CEUX QUI ONT FAIT LE JAZZ Pierre Bouru

Henri Chaix et Paul Thommen

Photo parue dans le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne en 1998 © DANIEL WINTEREGG

Entre 1955 et 1965, si vous vouliez Deux styles rencontrer l’un ou l’autre de ces artistes, Deux pianos une seule adresse : la Cave du Hot-Club, Grand-Rue à Genève (voir encadré). Deux légendes Chacun d’entre eux y allait tripatouiller les vieilles touches noires et blanches Deux musiciens qui ont marqué le jazz enfumées du vieux piano de la petite scène à Genève. Pianistes, arrangeurs, chefs légendaire. Chaix y jouait les mercredis et d’orchestre, sidemen, ils ont, chacun à Thommen les vendredis. L’opposition des sa propre manière, été incontournables styles de ces deux musiciens (comme de de la scène du jazz à Genève et en leurs groupes) était évidemment flagrante. Suisse. Le premier, marqué par le jazz traditionnel,

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jouait les standards d’Ellington, de Fats Mais Bâle, c’est loin… (dans les années 50, L’opposition Il fonda un sextet, puis un octet et un tentet Waller, de Willie «The Lion» Smith, de c’était très loin !). Aussi, en Suisse romande, Ce qui caractérisait les styles de nos deux et, enfin, un big band de 14 musiciens. Coleman Hawkins, alors que le quartet on l’ignore. A la suite d’une aventure pianistes, c’était l’emploi de leur main Leurs orchestres, entre 1960 et 1970, firent Thommen, catalogué «moderne», faisait personnelle et sentimentale, il vient gauche. Henri était le champion du style la gloire du jazz genevois. Nullement place aux nouveaux thèmes de Dizzy, de s’installer à Genève où il trouve un job dans «stride» et de cet accompagnement qu’on concurrents grâce à leurs styles fort Parker, de Monk, de Powell. un grand bureau d’architectes. Il sera l’un appelait «la pompe». Paul, lui, jouait les différents. Henri Chaix se basait sur le son Le public (les habitués) trouvait son compte des piliers de la construction du nouvel mélodies et les chorus avec quelques notes des petites formations d’Ellington ou dans ces variantes stylistiques, car le point aéroport de Cointrin. détachées de sa main droite, soutenues et , alors que Paul Thommen commun de tous ces musiciens était le Un soir, vers 1955, il débarque à La Cave où ponctuées d’accords d’une main gauche entraînait sa troupe dans l’esprit de Woody swing, la création. On pourrait penser jouait Henri Freivogel (superbe clarinettiste très libre rythmiquement mais soulignant Herman ou Stan Kenton. dès lors que, parfois, ces deux fortes oublié) et, timidement, demande : «Est-ce tous les besoins harmoniques des solistes. Cela chauffait des deux côtés. Séparément personnalités qu’étaient Chaix et Thommen que je peux jouer un morceau avec vous ?» Ses influences étaient Horace Silver, Bill mais se rejoignant, ils contribuèrent à créer étaient opposées et s’ignoraient ; en fait, Vous connaissez le topo, un musico qu’on Evans ou Hank Jones. Les auditeurs avertis une musique élaborée que l’on entendait ce n’était pas le cas. Ils s’écoutaient et connaît pas, on a envie de lui dire «Non» suivaient les nuances de cette nouvelle rarement sous nos cieux genevois. échangeaient leurs avis avec respect et mais on n’ose pas. Alors, «Oui, ok, qu’est- musique avec intérêt. L’orchestre de Chaix connaissait une certaine admiration. Le Jazz les unissait. ce que tu aimerais jouer ?» Réponse du gloire en participant à des tournées avec les timide, sûr de lui : «Ce que vous voulez.» D’autres cordes à leurs arcs grands américains, , , L’aîné, Henri Chaix, français natif de (Parenthèse ici pour dire que Thommen, L’horizon de ces deux musiciens d’exception , , pendant que le Genève, vécut toute sa vie dans le quartier qui avait déjà pas mal bourlingué, y compris ne s’arrêtait pas au piano, ni à leurs trios big band de Thommen était régulièrement de Plainpalais, sans s’en éloigner. Après sa dans des orchestres de danse, possédait un ou quartets. Ils devinrent de fameux chefs l’invité des grandes manifs, de Lancy à scolarité traditionnelle, il entra très jeune immense répertoire de plus de 3 ou 400 d’orchestres et arrangeurs très volubiles. A Neuchâtel, en passant par Lugano. au Conservatoire dont il ressortit vers 18 morceaux). Donc, ok, on laisse jouer le la fin des années 50, Chaix fonda son propre ou 19 ans avec un 1er prix… qu’on lui Monsieur. A la fin du premier thème, groupe, reprenant une partie refusa parce qu’il faisait du jazz ! Marié, agréablement surpris, on lui dit «Tu veux des musiciens de l’orchestre père de deux filles, casanier, il passa sa vie jouer autre chose ? – Oui, volontiers», et Claude Aubert retiré du jazz, et Pochettes Rue de Carouge, vivant dans un anonymat on l’écoute avec étonnement. La semaine Paul découvrit une pépinière de d’allumettes du relatif, se consacrant à l’enseignement suivante, notre héros bâlois devient le jeunes musiciens qui satisfirent Hot Club de Genève, fin des années et à… l’orchestre de la Revue du Casino- pianiste attitré du 4tet. ses ambitions de créateur. cinquante. Théâtre ! Il en plaisantait lui-même : «C’est pratique, je n’ai que la rue à traverser !» Je voudrais profiter de ces quelques était un universitaire aristocrate le vendredi, le 5tet Bon, heureusement, une fois par semaine, “lignes pour ouvrir ici une parenthèse de pure souche genevoise, de Paul Thommen. il montait jusqu’à La Cave, dans la Vieille vantant les mérites de Jean-Daniel de branché dans l’art musical et Vous pouviez passer Ville. Morsier et de sa Cave du Hot-Club qui théâtral. Sa Cave de la Grand- aussi le jeudi, il y fut un lieu jazzy mémorable. Outre les Rue, entièrement construite de avait le 4tet de Jo Paul Thommen, lui, vint au monde à Bâle. swingmen genevois (et romands), on y ses propres mains, avec son argent de poche, Gagliardi ; les samedis Il y fut écolier, collégien, puis diplômé de vit jouer un soir Lionel Hampton, ou, vécut aussi les débuts du glorieux Bernard restaient ouverts à de nombreux isolés l’Ecole d’Architecture, faisant en parallèle trois jours durant, , et Haller, ou ceux du mythique Richard tels Henri Freivogel, René Gency, René de sérieuses études musicales. Vers l’âge même, pendant six soirées… Bud Powell Vachoux. En fait, la Cave s’appelait Hot-Club Marthaler et autres Roger Zufferey. de 20 ans, il était considéré comme une en personne ! Cela entre 1958, 59 et 60. car elle était dévolue au Jazz. Le mercredi Que de souvenirs ! Merci, Jean-Daniel, des valeurs sûres du jazz alémanique. Impensable aujourd’hui ! J.-D. de Morsier on y trouvait le Trio Chaix-Pilet-Bouru et, d’avoir été notre parrain à tous.

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Principaux Repères PRINCIPAUX REPÈRES

Leur dernier point commun HENRI CHAIX PAUL THOMMEN Il réside bizarrement dans l’apothéose Français, naît à Genève le 21 février 1925 Bâlois, naît le 9 mars 1929, Etudes au Collège, «négative» de leurs carrières. Paul Thommen Etudes au Collège puis Conservatoire Ecole d’Architecture, Conservatoire. et son big band furent les invités du premier 1945 : intègre les Dixie Dandies S’installe à Genève au milieu des années 50, Festival de Montreux en 1967, soirée Co-fondateur -avec Claude Aubert (cl), architecte recherché. dévolue à Charles Lloyd. Ce fut un grand et Pierre Bouru (dm)- du New Rhythm 1957-59-60: 1er prix de piano à Zürich moment. De son côté, Henri Chaix et ses Band 1960-61: 1er prix orchestre et arrangeur musiciens connurent le même honneur en 1947 : 1er prix avec le New Rhythm Band à Fonde le Big-Band Paul Thommen 1970 avec succès. Bruxelles 1962: Grand Prix international de la Ville EMI 1935-1965 (réf. C 152-33894/5) On imagine que de telles distinctions firent 1949-51: Pianiste attitré au Cat Club, à Genève de Zürich Avec la participation de : la joie et le bonheur de leurs chefs… Accompagne Sidney Bechet à diverses Pianiste du 5tet Pierre Bouru (dm), Flavio Ambrosetti (s), Eddie Brunner (s), Eh bien, pas du tout ! En automne 1967, occasions Festival de Juan les Pins (F) avec George Gruntz (p), Coleman Hawkins (s), après Montreux, Thommen procéda à la 1952-60: Orchestre Claude Aubert Pierre Jomini (ts), Raymond Court (tp) Ernst Höllerhagen (cl, as), Oscar Klein (g), dissolution de son orchestre. Il tenait ce 1961: Fonde son propre orchestre 1967: Soirée de Gala au festival de Teddy Stauffer (dir.), Paul Thommen (p), langage : «J’en ai marre de diriger quinze 1962: 1er prix au festival de Zürich Montreux, puis dissolution du Barney Wilen (s), Rolf Banninger (dm), gars. Je veux rejouer en quintet, avec Tournées avec Albert Nicholas, Buck Big-Band Pierre Cavalli (g), Henri Chaix (p), Raymond Thérace.» Henri Chaix, quant à Clayton, Rex Stewart, Ben Webster, 1970: Palme d’Or avec le quartet d’Olivier Kenny Clarke (dm), Pierre Favre (dm), lui, copain vénéré des Genevois, me dit Buddy Tate, Benny Carter Berney à Zürich Daniel Humair (dm), Gilbert Rovere (b), un jour au téléphone, durant l’été 1970 : 1970: Invité au festival de Montreux, puis 1975: Concerts jazz-rock avec Pierre Bassoli Bruno Spoerri (s), Géo Voumard (p). «Tu sais, c’était notre dernier concert, je dissolution de l’Orchestre (p) et le groupe «Ten Beers After»! dissous l’Orchestre. Je n’ai plus envie de Devient pianiste free-lance: Atlantis 1978: Vice président de l’AGMJ jouer de la musique écrite, je veux redevenir (Basel), Casa Bar (Zürich), 5 Rues nouvellement fondée pianiste…» C’est ce qui arriva, et le casanier (Megève, France), Popcorn (Genève) 1980-90: quintet, sextet, octet et small band Riri, sortant enfin de la rue de Carouge, Membre des fameux Tremble Kids de avec Raymond Thérace (ts, fl), devint une vedette en Suisse allemande et Zürich Francis Rothenbuhler (tp), même en Allemagne ! Partenaire favori de Oskar Klein (tp) George Robert (as), Michel Bard 1975: Fonde son propre Trio avec Alain (ts, cl), Philippe Staehli (dm) ; Conclusion Dubois (b) et Romano Cavicchiolo (dm) sideman recherché Ces deux Artistes, qui s’aimaient et se 1999: Décès le 11 juin à Genève 2004: Quitte notre monde le 17 janvier respectaient mais ne jouèrent jamais ensemble, ont en commun d’avoir connu NDLR : Les enregistrements de Chaix et les mêmes joies, les mêmes plaisirs, mais LP Jazz Festival 1962. Orchestre Paul dédicacé de Thommen sont quasiment introuvables. aussi les mêmes angoisses. Ils eurent les enregistré Pour Henri vous pouvez consulter YouTube Thommen (big band), Genève ; The New mêmes bonheurs, ceux que procure le jazz. au Pop qui présente de petits trésors. Harlem Ramblers ; Zürich ; Irène Schweizer Ils vécurent les mêmes émotions, y compris Corn Les discographies des deux artistes sont Trio, Schaffhausen ; Perdido Creole parfois avec les mêmes musiciens. Enfin, ils à Genève publiées par la Phonotèque Nationale Suisse Stompers, Neuchâtel ; Jazz à 4, Nyon ; le 24 connurent les mêmes finalités, celles de la octobre www.fonoteca.ch. Si vous avez une âme Old School Band, Genève ; Robert Weber, liberté qu’offre le jazz. C’est en cela que 1975 de collectionneur, il y a parfois des affaires Zürich ; The Nameless, Zürich ; Orchestre notre musique est unique! PB sur le net, chez des disquaires spécialisés et Henri Chaix, Genève, etc. dans des magasins de disques d’occasion.

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