Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines

43-44 | 2019 Japon voyages intérieurs

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/leportique/3497 DOI : 10.4000/leportique.3497 ISSN : 1777-5280

Éditeur Association "Les Amis du Portique"

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2019 ISBN : 978-2-916332-40-6 ISSN : 1283-8594

Référence électronique Le Portique, 43-44 | 2019, « Japon voyages intérieurs » [En ligne], mis en ligne le 10 février 2020, consulté le 27 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/3497 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/leportique.3497

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SOMMAIRE

Japon voyages intérieurs

Autant que nous le sachions, le Japon passe pour être une île Didier Doumergue et Catherine Simon

Dialogue entre Lui et Moi 1 « C’est ça l’amour » film de Claire Burger, sorti le 27 mars 2019 Didier Doumergue

Nippospitalité Jean-Luc Nancy

Dialogue entre Lui et Moi 2 (Nippospitalité par Jean-Luc Nancy) Didier Doumergue

Si jamais j’ai déchu, c’est au Japon Fleur Bretreau

Dialogue entre Lui et Moi 3 Le style de Fleur tombe comme une robe (Si Jamais j’ai déchu c’est au Japon, Fleur Breteau) Didier Doumergue

Lévi-Strauss et le Japon : l’éthos de la distance Philippe Choulet

Le voyage implicite, en compagnie de Haudricourt et de Leroi-Gourhan Catherine Simon

L’inconscient du japonais est inanalysable Yves Paul

Le Japon vu d’ici et de là-bas Chroniques d’un détour par l’empire des signes Ahmed Boubeker

Le quartier populaire de Kotobuki à Yokohama. Travailleurs immigrés, identité collective et solidarité internationale Namioka Shintaro

Journal du Japon Doan Bui

Claudel au Japon François Regnault

Conseils d’un architecte à un confrère pour un voyage au Japon Lettre à M. Nicolas Depoutot

Dialogue entre Catherine, Lui et Moi 4 (Conseils d’un architecte à un confrère pour un voyage au Japon. Lettre à M.) Didier Doumergue

Pratiques et représentations du go et du shôgi Bertrand Grimonprez

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Dialogue entre Lui et Moi 5 (Pratiques et représentations du go et du shôgi, Bertrand Grimonprez) Didier Doumergue

Les nouvelles figures de l’art contemporain japonais. Entretien avec Clélia Zernik Catherine Simon

Le Japon spectaculaire de la Belle Époque Olivier Goetz

De la matière-japon au masque neutre, et retour Didier Doumergue

Le film-Japon Clélia Zernik

Marges et controverses

L’expérience mystique du rire Sylvie Paillat

Recensions

LARIVIÈRE Michael, Se dire psychanalyste et croire éventuellement qu’on l’est, Éd. Liber, 2018, 136 p., ISBN : 978-2-89578-648-1 Valérie Chevassus-Marchionni

MBOUKOU Serge, « Espèces de lieux. Non-lieux, hyper-lieux et tiers- lieux : questions sur le devenir et la pertinence d’une ville de l’avenir en tant que lieu expérientiel » in Mutations, École nationale supérieure d’architecture de Nancy, 2016-2018, pp. 27-45. Benoît Goetz

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Autant que nous le sachions, le Japon passe pour être une île1

Didier Doumergue et Catherine Simon

1 La proposition de piloter un numéro sur le Japon dans la revue Le Portique est née d’une expérience toute personnelle : le choc vécu lors d’un premier voyage en 2017, bien au- delà de ce que m’en promettait un intérêt développé depuis longtemps pour l’histoire, la culture, l’art, le mode de vie nippons. Non seulement ce voyage a augmenté ma puissance de sentir, en m’offrant tant de nouvelles images, sonorités, fragrances, saveurs, toutes devenues de nouvelles perceptions haptiques, mais encore il a stimulé le travail de penser. Il m’a semblé, dans mon exaltation de néophyte, qu’il n’y avait rien comme la « matière-Japon », sujet et objet à la fois, pour précipiter la réflexion, l’éperonner, la vivifier. J’ai imaginé que je partageais cette conviction avec d’autres qui l’avaient comme moi convertie en quête personnelle. J’ai voulu inviter des auteurs, à appliquer, eux et moi, à notre tour, une couche, très mince, apposée aux précédentes, comme le font les maki-e-shi dans l’art de la laque.

2 La plupart des discours sur le Japon et les Japonais sont remplis de la difficulté (ou des difficultés) de penser le contraire de ce qu’on a l’habitude de penser. Le texte que j’écris suite à mon premier voyage ( script2) raconte comment un vulgum pecus occidental est confronté à ce qu’il ne comprend pas. Il décrit l’équipement intellectuel, expérientiel avec lequel j’aborde la nouveauté : car ce ne sont des nouveautés que par rapport à ce que je suis, ce que je pense, mes lectures, mes expériences, mes professeurs, ma sensibilité politique, ma famille. J’expose cet équipement culturel comme le filtre à travers lequel cet individu lambda est confronté au Japon. Ce qu’il en découvre est forcément déformé par ce dispositif optique, comme les peintres de la Renaissance alors qu’ils regardent un monument à travers l’objectif de la camera oscura : l’image du monument leur parvient non seulement inversée, mais également mise en perspective, c’est là une des transformations que fait subir l’instrument à l’image.

3 L’expérience de la matière-Japon3 oblige à une opération de décalage, de diffraction. Elle donne lieu à de multiples récits en les mettant au service de la connaissance et ce serait « comme si la chose Japon ne pouvait se voir en face, par réfraction uniquement (…). Mais cette impossibilité-là ne compromet rien. Plutôt fournit-elle (les) plus beaux

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départs de fiction »4. Catherine Simon fait cette observation au moment où nous voyageons ensemble à Kyoto puis Tokyo, au printemps 2018. C’est par ailleurs lors de notre séjour à Tokyo (le second en ce qui me concerne) que nous tentons de poser le cadre de l’aventure éditrice et que nous rédigeons in situ la première note d’intention.

4 Chacun de nous deux arrive sur ce terrain – voyage au Japon et aventure éditrice – avec le bagage qui est le sien mais également un certain background : des expériences antérieures, un jeu de références, d’antécédents et d’intérêts qui précédent le voyage et qui vont être déterminants (et plus que nous l’imaginions) dans cette aventure. C’est par exemple, et entre autres, les expériences des anthropologues pour Catherine : Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss et Haudricourt, ainsi que l’œuvre originale de Chris Marker5 ; c’est, principalement pour moi, le théâtre, ma formation au jeu du masque et mon intérêt pour le Nô.

5 Pour autant que nous entretenons des différences tous les deux dans notre formation initiale, ce qui nous réunit dans cette expérience est un goût certain pour les récits. Des récits qui, dans leurs projections littéraires, laissent entrevoir écarts, interstices, décalages. Nous aurons tôt fait de nous rallier à l’idée que « la description littéraire fait subir aux observations une transvaluation, qui est une transmutation6 », et à vouloir en tirer les avantages dans cette entreprise.

6 Une des particularités de « la recherche du Japon », par des Occidentaux, réside dans le fait qu’elle est singulièrement contenue dans l’histoire du Japon. Pour aucune autre contrée du globe, l’ouverture sur le monde extérieur imposée par les puissances occidentales, n’a surgi avec autant de précipitation violente qu’au Japon, et induit autant d’intérêts, fussent-ils commerciaux, de curiosité, de désir de le connaître. L’avènement de l’ère Meiji génère notre désir de Japon, le façonne et l’imprègne, car nous y entrons aujourd’hui, longtemps après, toujours à la suite de l’escadre menée par le commodore Matthew Perry. C’est une de nos premières intuitions : l’avènement de cette nouvelle ère encadrerait dès lors toute expérience moderne du voyage au Japon, une expérience particulière où sont assignées historiquement les places respectives, asymétriques, du visiteur et du visité. Cette place de visiteur fait naître un voyage, où se distinguent peu la forme et le fond, ombre projetée ou à venir du voyage intérieur.

7 C’est à cet endroit qu’il faut comprendre le sens de notre intitulé « Japon voyages intérieurs ».

8 Toute une littérature a vu le jour depuis les premières recensions des Européens à faire le tour du Japon7 aux récits de découverte qui se sont multipliés à partir de Meiji8. Suivront les guides de voyage, aujourd’hui les sites internet vantant les curiosités touristiques, les beautés incontournables, la garantie d’authenticité. Au lieu de résister à toute cette masse écrite et médiatique, nous pouvons la voir comme un réservoir des lieux-communs. Des lieux communs par les manières dont est abordée, décryptée, commentée la matière-japon9.

9 Et nous avons voulu en privilégier l’attaque stylistique : la littérature de récits. La pratique du récit tente, depuis la fin de la première guerre mondiale, à réévaluer « le cours de l’expérience » comme l’écrit Walter Benjamin en 1936, cette expérience devenue « incommunicable » parce qu’elle ne nous atteint plus qu’elle ne soit « chargée d’explication ». Benjamin précise : « Autrement dit : dans ce qui se produit, presque rien n’alimente le récit, tout nourrit l’information. »10

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10 Avec le Japon il semble impossible d’entrer dans la comparaison simple (ou de nous en satisfaire). Nous ne pourrions compter que sur nos affects pour l’approcher, l’apprécier ; non pas l’évaluer mais le goûter, en jouir. Nous serions obligés de faire l’expérience du Japon, entrevoir ce que c’est que d’être japonais, admettre que c’est là, la seule voie pour le connaître. Ce que parait nous dire Jean-Luc Nancy dans son grave et savoureux Nippospitalité. Et peut-être conclure qu’on ne le sera jamais ! Le Japon serait pour tous les visiteurs le lieu où l’on déchoit. Nous nous reconnaissons dans le récit Si jamais j’ai déchu, c’est au Japon de Fleur Breteau.

11 L’expérience japonaise ébranle les concepts – des outils intellectuels parfois longuement affutés –, ce qu’illustrent précisément Yves Paul, en commentant la célèbre assertion de Lacan L’inconscient du Japonais est inanalysable, et Philippe Choulet avec Lévi- Strauss et le Japon : l’éthos de la distance dans lequel il relate un Lévi-Strauss voyageur mettant à l’épreuve en son for intérieur l’analyse structurale. En regard, Catherine Simon propose Le voyage implicite, en compagnie de Haudricourt et de Leroi-Gourhan.

12 La discipline ethnologique est souvent traversée par la question coloniale, ou plus justement du colonisé. Le Japon y résisterait, ce que nous apprend Ahmed Boubeker dans un premier chapitre de son carnet de voyage Le Japon vu d’ici et de là-bas. Chroniques d’un détour par l’empire des signes : « Ne pas oublier que le pays du soleil levant n’a jamais été colonisé ». C’est vouloir dire aussi que s’y pose dans un autre contexte le rapport aux travailleurs immigrés. Qui mieux qu’un sociologue japonais pouvait nous en parler ? Nous accueillons la contribution de Namiocka Shintaro, familier des thématiques de solidarité internationale : Le quartier populaire de Kotobuki à Yokohama – Travailleurs immigrés, identité collective et solidarité internationale – traduit du japonais par Hélène Le Bail.

13 Doan Bui achève cette première section avec un Journal du Japon envoyé de Tokyo par mails successifs au moment même du bouclage du numéro. Le brouillage du temps long de la réflexion et du temps court de la communication, l’adresse et l’implication personnelle, le récit des impressions actuelles tressé avec celui de la mémoire, est certainement emblématique de la forme que nous avons voulu donner à ce numéro.

14 Il n’est pas surprenant que le territoire des jeux, des rituels et de l’art soit celui des échanges par excellence entre Occident et Japon, lesquels sont regroupés dans une seconde section. François Regnault, à qui l’on doit cette année Claudel avec Lacan dit de l’ambassadeur- poète qu’il « christianise aisément tout ce qu’il trouve (sauf peut-être au Japon, ce lieu du vide) »11. Il nous parle justement de cette irruption du vide dans Claudel et le Japon. Quant à Nicolas Depoutot, il conseille dans une Lettre à M. le meilleur cadeau à faire à un architecte français, celui d’un voyage au Japon. Bertrand Grimonprez a choisi deux jeux emblématiques dans la myriade de ceux auxquels s’adonnent passionnément les Japonais. Il en décrypte les représentations : Pratiques et représentations du go et du shôgi. Clélia Zernik analyse les tendances esthétiques de l’art contemporain au Japon et éclaire, de son expérience, le japonisme actuel12 dans un entretien avec Catherine Simon. Olivier Goetz brosse, quant à lui, un panorama du japonisme à la française dans le paysage artistique et culturel de la seconde moitié du XIXe siècle : Le Japon spectaculaire de la Belle Époque. Propos dont je prends la suite avec De la matière-japon au masque neutre (et retour) en m’intéressant à la généalogie qui relie, des années vingt aux années cinquante, le masque de Nô au masque neutre de Jacques Lecoq. Enfin, selon Clélia Zernik dans Le film-Japon : « Pour le voyageur occidental, le Japon se présente comme l’expérience d’un film ».

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15 Chris Marker écrit : « Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là – dasein »13. Il est frappant de constater qu’une partie des récits qu’appelle, suscite et déclenche immanquablement le Japon, génère les fameuses « idées reçues » dont parle Chris Marker. Dans leur fond comme dans leur forme, elles sont un mode répandu d’appropriation de l’étrangeté ressentie. Les pointer, les analyser, éventuellement les infirmer, puis en façonner toujours de nouvelles, devient un genre à part entière de production de savoirs sur le Japon14.

16 Si nous devions comprendre le Japon, notre attention porterait sur l’attirail intellectuel et sensible avec lequel chacun de nous aborde cette expérience de l’altérité. « Les contributeurs, qu’ils aient ou non visité le Japon, gagneront, en multipliant le feuilleté des médiations, à analyser l’équipement intellectuel de penseurs confrontés à la matière-japon, que ces penseurs eux-mêmes aient ou non visité le Japon » précisions- nous dans la note d’intention initiale. « La modification de soi que produit l’altérité est le signe incontestable de l’événement de la rencontre », comme nous l’écrit Jean-Paul Resweber dans une réponse à notre proposition de diriger ce numéro. Mais tout le monde est-il prêt à laisser paraître la modification de soi et d’en faire le fond désirant de son écriture, la décliner, imprimer dans le récit ce laisser-affecter ? Si toutes les attitudes sont recevables, elles sont, pour nous, subsumées sous la catégorie de l’espace partagé. L’équipement intellectuel et sensible, aussi singulier qu’il soit pour chacun d’entre nous, conduit à nous retrouver sur ce terrain commun, qui n’est pas celui des « idées reçues », mais des lieux positifs de rencontre et de reconnaissance, dans le sens que Jean-Yves Trépos donne aux topoï.15

17 Nous avons voulu que ce numéro s’étende à une pluralité de récits, de thèmes, de formes, de niveaux de langues, dans une juxtaposition des idées et des arguments, un peu à la manière du sentô. Tel que le voit et l’analyse Mizubayashi dans un article introductif du numéro Dans le bain Japonais de la revue Critique (1983) : « ce qui mérite attention dans ce phénomène de bains collectifs (…) c’est son aspect social, ou plutôt son étrange caractère véritablement public, au sens de public relation. Le sentô est en effet un lieu où se manifeste une certaine sociabilité ; le plaisir du bain y est étroitement lié à celui de rencontrer des gens, à celui de converser avec eux ».16

18 Didier Doumergue - Nota bene

19 Non seulement la matière-japon génère des récits en grand nombre, mais ces récits eux- mêmes appellent le commentaire, le suscitent, l’excitent dans une espèce de gaya conversazione sans fin. C’est pourquoi cinq des contributions seront suivies d’un dialogue entre Lui et Moi, dix-septième du genre ; espèce de fatrasie dans lequel deux ostrogoths, abusant du cuistre « lâcher de noms» (name dropping), bavards, parodiques, souvent naïfs, s’abandonnent à leur logorrhée, mettent en question, rebondissent, se laissent aller à leurs pensées profondes comme à des approximations déconcertantes, ou encore associent librement, ce qui est aussi un mode de création du savoir : l’association libre laissant filtrer des bribes de vérité, à l’insu de celui qui parle mais pas de celui qui écoute avec une attention flottante. Au lecteur d’en juger la liberté amusante (comme on dit physique amusante). J’adosse à cette présentation le premier de ces dialogues,

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pour le simple plaisir de confesser ma japomanie quand tout finit par être mesuré à l’aune de la matière-japon.

NOTES

1. François Caron, La vraie description du puissant royaume du Japon, 1636. 2. Didier Doumergue, Tokyo script, Paradoxe sur le voyage du Japon en famille à l’époque du tourisme de masse, Cahiers du Portique n° 17, octobre 2019. 3. Nous avons cherché comment nous passer d’une référence à quelque chose qui se nommerait « le Japon », nous refusant à l’essentialisme, nous méfiant de l’orientalisme si courant, minimisant les observations partagées par tant de voyageurs étrangers. Nous aurions tout aussi bien pu parler du japon avec une minuscule pour le distinguer du Japon majuscule, état, civilisation, culture. Nous avons opté pour adjoindre à ce japon minuscule ce mot de « matière », en ce qu’elle constitue la substance des corps, qu’elle est connaissable par les sens, qu’elle relie l’humain au non- humain, etc. Mathieu Cappel, quant à lui, parle de « la chose Japon » dans « L’érotique Japon – sur Chris Marker », Positif, n°632, 2013. 4. Cf. L’expression « départs de fiction » est empruntée par Mathieu Cappel (op. cit.) à Jean- Christophe Bailly dans Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Éditions du Seuil (Fiction et Cie), 2011. 5. Le film Mystère Koumiko (France, 1965, 45 minutes) naît à l’occasion d’un voyage au Japon en 1964, lors des Jeux Olympiques de Tokyo. L’intention originelle de Chris Marker est de réaliser un film sur les Jeux, comme il l’a fait en 1952 à Helsinki. Il décide finalement de faire un film sur le Japon en suivant Koumiko Muraoka : « Koumiko Murooka, [est une] secrétaire, plus de vingt ans, moins de trente, née en Mandchourie, aimant Giraudoux, détestant le mensonge, élève de l’Institut franco-japonais, aimant Truffaut, détestant les machines électriques et les Français trop galants, rencontrée par hasard à Tokyo, pendant les Jeux olympiques. Autour d’elle, le Japon... ». Voir aussi les nombreuses analyses et commentaires de son cinéma au Japon, à titre d’exemple, après Mathieu Cappel, citons l’article de Emi Kolde : « Le Japon selon Chris Marker, lieu du dépaysement temporel, entre le sommeil et le réveil », Appareil, 6, 2010. 6. Cf. Perrine Simon-Nahum, « L’héritage des sciences de l’homme », Talmudiques, France Culture, 27/01/2019. Elle note en substance qu’il faut toujours en passer par une spiritualisation (c’est nous qui soulignons) en quoi consiste la littérature, pour nous permettre de nous confronter plus profondément au monde que nous habitons. 7. Citons parmi une ample bibliographie, François Caron, Le puissant royaume du Japon (1636), Éd. Chandeigne, 2018, auquel nous devons notre titre. 8. Philippe Artières nous donne une captivante édition du récit de voyage de Maurice Dubard, Le Japon pittoresque,1879, Éd. Mercure de France, 2018. 9. https://gallica.bnf.fr : « Les premiers récits de voyageurs au Japon écrits directement en langue française sont publiés dès 1853, année de l’arrivée des canonnières américaines du commodore Perry aux abords des côtes japonaises. Ces écrits de plénipotentiaires, de militaires, de négociants ou de chargés de mission, savoureux et singuliers, révèlent un « pays aussi étrange qu’étranger » (Barbey d’Aurevilly, le Pays, 28 mars 1854). Ils attisent la curiosité des contemporains : le Japon enthousiasme. Nombreux sont les touristes qui, dès les années 1880, décident de prendre le paquebot à Marseille, pour s’aventurer dans un périple autour du monde et atteindre

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ce Japon tant rêvé. D’un récit à l’autre s’élabore l’image d’une nation insulaire difficile d’accès, et s’ébauche la notion, encore vivace de nos jours, d’une alliance harmonieuse entre la tradition et la modernité. » 10. Walter Benjamin, « Le Conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », traduit par Pierre Rusch, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. 11. François Regnault, Claudel avec Lacan, Petit guide du théâtre de Paul Claudel, Navarin éditeur, 2018, p. 9. 12. https://gallica.bnf.fr : « Ce qui distingue d’emblée le japonisme des vagues antérieures d’exotisme – chinoiseries du XVIIIe siècle ou orientalisme du milieu du XIXe siècle -, c’est qu’on le rencontre moins dans les milieux académiques ou officiels que chez les artistes en quête d’expressions nouvelles. Dans les estampes d’Hokusai, d’Hiroshige et de bien d’autres moins illustres, les peintres puis les graveurs découvrirent des propositions originales en matière de couleur, de dessin, de mise en page, de perspective ou de format qui, combinées à d’autres influences (celle de la photographie naissante, notamment), allaient produire des bouleversements radicaux dans l’ordre visuel. À ces sources lointaines, les arts décoratifs eux- mêmes puisèrent non seulement des motifs venant renouveler le répertoire de l’éclectisme ambiant, mais aussi des techniques et des solutions formelles inédites. L’onde de choc se propagea sans discontinuer de l’Impressionnisme à l’Art nouveau, se prolongeant encore avec l’Art déco » et, jusqu’à la somme de manifestations culturelles et artistiques tout au long de l’année 2018 et celle initiée par le Centre Pompidou-Metz en 2017 et 2018. 13. Chris Marker, Le dépays. Éditions Hersher, 1982. 14. Cf. la collection « Le Japon » aux éditions Arléa, dont : Au Japon, ceux qui s’aiment ne disent pas je t’aime par Elena Janvier, 2012 ; Liza Maronese, Dictionnaire insolite du Japon, Éditions Cosmopole, 2012 ; Karyn Poupée, Les Japonais, Éditions Taillandier, 2012 (2e édition) ; Le goût du Japon, textes choisis et présentés par Anne- Marie Cousin, Éd. Mercure de France, 2016 ; Jean-Paul Honoré, Comment le Japon est venu à moi, Éd. Nous, 2018 ; Philippe Pelletier, La fascination du Japon, idées reçues sur l’archipel Japonais, Éd. Le cavalier bleu, 2018 (3e édition) ; etc. 15. Cf. Jean-Yves Trépos, « Sur une sociologie de la mesure », Utinam 23, janv. 1998 : « On a surtout cherché à traquer les lieux, communs ou spécifiques, comme des exemples de platitudes ou d’impostures idéologiques (…) je pense qu’il faut aussi parfois prendre au sérieux ces états intermédiaires de la connaissance. » 16. Akira Mizubayashi, « Autour du bain : de l’intimité familiale à la sociabilité (Lettre à un ami) », in : Dans le bain japonais, Critique, n°428-429, 1983.

AUTEURS

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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CATHERINE SIMON Catherine Simon, titulaire d’un D.E.A. Histoire des techniques (EHESS, Paris), a effectué plusieurs enquêtes dans l’Est et l’Ouest de la France mettant en jeu des sociétés locales et des aspects de leur environnement naturel (l’industrie granitière dans les Vosges, des carrières de pierre de taille dans la Meuse, les salines de Dieuze, les femmes dans la vallée sidérurgique de la Fensch, la culture du blé- sarrasin en Bretagne, etc.). Depuis 2003, elle anime le Forum-IRTS de Lorraine (site de Ban Saint-Martin).

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Dialogue entre Lui et Moi 1 « C’est ça l’amour » film de Claire Burger, sorti le 27 mars 2019

Didier Doumergue

1 Moi : Est-ce que ce dialogue fait partie du XVIIe dialogue éclaté, destiné au numéro de la revue Le Portique « Japon voyages intérieurs » ?

2 Lui : Comme d’habitude vous voulez tout savoir avant de commencer !

3 Nous n’en sommes qu’au début de notre échange !

4 Moi : Comme le dit Sollers à Savigneau, « plus on vieillit, plus on pense vite ! » C‘est dans le Libé d’hier1.

5 Lui : Peut-être en effet ce dialogue trouvera sa place dans ce numéro du Portique. Mais l’entreprise éditoriale impose ses normes comme vous le savez, pas seulement de taille des contributions mais aussi de ligne, de cohérence. Parlons de Claire Burger.

6 Moi : J’étais présent à l’avant-première de C’est ça l’amour lorsque vous avez dit à Claire Burger dans le débat avec le public à l’issue de la projection, que son film vous donnait l’impression d’un jardin zen. Il semble que votre nippophilie vous conduise à tout voir, tout lire, tout découvrir par le prisme de ce que vous imaginez de l’éthos japonais pour reprendre une formule de Philippe Choulet2.

7 Lui : Je ne peux me défendre de cette propension, un peu envahissante à vos yeux. N’est-ce pas là, la vertu heuristique de l’éthos japonais ?

8 Moi : Claire Burger a semblé immédiatement comprendre votre métaphore puisqu’elle a répondu : « en effet, le début du film est un peu lent » !

9 Lui : Elle n’a pas besoin de vieillir pour penser vite ! Pour moi ce qui me frappe dans le jardin zen c’est la place prépondérante qu’y tient la minéralité. Le végétal n’est souvent pas absent des compositions, mais c’est comme si les plantes, les arbustes, les mousses y sont « minéralisés ».

10 Moi : L’image première qui nous vient est celle de ces graviers gris ratissés avec une grande régularité, qui transforment la représentation du sol en vaguelettes calmes comme des flots aux mouvements pétrifiés.

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11 Lui : Les graviers forment une mer qui s’enroule autour de rochers posés ça et là, dans une spectacularité basse qui ne s’atteint qu’à la condition d’avoir suivi longuement ces sillons de gravier laissés par le passage appliqué du râteau.

12 Moi : C’est vrai que le début du film est, non pas long, mais déposé, étiré…

13 Lui : Parce qu’à l’image du jardin zen, il renferme beaucoup de vide, ce

14 « vide » japonais qui nous désoriente tellement nous occidentaux, puisqu’il « suspend » le sens dans ses deux acceptions de signification et de direction, comme le dit François Laplantine :

15 « L’expérience de l’absence, du vide et du silence provoque chez nombre d’Occidentaux ce que l’on appelle une “désorientation” (…) Cela peut-être à ce point angoissant qu’une réaction se profile puis s’emballe : inverser la raréfaction en amplification, combler les vides et les silences par une saturation visuelle et acoustique. »3

16 Moi : Saturation et comblement qu’évite justement le mouvement rapide, haletant de la caméra dans ce début.

17 Lui : C’est au début où on le remarque le plus, même s’il continue ensuite. Rappelez- vous dans Party girl4, on trouvait déjà ces mouvements de caméra. Ils sont là comme pour amplifier le vide, pourrait-on dire, et, pour le coup, orienter d’une certaine manière le spectateur, l’accompagner dans sa déprise de sens, tant cette « désorientation » est légère et subtile.

18 Moi : Je me suis dit en regardant « qu’est-ce qui m’attend ? Voyons voir… ».

19 Lui : Non seulement le spectateur se rend disponible dans cette position d’attente qui n’est nullement effrayante, mais les personnages aussi. Ils se disent « Qu’est-ce qui m’attend ? » ce qui est justement la formule de la disponibilité, sans se projeter dans un destin dont ils auraient une image a priori. Et arrive ce gros plan de la jeune , ce qui n’est pas encore un destin mais la question de son devenir adulte, femme. Quel âge a-t-elle ? 15/16 ans ? Le récit filmique qui suit ne « comble » pas ce vide initial, il en propose un reflet possible.

20 Moi : La situation est esquissée, la mère a quitté le foyer laissant ses deux filles à la charge du père, lequel ne sait pas au juste quelle attitude adopter devant cette nouveauté.

21 Lui : Rien n’est imposé ni aux personnages ni aux spectateurs. L’existence est décrite sous forme d’images parcellaires qui font le récit ténu de bouts de réalité juxtaposés.

22 Moi : Il s’agit là de cette réalité découpée dans une immensité à peine esquissée de notre société qu’on perçoit par quelques échos, pleins ou assourdis. Ça se passe de nos jours, comme nous l’indique l’affiche de 120 battements par minute5 dans la chambre de Frida, à Forbach, que ne reconnaitront que ceux à qui cette ville de l’Est mosellan est familière.

23 Lui : Merci de parler d’écho. Car en effet ce vide n’a pas de valeur négative, il est très positivement « animé », non pas, tant s’en faut, par un début d’analyse sociologique (à Dieu ne plaise !), mais par ce qui le parcourt, le porte, le « concrétise » pourrait-on dire : le souffle/ le son, aussi invisible que le vide, pourrait-on dire sa « forme » ?

24 Moi : Êtes-vous obsédé par la forme du vide ? À Bertrand Grimonprez vous dites encore que, pour vous, le rituel, généralisé au Japon, est la forme du vide.

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25 Lui : J’essaie, maladroitement peut-être, de trouver comment penser ce vide qui n’est ni le rien, ni le néant.

26 Moi : Ainsi font tous les occidentaux et s’imaginent contrer le malentendu de Schopenhauer !

27 Lui : Me frappent aussi ces scènes circonscrites qui flottent sur cette mer de tranquillité comme autant de rochers entourés par les vagues de gravier que j’ai pu voir au Daitoku- ji ou au Tōfuku-ji à Kyoto. Ces scènes réelles sont autant d’îlots, qui renvoient à plus grand qu’elles. Comme les rochers zen sont là pour le Fuji-Yama par exemple, ou le mont Akaji ou encore pour les étoiles de la Grande Ourse, ou pour toutes ces choses qu’on ne sait pas encore. Exemple de rocher : la petite Frida fume à la fenêtre une cigarette en la tenant comme un garçon, entre le pouce et l’index, les autres doigts en auvent.

28 Moi : Ou le moment hilarant quand Frida met subrepticement une dose de drogue MDMA dans la tisane de son père. Le rire des filles aux propos décousus du paternel est tellement rafraîchissant. Ou encore cette scène finale lorsque le père apprend à ses filles à éteindre un feu qu’il a allumé dans un pré en versant sur la prairie sèche le contenu d’un jerrican d’essence.

29 Lui : La seule qui soit peut-être moins japonaise que les autres du fait de sa place de final du film, tant on aimerait que rien ne finisse. Les autres scènes, et il y en a beaucoup, sont posées les unes à côté des autres, chacune avec sa singularité, sans hiérarchie.

30 Moi : Vous voulez dire : sans être engluées dans un discours surplombant. Lui : Oui, il s’agit d’un savoir sensible qui s’impose à côté d’un savoir rationnel. Et c’est un savoir tout de même. Laplantine, toujours

31 lui, écrit : « Le sensible n’est nullement de l’intelligible confus,

32 mais de l’intelligible complexe »6.

33 Moi : Claire Burger se joue même des oppositions les plus ancrées dans nos représentations : le pater familias avoue qu’il ne s’en sort pas ; la mère affirme une liberté de femme si contraire aux clichés de la bonne mère puisqu’elle se permet de quitter le foyer familial ; le jeune boy-friend de Niki, la sœur ainée, si empêtré dans le rôle masculin qu’il doit jouer. Qu’est-ce que le masculin, le féminin ? Des idées reçues ?

34 Lui : Jusqu’à la porosité des situations. Dans une séance de répétition du spectacle d’amateurs auquel participe le père, l’animatrice demande aux participants de prononcer une phrase personnelle. Le père en profite pour envoyer un message à sa femme, en train de travailler dans les cintres, employée comme technicienne du théâtre qui les reçoit, au grand étonnement des autres comédiens qui voient la réalité se ré-inviter dans la prétendue autofiction de leur spectacle.

35 Moi : À la préfecture, où le père est fonctionnaire, la même porosité ne fonctionne plus. Accompagnant sa mère maghrébine venue débrouiller une histoire de papiers d’identité, le jeune ami de Niki, profite d’avoir à faire au père pour aborder le problème que lui pose sa relation amoureuse avec sa fille et s’attire une fin de non-recevoir.

36 Lui : Non par un goût gratuit du paradoxe mais avec des arguments recevables, néanmoins. Les hommes fragilisés n’en forment pas pour autant une communauté qui devrait se serrer les coudes.

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37 Moi : Pas de message politique convenu, attendu ! Et pas non plus d’arrogance de la leçon !

38 Lui : Les rochers posés sur le gravier ne donnent pas de leçon, vous avez raison, mais ils finissent par se connecter les uns aux autres, ouvertement ou plus secrètement.

39 Moi : Une incise est troublante au milieu du film, celle d’un extrait de ballet que regardent le père Mario et sa fille Frida sur la Chaîne Arte. On y voit un pas de deux entre une danseuse et un danseur. Elle virevolte autour du corps immobile de l’homme, s’y accroche, multiplie ses avances. Il se laisse caresser dans une espèce de passivité machiste. Le spectateur ne peut pas ne pas y lire une métaphore du « jeu » masculin où l’insensibilité affichée vaut pour être puissamment attractive.

40 Lui : Pour le spectateur l’écran de la télé devient furtivement un miroir pour les personnages du film, qui renvoie concrètement une image inversée. Et si le drame de Mario se trouvait là, dans l’attitude de cette danseuse, contraire de celle de sa propre femme. Tout comme l’image de femme proposée par cette évocation artistique à Frida est celle dont elle devra se libérer pour être elle-même, vivre ce qui, pour elle, doit être vécu.

41 Moi : Et plus tard la même figure de danse est effectuée durant le spectacle des amateurs par Mario, le père et l’animatrice qui visiblement ne le laisse pas indifférent, dans la vraie vie du moins.

42 Lui : On ne peut à proprement parlé dégager un sens de ce jeu de reflet sinon à admettre que les choses se répondent, se rapprochent, se ressemblent, s’opposent, interagissent.

43 Moi : C’est beau d’appeler ce spectacle d’amateurs « Atlas », du nom du titan vaincu dans son combat contre Zeus et les dieux de l’Olympe et condamné à porter le monde sur ses épaules ! Les connexions sont infinies.

44 Lui : Vous retrouvez ce que François Regnault note à propos de Claudel qui, fait-il l’hypothèse, aurait lu Le traité du vide parfait : « Et toute l’opulence d’un monde si rempli soit-il de tout ce que les drames véhiculent : voyages, conquêtes, possession, propriétés, argent, pouvoirs, triomphes et gloire, n’est que l’immense construction autour du vide essentiel, dont le cœur seul pressent l’absence, comme si l’amour n’advenait justement jamais que sous la forme du désir »7.

45 Moi : C’est ça l’amour, proclame le titre du film !

NOTES

1. Philippe Sollers et Josiane Savigneau, Une conversation infinie, Entretiens, éd. Bayard, Paris, 2019. 2. Cf. infra, Philippe Choulet, Lévi-Strauss et le Japon : l’éthos de la distance. 3. François Laplantine, Penser le sensible, Éd. Pocket, Paris 2018, p. 32. 4. Party Girl, film réalisé par Claire Burger, Samuel Theis et Marie Amachoukeli, (27 août 2014), Caméra d’or du meilleur premier film, Cannes 2014.

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5. Film de Robin Campillo, coécrit avec Philippe Mangeot, Grand Prix du festival de Canne en 2017 et, entre autres, lauréat de six césars en 2018 dont ceux de meilleur film et meilleur scénario original. 6. François Laplantine, Penser le sensible, op. cit., p. 164. 7. Cf. infra, François Regnault, Claudel au Japon : « Certes, on avancera que le bouddhisme zen, ou le Traité chinois du vide parfait, pouvaient avoir inspiré le poète ambassadeur dans l’extrême orient de sa pensée. C’est une question. »

AUTEUR

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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Nippospitalité

Jean-Luc Nancy

1 12 avril 2017. Arrivé à Tokyo depuis huit jours pour ce qui doit être mon dernier séjour au Japon car ce voyage fatiguant n’est plus très facile pour moi. Nous sommes logés dans un appartement de la résidence d’hôtes de l’université Keio, qui m’invite. C’est très agréable, tranquille bien qu’un peu austère (le quartier de Mita n’est guère animé) et il y a toujours plaisir à habiter ailleurs que dans un hôtel : on a justement le sentiment d’habiter au sens plein. Bâtir, habiter, penser comme dit Heidegger. On a une vie domestique, on fait des courses au tout proche konbini Lawson ou bien au super marché Peacock sur le chemin duquel on trouve le temple Saio-ji . Il faut donc aussi jeter les déchets à la poubelle – ici dans des sacs de plastique déposés en tas à l’abri de filets qui les protègent contre les corbeaux. Ces oiseaux sont nombreux à Tokyo. Hélène est partie à Kyoto car il vaut mieux que je reste tranquille, ayant une légère bronchite et connaissant déjà la ville du Ryoan-ji. Il me faut donc porter un sac à la poubelle dont j’ignore encore l’emplacement (qu’Hélène a déjà repéré). Je cherche de plusieurs côtés, ayant mal compris le plan affiché à l’entrée de la résidence. Je m’impatiente un peu et quand j’ai enfin trouvé la bonne direction je presse le pas pour être vite débarrassé.

2 Il y a trois jours nous avons été avec Takashi célébrer hanami non loin du palais impérial sur un chemin qui surplombe un canal. La foule était aussi dense que les fleurs sur les cerisiers. Des branches chargées de mousses roses s’inclinaient jusqu’à l’eau. Je retournerais volontiers quelque part dans cette célébration ou quelque part dans Tokyo (où nous avons aussi été voir avec Maki et Mana, au Musée d’art contemporain dans le parc d’Ueno, une exposition à laquelle j’avais été convié par la conservatrice Yuko Hasegawa ; puis au cimetière et dans le quartier Yanaka ; le lendemain nous avons passé un moment avec Harumi à un Starbucks dans Shinjuku – ou bien était-ce ? je ne sais plus – en tout cas il y avait là, seul à une table, un vieil homme encombré de manuscrits volumineux , qui s’est présenté comme philosophe). Osamu nous a entraînés vers ce qu’il appelait le temple d’une nouvelle religion japonaise : j’ai cru que nous verrions une nouvelle « secte » évangélico- shintoïste – il s’agissait de la tour Mori, temple du capital, où surgissait un gigantesque Superman. Au sommet, à l’extérieur et dans le vent, nous avons trouvé un Lovers Sanctuary.

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3 Soudain mon pied droit accroche quelque chose à terre et je pars en avant de tout mon long. Plus tard je verrai que c’est une brique qui dépasse un peu, posée de travers ou bien déplacée par quelque choc, d’une bordure destinée à délimiter l’espace entre la rue et le bâtiment de la résidence (il n’y a pas de trottoir ici, ce sont de petites rues). Sans doute est-ce la première fois que je tombe ainsi en avant d’un seul coup et sans protéger ma chute avec mes bras tant je suis pris au dépourvu. Ma main droite part en l’air avec le sac d’ordures qui se crève au sol. La gauche sans doute fait de même et mon visage s’écrase sans autre façon sur le sol. Dans les deux secondes de chute je vois un ralenti parfait qui plus tard me rappellera celui de mon accident de voiture il y a presque cinquante ans. Je voyais alors ma voiture arriver dans l’arbre et le pare- brise se détacher. À présent je vois le goudron monter vers moi, je pense

4 « non c’est pas vrai !. » et je frappe le sol en voyant mes lunettes sauter et lâcher leurs verres. Je saigne tout de suite assez fort.

5 Je me relève, ramasse les verres de lunette (la monture est cassée) et reviens vers l’entrée de la résidence. Je vais vers la porte vitrée des bureaux où sont à la fois l’administration de la résidence et les presses de l’uni- versité Keio. Des filles s’exclament, se précipitent et m’aident à gagner l’appartement où l’une appelle l’ambulance tandis que l’autre, qui semble terrifiée, m’aide à tenir des serviettes contre mon front et mon nez.

6 L’ambulance arrive vite. J’aime l’allure nette et décidée des infirmiers ou des pompiers (je ne sais plus), de leurs uniformes aux couleurs vives et de leur matériel étincelant. On me met dans l’ambulance. Takashi a été prévenu et monte avec moi. Nous voici aux urgences de l’hôpital Keio. Je suis à la fois commotionné et un peu excité par le fait même d’entrer dans un hôpital japonais. Maki, elle aussi prévenue, arrive et va faire l’interprète tandis que Takashi s’occupe des formalités. Il faut suturer une arcade sourcilière et arrêter l’hémorragie dans le nez.

7 Je me dis que cela ne sera pas grand-chose. Mais je ne pense pas à préciser que je suis greffé du cœur et cet oubli me coûtera peut-être tout ce qui suivra. Car on ne prend pas les précautions qu’imposerait mon état immunitaire. On recoud mon arcade dans un espace entre deux rideaux (comme cela se pratique aussi aux États-Unis) et donc peu isolé. Maki est présente sans masque, on l’éloigne « pour prévenir les infections nosocomiales ». Pendant qu’on recoud j’avale encore pas mal du sang qui coule dans le nez. Enfin on stoppe cette hémorragie et on pose une mèche. Enfin nous quittons l’hôpital. Je demande à passer chez un opticien pour qu’il fixe mes verres sur une nouvelle monture. Chez l’opticien, retrouvant une vue normale et assistant aux échanges entre Takashi et lui, je deviens presque joyeux de cette plongée soudaine dans le Tokyo plus ordinaire et le moins touristique.

8 Malgré cette euphorie je crains un peu de passer seul la nuit et l’hôpital estime que je ne dois pas le faire. Je demande à Maki de me tenir compagnie. Elle va chercher des affaires chez elle et nous rejoint à l’appartement où nous mangeons des sandwiches, ce que Maki trouve peu raisonnable – d’autant que je ne me suis pas lavé les mains dit-elle. Elle passe la nuit en amie dévouée mais non sans être – je le devine – elle aussi un peu inquiète.

9 La nuit se passe bien, je sens dès le matin que pour l’essentiel c’est réglé. Mon visage est tuméfié et coloré en jaune-bistre-violet, ce dont je ne manque pas de prendre photo. Nous repassons à l’hôpital pour contrôler. Il faudra revenir à l’hôpital dans deux jours.

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Hélène rentre de Kyoto où Teppei et Isao l’ont guidée de temple en pavillon et jardin. Elle a aussi déjeuné avec Mariko dans un restaurant bouddhiste. Osamu vient nous voir, Takashi et Isabelle : toute une petite vie amicale dans laquelle j’ai le plaisir d’être entouré sans avoir de vrai souci médical. C’est ce que confirmera le contrôle à l’hôpital.

10 Harumi nous emmène visiter le musée Ota où se trouvent de très belles estampes. Ensuite c’est encore hanami sur les deux rives d’une rivière ou d’un canal (Megurogawa ?). L’animation est encore plus foisonnante que la première fois. On se sent pris dans une euphorie singulière qui ne nous laisse pas rester spectateurs : tout le monde fête, on est dedans, on ne visite pas.

11 Trois jours plus tard, le 15, nous fêtons l’anniversaire de Mana avec Maki et Harumi à Happo-en où se célèbre aussi un mariage avec une nombreuse assistance. C’est une autre animation, plus « ethnologique ». L’explication de la coiffure qui cache les cornes de la mariée projette dans un monde mythique fascinant d’étrangeté.

12 Cela ne dure pas car à la maison une très forte diarrhée me saisit. On ne saura jamais d’où elle provient mais il est probable qu’elle est liée à l’hémorragie. Il faut retourner aux urgences. Et cette fois rester à l’hôpital pour y être transfusé. Je peux revenir à l’appartement 8 jours plus tard. Nous passons une journée à Asakusa avec Akiko (qui s’est mise en kimono), Ryosuke et Harumi. Comme je suis fatigué, je rentre avec Harumi pendant que Hélène fait un tour en bateau avec les autres sur la Sumida.

13 À ce moment je commence mon travail universitaire en faisant une séance de séminaire avec les étudiants de Takashi. Tout se passe bien, les participants sont très présents et actifs. On se prépare au colloque

14 – « la communauté de Bataille à Nancy » – qui doit être le temps fort académique. Mais autre chose se déclare : fièvre et toux assez fortes, retour à l’hôpital. Diagnostic de pneumonie par ingestion (ou inhalation, selon les versions). Hospitalisation – qui durera encore dix jours de plus, c’est-à-dire tout le temps prévu pour notre séjour et même un peu plus.

15 Lorsqu’arrive le colloque, il m’est impossible d’y aller. C’est Hélène qui lit ma conférence pendant que défile sur un écran la traduction japonaise. Le voyage à Fukushima qui était prévu avec des collègues et des étudiants sera lui aussi annulé.

16 Tout a basculé en s’enfonçant aussi profondément que possible dans un ordinaire thérapeutique dépourvu du pittoresque initial de l’environnement médical au parfum nippon. Plus rien du moins dans la mesure où l’hospitalisation me replace dans le contexte général de la médecine des pays développés. Examens, analyses, perfusions, contrôles, rien n’est différent. Ce qui comporte aussi l’inquiétude d’un diagnostic sévère car j’ai déjà eu des pneumonies et c’est un point faible de mon état immunitaire).

17 Hélène est obligée de faire les aller-retour entre l’appartement et l’hôpital (qui est assez loin, à Shinanomachi). Un soir le chauffeur ne retrouve pas la résidence tant le quartier a une structure complexe. C’est Hélène qui finit par reconnaître l’endroit.

18 Mais une autre vie s’invente. Les médecins, les infirmières et les aide-soignantes manifestent une attention toute particulière pour cet étranger. Il est à la fois difficile et amusant d’échanger par des bricolages de signes, de lambeaux d’anglais ou de recours à Google. Une infirmière invente même d’accéder à Google avec l’ordinateur placé sur la table roulante des stéthoscope, tensiomètre et autres moniteurs. Au bout de quelques jours le médecin qui m’est affectée, Lisa Watanabe (elle prononce Risa et je crois d’abord que c’est un prénom japonais), s’avère parler assez bien anglais pour que nous

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devenions bons amis. Elle me montrera des photos qu’elle a prises de la « Petite France » à Strasbourg.

19 Cela certes ne suffit pas pour la communication nosologique ou symptomatologique. Mais les amis et amies font face. Ils arrivent avec leurs machines à traduire. Yotetsu s’y montre très ingénieux. Tatsuya, Takashi, Osamu, Ryosuke, Maki, Satochi, Masuda, Harumi, Isabelle, Teppei ainsi que Akiko, Noriko, Shigake, Yasuo et Michael le japonais d’adoption me visitent tour à tour ou bien ensemble. . Bien entendu tous n’ont pas besoin de traduire : ils, elles font autre chose de plus important, ils sont les truchements du monde extérieur, de Tokyo, du Japon, des couleurs, senteurs et dessins délicats dont je ne perçois rien (je ne me souviens même pas de ce sur quoi donne ma fenêtre, je crois que c’était un espace intérieur à l’hôpital).

20 Je fais malgré tout un peu mon travail de tuteur en parlant avec Teppei de Gilson et de l’être en tant qu’acte pur… Un soir Satochi et Harumi me font longuement parler de ma vie tout en filmant… Ou je lis le mémoire de Noriko.

21 Ils m’apportent des gâteaux ou des fruits confits, des soupes de nouilles, des albums d’estampes érotiques et des romans en français. Je lis l’histoire d’un missionnaire jésuite à l’époque des persécutions contre les chrétiens. Ils m’apportent des présences diverses mais toutes empreintes d’une qualité indéfinissable qui me semble bien distincte de celle des visiteurs à l’hôpital français. Peut-être est-ce moi qui ressens une grâce ou un don particulier là où, en France, je sens beaucoup plus la courtoisie de la visite, avec son fond de morosité. Ici l’existence hospitalière me paraît relever plus de l’hospitalité.

22 Noriko m’apporte sa thèse, soutenue en Sorbonne, sur la correspondance entre Akitakè Torukawa, fils du dernier shogun, et le général français Léopold Villette. Découverte complète pour moi d’une histoire d’amitié insolite par les distances d’alors et par les prémices de Meiji… Akiko, elle, me montre des photos de son maître de nô et je regrette de ne pouvoir aller à son spectacle. Harumi vient avec son tricot pour me veiller. Masuda m’entretient de l’université aujourd’hui entre Europe et Japon. Takashi de la communauté et de l’amour. Je n’en finirais pas…

23 Le personnel soignant s’entend à rendre tout plus aisé. On ne refoule personne même si une fois ou deux il finit par y avoir vraiment trop de monde dans la pièce. Mais Hélène s’inquiète alors plus que les infirmières. Avant de piquer pour un prélèvement ou pour une perfusion, une infirmière japonaise demande qu’on l‘excuse pour ce qu’elle va faire. Une infirmière française annonce « je pique » puis

24 « ça va ? ». Je ne hiérarchise pas du tout ces manières, pas plus que les courbettes – qui semblent impliquer elles aussi une excuse – et les serrements de mains.

25 Peut-être en fait suis-je moins apte à percevoir en France une hospitalité non moins hospitalière… Il reste cependant une grâce japonaise qui se reconnaît aussi hors de l’hôpital, par exemple dans le caractère peu bruyant de la ville, dans le soin apporté à présenter les objets ou à se présenter soi-même et en général dans cet art des signes purs dont le nom de Roland Barthes est devenu la signature.

26 Quelques jours avant le départ me rend visite – bien sûr avec Lisa – l’état-major du service au complet, avec la médecin-chef, ses seconds et un groupe d’internes. Paroles très aimables, saluts, atmosphère joyeuse. Tout le monde se réjouit d’’avoir guéri le professeur français. J’essaie pour répondre aux saluts de m’incliner autant que je peux assis dans mon lit.

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27 Bien sûr jusque là je ne suis pas content de la maladie, de la longueur du traitement – Lisa me donne l’impression de ne jamais vouloir l’arrêter. Mais je suis moins morose et moins tenu à « m’occuper » qu’à l’hôpital français. Je n’ai que des chaînes japonaises à la télé, et je ne regarde vite plus rien. L’amitié se fait bien plus que ponctuelle : elle irrigue tout, elle m’entraîne en particulier dans les promenades que les unes, les uns et les autres font faire à Hélène. Qui d’ailleurs gagne une autonomie qui me surprend. En voyage elle se remet souvent à moi pour les trajets et les objectifs mais cette fois elle sait plus que jamais ce qu’elle veut faire et comment négocier ses souhaits avec les amis. Contre mon avis (je crains de manière superstitieuse qu’elle ait à son tour un accident) elle insiste pour aller à Hiroshima : c’est un devoir et elle fait avec Harumi l’aller-retour dans la journée (10 heures de train). Grâce aux amis elle aura parcouru beaucoup de lieux que j’ignore, quartiers, temples et boutiques d’où elle rapporte une quantité prodigieuse de tenugui, de cahiers et de pinceaux qui feront en France autant de cadeaux.

28 Autant je suis d’habitude peu attentif à ces objets, autant cette fois il me semble comprendre qu’ils sont des recueils nécessaires du Japon en tant qu’univers de formes. Comme si cela s’imposait à moi à travers les différences formelles discrètes mais partout présentes entre l’hôpital français et le japonais. C’est une version minimale, puisque soumise à l’uniformité technique, de la différence générale du quotidien, de ses formes, allures, nuances.

29 Pendant ce temps c’est l’entre-deux-tours des élections présidentielles en France. Je perçois à travers mails et whatsapp la nervosité qui gagne là-bas. J’en reste un peu distant, sans le vouloir. Certes je suis distant aussi « de l’intérieur » : l’évanouissement politique auquel correspond le phénomène Macron donne un spectacle fascinant – qui reste d’autant plus spectacle que je suis au Japon et à l’hôpital. Cela me rappelle que j’étais à l’hôpital lors de la venue d’Obama à Strasbourg. En même temps Donald Trump et Kim Jung Un se défient à qui mieux mieux pour la plus grande inquiétude des Japonais. Osamu, lui, est sur le front des manifestations contre le gouvernement de Abe mais il reconnaît que l’énergie d’opposition est faible.

30 Pour moi le défi est de sortir de la pneumonie dont on n’a toujours déterminé aucun agent, bactérie ou virus. On n’en trouvera jamais. En France, la maladie reprendra trois fois jusqu’à la fin d’août. Elle disparaîtra avec des perfusions d’immunoglobuline g poursuivies jusqu’à environ un an après le retour du Japon. J’ai informé Lisa W. de ces suites, qu’elle voulait connaître. Les médecins n’excluent pas qu’un virus propre au Japon, resté non identifié, se soit introduit avec le sang inhalé. Cela me plaît assez, cette représentation de virus territoriaux sinon nationaux. Elle consonne avec les spécificités physiologiques et médicales que j’ai découvertes au Japon : certaines constantes biologiques diffèrent des nôtres, et les dosages de médicaments sont à peu près toujours inférieurs aux nôtres. Je me disputais avec Lisa sur le taux admissible d’anticoagulant. Pour finir elle m’a laissé rentrer en France avec un taux que mes médecins ici jugent inefficace – et pourtant tout s’est bien passé. Aurais-je un métabolisme nippon ?

31 À la fin, l’appartement n’étant plus disponible, Hélène aidée par Michaël prend une chambre dans un hôtel proche de l’hôpital, le Tokyo Stay de Yotsuya (dont la clef-carte, gardée par mégarde mais dûment remboursée à l’hôtel, ne quitte plus mon chevet). J’y passerai les derniers jours, par un très beau temps qui nous permet de voir Fuji San depuis notre petit balcon du dixième étage. Entre lui et nous, la ville immense tachée de

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parcs, piquetée des grues d’innombrables chantiers. Le soir nous dînons là avec Takashi, je suis heureux de manger autre chose qu’à l’hôpital – comme partout. Pourtant ce n’était pas si mal – et surtout, détail remarquable, au petit-déjeuner j’avais le choix entre un menu japonais et un qui si je me souviens bien se nommait « continental ».

32 Le dernier jour nous prenons le thé avec Maki et Mana chez Paul dans le quartier de l’hôtel : déjà un goût d’éloignement. Le soir Hélène organise pour tous avec Takashi un dîner dans un restaurant italien délicieux – dans mon souvenir c’est une cuisine italienne nippponisée de manière subtile.

33 Le retour a été difficile, j’étais encore faible. Hélène redoutait tout risque de refroidissement et dans l’avion elle allait voler des couvertures en première classe (l’assurance nous avait lâchés en raison de la greffe et il avait même fallu emprunter à Yotetsu le prix des billets). À l’aéroport, Yotetsu, Takashi, Isabelle et Maki poussant mon fauteuil roulant.

34 Malgré la fatigue et ce qui reste de souci même si j’ignore encore dans quel engrenage je vais être pris, il y a vite un pincement au cœur. Très vite je découvre combien ce séjour désastreux aura été une bénédiction d’amitié et de rupture avec l’ordinaire des visites académiques. J’ai le sentiment paradoxal mais fort d’avoir plus été au Japon que lors de mes séjours antérieurs, plus brefs et surtout plus tournés vers le travail et le tourisme marginal qui l’accompagne. Presque comme si j’avais été « en résidence » mais non pour écrire : pour être seulement hospité, pour être un hôte pur et simple. Rien à voir avec une opposition entre travail et loisir, au contraire une mise à l’écart de ce couple. De même, quoique de manière beaucoup plus partielle, pour le couple santé/ maladie. Je n’ai pas oublié la maladie mais tout ce qui l’a entourée ainsi que la curiosité pour les traits propres à une culture aussi lointaine m’ont tourné vers autre chose. Cela ne peut être nommé que par un silence reconnaissant. Je frappe deux fois dans mes mains et je m’incline.

35 Octobre 2018

Page de mon agenda avec indications de Lisa Watanabe

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RÉSUMÉS

En avril 2017 Jean-Luc Nancy est invité à Tokyo par l’Université Keio. Lors d’une balade il chute brutalement sur une bordure de brique qui le conduit à l’hôpital. Il y retourne quelques jours après suite à des complications et y reste jusqu’à son retour en France. Ce séjour désastreux apparaît finalement comme un singulier moment d’amitié et de rupture avec l’ordinaire des visites académiques.

Jean-Luc Nancy is invited in April 2017 to Tokyo by Keio University. During a walk he falls abruptly on a brick border that leads him to the hospital. He returned a few days after complications and remained there until his return to France. This disastrous stay finally appears as a singular moment of friendship and break with the ordinary of academic visits. During a walk he falls suddenly on a brick edge that leads him to the hospital. He returned a few days later due to complications and stayed there until his return to France. This disastrous stay finally appears as a singular moment of friendship and rupture with the ordinary academic visits.

AUTEUR

JEAN-LUC NANCY Jean-Luc Nancy est philosophe. Il est professeur émérite de l’université de Strasbourg et a publié récemment aux éditions Galilé : La Communauté désavouée (2014) ; Demande (2015) ; Banalité de Heidegger (2015), Sexistence (2017), Exclu, le juif en nous (2018), Hegel, l’inquiétude du négatif (2018).

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Dialogue entre Lui et Moi 2 (Nippospitalité par Jean-Luc Nancy)

Didier Doumergue

1 Moi : Je me souviens votre excitation lorsque vous avez appris que vous étiez à Tokyo en même temps que Jean-Luc Nancy au printemps 2017. Vous n’imaginiez pas tout de même tomber sur lui au détour d’une rue dans cette fourmilière de plus de trente millions d’habitants ?

2 Lui : Accusez-moi de donner dans le sous-genre midinette-philosophique ! Il en va de tout autre chose. Je venais d’écouter une conférence que Jean-Luc Nancy avait donnée à l’Université Paul Verlaine de Metz…

3 Moi : …sous le titre « Dedans/Dehors ». J’ai regretté de ne pouvoir vous y accompagner.

4 Lui : Non seulement je n’en ai pas cru mes oreilles…

5 Moi : Parce que vous avez immédiatement appliqué ce qu’il y disait du corps à votre recherche du moment, le costume de théâtre.

6 Lui : Pas seulement ! Ne m’assignez pas à résidence ! Je ne veux évidemment pas m’étendre sur ce sujet du costume de théâtre, un peu éloigné de ce qui nous occupe, mais lorsque Nancy disait lors de cette conférence (je cite le mot à mot oral) : « En fait, on peut se demander où, quand, comment, un corps est ce qu’il est, c’est- à-dire justement le dehors d’un dedans, si vous voulez. C’est ça que nous attendons d’un corps, qu’il soit le dehors d’un dedans, qu’il traduise, qu’il exprime, qu’il expose le dedans, ou, sinon peut-être, toujours nécessairement, à travers une, je ne dirai pas une représentation, à travers une prise, une saisie qu’on appelle artistique ou esthétique… », je n’ai pu m’empêcher de remplacer le mot « corps » par le mot « costume ».

7 Moi : Encore faut-il que vous fassiez du costume de théâtre une « saisie esthétique ». C’est pas encore gagné.

8 Lui : Bref, ce sera peut-être l’occasion d’un autre de nos dialogues fuligineux. Mais en dehors de mon intérêt pour le costume, c’est son approche (peut-être bien connue par d’autres mais si nouvelle pour moi) du corps et de son rapport à l’âme, qui a pris une consistance toute particulière lors de mon premier séjour au Japon. Voilà un

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équipement qui m’a permis de m’orienter ! C’était pour moi une première échappée de néophyte hors du système binaire occidental.

9 Moi : Est-ce que c’est ce que vous retrouvez dans Nippospitalité ?

10 Lui : Nippospitalité c’est l’évocation d’un séjour à Tokyo par un homme qui pense, entre autres, ces choses là. Un texte d’une gravité sans pathos qui n’est pas exempte de gaieté, profondeur et légèreté, dans une approche du japon savoureuse et éprouvante sinon dramatique, s’agissant d’un long séjour dans un hôpital tokyoïte. Je me suis retrouvé là, dans ce Japon que je cherche à appréhender.

11 Moi : Voilà que vous réemployez ce mot de « gravité ». Lorsque je lis Nippospitalité, je ne la perçois pourtant pas aussi présente ?

12 Lui : Bien sûr, j’éclate de rire quand Jean-Luc Nancy essaie de rendre les saluts à l’équipe médicale en s’inclinant assis dans son lit. L’exercice de la courbette nous est tellement étrange et Nancy la rend encore plus étrange en la situant dans un contexte si singulier, dans la relation inégale de la mise en présence du patient avec l’aéropage de médecins, ce qui ajoute à l’acuité si cocasse de sa description. Ces « grandes visites » sont déjà si embarrassantes dans un hôpital de l’hexagone, alors au Japon !

13 Moi : Et, pêle-mêle, la célébration de l’amitié, la mondialisation de la santé, la drôlerie, au début du moins, du bénéfice secondaire d’échapper à la condition de touriste, l’hospitalité qui abolit la distance (qui semble toute occidentale) entre le monde extérieur et l’hôpital.

14 Lui : Oui, vous avez raison. Mais c’est peut-être la réminiscence de

15 L’intrus1 qui me fait parler de gravité.

16 Moi : Précisément, on a l’impression que Nancy semble « estomper » à Tokyo les lourdes épreuves médicales qui l’ont traversées.

17 Lui : C’est ce qu’il écrit lui-même au fur et à mesure de L’intrus :

18 « … tout en vivant le plus souvent sans y penser »2.

19 Moi : Dans le post-scriptum d’août 2017, Nancy évoque son hospita- lisation : « Il y a peu, des ennuis de santé m’ont fait hospitaliser à Tokyo. Ils ne sont pas liés à la greffe mais il faut en toute chose tenir compte d’elle. »3

20 Lui : La gravité dont je parle élargit la surface donnée à la pensée et dépasse, pour moi, la préoccupation pour l’état de santé, si l’on peut dire.

21 Moi : C’est déjà, dans un tout autre contexte, ce qui vous intensifiait chez Aby Warburg, cette façon de se servir du diagnostique de schizophrénie, posé sur ses troubles, en y reconnaissant l’axe essentielle de ses recherches iconologiques.

22 Lui : Dans l’édition française que nous avons effectuée, pour Le Studiolo, de ses Costumes de scène4, j’ai demandé à notre traductrice de surmonter sa réticence, et non seulement de parler ouvertement de l’internement de Warburg mais de relier sa maladie et ses recherches.

23 Moi : Ce qu’elle a d’ailleurs fait de façon très intelligente.

24 Lui : J’aime les écrits qui sortent du tabou de la maladie et ne donnent pas dans la délectation morbide. J’ai aimé lire Mes mille et une nuits de Ruwen Ogien5.

25 Moi : Comme tous les visiteurs au Japon, vous décrivez aux abords des temples les nombreuses amulettes qu’on peut acquérir pour se protéger de tout un tas de malheurs des plus grands aux plus futiles. Mon grand-oncle qui avait servi dans l’armée coloniale

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vantait un onguent salvateur aux vertus multiples : « bon pour la blancheur des mains, la fermeté des seins et les maux d’intestin».

26 Lui : Merci d’opposer si brutalement notre franchouillardise à l’exquis geste de distinction des Japonais.

27 Moi : Il est vrai que, dans ces temples, chaque amulette ne combat qu’un seul mal particulier.

28 Lui : Ce qui m’étonne toujours dans ce que je perçois d’un trait japonais c’est la coexistence du séparé et du relié à l’opposé du mêlé !

29 Moi : Comme dans la cuisine japonaise qui préfère juxtaposer les ingrédients dans un ensemble plutôt que le ragoût qui les mélange. Ryōko Sekiguchi en parle si bien dans Nagori6 que vous a fait lire Doan Bui7 !

30 Lui : Il y a ce mouvement qu’on dirait maladroitement horizontal en le situant mentalement animant la surface d’un plan.

31 Moi : L’édifice peut comporter les trois dimensions plus celle du temps comme le dit la même Sekiguchi : « Dans Nagori, attachement, nostalgie et temporalité se mêlent», elle en creuse l’étymologie :

32 « [Nagori] se rapporte à nami-nokori, “reste des vagues”, qui désigne l’empreinte laissées par les vagues après qu’elles se sont retirées de la plage »8.

33 Lui : L’image de la vague est saisissante et connote le mouvement ici fragile et délicat. A d’autres endroits le mouvement se poursuit jusqu’à la réversibilité ou du moins la connexion du dedans au dehors et inversement.

34 Moi : Dans Fûdo, le philosophe Tetsurô Watsuji admire une Niobide blessée, œuvre grecque du milieu du Ve siècle, en y appliquant des critères tout japonais semble-t-il, et en convoquant encore une fois la figure de la vague : « …cette sculpture manifeste à l’évidence la grandeur de l’art grec (…) Nous pourrions simplement exprimer cette singularité comme suit : “cette œuvre révèle complètement l’intérieur à l’extérieur”. Ici, l’intérieur est l’extérieur (…) cette sculpture ne consiste pas en une “face” étendue en surface, enveloppant quelque chose d’intérieur ; elle consiste en une vague qui s’élève de l’intérieur. Cette ondulation est d’une délicatesse extrême, et impossible à qualifier, sinon que c’est avec un cœur haletant que nous suivrons, par exemple, l’onde qui va des seins au bas-ventre. »9

35 Lui : L’échange est toujours complexe entre ce qui vient de l’extérieur et pénètre à l’intérieur, ou encore la modification de soi que produit l’altérité10. Commençant par réfléchir à l’intrusion de l’étranger, tout étranger, et aussi bien le greffon lui-même, Nancy finit par constater qu’il devient, greffé, étranger à lui-même : « Il y a l’intrus en moi et je deviens étranger à moi-même. »11

36 Moi : Sans que cela le rapproche de l’intrus, dit-il. Il n’existe pas d’échange « standard », pourrait-on dire, ni dans un sens et encore moins dans l’autre. L’un ne remplace pas l’autre, il vient occuper, avec sa différence, la place de l’autre.

37 Lui : Soit. Mais si le régime de la permutation ouvre sur le multiple, le mouvement reste un invariant. Dans Exclu le juif en nous publié en 2018, Nancy nous en donne encore une autre figure12 : précisément ce qu’il nomme une « conjonction disjonctive » : l’appartenance de l’antisémitisme « à une structure profonde de la constitution historico-métaphysique de l’Occident »13.

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38 Moi : Dans la continuité, après L’intrus, de la mobilisation de la métaphore de l’immunité14, vous y avez retrouvé une nouvelle forme de ce mouvement d’échange comme vous l’appelez.

39 Lui : Nancy évoque le « soupçon d’une implication de l’exécration des juifs dans la genèse même de l’Occident »15 jusqu’à l’horreur insoutenable du XXe siècle.

40 Moi : Mais pour que l’autre nous constitue, nous modifie, il faut qu’il reste autre et soit accueilli comme tel. Ce qui permet d’élargir la pensée à la considération du visiteur comme étranger. S’il y a bien un pays ou l’étrangeté de l’étranger n’est pas résorbée dans le franchissement d’un seuil déblayé par le sakoku (l’abrogation de la fermeture par l’empereur Meiji), c’est le Japon.

41 Lui : Il est vrai. Admettez que le Japon moderne semble penser qu’il se constitue en renforçant l’étrangeté de l’étranger sur son sol.

42 Moi : N’inversez-vous pas les rôles ? N’est-ce pas plutôt l’étranger qui en vient à penser cela, et se désespère de ne pouvoir comprendre à jamais ?

43 Lui : C’est là, pour moi, le sommet de Nippospitalité. Lorsque Nancy apprend que le virus qui l’a cloué au lit à Tokyo pourrait être propre au Japon…

44 Moi : Le sceptique Foucault réagissant à la rumeur d’un virus ne s’attaquant qu’aux homosexuels aurait, paraît-il, murmuré « ce serait trop beau » !

45 Lui : Nancy, quant à lui, constate que malgré de notables différences, le traitement japonais –sous dosé par rapport aux habitudes médicales françaises – est parvenu à enrayer le mal. Il s’écrie alors :

46 « Aurais-je un métabolisme nippon ? ». On se prend à divaguer et penser qu’un virus japonais aurait reconnu le terrain d’un métabolisme familier favorable à son intrusion, qu’à leur tour les médecins japonais auraient soigné sans complications puisque métabolisme japonais.

47 Moi : Comme si Nancy abondait dans l’idée qui veut qu’un occidental ne puisse imaginer comprendre la japon mais seulement « devenir japonais », ce que corroborerait son silence de la fin de son texte, traversé par le seul double claquement de mains.

48 Lui : Foucault lui-même est allé jusqu’à s’initier dans un temple zen pour acquérir cette posture qui devrait être, sagement, la seule possible à tous ceux et toutes celles qui abordent au Japon16.

49 Moi : Des exemples où l’occidental sort du système d’opposition Nous/ Eux, dont on ne voit que trop bien le danger.

50 Lui : Emmanuel Lozerand écrit à son tour : « Dès lors que l’autre échappe à ce regard objectivant, qu’il soit exotique ou scientifique, pour devenir un partenaire, son individualité et sa subjectivité s’incarnent et sont reconnues »17.

51 Moi : Si l’occidental ne nourrit pas ce désir fou de se fondre dans le Japon, à la Lafcadio Hearn18, alors que lui reste-t-il ?

52 Lui : Il lui resterait la position de René de Ceccaty, celle d’affirmer, en se passant de toute argumentation, dans une nécessité au delà du raisonnable, de l’impossibilité de vivre SANS le Japon : « [la culture japonaise] ne sera jamais pour moi une culture autre, ce ne sera jamais pour moi un “ailleurs”. Tout ce qui rend le japon exotique me hérisse,

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car il ne m’a jamais été étranger dès lors que j’ai compris que je ne pourrais pas vivre sans lui sous une forme ou sous une autre (…) »19.

NOTES

1. Jean-Luc Nancy, L’intrus, (2000), Éd. Galilée, nouvelle édition augmentée, 2017. 2. Jean-Luc Nancy, L’intrus (2017), op. cit., p. 56. 3. Idem, p. 62-63. 4. Aby Warburg, « Les costumes de scène pour les intermèdes de 1589 », in La Pellegrina et les intermèdes - Florence, 1589 -, présentation, traduction et notes par Anne Surgers, coll. Le Studiolo Essais, éditions Lampsaque, Beaulieu-Vigeon, 2009. 5. Ruwen Ogien, Mes mille et une nuits, la maladie comme drame et comme comédie, Éd. Albin Michel, 2017. 6. Ryōko Sekiguchi, Nagori, la nostalgie de la saison qui s’en va, POL, 2018. 7. Cf. Infra, Doan Bui, « Journal du Japon ». 8. Ryōko Sekiguchi, Nagori, op. cit., p. 30 et 31. 9. Tetsurô Watsuji, Fudo, le milieu humain ( 1935), traduit du japonais par Augustin Berque, CNRS éditions, 2011, p. 247. 10. Cf. Supra, « Autant que nous le sachions, le Japon passe pour être une île », où est rapporté ce propos de Jean-Paul Resweber. 11. Jean-Luc Nancy, L’intrus, op. cit., p. 31. 12. Jean-Luc Nancy, Exclu le juif en nous. Èd. Galilée, 2018, en écho à un ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe, La fiction du politique, Èd. Christian Bourgois, 1988. La fin de l’Intrus et tous ses post-scriptum en renouvellent la formulation : « L’intrus n’est pas un autre que moi-même et l’homme lui-même. Pas un autre que le même… », « ….je comprends [aussi] que je n’ai plus un intrus en moi : je le suis devenu, c’est en intrus que je fréquente un monde où ma présence pourrait bien être trop artificielle ou trop peu légitime ». 13. Jean-Luc Nancy, Exclu le juif en nous, op. cit., p. 19. 14. Idem., p. 25. : « Le juif occupe la position d’un agent auto-immune : il se tourne contre l’immunité du corps propre auquel il appartient » et p. 26 : « Ce que l’état actuel des sciences biologiques permet de métaphoriser en terme d’immunité n’a rien de biologique, bien entendu, pas plus que n’ait scientifiques les considérations de race et d’évolution, par lesquels le XIXe siècle nationaliste, impérialiste et scientiste a transformé l’antijudaïsme en antisémitisme. » 15. Ibid., p. 16, et p. 20 : « L’antisémitisme doit être dit “historial” et “spirituel” par ce que la haine qui l’anime trouve sa source au cœur du complexe spirituel et historique (on pourrait dire avec lourdeur civilisationnel) où l’Occident s’est formé ». 16. Michel Foucault, Dits et écrits, éd. Gallimard, 1994, T III, p. 618-624 : « Michel Foucault et le zen : un séjour dans un temple zen », [propos recueillis par Ch. Polac, Umi, N°197, aout sept 98]. 17. Emmanuel Lozerand, «Il n’y a pas d’individu au Japon. Archéologie d’un stéréotype », Ebisu [En ligne], 51 | 2014. URL : http://journals.openedition.org/ebisu/1495. 18. Cf. Lafcadio Hearn, Le Japon, [1905], trad. Marc Logé, Mercure de France, nouv. éd., coll. « Mille pages », 1993 : « …bien que vous ne vous avouiez pas la chose à vous-même, ce que vous désirez vraiment acheter, ce n’est pas le contenu du magasin : vous désirez la boutique et le boutiquier, et les rues du magasin avec leurs amusantes draperies et leurs habitants pittoresques, la ville

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toute entière, la baie et les montagnes qui la ceinturent, l’ensorcellement blanc du Fuji-Yama surplombant le tout dans un ciel sans nuage -le Japon tout entier, en vérité, avec ses arbres magique et son atmosphère lumineuse, avec tous ces îles, ses villes, ses temples, et ses 40 millions d’êtres les plus aimables de l’univers ». 19. René de Ceccaty, Mes années japonaises, Mercure de France, 2019, p. 189.

AUTEUR

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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Si jamais j’ai déchu, c’est au Japon

Fleur Bretreau

1 Si j’ai jamais déchu, c’est au Japon. Déchoir semblait réservé aux rois et aux punks, jusqu’à ce que je déchusse moi-même, gentiment et sans éclat. Cette chute n’entraîna pas une grande amertume de ma part vis-à-vis des Japonais, de mon expérience avec eux ou de ma personne, mais éclaira ceci : d’une part, persuadée de comprendre ceux de la terre du Soleil Levant, je pouvais me tromper autant qu’un aveugle qui croit discerner la couleur d’un tissu en le tâtant ; d’autre part, devenir une idole (modeste et très locale, bien entendu) impliquait la possibilité de me faire renverser.

2 Le Japon est entré dans ma vie le jour où j’eus treize ans et que ma grand-mère paternelle, artiste et misogyne, m’offrit L’homme-boîte d’Abe Kôbô.

3 En fait, le Japon y était entré bien plus tôt, mais je n’avais pas conscience à l’aube de ma vie (j’avais tout juste l’âge d’un bon Bourgogne) qu’il s’agissait du Japon ; le Japon était une notion floue pour moi, pas sûre même que je l’envisageais comme un pays. Mon père, fanatique de cinéma, nous biberonna moi et mes sœurs aux chefs d’œuvre des réalisateurs du monde entier, le monde entier incluant bien entendu le Japon. Il n’est pas impossible que j’ai joué aux Lego devant Les Contes de la lune vague après la pluie ou à Puissance 4 en regardant d’un œil Le Château de l’araignée. À sept ans, j’avais vu les films les plus connus des réalisateurs japonais « d’après-guerre, avant la nouvelle vague », au moins une fois en compagnie du bateau-pirate Playmobil et de mes petites sœurs : Voyage à Tokyo, Oharu, femme galante, le Garde du Corps, Le Goût du saké, les 7 Samouraïs… – bien que parfois violents, je les préférais à Jeanne d’Arc de Dreyer et la série des Fantomas, qui m’avaient terrorisée pour une bonne décennie.

4 Avant mes treize ans, je savais différencier un Mizogushi d’un Kurosawa comme d’autres une sardine d’un maquereau ; les bruits et sons du Japon étaient désormais tissés dans mes souvenirs et mes sensations d’enfance : exclamations et cris de joie en escalade, gongs, shamisen et flûtes, succions de nouilles et potages, glissements des cloisons en papier huilé, râles, froufrous de kimono et claquements de chaussures en bois, engueulades bruitistes, voix inhabituellement aigues ou rauques.

5 Le dimanche où je reçus L’homme-boîte, nous étions à table avec mes sœurs, mes parents et ma grand-mère paternelle autour du gâteau d’anniversaire et mon bonheur ne fût

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pas démonstratif. La couverture rose de la collection Stock, intimidante et d’un cran trop saumonée pour m’être sympathique, était identique à celle des bouquins remplissant des rayons entiers de la bibale de ma mère – je les avais déjà inspectés et les noms d’auteurs bourrés de « krzs », « schtz », de trémas et de

6 « Ø » m’avaient rendue prudente. Ce jour-là, j’avais plutôt envie d’un truc joyeux et enfantin que ce cadeau terne et saumoné d’adulte. Il me sembla alors que ma grand- mère, fauchée ou avec son esprit de contradiction légendaire, avait juste attrapé ce livre chez elle à défaut d’acheter un cadeau ou dans le but de gâcher mon plaisir. Quand j’écris ces mots, je sais qu’elle m’a offert un des premiers plongeons dans ma vie d’adulte ; même si elle était mue par la négligence d’une grand- mère compliquée, elle a procédé à un rituel ancestral, plus attirant et avec moins de dégâts que la communion ou l’excision. À treize ans, je vouvoyais encore cette grand-mère, non que nous fussions aristocrates ou par tradition bourgeoise, mais parce qu’elle me foutait la trouille, à moi et à un paquet de gens.

7 Quand je commençai le livre, dès le soir de cet anniversaire, je le lus différemment de tout ce que j’avais lu avant, page par page. Je veux dire que je lisais une page, le posais, le reprenais un temps voire un jour après pour lire une autre page, dans l’incapacité de le dévorer, ce qui était pourtant mon habitude. Tout me semblait absolument différent de ce que j’avais pu lire jusque-là dans ma vie (Astérix, Tintin, Gotlib, Brétécher, Agatha Christie, Albert Cohen, OK Magazine, Maupassant, Roald Dahl, Tolkien, Bronte, Kipling, Dumas…) et pourtant rien n’était complètement incompréhensible. Denise, ma grand- mère, a-t-elle jamais su qu’elle avait, par amour, pauvreté ou contradiction, « ouvert une porte » dans mon imaginaire, dans mon cerveau encore bien mou ?

8 Au gré de mon enfance, le Japon avait pris une couleur dans ma tête. Laquelle, je ne sais pas, mais c’était une couleur spéciale, une teinte personnelle – pas une teinte neutre, beige ou grise. Une teinte changeante, une couleur de rivière, de peau ou de feuille d’arbre. Ça ne s’est jamais démenti, même quand j’ai commencé à y mettre les pieds, souvent.

9 Avant d’y déchoir, j’étais allée de nombreuses fois au Japon dans le cadre de mon travail pour une grande corporation nippone et travaillé avec des Japonais pendant des années. J’ai presque toujours travaillé avec des Japonais, d’ailleurs. Un respect mutuel et parfois une solide amitié avaient empreint ces relations professionnelles. Cette fois-ci, j’y retournais pour moi. Pour mes œuvres, le produit de mes dix doigts, la mode artisanale française, pire ! parisienne.

10 Il s’agissait d’aller visiter l’entreprise A., du nom de ce nouveau business partner. A. fabriquait ses propres lignes de costumes et tailleurs classiques à mourir d’ennui si ce n’était le tissu, très beau, filé et tissé sur place, fierté du patron. Les fabriques étaient dispersées sur trois ou quatre sites dans le pays et ses vêtements de gamme premium et de type occidental vendus presque partout avaient contribué à remplacer le kimono en cent cinquante ans. Pour donner un coup de frais à ses affaires, Monsieur A. avait décidé de distribuer une marque française émergente, espérant que les embruns de sa jeunesse et de son exotisme leur mettraient un coup de modjo. Cette jeune marque, c’était moi.

11 D’abord, Tokyo. Je sors de l’avion et c’est un jeune homme en costard gris avec une coupe de cheveux de type céphalopode roux qui m’attend muni d’une pancarte marquée « FELUR BRETO ».

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12 Breto-san ? Felur-san ? hasarde-t-il quand j’arrive à quelques mètres de lui.

13 Oui, enfin… non… Fleur !

14 Les Japonais ne peuvent pas prononcer fleur pour des raisons anatomiques, il me faut abandonner la part florale de mon identité pour devenir félure. J’aurais dû me douter qu’un jour…

15 Felur-san… Enchanté, Masahiro. Je suis très honoré de vous accueillir au nom de l’entreprise A.

16 Masahiro parle anglais et m’accueille d’une blague après m’avoir assurée une nouvelle fois être honoré par ma présence.

17 Ils ne retiennent pas les Françaises aux douanes ? Pardon ?

18 Si j’étais douanier, je trouverai mille raisons de retenir une Française. Nos douaniers sont indignes du peuple japonais, dit Masahiro avec un sourire détendu et poli.

19 Dans la voiture, je retrouve Monsieur A., déjà rencontré à la Fashion Week de Paris, les cheveux bientôt blancs, ses yeux vifs et sa dignité de branche d’érable à l’automne.

20 Je suis si heureux de vous revoir, dit-il en pliant la nuque d’un coup sec.

21 Moi aussi, Monsieur A. Très heureuse. Comment vont vos parents ?

22 Très bien, merci. Ils vous saluent.

23 C’est très généreux de leur part. Votre mère a-t-elle trouvé l’anko dont je lui avais parlé ?

24 Heu… je ne me souviens plus. Je vais lui demander. Et votre jeune sœur se porte bien ?

25 Etc.

26 Nous égrainons alors mon arbre généalogique que Monsieur A. connaît en partie car, à sa demande, j’avais dû organiser un banquet familial dans une brasserie gastronomique parisienne avant de signer le contrat ; la rencontre avec mes parents et mes proches était indispensable pour nouer des liens commerciaux avec lui. Le problème, c’est qu’il se souvenait de toutes les conversations et la mise à jour de la vie de chaque être aimé me lessive après onze heures de vol.

27 Vos affaires vous apportent-elles satisfaction, Monsieur A. ? demande-je pour inverser le flux de paroles, en polissant grave mon vocabulaire.

28 Monsieur A. grondonne de la gorge pour ordonner ses idées. « Il y a une dizaine d’années, les Japonais étaient encore réfractaires à acheter des vêtements hors sol… importés. Vous pouvez appeler ça du nationalisme… » Il secoue la tête. « Moi, je sais que les silhouettes japonaises ne sont pas toujours adaptées à la mode internationale. Vous en saurez quelque chose les jours prochains. » Monsieur A. lève les sourcils et sourit. « Mais le monde change… le Japon aussi… ».

29 La voiture traverse Shinjuku, le quartier d’affaires, forêt de buildings serrés et immenses, dont la sève est cette foule compacte qui, matin et soir, se déverse en- dedans ou au-dehors à partir de vastes avenues. « Nous sommes complètement auto- suffisants… C’est rare. Mais… nous vendons à une population vieillissante et nos produits n’intéressent personne hors de nos frontières. » Monsieur A. termine par un borborygme inquiet. « Grâce à vous, nous respirons un peu l’air de Paris, c’est un cadeau précieux. Votre élégance ne vous quitte jamais. » À ces mots, je me félicite d’avoir pensé à sortir grande classe de cet avion, telle un modèle d’une publicité par Guy Bourdin, faisant honneur à Paris, à la France et à Monsieur A., malgré l’inconfort de cette tenue pour ces foutues onze heures d’avion (le collant et la stupide culotte

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haute m’avaient scié le ventre, ce qui provoqua une crise de gaz peu fashionable pendant un jour entier).

30 Après un long silence, la voiture s’arrête et le chauffeur ouvre la portière. Je descends face à une allée très étroite à l’ombre d’immeubles mastocs. Masahiro m’encourage à le suivre et pousse un cri, c’est un mot japonais. En réponse, un autre mot japonais, très strident, me percute ; une femme joviale en kimono ouvre alors un pan de la palissade. Ses yeux s’agrandissent quand elle me voit ; les mains sur la bouche, elle tente d’empêcher sa stupeur de fuiter en découvrant mes escarpins exagérés et ma robe noire asymétrique coupée par une bande vinyle crème, puis se bidonne carrément à la vue de mes lèvres très rouges et de ma coiffure bouclée peu peignée ; serais-je aussi drôle si je me baladais en pyjama ou déguisée en cachalot ? Ça dure un sacré moment pendant lequel j’entends « Paris… oHoHoHoH… Paris… ». Après un salut plus classique, nous la suivons, traversant la coursive d’une maison traditionnelle pour arriver dans un jardin… épatant. Entouré d’arbrisseaux, magnolias alourdis de bourgeons roses, pins graciles et torturés, d’autres essences s’épanouissant au sol comme des vortex branchus, ce jardin est sans doute celui d’une chamane ou d’une cuisinière un peu dingue ? Ses emmanchures virevoltant, la femme en kimono trottine entre des cuves en bois posées sur des trépieds antiques, dont certaines fument légèrement au-dessus d’un brasero. Derrière les cuves couvrant une pelouse velue et des mares de galets, des bambous épais et bruns soutiennent des cordes auxquelles sont suspendues des cotonnades torsadées ou à plat, parcourues de motifs blancs et bleus, gouttant des rigoles pétrole sur de larges pierres grises. Je regarde la dame japonaise, Monsieur A. et Masahiro avec éberluement. C’est une fabrique d’indigo ! Un art japonais des plus anciens, la version érudite du tie-and-dye occidental vulgarisé par les hippies.

31 La teinture se fait en malmenant les étoffes avec sophistication – tordues, pliées serrées, encordées selon des rituels précis –, puis en les plongeant telles quelles dans la teinture. Après un temps, une fois rincées et rouvertes, elles révèlent leurs hiéroglyphes émouvants d’un bleu plus ou moins sombre, tous pareils et tous différents, comme les signes taillés par le scribe sur la pierre, une géométrie de lignes, points, étoiles et psychédélismes infinis.

32 En riant, la femme me passe de longs gants de caoutchouc jusqu’à l’épaule et je plonge mes avant-bras dans une cuve. Les feuilles vertes de l’indigo et des tissus encore blancs flottent dans l’eau encrée. Elle me fait plier puis nouer par endroits un linge en gargarisant des instructions, ses doigts me reprennent, me guident sur le lin superbe, elle pépie puis tonne (entendre parler japonais, ça rappelle le vent sur la côte Atlantique, une brise qui devient bourrasque dans la même phrase) et se marre, je me concentre, rate, je saisis en trente minutes ce qui m’aurait pris une année ailleurs ? C’est une très longue histoire de gestes. Nous trimons à quatre mains puis retournons au frais dans la maison-atelier. Là, la femme me présente aux artisanes et artisans qui plient et coupent les étoffes sèches en fines bandelettes qu’ils tressent ensuite pour faire des tabliers, des sacs, des vestes, du linge de lit. Très peu de couture, à peine de fil, un travail de titan pour des dizaines et des dizaines de doigts chaque jour pendant des siècles. Pourtant rouge et suante, ils interrompent leur ouvrage à mon arrivée, écarquillant les yeux tandis que Monsieur A. parle. Les nuques se courbent d’un coup sec, tous me détaillent sans fin puis un murmure parcourt la salle « Paris… Hooo ». À l’ère des vols long-courriers en promo, est-ce si phénoménal qu’une franco-parisienne se tienne dans leur atelier ? Après une séance photo individuelle avec chaque être

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vivant alentours, un thé vert et l’échange de cadeaux, la main sur le cœur qui palpite (je lui offre une robe fabriquée à Troyes par d’autres doigts et quelques-uns des miens, elle m’offre un sac fabriqué dans ce jardin), Monsieur A. lance quelques mots en me désignant de la main et tous dressent sur leurs pieds. Confuse, je me lève aussi, nous retournons dans la voiture sous les saluts. Je suis assommée, moi qui me croyais artisan !

33 Le lendemain, Masahiro me conduit à travers Tokyo à la rencontre des tenanciers de boutiques choisies pour vendre mes collections made in France. Les responsables de ces magasins hipsters semblent très jeunes (illusion bien connue que celle d’estimer l’âge d’un Japonais à son visage), franchement au bord du rouleau et habillés comme pour aller à une fête de mon pote Matthieu, qui a une passion pour les soirées déguisées un peu louches (ce grand barbu adore se vêtir en Alice au Pays des Merveilles). Contrairement à leurs aînés, ils n’ont pas de scrupules à parler anglais. « You, so fresh ! » me dit Noriko, qui décide d’abandonner son magasin à la vendeuse pour nous chaperonner dans notre tournée de Shibuya. Ses rues emplies de jeunes gens, sosies de Judie Garland ou de Beyonce, hybrides de David Bowie, otakus, héros manga, ce quartier modeux ressemble à un grouillant studio de cinéma trash, des milliers de personnages de la pop culture qu’on croit parfois reconnaître y flânent et shoppent pour parfaire une ressemblance ou fignoler un dandysme apocalyptique : ici se joue la findumondisme textile. Chez des confrères, Noriko joue à nous mesurer ; tous sont saisis par les trente et un centimètres qui nous différencient et la forme de nos jambes, les siennes en arche, les miennes droites à la façon des flamands roses, interrompues en leur milieu par une paire de genoux cagneux. « If you quit fashion, go play basket ball ! » Noriko se tape les cuisses, son rire perçant me défonce la tête, impossible de m’habituer à ces sonorités extrêmes. Dans la dernière boutique, Kazuki s’excuse. Buste ployé, son corps délicat et imberbe est serré dans un ensemble jean-débardeur très collant couleur vert chirurgie dont les grands trous laissent voir sa peau lisse, une peau originelle, la peau telle qu’elle est juste avant que s’y déposent les poils et le temps, le soleil et les petites blessures.

34 Pardonnez-moi, Felur-san.

35 Mais de quoi, Kazuki-san ?

36 Vous avez l’air déçue de nos rayons. C’est très avant-garde, hein ?

37 Pas très… beau ?

38 Là, il se plie de rire.

39 Pas du tout…. Enfin…

40 Je regarde autour de moi. Un portant entier de sapes sombres ou fluorescentes, sorties d’un incendie sans doute, à la vue de leurs bords carbonisés. Des robes en dentelles avec jupon en plexiglas. Une série de blousons-t-shirts-pantalons avec une bonne tronche mais qui se sont faits méchamment taillader. Des serre-têtes avec des antennes-ressort d’un mètre de haut reliées à des porte-jarretelles métalliques. Des combinaisons intégrales en éponge de mer de couleurs électriques.

41 Quoi ?

42 J’aimerais vraiment… Oui ?

43 Voir… des kimonos. Hum… Ceux de cérémonie, les anciens…

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44 Kazuki se décompose sous le choc « mais qui est cette fille ? Elle n’est pas du tout… dangereuse ! » se dit-il, je crois. Après quelques palabres, Noriko hurle « let’s rock, you guys » et nous embarque à deux longues rues de là, dans un magasin de seconde main dédié à ce vêtement. Dans cette échoppe silencieuse, Noriko et Kazuki foutent un dawa professionnel qui agite la discrète propriétaire. Explorant portants et étagères, Noriko attrape avec dextérité un modèle qu’elle déplie, une sorte de Soulages sur soie.

45 « Tu vois, ça ? C’est de l’architecture ! Tous les kimonos sont faits pareil, avec une bande de trente-huit centimètres de large et treize mètres cinquante de long.

46 Zéro chute, zéro déchet, précise Kazuki. Coutures minimum. Apocalypse-friendly, baby !

47 C’est le même procédé depuis trois siècles, fait Masahiro à voix basse. »

48 Après un farfouillage consciencieux, la quête du kimono s’achève. Un minus miracle opère, c’est pas évident tout de suite. À les regarder, une grisaille s’envole, une liberté nippone enveloppe ces corps, une puissance de terre et de cinéma leur donne vie. Défilant obi bien serrée, Noriko se redresse et valse dans ses longs cheveux bruns et la soie violette ceinturée de rouge, ses bas noirs troués apparaissant parfois entre les pans. La crête platine et les yeux de Kazuki brillent au sommet du kimono orange et ivoire ; immobile, c’est un ado destroy dans Akira. Masahiro a enlevé ses pompes et ses chaussettes, plaqué ses cheveux en arrière. Il n’est plus le salary man à la con mais le jeune premier d’un film de Kurosawa, troublant et assuré dans le coton brun et bleu, même la proprio hausse les sourcils face à ce nouveau type qui apparaît. Quand je me lève pour essayer le kimono que j’ai choisi (et porte encore parfois), Noriko crie

49 « noooo ! » et se rue sur moi : « tu fermes d’abord le côté droit, puis tu rabats le côté gauche. Sinon, ça veut dire que t’es morte. »

50 Le soir, le dîner avec Monsieur A. est au-delà de savoureux, l’art culinaire japonais me tue, tandis que la bouteille de saké puis trois tournées de bières transforment la branche d’érable qu’est Monsieur A. en fruit trop mûr tombé par terre. Masahiro est au bout de sa vie, cravate nouée autour de la tête qui rougeoie, je n’y crois pas moi-même.

51 « Breto-san… » me dit Monsieur A. surmontant d’immenses difficultés d’élocution « vous êtes… un vrai… cow-boy… » Il hèle le serveur d’un bras épuisé pour demander l’addition. « Ne continuez pas comme ça… mariez-vous. »

52 Le discernement et la pédagogie paternels étaient très personnels et s’inclinaient devant une seule instance : la Beauté. Face à la Beauté, pas d’âge minimum ni maximum pour mon père : un embryon pouvait apprécier Toshiro Mifune ou Kinuyo Tanaka, si c’était un embryon avec de la sensibilité. Et il fallait nous forger les organes, nourrir nos âmes de cette beauté, même si à son contact, nous nous endormissions (car trop petites pour lire les sous-titres de Rashomon), ou étions captivées à en faire des cauchemars. Quand mon père nous posait devant l’écran de télévision le samedi après- midi, souvent après une grande promenade ou la construction d’une cabane dans un bout de forêt, nous regardions ensemble le début d’un des chefs d’œuvre en stock puis il s’éclipsait après avoir lancé quelques interjections japonaises de type « rho ! » suivis des rituels « c’est magnifique ! Les filles, vous avez vu cette lumière ? » ou « ce film, je l’ai vu à la Cinémathèque, Langlois était là »,

53 « c’est ho-rrible ! Cachez-vous les yeux, mes canards ! », « ces Japonais, qu’est-ce qu’ils sont forts ! ».

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54 Dans ces moments, j’avais flairé qu’il existe un invraisemblable attachement entre les cultures nippone et française, une admiration mutuelle, intense qui s’approche dangereusement du fantasme, de l’idolâtrie.

55 De retour à l’hôtel, j’aperçois Noriko et Kazuki au bar, dans une posture de sommeil et vais les cueillir. Dans mon immense chambre avec panorama de carte postale sur les lumières nocturnes tokyoïtes, je les préviens en délivrant mes nougats fatigués de leurs talons « je pars tôt demain, donc dodo, right ? ». De la salle de bain, j’entends le trafic du minibar, des verres, de la télévision pendant que j’enfile mon pyjama de grand-père. Dans la chambre, ils sont vautrés en gamins sur l’un des lits, je me glisse dans l’autre. Un œil sur le téléviseur, je vois un jeune couple, genre Noriko et Kazuki, nus sur un canapé mauve tâché et moche. Il lève un doigt à la caméra puis le glisse entre les cuisses de la jeune femme indifférente et commence un va-et-vient. Des pastilles « bing !!! » « bang !!! », un gros chat manga qui gigote apparaissent en surimpression à l’écran. Après un gong, il sort le doigt, le suce puis les jeunes gens s’arrêtent et le caméraman leur tend une cannette à chacun. Sous une lumière triste, ils boivent leur soda avant de se remettre à l’ouvrage, lui sur elle, allongée. Des numéros apparaissent, avec des flèches, leurs gestes suivent un mode d’emploi, ils en répètent certains, sans doute les plus délicats ? Serait-ce une émission pédagogique ? Un Ikéa du sexe ? Sombrant dans le sommeil, je sens la main de Noriko qui se mélange à mes cheveux « I can’t leave you. You are French girl, give me some French touch !!! Touch me !!! Come on… touch me… Give me some French !!! » Je la repousse en grognant et m’endors, d’un coup. Seul le bruit de la porte de ma chambre qui claque me réveille vaguement.

56 À , ça ne badine plus. Train à grande vitesse nippon (moi qui aime tant les trains !), le Shinkansen nous y emporte à prix élevé, moi et une horde d’hommes d’affaires. Plus courts d’une tête que moi, beaucoup m’observent the air of nothing (la technique du the air of nothing est également un art japonais ancestral). Dans l’impossibilité d’être invisible, je ne peux ni me gratter le nez ni laisser aller mon visage au repos sans témoins oculaires, mais me gave quand même de paysages. Quand nous descendons du wagon, certains passagers craignent de me frôler et s’écartent ostensiblement de moi. Visite de la filature puis du tissage. Lin, coton, laine, du noble. Malgré que ça turbine, bobines et métiers à tisser XXL bossant avec frénésie, les lieux ressemblent à des usines-modèles pour leur propreté et à des couvents pour la discipline et le costume. Des dizaines d’ouvrières bouffantes de charlottes, combinaisons et protections diverses s’agglutinent derrière les baies vitrées telles des petits nuages pour m’apercevoir cavaler dans les couloirs avec Monsieur A. et Masahiro. Quand je me tourne vers elles pour les saluer, elles s’agitent, secouent les mains et rigolent toutes ensemble. Leurs yeux racontent un truc que je ne pige pas, une sorte de régal, d’avidité ? Le midi, nous passons à la cantine. À notre entrée, les deux cents femmes se lèvent dans une ambiance martiale ; Monsieur A. raconte quelque chose et toutes les ouvrières répondent d’une voix, regards braqués sur moi. La trouille me coupe un peu l’appétit ; la foule, c’est pas ma came.

57 Une sorte d’afro tropicale sur la tête (l’humidité force mes boucles jusqu’aux racines), calée dans mes modèles, un tailleur noir orné d’une foudre fuschia devant et dos, une cape et mes talons blancs, je me sentirais mieux sur la scène d’un club à Manchester. Là, comment dire… on croirait une ressucée de la visite d’une Marlène Dietrich jetlaguée à une base militaire pour remontage de moral des soldats. Je n’arrive plus à sourire.

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58 Le soir, on me véhicule vers un lieu inconnu que je n’ai pas décidé (on ne me demande jamais mon avis). Peu après, je suis installée dans le jardin très japonais de Monsieur A. en compagnie de sa femme qui me sert un verre de bon champagne. Madame A. est belle et affable, un brin mystérieuse ; toute sa personne est chorégraphiée, elle déplace des objets, pivote sur sa chaise, parle et lève les mains dans un même geste qui semble ne jamais se terminer. C’est intimidant, toute cette grâce. Verre en main, nous nous promenons lentement dans l’allée de graviers, mes talons s’enfoncent dans le sol et chaque pas est une lutte pour ne pas me casser la figure en arrière. Madame A. porte un vêtement ample et lacé qui aurait pris un gros coup de vent puis, par chance, aurait été enduit de résine juste à cet instant. Les volumes sont courageux, abstraits, suspendus. La tête vide, il ne me vient que cette question « qui a dessiné votre robe ? » Elle me raconte Rei Kawabuko, la styliste de Comme des Garçons, une presque amie désormais puisqu’elle l’a croisée trois fois. Madame A. sourit. « Comme pour la gastronomie, la mode japonaise interroge le lien du corps avec la nature. » Elle regarde ma silhouette vaciller ; je vide mon verre d’une traite. « Contrairement en Occident, l’art japonais repose sur… l’équilibre ». Madame A. rit et me montre une petite table dressée pour le dîner. « Je n’aurais jamais autorisé mon mari à travailler avec une Française qui ne connaît pas le travail de Kawabuko-san. » C’est vrai, nous en avions discuté, je m’en rappelle maintenant.

59 Masahiro vient me chercher à l’hôtel le lendemain matin et me salue plusieurs fois les mains posés sur les genoux, sans oser me regarder dans les yeux, avec une déférence nouvelle. Est-ce mon passage la veille chez le patron qui lui astique l’obéissance ? Ça me gonfle que notre jeune amitié se refroidisse mais ne dis rien.

60 Dans une pampa industrielle, l’usine de confection A. montre davantage d’animation, de visages et de métiers différents que le filage-tissage, les bouches ne sont pas masquées, je distingue des conversations, éclats de rire, coups de gueule. Toute la matinée, nous décryptons les patronages de ma collection pour les adapter à la silhouette plus menue des japonaises avec la modéliste en chef, femme mûre et concentrée qui prend l’habitude de me tapoter un doigt dès qu’elle a une idée ou un problème. Masahiro traduit mais nous arrivons à travailler en parlant peu. Puis on me conduit dans le bureau de Monsieur A., une cage de verre surplombant une partie de l’usine où se regroupent la coupe et l’assemblage. Nous déjeunons tous deux d’une lunch-box, tandis que les têtes se lèvent sans cesse pour nous mater. En retour, je les regarde manipuler les tissus avec doigté et une délicatesse étrange. Monsieur A. me dit qu’il est ravi de ma visite, très productive, les bons de commande des magasins pour ma collection affluent. Après trois jours dans l’ouest nippon, je serai de retour à Tokyo et nous irons avec son épouse à un gala organisé par le Ministère ? Son regard the air of nothing montre qu’il me faut paraître drôlement contente. Y suis-je arrivée ?

61 Depuis quelques jours que je découvre le monde de A., je me gargarise de cette idée de génie, la mienne. Avant mon départ pour le Japon, il avait été entendu que je donnerai une conférence sur la mode française actuelle à une partie des salariés A. Je tenais mon idée. Il fallait que je les surprenne ! La disruption, c’est le nouveau truc qui marche, la marque des visionnaires. J’avais donc décidé d’être visionnaire et travaillé sur une présentation du tonnerre que j’avais peaufinée dans l’avion. Masahiro m’encourage sur le chemin de la salle « Nous sommes impatients de vous entendre ! Regardez ! » Dans la salle, une centaine de personnes sont assises, chefs d’atelier, stylistes, façonniers, je

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reconnais la modéliste qui me fait un coucou. Des applaudissements discrets m’accueillent.

62 Monsieur A. me présente avec beaucoup de compliments à ce que je sens puis me laisse seule sur scène avec Masahiro qui traduit. Sur l’écran de projection, des photos défilent en silence, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, des amies, des inconnues que j’avais photographiées dans la rue. « Pourquoi dit-on que les femmes françaises incarnent la mode ? » Je me racle la gorge. « Croit-on que 20 millions de Françaises sont un peu délurées et sans maquillage, la cigarette aux lèvres ? » Masahiro me fixe des yeux avant de parler. « Qu’elles jurent naturellement et rigolent fort, lisent Verlaine et Voltaire avant de s’endormir en déshabillé noir, un verre de rouge entamé sur la table de chevet, après avoir cuisiné une blanquette de veau et des choux à la crème en robe Saint-Laurent vintage, pieds nus sur un carrelage à l’ancienne avec vue sur la Tour Eiffel ? » J’ai parlé vite et souris de toutes mes dents ; Masahiro blémit, traduisant avec difficulté. « Non », j’ajoute. Des photos de magasins et centres commerciaux de luxe parisiens s’affichent, l’air de ressembler à tous les magasins du monde. « La femme française fait comme toutes les femmes, elle n’a pas un sens inné de l’élégance, elle reproduit des gestes et des habitudes culturelles. » J’ai du mal à mesurer mon effet dans la salle.

63 « Elle achète sans doute les mêmes marques que les femmes japonaises, d’ailleurs… » Masahiro tousse et parle de moins en moins fort dans le micro. « C’est la femme française qui est à la mode. Elle est devenue un mythe. Existe-elle réellement ? » Je commence à sentir que le public ne souhaite pas s’engager sur ma route. Je continue mon exposé jusqu’à ce que, sur l’écran, des photos montrent des silhouettes curieuses, des vêtements recomposés, des pulls fabriqués avec de la laine de vieilles chaussettes usagées et des chaussures réalisées à partir de bouteilles en plastique. « La mode est devenue internationale, ce qu’elle propose se lisse, s’épuise de clichés. L’enjeu de la mode désormais, c’est l’imaginaire de la création et de la production. Le monde a changé, très vite. La mode doit sentir ce changement et s’y engouffrer. » Des têtes se tournent vers le fond de la salle, Monsieur A. s’est levé. « Comment renouer avec les techniques artisanales centenaires pour créer une nouvelle façon d’envisager le vêtement ? Faut-il songer à de nouvelles manières de les réparer à grande échelle ? Comment faire de la mode sans abîmer la terre ? Et pourquoi ne pas refaire du vêtement un objet qui durerait une vie entière ? » Des photographies de montagnes de tissus, de couturières démontant des habits pour en faire des toiles-patchworks prêts à être retravaillées, des imprimantes 3D qui crachent des boutons tentent d’illustrer ma tentative réformiste. Je poursuis. « Pour exister encore dans vingt ans, ces questions se posent maintenant. La mode n’est plus une affaire de mythe ou de nation. » Des murmures dans la salle me font voir que Monsieur A. s’approche de la scène. « Pour se réinventer… » Applaudissant mollement pour interrompre mon laïus, Monsieur A. monte sur scène. Je m’arrête et Masahiro me glisse « Sorry, Felur-san ».

64 À Hiroshima, je ne savais pas que tout serait si rose. Pourtant, le matin, un Masahiro embarrassé était venu m’apporter mes billets de train à l’hôtel. « Monsieur A. regrette que nous ne puissions vous accompagner mais ses affaires l’appellent. Il vous souhaite un bon retour en France. » Je n’étais donc plus chaperonnée ? « Ensuite, vous pourrez profiter des quelques jours à Tokyo pour… visiter ? » Dans ces paroles, je comprends que tout s’effondre. « Masahiro-san, je… que se passe-t-il ? » Il me regarde avec amitié

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et désarroi. « Il y a des rumeurs, Felur-san. ». Une sensation de froid me traverse. « Monsieur A. doit rompre avec vous. » Il secoue la tête.

65 Je marche de la gare d’Hiroshima à la boutique Petites mouchoirs en traversant des ponts par-dessus les rivières qui irriguent la ville. La boutique est rose, devant et dedans et très étroite, si j’écarte les bras, mes doigts touchent certainement les murs. Des pièces de créateurs du monde entier, le monde entier incluant bien entendu le Japon, sont méticuleusement présentées. Akiko m’accueille très souriante et me présente à sa mère, habillée de rose pâle, son écharpe écarlate lui donne un teint de fleur. Encore sous le choc de mon autosabotage, je n’ai pas le cœur à la conversation. De ma valise, je sors quelques pièces de ma collection et nous discutons. Au bout d’une heure, la mère d’Akiko parle, sa fille me traduit « comme vous ne restez pas longtemps, y-a-t-il quelque chose que vous voulez voir, à Hiroshima ? ».

66 Quand je sors du Mémorial de la Paix, je retrouve Akiko et sa mère sous leur ombrelle, assises sur un muret près de la fontaine. En silence, je m’assieds à leurs côtés dans le bruit de l’eau qui tombe et du vent dans les arbres. Curieusement, je n’ai aucun souvenir de ce Musée, hormis celui de dessins d’enfants dans le hall, des tas de dessins colorés fixés sur la vitre. Il y avait des traces de main et de la poussière sur le verre entre les dessins. C’est la seule image qui me reste. Parfois, je me demande même si j’ai parcouru le Musée ? Ne serai-je pas restée dans le hall ? Pourtant, j’ai la certitude que j’ai laissé un morceau de moi dans ce bâtiment.

67 La mère d’Akiko sort un thermos et trois tasses et nous distribue un thé vert et une pâtisserie molle et fade. Je pense à Raimu, à son marseillisme, à ses sorties exagérées, ses quatre tiers, parce que ça dépend de la taille des tiers. Et le reste. Qui songerait à lui reprocher que ses paroles taillent trop grand ? Ça n’a rien à voir avec le Japon. Mes paroles taillent trop grand, toujours. C’est mon excitation, mon fardeau. Pendant un instant, dans ma tête, Raimu semble être la femme française, ça paraît évident. La mère d’Akiko se penche vers moi et me sourit en brandissant sa tasse. Je lui dis : « Oishi ! ». C’est très bon.

RÉSUMÉS

Très tôt, le Japon entre dans la vie de Fleur Breteau par la lecture de romans et les films regardés en famille. Plus tard elle s’y rend souvent pour y travailler et y noue des liens professionnels et amicaux. Arrive le jour où un industriel l’invite à y présenter ses propres modèles de vêtements et visiter ses tissages, teintureries et fabriques de confection. Elle suscite beaucoup de curiosité pour la mode parisienne qu’elle est censée représenter : Fleur expose en conférence ses convictions sur la mode et les tendances françaises et la collaboration ne se finalisera pas.

Very early, has entered in Fleur Breteau’s life through the reading of novels or watching movies with her family. Later, she regularly went to Japan for work and developped professional and friendship relations. to that day where an industrial invites her to present her own fashion designs and visit his weaving, dyehouses and rag trade factories. Her presence provokes a great deal of curiosity for the parisian fashion that she’s supposedly representing : Fleur exposes

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her views on fashion and the trends in Paris during a conference and the collaboration eventually won’t happen.

AUTEUR

FLEUR BRETREAU Fleur Breteau, nomade de profession, a travaillé dans le jeu vidéo, la mode et les sextoys, entre deux actions pour la défense du climat. Elle vit désormais à Metz où elle écrit de la fiction et des scénarios. Elle a publié L’amour, accessoires chez Verticales.

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Dialogue entre Lui et Moi 3 Le style de Fleur tombe comme une robe (Si Jamais j’ai déchu c’est au Japon, Fleur Breteau)

Didier Doumergue

1 Moi : Je sais que vous aimez beaucoup Fleur Breteau, mais dites-moi si ces « Dialogues » qui parsèment ce numéro de la revue Le Portique ont vocation à évoquer votre intérêt personnel ?

2 Lui : Comme d’habitude vous dépréciez mon geste premier, que je crois innovant dans une revue telle que celle-là, de lutter contre les généralités surplombantes en concrétisant des connections de communication entre les actants parties prenantes de l’élaboration de ce numéro. Après tout il ne s’agit là que d’une modalité particulière inspirée de la fonction bien connue de « discutant » dans les colloques.

3 Moi : Ne craigniez-vous pas d’être soupçonné d’arborer vos relations (lointaines ou plus proches) avec les auteurs de contributions ?

4 Lui : Vous apportez de l’eau à mon moulin si vous réduisez l’activité de communiquer à la sphère de l’intime et réservez l’adresse générale à l’affirmation de vérités indiscutables. Discuter les contenus d’une contribution ou à propos de ces contenus n’a pas besoin d’intimité et n’en exhibe aucune.

5 Moi : Afficher son capital de visibilité c’est tout de même caracoler dans le domaine séduisant de l’aspiration à devenir une star !

6 Lui : Nous y voilà ! Je reconnais là le grand connaisseur des écrits de votre amie Nathalie Heinich. Son De la visibilité1 porte en effet sur les célébrités. Faites-moi le crédit de n’être pas le papillon attiré par cette flammèche et de savoir pertinemment qu’une revue d’aujourd’hui n’est pas un salon où se rencontrent les plus m’as-tu-vu des intellectuels façon XIXe.

7 Moi : Comment en êtes-vous venu à lui demander d’écrire sur le Japon ? Lui : Ma rencontre avec elle ne date que d’un an. Elle venait présenter au festival du Livre à Metz son récit L’amour, accessoires2. Le rapprochement si intrigant de ces deux substantifs dans son titre, l’un au singulier, l’autre au pluriel, ont déclenché mon achat et ma lecture. Quelle drôlerie ! Parler des objets dans l’amour !

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8 Moi : Je comprends que vous ayez trouvé là un aliment pour votre passion pour l’objet, ce non-humain qui vous est cher, mais il s’agit, chez Fleur Breteau, des objets de plaisir !

9 Lui : Vous voilà bien bégueule ! Je vous prescris la lecture de ce livre séance tenante ! L’affordance perceptible de ces objets à procurer notre plaisir vous ferait-elle peur ?

10 Moi : Ôtez-moi d’un doute, vous n’aviez pas d’abord l’intention de recevoir une contribution sur les shunga, ces fameuses estampes érotiques japonaises ?

11 Lui : N’assignez pas Madame Breteau à résidence, je vous prie. Lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, je revenais de mon premier voyage au Japon, dans l’état d’exaltation que vous savez, mais nous n’avons pas abordé la question de ces ukiyo-é particuliers. A la toute fin de mon second voyage, lors un colloque organisé à la Maison Franco-japonaise (ce bel héritage de Claudel) intitulé Pascal Quignard. La traversée des langues, de fort belles estampes érotiques ont été projetées dans une intervention de Ooike Sôtarô devant Quignard him-self.

12 Moi : Est-ce que Quignard a écrit sur ce type d’estampes japonaises ?

13 Lui : Vous m’en demandez trop, je ne le sais pas, mais c’était en lien avec le thème du manque tel que Quignard le développe, entre autres, dans Le sexe et l’effroi (Gallimard, 1994) que s’essayait à traduire Ooike. Lequel indiquait que l’effroi n’est pas figuré dans ces images. Il éprouvait même de la difficulté à trouver un équivalent de ce mot dans sa langue, tant il lui semblait qu’il ne renvoyait à aucun intitulé japonais. Ce à quoi Quignard répondit, impérial, qu’à cette place, le manque du manque n’en était que plus effrayant !

14 Moi : Nous voilà bien éloignés de Fleur Breteau néanmoins !

15 Lui : Moins que vous ne le croyez. Je me souviens des commentaires de Ooike sur ces estampes où les personnages sont toujours habillés de riches étoffes qui ne s’écartent que sur le spectacle des organes génitaux. La nudité était bien trop commune au Japon, ne serait-ce que dans les bains toujours mixtes, pour être encore piquante, alors que les étoffes ajoutent à l’érotisme en révélant au détour de leurs volutes le brulot des sexes intriqués. Et c’est sur son expérience d’ambassadrice de la mode parisienne, de négociatrice en textile et vêtement que j’ai demandé à Fleur Breteau d’écrire pour Le Portique.

16 Moi : Le vêtement au Japon occupe une place de métaphore particulière. Claudel ne dit- il pas en visitant la maison d’Antonin Raymond à Tokyo : « la maison japonaise est moins une boîte qu’un vêtement » ?3 Il écrit aussi : « le rôle esthétique du vêtement est de remplacer les lignes par des surfaces et d’amplifier les proportions »4.

17 Lui : N’est-ce pas à propos des costumes de Nô ? Ce qui se comprendrait. Pour habiller ces personnages de Shité, « l’ambassadeur de l’inconnu » comme il le nomme, qui revient (pas toujours, mais de façon assez récurrente dans un grand nombre de nô) évoquer les circonstances de sa mort, ou du Waki « celui qui regarde et qui attend » (et même qui « vient pour attendre »), le surgissement sur scène du surnaturel est affaire de surface et de proportions amplifiées.

18 Moi : C’est le cas pour tous les costumes de théâtre. Je me souviens d’un article dans lequel Philippe Choulet5 commentait un aphorisme d’Albert Camus « Le costume simplifie et augmente », qu’il tenait, disait-il, de Geneviève Sevin-Doering, notre créatrice de costumes bien aimée. Si la simplification c’est « abolir le confus » et « ôter,

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supprimer ce qui est contingent » et ainsi relever « d’un art de la purification, de la réduction à l’essentiel » nous ne sommes pas très éloignés de ce remplacement des lignes par les surfaces. Quant à l’augmentation, Choulet y voit « une amplification » et, ajoute-t-il, «ce n’est pas un grossissement, c’est sans graisse, sans obésité, sans épaississement, sans alourdissement (y compris sans lourdeur théorique) ».

19 Vous poursuivez sa réflexion en adaptant ces deux fonctions aux costumes de Nô, mais en passant nécessairement par une idéalisation, une monstration de l’invisible, qui fait basculer dans une plus grande dimension, ouvre l’humain sur le cosmique, tel que le produit exactement le masque.

20 Lui : J’y pense : mais vous-même avez commis autrefois un écrit sur les paysages figurés par les costumes du Nô6. Vous y parliez du bouleversement capital, intervenu dans la conception du Nô : « le personnage de nô, qui à l’origine devait être porté par le paysage, est mis en demeure dans une inversion saisissante d’assumer l’insigne honneur et l’immense responsabilité d’un devenir-paysage du personnage ». Le nô- shozoku (costume de nô) se parant « des couleurs des quatre saisons et des motifs des herbes, des fleurs ou des arbres, des eaux ruisselantes, des cascades, des clartés de la lune ou de l’éclat du soleil ».

21 Moi : Il y a prescription. Dans la contribution de Fleur Breteau, nul costume de Nô. Il ne s’agit pas non plus des vêtements japonais mais de ceux, issus de sa création artisanale, qu’elle cherchait à diffuser. Vous avez dû être chiffonné que son évocation du Japon traite de déchéance. De son « Si j’ai jamais déchu, c’est au Japon » à un « Le Japon m’a fait tomber dans un état inférieur » il n’y a qu’un pas…

22 Lui : Vous caricaturez… Ce qui est remarquable dans ce que décrit Fleur Breteau ce sont ces multiples allers-retours entre les images d’un Japon acquises depuis l’enfance et celles qui appartiennent à une réalité nippone d’aujourd’hui, entre les fantasmes japonais quant à la femme française à la mode et les propositions d’une styliste française s’évertuant à les déconstruire, entre ce goût français pour le kimono éternel qui n’équivaut pourtant pas à ce mélange de tradition et de modernité que croit décrypter un Occidental en visite au Japon et ce goût de la jeunesse japonaise pour le cosplay décrit si horriblement par Fleur Breteau qui n’y retrouve pas ces fameux paysages dont vous parliez.

23 Moi : Cette déconvenue personnelle décrite en terme de déchéance atteint, elle aussi, une signification d’une plus grande dimension.

24 Lui : Et si le Japon produisait toujours cet effet ? Et qu’une part de la fascination qu’il suscite est dans cet état personnel d’infériorité que l’on finit toujours par y ressentir.

25 Moi : Est-ce là la naissance d’une nouvelle idée reçue ? Vous faites votre André Gide qui disait vers la fin de son Saül : « Avec quoi l’homme se consolerait-il d’une déchéance ? sinon avec ce qui l’a déchu ».

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NOTES

1. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Éd. Gallimard, 2012. 2. Fleur Breteau, L’amour, accessoires, Éd. Gallimard, 2017. 3. Paul Claudel, Œuvres en prose, la Pléïade, Contacts et circonstances / sur le Japon : « la maison d’Antonin Raymond à Tokyo », p. 1201. 4. Idem, op. cit., Note 1548 : citation du Journal de Paul Claudel en date du 29 octobre 1922, p. 1173. 5. Philippe Choulet, « L’idéalisation dans l’art du costume », in Nickel Vingt- quatre, Spécial Costume, printemps 2013, p. 14-15. 6. Pierre Ravenel, « Du costume du Nô, des jardins et paysages, de la nature, du conflit du dessin et du coloris, de la psychologisation au théâtre », in Nickel Vingt- quatre, Spécial Costume, op. cit., p. 8.

AUTEUR

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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Lévi-Strauss et le Japon : l’éthos de la distance

Philippe Choulet

1 Ce que dit Lévi-Strauss du Japon, la manière qu’il a d’aborder la civilisation japonaise tient certes à des raisons biographiques, donc passionnelles (au sens noble du terme), mais aussi et surtout à des raisons de métier et de théoricien, et pas de n’importe quelle théorie : l’anthropologie structurale.

2 Il y a donc d’abord ces déclarations d’amour qui relatent la généalogie de son intérêt et de sa fascination pour le Japon. La “petite madeleine” vient de loin, du « vert paradis des amours enfantines » (Baudelaire, cité AFL1, p. 9). Le bain familial lui aura donné très tôt d’abord le goût des estampes (Hiroshige, Hokusaï), suite à l’intérêt manifesté par les Impressionnistes2 après la révélation dont les frères Goncourt furent les chevilles ouvrières ; puis, surtout, le goût des objets, qu’ils soient anciens et /ou techniques, surtout, parce que cela déterminera nombre de domaines de travail de l’œuvre Lévi- Strauss, et en particulier ce tropisme très fort vers les “arts primitifs” et le primitivisme des arts3. Lévi-Strauss ne cache pas que son intérêt pour l’art brut, l’art naïf, le ready made, l’action painting et le bricolage prend ici sa source (entre autres, car les origines sont toujours multiples, comme les sources des fleuves).

3 Il en fera l’éloge dans le chapitre I de La Pensée sauvage, « La Science du concret ». Il précise même que cela a contribué à son doute sur le jugement esthétique qui oppose le Beau et le Laid, dans la mesure où la considération pure de l’objet implique une position d’“en deçà” de ces catégories conventionnelles4. Du roman d’apprentissage à la théorie, la conséquence est la bonne. Il ferait beau qu’il y eût du hasard !…

4 Le point de vue de l’anthropologue l’emporte donc, et pour en présenter la richesse et la complexité, trois points doivent être remarqués :

5 1° Lévi-Strauss, comme tout savant, qu’il soit de science humaine ou de science exacte, signale les renversements nécessaires que le savoir impose à la conscience commune, dans ses préjugés-quant-à-l’objet.

6 2° Il s’efforce de formuler quelques invariants de ce qu’on nommera ici l’éthique japonaise, éthique vis-à-vis des hommes, de la tradition, de la Nature et des choses…

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7 3° Ses écrits sur le Japon abordent huit domaines de cette civilisation, qui se font écho les uns les autres : musique, art des lieux, littérature5, arts graphiques6, cuisine, poterie, danse et langue. Mais point de dispersion ou de kaléidoscope, car un lien commun très puissant en produit une vraie et profonde unité : le mythe.

I. Les renversements des idées reçues de la conscience commune.

8 a) La première représentation convenue rectifiée par l’entendement ethnographique se trouve déjà dans le titre donné à ces Écrits sur le Japon7 : L’autre face de la Lune. L’autre face de la Lune, c’est sa face invisible et cachée. Or, pour la conscience occidentale, la face visible de la Lune, c’est son histoire, celle du Bassin méditerranéen (Egypte, Grèce, Rome et toutes les extensions futures), c’est la conscience de soi de notre culture européenne antique et moderne (AFL, p. 76). Forte de cette position ethnocentrée, la conscience occidentale aura trop longtemps négligé ce qui n’est pas elle, ce qu’elle ne voit pas, ce qu’elle ne peut pas voir, puisqu’elle ne se déplace pas. L’Occident nie son Extrême-Orient, qui est aussi, ô ironie !, son Occident extrême, son extrême Occident: le Japon, la Chine, la Corée, l’Indochine, le Pacifique, et donc, par capillarité, les Amériques, qui ne sauraient se réduire à une extension ou une prothèse de la vieille Europe (AFL, pp. 24 et suiv., 76, 161-163). Comme quoi, à chacun son Orient et son Occident, ou plutôt : chacun voit l’Orient à sa porte, mais il revient à chacun de rectifier l’image dont il est parti… C’est que la Terre est ronde, et qu’on peut s’y orienter dans les deux sens : Orient et Occident sont interchangeables8. On est toujours l’Orient et l’Occident de quelqu’un…

9 b) La seconde représentation mutilée de la conscience commune tient à une oblitération de l’histoire de la préhistoire, et précisément de l’extraordinaire continuité anthropologique entre l’Asie d’Orient et les Amériques, via les îles du Pacifique ou le Détroit de Béring : toutes ces populations ont des sources communes (AFL, pp. 24 et suiv., 76, 161-163). La reconnaissance de cette structure élémentaire et primitive de parenté rend possible alors l’analyse comparée des mythes, entre les mythes japonais, les mythes amérindiens9, les mythes malgaches10, et même, homologie oblige, les mythes grecs (Hérodote) ou ceux du Moyen-Age (celui de Mélusine, par exemple11), sans parler de l’analyse comparée des masques (VM, p. 125-126).

10 c) La troisième représentation de la conscience commune, et cette fois c’est la plus spontanée, c’est celle qui a trait au Japon politique moderne : on cherchera en vain dans les écrits de Lévi-Strauss des remarques sur la violence historique du Japon moderne, sur l’arbitraire étrange de ses institutions, sur les désastres vécus, causés ou subis (y compris pour la chasse à la baleine, AFL, p. 152). Non que Lévi- Strauss oublie ou refoule tout cela, qui fut et demeure terrible, mais ce n’est pas son sujet. À peine fait-il quelque incise sur la question du logos scientifique japonais (AFL, p. 53), sur celle de la pollution belliciste (id., p. 96), sur les transformations exigées par le capitalisme U.S. (id., p. 127). De toute façon, Lévi-Strauss ne parle pas du Japon “société chaude” (société à haute dépense d’énergie, à forte entropie, et à histoire accélérée), mais du Japon “société froide”, dont l’histoire est lente, parfois invisible12 (la face cachée de la Lune !)… Référence obligée à l’anthropologie structurale : pas de civilisation sans histoire, ce qui différencie les civilisations “primitives”, archaïques, premières, traditionnelles, est leur faible niveau de dépense énergétique, leur faible teneur en entropie, comparés aux sociétés modernes “historiques” et volontaires…

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11 d) La quatrième représentation de la conscience commune remise en cause par l’anthropologie, c’est la manie de la comparaison des civilisés, comme si certaines civilisations étaient supérieures à d’autres par leur niveau technologique, matériel, leur confort, leur richesse, leur valeur morale, etc. Or l’analyse comparée des valeurs, des récits, des mythes, des pratiques ne suppose justement pas une hiérarchie: pas plus qu’il n’y a de Beau ou de Laid, il n’ y a ni Bien ni Mal qui serviraient de critères. Lévi- Strauss l’affirme toujours nettement : « Les cultures sont incommensurables », ce sont des grandeurs sui generis, incomparables ; il n’y a pas d’unité de mesure, d’étalon de mesure (AFL, p. 15). Il faut donc, sagesse épistémologique oblige, considérer la civilisation japonaise comme un en soi, une totalité absolument souveraine…

II. Les invariants de l’éthique japonaise.

12 Voilà qui, indiscutablement, aura satisfait grandement ce qu’on peut appeler l’obstinée rigueur (l’expression est de Léonard de Vinci), l’esprit de rigueur, voire le puritanisme de Lévi-Strauss, sinon son ascétisme. Il y a un vrai effort pour décrire l’originalité de l’esprit japonais, qui, bien qu’il constitue un “mystère” (AFL, p. 77), obéit à une certaine logique, logique qui relève de ce que Lévi-Strauss appelle la “pensée sauvage”, et qui s’exprime ainsi, dans cette singularité éthique, très différente de ses anciennes cousines (Chine, Corée, Indonésie). On retrouve ici l’héritage saussurien : une structure symbolique fonctionne comme une langue, un système de nécessité intérieure où il n’y a que des différences, et donc pas de valeurs en soi (AFL, p. 127-131).

13 Lévi-Strauss pointe cinq leçons de vie japonaises : nous les livrons dans le désordre (AFL, p. 9), dans la mesure où nous pouvons même lier ensemble trois d’entre elles sous la même bannière, celle du temps :

14 a) Le présent est compatible avec l’amour du passé, ou plutôt incompatible avec la haine pour le passé ;

15 b) il y a un équilibre entre tradition et modernité13 (les changements du monde), entre temporalité lente et temporalité vive, celle de l’histoire…

16 c) le sens du transitoire et de l’éphémère, essentiel dans la civilisation japonaise, s’exprime dans le postulat de continuité réellement vécue entre l’histoire et le mythe (AFL, pp. 20 et suiv., 35) ; alors que l’Occident se fonde, lui, sur la discontinuité rationnelle entre mythe et histoire (AFL, pp. 20, 22).

17 À ces trois principes, s’ajoutent deux autres :

18 a) l’amour et le respect pour la Nature ; même si, précise Lévi- Strauss, cela peut être perverti par une certaine sophistique, comme pour la chasse à la baleine (AFL, p. 152) ;

19 b) l’amour pour la beauté, celle des objets, des lieux, des paysages, des gestes, des costumes.

20 Toutes ces formes de la praxis japonaise donnent à Lévi-Strauss l’occasion de plusieurs exercices d’admiration, en raison notamment de l’étrangeté que peuvent constituer les valeurs de la civilisation japonaise par rapport aux civilisations occidentales. Lévi- Strauss opère à l’inverse d’un Henri Michaux et de son Un Barbare en Asie (1933), pour qui régnait l’inquiétante étrangeté… Toute la question de l’anthropologue réside ici en cet art de la distance, qui entend laisser se déployer dans toute son originalité et son autonomie cette civilisation lointaine : c’est ce qui justifie l’analogie entre anthropologie et astronomie. L’astronomie fut d’abord une science du régulier dans le

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ciel, et l’anthropologie n’en dit pas davantage pour les cultures humaines (AFL, p. 18-19). Mais l’astronomie n’est pas seulement la science du ciel étoilé et du sublime nocturne, elle est la science de la lumière qui sourd d’étoiles déjà mortes, et la tradition japonaise est comparable à la lumière de ces étoiles, en voie de disparition : l’ethnologie n’est-elle pas le carnet de deuil de l’humanité, la rubrique nécrologique des civilisations traditionnelles14 ? L’admiration que Lévi-Strauss porte à cette civilisation vient de ce qu’elle résiste à sa dissolution historique et politique (ce que Durkheim avait déjà remarqué) ; elle porte sur le pérenne, sur ce qui relève du « dur désir de durer », comme dit Eluard, sur cet invariant que l’histoire lente du Japon aura insensiblement construit, elle porte sur la structure et ses expressions, sur la logique profonde qui sous-tend les événements révélant la structure (un kantien dirait : sur les phénomènes qui révèlent le noumène…). Pour Lévi-Strauss, Dieu est dans les détails, et il suffit de remonter des détails à Dieu…

III. Les axes de l’éthos japonais.

21 Nous avons des leçons à prendre de la part de la civilisation japonaise, justement en raison de l’écart qui nous sépare d’elle et en raison de ce que nous ne manquons pas de vivre. Ces leçons, nous ne sommes pas sans les savoir, nous ne sommes pas sans les ignorer, et c’est cela qui est le plus troublant : les points soulevés par Lévi-Strauss travaillent comme des aide-mémoire de nos refoulés, de nos impensés, de nos négligences et délaissements.

A. La dignité éthique de la fonction et le zèle de l’office.

22 Les Grecs anciens, et en particulier Aristote, avaient déjà bien remarqué le sens empirique, sensible et opératoire de la vertu (arétè) comme excellence, comme sommet (apex), comme perfection dans l’exercice d’une fonction (ergon). Cela avait d’ailleurs valu à Ménon de se faire moquer par le Socrate de Platon (au début du Ménon, donc), mais il est vrai que là-dessus, comme dit Nietzsche, Platon n’est plus grec, mais déjà chrétien. Et sans doute avons-nous tort, nous autres Occidentaux européens à la morale moralisante, de mépriser l’éthique de la fonction, l’honneur de servir, la fierté de suivre une ligne droite (ou courbe, qu’importe) de conduite, de conventions, de savoir-faire, tout simplement parce que nous confondons idéologiquement cette grandeur avec une soumission collective et une domination anti- individuelle. En tout cas, voilà ce que reconnaît Lévi-Strauss :

23 « Le mouvement Shingaku fondé au XVIIIe siècle par Ishida Baigan reflète une réalité vivante et qui ne demandait qu’à s’exprimer : celle d’une humanité encore disponible, où chaque individu, quels que soient son rang et sa condition, se perçoit lui-même comme un centre de dignité, de sens et d’initiative. J’ignore si ce privilège durera longtemps, mais, au Japon, rien ne frappe davantage que cet empressement de chacun à bien remplir son office, cette bonne volonté allègre qui, comparés aux climats social et moral des pays d’où il vient, semblent au visiteur étranger une vertu capitale du peuple japonais » (« Place de la culture japonaise dans le monde », AFL, p. 49)15.

24 Il précise même, à la fin de « Un Tokyo inconnu », juste après avoir repris cette idée quasiment dans les mêmes termes :

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25 « Puisse celui-ci (le peuple japonais) maintenir longtemps ce précieux équilibre entre traditions du passé et innovations du présent ; pas seulement pour son bien propre, car l’humanité entière y trouve un exemple à méditer » (AFL, p. 156).

26 Cet avertissement, « car l’humanité entière y trouve un exemple à méditer », est à la fois un avertissement polémique, comme on le verra dans notre quatrième axe (la question du sujet), avec la critique de l’individualisme substantialiste et narcissique de l’individu (AFL, p. 52), et l’expression positive de l’humanisme propre à Lévi-Strauss, humanisme total s’il en est. Il rappelle avoir souligné, dans Tristes Tropiques, le risque couru par l’humanité d’oublier ses racines (AFL, p. 155). Cet humanisme est dit généralisé : à la fois transhistorique (il inclut toutes les civilisations archaïques sans exception) et cosmique (il concerne à la fois les formes culturelles et les formes naturelles)16.

B. L’esprit analytique.

27 L’admiration de Lévi-Strauss pour l’esprit de finesse japonais n’est pas surprenant : il loue le sens des distinctions et de la discrimination, l’attention aux différences, aux opposés, aux contraires et aux contrastes, qui s’achève dans l’art des classifications et des répertoires, ce qui n’est pas sans fasciner l’anthropologue, puisque c’est justement une des grandes puissances de la pensée sauvage. Ce « plus beau fleuron de la discrimination » (pour reprendre la traduction d’un des grands ouvrages de l’hindouisme, la Viveka-cuda-mani) de l’art de vivre japonais culmine, comme on sait dans la cuisine, l’art floral, l’art des jardins, la céramique, les habits traditionnels ou les cérémonies…

28 Afin de reconnaître la validité du principe de continuité entre tradition froide et histoire chaude, Lévi-Strauss va jusqu’à établir la filiation entre cet esprit de distinction et l’art des miniatures techniques /électroniques : « Si, maintenant, nous nous demandons pourquoi, dans des domaines aussi différents que la mythologie et la sociologie, des textes japonais vieux de dix ou douze siècles peuvent nous servir de modèles, la réponse se trouve peut-être dans certaines caractéristiques de l’esprit japonais : en premier lieu, une extrême application à répertorier et à distinguer tous les aspects du réel, sans en manquer aucun et en accordant à chacun une égale importance : comme on le voit dans vos objets manufacturés traditionnels, où l’artisan traite avec le même soin le dedans et le dehors, l’envers et l’endroit, les parties visibles et celles qui ne le sont pas. C’est d’ailleurs toujours le cas des produits dont les progrès scientifique et technique ont changé la nature. J’y vois une des raisons du succès de votre petite électronique : vos calculatrices de poche, vos magnétophones, vos montres sont, dans un autre registre, des objets d’une facture aussi achevée, ils continuent d’être aussi séduisants pour le toucher et le regard que naguère vos tsuba, vos netsuke et vos inrô. » (« Place de la culture japonaise dans le monde », AFL, p. 39).

29 Cette disposition au divisionnisme (ibid., p. 40) se voit dans la cuisine, qui, au contraire de l’occidentale, répugne aux mélanges des substances et des saveurs : elle sépare, distingue, maintient les juxtapositions; dans la peinture Yamato (300-700 ap. J.C.), qui « disjoint le dessin et la couleur » ; dans la musique traditionnelle, qui ne dispose pas de système harmonique (elle est successive et non simultanée), qui refuse de mélanger les sons et qui intègre même les bruits et les cris (comme celui des insectes, AFL, p. 73) : «

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elle compense ce manque en modulant les sons à l’état pur. Des glissements variés affectent les hauteurs, les tempi, les timbres » (ibid., p. 40).

30 Et Lévi-Strauss ose un rapprochement audacieux, en voyant dans l’esprit analytique japonais un équivalent de la vocation séparatrice de l’entendement cartésien17. Mais ce ne serait pas un cartésianisme conceptuel ou abstrait, ce serait un cartésianisme sensible ou esthétique (esthétique renvoyant ici à son double sens sensitif et artistique). Il y voit une des raisons de l’attrait des occidentaux, au XVIIIe siècle, pour le Japon, jésuites aidant (le Père Mersenne, de l’ordre des Minimes et dynamique correspondant, comme on sait, de Descartes, avait étudié chez les Jésuites)… Le travail critique des cartésiens se retrouverait sur un plan matériel, sensible, affectif, même, au Japon (sons, saveurs, odeurs, couleurs, consistances, textures) et par nécessité de nommer les différences, sur le plan linguistique, avec l’“arsenal” des mots expressifs (gitaigo, AFL, p. 46).

C. L’autre orientation du geste.

31 Puisque nous observons les originalités sensibles du monde japonais, en voici une très remarquable, celle de l’inversion de la direction du geste chez l’artisan18 :

32 « J’ai été frappé par le fait que l’artisan japonais scie ou rabote dans le sens inverse du nôtre : du loin vers le près, de l’objet vers le sujet » (« La face cachée de la lune », AFL, p. 74 ; mais aussi : « Apprivoiser l’étrangeté », AFL, p. 128-129 ; « La place de la culture japonaise dans le monde », AFL, p. 52).

33 Même remarque pour le lancement du tour du potier, l’enfilage de l’aiguille, la couture – la couturière japonaise enfile les aiguilles en poussant le chas sur le fil au lieu de pousser le fil dans le chas, elle pique le tissu sur l’aiguille au lieu de piquer l’aiguille dans le tissu (« Sengai. L’art de s’accommoder du monde », AFL, p. 124 ; « Apprivoiser l’étrangeté », AFL, p. 128). Ce rapport singulier à la matière exprimerait un principe dynamique liant l’individu comme fonction opératoire à une totalité organique déterminée (voir notre quatrième axe, la question du sujet) :

34 « Même des outils de conception chinoise, comme la scie passe-partout et différents types de rabots, ne furent adoptés au Japon il y a six ou sept siècles qu’avec un emploi inversé : l’artisan tire l’outil vers soi au lieu de le pousser en avant. Se situer à l’arrivée, non au départ, d’une action exercée sur la matière révèle la même tendance profonde à se définir par l’extérieur, en fonction de la place qu’on occupe dans une famille, un groupe professionnel, un milieu géographique déterminés, et plus généralement dans le pays et la société. » (AFL, p. 52).

35 Lévi-Strauss note qu’Hérodote avait déjà remarqué cette inversion du geste chez les Egyptiens par rapport aux Grecs (« Apprivoiser l’étrangeté », AFL, p. 129-131 ; « La danse impudique de Ame no Uzume », AFL, p. 139-141), et que la compréhension de cet écart dans la poétique du corps au travail fait sans doute partie des observations élémentaires dont l’étranger est l’objet. Comme si le Japon proposait un « monde à l’envers », dit J. Kawada (« Entretien avec Junzo Kawada », AFL, p. 173). Les espaces énantiomorphes ne se trouvent donc pas seulement dans le rapport aux miroirs…

36 En ce sens, nous disposons ici de travaux pratiques de la pensée sauvage, dans la mesure où la praxis pure (celle de l’action du corps) et la praxis poïétique sont unifiées dans l’immanence du même geste. Cette « science du concret » est un savoir non pas incarné – car le fait de parler d’incarnation suppose une essence éthérée qui n’existe pas… –,

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mais plutôt incorporé, intériorisé, matérialisé physiquement, nerveusement et spatialement.

D. La question du sujet.

37 Nous abordons ici le point qui sans doute intéressera le plus le philosophe, d’autant que c’est l’entrée la plus polémique : la position du sujet dans la civilisation japonaise, que le sujet soit grammatical, linguistique, psychologique, éthique ou sociopolitique… On peut bien dire que c’est sur ce problème que Lévi-Strauss se montrera le plus militant et même le plus agressif, lui qui pourtant avait préféré, à la fin de Tristes Tropiques, la profession de foi bouddhique à la profession de foi marxiste. Cette question du statut du sujet humain concentre, il est vrai, une conception du monde, et la Weltanschauung japonaise traditionnelle vient donner du grain à moudre à celle qu’il exprime de manière transversale, çà et là, le moment venu. Les Écrits sur le Japon condensent cela avec l’opposition centrifuge/centripète19 : le sujet occidental est centrifuge, tout part de lui, de sa pensée (le cogito20), de ses catégories (le sujet transcendantal kantien). L’attaque porte sur deux points :

38 a) Pour l’Occident rationaliste et religieux, le sujet humain est individu substantiel (sujet des accidents et des attributs), privilège ontologique21. Au contraire, la conception extrême-orientale (issue de l’hindouisme et du bouddhisme) fait du “sujet” individuel une apparence, pire, une illusion : « Chaque être n’est qu’un arrangement provisoire de phénomènes biologiques et psychiques sans élément durable tel qu’un “soi” : vaine apparence, vouée inéluctablement à se dissoudre » (AFL, p. 50).

39 La conception japonaise s’exprime par la forme syntaxique, et elle est même sans doute fondée sur elle22 : « De même que la syntaxe japonaise construit les phrases par déterminations successives allant du général au spécial, la pensée japonaise met le sujet en bout de course. (…) Le sujet retrouve ainsi une réalité, il est comme le lieu dernier où se reflètent ses appartenances » (AFL, p. 51).

40 La pensée japonaise (et, disons-le, la pensée primitiviste dans son ensemble) inclut le sujet humain dans une continuité fonctionnelle, ce que nous avions déjà vu avec le premier axe de l’éthique, la dignité éthique de la fonction :

41 « Cette façon de construire le sujet par le dehors ressortit aussi bien à la langue, encline à éviter le pronom personnel, qu’à la structure sociale où la “conscience de soi” – en japonais, je crois, jigaishi – s’exprime dans et par le sentiment de chacun, fût-il le plus humble, de participer à une œuvre collective. (…) Se situer à l’arrivée, non au départ, d’une action exercée sur la matière révèle la même tendance profonde à se définir par l’extérieur, en fonction de la place qu’on occupe dans une famille, un groupe professionnel, un milieu géographique déterminés, et plus généralement dans le pays et la société. On dirait que le Japon a retourné, comme on retourne un gant, le refus du sujet pour extraire de cette négation un effet positif, y trouver un principe dynamique d’organisation sociale qui mette celle-ci également à l’abri du renoncement métaphysique des religions orientales, de la sociologie statique du confucianisme et de l’atomisme auquel le primat du moi expose les sociétés occidentales. » (AFL, p. 52).

42 Autrement dit, par cette apologie de la différence fonctionnelle au sein du système, l’idéologie japonaise globale est déjà spontanément et inconsciemment saussurienne, et elle est, comme toutes les sociétés traditionnelles, un matériau de choix à observer pour l’anthropologie structurale.

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43 Cette idée se retrouve dans l’art de la peinture (AFL, p. 120-121), mais elle rend raison également de l’inversion de l’orientation du geste artisanal (AFL, p. 52).

44 Cette critique virulente du fétichisme occidental de l’individu libre, qui commence avec la fin de Tristes Tropiques23, trouvera son point culminant dans la charge contre l’existentialisme de Sartre24, dans le Finale de L’Homme nu, où Lévi-Strauss se situe lui- même, dans une profession de foi “à la japonaise”, c’est-à-dire à la fin du processus :

45 « Au long de ces pages, le nous dont l’auteur n’a pas voulu se départir n’était pas seulement “de modestie”. Il traduisait aussi le souci plus profond de ramener le sujet à ce que, dans une telle entreprise, il devait essayer d’être pour autant qu’il ne le soit pas toujours et partout : le lieu insubstantiel offert à une pensée anonyme afin qu’elle s’y déploie, prenne ses distances vis-à-vis d’elle-même, retrouve et réalise ses dispositions véritables et s’organise eu égard aux contraintes inhérentes à sa seule nature. S’il est, en effet, une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes – ces tomes n’embrassant que les huit dernières – ont pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. Car ce peu de réalité à quoi il ose encore prétendre est celle d’une singularité, au sens que les astronomes donnent à ce terme : lieu d’un espace, moment d’un temps relatifs l’un par rapport à l’autre, où se sont passés, se passent ou se passeront des événements dont la densité, elle aussi relative par rapport à d’autres événements non moins réels mais plus dispersés, permet approximativement de le circonscrire, pour autant que ce nœud d’événements écoulés, actuels ou probables n’existe pas comme substrat, mais en ceci seulement qu’il s’y passe des choses et bien que ces choses elles-mêmes, qui s’y entrecroisent, surgissent d’innombrables ailleurs et le plus souvent on ne sait d’où...

46 Mais pourquoi, demandera-t-on peut-être, marquer une telle réticence vis-à-vis du sujet quand on parle de mythes, c’est-à-dire de récits qui n’ont pu naître sans qu’à un moment quelconque, dût-il le plus souvent rester inaccessible, chacun ait été imaginé et narré une première fois par un individu particulier ? On ne peut dire parlants que des sujets, et tout mythe doit, en dernier ressort, prendre son origine dans une création individuelle. Cela est vrai sans doute, mais, pour passer à l’état de mythe, il faut précisément qu’une création ne reste pas individuelle et perde, au cours de cette promotion, l’essentiel des facteurs dus à la probabilité qui la compénétraient au départ et qu’on pouvait attribuer au tempérament, au talent, à l’imagination et aux expériences personnelles de son auteur. La transmission des mythes étant orale et leur tradition collective, les niveaux probabilistes qu’ils incluaient ne cesseront pas de s’éroder, en raison de leur moindre résistance à l’usure sociale que celle des niveaux organisés de façon plus rigide, parce que répondant à des besoins partagés. On accordera donc sans peine que la différence entre créations individuelles et mythes reconnus pour tels par une communauté n’est pas de nature, mais de degré. A cet égard, l’analyse structurale peut légitimement s’appliquer à des mythes issus de la tradition collective et à des ouvrages d’un seul auteur, car le programme ici et là sera le même: expliquer structuralement ce qui peut l’être et qui n’est jamais tout; pour le reste, s’employer à saisir, tantôt plus et tantôt moins, un autre genre de déterminisme qu’il faudra chercher aux niveaux statistique ou sociologique : ceux qui relèvent de l’histoire personnelle, de la société ou du milieu.

47 Admettons donc que toute création littéraire, orale ou écrite, ne puisse être au départ qu’individuelle. Pour autant qu’elle sera aussitôt livrée à la tradition orale comme cela se produit chez les peuples sans écriture, seuls les niveaux structurés qui reposent sur des fondations communes resteront stables, tandis que les niveaux probabilistes manifesteront une extrême variabilité, elle-même fonction de la personnalité des narrateurs successifs. Cependant, au cours

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du procès de la transmission orale, ces niveaux probabilistes se heurteront les uns aux autres. Ils s’useront aussi les uns contre les autres, dégageant progressivement de la masse du discours ce qu’on pourrait appeler ses parties cristallines. Les œuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance, mais c’est leur adoption sur le mode collectif qui actualise, le cas échéant, leur “mythisme”. (…)

48 On aperçoit ainsi en quoi l’effacement du sujet représente une nécessité d’ordre, pourrait-on dire, méthodologique : il obéit au scrupule de ne rien expliquer du mythe que par le mythe et d’exclure, en conséquence, le point de vue de l’arbitre inspectant le mythe par le dehors, et enclin de ce fait à lui trouver des causes extrinsèques. (…)

49 Volontairement en retrait pour laisser le champ libre à ce discours anonyme, le sujet ne renonce pas à en prendre conscience, ou plutôt à ce qu’il prenne conscience à travers lui. Certains feignent de croire que la critique de la conscience devrait logiquement conduire à renoncer à la pensée consciente. Mais nous n’avons jamais songé faire autre chose qu’œuvre de connaissance, c’est-à-dire prendre conscience. Cependant, la philosophie a trop longtemps réussi à tenir les sciences humaines emprisonnées dans un cercle, en ne leur permettant d’apercevoir pour la conscience d’autre objet d’étude que la conscience elle-même. D’où l’impuissance pratique des sciences humaines d’une part, leur caractère illusionniste d’autre part, le propre de la conscience étant de se duper elle-même. Ce qu’après Rousseau, Marx, Durkheim, Saussure et Freud cherche à accomplir le structuralisme, c’est dévoiler à la conscience un objet autre; donc la mettre, vis-à- vis des phénomènes humains, dans une position comparable à celle dont les sciences physiques et naturelles ont fait la preuve qu’elle seule pouvait permettre à la connaissance de s’exercer. Dire que la conscience n’est pas tout, ni même le plus important, n’incite pas davantage à renoncer à son exercice que leurs principes ne vouaient naguère les philosophes existentialistes à mener une vie de débauche dans les caves de Saint-Germain des Prés. Bien au contraire : car la conscience peut ainsi mesurer l’immensité de sa tâche et trouver le courage de l’entreprendre, dans l’espérance enfin offerte que celle-ci n’est pas vouée à la stérilité.

50 Mais cette prise de conscience demeure d’ordre intellectuel, c’est-à-dire qu’elle ne diffère pas substantiellement des réalités auxquelles elle s’applique, qu’elle est ces réalités mêmes accédant à leur propre vérité. Il ne peut donc s’agir, sous ces nouvelles couleurs, de réintroduire subrepticement le sujet. Nous n’éprouverions nulle indulgence envers cette imposture qui substituerait la main gauche à la main droite, pour rendre par dessous la table à la pire philosophie ce qu’on aurait affirmé lui avoir retiré par dessus ; et qui, remplaçant simplement le moi par l’autre et glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept, retirerait à celle-ci son fondement. Car, en mettant à la place du moi, d’une part un autre anonyme, d’autre part un désir individualisé (sinon il ne désignerait rien), on ne réussirait pas à cacher qu’il suffirait de les recoller l’un à l’autre et de retourner le tout, pour reconnaître à l’envers ce moi dont, à grand fracas, on aurait proclamé l’abolition. S’il est un temps où le moi puisse réapparaître, c’est seulement celui où, ayant achevé son ouvrage qui l’excluait de bout en bout (puisqu’à l’inverse de ce qu’on pourrait croire, il en était moins l’auteur que l’ouvrage lui-même, durant qu’il s’écrivait, ne devenait l’auteur d’un exécutant qui ne vivait plus que par lui), il peut et doit en prendre une vue d’ensemble, comme feront ceux qui le liront sans se trouver dans le cas hasardeux d’avoir été poussés à l’écrire. (…) Ce Finale se déroule lui-même en manière de commentaire d’une œuvre terminée, et dont le rédacteur, dégagé de sa mission et retrouvant de ce fait le droit à la première personne, s’efforce de tirer ses propres enseignements. » (L’homme nu, « Finale », Plon, 1971, pp. 559-563)25.

51 b) La préférence occidentale pour le discours de la Raison, contre le récit du Mythe et son mystère : « Depuis les Grecs, l’Occident croit que l’homme a la faculté

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d’appréhender le monde en utilisant le langage au service de la raison : un discours bien construit coïncide avec le réel, il atteint et reflète l’ordre des choses. Au contraire, selon la conception orientale, tout discours est irrémédiablement inadéquat au réel. La nature dernière du monde, à supposer que cette notion ait un sens, nous échappe. Elle transcende nos facultés de réflexion et d’expression. Nous ne pouvons rien en connaître et donc rien en dire. » (AFL, p. 50-51).

52 Cela dit, l’histoire du Japon moderne au logos de société chaude a brouillé les cartes du Japon traditionnel, avec le délire de toute- puissance militaire et l’influence du capitalisme US de l’après Seconde Guerre mondiale; ayant adopté un temps l’idéologie logocentrée de la technoscience, il aura maintenu la volonté de science, mais en l’épurant de sa phraséologie et de sa sophistique, en revenant « à l’intuition, à l’expérience et à la pratique » : « Ayant durement payé le vertige idéologique qui s’empara de lui [le Japon] dans la première moitié du siècle, redevenu fidèle à lui- même, il abhorre ces perversions du logos auxquelles l’esprit de système entraîne par accès les sociétés occidentales, et qui exerce ses ravages dans tant de pays du tiers- monde. » (AFL, p. 53).

53 La culture japonaise, solide et résistante, aura assumé sa fonction de filtre vis-à-vis des apports prométhéens de la raison occidentale, et le maintien de son identité aura été à ce prix (AFL, p. 54-55). Le Japon moderne aura représenté ce que Lévi-Strauss espère de nos sociétés historiques industrielles : un lien intelligent, un entrelacs lucide entre ce qu’il y a de plus vrai, de plus digne, de plus valeureux dans la tradition et ce qu’il y a de plus fécond dans le mouvement de l’histoire. D’où ces affinités électives, qui viennent de si loin. Pas de hasard.

54 Concluons. Il y a bien une connaturalité intime entre l’esprit Lévi- Strauss et l’esprit Japon, en deçà des choix partisans de Lévi-Strauss lui-même, de ses idéalisations et de ses cristallisations, de ses omissions ou de ses injustices envers l’Occident. La vision cosmique, naturaliste et bouddhiste demeure son dernier mot: Lévi-Strauss et le Japon ne sont fondamentalement rien, mais il faut faire comme s’ils existent, comme s’ils avaient existé. Nous sommes éphémères et dérisoires. Telle est la rançon qu’exigent le mythe et la structure à la raison et à l’histoire. Eternité factuelle, oui, mais éternité d’illusion. Sagesse suprême. Lévi-Strauss et le Japon : deux écumes des choses, sur une même vague d’Hokusaï, sublime coïncidence qui fait œuvre commune.

NOTES

1. Les abréviations des titres des œuvres de Lévi-Strauss sont les suivantes : AFL, L’autre face de la Lune, Écrits sur le Japon, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2011. AS, Anthropologie structurale, Plon, 1958. AS2, Anthropologie structurale Deux, Plon, 1973. HN, L’homme nu (Mythologiques IV), Plon, 1971. NSTC, Nous sommes tous des cannibales, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2013. PS, La pensée sauvage, Plon, 1962. RE, Le Regard éloigné, Plon, 1983. VM, La Voie des masques, Plon, 1979. 2. Et ce malgré leur malentendu à propos du dessin japonais, AFL, p. 71. 3. Cf. AFL, pp. 7-9, 14, 47-48, 69-70, 113-114, 157.

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4. AFL, p. 114. 5. Le chap. V du Regard éloigné (“Lectures croisées”) traite de la question des formes de mariage entre cousins dans le Genji monogatari (Plon, 1983, p. 107-125), par référence aux mythes ancestraux qui se retrouvent chez les Malgaches (cf. AFL, p. 38). C’est un vieux problème chez Lévi-Strauss, déjà présent dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949). 6. Cf. Regarder Ecouter Lire, chap. VI, sur l’estampe japonaise et un éloge d’Ingres… 7. Écrits qui ne regroupent pas tous les textes de Lévi-Strauss sur le Japon… Il faut encore consulter, outre quelques pages de La Potière jalouse et d’Histoire de Lynx : Nous sommes tous des cannibales (« Tout à l’envers », p. 49-55) ; Le regard éloigné (chap. V, « Lectures croisées ») ; La Voie des Masques (quelques lignes du chap. X sur les séismes dus aux poissons géants) ; la Préface à la dernière édition japonaise (2001) de Tristes Tropiques, parue dans le n° de la Revue L’Herne consacré à Lévi-Strauss (2004, p. 268- 269), juste après le texte de Junzo Kawada consacré à la 1re édition de Tristes Tropiques, en 1977 (p. 263-267). Le Magazine littéraire (n°2049, juin 1993) a publié un petit texte de 1968, « Aux gens de Tokyo » (p. 46-48). 8. Pour le meilleur ou pour le pire, comme l’indique l’apologue suivant, alors que Lévi-Strauss est à Dacca : « Ainsi je voyais se préfigurer sous mes yeux une Asie de cités ouvrières et de H.L.M. qui sera celle de demain, répudiant tout exotisme et rejoignant, après une éclipse de cinq mille années, ce style de vie moderne et efficace qu’elle a peut-être inventé au 3e millénaire et qui s’est ensuite déplacé à la surface de la terre, s’immobilisant provisoirement dans le Nouveau Monde à l’époque contemporaine au point d’être encore pour nous identifié à l’Amérique, mais, dès 1850, reprenant sa marche vers l’ouest, gagnant le Japon et retrouvant aujourd’hui son lieu d’origine, après avoir achevé le tour du monde. » (TT, chap XIV, « Le tapis volant », p. 145) 9. Ce qui se remarque notamment dans plusieurs pages de La Potière jalouse (Plon, 1985) ou d’Histoire de Lynx (Plon, 1991). 10. Cf. RE, chap. V, p. 115 et suiv. 11. Cf. AFL, p. 27-30. 12. Sur la distinction société froide / société chaude, cf. AS2, chap. I, « Le champ de l’anthropologie » ; PS, chap. VIII, « Le temps retrouvé », Plon, p. 309-310) ; Leçon inaugurale au Collège de France, 1960, p. 41-43. 13. AFL, pp. 153-155, 163 et suiv., 172. 14. Cf. La fin de Tristes Tropiques (« Le retour », Plon, 1955, p. 475-480, de « Qu’ai-je appris d’autre »… à « échanger avec un chat »). 15. Citons cet autre passage où sont comparés le “Nouveau Monde” (les Amériques, et notamment le Brésil) et le Japon : « Pour ce qui est du Japon (…), la première impression, la plus forte, ce sont les hommes. C’est assez significatif, parce que l’Amérique était un continent pauvre en hommes mais plein de richesses naturelles, tandis que le Japon, pauvre en richesses naturelles, est très riche au contraire en humanité. Le sentiment de se trouver en face, je ne dirais pas, d’une humanité différente, ce serait loin de moi, mais d’une humanité qui n’était pas, autant que celle du vieux monde, fatiguée, usée par les révolutions, les guerres, de trouver une humanité qui donne le sentiment que les gens sont toujours disponibles, qu’ils ont le sentiment, aussi humble que soit leur position sociale, de remplir une fonction qui est nécessaire à l’ensemble de la société, et qu’ils s’y trouvent parfaitement à l’aise. » (« Entretien avec Junzo Kawada », AFL, p. 163-164). 16. Lévi-Strauss propose de distinguer et de hiérarchiser trois humanismes : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, l’humanisme bourgeois du XIXe s. et un humanisme démocratique (démocratie des civilisations, non des citoyens !), ouvrant sur une réconciliation générale entre l’homme et la Nature (AS2, p. 319-322). 17. Lévi-Strauss cite les règles de l’analyse : « diviser chaque difficulté en autant de parcelles qu’il serait requis pour la mieux résoudre », « faire des dénombrements si entiers qu’on fût assuré de ne rien omettre » (AFL, p. 41), qui sont les 2ème et 4ème règles de la méthode (Discours de la

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méthode, II). Le texte cartésien, pour la 4ème, précise : « si entiers et des revues si générales qu’on fût assuré… ». 18. Les thèmes de ce § sont exposés dans l’article « Tout à l’envers » (1989) de Nous sommes tous des cannibales, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2013, p. 49-57. 19. Cf. « Tout à l’envers » (1989), Nous sommes tous des cannibales, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2013, p. 53-57. 20. Cogito dont Lévi-Strauss dit avec une vraie joie mauvaise que sa formule, « je pense donc je suis », est intraduisible en japonais (AFL, p. 51). 21. Pour approfondir le rousseauisme de Lévi-Strauss, précisons ici un argument qu’il ne donne pas, mais qu’il aurait pu invoquer dans ce contexte de la critique de l’individualité substantielle du sujet humain : dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social, Rousseau, après Machiavel, reproche au christianisme d’être une religion asociale, puisqu’elle vise le salut de l’âme individuelle, après avoir “atomisé” ontologiquement le tissu vivant humain. La religion naturelle doit au contraire restaurer et maintenir le lien social vraiment social, comme le faisait la religion romaine. Et le refus du sujet-substance pourrait également s’autoriser, toutes choses égales d’ailleurs, de Spinoza (auquel Hegel reprochait son “bouddhisme” !) ou de Nietzsche (de sa fascination pour la belle apparence illusoire du principium individuationis et son refus du sujet- substance)… 22. Lévi-Strauss fut sensible aux thèses de Benveniste à propos de la détermination des catégories philosophiques grecques (Aristote) par la syntaxe de la langue grecque ancienne, cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, TEL-Gallimard, T. I. 23. « Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’a pas de place entre un nous et un rien. Et si c’est pour ce nous que finalement j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence, c’est qu’à moins de me détruire, (…) je n’ai qu’un choix possible entre cette apparence et rien. » (TT, « Le retour », Plon, 1955, p. 479). 24. Autre critique de Sartre: PS, IX, « Histoire et dialectique », p. 324-357. 25. N.B. Lévi-Strauss renvoie aux Mythologiques: Le Cru et le cuit (1964), Du miel aux cendres (1967), L’origine des manières de table (1968) et L’homme nu (1971).

RÉSUMÉS

La passion de Claude Lévi-Strauss pour le Japon est nourrie par une proximité littéraire et artistique dès son jeune âge. C’est en anthropologue qu’il aborde ensuite le Japon dans son œuvre et les voyages qu’il y fait, la société japonaise étant, comme toutes les sociétés traditionnelles, un matériau de choix à observer pour l’Anthropologie Structurale. Ses études permettent de renverser les idées communes que se font les occidentaux, de formuler quelques invariants de l’éthique japonaise et de caractériser les axes de l’éthos japonais, notamment dans son rapport spécifique au « Sujet ».

Claude Lévi-Strauss’passion for Japan is nourished by a literary and artistic proximity from an early age. It is as an anthropologist that he then approaches Japan in his work and the journeys he makes there. Like all traditional societies, Japanese society is a material of choice to be observed for Structural Anthropology. Claude Lévi-Strauss’ study make it possible to reverse the common ideas that Westerners have in common, to formulate some invariants of Japanese ethics

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and to characterize the axes of Japanese ethos, particularly in his specific relationship to the « Subject ».

AUTEUR

PHILIPPE CHOULET Philippe Choulet est professeur de Philosophie honoraire en classes préparatoires à Strasbourg. Il est Professeur d’Histoire de l’Art à l’École Emile Cohl à Lyon et Directeur de la Revue “L’Animal”. Il intervient aux frontières de la philosophie, des sciences humaines, de la psychanalyse, de la littérature et du théâtre (et notamment du théâtre de marionnettes – il tient un “Café Philo Mario” au Festival mondial des Théâtres de Marionnettes à Charleville. Il fut pendant 15 ans l’animateur du “Printemps des Philosophes” de Ribeauvillé (2001-2016). Il a notamment publié : La bonne École, I. Penser l’École dans la civilisation industrielle, avec Ph. Rivière, Champ Vallon, 2000 ; La bonne École, II. Institution scolaire et contenus de savoir dans la civilisation industrielle, avec Ph. Rivière, Champ Vallon, 2004 ; Glenn Gould, L’idiot musical, Contrepoint et existence, avec A. Hirt, Kimé, 2006 ; « La Marionnette dans l’histoire des arts », bilingue français / anglais, in Revue Théâtre aujourd’hui, n° 12, septembre 2011, « Les arts de la Marionnette » ; Dictionnaire Nietzsche, sous la dir. de Dorian Astor, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2017.

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Le voyage implicite, en compagnie de Haudricourt et de Leroi-Gourhan

Catherine Simon

1 Je voudrais pallier par le récit d’un voyage intérieur renvoyant parfois à des souvenirs plus personnels l’absence dans ce numéro d’une étude qui aurait comparé les voyages au Japon de Claude Lévi-Strauss (1908- 2009), d’André Leroi-Gourhan (1911-1986) et d’André-Georges Haudricourt (1911-1996).

2 L’analyse précise de ce qui rapproche et de ce qui sépare les voyages de ces trois anthropologues est un travail ambitieux qu’il restera à faire. Après l’étude magistrale que nous donne Philippe Choulet des écrits de Claude Lévi-Strauss1, mon récit met plus modestement en perspective les « voyages des deux André » à partir d’une ou deux impressions de touriste au Japon.

3 André Leroi-Gourhan réside au Japon de mars 1937 à mai 1939 grâce à une dotation du gouvernement japonais qui, pour la première fois, accueille des étudiants étrangers. Son séjour se situe au tout début de sa carrière, juste avant la seconde guerre mondiale, il a vingt-six ans. André-Georges Haudricourt, quant à lui, est simplement l’invité d’un professeur de linguistique de l’université de Tokyo qui a suivi ses cours à Paris. Il reste trois semaines au Japon en octobre 1978. Il a 67 ans, le gros de sa carrière est pour ainsi dire derrière lui.

4 Leurs voyages respectifs au Japon sont connus. Le récit biographique André Leroi- Gourhan. Une vie (1911-1986) par Philippe Soulier paru en 2018 (éditions CNRS) y consacre le chapitre 2 « Le Japon (mars 1937- mai 1939) ». Par ailleurs Pages oubliées sur le Japon, recueil posthume réuni grâce au soutien de Arlette Leroi-Gourhan (qui l’a accompagné dans un premier temps au Japon) paraît en 2004 et un numéro de Techniques et Culture intitulé « Geste et matière. André Leroi-Gourhan, découvertes japonaises » paraît en 2011.

5 Un article de Tadahiko L. A. Shintani intitulé « Dans l’intimité du professeur A.-G. Haudricourt – son voyage au Japon », paraît dans la revue Le Portique n° 27, un numéro exclusivement dédié à « André-Georges Haudricourt. La matière du monde » en 2011.

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6 Les travaux et les écrits de ces deux auteurs ont été l’objet d’un intérêt renouvelé, et notablement après leur mort. Plus que des hommages, ce sont des remises au jour de leur esprit d’ouverture et de créativité qu’ont permises les publications tardives de correspondances, les rééditions d’articles, la tenue de colloques avec ceux qui les ont côtoyés et la réalisation d’ouvrages collectifs. Ce travail de visibilité a sans doute aussi contribué à régénérer des pans entiers de l’anthropologie, notamment dans nos manières de penser les rapports à notre environnement et aux autres espèces2.

7 En ce qui me concerne, j’ai fait le voyage du Japon au printemps 2018 (du 27 avril au 17 mai) de façon un peu contingente. J’y ai atterri sans réelle préparation. J’ai eu une lecture flottante du récit de Didier Doumergue, Tokyo Script, je ne voulais pas que cette lecture détermine mes impressions, que je me mette à tout voir avec son regard. Je n’attendais rien du Japon, il devait répondre uniquement, pensais- je, à un besoin d’évasion. Cependant l’expérience pratique du voyage a immédiatement réactivé des préoccupations liées à des activités de recherche en ethnologie menées par le passé. Elles m’ont conduite à comparer voyage touristique et voyage à des fins ethnographiques à partir du point précis de la rencontre avec l’autre. C’est ce point que je tente d’investir dans les voyages d’Haudricourt et de Leroi-Gourhan, la place que prend dans leur travail la curiosité pour l’autre indissociable du sentiment d’étrangeté.

8 Michel Naepels encadre un séminaire à l’EHESS intitulé « Questions d’éthique ethnographique » ; il propose d’aborder les questions éthiques qui se posent concrètement au cours d’une enquête ethnographique, d’investir les registres de mobilisation de la subjectivité et du corps de l’enquêteur comme celui de ses interlocuteurs et de formuler les questions qui en découlent. Naepels réfléchit aux conditions de la possibilité de l’enquête. Il m’aide à me représenter le malaise de l’enquête ethnographique3, souvent refoulé ou nié : une difficulté à trouver la juste place de celui qui interroge, qui collecte des informations sur des populations ou des cultures autres. Le malaise qui naît de la situation ethnographique serait partie prenante du travail en train de se faire. Artefact, il ne pourrait être contourné, et devrait être associé au résultat de l’enquête.

9 La référence au Japon, son association à Leroi-Gourhan sonnent comme une évidence, c’est ce que je ne manque de relever dans le numéro de la revue Techniques et Culture de l’année 2011 : « Avec l’expérience leroi-gourhanienne du Japon à la fin des années 1930, nous retrouvons en genèse, les idées d’esthétique fonctionnelle, de tendance et de degrés du fait, mais aussi les méthodes d’enregistrement et de traitement des données qu’il développera dans Évolution et Techniques (1943-1945) ou plus tard dans Préhistoire de l’art occidental (1965) »4.

10 Leroi-Gourhan confie bien après son retour : « Mais décrire le Japon c’est difficile. (…) Et si j’ai craint de dire des banalités, c’est qu’à dire en français les réalités japonaises on les vide beaucoup de leur substance. Cet écart entre ce que l’on vit et ce que l’on peut dire se constate d’ailleurs en toute occasion ». Propos rapportés par Jean-François Lesbre dans « le mot de l’éditeur » de Pages oubliés sur le Japon.

11 Leroi-Gourhan se souvient, quelques années avant sa mort le 19 février 1986 à Paris : « J’ai pour le Japon une très grande affection. J’ai vécu là-bas très près du peuple, des paysans, et j’ai beaucoup d’admiration pour les Japonais. Il y a chez eux des hommes qui savent unir de façon étroite l’esthétique et la vie quotidienne »5.

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12 Grâce à Jean-François Bert, aujourd’hui professeur à Lausanne, j’entre en contact avec Damien Kunik de l’Université de Genève. Il m’écrit : « Depuis un certain temps, j’envisage de publier quelque chose au sujet d’un chapitre très spécifique de l’ouvrage Le Geste et la Parole intitulé « L’esthétique fonctionnelle ». Or, il m’apparaît aujourd’hui que ce chapitre n’aurait pu exister si Leroi-Gourhan n’avait pas séjourné longuement au Japon et n’avait pas fréquenté un groupe d’intellectuels et d’artisans préoccupés par la théorisation de la « beauté de la fonction ». Je suis moi-même très attaché à l’œuvre théorique de ce groupe et m’intéresse de fait à l’influence qu’il a eue sur une des grandes personnalités de l’ethnologie française. La thématique serait aussi une opportunité de révéler des jeux d’influences méconnus entre France et Japon ». Il ajoute : « Ce qui est réellement nouveau, par rapport à ce qui a été écrit jusqu’ici sur Leroi-Gourhan et le Japon, c’est que mes collègues et moi-même avons récemment retrouvé l’ensemble de ses archives japonaises. Celles-ci, versées depuis à Paris X et à l’EFEO, permettent de comprendre beaucoup plus précisément les relations de Leroi- Gourhan et de ses interlocuteurs japonais durant le séjour de 1937-1939. »

13 André-Georges Haudricourt prisait, lui aussi, les techniques et les hommes. J’ai eu la chance de le rencontrer et de l’accompagner lors de séjours en Bretagne chez Annick Levy-Ward à Erquy. Lorsqu’il se rend au Japon à l’invitation de son étudiant japonais, rien n’est laissé à l’improvisation, ni à l’imprévu. Le voyage a été soigneusement préparé et les deux protagonistes ont échangé à propos du programme par courrier avant le séjour.

14 Dans ce que Tadahiko Shintani décrit du séjour d’Haudricourt du 2 au 24 octobre 1978, je reconnais l’image qu’il me reste de lui. D’emblée et comme le titre l’annonce : « Dans l’intimité du professeur A.-G. Haudricourt – son voyage au Japon », le récit se donne dans la précision des faits et gestes d’Haudricourt : ce qu’il observe, ce qu’il mange, comment il marche, ce qu’il lit, de quoi il parle, ce qu’il exprime, ce qu’il dit, ce qu’il ressent. Shintani note qu’Haudricourt se montre quelquefois « irrité », qu’« il n’a pas caché son mécontentement », et aussi qu’« il avait l’air heureux ». Et quand on lui demande ce qu’il pense du Japon ou plutôt « comment il avait trouvé le Japon ? », Haudricourt répond : « Le Japon est un pays terrible : il n’y a pas de forêt naturelle. Partout ce sont des sugi (Cryptomeria japonica) plantés ! ».

15 Ce qui ne laisse de surprendre le lecteur de ce court récit, c’est l’absence d’idée quelque peu générale qui nous apprendrait ce que ce voyage a fini par imprimer chez Haudricourt. Comment Haudricourt a été affecté par son voyage au Japon ? C’est tout au long de ce numéro du Portique, le fil rouge de notre préoccupation. Néanmoins, on découvre, et c’est par le truchement de son hôte, un Haudricourt « conférencier », « amateur de lecture », « amoureux de Wajima », « adorateur de la Nature », « infatigable » et non moins énigmatique, et aussi et sans doute « impressionné ».

16 Une première remarque me vient à la lecture du texte de Shintani : en livrant ses observations, l’hôte japonais se laisse conduire par les effets que produit sur lui la présence d’Haudricourt sur ses terres natales. Il n’occulte tout à la fois ni le plaisir de la rencontre, ni la connaissance, qui peut être tirée de l’expérience de la rencontre. Il ne les sépare pas de la nostalgie, encore moins de la reconnaissance mutuelle. Le récit d’une journée particulière à Wajima – le pays natal de Shintani – nous permet d’illustrer cette idée. Shintani forme le projet d’emmener Haudricourt à Wajima ; il s’enquiert au préalable (on imagine par courrier ou au téléphone) de l’approbation d’Haudricourt. Puis c’est la réalisation du voyage et la journée entière passée à

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« herboriser » dans le jardin en friche autour de la maison à Wajima. Lorsque Shintani revient quelque temps après à Paris, Haudricourt lui présente « une lettre d’un missionnaire catholique qui visita Wajima il y a une centaine d’années, parue dans les Annales de l’Extrême Orient (Vol. 5. 1883) ». Haudricourt pointe ensuite, sur une carte de France, le village d’Haudricourt en disant « Voilà mon Wajima, c’est ici ». Ce qui fait dire à Shintani qu’Haudricourt a encore beaucoup de choses à lui apprendre.

17 Ma vie dans une campagne bretonne, entre Rennes et Dinan, jusqu’au milieu des années 70, écrire m’a sans doute donné un certain goût pour les « choses » : en vrac, le travail artisanal, les plantes cultivées, les modes de construction, la collecte et la pêche. Plus tard, circonstances et formation universitaire ont fortifié ce goût. Je rencontre Haudricourt en 1989 et j’effectue un stage au Département de technologie comparée (Musée de l’Homme) dirigé alors par Françoise Cousin où Hélène Balfet collaboratrice de Leroi-Gourhan y avait encore des habitudes de travail. En balade à travers la Bretagne, A.-G. Haudricourt n’oubliait pas de m’enseigner l’origine des techniques et de me livrer aussi quelques souvenirs. Il m’apprit ainsi qu’il s’était rendu au Japon, et me parlait des Japonais comme d’« un peuple de pirates ». J’avais été si surprise par l’expression « pirates » que je ne lui ai pas même demandé ce qu’il entendait par là. Il me disait aussi combien nous étions pétris de tabous, de toutes ces idées qui nous empêchent de penser, de comprendre et de parfaire nos connaissances.

18 Alors que je relis la description de son voyage au Japon, me revient en mémoire l’esprit malicieux d’Haudricourt à vouloir surprendre ou éprouver son auditeur. Je comprends bien qu’Haudricourt n’avait pas voulu blesser ses hôtes en qualifiant le Japon de pays terrible où il n’y avait pas de forêt naturelle, ni, devant moi, mépriser les Japonais en les affublant de ce qualificatif de « pirates ». Haudricourt au style direct, sans ambiguïté, n’avait pas trouvé d’expressions plus synthétiques pour dire ce qu’il pensait du Japonais. Il suffit d’ôter la connotation péjorative de l’emploi du mot pirate, « individu (sans scrupules) qui s’enrichit (aux dépens) d’autres », pour deviner sa pensée. Disant que les forêts n’y sont pas naturelles, Haudricourt insistait sur l’absence d’une grande diversité des espèces botaniques et de l’omniprésence d’une espèce endémique. À force d’interventions, les Japonais auraient réduit la diversité des espèces végétales, insinue-t-il en bougonnant : « Il ne faut pas nettoyer comme ça. Il faut quand même laisser quelques feuilles pour les botanistes » et « Il ne faut pas enlever toute l’herbe comme ça. Il faut laisser de l’herbe pour les daims. Ah, pauvres daims ! Comment peuvent-ils se nourrir comme ça ! ».

19 Haudricourt, reconnu pour sa science du concret, n’ignorait pas pour autant la présence des sentiments et le jeu des affects. Son court (et remarquable) essai Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui, nous en donne la preuve dès les premières lignes : « Vis-à-vis du monde végétal et animal, à partir du néolithique, l’homme n’est plus seulement un prédateur et un consommateur, désormais il assiste, il protège, il coexiste longuement avec les espèces qu’il a domestiquées. De nouveaux rapports se sont établis, d’un type "amical", et qui ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur d’un groupe ».6

20 Une note publiée le 15/02/2019 par l’AFP informe : « Le gouvernement japonais a présenté vendredi un projet de loi pour reconnaître les Aïnous en tant que peuple "indigène" de l’archipel, après des décennies de discrimination. Les Aïnous, dont de nombreux vivent dans la région de Hokkaido (nord), ont longtemps subi une politique

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d’assimilation et d’oppression. Leur langue a été interdite à la fin du 19e siècle et ce jusqu’en 1997, et leurs coutumes longtemps bannies. "Il est important de promouvoir l’honneur et la dignité du peuple aïnou et de les transmettre à la prochaine génération", a déclaré le porte-parole de l’exécutif, Yoshihide Suga, devant la presse. Cette loi, la première du genre, vise à l’instauration de mesures pour soutenir les communautés, doper l’économie locale et le tourisme. Elle doit être votée au cours de la session parlementaire actuelle, qui s’achève le 26 juin. »

21 Les Aïnous, nous les rencontrons dans une communication de Leroi- Gourhan au Japon, où il est déjà question d’une forme de tourisme qui aurait dévoyé ces populations. Ce qui entraîne le reproche de manquer d’authenticité. Elles sont en quelque sorte présentées comme perdues pour l’ethnologie. Nonobstant ce contexte difficile, Leroi- Gourhan s’approchera des Aïnous, rencontrera l’archéologue anglais Munro qui leur est resté attaché. Il écrit : « Les Aïnous m’intéressaient depuis 1934 comme l’un des peuples les plus singuliers du Pacifique nord (…). Ce que nous avons vu [son épouse et lui] a dépassé notre pessimisme préconçu. Il y a encore quelques villages à Karafuto où les débris de quelques tribus puissantes végètent (…) les dernières familles ont remonté la rivière et vivent autour du vieux Munro, l’archéologue anglais qui écrivit il y a trente ans un livre qui est resté fondamental sur l’archéologie du Japon et qui vit, ou plutôt vit peut-être encore car je l’ai quitté très malade, dans le dernier noyau des Aïnous de Nieptani. »7

22 « Quel bilan ? » s’interroge le biographe de Leroi-Gourhan, Philippe Soulier : « s’il faut tirer un bilan de son expérience japonaise, il est possible de répondre, au vu de tous ces projets non aboutis, que celui-ci peut sembler anecdotique et faible (…). Il ajoute : « Cette expérience s’avère forte dans la formation de sa pensée en ethnologie et sur la place de l’analyse technique des objets ». Il conclut : « l’expérience japonaise participe donc directement à sa formation épistémologique, ouverte sur les interactions et les limites entre champs d’étude ». Si explicite soit cette réponse, je continue à m’interroger sur les conditions de recueil de l’information, les contextes d’obtention des données, ses interlocuteurs institutionnels mais aussi et surtout les informateurs rencontrés, les relations qui se nouent lors de ce séjour de Leroi-Gourhan. Ces questions me semblent décisives, elles participent d’une réflexion à avoir sur « la relation, si angoissante, avec “le terrain” » ainsi qualifiée par Pierre Bourdieu dans la préface d’Un ethnologue au Maroc de Paul Rabinow8, qui poursuit : « Qu’est-ce qu’un informateur et que fait-il exactement lorsqu’il élabore, à l’intention de l’anthropologue, une représentation de son propre monde, dont on ne sait jamais clairement si les schèmes selon lesquels elle est informée, mise en forme, sont empruntés au système des structures cognitives caractéristiques de sa propre tradition ou au système de l’ethnologue, ou à un mixte, inconsciemment négocié, des deux codes collectifs de classification qui se trouvent confrontés ? ».

23 En 1993, au cours d’un entretien pour la télévision japonaise, et sans doute pour les besoins d’une émission publique Junzo Kawada pose à nouveau à Lévi-Strauss les questions de l’« intérêt anthropologique » et de « l’attachement pour le Japon ». Lequel répond : « Je ne dirais pas que l’intérêt était continu. Pendant mes années au Brésil, j’étais entièrement envahi par les choses de l’Amérique et je ne pensais plus beaucoup au Japon. Mais même aux États-Unis pendant la guerre je recommençai à m’y intéresser très vivement, en regardant les objets dans les musées… Et, au fond, je ne pensais pas que j’irais jamais au Japon. C’était une idée qui ne m’était pas venue. Puis une invitation

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merveilleuse de la Fondation du Japon en 1977 est arrivée, presque comme une sorte de coup de tonnerre. Et je me suis dit : mais enfin je vais voir le Japon auquel, par intermittences, j’ai pensé toute ma vie ».

24 Lévi-Strauss se voit offrir un cadeau : l’invitation rejoint un désir longtemps caressé. Leroi-Gourhan quant à lui reconnait sans doute dans ce voyage le cadeau de mariage d’un de ses professeurs qui participait au jury d’élection des boursiers pour le Japon. Le voyage de Haudricourt peut être vu comme une forme de reconnaissance d’un étudiant (devenu professeur d’université) à son professeur. Je n’ai pas interrogé les universitaires qui se rendent aujourd’hui au Japon, il me semble que ces voyages sont initiés à la demande des universités japonaises ou bien s’inscrivent dans des échanges entre universités. Ces invitations s’appréhendent dans une forme d’accomplissement de la politique d’ouverture du Japon initiée dès l’ère Meiji, une forme de diplomatie culturelle. Cette diplomatie culturelle, nous en parlons avec Clélia Zernik dans l’entretien qu’elle m’a accordé9, notamment à propos des expositions qui ont eu lieu en France l’an dernier. Le dispositif d’échanges qui encadre ces voyages en détermine partiellement l’expérience. Jean-Luc Nancy décrit clairement dans Nippospitalité10 combien un « accident de la vie quotidienne » ouvre avec bonheur, pourrait-on dire, un espace qui échappe à la condition de touriste.

25 Dans la revue d’études japonaises, Ebisu, un article de Damien Kunik nous éclaire sur certaines rencontres que fait Leroi-Gourhan au Japon : « Il a ponctuellement fréquenté Yanagi Muneyoshi, chef de file du Mouvement des arts populaires et fréquenté régulièrement, avec une amitié affichée, Kawaï Kanjiro (1890-1966), céramiste et autre figure centrale des Arts populaires, intime de Yanagi ». À travers l’exploration de cette « posture » et de cette « sensibilité à laquelle l’initie le céramiste », il resterait à viser « l’engagement » de Leroi-Gourhan au Japon.

26 Je relève de mon côté que Leroi-Gourhan reviendra dans Les racines du monde sur cette rencontre : « J’ai connu à Kyôto un certain nombre d’artisans, et, en particulier, un potier célèbre, Kawaï Kanjiro. (…) J’allais chez Kawaï pour le voir travailler, ou pour discuter avec lui. La technique m’intéressait depuis longtemps, ce doit être une chose profondément inscrite en moi, mais l’abord matériel des objets, le travail, la pensée d’un artisan ne me sont devenus perméables qu’à partir de mon voyage au Japon ».

27 Quand Leroi-Gourhan parle de ce « travail d’observation » de l’artisan, on devine ses attentes, ses aspirations et la considération qu’il lui porte, lequel est devenu un informateur dans le sens entendu en ethnologie. A-t-il conscience pour autant qu’il vient de rompre avec une image de l’explorateur encore bien active à cette époque (qu’on pense à la Croisière Jaune qui démarre en 1931 en pleine effervescence coloniale et dont le chef de l’expédition, Georges-Marie Haardt meurt à Hong Kong en 1932).

28 Je voudrais attirer l’attention sur la relation si particulière qui se noue dans l’observation d’un geste, d’une intention et d’une réalisation techniques, de « l’ensemble de procédés employés pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé ». Cette proximité nécessaire, et accomplie pour les besoins d’une enquête ethnologique, est exigeante ; elle requiert beaucoup de tact parce qu’elle est contenue dans une opération délicate de transfert, de transmission, d’enseignement… elle est évidemment affectée. Quand Damien Kunik parle d’amitié à l’endroit de ces relations que noue Leroi-Gourhan avec des artisans, il circonscrit une catégorie à ajouter à la méthodologie ethnologique.

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29 Le travail critique entrepris par Clifford Geertz dans Ici et Là-Bas. L’anthropologue comme auteur, concerne l’écriture des ethnologues et du pouvoir qu’elle continue à avoir sur nous. Reconnaître qu’elle nous hante invite non pas à nous délester des expériences antérieures – qu’elles nous appartiennent en propre ou qu’elles aient été vécues par d’autres – mais bien plutôt à les élire comme compagnes de voyage. Il écrit : « l’anthropologie (…) est d’un lieu et d’un moment, [elle] périt perpétuellement et, peut- être se renouvelle perpétuellement ».11

30 Renouer avec un passé, se souvenir, se rappeler des promenades, autant des conversations que des écrits, retrouver des observations dans les notes d’un journal et des impressions laissées dans une correspondance. Je vois pour ma part – aussi bien dans ce travail critique de Geertz que celui qu’il m’inspire (celui de se rappeler, se remémorer) – un procédé, un moyen de renouer le fil de la connaissance et de densifier l’expérience présente. Le voyage du Japon, le mien, en compagnie de Haudricourt et de Leroi- Gourhan, emprunterait aux figures de l’écho ou de la mise en abîme.

31 Sans doute me suffit-il de poursuivre la narration, de me rapprocher du « cœur du sujet » (expression que j’emprunte au mot de la fin de Ici et là-bas).

32 Très vite, lors de ce premier voyage au Japon, je m’aperçois de la facilité avec laquelle je me coule dans ce bain japonais. Je mets tout d’abord cette facilité sur le compte de l’absence d’interactions. Il y en aura, bien sûr, mais rien ne me semble de l’ordre de ce que j’appelle la rencontre, sauf peut-être le tout dernier soir quand Ryotaro, un jeune danseur de Kabuki surgit dans notre logement et tourbillonne d’une joie non feinte. Didier l’avait rencontré lors de son premier séjour (il lui avait simplement demandé son chemin dans la rue). Et ce soir-là, il est venu rencontrer Didier à nouveau et lui offrir, à la japonaise, un présent. Dans son enthousiasme, il nous fait une démonstration en kimono de travail de son art. Il est déjà prêt, nous dit-il, à venir danser à Paris. Il est originaire de l’île d’Hokkaïdo où vit sa mère.

33 J’entends à la radio, quelques mois après mon retour : « Au Japon, un employé d’accueil du parc Shinjuku Gyoen à Tokyo a laissé entrer gratuitement les touristes étrangers -par peur d’interagir avec eux- pendant une période de deux ans et demi ».

34 Aurais-je relevé cette information si je n’avais pas autant aimé me promener dans les jardins japonais ? Y observer le travail des jardiniers, méticuleux voire maniaque, y compris dans les jardins secs ; m’arrêter devant les photographes amateurs qui

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attendent patiemment le passage d’une espèce d’oiseau ; relever le tuteurage appliqué sur des vieux arbres tout rabougris, le nouage des bambous pour la confection de clôture ou de haies, les jeux de fermeture et d’ouverture des portails, la disposition des pierres levées et les pas japonais, etc. Autant d’occasions pour moi de me réjouir et d’entrer dans une sorte d’intimité, l’intimité des gestes du soin, auxquels m’avaient sensibilisée certains jardiniers qui venaient entretenir le potager de la maison familiale en Bretagne, et qu’Haudricourt avait comme magnifiée dans certains de ses articles et prolongée dans la pratique d’herboriser (bien qu’elle ne soit pas du soin, à proprement parlé, puisqu’elle consiste à découvrir la présence et les noms de ces plantes que nous rencontrons sur notre chemin). Parfois il nous arrivait que nous partions à la découverte des plantes, « nouer une amitié » avec elles, en nous arrêtant sur les bords de route ou aux bords des côtes.

35 Prendre la file dans les musées, adopter le rythme des visiteurs la plupart japonais, c’est-à-dire lent, avancer très lentement dans la pénombre du Musée d’art Nezu, scruter une pièce, retenir son souffle en relevant la datation, admirer, s’étonner. La visite des musées est active et j’en sors souvent hébétée. Le seul avantage est que mes rêves en seront que plus riches.

36 Du quai de la gare, où nous attendons la rame qui nous ramènerait à notre quartier, nous avons repéré ce restaurant en contrebas. Il nous parait différent de ceux que nous avions jusqu’alors fréquentés. Nous distinguons de l’extérieur l’animation intérieure et son allure confortable. Dès que nous entrons, s’impose la présence du chef-cuisinier qui se tient debout, avec son air impassible, ses lunettes rondes et sa minuscule moustache, il me fait penser à un portrait de Foujita. Il se tient un peu en hauteur, au milieu d’un espace dédié au travail qui est à la fois coupé du reste du restaurant tout en communiquant avec lui. Un bar d’une bonne hauteur court tout autour. Des clients peuvent s’asseoir et s’y attabler, les yeux sur le travail du chef et de ses deux adjoints qui se tiennent un peu en retrait. Une fois installés en contre bas de l’espace de travail, nous consultons le menu, nous commandons et nous verrons arriver les plats les uns après les autres. Cette première fois, nous sommes situés sur un côté de l’espace de travail, c’est un adjoint qui prend la commande, nous comprenons que nous ne devons pas nous attarder étant-donné l’heure avancée. Nous sommes complètement ravis des mets servis au point que nous nous promettons de revenir.

37 C’est ce que nous faisons quelques jours après. Nous n’arriverons pas si tard pour avoir suffisamment de temps et profiter du moment. Nous avons été placés cette fois face au chef -qui avait remarqué notre présence mais sans paraître nous prêter quelque attention. Il nous invite d’un simple regard à nous placer quasiment en face de lui. Nous tournons le dos à la porte d’entrée du restaurant. Une vitre nous sépare de l’espace du travail. Cette situation de proximité nous met dans une contrainte, celle de porter notre attention au chef-cuisinier. Dans un premier temps, nous sommes un peu gênés mais le plaisir prend le dessus, en tout cas pour moi, d’observer le travail. Les gestes sont tout-à-fait remarquables ; ils semblent solliciter uniquement les mains, le buste restant parfaitement droit. Les mouvements, restreints, sont accomplis dans une économie d’espace. Il n’y a aucune gesticulation, aucune amplitude, l’œil semble commander les opérations et notamment les mains. La bonhommie qu’on prête volontiers aux cuisiniers, la générosité que nous leur connaissons, sont ici comme envolées ; on est aimanté par des gestes rapides, sûrs, et précis. Ce restaurant s’est spécialisé dans les yakitori ; il y a bien d’autres plats à la carte mais les brochettes sont

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ce que nous avons choisies et le chef aux commandes les prépare sans faillir. J’ai aussi relevé l’attention qu’il portait aux faits et gestes d’une jeune femme apparemment en apprentissage ; les échanges entre le chef et l’apprentie sont uniquement portés par la nécessité de l’apprendre et du transmettre.

38 Cette configuration en présence – le client assistant à la préparation des mets – n’est pas rare. On la retrouve dans bien des restaurants au Japon et aussi dans certains restaurants japonais en France. C’est comme la signature d’un genre. À Nara, sur le chemin du retour vers la gare, cherchant un restaurant, nous nous sommes laissés guider par une vieille femme qui nous a menés jusqu’à une échoppe nichée au fond d’une galerie : elle nous a installés et confiés aux bons soins d’un couple, le chef et sa femme. Lui est un homme plutôt âgé, il se tient devant nous, préparant des tempura de différentes sortes, fritures embrochées sur des baguettes de bois, d’asperges et même de camembert, qu’il nous remet une à une en nous indiquant l’assaisonnement qu’il convient de choisir. Là aussi, les gestes sont modestes, retenus, au sens d’une politesse et d’une délicatesse, dédiés à l’art de l’accommodement du mets mais aussi des hôtes que nous sommes. Nous ne sommes pas les seuls à nous voir accorder ce privilège. La dame-guide revient vers nous pour s’assurer de notre satisfaction. Nous sommes bien embêtés, ne sachant pas comment la remercier. Elle nous salue plusieurs fois en repartant, nous laissant entre les mains du cuisinier à qui nous formulons nos compliments. Il nous adresse via son smartphone une formule en anglais disant qu’il est content que nous soyons contents.

39 Ce soir-là, comme l’autre soir à Tokyo, j’ai perçu dans le geste du cuisinier, un rythme, des manières de se mouvoir, des attentions, des soins. J’ai repensé à ces jardiniers que j’avais repérés dans les différents jardins, à Kyoto et Tokyo. Leurs présences et leurs gestes sont, ici encore, éminents. Leur travail est aussi minutieux que celui de retirer des branches de pins les aiguilles fanées ou roussies, par exemple. Les jardiniers manipulent sans bruit des petits outils fixés près du corps, dans une grande économie de gestes. Les végétaux, surtout les arbres, sont traités individuellement, les tuteurs en témoignent, comme les noms qui leur sont donnés. D’où vraisemblablement leur longévité, et peut-être aussi l’attachement affectueux qu’ils finissent par susciter12. À moins d’inverser le raisonnement : en leur donnant un nom, on les place dans une proximité affectueuse, on en prend soin.

40 Une manière d’accueillir et de recevoir, d’étendre aux plantes ou aux mets l’amitié qui nourrit et façonne aussi la connaissance, d’appliquer la lenteur à l’observation, seraient-ils les moyens d’atteindre à l’autre dont le processus est si fascinant notamment au Japon ?

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Arbre tuteuré, Jardin Hamarikyu, Tokyo

Jardinier, Ginkaku-ji, pavillon d'argent, Kyoto

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Découpe de pâtes udon, Tokyo

NOTES

1. Cf. supra Philippe Choulet, « Lévi-Strauss et le Japon : l’éthos de la distance ». 2. Cf. Noel Barbe, Jean-François Bert, (ss. dir), Penser le concret, Creaphis éditions, Paris, 2011. 3. Michel Naepels, « Une étrange étrangeté. Remarques sur la situation ethnographique », L’Homme, 1998. 4. Frédéric Joulian, « Du Japon et d’ailleurs », Techniques et Culture, n°57, 2 à 11/2, pp. 6-13. 5. André Leroi-Gourhan, Les racines du monde. Entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Belfond, Paris, 1982. 6. A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 2(1), 1962. 7. André Leroi-Gourhan, « Conférence du 15 janvier 1940 à l’Institut Français d’Anthropologie », Pages oubliées sur le Japon, op.cit., p. 414. 8. Paul Rabinow, Un ethnologue au Maroc. Réflexion sur une enquête de terrain (1977), préface de Pierre Bourdieu, Hachette, coll. Histoire des gens, 1988 pour la traduction française. 9. Cf. Infra, « Les nouvelles figures de l’art contemporain japonais. Entretien avec Clélia Zernik ». 10. Cf. Supra, Jean-Luc Nancy, « Nippospitalité ». 11. Clifford Geertz, Ici et Là-Bas. L’anthropologue comme auteur (1988), traduit de l’anglais (USA) par Daniel Lemoine, Éditions Métailié, Paris, 1996, p. 144.

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RÉSUMÉS

Le récit d’un séjour, au printemps 2018, à des fins touristiques, mêle souvenirs et retours d’expériences. Les deux ethnologues A.-G. Haudricourt et André Leroi- Gourhan accompagnent la réflexion sur les conditions et les possibilités de la rencontre avec l’autre.

The story of my stay for tourist purposes in Japan, realized in May 2018, mixes memories and feedback. The two ethnologists A.-G. Haudricourt and André Leroi- Gourhan who stayed in Japan for three weeks in 1978 for the first; almost two years from 1937 to 1939 for the second- accompany my reflection on the conditions and possibilities of the meeting with the other.

AUTEUR

CATHERINE SIMON Catherine Simon, titulaire d’un D.E.A. Histoire des techniques (EHESS, Paris), a effectué plusieurs enquêtes dans l’Est et l’Ouest de la France mettant en jeu des sociétés locales et des aspects de leur environnement naturel (l’industrie granitière dans les Vosges, des carrières de pierre de taille dans la Meuse, les salines de Dieuze, les femmes dans la vallée sidérurgique de la Fensch, la culture du blé- sarrasin en Bretagne, etc.). Depuis 2003, elle anime le Forum-IRTS de Lorraine (site de Ban Saint-Martin).

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L’inconscient du japonais est inanalysable

Yves Paul

1 Voilà une formulation lacanienne bien étrange, à laquelle nous ne pouvons adhérer dans une première approche. Nous allons tenter malgré tout de la décoder à travers l’écriture, l’histoire de la psychanalyse au Japon et pour finir de la place du « sujet » chez le japonais.

2 « L’inconscient est structuré comme un langage », nous proposa-t-il dans une logique tant assertive que conditionnelle.

3 Si toute parole a une adresse, la découverte freudienne s’éclaire de la distinction entre le semblable, l’autre avec un petit a, l’autre auquel le sujet s’identifie dans le dialogue et l’Autre, avec un grand A, le « trésor des signifiants », lieu d’où se pose pour lui la question de son existence. Ainsi pour Lacan, le discours de l’Autre reste pour le sujet dans une altérité aussi radicale que « celle des hiéroglyphes encore indéchiffrables dans la solitude du désert » (Écrits, 1966). Mais le langage n’est pas une langue. De plus, le sujet de l’inconscient est fondamentalement sans voix. L’unité fonctionnelle dans l’organisation de l’inconscient n’est pas le phonème, mais la lettre.

4 Alors, comment peux se structurer l’inconscient dans la langue japonaise où plusieurs écritures coexistent ?

5 Intéressons nous à ces écritures. Trois écritures coexistent aujourd’hui au Japon : • Le kanji. • Le kana : il est constitué de deux écritures syllabaires : l‘hiragana et le katakana. • Le rōmaji.

6 Si le Japon a été peuplé depuis le paléolithique, en particulier au nord, sur l’île d’Hokkaidō par le peuple Aïnous, de nombreuses vagues migratoires débutent dès le VIIe avant JC, depuis la Chine et la Corée. Mais l’écriture n’apparaitra qu’au Ve siècle de notre ère sous l’influence des moines, introduisant dans le même temps leur religion bouddhiste. Les premiers caractères furent donc chinois : les kanji, des sinogrammes dont la fonction était de transmettre des sens et non leur verbalisation.

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7 Les Japonais se sont alors emparés de cette écriture, non seulement pour communiquer avec les chinois, mais également pour écrire leur propre langue.

8 La langue vernaculaire japonaise étant moins riche quant à leur variété sonore que la langue chinoise, les sinogrammes durent être adaptés. Ainsi va naître la distinction des écritures on’yomi – chinoise – et kun’yomi – japonaise –, glissant ainsi du sinogramme au logogramme.

9 L’origine des caractères chinois remonte à l’époque Huang Di – l’empereur jaune – vers 2600 avant JC, et serait issue de l’observation des chasseurs identifiant les animaux à leur empreinte.

10 Les premiers caractères chinois furent donc de simples représentations de la chose. Mais rapidement, ils furent insuffisants, et les logographes firent leur apparition, représentations symboliques de la chose, exemple : l’homme : 人.

11 Mais là encore, les représentations se révèlent insuffisantes et un nouveau système voit le jour associant deux ou plusieurs caractères dans le sinogramme.

12 Voici quelques exemples :

13 La femme : 女人 associant le caractère de l’homme (人), et celui du féminin (女) ; mais il peut également s’écrire : 女性 associant cette fois féminin (女) et sexe (性).

14 Le corps : 体 associant 本 : l’origine, et la version condensée de 人. On retrouve 本 dans le logogramme Nihon ou Nippon : 日本, 本 : l’origine, 日 : le soleil, là où nait le soleil, l’empire du soleil levant : le Japon.

15 Chine : 中国: l’empire du milieu.

16 Corée : 韓 国 : le pays du matin calme, où on retrouve le kanji de « pays ».

17 Autre difficulté, certains logogrammes se retrouvent composés de deux ou plusieurs caractères existants afin de respecter la forme carrée, et se retrouvent alors déformés. Par exemple : 体 (le corps) ou 麻 (le chanvre) qui associe 广 (toit) et 林 (arbre). Il s’agit de retrouver dans les caractères complexes les clefs afin d’en comprendre le sens.

18 Un caractère kanji peut contenir jusqu’à 52 traits, on en dénombre plus de 50 000, mais à l’usage, un japonais lettré en utilise 3 000 à 5 000, mais seulement 2136 sont reconnus par le gouvernement nippon.

19 Prenons à nouveau quelques exemples illustrés cette fois de son cheminement graphique :

20 Le soleil : hi en lecture kun, nichi ou jitsu en lecture on, comprend 5 traits.

21 La lune : tsuki en kun, getsu en on, comprend 5 traits également, très proche graphiquement.

22 Le feu : hi en kun, ka en on, comprend 4 traits.

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23 Voilà un exemple où la prononciation du signifiant « hi », traduisible autant en « jour » que en « feu », nécessite l’écriture, ou éventuellement sa contextualisation.

24 今日en kun associe 今 : ce et 日 : soleil ou jour, donc : aujourd’hui.本 日 serait une autre écriture possible en kun, l’origine du soleil : aujourd’hui, mais vous avez certainement noté qu’il y a ici une simple inversion d’ordre des caractères entre Japon (日本)et aujourd’hui (本日).

25 Dans une interview que Lacan accordait à Madeleine Chapsal, publié dans l’Express, en 1957, il nous offre un outil de travail autour de ces caractères kanji :

26 « Voyez les hiéroglyphes égyptiens : tant qu’on a cherché quel était le sens direct des vautours, des poulets, des bonshommes debout, assis, ou s’agitant, l’écriture est demeurée indéchiffrable. C’est qu’à lui tout seul le petit signe “vautour” ne veut rien dire ; il ne trouve sa valeur signifiante que pris dans l’ensemble du système auquel il appartient. Eh bien ! Les phénomènes auxquels nous avons affaire dans l’analyse sont de cet ordre-là, ils sont d’un ordre langagier.

27 Le psychanalyste n’est pas un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds, c’est un linguiste : il apprend à déchiffrer l’écriture qui est là, sous ses yeux, offerte au regard de tous. Mais qui demeure indéchiffrable tant qu’on n’en connaît pas les lois, la clé. »

28 L’apprentissage de l’écriture kanji étant, pendant longtemps, réservé aux hommes, les femmes élaborèrent leur propre écriture : le hiragana, littéralement « les kanas lisses ». Il s’agit d’une écriture syllabaire, largement utilisée par toutes et tous, et ce depuis leur petite enfance. Ils ont été formés par abréviation cursive de kanjis. Ils permettent de transcrire la langue japonaise sans ambigüité, au contraire des kanjis.

29 La transcription des mots et noms propres d’origine étrangère, les onomatopées ou les noms scientifiques des animaux et plantes nécessite un autre syllabaire en japonais : les katakanas, littéralement : « les kanas fragmentaires ».

30 Deux exemples :

31 ビール : bīru : « bière ».

32 フランス : Furansu : « France ».

33 Quatrième et dernière écriture au Japon : le rōmaji. Très peu utilisé, elle s’avère toutefois indispensable pour l’utilisation de l’informatique, de l’algèbre mais également pour la traduction de certains panneaux de signalisation à l’usage des étrangers.

34 Exemple : « JR East », Japan Railway East, l’une des compagnies ferroviaires japonaise.

35 Quatre écritures, dont l’une peut se lire de manière différente au Japon en fonction des circonstances, et de fait avoir des sens différents, voilà de quoi faire dire à Lacan, après son deuxième séjour au Japon, dans son séminaire XVIII, « d’un discours qui ne serait pas du semblant », dans sa séance du 10 mars 1971 :

36 « Enfin ça vous en apprend beaucoup - beaucoup sur ceci, que la langue japonaise s’est nourrie de son écriture. Elle s’est nourrie en quoi ? Au titre linguistique, bien sûr, c’est-à-dire au point où la linguistique atteint la langue, c’est-à-dire toujours dans l’écrit. »

37 La psychanalyse, a-t-elle une place au Japon ?

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38 Il semble que l’œuvre de Freud soit arrivée dès le début du XXe siècle. En 1910, la théorie psychanalytique trouva de nombreux échos tant auprès des psychiatres et des psychologues qu’auprès des enseignants et des écrivains. Une revue intitulée « psychanalyse » verra le jour en 1933, fondée par Osuki Kenji, psychanalyste probablement formé par la simple lecture des travaux freudiens, sans expérience personnelle du divan. Il expérimentera, malgré tout, les techniques psychanalytiques à l’institut des recherches psychanalytiques de Tōkyō.

39 Durant l’entre deux guerres encore, un autre psychanalyste marquera l’introduction de la théorie au Japon : Yabe Yaekichi. Il avait bénéficié d’une bourse du gouvernement japonais pour aller se former en Europe. Il entreprit son analyse chez Glover en Grande Bretagne, mais seulement 20 séances réparties sur 3 mois, puis 10 rencontres avec Jones. Eitington, directeur de l’IPA, le titularise comme analyste de l’IPA (International Psychoanalytical Association), avec l’aval de Freud lui-même. Il fonda, avec Osuki, la Japan Psycho-Analytical Society en 1931, immédiatement reconnue par l’IPA. A noter que la majorité des psychanalystes qui la constituait, était non-médecin.

40 Un autre psychanalyste revendiquait alors la paternité de la psychanalyse au Japon : Marui Kiyoyasu, Docteur en médecine. Il se verra autorisé par l’IPA à fonder une autre école : la Sendaï Psycho-Analytical Society en 1934, mais une querelle ne pourra que voir le jour, d’autant que Marui limitait la psychanalyse à la compréhension des mécanismes psychiques, refusant la théorie sexuelle de Freud. L’association de Yabe du alors changer de nom en Tōkyō Psycho-Analytical Society !

41 La seconde guerre mondiale induira une mise en veille de ses associations, et au retour de la paix, Yabe décédera laissant son association inopérante et Marui sera lui aussi face à une association moribonde, du fait notamment de sa partialité théorique, en particulier son refus à élaborer la question du transfert, trop liée à la dimension sexuelle. Il mourra en 1953, laissant la place à un de ses élèves : Kosawa Heisaku. C’est avec lui que verra naître une confusion entre la réunion des 2 associations précédentes, devenue la Japan Psychoanalytical Society et une autre association créée par des universitaires japonais : la Japan Psychoanalytical Association ! Si la question de l’analyse didactique n’était guère au centre des préoccupations de la JPS, les analystes de la JPA ne sont que des psychothérapeutes. C’est dans un tel contexte que s’est insinuée la nouvelle orientation de la psychanalyse au Japon : une psychanalyse référencée aux théories américaines, écartant définitivement tous les apports européens.

42 Comment Lacan pouvait-il alors être accueilli au Japon ?

43 Ce sera grâce à Sasaki Takatsugu qui traduisit les Écrits de Lacan, que son enseignement trouva un écho au Japon. Sasaki fera l’honneur de son pays lors du séjour de Lacan en 1971. Mais Lacan y sera réduit à son apport structuraliste.

44 Il ne sera qu’un membre du courant structuraliste français : Foucault, Barthes, Levy- Strauss… et ce qui lui fera dire : « Du Japon, je n’attends rien. Notamment pas d’y être entendu »…

45 Ses séminaires commencent à être traduits, mais aucune école lacanienne n’a encore vue le jour, sinon à travers des lecteurs de Lacan réunis en association.

46 Y aurait-il des résistances à la psychanalyse, spécifiques au Japon ?

47 Qu’en est-il de la place du sujet, du « je » dans le discours du japonais ? Je reprendrai ici à nouveau Tsuiki Kosuke qui affirme :

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48 « Il n’y a pas de sujet dans notre langue », en précisant « au sens grammatical ».

49 Il est en effet possible de poser un énoncé, sans spécifier son sujet.

50 Le « je » ou le « tu », unique et absolu, comme ce que nous connaissons dans nos langues occidentales n’existent pas dans la langue japonaise, même s’il est possible de trouver ce que nous pourrions appeler des pronoms personnels comme « watashi, boku, ore… », en lieu et place de « je ». Mais, le verbe suivant ne sera pas conjugué.

51 Exemple : « taberu » sera identique que le sujet soit je, tu, il/elle, nous, vous, ils/elles.

52 L’adjonction du pronom permet de dire :

53 « watashi wa taberu » : je mange,

54 « watashitachi wa taberu »: nous mangeons.

55 Le verbe n’est pas décliné et de plus l’usage permet de dire « taberu » sans précision.

56 À noter encore que la forme du verbe japonais se modifie en fonction du temps (présent ou non-présent), des formes de politesse, de la modalité (ordre, volonté, probabilité et possibilité), des voix (active, passive et causative) ou de la présence d’une négation.

57 Exemple : « taberu » devient « tabemasu » dans une forme de politesse plus élevée.

58 Si le sujet de l’énoncé peut être absent, qu’en est-il alors du sujet de l’énonciation ? Rappelons que si le sujet de l’énonciation utilise le « je », ce « je » désigne le sujet mais ne le signifie pas. Pour Lacan, ce sujet de l’énonciation est aussi le sujet de l’inconscient.

59 Revenons alors au sujet japonais. S’il n’a pas besoin d’utiliser un pronom personnel pour se désigner, s’il ne s’identifie pas à ce pronom, il échappe à la division subjective. Que serait alors le but d’une psychanalyse ? Comment pourrait-il prendre la parole d’une place où il n’est pas ?

60 Je citerai les conclusions de Tsuiki Kosuke :

61 « À mon avis, l’indifférence que la psychanalyse comme praxis rencontre dans notre pays procède de cette position particulière du sujet japonais par rapport à sa langue. Ou plutôt de la jouissance qui le saisit dans cette position atypique. Car il jouit, évidemment. Anonyme dans son statut de sujet parlant, il fait foisonner à l’infini des discours plats dont personne ne sait à qui ils appartiennent et à qui ils sont adressés, discours apparemment ludiques, peu sérieux, et interminables. Autant de soi-disant « communications », aujourd’hui médiatisées de mille façons, dont personne ne semble assumer la responsabilité. Alors ce sujet qui se dissout heureusement dans un anonymat apparemment paisible, inerte même, comment pense-t-il à venir chez un psychanalyste ? Comment pense-t-il à sortir de cet anonymat, à assumer sa subjectivité même si elle est d’emblée mise en cause dans l’analyse, bref à se déstabiliser dans un dispositif qui lui impose de travailler jusqu’au bout son existence de sujet ? »

62 Alors, l’inconscient du japonais est-il inanalysable comme l’affirmait Lacan dans son séminaire « d’un discours qui ne serait pas du semblant » ? Oui, sans doute si le Japon n’était pas en train de s’ouvrir sur la culture occidentale – n’oublions pas que cette ouverture est très récente –, si l’usage de l’écriture kana ne devienne prépondérant, et gageons que de nouvelles générations de psychiatres et de psychologues locaux s’intéressent à la théorie psychanalytique européenne en prenant leur distance avec les pratiques cognitivo-comportementales et médicamenteuses issues des protocoles de soins nord-américains.

63 Un récent événement de l’histoire du Japon semble venir témoigner de l’évolution de la langue japonaise, comme je l’avais évoqué dans cet article rédigé il y a quelques mois.

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64 En effet, le 1er mai 2019, le Japon a changé d’ère avec le changement d’empereur. Au demeurant, l’abdication de l’empereur de son vivant est déjà une rupture par rapport à la tradition, Naruhito succède à son père, Akihito, en instaurant l’ère Reiwa, dont le nom a été choisi par le nouvel empereur et par son 1er ministre – Shinzo Abe.

65 Et voilà le changement fondamental.

66 Tout d’abord le nom Reiwa n’est pas issu du corpus littéraire chinois classique comme il était d’usage depuis 1300 ans, mais d’un recueil de poème japonais datant du 7e siècle : le Man’Yoshu.

67 Mais surtout, pour en saisir le sens, reprenons les différences de lecture on’yomi et kun’yomi. En on, « Rei » signifie l’ordre et « wa » peut se traduire par « paix » ou « lui », le sens général de Reiwa y est donc « quelqu’un ordonne la paix ». Alors qu’en lecture kun, le sens est « harmonie bienheureuse », le sens en est bien différent.

68 Alors oui, il y a du changement au Japon. Il semble que les japonais s’approprient enfin leur langue à tous les niveaux et peut-être alors, l’aphorisme de Lacan pourra être contesté.

69 Février 2019

BIBLIOGRAPHIE

Jacques LACAN, Écrits, Seuil

Jacques LACAN, Autres écrits, Seuil

Jacques LACAN, Séminaire XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil

Hiroshi NOTUS, Florence et Jean-Pierre LEVET : Manuel d’initiation au japonais, Pulim

Jean Claude MARTIN, Les Kanjis – FransOrienT

Tsuiki KOSUKE, La psychanalyse au Japon – entretien – Psychanalyse 2006/3

RÉSUMÉS

Au retour de son second voyage au Japon, Jacques Lacan publiait un article intitulé : « L’inconscient du japonais est inanalysable ». Il y ajoutera : « du Japon, je n’attends rien. Notamment pas d’y être entendu ». Nous allons tenter de décoder ses aphorismes à travers l’écriture – ou plus exactement – les écritures japonaises, l’histoire de la psychanalyse au Japon et ses pratiques actuelles et pour finir, à travers la place du sujet dans le discours du japonais.

Turning back after his second trip in Japan, Jacques Lacan published on this topic: « Japanese unconscious mind cannot go through psychoanalysis ». His additional advice was: « On the part of Japanese, I do not expect anything. Notably through the ability to be heard ». This article will try to highlight some aphorisms through the Japanese scripture, more specifically through the various Japanese scriptures, through history of psychoanalysis in Japan,

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holding prevailing practices also and finally, to identify the sense and position of the subject in Japanese common talking.

AUTEUR

YVES PAUL Yves Paul est psychiatre et psychanalyste, membre de l’association Borromée (Metz). Passionné de voyages, ses pas l’ont amené au Japon au début du XXIesiècle, pour une première d’une longue série de rencontres au bout du monde. Quelle sidération que de se sentir « illettré ». Et quel défi pour un lacanien de ne pouvoir lire la « lettre ».

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Le Japon vu d’ici et de là-bas Chroniques d’un détour par l’empire des signes

Ahmed Boubeker

1 « L’auteur n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé d’éclairs multiples, ou mieux encore : le Japon l’a mis en situation d’écriture. Cette situation est celle-là même où s’opère un certain ébranlement de la personne. »1 Tout comme Roland Barthes, j’ai ressenti au Japon cette secousse du sens qui fait « vaciller le sujet ». Et comme lui encore, j’ai été tenté de mettre en mots mes impressions dans un carnet de voyage.

2 Reste qu’approcher Cipango par le biais de la plume n’est pas une sinécure, et il y a loin des éclairs de génie de l’auteur de « l’Empire des signes » aux lumignons de la psyché d’un essayiste de littérature grise. Trop bref aussi à été mon séjour, et en dehors de la ville souterraine et du réseau ferroviaire où j’ai beaucoup circulé, je n’ai pu passer que par quelques quartiers de Tokyo et Yokohama, sans vraiment les visiter. Je n’ai donc pas eu le temps, et dans mes déambulations diurnes ou nocturnes (les insomniaques gagnent un peu de temps) j’ai surtout vu la rue, loin de la « qualité supérieure du signe » du théâtre Nô, du Kabouki, du haiku, du jardin zen ou des estampes japonaises. J’ai néanmoins pris des notes que j’ai commencé à organiser à mon retour en France, mais, entre-temps, j’ai dû passer à autre chose – ah ! la frénésie administrative des nouvelles tâches de l’enseignant chercheur. Si bien qu’après quelques mois et plusieurs relances de la rédaction du Portique, lorsqu’il m’a bien fallu tenir ma promesse de participer à ce numéro, j’ai été d’autant plus embarrassé qu’une grande partie de mes notes avait disparu dans le fouillis des fichiers de mon ordinateur et des papiers griffonnés entassés dans tous les coins de mon bureau.

3 Mon Japon est donc une reconstitution sur un manque de traces ou de souvenirs : il se base d’abord sur des écrits inachevés, des idées saisies dans la fulgurance de l’instant, écrites à la hâte, des ébauches, des bribes de scènes retranscrites, des pistes de réflexion. Si le chercheur – à la différence de l’écrivain – est ainsi souvent contraint de faire l’exégèse de ses propres fragments d’écriture, il se doit aussi de passer par le détour d’un monde de textes. A mi-chemin entre la démarche ethnographique et la fantaisie du flâneur, mon Japon est un peu comme l’Orient des orientalistes : chargé

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d’affects et de percepts, mais essentiellement reconstruit de références littéraires et savantes, à l’usage d’un peuple francophone lecteur de revues universitaires.

4 Invité par l’Université de Tokyo pour un séminaire et une conférence sur le thème de l’intégration républicaine en France, vers l’Extrême Orient compliqué je volais avec des idées simples : les Japonais ? Des judokas mangeurs de sushis, buveurs de saké ; des samouraïs amateurs de Geishas reconvertis en petits travailleurs infatigables de Honda- Toyota ou de Sony-Toshiba-Samsung. Je n’y croyais pas vraiment bien-sûr, mais les clichés brouillent notre regard national dans un pays où selon les cocoricos d’une ancienne Première ministre, nous ne menons pas une vie de « fourmi jaune ». Tout le monde a oublié Edith Cresson, cela dit elle a eu d’illustres prédécesseurs dans ce genre d’emphase stéréotypée sur les Japonais : de Montesquieu – « des gens (…) qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie »2 – à Lacan – « personne qui habite cette langue [japonaise] n’a besoin d’être psychanalysée, sinon pour régulariser ses relations avec les machines-à-sous »3 – en passant par Michaux auquel tout déplait chez les Japonais – « Peuple prisonnier de son île, de son masque, de ses conventions, de sa police, de sa discipline, de ses paquetages et de son cordon de sécurité »4.

5 Comment échapper à la force des préjugés ? En théorie rien n’est plus évident que la distinction entre ce qui est et ce qui n’est pas : c’est une question de bon sens ! Mais, n’en déplaise à Parménide, il faut croire que rien n’est plus rare que le bon sens. Prendre les vessies pour des lanternes, nier les évidences, préférer l’illusion, le phantasme, le double mythique à la banale réalité des choses à portée d’œillade, n’est- ce pas là notre passion la plus commune ? Dans un monde où selon la formule du poète « la réalité n’est pas la sœur du rêve » règne ainsi la force de la dénégation humaine, l’insoutenable légèreté, l’évasion permanente, la consommation de masse du possible, le cogito de la fuite. Clément Rosset nous a éclairés jadis sur l’étendue de nos aveuglements dans un petit livre fort stimulant, « Le réel et son double »5. Mais il faut croire que le double en question a aussi colonisé la Culture comme en témoigne par exemple l’orientalisme, cette passion occidentale pour un Orient fantasmé sur fond d’un rapport de domination. Et d’une rencontre entre exotisme littéraire et idéologie colonialiste. Le grand ouvrage d’Edward Saïd, L’Orientalisme6, qui a marqué les postcolonial studies en fait la démonstration : l’orientalisme nous parle surtout des occidentaux dans le miroir d’un Orient réduit à un espace de représentations que les élites intellectuelles cherchent à baliser à travers une peinture du lointain. Le voyage en Orient pour se scalper de son cerveau d’Europe, telle était la voie de l’inspiration de l’artiste voyant. Et si Rimbaud a eu l’honnêteté de renier la poésie avant de s’engager dans l’armée coloniale, puis de gagner Aden, combien de rêveries d’écrivains – Lamartine, Nerval, Renan, Barrès… – ont orienté notre désir d’ensauvagement ou nos « missions civilisatrices » !

6 S’agissant du Japon, c’est la « Madame Chrysanthème »7 de Pierre Loti (ouvrage paru en 1888), qui va marquer durablement l’imagerie française. L’enthousiasme de l’officier de marine – écrivain à sa découverte de l’empire nippon n’a d’égal que ses rapides désillusions qui lui font écrire « Petit, mièvre, mignard − le Japon physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là... ». Il juge finalement que les Japonais sont enfantins, futiles, et immoraux et, en bon bourgeois bien de chez nous, il est choqué par les mœurs bizarres de « ces petites bonnes gens » qui se baignent à poil dans des jarres en plein air. Quant aux femmes pour lesquelles on connait le faible de Loti, aussi délicates et cérémonieuses soient-elles, elles ne seraient que de « très charmantes petites

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poupées sans âme » dont il ne comprend pas « l’impudeur inconsciente » avec laquelle elles se livreraient à la prostitution. Ce qui n’empêche pas notre lieutenant de Vaisseau, futur académicien et capitaine du croiseur- torpilleur Le Vautour – ça ne s’invente pas ! – de louer les services d’une gamine de 18 ans, le temps d’assouvir sa passion d’exotisme nippon. Vendue par ses parents – un contrat de mariage d’un mois renouvelable permet de ménager les formes – la gamine en question, Okané-San alias Madame Chrysanthème, ne livre pas à Loti les secrets de l’âme japonaise qu’il veut tant percer. Elle restera à jamais un « mystérieux petit bibelot d’étagère » dans la nostalgie d’un voyageur désenchanté. Mais ce Japon imaginaire est aussi un immense succès de librairie qui surfe sur la vague d’un japonisme triomphant dans la France de la fin du XIXe siècle. Le monde de l’art se convertit à la mode exotique japonaise ; Monet peint sa femme en kimono coloré et accumule les estampes ; Van Goghh écrit à son frère que « tout son travail se construit pour ainsi dire sur les Japonais ».

7 Certes, la critique de l’orientalisme qui a instruit le procès du colonialisme a permis de lever le voile sur la barbarie à visage humaniste de l’Occident. Elle nous a éclairés sur son hypocrisie, sa propension à exploiter non seulement les richesses naturelles des pays dominés, mais aussi à s’approprier la substance des âmes des peuples soumis à ses missions civilisatrices. Il n’empêche que l’histoire de l’art comme celle de l’anthropologie, témoignent du fait qu’il y a aussi matière à penser ou à stimuler l’imagination et la création dans le goût pour l’exotisme. On en revient au Barthes de l’empire des signes : « Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale, l’Orient m’est indifférent, il me fournit seulement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de “flatter” l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre »8. On peut faire le lien entre ce propos du sémiologue et une démarche du détour, chère à Ricoeur et Balandier, expérimentée par François Jullien dans ses travaux sur la Chine. Si nous avons des clichés plein la tête, des caricatures conservées par ignorance, paresse intellectuelle ou par nostalgie, si toujours nous avons tendance à plaquer ces images toutes faites sur la situation des contrées de nos voyages, pourquoi ne pas renverser la vapeur : trouver ainsi à travers le prisme du lointain un point de recul pour se dépayser9 du trop familier, un écart pour revenir sur ses propres partis pris ou préjugés ? Mais l’exercice est-il possible avec le Japon ? Ne pas oublier que le pays du soleil levant n’a jamais été colonisé et qu’il reste « une énigme, très difficile à déchiffrer » comme le souligne Foucault. Le philosophe précise : « Cela veut dire qu’il est ce qui s’oppose à la rationalité occidentale. En réalité, celle-ci construit des colonies partout ailleurs, tandis qu’au Japon elle est loin d’en construire une, elle est plutôt, au contraire, colonisée par le Japon »10.

Shinagawa. Tokyo. 17 février 2018

8 On ne peut pas avoir idée de la profondeur de la tristesse humaine sans être passé par le Japon. Les japonais sont un peuple d’une gentillesse qu’on ne rencontre que très rarement. Quand on leur demande un renseignement dans leurs rues numérotées ou dans leurs stations ferroviaires où ils se perdent eux-mêmes, ils font tout pour rendre service. S’ils croisent votre regard, ils vous répondent toujours par un sourire de politesse que les européens ont oublié depuis longtemps. Et pourtant, ils restent tristes. Tristes dans leurs habits du dimanche – les Français peuvent se rhabiller face à l’élégance japonaise qui s’affiche au quotidien démocratique dans le métro ! – et leur solitude. Assis dans le métro bondé, tout à l’heure avec mon compagnon de voyage, j’ai

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calculé que nous étions les seuls à ne pas nous cacher derrière notre portable. À l’heure du repas, le nombre d’hommes et de femmes qui mangent seuls est presque la norme. Cette solitude s’affiche aussi publiquement par le sommeil. Quand ils ne taquinent plus leur Smartphone dans le métro, ils dorment.

9 Il faut dire qu’ils travaillent beaucoup les Japonais (et c’est loin d’être un cliché pour les statistiques11 !). À 22h on rencontre encore des files de cadres rentrant du bureau, et on peut aller voir son coiffeur ou son masseur dont les boutiques restent ouvertes au passant. On peut aussi aller faire ses courses à la supérette du coin. Les Japonais travaillent donc beaucoup, et c’est peut-être là leur drame. Ils n’ont plus le temps pour autre chose, et toute leur vie consiste à gagner du temps. Cependant, c’est toujours peine perdue. Certes, d’un point de vue organisationnel ils sont champions. Il suffit de voir la gestion des flux dans une gare pour s’en rendre compte. On ne peut pas ne pas se perdre si on ne comprend pas la langue Japonaise dans le réseau des chemins de fer, mais on ne peut pas rester perdu longtemps, car très vite des agents vous remarquent et vous remettent dans le flux. C’est efficace, néanmoins c’est agaçant à la longue de ne pas pouvoir se perdre même dans la foule, car on se sent toujours épié. De même, si on ose traverser la rue au mauvais feu, quand une petite vieille ne vous fait pas une remarque le regard des gens pèse. Cela ne se fait pas ! On peut ne rien connaître du Japon, mais on ressent le poids des normes. Et on se demande si ce n’est pas là le dilemme de la société japonaise, à la fois si engoncée dans ses normes et traditions et si engagée dans la modernité individualiste.

10 Shinagawa est un arrondissement de Tokyo où se trouve mon hôtel, juste en face de la gare principale. C’est un quartier d’affaire avec d’immenses tours de verre tamponnées de grandes enseignes et de publicités lumineuses qui peuvent servir de points de repères pour retrouver son chemin dans une ville où les rues, à l’exception de quelques grands axes, n’ont pas de nom - les adresses postales renvoient à des numéros de blocs de bâtiments qui s’inscrivent dans des districts et eux-mêmes dans les quartiers des grands arrondissements de Tokyo. Comment pouvait-on s’orienter dans ce labyrinthe à l’époque où les GPS n’existaient pas ? Sans doute en trouvant comme moi des repères dans le paysage – des immeubles, des intersections, des lignes de métro – ou en demandant son chemin. Même lorsqu’ils sont pressés, la plupart des Tokyoïtes se mettent en quatre pour aider les touristes égarés, si besoin par le langage des signes ou des croquis griffonnés sur un bout de papier. Mais on peut s’interroger sur ce contraste entre l’hyper-modernité de la capitale nippone et l’archaïsme de la toponymie urbaine dans la plus grande ville du monde où seule la relation ethnographique – s’adresser aux autochtones ou faire corps avec le paysage urbain par habitude ou à vue d’œil – permet de s’orienter. À la réflexion, ce questionnement témoigne surtout de mon ethnocentrisme. Né dans l’hexagone de parents algériens au lendemain de la guerre d’indépendance, je suis d’une génération d’entre deux rives qui a longtemps refusé de se dire française. Ce sont mes voyages en Europe, en Amérique ou au Maghreb qui m’ont amené à reconnaître ma francité. Et voilà que le premier jour de mon séjour au Japon, je découvre la gravité de mon tropisme occidental. Pourquoi donc en effet la géométrie euclidienne qui sous-tend notre vision de la rationalité urbaine aurait-elle le monopole logique12 de la spatialité ou de la topographie ? Après tout, des millions de Tokyoïtes s’en sortent très bien sans nom de rue. Et les légions de salarymen que déversent chaque matin les gares marchent d’un même pas, dans des flux si

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parfaitement canalisés qu’il faut bien admettre que la logique du sens de l’orientation nippone pourrait nous faire la leçon.

11 Shinagawa encore. Avec ses gratte-ciels et sa forêt d’immeubles, de bureaux et de commerces aux couleurs criardes, on a du mal à croire que ce quartier était jadis un village de pêcheurs. Pourtant certaines ruelles proches de la gare attestent encore d’une présence discrète de ce patrimoine, telle la rue Kita-Shinagawa Shotengai où on pourrait s’imaginer dans une médina japonaise. Il y a près d’un quart de siècle, dans son séminaire que je suivais à l’Ecole des Hautes Etudes, Alain Touraine vantait la réussite du modèle japonais né du mariage heureux entre traditions et modernité, entre la sphère de l’identité et celle de la raison instrumentale. Les Japonais courent après le temps, ai-je écrit plus haut, ce qui explique qu’ils soient toujours pressés. Ne pas avoir du retard, c’est presque une obsession pour ne pas perdre la face dans l’ordre de l’ethos nippon comme dans celui de la productivité de la foule solitaire. Mais si le chronomètre, cet objet fétiche du capitalisme industriel triomphant, reste aussi celui de la postmodernité branchée high-tech, c’est qu’il a su faire alliance avec la mémoire longue des croyances et des rituels.

Tokyo, quartier Asakusa, 18 février 2018

12 Dans ses écrits sur le Japon, Lévi-Strauss souligne qu’on pourrait s’étonner qu’un pays à l’avant-garde du progrès technique reste fidèle à une pensée animiste, le Shintoïsme. Néanmoins, précise-t-il, « on s’en étonnera moins si l’on note que les croyances et les rites du Shinto procèdent eux-mêmes d’une vision du monde qui refuse toute exclusive. En reconnaissant une essence spirituelle à tous les êtres de l’univers, elle unit nature et surnature, le monde des hommes et celui des animaux et des plantes, et même la matière et la vie »13. En attendant nos rendez-vous universitaires, je fais un peu de tourisme avec Bualam, mon compagnon de route doctorant. Shintaro, notre hôte, nous a conseillé de visiter Asakusa, haut lieu de l’époque Edo, dans l’arrondissement Taito au Nord est de la ville. L’architecture du site illustre bien un cocktail entre traditions et modernité. On y découvre le temple bouddhiste le plus ancien de la ville, avec ses dépendances et un sanctuaire shinto à proximité. Et de l’autre côté de la rivière Sumida, la Tokyo Skytree (nouveau symbole de Tokyo, cette tour en métal culmine à la hauteur du record nippon de 634 m) et des buildings dont l’immeuble de la brasserie Asahi, avec sa flamme censée représenter une bulle de bière que les tokyoïtes ont surnommée « crotte de Godzilla ». On l’aura compris, Asakusa est aussi un haut lieu touristique, comme en témoigne l’affluence dans la Nakamise-dōri, la grande allée commerçante qui mène au temple, avec son alignement de boutiques de masques, kimonos, bibelots en tout genre et autres attrape badauds. Le bâtiment principal, une pagode de quatre étages aux couleurs vives, est dédié au Bodhisattva de la miséricorde, alias la déesse Kannon. Sur la droite du temple se dresse un sanctuaire shintoïste, point de départ d’un des plus grands festivals shinto de Tokyo, la fête de Sanja Matsuri qui attire chaque année, en Mai, plus de 2 millions de personnes dans les rues ! Des Gaijin (gens du dehors) comme nous, habitués aux querelles de chapelles, peuvent bien s’étonner de ce voisinage entre différentes religions, ce latin-là (judéo- christiano-musulman) échappe au fidèle nippon d’Asakusa qui observe scrupuleusement les rituels dans le temple bouddhiste Sensō-ji comme dans le sanctuaire shinto Sanja-sama – « sanctuaire des Trois Divinités»14.

13 La plupart des Japonais ont une vision œcuménique de la religion, et ils peuvent même en pratiquer plusieurs15. Néanmoins, comme l’écrit Pierre Lavelle, c’est le Shintoïsme

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qui condense ce que la pensée japonaise a de particulier dans son panthéisme, son ritualisme, son vitalisme ou même son nationalisme : « Le statut du Shinto et avec lui de l’identité nationale fait l’objet d’un débat dont les thèses extrêmes sont celles d’un donné originel ayant japonisé les apports étrangers ultérieurs et celle d’une construction rétroactive délibérée faisant à ceux-ci de larges emprunts »16.

Le pays des Kamis

14 Religion traditionnelle du Japon, polythéiste et animiste, le Shinto divinise les Kamis17 : les grands Kamis ou Kamis célestes, divinités qui incarnent l’énergie vitale de l’univers ; et les esprits des lieux et des morts qui peuvent prendre différentes formes - une rivière, une roche, un arbre, un animal, l’esprit d’un ancêtre… – car le Japon dans sa richesse naturelle, ses mers, ses forêts, ses montagnes, abrite de multiples divinités. Au pays des Kamis, le Shinto vénère ainsi le caractère sacré de la nature, et l’être humain n’est qu’un élément de l’harmonie du grand tout. Mais, comme la nature elle-même, les Kamis sont soupe au lait, et il s’agit de se concilier rituellement leur arami-tama (esprit de violence) : faire preuve de prudence pour ne pas s’attirer leurs foudres, respecter les ancêtres et rester en communion avec les forces de l’univers. Le Shinto est plus affaire de rites communautaires que de doctrine. Les Japonais sont obsédés par les impuretés car, pour ne pas laisser décroitre sa propre énergie, il faut procéder à des rites de purifications, les harai, dans les sanctuaires18 qui permettent ainsi aux fidèles de s’attirer les grâces de leurs ancêtres et des Kamis.

15 La liste interminable des tremblements de terre, typhons et autres Tsunamis dans l’histoire de l’archipel nippon peut expliquer le sentiment du sacré des Japonais à l’égard de dame nature, mélange de crainte et de respect pour de forces qui peuvent se déchaîner à tout moment. Les secousses régulières rappellent aux Tokyoïtes que la plus grande ville du monde elle-même n’existe encore qu’en vertu d’un sursis. Mektoub dirait un Musulman – mais l’Islam, soit dit en passant, n’est pas vraiment en odeur de sainteté au Japon ! À quelle certitude s’accrocher dans une telle situation de précarité, sinon celle de l’impermanence des choses ? Cette résignation au destin que les artistes de l’époque d’Edo ont pu sublimer à travers les thèmes de l’ukiyo-e, (l’’image d’un monde flottant), renvoie d’abord à une vision bouddhiste de la « vacuité » (en japonais ku, idéogramme comportant la connotation d’une «ouverture céleste») : accepter la vie, c’est accepter l’évanescence et le caractère éphémère de tout ce qui nous attache aux mirages de la maya, accepter même l’impermanence et l’inexistence d’un soi propre et immuable. Le Bouddhisme en tire une conséquence nihiliste : niant les apparences trompeuses – « Comme les étoiles, les mouches volantes ou la flamme d’une lampe, comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle, comme un rêve, un éclair ou un nuage ; ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés »19 – et les fausses distinctions de l’esprit – ni naissance, ni mort, ni création, ni destruction – il conclut à la nature vide de toute chose.

16 Mais la pensée japonaise a su acclimater à son monde insulaire les sagesses du continent asiatique comme le souligne le philosophe historien des religions Tetsuo Yamaori : « Cette conscience indienne de l’impermanence a subi une transformation importante dans le climat japonais. Je veux parler de la perception que l’impermanence des cycles et de la régénération par la succession des saisons vit dans le monde naturel qui nous entoure. Au printemps, les fleurs s’épanouissent, en automne, les feuillages rougissent et tombent, en hiver, la bise souffle. Mais avec la nouvelle année, le printemps revient. Les jours de soleil alternent

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avec ceux où il pleut, et cette alternance soutient la vie. La capacité de supporter souplement et obstinément bourgeonne, bientôt l’ombre de la mort se fait sentir, elle est acceptée calmement quand elle arrive et l’être humain retourne à la terre, à la nature ; telle est la perception qui s’est développée. »20. Ce que Pascal Quignard redit à sa manière : « l’ancienne pensée japonaise est le contraire du Bouddhisme indien. Ce n’est pas le néant qui hante l’univers, mais la vie neuve qui revisite une fois l’an la surface da terre et l’espace intermédiaire qui est situé entre le soleil et l’humanité (…) coup de foudre, tempête. »21. Se référant au journal (daté de 1340) d’un abbé Kenkô, le poète des ruines du Havre22 ajoute que chaque feuille nouvelle renouvelle tout à chaque saison : « ce n’est pas le déclin du printemps qui amène l’été, mais quelque chose de plus fort que le déclin. Il y a quelque chose d’indéclinable. Il y a une poussée qui ne connaît pas de répit. Les choses qui commencent n’ont pas de fin. »23 Figure moderne de cette vitalité japonaise dans le domaine des sciences sociales, Masao Maruyama est le plus célèbre politologue nippon du XXe siècle. Loin de la quête occidentale de l’essence des phénomènes comme de l’immuable cher à la sagesse chinoise, il caractérise la pensée nippone par « la force continue et changeante des choses ». Pour Maruyama, cette capacité d’adaptation au changement qui permet de voir et comprendre la nature dans toute sa spontanéité serait le basso ostinato nippon : la même formule d’une harmonie tonale se répète obstinément dans une suite de variations, comme des points d’inflexion qui sont autant de lieux d’une inclination véhémente de l’ikioi – puissance de vie et autorité à la fois – sur une même ligne mélodique. Maruyama exhume les strates archéologiques de la pensée japonaise24 et il met ainsi en perspective une invention singulière de la modernité entre prémodernité et supramodernité, au carrefour d’une transformation de la tradition chinoise et des influences occidentales. Cette basse obstinée, dont les traces apparaissent comme des lieux du référé d’une conscience historique japonaise, témoigne d’un « lococentrisme »25 nippon où la force du lieu, des circonstances ou de la situation, prime sur toute détermination du sujet historique.

17 Ce lococentrisme permet d’insister sur l’irruption spontanée des événements, leur succession et surtout sur la force avec laquelle ils se forment. C’est aussi le lieu du référé d’un égrenage du temps en présents éternels, sans nostalgie d’un fondement ou d’une essence : l’immanence contre la transcendance, la dynamique versus la statique de l’être. Citant Maruyama, Le Japonologue Pierre Lavelle précise que ce culte de l’ici et maintenant aboutit à « une fraîcheur refusant les jongleries avec les idées creuses et insistant sur l’observation expérimentale »26. Il ajoute : « L’égrenage du temps en présents éternels doit beaucoup à l’impermanence bouddhiste mais a abouti à un sécularisme optimiste »27. Au risque du comparatisme dans le miroir de l’occident, on pourrait voir le reflet d’un imaginaire de la modernité à travers ce sécularisme : la modernité, non pas comme une période de l’histoire, mais comme un éthos, au-delà du vertige de ce qui passe et de la rupture avec la tradition, « c’est l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’héroïque dans le moment présent »28 écrit Foucault dans sa lecture de Kant. L’analyse historique de Maruyama ne se prolonge pas au-delà de l’époque Edo, mais cette vision d’un monde qui échappe sans cesse aux tentatives de captures reste d’actualité dans un Japon contemporain qui a toujours su surfer sur les tsunamis de sa situation d’archipel, en tirant profit de l’instabilité même de sa condition. L’innovation s’appuie sur des couches successives de progrès qui constituent des fondations à renouveler pour repousser les limites du possible, ce qui donne un cocktail de modernité et de tradition dans le paysage urbain d’Asakusa, théâtre de contrastes du futur passé dans le présent. Contre le discours du mépris occidental - toujours prompt à vilipender le grégarisme d’un esprit asiatique qui

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ignorerait l’individu29 le lococentrisme nippon témoigne du fait qu’il n’y a pas de processus d’individuation ou de subjectivation sans événements, sans être pris dans un flux, le devenir d’une situation historico-sociale qui constitue la véritable singularité. On sait que les pensées orientales dénoncent le caractère illusoire du sujet au cœur de la philosophie occidentale. Le Japon aurait trouvé une troisième voie selon Claude Lévi Strauss : son sujet est centripète, plutôt qu’une cause, il est un résultat : « il résulte de la façon dont des groupes sociaux et professionnels de plus en plus restreints s’emboitent les uns dans les autres (…) il est comme le lieu dernier ou se reflètent ses appartenances.»30 Un sujet centripète donc, qui se définit du dehors par la place qu’il occupe, un peu comme l’organisation des blocs d’immeubles Tokyoïtes sans adresse (cf supra note 12) : « on dirait, poursuit Lévi-Strauss, que le japon a retourné comme on retourne un gant le refus du sujet pour extraire de cette négation un effet positif, y trouver un principe dynamique d’organisation sociale qui mette celle-ci également à l’abri du renoncement métaphysique des religions orientales, de la sociologie statique du confucianisme et de l’atomisme auquel le primat du moi expose les sociétés occidentales.»31 On comprend ainsi comment la culture japonaise se singularise : elle emprunte aux Chinois, aux Européens, aux Américains, « mais tous ces emprunts furent si soigneusement filtrés, leur plus fine substance si bien assimilée que jusqu’à présent la culture japonaise n’a pas perdu sa spécificité »32. Il y a quelque chose de deleuzien dans ces agencements créatifs, comme les flux de la ritournelle des « Milles plateaux »33, une ligne de fuite qui serait précisément la ligne de création reliant au champ historico-social et qui apparaît toujours comme un passage en force dans une topologie dynamique.

Le chasseur du néant.

18 Mais le danger qui guette toute ligne de fuite, Deleuze nous l’a appris, c’est de se scléroser en ligne de mort. Cette dérive morbide, la première école de philosophie au Japon, l’Ecole de Kyoto, en a fait l’expérience. Ce courant de pensée marque une contribution originale du Japon à l’histoire de la philosophie, à travers un prodigieux travail de traduction et d’hybridation entre traditions occidentales et orientales. Pourtant, en Europe comme aux États-Unis, cet effort de synthèse s’est longtemps heurté au monopole de la langue gréco-occidentale de l’être. Il faut reconnaitre, qu’aujourd’hui encore, nos universités n’ont d’universel que leur ethnocentrisme – posture de mépris et d’ignorance la plus commune du monde selon Lévi-Strauss – et les prétentions au dialogue interculturel restent un supplément d’âme dans le ciel des idées. Les doctes amis de la sagesse cosmopolite et de l’humanisme bien de chez nous ont toujours du mal à croire qu’ils ne sont pas les seuls à penser, si bien que la réception34 de l’école de Kyoto est restée teintée de paternalisme, plus timide en Europe qu’en Amérique. Mais, à la décharge de notre universalisme si particulier, les années de l’émergence de ce courant de pensée coïncident avec celles de la glorification du Kokutai35 et de l’ultranationalisme nippon avec lequel se sont compromis ses fondateurs tels Nishida Kitarô ou Tanabe Hajime (lequel change de plume après la capitulation de 1945 pour développer une philosophie de la repentance).

19 Pour Nishida, la vocation philosophique commence avec un solipsisme dont il veut guérir : « un des problèmes de la modernisation au Japon, c’est que les Japonais n’avaient pas de moi clos comme en possède l’individualité occidentale (…) Nishida a développé sa pensée pour se libérer de la clôture de la pensée occidentale.»36 Il va donc partir à la recherche d’une troisième voie entre la pensée européenne de l’être et la pensée asiatique du néant : «

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l’Orient et l’Occident ne sont pas complètement séparés l’un de l’autre, mais sont comme les branches d’un même arbre.»37 Et le tronc commun, il pense le trouver dans « les profondeurs de la vie ordinaire et quotidienne »38. Il va forer profond le pionnier de Kyoto, toujours plus profond dans la caverne des philosophes, avec l’ambition de déloger la substance aristotélicienne de sa centralité métaphysique. Mais, plus il bute sur les fondations quasi inébranlables du sujet occidental, plus s’impose la nécessité de chercher un absolu de substitution qu’il va trouver dans l’idée religieuse de néant. Cette idée, pour le meilleur et pour le pire, est étroitement liée à la fortune philosophique (à titre posthume en occident) de l’école de Kyoto et, à travers des usages pour le moins polysémiques, elle va accompagner le parcours de Nishida dans ses avancées comme dans ses errances. Reste que parler d’un « concept » de néant, c’est l’intellectualiser, en faire un objet de pensée, un « néant oppositionnel ». Or le néant n’est pas un concept qui puisse être pensé puisqu’il échappe précisément à la juridiction des catégories de notre entendement. Et dans ses derniers développements, « La thèse nishidienne fondamentale vient alors, écrit Michel Dalissier : le « néant absolu » ne représente pas l’opposition à l’être, mais bien plutôt une forme subtile de l’opposition à l’opposition, l’« englobement » de l’être, enveloppe fuyante qui « entoure » à l’infini un être qui se « condense » en son sein. »39 Pour le dire plus simplement, le « néant absolu » serait le fond d’où surgit tout ce qui est dans la nature comme dans l’histoire. Tel le chasseur40 qui traque sa proie, Nishida va poursuivre la ligne de fuite du néant dans ses replis à l’égard de toute forme de présence. Mais qui peut prétendre ainsi trouver le « lieu du néant » à travers une régression à l’infini dans laquelle se rétracte toute réalité ?

20 Au début de son odyssée philosophique, marchant dans les pas de William James, Nishida était parti sur les traces de « l’expérience pure » vue comme une réalité préalable à toute distinction entre sujet et objet. Il s’appuie alors sur la notion d’« éveil à soi » – notion qui soit dit en passant n’est pas sans rappeler son compagnonnage dans le grand véhicule Zen – laquelle précise le sens de l’activité dans l’expérience pure. Nishida écrit ainsi : « Ce n’est pas l’intuition de l’unité sujet-objet qui est chez moi le fondement, mais je vois tout ce qui est étant et effectif comme quelque chose qui s’est nié lui- même et qui, de la sorte, est une réflexion du soi qui se réfléchit en lui-même. Je veux penser le « voir (voyant) » non- voyant au fondement de toutes choses. »41 Mais l’expérience pure a besoin d’un point de vue fondamental, et, chemins de la philosophie faisant, elle est pensée plus profondément en tant que «lieu transcendantal», lieu d’une structure relationnelle préalable à l’individu que Nishida décrit au moyen de la métaphore du miroir. Comme la plupart des penseurs japonais, le pionnier de Kyoto est en effet sensible au lococentrisme. Et pour lui le basho (lieu) apparait comme le lieu d’une appropriation créatrice, habité par un esprit japonais dont l’essence tiendrait en la « Capacité à se vider de son soi propre pour englober l’autre »42. Il s’explique ainsi sur cette question du lieu : « Quelle est la forme de la logique du basho ? Elle consiste en ceci que l’individuel, à la fois, exprime absolument la totalité et devient, de l’auto-expression de la totalité, un centre de perspectivité. Autrement dit, la forme de la logique du basho est la forme de l’auto-identité contradictoire. Notre monde est créateur étant donné que chaque fait est un fait absolu s’auto-déterminant. Cela signifie que chaque fait s’établit moyennant la négation de l’ensemble du monde. »43. Et pour suivre encore le maître du basho du néant à travers les arcanes de sa pensée, référons nous à une autre citation : « L’ auto-identité comme basho et l’ être comme basho doivent donc signifier que le basho s’auto-détermine de manière telle que ce qui est immanent est transcendant et que ce qui est transcendant est immanent. L’un n’est pas l’être, le multiple n’est pas l’être. J’affirme donc qu’ils sont

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les auto-déterminations du néant. Le néant n’est pas simplement le néant. Le véritable néant est auto-identité contradictoire. Chaque élément du multiple est en tant qu’individuel négation de l’un, tandis que l’un est en tant que total négation du multiple. »44.

21 Mais le néant nishidien est polysémique, répétons le, et d’un usage métaphorique à sa consécration d’absolu métaphysique – néant absolu – un tournant essentiel marque le parcours du philosophe. Et même s’il se réfère toujours aux grandes figures de l’histoire de la philosophie occidentale, de Platon à Husserl en passant par le Cusain, ses textes s’imprègnent d’une religiosité orientale. Il écrit ainsi en 1932 dans « La détermination autoconsciente du néant » : « N’y a-t-il pas, cachés au fond de la culture orientale qui a formé nos ancêtres pendant des millénaires, la vision des formes de l’invisible et l’écoute des voix du silence, (…) je voudrais donner des bases philosophiques à cette aspiration. »45. S’il s’agit bien toujours pour Nishida de retrouver une dynamique de l’être derrière la substance aristotélicienne qui l’aurait statufié dans l’ontologie occidentale, la poursuite du néant absolu le rapproche toujours d’avantage de la vacuité chère aux méditations zen. Et de son corrélat, l’interdépendance des choses - cela est parce que ceci est et ceci est parce que cela est : pour la sagesse bouddhiste, tout dans l’univers est intimement lié, vie, matière et esprit, tout est interdépendant, ici-bas et dans l’au-delà, le plus petit grain de poussière reflète l’ensemble du cosmos qui vibre lui-même en harmonie avec l’ensemble de ses composantes. La quête de la pleine conscience qui, selon les enseignements des maîtres zen, mène à la libération de l’éternel retour du cycle de la vie et de la mort, cet éveil à soi prend plutôt la forme d’une phénoménologie radicale pour Nishida. Pas besoin d’être mort ou de faire zazen pour se débarrasser des visières de son petit moi en pénétrant au cœur des choses. Et que découvre-t-il le veilleur Nishida, dans cet état de déprise spirituelle qui serait comme « un éclair d’éternité dans le temps, une sensation éphémère de la totalité au milieu des buts et des ambitions fragmentaires qui autrement conduisent nos vies »46 ? Précisément qu’on peut s’émanciper de son propre regard et que c’est alors le monde ordinaire – non pas le monde des apparences extérieures, mais plutôt ce qu’il cache - qui en nous fait retour, le monde dans lequel on ne se reconnait plus et qui est toujours là néanmoins, comme une présence intime, la plus intime qui puisse être. Comme l’écrit encore James W. Heisig, « Pour Nishida seul un « je » qui s’est nié radicalement peut rencontrer le monde tel qu’il est. »47

22 Je reviens à Asakusa dans mes habits de touriste de sanctuaire shintoïste. J’avais apporté dans mes bagages deux ouvrages pour tuer le temps, comme on dit si bien : les œuvres complètes de Platon et Acheminement vers la parole de Heidegger. Je ne les ai pas ouverts sur place où les temps morts n’ont pas eu lieu, mais j’y suis revenu, à ces deux monuments-livres de la philosophie occidentale, après mon retour à Lyon, en passant par la découverte de Nischida et une plongée dans les sources japonaises traduites - voyage immobile à grands pas autrement plus long que mon séjour éclair à Tokyo ! Dans l’un des textes de son acheminement vers la parole, Heidegger dialogue avec un Japonais anonyme (à dire vrai, c’est pourquoi je l’avais choisi dans ma bibliothèque). Je l’avais déjà lu, il y a longtemps, en passant trop vite dessus comme un touriste de la lecture. Je reviendrai plus loin rapidement sur ma relecture, et je m’arrête ici sur le fait que dans le déploiement de l’entretien, l’interlocuteur japonais dit : « nous nous étonnons aujourd’hui encore et nous nous demandons comment les Européens ont donné dans l’idée de prendre dans un sens nihiliste le rien dont ladite conférence [il s’agit de « Qu’est-ce que la métaphysique ? » texte traduit en Japonais en 1930] entreprend la situation. Pour nous, le vide est le nom le plus haut pour cela que vous aimeriez dire avec le mot : « être »… »48 Et

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Heidegger de lui couper la parole « … en une tentative de pensée dont les premiers pas sont encore aujourd’hui incontournables. Elle devient, certes, l’occasion d’une grande confusion qui trouve son fond au cœur même de ce qui est en question, et se rattache à l’emploi du nom d’« être ». Car, à proprement parler, ce nom appartient à la propriété de la langue métaphysique, alors qu’avec ce mot, j’intitule la tâche qui s’efforce de porter au jour le déploiement (das Wesen) de la métaphysique, et par là seulement d’amener cette dernière à prendre place dans ses limites. »49 Les limites en question permettent de souligner l’enjeu interculturel du dialogue entre différentes traditions philosophiques – ce que précisément va entreprendre Nischida – et Heidegger évoque toute l’importance d’une confrontation de la métaphysique occidentale avec son impensé. Pourtant, le néant est-il vraiment absent de notre tradition philosophique ? J’en viens à Platon, plus précisément à son Timée. Dans ce dialogue, Platon évoque un être féminin qui est aussi un lieu qu’on ne saurait voir ou concevoir, parce que la chôra ne relève ni du mythe, ni du logos, mais plutôt du rêve ou de la divination. Elle est ce genre d’être obscur, bâtard et orphelin, dans lequel se reconnaissent les vagabonds et les poètes. Il faut se retirer, disparaître, renoncer à toute forme d’identité pour commencer à approcher la chôra, un lieu hors du lieu, au carrefour de la lumière des idées et des formes sensibles. Les théosophes de l’âge d’or de l’Islam l’ont appelé « le pays du non où », « le monde imaginal », « le huitième climat » : « âlam al-mithâl » en Arabe. Platon, mais aussi d’autres grandes figures de la philosophie occidentale, des présocratiques à l’existentialisme en passant par l’idéalisme allemand, ont posé le problème du néant, et plus souvent celui du non- étant50. On pourrait aussi évoquer la théologie négative et les divers courants de la gnose ou de la mystique, du Tsimtsoum de la Kabbale (retrait de Dieu) à l’œuvre au noir des alchimistes51. Mais, il est vrai aussi qu’il s’agit là, sinon d’une tradition cachée, du moins restée dans l’ombre d’un grand récit du sujet, un peu comme sa face sombre. Ce qui permet de mesurer à la fois toute la grandeur et la gageure de l’ambition nashidienne. Et de comprendre, d’une certaine manière, sa dérive dans « le côté obscur de la force » au terme de sa traque de l’absolu du néant. Un peu comme celle de Heidegger. Car il y a quelque chose de pourri dans la « maison de l’être », ou dans le « lieu du néant absolu », lorsque leur appropriation52 les réduit en heimat ou en kokutai.

Shintoïsme d’Etat

23 « Le monde de l’expérience pure ou de l’expérience immédiate (…) s’appelle maintenant monde de la réalité historique. »53 Le chasseur du néant a de nouveau changé son fusil d’épaule : il écrit ces lignes en 1936, à l’heure de ces « sombres temps » où selon Hannah Arendt « La lumière de ce qui est public obscurcit tout. »54 Avec la Grande Dépression, première crise mondiale du capitalisme, l’expansionnisme des idéologies totalitaires se déchaîne sous le soleil couchant de la vieille Europe. L’empire du soleil levant n’est pas en reste, d’autant plus que la grande misère d’un « Japon des campagnes » oublié de Meiji fournit une masse de soutiens et de soldats à un pouvoir militariste anti- Lumières. Traditions contre modernité, à l’exception de la technique. Mais déjà les Lumières japonaises n’avaient pas renié en bloc leur passé : bien au contraire, c’est un savant dosage qui avait permis une certaine occidentalisation du « pays des Kamis ». C’est en effet avec la révolution de Meiji que l’ouverture au monde se double de l’instauration d’un Shintoïsme d’Etat55. Le Japon devient officiellement le « pays des dieux »56 où le Tenno, empereur de statut divin57, est à la fois prêtre suprême du Shintoïsme (en fait un syncrétisme shinto-bouddhiste) chef d’Etat, chef de famille, guide spirituel et gardien

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d’un esprit japonais et d’une morale nationale consacrant l’unité de la vie publique et de la vie intérieure. Dans son rescrit sur l’éducation en 1890, en pleine phase de modernisation et sous le régime représentatif d’une monarchie constitutionnelle58, le Tenno déclare ainsi : « Nos sujets grâce à l’excellence de leur loyauté et de leur piété filiale ne font qu’une seule âme, et, d’âge en âge, la splendeur de ces vertus s’en trouve accomplie et parfaite. C’est la quintessence éclatante des principes fondamentaux de notre nation. » Avec les années noires de la Grande Dépression et la montée en puissance d’un pouvoir totalitaire59 qui instrumentalise le trône du Chrysanthème, les dogmes restent les mêmes, mais ils se radicalisent à travers un caractère religieux qui fait du Japon lui- même un « dieu-pays ». Le Shintô d’Etat a ainsi accompagné l’émergence de l’Etat- nation japonais puis sa dérive totalitaire. Jusqu’en 1945, de nombreux Japonais révèrent le sanctuaire d’Ise et le palais impérial, et ils doivent s’incliner devant le portrait de l’empereur. Mais cette dérive politico-religieuse a été d’avantage diffusée par les écoles et les relais de propagande de l’idéologie Kokutai que par les sanctuaires. Le rapt du religieux par l’ultranationalisme impérial caractérise le Shintoïsme d’Etat60. L’expansionnisme japonais se fonde ainsi symboliquement sur une relique de légende – fragment de discours découvert par un activiste religieux et attribué au premier empereur Jimmu « Je couvrirai les huit directions et en ferai ma demeure » - pour construire le slogan politique du Hakkō ichiu (« tout le monde sous un même toit ») et diffuer sa propagande, de la guerre sino-japonaise (1937-1945) à la seconde guerre mondiale.

24 Mais le régime ultranationaliste s’appuie aussi sur des intellectuels, soucieux officiellement d’éclairer la modernité par la spiritualité japonaise. Nishida et certains de ses disciples vont s’embrigader dans cette triste aventure. Naïveté politique ? Opportunisme ? Quête enragée de reconnaissance ? Retour aux choses-mêmes sous le ciel des idées ? Ses défenseurs ont beau clamer que l’œuvre majeure de Nishida prouve qu’il ne s’agirait que d’un égarement passager, il n’empêche que certains écrits sont accablants : le philosophe a bel et bien fini par confondre sa quintessence du néant absolu avec la « quintessence éclatante du Kokutaï ». Et son lococentrisme abstrait a voulu s’incarner dans l’archipel Japonais. Il écrit ainsi : « Aujourd’hui, nous ne devons pas seulement tirer fierté de la particularité de notre Kokutai, mais aussi en sonder la profondeur historique et la clarifier. Et ainsi imprégner le monde de sa lumière en pratique et en théorie. Car notre époque est celle-là même où le monde prend conscience de lui- même. »61. Le prophète Nishida rêve tout éveillé d’un « homme nouveau », et il traduit le scénario hégélien de la fin de l’histoire par l’hégémonie du Japon et de la culture orientale : la mission de l’empire du soleil levant serait d’amener l’homme à réaliser sa vraie nature, car « l’échec de Hegel représente le «résultat ultime des façons de penser de la culture occidentale», dont les effets les plus clairs ont été l’occidentalocentrisme et l’impérialisme. »62. Mais pourquoi l’Archipel Japonais devrait-t-il s’imposer comme le centre du monde ? Nishida répond qu’à chaque époque, « un seul État est appelé à gouverner le monde » ; « on peut dire que la solution des problèmes du monde actuel viendra des principes de notre Kokutai » ; « la Voie Impériale doit devenir mondiale »63. Et il précise que ce qui qualifie le Japon pour cette domination mondiale, « c’est précisément cette capacité à vider son moi pour englober l’autre qui est le principe de la subjectivité particulière à notre pays. »64 N’en jetez plus, la coupe est pleine !

25 Pourtant, n’est-ce pas précisément cette capacité d’évidement de soi, où l’on reconnait son approche du néant, qui serait à la source de la dérive de Nishida ? Ne s’est-il pas brulé les ailes, par excès d’arrogance, à vouloir penser trop loin un geste

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d’appropriation (Cf. note 52) d’héritages et de traductions dans le sens d’une unification autour du Japon qui incarnerait ainsi le basho du néant ? Un passage de l’Acheminement vers la parole de Martin Heidegger pourrait nous éclairer. Dans son dialogue avec le Japonais anonyme65 qu’il faut imaginer dans la peau de notre chasseur de néant, il dit : « Les extrêmes orientaux ont-ils besoin, ont-ils même avantage à faire la chasse au système conceptuel européen ? »66. Et son interlocuteur de répondre : « Face à l’industrialisation technique de toutes les parties du monde, il semble qu’il n’y ait plus ici aucun moyen d’esquive. »67. Puis le philosophe du Dasein évoque le fait que, malgré toutes les manières de se confronter ou de se confondre avec la manière d’être en Europe, une véritable rencontre pourrait ne pas avoir lieu. Avant de parler d’un grand péril : « le péril menace depuis une contrée où nous ne le soupçonnons pas, mais où pourtant il nous faudrait précisément en faire l’épreuve »68. Le Japonais lui rétorque alors : « Ainsi vous avez déjà fait l’épreuve de ce péril, sinon vous ne pourriez pas attirer l’attention sur lui. »69 On pourrait l’entendre de manière métaphorique, comme une référence à l’expérience de « l’égarement » – sur des chemins qui ne mènent nulle part – commune au penseur de l’être et à celui du néant, mais il est dit plus loin que c’est la langue de l’entretien qui ruine « la possibilité même de dire ce dont nous parlons »70. Heidegger ajoute que la tentation japonaise de se référer aux modes de représentation européens et leurs concepts, « elle est renforcée par un processus que j’aimerais nommer la complète européanisation de la terre et de l’homme. »71 Et l’éblouissement face au triomphe de la raison idolâtrée comme une nouvelle divinité est aveugle « à ce point qu’on ne peut même plus voir comment l’européanisation de l’homme et de la terre attaque et ronge aux racines tout ce qui est essentiel »72.

Des miroirs équivoques

26 Point n’est besoin de se référer à la dialectique du maître et de l’esclave pour comprendre que le langage totalitaire de la raison instrumentale est menacé de bug par le travail de son propre négatif, d’autant plus que dans le cas des échanges entre l’Europe et le Japon de l’extrême étranger

27 – « Ils traduisent, traduisent, traduisent… » disait Lacan – on ne sait plus très bien qui est le maître. « La langue de l’Europe, c’est la traduction »73, s’émerveille Umberto Eco, comme en écho au propos de Nishida sur le Japon et sa « capacité à se vider de son soi propre pour englober l’autre. » Or parler du Japon avec un grand J ou de l’Europe avec un grand E, c’est toujours capturer dans l’unité ou l’unification ce qui précisément permet la traduction : le lieu de la traduction se situe toujours en un hors-lieu échappant à la clôture d’une identité. Heidegger le reconnait à sa manière : « il y a quelque temps j’ai nommé (bien malhabilement) la langue : la maison de l’être »74. dit-il, pour revenir sur le risque qu’il évoque dans son entretien avec un Japonais. Néanmoins, dans sa propre traduction du dialogue, loin de faire preuve d’hospitalité linguistique, il capte la substance du Japonais réduit à l’anonymat (cf note 65) pour nourrir son propre discours. Le nihilisme75 se loge aussi entre les phrases, et l’on peut bien évoquer l’universalité de la raison, dans cette ouverture égocentrée du dialogue l’autre ne sera toujours qu’une invention du même. Le chantre du « berger de l’être » – encarté au parti national- socialiste, est-il besoin de le redire après tant d’encre coulée ? – était-il un salaud sartrien ou un apostat au credo des philosophes selon lequel l’identité européenne consiste essentiellement à s’ouvrir aux autres identités ? A la décharge de ce grand penseur cloué aujourd’hui au pilori de la bien-pensance, il faut rappeler que

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l’humanisme cosmopolite n’a jamais eu les vertus qu’on lui prête dans le ciel des idées. Même sur le vieux continent éclairé par l’héritage des Lumières, l’hégémonie nationale dans ses dimensions culturelle, linguistique ou territoriale ne s’oppose pas à l’universalité. Bien au contraire, comme le souligne Jacques Derrida : « Le nationalisme et le cosmopolitisme ont toujours fait bon ménage, si paradoxal que cela paraisse ; et depuis Fichte, de nombreux exemples pourraient l’attester. Dans la logique de ce discours « capitalistique » et cosmopolitique, le propre de telle nation ou de tel idiome, ce serait d’être un cap pour l’Europe ; et le propre de l’Europe ce serait, analogiquement, de s’avancer comme un cap pour l’essence universelle de l’humanité. »76. À chacun sa « destinée manifeste »77 sur l’échiquier des grandes puissances et pourquoi le Japon aurait-il fait exception ? Nombre de critiques du « despotisme oriental » ne l’ont pas vu de cet œil là, parmi lesquels le philosophe Karl Löwith – lequel, soit dit en passant a aussi vilipendé le « solipsisme existential » de Heidegger – auteur d’un des pamphlets les plus hargneux contre les traductions japonaises. Après un séjour de cinq ans au Japon, du temps de Nishida, il trempe sa plume dans le fiel lorsqu’il écrit : « Ce ne sont pas seulement les produits mais également les biens de l’esprit que l’on prétend améliorer, en commençant par emprunter les méthodes de notre pensée scientifique, en les limitant ensuite de manière critique, pour finalement en arriver au résultat réconfortant que l’on comprend la chose encore « un peu plus profondément » et « de manière plus complexe ». La raison profonde de cette confiance naïve en sa propre supériorité est l’amour de soi des Japonais qui leur fait croire que ce qui est correct et juste s’incarne dans le pays des dieux qu’est le Japon. »78 Löwith nous décrit une société japonaise schizophrène, coincée entre la soumission à des traditions archaïques et un désir de modernité qui se limiterait aux gris-gris de la technique, une société malade du ressentiment à l’égard de la civilisation européenne qu’elle voudrait égaler, dépasser, mais qu’elle ne pourrait que singer, tout incapable qu’elle serait de faire preuve d’esprit critique. S’imaginant dans son délire revanchard comme la quintessence du meilleur de l’Orient et de l’Occident, elle n’aurait retenu que le plus superficiel, la verroterie et les colifichets techniques du génie européen, et, ce faisant, elle se serait exposée au virus du nihilisme contre lequel elle n’aurait aucune défense immunitaire, telles les valeurs individualistes et civiques qui font l’esprit européen. Quand à la pensée Japonaise, Löwith la résume au néant Nishidien, sans créativité propre et inapte à philosopher sans glorifier la nipponité ou agiter son étendard impérial. « Honnête commentateur des ouvrages classiques », mais coincé dans son logos européocentriste, Löwith aurait ainsi raté sa rencontre avec le Japon selon Bernard Stevens : « Ainsi, voulant contrer la tendance japonaise à glorifier sa propre singularité régionale, Löwith cherche à minimiser celle-ci à un point tel qu’il manque de voir quelle en est la portée véritable: d’être simplement — de manière certes problématique, incomplète, insatisfaisante mais, en tous les cas, effective — le site par excellence de la rencontre, jusque là systématiquement ajournée, entre l’Orient et l’Occident (…) c’est bien au site d’une telle confluence que, à l’occasion de la percée nishidienne, la philosophie européenne se voit aujourd’hui, et pour la première fois, convoquée. »79

28 La philosophie, et plus largement l’ethos Européen. Caricaturale la vision de Löwith sur la société nippone, certes ! Nombre d’observateurs contemporains vantent plutôt sa capacité à capter les signes culturels occidentaux et les utiliser à sa manière, sans que leur intégration transforme ses coutumes. L’anthropologue Masahiro Ogino souligne ainsi : « Les japonais ne voient que les choses qui les intéressent. C’est un système d’autorégulation qui n’a guère de rapport avec la réalité, ce qui est capté ce sont les signes culturels que l’autre porte ou qu’il reflète et non l’autre lui-même. Ce sont d’abord des signes que l’on peut choisir (…) le mode de vie occidentalisé reste japonais, ce n’est pas une transformation

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radicale. Le système d’intégration des signes culturels venant des étrangers ne menace pas la culture japonaise, ni sa propre plasticité. »80 Pourtant, malgré tous les stéréotypes d’un « extrême-orientalisme » qui en disent sans doute plus long sur les petites peurs occidentales que sur le Japon lui-même, il y a une parcelle de réalisme dans les vues de Löwith. L’histoire et l’actualité recente du Japon montre que cette société n’a pas échappé au nihilisme inhérent à « l’européanisation du monde », et sa cohésion interne en a été ébranlée. Le triste sort des invisibles (immigrés, SDF) des « évaporés » (des dizaines de milliers de disparus volontaires chaque année) la multiplication des hikikomori (agoraphobes cloîtrés chez eux), la génération otaku (adolescents repliés sur eux-mêmes) les taux de suicide ou les karôshi (morts par excès de travail), la dépopulation qui semble inexorable… autant de symptômes des « désillusions du progrès » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Raymond Aron81. C’est sans doute pour lutter contre ce malaise de la modernité que refleurissent depuis les années 1970 des discours sur la singularité de l’identité nippone, que ce soit pour réaliser le fantasme collectif d’une hyper-modernité japonaise victorieuse par KO de la modernité occidentale, ou pour entretenir la nostalgie du temps d’Edo. Développant ainsi parfois d’excellentes études sur la Japonité, les Nihon-jinron virent quelquefois au nationalisme culturel, en caressant le mythe de l’unicité intangible du peuple Japonais, dans la lignée de la tonalité idéologique d’avant- guerre du Yamato-damashii – littéralement, « Esprit japonais » que l’Encyclopedia of Shinto en ligne définit ainsi : « Yamato damashii se réfère à une faculté inhérente de sagesse de bon sens, d’ingéniosité et de jugement prudent caractéristiques et unique au peuple japonais.» Au pays du soleil levant, le Shintoïsme a persisté en passant sous silence ses références à la mythologie ou au mandat divin de la famille impériale, mais les replis sur la tradition se traduisent aussi par de nouvelles dérives nationalistes. Les propos du Premier ministre nippon Yoshirô Mori en 2004 – « Le Japon, le pays des dieux dont l’empereur est le centre » – ont défrayé la chronique. Loin d’être un acte manqué, ils s’inscrivent dans une série continue de dérapages verbaux contrôlés qui tendent à exonérer le Japon de son passé colonial ou de ses crimes de Guerre. Si le sanctuaire de Yasukuni est l’un des lieux de culte shinto les plus connus au monde, c’est surtout parce que des criminels de guerre condamnés par le Tribunal de Tokyo y sont toujours honorés. Nombre d’hommes politiques nippons ont visité le sanctuaire, parmi lesquels, en 2013, le premier Ministre Shinzô Abe, membre actif de « l’Union politique Shinto » et ancien membre du Nippon Kaigi, ce lobby ouvertement révisionniste qui compterait, parmi ses soutiens, une grande part de parlementaires et ministres du gouvernement conservateur. Loin du Japon évoqué plus haut dont l’histoire se ressourçait sans cesse dans le « présent éternel », cette conception figée de l’identité nippone à usage politicien tranche avec l’ouverture de champ d’une tradition vivante s’inscrivant dans un processus permanent de réinterprétation. «L’ironie de l’histoire en outre, souligne Emmanuel Lozerand, est que le discours traditionaliste sur la spécificité japonaise est pour bonne part d’origine occidentale, même si cela peut être nié ou inconscient. Car, à côté du discours moderne, auquel on le réduit parfois naïvement, l’Occident a aussi fabriqué un discours antimoderne, issu de la pensée contre- révolutionnaire (…) Ainsi se renforce le stéréotype, par un jeu d’échos et de reprises, entre traditionalistes des deux rives, d’Orient et d’Occident. » 82

29 Un jeu d’échos et de reprises, à travers des miroirs équivoques qui renvoient aussi l’image d’une Europe malade de sa nostalgie de grandeur. Ainsi, en creux d’une identité européenne qui a de plus en plus de mal à affirmer ses valeurs d’ouverture et de tolérance, on voit renaitre un nationalisme exclusif de tout ce qui est censé mettre en

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péril l’identité du vieux continent : un européisme se réclamant lui aussi d’une culture commune aux peuples de l’Europe, mais centré sur un héritage chrétien, une ethnicité blanche ou un refus du déclin de la grande civilisation européenne. Les situations diffèrent d’un pays à l’autre, néanmoins elles soulignent toutes les recompositions d’une frontière entre « nous et les autres » qui semblent participer de l’image d’une citadelle européenne. Du Royaume-Uni à la Pologne en passant par la France ou l’Italie, la résurgence d’une rhétorique publique réactionnaire en appelle au grand repli83 pour se préserver du multiculturalisme et des migrations vues comme de nouvelles invasions barbares.Tout cela au nom du droit des peuples à préserver leur prétendue homogénéité et l’intégrité de leur culture et de leurs valeurs. Ce « racisme respectable »84 dont on peut entendre mugir l’écho à travers les campagnes électorales d’un républicanisme français, je voudrais bientôt y revenir.

30 Car c’était là, précisément, l’objet de mon invitation par l’Université de Tokyo.

NOTES

1. Barthes, Roland, L’empire des signes, Seuil, 2007, p. 14. 2. Montesquieu, « De l’esprit des lois » in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, La Pléiade, 1951 p. 322. 3. Lacan Jacques, Avis au lecteur Japonais en préface à la traduction de ses Écrits en 1972. 4. Michaux Henri, Un barbare au Japon, Œuvres Complètes, La Pléiade, 1984. 5. Rosset Clément, Le réel et son double, Gallimard, 1993. 6. Saïd Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 2005. 7. Loti Pierre, Madame Chrysanthème, suivi de Femmes japonaises, Puiseaux, Pardès, 1988. 8. Op. cit., p. 11. 9. Encore s’agit-il de distinguer un bon usage du dépaysement d’un usage instrumental et autocentré. Ainsi le désamour de Loti pour Madame Chrysanthème et « l’âme nippone » est-il sans doute lié au fait que l’obscur objet de son désir d’exotisme refuse de se plier jusqu’au bout à ses fantasmes. Du coup, pour l’écrivain, madame Chrysanthème est à la fois adorable et d’une inquiétante étrangeté. Et il se demande comment un peuple spécialiste de la courbette peut-il vénérer des masques aussi terribles ? Cela dit, c’est surtout le fait que le Japon de Meiji brade ses tradition antique qui désespère Loti : non pas parce que l’empire nippon se condamne ainsi à devenir une imitation de l’Occident, mais parce qu’il ne pourra plus incarner l’antithèse d’une modernité que l’écrivain ne semble pas porter dans son cœur. Ce qui fait écho à un propos de Milan Kundera : « Les Français tu sais, ils n’ont pas besoin d’expérience. Les jugements chez eux précèdent l’expérience (…) Ils ne s’intéressaient pas à ce que nous pensions, ils s’intéressaient à nous en tant que preuve vivante de ce qu’ils pensaient eux.». (Kundera Milan, L’ignorance, Folio Gallimard, 2005, p. 194.) 10. Foucault Michel, Dits et Ecrits III, Gallimard, 1994, p. 620. 11. La culture de l’entreprise chère au Japon (et les relations de subordination hiérarchique qu’elle suppose) peut permettre d’expliquer l’importance de la durée annuelle du travail. Le nombre de jours de congés est encore très limité (entre 9 et 14 jours) et la réduction du temps de travail relève surtout d’ajustements sur les heures supplémentaires (même si la semaine à cinq jours a été adoptée ainsi que le passage officiel aux 1 800 heures annuelles).

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12. La prétention à l’universel abstrait du modèle occidental ne saurait faire oublier l’efficacité d’autres systèmes. Jean Bel souligne ainsi toute la portée sociale d’une organisation de l’espace topographique autour du bloc d’immeuble : « Le bloc n’est pas seulement l’un des éléments de l’espace topographique. Il est avant tout le territoire couvert par une organisation collective (…) le bloc est un groupe projeté sur le sol. L’illisibilité topographique du bloc revêt ainsi un sens nouveau : elle manifeste la primauté de l’organisation collective sur l’arrangement des éléments matériels qui l’abritent. Les maisons individuelles peuvent être disposées sans ordre, affectées d’un numéro très différent de ceux de leur voisine, qu’importe ! Leurs habitants font tous partie d’une organisation collective, groupe de voisinage et de quartier et cela seul importe. Le système des blocs s’avère en fait d’une très grande adaptabilité à des modes d’occupation du sol plus modernes ; et cette adaptabilité s’explique de la même manière : les formes spatiales ont beau changer, qu’importe ! Ce sont les mêmes formes sociales qui demeurent et cela seul compte. » (Bel Jean, « L’espace de la ville japonaise », in L’espace géographique, Tome 9, N°2, 1980). 13. Lévi-Strauss Claude, L’autre face de la lune. Ecrits sur le Japon, Seuil, 2011. p.35. 14. Selon la légende qui remonte au 7e siècle, ces trois divinités sont deux pêcheurs de la rivière Sumida et le seigneur du village. Après avoir trouvé dans leurs filets une statue de la déesse Kannon, ils décidèrent de lui ériger un temple et de prêcher la voie du Bouddhisme. C’est pour leur rendre hommage que mille ans plus tard, le shogun ordonna la construction d’un sanctuaire qui éleva les trois Bouddhistes au rang de divinités… shinto ! Ce syncrétisme religieux souligne l’adaptation du Shintoïsme nippon au Bouddhisme : les divinités shinto (Kami) sont soumises au cycle karmique comme toutes les créatures, mais elles peuvent aussi veiller sur l’enseignement de la miséricorde bouddhiste. En effet, le syncrétisme entraîne la croyance selon laquelle les divinités japonaises ont choisi d’apparaître sous la forme des multiples bouddhas et bodhisattvas. Et jusqu’à la fin de l’époque d’Edo, les Japonais n’établissent plus de différence stricte entre kami et bouddha. 15. Comme en témoignent les statistiques nationales : ainsi, en 2015, sur une population totale de 127 millions d’habitants, le Japon comptabilisait : 90 millions de shintoïstes (plus de 70 % de la population) 89 millions de bouddhistes (près de 70 % de la population) ; 2 millions de chrétiens (moins de 2 % de la population) ; 9 millions de Japonais pratiquant d’autres religions (7 % de la population). 16. Lavelle Pierre, La pensée japonaise, PUF, 1997, p. 14. 17. La mythologie des Kamis est racontée par des textes fondateurs que sont le Kojiki (Chronique des faits anciens) et le Nihon Shoki (Annales du Japon). 18. Très dépouillés, ces lieux de prières qui sont aussi parfois des lieux de fête (théâtre Nô, lutte sumo…) ne contiennent souvent qu’un autel très rudimentaire où sont déposées les offrandes. Le cœur même du sanctuaire qui renferme la relique sacrée n’est accessible qu’aux prêtres. 19. Soûtra du diamant et autres soûtras de la Voie médiane, Fayard, 2001, p. 74. 20. Yamaori Tetsuo, Trois portes pour comprendre la vision japonaise de la vie et la mort https://www.nippon.com/fr/in-depth/a02903/?pnum=2, mis en ligne le 11.04.2014. 21. Quignard Pascal, Sur le jadis, Grasset, 2002, p. 65. 22. Le Havre est sans doute le port d’attache japonais de Quignard. « Je n’ai jamais quitté les ruines du Havre où je marchais, enfant (…) Le moderne est arrivé pour moi par le hasard de la vie à l’état de ruines » Pascal Quignard, Emission Changement de décor, France Culture, 15 fevrier 1999. 23. Quignard Pascal, Sur le jadis, op. cit. p. 42. 24. Maruyama Masao, « Prototype, couche archaïque et basse obstinée : mes approches de l’histoire des idées japonaises », in Les formes cachées de la culture japonaise, Tokyo, Ed. Iwanami- shoten, 1984. 25. Cf. à ce propos le chapitre Lococentrisme (p.p.15-19) dans l’ouvrage de Hisayasu Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, PUF, 2014. L’auteur souligne notamment qu’à la différence des Européens pour lesquels tout commence par le sujet, au Japon même « le je est défini en fonction de

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la circonstance, par sa relation à l’autre : sa validité est occasionnelle au contraire de ce qui se pratique dans les langues européennes où l’identité s’affirme indépendamment de la situation. » (p.15). 26. Lavelle pierre, op. cit. p. 25. 27. Ibid. 28. Foucault, Michel, « Qu’est-ce que les lumières » in Dits et écrits, tome IV, Gallimard, 1994, p. 569. 29. Comme le souligne Emmanuel Lozerand « Le mythe du manque d’individualité des Japonais, profondément enraciné dans l’histoire de l’Occident, présent dans l’archipel lui-même, est pourtant aussi absurde que celui de l’individualisme forcené des Occidentaux, car, comme le dit Norbert Elias, individu et société ne sont pas deux choses différentes.Toute société individualise en socialisant, socialise en individualisant » («Il n’y a pas d’individu au Japon. Archéologie d’un stéréotype », Ebisu [En ligne], 51 | 2014, mis en ligne le 01 novembre 2014 URL : http:// journals.openedition.org/ebisu/1495 ; DOI : 10.4000/ebisu.1495. 30. Lévi-Strauss Claude, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Seuil, 2011, p. 51. 31. Ibid p. 52. 32. Ibid p. 54. 33. Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille Plateaux, Minuit, 1980. 34. Cf. La réception de l’école de Kyoto, Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 92, n°4, 1994. 35. Essence nationale immuable s’incarnant dans la tradition ou les institutions et incarnée par l’empereur. 36. Yoneyama Masaru, « Dialogue 16 », in Yann Kassile, Penseurs japonais, Edit. de l’éclat, 2006, p. 200. 37. Nishida Kitarô, cité par Heisig James W., Les phulosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyoto, Ed du Cerf, 2008, p. 125. 38. Ibid, p. 51. 39. Dalissier Michel, La topologie philosophique, un essai d’introduction à Nishida Kitarô, Archives de Philosophie, 2008/4 (Tome 71) pp. 631-668, p. 641. 40. L’image du chasseur de néant est de Michel Dalissier : « la fuite de la bête (le néant, la vérité) attire à elle le chasseur (l’être, le philosophe)… Que la bête soit encore vivante, à portée, vulnérable, ou non, c’est sa fuite même que poursuit le chasseur, comme « happé » par et en elle, qui, en ce sens, poursuit le néant en son lieu. » (Michel Dalissier, Nishida Kitarô : le philosophe, sa pensée, et ses enjeux, http://www.gis-reseau-asie.org/ article/archive-des-articles-du-mois/ Novembre 2007). 41. Nishida Kitaro Zenshu (NKZ), Édition des œuvres complètes de Nishida, Tokyo, 1987, vol. 4, p. 22. L’hermétisme du style de Nishida participe de sa légende et Michel Dalissier traduit plus concrètement cette idée de l’éveil à soi : « Nous attestons de la négativité qui se trouve en nous lorsque, comme on dit, nous « faisons le vide », lorsque nous oublions notre « moi » figé pour nous « éveiller à nous- mêmes » à notre réalité abyssale, d’où sourd notre force créatrice, qui nous fait passer de l’état passif à l’état actif. Quand le « je » n’est plus rien de « produit », il devient le siège d’une « production ». L’expression « pratique » et « poïétique » de cet éveil, là où plus aucun « être » ne peut s’offrir à l’éblouissement de l’intuition, constitue le geste parfait, « intuition à même l’action » que l’on pourra illustrer dans le domaine des arts martiaux, et des arts plastiques.» (Michel Dalissier, op.cit.). 42. NKZ, op. cit., vol. 12, p. 434. 43. Nishida Kitaro, Tremblay Jacynthe (traduction), L’éveil à soi, Éd. CNRS, 2004, p.235. La lecture de Rolf Elberfeld traduit mieux la pensée de Nishida. Il souligne ainsi que la constitution relationnelle des choses prend la dimension d’une structure, ou plutôt d’un champ qui apparait comme le sujet de « l’expérience pure », en précisant : « Le nom donné, chez Nishida, à la substance en tant que rapport relationnel de la réalité est le « lieu ». Le « lieu » est l’essence en tant que relation, par laquelle l’étant, avant tout, est ce qu’il est, et en ce sens il est la « base » (Zugrundeliegende). On comprend

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ici pourquoi Nishida appelle aussi sa logique du lieu une « logique des prédicats », contrairement à la « logique du sujet » aristotélicienne. » (Elberfeld Rolf, Lieu. Nishida, Nishitani, Derrida, in Revue Philosophique de Louvain, N° 92-4, 1994, p. 481). 44. Nishida Kitaro, L’éveil à soi, op. cit., p. 195. 45. NKZ, op. cit., vol. 4, p. 6. Je reprends, pour cette citation, la traduction plus explicite de Pierre Lavelle, La pensée Japonaise, op. cit., p. 98. 46. Heisig James W., op.cit., p. 73. La référence à l’éclair peut évoquer l’éclaircir de Heidegger, impensé selon lui en tant qu’éclair « visible après coup, invisible lui-même sinon aveuglant, et pourtant origine de toute visibilité. » (Heidegger Martin, « D’un entretien de la parole. [Entre un Japonais et un qui demande] », in Acheminement vers la parole, Gallimard, 1981, p. 125, note 12). 47. Heisig James W., op.cit., p. 109. 48. Heidegger Martin, op. cit., p. 105. 49. Ibid. 50. Laurent Jérôme et Romano Claude (Dir), Le Néant, contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, PUF, 2010. 51. L’œuvre au noir – la phase de dissolution de la substance – c’est d’abord l’expérience de l’esprit qui réussit à soulever le voile des illusions. La pierre philosophale est la quintessence même du grand œuvre : parvenir à la plus haute exaltation des facultés symboliques, en harmonie avec le grand tout ; trouver le lieu et la formule d’une résonnance parfaite entre l’univers et sa propre intimité. Ou encore, comme disent les alchimistes : « séparer le chaos en principes actif et passif, pour les rassembler à nouveau par les noces chimiques qui donnent naissance au fils de sagesse ; le fils devenant son propre père, père avant que d’être fils, engendrant père et mère. » 52. Je renvoie à Heidegger Martin, op. cit., p. 129, note 13 : « l’appropriation, pour peu qu’elle soit pensée, est tout le contraire d’une prise de possession. » 53. Nishida Kitaro, préface de l’édition de 1936 de Essai sur le Bien Chap. I et II, L’expérience pure, la réalité, Editions Osiris, 1997, p. 13. 54. Arendt Hannah, Préface à Vie Politique, Gallimard, p. 8. 55. Le Shinto devient religion d’État. En 1872, la création de l’office du culte shinto permet la prise en charge publique de la promotion du culte et de ses rites avec des prêtres-fonctionnaires. Et tous les Japonais doivent se faire inscrire comme membre d’un sanctuaire local. 56. Dans la mythologie shinto, la déesse du soleil a envoyé son petit fils Ninigi no mikoto « le Petit-fils céleste » régner sur Terre. Le « mythe de la descente du Petit-fils céleste » raconte qu’il était entouré d’un groupe de divinités qui seraient les ancêtres des clans au service de la Cour. En descendant sur Terre pour y insuffler la vie, les Kamis auraient créé l’archipel japonais. 57. L’empereur se veut le descendant de la déesse du Soleil Amaterasu. En 1889, un sanctuaire est consacré au fondateur mythique de la dynastie, l’empereur Jimmu. 58. La constitution de Meji qui établit une monarchie constitutionnelle se veut un don de l’empereur fait à son peuple. 59. Un pouvoir militaire expansionniste et ultranationaliste qui met en place une police spéciale (emprisonnement des opposants de gauche, des syndicalistes ou de certains intellectuels) un parti unique (1940) de multiples instruments de contrôle des esprits (censure de la presse, refonte des manuels scolaires…) des mesures eugénistes et une propagande raciste qui permet de justifier les massacres coloniaux. 60. Ce qui explique officiellement son démantèlement par avec la Directive shintô du Commandement des forces alliées. Celle-ci est publiée le 15 décembre 1945 sous le titre complet de « Abolition du parrainage, du soutien, de la continuation, du contrôle et de la diffusion gouvernemental du shintoïsme d’État ». La directive dépasse la simple séparation de l’Église et de l’État, car il s’agit de délimiter la frontière entre une doctrine religieuse relevant de la liberté de conscience et une propagande diffusant une idéologie ultranationaliste et militariste. La doctrine

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shinto est notamment éliminée des manuels scolaires. Et sont mises au ban de l’espace public les doctrines relatives à une supériorité du pays des Kamis, du peuple japonais ou de son empereur contraint de renier son arahitogami - « ascendance divine » ou « divinité à forme humaine » - dans une allocution radiodiffusée le 1 janvier 1946. 61. Nishida Kitarô cité par Lavelle Pierre, Nishida Kitarô, l’école de Kyoto et l’ultranationalisme, in Revue Philosophique de Louvain Année 1994 N°92-4, pp. 430-458. 62. Ibid. 63. Ibid. 64. Ibid. 65. Le germaniste Tomio Tezuka est le Japonais de l’entretien en question. Il a publié sa propre version de l’entretien qui montre que Heidegger a très largement transformé le dialogue en monologue. 66. Heidegger Martin, op.cit., p. 88. 67. Ibid. 68. Ibid., p. 89. 69. Ibid. 70. Ibid., p. 100. 71. Ibid., p. 101. 72. Ibid. 73. Eco Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, Grasset Paris, 2007. 74. Heidegger Martin, op. cit., p. 90. 75. Le nihilisme vu comme une volonté de calculabilité universelle - dont le déploiement de la technique serait la réalisation de la métaphysique et le destin de l’Europe - pourrait se résumer à cette superbe formule de Heidegger : « Le pire qu’il puisse arriver à l’homme, c’est de n’être plus confronté qu’à lui-même, aux images de lui- même, ne plus avoir de confrontation avec une altérité qui le sauve. » 76. Derrida Jacques, L’autre cap, Éd. de Minuit, Paris, l991, p. 48-49. 77. Le Manifest Destiny, cette idéologie d’une mission divine de l’expansion étasunienne vers l’ouest qui caractérise le messianisme américain a des airs de famille (les ressemblances n’excluant pas de grandes différences) avec le Lebensraum nazi, le Hakkō ichiu japonais et, plus largement, avec les missions civilisatrices des grandes nations européennes. 78. Lôwith Karl, in Weltgeschichte und Heilsgeschehen (Sämtliche Schriften 2) Metzlersche, Stuttgart, 1983, p. 536. J’utilise la traduction de Bernard Stevens, Karl Lôwith et le nihilisme japonais, in Revue Philosophique de Louvain, tome 92 N°4, 1994, pp. 508-545. 79. Bernard Stevens, op. cit. 80. Jeudi Henri-Pierre, Galera Maria Claudia, Ogawa Nobuhiko, L’effet transculturel, L’harmattan, 2007, p. 32. 81. Aron Raymond, Les Désillusions du progrès : essai sur la dialectique de la modernité, Gallimard, 1996. 82. Lozerand Emmanuel, Il n’y a pas d’individu au Japon, op.cit. 83. Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Boubeker Ahmed, Le Grand Repli, La Découverte, 2015. 84. Rachad Antonius, Un racisme respectable, in Jean Renaud et alii, Les relations ethniques en question, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2002.

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RÉSUMÉS

Cet article est extrait d’un carnet de voyage à Tokyo en février 2018 où Ahmed Boubeker était invité pour une conférence universitaire. À mi chemin entre la démarche ethnographique et la fantaisie du flâneur, le Japon de l’auteur est un peu comme l’Orient des orientalistes : chargé d’affects et de percepts, mais essentiellement reconstruit de références littéraires et philosophiques. À travers le prisme du lointain, ce texte tente de trouver un point de recul, un écart pour revenir sur des partis pris ou préjugés, à la fois sur le Japon et la France.

This article is from a travel diary in Tokyo in February 2018 where Ahmed Boubeker was invited for a university conference. Halfway between the ethnographic approach and the flâneur’s fantasy, the author’s Japan is a little like Orient of Orientalists : charged with affects and percepts, but essentially reconstructed with literary and philosophical references. Through the prism of the distant, this text tries to find a point of recoil, a gap to correct bias or prejudices, both on Japan and France.

AUTEUR

AHMED BOUBEKER Ahmed Boubeker sociologue. Il est professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne et directeur adjoint de l’UMR Centre Max Weber. Son dernier ouvrage Les plissures du social. Des circonstances de l’ethnicité dans une société fragmentée, a été édité par les Presses Universitaires de Lorraine en 2015.

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Le quartier populaire de Kotobuki à Yokohama. Travailleurs immigrés, identité collective et solidarité internationale

Namioka Shintaro Traduction : Hélène Le Bail

1 Dans les années 1980, nombreux sont les étrangers venus travailler au Japon sans autorisation de résidence ou de travail. La valorisation du yen engendrée par les accords de Plaza en 1985 et la bulle économique expliquent l’augmentation de ces arrivées1. À peine arrivés au Japon et en situation irrégulière, il leur est difficile de former des groupes ethniques d’entraide ou de revendication auprès de la société d’accueil. Beaucoup se retrouvent dans le secteur informel. Dans ce contexte, pour défendre les droits de ces travailleurs étrangers, apparaissent simultanément en 1987 des groupes de soutien, tels l’Asian Laborers Solidarity dans le département d’Aichi ou l’Asian People’s Friendship Society à Tokyo2.

2 Kalabaw3 (dont le nom officiel est « Groupe de solidarité avec les travailleurs étrangers de Kotobuki ») est né la même année au sein du quartier Kotobuki dans la ville de Yokohama (ville de 3,7 millions d’habitants) dans le département de Kanagawa, voisin de Tokyo. Parmi les groupes de soutien aux travailleurs étrangers, Kalabaw a revendiqué très tôt que tout travailleur, quelle que soit sa nationalité, avait le droit de travailler dans le respect des droits de l’homme4. Le cœur de ses activités tourne autour de permanences juridiques traitant des problèmes de salaires impayés, d’accidents du travail, de licenciements abusifs. Kalabaw s’est aussi engagé très tôt en faveur d’une réforme de la loi sur l’immigration qui permette des procédures d’amnistie et a contribué à la reconnaissance de la violation des droits des étrangers sans-papiers. En outre, Kalabaw a joué un rôle-clé dans la formation du réseau le plus important pour le soutien aux travailleurs étrangers : le Solidarity Network with Migrants Workers in Japan. Encore aujourd’hui, le principal responsable de Kalabaw5, le pasteur Watanabe Hidetoshi, est co-directeur de ce réseau.

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Travailleurs étrangers et journaliers japonais, des problèmes spécifiques

3 Au fil des années, certains groupes de soutien aux travailleurs étrangers en situation irrégulière ont affirmé leur rôle, tel l’Asian Laborers Solidarity. Par contre, Kalabaw a plutôt connu un reflux quant à ses activités et sa reconnaissance dans le milieu. La spécificité de Kalabaw, par comparaison avec d’autres groupes de soutien, est d’être basé au sein du quartier à Kotobuki, connu pour avoir longtemps été un quartier de travailleurs journaliers (yoseba) dans la ville de Yokohama, et les membres fondateurs étaient déjà engagés dans d’autres groupes de soutien aux habitants de ce quartier. Cet ancrage territorial explique la spécificité de son approche. Mettant en regard les problèmes des travailleurs étrangers en situation irrégulière et ceux des travailleurs journaliers japonais, Kalabaw souhaite promouvoir « la solidarité internationale entre travailleurs japonais et étrangers »6, en s’inspirant de la théologie de la libération ainsi que du marxisme.

4 Toutefois, sur le terrain, il s’avère difficile pour les militants de traiter ensemble les problèmes des travailleurs étrangers en situation irrégulière et des journaliers japonais. En outre, la situation de Kotobuki a beaucoup évolué au cours des dernières années : le nombre d’étrangers a rapidement diminué à partir de la seconde moitié des années 1990, les journaliers japonais sont aussi moins nombreux et de plus en plus âgés, vivant souvent de l’aide sociale. Ces évolutions, de la problématique de l’exploitation des journaliers à celle de l’exclusion et de la protection sociale, ont mis à mal le sens donné par Kalabaw à son action : défendre les étrangers grâce à un argumentaire fondé sur la communauté de destin entre travailleurs étrangers et travailleurs journaliers japonais face au capitalisme.

5 Nous souhaitons dans cet article tenter d’analyser pourquoi l’activité de Kalabaw est restée basée dans ce quartier malgré le reflux de ses activités. Pour cela nous proposons une analyse de l’identité collective7 entendue comme le discours de mobilisation qui définit les directions prises par Kalabaw et comme le cadre de perception individuel de chaque membre8. Nous souhaitons observer au travers des évolutions de Kotobuki comment l’identité collective de Kalabaw est fondée sur la création d’un « contre- espace public » (counterpublic sphere pour reprendre l’expression de Nancy Fraser9) offrant à un « public faible » la possibilité de formuler sa propre interprétation de son identité, ses intérêts et ses besoins. Kalabaw n’a cessé de travailler à la production d’un contre-discours face au discours dominant sur les travailleurs en situation irrégulière (en particulier celui du Bureau d’immigration du ministère de la Justice).

Une identité collective basée sur la théologie de la libération et le marxisme

6 Le terme « yoseba » désigne en japonais un lieu en plein air où l’on procède à l’embauche des travailleurs journaliers. Les yoseba sont aussi devenus leur lieu de résidence et s’y trouvent des logements sommaires appelés « doya ». À Kotobuki10, comme dans les deux autres grands quartiers de doya (doyagai), Kamagasaki d’Osaka et Sanya de Tokyo, vivent des Japonais aux conditions de travail de plus en plus instables et difficiles, pour la plupart des hommes célibataires aux marges de la société, y compris des oldcomers11. Des salles de jeu d’argent illégales y ont ouvertement leurs activités. Les agences d’intérim ont partie liée avec les yakuza et les problèmes d’impayés, d’accidents du travail cachés ou de licenciements abusifs sont courants. Ces

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quartiers sont considérés comme des repères de criminels et sont évités par le reste de la population.

7 En contrepartie, ce sont aussi des quartiers où la police peut difficilement mener des contrôles. Les agents peuvent facilement accepter d’employer à la journée sans vérifier les pièces d’identité, les papiers de résidence. En outre, les gérants de doya ne les demandent pas non plus et comparés aux hôtels, les doya sont bon marché et les gérants n’exigent pas de pièce d’identité. Tout ceci explique pourquoi des travailleurs étrangers en situation irrégulière se sont rassemblés à une époque à Kotobuki, bien que ce phénomène n’ait surtout été visible qu’à Kotobuki12. S’y trouve aussi un grand nombre d’associations de syndicats des journaliers, soutiens aux sans domicile fixe (selon la conjoncture, les travailleurs passent souvent du statut de journalier à celui de sans domicile fixe), d’alphabétisation, de permanences médicales, etc13.

8 En 1987, la population du quartier s’élevait environ à 6 000 personnes et le nombre d’étrangers tendait à augmenter depuis quelques années14. Selon les premières estimations de 1989, ils étaient 533 parmi les 6 158 habitants15. Kalabaw a été créé en 1987 suite à des demandes d’entretiens de la part de travailleurs philippins à l’occasion de Etto toso (activités pour soutenir des personnes en difficulté à survivre en hiver : permanences médicales, distribution de repas, etc) organisées chaque année à Kotobuki par les associations dont la principale est le syndicat des journaliers de Kotobuki.

9 À son lancement, Kalabaw a été soutenu par ce syndicat et par le Kotobuki Center de la United Church of Christ du Japon impliqués dans le soutien aux habitants de Kotobuki.

10 Parmi les membres fondateurs se trouvaient des syndicalistes, des chrétiens, des fonctionnaires de Yokohama (phénomène très rare) et des habitants de Kotobuki eux- mêmes journaliers intéressés par la question des travailleurs étrangers. La présidence fut donnée au pasteur Watanabe qui explique en ces termes son engagement : « Mon père était dans la police politique. J’ai été élevé dans l’idéologie de la domination coloniale. Par la suite, j’ai activement participé aux mouvements contre les discriminations envers les Coréens au Japon. Dans les années 1980, impressionné par l’intensité des mouvements démocratiques aux Philippines, j’y ai fait un séjour et, à mon retour, j’ai voulu mettre en pratique l’idée que les classes sociales défavorisées peuvent être acteur de leur destin telle qu’elle est présente dans la théologie de la libération. C’était précisément le moment où Kalabaw a été créé et je m’y suis engagé. »16

11 Pour Watanabe, le sens de son engagement repose sur la possibilité de mettre en pratique ses convictions religieuses et, en particulier, les principes de la théologie de la libération, le tout dans une volonté de reconnaissance des responsabilités post- coloniales. Watanabe souligne dans divers écrits son souci que les Églises restent au service des plus « démunis » et des « personnes exploitées »17. Au nom de la théologie de la libération, il critique les Églises qui se coupent des questions sociales.

12 Selon les autres membres engagés depuis les débuts, « Le quartier de Kotobuki souligne plus que d’autres quartiers les problèmes issus des structures internationales d’exploitation et de discrimination héritées, entre autre, de l’histoire du capitalisme impérialiste, mais aussi de l’expansion économique du Japon responsable de l’immigration de travail18 » « Kotobuki est un lieu où un certain nombre de dysfonctionnements sociaux sont concentrés. Par exemple, Kotobuki fait face aux problèmes du travail journalier et des sans domicile fixe, aux problèmes post-

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coloniaux, d’alcoolisme, de drogue, de handicaps »19 ; Kotobuki est considéré comme un espace où la question des travailleurs étrangers peut être mise en perspective avec diverses autres questions sociales.

13 Parti de ce constat, Kalabaw est très critique envers les grands syndicats japonais qui refusent leur soutien aux travailleurs étrangers en raison de l’illégalité de leur séjour20. Les fondateurs de Kalabaw n’ont pas voulu se limiter à chercher des solutions individuelles aux problèmes rencontrés par ces travailleurs, mais souhaitaient promouvoir la solidarité entre travailleurs dans l’espoir de changer les structures21 plutôt que de rester dans une relation d’aidant à aidé22.

La construction et le maintien de l’identité collective de Kalabaw

14 Nous pouvons distinguer trois catégories parmi les membres de Kalabaw. Premièrement, le « noyau dur », ceux qui participent régulièrement au conseil d’administration (CA) et aux assemblées générales23 (20 personnes au début, leur nombre, tombé à 10 puis à 4 personnes aujourd’hui24), beaucoup d’entre eux sont intéressés par les permanences et impliqués dans d’autres groupes de soutien aux habitants de Kotobuki. Deuxièmement, les membres actifs, peu intéressés par les réunions, qui sont en majorité chargés des échanges culturels (cours de japonais, sorties collectives, etc.). Leur nombre tournait le plus souvent autour d’une vingtaine, ils sont 6 aujourd’hui. Enfin, les membres qui soutiennent financièrement le groupe en cotisant à hauteur de 40 euros environs par an (aujourd’hui) s’impliquent rarement dans les activités (environ 200 personnes aujourd’hui). Kalabaw a toujours insisté sur la possibilité pour chacun d’exprimer son point de vue et a soutenu la démocratie directe25.

15 Malgré le désir de tous les membres de partager l’identité collective de Kalabaw, cette identité a principalement été élaborée et entretenue par un nombre limité de membres du noyau dur. Pour ces derniers, la plupart issus des milieux religieux ou syndicalistes, l’identité collective entre en résonance avec leurs croyances et leurs idéologies. Elle leur permet, en outre, de mettre à profit leurs connaissances préalablement acquises dans d’autres activités de soutien aux habitants de Kotobuki.

16 Cette identité collective est basée sur la création d’un contre-espace public proposant un discours alternatif à celui du Bureau d’immigration. À travers son engagement dans différentes activités soutenant les habitants de Kotobuki, pour la plupart des travailleurs journaliers, Kalabaw insiste sur la nécessité de penser la catégorie des « travailleurs », au-delà des frontières, et critique le discours dominant élaboré par le Bureau d’immigration, qui distingue « travailleurs étrangers en situation régulière », « travailleurs étrangers en situation irrégulière » et « travailleurs nationaux ». La confrontation entre ces deux discours apparaît clairement lors des négociations avec les administrations, mais aussi parfois dans la confrontation avec l’opinion publique xénophobe.

17 Le contre-discours fondé sur la catégorie des travailleurs fait l’objet d’un argumentaire sur les « similitudes » existantes entre les problèmes de travailleurs japonais à Kotobuki et ceux des travailleurs étrangers en situation irrégulière26. De façon récurrente, Kalabaw a souligné dans ses discours trois niveaux de similitudes : la « proximité spatiale », travailleurs japonais et étrangers sont tous habitants de Kotobuki ; la « similitude des conditions d’emploi », tous sont travailleurs journaliers

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sur les mêmes lieux de travail ; la « similitude de position structurelle », tous sont des travailleurs non qualifiés exploités en bas de l’échelle dans un système capitaliste27.

Kalabaw : une initiative pionnière de soutien aux travailleurs étrangers 1987-1997

18 À partir de 1987, la présence d’étrangers travaillant dans l’illégalité est devenue visible28. Leur présence est considérée par le gouvernement comme négative pour la sécurité de l’emploi des nationaux. Le Plan de contrôle des mouvements migratoires de 1992 du ministère de la Justice (nen shutsunyû koku kanri kihon keikaku) a nié toute possibilité de recours à une amnistie et a confirmé la volonté de renforcer les contrôles afin de faire disparaître le travail illégal. Toutefois, en 1988, le ministère du Travail a confirmé le fait que l’article 3 de la Loi fondamentale relative au travail assure les mêmes droits à tout travailleur, quel que soit son statut de résidence. Ainsi, les fonctionnaires de l’Inspection du travail peuvent privilégier la protection du travailleur et peuvent se soustraire à leur obligation de rapporter les situations de séjour illégal observées.

19 Malgré une volonté de contrôle bien affichée, le gouvernement a fermé les yeux sur la présence des étrangers en situation irrégulière. Ainsi, à Kotobuki, le nombre de travailleurs étrangers en situation irrégulière continue d’augmenter et, entre 1991 et 1994, le nombre d’étrangers a atteint 1 000 personnes, pour retomber au-dessous de 500 en 1996. À la fin des années 1980, les Philippins étaient les plus nombreux, remplacés au cours des années 1990 par les Coréens29. À cette époque, surtout au début, il semblait que ces étrangers partageaient l’espace, l’emploi et la position structurelle.

20 Dès la création de Kalabaw, les permanences juridiques furent intensément fréquentées. Plus d’une centaine d’entretiens étaient réalisés sur place chaque année (auxquels s’ajoutaient de très nombreux entretiens par téléphone) concernant avant tout des questions de droit du travail, mais aussi de la vie privée, tels la régularisation du séjour, la toxicomanie ou encore le divorce (qui peut entraîner une perte de permis de résidence pour le conjoint étranger)30. Kalabaw étant une initiative pionnière à cette époque, son soutien aux étrangers ne s’est pas limité à Yokohama et ses environs, mais des demandes venaient souvent de l’ensemble de la région de Tokyo, voire des départements d’Ibaraki et Fukushima. Afin d’y répondre, Kalabaw a très vite créé un réseau avec d’autres groupes de soutien aux étrangers31 qui a conduit à l’établissement en 1997 de Solidarity Network with Migrants Workers in Japan. Par ailleurs, Kalabaw a aussi tissé des liens à l’étranger et pris, par exemple, contact avec des syndicats de travailleurs philippins.

21 Le travail de communication a aussi été intense dès les débuts. En 1990, un ouvrage qui récapitulait les actions menées par Kalabaw fut publié sous le titre Nakama janaika, gaikokujin rôdôsha (Travailleurs étrangers, tous solidaires, Tokyo, Akashi) et fut vendu à environs 8 000 exemplaires. En outre, depuis la création de Kalabaw, un bulletin était rédigé pour les membres. Enfin, avec l’aide de Kalabaw, pour la première fois au Japon, le 16 mai 1990, Shahab Ahmed, un Pakistanais en situation irrégulière prend la parole en public pour s’opposer au discours officiel et tient une conférence de presse en insistant sur la façon injuste avec laquelle les travailleurs sont rejetés dans l’illégalité au Japon : « Au regard des déclarations internationales sur les droits de l’homme, on ne peut pas considérer que j’ai outrepassé la loi32 ». Le travail de plaidoyer dépasse les frontières nationales. En 1990, Kalabaw coopère à une enquête menée par le Conseil œcuménique

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des Églises. En 1991, il dépose une demande auprès de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités.

22 L’initiative que représentait Kalabaw a attiré l’attention des médias. Ceci a aidé à rassembler de nouveaux bénévoles, ainsi qu’à collecter des dons (en 1991, ils constituaient plus de 60 % des recettes33). Ces ressources ont permis d’employer des salariés, surtout pour assurer les permanences en thaïlandais et en anglais. Les bénévoles ont développé des événements d’échanges culturels (comme des cours de japonais ainsi que des excursions)34. Les étrangers qui approchent Kalabaw sont de plus en plus souvent en situation régulière, et, eux aussi, se montraient davantage intéressés par les cours de langues et les opportunités d’échanges culturels internationaux que par la mobilisation en faveur des droits des travailleurs étrangers.

23 Pendant cette période, le contre-discours mis en pratique au sein des permanences juridiques pour les travailleurs visait la Loi sur l’immigration et son impact en termes de catégorisation des travailleurs tendant à exclure ceux en situation irrégulière et à contribuer à leur exploitation.

24 La forte homogénéité entre les membres du noyau dur, qui étaient aussi engagés dans les autres activités de soutien aux autres habitants de Kotobuki, a permis de maintenir cette identité collective antagoniste au discours dominant. Mais Kalabaw cherche à obtenir une large reconnaissance sociale afin d’avoir un impact politique et, pour cela, apprécie de voir augmenter le nombre de membres actifs même si ces derniers ne partagent pas toujours le discours mobilisateur.

Antagonismes croissants au sein de Kalabaw et transformation du contexte social 1997-

25 Dans les années 1990, la situation des sans-papiers a connu d’importantes évolutions35. Les régularisations (obtention d’une autorisation spéciale de résidence) ont augmenté. À l’inverse, à partir de 2001, le discours criminalisant les personnes en situation irrégulière s’est radicalisé (voir, par exemple, le Livre blanc du Bureau d’immigration de 2004 qui présente les sans-papiers comme un vivier à disposition du crime organisé36).

26 Par ailleurs, au cours des années 1990, les structures de soutien aux étrangers se développent. Les syndicats indépendants comme Kanagawa City Union, prennent activement en charge le soutien pratique aux travailleurs étrangers dans leurs permanences37.

27 En 1997, les différents réseaux associatifs ont officiellement formé Solidarity Network with Migrants Workers in Japan ; le réseau SMJ est officiellement créé et ce réseau commence à diffuser des informations au niveau national. Il multiplie aussi les appels au monde politique et s’engage dans des négociations avec les différents ministères et administrations38.

28 La situation au sein de Kotobuki se transforme également. Après l’éclatement de la bulle économique, le nombre d’étrangers à Kotobuki fond rapidement. Ils étaient 421 pour 6 401 habitants en 1997, ils ne sont plus que 41 pour 6 510 habitants en 2011 pour la plupart des Coréens39. La population de Kotobuki tend à vieillir (66 % des habitants ont plus de 60 ans en 2011) et 80 % environ d’entre eux vivent de minima sociaux (seikatsu hogo)40. Ainsi, travailleurs étrangers en situation irrégulière et habitants japonais, autrefois travailleurs journaliers et aujourd’hui souvent bénéficiaires des minima sociaux, ne partagent plus le même espace, ni les mêmes emplois. Enfin, en

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termes de position dans la structure sociale, ils ne sont plus exploités en tant que travailleurs non-qualifiés mais gardent en commun d’être exclus des lieux de travail (le cas des Japonais « vieillis ») ainsi que de divers systèmes de protection sociale (le cas des étrangers en situation irrégulière). Les habitants japonais tendent à être exclus du monde du travail à cause de leur âge, alors que les étrangers en situation irrégulière exclus des divers systèmes de protection sociale se tournent vers d’autres formes d’emploi toujours avec des conditions de travail difficiles.

29 Dans ce contexte, plusieurs éléments ont amené Kalabaw à la crise. Tout d’abord, des syndicats indépendants, tel Kanagawa City Union, deviennent très compétents et reconnus dans ce domaine. Au même moment, la mobilisation pour la défense des droits des étrangers s’organise au niveau national, en particulier au sein de Solidarity Network with Migrants Workers in Japan pour lequel le pasteur et les autres membres du CA sont actifs41. Ils sont ainsi beaucoup moins présents dans Kalabaw. Au même moment, des syndicats indépendants, tel Kanagawa City Union, deviennent très compétents et reconnus dans ce domaine. Enfin, la plupart des nouveaux membres ne s’impliquent pas dans les autres activités du quartier, ne s’intéressent pas aux questions des travailleurs les plus défavorisés et souhaitaient avant tout participer à des activités d’échanges culturels42. Ils ont tendance à se tenir à distance des permanences qui exigent de bien connaître le droit du travail et d’être capable d’entrer en négociation, voire en confrontation avec les employeurs. Un clivage entre les membres de Kalabaw s’est ainsi installé43.

30 En février 1997, Kalabaw s’est vu décerner le Prix des droits de l’homme de l’association des avocats de Yokohama pour ses activités. Toutefois, dans le jury se trouve une personnalité qui avait fait une déclaration polémique sur les femmes de réconfort au cours d’une conférence tenue par la ville de Yokohama44. Pour les représentants de Kalabaw, ce type de discours participe de la négation des responsabilités japonaises pendant la colonisation et alimente la xénophobie. En signe de réprobation, Kalabaw a refusé ce prix45. Pour les membres du noyau dur, ce refus paraissait tout à fait évident, mais ils furent critiqués par les membres actifs plus récents parce que ces derniers n’avaient pas été consultés46. Les membres plus anciens, surtout les syndicalistes, de leur côté, saisirent l’occasion pour exprimer plus clairement leur désaccord quant au désintérêt des premiers pour l’identité collective de Kalabaw. Selon les termes d’un des membres actuels, syndicaliste salarié d’une petite usine, c’est « la révolte [des nouveaux membres] qui a détruit Kalabaw47 ».

Des clivages politiques à la diminution de l’action sur le terrain

31 Cet événement a fait émerger les dissensions48. Kalabaw a consacré presque un an de ses bulletins pour trouver un accord49. Pour démocratiser encore l’organisation, la position de la présidence a été abolie. Mais les oppositions frontales ont entraîné des départs dans les deux camps alors que le groupe fêtait son dixième anniversaire. Kalabaw a manqué de personnel pour les activités d’échanges culturels et la capacité de prise en charge des travailleurs au sein des permanences s’est encore dégradée50. En outre, les groupes de soutien se sont multipliés au Japon et il est devenu plus difficile de collecter des dons. Les recettes qui s’élevaient un temps à six millions de yens (environs 50 000 euros) ont chuté de deux tiers51.

32 Ainsi, le nombre de personnes venant aux permanences a beaucoup diminué. Notons en particulier que Kalabaw a plus de mal à toucher les Coréens52. Si, en 1997, il avait suivi

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environ 100 cas, en 2000 il n’y en avait plus que 46 et en 2010, seulement 32. De plus, la plupart des demandes ne concerne plus les questions du travail mais des problèmes de la vie quotidienne (plus de 80 % des cas) pour des étrangers ne vivant pas dans Kotobuki.

33 Avec le départ de certains de ses membres, Kalabaw a reconfirmé la priorité donnée aux permanences ainsi que son ancrage territorial dans Kotobuki, sans rechercher forcément une large reconnaissance sociale. Face à la diminution drastique du nombre de cas traités, en particulier sur les questions du travail, Kalabaw essaie de mettre en valeur son appartenance aux mouvements de citoyens53 pour se différencier des syndicats (qui eux demandent une cotisation aux personnes qu’ils défendent)54, en soulignant de plus en plus souvent la nécessaire solidarité entre « citoyens » plutôt que seulement entre « travailleurs ». Ainsi, le sens de leur action est de rendre compréhensible les structures d’exploitation et de discrimination transfrontalières vécues localement dans la vie quotidienne des citoyens et de se solidariser pour combattre cette situation. Kalabaw semble insister sur l’aspect de socialisation politique de ses membres ainsi que des étrangers qui les contactent, au-delà de la capacité de résolution de conflits liés au travail dans ses permanences.

34 Ceci permet à Kalabaw de légitimer son engagement non plus seulement auprès des travailleurs exploités, mais de façon plus large auprès des étrangers exclus, comme par exemple des demandeurs d’asile ou des enfants mal scolarisés. Ainsi, en 2011, avec des étudiants bénévoles, des activités de soutien scolaire pour des enfants thaïlandais vivant dans un autre quartier de Yokohama ont été engagées. Kalabaw soutient donc des activités hors du quartier exceptionnellement étant donné qu’avec « la sédentarisation des étrangers, la reproduction de la pauvreté pour les enfants scolarisés au Japon est à craindre55 ». Ce qui pourrait changer son identité collective fondée sur l’ancrage territorial56.

35 Ce contre-discours ne s’oppose plus seulement au discours dominant catégorisant différents statuts de travailleurs mais aussi au discours discriminant les personnes selon leur statut de séjour. Les nouvelles activités, tel le soutien aux demandeurs d’asile ou aux enfants d’origine étrangère, incitent les bénévoles à s’intéresser aux difficultés engendrées par des statuts de résidence instables, voire l’absence de permis de résidence, et donc les incitent à partager un discours en opposition au discours dominant. Il s’agit de traiter des situations difficiles, ce qui est trop lourd pour des bénévoles simplement intéressés par les échanges culturels. Cette identité collective basée sur la solidarité entre citoyens reste difficile à partager avec un grand nombre de personnes et Kalabaw attire peu de nouveaux bénévoles japonais. De même, les étrangers venant aux permanences, cherchent des solutions à des problèmes urgents et s’engagent difficilement dans la dimension solidaire du mouvement57, d’autant plus qu’ils habitent souvent loin de Kotobuki : « Si je suis venue à Kalabaw, c’est en dernier ressort. Alors que je n’habite pas près d’ici58. » Pour ces étrangers, il est difficile de participer à Kalabaw, même après la résolution ou non de leurs cas. Les étrangers fréquentant les cours de japonais ont également du mal à partager l’identité d’un groupe qui se voudrait un partenaire des opprimés dans le cadre d’une solidarité internationale. Dans la plupart des cas, ils ont un statut stable et viennent au cours « pour rencontrer des Japonais »59.

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Conclusion

36 L’identité collective de Kalabaw, basée sur la solidarité internationale entre les travailleurs, était fondée sur son ancrage territorial dans Kotobuki, ce qui lui a permis d’être une des toutes premières associations à s’être saisie de la question des travailleurs étrangers en situation irrégulière. Cette identité collective fut très mobilisatrice à l’époque où les travailleurs japonais et étrangers partageaient les mêmes lieux de vie, de travail, les mêmes conditions d’emploi. Avec la disparition de ces points communs, l’identité collective est plutôt devenue un frein à la dynamisation des activités.

37 Par la suite, cette identité collective a été contestée par les nouveaux membres qui s’intéressaient surtout aux échanges culturels et ne cherchaient pas à critiquer le discours officiel dominant. Malgré tout, le noyau dur de Kalabaw a maintenu son discours antagoniste en soulignant son appartenance aux mouvements des citoyens, donc en soulignant l’importance de l’approche solidaire de ses activités, toujours dans une perspective internationale. Kalabaw continue de lier les problèmes des résidents de Kotobuki à ceux des étrangers en difficulté en s’intéressant à la problématique de l’exclusion sociale. Dans le contexte actuel du Japon où le nombre de personnes touchant des minima sociaux augmente rapidement (plus de 2 millions de personnes en 2012, deux fois plus qu’en 198760) et où la xénophobie devient plus visible, l’identité collective de Kalavaw basée sur le rôle de la solidarité pour lutter contre les structures productrices d’exclusion, pour les Japonais comme pour les étrangers, représente toujours une force de contestation. Toutefois, si le combat contre l’exploitation pouvait fonder la solidarité sur le partage concret de lieux et de conditions de travail, dans le cas du combat contre l’exclusion sociale, il devient plus difficile de trouver un terrain commun pouvant servir de base à la solidarité.

NOTES

1. Le nombre de personnes en séjour irrégulier aurait atteint un maximum en 1993, 300 000 environ. En 2011, ils étaient autour de 78 000, majoritairement des Coréens, Chinois, Philippins, et Thaïlandais. Voir le livre blanc du ministère de la Justice : 2011 Immigration Control (en ligne) : http://www.moj.go.jp/nyuukokukanri/kouhou/nyukan_nyukan42.html 2. Eriko Suzuki, Nihon ni hataraku hiseiki taizaisha (Résidents en situation irrégulière au Japon), Tokyo, Akashi, 2009, p.185. 3. En tagalog, « Kalabaw » désigne le buffle et symbolise l’ardeur au travail. 4. Kalabaw, Nakama janaika, gaikokujin rôdôsha, Tokyo, Akashi, 1990. Les étrangers demandant les soutiens à Kalabaw sont pour la plupart en situation irrégulière. 5. Depuis 1997 et la crise interne à l’association, la position de président n’existe plus (voir infra). 6. Kalabaw Newsletter, n° 1, 1987. 7. Albert Melucci, Nomads of the Present, Philadelphia, Temple University Press, 1989, p. 34.

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8. Cet article est basé sur les archives de l’association ( Kalabaw Newsletters 1987-2012, 143 numéros et autres publications), sur des entretiens et un travail d’observation participante entre 2009 et 2012 (réunions, permanence téléphoniques, activités festives). 9. Nancy Fraser, Justice Interruptus, New York, Routledge, 1997, p. 81. 10. Kotobuki est un quartier relativement petit (400 m 2) qui forme une enclave au centre de Yokohama. Il a été qualifié de « far west », de quartier des hors-la-loi. Une chambre de doya fait environs 6 m2. Cuisine, douche et toilettes sont en général collectifs. Voir Tom Gill, Men of Uncertainty, State University of New York Press, 2001. Pour la vie des journaliers philippins à Kotobuki, voir Rey Ventura, Underground in Japan, Jonathan Cape, 1992. 11. Voir introduction du dossier (note des coordinateurs). 12. Aoki Hideo, Genzai toshi no saikasô (Les Classes défavorisées des villes contemporaines), Tokyo, Akashi, 2000, pp. 73-74. 13. Yamamoto Kaoruko, « The changes in the social structure and social activism in the urban underclass area », in Toshi Kagaku Kenkyuu, Université Metropolitaine de Tokyo, n° 3, 2010. 14. Exceptés les oldcomers, presque tous les habitants étrangers à Kotobuki étaient en situation irrégulière, cf. Hideo Aoki , Genzai toshi no saikasô (Les Classes défavorisées des villes contemporaines), Tokyo, Akashi, 2000, op. cit., p. 70. 15. Kotobuki Fukushi Plaza, Kotobuki Fukushi Puraza sôdanshitsu gaiyô (Rapport des permanences du centre social de Kotobuki), Service des affaires médicales et sociales de la ville de Yokohama, 2012, p. 68. 16. Entretien avec Watanabe, Yokohama, 16 août 2012. 17. Watanabe Hidetoshi, Tabibito no jidai ni mukkate (Vers une ère des voyageurs), Shinkyô shuppansha, 2001, p. 186 et p. 192. 18. Kalabaw Newsletter, n° 21, 1987. 19. Entretien avec A., membre depuis 1992, ancien journalier et chrétien qui se réclame de la théologie de la libération, 27 août 2012. 20. Kalabaw, Nakama janaika, gaikokujin rôdôsha, op. cit., p. 273. 21. Ibid. 22. Kalabaw Newsletter, n° 43, 1993. 23. Le conseil d’administration se tient une fois par semaine, l’assemblée générale se tient plus de quatre fois par an, ils sont en principe ouverts à tous. 24. Trois chrétiens et un syndicaliste. 25. Kalabaw Newsletter, n° 25, 1990. 26. Ibid. 27. Kalabaw Newsletter, n° 43, 1993. 28. Eriko Suzuki, Nihon ni hataraku hiseiki taizaisha (Résidents en situation irrégulière au Japon), op. cit., pp. 72-92. 29. Kotobuki Fukushi Plaza, op. cit., p. 67. 30. Kalabaw Newsletter, n° 43, 1993. 31. Hélène Le Bail, « Les sans-papiers au Japon à l’heure de la politique d’immigration choisie », in Ebisu, n° 46, 2011, pp. 13-37. 32. Cité par Kalabaw, Nakama janaika, gaikokujin rôdôsha, op. cit., p. 177. 33. Kalabaw Newsletter, n° 36, 1991. 34. Les cours de japonais (2h pour 1,5 euros) étaient destinés au départ aux étrangers en difficulté. 35. Eriko Suzuki, Nihon ni hataraku hiseiki taizaisha (Résidents en situation irrégulière au Japon), op. cit., pp. 93-119. 36. Voir le livre blanc : 2004 Immigration Control, Tokyo, ministère de la Justice, 2004. 37. Torii Ippei, « Zentôitsu gaikokujin rôdôsha bunkai no ayumi to genjô » (“Histoire et situation de la branche pour les travailleurs étrangers du syndicat Zentoichi »), in Hiroshi Komai (dir.) Imin

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wo meguru jititai no seisaku to syakai undô (Les Politiques des communes et les mouvements sociaux), Tokyo, Akashi, 2008. 38. Eriko Suzuki, Nihon ni hataraku hiseiki taizaisha (Résidents en situation irrégulière au Japon), op. cit., p. 214. 39. Kotobuki Fukushi Plaza, op. cit., p. 68. 40. Ibid. 41. Entretien avec Watanabe, Yokohama, 16 août 2012. 42. Kaoruko Yamamoto, Yokohama- Kotobuki chyô to gaikokujin (Yokohama, Kotobuki et les étrangers), Fukumura, 2008, pp. 83-86. 43. Entretien avec Watanabe, op. cit. 44. Il s’agit de Sakurai Yoshiko, connue pour ses positions nationalistes, dont la négation de la prostitution forcée pour les armées impériales en Asie. Sur la question des femmes de réconfort, voir : Christine Lévy, « Femmes de réconfort de l’armée impériale japonaise : enjeux politiques et genre de la mémoire », in Encyclopédie en ligne des violences de masse, [en ligne], publié le 14 mars 2012, URL : http://www.massviolence.org/Femmes-de-reconfort-de-l-armee-imperiale- japonaise-enjeux, ISSN 1961-9898 (note de la traductrice). 45. Kalabaw Newsletter, n° 69, 1997. 46. Kalabaw Newsletter, n° 70, 1997. 47. Entretien avec B., membre du CA et syndicaliste, 28 août 2012. 48. Kalabaw Newsletter, n° 76, 1998. 49. Ibid. et entretien avec Watanabe. 50. Ibid. 51. Kalabaw Newsletter, n° 73, 1998. 52. Si l’on regarde les chiffres des entretiens présentés dans les Newsletters depuis 1997, les cas d’entretiens avec des Coréens sont souvent nuls et ne dépassent jamais 10 % sur l’année. 53. Kalabaw Newsletter, n° 46, 1993. 54. Kalabaw Newsletter, n° 73, 1997. 55. Izumi Michiko (étudiante responsable des bénévoles), « Le soutien scolaire au sein de Kalabaw », intervention dans le cadre du séminaire de l’Institut des études internationales, Meiji Gakuin, 16 janvier 2012. 56. Note de terrain, réunion des chargés des permanences téléphoniques, 1er déc. 2012. 57. Kaoruko Yamamoto, op. cit,, pp. 100-104. 58. Thaïlandaise, note de terrain, fête de Kalabaw le 26 novembre 2011. 59. Chinoise, notes de terrain, fête de Kalabaw le 26 novembre 2011. 60. Ministère des Affaires sociales et du Travail, Fukushi kyôsei hôkaku rei, 2012, en ligne : http://www.mhlw.go.jp/toukei/saikin/hw/gyousei/11/index.html

RÉSUMÉS

Au Japon, des groupes de soutien se sont créés depuis près de trois décennies pour venir en aide aux travailleurs étrangers en situation irrégulière. À Yokohama, l’association Kalabaw œuvre dans le quartier populaire de Kotobuki à la défense des populations fragiles. Cette association fonde son action sur la solidarité entre les citoyens. Elle s’oppose au discours dominant. Au-delà

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des clivages stériles entre travailleurs japonais et étrangers, l’élaboration de ce contre-discours s’avère au fil des années, de plus en plus problématique.

In Japan, support groups have been established for nearly three decades to assist foreign workers in irregular situations. In Yokohama, the Kalabaw association works in the working-class neighbourhood of Kotobuki to defend the fragile populations. And opposes the dominant discourse. Beyond the sterile cleavages between Japanese and foreign workers, the elaboration of this counter-narrative has become increasingly problematic over the years.

AUTEURS

NAMIOKA SHINTARO Shintaro Namioka, Professeur en sciences politiques à l’Université Meiji Gakuin de Tokyo.

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Journal du Japon

Doan Bui

1 Objet : Nagori

2 Cher Didier,

3 Je pensais t’avoir planté avec cet article pour la revue Le Portique que je t’avais promis et que je ne t’avais jamais rendu, et me voilà bien attrapée. Dans mon dernier mail, j’avais l’intention de me défiler en mode : « Je suis à la bourre, désolée, en plus je dois repartir en reportage, quel hasard, d’ailleurs, tu sais, on m’envoie justement au Japon », étant persuadée que j’avais dépassé les délais de bouclage. Et, zut, voilà que tu me dis que c’est formidable. Que tu t’enflammes : « Écris un carnet de bord ! ».

4 Je t’écris ces quelques lignes dans l’avion Paris-Tokyo. Les lumières sont éteintes dans la cabine. J’ai envie de comater devant tous les films que me propose Air France – excitation devant le choix comme devant un buffet all you can eat, mais ta voix dans ma tête me donne mauvaise conscience. « Écris ton carnet de bord ! ». Pff. C’est bon, gros. Je vais éteindre mon écran. J’aurais bien regardé Les Indestructibles ou même Ant-Man, un blockbuster hollywoodien avec un super-héros homme- fourmi. C’est bizarre non de faire d’une fourmi un héros ? On associe toujours les fourmis au groupe. Et d’ailleurs, les pires clichés concernant les Japonais, et, plus globalement, nous autres asiatiques, c’est justement de nous voir comme de laborieuses fourmis, visages interchangeables, noyées dans une foule grouillante de clones (tu te souviens ce qu’avait dit Édith Cresson, quand elle était Premier ministre). C’est un cliché ridicule, qui m’exaspère (on me l’a souvent brandie devant moi, cette étiquette de « vous, vous êtes des travailleurs », comme si on me faisait un compliment), mais néanmoins, il y aurait beaucoup à dire sur la notion du « je », en Asie et en Occident, et sur la figure des héros dans les films de Hollywood, versus les films japonais.

5 Mais oublions Ant-Man. Je vais profiter d’être déconnectée de /Facebook/ Instagram à 10 000 kilomètres au-dessus du sol pour t’écrire. Dieu que tu es fourbe ! Tu sais que m’inciter à écrire, c’est me forcer à voler du temps au temps, à me poser et ralentir dans l’effervescence de l’immédiat qui étourdit et divertit, pour passer au tamis le liquide des jours. Et tenter d’en garder le substrat. Tu le sais, je le sais. Pourtant, je n’arrive jamais à écrire.

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6 J’ai un mot qui vient tout de suite là. Nagori. J’espère que tu l’as bien gardée dans ton téléphone – j’espère que tu gardes TOUS mes SMS sur ton téléphone – la définition de ce mot, que j’avais pêchée dans le dernier livre de la merveilleuse Ryoko Sekiguchi. Nagori, ça indique la saison passée d’un fruit, trop mûr, presque blet. Par opposition à Hashiri, un fruit de début de saison, un peu vert, hashiri qui vient du substantif « courir », ce qui court, ce qui glisse. Nagori, c’est aussi la nostalgie de ce qui n’est plus. Hiro no nagori : Les Vestiges du jour, le roman d’Ishiguro. Nagori, c’est la lune qu’on voit encore à l’aube et qui s’estompe. La dernière fleur qui reste sur l’arbre et va tomber. Le visage d’un parent mort qu’on distingue dans la joue ronde d’un enfant. Bref, Nagori, c’est la mélancolie du temps qui passe et de l’impermanence. Bon dieu. Je n’ai même pas commencé ton fucking carnet de bord que je suis déjà emplie de Nagori.

7 Je repense à ce premier voyage qui me fit découvrir ce pays, il y a de cela presque seize ans. Je me revois, dans l’avion, c’était en décembre 2003, j’avais gagné une bourse, la bourse « Robert Guillain, jeune reporter au Japon », une aubaine, on m’offrait le billet, un pass de train, une caméra, la totale. Je venais juste d’arriver à L’Obs, en CDD. Je n’avais pas d’enfants. J’étais, comme l’intitulé de la bourse le spécifiait une « jeune reporter ». Bref, j’étais plutôt Hachiri, avant saison, et pas un fruit blet, un fruit Nagori comme aujourd’hui ! Je ne suis jamais retournée au Japon depuis.

8 Avant mon départ, j’ai tenté de faire de l’archéologie informatique, de retrouver mes mails de l’époque, avec mon adresse nouvelobs.com mais, pas de veine, depuis qu’on a « renouvelé » mon matériel, il a fallu faire de la place dans la mémoire vive – quel mot !!!! –, bref, le service informatique a purgé mon ordinateur, stocké mes précieux mails dans je ne sais quel disque externe. Je les imagine, perdus. Les espaces infinis du cloud m’effraient… Oui, tout a disparu et ça me désespère. Toutes ces petites bribes de passé que j’aurais pu pêcher, visages, rencontres, adresses, autant de fragments qui m’auraient permis de reconstituer le puzzle de ces trois semaines passées au Japon.

9 Décidément, on en revient toujours à notre première rencontre entre toi et moi. Quand tu m’as raconté, pour le livre Portraits de Vi(h)es, que lorsque tu avais pensé mourir – c’était quand, au tout début des années 2000 ou avant ? –, tu avais brûlé tous tes cahiers que tu tenais depuis l’adolescence. Tous tes souvenirs, tes photos. Disparus. Ça m’avait horrifié -plus que tout le reste, la maladie, le VIH, la toxoplasmose, plus que tout ce que ton corps avait subi. Est-ce que je suis folle ? Je me revois au café Beaubourg à répéter « c’est horrible, tous ces cahiers, c’est vraiment horrible ». Je me demande parfois pourquoi j’ai eu tant de peine pour tes carnets, car finalement, moi, je n’ai jamais réussi à tenir de journal. Je suis à égalité avec toi, enfin même pas, car toi, au moins, tu écris pour tenter de les reconstituer, ces carnets, et ce passé. Le temps a coulé, et dans ma mémoire défaillante, ces seize années s’estompent déjà. Ne submergent, comme des icebergs flottant dans la mer, que les grandes joies et les grandes peines, les naissances, les morts. Mais le reste… Des impressions fugitives, comme de l’eau qui coule entre les doigts. Même pas une clé USB qui les aurait stockées. Nagori, encore.

10 Je regarde derrière moi et j’ai le vertige en contemplant ces seize années qui se sont écoulées entre mon premier voyage et celui-là. Je n’arrive plus à retrouver celle que je fus et qui n’est plus. J’ai une image de moi, tentant de dormir dans l’avion Japan Air Lines qui me menait à Osaka, je crois.

11 C’était pour moi un cycle qui s’achevait. Ce serait bientôt la fin de mon groupe d’électro-jazz Mah-Jong – avec Sachiko, une chanteuse japonaise, décidément ! –, je m’étais décidée, je crois, à ne pas continuer professionnellement dans la musique en

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acceptant ce poste à l’Obs. Cette bourse au Japon, c’était un signe. Une façon de me faire choisir. Je serai reporter. Pas pianiste. Tu vas écrire et non pas faire de la musique. Deux activités qui sont cousines et opposées, l’une dans le nagori, l’écriture, l’autre dans le hashiri, ce qui court, ou même plutôt dans le sakari, l’acmé, la plénitude de l’instant. C’est drôle car la préparation de ce voyage au Japon m’a replongée dans tout cela. J’en ai profité pour revoir cette amie japonaise Sachiko que je n’avais pas vue depuis quinze ans. C’est un personnage d’un roman de Murakami (grand amateur de jazz), Sachiko. La première fois que je l’ai rencontrée, elle ne disait pas un mot de français, mais elle a chanté The Man I Love et je l’ai accompagnée au piano.

12 Tiens, les hasards sont troublants. Je venais de mettre mon « carnet de bord » de côté, et j’ai rouvert mon écran télé (oui, c’est mal). Non, je n’ai pas regardé Ant-Man. Mais Camille redouble, un film de Noémie Lvovsky qui raconte l’histoire d’une quadra qui redevient adolescente (Nagori, encore !) Et lors d’une scène de fête dans un appartement, j’ai vu mon amie Sachiko ! Je n’en croyais pas mes yeux, j’ai fait retour rapide, tenté de figer l’image. Nul doute, c’était bien elle. Je me suis souvenue alors qu’elle faisait de la figuration pour gagner des cachets. C’était à la fois tout à fait elle, et une personne complètement étrangère. Il m’était impossible de la lire, ainsi. J’ai pensé à ce que disait Barthes sur les masques.

13 Décidément, ce voyage est sous le signe des fantômes du passé. J’ouvre Chronique japonaise de Nicolas Bouvier. Il écrit de retour au Japon : « je suis curieux de savoir qui du pays ou de moi aura le plus changé ». Moi aussi.

14 Objet : Hanami

15 Cher Didier,

16 Premiers pas dans Tokyo. Je ne reconnais rien. J’ai choisi exprès un hôtel à Roppongi, juste à côté de la station de métro Azabu Juban, où, à l’époque, j’avais squatté dans une auberge de jeunesse. Dans le dortoir, il n’y avait que de grandes blondes, russes, qui, pour gagner de l’argent, allaient le soir dans les bars à Roppongi faire les hôtesses, un job très lucratif pour gaijin, puisqu’il suffisait d’être blonde et de dire « hello » et vaguement parler à des salary-men éméchés pour gagner une centaine de dollars par soir.

17 Impossible de retrouver l’auberge, ni même de reconnaitre la ruelle où elle se trouvait. J’erre dans les rues, désorientée par le jet lag. Il n’y a que les sons dont je me souviens. La voix douce omniprésente des annonces, dans le métro, dans la rue, devant chaque magasin, cette mélopée chantante des formules de politesse, les petites ritournelles dans les stations de train annonçant chaque arrêt. Comme si Tokyo était d’abord une musique. Ce n’est que lorsque la nuit est tombée que j’ai reconnu la ville. Avec ces néons comme des milliers de lucioles, ces affiches aux signes gracieux et abscons, les lanternes en papier devant les restaurants, le vacarme des slogans de publicités des vidéos défilant sur les écrans géants, les sons et les signes incompréhensibles pour se projeter dans le « Lost in translation ». Cette atmosphère de science-fiction à la Blade Runner. Dans l’obscurité, vision d’un terrain de base-ball illuminé, où de jeunes joueurs s’exercent dans la nuit : ça m’avait frappé déjà la première fois, j’étais en train de lire Ryu Murakami, l’autre Murakami, plus destroy, et chez lui, revenaient ces personnages de baseballeurs, solitaires et psychopathes, un peu comme la figure du caddie dans les terrains de golf, chez James Ellroy.

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18 C’était l’hiver la première fois que je découvris le Japon. Les ciels étaient purs et bleus, le froid mordant. J’avais passé Noël là-bas, qui est l’équivalent au Japon de la St Valentin, et où tous les amoureux en profitent pour s’offrir des cadeaux kitsch. Et aussi le Nouvel An, une fête familiale, cette fois, où tous les temples sont envahis de pèlerins venus prier et se recueillir en famille. Ma famille et mon amoureux m’avaient alors rejointe, j’ai encore de minuscules purikura – ces mini- clichés kawai de photomaton qu’on fait dans les pachinkos, inondés de fleurs et de cœurs. Heureusement, les photos sont si petites qu’on ne voit pas trop à quel point nous avons vieilli !

19 Je reviens au Japon au printemps. Et partout, dès le trajet du Narita express jusqu’à la ville, les arbres nuageux de fleurs sont là pour le rappeler. Hanami time !! hanami. Hanami qui veut dire : « Regarder les cerisiers en fleurs ». N’est-ce pas merveilleux, cette langue qui a inventé un mot juste pour cette action de regarder la floraison ? Les sakura sont comme le thermomètre du moral du pays. Sur tous les téléphones, il y a des applications permettant de prédire le jour où fleurira la première fleur. Vite ! C’est fugace, la floraison, quelques jours, et puis les pétales tombent, balayées par le vent. Nagori, nostalgie de la beauté qui fut. Sur tous les téléphones encore, chacun collectionne les photos de sakura, comme s’ils espéraient ainsi capturer leur beauté volatile. Et la première question de tout un chacun « as-tu vu les sakura ? ». Et de conseiller les meilleurs spots d’observation…. Le hanami est au printemps ce qu’est le momigari à l’automne. L’observation émerveillée du changement de couleur des feuilles : le koyo. Tout comme l’évolution des sakura, le koyo est annoncé aux nouvelles à la télé et dans les nombreuses applis. Il faudra que je demande s’il y a un mot pour l’observation de la neige…

20 Objet : Gaijin

21 Cher Didier,

22 Quelque chose qui peut paraître évident, mais qui ne l’est pas. Ma première expérience du Japon n’a pas été la même que la tienne, un gaijin, un étranger blanc. Moi, je suis étrangère, je ne parle pas le japonais, c’est vrai, mais je suis asiatique. Ça change beaucoup de choses. J’ai « presque » l’air japonaise. Enfin, pire, j’ai l’air d’une coréenne. Les zainichi, ces coréens, pourtant japonais depuis des générations, ont longtemps été l’objet des pires discriminations (je te recommande le roman Pachinko, de Min Jin Lee, qui évoque la question). Dans le métro, je ne connais pas l’expérience du « siège vide », qu’expérimentent beaucoup de gaijin : personne n’ose s’asseoir à cause d’eux. Ce mélange de peur, tout ça mêlé à une grande courtoisie. Moi, je ne fais pas peur. Dans le métro, les gens s’asseyent à côté de moi. Je peux même leur paraitre « familière »… sauf que je n’ai pas les codes. La première fois que je suis allée au Japon, j’avais plein de rendez-vous dans des grandes entreprises hyper-traditionnelles. Je n’étais pas en tailleur, ni maquillée, ni coiffée. Il m’arrivait de manger dans la rue, entre deux rendez- vous (ça ne se fait pas). Je fumais (pas du tout ladylike). Je me perdais toujours donc parfois, j’arrivais en retard (super mal), alors qu’au Japon, il faut toujours arriver dix minutes en avance. Un jour, me voilà devant les bureaux de l’entreprise Toto, tu sais celle qui fabrique ces fameuses toilettes ultra High Tech, avec musique pour masquer les bruits d’organes et sièges chauffants. La porte est fermée. Un salary-man approche et ouvre la porte. « Hello, hello, I have an appointment ! ». Salary-Man-furibond me regarde avec dégoût, et me houspille en secouant violemment la main, comme on chasse une mouche. Il me prend visiblement pour une SDF. Il me claque la porte au nez. J’appelle le numéro qu’on m’a donné. Ça sonne derrière, mais personne ne décroche. Je

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réussis enfin à parler à l’attachée de presse qui a organisé l’entretien. On vient m’ouvrir. Et on me conduit dans le bureau….de Salary-Man-furibond. Je n’ai jamais rien vu de plus fascinant que la brève expression de panique qui s’est peinte sur le visage de Salary-Man, qui très vite s’est repris – ne pas perdre la face –, pour afficher une expression sereine et courtoise, me tendre la main et me saluer comme s’il ne m’avait jamais vue. Quand je repense à toutes ces interviews, à la gêne, souvent perceptible des interprètes, je réalise que j’horrifiais mes interlocuteurs. L’un d’eux, un consultant à Mac Kinsey, avait d’ailleurs eu la franchise et la gentillesse de me l’expliquer : « J’ai étudié aux États-Unis, donc je vais vous parler, comme aucun japonais n’aurait la franchise de le faire. Ici, on pardonne beaucoup aux gaijin, notamment leur impolitesse, leur méconnaissance des codes. Mais vous, vous n’êtes pas une gaijin... ». Je me revois, piteuse dans son bureau. J’étais essoufflée, j’avais couru, je m’étais perdue, j’étais donc arrivée en retard, la pire marque de discourtoisie. Mon pull noir était tout pelucheux. Mon jean pas super net. J’ai eu honte de moi.

23 On parle beaucoup de cette délicieuse courtoisie, cette politesse japonaise. Et c’est vrai que c’est très agréable pour le visiteur, tout fonctionne si bien ici, tout est si smooth. La contrepartie, c’est aussi ce sentiment oppressant de ne pas être à la hauteur, quand on ne réussit pas à se fondre dans le groupe. Quand on n’est pas conforme. Comme un déchet qui ne mérite qu’une chose : qu’on le mette à la poubelle. En 2019, je constate que Tokyo a changé. Son visage est plus divers. Le gouvernement a été obligé d’ouvrir les vannes et accueillir plus d’immigrés, à cause du manque de main d’œuvre. Dans les konbini, sur les chantiers, on voit désormais des tamouls, des bengalis, des vietnamiens, des chinois. Pourtant, cette frontière infranchissable entre le japonais et celui qui ne l’est pas est toujours aussi immense. Joel, un hafu, franco-japonais, est parfaitement bilingue, a grandi en France mais passait trois mois par an au Japon, à l’école. « Mais on ne me considère pas comme japonais » se désole-t-il. C’est quoi « être japonais » ? Il parait qu’il y a plein de livres, que c’est même un genre en soi, les essais sur la « japonité ». Mais finalement, c’est un peu pareil chez nous.

24 Objet : Le téléphone des morts

25 Cher Didier,

26 Je reviens tout juste du Tohoku, la région qui a été frappée par le tsunami. Des dizaines de milliers de morts, dont une moitié, jamais retrouvée. Il faudrait que je t’en parle plus longuement, un mail ne suffirait pas. J’ai été bouleversée. Je suis partie à Otsuchi, voir Sasaki Iteru, un homme qui a installé dans son jardin une cabine téléphonique reliée… à rien. Son jardin surplombe la mer. Et cette cabine est là au milieu des fleurs. À Otsuchi, bien plus au nord de Tokyo, les cerisiers n’ont pas encore fleuri. Mais on distingue les bourgeons, rose foncé, qui se préparent à l’éclosion. Les pruniers eux, sont déjà épanouis. Son jardin est magnifique. Et la vision, incongrue, de cette cabine de téléphone peinte en blanc, désuète, est d’une profonde beauté. Après le tsunami, le téléphone du vent est devenu un lieu de pèlerinage pour tous ceux qui avaient perdu l’un des leurs. Des inconnus venaient, parfois de loin. Ils décrochaient le téléphone. Et ils parlaient. Il y a aussi un cahier près du téléphone pour laisser un message. Il n’y a rien de plus déchirant que de les lire. Le tout premier, c’est une femme qui l’a laissé, quelques mois après le tsunami. Elle cherchait le corps de sa mère. Ne l’a jamais retrouvé.

27 « Maman, où es-tu ? Comment ça va là-bas ? » Certains messages sont tout simples. Comme si la vie ne s’était jamais arrêtée : « Mon fils, j’espère que tu vas bien là où tu es.

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Est-ce que tu manges bien ? ». Certains de ces messages ont été enregistrés par la NHK qui a passé des mois auprès de la cabine, pour interviewer les visiteurs. Je ne comprends pas hélas le japonais, mais une émission de radio américaine en a traduit des extraits. Il y avait ce jeune lycéen, qui avait fait une première fois quatre heures de bus pour parvenir à la cabine pour parler à son père. Il est revenu avec toute sa famille. Sa sœur, sa mère. Sa sœur n’avait jamais évoqué le décès du père. Dans la cabine, soudain, elle pleure : « Où es-tu ? Je ne comprends pas, je n’y arrive pas. Papa, pardonne-moi de t’avoir dit un jour que tu sentais mauvais. Tu m’avais promis de m’acheter un violon, ne t’inquiète pas, je me l’achèterai un jour moi-même ».

28 Des psychiatres et des anthropologues sont venus voir Sasaki Iteru. Son téléphone a permis à des milliers de personnes d’avancer dans le chemin du deuil. Grâce à la parole… Tiens, tu te rappelles d’ailleurs ce que tu m’avais dit au départ, au sujet du VIH ? Qu’en parler ça te semblait incongru, déplacé. Alors que je venais écouter ton histoire. Te faire parler. Sasaki Iteru avait une formule très belle pour évoquer le deuil. Il expliquait que lorsque un aimé meurt, c’est comme si un bout de votre histoire disparaissait. Pour continuer, il faut donc raconter, le raconter, en tout cas, tenter de reprendre la narration commune. La parole ou le silence ? Moi aussi, j’ai du mal à choisir. Dans les temples à Kyoto, me dit Muriel Jolivet, fine analyste du Japon qui a fait sa vie dans ce pays, il y a des omoidegusa, des carnets où les femmes endeuillées après une fausse couche ou un avortement venaient déposer des messages pour exprimer leur peine. Dire tout ce qu’elles ne parvenaient pas à dire. Briser le silence. L’écriture a cette vertu-là. Mais n’écrit-on pas pour être aussi lu ?

29 Dans les cahiers du téléphone du vent, il y a tout ce désespoir. Ce chagrin qui s’exprime. Ces mots qui sortent, enfin. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a autre chose.

30 Tu te rappelles cette scène dans Rue des Boutiques obscures ? Le héros rencontre un type qui passe son temps à appeler le numéro « cheval blanc ». Personne ne lui répond. Mais il entend des voix. Les voix des morts.

31 Je crois qu’on peut certainement entendre les voix des morts, ou du moins, les vibrations de ce que fut leur présence. Le Japon est un pays de fantômes, qui croit aux fantômes, et ce particulièrement dans le nord, et en particulier le Tohoku, connu pour être une région d’esprits. Un professeur d’université en anthropologie a conduit un projet de recherches sur les fantômes après le tsunami. Ses étudiants sont allés sur le terrain, récolter les histoires des habitants. Elles sont belles et étranges. La caserne des pompiers sans cesse appelée par un numéro localisé dans un endroit totalement détruit, où personne n’a survécu. La mairie a envoyé des bonzes pour apaiser les âmes qui venaient hanter l’endroit et les coups de fils ont cessé. Ce chauffeur de taxi qui a pris dans sa voiture le fantôme d’une vieille dame, insistant pour rentrer chez elle : « Je n’ai pas eu le cœur de lui dire qu’elle était morte. Et puis tout d’un coup elle a disparu ». Mais n’est-ce pas ce que nous sommes, après un deuil ? Des moitié-vivants ?

32 Objet : Des portes pour des romans

33 Cher Didier,

34 Je crois qu’il n’y a rien de plus enivrant que de partir à l’étranger, mais en reportage. Je voudrais te résumer toutes les rencontres que j’ai faites. Mais j’ai encore mes articles à écrire. Tu me dis « raconte tes impressions ». Ce que souvent j’omets quand j’écris mes reportages. Ça ne se fait pas de se mettre en avant dans un article de journal. Mais dois- je te parler de moi, alors que les personnes que je vois sont si fascinantes ? J’ai le

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vertige. Les interviews se succèdent et j’ai l’impression de sans cesse ouvrir des portes qui m’ouvrent celles d’un univers bizarre, fantasmagorique, qui me fait vagabonder dans des romans potentiels. Une machine à fictions. J’écrirais bien un truc entier sur ce type au regard sévère, spécialiste en « thérapie de larmes », qui, dit-il, a fait pleurer 19 000 personnes. Son truc ? Il loue des « beaux gosses » capables de pleurer sur commande, car, parait-il, cela favorise les pleurs chez le client. Il préfère, cela dit, les séances collectives. Des entreprises paient ces services. Pour faire du teambuilding, les managers emmènent leurs employés pleurer ensemble, pour communier. Plus original que le saut à l’élastique, non ? Mais celui qui m’a fasciné c’est Yu Ichii, le patron de Family Romance. Une entreprise qui loue de faux amis, parents, petits copains. Ça se fait beaucoup ici, et pas mal d’entreprises vous proposent ces services (je t’ai parlé des hôtesses occidentales, par exemple, c’est un peu le même principe). Mais ce qui est troublant c’est qu’Ichii ne fait pas que de la location courte, comme par exemple inviter de faux invités à une noce ou à une fête, pour le prestige. Il fait aussi de la location « longue durée ». Lui-même, qui est toujours sur le terrain, joue souvent le père de famille, contre rémunération. 200 euros pour 4 heures. Il vient à la maison, fait des sorties à Disneyland. Souvent des mères de familles monoparentales, dont le père est totalement absent, ou, qui ont décidé de couper le contact avec le conjoint après des violences. Son contrat le plus long dure depuis… 10 ans. Une petite fille qu’il a rencontrée quand elle avait 10 ans et qui en a maintenant 20. La mère avait inventé une histoire selon laquelle la petite n’avait jamais rencontré le père, car, ce dernier, remarié, avait l’interdiction formelle de la voir. Il voudrait dire la vérité à la jeune fille, mais la mère ne s’y résout pas… Dans une autre famille, il lui est arrivé que lors d’un week-end, où il jouait le père modèle, le vrai père, soûl, débarque. L’aînée des enfants a su. Elle a été bouleversée…mais elle a souhaité qu’il continue à venir à la maison, même payé. Dans une autre famille, le garçon est parfaitement au courant. Son père est mort, mais le gamin qui était au collège n’a jamais rien voulu dire à ses amis. Ichii vient faire donc de la figuration à tous les événements scolaires…S’il conseille à ses employés acteurs de se limiter à 5 familles, Ichii, lui, ne s’est pas résolu à laisser tomber ses « contrats ». Depuis dix ans qu’il exerce ce drôle de métier il a donc 25 familles, où il a, à chaque fois, un prénom différent, une personnalité différentes. Au total, il a 32 enfants. Lui, qui en réalité, est célibataire. Il a 38 ans et il a peur de se marier et d’avoir une famille. Il a cette formule incroyable. « J’aurais peur d’avoir l’impression d’être loué ».

35 Objet : « Watachiwa »

36 Cher Didier,

37 Dîné hier avec l’écrivain Michaël Ferrier, qui vit à Tokyo depuis 1994. Je te conseille son désopilant Sympathie pour le fantôme, un roman fantasque et profond qui parle de l’identité nationale française, vue du Japon. Et également Fukushima, son récit sur la catastrophe. On a parlé (bien sûr !) de la langue. On dit souvent qu’il n’y a pas de sujet, ni de temps en japonais. Un peu comme en vietnamien, d’ailleurs. Michaël Ferrier me dit que c’est le contraire, il y a une multiplicité de sujets. Seulement, tout dépend du contexte. Il y a d’abord, comme en vietnamien, toutes ces différentes façons de se désigner, de dire « je ». Comme ça, d’ailleurs, je trouve même qu’il y a au moins un « je », le « watachi wa genki des ». Bien plus utilisé que le « toi » en vietnamien. Mais évidemment, c’est plus compliqué. Il y a beaucoup de façons différentes de se désigner, qui dépendent de votre position, de votre locuteur. Bref, une « multiplicité » de sujets comme dirait Michaël Ferrier. Ou pas du tout. Dans certaines phrases.

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38 « Je vois le train » se dit ainsi : « Le train est vu ».

39 En fonction du contexte, on saura qui voit le train. Mais le sujet n’est pas précisé. Le japonais est une langue de sumi, de brouillards, où il faut savoir faire des tours et des détours pour exprimer sa pensée. Sans parler le japonais, comment prétendre comprendre ce pays ? Une langue ça détermine tout un système de pensée. Ça peut emprisonner aussi.

40 Nous en avons souvent parlé avec Anna Moï (lis son Riz noir, tellement beau !), d’origine vietnamienne. Anna m’expliquait que c’était aussi une libération de pouvoir parler et écrire en français. On est toujours enfermé dans sa famille, dans le respect dû aux anciens quand on parle vietnamien. Des femmes japonaises m’ont dit exactement la même chose. Quand elles veulent contester, s’opposer, protester… elles préfèrent parler en anglais.

41 Ce qui me fait penser à l’usage de la 3e langue, pour l’écriture. Jumpa Lahiri, écrivaine américaine d’origine bengali a écrit un très joli essai à ce sujet, écrit…en italien. Elle qui a toujours écrit en anglais, explique très bien ce sentiment de trahison par rapport à la langue familiale, la langue maternelle, le bengali, qu’elle n’a jamais utilisé dans l’écriture, comme si l’écriture était déjà une trahison par rapport aux siens. Il lui a fallu se trouver dans le territoire neutre d’une nouvelle langue, vierge de tout rapport émotionnel, l’italien, pour redécouvrir l’écriture.

42 C’est cela qui nous manque : une troisième langue, mon cher Didier.

RÉSUMÉS

Doan Bui est envoyée au Japon en avril 2019 pour y effectuer un reportage. Elle adresse à Didier Doumergue par mail un journal de son séjour à Tokyo et dans sa région. Ce carnet de bord est l’occasion de se souvenir de son premier voyage effectué seize ans auparavant. Elle aborde entre autres les thèmes de Nagori, la mélancolie du temps qui passe et de l’impermanence, du sentiment ressenti par l’étranger (Gaijin), ou de la cabine téléphonique installée peu après le séisme de 2011, dans laquelle il est possible de téléphoner aux victimes décédées.

Doan Bui is sent to Japan in April 2019 to report. She sends a message to Didier Doumergue by email about her stay in Tokyo and her region. This logbook is an opportunity to remember his first trip sixteen years ago. It addresses, among other things, the themes of Nagori, the melancholy of passing time and impermanence, the feeling felt by the stranger in Japon (Gaijin), or the telephone booth installed shortly after the 2011 earthquake in which it is possible to call the dead victims.

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AUTEUR

DOAN BUI Doan Bui est journaliste française et grand-reporter pour Le Nouvel Observateur. Elle reçoit le prix Albert-Londres 2013 pour son reportage Les Fantômes du fleuve sur les immigrés qui essayent de pénétrer en Europe par la Grèce et la Turquie, publié par le Nouvel Observateur. En 2016, elle reçoit le prix Amerigo-Vespucci et le prix littéraire de la Porte Dorée pour son roman, Le Silence de mon père, (Editions L’Iconoclaste), et publie avec Isabelle Monnin Comment ils sont devenus français, dans le secret des archives (Éditions JC Lattès). En 2019 elle publie, avec l’illustratrice Leslie Pelée, C’est quoi un terroriste, le procès Merah et nous (Editions Seuil-Delcourt).

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Claudel au Japon

François Regnault

Un regard sur l’âme japonaise.

1 Je me rendais en ce mois de juillet 1993 de Tokyo à Kyoto par le shin kan zen, ce train précis qui ne s’arrête guère que quelques secondes dans les gares. Je ne me souviens plus s’il s’arrêta à , mais, traversant la ville, je crus apercevoir, la dominant, les toits de son château. Il me souvint aussitôt de ce passage du Soulier de satin, où Rodrigue, dans la cabine de son bateau, dit à l’envoyé du Roi d’Espagne, Don Mendez Leal, et au Japonais Daibutzu, qu’il emploie à dessiner des feuilles de saints : « Je me vois encore à ce dernier étage du château de Nagoya que l’on m’avait donné comme prison ! Quelle prison ! C’est plutôt moi qui tenais le Japon tout entier, en travers dans le joint de son articulation maîtresse, c’est le Japon tout entier que je possédais au travers de mes soixante-dix fenêtres ! »1

2 Je ne doute guère que Paul Claudel ne parle ici en son propre nom, comme s’il avait pu posséder ainsi ce Japon vénéré, si on se souvient de la dernière des Cent Phrases pour éventails : « Si l’on veut me séparer du Japon que ce soit avec une poussière d’or. »2

3 Je ne doute pas, lorsqu’on sait que Claudel a « possédé » ainsi quelques-uns des pays (ou quelques villes) de ce monde, qu’on ne puisse ouvrir une collection : « Le… de Claudel », où on mettrait à la place des points de suspension : La Chine, l’Amérique, le Brésil, l’Espagne, le Danemark, Prague, Rome, et jusqu’à la Belgique, voire l’Europe entière, et même l’Asie, à défaut de l’impossible Afrique, dont Camille dit à Prouhèze, dans Le Soulier de satin : « Dites-moi que vous ne l’avez pas ressenti vous-même ? […] L’appel de l’Afrique ! » « L’Afrique, dit-il encore, « en proie à son éternel supplice. »3

4 Et pourtant le Japon se singularise aux yeux de Claudel selon un principe qu’il énonce dans cette remarque sur la poésie japonaise, et qui me semble emblématique de sa vision du Japon : « Les Japonais apportent dans la poésie comme dans l’art une idée différente de la nôtre. La nôtre est de tout dire, de tout exprimer. Le cadre est complètement rempli et la beauté résulte de l’ordre que nous établissons entre les différents objets qui le remplissent, de la composition des lignes et des couleurs. Au Japon au contraire sur la page, écrite ou dessinée, la part la plus importante est toujours laissée vide. Cet oiseau, cette branche d’arbre, ce poisson ne servent qu’à l’historier, qu’à localiser une absence où se complaît l’imagination. » C’est dans cet

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ouvrage, L’Oiseau noir dans le soleil levant, qu’on trouve la plupart des textes sur le Japon, tous aussi pénétrants qu’admirables, et les analyses les plus détaillées sur le Nô, le Kabouki, le Bougakou et le Bounrakou4.

5 Je forme l’hypothèse que le Japon fournit à Claudel comme la vérification topologique et esthétique de ce que ses œuvres, surtout ses drames, expérimentaient dans leurs structures les plus profondes : le manque, l’absence, constitutifs d’une chose, d’un sentiment, d’un objet, et surtout d’une femme.

6 « Jamais, Prouhèze ! »

7 « Jamais ! » crie-telle, « c’est là du moins lui et moi une chose que nous pouvons partager, c’est «jamais» qu’il a appris de ma bouche dans ce baiser tout à l’heure en qui nous avons été faits un seul !

8 « Jamais ! C’est là du moins une espèce d’éternité avec nous qui peut tout de suite commencer.

9 « Jamais je ne pourrai cesser d’être sans lui et jamais il ne pourra plus cesser d’être sans moi. »5.

10 L’épisode amoureux, chez Claudel, reproduit dans le temps ce que le dessin japonais inscrit dans l’espace. Et dès lors, ce qu’il nomme à satiété le désir n’est autre que cet oiseau, cette branche, ce poisson, qui ne sont là que pour attester le vide dont ils se détachent et qui peut-être les cause et les suscite. Il dit encore : « De même dans un temple, la chose la plus importante n’est pas la construction elle-même. Elle n’est là dans un coin comme une stèle, comme une inscription, comme une cassolette, que pour consacrer et en quelque sorte définir la beauté d’une forêt, d’une gorge dans les montagnes ou de quelque grand site naturel. »

11 On pourrait aussi citer le silence comme ce même vide auquel renvoie la parole !

12 Et toute l’opulence d’un monde si rempli soit-il de tout ce que les drames véhiculent : voyages, conquêtes, possession, propriétés, argent, pouvoirs, triomphes et gloire, n’est que l’immense construction autour du vide essentiel, dont le cœur seul pressent l’absence, comme si l’amour n’advenait justement jamais que sous la forme du désir.

13 Ce qu’il exprime encore autrement bien sous la forme de cet adage selon lequel : « Ce n’est pas le singe qui est en mouvement, c’est le mouvement qui est singe. »6. Il n’y aurait jamais eu de singe si le mouvement, ce vide où le singe va se mouvoir, ne lui préexistait.

14 Certes, on avancera que le bouddhisme zen, ou le Traité chinois du vide parfait, pouvaient avoir inspiré le poète ambassadeur dans l’extrême orient de sa pensée. C’est une question.

15 Et c’est même la question essentielle, si on se fait la réflexion que Claudel, chrétien, catholique, n’est sommé par sa foi que de croire à l’Être, ou en l’Être, et que son thomisme (il aurait lu deux fois la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin en Extrême-Orient) ne l’initie pas au néant ! Et pourtant il se dira plus heureux au milieu de ces païens de Chine que dans l’Europe avec ses Protestants (« Nos frères séparés », comme il dit avec un certain mépris).

16 Du moins le Japon, ce lieu du vide – non, certes, du néant – aura-t-il été le lieu même où la question se sera posée à lui, qui n’aura pas plus converti la Chine ni le Japon au christianisme que les Jésuites du XVIe siècle, au moment de l’affaire des Rites chinois.

17 Certes, le pilier de Notre-Dame de Paris avait assuré l’essentielle conversion, voire le salut, mais pourtant tout restait à faire : ce que le Mesa de Partage de midi appellera « l’ancienne vie à recommencer. »

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18 Restait donc au Japon à révéler au poète cette parousie du vide, en partant de ces éléments minimaux, le mystère de l’inclinaison du toit d’une pagode, ou ce que deux bambous verts parallèles de diamètres différents, peints sur une bande de papier, font vérifier à l’œil : que « la proportion est ce nombre qui n’est capable d’être représenté par aucun chiffre. »7.

NOTES

1. Paul Claudel, Le Soulier de satin, Quatrième Journée, scène II. Théâtre, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1965, page 869. Rappelons que Claudel aura fait un premier voyage en Chine à partir de 1895, au cours duquel il visite le Japon en 1898, revient en France en 1905, repart en 1906 pour la Chine et revient en France en 1909. Qu’il part pour le Japon en 1921 comme Ambassadeur à Tokyo, puis quitte le Japon en 1927 par le Pacifique pour gagner les Etats-Unis et devenir Ambassadeur de France à Washington. 2. Cent phrases pour éventails, in Claudel, Œuvre poétique, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1967, p. 744. 3. Claudel, Le Soulier de satin, Première Journée, scène III. Théâtre, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1965, page 677. 4. Paul Claudel, Œuvres en prose, « Contacts et circonstances », Japon, 1921- 1927 », L’Oiseau noir dans le soleil levant, « À travers la littérature japonaise », Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1965, page 1162. (Je conserve les orthographes de Claudel). Je rappelle le sens de ce titre : « J’ai pris ce titre, dit Claudel, parce que mon nom peut se traduire à peu près en japonais par « oiseau noir » et que la langue japonaise, semble-t-il, répugne aux doubles consonnes et aux consonnes finales, et adopte ainsi la structure minimale des langues humaines : consonne/voyelle, consonne/voyelle. On doit donc, pour éviter cela dans le nom CLAUDEL, insérer une voyelle entre le C et le premier L, et en ajouter une autre après le L final, cette voyelle minime étant (comme notre e muet) le u (=ou) en japonais, ce qui donne CuLAUDELu, qui signifie « à peu près » « oiseau noir ». Le titre entier signifie donc : Claudel au Japon ! 5. Claudel, Le Soulier de satin, Deuxième Journée, scène XIV. Théâtre, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1965, page 779. 6. Œuvres en prose, op. cit., p.1128. 7. « Deux bambous verts », Ibid. p.1188.

RÉSUMÉS

Le principe qui singularise le Japon aux yeux de Paul Claudel est la part essentielle laissée au vide. Claudel semble y vérifier la structure de ses propres œuvres construites autour du manque et de

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l’absence constitutifs du désir. Si sa croyance de catholique en l’Etre ne l’a pas initié au Néant, elle s’est certainement étendue sous le coup de l’expérience japonaise heureuse.

The principle which singles out Japan to Paul Claudel’s eyes is the essential part left to emptiness. Claudel seems to check there the structure of his own works built around the vacuum and the absence constitutive of desire. If his belief in Being as a Catholic did not introduce him to Nothingness, it was certainly extended in the of the happy Japanese experience.

AUTEUR

FRANÇOIS REGNAULT François Regnault est agrégé de philosophie et maître de conférences au Département de Psychanalyse de l’Université de Paris VIII jusqu’en 2004. Il a travaillé au théâtre comme traducteur et collaborateur artistique de Patrice Chéreau de 1973 à 1985 (Villeurbanne, Nanterre- Amandiers). Il a été co-directeur du Théâtre de la Commune/ Pandora, à Aubervilliers, avec Brigitte Jacques-Wajeman de 1991 à 1997. Il a aussi été professeur au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique et conseiller théâtral à la Comédie-Française. Il travaille aujourd’hui au Théâtre de la Ville avec Emmanuel Demarcy-Motta. Acteur pour le théâtre et le cinéma, il est aussi dramaturge et l’auteur de nombreux livres dont en 2018 : Une Mémoire, Nouveaux écrits sur le théâtre, Éd. Riveneuve/Archimbaud, Paris, et Claudel avec Lacan, Petit guide du théâtre de Paul Claudel, Navarin éditeur.

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Conseils d’un architecte à un confrère pour un voyage au Japon Lettre à M.

Nicolas Depoutot

1 Chère M.

2 C’est merveilleux pour mon ami D de retrouver l’amour après les épreuves qu’il a traversées. Vous le savez, lui et moi avons usé ensemble les bancs de l’école d’architecture. Nos parcours ont divergé mais notre amitié est indéfectible. L’histoire de votre rencontre avec lui m’a touché.

3 Nous ne nous connaissons pas encore et vous me faites l’amitié de m’interroger sur le cadeau que vous pourriez faire à D pour l’accompagner dans le cap qu’il va franchir. J’ai une idée très simple à vous donner : je vous propose de lui offrir un voyage au Japon.

4 Peut-être pensez-vous qu’un voyage est une idée trop banale et que le Japon est un pays inaccessible... Je pense pouvoir vous convaincre d’abord du bien-fondé de l’idée d’offrir un voyage à un architecte. Puis, je vais vous expliquer pourquoi ce pays s’impose. Le voyage au Japon me semble même indispensable aux architectes.

5 Je risque d’être un peu long. Même si ma réponse à votre question est simple, elle mérite que je m’étende un peu, pour vous, pour mon cher ami D...

Pourquoi un voyage...

6 Voyager pour se frotter au monde, pour se former et pour former son esprit, est une pratique éprouvée. Aux siècles passés, pour parfaire leur éducation, devenir des hommes et si possible des gentlemen, les jeunes gens bien nés (surtout les garçons) entreprenaient le Grand Tour à travers l’Europe. Pour ce voyage, ils étaient généralement accompagnés d’un précepteur. Et c’est au contact de l’ailleurs et des autres, mais surtout face aux belles choses et aux honnêtes gens que la chenille pouvait devenir papillon...

7 Un voyage jusqu’à Rome pour y prendre pension était le lot du Grand Prix de Rome, décerné par l’Académie royale fondée par Louis XIV, puis par l’Académie des Beaux-

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Arts jusqu’en 1968. Pour les meilleurs des élèves architectes, il s’agissait d’achever leur formation dans la Ville Éternelle, au contact de ce qui restait des monuments antiques, des palais classiques ou de la Renaissance.

8 Charles-Édouard Jeanneret, personnage central de la modernité, universellement connu sous le nom de Le Corbusier pour son travail d’architecte, est souvent présenté de façon un peu raccourcie comme un autodidacte. S’il a effectivement pris beaucoup d’initiatives dans sa formation, Charles-Édouard Jeanneret ne l’a pas faite sans école et sans maîtres. Charles L’Epplatenier, son influent et respecté professeur de l’École d’arts appliqués de La Chaux-de-Fonds, capitale d’un des pays de l’horlogerie suisse, a en particulier enjoint à cet élève très doué pour qui il avait de grandes ambitions, de voyager pour parfaire ses études et pour préparer son exercice professionnel. En 1910 et 1911, une décennie avant de prendre le nom de Le Corbusier, fort des recommandations de L’Epplatenier, Charles-Édouard est parti de La Chaux-de-Fonds pour Constantinople, en passant à l’aller par les Balkans et au retour par l’Italie. Ce voyage initiatique qu’il a appelé son Voyage d’Orient a été fondateur de sa pensée sur l’urbanisme et sur l’architecture, celle-là même qui a beaucoup pesé sur les architectes et urbanistes de son temps, comme sur les suivants.

9 Mon ami D a pas mal d’années de plus que Charles-Édouard lorsque celui-ci découvrait Athènes, Constantinople ou Florence. Mais soyez en sûre, il aura au Japon des chocs comparables à ceux que notre illustre ainé a eus au Parthénon, à Sainte-Sophie ou à la Chartreuse d’Ema.

10 Bien avant les pérégrinations de Charles-Édouard Jeanneret, le voyage entrepris à Rome par Filippo Brunelleschi en 1404 avec son ami Donatello a eu une importance capitale pour lui, mais aussi pour l’histoire de l’architecture.

11 Brunelleschi est l’inventeur de la perspective 9 ans plus tard : rien de moins qu’une nouvelle façon de représenter, donc de voir et de fabriquer l’espace. Mais Brunelleschi a aussi trouvé comment terminer la construction de Santa Maria dei Fiore à Florence, la coupole de cette cathédrale étant jusqu’alors irréalisable compte-tenu de ses dimensions. Pour mettre en œuvre sa solution, il s’est mis dans une position indépendante des entrepreneurs, les faisant travailler à partir de plans pré-dessinés de son projet. C’est ainsi que le métier d’architecte tel qu’on le pratique aujourd’hui a été fondé.

12 Lors de son voyage à Rome entrepris à 27 ans bien avant ses inventions, Brunelleschi s’est révélé à l’architecture jusqu’à en élaborer un style au contact des ruines antiques. Ce style fera la renommée de Florence, et la gloire des Medicis.

13 Comme Brunelleschi à Rome, sur un autre terrain et dégagé de beaucoup de contingences, en voyage au Japon, D trouvera des réponses à ses questions d’architecte.

14 Vous voyez M, les voyages s’inscrivent dans la grande histoire de l’art car ils peuvent être particulièrement utiles aux architectes. Tadao Ando, architecte contemporain reconnu dans le monde entier, en parle comme de « sa force motrice ». D doit donc voyager encore et toujours... Et il est temps qu’il découvre le Japon !

Pourquoi un voyage au Japon...

15 Le voyage au Japon est particulièrement intéressant pour un architecte, je vous persuaderai ensuite qu’il est indispensable.

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16 ... pour l’architecture et pas seulement celle des édifices.

17 Le Japon s’est coupé volontairement du reste du monde pendant plusieurs siècles. Il s’est ouvert en 1868, contraint et forcé par une flotte envoyée par les États-Unis qui cherchait de nouveaux débouchés commerciaux. Les changements ont été rapides : il s’agissait pour les Japonais de rattraper le retard pris dans l’isolement, en particulier sur les plans croisés de la technologie et de l’économie.

18 Jusque-là il n’y avait pas d’architectes au Japon. Les constructions étaient entreprises par des charpentiers qui adaptaient des modèles ancestraux, selon l’usage à venir de l’édifice à bâtir. Soudainement ouverts sur le monde et avides de se mettre au diapason des nations occidentales, les Japonais ont rapidement importé la figure de l’architecte, celle inventée par Brunelleschi, et avec celle-ci de nouvelles formes architecturales.

19 Ainsi les styles particulièrement éclectiques de la fin du XIXe ont fait des entrées remarquées sur l’archipel. Et il est toujours surprenant de croiser aujourd’hui dans toutes les villes japonaises, des édifices de cette époque qui se trouvent là comme des orphelins sortis de l’histoire. Ce sont généralement des bâtiments officiels imposants, construits en maçonnerie, décorés de façon chargée et singulièrement décalée.

20 Le Japon est aussi parsemé d’édifices d’un modernisme singulier, car rigoureux et pourtant croisé avec les modes constructifs et les matériaux locaux. L’architecte allemand Bruno Taut a séjourné plusieurs années au Japon dans sa fuite du nazisme. Il a défendu une thèse intéressante : les relations entre l’homme, l’espace et la construction, mais aussi les formes bâties et les modes constructifs ancestraux y auraient généré des dispositifs modernes avant l’heure. Manuel Tardits, architecte français établi au Japon depuis plusieurs années en a fait une liste dans son ouvrage Tokyo - Portraits et Fictions : « la simplicité et la vérité des matériaux, la liberté du plan, la séparation des structures porteuses et du cloisonnement, le principe modulaire et répétitif du tatami ». Le modernisme aurait donc trouvé au Japon un terrain d’implantation particulièrement favorable.

21 Le sol japonais est régulièrement secoué par des tremblements de terre, balayé de tsunamis ou soufflé par les typhons, généralement suivis par des incendies ou des inondations... Jusqu’à l’importation de l’architecte et de l’architecture occidentale, on a toujours bâti au Japon dans l’idée d’un temps forcément compté, sans l’ambition de durer et jamais dans une recherche d’éternité. Tout était bâti avec grand soin, mais pour pouvoir être rapidement déblayé pour reconstruire rapidement après un cataclysme. Les procédés constructifs comme les matériaux traditionnels liés à cette impermanence de l’architecture, sont encore largement utilisés aujourd’hui.

22 Le flétrissement et la mort des organismes ne sont pas vus au Japon comme des vicissitudes, mais comme la marque respectable du passage d’un temps fait de cycles répétés à l’infini qu’il convient d’accepter, avec fatalité et confiance. Ainsi, l’esthétique et l’architecture japonaise sont marquées par des notions complexes, celles contenues notamment dans des expressions intraduisibles comme Mono no aware ou Wabi-Sabi.

23 Une architecture à la fois proche mais très différente de la nôtre s’est développée au Japon, entre procédés constructifs transmis de génération en génération et hybridation de styles importés. Cela fascine beaucoup d’architectes autour du monde ! Comme moi, D est de ceux-là.

24 Même s’ils ont tous construit en Europe, en France et même à Metz, c’est sur place au Japon que l’on apprécie le mieux l’architecture de Kenzo Tange, Fuhimiko Maki, Tadao

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Ando, Kazuyo Seijima et Ryue Nishizawa, Toyo Ito ou Shigeru Ban. Il s’agit là de 6 lauréats japonais du Pritzker Price sur les 7 distingués depuis 1979. Ce prix décerné annuellement est aussi prestigieux pour l’architecture que le Prix Nobel pour la littérature ou les sciences.

25 La liste des architectes japonais suivis de près par leurs confrères occidentaux est, sinon inépuisable, au moins en renouvellement constant. Je me rappelle que dès nos premières années d’étude, D s’est intéressé au travail d’Itsuko Hasegawa et de Kengo Kuma. Il est certain qu’aujourd’hui, l’approche de Junya Ishigami l’interpelle autant que celle de Takaharu et Yui Tezuka. J’ai découvert sur place les bâtiments réalisés par Yoshio Taniguchi, un architecte que je recommande vivement tant son travail est remarquable de précision et de poésie.

26 Ainsi, de nombreux noms d’architectes japonais habitent l’esprit de leurs confrères autour du monde...

27 Beaucoup d’ouvrages construits traditionnels ou historiques ont une importance dans notre imaginaire d’architectes. Partir au Japon à leur découverte est une sorte de quête du Graal !

28 À Kyoto, ville-étendard du Japon ancien mais aussi métropole contemporaine, la Villa Katsura est un domaine dans lequel se pose de façon délicate, savante mais surtout très naturellement, un palais impérial qui n’est en fait qu’une grande maison. Cet édifice constitué d’une suite de pièces juxtaposées dans une grande fluidité a traversé les siècles. Les espaces se créent et se transforment avec le coulissement ou l’escamotage de portes et de cloisons, une unité spatiale étant donnée au sol par le calepinage des tatamis. Voilà un exemple à découvrir et à expérimenter de la ‘simplexité’ de l’espace traditionnel japonais.

29 Les mythiques jardins zen, à la fois précis et mystérieux sont aussi pour beaucoup dans l’attrait que le Japon peut exercer sur les amateurs de belles choses, comme le sont les architectes. Le Rioan-ji est peut-être le plus célèbre et le plus énigmatique de tous. Ce jardin sec dédié à la contemplation se trouve dans un temple bouddhiste de Kyoto. Son auteur est inconnu et nul ne sait quelle signification il a voulu donner à ce lit de gravier rectangulaire et contenu, ratissé patiemment et régulièrement, d’où émerge un archipel de 15 pierres brutes. Aucun point de vue ne permet d’en voir l’ensemble. Ce jardin est-il la matérialisation d’un koan, une de ces pirouettes énigmatiques et souvent comiques dont usent les maîtres zen pour aiguiser l’esprit de leurs disciples ? Ou alors a-t-on perdu le sens d’un message profond que voulaient nous transmettre d’érudits ancêtres ? Le Rioan-ji est fascinant et même s’il faudra partager l’expérience avec de nombreux touristes, sa visite sera pour D et pour vous-même un moment inoubliable dont vous pourrez sortir transformés.

30 Enfin, à 150 km au sud de Kyoto, le sanctuaire d’Isé fascine tous ceux qui connaissent cette tradition consistant à reconstruire là à l’identique tous les 20 ans et depuis des siècles, sur un terrain voisin, un temple magnifique dont le jumeau sera alors démoli. Isé illustre ce continuum : au Japon on transmet à travers les époques les techniques de construction et non le bâti.

31 Mais chère M, ne rêvez pas trop à une visite d’Isé, l’accès à ce sanctuaire des plus sacrés est très limité.

32 ... pour les réminiscences cinématographiques.

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33 Pour un architecte, les raisons de l’intérêt d’un voyage au Japon débordent de notre discipline très poreuse. Nous trouvons en particulier dans le cinéma beaucoup de matière à penser et de matière à projeter.

34 Le métier d’architecte est très proche de celui de metteur en scène. En dehors du fait prosaïque que tous deux dirigent des équipes et s’entourent de celles et ceux qui sauront porter leur projet là où ils pensent nécessaire de l’emmener, la lumière et l’espace sont à la fois des ingrédients déterminants et des démonstrateurs de leurs projets. Architectes et cinéastes partagent aussi beaucoup de vocabulaire : cadrage, travelling, plongées, contre-plongées, ...

35 Architecture et cinéma entretiennent des relations étroites et complexes aussi parce qu’elles mettent des corps en scène. À travers l’exploration des relations et des sentiments, le cinéma permet à l’architecte de s’interroger sur l’espace possible, nécessaire ou suffisant.

36 Le cinéma japonais comme l’architecture, a ses particularités, ses œuvres cultes, ses maîtres incontestés et une production foisonnante. Il permet de décaler notre regard et de nous laisser saisir par le déploiement de la vie et de l’imaginaire dans les milieux japonais.

37 Akira Kurozawa a tourné de nombreux films épiques et ses mises en scène ont inspiré de nombreux réalisateurs occidentaux. Il est surtout le cinéaste de l’espace japonais hors la ville. Dans son cinéma, villages, fermes, champs et montagnes sont des figures centrales.

38 Dans des décors plus urbains et souvent domestiques, beaucoup des films de Yasujirô Ozu témoignent de la vie quotidienne d’après-guerre et des difficultés d’une société en pleine expansion, mais aussi en plein doute.

39 Nagisa Oshima est plus sulfureux. Ce cinéaste sonde les confins des individus et d’une société, en explore et révèle les réalités, les contradictions, jusqu’aux perversions.

40 En partant pour le Japon, D pourra donner une suite personnelle aux chefs-d’œuvre de ces trois monstres sacrés du cinéma japonais. Dans un corpus plus contemporain et en particulier dans l’œuvre dérangeante de Takashi Miike, je conseille Gozu, ses yakusas chers également à Takeshi Kitano, mais surtout sa femme-à-tête-de-vache qui, dans une ambiance poisseuse de zone péri-urbaine, accouche d’un clone-fantôme du personnage principal, dans une effusion de glaires...

41 Plus récent (et décent), le film fleuve Senses de Ryusuke Hamaguchi est une somme en 5 épisodes sur le quotidien d’aujourd’hui au Japon, où les femmes ont une place qui oscille entre archaïsme et modernité. Enfin, les Délices de Tokyo, film de Naomi Kawase, permet de toucher ce qui fait à la fois la beauté et la cruauté du Japon, entre pluie de pétales de fleurs de cerisiers en plein Tokyo et véritables questions actuelles de ségrégations sociales.

42 Autant que l’esprit auquel il est mêlé, l’espace japonais est singulier. Des réalisateurs occidentaux en ont fait un sujet et 2 films ont marqué notre génération d’architectes.

43 Lost in Translation de Sophia Coppola montre un homme occidental, autant perdu qu’inadapté à Tokyo, en dehors de ses repères. Il croise une beaucoup plus jeune femme désœuvrée et perdue également mais plus au diapason de l’Ukyo, le monde flottant. Ce couple improbable s’immerge dans un Tokyo presque sans surprises tant il est conforme aux habituels clichés, mais dans la distance vaporeuse que vous pourrez

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ressentir une fois sur place et dans laquelle il est particulièrement agréable de se laisser porter.

44 Le Tokyo électrique et interlope est un des personnages centraux de Enter the Void. La dimension hypnotique de cette réalisation magistrale de Gaspard Noé renvoie à l’usage de stupéfiants, mais dans quel autre endroit que le quartier de Kabukicho à Tokyo un tel battement furieux serait-il possible ?

45 Être architecte, c’est poser un regard sur ce qui est, autant que sur ce qui n’est pas ou n’est plus. Car il s’agit d’imaginer ce qui pourrait être ou ce qui sera. Vous l’aurez compris M, le cinéma est à la fois un aimant, un révélateur et un guide pour l’architecte au Japon.

46 ... pour aller à la source de ‘grands textes’.

47 Des générations d’étudiants en art et en architecture se sont plongés dans L’Éloge de l’Ombre, ouvrage de référence, véritable invitation à s’interroger sur l’espace et ce qui le constitue. Dans ce traité d’esthétique publié en 1933, Junichiro Tanizaki approche ce qui fait tout à la fois la particularité, la précision, la beauté, la poésie, les révélations et les mystères de l’espace japonais, à travers des descriptions et digressions qui nous emmènent de l’art des sushis au Kabuki et au théâtre Nô.

48 Cette exposition, dont l’architecte et théoricien Arata Isozaki était le concepteur et l’ordonnateur, cherchait à expliquer le Mâ et d’autres concepts japonais intraduisibles et fascinants, liant espace et temps. Elle réussissait à les faire percevoir concrètement dans leurs ambiguïtés et dans leurs épaisseurs sémantiques. Son catalogue a acquis une dimension mythique, mais on le trouve aisément en copie sauvage sur Internet...

49 Le Livre du Thé de Okakura Kazuko est un autre de ces ouvrages de référence, permettant de mesurer la complexité des structures de la société japonaise et des relations qu’entretiennent les hommes avec les choses et l’espace. L’Empire des Signes de Roland Barthes, a dû aussi motiver la visite au Japon de plus d’un architecte.

50 Tous ces incontournables sont à lire avant le voyage, mais il est peut-être plus intéressant encore de les retrouver après, une fois l’expérience faite. Car c’est aussi un des intérêts et un des plaisirs du voyage au Japon que vous pourrez offrir à D : se replonger dans ces grands textes avec un intérêt renouvelé et une connaissance liée à l’expérience des sens.

51 J’aurais pu aussi développer cette idée en citant les mangas, ces bandes-dessinées au kilomètre typiquement japonaises. Parmi les albums qui s’imposent, ceux de Jiro Taniguchi sont marqués d’une douce mélancolie. Ils sont chargés de réminiscences d’un passé aux charmes persistants, malgré le rythme effréné de la vie contemporaine qui se télescope avec la pesanteur des structures sociales. Taniguchi dessine le cadre de ses histoires avec un soin méticuleux, tout en épure et en ligne claire. Il donne une vision très réaliste et pourtant poétique des maisons, des villages et des villes, des champs, des forêts et des montagnes, omniprésents dans ses récits dessinés.

Pour l’architecte, le voyage au Japon est indispensable...

52 Je ne peux donc pas terminer cette lettre de recommandation sans présenter d’arguments étayant mon point de vue tranché.

53 ... pour voir à Tokyo l’avenir des villes.

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54 Les habitants de Tokyo sont des hyperurbains à l’image de ceux que nous serons sans doute demain. La taille des appartements s’y réduit, certains habitants économisent drastiquement l’espace allant jusqu’à récupérer la place du réfrigérateur supprimé. En effet, la vie à Tokyo se déploie sur toute l’amplitude du cadran. À toute heure il est possible de trouver ce dont on a besoin dans un Konbini, ces magasins que vous trouverez à tous les coins de rue, toujours ouverts et toujours achalandés. D’autres Tokyoïtes et évidemment parfois les mêmes, se passent de salle de bains puisqu’ils fréquentent au quotidien un des nombreux sento ou onsen, les bains publics naturels ou non, ouverts eux aussi à toute heure.

55 Tokyo gagne en hauteur depuis un assouplissement des réglementa- tions et grâce aux progrès de la construction parasismique. La ville se régénère et se développe sur elle- même et dans sa baie, dans une sorte de mouvement perpétuel d’expansion en espace contenu. Dans les années 60, les architectes dits Métabolistes projetaient des extensions urbaines en systèmes et couches démesurées. Ils ne renieraient pas les dernières avancées de la ville sur la mer et la superposition toujours plus vertigineuse des voies de communication. Dans un même temps, la ville redécouvre et aménage son réseau de rivières, son littoral et sanctuarise ses espaces verts. Des solutions sont mises en œuvre pour réduire les déchets, notamment en développant une circularité des biens. À l’échelle du citoyen, il faut noter que depuis longtemps le taux de fréquentation d’un métro aux lignes démultipliées, mais au fonctionnement réglé comme de l’horlogerie, est spectaculairement élevé.

56 Par ses formes urbaines dictées par des évolutions et des contradictions, entre d’une part une ville marchande à la croissance effrénée, d’autre part une conscience écologique déjà à l’œuvre, le Tokyo d’hier soir préfigure nos grandes villes de demain matin.

57 ... pour voir ce qui est là et nulle part ailleurs.

58 Compte tenu des conditions si particulières de l’architecture dans ce pays, j’affirme qu’il y a au Japon quelque chose d’unique, plus différent et fascinant que ce qu’on trouve ailleurs d’unique, de fascinant et de différent... Je peux tenter de vous en convaincre par l’évocation de deux œuvres de Ryue Nishizawa, architecte cinquantenaire universellement reconnu par ses pairs : une œuvre-des-villes et une œuvre-des-champs.

59 ... comme la Garden House !

60 Tokyo est une mégapole tentaculaire que Livio Sacchi, professeur d’urbanisme, décrit « en état liquide ». La plupart des rues n’ont pas de nom et sont sans début ni fin. Pour Roland Barthes, « Tokyo rappelle à l’Occidental que le rationnel n’est qu’un système parmi d’autres »... Et déjà en 1921, l’architecte Shiro Mitsuhashi déclarait : « notre ville ressemble à une mosaïque anarchique, nous sommes dans le chaos architectural ».

61 Ce qui surprend le voyageur dans cette ville de 37 millions d’habitants, c’est le paysage urbain fait principalement d’une marée de constructions basses : des maisons individuelles qui répondent à un fort désir et à une tradition. L’audace des architectes est dopée à Tokyo par des possibilités budgétaires qui sont nécessairement conséquentes mais aussi par un goût pour l’expérimentation qu’ils partagent avec leurs clients. Ainsi Ryue Nishizawa a construit plusieurs maisons à Tokyo, comme beaucoup d’architectes qui peuvent s’exercer sur cette commande sans cesse renouvelée.

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62 La Garden House est située dans un quartier soumis à une forte pression foncière, construite sur un terrain d’une trentaine de mètres- carrés seulement. Cette maison évoque un collage vertical, chacun de ses 5 niveaux étant différent des autres. En cela, elle est une sorte de condensé de l’espace tokyoïte qui semble résulter lui-même d’un gigantesque collage. À Tokyo, c’est le foisonnement qui fabrique l’unité.

63 Mais là n’est pas la seule particularité de cette maison extraordinaire. En effet, vous pourrez voir que la Garden House est entièrement vitrée : ses 4 faces sont ouvertes sur la ville, décor panoramique de chacun des mono-espaces superposés. Face au milieu chaotique qu’est la ville japonaise, Tadao Ando a pu choisir de préserver l’habitant en repliant sur elles-mêmes certaines des maisons qu’il a construites. C’est le cas exemplaire de la Maison Azuma conçue tout en intériorité à Osaka. À l’inverse, plutôt que de chercher à le soustraire du chaos de l’espace urbain, Nishizawa place l’habitant de la Garden House au contact. Il en fait un des acteurs d’une pièce au rythme frénétique. Et pour lui faire gagner son intimité lorsque c’est nécessaire, Nishizawa installe un dispositif à la fois efficace et séculaire : un simple rideau qu’il suffit de tirer...

64 Enfin, cette maison doit son nom aux plantations qui s’y développent. Le climat singulier de Tokyo est favorable à la pousse d’une végétation luxuriante. Ses habitants exploitent partout la moindre possibilité de faire pousser une plante ou un arbuste qui amènera de la fraîcheur, pourra évoquer les paysages de l’arrière-pays et permettre une évasion mentale. Dans la Garden House, chaque débord et chaque retrait sont des opportunités données à une plante ou à un arbre pour s’épanouir.

65 Partout ailleurs qu’à Tokyo, cette maison serait une plaisanterie. Là, elle est en résonnance avec les caractéristiques de la ville alentour. Elle y prend son sens et permet une lecture en miroir de son environnement. Découvrir une telle maison est une expérience unique que vous ne pourrez faire qu’au Japon.

66 ... comme le Teshima Art Museum !

67 Loin de Tokyo, la mer intérieure de Seto qui sépare plusieurs des îles principales de l’archipel japonais est constellée d’îlots longtemps négligés. Certains ont été phagocytés par une industrie lourde prédatrice des espaces naturels. D’autres ont été transformés en décharges. Tous sont touchés par un fort exode rural et leur population vieillit encore plus vite qu’ailleurs dans le pays.

68 Ayant fait fortune dans l’édition Soichiro Fukutake a racheté des pans entiers de quelques une de ces petites îles, d’abord pour y implanter des camps de vacances pour enfants. Ce tycoon a ensuite fait évoluer son projet à partir d’une fondation philanthropique dont l’ambition est de régénérer ces territoires par la culture et le tourisme. L’île de Naoshima est particulièrement connue pour ses multiples musées édifiés par Tadao Ando, mais aussi pour des interventions plus ponctuelles d’architectes et d’artistes qui y investissent des maisons abandonnées et par la citrouille géante qui lui sert d’emblème et qui vous accueillera à votre débarquement du ferry.

69 L’île de Teshima, plus petite et plus lointaine, bénéficie aussi de la manne de la Fondation Benesse. Là, au Teshima Art Museum, vous pourrez vivre une expérience unique et exceptionnelle dans une œuvre totale pour laquelle Ryue Nishizawa s’est associé à Rei Naito, une artiste contemporaine.

70 Dans un relief prononcé, au milieu de plateaux façonnés pour la culture du riz et après quelques kilomètres de route bucolique, l’expérience commence sur un sentier de

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béton immaculé qui serpente dans un petit bois. Il vous mène à une construction dont l’échelle est difficilement perceptible tant sa géométrie est inédite. Vous vous déchaussez comme à l’entrée de tout logement au Japon, puis vous entrez sous une bulle de béton tendue. De grands oculus ouvrent l’espace sur le ciel qui s’impose à vous directement, sans verrière. Vous êtes vite surpris par la consistance gommeuse du sol, mais aussi par des petits gargouillements furtifs réverbérés à l’infini. La géométrie de cet espace en brouille la mesure. Il y règne un calme presqu’absolu et c’est alors que vous comprenez : ces gouttes d’eau innombrables à vos pieds sont vos hôtes. Elles ruissellent au sol et forment des petites flaques, qui s’agglutinent en petites mares, serpentent puis disparaissent dans un trou minuscule. C’est pour elles qu’a été édifié cet écrin. Fascinés par le mouvement incessant formé par le cheminement de ces gouttes et par les sons qui accompagnent leur disparition, assis, couchés ou dans la position que vous jugez la meilleure, baignés dans une ambiance recueillie mais légère, vous savourez votre chance d’être là au cœur d’un pays qui peut vous offrir de telles émotions syncrétiques, à l’image d’autres fusions que vous pourrez éprouver ailleurs en terre japonaise, avec une autre intensité.

71 ... enfin et peut-être simplement : pour changer son regard sur les choses.

72 Le séjour au Japon offre une occasion unique d’immersion holistique dans un milieu totalement inconnu et quasiment indéchiffrable, sans être hostile. Sur place seulement, il est possible d’expérimenter et de ressentir pleinement ce qui fait la singularité, la force, la poésie, mais aussi la rudesse des paysages, des villes et de l’architecture, comme de l’âme japonaise.

73 Que cela se fasse à partir de découvertes, de rencontres fortuites ou à partir de chemins balisés, le voyage au Japon vous fera changer votre regard sur les choses. Et vous changerez votre regard sur vous-même, comme votre regard sur les autres.

74 Si vous lui faite le beau cadeau que je vous recommande, D pourra renouveler sa vision du monde et réactiver les convictions qui le portent dans son travail d’architecte. Car je le sais, pour lui comme pour nombre d’entre nous, celui-ci consiste fondamentalement à se mettre à partir de soi, au service des autres.

75 Je vous prie, chère M, de m’excuser pour la longueur de cet argumentaire. Mais je me devais d’être complet même si j’aurai encore beaucoup d’autres choses à écrire. Je n’ai même pas évoqué la littérature, Haruki Murakami, Yasunari Kawabata, ni l’univers de Hayao Miyazaki !

76 J’espère vous avoir quand même convaincue et que nous nous verrons prochainement, ou à votre retour du Japon...

77 Bien amicalement,

78 N.

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RÉSUMÉS

La nouvelle compagne d’un ami qui m’est très cher et avec qui j’ai fait mes études d’architecture me demande un conseil : elle cherche pour lui le meilleur cadeau d’anniversaire... Je lui conseille un voyage au Japon. En effet, pour un architecte, voyager est important. Mais voyager au Japon me semble même indispensable ! Voilà donc mes raisons...

The new companion of a friend who is very dear to me and with whom I studied architecture, asks me for advice. She’s looking for the best birthday gift for him... I recommend a trip to Japan. Indeed, for an architect, traveling is important. But traveling to Japan seems even indispensable to me! These are my reasons...

AUTEUR

NICOLAS DEPOUTOT Nicolas Depoutot est architecte, maître de conférences à l’École Nationale supérieure d’architecture de Nancy. « Ma découverte du Japon, où je voyage régulièrement depuis 10 ans est un tournant récent dans mon parcours. Elle a renouvelé ma façon de voir, de penser, donc d’enseigner l’architecture. »

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Dialogue entre Catherine, Lui et Moi 4 (Conseils d’un architecte à un confrère pour un voyage au Japon. Lettre à M.)

Didier Doumergue

1 Moi : Les conseils de Nicolas Depoutot sont précieux pour vous, qui n’avez pas l’œil facile avec l’architecture !

2 Lui : Devant ce continent japonais si innovant, riche, complexe et nouveau pour moi, j’ai renvoyé à d’autres voyages futurs de lever l’impasse et m’y intéresser comme il le faudrait, après une approche plus basique de la matière-japon.

3 Moi : En quoi certainement vous vous trompiez, car si j’ai compris une petite chose de votre expérience toute touristique au Japon, c’est bien l’absence pour les Japonais de hiérarchies à l’occidentale.

4 Lui : Vous avez vite fait de vous saisir d’un trait qui, pour vous, est japonissime. Je serais assez d’accord, mais absence de hiérarchie ne signifie pas pour autant absence de différences qui tiennent à la chronologie, à la situation, au contexte, que sais-je ? Ainsi il y a bien des choses dans la Lettre à M. auxquelles vous ne sauriez vous-même être insensible. L’auteur de la lettre donne à « M » des conseils pour offrir un cadeau à un F0 vieil ami « D », « après les épreuves qu’il a traversées », pour « l’aider à franchir 5B ce] cap » qu’on suppose difficile.

5 Moi : De quelles épreuves croyez-vous qu’il s’agisse ? Sont-ce là ces épreuves auxquelles je devrais être sensible ?

6 Lui : L’auteur de la lettre nous laisse entendre que M représente pour son ami D’une rencontre heureuse, sans doute amoureuse, dont il se réjouit. Le conseil est un voyage, cadeau particulièrement adapté à celui qui, ébranlé, s’est déjà mis en route, sous le poids des circonstances. Ce voyage n’est donc pas ici seulement réparateur, mais il est aussi un nouveau départ, un renouveau, une renaissance comme, à chaque printemps, la fleuraison des cerisiers pour les Japonais. Et l’ami D est un confrère architecte.

7 Moi : Vous diriez peut-être qu’un voyage per se n’a aucun sens, et qu’aucun voyage ne peut être dissocié de ce qui le cause ou l’accompagne ou s’y greffe ou s’y rapporte de

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façon directe ou subtil. Pour ce qui est de la Lettre à M., il s’agirait, entre autres, de l’amitié, de l’amour, de la destination Japon, et de l’architecture.

8 Lui : Cette lettre évoque une espèce de nœud entre trois personnes, celle qui l’écrit, Nicolas, celle à qui elle s’adresse M, et l’ami D. À cette réunion privée chacun s’invite en tiers dans la relation des deux autres.

9 Moi : Je gage que la présence in absentia de l’ami D dans cette lettre est une des thématiques à laquelle vous êtes depuis toujours tellement intéressé. Ce que votre japomanie n’a d’ailleurs fait que renforcer.

10 Lui : Ces trois inséparables sont aussi liés à une quatrième entité qui est celle-là même du voyage. Une fois la situation exposée, la lettre se poursuit par un splendide voyage- à-travers-le-voyage, la tradition des voyages, la nécessité du voyage, et spécifiquement sur le voyage d’un architecte à la découverte de l’architecture japonaise.

11 Moi : Sortons un peu des circonvolutions qui font sempiternellement vos délices, si vous le permettez. Quid de l’architecture japonaise ?

12 Lui : Je veux dissocier Nicolas Depoutot, l’auteur de la contribution, de son double littéraire, qui est ici non pas le narrateur mais l’épistolier, même si l’auteur de la lettre signe « Nicolas ». Ce que dit Nicolas qui écrit à M est éclairant : avant l’ère Meiji et l’ouverture au monde occidental, il n’y avait pas d’architecte au Japon « Soudainement ouverts sur le monde et avides de se mettre au diapason des nations occidentales, les Japonais ont rapidement importé la figure de l’architecte, celle inventée par Brunelleschi, et avec celle-ci de nouvelles formes architecturales. »

13 Moi : Ce qui signifie que l’architecture, en tant que but de voyage au Japon, vise la modernité, et les bâtiments anciens, notamment des temples, la tradition !

14 Lui : Appliquer au Japon ce petit gimmick : modernité/tradition, dont la juxtaposition serait propre aux Japonais est une habitude de

15 pensée occidentale, qu’on repère à l’opposition, fort peu japonaise, qu’elle introduit entre les deux aspects. Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’en ce qui concerne les architectes qui n’apparaitraient au Japon qu’à l’avènement de l’ère Meiji, il est concevable de définir un avant traditionnel et un après moderne. Mais l’épistolier prend grand soin d’indiquer que la construction des édifices recourt aujourd’hui à des matériaux et des « modes constructifs ancestraux ». Le lien entre le traditionnel et le moderne prend en architecture une signification particulière.

16 Moi : N’était-ce pas ce que vous vous étiez donné comme objectif dans votre second voyage en compagnie de Catherine ?

17 Lui : Il est troublant de juxtaposer le voyage bien réel effectué par Catherine et moi à cette projection de voyage évoquée dans la Lettre. Pas seulement pour le rapport entre le réel et cette virtualité si bien argumentée, mais pour des correspondances contingentes qui font tout mon plaisir.

18 Moi : Revenant sur vos pas au Japon, avez-vous enfin approché, c’est- à-dire observé, le Japon moderne, ce qui était votre programme pour ce deuxième rendez-vous, ou y avez-vous une fois encore rencontré, tapis dans la modernité, les motifs du Japon éternel ?

19 Lui : C’est courir deux lièvres à la fois, le Japon éternel est déjà si inaccessible, alors le retrouver à travers le Japon moderne n’est à la portée que de spécialistes patentés. En

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architecture justement. Mais c’est la notion même de programme qui n’est pas appropriée au voyage du Japon.

20 Moi : Peut-être n’avez-vous pu vous confronter, autant que vous l’auriez désiré, au Japon moderne, dans le temps duquel nous vivons pourtant.

21 Lui : À quels japons accédons-nous ? Claudel essaie de caractériser le monde japonais en partant de la perception de l’artiste. Dans un texte de 1925, il écrit : « ….l’artiste F0 5B japonais] se réfère à un monde plutôt suspendu qu’absent, juxtaposé à celui-ci qui passe et qui ne saurait avoir un autre que nous pour habitant »1.

22 Tous les Japonais font cette expérience de se référer à un monde suspendu à côté de celui dans lequel ils vivent. Les artistes seuls le rendent manifeste. Murakami donne cette même impression lorsque, dans son 1Q84, il fait coexister deux mondes dans lesquels passent de l’un à l’autre les deux personnages principaux de son roman, du monde où ne luit qu’une seule lune au firmament à celui où en brillent deux. Le monde architecturé moderne est peut-être un second monde à côté du premier.

23 Moi : Donc votre quête, pour ne pas dire votre enquête, s’est poursuivie sur le même chemin dont nous a entretenu votre Tokyo script2, à savoir la plasticité japonaise des mondes parallèles, mais aussi bien la porosité des frontières entre l’âme et le corps, les vivants et les morts, la nature et la culture, entre autres...

24 Lui : C’est la situation dans laquelle on pense qui permet de penser la configuration même du voyage. Comme vous le savez, mon premier voyage était marqué par la présence incontournable du groupe familial qui m’opposait un appréciable repoussoir.

25 Moi : Mais vous servait aussi de contrefort pour penser ce vaste dispositif de vases communicants.

26 Lui : Le second voyage ne bénéficie plus de cette opposition-contrefort familial pour approfondir l’expérience que j’ai appelé « révélation » dans mon premier texte, celle du vide, qui est toujours là, on le verra plus tard, en architecture japonaise.

27 Moi : Vous entrez là, cavalièrement, comme à votre habitude, sans crier gare, dans le grand thème ! Ménagez-nous quelques degrés pour y parvenir.

28 En quoi, d’après-vous, la configuration du second voyage diffère- t-elle précisément de celle du premier ?

29 Lui : Je ne sais si la question que vous posez là, pour ralentir le cheminement, n’est pas aussi imposante que le thème du vide, et ne finira par le rejoindre, porosité des mondes oblige ! Et d’avoir à en parler avec vous, qui en êtes partie prenante, est plus qu’intimidant, car il en va de l’amitié, thème que nous avons singulièrement pointé dans la Lettre à M., souvenez-vous.

30 Moi : En effet, je ne le sais que trop. Si le premier voyage s’est organisé en famille, le second l’a été dans un cadre amical, malgré ma défection de dernière minute. Aussi réelle, hélas, que votre voyage et que je n’invente pas pour orner notre dialogue !

31 Lui : L’image qui résume cette nouvelle configuration la spécifie. Elle marque, qui plus est, votre absence (encore une mystérieuse correspondance avec la présence in abstentia de D dans la Lettre à M.). C’est celle des trois places qui nous étaient réservées dans l’avion nous emmenant au Japon. Catherine, notre amie commune, s’était installée côté hublot, et pour ma part côté couloir. Entre nous deux se trouvait la place qui vous était destinée. Non seulement votre absence l’emplissait, pourrai-je dire, d’un vide attristant, mais il se trouve que curieusement le siège de mousse rembourré en était

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désolidarisé du dossier. Il gisait de guingois, impossible à être reclipsé à son armature métallique, comme si, n’attendant plus aucun occupant, il avait renoncé à sa fonctionnalité. Nous y empilâmes dans un équilibre à peine stable tous les objets embarrassants qu’on aurait dû caler entre nos jambes dans notre habitacle étroit, vêtements chauds, coussins, livres, plaids pour la nuit, casque audio, carnets, trousses diverses pour des crayons et des pilules.

32 Moi : Quelle vision !

33 Lui : J’y reconnais mon thème du vide, modestement illustré. Non seulement Catherine et moi n’aurions pu occuper cette place désormais vacante, mais nous ressentions le besoin, l’un et l’autre, à la fois de la médiation d’un tiers espace entre nous, rôle que vous auriez joué, comme chacun de nous pour les deux autres, et d’autre part, d’une échappée sur un extérieur. Pour moi, celui de la clôture de la cabine dans l’avion. Pour Catherine, celui du vaste monde que parcourait notre aéronef aperçu par le hublot.

34 Moi : Il me faut me désengluer de cette image poignante dans laquelle je pourrais me jeter et disparaître tout à fait. Votre vide en sortirait victorieux. Dites-moi plutôt, plus légèrement, si la déclinaison entre le féminin et le masculin, qui s’inaugure ici dans votre choix respectif des espaces auxquels vous choisissez de vous connecter, s’est confirmée durant votre séjour ?

35 Lui : Ce serait peut-être à ce qui suit de notre dialogue de l’établir, selon notre convention tacite de progresser pas à pas, si nous n’avions pas à nous centrer sur l’architecture.

36 Mais, d’ores et déjà, puisque cet aspect essentiel vient de s’introduire, il nous faut, vous serez d’accord avec moi, passer à un échange à trois interlocuteurs dans un « dialogue entre Elle, Lui et Moi… », changement historique, s’il en est, puisque habituellement nos dialogues s’organisent exclusivement entre nous deux.

37 Moi : C’est évident. Accordé !

38 Lui : On voit se dessiner notre programme : l’amitié, plutôt que la famille, le vide, déjà approché, en opposition à la vacuité insipide du tourisme, le masculin et le féminin, la nécessité d’un tiers lieu pour lutter contre la tentation de l’Un, les connexions à un espace confiné ou à un espace extérieur, subsumés sous le chapeau général de l’architecture !

39 Moi : Et, pour ma part, j’ajouterai l’amour, puisque la cause de ma défection, la puissante raison de mon détournement ponctuel d’une configuration amicale, réside dans la situation amoureuse impérieuse, dans laquelle je me suis trouvé, attraction implacable, immédiate, sans arrangement avec la temporalité ni échappatoire possible.

40 Lui : J’admire votre numérologie, l’Un, la division en deux, le trois in absentia. Reste à savoir comment le Japon s’inscrit dans cette grille numérotée. Dans l’amour, il s’inscrirait sûrement. La rencontre de l’autre. Ce risque encouru à être attiré par une profonde altérité. Même si, tout d’abord, le rapport est asymétrique. Le Japon vous aime-t-il autant que vous l’aimez ? Mystère. Tant que la réciprocité n’est pas avérée, il n’y a qu’hystérisation et désir déstructuré, pas encore d’amour véritable, sinon le danger pour soi de n’être pas élu.

41 Moi : Rappelez-vous Tokyo script, la restitution de votre premier voyage. La disposition de départ était plus vaporeuse. Votre certitude de ne plus faire le fameux « Voyage du Japon » qui vous avait été de tout temps un secret désir. L’accident hasardeux de la décision de l’effectuer en famille, purement anecdotique et contingent. Votre première

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expérience du vide dans le décept ressenti à l’aéroport de Pékin, lors de la première escale de votre avion pour Tokyo. En regard de tout ceci, vous affichez, cette fois, la forte image liminaire d’une place délaissée, au confort cabossé, dans la cabine d’un avion, de laquelle le décryptage donne lieu à ce bizarre mathème, dont vous verrez qu’on ne saura vraiment que faire !

42 Elle : Je ne sais si vous en ferez quelque chose ou rien, mais c’est sans compter avec ma contribution aux échanges.

43 Lui : Voilà bien une première intervention de la fée schtroumpfette !

44 Elle : « Schtroumpfette », je t’en foutrai, moi ! Je t’ai plus d’une fois sauvé la mise au Japon !

45 Lui : Pour un peu, tu donnes à penser, chère Catherine, vouloir concourir pour le prix Xanthippe.

46 Elle : Je préfèrerais que ce soit plutôt pour le prix Diotime !

47 Moi : Holà, holà. Ne me dites pas que tout votre séjour aura pris cette tournure ! N’oubliez pas, dans vos querelles privées de compagnons de voyage, la question de l’architecture !

48 Vous avez commencé par un séjour à Kyoto, qui tient une si grande place dans la Lettre à M. Puis Tokyo. Ce choix d’itinéraire recouvrerait-il une espèce de partition Japon ancien/ Japon moderne ?

49 Elle : Si c’est le cas, ce n’est pas volontaire. On ne pourra le dire qu’après nos descriptions.

50 Moi : Alors, Kyoto ?

51 Lui : Ce n’est qu’après deux à trois jours que nous avons vraiment pris connaissance de l’endroit où se situait notre premier logement, à une station de métro de la gare centrale et pourtant comme perdu en banlieue.

52 Elle : Le moment de vérité survient quand les images de la réalité que je perçois devant moi renvoient au bazar d’un magasin de farces et attrapes les représentations a priori que je m’étais construites tant bien que mal, sans avoir eu le courage non pas de ne penser à rien, mais de ne rien penser. Ce qui est impossible.

53 Lui : Tu t’es malgré tout abstenue de lire mon Tokyo script, pour ne pas te mettre devant les yeux ces espèces de lunettes forcément déformantes.

54 Elle : Je ne voulais pas être en quelque sorte « enchantée » par tes descriptions, me laisser prendre à tes séductions. Pourtant mes propres pré-images étaient déjà porteuses de déformation. L’image concrète, perçue sur place, impose sa vérité concrète, celle qui vient du fourmillement des autres, de cette présence surabondante débordant notre perception. C’est cela qui saute aux yeux quand on arrive, d’autant plus dans ces lieux de circulation, les aéroports, gares, autoroutes.

55 Moi : Joli ! Cher bas-bleu ! Voilà que tu rejoins l’étymologie du con-crecere.

56 Elle : Jean Goetz, sors de ce corps !

57 Lui : Ne réveillons pas les mânes de Jean, laissons les dormir paisiblement. Elle : Le bas- bleu est contente d’être tombée si précisément sur la veine étymologique. Tu m’expliqueras, vieux pédant, mais pas maintenant !

58 Lui : Le procédé de la déformation nous obsède. Et pourtant nous sommes bien persuadés tous les trois qu’il n’existe aucune image « pure » qui précèderait, comme

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véritable, toutes les autres plus ou moins retouchées. On a beau faire, Photoshop est toujours-déjà-là. S’il ne l’avait pas toujours été, il n’aurait jamais pu être inventé. Aussi l’impression de Kyoto que nous voudrions vous donner nous décevra constamment a priori.

59 Moi : Faites confiance à notre Marie-José Mondzain l’iconologue ! Votre image sera de toute façon, vous le savez bien, l’occasion de négocier entre le présent et l’absent, le réel et l’irréel, le manifeste et le caché. Une vraie image n’a pas besoin d’être vraie ! C’est elle qui le dit.

60 Lui : Si pour Catherine l’image du Japon, ou plutôt l’image de Kyoto qu’elle avait sous les yeux, battait en brèche celle qu’elle s’était construite auparavant, pour moi la nouvelle image de Kyoto écrasait celle que je m’étais faite l’année précédente.

61 Moi : Vous n’y aviez passé, alors, que deux jours, détourné de votre séjour à Tokyo, le regard encore plein des impressions de la mégapole.

62 Elle : Pour moi Kyoto représentait mon premier contact direct avec le Japon. Avant de partir j’avais été interloquée par une phrase de Chris Marker que je t’ai immédiatement forwardée à Metz où tu es resté : « Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là – dasein – et tout vous sera donné par surcroît. Enfin un peu »3. J’avais relevé dans un guide des ballades balisées en parcours de segments de ville. Être le regard qui se déplace dans le décor, voilà ce qui m’attirait.

63 Moi : Avant que vous ne m’emmeniez dans ces ballades, permettez-moi cette remarque : votre premier voyage était dominé par la figure du théâtre et ce second semble l’être par celle du cinéma. En cela vous rejoignez la Lettre à M. qui donne une place particulière au cinéma.

64 Lui : Ceci est entièrement dû à Catherine, en raison de ses goûts et de ses accointances avec le groupe des cinéphiles de Metz dont elle fait partie ! Quant à moi, comme vous le savez, je n’ai aucune culture cinématographique, à mon grand dam !

65 Elle : Le quartier que nous avons habité m’a paru d’emblée receler une atmosphère « ciné ». Pas le premier jour, cold and cloudy, qui ne me dépaysait guère de ma Bretagne natale, mais les jours printaniers qui suivirent, ensoleillés et agréables.

66 Moi : Vous vous êtes retrouvés dans un décor de film ?

67 Elle : « Intérieur-jour », pourrait-on dire. Notre appartement était situé au deuxième étage d’une petite maison dans une rue tranquille qui longeait la rivière Kamo. De la fenêtre de la cuisine on apercevait une espèce de chemin sur l’autre rive. Dans ce plan fixe entraient, de temps à autre, par la gauche ou par la droite, des silhouettes silencieuses : un cycliste, des joggers, des marcheurs au pas vif avec des sacs de course. Le cadre de notre fenêtre était redoublé, de l’autre côté de la rue, par la maçonnerie rectangulaire d’un complexe routier en construction : le tablier supérieur et deux piles verticales découpaient l’image du chemin de halage au loin et rapprochaient de nous ce monde dont ne nous parvenait aucun son.

68 Lui : Je me souviens avoir regardé longtemps, à travers ce dispositif optique, un jeune homme en train de faire lentement des mouvements de gymnastique entrecoupés de positions de tai-chi- chuan. Il cessait lorsque des promeneurs le croisaient. Hors-champ

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s’étendait ce monde d’où arrivaient et vers lequel se dirigeaient les figures, visibles à leur entrée dans le cadre.

69 Moi : Voilà une image, moins paisible que mystérieuse, en marge de la ville. Pas tout à fait un no man’s land, un bout-du-monde plutôt, où apparaitraient des figures sous leur forme visible qui semble n’en être qu’une parmi d’autres. Je sais depuis l’an dernier, votre goût pour la mixité des vivants et des morts, la rencontre banale des fantômes et des individus de chair et d’os ! Détrompez-moi, tous les Kyotoïtes ne sont pas de cette eau ?

70 Lui : Peut-être changent-ils d’apparence en fonction du quartier où on les rencontre. Les Japonais donnent créance à une très singulière « théorie de la départementalité », F0 kenminsei, littéralement « nature du peuple d’un département 5B qui] postule très simplement que chaque région, voire chaque département (ken) possède une nature particulière (tokuyū no kishitsu), qui influence le caractère des gens qui y sont nés et y ont été élevés ».4 Et que j’étendrais bien à la ville, au quartier…

71 Moi : Votre tout nouvel intérêt, non pas pour ces micro-distinctions, mais pour les personnes rencontrées, doit quelque chose à Catherine, m’est avis.

72 Lui : En tout cas, le regard cinématographique, tout moderne qu’il soit, n’a que faire avec une opposition entre tradition et modernité. Ce n’est plus son problème ! C’est ce que saisit le propos du cinéaste Chris Marker que rapporte Catherine : « Se fier aux apparences », « ne pas s’inquiéter de comprendre ». Clélia Zernik qui cite également Chris Marker, écrit à quel point le Japon est un film.5

73 Elle : Nous n’avons pu visiter les villas impériales évoquées par l’épistolier de la Lettre à M. car le quota de touristes autorisés était déjà atteint. Nous nous sommes rendus dès le premier jour au château Nijō que tu as voulu me montrer et revoir.

74 Moi : Est-ce que tu as eu, Catherine, dans la villa du shogun, cette impression de monter dans un vaisseau intergalactique, selon la description qu’en a faite notre ami ?

75 Lui : Le vaisseau spatial, c’était plutôt le Kiyomizu-dera, temple que nous verrons en dernier à Kyoto. Quand au Nijō-jō, je disais que son architecture basse en forme d’éclair qui zébrait le sol devait être vu depuis la voûte céleste. Je me suis imaginé qu’un vaisseau spatial pouvait repérer cet éclair plaqué au sol, que ressentait intérieurement notre parcours dans ces corridors coudés. Ce qui aidait à aller par la sensation de l’extérieur vers l’intérieur et vice versa, c’était, vraisemblablement, ces trilles de rossignol s’élevant à chacun de nos pas qui établissaient un lien sonore plus que visible. Drôle d’expérience sensible de la surface où se rencontrent ces plans. Pas d’étage, pas d’envolée vers le haut comme nous y sommes habitués.

76 Elle : Quelque chose du Japon m’a attrapée ce jour-là, c’est indéniable. Je ne saurai dire quoi ni comment, entre le flot ininterrompu de chalands et d’acheteurs des galeries marchandes avoisinantes et la splendeur d’un palais japonais, au milieu de son jardin, entouré de murailles ajointées et de douves. Bien que je ne sois pas vraiment comme toi à guetter l’expérience que je suis en train de faire, à n’en jouir qu’à travers le reflet qui s’étend dans la conscience. Tu as besoin de ces plans successifs, j’ai l’impression d’être davantage dans l’immédiation.

77 Lui : Je pressens que vous allez me demander cher ami, si, à nouveau, c’est là un effet de l’opposition du féminin et du masculin. Nous sommes plus enclins à nous poser ce genre de questions, vous et moi, que Catherine. Et je ne sais si c’est parce qu’elle est une femme.

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78 Moi : Vous recevez les contributions de quatre femmes dans ce numéro de la revue Le Portique, Fleur Breteau, Catherine Simon, Doan Bui, Clélia Zernik auxquelles vous ajoutez Hélène Le Bail la traductrice du texte de Namioka, c’est cinq pour dix hommes. On aimerait en apprendre plus sur les femmes et le Japon.

79 Elle : Homme ou femme, nous restions de toute façon des touristes étrangers. Nous avons été refoulés d’un établissement visiblement réservé aux seuls Japonais dans la fameuse Pontocho-dori où s’alignent, sur 500 mètres, bars, restaurants, boîtes de nuit, etc.

80 Lui : Catherine s’enfilait dans toutes les venelles pour dénicher l’izakaya qui nous choisirait elle-même, à défaut de recourir à nos critères de choix habituels à Metz ou à Paris. Au fin fond d’un enchevêtrement de bistrots, cantines, gargotes plus ou moins classes, une taverne plus secrète l’a arrêtée. Mais on ne nous accepta pas, malgré l’heure convenable et un certain nombre de places non occupées.

81 Elle : On s’est rabattu sur un local, moins authentique à nos yeux, mais qui l’était certainement autant. On y a rencontré les premiers Japonais qui nous ont adressé la parole, un homme accompagné par deux filles plus jeunes. Nous avons ôté nos chaussures pour monter sur une rampe de bois qui entourait un espace en contrebas où se trouvaient les tables.

82 Lui : Le jeune homme, un tantinet plus âgé, arborait un air canaille avec ses deux poulettes. Il s’adressa à nous en premier, depuis sa table, en proclamant qu’une des gaminottes parlait français. Elle l’apprenait à l’école, certes, mais avait des difficultés à sortir un seul mot. Nous nous sommes donné nos adresses-mails et de temps en temps, elle m’envoie un message maladroit, mi anglais mi français.

83 Elle : Les deux filles suivaient des études d’infirmières, le type ne nous a pas dit ce qu’il faisait comme métier. Quand nous leur avons annoncé que nous allions poursuivre vers Tokyo, ils ont eu comme pitié de nous, qui allions nous trouver en butte à la folie désastreuse de Tokyo alors que Kyoto était, selon eux, bien supérieur et si facile à vivre.

84 Elle : En ce qui me concerne, ce qui m’intéresse le plus, en ce début, ce sont les facettes si différentes de ce que je découvre.

85 En à peine deux jours, nous en avons parcouru du chemin, entre l’aéroport et la gare de Kyoto sous un ciel de plomb, puis de la gare bombastique comme tu dis, hyper moderne, jusqu’à notre quartier central mais qui sentait sa banlieue. Notre resto du premier soir populaire et tellement sympa, le marché le lendemain, la villa du Shogun, le repas avec des Kyotoïtes qui nous adressaient la parole, et pour finir notre première nuit sur un futon si inconfortable pour des occidentaux (vieillissants) qui n’ont pas F0 incorporé ce que Benoît Goetz appelle le geste 5B japonais] d’habiter. Mais avant cela, la dame chinoise qui louait juste au-dessus de notre appartement et qui nous a expliqué les boutons porteurs de kanji cabalistiques pour allumer notre cuisinière et nous faire réchauffer quelque chose. Que faisait là cette famille visiblement non japonaise. Sûrement pas des touristes mais des transfuges économiques attirés par le capitalisme flamboyant, moins rampant que dans leur pays. Quel maelstrom ! Et comment s’y retrouver ? J’ai eu l’impression d’être immergée dans un Jackson Pollock, aussi incompréhensible et dense, entre des poches de vide et un réseau de filaments dans tous les sens.

86 Lui : Comme « quelqu’aigle étendu sur le seul appui de la tempête », aurait dit Proust.

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87 Moi : N’est-ce pas là une image proprement occidentale ? Un regard perçant unifiant une réalité. La pensée extrême-orientale n’est- elle pas plus connectioniste en reliant entre eux des fragments de réalité ?

88 Lui : À Kyoto, il m’est arrivé une drôle de chose. Nous visitons de nombreux temples, allant de l’un à l’autre. Chacun d’eux présente une personnalité unique. Ils appartiennent certes à des écoles différentes, liés à des fondateurs particuliers. Ils différent par l’implantation dans la ville, mais aussi la forme des constructions, l’articulation aux jardins, l’atmosphère qu’ils dégagent.

89 Moi : Ce n’est tout de même pas ceci qui vous a surpris !

90 Lui : L’expression « personnalité » doit être prise au sens large. À leur suite toutes les constructions devenaient des individus singuliers. On s’en rendait compte au fait qu’ils parlaient entre eux à voix basse ou haute.

91 Moi : Il vous arrive toujours de ces trucs ! Vous me rappelez une notation du grand Alfred Kubin dans son roman fantastique L’Autre Côté. Il décrit ce fameux pays du rêve fondé par un de ses amis d’enfance qui l’y a invité. Tout y est étonnant mais les maisons sont affectées des mêmes propriétés : elles parlent.

92 Lui : Voilà un auteur dont vous ne m’avez jamais parlé ! Je ne le connais pas. Elle : C’est un dessinateur de génie. Un expressionniste puissant qui s’exprimait autant par l’art pictural que la littérature. Tu me l’as fait découvrir à Munich en m’emmenant à une exposition de dessins qui m’a fait grande impression. Dis-nous un peu à quel passage tu fais allusion ?

93 Moi : C’est dans le premiers tiers du roman lorsque le narrateur décrit avec étonnement l’ambiance fantastique de « Perle », la capitale de l’Empire du rêve : « …ces maisons étroites, c’était bien elles les individus réels et puissants (...) ces maisons avaient des humeurs très changeantes. Beaucoup se haïssaient, se jalousaient mutuellement. Il y avait parmi elles d’affreux grognons comme la laiterie d’en face ; d’autres semblaient des insolentes et méchantes langues (…) la maison que nous habitions était une vieille tante rongée par le chagrin. Les fenêtres guignaient avec malveillance tous les potins à colporter. Méchant, très méchant était le grand magasin de monsieur Blumenstich ; solide et joviale la forge visible de la laiterie ; insouciante et étourdie la maison de l’inspecteur fluvial. »6. Vous qui êtes devenu sensible au fantastique par votre commerce avec le Japon, voilà une lecture pour vous !

94 Lui : Merci de me le faire connaître. Ce qui m’intéresse particulièrement dans le rapprochement que vous faites avec le Japon, c’est, me semble-t-il, la différence fondamentale entre le goût psychologique occidental, et la personnification nippone, qui n’y souscrit absolument pas, au contraire.

95 Moi : L’extrait dont je vous parle est dominé par cet aspect. Mais permettez-moi de vous lire les lignes qui suivent immédiatement où le fantastique éclate avec plus de force d’avoir été précédé par une projection psychologique : « Mais ma favorite était la maison d’angle située au bord du fleuve : c’était le moulin. Il avait un visage joyeux, il était blanchi à la chaux, et sa coiffe était un toit de bordeaux moussus. Côté rue, tout en haut, une poutre massive était fichée dans le mur comme un bon cigare. Autour des lucarnes supérieures il avait, il est vrai, une expression tarabiscotée et matoise. Il appartenait à deux frères. Ou bien lui appartenaient- ils comme deux fils à une mère ? ».7

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96 Elle : L’appartenance des deux propriétaires à la maison qu’ils occupent comme les deux fils à une mère, dépasse de beaucoup le dialogue des maisons entre elles.

97 Lui : Le non-humain fait société, diraient vos sociologues favoris ! (bien au-delà de la psychologie, il est vrai).

98 Elle : L’épistolier évoque dans sa Lettre à M. la maison de ville d’un très grand architecte japonais, Ryue Nishizawa. Elle est toute en hauteur, contrairement aux bâtiments traditionnels qui restent plaqués au sol, as-tu dit.

99 Moi : La surface doit être devenue si onéreuse que pour construire aujourd’hui il faut bien empiler de l’espace.

100 Lui : Quand je regarde la maison de Ryue Nishizawa sur les photos, je ne vois rien d’ascensionnel comme serait une flamme. Pas de feu, mais de l’air (de l’aéré), un continuum d’intérieur et d’extérieur si désorientant pour mes habitudes. Cet air si paisible je ne parviens pas à ressentir s’il souffle et d’où il vient. Peut-être est-ce moi qui l’agite en me déplaçant latéralement et sur la hauteur du bâtiment. Encore une drôle d’expérience sensible que de se retrouver air soi-même. Le silence est rehaussé par ces sons quasi-imperceptibles de matière aérienne qui se déplace.

101 Moi : C’est, pour récapituler, ce que vous vouliez dire : le récit du voyage est pris dans des rapports humains, des relations qui fluctuent. Le voyage est dépendant du désir qu’on s’en est fait. Le vide s’illustre indifféremment dans les bâtiments traditionnels et les constructions d’aujourd’hui. Les maisons japonaises entretiennent encore moins de conversations psychologiques que les maisons occidentales. Nicolas Depoutot vous a donné envie de vous perdre dans l’architecture japonaise, avec un œil neuf.

102 Remercions-le !

NOTES

1. Paul Claudel, « La Nature et la Morale », NRF juin 1925, La Pléiade, O. C. tome I, p. 1182. 2. Cf. D. Doumergue, Tokyo script. Paradoxe sur le voyage de Tokyo en famille à l’époque du tourisme de masse, Les Cahiers du Portique n° 17 (2019). 3. Chris Marker Le dépays, Paris, éd. Hersher, 1982. 4. Cf. Erik Laurent, Les Chrysanthèmes roses, homosexualités masculines dans le Japon contemporain. Éd. Les Belles lettres, collection Japon dirigée par Christian Galan et Emmanuel Lozerand, 2011, p. 67. 5. Cf. Infra Clélia Zernik, Le film-Japon. 6. Alfred Kubin, L’autre côté (1909), traduit de l’allemand par Robert Valançay, éd. Jean-Jacques Pauvert et Françoise Harmel, Paris, 1986, p. 64-65. 7. idem.

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AUTEUR

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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Pratiques et représentations du go et du shôgi

Bertrand Grimonprez

1 Je m’intéresse depuis plusieurs années à différents aspects de la civilisation japonaise et concentre actuellement l’essentiel de mon attention sur sa dimension ludique. Celle-ci est riche et variée, des courses hippiques aux jeux vidéo (pratiqués notamment dans les salles d’arcade), en passant par les pachinko. En certains de ces lieux foisonnent les formes, les couleurs et les sons. À l’opposé s’observent le calme et l’austérité caractéristiques des salles de go et de shôgi, les jeux de stratégie les plus pratiqués au Japon. Les origines du go sont obscures, mais l’on suppose une naissance en Chine, au plus tard au IIe siècle de notre ère1, suivie par un développement considérable sur l’Archipel, sans que sa nature en soit profondément altérée. Aux alentours du VIe est créé un jeu indien, appelé chaturanga, qui s’est diffusé en diverses directions et a évolué sous de multiples formes, notamment celle des échecs en Occident et celle du shôgi au Japon2. La conjugaison de mon attrait pour le Japon et de celui pour les jeux de stratégie m’avait conduit à les connaître, mais je n’y avais joué qu’à de très rares occasions. Mon séjour de recherche à Tôkyô l’automne dernier m’a permis une incursion au cœur des lieux de leur pratique, dont la description de quelques morceaux choisis servira de toile de fond à la présentation de certains éléments de ces jeux.

2 J’évoquerai ensuite les constructions de hiérarchies et de représentations ludiques. Je me livrerai à des interprétations relatives à ces deux jeux, avant d’aborder l’évolution des pratiques des jeux de stratégie.

Go et shôgi à Tôkyô

3 Go et shôgi, tels qu’ils se déploient au Japon, ont plusieurs similitudes. Les joueurs professionnels sont regroupés dans des associations, la Japan Go Association (Nihon Ki- in en japonais), pour le go, la Japan Association (Nihon Shogi Renmei en version originale) pour le shôgi, toutes deux créées en 1924. Leur accès n’est permis qu’à l’issue d’un exigeant processus de sélection. Ces deux jeux sont enseignés dans de nombreuses écoles du pays. Ils bénéficient d’une importante couverture médiatique, notamment

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télévisuelle, grâce à la chaîne NHK, qui a largement relayé les exploits de Fujii Sôta, devenu le plus jeune joueur professionnel de shôgi de l’histoire, à quatorze ans, et a suscité un regain d’intérêt pour ce jeu auprès des jeunes générations. Mais go et shôgi ne connaissent pas la même diffusion. En dehors de l’Archipel, le go est également fortement ancré en Chine, où il est appelé weiqi, et en Corée du Sud, où l’on le dénomme baduk. D’après une enquête menée par la Fédération Internationale de Go auprès des différentes fédérations nationales, le go est joué hors du cadre institutionnel par environ quatre millions de personnes au Japon, deux millions en Corée du Sud et dix millions en Chine3. Le shôgi demeure quant à lui essentiellement joué au Japon, où l’on dénombre, au cours des dernières années, entre cinq et dix millions de joueurs occasionnels4. Je suis parti à la découverte de certains des nombreux lieux offrant la possibilité de jouer au go à Tôkyô.

4 Je me rends pour la première fois dans une salle de go avec un franco- japonais, Kazune, rencontré en jouant aux échecs sur internet. Nous nous retrouvons un après-midi d’octobre devant la statue de Hachiko (chien célèbre pour être resté fidèle à son maître même après sa mort), au cœur de Shibuya, à côté des fameux passages piétons croisés photographiés et filmés à l’envi pour illustrer la démesure tokyoïte. Nous nous rendons dans un gokaijou (terme qui désigne le lieu où l’on joue au go) célèbre, car évoqué dans le manga faisant référence pour le public hexagonal friand de ce jeu : Hikaru no Go. Comme souvent, l’endroit n’est pas aisément repérable : l’idéogramme signifiant « go » sur la légende située au bas de l’immeuble où il se trouve se fond dans le très dense environnement visuel qui caractérise les alentours des « gares secondaires » de Tôkyô. Au même titre que dans les autres salles de go et de shôgi, l’entrée est payante : 500 yens (environ quatre euros) pour les jeunes et les étudiants, le triple pour les salariés. En dehors de nous, le public est uniquement composé de retraités – essentiellement des messieurs – dont certains jouent en buvant de la bière ou du saké. Le représentant du local joue simultanément contre Kazune et moi. Après nous avoir battu, il explique dans quels registres nous avons failli. Guère évident, pour des joueurs d’échecs, d’adopter de judicieuses stratégies : nous ne sommes pas mieux armés qu’une personne ignorante de tout jeu de stratégie, car le go repose sur des principes différents de ceux des autres jeux de ce type.

5 Le go se joue sur un goban, plateau carré quadrillé par 19 lignes verticales et autant de lignes horizontales, formant 361 intersections, vide en début de partie. L’objectif est de contrôler un territoire plus important que celui de l’adversaire au moyen de pierres (noires pour un joueur, blanches pour l’autre) que l’on dépose sur l’une des intersections du plateau. Étymologiquement, en chinois, weiqi peut être traduit par « le jeu d’encerclement », wei signifiant « encerclement », et qi « jeu », ou « jeu de plateau » : celui qui parvient à entourer les pierres de l’adversaire les lui prend. Au go, il est certes question de construire, touche après touche sur le goban, des îlots de pierres que l’on tente de relier pour assurer le contrôle du territoire. Mais parfois, la bataille fait rage autour d’une intersection dont la possession peut déterminer le sort de la partie, car elle peut permettre d’encercler, ou non, un groupe de pierres.

6 Nettement plus proche dans son principe, le shôgi est plus simple d’accès pour un joueur d’échecs. Étymologiquement, son sens est « le jeu des généraux », « shô » et « gi » signifiant respectivement « général », ou « généraux », et « jeu ». Il se joue sur un shôgiban. Les deux protagonistes disposent en début de partie de 20 pièces chacun, qu’ils peuvent déplacer sur l’une des 81 (neuf en longueur et neuf en largeur) cases du

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plateau. Huit types de pièces composent les deux armées. L’objectif est la capture du roi. En dépit des similitudes avec les échecs5, plusieurs différences affectent considérablement le type de parties susceptibles de se dérouler sur le plateau de jeu. La plus importante est celle de la règle du parachutage : quand les pièces sont capturées par l’adversaire, celui-ci en devient propriétaire et peut les faire réintégrer le shôgiban6, au moment de son choix et sur n’importe quelle case non occupée. Cette caractéristique offre aux parties une dynamique particulière, qui engendre des principes stratégiques et des mécaniques tactiques qui divergent de celles régissant les échecs.

7 Go et shôgi relèvent d’un type de jeux qui correspond parfaitement à ce que Roger Caillois, un des principaux théoriciens des jeux, qualifiait de type « agonistique », c’est- à-dire qui a pour objet, un affrontement, une lutte, une compétition entre joueurs7, où le plateau de jeu se substitue au champ de bataille. Une partie, ou un ensemble de parties, représente un duel que le plus fort des deux joueurs remporte. Les résultats des parties donnent lieu à l’établissement d’une hiérarchie ludique, déterminée par deux classements distincts : l’un s’applique aux amateurs, l’autre est réservé aux professionnels. Le premier est exprimé en termes de kyû et de dan, le second uniquement en dan. La dichotomie entre ces deux types de joueurs est nettement plus marquée qu’aux échecs. Dans le cadre du shôgi, elle est illustrée par la disposition spatiale du Shôgikaikan (que l’on peut traduire par « lieu où l’on joue au shôgi » ; « kaikan » signifiant lieu de réunion, shôgikaikan désigne le lieu où l’on se retrouve pour jouer au shôgi), siège de la Japan Shogi Association, mentionnée précédemment. Les amateurs peuvent s’y affronter et jouer au premier étage (deuxième étage dans la conception japonaise, qui n’utilise pas la notion de rez-de-chaussée), tandis que le troisième est réservé aux rencontres entre professionnels.

8 Je choisis cet endroit pour disputer mes premières parties de shôgi sur le sol japonais. Il est situé à quelques dizaines de mètres d’un sanctuaire dédié à la divinité Hachiman, dans une zone paisible de Sendagaya, dans la partie nord de Shibuya. En milieu d’après- midi, on compte beaucoup d’enfants (mes observations et discussions suggèrent qu’il s’agit d’une particularité du lieu) dont le nombre diminue progressivement jusqu’à ce qu’il ne reste que des adultes. Je me suis également mesuré à plusieurs joueurs dans un centre de shôgi au cinquième étage d’un des innombrables immeubles de Shinjuku. Un samedi après-midi, on y compte plus de 80 personnes (à de rares exceptions près entre 30 et 65 ans), dont une seule dame, venue avec son mari. Les femmes sont en minorité dans les lieux dédiés aux pratiques ludiques, en particulier une fois atteint l’âge jugé convenable pour fonder un foyer, et cela s’observe de façon marquante dans le cas des jeux de stratégie. Dans ces deux lieux de pratique du shôgi, l’un des représentants du lieu, après avoir demandé au joueur son niveau, l’indique sur une petite fiche cartonnée rectangulaire puis la lui remet ; son patronyme y est ensuite inscrit à l’emplacement prévu à cet effet. La fiche est également composée de plusieurs cases, chacune se référant à une partie. Les joueurs sont appelés par paires afin de s’affronter, le personnel s’efforçant d’appareiller des joueurs de force comparable. À l’issue de la partie, une case est tamponnée d’un cercle à fond vide en cas de victoire, ou d’un cercle à fond plein en cas de défaite. Au terme de la session de jeu, un rang provisoire (exprimés en kyû ou dan, mentionnés précédemment) est attribué en fonction des résultats obtenus. En plus du premier gokaijou dans lequel je m’étais rendu, j’ai investi deux autres lieux de pratique du go, tous deux sis à Shinjuku. Les joueurs y sont peu nombreux, et ont tendance à demeurer avec le même adversaire durant une longue période, ce qui explique l’absence des fiches cartonnées des salles de shôgi. Ce plus

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faible nombre de joueurs donne aussi l’occasion au personnel de passer plus de temps avec un joueur, voire de le choyer, en particulier lorsqu’il est en phase d’apprentissage, et a fortiori lorsqu’il n’est pas japonais, car ce cas de figure est rare.

9 Avant de revenir sur ce dernier point, je souhaite souligner un élément relatif à la manière de tenir et de déplacer les pièces. Aux échecs, on les saisit à sa guise : à pleine main, deux doigts, trois doigts, peu importe. Certaines normes sont imposées dans le cadre des compétitions, notamment celle selon laquelle on doit utiliser la même main pour déplacer les pièces et appuyer sur la pendule. Mais dans un contexte informel, peu d’obligations pour les joueurs. Au go comme au shôgi, il convient de saisir une pierre ou une pièce de manière à ce qu’elle soit placée au-dessus de l’index et au-dessous du majeur. Au go, la chose ne pose pas spécialement de problème au non initié : on saisit simplement une pierre parmi celles disposées en tas dans un bol. Au shôgi, en revanche, on déplace des pièces qui se trouvent sur le plateau jeu. Il convient d’adopter une gestuelle précise, consistant à bloquer la pièce par l’avant avec le majeur, la soulever par l’arrière avec le pouce jusqu’à ce que l’index puisse venir se loger au-dessous d’elle. La chose n’est pas excessivement difficile une fois le geste intégré, mais elle n’en est pas moins déconcertante lorsqu’on la découvre. La pratique du shôgi et du go s’accompagne donc, en plus d’un certain nombre de codes comportementaux également observés dans le cadre d’autres jeux de stratégie (le silence durant les parties, l’absence de commentaires à haute voix de parties en cours…), de règles à respecter quant à la gestuelle à adopter lors de la conduite des pièces, ce qui nécessite un apprentissage manuel. Ce dernier est révélateur de l’importance attribuée à la maîtrise manuelle au Japon, désigné par certains auteurs comme « le pays de la main »8. L’habileté japonaise s’illustre notamment à travers l’apprentissage des origami, qui s’effectue dès le plus jeune âge, et permet à de nombreux Japonais de pouvoir aisément plier une feuille de papier de manière à lui donner la forme d’une grue (tsuru).

10 Mes interlocuteurs paraissent surpris de voir un individu de type occidental venir jouer au go ; il est bien moins fréquent d’en rencontrer en ce lieu que dans un pachinko ou dans une salle d’arcade, qui font partie pour beaucoup de touristes européens et américains des passages obligés des spécificités nippones. Mais ils le sont encore davantage dans les salles de shôgi. Ce jeu étant très peu connu en dehors du Japon, les étrangers ne viennent pas y jouer. En revanche, comme je l’ai appris au cours de mes conversations (essentiellement en japonais, l’anglais étant très peu pratiqué, surtout à l’oral) dans des salles de go de Shibuya et de Shinjuku, certains Français viennent parfois se mesurer aux joueurs tokyoïtes, notamment des Grenoblois. Il se trouve que le club isérois est l’un des plus importants de France. Ces récits concordent avec le nombre de licenciés de ces deux jeux en France, qui de ce point de vue ne diffère pas des autres pays occidentaux. La Fédération Française de Go compte 123 clubs et près de 1 400 licenciés, tandis que la Fédération Française de Shôgi ne recense qu’une quarantaine de joueurs répartis dans huit associations. Ces effectifs sont, naturellement, très inférieurs à ceux qu’affiche la Fédération Française des Échecs.

11 Avec une institutionnalisation amorcée dès le tournoi international de Londres de 18519, les échecs constituent de nos jours, d’un point de vue global, et notamment en France, le jeu de stratégie de référence. En 2018, la Fédération Française des Échecs, créée en 1921, compte près de 55 000 licenciés répartis dans 908 clubs situés sur l’ensemble du territoire. Les Japonais pratiquent massivement le go et le shôgi, mais très peu les échecs, tandis que les Français sont nombreux à s’adonner aux échecs, très

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nettement moins à jouer au go, et encore bien moins au shôgi. Or, issus d’un ancêtre commun, échecs et shôgi, même s’ils diffèrent en plusieurs points, partagent bien plus d’éléments entre eux qu’avec le go. Il apparaît que la popularité des jeux et les différences de pratiques constatées entre eux ne s’expliquent pas exclusivement par leurs qualités intrinsèques, mais également par l’élaboration de diverses représentations.

Construction de hiérarchies et de représentations ludiques

12 Il paraît illusoire d’établir une hiérarchie objective entre les jeux. On utilise différents critères, qui se caractérisent par des degrés d’objectivité variables. Il est parfois fait référence au degré de complexité d’un jeu, ou à son esthétique. Fondées, entre autres, sur des appréciations et appétences personnelles, notamment le choix du critère de distinction déterminant, les hiérarchies ludiques sont nécessairement subjectives, et soumises à diverses représentations, qui déterminent l’appropriation culturelle dont ces jeux font l’objet.

13 Différents critères de hiérarchisation

14 L’un des critères les plus fréquemment utilisés pour classer les jeux de stratégie est leur degré de complexité. De nombreux joueurs de go estiment que ce jeu est nettement plus difficile à maîtriser que les échecs, et considèrent ces derniers et les personnes qui les pratiquent avec un mépris qui n’est pas sans rappeler celui de certains joueurs d’échecs à l’endroit des joueurs de dames, qui semblent déconsidérés non seulement par des pratiquants d’autres jeux mais également par le grand public10. Un des éléments généralement avancés pour démontrer la supériorité de la difficulté du jeu de go par rapport à celle des échecs était la différence des performances réalisées par les intelligences artificielles dédiées à ces deux jeux. Tandis qu’en 1997, déjà, le champion du monde d’échecs de l’époque Garry Kasparov s’était incliné face à Deep Blue, le superordinateur d’IBM, il a fallu attendre ces toutes dernières années pour que le programme AlphaGo de DeepMind démontre sa supériorité face aux meilleurs humains. De plus, sa victoire, en 2016, sur le maître coréen Lee Sedol, considéré par beaucoup comme le plus brillant joueur de la décennie passée, a constitué une énorme surprise pour l’ensemble de la communauté des joueurs de go, à commencer par le principal intéressé. Le défi représenté par l’élaboration d’une intelligence artificielle de niveau élevé au go est fortement lié au nombre de positions susceptibles d’émerger au cours d’une partie : il est supérieur à celui des atomes dans l’univers.

15 Un autre critère fréquemment utilisé pour effectuer une distinction entre les jeux est celui de leur esthétique, à entendre dans un sens très large, englobant notamment les valeurs qu’ils véhiculent et l’objectif final. Dans le roman L’élégance du hérisson, Muriel Barbery fait prononcer à l›une des deux figures principales, la jeune Paloma, un discours dithyrambique à l’endroit du go. La jeune fille y oppose le go aux échecs, évoque sa beauté, le décrit comme un jeu de construction : « Aux échecs, il faut tuer pour gagner. Au go, il faut construire pour vivre […] Le but n’est pas de manger l’autre, mais de construire un plus grand territoire […] Quand je pense au go, un jeu dont le but est de construire du territoire, c’est forcément beau. Il peut y avoir des phases de combat mais elles ne sont que des moyens au service de la fin, faire vivre ses territoires »11. On retrouve dans le discours de différents joueurs de go cette idée que ce jeu relève de la construction, tandis que les dames et les échecs sont des jeux de destruction. Implicitement ou non, ils défendent de la sorte la supériorité du go, en vertu des

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valeurs (on pourrait également dire de la philosophie) de jeu qu’ils lui confèrent. Pourtant, dans le cadre des jeux que nous analysons, il s’agit bien d’une simulation d’un affrontement militaire sur un plateau de jeu. Au go, il est possible de prendre les pierres de l’adversaire, qui sont alors considérées comme capturées, de manière analogue aux soldats ennemis faits prisonniers au cours d’une bataille. En définitive, le camp déclaré vainqueur est celui qui détient le plus grand territoire, pas celui dont les chaînes de pierres sont les plus belles ou les plus harmonieuses. On peut également souligner qu’au cours d’une partie d’échecs, il peut être opportun de construire une position solide, ou qu’au shôgi, une des manœuvres les plus importantes consiste à construire une défense adéquate pour son roi. L’attribution de valeurs ou de philosophie à un jeu de stratégie apparaît hautement subjective, dépendante des représentations qui lui sont associées, et de l’appropriation culturelle qui en résulte.

16 Appropriation culturelle

17 Les représentations des jeux sont parfois influencées par des éléments autres que leurs propriétés internes, notamment par les origines du jeu, auxquelles les références sont faites de façon plus ou moins explicite dans les discours, ainsi que les images véhiculées par différents media, notamment les œuvres littéraires et audiovisuelles. Le go constitue un élément important de certaines œuvres littéraires comme La joueuse de go de Shan Sa. Comme nous l’avons vu, de par son histoire, le développement de ses techniques et écoles, le jeu de go, en dépit de sa création en Chine, se caractérise indiscutablement par une dimension japonaise. Celle-ci est bien présente dans l’esprit d’une certaine partie de la population française, notamment celles et ceux qui ont connu le jeu grâce à la littérature, notamment Kawabata qui, dans Le maître, ou le tournoi de go, précise : « Le Go nous vient de Chine, mais il a pris sa forme définitive au Japon […] »12. Cette dimension a certainement favorisé sa pratique par une partie de la population « nippophile » française.

18 En France, le goût pour divers éléments de la culture nippone se manifeste sous différentes formes. Il peut s’exprimer à l’endroit de productions culturelles dites populaires (mais dont la consommation ne semble pas spécifique à telle ou telle classe sociale), à travers les jeux vidéo, les mangas et les anime, comme en témoignent les succès de séries telles que Dragon Ball, One Piece ou Pokemon. L’attirance pour le Japon s’observe également à l’égard d’éléments culturels perçus comme plus nobles, relevant de la « culture légitime », au sens où l’entend Bourdieu13, comme le montre l’engouement pour les jardins zen, les estampes, la calligraphie, les films d’auteurs japonais, ou les haiku. Les amateurs de ses différentes productions artistiques typiques de l’Archipel célèbrent la recherche du détail, la minutie, la délicatesse, la subtilité nippones. Les publics attirés par ces différents aspects de la culture japonaise paraissent divers. Pourtant, certaines créations semblent atténuer les clivages entre les différentes catégories d’amateurs du Japon, notamment celles du réalisateur Miyazaki Hayao, comme Le Voyage de Chihiro, ou Princesse Mononoke. Il existe ainsi des personnes qui montrent un attrait pour ces divers pans de la culture japonaise. Le go constitue un des lieux de cet engouement partagé pour les cultures populaire et légitime nippones : il semble que de nombreux pratiquants de go affectionnent la lecture de manga, ainsi que les expositions ou autres manifestations dont la thématique relève de la culture japonaise classique.

19 Si certains Français adorent le Japon, une partie importante de leurs compatriotes se caractérise par son désintérêt, sa perplexité, son incompréhension du Japon. La vision

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que l’on se fait du Japon en France se caractérise par un manque de nuance qui explique la manière très sélective dont l’appropriation culturelle est réalisée, notamment concernant le go. D’après François Laplantine, l’imaginaire français relatif au Japon est susceptible d’être fortement influencé par des œuvres littéraires ou cinématographiques à succès, telles que Stupeurs et Tremblements, d’Amélie Nothomb ou Lost in Translation, de Sophia Coppola. Il se limiterait à une dizaine de mots : « sudoku – karaté – judo – kimono – sumo – yakuza – manga – geisha – kamikaze – samouraï. Ces images qui oscillent entre le ludique, l’exquis et le terrible ne font pas sens »14. On peut effectivement penser que l’image générale du Japon partagée par une importante partie de la population française est composée d’éléments disparates, perçus comme antagonistes (appétence pour les technologies de pointe et respect des traditions ancestrales ; soumission à la hiérarchie professionnelle et divertissement à outrance), et difficilement cohérents. En résulte essentiellement une méconnaissance, ou inconnaissance, du Japon en France, et de manière générale en Occident, illustrée par la faible renommée du shôgi.

Interprétations des jeux étudiés

20 Articulation de la stratégie et de la tactique

21 Ces deux concepts sont essentiels dans l’appréhension du go et du shôgi. Michel Foucault énonce que la stratégie peut s’entendre notamment comme la rationalité mise en œuvre pour atteindre un objectif, ou comme les moyens destinés à obtenir la victoire15. Nous proposons dans un premier temps une description proche de celle Foucault, qui est également valable pour la tactique. La stratégie et la tactique peuvent toutes deux s’entendre comme un ensemble d’actions visant à atteindre un objectif. Elles se distinguent par les actions qui les composent. Celles qui forment une stratégie sont identifiables de façon plus ou moins précise, car leur mise en œuvre dépend d’éléments incertains ou inconnus au moment de l’élaboration de cette stratégie. La tactique, quant à elle, est composée d’actions identifiées précisément, car elles s’inscrivent dans un cadre dépourvu d’incertitude. La dimension incertaine dans l’exécution d’une stratégie est favorisée par l’importance de la durée dans laquelle elle se déroule, et celle du nombre d’éléments qui interviennent dans sa réalisation. Ainsi, la stratégie a tendance à se déployer sur une échelle plus vaste que la tactique, tant du point de vue temporel que du nombre d’éléments intervenant dans sa mise en œuvre. La stratégie consiste en un plan global et la tactique dans une opération composée d’actions concrètes et précises au nombre limité.

22 Dans le cadre des jeux étudiés, durant les phases tactiques, le nombre de coups susceptibles d’être joués est restreint ; il est alors possible de visualiser mentalement l’ensemble des situations pouvant émerger sur le plateau de jeu, et surtout de déterminer avec certitude les coups qui permettront d’obtenir un avantage. Ces phases tactiques favorisent les joueurs qui ont de fortes capacités de calcul. Elles constituent parfois l’occasion de prendre des pièces ou d’encercler des pierres, et représentent des opportunités à saisir avant qu’elles ne s’échappent. Nous pouvons suivre Michel de Certeau quand celui écrit que « la tactique dépend du temps, vigilante à « saisir au vol » des possibilités de profit »16, ce qui souligne sa dimension technique, mais aussi tactile ; il est ainsi parfois fait référence à un habile tacticien. Ainsi nous est révélée la logique artistique dont relève la tactique.

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23 Contrairement aux séquences tactiques, la mise en œuvre d’une stratégie s’échelonne sur un nombre important de coups, de sorte qu’il est, pour une intelligence humaine, impossible ou très difficile de calculer toutes les occurrences possibles du moment de l’élaboration de la stratégie à la fin de sa mise en œuvre, car le nombre de coups pouvant être joué par l’adversaire est trop important : ses coups demeurent incertains, on ne peut déterminer avec précision ceux qu’il conviendra de jouer. On ne cherche pas alors à trouver de coups concrets, mais un plan sur le long terme, la compréhension globale de la position, qui permettra éventuellement de révéler une faiblesse exploitable dans la position de l’opposant, de même que les stratèges des différentes armées recherchent des failles dans le dispositif ennemi. Comme en témoigne ce parallèle, la stratégie relève de la logique militaire. Plus qu’une importante force de calcul, ces phases stratégiques requièrent une bonne compréhension des principes essentiels de jeux, de l’expérience, et parfois, comme on l’entend souvent de la bouche des joueurs de go, de l’intuition. L’importance relative de la stratégie par rapport à la tactique varie entre les différents jeux. Dans le cadre d’un jeu où le nombre de coups potentiels est limité, la tactique a une plus grande part que la stratégie. Quand ce nombre augmente, l’importance de la stratégie croît elle aussi. Ainsi, le go, dont nous avons déjà mentionné le grand nombre de coups possibles, se caractérise par une importance de la stratégie supérieure à celle qui s’observe au shôgi ou aux échecs.

24 Les logiques de stratégie et de tactique sont inhérentes aux relations (notamment d’alliance ou de rivalité) entre nations. On peut voir dans l’investissement de différents pays dans le type de jeux que nous étudions un indice des stratégies mises en œuvre sur la scène géopolitique globale.

25 Stratégies ludiques et géopolitiques

26 Les dernières décennies ont vu le développement du jeu de go en Corée du Sud et en Chine. Ce phénomène peut être analysé comme une illustration de leur volonté de s’affirmer comme de grandes puissances face au Japon, qui a occupé pendant la majeure partie de la seconde moitié du XXe siècle la position de nation majeure en Extrême- Orient, et constitué un ennemi militaire, parfois particulièrement cruel, notamment lors du sac de Nankin (1937), ainsi qu’au cours de l’occupation de la Corée, annexée en 1910.

27 De même que l’affrontement pour le titre de champion du monde d’échecs entre l’américain Bobby Fischer et le soviétique Boris Spassky en 1972, au cœur de la Guerre Froide, cristallisait la rivalité entre les nations représentées par les joueurs, le go peut être perçu comme une scène stratégique de lutte d’influence entre les trois puissances d’Asie de l’Est. La Corée du Sud poursuit ses efforts pour émerger au sommet de la hiérarchie ludique du go, et ne cache pas sa volonté de s’affirmer en tant que puissance régionale aux niveaux économique et géostratégique. Le Japon semble, quant à lui, moins marqué par cette logique de compétition. Il comprend encore de très forts joueurs, mais sa détermination à s’imposer comme nation dominante en ce domaine semble modérée. La montée en puissance des joueurs coréens et chinois n’a pas provoqué de regain d’importance du go au détriment du shôgi, jeu dans lequel le Japon continue de s’investir et qui est demeuré et demeure au sein des masses comme de l’élite une chasse gardée nippone, de sorte qu’il ne constitue pas une scène de compétition internationale. Le Japon semble ainsi plus soucieux de rester fidèle à ses traditions que de s’investir dans une lutte pour la suprématie (ludique) régionale ou globale. Cette posture fait écho à son importance géostratégique, modeste au regard de

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son poids économique, ainsi qu’à une certaine nostalgie, perceptible de nos jours, à l’égard de l’époque d’Edo (1603- 1868), au cours de laquelle il était largement fermé sur lui-même. Si la Chine et la Corée avaient elles aussi connu une phase d’isolement au cours de la même période, elles semblent y être moins attachées que le Japon. La Chine, au même titre que la Corée, s’investit dans le go, montrant sa volonté de rivaliser à l’échelle régionale, posture également visible d’un point de vue géostratégique. Mais tandis que la Corée du Sud concentre ses efforts sur le go, la Chine montre également un intérêt croissant pour les échecs. Comme nous l’avons vu, ils représentent le jeu le plus joué au monde, et sont pratiqués par un nombre croissant de nations ; l’élite mondiale échiquéenne constitue ainsi une scène de compétition entre les différents pays du globe. L’investissement de la Chine dans les échecs, comme dans le sport en général, ainsi qu’en témoignent les résultats des Chinois aux Jeux Olympiques ces dernières années, révèle une volonté de s’affirmer comme une puissance mondiale.

Évolution des pratiques des jeux de stratégie

28 Au même titre que les autres types de loisir, un jeu, pour qu’il soit apprécié et se diffuse auprès de nombreux adeptes, doit susciter de l’intérêt, et corrélativement, maintenir autant et aussi longtemps que possible l’ennui et la lassitude à distance. L’investissement durable des joueurs dans une pratique ludique requiert qu’elle leur procure une expérience en partie nouvelle, originale. La plupart des jeux de stratégie d’affrontement ayant connu une large diffusion ont pour objectif l’annihilation de l’ensemble de l’armée opposée (c’est le cas des dames) ou d’une partie de celle-ci, généralement la pièce principale, comme on l’observe dans le cas des différents descendants du chaturanga. Le go fait exception, puisque le but de ce jeu consiste à occuper un territoire plus vaste que celui de l’adversaire. Lorsque les contacts et les échanges culturels entre Extrême-Orient et Occident se développent, au XIXe siècle, les échecs sont très prisés, et représentent le jeu de stratégie de référence. Pour les amateurs de ce type de jeu, le go constitue une alternative intéressante, propose des principes très différents de ceux des échecs. Le shôgi, quant à lui, en est proche et ne peut se targuer de l’originalité dont bénéficie le go. Ce dernier est parvenu à séduire certains joueurs d’échecs occidentaux qui ont œuvré à sa promotion (notamment le champion du monde d’échecs de 1894 à 1921 Emanuel Lasker), lui offrant ainsi une certaine médiatisation, un début d’institutionnalisation et de construction de représentations que le shôgi n’a pas connus.

29 De nos jours, go, shôgi et échecs sont joués sur internet. Au même titre que les autres pratiques ludiques, les jeux de stratégies profitent de la toile pour se diffuser largement sur la planète. Bien que la globalisation, dont les effets sont accrus par la révolution numérique, soit une scène de rencontres sur laquelle s’observent maintes combinaisons et recombinaisons de diverses pratiques culturelles, elle favorise l’émergence ou le renforcement de positions dominantes d’un nombre restreint d’acteurs dans la majorité des domaines, entre autres sportif et économique ; les jeux de stratégie semblent connaître une évolution similaire. Malgré une possible croissance de la diffusion du go et du shôgi à travers le monde, la tendance essentielle ces dernières années a été la progression de la pratique des échecs, l’accroissement de leur suprématie dans le domaine des jeux de stratégie, et en particulier sur internet.

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Nikko, sanctuaire Toshogu. Joueurs de go.

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NOTES

1. J. Fairbairn, « Go in ancient China », Go Base, 1995. Il s’agit des premières preuves archéologiques, mais l’émergence du jeu est sans doute antérieure. Karl Himly estime que Confucius (551-479 av. J.-C.) y fait référence dans ses Entretiens. 2. En l’absence de précision spécifique, le terme « échecs » désigne ici la version occidentale, devenue sous nos longitudes comme ailleurs la forme dite « classique ». Concernant l’histoire de la diffusion du jeu, il s’agit de la position majoritaire ; certains chercheurs privilégient l’hypothèse d’un ancêtre commun chinois ayant vu le jour vers 200 av. J.-C. 3. Enquête publiée en 2016. L’expression originale du document, traduit ici par « hors du cadre institutionnel », est « play casually online & offline ». Ces chiffres ne doivent pas être mis en comparaison directe avec celui des 1400 licenciés à la Fédération Française de Go, mais avec celui des 20 000 personnes pratiquant en France de manière occasionnelle d’après la même enquête. http://www.intergofed. org/wp-content/uploads/2016/06/2016_Go_population_report.pdf 4. La source n’est pas la même que celle indiquant le nombre de joueurs de go, je me limite donc à constater un ordre de grandeur comparable entre les pratiquants des deux jeux analysés. 5. H. Matsubara et al., « Chess shogi go naturel developments for game research », ICCA Journal, 1996. 6. R. Grimbergen, « An Evaluation Function for Shogi », Electronical Laboratory, 1999. 7. R. Caillois, Les Jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967² [1958]. 8. J. Cobbi, « Le « pays de la main ». Waza ou le savoir-faire au Japon », Cahiers d’Anthropologie sociale, 2006. 9. T. Wendling, Ethnologie des joueurs d’échecs, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 56. 10. M. Borzakian, Géographie ludique de la France. Approche spatiale des pratiquants et des fédérations des jeux institutionnels, Thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne - Paris IV, 2010, p. 319. 11. M. Barbery, L’élégance du hérisson, Paris, Gallimard, 2006, p. 119-120. 12. Y. Kawabata cité par Louis-Jean Calvet, Les Jeux de la Société, Paris, Payot, 1978, p. 98. 13. P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 14. F. Laplantine, Le Japon ou le Sens des extrêmes, 2017, p. 134. 15. M. Foucauld, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits II. 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001² [1994], p. 1060. 16. M. de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, Gallimard, 1990² [1980], p. XLVI.

RÉSUMÉS

Go et shôgi sont les jeux de stratégie les plus pratiqués au Japon. On y trouve de nombreux lieux dans lesquels se déploient ces deux formes de simulacre d’affrontement militaire conjuguant tactique et stratégie. Le go est également très populaire en Corée du Sud et en Chine, tandis que le shôgi est essentiellement cantonné à l’Archipel. En Occident, le premier connaît un essor bien plus marqué que le second, mais demeure très nettement moins joué que les échecs. La disparité au niveau de l’engouement suscité par les jeux de stratégie s’explique dans une large mesure par les représentations auxquels ils sont associés. Les succès respectifs de ces jeux trouvent un écho dans les postures géostratégiques adoptées par les trois pays d’Extrême Orient susmentionnés.

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Go and shôgi are the most vastly played strategy games in Japan, which offers many places where those two forms of military battle simulation, combining tactic and strategy, are practised. Go is also very popular in South Korea and in China, whereas shogi is mostly limited to the Archipelago. In the West, the former is significantly more successful than the latter, but is still played by far less people than chess. The disparities, in terms of popularity, observed between the strategy games are, for a major part, attributable to the different representations they are associated with. The respective successes known by these games echo with the geostrategic postures adopted by the three aforementioned Far East countries.

AUTEUR

BERTRAND GRIMONPREZ Bertrand Grimonprez est doctorant au sein du Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université catholique de Louvain. Diplômé du master juriste international à l’Université Toulouse 1, il est également titulaire du master d’anthropologie sociale et culturelle de l’Université de Strasbourg, au sein de laquelle il a mené des travaux relatifs à la culture japonaise, notamment « shintoïsme et saké dans la préfecture de Niigata ». Il poursuit ses recherches de terrain au Japon dans le cadre de sa thèse de doctorat, consacrée à l’influence des pratiques ludiques sur les relations sociales à Tôkyô.

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Dialogue entre Lui et Moi 5 (Pratiques et représentations du go et du shôgi, Bertrand Grimonprez)

Didier Doumergue

1 Moi : Ravi que Bertrand Grimonprez vous ait donné envie de lire Le Maître ou le tournois de go de Kawabata1 !

2 Lui : Je vous rassure, je ne suis pas pour autant devenu un joueur de go! Mais bien un admirateur de ce jeu transcendé par Kawabata. Ce n’est pas tant que je ne reconnaisse pas le go comme un jeu, mais plutôt que la magnifique évocation littéraire qui en est donnée là, m’ait fait comprendre à quel point le go est japonais et prend place parmi les rituels les plus élevés, avec le Nô, la cérémonie du thé et tant d’autres, sur tous lesquels d’ailleurs il m’en apprend beaucoup plus que ce que j’en avais perçu.

3 Moi : C’est pour vous du Japon puissance 2 !

4 Lui : Ou quelque chose comme la quintessence…

5 Moi : ... si ce terme si occidental avait du sens pour un Japonais, lequel, comme vous en êtes persuadé, s’intéresserait si peu à la hiérarchisation.

6 Lui : Bertrand Grimonprez écrit justement qu’une des idées reçues concernant le go est la supériorité que certaines opinions lui accordent par rapport aux autres jeux de plateau. Bien que le go soit de type « agonistique », selon la caractérisation de Roger Caillois, il relèverait moins de la destruction (comme les Echecs ou les Dames par exemple) que de la construction. Il cite en exemple de cette attitude l’éloge du go à laquelle se livre Muriel Barbery dans L’élégance du hérisson2. Pour lui, pourtant, ce qui prédomine c’est bien l’aspect d’une « simulation d’un affrontement militaire sur un plateau de jeu », ce qui transparaît avec évidence dans le texte de Kawabata.

7 Moi : En échangeant l’idée d’une beauté du go évidée de son caractère de lutte à mort, avec le lieu commun du « rituel », ne retombez- vous pas dans une autre idée reçue ?

8 Lui : Vous avez peut-être raison. Mais cette notion positive de lieu commun me plaît davantage. C’est ce topos du rituel que je voudrais investir.

9 Moi : La Cérémonie du thé est un rituel, et peut-être un jeu, le nô est un jeu et peut-être un rituel, le go serait d’après vous un jeu et un rituel ?

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10 Lui : Je ne sais si je peux dire que toute ritualisation est en même temps un jeu. Le rapprochement de l’un avec l’autre nous donne à penser. Le rituel japonais apparaît comme une mise en scène du vide dans ses gestes répétées, sa codification précise, comme les drippings et pourings de Pollock enserrent le vide, le donnent à voir. Le rituel est-il la forme du vide ? Il est vrai que le jeu japonais semble bien contradictoirement profond en mêlant temps, consistance et vide. La proximité du nô et du go est constamment relevée par Kawabata.

11 Moi : Mais aussi du combat de samouraï. Le maître se saisit de son éventail à la fois comme un acteur et comme un samouraï :

12 « L’éventail serré dans le poing le Maître se leva ; il empruntait tout naturellement l’attitude d’un samouraï qui saisit sa dague »3.

13 Lui : Ce qui m’étonne et me passionne au Japon, c’est la force symbolique exceptionnelle des rituels, comme il me semble que nous n’en connaissions plus en occident.

14 Moi : Ne croyez-vous pas que parce que nous y sommes plongés nous n’en mesurons plus leur capacité, quasi rhétorique, à nous mouvoir et nous émouvoir ?

15 Lui : La différence serait qu’au Japon, ceci n’échappe pas à ceux qui y sont plongés pas moins qu’à ceux qui en sont les spectateurs. Kawabata décrit parfois le grand Maître, dont il chronique le dernier tournoi, dans une concentration forcenée proche de l’hébétude, les yeux dans le vague, sans conscience des personnes assistant au jeu, les yeux rivés sur le damier, envoûté par une sorte de démon, ayant perdu la conscience du moi individuel sans qu’il ait perdu la connexion au jeu. Le jeu mettrait, trait ritualisant, en contact avec le vide, ce qui permettrait de sortir de son enfermement individuel. C’est pourquoi le « jeu social » est parfois si fascinant.

16 Moi : Kawabata pense, en observant un moment exceptionnel du jeu, qu’il est proche d’une révélation, thématique bouddhiste s’il en est : « Était-je témoin des mouvements de l’âme du Maître, au moment de la révélation où l’âme rejette le sentiment du moi (…). Était-ce ce qui avait fait de lui le “Maitre invincible” ? »4 Il note que le vide n’est curieusement pas très éloignée : « Pendant un moment, on eut dit que face au vide, [le Maître] avait perdu toute conscience de son identité »5. Le Maître est curieusement « ailleurs », à la fois hors de lui et hors du monde. J’ai été, comme vous, intrigué par ce rapport à l’espace, si singulier.

17 Lui : Il s’agit ici de la question de la pureté. La purification, comme toujours au Japon, innerve la ritualisation. Avez-vous remarqué que pour un tournoi une des règles fondamentales est la réclusion des joueurs ?

18 Moi : « dans une boîte de conserve scellée » selon l’expression savoureuse rapportée par Kawabata6. Plus haut, dans son texte, il observe le jeune challenger donner un coup de téléphone à sa femme à la fin de chaque session. Celui-ci n’y indique rien qui puisse fournir une information permettant de deviner le cours de la partie : la clôture est respectée7.

19 Lui : Si l’espace dans lequel se déroulent les différentes parties du tournoi doit être absolument pur, par conséquent salutairement isolé, c’est qu’il est l’objet de menaces, de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur semble-t-il. Comme si la mention d’un effort de purification désignait à coup sûr l’instabilité dangereuse de tout « lieu ».

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20 Moi : Les deux joueurs évoluent dans un autre monde où se déroule la partie : « les pions frappent le damier – Noir 95, Blanc 96, Noir 97 – en éveillant un écho d’un autre monde et résonnent dans un abîme (…) On dirait que des forces démoniaques se déchaînent… »8.

21 Lui : Cet autre espace ne s’oppose pas vraiment au monde quotidien, il est par rapport à lui dans la figure du ruban de Moebius. Les lieux qui accueillent les joueurs sont, par exemple, des auberges choisies pour la beauté de leur environnement naturel et dont une partie du moins semble « privatisée », mystérieusement vidée de ses occupants de passage, touristes ou autres.

22 Moi : Curieusement leur présence sera à nouveau mentionnée par Kawabata à la dernière session, les deux joueurs et leur entourage se protégeant de l’envahissement des visiteurs de l’auberge comme si tous les êtres humains étaient eux-mêmes devenues des pierres sur le damier entourant leurs territoires respectifs. Mais l’environnement n’en est pas moins perçu pour autant. Une des situations raconte que le challenger du Maître déclara à un moment être incommodé par le bruit d’une chute d’eau artificielle érigée près de l’auberge. On est obligé d’en arrêter le mécanisme9.

23 Lui : Ces évocations de l’espace paraissent être le pendant de celles du Temps.

24 Moi : Non seulement le tournoi dure six mois, mais le temps mis à jouer chaque coup est mentionné avec une précision répétée par Kawabata, juste époustouflante. Les durées allouées aux joueurs sont extrêmement codifiées et ce tournoi l’est aussi par la l’accroissement inaccoutumé des durées habituellement consenties, pour l’occasion, multipliées par quatre. Les rencontres sont aussi bornées dans le temps de la journée de 10h à 16h avec une pause pour le déjeuner, et ce, tous les cinq jours. Les accidents dans le déroulé minutieusement organisé, les vicissitudes occasionnées notamment par l’aggravation de la maladie cardiaque du vieux champion invincible, mettent à mal cette organisation pointilleuse et devront être trouvés des accommodements insolites avec la rigueur initiale du traitement du Temps.

25 Lui : La dramaturgie interne de la partie avec son début symbolique, les derniers coups joués d’une session qui ne sont révélés à l’adversaire qu’au début de la session de jeu suivante…

26 Moi : …le fameux dispositif du « coup scellé ». Vous connaissant, je suis sûr que vous avez jubilé en le mettant en perspective (presqu’en abîme) avec « la boîte de conserve scellée »...

27 Lui : C’est la fluidité de l’emboîtement japonais qui me fascine. Ajoutez à cette mise en scène du temps, la dramatisation de l’issue de la partie, qui l’entrevoit avant la fin effective et apparaît à peu près clairement pour tout le monde.

28 Moi : Le texte de Kawabata évoque constamment la mort, on l’a vu, et ce thème se ramifie constamment.

29 Lui : La mort du vieux Maître peu de temps après sa défaite intervient comme la vérité de celle-ci. La défaite est une mort, c’est-à-dire un rituel suprême. La mort abolit toute honte, comme l’illustrent les pratiques de harakiri (sepuku) ou tous types de inseki jisatsu. Elle n’y perd pas de sa superbe en se trouvant ainsi valorisée.

30 Moi : C’est ce qui explique qu’elle devienne un moment privilégié du passage, de la transition et qu’on puisse aussi la traiter comiquement. J’ai beaucoup aimé dans la chronique de Kawabata l’épisode du coiffeur qui complimente le Maître sur le long poil

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blanc qui surgit de son sourcil. « C’est un signe de longévité » dit-il au Maître déjà à l’article de la mort.

31 Lui : L’épisode des photos du Maître mort que sa veuve demande à Kawabata d’effectuer est aussi ahurissant10. Admirable réflexion sur la photographie. Symboliserait-elle quelque chose de caché, ou même de « tabou », qu’il n’aurait pas fallu contempler, se demande-t-il.

32 Moi : Ce qu’elle révèle du maître c’est sa souffrance et la supériorité de l’art du go sur la vie : « La vie de Shusaï, Maître de go, semblait s’être achevée quand son art s’était éteint (...) »11.

33 Lui : Outre le style précis d’un romancier maître de la notation de la transparence et des jeux de lumière.

34 Moi : Je suis sûr que ne vous a pas échappé le passage dans lequel Kawabata rapporte un court propos si éclairant d’une personne assistant à la partie : « J’avais entendu Iwamoto dire à Hakoné [un des lieux ou se déroule une session] : Il y a quelque chose de sombre dans le jeu d’Otaké [le challenger du Maître].

35 Existe-t-il donc un go clair et un go sombre ?

36 Certes. Chaque jeu prend une tonalité particulière (…) Clair ou sombre, ça n’implique en rien perdre ou gagner. Je ne prétends pas que le jeu d’Otaké perde de son efficacité pour cela. »12

37 Lui : Oui, ces correspondances sont infinies, si loin de nos habitudes dialectiques. Même dans la lutte avec son adversaire qui devient pour le maître une lutte avec sa propre mort.

38 Moi : Mais ce n’est rien d’autre peut-être que de prendre sa place dans les repères temporels, aussi importants que le passage des saisons, la succession des pluies, de la neige, du printemps et des chaleurs de l’été que Kawabata met en perspective avec le rythme interne du tournoi, cette succession de sessions à intervalles réguliers qui obligent inlassablement les deux joueurs à refaire, au début de chaque reprise d’une nouvelle session, la progression de toute la partie effectuée jusque-là, en dressant le damier pourvu de l’exacte position de ses pions au moment de la suspension.

39 Lui : La plus ou moins grande maitrise du temps, des attentes parfois interminables jusqu’à ce que le pion noir ou blanc soit enfin posé, l’aisance dans la stratégie des rythmes temporels, indique que se dessine là, le lieu du pouvoir réel, le secret de la supériorité de jeu, sa puissance et son élégance.

40 Moi : Sans oublier l’historicité du temps, dans le combat entre le passé représenté par le vieux Maître et le futur porté par son jeune challenger : « …ce tournoi marquait la fin d’une époque, lançait un pont vers un monde nouveau (…) renoncer serait interrompre le cours de l’histoire. Quelle lourde responsabilité ! »13.

41 Lui : Le combat y prend une toute autre dimension que dans un affrontement banal comme si les manières policées de combattre, en écho lointain avec le bushido (la voie des armes suivie par les samouraï), transcendaient les deux adversaires pour donner une place prépondérante au combat contre soi-même, ou contre l’autre à l’intérieur de soi.

42 Moi : Nous pourrions parler de longues heures de ce petit livre immense ! Et nous n’en avons relevé encore qu’une infime partie…Je m’étonne que vous n‘ayez pas abordé à propos de cette description d’une partie de go votre dada, le théâtre. Il y en aurait à

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dire sur la teinture que le Maître se fait faire comme un vieux comédien. Ou plus noble lorsque le Maître devient un personnage de tragédie, souhaitant mourir devant le damier comme le comédien ne désire rien tant que de finir sur scène14.

43 Lui : Vous avez entièrement raison. C’est infini. Je lis en ce moment le grand roman populaire de Eijo Yoshikawa, dont le titre français est « La Pierre et le Sabre », qui raconte la vie et les exploits du fougueux bretteur puis sage escrimeur Musashi, à la lumière des enseignements que je tire du Maître de go. Notamment en ce qui concerne l’alternance entre le temps de la réflexion stratégique qui demande attente, immobilité du corps, patience, concentration et attaque fulgurante15.

44 Moi : Vous n’avez plus besoin de courir les routes japonaises, dorénavant. Il vous suffit de lire la littérature, du moins celle qui est traduite.

NOTES

1. Yasunari Kawabata, Le Maître ou le tournoi de go, éd Albin Michel, Le livre de poche 3098, déc. 2016. 2. Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Paris, Gallimard, 2006, dont les pages 119-120 sont citées par B. Grimonprez. 3. Yasunari Kawabata, Le Maître ou le tournoi de GO, op. cit., p. 34. 4. Ibidem, p. 38. 5. Ibidem, p. 73. 6. Ibidem, p. 28 : « “dans une boîte de conserve scellée ”, comme on dit pour illustrer la façon dont les tournois sont coupés du monde ». 7. Ibidem, p. 14. 8. ibidem, p. 28. 9. ibidem, p. 94. 10. ibidem, p. 23 : « Les photographies étaient réussies. Elles montraient un homme endormi, mais il s’en dégageait pourtant le calme de la mort ». P. 30 : « Mon Contax, équipée de lentille Sonner 1,5 avait fonctionné de lui-même sans encouragement de ma part. Pour les lentilles, il n’existe ni morts ni vivants, ni personne ni objet, ni sentiment ni respect (…) un visage mort…mais sa richesse, sa douceur n’étaient-elles pas, peut-être, l’œuvre des lentilles ? ». 11. ibidem, p. 33. 12. ibidem, p. 117. 13. ibidem, p. 127. 14. ibidem, p. 91. 15. Eijo Yoshikawa, « La Pierre et le Sabre », traduit du japonais par Léo Dilé, Balland, 1983, J’ai Lu 5995, 1999, p. 149 : « Takezō [Musaschi], assis les bras croisés au sommet d’un gros bloc de pierre regardait fixement, à travers la vallée, la palanque de Hinagura. Sous l’un de ces toits, songeait-il, sa sœur est emprisonnée. Mais il restait assis là de l’aube au crépuscule, la veille, et toute la présente journée, incapable d’imaginer un plan pour la délivrer. Il entendait ne pas bouger avant d’avoir trouvé. »

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AUTEUR

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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Les nouvelles figures de l’art contemporain japonais. Entretien avec Clélia Zernik

Catherine Simon

1 Catherine Simon : Clélia Zernik, vous êtes professeur d’esthétique à l’École des Beaux arts de Paris et vous étudiez la scène artistique contemporaine japonaise. Dans l’article « Une décennie exposée, du superflu à la tectonique des plaques » paru dans Art Press (n°458, septembre 2018), vous analysez à partir d’œuvres et d’artistes une esthétique japonaise contemporaine en évolution, et notamment le passage d’une esthétique de la surface à une esthétique de la tectonique. Pourriez-vous nous exposer cette analyse ?

2 Clélia Zernik : Pendant très longtemps – grossièrement à partir des années 90 et au tournant des années 2000-2010 – l’art contemporain japonais a été largement compris en Occident à travers le prisme du superflat. Le terme de superflat lancé et largement diffusé par l’artiste Takashi Murakami avec l’exposition du même nom à Los Angeles en 2001 a connu un certain succès également auprès des théoriciens de l’art. Le bonheur de l’expression superflat tient à ce qu’il combine des interprétations généralisantes et culturelles rapides mais opérant à des niveaux d’interprétation différents. Ainsi le superflat combine à la fois la référence aux écrans plats d’ordinateur ou de télévision, et plus largement aux nouvelles technologies, sphère dans laquelle le Japon a longtemps dominé, la référence à toute la pop culture des animes et des mangas dont le trait de dessin caractéristique est la ligne claire et l’absence de rendu du volume, une référence historique au fait que la construction linéaire de la perspective est un produit importé au Japon au milieu du 18e siècle et qu’a contrario la représentation japonaise se caractérise souvent par sa platitude, son absence de profondeur, et enfin une référence historique plus récente à l’occupation par les Américains après la guerre qui aurait conduit les Japonais à rester dans une attitude plutôt enfantine et déresponsabilisante, une attitude qui « en resterait à la surface ». Cette interprétation massive de l’art japonais s’est déplacée, me semble-t-il, après l’expérience de la triple catastrophe de Fukushima (tremblement de terre, tsunami, accident nucléaire). Cette expérience traumatique a été vécue comme une piqure de rappel douloureuse de la nature

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éminemment tremblante qui ferait là aussi toute la spécificité de l’Histoire du Japon. Le superflat se réfugiait à la surface mais les tremblements de terre violents qu’ont connus les Japonais ces dernières années (Kobe, Kumamoto, Tohoku) ont fait remonter cette spécificité tellurique à laquelle se sont confrontés les Japonais de manière récurrente. Le superflat, à l’inverse, a pu se développer comme clef de lecture à un moment où le Japon connaissait une période de relatif calme sismique. Mais aujourd’hui il faut revenir à cette tectonique des plaques qui marque les penseurs et les artistes japonais. On notera par exemple que le dernier ouvrage de Noi Sawaragi, grand théoricien de l’art japonais et l’un des penseurs du Superflat porte sur une nouvelle esthétique, jouant sur le double sens du mot japonais – nouveau signifiant également tremblement.

3 C.S. : Vous citez à la toute fin de votre article, une nouvelle génération d’artistes qui agirait en souterrain, faisant usage des réseaux sociaux : comment qualifier ce mouvement ? Est-ce propre au Japon ou bien au monde de l’art contemporain en général ? Opère-t-il une rupture ou bien une ouverture ?

4 C.Z. : Un grand nombre d’époques et de sociétés ont connu le développement d’un art en marge de l’art officiel. Cette dualité témoigne dans le même temps d’une insuffisance de l’art académique qui connait une reconnaissance institutionnelle et économique. Je ne pense pas que cela soit une spécificité japonaise. Cependant l’opposition entre l’officiel et l’officieux (omote/ura ; ou honne/tatemae) est assez structurante de la vie en société japonaise. Chaque fête officielle sera doublée par la suite par une fête plus décontractée et spontanée par exemple. Ce dédoublement me semble moins exclusif que chez nous, le passage de l’officiel à l’officieux est plus souple. On voit donc assez souvent des artistes reconnus proposer des démarches contestataires, ou à l’inverse de très jeunes artistes travaillant encore de manière très précaire exposer dans des grands musées (par exemple le grand espace d’exposition du Mori Museum consacre tous les trois ans une exposition à la scène émergente). Ce que j’essayais surtout de souligner c’est une dimension proprement contestatrice dans l’art japonais, que l’on a tendance à oublier en raison de la masse consensuelle de produits de subculture que l’on connait ou de l’effet – écran du superflat qui domine encore. Il y a des artistes engagés au Japon qui sortent parfois des zones d’exposition officielles et des circuits économiques commerciaux pour avoir une vision libérée des contraintes des sponsors ou des institutions gouvernementales. Plus encore, me semble-t-il, la scène japonaise de l’art contemporain étant assez restreinte et proportionnellement largement occupée par les produits dérivés du superflat, et donc, hormis pour quelques artistes super stars comme Yoshitomo Nara, Hiroshi Sugimoto ou Yayoi Kusama, être artiste au Japon signifie souvent occuper ces marges, ces espaces peu visibles du grand public qui sont de ce fait très vivants.

5 C.S. : On postule couramment une spécificité japonaise dans les arts les plus anciens mais aussi dans l’art contemporain : pensez-vous qu’il y ait réellement une spécificité japonaise dans les modes d’expression artistique ; le cas échéant, comment se déclinerait-elle ?

6 C.Z. : Du point de vue de l’observateur étranger et lointain, il existe effectivement toute une série de lectures rapides du Japon, de traits caractéristiques prêts à l’emploi offrant à la fois curiosité et exotisme, comme les déclinaisons du kawai (« mignon ») ou du wabisabi (esthétique minimaliste qui laisse une large place aux imperfections liées au temps). Et de nombreux raccourcis sont souvent faits, comme par exemple le très rapide « tradition et modernité », employé à toutes les sauces. Ces raccourcis ne sont pas nécessairement faux, et selon moi, ils ont comme intérêt premier, d’offrir un

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premier cadre de compréhension à ce qui sans cela pourrait rester de l’ordre de l’ineffable et de l’indicible ou de l’énigme absolue. (Ceux qui en ont fait l’expérience le savent bien, une première arrivée à Tokyo après un vol d’une quinzaine d’heures et un décalage horaire de 8 heures dans cet environnement visuel hyper lumineux et graphique, traversés de signes illisibles, sans repères cartographiques ou familiers peut être à tout le moins vertigineux et hallucinatoire.) Cependant ces vérités générales sur un Japon absolument singulier ne sont qu’en partie vérifiables. Occupé par la Chine et les États-Unis, la tradition japonaise est extrêmement syncrétique et hybride. Cependant, ce qui est, me semble-t-il, plus intéressant, c’est que le postulat d’une spécificité japonaise n’est pas uniquement le fait des observateurs étrangers mais aussi et dans une part considérable comparée aux autres pays, le fait des Japonais eux- mêmes qui ont développé tout un champ académique d’études japonaises. Le Nihonjiron, ou discours sur la spécificité japonaise, est très répandu au Japon et repris régulièrement dans les discours les plus autorisés, ce qui peut bien sûr surprendre les universalistes que nous sommes. Aussi on pourrait reprendre la question de l’existence d’une spécificité japonaise à nouveau frais. Certes dans le réel cette spécificité ne peut exister à plein régime, le réel étant par définition toujours trop hybride et divers, d’autant plus avec la mondialisation et l’uniformisation des modes et des cultures. Cependant, cette spécificité japonaise opère plutôt sur la modalité d’un mythe ou d’une mythologie que cherchent à retrouver aussi bien les étrangers perdus que les Japonais qui cherchent à ordonner leur histoire d’insulaires entre ouverture et séparation. Mais on ne peut pas dire que ce mythe, comme tout autre mythe, n’a pas d’effectivité ou n’est que pure illusion. Il est à l’inverse extrêmement opérant, et parfois dangereux.

7 C.S. : Comment appréhendez-vous l’engouement actuel pour le Japon et accepteriez-vous d’apporter vos commentaires à deux expositions dirigées par Yuko Hasegawa1, du point de vue du choix des objets, des œuvres et de la manière de les présenter ?

8 C.Z. : Je ne sais pas si j’aurais un point de vue critique suffisant sur l’engouement de masse pour le Japon, en étant moi-même un peu victime… Si cela n’opère sans doute pas pour moi de manière consciente, le fait que la génération des années 80 qui a grandi avec des émissions pour enfants largement importées du Japon a dû jouer effectivement sur notre manière de projeter notre imaginaire et nos attentes du monde. Les mangas, les animes, tous les produits de la soft power ont dû avoir un impact, un peu de la même manière qu’ont joué la subculture et la culture américaine pour la génération précédente. L’habileté de la culture japonaise c’est que contrairement à la culture américaine elle ne nous a pas semblé accompagnée de substrats politiques et économiques ; accepter la subculture japonaise nous apparait assez neutre économiquement et politiquement parlant. Bien plus, la culture japonaise semble relever d’une culture alternative par comparaison à la culture dominante. Plus encore, l’articulation de cette pop culture à une tradition culturelle, artisanale, picturale et cinématographique extrêmement forte a eu un impact des plus favorables.

9 Le succès de la saison Japonisme 2018. Les âmes en résonance qui célèbre les 160 ans de relations diplomatiques de la France et du Japon est considérable. Des expositions, pourtant assez spécialisées comme celle du peintre Jakuchu au Petit Palais ont connu une fréquentation sans précédent. Je pense que cela tient inévitablement à l’héritage du Japonisme historique. On pourrait dire que depuis Van Gogh tous les Français aiment le Japon parce qu’il renvoie une image d’exotisme policé, qui entretient les mêmes affinités que nous avec l’art de vivre (la gastronomie, le cinéma, les arts) mais

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en présente une version renouvelée, une image dans le miroir pour reprendre l’analyse chère à Lévi-Strauss.

10 Je me souviens de Michel Fichant, alors professeur à la Sorbonne qui revenait d’un premier voyage au Japon et qui m’avait dit de manière laconique : « Le Japon, c’est intéressant ». Je crois que ce qui joue effectivement dans ce succès toujours renouvelé des expositions japonaises, c’est que c’est un pays qui fait penser, qui donne à réfléchir, à ruminer. Avec le Japon, on est un peu dans l’intervalle, entre la reconnaissance et l’incompréhension, entre la transparence du trop familier, et l’opacité de ce qui ne laisse pas de prise. On est dans l’intervalle d’une pensée en acte et qui ne trouve jamais de terme définitif, de formule conclusive. Ce qui me gêne avec des formules comme « tradition et modernité », c’est le réductionnisme de la tournure, mais il y a bien là quelque chose de juste, c’est le « et », le mystère du « et » de la coexistence des contraires, du moderne et du traditionnel, mais aussi pays du jour et du pays de la nuit, du visible et de l’invisible, du gigantisme et du minuscule… C’est à toute une réflexion sur l’ambiguïté du monde que le Japon nous invite.

11 Je pense que Yuko Hasegawa a très bien compris le pouvoir de fascination que le Japon diffuse. En intitulant son exposition à l’Hôtel Salomon de Rothschild « Fukami (profondeur), une plongée dans l’esthétique japonaise »2, c’est bien à une traversée des contraires, des opposés qu’invitait Yuko Hasegawa. Il faut savoir que Yuko Hasegawa est une des commissaires les plus importantes au monde, elle a dirigé de nombreuses manifestations à l’étranger. Aussi en ce sens elle est très consciente des attentes d’un public occidental face à une exposition japonaise. De plus, en raison de cette immense renommée, Yuko Hasegawa a pu obtenir le prêt d’œuvres absolument essentielles et cela a été pour le public français une chance incroyable de voir des œuvres d’une telle qualité. On peut cependant regretter que tout ce qui aurait pu surprendre ou déranger, comme les avant-gardes, ou les groupes contestataires, soit relativement absent des accrochages. Le Japon a vu se développer un très large courant anti-art ou non-art, très éloigné de nos attendus de perfectionnisme à l’égard des œuvres japonaises et cela aurait été intéressant de confronter le public français à cette tendance japonaise à l’inachevé, au mal fait, au disgracieux…

12 C.S. : Commissaire d’exposition et ambassadrice culturelle, Yuko Hasegawa est reconnue à la fois par son pays le Japon et par la France qui lui a accordé le titre de Commandeur des Arts et des Lettres ; à travers cette figure double de commissaire d’exposition et d’ambassadrice, on perçoit des intrications de la diplomatie et de la culture. Quels sont les enjeux de cette forme de diplomatie culturelle3 ?

13 C.Z. : Il y a évidemment des attentes de la part d’un public de ce que doit être le Japon, la culture japonaise, l’esprit japonais. Il n’y a aucune probabilité pour que le Japon offre une production plus homogène, lissée, cohérente qu’une culture d’un autre pays. Cependant la force de la diplomatie japonaise a sans doute joué de cette cohérence, de ces attendus, pour offrir au public français ce qu’il désirait voir. Depuis les premiers échanges avec les Occidentaux, les Japonais se sont construits en miroir. La culture japonaise s’est mise en forme dans la rencontre, par frottement avec la culture occidentale. En un mouvement de fascination en double miroir, les Japonais vérifient sans cesse auprès des Occidentaux ce que l’on pense d’eux. Sans doute ont-ils pris conscience de ce qu’ils renvoyaient comme image également pour l’utiliser à des fins d’échange commerciaux et diplomatiques. Ce n’est pas pervers en soi, c’est une forme d’opportunisme : ce n’est pas sans lien peut-être avec leur grand sens du service, et du

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bon accueil. Il s’agit de répondre au mieux aux attentes de l’étranger, et donc aussi à ses clichés et à ses aprioris. Bien sûr le Japon est plus complexe que ce que son image diplomatique tend à véhiculer. Là aussi cela me semble intéressant.

14 C.S. : Revenons aux artistes japonais : quelle est la place de l’artiste dans sa société ? Vous écrivez qu’au lendemain de la catastrophe de 2011, un nombre important d’initiatives locales et gouvernementales ont vu le jour pour soutenir des artistes à agir dans les territoires ; est-ce une injonction à la résilience faite aux artistes ? À partir de vos propres recherches, celle que vous menez aujourd’hui, comment percevez-vous la situation de l’artiste japonais ?

15 C.Z. : Après le 11 mars 2011, beaucoup d’artistes se sont demandés comment réagir, comment venir en aide, comment être utiles. Certains ont fait l’épreuve d’un fort découragement ou d’un grand sentiment d’inutilité. D’autres ont laissé tomber pour un temps leur activité artistique pour chercher à aider comme un citoyen lambda les populations. Enfin, d’autres ont cherché à aider en tant qu’artistes. Les architectes autour de Toyo Ito ont proposé de nouvelles constructions, tandis qu’on observe chez les artistes un fort mouvement d’art relationnel ou social. L’art devient l’occasion d’un échange avec les personnes, un lieu de rencontre. Il y a, me semble-t-il, au Japon assez peu de figures d’artistes solitaires et démiurgiques, figures à la fois métaphysiques et charismatiques. La tendance penche d’un côté vers l’artiste chef d’entreprise comme Takashi Murakami ou Kohei Nawa avec sa Sandwich Factory à Kyoto ou vers l’artiste comme acteur social et communautaire, qui organise des workshops pour les enfants ou pour les personnes âgées. Bien sûr il y a entre les deux tout un prisme de figures d’artistes, mais ce sont peut-être les deux tendances caractéristiques du Japon d’aujourd’hui.

16 C.S. : Dans un entretien avec Adèle Van Reeth à propos de « Y-a-t-il une philosophie japonaise ? » (Les Chemins de la philosophie, 25/10/2018) vous rapportez la notion de contournement du langage et vous proposez de considérer les arts martiaux, par exemple, comme des pensées. Pouvez-vous explicitez cette idée ?

17 C.Z.: Cetteidéeaétémagnifiquementdéveloppéepar Basile Doganis4. Pour les Japonais, l’existence humaine est fondamentalement duelle mais non dualiste. Il faut sortir de notre logique cartésienne qui oppose le corps et l’esprit et penser une logique paradoxale qui n’exclut pas mais fait coexister ce qui est séparé, notamment il faut tenter de définir une zone intermédiaire entre sujet et objet (mais aussi entre intérieur et extérieur, esprit et corps) : dans cette zone de l’entre, dans cet entre lieu, se déploient à la fois sensorialité et pensée, une pensée sensible.

NOTES

1. Yuko Hasegawa est commissaire de l’exposition Fukami, une plongée dans l’esthétique japonaise qui inaugure la série des manifestations Japonismes 2018. Les âmes en résonance des années 2018/2019. Elle est également commissaire de l’exposition Japanorama. Nouveau regard sur la création contemporaine à Metz, de septembre 2017 à mai 2018 (voir à ce propos : « Conversation avec Yuko Hasegawa », AMA -Art Media Agency-, 13 février 2018).

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2. Cf. Japonisme 2018, Paris à l’heure du Japon, Émission radiophonique, France Culture, 2 août 2018. 3. Rappelons que cette diplomatie culturelle ne date pas d’aujourd’hui. En effet la Société pour les relations culturelles internationales (Kokusai Bunka Shinkokaï – KBS_) assure le rayonnement du Japon sous le patronage du ministère des Affaires étrangères nippon et charge en 1938 André Leroi-Gourhan d’organiser une exposition japonaise à Paris et de rassembler une collection d’objets caractéristiques pour être offerte au gouvernement français. 4. Basile Doganis, Pensées du corps. La philosophie à l’épreuve des arts gestuels japonais, Éd. Belles Lettres (Collection Japon), 2012.

RÉSUMÉS

Entretien autour de l’art et des artistes contemporains japonais et des dernières expositions sur le Japon organisées en France.

Interview about Japanese contemporary art and artists and recent exhibitions on Japan organized in France.

AUTEUR

CATHERINE SIMON Catherine Simon, titulaire d’un D.E.A. Histoire des techniques (EHESS, Paris), a effectué plusieurs enquêtes dans l’Est et l’Ouest de la France mettant en jeu des sociétés locales et des aspects de leur environnement naturel (l’industrie granitière dans les Vosges, des carrières de pierre de taille dans la Meuse, les salines de Dieuze, les femmes dans la vallée sidérurgique de la Fensch, la culture du blé-sarrasin en Bretagne, etc.). Depuis 2003, elle anime le Forum-IRTS de Lorraine (site de Ban Saint-Martin).

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Le Japon spectaculaire de la Belle Époque

Olivier Goetz

« Oui, c’est bien lui, c’est bien le pays dont mon âme Avait rêvé là-bas dans la grande maison Solitaire et sans flamme Au fond de la Bretagne… Oui… c’est bien le Japon1 ! » Madame Chrysanthème, Acte II, sc. IV

1 L’engouement moderne de l’Occident pour le Japon est concomitant de l’ère Meiji (1868 – 1912), période qui correspond assez précisément à ce que nous avons l’habitude, en France, d’appeler la « Belle Époque ». Il est notable que ce tropisme d’intérêt, qui coïncide avec une révolution politique et l’ouverture du Japon au reste du monde, participe pleinement à la définition esthétique de la période, qui est celle de l’Art nouveau. Le japonisme à la française constitue, effectivement, une orientation décisive dans le paysage artistique et culturel de la seconde moitié du XIXe siècle. Il relève, d’abord d’un rêve orientaliste d’écrivains et d’artistes qui n’ont guère voyagé, tels les frères Goncourt qui n’en revendiquent pas moins, et à juste titre, un rôle d’initiateurs : « (…) cette description d’un salon parisien meublé de japonaiseries, publiée dans notre premier roman, dans notre roman d’ En 18.., paru en 1851… oui, en 1851… – qu’on me montre les japonisants de ce temps-là… – Et nos acquisitions de bronzes et de laques de ces années chez Mallinet et un peu plus tard chez Mme Desoye… et la découverte en 1860, à la Porte Chinoise, du premier album japonais connu à Paris… connu au moins du monde des littérateurs et des peintres… et les pages consacrées aux choses du Japon dans Manette Salomon, dans Idées et sensations… ne font-ils pas de nous les premiers propagateurs de cet art… de cet art en train, sans qu’on s’en doute, de révolutionner l’optique des peuples occidentaux ? »2

2 L’expression de « révolution optique » nous oriente, spontanément, du côté des arts plastiques où les effets du japonisme sont évidemment les plus visibles et très tôt reconnus. Mais cette « révolution », qui est d’abord une mode, concerne l’ensemble de l’environnement et va prendre, dans les dernières décennies du siècle, de très larges proportions. Elle se voit, alors, alimentée par des enquêtes de voyageurs, le témoignage

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de véritables Japonais et, surtout, une représentation de plus en plus importante du Japon au sein des Expositions universelles.

3 En 1867, « trois geishas authentiques viennent à Paris (…). Ces trois geisha en kimono servant le thé aux visiteurs de l’Exposition, dans une pièce aménagée pour cette cérémonie, leur apporte le pittoresque d’un exotisme jamais vu3. » En 1878, l’Exposition « offrait au grand public européen la première révélation de l’art japonais ; quelques amateurs avaient su dès auparavant en goûter le charme, les Goncourt et les Burty notamment, auxquelles les Bing et les Sichel fournissaient depuis l’ouverture du Japon aux étrangers, les délicats chefs-d’œuvre où leur goût raffiné se plaisait, mais jamais ensemble aussi complet de toutes les productions de l’ancien Japon n’avait été montré à l’Europe, et l’admiration fut unanime pour les merveilles qui s’offraient4. »

4 L’auteur de ces lignes, Raymond Kœchlin, professeur à l’École des sciences politiques, fait partie, avec Philippe Burty (inventeur du mot « japonisme »5) et Siegfried, alias Samuel, Bing (éditeur de la revue Le Japon artistique de 1888 à 1891 et patron de la Maison Art nouveau6), des japonisants de l’époque qui sont, avant tout, des collectionneurs d’art japonais. On pourrait également citer Louis Gonse (L’Art japonais, 1883), Hugues Krafft, qui envoya, du Japon, une maison traditionnelle qu’il fit monter, en 1885, agrémentée d’un jardin japonais, aux Loges- en-Josas, Gaston Migeon (conservateur au Louvre), la Princesse Mathilde, Henri Cernushi, Robert de Montesquiou, Félix Régamey (dessinateur des Promenades japonaises : Tokio-Nikko, 1880 et auteur du Japon pratique, 1891)…

5 Lors de L’Exposition de 1900, la section japonaise comprend plusieurs pavillon et quatre kiosques : « Les visiteurs les moins attentifs durent admirer ces soieries, ces broderies, ces bronzes et ces porcelaines qui, élégamment présentés dans des locaux aménagés avec un goût à la fois sérieux et aimable, donnaient une si juste idée de l’habileté technique et de la grâce d’imagination qui survivaient au Japon à toutes les révolutions de la politique et de la mode (…) Aussi quand le pavillon impérial ouvrit pour la première fois ses portes, dans le beau coin du Trocadéro, où les fleurs les plus rares du Japon avaient été semées comme pour accueillir les visiteurs dans un jardin de l’Extrême-Asie, fut-ce un éblouissement. »7

6 À la faveur de ces manifestations, on peut dire que le japonisme se répand largement ; au point que des auteurs comme Champfleury se moquent volontiers des « japoniaiseries », de cet effet de mode dont l’encombrement des salons parisiens témoigne, de manière ridicule, du contre-sens, puisque le génie japonais est, au contraire, un sens du dépouillement et de la rareté. D’engouement d’esthètes avertis, le japonisme devient une passion partagée et, presque, un lieu commun8.

7 Le théâtre joue un rôle particulier dans cette propagation culturelle. En 1878, Judith Gautier, sinologue avertie9, avec l’aide de Maeda Masana (Commissaire général de la Section Japonaise de l’Exposition Universelle de cette année-là), réalisa, en français, une adaptation théâtrale de Chushingura, la célèbre légende japonaise des quarante- sept rônin. Sous le titre de Yamato, la pièce ne fit l’objet que d’une seule représentation (février 1879, au Théâtre de la Gaîté). Signe d’un engouement progressif, en 1887, sa Marchande de sourires, présentée comme une « pièce japonaise », obtint un véritable triomphe et de nombreuses représentations sur la scène de l’Odéon.

8 En 1900, ce ne sont plus seulement des objets : estampes, porcelaines, ivoires, laques, tissus… qui révèlent au public français la valeur de l’art japonais mais l’intervention remarquée d’une authentique troupe de théâtre, celle des époux Kawakami, Otojirô et

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Sadayacco, cette dernière, étoile de la troupe, s’apprêtant à devenir – et pour longtemps – sous le nom de Sada Yacco, l’une des figures les plus représentatives du « spectaculaire » de la Belle Époque. La troupe se produit sur la scène du pavillon Loïe Fuller, la célèbre danseuse se révélant, à cette occasion, impresario de génie et, aux yeux de la postérité, facteur incontournable de modernité10. C’est Sada Yacco, surtout, qui focalise l’attention des photographes et des journalistes, prompts à diffuser, à son propos, une sorte de petite mythologie nippone. Du reste, le succès des Kawakami s’étend à l’Amérique et à l’Angleterre. De retour en France, en 1902, elle reçoit le grade d’Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres à l’Élysée, des mains du président de la République Émile Loubet.

Sada Yacco dans le rôle de la Ghésha, en 1900 (Le Théâtre, 4 septembre 1900).

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En 1904, Sada Yacco fait la couverture du magazine Femina.

9 Nous ne discuterons pas, ici, de l’authenticité du programme proposé par cette troupe réellement japonaise. De toute évidence, il s’agit d’un produit d’exportation conçu pour un public étranger et qui transgresse sciemment la tradition. D’abord, en autorisant le jeu d’une actrice (geste iconoclaste11), ensuite, en limitant le temps de la représentation (Le Chevalier et la Geisha, leur principal spectacle, ne dure qu’une demi-heure !) et, enfin, en combinant et aménageant des fables d’origines diverses. Ces concessions faites à l’occident répondent, d‘ailleurs, à l’esprit de réformes qui caractérise l’ère Meiji. Kawakami lui-même avouera, dans des textes publiés quelques années plus tard, à quel point il a ajusté ses spectacles à ce qu’il supposait des goûts du public anglais, français ou américain. Contentons-nous, ici, d’observer le succès de l’entreprise et son pouvoir d’inspiration. Le théâtre japonais, tel qu’il se pratique en France, est de toute évidence un compromis commercial, ce qui ne l’empêche pas de constituer une échappatoire salutaire au conformisme ambiant, en ceci qu’il apporte, outre la fascination qui s’y attache, une forme d’incompréhension qui se révèle, en fin de compte, assez productive. La série d’articles que rédige, en 1901, Louis Jadot dans la revue L’Art du théâtre est révélatrice de cette semi-compréhension ou de ce semi-aveuglement. Après avoir décrit, de manière précise et informée, les conditions d’une représentation théâtrale au Japon, célébrant au passage les qualités et la noblesse d’une grande tradition de théâtre, le journaliste termine ainsi son étude : « Pour qu’un progrès pût s’accomplir dans le théâtre japonais, une transformation des conditions matérielles apparaît comme une condition sine qua non. Comment, en effet, l’art de la diction pourrait-il se développer tant qu’un orchestre imperturbable forcera l’acteur à élever sa voix jusqu’à un diapason absolument faux ? Comment les rôles de femmes pourraient-ils être joués tant qu’ils seront rendus par des hommes ? Mais d’autre part comment des femmes pourraient- elles soutenir une représentation aussi longue dans des théâtres si peu conformes aux lois de l’acoustique ?

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Comment, enfin, le drame et la comédie deviendraient-ils des genres littéraires tant que les directeurs, acteurs et compositeurs pourront modifier à leur gré le sujet, l’intrigue et le texte ? »12

10 Méconnaissance des codes ? Refus d’une étrangeté trop radicale ? Ou réflexion pertinente sur l’évolution culturelle d’un pays en pleine transformation ? Sa conclusion reste, pour le moins, dubitative : « Les tentatives de transformations du drame japonais n’ont guère réussi jusqu’à présent, non plus que les essais d’acclimatation du théâtre occidental13. »

11 D’autres critiques se montrent encore plus sévères. Tel Jules Lemaître qui conclut un article sur le théâtre japonais par ces mots sans appel : « Laissez-moi tranquille avec vos Japonais14. »

12 Conformément au mythe d’un Japon secret et inviolable, la mode du japonisme s’accommode d’une part d’ignorance, pour ne pas dire d’une certaine dose de bêtise. Une telle formule participe de son efficience. Si l’influence du Japon sur les arts plastiques (notamment chez les peintres Nabis) est bien connue15, dans le monde littéraire et théâtral, la confrontation à un langage scénique fondamentalement différent de celui de l’occident (tout en relevant d’une tradition vénérable) a tout pour intéresser ceux qui, au sein des cercles cultivés, sont en recherche d’innovation. Des directeurs de théâtre d’ordre (comme Jules Claretie) aussi bien que des metteurs en scène d’avant-garde (comme André Antoine ou Lugné-Poe) ont témoigné, à plusieurs reprises, de l’émotion de leur découverte. Telle est l’épaisseur du phénomène : le Japon répond aussi bien à un engouement populaire, caractéristique d’un début de mondialisation culturelle et commerciale (notamment par le biais des Expositions), qu’à une aspiration des artistes qui espèrent trouver, dans la persistance d’une culture archaïque et lointaine, la formule de leur modernité théâtrale.

13 D’un côté, Puccini glisse sur la vague en composant Madama Butterfly (1904). De l’autre, le metteur en scène et directeur de théâtre Aurélien Lugné-Poe monte, au Théâtre de l’Œuvre, L’Amour de Késa (1910). Entre les deux, de nombreuses chansons, pantomimes, se donnent pour des « fantaisies japonaises » sur les scènes des music-halls et du café- concert.

14 Il ne s’agit pas ici de mesurer le degré d’érudition de ces artistes, de savoir s’ils ont lu ou non les œuvres de Lafcadio Hearn (dont certaines traduites en français : Le Japon inconnu, 1901 ; La Lumière vient de l’Orient, 1911), mais de prendre une température plus diffuse, celle de l’objet-Japon constitué comme forme spectaculaire, à travers le théâtre, la littérature et la musique. Parmi les nombreuses manifestations d’un Japon dramatique au cours des dernières décennies du siècle, on retiendra quelques moments représentatifs qui, en dehors de tout souci d’exhaustivité, constituent comme un baromètre dont on peut se servir pour mesurer l’affect du japonisme, cet engouement qui stimula la Belle Époque entre 1880 et 1914.

15 En 1888, Madame Chrysanthème est le roman qui, après Pécheur d’Islande (paru un an plus tôt) consacre la notoriété de Pierre Loti. Officier de marine, celui-ci se trouve dans la situation paradoxale de ne (presque) rien dire d’un monde qu’il a abordé, de parler d’un inconnaissable qu’il connaît. Il a lui-même voyagé au Japon, en 1885, où il a contracté un mariage à l’année avec une jeune Japonaise de 18 ans, selon des mœurs courantes de l’époque. « Mariage pour rire » avec un « bibelot détraqué » : quand le devoir rappelle l’officier à bord de La Triomphante, il quitte sans chagrin la jeune femme dont il s’est amusé quelques semaines. D’aucuns se sont plu à critiquer la platitude du roman, sans

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émettre l’hypothèse que cette prétendue platitude participe précisément de son charme. Écriture blanche, degré zéro de l’écriture (ce n’est pas par hasard si Roland Barthes s’est emparé d’Aziyadé, du même auteur16), refus d’une dramatisation trop pathétique, Loti sait qu’il ne pénètre le Japon que de façon superficielle. D’abord parce que, marin de profession, il n’y fait qu’une escale (assez longue, il est vrai pour avoir le temps de s’y « marier »). Ensuite, parce que le Japon qu’il rejoint physiquement reste un pays désespérément imaginaire. Il y découvre un monde qu’il connaît déjà : « je me sens entré en plein dans ce petit monde imaginé, artificiel, que je connaissais déjà par les peintures des laques et des porcelaines17. » Pour autant, le séjour nippon de Loti n’est pas exempt de surprises : « Quelle bizarrerie dans le goût de ce peuple18 » ne cesse-t-il de s’exclamer. Enfin, parce que le Japon qui s’ouvre à lui n’est plus le vrai Japon, celui-ci étant, par définition, soustrait à tout regard occidental. Tel est le paradoxe que met en évidence Loti. Il n’est de Japon que perdu ; toutes les images et toutes les traces récoltées ne font qu’attester la perte de son essence. Dès lors, est-il bien raisonnable de vouloir placer, dans la perception du Japon par les esthètes de la Belle époque, une ligne de fracture entre ceux qui lui réservent leur ferveur et ceux qui notent leur déception ? Robert de Montesquiou reproche à Loti d’avoir « sinon tout à fait maltraité notre Japon, tout au moins traité plus que familièrement ce lieu de prédilections, ce permanent alibi de nos rêveries19. » Mais n’est-ce pas, précisément, méconnaître la valeur de cette incompréhension fondamentale qui fait la valeur culturelle du Japon.

16 Alors que la Belle Époque en France est le cadre et, peut-être même, le nom d’une exaltation nationale (l’Exposition de 1900 comme emblème de la satisfaction de soi), le Japon, tel que les artistes français le découvrent, fait figure de vierge déflorée, pis que cela : de femme vénale et de prostituée. Depuis qu’il est accessible aux Européens, le mystère du Japon est éventé. C’est la première phrase des Japoneries d’automne du même Loti20. Une ville comme Kyoto est « banalisée, déchue, finie ». D’inaccessible, le Japon passe directement au statut de corrompu et décevant. L’image que l’Occident impérialiste se fait de l’Orient ne peut être que celle d’une corruption qui, de circonstancielle, est devenue pérenne. Dans la langue du colonisateur, « pourriture » est l’autre nom de l’Orient21. Et, bien sûr, le caractère sexiste de cette observation saute aux yeux. Si la femme est le lieu de cette déception et de cette trahison (celle de l’authenticité), c’est que l’Orient (ou le Japon) n’est, au fond, qu’une métaphore de la féminité.

17 Cinq ans après sa parution, le roman de Pierre Loti est adapté, par André Messager, sous forme de « comédie lyrique22 ». Comédie ? C’est que, tout comme le roman, le livret de Georges Hartmann et André Alexandre s’achève par le départ sans scrupule de Pierre sur son vaisseau : « Quittons-nous bons amis sans trop verser de larmes, mon séjour au Japon n’a pas manqué de charme, grâce à ton fin minois, souriant, parfumé. » La dimension humoristique de l’œuvre est valorisée (notamment à travers le personnage de Kangourou) sans trop restreindre, toutefois, le sentimentalisme que l’on s’attend à rencontrer dans ce type d’opéra. Pour les critiques de l’époque, l’argument est néanmoins trop mince. Il est vrai que, dans le roman de Loti, « il ne se passe rien », ce qui n’est pas vraiment le cas dans Madame Butterfly, l’opéra de Puccini, qui viendra rapidement éclipser celui de Messager.

18 Malgré la similarité troublante des scénarios (le mariage d’un étranger de passage avec une mousmé), Madama Butterfly23 ne se donne pas comme une adaptation du roman de

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Loti mais de la pièce éponyme du dramaturge et metteur en scène américain David Belasco (lui-même inspiré par une histoire de John Luther Long), créée à Broadway, en 190024. Puccini eut l’occasion d’assister à une représentation de cette pièce à Londres, le 21 juin 1900. Ayant obtenu les droits d’une adaptation pour l’opéra, Puccini se renseigna sur les mœurs et la culture japonaise, au point de rencontrer Sada Yacco25. Si la postérité devait réserver un destin glorieux à cette production (il s’agit, jusqu’à aujourd’hui, de l’un des opéras les plus joués au monde), la première représentation, curieusement, constitua un fiasco mémorable. Ce n’est qu’après de sérieux remaniement que l’opéra connut un succès véritablement universel.

19 La différence entre Madame Chrysanthème et Madame Butterfly vient dans l’interprétation du personnage de la geisha. Écervelée et économiquement intéressée chez les Français (encore que moins dans l’opéra que dans le roman), la mousmé des Américains (et de l’Italien Puccini), femme-enfant de quinze ans, est vraiment amoureuse de Benjamin Franklin Pinkerton, jeune officier en escale, à qui elle a sacrifié sa religion et qui lui a fait un enfant. Après son départ et trois ans d’attente et de fidélité, voyant son « mari » débarquer avec sa nouvelle épouse américaine, Cio-Cio-San se suicide en se poignardant, usant pour ce faire du poignard avec lequel son père s’était fait hara-kiri (le rituel sanglant semblant, décidément, une condition de reconnaissance et de succès). On ne peut, cette fois, parler de comédie. Ni de tragédie, sans doute, la renonciation de la jeune femme s’accomplissant, dans une forme de douceur plutôt mélodramatique.

20 Du roman de Loti, profondément immoral, à l’opéra où la sentimentalité introduit les thèmes, théâtralement porteurs, de la jalousie et du chagrin de la rupture, persiste, au fond, la question de l’incompréhension et de l’incommunicabilité. Dernier mot du spectacle lyrique : au Japon comme ailleurs, les femmes sont toujours des femmes. L’archipel japonais reste, ainsi que la femme selon Freud, un « continent noir ». Formule dont l’exploitation spectaculaire semble inépuisable26…

21 Après l’Exposition de 1900, Judith Gautier s’empare de La Geisha et le chevalier pour en présenter sa propre version, en 1901, sur la scène du Théâtre des Mathurins. Mais, surtout, en 1910, Aurélien Lugné-Poe s’intéresse à L’Amour de Késa, adaptation, par Robert d’Humières, de la Kesa de Kawakami.

22 Telle qu’elle était jouée par la troupe japonaise, la fable combine des éléments de deux récits traditionnels : Le Dit des Heiké et la Chronique de l’ascension et de la chute des clans Minamoto et Taira, textes qui ont largement inspiré les dramaturges japonais à travers les siècles.

23 Késa a été faite prisonnière par des bandits. Heureusement, le courageux Moritô (qui s’appellera Endô, dans la version française) survient pour la délivrer. Bien sûr, il tombe aussitôt amoureux de la jeune femme. Celle-ci accepte sa demande en mariage et lui promet de l’attendre mais, quand Moritô revient, quelques années plus tard, sa fiancée est déjà mariée. L’amoureux s’en prend à la mère de la jeune femme et veut la tuer. Késa l’en dissuade, l’engageant plutôt à profiter, la nuit prochaine, du sommeil de son mari, pour l’assassiner, ce qui la rendra libre. Le meurtre a lieu, mais Késa a pris la place du mari et c’est elle qui est tuée. Fou de douleur, Moritô se suicide, en pratiquant le hara-kiri.

24 À en croire Kawakami, c’est Loïe Fuller qui avait exigé cette fin « grotesque » et, même, pour la dernière représentation, un double suicide, masculin et féminin, assorti de cette publicité : « Ce vendredi, Kawakami et Sadayakko vont rivaliser pour présenter,

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déployant tout leur art, deux manières de mourir ! Ce sera le hara-kiri ultime présenté à Paris ! ». Moyen, surtout, d’augmenter de trois fois le prix des places, ce qui n’empêcha pas de jouer à guichets fermés.

25 Bon goût oblige, dans la version de Lugné-Poe, où s’illustrent les très célèbres Suzanne Després et Édouard de Max (tandis que le metteur en scène joue lui-même le rôle du mari Hiroshima), le choix a été fait de restituer au drame un fin plus conforme à celle du récit japonais. Constatant la mort de Késa, Endô demande à Hiroshima, le mari veuf, de le tuer, ce que ce dernier refuse, en considération de l’amour porté à sa femme par son assassin ! Au racoleur suppuku est donc substitué le retrait silencieux des personnages, dans le silence mystique d’une retraite. Est-ce la raison pour laquelle la pièce ne rencontra qu’un succès assez mitigé ? Dans ses Mémoires, Lugné-Poe revient sur les angoisses rencontrées pendant la réalisation du spectacle27. « Il y a Japon et Japon », écrit-il. Vouloir éviter le Japon ressassé, le Japon de convention, c’était chercher le vrai Japon. Qu’à cela ne tienne. Pour l’aider dans la mise en scène, le directeur de L’Œuvre fait appel à un authentique japonais, « le Victor Hugo du Japon », M. Kikutchi, romancier moderne. Hélas, le recours à cet expert n’est que de peu d’aide, il introduit même une gêne supplémentaire : « Aucune de ses dimensions de gestes, d’attitudes, ne correspondait aux nôtres : il pouvait s’asseoir sur un petit banc et n’être pas ridicule ; nous, nous étions tout de suite grotesques ». « Et, bientôt, trois Japons se présentèrent à notre esprit : celui que nous nous étions imaginé, celui que de Max, fécond d’inventions moldavo-orientales apportait à la mise en scène, enfin, l’authentique, celui de notre auteur japonais, précis, exact, ressemblant à l’action, au texte de la pièce autant que L’Honorable partie de campagne ressemble à du Loti… »

26 L’évocation de Loti est amenée ici à propos. Lugné-Poe veut, à tout prix, éviter de refaire Madame Chrysanthème, mais il s’embourbe dans ses Japons parallèles, dans ses Japons inconciliables. Et « Kesa fut joué accommodé, teinté de vérité, et pas un soir n’accrocha au vrai, au franc succès ; la foi manquait. »

Édouard de Max et Aurélien Lugné-Poe, dans L’Amour de Késa (mise en scène de Lugné-Poe), en 1910.

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27 Troublant aveu d’impuissance que celui de Lugné-Poe, renonçant définitivement au Japon après cet échec dont, dit-il, il ne demeurait pas fier. Sans doute cette volonté d’authenticité est-elle aussi naïve que touchante. De quelle Que la question du vrai et du faux, de l’authentique ou du frelaté soient un poison théâtral, c’est encore que ce que démontre L’Honneur japonais, de Paul Anthelme28, monté en 1912, à l’Odéon, par André Antoine, alors directeur de la salle. La pièce à grand spectacle (35 personnages, costumes d’Ibels, décors de Jusseaume) rencontra d’abord un assez grand succès (43 représentations). Le prince Ôsaka croit offrir au prince de Sendai un éventail précieux. Piégé par un conseiller félon, il lui présente une contrefaçon qui entraîne la fureur du prince…

28 La plupart des journalistes célèbrent le spectacle sur le monde : reconstitution parfaite. « L’action a un caractère japonais que ne trouveront jamais en défaut les connaisseurs les plus renseignés des légendes et des mœurs japonaises29. » Pourtant, un article paru dans le Bulletin de la Société franco-japonaise vient tout gâcher : tout est faux et de travers dans cette adaptation d’une des légendes japonaises les plus célèbres et d’un objet spectaculaire sacré du Japon : Les 47 Rônin.vérité pouvait-il s’agir, sachant que même les acteurs japonais avaient truqué le jeu pour obtenir, de leurs spectateurs parisiens, la récompense d’une réception heureuse ? « Au point de vue japonais, le succès d’Odéon est un scandale ; cette pièce est une lamentable parodie, dans sa composition et dans son détail, de la légende fameuse des Quarante-sept Ronins ; les photographies de ses scènes, reproduites dans les quotidiens de Tôkiô, ont provoqué l’étonnement et le rire. L’Honneur japonais de l’Odéon équivaut à Œdipe roi transposé en opéra- comique, sinon en opérette. Voilà tout. »30

29 Et de détailler, une à une, les nombreuses erreurs de gestes, de costumes, d’onomastique, de paroles contenues dans ce spectacle d’autant plus scandaleux qu’il est célébré comme particulièrement fidèle à la tradition japonaise. « L’Odéon transnovateur a voulu avoir sa vérité à lui. » Et, de toute évidence, ce n’était pas la bonne…

L’Honneur japonais, de Paul Anthelme (1912). Le prince d’Osaka s’ouvre le ventre.

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30 Enfin, une dernière pièce mérite d’être citée ici. Le Typhon (1909), de l’auteur hongrois Melchior Langyel, fut traduite et interprétée dans le monde entier avec un immense succès31. En France, son adaptation par Serge Basset est donnée, en 1911, au Théâtre Sarah- Bernhardt (47 représentations) où l’on retrouve, à cette occasion, l’acteur Édouard de Max.

31 À la différence des spectacles déjà cités, la pièce, qui se passe à Berlin, n’appartient évidemment pas à la tradition du théâtre japonais. Elle met en scène des diplomates nippons, en fait des espions, cherchant à percer des secrets des Européens. L’un d’eux, Tokeramo, leur chef, tombe amoureux d’Hélène, une prostituée, qu’il finit par assassiner sous l’emprise de la jalousie. Un des membres du groupe s’accuse à sa place mais, contaminé par la sentimentalité occidentale, Tokeramo meurt de chagrin.

32 Si le spectacle a le mérite d’envisager la réversibilité de la situation du roman de Loti (c’est un Japonais qui s’éprend d’une courtisane occidentale) il maintient, en les accentuant, les clichés racistes (les « jaunes », dont la peau possède une « odeur bizarre ») et une psychologie des peuples pour le moins stéréotypées et caricaturale. Bien qu’imbus du sens de l’honneur et du respect de la hiérarchie, les Japonais n’y apparaissent pas moins appartenir à une race dégénérée et sournoise. Pourtant, bien que toute la pièce soit une mise en garde contre les dangers du mélange des races, il pourrait être touchant de voir que le personnage principal réussisse à s’européaniser et à se sentimentaliser au contact d’une femme, dont ses amis lui avaient pourtant dit de se méfier : « Garde-toi de ces femmes, Tokeramo. Prends garde aux traitrises de la civilisation européenne. » C’est que, de toute évidence, la misogynie constitue l’un des rares terrains d’entente entre Orient et Occident.

33 Si les clichés culturels ont la vie dure, il faut noter que cette pièce présente une évolution notable. Ses personnages japonais sont modernes, habillés à l’occidentale. Ils échappent au Japon anachronique et légendaire qui séduisait tant les tenants du décadentisme Belle Époque. Or, s’agissant de spectacles, la question des images est évidemment centrale. Que le même acteur, cette immense star que fut De Max, puisse passer du costume traditionnel d’Endô, dans L’Amour de Késa, au complet trois pièce de Tokeramo dans Le Typhon, montre la souplesse du théâtre, capable d’épouser la courbe du temps et, tel un sismographe sensible à la moindre évolution des mentalités, répondre aux fantasmes d’un public qui vient chercher là le moule dans lequel couler sa sensibilité.

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Édouard de Max dans Le Typhon (1909).

34 Le théâtre fournit des personnages et des décors, y compris pour cette partie du public qui n’a pas accès au spectacle, le public provincial notamment, informé grâce aux reproductions que produisent les journaux illustrés. Comme écrit Jean Aicard : « Commenté par de pareilles images, le texte parlera aux yeux des enfants, fixera leur attention ; et après les avoir vues, ils n’oublieront plus le pays où ils croiront avoir réellement voyagé ». Ce qui vaut pour les enfants (il s’agit de la préface d’un livre à leur intention : Le Japon (Merveilleuses histoires), par Judith Gautier32, vaut bien sûr aussi pour le lecteur ordinaire.

35 Que le théâtre japonais ait joué un rôle séminal dans la modernisation du langage théâtral, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, semble désormais une évidence. La traduction et la publication de nombreux nô, entre 1910 et 1920, découlent directement du goût japonisant des esthètes de l’Art Nouveau en Europe. Si, Paul Claudel, poète et dramaturge doit surtout à ses fonctions diplomatiques au Japon une connaissance directe du théâtre nippon, il avait déjà reçu un premier contact avec le théâtre oriental (chinois et annamite), dès 1889, à l’Exposition universelle de Paris. Au fil des ans, sa correspondance avec Jacques Copeau témoigne d’un intérêt commun et prolongé pour le Japon, dont on constate qu’il est de première importance dans l’évolution de l’art théâtral en France au XXe siècle33.

36 Après la Guerre et, donc, en dehors de la période envisagée ici, c’est à une autre Bing, Suzanne34 (épouse d’Edgar Varèse avant que maîtresse de Jacques Copeau), que l’on doit une part importante de la « réforme » du théâtre d’art, notamment par le truchement de l’École du Vieux- Colombier, dont elle fut l’instigatrice et la cheville ouvrière, ainsi que l’a brillamment montré Raphaëlle Doyon35. C’est à Suzanne Bing qu’est dû, en 1924, la réalisation du Nô Kantan36, spectacle mythique puisque, bien que considéré par Copeau comme la meilleure réalisation de son « école », il ne put être représenté

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publiquement, en raison d’un accident survenu à l’un des protagonistes. Ce que Copeau reconnaît à l’art du théâtre japonais, c’est moins la qualité littéraire ou la spécificité d’une culture lointaine qu’une technique sophistiquée mais universelle, un art du jeu qui fait si cruellement défaut au théâtre qu’il veut régénérer, peu de temps après la découverte, au Japon, du traité de Zeami37. « Il n’est rien de tel que de prêter un peu d’attention aux choses pour ne plus les comprendre du tout. Le dernier livre de Loti, Madame Chrysanthème, un article de M. Lequeux, consul de France à Yokohama, sur le théâtre japonais (Revue d’art dramatique du 1er et du 15 avril), enfin le drame de Mme Judith Gautier [La Marchande de sourires] ont fort embrouillé l’idée que je me faisais du Japon. »38

37 Le désarroi qu’exprime ici le critique Jules Lemaître est caractéristique du phénomène que nous avons essayé d’appréhender. En France, la curiosité qui répond, à la fin du XIXe siècle, à l’ouverture politique du Japon ne fait pas que conforter les préjugés occidentaux sur le pays du soleil levant et sur l’Extrême-Orient en général. Elle ne diminue en rien le sentiment d’étrangeté ni une forme d’incompréhension fondamentale. Mais elle trouve dans la réalité de la mondialisation en train de se produire de quoi alimenter sa légende. La modernité artistique de cette période est un compromis de science et de mythologie. Le Japon est capable de fournir l’une et l’autre. La théâtromanie de la Belle Époque y puise d’abondance. En effet, chacun peut trouver son bonheur dans cet empire des signes. Si auteurs et metteurs en scène, à l’instar de Judith Gautier, y placent le folklore d’une civilisation décorative, d’autres, plus éclairés ? Croient y reconnaître une forme de primitivisme : « le théâtre japonais, même moderne, peut être dit très ancien puisque ce peuple ne change pas », écrit Jules Lemaître39. Or, à cette interprétation condescendante, il est possible d’opposer la vision d’un Jacques Copeau (ou d’une Suzanne Bing) qui trouvent dans la forme du nô ou du kabuki des éléments aussi précieux que dans le théâtre grec ou la commedia dell’arte, une sorte de « théâtre des sources » (comme dirait Grotowski). Le théâtre de la Belle Époque, semblable en cela à l’architecture Modern Style, est de nature extrêmement composite. Sa structure est paradoxale. On ne doit jamais l’appréhender d’un seul versant. Nier sa dimension scénique est aussi frustrant que de mépriser sa composante littéraire. Les influences sont multiples et les expressions diverses. Impossible de clore les définitions, de fermer les interprétations. On n’est jamais sûr de rien. Bêtise et intelligence s’y côtoient de près. Particulièrement obtus en matière de japonisme, Jules Lemaître n’a pas tort lorsqu’il écrit que « tout théâtre primitif est naturellement mélodramatique ». Œdipe à la Comédie-Française (Mounet-Sully aux yeux sanguinolents) a toutes les caractéristiques d’un mélodrame. Mélodramatique également le suppuku de Kawakami. Cela ne veut évidemment pas dire que la théâtre japonais ou la tragédie grecque sont des mélodrames, mais que c’est ainsi que le public d’une époque et d’un pays a pu les interpréter : « Pour les étrangers il faut montrer quelque chose d’original dont les costumes soient superbes. Cela exige que nous représentions des mélodrames historiques et dansés. (…) C’est le goût des étrangers. Ils ne viendraient pas voir le spectacle japonais si nous négligions leur goût… »40

38 Au-delà du goût de la Belle Époque pour les formes exotiques de l’Extrême-Orient, l’influence du Japon sur l’art théâtral occidental s’est donc avérée bien plus profonde que celle exercée par une mode passagère puisqu’on peut suivre la trace d’une leçon japonaise, à travers tout le XXe siècle, de Suzanne Bing (Kantan, 1923) à Didier

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Doumergue (Le Dit du Genji, en 2000), en passant par Ariane Mnouchkine (Tambours sur la digue, 1999) et Peter Brook.

NOTES

1. Nous citons, ici, le livret de Georges Hartmann et André Alexandre pour l’opéra d’André Messager (1893), d’après le roman éponyme de Pierre Loti. 2. Edmond de Goncourt, Préface de Chérie, in Préfaces et manifestes littéraires, Paris, Charpentier, 1888, p. 76. 3. Shionoy Key, Cyrano et les samuraï, le théâtre japonais en France et l’effet de retour, Paris, Publications orientalistes de France, 1986, p. 14. 4. Raymond Kœchlin, « T. Hayashi », in Bulletin de la Société Franco-Japonaise de Paris, n° 5, décembre 1906. 5. Cf. Philippe Burty, « Japonisme », dans La Renaissance littéraire et artistique, 1re année, n° 4, 8, 11, 14, 16, 1872, 2e année, n°1, 1873. 6. Ce marchand d’art parisien, d’origine allemande, joua un rôle majeur dans le développement du japonisme en France, il était d’abord un céramiste et un industriel. Devenu expert en art japonais il ouvrit sa boutique d’objets d’art oriental à Paris, rue Chauchat, en 1875. La Maison Bing, située rue de Provence, est rebaptisée Maison de l’Art nouveau en 1895 (d’où vient l’appellation d’Art Nouveau). 7. R. Kœchlin, art. cit., p. 13-14. C’est à l’issue du dîner d’inauguration de cette exposition que fut créée la Société Franco-Japonaise. 8. Témoin architectural en partie sauvegardé de cet engouement, la salle des fêtes japonisantes construite, à Paris, par l’architecte Alexandre Marcel, en 1896, au 57 bis de la rue de Babylone (Paris 7e). Offerte par le directeur du Bon Marché (François-Émile Morin) à sa femme pour qu’elle puisse y organiser des réceptions mondaines, la salle fut ensuite transformée en cinéma (La Pagode, qui a fermé ses portes récemment). La façade, les toitures et la grande salle sont aujourd’hui inscrits au titre des monuments historiques, ainsi que le jardin japonais. 9. Elle avait appris le chinois, en 1863, avec Ding Dunling, un mandarin réfugié politique que protégeait son père, le poète Théophile Gautier. 10. Cf. Camille Mauclair, « Un exemple de fusion des arts, Sada Yacco et Loïe Fuller », in Idées vivantes, Paris, 1904. 11. Pour Edward Gordon Craig, les femmes gâtent le théâtre japonais et l’entraînent à sa perte en voulant l’européaniser. Cf. E. Gordon Craig, « Sada Yacco », in Le Théâtre en marche, p. 233-236. 12. Louis Jadot, « Le théâtre japonais », in L’Art du théâtre, 1901, n°10, p. 242. 13. Ibid. 14. Jules Lemaître, « Théâtre japonais », Journal des Débats, 30 avril 1888 (repris dans Impression de théâtre, 3e série, Paris, Boivin & Cie, p. 43). 15. Cf. Siegfried Wichmann, Japonisme, traduit de l’allemand par Olivier Séchan, Paris, Chesne/ Hachette, 1982. 16. Roland Barthes rédigea, en 1971, la préface de l’édition italienne d’Aziyadé, premier roman de Pierre Loti. Le texte en fut repris dans la revue Critique, en 1972. Barthes commença la rédaction de son essai en 1970, année de parution de L’Empire des signes, son livre sur le Japon. 17. Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Calmann Lévy, 1888, p. 36.

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18. Ibid., p. 47. 19. Robert de Montesquiou, « Madame Chrysanthème », texte manuscrit cité par Antoine Bertrand, in Les Curiosités esthétiques de Robert de Montesquiou, vol. 1, Droz, 1996, p. 158. 20. Pierre Loti, Japoneries d’automne, Paris, Calmann-Lévy, 1889, p. 1. 21. « Tout l’orient pourri » fait dire Rostand à un personnage de Chantecler (1910). 22. Madame Chrysanthème, comédie lyrique en quatre actes, un prologue et un épilogue, d’après Pierre Loti. Représenté pour la première fois au Théâtre de la Renaissance, le 26 janvier 1893. 23. Création italienne, le 17 février 1904, à la Scala de Milan et création française (version de Paul Ferrier), le 28 décembre 1906, à l’Opéra-Comique, Paris. 24. On ne peut néanmoins exclure une influence de Madame Chrysanthème sur Long. Celle-ci se trahit dès le titre, avec ce « Madame » français qui semble directement emprunté à Loti. 25. On a pu prétendre que certains airs d’inspiration japonaise, présents dans l’opéra, étaient directement empruntés à La Mélodie japonaise, d’Otojirô Kawakami, brochure des airs employés par la compagnie. 26. Hiroshima mon amour de Duras et Resnais (« Tu n’as rien vu, à Hiroshima ») dit-il autre chose ? Dans cette perspective, l’explosion atomique d’Hiroshima perpétue le mythe d’un impensable fondamental, lié à un Japon mythologique (cinématographique et littéraire) dont même l’amour (à l’occidentale) ne parviendrait à percer le mystère. 27. Aurélien Lugné-Poe, La Parade, t. 3, Sous les étoiles, souvenirs de théâtre (1902- 1912), Paris, Gallimard, 1933, p. 252 et s., pour toutes les citations suivantes. 28. Paul Anthelme, pseudonyme de Paul Bourde, 1851 – 1914. Parfaitement oublié, aujourd’hui, cet auteur possède néanmoins une biographie digne d’intérêt. Camarade de classe d’Arthur Rimbaud il devint un grand voyageur et un administrateur colonial important. Journaliste au Temps, il effectua des reportages sur l’Algérie et le Tonkin qui firent sa réputation. Ses succès agricoles en Tunisie entraînèrent sa nomination au poste de secrétaire général de Madagascar en 1895. De retour en France, il reprit ses activités de journaliste et d’auteur de théâtre. 29. Cité par Édouard Gauthier, « L’Honneur japonais, succès d’Odéon », Bulletin de la Société Franco-Japonaise de Paris, n° XXX (juillet 1913). 30. Édouard Gauthier, art. cit., p. 3. 31. La pièce, adaptée au cinéma, en 1914, par l’Américain Reginald Barker, fut exploitée en France sous le titre : L’Honneur japonais (ce qui peut prêter à confusion). 32. Judith Gautier, Le Japon (Merveilleuses histoires), dans la collection « Les Beaux voyages », Vincennes, Les Arts graphiques, 1912. 33. Cf. Ayako Nishino, « Claudel et Copeau, leurs regards sur le Nô », Cahier d’études françaises, 11, 2006. 34. Suzanne Bing, fille du Messin Gaston Bing, ne semble pas être directement apparentée au Siegfried (Samuel) Bing brièvement évoqué au début de cet article. 35. Raphaëlle Doyon, « Suzanne Bing, collaboratrice de Jacques Copeau : enquête sur la constitution d’un patrimoine théâtral » In : La construction des patrimoines en question(s) : Contextes, acteurs, processus [en ligne] Paris, éd. de la Sorbonne, 2015 : http://books.openedition.org/ psorbonne/7180 36. Une traduction anglaise du nô Kantan avait été effectuée par Arthur Waley, à partir de quoi Suzanne Bing effectua sa propre traduction, revue par un membre de l’école française d’Extrême- Orient. 37. Révélé en 1909, ce traité, datant du 14e siècle, ne sera pas traduit en français avant 1960, mais Copeau et Bing furent à l’affût de la découverte où ils espéraient bien trouver des secrets séculaires sur la formation de l’acteur. Peut-être même prirent- ils connaissance des passages traduits en anglais au début des années 20. 38. Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 3ème série Paris, Boivin & Cie, (s.d. [1888]), p. 32. 39. Ibid., p. 42.

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40. Kawakami Otojiro, Récit de la tournée en Europe et en Amérique d’Otojiro Kawakami, Osaka, Kanéo- Buendo-Shento, 1901. Cité par Shionoya Kei, op. cit.

RÉSUMÉS

L’engouement moderne pour le Japon précède de peu, en France, l’ouverture de l’ère Meiji. L’analyse du japonisme à la française, non exempt d’ambivalence, qui se développe alors, révèle dans la réception du Japon l’impensable fondamental dont il fait l’objet, qui suscite pêle-mêle, la mystification, la mésinterprétation, voire le rejet xénophobe. Bien que la scène théâtrale se fourvoie souvent dans la question de l’authentique et du frelaté, il est indéniable que le théâtre japonais joue un rôle essentiel dans la modernisation du langage théâtral à la charnière du XIXe et du XXe siècle.

The modern craze for Japan just preceded, in France, the opening of the Meiji era. The analysis of the very ambivalent Japaneseism, which is developing at the time, reveals in the reception of Japan the unthinkable fundamental that it is the subject of, which gives rise to confusion, misinterpretation and even misunderstanding and xenophobic rejection. Although the theatrical scene is often misguided in the question of the authentic and the adulterated, it is undeniable that the Japanese theater plays a key role in the modernization of theatrical language at the turn of the nineteenth and twentieth century.

AUTEUR

OLIVIER GOETZ Olivier Goetz, spécialiste du « spectaculaire » de la Belle Époque, est maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine et membre du laboratoire 2L2S. Il a récemment publié Le Geste Belle- époque (Strasbourg, ELiPHi, collection « Arts et Spectacle », 2018) et dirige actuellement l’édition du théâtre complet d’Edmond Rostand aux éditions Classiques Garnier.

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De la matière-japon au masque neutre, et retour

Didier Doumergue

1 Il y a une origine japonaise certaine, généalogique, du masque neutre. De l’avoir travaillé, sous la direction de Jacques Lecoq, dans son École internationale mime mouvement théâtre, au début des années quatre-vingt, constitue une de mes premières connexions avec la matière-japon. Quarante ans après, j’explore cet envoûtement premier. La proximité du masque neutre et du Japon se situe, en outre, dans ce qu’il autorise à rêver de ce monde inouï. Le discours auquel donne lieu le masque neutre est parfois tout aussi impressionniste (et quasi mystique) que ceux qui concernent la matière-japon. Aussi c’est cet écueil que je voudrai éviter. Pour ce faire j’opte pour un résonnement en spirale qui me semble plus à même d’approcher cet objet de pensée complexe, en multipliant les connexions, en ouvrant une espèce de chantier de réflexion.

Généalogie

2 Jacques Lecoq a été initié au jeu du masque par Jean Dasté lors de son passage dans sa compagnie1. Dasté, élève des débuts de l’École du Vieux-Colombier, et époux de Marie- Hélène, fille de Copeau, transmit à Lecoq l’esprit, les méthodes, les aspirations pédagogiques du Vieux- Colombier, et notamment l’intérêt nouveau pour le masque.

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D. Doumergue, page du journal de travail école Lecoq 3 novembre 1980 -masque neutre féminin-

3 Au Vieux-Colombier étaient développées les techniques du corps spécifiques aux comédiens. Dans les séances d’atelier, afin d’amplifier la gestique en l’isolant de la mimique, on utilisa d’abord un bas qu’on enfile, puis un carré de tissu couvrant le visage, le « voile » (auquel le mime Etienne Decroux, élève de l’École, restera fidèle sa vie durant), enfin le masque. Les cours d’histoire prodigués à l’École portaient sur différents formes de théâtre, ressuscitaient les plus anciennes – la tragédie grecque, le théâtre Nô, la commedia dell’arte, la pantomime, et désignaient les plus récentes, le jeu du clown, par exemple. Ces cinq traditions recelaient des savoir-faire devenus singuliers et rares, notamment celui du jeu masqué, tombé en déshérence en Europe. L’influence sur le jeu de cet attribut théâtral par excellence s’était perdue. En ce début du XXe siècle seul le masque de Nô était encore joué professionnellement (exclusivement par des artistes japonais) et bénéficiait d’une notoriété, encore que très faible, (à la différence des autres masques asiatiques complètement ignorés et des masques africains réinventés d’un point de vue esthétique et coupés tant de leur fonction rituelle que de leur lien avec le spectacle et la danse2). Quant aux masques américains, Claude Lévi-Strauss raconte dans La voie des masques ses tentatives infructueuses d’intéresser l’État français à en acquérir une collection, au début des années cinquante.

4 Olivier Goetz retrace très précisément le développement du Japonisme à la française depuis le milieu du XIXe siècle, en notant que « Le théâtre joue un rôle particulier dans cette propagation culturelle »3. Si Jacques Copeau appuie sa réforme théâtrale sur un examen critique du théâtre de son époque, il adhère pourtant à une autre mode contemporaine qu’est l’engouement pour le Japon. O. Goetz précise, plus loin : « Que le théâtre japonais ait joué un rôle séminal dans la modernisation du langage théâtral, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, semble désormais une évidence ».

5 Dès 1923 Suzanne Bing, faisant fonction de directrice de l’École du Vieux-Colombier, partage l’intérêt de Copeau pour le théâtre japonais. Elle se met à étudier le Nô et de nombreux ouvrages d’auteurs européens japonisants. Elle est en contact épistolaire avec Arthur Waley qui a traduit dès 1921 des écrits théoriques de Zéami datant du XVIe

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(redécouverts en 19094), et le nô Kantan5 qu’elle se décide à adapter en français. En 1924, elle inscrit ce nô au programme des spectacles montés par les élèves. Copeau en redit l’importance en janvier 1931 : « pour résumer l’effort [de l’école] et montrer les résultats de plusieurs années, on avait entrepris l’étude d’un nô japonais. Pourquoi d’un nô ? Parce que cette forme est la plus stricte que nous connaissions et demande de l’interprète une formation technique exceptionnelle (…) ce nô, tel qu’il m’apparut à la répétition finale, par la profondeur de l’entente scénique, la mesure, le style, la qualité de l’émotion, reste pour moi l’un des joyaux, l’une des richesses secrètes de la production du Vieux- Colombier. Que la louange en revienne à qui elle est due : à Suzanne Bing d’abord, qui avait tout mis en œuvre, et aux jeunes élèves dont le cœur docile l’avait suivie »6.

6 Pour cette représentation les élèves-comédiens utilisaient peut-être des masques expressifs de leur fabrication comme ils l’avaient fait dans le chœur des démons de Saül d’André Gide en 1922, mais certainement pas de répliques de masques de Nô. À la même période, en atelier, les élèves s’entrainent au jeu du masque, inexpressif celui-là, appelé masque noble, que conçoit, pour l’école, le sculpteur Albert Marque.

7 Raphaëlle Doyon s’essaie à retrouver le lien direct entre le masque de Nô et le masque noble : « Dans ses notes de 1923, sur les masques nô, Suzanne Bing cite l’étude d’Ernest Fenollosa qui mentionne le port du masque de la jeune fille [masque de Nô] par une dame de cour dans Le Fardeau d’amour. Albert Marque, connu pour sa poupée de porcelaine est par ailleurs artiste à la manufacture de Sèvres fondée par le père de Samuel Bing célèbre marchand d’objets d’art japonais. Samuel Bing importe parmi des centaines d’objets, des masques japonais. Celui de la jeune fille, dont plusieurs études convergent à penser qu’il influence le masque noble de l’école du Vieux-Colombier, figure dans ses collections. »7

8 Au-delà de ce faisceau d’indices, R. Doyon reconnaît dans le Nô l’inspiration du jeu masqué enseigné à l’école : « Quelle qu’ait été la trajectoire de création du masque inexpressif, il possède les attributs du Nô : transposer la réalité dans des gestes codifiés, incorporer l’imaginaire, créer un répertoire de jeu physique de l’acteur, travailler la disponibilité d’une présence avant que d’être un rôle. » Cette formule de Suzanne Bing indique clairement que l’influence du Nô se manifestait principalement dans l’entrainement du comédien et non dans la mise en scène proprement dite8. La présentation de Kantan couronne les trois années d’existence de l’École du Vieux- Colombier. Elle est à la fois un aboutissement et l’indication de la voie à suivre. Deux jours à peine après cette représentation Copeau ferme théâtre et école, poursuivant ses travaux en Bourgogne, ce qui désigne cette première rencontre du théâtre en France avec l’art du Nô comme décisive dans la cristallisation des recherches innovantes de Copeau.

9 Le 30 mars 1947 a lieu la première de Ce que murmure la Sumida, un autre nô traduit de l’anglais par Suzanne Bing. Marie-Hélène Dasté en règle la mise en scène pour la compagnie formée avec Jean Dasté. Jacques Lecoq y fait partie du chœur et crée la phrase du passeur pour la séquence de la barque, proposée ensuite à des générations d’élèves de son école. La transmission du jeu masqué, référé, entre autres, au Nô, vient de s’effectuer, qui marquera le travail de Jacques Lecoq sur le masque neutre.

10 Lecoq rejoint Padoue dès 19489. C’est durant son séjour italien que le masque noble issu du Vieux-Colombier, utilisé par Dasté, devient le masque neutre, sculpté à nouveaux frais par l’artiste sculpteur padouan, Amleto Sartori10. Celui-ci redécouvre ensuite les

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méthodes de fabrication des masques de cuir dont il ne reste que quelques exemplaires authentiques, datant du XVIIIe siècle (à la bibliothèque de l’Opéra de Paris ou au musée de la Scala à Milan). Il réalise, en cuir, pour Jacques Lecoq, le masque neutre que l’on connaît actuellement, ainsi que des masques expressifs et toute une série de masques de commedia dell’arte11. En mai 1950 Lecoq règle la pantomime masquée Port de mer, dans laquelle tous les comédiens-mimeurs portent les masques inexpressifs, quasi neutres, fabriqués par Amleto Sartori12.

11 Les élèves du Vieux-Colombier n’ont chaussé, en représentation, que des masques expressifs de leur fabrication. Ils n’ont jamais utilisé de masques de Nô, ni de nez rouge de clowns (l’appellation de « plus petit masque du monde » est une trouvaille de Lecoq) ni de masques de commedia dell’arte (non encore « redécouverts » par Amleto Sartori). Lecoq ne proposera ces masques, dans sa propre école, qu’après avoir approfondi et stabilisé sa pédagogie du masque neutre. Il est également à noter que Lecoq n’a pas désigné le Nô comme un des territoires dramatiques abordés par son enseignement ni jamais enseigné le jeu du masque de Nô (alors qu’il a adapté et mis en scène avec Gianfranco De Bosio le nô les Cents Nuits donné à Padoue le 2 avril 1949). Pour lui, pourtant, le masque de Nô est celui qui surpasse tous les autres : « En vérité, les plus grands masques sont ceux du Nô japonais : un très léger mouvement de la tête vers le bas suffit à abaisser les paupières et à changer le regard du dehors au dedans. »13

12 L’établissement précis de la généalogie du jeu masqué prend une importance toute particulière lorsqu’on la confronte à la matière-japon. Le masque neutre porte la marque de la filiation, il est objet de transmission, tradition extrêmement valorisée par les japonais (transmission des styles de combat chez les Samouraï, transmission des rituels – thé, fleurs, arts martiaux, Nô, Kabuki, tant d’autres…). Pour les occidentaux les choses se perdent, et se redécouvrent éventuellement, dans une espèce de parcours fractionné, différent du continuum japonais. La réalité de cette transmission est une infime partie de la dimension analogique que le monde du masque neutre entretient avec la matière- japon. Il nous faut repartir des apports des différents acteurs de cette aventure pour établir les données de cette analogie.

Les recherches de Jacques Copeau et les développements de Jacques Lecoq

13 Le masque-neutre, comme embrayeur

14 Guy Freixe suit le mouvement de transmission de Copeau à Dasté et Lecoq, jusque chez Ariane Mnouchkine, tous quatre appartenant à une même lignée du jeu dont il dit, en substance, qu’ils l’explorent tour à tour, dans l’empirisme de la pratique, sans en fixer une théorie générale. Il en note les traits communs les plus importants : « Cette école de l’acteur-créateur définit un type de jeu basé sur la distance et le primat donné au monde sur le moi – d’où la place essentielle qu’y tient le masque. Par le corps-mimeur, l’acteur doit éprouver les grandes lois du mouvement et les dynamiques de la nature, pour en faire des moteurs de jeu dans l’élaboration de ses personnages. »14

15 Le masque « inexpressif » est un masque de travail qui a permis aux comédiens d’explorer une nouvelle forme de figuration scénique d’une part et d’acquérir, d’autre part, la technique du jeu masqué. Ce masque de travail est, comme on l’a vu, l’objet d’une transmission, mais il est, en outre, l’outil d’une transmission puisqu’il inscrit dans sa matière-même, une fonction pédagogique favorisant un apprentissage.

16 L’espace et le vide

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17 C’est à partir de son intérêt pour l’art masqué des clowns de cirque, que Copeau développe sa conception d’un espace de jeu idéal15 qui aboutira au fameux « tréteau nu »16 : « Cet espace de tous les possibles deviendra pour Copeau l’espace de jeu idéal : un espace désencombré, où tout doit partir du corps de l’acteur. La piste du cirque, en tant qu’espace vide fondateur, met l’acteur au premier plan. Là, il n’y a la place ni pour la fausseté du décor réaliste, ni pour la surcharge de la scénographie moderne qui s’affirme un peu partout sur les scènes de l’époque » écrit Guy Freixe17. Cet espace est propre à accueillir, par l’entremise du masque, les recherches de dynamiques non psychologiques, celles de la nature, des animaux, qui intéressent Copeau. L’objet masque, dans sa matérialité participe de la spatialité et assure au comédien un rapport productif à l’espace auquel sa seule corporalité ne parvient pas entièrement18.

18 La première fonction du masque est de faire entrer le corps d’un humain dans l’image19, fonction qu’il partage avec le costume de théâtre20. La référence du masque au visage humain combat l’extériorité de « la scénographie réaliste surchargée » qui ne propose au comédien qu’un espace fortement socialisé, où ne peuvent se déployer que le personnage et sa psychologie.

19 L’effacement de la subjectivité

20 Il n’y a pas de doute que le masque donne naissance à un autre soi-même, que le comédien met en mouvement sur scène, et avec lequel son moi entre en contact. Le masque, en donnant naissance à un autre, est le truchement matériel qui permet au comédien de « devenir un autre ».

21 C’est peut-être chez Jouvet si inspiré par Copeau que l’on peut le mieux approcher cet effacement de la subjectivité demandé au comédien.

22 Guy Freixe dit à propos de Jouvet21 : « Son art de l’épure caractérisait son jeu, avec une précision des gestes et un dessin du corps remarquables. Quant à son visage, il avait su le transformer en un masque où chaque signe était écrit aussi précisément que dans une calligraphie22. Sa quête de la « désincarnation » pour accueillir le personnage rejoignait la conception de son mentor. »

23 De façon différente, mais non pas contradictoire, Marie-José Mondzain précise que le corps réel du comédien s’absente dans la « représentation » du personnage, en donnant place à la présence de la chair, ce qui définit précisément l’incarnation23.

24 La dimension collective du jeu

25 Sont visés, avec le travail du masque, le lien à l’espace environnant, la distance prise avec une individualité singulière et, en définitive, l’avènement d’un nouveau type de comédien. Celui-ci s’oppose à l’ancien interprète psychologisant centré sur son art personnel, voire sa virtuosité, qui s’installe dans un jeu d’égos en miroir, celui du comédien et celui du personnage au travers duquel il exprime son moi. L’expression chorale prolonge cette distance. Le chœur devient le plus approprié à se déployer dans l’espace vide du plateau.

26 Ce point serait certainement le plus susceptible de rapprochements avec la philosophie japonaise24, notamment celle de Nishida Kitarô, principal représentant de l’école de Kyoto. Cette perspective de recherche, autrement ambitieuse, ne saurait prendre place dans le cadre introductif et limité de cette contribution. Le concept nishidien d’expérience pure en situant l’événement avant la séparation entre sujet et objet, esprit et matière, individu et monde, débouchant sur la dissolution du moi dans un soi plus étendu et l’acceptation de la nature telle qu’elle est, fournirait l’hypothèse d’une

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analogie remarquable avec la pratique du masque neutre, sans se départir néanmoins de prudence méthodologique25.

D. Doumergue, page du journal de travail école Lecoq 10 novembre 1980 -masque neutre masculin-

Rapports du masque au corps, à l’espace environnant

27 Espace, matérialité

28 Le masque noble, hellénisant, dû à Albert Marque, comme le masque neutre d’Amleto Sartori, sont plus grands que le visage qu’ils recouvrent entièrement, suscitant le mime mais interdisant au comédien une parole pleine (contrairement aux demi-masques de type commedia qui découvrent la bouche et autorisent le jeu parlé ou chanté). Erhard Stiefel, élève de Lecoq et facteur de masques, rappelle : « Jacques Lecoq disait qu’il ne fallait pas parler avec un masque complet, car celui-ci voile la voix de l’acteur. » Mais il précise : « … quand je suis allé au Japon, je me suis rendu compte que tous les acteurs parlaient derrière un masque fermé ».26

29 Le masque de Nô, confectionné en bois de hêtre puis laqué, est plus petit que le visage, ce qui, peut-être, permet au comédien plus d’aisance dans l’émission sonore. Certains de ces masques possèdent une mâchoire articulée facilitant le chant. Erhard Stiefel, à nouveau, tient de l’acteur de Nô Kanze Hideo une autre hypothèse, celle du « choc dramatique » que produit un masque plus petit que le visage en laissant apparaître une partie des joues et le menton du comédien : « la chair se heurte à une chose rigide. L’émotion sort par [la] vraie chair [du comédien], et non par le masque ».27 Ce choc nait de la rencontre du bois de l’objet masque et du visage qui le supporte et l’encercle, rencontre qui apparaît dans l’intervalle incommensurable où la matière presse la chaire vivante.

30 La question de la distance entre le visage et l’objet masque est d’une importance capitale dit Lecoq à plusieurs reprises : « Un jour [Amleto Sartori] décida de faire pour moi un masque neutre en cuir. Il y prit beaucoup de temps, fit de nombreux essais ; il mesura mon visage et je vins l’essayer dans son atelier. Il me collait tellement à la peau

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que je ne pouvais le jouer (…) j’appris ainsi qu’il fallait une distance entre le masque et le visage pour pouvoir le jouer. »28

31 Il expliquait, dans ses cours, que cette observation concernait tous les masques en remarquant qu’aux antipodes du masque de théâtre se situe le masque mortuaire, effectué à partir d’un moulage du visage. Cette empreinte reste plus un témoignage du mort qu’un souvenir du vivant, tant il est impropre à être joué par un comédien (auquel il n’est d’ailleurs pas destiné), incapable de lui insuffler aucune vie. Le masque neutre « n’a évidemment rien à voir avec les masques blancs utilisés dans les défilés ou les manifestation. Ce sont là des masques de mort, exactement le contraire du neutre » déclare Lecoq29. Il est à remarquer que les masques en cuir de Sartori se rapprochent, par la matière et la couleur, de la peau vivante du visage.

32 Le mouvement de la vie commence dans l’écart qui s’inscrit au sein même de cette intrication du vivant et de l’inerte30, reflet de celle de la vie et de la mort, qui m’apparaît appartenir au mode de pensée japonais. Pour un japonais il n’est pas impossible que les vivants et les morts cohabitent par moment dans le même monde. Un nô illustre cette croyance en faisant – assez souvent sinon toujours – du Shité, protagoniste principal, un personnage qui revient révéler sur scène les circonstances de sa mort. Rendre visible l’invisible est certainement une des fonctions les plus étonnantes du masque, qu’il permette de redonner vie à un personnage mort, de révéler à l’extérieur ce qu’un comédien possède à l’intérieur de lui-même, de s’animer des dynamiques des éléments, des matières, des animaux, des végétaux, des couleurs, des sons (dont ainsi il rend visible la traversée invisible).

33 On comprend que le masque neutre soit de ce point de vue le « masque de référence, un masque de fond, un masque d’appui de tous les autres masques », écrit Lecoq, il « développe essentiellement la présence de l’acteur à l’espace. Il le met en état de découverte, d’ouverture, de disponibilité à recevoir ».31

34 Vide, Silence, Souffle, Mu, Ma, Ki

35 Dans le masque neutre me semblent se rejoindre cette neutralité, marquée à l’origine par la recherche de l’espace vide de Jacques Copeau dans lequel se déploie l’expression du comédien, et la conception extrême orientale du vide, centrale notamment dans le Zen qui le nomme mu.

36 L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan rappelle que pour les sciences contemporaines « le vide est plein » et que cette conception n’est pas contradictoire avec la notion de vide dans divers courants mystiques orientaux : « Après nos pérégrinations dans le paysage de la cosmologie moderne, nous sommes arrivés à la conclusion que le vide est plein32. Nous avons été amenés à réconcilier des concepts a priori contraires pour rendre compte de la richesse du réel (…) Le taoïsme nous encourage à embrasser la magnificence des opposés (…). La réconciliation des contraires (…) fait aussi partie intégrante de la philosophie bouddhiste. »33 L’état de neutralité induit par le masque, sa disponibilité, sa réceptivité à ce qui nous environne, son équilibre et son absence de conflit intérieur, est une manifestation de la dualité des contraires (qui n’est pourtant pas un dualisme34).

37 François Regnault l’écrit également après une superbe illustration de ces renversements dans une comparaison du désir claudélien avec ces motifs dans le dessin japonais qui attestent « le vide dont ils se détachent et qui peut-être les cause et les

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suscite », ajoutant : « On pourrait aussi citer le silence comme ce même vide auquel renvoie la parole ! »35.

38 Guy Freixe quant à lui sépare hermétiquement le “vide” et le “rien”, et durcit leur opposition en l’appliquant trop radicalement au masque neutre, qui ne m’en paraît pourtant pas être le lieu36 : « Le masque neutre est cette recherche du “vide”, et non du “rien” que serait un simple effacement des formes du visage. »37 Ce faisant peut-être donne-t-il une exclusivité fervente à la plastique parfaite que Sartori a conféré à ce masque.

39 Giorgio Strehler rappelle que Sartori cherchait, en sculptant son masque neutre, à «atteindre à ce dépouillement des signes, à cette sévérité [car] c’est le terme exact qu’il employait ». Dépouillement et sévérité, se transmettent comme bases de l’apprentissage à qui porte ce masque à des fins d’entraînement : « Ce masque à l’expression extatique, vertigineusement vide était à la base même [des exercices pratiqués au Piccolo Teatro], car il ne pouvait se charger de sens ou n’être animé de sentiments, que par la seule vertu du geste, du mouvement du corps en situation dans l’espace par rapport à d’autres corps animés. Traduire l’absence : le pari semblait impossible à tenir ». Strehler met en équivalence vide, absence et silence : « Je possède encore un exemplaire de ce masque définitif et j’ai l’habitude de le poser sur une table, devant moi, lorsque je veux invoquer le silence ». Il reconnaît enfin que pour parvenir à ce résultat un travail acharné fut nécessaire : « Mais avant d’obtenir cette forme accomplie (…) [Sartori] avait fait des dizaines d’essais (…) jusqu’à l’obtention d’une expression parfaitement neutre (…) mais au fur et à mesure qu’il approchait de sa forme définitive le visage évoluait vers une expression de plus en plus épurée, jusqu’à approcher de très près la transparence du vide ».38 Congruence de l’effort du sculpteur, du résultat obtenu, de l’expérience du comédien et des performances atteintes.

40 Un terme japonais, ma, aide à mieux comprendre comment « fonctionne » le vide, s’il n’est pas « rien ». Ma signifie trait d’union : intervalle qui relie deux phénomènes entre eux. Cette relation est essentielle. Elle est aussi bien espace, durée, que silence : « En tant que vide, le ma n’impose aucune signification au destinataire ; mais en tant que rapport, il propose un certain sens, que le destinateur se contente de suggérer (…) À l’écart de la menace de l’étant (comme nous dirions) le ma serait le lieu de l’être –ce vide positif où l’être se déploie (comme dirait le zen) » écrit Augustin Berque39. L’intervalle rythme le flux d’un contraire à l’autre.

41 La suggestion et la non saturation sont ici essentielles : « Ce que je perçois au contact de la Chine et du Japon, écrit François Laplantine, « remet en question ce que nous appelons sens (…) L’expérience de l’absence, du vide et du silence provoque chez nombre d’occidentaux ce que l’on appelle une “désorientation” (…). Cela peut être à ce point angoissant – en particulier dans les cultures latines – qu’une réaction se profile puis s’emballe : inverser la raréfaction en amplification, combler les vides et les silences par une saturation visuelle et acoustique… »40

42 Pour Laplantine, d’un point de vue chinois ou japonais, « le sens ne peut être abstrait, il est indissociable du souffle, lequel est invisible ». Le souffle se dit ki en japonais : « C’est un mot qui n’appartient pas à l’une des familles des éléments [terre, air, eau, feu] mais s’inscrit dans l’univers de l’air, de la respiration et de l’énergie ».41

43 Jacques Lecoq considérait que le premier mouvement du corps est celui que soulève l’alternance de l’inspiration et de l’expiration, étendant cette scansion interne à l’espace environnant traversée par la respiration. Les lèvres du masque neutre ne sont

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pas totalement closes, elles laissent passer un filet d’air invisible qui colore chaque geste d’une nuance différente.

44 Ces trois expressions japonaises, mu, ma, ki, nous permettent de mieux accéder à la forme du continuum japonais, qui s’émancipe de la stricte définition bouddhiste d’une réalité indifférenciée, lie les contraires qui se définissent l’un par l’autre, comme le vide et le plein, l’absence et la présence, l’invisible et le visible, l’intérieur et l’extérieur, pour concevoir des renversements aussi impressionnant que l’adage de Claudel cité par François Regnault42 : « Ce n’est pas le singe qui est en mouvement, c’est le mouvement qui est singe. » Jacques Lecoq, en nous demandant de reconnaître comment « bougent » la mer ou le feu, avait l’habitude de dire : « Donnez votre mer à la mer, votre feu au feu » : « Quand je [le masque neutre] traverse la forêt, je suis la forêt. Au sommet de la montagne, j’ai l’impression que mes pieds sont dans la vallée et que je suis, moi-même, la montagne. »43

45 L’utopie

46 Les souvenirs de ceux qui ont travaillé sous le masque neutre avec Lecoq, ou d’autres pédagogues, ne sont jamais singuliers et donnent lieu aux mêmes récits44, tant l’expérience effectuée constitue une situation psychologique commune. Jacques Lecoq ne cachait pas que « le masque neutre tend vers un but qui n’existe pas ». Aussi la pédagogie qu’il utilisait s’apparentait à « l’éducation négative » (plus qu’à la « voie négative »45 qui est celle de l’apprentissage par l’échec). La clef de l’expérience, sans être vraiment formulée à la fin, s’imposait malgré tout à la manière d’un koan zen. Chacun s’était efforcé de comprendre ce qui dans son expression gestuelle débordait de l’idée abstraite de neutralité. Simon Mac Burney, le fondateur du Théâtre de Complicité, dont j’ai été le condisciple à l’École Lecoq de 1980 à 1982 le dit dans le film Les deux voyages de Jacques Lecoq : « Comme il est impossible d’être neutre, alors on se voit “soi”, avec ses particularités. En essayant d’être neutre, quelque chose se précise en nous de ce qu’on veut, et de ce qu’on est. »

47 Les formes calmes, équilibrées, sans expression particulière du masque neutre, offrent au comédien qui le chausse une partition (sensible) à interpréter. Il s’agit là de l’exact modèle pour l’usage de tous les autres masques, l’expression du corps ne devant jamais contredire les directions indiquées par les formes et les reliefs d’un masque quel qu’il soit.

48 Le discours, ou seconde lecture, ne vient qu’après.

NOTES

1. Lecoq reste vingt et un mois dans la Compagnie de Jean Dasté, Les comédiens de Grenoble, entre 1945 et 1947. Cf. sur ce point Patrick Lecoq, Jacques Lecoq, un point fixe en mouvement, Actes Sud, 2016, p. 64 et sq. 2. Lorsque Picasso dans les années cinquante explique à Françoise Gillot le choc que fut sa découverte de l’Art Nègre au musée d’ethnographie du Trocadéro, on y reconnaît la même collusion que celle dont profite le masque neutre par rapport au Nô : « J’ai compris que c’était le

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sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique, c’est une sorte de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs ». 3. Voir Supra, Olivier Goetz, « Le Japon spectaculaire de la Belle Époque », p. 241-260. 4. Après la publication de seize opuscules de Zéami, le corpus s’augmenta jusqu’aux vingt-trois traités publiés actuellement. Le Père Noel Péri qui écrivit en 1910, dans le bulletin de l’École française d’Extrême-Orient une « Introduction à l’étude du nô » d’après son essai sur le nô de 1897, n’avait pu utiliser les Traités de Zéami, comme le note René Sieffert dans La tradition secrète du Nô, Ed. Gallimard, 1960. 5. Ce nô est tiré des Contes de l’oreiller d’un auteur chinois du VIIIe siècle, attribué à Zéami (bien qu’il ne soit pas mentionné dans ses œuvres) et traduit en anglais par Arthur Waley. 6. Jacques Copeau, Souvenirs du Vieux-Colombier, Nouvelles éditions latines, 1931, p. 99. 7. Raphaëlle Doyon, « Suzanne Bing, collaboratrice de Jacques Copeau : enquête sur la constitution d’un patrimoine théâtral » in Jean-Philippe Garric, (sous la dir.) La construction du patrimoine en questions, Ed de la Sorbonne, Cahiers de CAP, 2015, p. 34. 8. Raphaëlle Doyon, idem ; la citation de S. Bing est tirée de « Avertissement de S. Bing », in Jeux, tréteaux et personnages, 10e année, 91, 15 juillet 1939, consacré au Nô. R. Doyon note que le lien de parenté entre Samuel Bing et Suzanne Bing est probable mais non avéré. 9. Cf. Jacques Lecoq, « La géométrie au service de l’émotion », in L’art du masque dans la Commedia dell’arte, sous la direction de Donato Sartori et Bruno Lanata, traduit de l’italien, éd. Solin, 1987, p. 165-172 (écrit fondateur sur lequel s’appuient tous les commentateurs ultérieurs, datant de 1983 pour la version italienne). Jacques Lecoq y fait la chronique de sa rencontre avec Amleto Sartori et de leur travail commun de création du masque neutre. 10. Remarquons qu’Amleto Sartori s’intéresse au masque dès avant la seconde guerre mondiale (sans lien semble-t-il avec la tradition française du Vieux-Colombier) et réalise un premier masque en 1937, nous indique son fils Donato Sartori: « Puis s’inspirant surtout de l’art oriental, et particulièrement du théâtre japonais, il fabrique des exemplaires en bois (…) A partir de 1948, il enseigne le modelage du masque à l’école de Théâtre de l’Université de Padoue, où sa propre expérience rejoint celle de Jacques Lecoq et de Gianfranco De Bosio » (in L’art du masque dans la Commedia dell’arte, op. cit., p. 169). 11. Amleto Sartori indique lui-même avoir « bénéficié d’autres contributions importantes pour le

F0 perfectionnement de 5B sa] technique, notamment du contact direct avec les masques du théâtre japonais, de la Compagnie du Théâtre Impérial de Tokyo, venue présenter à Venise plusieurs spectacles Nô (1955). Il s’agissait d’une série de masques en bois sculpté, peint et laqué, d’une beauté exceptionnelle » (in L’art du masque dans la Commedia dell’arte, op. cit., p.172). Cette date indique que la confrontation directe avec des masques nô eut lieu bien après la création du masque neutre. 12. Comme en atteste la photo de scène publiée par Patrick Lecoq, in Jacques Lecoq, un point fixe en mouvement, op. cit., p. 103. 13. Jacques Lecoq, Le Corps poétique, Actes Sud, 1997, p. 70-71. 14. Guy Freixe, La Filiation Copeau, Lecoq, Mnouchkine: Une lignée théâtrale du jeu de l’acteur - Les voies de l’acteur, L’Entretemps, 2014. 15. Copeau écrit à André Gide vers le milieu des années dix qu’il est hanté par « la piste de cirque ». 16. Jacques Copeau, « Un essai de rénovation dramatique » (Revue NRF, septembre1913) in Jacques Copeau, Registres 1, Appels, Éd. Gallimard, 1976, p. 32 : « ….pour l’œuvre nouvelle, qu’on nous laisse un tréteau nu ! ». 17. Guy Freixe, La Filiation Copeau, op. cit., p. 119. 18. C’est pourquoi on peut dire que le théâtre nait du vide et dans le vide, il est un presque-rituel. Le rituel, pour sa part, donne forme au vide.

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19. Cf. Philippe-Alain Michaud qui parle de « conversion du corps en figure » dans la représentation et de « comparution d’un corps dans une image » : Ph-A Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Ed. Macula, 1998, p.124 et p. 196. 20. Ph-A Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit., p. 165 : « le vêtement – mais aussi les masques et les coiffures, les bijoux et les fards – sont chargés de propriétés symboliques : ils conduisent le corps au seuil de sa comparution ». 21. Guy Freixe, op. cit. 22. Note de Guy Freixe : « Cf. Roland Barthes, L’Empire des signes, coll. « Champs », Flammarion, Paris, 1970 (en particulier le fragment « Le visage écrit », p. 119-126) ». 23. Marie-José Mondzain, « Une définition de l’image », propos recueillis par Jean-Pierre Han, friction n°1, automne hiver 1999, p. 12. L’« incarnation » de Mondzain ne s’oppose pas à la « désincarnation » de Freixe. Mais il faudrait être François Regnault pour l’expliquer clairement, lui qui démontre en substance que « distanciation » et « identification », c’est tout un : cf. François Regnault, « Identification et Distanciation (Distancement) », Une Mémoire, Nouveaux écrits sur le théâtre, Ed. Riveneuve/Archimbaud, Paris, 2018, p. 243-253. 24. Cette brève évocation s’appuie sur l’article de Yūjirō Nakamura, « Nishida le premier philosophe original du japon », Revue Critique, 428-429, janv.-fév. 1983, p. 32 à 54 et sur le chapitre « Nishida Kitarô » (présentation et traduction du texte Ce qui agit par M. Dalissier), Philosophie japonaise, le néant, le monde et le corps, textes réunis par M. Dalissier, S. Nagai et Y. Sugimura, Librairie Philosophique Vrin, 2013, p. 247 à 282. 25. En effet un des principaux stéréotypes récurrents appliqué à la société japonaise serait son absence de considération de l’individu. L’article d’Emmanuel Lozerand sur ce thème apporte un éclairage convaincant : cf. E. Lozerand, « Il n’y a pas d’individu au Japon. Archéologie d’un stéréotype », Ebisu [En ligne], 51 | 2014, URL : http:// journals.openedition.org/ebisu/1495 : « De concert avec un courant philosophique préoccupé de diminuer la place du sujet au Japon, de Nishida Kitarō à Kimura Bin pour parler vite, ces discours ont contribué à dresser de l’archipel l’image fantasmatique d’un monde où l’individu s’efface devant la loi du groupe ». 26. Entretien avec Erhard Stiefel et Ariane Mnouchkine, réalisé par Béatrice Picon-Vallin, à la Cartoucherie, le 29 février 2004. https://www.theatre-du-soleil.fr/ fr/a-lire/un-vrai-masque-ne- cache-pas-il-rend-visible-4147 27. Idem. 28. Jacques Lecoq, « La géométrie au service de l’émotion », op. cit., p. 166. 29. Jacques Lecoq, Le Corps poétique, op. cit., p. 47-49. 30. C’est à cet endroit qu’Aby Warburg, observant les danses masquées des Indiens pueblos,

F0 situait « le tragique de l’homme qui mange et qui manie les choses (…) L’homme peut 5B donc] étendre ses limites matérielles de manière inorganique en portant ou en maniant des objets » in Ph-A Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, « Aby Warburg, notes inédites pour la conférence Le rituel du serpent », op. cit., p. 265. Et : « En imitant, costumé et masqué, les expressions et les mouvements d’un animal, par exemple, ce n’est pas pour s’amuser que l’Indien à se glisse dans cet animal, mais pour obtenir quelque chose de la nature, par la magie, en métamorphosant sa personne, parce qu’il ne croit pas que sa personne puisse y parvenir sans être élargie ou métamorphosée. » in Aby Warburg, Le rituel du serpent, éditions Macula, 2003, p. 79. 31. Jacques Lecoq, Le Corps poétique, op. cit., p. 49. 32. Je souligne. 33. Trinh Xuan Thuan, La plénitude du vide, Éditions Albin Michel, 2016, p. 341-344. 34. Lire sur ce point les propos de Clélia Zernik dans « Les nouvelles figures de l’art contemporain japonais », entretien avec Catherine Simon, sopra, p. 233-240. 35. Cf. supra, François Regnault, « Le Japon de Claudel », p. 175-178.

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36. J’enseigne encore aujourd’hui la neutralité et le chœur neutre avec une série de masques « vides » en cuir qu’Etienne Champion a initialement créé pour Mario Gonzales en 1986 et qui sont toujours utilisés au Conservatoire National Supérieur d’art dramatique. 37. Guy Freixe, op. cit. 38. Giorgio Strehler, « Le métier de la poésie », in L’art du masque dans la Commedia dell’Arte, op. cit., p. 173. 39. Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice, Gallimard, 1986, p. 258. 40. François Laplantine, Penser le sensible, Pocket, 2018, p. 32. 41. Idem. 42. Cf. supra, François Regnault, « Claudel au Japon ». 43. Jacques Lecoq, Le Corps poétique, op. cit., p.52. 44. On lira avec profit le livre Marche avec le masque neutre, Édition L’Harmattan, 2002, dans lequel Georges Bonnaud évoque tant son apprentissage avec Lecoq que son enseignement du masque neutre dont il tire une réflexion pratique minutieuse. 45. Quoique que Bari Rolf soit d’un avis contraire : « L’imagination créative est obtenue par le recours à la via negativa. Aux étudiants il ne sera pas dit ce qu’ils devront faire. Par contre, on leur fera reconnaître les erreurs une fois faites. En trouvant le chemin obstrué, on est contraint à en chercher un autre » in « The mime of Jacques Lecoq », Drama review T 53, vol. 16, N° 1 mai 1972, p. 38.

RÉSUMÉS

Le masque noble, « outil » majeur de la nouvelle pédagogie théâtrale de Jacques Copeau et Suzanne Bing, voit le jour à l’école du Vieux-Colombier au début des années vingt. Comment est- il marqué par l’intérêt pour le théâtre Nô ? Jacques Lecoq en développe l’usage à partir de la moitié du XXe siècle sous le nom de masque neutre. La pratique du masque neutre permet d’acquérir un savoir sensible et d’approcher la pensée non dualiste japonaise.

The noble mask, a major tool of the new theatrical pedagogy, emerged from Jacques Copeau and Suzanne Bing’s school of Vieux-Colombier in the early twenties. How is it influenced by the interest in the Nô theatre? Jacques Lecoq developed its use from the mid twentieth century as neutral mask. The practice of the neutral mask enables to acquire a sensitive knowledge and to approach the non-dualistic Japanese thinking.

AUTEUR

DIDIER DOUMERGUE Didier Doumergue est metteur en scène et enseignant. Il dirige depuis 1999 la compagnie Le Studiolo (Metz). Il est l’auteur de nombreux articles notamment sur le théâtre et co-dirige les ouvrages : Art et usages du costume de scène (Éd. Lampsaque, 2007) et Le costume de théâtre, objet de recherche (Éd. Lampsaque, 2014).

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Le film-Japon

Clélia Zernik

« Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître » Chris Marker, Le dépays, 1982

1 Ma voie d’accès au Japon a été le cinéma d’Ozu. Je ne mentionnerais pas cette chronologie toute personnelle si elle n’entrait pas en résonance avec le cheminement propre de toute une série d’autres chercheurs amoureux du Japon. Ozu est évoqué sans aucun doute très fréquemment dans les raisons alléguées d’un premier voyage au Japon. Cependant, contrairement à d’autres portes d’entrée plus actuelles ou atemporelles, comme les mangas, la J-Pop, la spiritualité zen, la gastronomie, l’intérêt pour les films d’Ozu ne rendrait pas, pourrait-on croire, nécessaire le déplacement réel au Japon. On a eu de cesse au contraire de me rappeler que le Japon d’Ozu n’existait pas ou plus – un Japon où le linge serait suspendu aux fenêtres, où les fils électriques s’entremêleraient pour dessiner une trame abstraite sur le bleu du ciel, où les femmes seraient imperturbablement souriantes et les enfants socialement provocateurs. Aussi, n’ai-je pas fait de lien immédiat entre mon intérêt pour les films d’Ozu et le Japon réel et contemporain et ce n’est que tardivement, bien après mes études sur la filmographie japonaise, que j’ai fait mon premier voyage au Japon. Sans doute n’y a-t-il pas besoin d’aller au Japon pour apprécier Ozu, mais si le Japon peut nous retenir c’est peut-être pour des raisons ozuiennes, ou plus largement cinématographiques.

2 Pour le voyageur occidental, le Japon se présente comme l’expérience d’un film, avec son début et sa fin, mais aussi une durée spécifique, et une modalité propre d’apparition. Le décalage horaire, à la vérité, y joue son rôle. Sans évoquer les scènes devenues classiques (et quelque peu caricaturales) de Lost in translation de Sophia Coppola, nul ne peut échapper à ce déphasage de soi-même qu’induit le voyage en Orient. D’où une alternance du sommeil et de la veille, qui n’est pas sans évoquer le léger endormissement qui caractérise parfois le spectateur de cinéma. « Insomnie de l’aube à Tokyo. » Ainsi commence le récit de voyage de Chris Marker dans Le dépays. Puis ce sont les endormissements des Japonais eux-mêmes dans les transports en commun, dans les bibliothèques, les conférences, aux spectacles de Nô, qui vont accompagner notre propre assoupissement et comme lui donner sa légitimité. Se met en place alors une nouvelle rythmique, une nouvelle cadence du sommeil et de la veille,

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une discontinuité qui déréalise tout ce que l’on peut voir et qui comme le montage d’un film procède par ellipse, par magie. C’est dans ce léger vacillement, cette perméabilité de la présence et de l’absence que se joue l’expérience du Japon, comme celle d’un film qui nous fait expérimenter une forme de survol et de décollement perceptif.

3 Ce décollement, où le monde attache moins, pèse moins, est renforcé par la fluidité des transports, mais également de la marche. Encombrée ou non par une foule de passants, la marche y semble infinie et sans heurts. « Aux gares terminales se mettent en marche les trains de couleur – vert Yamanote, bleu Tozai, rouge laque Marunouchi, nom et couleur à jamais inséparables – qui vont emplir la matinée d’une rumeur grandissante de bowling, dominée par l’impériale corne de brume du Shinkansen. »1 La ville de Tokyo notamment y déroule sa longue pellicule. C’est ce que nous montre le documentaire d’anticipation-fiction Invisible cities de Pierre-Jean Giloux. Embarqués dans un métro aérien hors du temps, les spectateurs voient se dérouler sous leurs yeux un panorama urbain qui mélange véritables prises de vues sur Tokyo et incrustations 3D d’architectures métabolistes d’Arata Isozaki et de Kisho Kurokawa, jamais réalisées, qui se trouvent alors projetées, comme en un rêve éveillé, dans le paysage urbain. Comme si l’expérience de la ville japonaise supposait d’y inclure toutes les visions futuristes esquissées, comme si la vie se doublait d’une marge de fiction, ou plus exactement qu’elle n’était lisible que comme cette intrication du réel et de l’imaginaire. Comme en un film qui, quel qu’il soit, mêle techniques fidèles de reproduction et déréalisation bi- dimensionnelle et fantomatique, la ville se déplie sur le seuil d’une matérialité objective et d’un support fantasmatique. Ainsi de ces parois de verre qui déréalisent l’espace, le démultiplient ou là encore le déplient pour n’en faire apparaître qu’une surface plane, mais fissurée par endroits. Ou de ces lumières sans support qui transforment tout l’environnement en vaste écran cinématographique, où « l’encre est la lumière » pour citer Cocteau.

4 Les théoriciens ont rivalisé pour dégager les modèles propres à rendre raison de la forme sans forme de Tokyo : Tokyo, ville du futur, ville Superflat ou électronique, ville éphémère ou en état d’apesanteur (Toyo Ito) ; Tokyo-amibe (Ashihara Yoshinobu) Tokyo ville étoile de mer ou mollusque (Chie Nakane), Tokyo – « Ville jeu de l’oie » (Hidenobu Jinnai), Ville palimpseste, Hyperville, Ville flux ou aréolaire (Augustin Berque), Ville flottante (François Laplantine), Ville labyrinthe (Atsushi Ueda), ville fractale (Philippe Bonnin), skatepark (Julien Glauser), ville monade, ou matrix (comme l’a dit récemment le philosophe Elie During), ville virtuelle, smart city, Ville aquarium, Small City en haute résolution (Julian Worrall)… Tokyo semble parcourir toutes les possibilités pour une Ville de ne pas en être une, tous les cas-limite, les marges de l’urbanité, en posant à ses usagers comme à ses observateurs des questions que l’on ne se pose peut-être nulle part ailleurs par un jeu constant d’inversion : inversion des espaces (est-on en haut ou en bas, à l’intérieur ou à l’extérieur, dans un processus d’invagination proprement vertigineux ?) ; d’inversions des temps (comment la tour de Tokyo peut-elle être plus ancienne que le temple Zojo-ji placé devant elle, la ville de Tokyo est-elle une ruine future en raison de l’imminence de la catastrophe dont elle réactualise périodiquement la possibilité ou une ruine du futur, du futur projeté par tous les récits anticipateurs qui s’y sont déroulés ou par les projections hypermodernistes des architectes métabolistes dans les années 60-70, par exemple) ; inversion des échelles (« petits » buildings vus d’en haut ; grossissement infini des détails, des interstices et des fissures dans la ville basse) ; inversion enfin du centrifuge et du centripète. Tokyo intéresse le philosophe précisément par les possibilités de

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perception paradoxale qu’elle ouvre. Et pour ajouter ma petite pierre à l’édifice, j’aimerais dire que Tokyo, mais plus généralement le Japon, s’y déploie comme un film. Tokyo n’existe pas, c’est une ville-film. À l’hyper résolution des détails et des lumières s’ajoutent la planéité des espaces, des flux de transports, le sentiment d’apesanteur et de silence, et les effets d’intermittence de montage, liés au sommeil et aux écarts d’échelles. « Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu. Les tickets du distributeur automatique deviennent des billets d’entrée. » Chris Marker, Sans soleil

5 Le film-Japon c’est précisément celui que filme Marker dans Sans soleil. Dans l’entrecoupement des images de dormeurs se rejouent des scènes de films, de batailles sous la pluie, de samouraïs, de fantômes. Car encore une fois l’imaginaire n’est jamais loin et se mêle au réel pour ne former qu’un seul plan, qu’une seule bande, ruban de Möbius ou de pellicule. Ici le positif et le négatif s’inversent, comme les jours et les nuits. Une fois la nuit tombée, tout ce qui semblait tamisé et feutré s’exprime plus fort : les rats sortent et se faufilent en liberté dans les rues luxueuses de Ginza, l’employé dit ses quatre vérités à son patron, le digne Sensei s’enivre et roule sous la table. Ce sont là des scènes très contemporaines, mais ce sont des scènes qu’Ozu déjà avaient filmées. Chris Marker écrit : « Quand on est capable de cette violence-là (et les nations occupées par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale en savent quelque chose) et qu’on a également reçu le don d’apprivoiser toute chose avec son contraire, il n’est pas impensable que s’établisse un très étrange et peut-être précaire équilibre entre une réalité policée et un imaginaire sanguinolent. Cela s’est vu ailleurs, et après tout la catharsis n’est pas brevetée chez Sony. Ce qui est plus troublant au Japon, c’est qu’on a l’impression que l’imaginaire règle ses comptes avec lui-même, que lui aussi est double et que finalement il ne s’agit pas d’exorciser la violence du monde par le spectacle du rêve, mais de livrer dans l’espace du rêve un combat, le spectacle d’un combat dont l’enjeu est précisément le monde. »2

6 L’artiste Takashi Murakami dit une chose similaire quand, dans sa théorie du Superflat, il indique que toute la charge de violence liée à l’Histoire s’est concentrée dans l’espace fictif de la culture populaire afin précisément de construire un réel quotidien apaisé. Comme les écrans numériques, comme les estampes japonaises, comme l’absence de perspectives après la défaite, comme ces mascottes sur les cartes de transports et à l’entrée des villes, tout est super-plat, nous dit Murakami. Il y a d’ailleurs au Japon une véritable place laissée à cet intermédiaire entre le rêve et la veille, entre le réel et l’imaginaire. Aussi certains Japonais se caractérisent eux-mêmes de « bidimensionnel » (nijingen), et passent de la personne réelle en trois dimensions au personnage de manga en deux dimensions. Ils se retrouvent le week-end lors de grands rassemblements dans des parcs d’attraction, déguisés (mais est-ce encore le principe du déguisement ? – on dirait plutôt un processus de désépaississement) en leur personnage d’anime favori, les yeux recouverts de lentilles bleues, vertes ou oranges, une perruque de cheveux ébouriffés violettes ou jaunes sur le crâne. On ne sait plus si c’est la fiction qui s’incarne ou si l’individu s’est consciemment aplati – désingularisé pour pouvoir s’inscrire et évoluer sur le ruban de la pellicule d’un film. On est dans la deuxième dimension et demie.3

7 Aussi au Japon y a t-il des allers-retours entre réel et imaginaire mais également creusement d’un espace conséquent pour le seuil entre les deux rives. La pensée des seuils est d’ailleurs une réflexion constante des chercheurs en architecture ou

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esthétique japonaise4. L’entre-deux, le ni ici ni là, ce fameux Mâ de l’intervalle qui a tant fasciné Roland Barthes. « La poésie naît de l’insécurité : Juifs errants, Japonais tremblants. À vivre sur un tapis toujours près à être tiré sous leurs pieds par une nature farceuse, ils ont pris l’habitude d’évoluer dans un monde d’apparences fragiles, fugaces, révocables, de trains qui volent de planète en planète, de samouraïs qui se battent dans un passé immuable : cela s’appelle l’impermanence des choses. » Chris Marker, Sans soleil

8 Si la distinction entre fiction et réalité est moins nette au Japon, c’est aussi précisément peut-être parce que la fiction s’invite d’elle-même dans le quotidien. J’en ai fait me semble-t-il une expérience toute récente. Sur l’invitation de la galerie Kadist et d’Hikaru Fujii, artiste-cinéaste japonais formé en France, depuis longtemps préoccupé par la situation de la région du Tohoku après le triple désastre autour de la centrale de Fukushima en 2011, je me suis rendue dans la zone dite « de retour difficile », très proche de la centrale. J’ai parcouru, accompagnée de cet artiste et des représentants du collectif « Call it anything », la ville de Futaba, actuellement interdite à la circulation, en raison de son taux trop élevé de radiation. Cette ville a été victime de l’accident nucléaire, mais également du tremblement de terre du 11 mars 2011 et est restée en l’état depuis le jour de la catastrophe : toitures tombées, vitres cassées, poteaux électriques pliés en deux, bouteilles de bière brisées au sol, ballon de football à la trajectoire suspendue. Ces images nous les connaissions bien, nous les avions déjà vues au lendemain de l’événement, à la télévision ou sur internet, et l’on dit qu’un an après déjà 800 films avaient été réalisés sur le sujet de Fukushima, comme si précisément au Japon le film n’était jamais loin, toujours aux bords du réel. Et cependant, à traverser Futaba, nous étions tous glacés, sans doute parce que le temps avait passé et que rien n’avait changé, la catastrophe là-bas n’était pas chaude et actuelle, mais comme glacée précisément, figée, et mêmes nos émotions avaient ce côté indigeste du réchauffé. Le fil du temps était à proprement coupé, la bobine du projecteur tournait à vide. L’objectif de l’artiste Hikaru Fujii était de sensibiliser notre groupe de chercheurs à un problème très spécifique, celui du sort des objets du Musée folklorique de Futaba. Dans ce geste, Fujii avait quelque chose d’ozuien, déplacer notre regard des humains aux objets, comme les seuls garants pour nous de la continuité du temps. Le conservateur du Musée, Monsieur Yoshino, dans les mois qui ont suivi la catastrophe, avait dosé la radioactivité de chaque objet l’un après l’autre, les avait empaquetés, stockés, déplacés, apportant à chacun un soin attentif et médical. Il avait appelé les musées des environs pour demander s’ils acceptaient de les accueillir, sachant que leur radioactivité les rendait indésirables. Que faire de ces objets ? Eux-mêmes semblaient avoir une vie, un destin bouleversé par la catastrophe. Hikaru Fujii a rapporté de cette expérience une exposition à Paris, « Les Nucléaires et les Choses » (Galerie Kadist, 18 mai-28 juillet 2019). Là encore le dispositif filmique semble s’immiscer partout : des films rapportaient des extraits de discussions entre experts japonais sur la question des objets contaminés, tandis que plusieurs séries de photos parcouraient la galerie constituant une longue pellicule déroulée de photogrammes évoquant les objets cassés, « soignés », empaquetés, déplacés. Ce ruban de photos évoquait inévitablement le « photo-roman » de Chris Marker, La Jetée, cet amoureux du Japon. La prise en charge dans cet « hôpital des objets » de ces autres victimes de Fukushima pourrait se lire comme une suite apocalyptique des films d’Ozu, dans lesquels précisément les objets et leur retour assuraient la permanence des choses et la continuité du temps : la même bouilloire rouge toujours au même coin de table, la même poubelle au même coin de

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rue. Il s’agit de recoudre ou de retisser le film des objets, des vies, par-delà les événements du monde, comme si toujours la menace venait du montage, de la coupe. Le réel se fictionnalise et s’artialise selon les modalités de la construction d’un film.

9 S’il faut monter les images des objets pour en reconstituer un fil continu, c’est parce que la réalité elle-même – son espace et son temps – s’est trouvée frappée de discontinuité. Le montage cinématographique devient le modèle d’un soin médical apporté aux blessures et failles du temps. La discontinuité est partout : en suivant la route qui traverse la zone, le taux de radiation oscille sans raison, on passe d’un temps arrêté à un temps d’ampleur géologique, du passé préhistorique au futur apocalyptique. Lors de notre traversée de Futaba, nous passions sans cesse d’un temps à un autre, de celui des objets du musée folklorique au passé proche (boite à bento et téléphone à fil des années soixante, comme chez Ozu…) à celui des vestiges de l’ère préhistorique Jômon, en passant devant des fouilles archéologiques qui avaient été découvertes à l’occasion du creusement d’une fosse pour les déchets radioactifs ; du temps de la décontamination qui devait encore durer quelques années, du retraitement de la terre d’avant le 11 mars, stockée dans d’immenses sacs, à laquelle se substituait une nouvelle terre plus colorée, au temps des particules invisibles radioactives dont la survie dépasse le millier d’années - tout cela sous l’œil imperturbable de la centrale, épée de Damoclès suspendue à chaque instant du présent. Aucun film a su dire le temps impossible, le temps « hors de ses gonds » (Shakespeare) mieux que Vertigo d’Alfred Hitchcock. Or précisément, autour de Futaba les arbres ont été coupés, laissant visibles leur coupe transversale aux cercles concentriques correspondant à leur longévité, comme dans Vertigo, quand Madeleine nous dit revenir d’un passé lointain. Même forme spirale et concentrique que l’on retrouvera dans une grotte voisine de Futaba dont les peintures rupestres datant de Jômon, peinte en rouge a défié le temps. L’œil du temps nous regardait, et notre seule fonction, à nous spectateurs impuissants et d’emblée anachroniques, était de continuer de monter et de remonter le film de l’Histoire, en y intégrant ce que l’on sait du passé et ce que l’on anticipe de l’avenir, les fantômes des scénarios catastrophes et ceux du futur. Dans cette grande trame du montage se mêlaient les films passés et à venir, ceux qui ont déjà été tournés et ceux qui le seront un jour et pour moi, cette spirale rouge à même la paroi rupestre évoquait aussi l’œil gigantesque qui surgissait dans le ciel dans le film d’Akira Kurosawa sur la bombe atomique à Nagasaki, Rapsodie en Août.

10 On sort ainsi d’un temps vraiment humain, celui de la continuité, celui à l’échelle de la vie d’un individu, pour entrer dans un temps non humain : celui de Terrence Malick dans Eternity (où les dinosaures déjà contemplaient la nature et surplombaient le temps), celui de Chris Marker ou d’Alfred Hitchcock, où le cycle du temps s’inscrit dans les nervures des arbres au tronc coupé dont la spirale nous projette dans une alternance de répétitions et de malédictions, celui d’Ozu, dont les objets – théières, poubelles, bouteilles – gardent la trace et ponctuent les retours. Un temps cinématographique donc où le montage n’évite pas les faux-raccords et les raccourcis vertigineux, aux arrêts sur image parfois trop mis en scène (comme dans cette école figée dans le temps au 11 mars 2011 et dont les cartables, les chaussures, les cadres tombés jonchent le sol depuis 8 ans), et qui force, par le collage, à penser.

11 Le cinéma s’est révélé au cours du 20e siècle comme un média populaire qui avait cette puissance de réflexion et de pédagogie, tel qu’auparavant peut-être seul l’art des vitraux l’avait eu. Le Japon, pour le voyageur occidental projeté subitement dans cet

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envers du monde, a peut-être aussi un tel effet de questionnement, de contemplation et de mise en rapports.

12 Plus encore, le Japon est un pays où le collectif joue un très grand rôle. Aussi, il semble que le film monté qui nous est donné à voir, à lire et à interpréter quand on est au Japon, est le fruit d’un travail de groupe, d’une grande fable collective, où la fiction semble avoir plus de poids que le réel, et les faits historiques et objectifs s’être concentrés dans les pièces de fiction, nous laissant face à un mirage, à un engourdissement, proche de l’endormissement et du rêve.

NOTES

1. Marker, Chris, Le dépays, Herscher, 1982. 2. Marker, Chris, Le dépays, op. cit. 3. Pendant la saison Japonismes 2018 avait été présenté un spectacle intitulé « 2.5 – Dimensional Musical ». 4. Cf. les textes de Philippe Bonnin par exemple sur le seuil.

RÉSUMÉS

Un voyage au Japon déconcerte et séduit. Il peut être vécu comme un film avec ses coupes, ses discontinuités spatio-temporelles, ses montages parfois acrobatiques, ses jeux de lumière illusionnistes ou graphiques, sa bidimensionnalité, son écoulement, ses fictions apocalyptiques et ses légendes futuristes.

A trip in Japan both disconcerts and seduces. It can be experienced as a movie, with its cuts, its spatial and temporal discontinuities, its sometimes acrobatic editing, its illusionist or graphic games of light, its two-dimensionality, its flow, its apocalyptic fictions and its futuristic legends.

AUTEUR

CLÉLIA ZERNIK Clélia Zernik, normalienne, agrégée et docteur en esthétique, est professeur de philosophie de l’art aux Beaux-Arts de Paris depuis 2011. Ses premières recherches portent sur la relation entre art et sciences, telle qu’elle est élaborée par les psychologues de l’art et par les phénoménologues (cf. Perception-cinéma, Vrin, Paris, 2012 ; L’œil et l’objectif, Vrin, 2014). Celles-ci s’orientent désormais vers le cinéma (Les Sept samouraïs d’Akira Kurosawa, éditions Yellow Now, Paris, 2013, L’attrait du fantôme, éditions Yellow Now, Paris, 2019) et l’art contemporain japonais, grâce à des

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séjours d’études à l’université de Waseda et à l’université de Tokyo et des bourses de recherches de la Japan Society for Promotion of Science et de la Japan Foundation. Elle travaille actuellement sur la question de la doublure des images (surfaces et profondeurs japonaises) et collabore régulièrement à des revues comme Critique d’art et Art Press.

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Marges et controverses

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L’expérience mystique du rire

Sylvie Paillat

Je ne suis à la vérité que le rire qui me prend.1

1 Dans le roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco, dont l’intrigue se déroule en l’an 1327, dans une abbaye bénédictine du nord de l’Italie, des moines sont retrouvés morts dans des circonstances suspectes. Un des franciscains les plus importants, Guillaume de Baskerville, disciple des théologiens anglais Roger Bacon et Guillaume d’Ockham, accompagné du jeune Adso de Melk, est chargé de mener l’enquête sur ces morts mystérieuses dont l’énigme tourne autour de la disparition du tome II de La Poétique d’Aristote, traitant de la comédie et du rire. Le moine bénédictin Jorge de Burgos se méfie du rire qu’il considère comme diabolique et dont il a peur parce qu’il y voit les forces destructrices du mal et de la négation. Guillaume de Baskerville quant à lui, appartient à l’ordre des frères mineurs fondé par saint François d’Assise qui préconise à ses disciples la gaité et le visage rieur alors que règne l’austérité dans la plupart des monastères ; ce dont témoigne Jorge au contraire du franciscain, précurseur d’Erasme et de Rabelais qui y voit un instrument d’émancipation intellectuelle et spirituelle, « le rire libère le vilain de la peur du diable (…) Se libérer de la peur du diable est sapience (…) Le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleurée par le doute. »2 Le rire est donc selon le vieux moine agélaste Jorge, l’œuvre du diable, la manifestation du péché d’orgueil et celle de la faiblesse de la chair qu’il faut par conséquent interdire tout comme la Poétique II d’Aristote. On ignore tout de l’existence ou non de cet ouvrage mais Umberto Ecco suppose dans son roman que cette œuvre a été réellement écrite. Elle aurait été l’objet d’un autodafé ou d’une disparition suite aux stricts interdits monacaux, notamment ceux édictés par Benoît concernant le rire. L’absence de l’œuvre d’Aristote au sein même de cette abbaye, évoque cette absence/présence du rire dont on peut dire que la nature mystique, c’est- à-dire mystérieuse et secrète (selon les étymologies latine et grecque), évoque l’absence/présence de Dieu et soulève un problème d’ordre théologique qui préoccupe en partie le Christianisme médiéval. En effet, le rire devient un véritable sujet de discussion et de questionnement relevant de la casuistique, notamment au treizième siècle où un débat public, un quod libet est organisé à l’Université de Paris autour des problèmes qu’il soulève. On revient par exemple sur cette révélation que Jésus n’aurait jamais ri et on pose cette contradiction que s’il s’est incarné en devenant homme, il a

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par conséquent entièrement revêtu la nature humaine, ce qui revient à dire qu’il aurait pu rire puisqu’on admet que le rire est une spécificité exclusivement humaine.

2 Or, s’il n’a pas ri, peut-on pour autant en déduire que le rire est bien l’œuvre du diable, celui qui divise et dont la double nature conduit à la tromperie, l’imposture, la négativité et le mal ? En ce sens, le rire serait anti-mystique. On peut d’une part entendre par ce terme, ce qui s’oppose à la mystique chrétienne dogmatique et institutionnelle, fondée sur une théologie rationnelle spéculative. Anti-mystique signifie donc ici anti-institutionnel et anti-théologique. D’autre part, dans un sens plus restreint, si la mystique est l’expérience intime de l’absolu, l’union intime avec Dieu qui implique une foi profonde et suppose une ascèse, la nature physiologique, souvent disgracieuse, excessive et transgressive du rire tout autant que sa fonction démystificatrice, pourfendeuse de toute croyance fondée sur la crainte et l’ignorance, ne pourrait qu’être anti-mystique, c’est-à-dire profane et athée. À moins qu’il ne faille, au contraire, considérer le rire comme un signe singulier de l’expérience mystique, un don de Dieu que le corps reçoit mystérieusement en lui et qui témoigne en son paroxysme de l’amour et de la joie. Excédant largement la raison humaine mais aussi le corps, sa nature irrationnelle et libre, tout autant que celle du mystique, pourrait conduire à l’extase. On pourrait dès lors parler d’un rire mystique, d’une expérience mystique du rire qui ne serait plus tout à fait le propre de l’homme, en tant que grâce divine. Il serait l’impropre de l’homme. Il ne lui appartiendrait plus.

3 On peut ainsi dire que Jorge représente la négation d’un tel rire, refusant sa part spirituelle et critiquant sa fonction démystificatrice, tandis que Guillaume de Baskerville, certes davantage théologien positif du rire que mystique – il nous appartiendra en première partie de revenir sur cette distinction conceptuelle entre la théologie et la mystique, la théologie étant un terme plus générique, disons un englobant de la mystique – la défend et permet néanmoins de comprendre cette étrange et protéiforme manifestation d’un rire qu’on pourrait qualifier de mystique. L’Ambiguïté du rire à la fois critique et destructeur, spirituel et corporel, intérieur et extérieur, divin et diabolique, ouvert et fermé, joyeux et cynique, aussi banal soit-il, n’est-il donc pas le révélateur de l’ambiguïté même de l’expérience mystique, tout autant extraordinaire qu’ordinaire, surnaturelle que naturelle ? Certaines similitudes entre eux, dont cette expérience singulière du corps comme passage à la limite, à la fois étranger et familier, intime et « extime » selon l’expression lacanienne, laisserait entendre que cette mystique ou union directe de l’esprit humain avec Dieu, peut se passer dans le rire. Pourtant, c’est paradoxalement par le refus du corps comme lieu de jouissance, du moins pour certaines de ses manifestations excessives, qu’une orthodoxie chrétienne fondée sur une théologie rationnelle et institutionnelle manichéenne, notamment héritée de la théorie des Pères de l’Église grecque, l’a rejeté, jetant ainsi le bébé avec l’eau du bain, tout autant qu’elle a été conduite à rejeter une certaine mystique, comme connaissance expérimentale et singulière de l’union directe à Dieu. La mystique et le rire s’inscriraient donc dans l’hétérodoxie, voire l’hérésie. On peut même aller jusqu’à se demander si parmi les sorcières condamnées au bûcher pour hérésie, il n’y avait pas des mystiques « sauvages »3 selon le terme et le titre d’un ouvrage empruntés à Michel Hulin. Leur étrange comportement, proche de l’hystérie et de la folie, dont les rires et soubresauts ébranlant leur corps témoignent, pourrait en effet, laisser penser à une transe extatique.

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4 On procédera donc tout d’abord à l’examen de ce qui justifie, notamment à l’époque médiévale, ce rire anti-mystique ou rire de mauvaise foi. Pourtant, loin d’être un antagoniste de la mystique, le rire pourra être envisagé comme rire de la joie, de la bonne foi et comme disposition mystique singulière dont témoignent certaines figures, celle d’Isaac, fils d’Abraham et de Sara dans l’ancien testament, figure symbolique fondatrice d’une joyeuse espérance, et celle du mystique François d’Assise. Ainsi, le rire mystique ne serait pas la marque de la supériorité et de l’orgueil humain. C’est au contraire par lui que s’effaceraient progressivement le moi et ses résistances égotiques, devenu humble jusqu’ au rien, pour se fondre en Dieu ou Dieu en lui. Mourir à soi par le rire serait par conséquent aux antipodes de la mortification que s’imposent tout autant religieux que mystiques, si l’on s’en tient à la théologie canonique fondée sur la pratique de l’ascèse. Quelle est donc cette ascèse singulière à la mystique qui ne renie pas le corps mais qui s’en sert comme d’un lieu de retrait et d’ouverture à Dieu ? Le corps mystique est un corps non clos dont la porosité et l’ouverture peuvent passer par le rire. Comme « pas-de-sens » pour reprendre la formule lacanienne, le rire serait donc rencontre avec le réel pur où règne le rien. Il serait un passage entre le corps physique et le corps spirituel. C’est paradoxalement par la référence à Bataille dans L’expérience intérieure que le rire est le mieux analysé dans sa dimension mystique. Son « athéologie rieuse » semble finalement épouser – au-delà de l’aspect transgressif du rire que l’on retient habituellement dans la pensée irréligieuse de Bataille, entre mysticisme et démystification – cette expérience singulière du corps et du rire chez le mystique.

Le rire anti-mystique ou le rire de mauvaise foi

5 Le Nom de la rose qui nous sert d’assise et de fil conducteur dans ce travail afin de comprendre le rejet du rire comme antimysticisme et manifestation de la mauvaise foi, s’inscrit dans ce contexte médiéval et chrétien où l’on voit progressivement se distinguer et s’opposer une théologie spéculative fondant l’orthodoxie chrétienne incarnée par l’Église et une théologie mystique comme forme particulière de l’expérience religieuse. Toutefois, Guillaume de Baskerville n’est ni tout à fait la figure de l’orthodoxie chrétienne davantage représentée dans le roman par le dominicain et inquisiteur Bernardo Gui et par l’obscurantiste Jorge, ni tout à fait la figure du mystique. Théologien positif, c’est-à-dire cataphatique, scolastique nominaliste, comme son maître Guillaume d’Ockham, son approche de Dieu reste savante et rationnelle. Elle annonce du reste l’esprit humaniste d’un Rabelais et d’un Érasme dont le doute va égratigner les dogmes chrétiens institutionnalisés, notamment ceux des Pères de l’Église dont les bénédictins suivent l’enseignement.

6 Il faut préciser que le terme mystique existe déjà et qu’il est antérieur à la chrétienté. Pour l’antiquité grecque notamment, il désigne ce qui est caché et mystérieux dans la nature. Le mystère est immanent tandis que pour le christianisme naissant, le mystère est de nature transcendantale. Il devient mystère de la trinité et mystère de Christ ressuscité, notamment chez les Pères de l’Église dont saint Paul est le représentant. On doit précisément l’invention de « la mystique » comme doctrine et expérience religieuse singulière, au pseudo-Denys l’Aréopagite. Il ne parle pas à proprement parler de la mystique mais de la théologie mystique qu’il distingue de la théologie symbolique et de la théologie spéculative. Si l’une et l’autre impliquent une démarche rationnelle et une approche cataphatique en s’appuyant notamment sur la symbolique et le récit biblique, il considère la théologie mystique comme le degré suprême de la connaissance

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de Dieu, une connaissance supra-intellectuelle dont l’approche est apophatique. En d’autres termes, la mystique est inhérente à une théologie négative niant que l’on puisse définir Dieu par des termes positifs et les remplaçant par des termes négatifs. De Dieu, on ne peut rien dire : « Plus haut nous portons notre regard, plus s’abrège aussi notre discours lorsqu’il embrasse d’un seul coup d’œil les intelligibles. De même, maintenant que nous allons pénétrer dans la Ténèbre qui est au-delà de l’intelligible, nous ne trouverons pas seulement des paroles plus concises, mais jusqu’à leur absence et perte du sens. »4 Afin de préparer l’âme à cette union avec Dieu, catharsis et ascèse sont nécessaires. Elles lui permettent d’accéder au dépouillement, de devenir pure et simple, de la libérer du corps matériel pour en découvrir sa dimension spirituelle ou bien pour découvrir un autre corps (dans le bouddhisme il y a trois dimensions corporelles ou trois corps. Le premier est matière, le deuxième est éther, le troisième est aura). Pseudo-Denys exhorte Timothée à suivre cette voie entre le monde sensible et le monde intelligible : « Quant à toi, mon cher Timothée, exerce-toi sans relâche aux contemplations mystiques, abandonne toutes sensations et jusqu’aux spéculations de l’intelligence, laisse tout le sensible, tout l’intelligible, tout l’être et le non-être ; ainsi, autant que tu en es capable, tu seras surélevé par la voie de l’inconnaissance jusqu’à ne plus faire qu’un avec celui qui est au-delà de toute essence et de toute connaissance. »5

7 Dans ces conditions, on comprend que le rire comme manifestation corporelle parfois excessive et bruyante, ne puisse préparer à une disposition spirituelle ou une expérience ascétique. Il témoigne au contraire de la chute de l’humanité suite au péché originel et il est la manifestation du diable pour le christianisme. De plus, la représentation du Christ qui n’aurait jamais ri, confirme la thèse d’un rire anti- mystique. Ce dernier est d’autant plus le propre de l’homme qu’il s’exprime dans sa nature la plus bassement matérielle. Le rire est obscène et bestial, tout comme la sexualité peut l’être. D’où son rejet et sa condamnation par le vieux moine Jorge : « Le rire est un souffle diabolique, qui déforme les linéaments du visage et fait ressembler l’homme au singe »6. Pourtant, ceux-ci ne datent pas de l’époque médiévale mais sont un héritage de l’antiquité grecque et notamment de la philosophie platonicienne. Ils s’inscrivent pour partie dans ce modèle ascétique qui se poursuit dans le Christianisme avec un certain courant agélaste fondé sur l’autorité des Pères de l’Église grecque dont le bénédictin Jorge est le garant. Ce dernier suit la règle du Maître, un modèle dont on pense qu’il a peut-être été édicté par saint Benoît lui-même. Il permet de comprendre la vie quotidienne dans les monastères de l’époque. L’historien Jacques Le Goff, dans son étude sur Le rire dans les règles monastiques du haut Moyen Âge7, montre d’une part ce détournement du sens charnel des textes fondamentaux du Christianisme ; d’autre part, il justifie qu’au lieu même de cette règle du maître : « On a surtout retenu les textes hostiles au corps, de type ascétique, telle la fameuse phrase de Grégoire le Grand définissant le corps comme l’abominable vêtement de l’âme. La Règle du Maître explique en fait que le corps peut être le lieu de la malédiction comme le lieu du salut de l’âme. Dans les deux sens, que ce soit de l’extérieur vers l’intérieur ou de l’intérieur vers l’extérieur, le corps humain dispose de filtres : les trous du visage ; les yeux, les oreilles et la bouche sont les filtres du bien et du mal et doivent être utilisés de façon à laisser entrer ou s’exprimer le bien et à barrer la route au mal. La Règle du Maître parle du « verrou de la bouche », de « la barrière des dents », etc. Quand le rire s’apprête à fuser, il faut empêcher absolument que ce rire ne s’exprime ; et l’on voit comment, de toutes les formes mauvaises d’expression qui viennent de l’intérieur, le rire est la pire : la pire souillure de la bouche. Tout ceci est lié à une sorte de physiologie chrétienne, derrière laquelle d’ailleurs on reconnaît des traités médicaux, des croyances physiologiques si l’on peut dire. »8

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8 Le rire est dès lors associé, par sa laideur (il déforme le corps et le visage) et son immoralité, à la manifestation du diable. En témoignent les représentations artistiques picturales et sculpturales dont les tympans des églises romanes et gothiques sont pourvus, ainsi que les nombreuses gargouilles des cathédrales montrant le faciès d’un diable ricaneur. Le rire s’inscrit donc dans le corps et par ses manifestations hybristiques, il le déforme. D’où ce rapprochement avec le diable.

9 L’invention du diable comme figure menaçante est aussi pour l’Église le levier du pouvoir qui permet de contrôler les fidèles et d’empêcher toute rébellion possible, notamment par le côté subversif du rire. Le rire est donc lui aussi sous le contrôle de l’Église. C’est pourquoi celui-ci fait l’objet d’interdiction stricte, surtout dans les monastères où une législation rigoureuse est établie, qui dès lors crée la culpabilité et le nécessaire devoir de punition ou d’autopunition pour quiconque transgresserait cet interdit. L’historien Georges Minois précise que « La plupart des règles prévoient des châtiments contre les moines qui seraient surpris à rire ou à plaisanter. Dans celle dite des quatre pères, composée à Lérins vers 400-410, on lit : Si quelqu’un est surpris à rire ou à dire des plaisanteries (…) nous ordonnons que, durant deux semaines, un tel homme soit, au nom du Seigneur, réprimé de toute façon par le fouet de l’humilité »9 Et en effet, si le rire est particulièrement prohibé dans les monastères, c’est parce qu’il y est assimilé à un manque d’humilité, première vertu cardinale ainsi que l’observation du silence pour être moine et éviter tout péché par orgueil. C’est l’argument dont use Jorge contre Guillaume de Baskerville. De plus, dans le milieu monastique, les moines sont en majorité persuadés que « l’enfer est le lieu du rire. Au VIIIe siècle, Bède le Vénérable rapporte le récit d’un certain Drycthelm, ressuscité, qui a fait un séjour chez Satan où il a entendu un rire terrible, comme si une populace se moquait d’ennemis enchaînés. »10 Il n’est dès lors pas étonnant que le rire soit tabou prenant la connotation négative de ce qui est impur, impie et effrayant. Ce tabou du rire lié au diable ne repose pas sur un motif rationnel ou moral. Les sanctions qui découlent de toute transgression sont normalement acceptées parce qu’émanant d’abord de l’ordre du surnaturel, ce qui renforce le pouvoir des hommes d’Église dont les fidèles croient qu’ils l’ont reçu de Dieu. Par conséquent, les hommes d’Église sont pour ceux-ci, les protecteurs des forces surnaturelles maléfiques. Dans Rire au Moyen Âge11, on apprend que le plus célèbre et influent des législateurs grec, saint Basile, avec l’aide de Jean Chrysostome, le plus agélaste des pères de l’Église, introduit une suite de petites et grandes règles par le grand argument contre le rire : « Jésus, modèle que le chrétien doit imiter, n’a pas, durant sa vie terrestre, ri une seule fois, comme l’atteste l’évangile » Et effectivement retrouve-t-on dans une des grandes règles (chapitre 16-17) de saint Basile citant l’évangile selon saint Luc que Jésus n’aurait jamais cédé au rire. Au contraire, il aurait proclamé malheureux ceux qui se laissent dominer par le rire. La réforme des ordres monastiques qui conduit à un ascétisme rigoureux dans lequel l’angélisme domine, ne concerne pas uniquement le rire mais s’étend à tout le corps, si bien que, remarque Jacques Le Goff : « L’intérêt en effet des attitudes théoriques et pratiques à l’égard du rire me paraît résider pour l’historien en grande partie dans le caractère mixte du rire, phénomène culturel qui s’exprime à travers le corps et dont l’étude éclaire aussi l’histoire des attitudes à l’égard du corps. »12 Le Christianisme est donc traversé par cette contradiction où il affirme tout à la fois par l’incarnation, l’importance du corps comme lieu possible de rédemption et des attitudes théoriques et pratiques anti- corporelles. Ainsi, y a-t-il un courant théologique qui s’inscrit contre le corps et le rire

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au Moyen Âge. La superstition n’en est pas exempte. Le vieux moine Jorge en témoigne. Ce courant négateur va à l’encontre d’une théologie positive et rationnelle, celle-là même qu’incarne Guillaume de Baskerville qui défend la raison critique et la connaissance contre l’obscurantisme. Il tente donc de convaincre les moines Bénédictins en leur prouvant que les Saintes Écritures n’ont jamais interdit le rire et que le rire est une spécificité humaine. Tout au long de ce roman, l’ordre franciscain que représente Guillaume de Baskerville est décrit comme plutôt ouvert d’esprit et riche de sciences. Ce dernier s’oppose à l’austérité de l’ordre bénédictin. Le rire y est souvent l’objet de discussions violentes entre les moines, et ce sujet définit à lui seul la vrai thématique de ce roman : La diabolisation du rire contre la liberté d’agir et la notion de liberté dans les ordres. Par cette diabolisation, le rire apparaît donc comme l’adversaire suprême, objet de haine d’autant plus important qu’il s’enracine dans une haine du corps conduisant au déni du rire par la contemption du corps. Le rire est donc peu orthodoxe et ne peut être qu’anti-mystique au regard d’une théologie spéculative et mystique chrétienne canoniques.

10 Saint Bernard et la mystique Hildegarde von Bingen, deux figures religieuses et spirituelles incontestables pour le modèle chrétien, sont des exemples notoires en tant que contempteurs et agélastes du rire. Leurs invectives et diatribes contre le rire se justifien-t néanmoins en partie par ce mauvais rire, rire transgressif, rire de la mauvaise foi et de la méchanceté. En effet : « Hildegarde raconte qu’elle a été objet de moqueries quand elle est tombée malade. Depuis, quand elle veut imposer une réforme austère, elle attribue à Satan cette dérision. Dans sa première biographie, la Vita sanctae Hildegardis des moines Godefricus et Theodoricus, elle est aux prises avec un démon moqueur, qui possède une femme et qui l’affuble du sobriquet scrumpilgardis, la vieille ratatinée. Le même démon moqueur, appelle Bernard, Bernardinet à cause de sa fragilité physique. »13

11 On retrouve dans la moquerie une des raisons fondamentales justifiant la condamnation du rire depuis l’antiquité, appelé mauvais rire en raison de son caractère pervers et destructeur. Mais, pour Hildegarde et Bernard, la condamnation du rire porte sur une haine généralisée du rire particulièrement pour la raison qu’il « s’enracine dans les parties dégoûtantes et honteuses du corps »14. Chez Hildegarde, le rire est en effet « le jet d’un phallus qui éjacule par saccades »15. Elle précise que « le corps est secoué par le rire comme par les mouvements de la copulation, et, au moment de la plus grande jouissance, le rire fait jaillir les larmes comme le phallus fait jaillir le sperme »16. Saint Bernard, quant à lui, se contente de comparer le rire à « une vessie trop gonflée, secouée en tous sens par l’air qui s’échappe »17. Pour ce dernier, le rire en vient même à être le résultat d’efforts inutiles puisque la véritable vertu est dans le refus du rire « qui distingue d’ailleurs chrétiens et païens, car eux seuls savent qu’il faut pleurer dans l’attente du jugement, ce qui leur donne évidemment un avantage considérable. »18 Leur mépris du corps, du rire ici associé à la sexualité, se justifie néanmoins si l’on s’en tient à l’orthodoxie chrétienne et à l’ascèse qu’elle implique.

12 Il faut enfin dire que l’irrationalité du rire qui jaillit de manière imprévisible et chaotique, a souvent été associée à l’hystérie et à la folie. La mystique, dans son expérience limite du corps et de l’esprit peut également y faire penser. Ainsi, le rire est d’autant plus anti-mystique qu’il est le « fou-rire », rire aux éclats de la raison, rire pathologique, asocial et marginal eu égard à toute forme d’institution. Dans La fable mystique Michel de Certeau analyse sous un double regard, celui du christianisme et celui de la psychanalyse lacanienne, les figures de la mystique au seizième et dix-

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septième siècles. Il axe notamment ses recherches sur ceux qui sont en marge de l’institution. Parmi eux, les pauvres, les idiots, les fous mystiques, « ceux qui rient »19. On pourrait rajouter à cette liste, les sorcières dont le rire diabolique hante l’imaginaire des enfants et adultes. Qui étaient-elles donc, pour la plupart condamnées au bûcher à l’époque médiévale et surtout au seizième et dix- septième siècles ? De véritables sorcières, des mystiques sauvages, des hystériques, de pauvres bougresses ou des femmes atypiques dont l’originalité les faisait être clowns, c’est-à-dire de singulières et drôles de figures féminines en marge de la société et des institutions ? Quelles que soient leurs figures, les mystiques deviennent suspects, parce qu’ils se démarquent de la mystique chrétienne encore enracinée dans un discours théologique. L’on voit ainsi émerger, en dehors de toute théologie canonique et institutionnelle chrétienne dominant en majeure partie le Moyen Âge, une mystique plus naturelle et « sauvage»20 qui devient l’affaire d’une foi personnelle, c’est-à-dire la connaissance et l’expérience singulières et subjectives d’une réalité absolue, transcendante ou divine. Michel de Certeau constate justement ce glissement sémantique du terme et l’invention, à proprement parler de « la » mystique : « Au croisement du XVIe et XVIIe siècles, le théologien mystique devient “un mystique” ou “une mystique”, puis à son tour, “la théologie mystique” devient “la mystique”. [...] Le substantif mystique semble faire son apparition dans les milieux ou à propos des groupes qui s’éloignent le plus de l’institution théologique et, comme beaucoup de noms propres, il a d’abord forme de sobriquet ou d’accusation.»21 Apparaît donc aux yeux de la société et des institutions, à cette époque versée dans le classicisme, une mystique irrationnelle peu crédible et peu sérieuse, une sorte de mystification dont il faut se méfier tout comme le rire. Apparenté à la folie, le rire est par conséquent rejeté, de la même manière qu’il l’était au Moyen Âge. Il ne peut être qu’anti-mystique, quand bien même à la Renaissance, il se trouve revalorisé, notamment grâce à l’humaniste François Rabelais qui en fait une spécificité humaine de premier ordre lorsque commence à s’effondrer toute valeur transcendante.

13 Pourtant, même si encore sous l’influence de la théologie mystique chrétienne aux seizième et dix-septième siècles, le rire mystique ne peut pas être considéré, même si le rire et le corps sont diabolisés, notamment pour ce qui est du Haut Moyen Âge et du Moyen Âge central ou classique, il n’en reste pas moins que toute l’époque médiévale est paradoxalement le véritable âge d’or du rire, ce qui montre un certain écart entre le discours et la réalité. Cet écart se retrouve d’une part dans cette distinction entre l’ordre régulier, l’ordre séculier et le peuple pour lequel le rire a sa place. C’est pourquoi, constatant que le rire ne peut être supprimé parce qu’il fait partie de la tradition populaire, l’Église le ritualise par l’institution des fêtes, certaines religieuses, d’autres païennes, comme la fête de l’âne ou le charivari. Mais, d’autre part, le christianisme au Moyen Âge ne se résume pas à un courant agélaste et anti-mystique. Il y a dans le Bas Moyen Âge notamment, période charnière avant la Renaissance dont Guillaume de Baskerville dans Le Nom de la rose est le représentant, l’émergence d’une théologie critique à l’égard de la dogmatique chrétienne. La théologie apophatique de saint Thomas permet également de reconsidérer le rire dans sa dimension spirituelle. Ainsi, loin d’être un antagoniste du mysticisme, le rire serait au contraire, en tant que rire de bonne foi, rire spirituel et rire de la joie, un mode d’accès singulier au divin, une sorte de disposition propre à l’expérience mystique dont la figure de saint François d’Assise témoigne particulièrement, mais avant tout celle d’Isaac, dans l’ancien testament.

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De la théologie à l’expérience mystique du rire : le rire de bonne foi

14 Parmi les théologiens du treizième siècle, saint Thomas dont la théologie négative tente de montrer que la raison ne peut qu’être servante de la foi, se rapproche le plus d’une mystique du rire. Toutefois, il s’inscrit plus dans une théologie mystique dont l’approche reste encore rationnelle que dans une expérience mystique du rire. Il est, en effet, un de ceux qui le réhabilitent rationnellement en considérant l’importance du problème du rire, notamment dans le commentaire de l’Éthique à Nicomaque par rapport auquel il réintègre l’eutrapélie aristotélicienne comme vertu du rire modéré. Cette dernière a été condamnée par saint Paul qui y a vu une disposition au rire bête et aux facéties en tout genre. En outre, saint Thomas pense que les agélastes sont des pêcheurs contre la raison. En effet, en montrant toujours un visage triste, ils sont difficiles à supporter, et désagréables aux autres : « Dans les choses humaines, tout ce qui va contre la raison est vicieux. Or, c’est aller contre la raison que d’être à charge aux autres, par exemple en ne se montrant pas joyeux et même en empêchant les autres de l’être »22 En d’autres termes, on peut dire que le rire est une vertu sociale et morale, il est une vertu de politesse lorsqu’il est ce savoir-vivre défini par Aristote, c’est la bonne humeur de l’homme de bonne compagnie. À travers le rire mesuré et non le rire de la moquerie que saint Thomas condamne dans la somme théologique comme étant un péché grave qui consiste à humilier ou à se réjouir de la souffrance d’autrui, est aussi réhabilitée la place de l’homme comme être naturel et raisonnable dont il faut accepter la nature faillible. À la suite d’Aristote, saint Thomas insiste finalement sur l’idée que l’origine du mal est dans l’hybris et non radicalement en l’homme sensible dont il faudrait tout condamner et rejeter comme le font les agélastes, contempteurs et hommes croyants menés par un idéalisme ascétique mortifère plus que par la raison. Au-delà du dualisme esprit/corps, saint Thomas pense en effet leur union et l’âme intellective, telle qu’il la nomme (anima intellectiva), permet de manifester que l’âme est la forme du corps. L’âme est donc le principe spirituel unitaire qui rend compte des activités de l’homme en son entier, c’est-à-dire de l’homme en tant que sujet. En ce sens pour saint Thomas, il y a une sexualité licite comme il y a un rire licite parce que l’homme est d’abord un être sensible qui du reste, est doté d’une raison pouvant limiter tout excès. Les mystiques n’ignorent pas cette double dimension lorsqu’ils font l’épreuve de l’absolu dans l’immanence, de la lumière dans l’obscurité dont le rire de la joie est la manifestation.

15 On pourrait d’ailleurs considérer que saint François d’Assise, frère des pauvres, est le premier mystique à saisir l’importance du rire comme signe de la foi et comme disposition singulière pour s’unir à Dieu. En complète rupture avec les pratiques monastiques du Haut Moyen Âge, il confirme ainsi avant l’heure la réflexion de Michel de Certeau concernant l’émergence de la mystique aux seizième et dix-septième siècles : « Le substantif mystique semble faire son apparition dans les milieux ou à propos des groupes qui s’éloignent le plus de l’institution théologique (…) »23. François d’Assise fait donc du rire un idéal de spiritualité et une manière d’être dans la sainteté et la béatitude. Celui-ci « recommandait à ses disciples d’avoir toujours un visage riant (vultus hilaris) et sa première règle précisait : qu’ils prennent garde de se montrer extérieurement tristes et de sombres hypocrites, mais qu’ils se montrent joyeux dans le Seigneur, gais et agréables comme il convient »24. La gaieté proposée par saint François d’Assise qui n’est certes pas l’hilarité excessive, est l’idée que le rire est la manifestation extérieure de la joie parfaite de l’âme qui se traduit en termes de lumière

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resplendissant sur le visage animé par le rire. Un certain rire est donc amour, lumière et charisme rayonnant, tel celui de François d’Assise qui témoigne d’une théologie positive du rire et qui confirme un modèle chrétien de joie et d’amour permettant d’être en Dieu au lieu de nous en éloigner. Si, du reste, le rire est amour et lumière, on peut très bien concevoir que la transfiguration du Christ ait été à maintes reprises l’illumination même de ce rire spirituel sur son visage. Cette conception d’un rire spirituel s’oppose à l’austérité entretenue jusqu’ici par l’Église pensant que le rire est diabolique. On assiste d’ailleurs à un changement notoire qui vient des hommes d’Église eux-mêmes. S’inscrivant dans une théologie positive, tel Jacques de Vitry, nommé évêque d’Acre en 1217, ils font « de la gaieté, une vertu chrétienne, et avec excès pour certains franciscains qui prennent à la lettre l’expression de leur fondateur : Je suis le clown du Seigneur (joculatores domini) »25 Quant au franciscain Guillaume de Baskerville dont le rationalisme ne fait pas un mystique mais un théologien, son rôle principal est finalement de lutter contre tout obscurantisme et superstition entretenus par une certaine Église en défendant ceux qui en sont la cible, notamment les hérétiques. Partisan du rire, il y voit sans doute davantage un rire savant qui libère de l’ignorance et de la peur, à la manière d’un Érasme ou d’un Rabelais, qu’un saint rire, bien qu’étant disciple de la spiritualité franciscaine.

16 Ce rire de la joie, de l’amour et de la foi dont témoigne saint François d’Assise et pour lequel il nous faut examiner la dimension mystique, trouve sa source première dans l’ancien testament à travers la figure d’Isaac. En hébreu, Isaac se dit Sâkhaq et signifie « celui qui rira » ou « Dieu qui rit ». Isaac est donc l’incarnation symbolique du rire de la grâce divine donnée aux hommes, figure de l’espérance et premier rire de la foi comme signe de la présence divine dans l’immanence naturelle. « Rira bien qui rira le premier » pourrait-on dire à propos du rire d’Isaac. Il n’est pas le dernier et mauvais rire, rire vindicatif, mais le rire du commencement. Impulsant notre histoire, il débute avec le judaïsme comme première religion révélée concevant la transcendance et l’altérité de ce grand Autre : Dieu. Il fait événement en ceci qu’il introduit une rupture avec le rire archaïque et chaotique issu des religions païennes. Ce rire de joie (Sâkhaq en hébreu), qui se distingue du mauvais rire (Iâag, à l’origine du prénom Ismaël), ce grand rire est d’abord le rire qui permet l’ouverture de la raison à la foi et à l’espérance. Il est, certes, précédé des rires suspicieux d’Abraham et de Sara, les futurs parents d’Isaac. Leur rire est d’abord le rire rationnel du refus, le rire du doute quant à la promesse divine d’enfanter, elle qui est stérile et âgée. Pourtant, dans l’expectative, elle est malgré elle conduite à espérer. Autrement dit, elle laisse advenir la confiance comme ouverture à l’altérité, comme ouverture à l’avenir. La négativité du rire de Sara prend du reste, de l’ampleur lorsqu’elle nie ce rire devant Dieu. Pourtant le rire de duplicité de Sara qui est ce qu’on pourrait nommer le mauvais rire, le rire de la finitude, devient rire de joie à l’arrivée d’Isaac. Par Isaac, on doit comprendre le rire comme don de Dieu qui transforme le rire sarcastique de Sara en rire de joie parce que ce rire est aussi le rire de la transmission de la vie par la sexualité et l’amour, rappelant par ailleurs le rire de Déméter26. Isaac est aussi le rire de la grâce comme disponibilité de l’être, accueil en soi de l’altérité divine. On peut donc entendre que cette force humaine qui doit pourtant aussi assumer sa faiblesse et sa finitude et traverser cette épreuve de l’incarnation, est dans cette ouverture à l’imprévisible, à la contingence, à l’effraction d’un réel pur échappant à la rationalité. Le rire incarne cette imprévisibilité, cette réalité absolue, cette inconnaissance, cette ouverture dans le corps et l’âme, assurant le passage entre le corps physique et le corps spirituel, assurant l’ouverture possible au divin. Par ses

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ambiguïtés (Sara et Isaac) et sa double dimension, on peut l’identifier à un trait caractéristique du mystique : sa nature paradoxale. Jeanne Guyon que cite la psychanalyste Catherine Millot en parle avec justesse : « Ces personnes, ajoute Jeanne Guyon, sont un paradoxe pour elles- mêmes et pour les autres : en elles, les contraires s’unissent. Elles sont fragiles et inaltérables, passives et hyperactives, aimantes et indifférentes, toutes dans le divin et dans le naturel, dans le vide et dans la plénitude, libres et soumises, anéanties et d’une redoutable spontanéité (…) En cela peut-être plus chrétiennes que nulle autre, prenant au pied de la lettre l’incarnation du divin, comme le fit remarquer Henri Delacroix (…) »27 Cette dualité, précise Catherine Millot : « C’est la coexistence de deux mondes étrangers l’un à l’autre, l’union “ paradisiaquement assumée”, non tant de deux opposés, que de deux incommensurables, que réalise l’oxymore. »28 Quelle est donc cette double nature mystérieuse et secrète du rire mystique qu’il nous faut tenter de dévoiler ?

17 Dans La divine comédie, (le Paradis, chant XXXIII), sans toutefois le nommer, Dante envisage déjà une conception mystique du rire comme ouverture au divin. Dès lors associé à l’amour que Dante porte à Béatrice, Le « saint rire » dont il parle incarne le désir érotique dont la puissance amoureuse sublime la simple dimension sexuelle et hédoniste pour l’orienter vers une force transcendante qui suppose l’abandon de soi et la perte de tout égotisme. Ainsi, telle la flèche de Cupidon, transperce-t-il le corps et l’âme du mystique, dès lors ravi par un rire qui ne lui appartient plus en propre mais auquel il s’abandonne, comme à l’être aimé. Ce rire est divin. Il est au-delà de toute merveille et nul mortel ne peut en supporter l’éclat. Dans ces conditions, on peut clairement dire que la nature ascensionnelle et non sensationnelle du rire (cette dernière faisant partie du monde sensible et de ses apparats) est la manifestation de l’abandon et de la passivité, qualifiant en propre le mystique dont l’anéantissement du moi, conduit à abolir toute dualité et toute frontière entre l’intériorité et l’extériorité. Il est ce torrent par lequel jaillit et déborde cet amour, cette joie parfaite, ce ravissement, au-delà de l’extase. Mourir à soi par le rire est par conséquent éloigné de la mortification que s’imposent tout autant religieux et mystiques, si l’on s’en tient à la théologie canonique fondée sur la pratique de l’ascèse. Quelle est donc cette ascèse singulière à la mystique qui ne renie pas le corps mais qui s’en sert comme d’un lieu de retrait et d’ouverture à Dieu ? Le corps mystique est un corps de passage dont la porosité et l’ouverture se manifestent dans le rire. Comme « pas-de-sens » pour reprendre la formule lacanienne, le rire est également rencontre, entre absurdité et sens, avec le réel pur où règne le rien.

La mystique : une a-théologie rieuse

18 C’est paradoxalement par la référence à Georges Bataille dans L’expérience intérieure, que le rire est le mieux analysé dans sa dimension mystique. Son « a-théologie rieuse »29 selon Les termes de Mikkel Borch- Jacobsen semble finalement épouser - au-delà de l’aspect transgressif du rire que l’on retient habituellement dans la pensée irréligieuse et profane de Bataille, entre mysticisme et démystification – cette expérience singulière du corps et du rire chez le mystique. Dès lors, tout se passe comme si la mystique comme union à Dieu ou à une réalité absolue, était arrivée à une autonomie définitive eu égard à la théologie et à la religion institutionnelle et se découvrait en sa nature paradoxale, « athéologique et areligieuse », mais aussi peut-être athée, réalisant ainsi ce que Catherine Millot relève des mystiques comme Jeanne Guyon : « ce sont des

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oxymores vivants »30. Georges Bataille est-il donc un oxymore vivant, un mystique athée, du moins un mystique sauvage ? N’est-il pas au contraire dans le déni de la foi et du religieux ? L’expérience intérieure, quand bien même son auteur répugnerait à parler de mystique, illustre du moins pour le rire, une expérience mystique de premier ordre. Que signifie précisément l’expérience intérieure du rire pour lui ? Elle est tout d’abord expérience souveraine qu’il qualifie d’ailleurs d’expérience mystique et dont il dégage un sens anticlérical dépourvu de toute interprétation religieuse institutionnalisée. Il précise ce que toute expérience réellement mystique devrait être : « J’entends par expérience intérieure ce que d’habitude on nomme expérience mystique : les états d’extase, de ravissement, au moins d’émotion méditée. Mais je songe moins à une expérience confessionnelle, à laquelle on a dû tenir jusqu’ici, qu’à une expérience nue, libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit. C’est pourquoi je n’aime pas le mot mystique. »31

19 Si Bataille n’aime pas le terme mystique c’est que celui-ci fait partie du registre sémantique onto-théologique et qu’il est au préalable idéalement connoté. La théologie chrétienne y voit un esprit sans corps. Il est également rationnellement limité et défini : « Je n’aime pas non plus les définitions étroites.»32 Or, il en va du terme mystique comme de celui d’expérience que Bataille voudrait souveraine, c’est-à-dire pure et détachée de tout discours rationnel, de tout concept a priori la définissant, de toute théorisation anticipée formant alors ce qu’il nomme « les présuppositions dogmatiques »33. C’est pourquoi à cette expérience pure, le rire répond tout particulièrement. Narguant les limites de la raison par son insolence, le rire est doute jusqu’à l’épochè. Il évide tout concept et réduit à rien toute tentative de savoir rationnel si bien qu’il oblige incessamment à revenir au degré zéro de l’expérience existentielle, à la naissance, c’est-à-dire à la venue dans le réel du sujet. La nudité et le désarroi, très proches de ce que décrivent les mystiques en termes d’abandon, d’anéantissement de soi, qualifient « cette expérience née du non-savoir »34, auquel le rire renvoie le sujet en le dépouillant des oripeaux illusoires du savoir rationnel. Le principe de l’expérience est donc le non- savoir en ce sens où l’expérience tirerait d’elle-même uniquement tout ce qu’il y a à savoir, c’est-à-dire le fait d’être : « l’expérience ne révèle rien et ne peut fonder la croyance ni en partir. L’expérience est la mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être. »35 Elle est par conséquent négation du principe négateur de la raison qui ne peut constituer son savoir qu’en la niant elle- même. Elle est donc chez Bataille négation de la négation et s’exprime particulièrement à travers le rire comme négation accomplie de la négation dans le dépassement de la dichotomie sujet/objet : « L’expérience atteint pour finir la fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu. »36.

20 Bataille ne propose donc ni une théorie de l’expérience, ni une théorie du rire. Il propose de les vivre l’un et l’autre, c’est-à-dire de les éprouver jusqu’au bout, jusqu’à l’impossible dans cette consubstantialité même de l’angoisse et du rire : « J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. »37 L’expérience et le rire, l’expérience du rire est donc l’expérience de l’extrême, l’expérience mystique par excellence. C’est pourquoi Bataille ne propose nullement une théorie du rire puisque la théorie n’en donnerait qu’une vue superficielle et ferait rater sa puissance ontologique même. C’est ce qu’il reproche précisément à Bergson en le raillant férocement : « Ce petit homme prudent, philosophe ! »38 Puis, Borch-Jacobsen citant à cet égard le début du Rire de Bergson, rajoute :

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« Ce petit homme qui parlait du petit problème, du petit mystère du rire, comment eut-il pu y voir l’énigme dernière de l’être ? Prudent comme tous les philosophes depuis Aristote, il continuait à en faire l’objet de sa réflexion, au lieu de se laisser lui-même gagner par le rire, là où plus rien ne compte-ni l’objet, ni le sujet. Trop sage, le philosophe ne rit pas, même et surtout lorsqu’il théorise le rire, et il ne peut donc pas non plus en éprouver toute la gravité, tout le tragique. »39

21 C’est que ce dernier a enfermé le rire dans une définition du comique, lui qui pourtant est le penseur de la méthode intuitive et qui se garde de ce ratage rationnel comme saisie du mouvement même de la vie dont le rire est la manifestation essentielle. Non seulement donc, le rire n’est pas objet- ce à quoi Bergson semble finalement limiter le rire- mais il n’est pas même sujet. Bataille, dans la continuité du rire de Zarathoustra, est conduit à le penser au-delà du sujet. Le rire est donc l’impropre de l’homme. Il l’excède. Le rire n’est plus le sujet mais l’être même en tant que cet être est aussi le néant.

22 Pour lui en effet, cette expérience mystique du rire est le rire à mort comme expérience de l’impossible. Cette expérience limite est également celle du mystique qui, au bout de la nuit obscure selon saint Jean de la Croix, rencontre le rien. Elle est d’abord la constatation de l’inanité de l’être, de son insuffisance. La chute ou déchéance de l’humanité dont le rire provient, revêt donc pour Bataille un sens ontologique. Le rire de l’être est la constatation qu’il n’est que cela, rien d’autre. Il rit parce qu’il fait lui- même partie de ce naufrage ontologique dans lequel il peut s’abandonner, heureux de n’avoir plus à se soucier, le temps du rire, de sa suffisance : « Et je perds mon sérieux moi-même, en riant. Comme si c’était un soulagement d’échapper au souci de ma suffisance.40 » Rire de l’autre, c’est par conséquent rire de cet autre moi-même, de ce semblable dans lequel je me retrouve moi-même en chutant avec lui. Le rire est alors mystique en ceci qu’il est rire partagé, il est le rire de la communion, rire eucharistique pourrait-on dire. Il implique la reconnaissance du sacrifice de l’être à l’inanité, sacrifice de l’autre en soi mais aussi de soi en l’autre. Le rire est à la fois dans et au-delà des sujets. Ni sujet, ni objet, il gagne par son émotion contagieuse et sa puissance communicative. Ainsi, ce rire qui passe partout et qui se communique de l’autre à l’autre, déchoit ontologiquement l’éventuelle supériorité du rieur se croyant nécessairement suffisant et parfait, preuve étant ici faite que le rire ne se réduit pas au rire de l’orgueil que le vieux moine Jorge juge diabolique. En ce sens, selon Borch- Jacobsen, le rire de Bataille est aussi un rire ontologique parce qu’il opère un renversement dans lequel la chute, symbole de l’imperfection et de la finitude devient perfection : « Le rire est le tragique inversé-surmonté, la finitude prise par le bon bout- qui est évidemment le bout de l’infini, ou de Dieu. »41 Le rire de l’être est donc un rire divin, infini, parfait parce que « Dieu n’est pas la limite de l’homme, mais la limite de l’homme est divine. »42 Dans la perspective de Bataille, l’être n’est plus à penser en haut mais en bas et c’est par le rire que se révèle cet être ontologiquement déficient mais qui par l’épreuve de sa déficience, jusqu’à la mort, prouve qu’il est.

23 Mikkel Borch-Jacobsen se demande d’ailleurs légitimement à propos du rire chez Bataille : « Mais qui donc est-ce qui rit, alors ? L’être ou le néant ? L’être ne doit-il pas être, au moins, pour rire de sa propre destruction dont pourtant il se réjouit ? Ne doit-il pas, pour éprouver la joie de l’anéantissement rester en vie, être vivant, être tout court ? »43. Qui, en effet, est-ce qui rit ? L’être même du rire au sens ontologique originel de l’être total, de l’être en tant qu’être ou bien l’homme en tant qu’être singulier ? Borch- Jacobsen précise à propos de ce terme « être » et du titre même qu’il a donné à son

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étude : « Le rire de l’être, cette formule un peu grandiloquente ne se trouve à vrai dire nulle part, telle quelle, dans le texte de Bataille. Elle y est pourtant impliquée, me semble-t-il de plusieurs façons. »44 On pourrait a priori effectivement penser que la réflexion de Bataille s’inscrit davantage dans une pensée de l’immanence éradiquant ainsi tout concept métaphysique ou se jouant tout du moins de certains termes onto- théologiques dont les formules transgressives – « Dieu est un porc » – intervertissent l’ordre divin et l’ordre naturel. De son point de vue en effet, il y a inversion et séparation radicale si bien que le sacré est dans l’immanence du monde, par ce « sacré rire » notamment qui lui donne cette puissance d’élévation tandis que le profane, voire le blasphème figure dans la transcendance et le divin auxquels ce sacré rire semble mettre fin. Pour autant, on peut admettre une ambiguïté constante dans la pensée de Bataille et interroger dans le caractère profane de ses propos, un certain déni de Dieu et du religieux. Entre rire onto-théologique et rire viscéral, il semble que les extrêmes se rejoignent, pour se confondre dans cette considération d’un rire de l’être, d’un rire mystique chez Bataille. Ce sont des « oxymores vivants » pour reprendre la formule explicite de Catherine Millot.

24 La signification du rire mystique se trouve donc dans cette expérience de la limite là où la raison abdique. Or, cette expérience de la limite, est non seulement la confrontation de la pensée à l’impossible et impensable mort d’où résulte le rire mais est surtout chez Bataille l’expérience paradoxale la plus tragique et profonde de l’identité de l’être et de la mort. Celle-ci se révèle précisément dans ce sentiment fulgurant de l’inanité de l’être. Borch-Jacobsen cite à ce propos la préface à Madame Edwarda : « Ce dont ce grand rire nous détourne, que suscite la plaisanterie licencieuse, est l’identité du plaisir extrême et de l’extrême douleur : l’identité de l’être et de la mort, du savoir s’achevant sur cette perspective éclatante et de l’obscurité définitive. De cette vérité, sans doute, nous pourrons finalement rire mais cette fois d’un rire absolu, qui ne s’arrête pas au mépris de ce qui peut être répugnant, mais dont le dégoût nous enfonce. »45 Ce rire à mort, ce rire qui rit à partir du paradoxe de l’être comme néant et qui arrive à en rire, est le rire de l’expérience de l’impossible, c’est-à-dire littéralement de ce qui s’éprouve jusqu’à la limite de l’insupportable. Ce que dit Bataille de cette expérience limite dont le corps est le lieu et qui consiste à abolir les résistances du moi, présente de troublantes similitudes avec ce que relate Catherine Millot de la mystique Jeanne Guyon et de l’ascèse la préparant à l’anéantissement de son propre moi. Elle « se guide sur ses plus fortes répulsions pour les attaquer et les vaincre. Les crachats lui font horreur. Leur simple vue lui donne envie de vomir. “Il me fallut un jour que j’étais seule et que j’en aperçus un, le plus vilain que j’aie jamais vu, mettre ma bouche et ma langue dessus : l’effort que je me fis fut si étrange que je ne pouvais en revenir et j’eus des soulèvements de cœur si violents que je crus qu’il se romprait en moi quelques veines, et que je vomirais le sang. Je fis cela tout autant de temps que mon cœur y répugna, ce qui fut assez long (…) ” et elle précise qu’elle n’obéissait pas à un plan délibéré mais que Dieu l’y poussait et ne lui passait rien. »46

25 Dans l’expérience mystique, en effet, Dieu est souverain, tout comme le rire de l’être pour Bataille. Il est la marque de la supériorité, non au sens d’une volonté de pouvoir sur autrui rejoignant alors la théorie de la supériorité du rieur riant de l’autre mais au sens premier du terme issu de l’étymologie latine supraneus, signifiant supérieur, haut, noble, élevé. La souveraineté du rire de l’être est cette puissance d’être au-delà du sujet, capable de rire de lui-même et de son propre rire, puissance qui excèderait l’être lui- même dans cette épreuve du passage de l’être au néant. La souveraineté du rire est donc la manifestation du réel absolu, au-delà de l’homme. Elle justifie cette pensée de

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Bataille extraite du Le coupable que cite Borch-Jacobsen selon laquelle finalement le rire n’est plus le propre de l’homme mais bien plutôt l’homme le propre du rire auquel il doit advenir : « Toujours j’ai reculé devant l’échéance : j’avais peur d’être ce que j’étais : le rire même ! » (V, 334) Ou encore : Je ne suis à la vérité que le rire qui me prend. »47 (V, 364) De la même manière, dans l’expérience mystique, non seulement le sujet est pris et ne s’appartient plus mais il n’est plus qu’à Dieu et en Dieu. « L’âme n’est plus au-dedans mais elle est toute en Dieu »48 relate Jeanne Guyon. L’expérience mystique est réalisée, « la vie parfaite » est là : union avec Dieu, fusion joyeuse en lui, béatitude. Le rire comme puissance de vie, comme puissance de l’être, comme puissance divine, l’exprime en ce qu’il excède et dépasse l’homme en tant que sujet corporel, moral psychique, intellectuel. S’il est une surpuissance ou puissance excessive que le sujet seul ne pourrait contenir, c’est parce qu’il vient de cette rencontre entre le réel pur et la psyché, point de rencontre ne générant pas un mode hallucinatoire et un mode représentatif illusoire, mais une distanciation lucide. Il se situe simultanément dans et hors du sujet comme puissance extatique. Il s’élabore dans une sorte de mouvement qui s’origine dans le corps et s’expulse hors de lui comme une catharsis des humeurs. Il opère donc un détachement par rapport à l’immédiateté de l’expérience vécue. Il est, ce que Lacan nomme « l’extime » à propos de l’expérience limite du corps chez le mystique où l’intime est passé à l’extérieur tandis que l’extérieur est tout entré dans le dedans. Le rire ouvre le corps et l’âme, il les dilate par son souffle et insuffle une joie indicible que jeanne Guyon, en parlant de gaieté, recommandera à Fénélon dont l’absence de désir et la sécheresse empêchent en lui « l’entière largeur et étendue que Dieu veut qui y soit »49. Elle l’exhorte donc à se « laisser dilater en toutes manières »50 et à « demeurer libre et gai »51 car, conclut Catherine Millot : « tandis que la tristesse resserre, la joie dilate, elle est de Dieu. »52

26 Il apparait dès lors, que loin d’être anti-mystique et diabolique selon une certaine théologie chrétienne, le rire présente au contraire tous les attributs de l’âme et du corps qui disposent le mystique à cet abandon de soi. Faisant voler en éclats ce qui reste d’orgueil, d’attachement à soi, il est, par l’humour notamment, ce retour à l’humus, à la simplicité enfantine de l’âme, à l’humilité nécessaire pour constater l’inanité de l’être. (Il y aurait peut-être en effet une origine étymologique commune entre l’humeur dont dérive le terme humour et l’humus dont dérive le terme humilité). Le rire est donc l’expérience intérieure la plus originelle, celle qui définit finalement le mystique dont la rencontre avec l’absolu auquel il s’abandonne, le dépouille de tout et le met face à l’angoisse du rien. C’est étrangement hors du champ institutionnel religieux, précisément dans l’athéologie rieuse de Bataille, que l’on est amené à comprendre toutes les dimensions du rire jusqu’au rire mystique. Il est, lui aussi, à sa manière, un oxymore, tout comme le mystique selon les termes de Catherine Millot. On conclura sur cette remarque qu’on pourrait nous objecter concernant l’absence de référence au sourire qui, dans les figures saintes du christianisme, y a davantage sa place. C’est que, traitant du rire comme disposition mystique singulière, on retiendra que leur nature commune se manifeste dans une sorte d’excès, c’est-à-dire non dans la transgression mais dans le dépassement de soi. Que celle-ci soit extatique ou extraordinaire par l’ascèse qu’elle implique, la particularité de l’expérience mystique, est cette sortie de soi auquel le sourire, le « sous-rire » (subrisus en latin), expression de la retenue et de la sagesse, expression de la raisonnable sainteté, expression de la convenance, ne peut pas tout à fait conduire. Il lui faut raison garder tandis que, dans l’expérience mystique, du rire notamment, il faut raison lâcher.

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BIBLIOGRAPHIE

Georges BATAILLE, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, 1954.

Michel DE CERTEAU, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982.

Umberto ECO, Le nom de la rose, trad. franç., J.N.Schifano, Paris, Grasset, 1982.

Michel HULIN, La mystique sauvage, Paris, PUF, 2008.

Jacques LE GOFF, Un autre Moyen Âge (Le rire dans les règles monastiques du haut Moyen Âge), Paris, coll. « Poche », Gallimard, 1999.

Catherine MILLOT, La vie parfaite, Paris, Gallimard, 2006.

Georges MINOIS, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000. Pseudo-Denys L’ARÉOPAGITE, Théologie mystique, Trad. M. Cassingena, Paris, Éditions J.P Migne.

Articles

Mikkel BORCH-JACOBSEN, « Bataille et le rire de l’être », Revue critique, Quatre essais sur le rire, Janvier-février 1988.

Jacques LE GOFF, « Rire au Moyen Âge », Les cahiers du centre de recherches historiques, Mars 1989.

NOTES

1. G. Bataille, Le coupable, Œuvres complètes V, Paris, Gallimard, 1973, V 364. 2. U. Eco, Le Nom de la Rose, trad. Franç. J.N.Schifano, Paris, Grasset, 1982, p. 592. 3. M. Hulin, La mystique Sauvage, Paris, PUF, 2008. 4. Pseudo-Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, trad. Franç. M. Cassingena, Paris, Éditions J.P Migne, p.35. 5. Ibid., p. 22. 6. Le Nom de la rose, est aussi un film franco-germano-italien réalisé par Jean-Jacques Annaud et sorti en 1986, d’après le roman éponyme d’Umberto Eco. C’est dans une des joutes oratoires entre Guillaume de Baskerville et le vieux moine Jorge que cette parole est prononcée. 7. Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », article présenté en « séminaire du centre » et extrait des cahiers du centre de recherches historiques, Mars 1989. Cet article renvoie à l’ouvrage de Jacques le Goff, Un autre Moyen Âge (Le rire dans les règles monastiques du haut Moyen Âge), Paris, coll. « Poche » Gallimard, 1999. 8. Ibid. 9. G.Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000, p. 127. 10. Ibid., p.127. 11. J. Le Goff, op. cit. 12. Ibid. 13. G. Minois, op. cit., p. 21. 14. Ibid., p. 211. 15. Ibid., p.212. 16. Ibid., p.212. 17. Ibid., p.212. 18. Ibid., p.213. 19. M. de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, pp.58-65.

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20. Selon Michel Hulin, les expériences mystiques peuvent se produire hors de la sphère religieuse. D’où l’expression « mystique sauvage ». 21. M. de Certeau, Ibid., p. 148-149. 22. G. Minois, Ibid., p. 209. 23. M.de. Certeau, Ibid., p.148-149. 24. G. Minois, Ibid., p.191. 25. G. Minois, Ibid., p. 191. 26. Le mythe de Baubô raconte en effet, comment Déméter qui vient de perdre sa fille Perséphone et qui souffre de mélancolie, revient à la vie grâce à Baubô. Cette dernière, en faisant le geste obscène de retrousser son vêtement, laisse voir un sexe riant dont la version orphique raconte : « il y avait l’enfant Iacchos qui riait sous les jupes de Baubô. Il l’agita de la main. Alors elle sourit, la déesse, elle sourit en son cœur (…) ». Une des interprétations possible de la présence de cet enfant sous les jupes de Baubô est de transmettre à Déméter que la vie continue pour elle parce qu’elle peut encore la donner. Son rire est donc dans une certaine mesure, le rire de la guérison par la foi recouvrée. 27. C. Millot, La vie parfaite, Paris, Gallimard, p. 69. 28. Ibid., p.69. 29. M. Borch-Jacobsen, « Bataille et le rire de l’être », Revue critique, Quatre essais sur le rire, Janvier-février 1988, p. 31. 30. C. Millot, Ibid., p. 69. 31. G. Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943 et 1954, p. 15. 32. Ibid. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Ibid., p. 16. 36. Ibid., p. 21. 37. Ibid., p. 19. 38. Ibid., p. 80. 39. M. Borch-jacobsen, « Bataille et le rire de l’être », op. cit., p. 21. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 29. 42. Ibid., p. 31. 43. Mikkel Borch-Jacobsen, « Bataille et le rire de l’être », op. cit., p. 24 . 44. Ibid., p. 23. 45. Ibid., p. 20. 46. C. Millot, Ibid., p. 34. 47. M. Borch-Jacobsen, Ibid., p. 24. 48. C. Millot, Ibid., p. 59. 49. Ibid., p.80. 50. Ibid., p.80. 51. Ibid., p.80. 52. Ibid., p.80.

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RÉSUMÉS

Les théologiens et mystiques chrétiens, notamment au Moyen Âge, ne sont guère enclins à approuver le rire. Dans ses manifestations corporelles hybristiques, ils voient le diable incarné. Dès lors, est-il le rire anti-mystique, le rire de mauvaise foi ? Pourtant, si l’on s’en tient à la figure biblique d’Isaac ou à saint François d’Assise, le rire est un don de Dieu. Il est joie et foi. Disposition singulière du corps que le mystique éprouve, il conduit à l’extase et à l’abandon de soi. C’est paradoxalement à travers « l’athéologie rieuse » de Georges Bataille que le rire est le mieux analysé dans sa dimension mystique. Finalement, comprendre le rire et la mystique, ne suppose-t-il pas de se détacher d’une représentation ascétique désincarnée qui conditionne pour partie la théologie chrétienne ?

Christian theologians and mystics, especially in the Middle Ages, are hardly inclined to approve laughter. In its hubristic bodily manifestations, they see the devil incarnate. So, is laughter in bad faith anti-mystical laughter? Yet, if we stick to the biblical figure of Isaac or St. Francis of Assisi, laughter is a gift from God. It is joy and faith. A singular disposition of the body that mystic experiences lead to ecstasy and self-denial. Paradoxically, it is through Georges Bataille’s “Laughing Atheology” that laughter is best analysed in its mystical dimension. And last but not least, does it not imply that laughter and mysticism imply detachment from a disembodied ascetical representation that partly conditions Christian theology ?

AUTEUR

SYLVIE PAILLAT Sylvie Paillat, docteur en philosophie, membre du CRICES, chargée de cours à l’ICES et professeur en lycée, est l’auteur d’une thèse : Métaphysique du rire, (L’Harmattan, mai 2014). Le problème du rire y est abordé dans ce qui le lie intrinsèquement à la rationalité philosophique. Il est un moyen de repenser la métaphysique occidentale en s’interrogeant sur les fondements de sa nature psycho-rationnelle. Ses champs d’application sont multiples : théologique, épistémologique, esthétique, éthique, politique. Quelques articles sur le même sujet ont également été publiés dans Le Philosophoire : « Esthétique du rire » et « L’intelligence du rire ou la bêtise feinte ».

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Recensions

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LARIVIÈRE Michael, Se dire psychanalyste et croire éventuellement qu’on l’est, Éd. Liber, 2018, 136 p., ISBN : 978-2-89578-648-1

Valérie Chevassus-Marchionni

1 Cet ouvrage de Michael Larivière, philosophe et psychanalyste, n’est pas seulement une réflexion théorique sur ce qu’est la psychanalyse aujourd’hui, ni non plus une présentation de la clinique psychanalytique telle qu’elle se pratique de nos jours.

2 Il s’agit bien davantage d’un questionnement, à caractère souvent autobiographique, sur ce qui fait qu’on devient analyste, sur ce qui pousse un analysant à « passer à l’analyste » (comme dit Lacan) et à vouer sa vie à ce métier. Cette étude sincère et profonde s’attache à cerner les origines du devenir analyste, à toucher l’essence même de cette étrange profession que Freud considérait comme l’une des trois professions impossibles, gouverner et éduquer étant les deux autres.

3 Cependant, dans un premier temps, ce n’est pas l’exercice de cette profession qui est présenté comme impossible, c’est le fait même de pouvoir prétendre qu’on soit psychanalyste, voire le fait même de croire qu’on l’est. Ce qui est impossible pour Michael Larivière, c’est de « se dire psychanalyste ». Impossible commence par les mêmes lettres qu’« imposture » et il faut se souvenir que son précédent opus, paru en 2010, s’intitulait Imposture ou psychanalyse ?

4 Comment peut-on exercer la psychanalyse depuis presque quarante années (M. Larivière s’est installé comme psychanalyste à Strasbourg en 1981) et porter sur son travail un regard aussi désabusé ? Comment peut-on continuer d’aimer faire ce métier (comme le prouvent les confessions de M. Larivière, presque « à son corps défendant ») alors qu’on semble autant douter de son bien-fondé ?

5 Ce livre est, en réalité, une remise en question de l’évidence d’une place que l’on se targue d’occuper. Etrangement, M. Larivière secoue le confort des certitudes en inventant un dialogue entre « le jeune » et « le vieux » qui pourrait rappeler la formule

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« la psychanalyse expliquée à ma fille » mais dont l’objectif est bien différent : il s’agit de faire bouger un « cacique » sur ses fondations afin de l’interroger de près sur sa « posture » justement, en jouant sur l’éventualité d’une imposture. Seulement, ce regard jeune auquel se soumet le vieux, c’est son propre regard. « Le jeune » est un personnage fictif destiné à ébranler « le vieux », à le faire douter, à le forcer à s’expliquer sans tricher. Ses questions sont celles que Michael Larivière se pose à lui- même pour se mettre à l’épreuve, et pour peut-être in fine avoir le droit de se dire, en toute honnêteté, psychanalyste.

6 Ainsi passe-t-il au crible d’une analyse intransigeante les grandes questions qui animent le débat autour du fonctionnement de la psychanalyse, de la personne du psychanalyste, des écoles auxquelles il s’affilie, des tenants et des aboutissants de la cure analytique. Cette analyse est cependant très personnelle car indissociable de la biographie et des choix très particuliers de vie et d’être de Michael Larivière, même s’il convoque de multiples auteurs ou philosophes pour appuyer son propos.

7 Un des points fondamentaux examinés est celui soulevé par la question : « Que veut-on à se vouloir psychanalyste ? » Cette question revient à plusieurs endroits du livre, comme un leitmotiv, et reçoit à chaque fois une réponse sensiblement différente, comme si le point de vue de l’auteur évoluait au fur et à mesure de sa réflexion.

8 Dans le premier chapitre, intitulé « La prière de l’analyste », la réponse est presque cynique : le psychanalyste veut qu’on vienne le voir, qu’on lui parle et qu’on le paye. Cette demande précèderait celle de l’analysant et serait le symptôme de l’analyste, en d’autres termes, le psychanalyste travaillerait du fait et en fonction de sa propre pathologie. Plus encore : se dire analyste serait une manière de résister à l’inconscient, et donc à l’analyse elle-même : « Le risque est toujours là que l’on décide de faire ce métier pour mettre un terme à ce que sa propre analyse avait commencé de faire ou de laisser émerger. » (p.25) […] « il s’agit d’un passage à l’acte qui vise à éviter la mise en question de ses références narcissiques. » (p.26) Le constat est sévère et quelque peu inquiétant, mais sans doute juste car les exemples sont légion de psychanalystes « fous » (de Anna Freud à Lacan en passant par Ferenczi, Melanie Klein, Masud Khan, Winnicott et Wladimir Granoff). Mais, si l’on en croit Serge Leclaire, « le paradoxe est que les analystes les plus fous sont aussi les plus vrais. » (p. 23) Devenir psychanalyste sans avoir résolu tous ses troubles ne serait donc pas contre-indiqué ?

9 Michael Larivière va encore plus loin dans ce qui apparaît par moments comme un effort de clairvoyance presque mélancoliforme : « L’analysant passe à l’acte (à l’analyste) pour composer avec la violence du désarroi dans lequel l’analyse l’avait plongé en le confrontant à la nécessité de faire le deuil de lui-même comme enfant merveilleux (Leclaire), comme majesté (Freud : His majesty the Baby), bref comme idéal. » (p. 33) Passer à l’analyste serait donc un acte hautement narcissique visant à restaurer et conserver un soi grandiose, trahissant « l’impossibilité de renoncer au désir d’être, et d’être absolument. » (ibid) M. Larivière constate de fait que dans beaucoup d’institutions analytiques, l’identification au Maître est à ce point massive qu’elle va à l’encontre de ce que doit produire une analyse : un affranchissement de toute autorité. Son amertume face à l’inféodation de certains analystes à leur Ecole le pousse alors à dire ce que doit être un analyste, et donc sans doute ce qu’il s’efforce lui-même d’être ; dans ce geste, il déloge l’analyste de sa posture (imposture ?) d’incarnation d’un moi idéal narcissique, pour en faire un disciple d’un autre idéal : celui de la psychanalyse.

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10 Ainsi, à partir du chapitre IV, tout se passe comme si M. Larivière reconstruisait sur des fondations plus saines l’édifice qu’il venait de mettre à mal, dans une démarche très derridienne. (ceci n’est sans doute pas un hasard puisque Derrida et Lacan sont ceux par lesquels il est arrivé à la psychanalyse. Cf p. 117) Il souligne ainsi par exemple le rôle de l’invention en psychanalyse : pour « dérégler la machine névrotique », l’analyste doit trouver, au cas par cas, une technique, une manière d’être, chaque fois différentes, qui mettent en jeu « le désir de l’analyste », trouvaille lacanienne qu’il fait sienne, mais sans faire le sacrifice de ses convictions personnelles. Ainsi se permet-il de ne pas respecter « l’un des leitmotive de la vulgate psychanalytique « moderne », à savoir que l’analyste n’aurait pas à répondre à la demande de l’analysant. […] j’estime aujourd’hui que c’est tout le contraire qui est vrai : il faut répondre. » (p. 40)

11 Michael Larivière va ensuite encore plus avant dans la définition, qu’il précise de plus en plus, de sa manière d’être psychanalyste. Ainsi, dit-il, « le désir de l’analyste, c’est un désir de littérature » (ce n’est pas tout à fait, pour le coup, ce que dit Lacan…, ce serait davantage ce que pensait Freud.) Le psychanalyste est fasciné par les histoires qu’on lui raconte, il aime la mise en langage de ces grands pans d’existence, comme les romanciers.

12 M. Larivière cite Pascal Quignard, Pierre Michon, Hanif Kureishi dans son roman Something to tell you, pour arriver à cette conclusion que le psychanalyste, comme chacun d’entre nous, cherche une histoire « qui l’oblige de reconnaître qu’il n’y a pas d’ailleurs ni d’échappatoire au fait de vivre. On fait l’analyste pour ça. » (p. 54)

13 À la fin de l’ouvrage, bouclant la boucle de son interrogation, M. Larivière revient sur sa question centrale et lui fournit une réponse autre, plus nuancée, moins provocatrice : la prière de l’analyste devient une proposition qui ne précède pas la demande de l’analysant comme il le prétendait au départ ; c’est une proposition d’écoute et d’aide ; se dire analyste, c’est offrir ses services, proposer ce que l’on sait faire : « Celui qui se dit analyste dit à la cantonade : « Vous allez mal, venez m’en parler, je sais écouter, je sais faire avec les catastrophes ordinaires de la vie, je pense pouvoir vous aider à mieux vous arranger de vous-mêmes. » (p. 90)

14 Enfin, il nous livre sa conception de l’analyse, qui dit beaucoup de ce qu’il s’est attaché à réaliser dans cet ouvrage : « L’analyse devrait […] permettre que l’on vive avec davantage d’incertitude et d’humilité. » (p. 95)

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MBOUKOU Serge, « Espèces de lieux. Non-lieux, hyper-lieux et tiers- lieux : questions sur le devenir et la pertinence d’une ville de l’avenir en tant que lieu expérientiel » in Mutations, École nationale supérieure d’architecture de Nancy, 2016-2018, pp. 27-45.

Benoît Goetz

1 Une étrange panique s’empare des anthropologues de l’espace. Tout se passe comme si glissait sous leurs pieds une notion clef leur permettant de parcourir avec assurance leurs terrains : le notion de lieu. Concept antique et vénérable qui, semble-t-il, est entré en crise profonde aujourd’hui. Le symptôme de cette crise est le « travail du concept » à l’œuvre ces dernières décennies. Non lieux, hyper-lieux, tiers-lieux : ces vocables font signe à la fois vers une mutation et une résistance de la notion. Les lieux sont entrés en flottaison, comme s’ils avaient été désancrés et abandonnés à l’errance. Et l’espace de jeu où se joue cette aventure n’est autre que la ville, ce qui arrive à la ville, et ce qui vient après la ville.

2 Dans un article important, Serge Mboukou s’aventure courageusement sur ce terrain mouvant. D’abord en lecteur de Marc Augé et de Michel Lussault, il montre la pertinence des concepts de non-lieux et d’hyper-lieux qui, sous leur apparente contradiction, enregistrent une même main mise sur l’espace réel par les écrans des nouvelles technologies. L’habitant des villes n’est plus là. Il est là sans être là, ici et ailleurs. Il est partout et nulle part. Ubiquité qui peut être enthousiasmante. L’euphorie face à ce qu’annonce ces mutations contemporaines laissent Serge Mboukou sceptique.

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Il préfère faire un sort à la notion de tiers-lieux empruntée à Antoine Burret (Tiers-lieux et plus si affinité, Limoges, Éd. Fyp, 2015). Et il développe l’idée qui est la sienne de « lieu expérientiel » : « Fidèle à sa propre histoire qui la constitue comme milieu de questionnement, d’invention, de critique, d’abstraction et de production de signes, la ville, comme milieu fécond ouvre, avec le tiers lieu, une nouvelle page de son devenir possible. Elle peut être envisagée comme un tiers-lieu total en devenir » (p. 43). Un lieu expérientiel serait celui où s’invente des possibilités de vie, des « contre-façons » (Michel de Certeau1) par rapport aux modes de vie qui s’imposent. Des lieux de conversation (mot que Serge Mboukou affectionne). Bref l’idée est que les conditions de localisation ne peuvent jamais s’imposer de manière univoque. « N’accuse pas le lieu » disait un ancien proverbe. Nous restons libre d’inventer des manières d’être à l’espace, des envers et des endroits, lieux ou pas. En fait cette notion de lieu devient par trop lourde. Et il est inutile de le surcharger davantage. Toujours encore le lieu nous rattrape. Parce qu’il est impossible de s’en débarrasser tant que nous resterons des « être-le-là ». Pour longtemps, du moins on peut l’espérer.

NOTES

1. Rappelons que Serge Mboukou est l’auteur dans cette même revue en 1995 de l’article : « Entre stratégie et tactique. Figures et typologie des usagers de l’espace à partir de Michel de Certeau » ; et, en 2008 de l’ouvrage : Michel de Certeau, l’intelligence de la sensibilité. Anthropologie, expérience et énonciation, Les Cahiers du Portique, 2009.

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