gomina dont il l’accomplissement d’une prophétie abuse pour garder ses cheveux parfaite- (l’apparition d’une vache sur un toit), for- ment peignés. Ses deux acolytes, Pete A première vue, O’Brother Where Art mulée au début du film par un Noir l'éternel râleur et Delmar le simplet, Thou ? semble appartenir à un genre aveugle et visionnaire. Une fois encore, rappellent les deux compagnons de très américain : le film de bagne. Ce il convient d’admirer l’habileté des Coen galère du Dude dans . cinéma mêle le social et le Noir, et son à jouer sur les effets d’écho pour tisser Leur maladresse est tantôt un frein, tan- joyau reste Je suis un évadé, avec une trame subtile à partir d’éléments tôt une aide providentielle, comme le Paul Muni, tourné par Mervin Le Roy en apparemment disparates. Formidables souligne la mise en scène. Notamment 1932, l’année de l’accession de Franklin conteurs, ils alignent les scènes comme dans la séquence de l'enregistrement Roosevelt à la présidence des Etats- une succession de perles, pour ne révé- radiophonique, où, avec une belle régu- Unis. On pouvait compter sur les frères ler qu’à la fin l’harmonie du collier larité, ils surgissent comiquement des Coen pour nous mitonner un chain gang assemblé. extrémités du cadre pour chanter dans movie (le nom VO des films de bagne) Cette maîtrise du propos, qui se retrouve le micro. qui incorpore tous les ingrédients dans le soin porté à la composition de L'idée de transformer le trio, auquel majeurs de ce type de films. On n’est chaque plan (la route comme ligne de s'est adjoint un guitariste noir, en grou- pas déçu. fuite à l’intérieur du cadre) et au travail pe de musique sous l'appellation ridicule L'action d'O'Brother Where Art Thou ?

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dont le titre «français» a été réduit à numéros musicaux (avant tout blue- de canevas aux deux Coen pour compo- O'Brother, se passe donc dans les grass), tout est parfait. Avec une men- ser les tourments et errances de leurs années 30 au coeur du Sud profond. tion spéciale pour le rôle du musicien héros ; les films de bagne sont l'autre S'évadent trois forçats, très différents, noir (joué par Chris Thomas King), qui source désignée; voici maintenant les puisqu'ils sont joués par George Clooney accompagne un temps les trois évadés. comédies du remariage. Et ce n'est pas avec une moustache à la Clark Gable - Il fait un bluesman du delta perdu en tout. ou, au choix, à la Errol Flynn -, John pays blanc tout à fait crédible, d'autant Le titre O'Brother est en soi un homma- Turturro en skinhead de la grande crise qu'il gratte plutôt bien de la guitare et ge à un cinéaste comique aujourd'hui de 1929 et Tim Blake Jones, le moins chante haut à la manière d'un Skip trop oublié, Preston Sturges, et à un film connu, en blondin hurluberlu. Bien James. en particulier, les Voyages de qu'aucun de ces fugitifs ne soit vraiment O'Brother est donc un divertissement Sullivan qu'il a tourné en 1941. Sturges méchant (on se demande même com- réalisé par des orfèvres. C'est déjà bien y racontait comment un cinéaste holly- ment ils ont pu échouer dans un lieu de sauf peut-être pour ceux qui aimeraient woodien nommé John L. Sullivan (et détention si dur), ils sont pourchassés que les frères Coen prennent le cinéma joué par Joel McCrea), as des comédies par une armée de chiens policiers et un un peu plus au sérieux, qu'ils arrêtent de musicales, veut purger sa mauvaise vigile en chef particulièrement sadique. revisiter sans arrêt les genres cinémato- conscience en écrivant un vrai long Dans leur échappée belle, les trois graphiques et littéraires préexistants métrage social sur les vrais gens, qui enchaînés vont chercher à se défaire de pour en faire des pochades. Qui en ont s'intitulerait O'Brother Where Art leurs fers, seront victimes de trahisons, marre aussi des films bourrés de réfé- Thou ? Pour se documenter, Sullivan croiseront de sacrées fripouilles et des rences. Il n'y a pas besoin de s'y intéres- joue les vagabonds et échoue dans un types sympas, des gangsters et des pré- ser pour s'amuser avec O'Brother, mais bagne. Il y découvre qu'au fond de l'en- dicateurs, puis reviendront assez près de si on commence à se pencher sur le fer ce qui fait tenir les damnés, leur leur bagne pour retrouver un trésor que sujet, le vertige guette. donne un peu de joie, ce sont les l’un d'entre eux affirme avoir enterré. Premier point de repère, les frères Coen comiques. La morale des Voyages... est Voilà l'histoire, mais racontée de façon ont tiré leur oeuvre commune de claire : le bon divertissement a une utili- trop succincte pour ressembler au film. l'Odyssée d'Homère. Everett McGill té plus grande que le mauvais mélo réa- Comme souvent, les Coen font virer à la devient un Ulysse fidèle à la tradition : liste. Les frères Coen ont retenu cette comédie le genre classique sur lequel ils hâbleur, rusé et débrouillard, bien qu'ici leçon en oubliant peut être que Preston ont jeté leur dévolu. Ici, pour s'en assu- handicapé par son amour immodéré de Sturges agrémentait son plaidoyer pro rer, ils lient la première intrigue à une la brillantine, surtout la plus grasse et la domo de metteur en scène comique par deuxième : un gros gouverneur démocra- plus odorante. John Goodman, qui des images saisissantes d'injustice et te (Charles Durning, important comme campe un escroc violent et borgne de misère de son époque. Les frères, d'habitude) essaie de se faire réélire nommé Big Dan Teague, fait un cyclope eux, ne nous font rire qu'avec du passé. pour la énième fois et se désespère effrayant. Il y a aussi les sirènes dont le Mais tout déconnecté de la réalité que parce que son image est usée. Et ils chant est trompeur. Et, pour couronner soit O'Brother, voilà quand même un saupoudrent le tout d'une bluette sucrée le tout, l'ex-femme d'Everett-Ulysse, film suffisamment bien fait pour qu'on qui confronte Everett McGill, le héros celle qu'il va retrouver et essayer de ne fasse pas trop la fine bouche. principal (George Clooney) et son ex- reconquérir, s'appelle Penny (Pénelope). Edouard Waintrop épouse (Holly Hunter). Adieu donc le Au passage, ce dernier épisode fait Libération - 30 août 2000 film noir et social, bonjour le film aussi de ce film un avatar de la comédie d'aventures débridées métissé de comé- américaine classique, celle des années die sentimentale. Du coup O'Brother, 30 et 40. Celle-ci, on le sait depuis un Tout porte à croire que les frères Coen, s'il est prévisible dans ses grandes lar- livre du philosophe Stanley Cavell (A la auteurs du mémorable Miller's geurs (on a très vite l'impression que recherche du bonheur, éd.des Cahiers du Crossing, leur meilleur film à ce jour, nos héros vont s'en sortir), est surpre- Cinéma), tourne souvent autour de la ont tendance à se reposer sur leurs lau- nant et amusant dans le détail. Ces reconquête de l'épouse divorcée par son riers, à l'instar du Dude, le personnage détails sont d'ailleurs la plupart du ex-mari (qu'on pense à Cette sacrée principal de The Big Lebowski. temps soignés. vérité de Leo McCarey, Philadelphia Librement inspiré de L'Odyssée La reconstitution des grandes rues des Story de George Cukor ou His Girl d'Homère, O'Brother suit les pérégrina- petites villes du Sud, des radios locales Friday de Howard Hawks). tions de trois évadés (George Clooney, de l’époque, des réunions, jusqu'aux Faisons les comptes, l'Odyssée a servi Tim Blake Nelson, John Turturro) dans le

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Mississippi de la Grande Dépression. Le Les réalisateurs Filmographie film est rempli de ces image immuables où des prisonniers noirs cassent éternel- lement des cailloux, les évadés sont Avec une feinte désinvolture, les frères Blood Simple ...... 1984 éternellement en cavale, les braqueurrs Coen assurent qu’ils ne pensaient de banques éternellement infantiles, les jamais au départ faire carrière dans le Raising Arizona ...... 1987 politiciens démagogues, le Ku Kux Klan cinéma. Néanmoins après des études à (Arizona Junior) raciste. Rien ne vient enrayer l'engrena- la New York University Film School, Joel ge, la pure logique du déjà-vu, déjà-su, travaille comme monteur avec Frank La Miller’s Crossing ...... 1990 déjà-entendu. Le passé est là, figé dans Loggia sur Fear no Evil (1980) et Sam le sépia d'une photo d'époque, jamais Raimi sur The Evil Dead (1983). Les Barton Fink ...... 1991 soumis aux interrogations du présent, deux frères écrivent le scénario de défini à tout jamais. Rien n'a l'air grave, Crimewave (S.Raimi, 1985) puis déci- ...... 1994 un Noir enchaîné ou une cérémonie du dent de mettre en scène leur propre scé- (Le Grand Saut) Ku Klux Klan n'ont plus rien de révoltant, nario de Blood Simple. Le petit succès ce qui est quand même un comble. Les du film les entraîne à tourner Arizona Fargo ...... 1996 frères Coen n'ont l'air d'être là que pour Junior (Raising Arizona, 1987) puis se payer une bonne tranche de rigolade. Miller’s Crossing (id., 1990). En 1991 The Big Lebowski ...... 1998 Ils ont, semble-t-il, asséché les marais ils remportent la Palme d’or du Festival putrides qui rendaient leurs meilleurs de Cannes avec Barton Fink. Joel Coen O’Brother, Where Art Thou ? ...... 2000 films si inquiétants derrière leur ironie signe seul en 1994 le Grand Saut (The glacée, n'envisagent plus la mise en Hudsucker Proxy), sur un scénario The Barber ...... 2001 scène du passé que comme tautologie, écrit avec son frère. En 1996, ils coréali- alors qu'elle avait jadis une autonomie sent Fargo, en 1998 The Big sur le sujet du film, qui la rendait cri- Lebowski et en 2000, O’Brother, tique, décalée, directive, jamais soumise Where Art Thou ?. The Man Who au diktat de l'illustration. Si quelques Wasn’t There (2001), sur un scénario passages procurent un sursaut d'intérêt concocté par les deux frères, est signé (l'épisode de la grenouille), c'est surtout pour la mise en scène par le seul Joel. aux acteurs qu'il faut rendre grâce, Larousse - Dictionnaire du cinéma George Clooney en tête, eux qui sau- vent, malgré tout, le film du marasme et de la vacuité. Jean-Sébastien Chauvin Cahiers du cinéma n°549

Documents disponibles au France

Positif n°475, p.20 à 27 Les Cahiers du cinéma n°549 p.91 Revue de presse (Libération, Télérama, Le monde)

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