LES PRÉRAPHAÉLITES

Danielle Bruckmuller-Genlot

LES PRÉRAPHAÉLITES 1848-1884

DE LA RÉVOLTE A LA GLOIRE NATIONALE

ARMAND COLIN Illustration de couverture : Détail de Proserpine, huile sur toile de exécutée en 1877. (City Art Gallery, Manchester.) Toits droits réservés

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© Armand Colin Éditeur, Paris, 1994 ISBN : 2-200-21439-1

- AVANT-PROPOS

« Les belles dorment dans leur bois, en attendant que les princes viennent les réveiller. Dans leurs lits, dans leurs cercueils de verre, dans leurs forêts d'enfance, comme des mortes. Belles, mais passives, donc désirables; d'elles émane le mystère. Ce sont les hommes qui aiment jouer à la poupée. Comme on le sait depuis Pygmalion. Leur vieux rêve : être Dieu, la mère. La meilleure mère, celle qui donne la deuxième naissance » Avec l'aboutissement vers la fin du XIX siècle des quêtes conjuguées de Rossetti et de Burne- Jones, s'instaure — aux antipodes, semble-t-il, du «programme» initial de la Confrérie Préra- phaélite — ce qu'on a appelé la «Religion de la Beauté» un culte ésotérique dont les icônes sont à l'évidence façonnées d'après les principales figures de proue féminines du Mouvement, mais — et c'est l'un des paradoxes que nous prétendons démont[r]er — comme subtilement passées au filtre de la mémoire de tout l'art occidental. Un fait incontestable demeure : cette «révolution canonique» a provoqué l'avènement de types féminins «nouveaux», dont l'irré- sistible contagion, après avoir gagné les franges cosmopolites de la bohème britannique s'étend rapidement à l'Europe tout entière, non sans susciter toujours et partout des réactions extrêmes, oscillant entre l'adulation et l'exécration. Résistance tenace, puisque Bernard Levin, récemment encore, au moment du triomphe que remportait la grande exposition préraphaélite

1. CLÉMENT C. ; CIXOUS H. — La Jeune Née/Sorties, p. 120. 2. MYERS W.H. — Rossetti and the Religion of Beauty (1883) in Essays : Modern, 1897. 3. BRUCKMULLER-GENLOT — Révolution canonique ou la « Passion » du Visage féminin préraphaélite, Cahiers Victoriens et Édouardiens, n° 31, 1990. 4. ABDY J. & GERE C. — The Souls, 1984. Des coteries distinguées, où évoluent, à côté des « Soûls » (les « âmes »), de gracieuses triades comme les sœurs Pattle (de « Pattledom ») ou les sœurs Spartali (les Grecques du « clan » Ionides). organisée par la Tate Gallery en 1984, proclamait son aversion viscérale pour ce qui, de bout en bout, n'est rien de plus à ses yeux qu'un «ramassis de mensonges » ! Nombreux furent pourtant ceux qui exaltèrent les entéléchies mystico-littéraires sorties du cerveau de leurs amants-créa- teurs, Kandinsky et Dali n'étant pas les moindres d'entre eux. Pour le premier, les Préraphaélites s'inscrivent dans le grand mouvement idéaliste qui s'est déployé à l'échelle européenne, à côté (ou à l'opposé) de l'Impressionnisme. En 1910, il juge en effet que « Rossetti et son élève Burne- Jones et leurs successeurs» sont «parmi les chercheurs en quête de domaines immatériels» Quant à Dali, c'est en termes plus freudiens qu'il décrit dans le «Surréalisme Spectral de l'Éternel Féminin Préraphaélite », l'effet que lui font ces créatures de rêve (ou de cauchemar) : « Les femmes préraphaélites nous apportent et nous font resplendir les femmes à la fois les plus désirables et les plus effrayantes qui existent, car il s'agit de la sorte d'êtres qu'on aurait le plus de terreur et d'angoisse à manger : ce sont les fantasmes charnels des "faux souvenirs d'enfance", c'est la viande gélatineuse des plus coupables rêves sentimentaux. Le préraphaélisme dépose sur la table ce plat sensationnel de l'éternel féminin agrémenté d'une pointe morale et excitante de très respectable "répugnance". Ces concrétions char- nelles de femmes à l'excès idéales, ces matérialisations enfiévrées et haletantes, ces Ophélies et Béatrices florales et molles nous produisent, en nous apparaissant à travers la lumière de leurs cheveux, le même effet de terreur et de répugnance attirante non équivoque que le ventre tendre du papillon entre la lumière de ses ailes. Il y a un effort douloureux et défaillant du cou pour soutenir ces têtes de femmes aux yeux lourds de larmes constellées, aux épaisses chevelures lourdes de fatigue lumineuse et de halos. Il y a là une lassitude inguérissable des épaules écroulées sous le poids de l'éclosion de ce légendaire printemps nécrophilique dont Botticelli parla vaguement. Mais Botticelli était encore trop près de la chair vive du mythe pour atteindre à cette gloire exténuée, magnifique et prodigieusement matérielle de toute la "légende" psychologique et lunaire de l'Occident » Pour sa ludique perspicacité, ce passage méritait d'être cité in extenso. Au cours de la « dissection » rétrospective — que les métamorphoses gênantes de ce qu'on hésite à appeler une « école » rendent inéluctable —, nous ne pourrons éluder des questions aussi flagrantes qu'épineuses. Ainsi, pourquoi les Préraphaélites sont-ils passés de l'exaltation de la beauté fortement individualisée des humbles, à la célébration d'une élite dont les visages finissent par tous se ressembler? Pourquoi, après avoir procédé à la lecture éperdue des signes diffusés par les physionomies et les corps particuliers de ceux qui les entourent, en sont-ils arrivés à renouer avec des canons de beauté idéaux et des genres comme l'allégorie qui, paradoxalement, les ramènent aux côtés des artistes qu'ils ont jadis rejetés avec le plus de violence, comme Raphaël et Reynolds? Pourquoi, après avoir manié en experts les codes physiognomonistes et phrénologiques (inquiétants) que pratiquent leurs contemporains, finissent-ils par bannir l'expression de leurs toiles? Pourquoi, après avoir affiché leur souci de modernité et de « réalisme », aspirent-ils soudain à créer une peinture qui se situe hors du temps? Et, pour finir, comment convient-il d'apprécier la portée de la révolution copernicienne du goût qu'on leur accorde généralement d'avoir accomplie? Car, au fond, que nous disent vraiment ces figures qu'ils ont canonisées? Par-delà ces énigmes imparables et de prime abord insolubles, nous 5. « a pack of lies » — Times, 7 mai 1984. 6. KANDINSKY — Du Spirituel dans l'Art et dans la Peinture en particulier, p. 68-69. 7. DALI S. — Oui, Paris, 1971. nous demanderons au passage ce que signifient les curieuses mutations qu'enregistrait (mais sans les commenter) André Chastel, lorsque, au cours d'un entretien accordé en mai 1990, au magazine Beaux Arts, il en vint à faire cette remarque étonnante à propos de... Botticelli : « Si l'on regarde de près Le Printemps ou La Naissance de Vénus, toutes les figures sont accompagnées de traits qui leur confèrent une élégance quasi britannique. Quelqu'un a d'ailleurs qualifié ces silhouettes aux longs visages ovales de "grandes Anglaises maigres avec de grands pieds et de grandes mains". Parfois, le fond du tableau ressemble à une tapisserie. C'est ce côté décorateur que l'on appréciait beaucoup au début du siècle. La pein- ture plate, les lignes incisées qui se rejoignent en arabesques et ne jouent ni sur la profondeur ni sur le modelé des figures. Les figures elles-mêmes deviennent à leur tour ornement » Pour tenter de répondre à ces interrogations, il nous a fallu relever un défi — de ceux que certains prétendent impossible (voire inutile) —, c'est-à-dire reconstituer la logique interne du mouvement dans son ensemble avec l'espoir de porter au jour les éléments qui président à la gestation des images les plus fortes qu'ont réussi à imposer au monde, les protagonistes de ce « phénomène culturel » britannique, désormais incontesté. Reste que la Renaissance du Phénix préraphaélite fut lente à venir. Car, après le purgatoire où ces peintres ont commencé à sombrer à partir de... 1893 pour quasiment disparaître vers le milieu de notre siècle la réévaluation s'est faite par à-coups, en dépit des offensives courageuses de quelques pionniers qui ont ouvert la voie dès les années quarante aux croisades des « Préraphaéladies » dont le « lobby » se constitue dans les années soixante. Un premier tournant est amorcé en 1965 (grâce à la volumineuse biblio- graphie critique de Fredeman pour s'affirmer en 1967 avec l'éditorial séminal d'Apollo qui désignait aux chercheurs du futur les principaux champs d'exploration offerts par l'art Victorien en général et le Préraphaélitisme en particulier. De là le «renouveau» s'est peu à peu confirmé, tout en suscitant à chaque étape des réactions critiques d'une virulence surprenante — preuve a contrario de la vitalité persistante d'une imagerie qui continue de choquer ou d'indisposer. Parallèlement, des expositions se sont succédé, en Grande-Bretagne bien sûr, en Australie, — aux États-unis et au Canada mais aussi en France, en Allemagne, au Japon la vogue préraphaélite devenant irrésistible au point que la littérature

8. CHASTEL A. — Plus de Printemps pour Botticelli (interview par Guy Boyer), Beaux-Arts, n° 79, mai 1990 (nos italiques). 9. Préraphaélite Papers, 1984. Voir Quentin Bell, p. 22. 10. Jeremy Maas. 11. Autour de 1940 (Ironside, Gaunt, Maas, Gray, Doughty etc.). Une exposition d'envergure a lieu toutefois à Birmingham en 1947, et une autre en 1948 à la Whitechapel Art Gallery, Londres, année où paraît l'ouvrage « phare » de Robin Ironside & John Gere. Voir notre thèse (Fort. Crit. XX 12. CARTER E. — Sunday Times, 5 oct. 1969. Il s'agit des «descendantes» des principales figures du Mouvement : Helen Rossetti Angeli, Mary Bennett, Diana Holman-Hunt, Mary Lutyens, Lady Mander (Rosalie Glynn Grylls), Virginia Surtees... joliment rebaptisées « The Preraphaelite Sisterhood ». 13. FREDEMAN — Pre-Raphaelitism : a bibliocritical study, 1965. 14. Victorian Cross-Currents, Apollo, 1967. 15. Manchester et Londres (1961), Liverpool & Royal Academy of Art (Brown : 1964; Millais : 1967 ; Hunt : 1969); Fulham (Burne-Jones : 1967), Newcastle et Carlisle (1968) etc.; Australie (1962), USA (1964) Canada (1965) etc. 16. Paris (1972), Baden-Baden (1973-74) Japon (1973-74) etc. 17. John Fowles, The French Lieutenants Woman, 1969. Peter Greenaway, Fear of drowning by Numbers, 1988. la télévision et même la mode s'en sont emparées dans les années soixante-dix. Tout cela pour culminer en 1984 — Annus Mirabilis — en une réhabilitation totale dont le succès équivaut à celui que connut Burne-Jones et avec lui, l'ensemble du Mouvement, en 1884 en Angleterre et en 1889 sur le continent. Comble de « bonheur », cette apothéose recélébrée à un siècle de distance, n'a pas cessé depuis, de faire couler beau- coup d'encre. Aux raz de marée des monographies et des biographies «revues et corrigées », aux flots des correspondances et des journaux intimes inédits réédités, se sont ajoutés les déluges croissants de publications souvent corrosives et stimulantes, dont celles des féministes anglo-saxonnes. Ce déferlement critique dont nous avons fait état dans notre thèse loin d'être dissuasif, n'a fait qu'apporter de l'eau à notre moulin en renforçant l'hypothèse suivant laquelle les Préraphaélites ont joué (bien malgré eux, il est vrai) à deux reprises (et à deux fins de siècle) un rôle privilégié dans la valorisation et l'affichage d'une identité ou d'une « anglicité » de l'art anglais, dans le sens où il a été — on nous passera l'expression — « récupéré » à deux moments similaires de l'impérialisme britannique, une première fois à la fin du règne de Victoria et, une seconde fois, lors du second mandat de Mrs. Thatcher quoiqu'on ne puisse soupçonner ni l'une ni l'autre du moindre penchant pour cette école et encore moins pour ses prototypes féminins ! C'est pour toutes ces raisons que, dans l'espoir de «baliser» le trajet socio-esthétique du Préraphaélitisme ainsi que la logique intime de son laboratoire d'images, nous avons estimé probant de prendre pour points de repères les conflits qui se cristallisent autour des figures féminines. Dans notre thèse en cinq parties, nous avions pris soin de rassembler autour du panoramique liminaire que nous avons condensé pour cet ouvrage, des faisceaux de jugements et d'approches aussi diversifiés que possible. Tantôt sous forme d'essais esthético-thématiques — portant sur, par exemple, «le mur» ou «le regard » préraphaélite, sur des thèmes comme les combats de « St Georges et Persée » ou «La Dame de Shalottt» ou encore «Méduse et Athena»; tantôt sous forme d'esquisses biographiques, ou encore de fortunes critiques, sans oublier des études consacrées aux géné- rations successives (très typées) des mécènes du Mouvement De ces jeux de miroirs prismatiques, cet ouvrage ne reprend que le premier volet : il n'en est pas moins central puisqu'il prétend déployer les séquences d'une sorte de «tableau vivant» du Mouvement dans son déroulement en prenant pour cibles les tiraillements suscités par les images de la femme comme signes d'autre chose : d'une culture d'opposi- tion sans doute, d'une identité nationale peut-être, cette dernière hypothèse, la plus périlleuse sans doute, ayant fini par émerger des vagues et des ressacs des deux fortunes critiques que nous évoquions plus haut. Pour aborder l'étude de cette «guerre» des images comme processus de transformation, nous avons été contrainte d'adopter une stratégie complexe, mimant la chronologie mais avec des temps d'arrêt sur image, assortis d'aperçus critiques volontairement variés

18. Ken Russell, Dantes's Inferno : The Private Life of Rossetti, 1969. The Love School 1975 (BBC 2). 19. Voir notre thèse: partie IV — Fortune Critique Continentale Contemporaine (p. 925-1059) et Fortune Critique XX siècle (p. 1059-1417). 20. The Standard, 15 avril 1983 «Victorian Virtues : patriotism, cleanliness, thrift. Those good old days, by Maggie»; The New Statesman, «Historians take issue with Mrs Thatcher », 23 mai 1983 (dossier « Victorian Values » p. 1-16). 21. partie II (Les Consommateurs d'Images, 3 ch., p. 590-714). (empruntés au XIX comme au XX siècle), qui seuls, à nos yeux, pouvaient faire apparaître des réseaux de signification. Notre principal souci à chaque étape a été de privilégier les «maîtres à voir» du XIX siècle, comme Ruskin, Anna Jameson, Lady Eastlake ou Swinburne, et plus systématiquement encore les critiques, connus ou moins connus, parce que nous jugeons primordial d'expliciter les herméneutiques propres au XIX siècle. Ce qui ne nous a pas empêchée de ménager des ouvertures visant à autoriser les « projections » du XX siècle, celles des autres comme les nôtres. Il va de soi que la sélection, inévitablement normative, qu'il nous a fallu opérer dans la masse des matériaux disponibles — écrits et iconographiques — peut être contestable, encore que nous estimons naturel d'avoir fait la part belle à la presse de qualité et aux témoins spécialisés de cette époque-pivot où la critique d'art devient une profession et joue un rôle de plus en plus décisif. Nous sommes consciente de ce que des dépouillements systématiques restent à faire, mais citer abondam- ment l'un des journaux les plus durablement hostiles au Mouvement comme The Art Journal (morceau de choix à l'instar de Blackwood's Magazine) au même titre que The Athenaeum ou The Saturday Review relevait de l'évidence. Il demeure que pour relativiser autrement les pauses sur image que nous avons pratiquées de-ci de-là, nous avons imaginé de surimposer divers contrepoints — quelque chose comme des «galops d'essais comparatistes» qui visent à introduire, soit l'analyse du traitement d'un thème ou d'une figure à travers les âges (L'Annonciation ou Pandore parmi d'autres), soit au contraire les mises en scène de plusieurs artistes à peu près contemporains (autour du thème dantesque de Paolo et Francesca par exemple). Ces variations diachroniques ou synchroniques plus ou moins développées n'ont d'autre prétention que d'introduire des amorces d'analyse structurelle, semblables à celles que nous avons proposées dans des arti- cles antérieurs Nous ajouterons que si les sélections ou périodes thématiques qui articulent nos dix chapitres peuvent paraître indûment « évolutionnistes », elles se sont déga- gées de notre corpus redéfini grâce à l'étude de la presse contemporaine. Nous n'en avons pas moins scrupuleusement respecté et signalé les hiatus, les inévitables chevauchements, tout en affichant les éléments susceptibles d'infirmer notre ou nos «thèse(s)». Reste que cette logique nous a été imposée par notre matériau iconographique, et non point l'inverse. Elle ne présuppose aucun déterminisme historique, même si des périodes se sont détachées, chacune fortement caractérisée par une ou des représentations qui pouvaient être mises en relation avec telle ou telle phase du contexte historico-social global. Les genèses des images préraphaélites sont ici d'emblée placées sous le sceau des interférences du collectif et de l'individuel, au sein — et c'est à notre avis l'essentiel — de ce que Jauss définit comme «l'horizon d'attente» d'une œuvre. Sur cette trame chronologico-thématique (compte tenu du nombre considérable des monographies qui portent d'ores et déjà sur les principaux protagonistes du «Cercle Préraphaélite»), nous n'avons inséré au fur et à mesure que quel- ques points d'ordre biographique — psychologique, social ou politique — et seulement lorsqu'ils nous paraissaient éclairants. Dans la même optique, nous avons délibérément passé sous silence ou simplement mentionné certaines des œuvres les plus étudiées de Hunt et de Brown (d'ailleurs làrgement commentées par leurs auteurs eux-mêmes), afin de serrer d'au plus près la logique des modulations esthétiques les plus problématiques du 22. Trop longs pour être intégrés à ce travail. 23. JAUSS H.R. — Pour une Esthétique de la Réception, Gallimard, 1978. 24. Nous avons toutefois exploré leurs productions dans nos articles et dans notre thèse (partie III). Préraphaélitisme depuis sa naissance en 1848 jusqu'à sa consécration nationale, puis inter- nationale. Cette démarche voudrait systématiquement mettre en avant ce qui est généralement peu pratiqué, à savoir l'analyse détaillée d'œuvres rassemblées par faisceaux autour de quelques grands axes thématiques et esthétiques, en l'occurrence, centrés sur l'image de la femme qui reste le véritable fil d'Ariane de notre travail. Nous ne prétendons pas imposer de lectures « définitives ». Au contraire, notre vœu le plus cher serait de mettre en valeur, l'irréfragable richesse, la polysémie jouissive des images préraphaélites avec leurs zones d'ombres fertiles qui suscitent encore et toujours des déchiffrements nouveaux. En résumé, notre principal objectif a modestement consisté à contextualiser — au mieux de nos compétences et des précieux apports des travaux anté- rieurs qui nous ont guidée dans ce labyrinthe —, le développement d'un mouvement décidément unique à l'intérieur du cadre européen. Nous avons ainsi été amenée à faire de brèves incursions dans les productions de quelques autres écoles contemporaines, rivales ou voisines, britanniques ou continentales afin de dégager des affinités en même temps que des différences, tout en désignant les interférences susceptibles (ou non, mais nous pensons que oui) de faire plus clairement ressortir l'originalité profondément insulaire (et de ce fait peut- être aussi les limites) d'une école picturale qui a toutefois pour caractéristique de se démar- quer tout au long — sauf accident et Millais mis à part — du monde institutionnel de la Royal Academy. Tout cela avec pour but ultime de dégager dans sa globalité le rôle que joue l'icône préraphaélite dans la modulation, voire la modélisation d'un «autre regard victorien». Notre souci permanent, tout en veillant à ne pas nous laisser «piéger» par la façon dont les Préraphaélites (hommes et femmes) ont eux-mêmes tenté de réécrire leur propre histoire26, a consisté également à ne pas céder trop facilement aux « rétractations » de ceux qui comme Dante Gabriel Rossetti, ont — par honnêteté au demeurant — récusé l'éti- quette de «préraphaélite» Les fluctuations de la réception critique contemporaine qui ressassent ce terme avec une rage tenace, ne nous ont pas permis de le suivre sur cette voie; nous ont, en vérité, obligée à rechercher la dynamique du mouvement ailleurs que dans le repérage étriqué d'une stylistique superficiellement cohérente. En d'autres termes, ce qui anime les formes et les modifie nous a paru au moins aussi important que l'arsenal figé d'une orthodoxie classifiante dont on voit vite les faillites lorsqu'il est appliqué à d'autres « écoles » de l'histoire de l'art occidental. La notion d'avant-garde dont nous savons à quel point elle est contestée et contestable, est bel et bien inscrite en filigrane dans ce travail non pas en tant qu'axiome mais en tant que... concept opératoire dont le fonctionnement voudrait constamment se vérifier ou, au besoin se nuancer, sur le fond d'un assemblage de documents que nous espérons pertinents.

25. Élu malgré lui en 1885, Burne-Jones n'expose qu'une seule fois à la R.A. (The Depths of the Sea) et démissionne en 1893. 26. Nous songeons à William Michaël Rossetti autant qu'à Hunt; à Georgiana Burne-Jones autant qu'à Édith Holman Hunt. 27. ROSSETTI — Letters, vol. III, p. 671-72 (Lettre en français adressée à Ernest Chesneau le 7 nov. 1868). Chapitre 1

MISE AU POINT

DÉFINITIONS ET PROBLÉMATIQUE La définition, évidemment prioritaire, que le spécialiste de la première heure, William E. Fredeman, propose dans Pre-Raphaelitism : A Bibliocritical Study, peut servir de préambule : «Le terme recouvre trois temps de cumul d'un élan littéraire et artistique, dont on a librement et indifféremment usé comme s'ils étaient synonymes : la Confrérie Préraphaé- lite, le Mouvement Préraphaélite, et le Préraphaélitisme ». Tout en reconnaissant l'hétérogénéité relative de cette curieuse «école» en trois temps, il prétend que : «loin de s'exclure les unes les autres, ces phases successives sont l'expression d'une seule et même pulsion esthétique : continue à défaut d'être «uniforme» (unified)» Or, c'est précisément ce que des approches plus récentes ont cru devoir remettre en cause en s'interrogeant résolu- ment sur les divergences, sinon les contradictions, qui caractérisent les travaux des deux groupements (non assimilables aux deux générations) gratifiés traditionnellement et à titre égal de « préraphaélites ». En d'autres termes, il s'agit de savoir si une logique réelle préside à la mutation esthétique qui mène de la «Confrérie» à ce qu'on a coutume d'appeler le « Cercle » préraphaélite. Herbert Sussmann a fait courageusement le point, en mettant d'abord l'accent sur les disparités thématiques et stylistiques des productions de l'«école», flagrantes en l'espace de deux décennies. Ainsi le poème de Morris, «The Defence of Guenevere», publié en 1858, les «Poems and Ballads» de Swinburne datés de 1866 ou les «Poems» de Rossetti, parus en 1870, sont des œuvres provocatrices — « traitant de formes de sexualité qui ne sont pas respectables » — et participent, à ce titre, d'une culture d'opposition; celles de la 1. FREDEMAN — Pre-Raphaelitism : a bibliocritical study, p. 1. Confrérie, s'inscrivent en revanche dans un projet collectif cohérent et une tradition morale et religieuse mais «dévoyée» par un réalisme symbolique, troublant en son temps. Il n'en demeure pas moins que, si l'on sélectionne quelques œuvres majeures de Millais, Rossetti ou Hunt, en opposant, par exemple (dans le cas de Millais) Christ in the House of His Parents (1850) à l'énigmatique (1856), ou (dans le cas de Hunt), le sermon pictural de au sujet nécrophile de Isabella and the Pot of Basil (c. 1867), ou encore (dans le cas de Rossetti), la vision de Dante que traduit l'aquarelle The First Anniversary of the Death of Beatrice (1853- 54) à celle, nimbée d'érotisme de (1864-1870), force est de constater que : « même les principaux protagonistes de la première génération passent d'un style qu'on pourrait qualifier de "Brotherhood" à un style "post-Brotherhood".» Ces divers constats établis, Sussman met à nu les stratégies de forcing critique antérieures et surtout les préjugés idéologiques qui les sous-tendent. La première consiste, dans le cadre élastique du « médiévalisme », à mettre sur le même plan, par exemple, le réalisme histo- rique de Morris dans « The Haystack in the Floods » et les aquarelles oniriques de Rossetti dont, par exemple : The Wedding of Saint George and the Princess Sabra. L'autre méthode vise à disqualifier la première phase hard-edge de la Confrérie qui, dans cette optique, devient une « erreur de jeunesse » et « un cul-de-sac » — « the folly of youth, a false start, a dead-end». Or, Sussman juge que «derrière le rejet des qualités "préraphaélites" de la Confrérie, se cache une myriade de jugements de valeur et de stratégies artistiques, celles que recèle le terme de "modernisme" : une structure de pensée qui ne fait pas que dominer notre propre conception des Préraphaélites mais se met justement en place au moment où se forme la Confrérie, d'où le pont souvent paradoxal jeté entre les deux groupes » Reprenant ici les réflexions de James Ackermann sur le terme de «modernisme» Sussmann signale l'émergence du concept d'avant-garde ainsi que sa logique concomitance avec la théorie darwinienne de l'évolution. De là, il peut prudemment restituer au Préraphaélitisme dans son ensemble l'unité tant désirée : celle, autrement plus nuancée et dynamique, de la subver- sion ou du déplacement; bref d'une stratégie militante dont ce travail souhaite circonscrire à chaque étape les opérations tactiques plus ou moins concertées. Ces mises au point prélimi- naires, qui sont autant de mises en garde, délimitent le cadre dans lequel nous nous proposons d'examiner la production préraphaélite, avec l'intention avouée de centrer fréquemment l'attention de notre lecteur sur l'image de la femme qui occupe, à l'évidence, une place privilégiée dans l'œuvre des principaux protagonistes du mouvement, et, plus manifeste encore, dans le Musée Imaginaire du monde

PRÉCÉDENTS THÉMATIQUES ET TECHNIQUES Les lignes de force qui animent la Confrérie Préraphaélite, au cours de sa très brève exis- tence, ne vont pas sans signes avant-coureurs, confus, il est vrai. Le hasard veut que le terme 2. SUSSMAN H. — The Pre-Raphaelite Brotherhood and their Circle : The Formation of the Victorian Avant-Garde, in : Victorian Newsletter, 57, 7, 1980. 3. ACKERMANN J. — On judging Art Without Absolutes, in : Critical Inquiry, 5, 446, 1979. 4. La « conquête iconographique » des Préraphaélites gagne le Japon (du XIX au XX Voir de Yama- sura Morimura, des photographies couleur sur toile «japonisant » les modèles des huiles de Rossetti et de Burne-Jones. même de préraphaélite ne soit pas entièrement original, puisqu'en France, un membre des Primitifs (un groupe d'élèves de David, parmi lesquels Ingres), Maurice Quay, se proclame en 1800 déjà comme tel Mais ce détail n'intéresse en vérité que la petite histoire de l'art et le vocable de préraphaélite, péjoratif à l'origine, comme le sont de nombreuses étiquettes picturales, appartient de droit à l'école anglaise qui l'a immortalisé.

Les thèmes En nous cantonnant pour l'instant au contexte insulaire, nous paraissent bien plus importants les éléments suivants. Les préoccupations sociales et économico-politiques que les Préra- phaélites affichent dans le Germ en 1850 sont déjà celles de Joseph Wright of Derby aux alentours de 1770. Ce dernier ne se contente pas de peindre les traits des savants et des indus- triels de son époque qui sont aussi ses amis, il réussit à faire œuvre originale en fusionnant la tradition caravagesque et la conversation-piece afin de traduire et de dramatiser les magies de la découverte scientifique dans A Philosopher Giving that Lecture on the Orrery in which a lamp is put in the place of the Sun ou An Experiment on a Bird in the Air-Pump. Il parvient surtout, en particulier dans l'une de ses magistrales Forges à inscrire intuitivement dans la structure même de son œuvre les changements que la révolution industrielle va peu à peu introduire au sein de la famille. Il campe ainsi dans une scène qui connote l'adoration des bergers ou la Nativité d'une part l'image triomphante du futur maître de forge, inactif, les bras croisés (tandis que la machine et ses employés travaillent pour lui), et d'autre part le spectacle gracieux à la manière de Greuze, du groupe isolé, étroitement enlacé et comme encadré par le jeu des poutres de la grange, que forment, tout aussi oisifs, sa femme et ses enfants; préfiguration en quelque sorte de la famille nucléaire. D'autres personnalités méri- tent d'être citées pour des efforts analogues, quoique moins ambitieux. Dans la première moitié du XIX siècle, à un moment où (comme le note Leslie en 1819) «[...] les sujets domestiques étaient interdits — domestic subjects were tabooed to the mass of painters » , la plupart des artistes — Charles Robert Leslie lui-même, Charles West Cope ou William Mulready parmi d'autres — qui s'aventurent à traiter des thèmes contemporains, se conten- tent de scènes de genre plutôt douillettes, parfois belles et profondes Retraçant les menus événements, tristes ou gais, de la vie quotidienne de la bourgeoisie, ils s'appesantissent de préférence sur les petits chagrins d'amour des unes ou les émois de la maternité des autres. Tom Taylor signale les vertus et définit le public des toiles conçues dans cette veine par son ami Leslie. Dans l'introduction qu'il rédige en 1860 pour la première édition posthume des souvenirs autobiographiques du peintre, il se félicite ingénument de l'impact « pédagogique » de cette peinture sur un monde déshumanisé par la révolution industrielle :

5. EITNER L. in JANSON, H.W. (éd.) Neoclassicism and Romanticism, 1750-1850, LEVITINE G., The Dawn of Bohemianism, 1979. 6. KLINGENDER, Art and the Industrial Revolution et PAULSON, Emblem and Expression. 7. BRUCKMULLER-GENLOT D. — Revue du Crecib, janv. 1993. 8. LESLIE — Autobiographical Recollections of Charles Robert Leslie, vol. II (edited by Tom Taylor) with a new introduction by Robyn Hamlyn, EP Publishing Limited, p. 73, 1978. 9. Pour une sélection stimulante, voir CASTERAS, Victorian Childhood, 1986. 10. C'est le cas des maternités (explicites ou implicites) que distille William Mulready dans les années trente. « Il m'est doux de savoir que tant de tableaux de Leslie ont trouvé leur place dans le monde des manufactures du Lancashire, des forges fumantes et des ateliers crasseux de Birmin- gham. Ils sont idéalement faits pour juguler les effets avilissants du travail industriel grâce à leur raffinement inné, leur généreuse beauté, leur sentiment charmant de la nature, leurs associations littéraires et leur humour aimable » Il esquisse incidemment la gamme (limitée) des types (socialement convenus) de beauté féminine qui se déploie dans les toiles de Leslie et en assure le succès : « toutes ses femmes, même les plus humbles sont investies de la beauté propre à leur classe, à leur caractère et à leur métier et jamais cette beauté ne sombre dans le factice ou le tapageur » Il s'attarde aussi sur l'un de ces fameux «sujets domestiques» où l'artiste estime avoir «innové» : tel que Mother and Child. Exposée en 1846 à la Royal Academy, cette œuvre (gracieuse au demeurant ) remporte alors un véritable triomphe. L'Art Union notamment s'extasie sur : « la qualité insurpassable de ce passage tiré du livre de la Nature» En 1860 toutefois, Taylor accompagne d'une parade significative, l'hommage vibrant qu'il rend à cette «maternité» enjouée : « une jolie jeune femme qui enfouit son visage dans le cou potelé du bébé zézayant qu'elle tient sur les genoux» en soulignant qu'elle est «dénuée de toute sentimentalité excessive » et « libre de tout calcul mercantile » C'est dire à quel point le thème tradi- tionnel de la Madone à l'Enfant — diversement sécularisé ou «embourgeoisé» — fait rapidement et durablement fortune. Rares en revanche sont les artistes qui, sur les traces de Wright of Derby, s'astreignent comme Alfred Elmore à peindre des allégories du travail Richard Redgrave pour sa part, préfère (et ose) plaider la cause des martyres de la société. Bientôt même, celle des femmes perdues comme la fille-mère de la toile mélodra- matique qu'il expose en 1851 à la Royal Academy, The Outcast. Du programme qu'il s'est fixé et estime avoir rempli, il explique que : «l'un de mes sentiments les plus réconfortants est d'avoir consacré le meilleur de mes efforts à attirer l'attention du public sur les vicissi- tudes et les combats des pauvres et des opprimés » 18 Il a pourtant été précédé sur cette voie douloureuse par G.F. Watts qui produit dans la véhémente sobriété d'un langage formel clas- sique The Irish Famine, Drowned, Under a Dry Arch et The Seamstress — des 11. LESLIE — op. cit., « On Leslie 's Pictures », p. XXI 12. Ibid., p. LXXVI. 13. Art Union, 176, 1846. 14. LESLIE — op. cit., LXXVII, LXXVIII 15. WOOD — Victorian Panorama, ch. 7. 16. Alfred Elmore (1815-1881)— The Origin of the Stocking Frame (1847) ou The Invention of the Combing Machine (1862) anticipent des tentatives préraphaélites comme Iron and Coal (1850- 55) de William Bell Scott (Wallington Hall, Northumber land), ou de (sans oublier les fresques de la Mairie de Manchester). 17. Richard Redgrave (1804-1888) coauteur de A Century of British Painters (1886, 2 vols.), organisa- teur de The Government School of Design, met sur pied The Museum of Ornamental Art à Malborough House, noyau du futur Victoria and Albert Museum.. 18. Cité in catalogue, Great Victorian Pictures, Arts Council of Great Britain, p. 71, 1978. 19. Voir cat. WATTS, A Nineteenth Century Phenomenon, 1974. Ces œuvres poignantes s'intègrent dans un vaste mouvement européen de réalisme social : Millet, Courbet, Daumier, Breton, etc. en France. Un exemple : les fameux Casseurs de pierre de Courbet, commencé en 1849. Le thème initié par Landseer en Grande-Bretagne en 1830, est repris en 1857 par deux Préraphaélites, et John Brett. œuvres fortes, toutes datées de la fin des années quarante. Redgrave se distingue en revanche quand il se penche avec sollicitude, bien avant ses confrères, sur le sort des femmes impécu- nieuses, condamnées au triste rôle de gouvernante — ce fameux governessing qui terrorise si fort et bien d'autres jeunes filles de bonne famille dont les sœurs Brontë sont sans doute les plus éloquentes. Encore que le roman victorien dans son ensemble fasse la part plus belle à ce personnage, si l'on associe à Jane Eyre quelques-unes de ses sœurs littéraires, comme Clara Mordaunt, Becky Sharp, Emily Morton ou Lucy Morris, parmi les plus connues. Redgrave, directement concerné par la mort tragique de sa sœur Jane, épuisée, semble-t-il, à la tâche et emportée par un accès de fièvre typhoïde en 1829, a pu également être marqué par l'œuvre pionnière de Lady Blessington, The Governess, publiée en 1839. Toujours est-il qu'il expose en 1843, The Poor Teatcher. Or c'est l'année où l'on fonde The Governesses Benevolent Society — signe que la campagne en faveur des gouvernantes, menée de 1839 à 1847 environ, est en train de porter ses fruits. Redgrave ne fait donc que rejoindre une croisade inaugurée par d'autres et sur le point de s'achever. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce personnage — trop vite banalisé par l'artiste qui l'exploite jusqu'aux limites du supportable — ne paraît plus guère sur les murs de la Royal Academy Son irruption reste néanmoins capitale puisqu'elle secoue un autre tabou, moins douloureux, certes, que celui de la « femme en trop » mais tenace. Car si les applau- dissements sans précédent que Redgrave obtient pour The Poor Teatcher l'encouragent à persévérer, nombreux demeurent ceux qui le boudent sous prétexte qu'il a osé introduire dans ses œuvres des costumes contemporains; une prévention courante à l'époque, comme le prouvent les plaintes et les atermoiements de William Frith dont la carrière débute dans la première moitié du siècle, et qui décide pourtant dans la seconde de passer outre, avec le succès populaire que l'on sait . Il n'empêche que sur la lancée, Redgrave peint en tout quatre versions de sa gouvernante. La plus célèbre, datée de 1845 est commanditée par John Sheepshanks, un collectionneur de Leeds. Célèbre, elle l'est surtout pour des raisons anecdotiques qui intéressent directement l'historien des mentalités et serviront ici à évoquer le climat dans lequel nos jeunes peintres ont à faire leurs preuves. L'acheteur exige en effet l'insertion de trois jeunes filles dans l'arrière-plan droit, pour conjurer sans doute l'insupportable impression de solitude émanant du premier scénario où la protagoniste, également en noir occupe, seule, le centre de l'image; dans le nouveau, elle se voit ainsi déportée vers la gauche et, de ce fait, subtilement trans- formée en faire-valoir de la joyeuse insouciance des deux jeunes nanties, qui, vêtues de blanc cassé, de bleu et de rose pastel, sautent à la corde, aériennes et lumineuses, dans la loggia du fond avec une inconsciente mais réelle cruauté. La jeune fille en rose plus foncé du plan moyen, un livre sur les genoux, les observe, méditative, sur le seuil, servant pour ainsi dire de relais visuel, d'intermédiaire à la fois symbolique, structurel et émotionnel, au chagrin sourd que dégage la silhouette endeuillée de la gouvernante accablée qui se détourne, comme pour cacher sa peine, mais n'est-ce pas pour mieux la montrer? Et de plus, sans accuser... puis- qu'elle se tient, les yeux et la tête baissés, pathétique et livrée au spectateur qui la contemple, 20. CASTERAS — Images of Victorian Womanhood, ch. 7 « Women Workers », 1987. 21. On accorde à tort aux Préraphaélites le privilège d'avoir imposé le sujet dit «moderne». Leur intérêt pour ce dernier est de courte durée et souvent déguisé. C'est à Hogarth d'abord, à Redgrave (ou Mulready) ensuite, puis à Frith, qu'il convient d'attribuer la véritable révolution du goût qui donne au sujet contemporain ses lettres de noblesse. dans le total découragement que résume en un raccourci saisissant sa main gauche, perpendi- culaire et molle, au centre exact du tableau : point névralgique, point zéro. Mais peut-être le jeu des formes vient-il contrarier le clivage manichéen de l'éclairage en reprenant sur le mode méta[eu]phorique l'irréductible autonomie de l'être; la sphère blanche qui se détache avec insolence sur le fond du ciel en échappant au mur et à l'arceau qui prétendent la contraindre, ne laisse pas d'intriguer, en effet. Dressée sur sa colonne, ne propose-t-elle pas au sein de la combinatoire géométrique où elle s'insère, comme la projection fantasmatique, l'épure radieuse en quelque sorte de la silhouette féminine engoncée, qu'au premier plan l'obscurité lentement dévore? Quoi que l'on puisse penser de ces ambiguïtés inhérentes à l'image, l'anecdote méritait d'être mentionnée. Elle doit même être assortie d'une autre qui nous prouve que les exigences de ce client, nouveau riche notoire, ne sont pas nécessaire- ment dictées par les tendresses d'une sensibilité trop vive22. Car Sheepshanks est aussi l'heureux propriétaire d'une ravissante huile (1821) de Danby, intitulée Disappointed Love, qui annonce la veine sentimentale stéréotypique que les Préraphaélites n'hésiteront pas à exploiter parfois. Pour une raison ou pour une autre, il la soumet au jugement de Lord Palmerston. Ce dernier commence par déplorer la noirceur toute romantique de la végétation, des arbres et du marécage qui enserrent la jeune fille comme un écrin maléfique. Fragile et angulaire, calque presque parfait d'une pleureuse de bas-relief néoclassique, elle y figure assise sur un talus d'herbe dans le tiers gauche du tableau, prostrée à l'instar de certains personnages de Blake, le visage enfoui dans ses mains; ses longs cheveux bruns tombant vers l'avant, dégagent une nuque gracile ainsi qu'une gorge parfaite dans un décolleté délicat; sa robe claire se reflète partiellement dans les eaux sombres étales au premier plan; grâce à cette mise en scène, elle se détache admirablement, toute vêtue de blanc, habilement désignée par le châle rouge éclatant qui gît à ses côtés en formant la pointe du triangle que construisent la ligne oblique du bord de l'étang au premier plan et celle de son corps replié; un médaillon ouvert près d'elle, les fragments d'une lettre déchirée qui s'en vont au fil de l'eau, le chapeau de paille enrubanné et ses jolis escarpins pointus parachèvent ce portrait de l'innocence trahie. Or chose curieuse, ce que Palmerston critique le plus vivement, c'est... la laideur de l'héroïne! Sans nous attarder à sonder les mystères de l'optique masculine, nous passerons aussitôt à la réaction de l'amateur éclairé qui s'était pourtant porté acquéreur. Elle vaut d'être méditée puisque notre grand « sensible » enchaîne tout à trac en ces termes : «... On a le sentiment que, plus tôt elle se noiera, mieux cela vaudra. Elle me rappelle toujours cette remarque d'un magistrat au cœur dur, qui lors d'une tournée dans le nord du pays, avait eu à traiter le cas d'une infanticide. Une dame qui s'intéressait au sort de la jeune femme, tenta au cours d'un dîner de plaider sa cause : "Avait-il vraiment l'intention de laisser pendre la pauvre fille?" "La laisser pendre, Madame !" rétorqua le juge irrité. À coup sûr. A quoi d'autre peut-elle être bonne? Elle si diantrement laide" 24 » 22. John Sheepshanks, l'un des principaux mécènes bourgeois du début de l'ère victorienne, vend l'entreprise textile familiale pour s'installer à Londres où il se spécialise dans l'acquisition de toiles contemporaines. A telle enseigne qu'en 1857 il peut faire don de 233 peintures et 289 dessins au nouveau musée de South Kensington. 23. Victoria and Albert Museum, Londres. 24. Redgrave, A Memoir, p. 170. L'anecdote rappelle (à l'envers) une exclamation fameuse prêtée à Rossetti, protestant contre la condamnation d'une «belle» criminelle : «Oh, Hill, you don't hang a stunner ! » Outre cette thématique sociale qui s'intègre dans un parti-pris plus général de modernité et que partagent, comme nous l'avons brièvement suggéré, certains de leurs aînés, les Préra- phaélites, brandissent le flambeau d'un savoir-faire nouveau (tout en se réclamant paradoxalement de prouesses anciennes). Là encore ils n'innovent pas autant qu'ils l'imagi- nent ou voudraient le faire accroire.

Les techniques La technique scrupuleuse, «naturaliste», qui, a priori, distingue les membres de la Confrérie, a, elle aussi, des antécédents qui rejoignent un mode d'observation botanique, amorcé par Erasmus Darwin dans The Loves of Plants de 178 9 25 et intégré dans le domaine pictural par des peintres du début du siècle. William Mulready et William Henry Hunt26 qui travaillent dans les années trente et quarante, sont sans conteste des précurseurs par la brillance de leur palette et le fini de leur exécution stéréoscopique, hostile aux ombres faciles. De même, J.F. Lewis est, bien avant , possédé par le souci du détail. En outre, le procédé qui consiste à peindre sur une première couche de blanc encore humide pour donner plus d'éclat aux couleurs, est couramment pratiqué avant eux par Turner, Landseer, Wilkie et Mulready. Véritable virtuose des glacis, ce dernier expéri- mente cette technique dès la fin des années vingt pour la parfaire peu à peu en éclaircissant sa palette au cours des dix années qui suivent : une alchimie savante et patiente de miniatu- riste qui préfigure à certains égards celle des Préraphaélites mais avec des divergences notables. La luminosité très spécifique qui émane des toiles de ce peintre est certes due au traitement soigné des ombres transparentes qui reflètent la couleur locale — Mulready note à cet égard que : « le bleu qui y domine devrait également prévaloir dans son ombre à moins que la lumière réfléchie ne justifie le contraire » — en quoi il précède bien les Préraphaélites et les Impressionnistes ; seulement il ne travaille pas directement sur le motif : il ne fait que se servir en atelier des études de couleur et de lumière, esquissées et annotées en plein air, afin d'élaborer, — avant de passer à la composition finale —, une succession de travaux préparatoires très poussés, conformes à la discipline imposée par l'enseignement acadé- mique — des esquisses menant à un dessin achevé de l'ensemble après l'exécution séparée des parties (têtes, mains, pieds et drapés). Mulready explique aussi qu'il appliquait d'abord sa couleur selon ses propres termes « à la façon d'une mosaïque » (« mosaically ») avant de camoufler cette première couche et de passer à une autre couleur : Ce n'était sans doute pas dans le but d'obtenir le mélange optique recherché plus tard par les Impressionnistes et les 25. KLINGENDER, op. cit., p. 30-35. 26. William Henry Hunt (1790-1864) se spécialise dès les années vingt dans des scènes de genre et des natures mortes mais devient célèbre pour ses... nids d'oiseaux (d'où son sobriquet de «Bird's Nest Hunt»). 27. MAAS — Victorian Painters, p. 92. Absent treize années d'Angleterre, Lewis fait une rentrée spec- taculaire en 1850 avec The Hareem. Le tableau côtoie par hasard ceux des Préraphaélites auxquels on l'assimile (abusivement). 28. Wilkie (dont la stature domine le début de l'ère victorienne), commence par peindre sur fond clair, parcelle après parcelle, à la manière des fresquistes, avant de passer à un traitement plus large. Eastlake lui-même finit par préconiser de peindre sur fond blanc dans Contributions to the Lite rature of the Fine Arts, London, 1848, p. 308. Pointillistes, mais plutôt, pour y gagner en précision à la façon des miniaturistes travaillant sur ivoire C'est ce type d'ascèse picturale qui nous vaut les enchantements de toiles litté- ralement éblouissantes. L'idylle de 1839 intitulée The Sonnet formellement parfaite dans la puissante armature qu'elle emprunte au prophète Jérémie de la Chapelle Sixtine, est sans doute la plus impressionnante d'entre elles.

Fusion des thèmes et des techniques. Un nouveau langage? Émotions et fantasmes

On ne saurait nier le pouvoir de fascination des autres scènes (comme surexposées) que Mulready multiplie vers la fin des années trente et où figurent d'obsessionnelles triades : un homme et une femme ou une fillette, flanqués d'un imparable bébé; des scènes en apparence anodines comme Brother and Sister également appelé Pinch of the Ear —, Open Your Mouth and Shut Your Eyes, ou encore First Love, mais qui distillent pour finir un malaise insidieux, légèrement pervers. Toutes ces œuvres nous proposent en effet des variations sur une relation triangulaire, chacun des trios étant saisi dans une structure circulaire, plus ou moins compacte. Les jeux sexuels sous-jacents sont particulièrement explicites dans la mise en scène de Open Your Mouth and Shut Your Eyes, dont le personnage masculin adulte occupe la partie droite du premier plan. En un magistral raccourci, il nous est montré couché, perpendiculaire par rapport à la surface de l'image. Reposant sur son coude et avant-bras droits, il nous offre en conséquence non seulement la vue d'un bras musclé, d'un torse lisse et bronzé qu'une chemise largement échancrée dégage de profil, mais encore les courbes de son épaule, de sa nuque, de l'arrière de sa tête, et la fuite de son dos. Cet être sans visage qui exsude pourtant la virilité se penche vers la gauche en tendant des cerises à une fillette agenouillée. Celle-ci attend, extasiée, la bouche ouverte, les yeux clos, le dos nu ployé, tandis que sur la droite, à l'arrière, un étrange bébé, le bras posé sur les hanches de l'homme, se détache, comme nimbé d'une lumière surnaturelle, témoin recueilli, presque sévère, de cette scène de séduction dont la fausse innocence nous fait irrésistiblement songer à Perrault. À vrai dire, de la plupart des travaux de Mulready — un artiste exceptionnel dont la sensibilité et les recherches psychologiques rappellent à certains égards Géricault — émanent des tensions, des violences sournoises, curieusement explicites dans ses pein- tures de genre les plus populaires, qu'il s'agisse de fables à double étage où les héros sont des enfants et des animaux tels que A Dog ofTwo Minds, The Wolf and the Lamb et Giving a Bite 32 ou de toiles superficiellement édifiantes (mais angoissantes en profondeur) comme The First Voyage, Train Up A Child ou The Toyseller 33 Or c'est précisément dans la diffu- sion de ces charges émotives aux connotations ambiguës que les Préraphaélites se montreront à leur tour, consciemment (et inconsciemment) experts. Où l'influence occulte de Mulready s'avère peut-être plus complexe et décisive qu'on ne le souligne généralement. 29. HELENIAK — William Mulready, p. 136, 1980. 30. (1839) — Sheepshanks Gift, Victoria and Albert Museum, Londres. 31. Victoria & Albert Museum. 32. The Wolf and the Lamb (collections royales). A Dog of Two Minds (Walker Art Gallery, Liverpool); Giving a Bite (1834); Victoria & Albert Museum. 33. HELENIAK, op.cit., ch. 3 (« Scenes of Childhood »). Par ailleurs, son étude passionnée des peintres de l'école vénitienne et les efforts qu'il fait pour retrouver ce qu'il imagine avoir été l'éclat initial de leurs œuvres, anticipent d'une certaine façon l'intérêt que Rossetti et ses émules manifestent plus tard pour l'éclat et la richesse de Titien, parmi d'autres peintres de la Haute Renaissance.

Une découverte faite par d'autres : les « Primitifs » En attendant ces glissements futurs d'allégeance esthétique, leur culte initial de l'art «primitif» italien qui leur vaut leur identité picturale et leur nom de guerre —plutôt malheureux selon certains — est devancé en Allemagne par les Nazaréens Quant à leur « exploration » enthousiaste et naïve autant que lacunaire de cette période, elle est préparée en Grande-Bretagne au cours des années quarante par l'intérêt grandissant et l'admiration que suscite le Moyen Âge, d'abord, semble-t-il, parmi les connaisseurs, dès le début du siècle si l'on en croit Francis Haskell Cet engouement débouche sur une floraison d'ouvrages et de guides spécialisés. Le premier — important à sa date, 1836, et immédiate- ment diffusé en Angleterre — De la Poésie Chrétienne — du Français François-Alexis Rio, souligne avec insistance la piété, la pureté et la ferveur des artistes du Moyen Âge. Approche essentiellement éthique, commune à tous ceux qui, dans le cadre du Renouveau Gothique, s'insurgent contre la Renaissance et les perversions du Classicisme Dans le même temps, quelques connaisseurs comme Alexander Beresford ou Austen Henry Layard déploient des enthousiasmes de prosélytes tandis que des critiques d'art mènent une campagne acharnée pour les « Primitifs ». Au moment où nos peintres entrent en lice, le camp des Revivalistes est donc suffisamment armé pour que leurs nombreux adversaires se sentent vraiment menacés et songent à une contre-offensive. Ils trouvent d'ailleurs des alliés, même parmi ceux qui se déclarent sensibles au charme desdits « Primitifs ». Ainsi à la Royal Academy, Charles Robert Leslie, dans les cours qu'il dispense en 1848 et 1849, met en garde les jeunes artistes contre les dangers de «la nouvelle manie» qui consiste à imiter l'art primitif: «the mimicry of early art» Ses avertissements cherchent dans la notion de progrès, applicable à l'art comme à la science, une justification, dérivée sans doute de Vasari. 34. RUSKIN, XII, p. 321. 35. ANDREWS K. — The Nazarenes, 1964 et William VAUGHAN — German Romanticism and English Art, 1979. 36. HASKELL F. — Rediscoveries in Art: Some Aspects of Taste, Fashion & Collecting in England & France, 1976. 37. De la Poésie Chrétienne dans son Principe, dans sa Matière et ses Formes, 2 vols., Paris, 1836. 38. Handbook for Travellers in Northern Italy, compilation de Sir Francis T. Palgrave (Murray, 1842); Eastlake traduit F. Kugler, Handbook of the History of Painting (1846). Ont paru en 1845, Sketches of the History of Christian Art (3 vols.) de Lord Lindsay et Memoirs of Early Italian Painters (prépu- bliées de 1843 à 1845 dans The Penny Magazine) dont l'auteur est Mrs. Anna Brownwell Jameson, critique d'art opiniâtre qui achève en 1848 Sacred & Legendary Art, auquel les Préraphaélites maintes fois se réfèrent. 39. George Darley dans The Athenaeum de 1834 à 1846 ou Edward Cheney dans The Quarterly Review. 40. LESLIE — op. cit., Memoirs of the Life of John Constable, 2e éd. Jonathan Mayne, Phaidon, Londres, p. 97. n. 3, 1951. Pour lui, renier les travaux de Titien, Corrège, Rembrandt, Rubens et Reynolds, équivaudrait, pour un astronome à se contenter de l'état de la science avant Copernic Or Leslie fait partie des modérés. Ceux qui, à l'instar de Punch, ne veulent voir dans le Moyen Âge que les noirceurs de la superstition et de l'ignorance entretenues par les suppôts du Catholicisme, sont obstinément hostiles à tout ce qui rappelle de près ou de loin « the old missal style » Finalement les préjugés qui animent les deux camps et, plus encore, l'ignorance réelle de bien des adversaires qui ne connaissent les œuvres qu'ils prétendent admirer ou incriminer que par le biais de reproductions médiocres, donnent lieu à une mêlée des plus confuses : les malentendus se multiplient au point de gauchir la véritable originalité de la démarche des membres de la Confrérie qui se voit agressée pour des raisons fort contradictoires par les thuriféraires des uns et des autres. L'embarras de ceux mêmes qui proposent aux jeunes générations les « Primitifs » pour modèles est révélateur. Ils parlent en effet avec une certaine gêne de capter leur « esprit », leur « sentiment », leur « élévation », leur « mysticisme ». Opération ésotérique que réussissent apparemment les Nazaréens et leur disciple britan- nique, . Leurs œuvres sont généralement bien reçues par les puristes, mais bien entendu condamnées par ceux qui disqualifient d'emblée ces imitateurs rétrogrades, en dépit de la sympathie (évidemment suspecte) que leur témoigne le prince Albert.

Sujets bibliques : sainte famille et madone à l'enfant Tous ces peintres privilégient les thèmes bibliques que les Préraphaélites vont exploiter à leur tour et à leur manière, précédés en Grande-Bretagne par Dyce mais aussi par un autre peintre moins connu, John Rogers Herbert. Que ce dernier soit devenu catholique en 1840 sous l'influence de Pugin, ne l'empêche pas, il faut le souligner, d'être élu ARA en 1841, RA en 1846 et d'exposer à la Royal Academy en 1847 une œuvre intitulée Our Saviour, Subject to His Parents at Nazareth. C'est une scène en extérieur. On y voit de profil sur la droite, devant leur maison : au fond, Joseph debout, en train de scier des planches, et Marie assise en avant, actionner son rouet tout en observant d'un regard aigu, la main droite au menton, comme perplexe, l'adolescent qui arrive de face sur la gauche. Les yeux baissés, gracieux, presque efféminé avec sa large corbeille d'osier tressé, vide, à bout de bras, il se dirige vers le premier plan où, sur le dessus d'un tas de copeaux, brindilles et écorces, les préparatifs d'un feu, se détachent deux bouts de bois formant une croix; touche symbolique très simple qui annonce les procédés de la toile infiniment plus systématique que Millais va consacrer au même sujet et soumettre à l'Académie en 1850; il s'agit de Christ in the House of His Parents qui fait en revanche scandale; nous aurons à expliquer l'hystérie collective qu'elle déclenche alors dans la presse. Marqué (comme Herbert au demeurant) par les Nazaréens qu'il rencontre en 1827, William Dyce fait de la madone à l'enfant, Madonna with Child, une véritable spécialité; il n'en produit pas moins de douze versions à l'huile, sans compter de nombreux dessins. Inutile de préciser que le sujet est dangereux dans ce pays protestant, périodiquement icono- claste, qui tient à ce que ses lieux de culte restent dépouillés et surtout à ce que Marie

41. LESLIE — Professor Leslie's Lectures on Painting : Lecture II, The Athenaeum, 200, 1849. 42. L'un des termes utilisés par la critique contemporaine pour désigner les « Primitifs », en dehors de « early Florentine », « early Christian style », etc. 43. Guildhall Art Gallery, Barbican, Londres. conserve sa place de simple mortelle. Encore que le débat provoqué par l'aspect de la Mère du Christ dans le tableau de Millais fasse apparaître d'intéressantes incohérences dans le discours des critiques indignés. Il reste que Dyce s'applique en toute quiétude à peindre des madones de plus en plus épurées, de face ou de profil, avec ou sans voile, tenant ou contem- plant le délicat poupon potelé, de rigueur. La Vierge qui paraît sur les murs de la Royal Academy en 1838 (c'est-à-dire en pleine agitation tractarienne) s'inspire très évidemment de Raphaël, pour son type physique comme pour sa mise en scène. Elle nous est montrée quasi- ment de dos. Le corps tourné aux trois quarts vers la gauche, elle serre contre sa poitrine l'enfant divin (qui se retrouve ainsi face au spectateur) mais elle n'en détourne pas moins dans le même temps sa tête vers la droite, en baissant les paupières pour darder vers le bas un regard filtrant d'un effet légèrement sirupeux. L'impression d'apprêt que laisse cette Vierge de porcelaine est renforcée par une coiffure savamment négligée d'où coulent, outre quelques cheveux folâtres sur la nuque, au-dessous d'un chignon posé bas, une tresse qui couvre à demi l'oreille et une autre qui se love dans le cou. Ces lignes courbes, reprenant celles des visages des personnages et plus bas, celles, parallèles, des avant-bras de Marie, s'articulent sur une séquence de contre-courbes : les arcs doux qu'offrent au regard en de sinueux échos la pente de l'épaule et du bras de la femme ainsi que la chute de son dos vers le creux des reins ; une ligne de beauté qui se prolonge, pour finir sur le pied pointé du bébé. Bref, Dyce multiplie les effets d'arrondi que répercutent aussi, non sans artifice, les arabes- ques d'une sorte de traîne ou d'écharpe de gaze transparente, dont Marie s'enveloppe. Drapé autour du décolleté et délicatement noué à l'arrière, cet étrange tissu décoratif descend en ondoyant dans le dos du personnage pour glisser sous la ceinture de sa robe avant de se diviser et venir flotter en cerceaux aériens autour de ses hanches. Dernière touche raphaélesque : le couple se détache sur le fond d'un paysage qui rappelle le Val d'Arno. La même année, Dyce propose une autre version44, moins maniérée mais également sentimentale quoique sur fond de paysage rocheux. Comme le fait remarquer Marcia Pointon, il s'inspire de la madone à l'enfant de Lucca della Robbia pour une composition où la Vierge et l'enfant, étroitement enlacés, occupent le centre dans une structure nettement pyramidale. L'air douloureux qu'ils arborent tous deux retient l'attention, et surtout la légère moue de la Vierge qui ont fait dire à Pointon qu'elle annonce l'air introspectif des femmes préraphaélites » 45 Sans doute Dyce a-t-il pris rapidement conscience des ambiguïtés manié- ristes de la version sur laquelle nous nous sommes à dessein attardée puisque les deux madones (l'une avec voile, l'autre sans) qu'il conçoit en 1845 45 se révèlent nettement plus proches de la manière nazaréenne. Deux figures qui sont l'image même de la rectitude. Le dos droit, elles arborent un costume ample, austère, à l'étoffe presque rude. La beauté quelque peu mignarde de la Vierge de 1838 avec son grand front bombé et sa petite bouche, est remplacée par la perfection marmoréenne, strictement linéaire d'un profil incisif; les doigts délicats des mains légèrement boudinées du modèle antérieur sont devenus forts et fermes. Ces Vierges, loin de sombrer dans les rêveries d'une maternité complaisante, sont totalement absorbées, comme l'enfant d'ailleurs, par la lecture de la Bible. La version au voile est acquise par le Prince Consort et mise en place d'honneur à Osborne House. La presse reconnaît à cette occasion (avec une certaine mauvaise grâce) les qualités formelles et 44. Collection privée dans le Perthshire. 45. POINTON — William Dyce, p. 37. 46. L'une est dans les collections de la reine, l'autre est au Castle Museum de Nottingham. spirituelles de ce style qui fait connaître au public un goût nouveau et, dans ce sens, ouvre bien la voie aux Préraphaélites. Curieusement pourtant, même en Allemagne, un critique émet des réserves sur la froideur du traitement47. Il n'empêche que son style exprime parfaitement la sensibilité de cet homme intègre, exigeant et, de plus, exceptionnellement érudit. Car Dyce n'est pas qu'ar- tiste, il est aussi un ecclésiologue averti, un musicologue expert et un polémiste redoutable. Dans son aspiration sincère à être par-dessus tout un peintre chrétien, il fait montre d'un purisme exacerbé, allant jusqu'à bouder Purcell sous prétexte que ses œuvres sont d'essence trop théâtrale. Cette conviction l'amène à rejeter les travaux des plasticiens de la même époque auxquels il reproche de parer leurs apôtres, leurs saints et leurs anges des atours extravagants de la cour et de donner à leurs héroïnes vertueuses, l'allure de courtisanes Des arguments identiques se retrouvent dans la bouche des membres de la Confrérie dont Dyce va devenir le protecteur et l'ami, avant de se mettre en quelque sorte à leur école. Pour l'instant, il fait encore office d'éclaireur dans un autre domaine où ils prétendront innover, celui de la technique picturale, allant à certains égards plus loin que Mulready évoqué plus haut. En dépit d'une formation traditionnellement académique, Dyce sait en effet se poser des questions, lorsqu'il se penche, notamment, sur des artistes comme Peru- gino ou Pinturicchio. Les fresques de ce dernier l'intriguent tout particulièrement et leur observation l'amène d'une part à soulever des problèmes que les Préraphaélites reprendront à leur compte, à savoir la couleur locale et la nécessité de revenir à une étude directe de la nature, d'autre part à désigner les limites de la pratique des Nazaréens que pourtant il vénère Même si Dyce, trop soucieux de préserver la clarté linéaire et structurelle de ses compo- sitions, n'épousera pas jusqu'au bout les scrupules extrémistes dont les Préraphaélites feront preuve dans leur souci de reproduire le réel, même si d'autres font parallèlement des observations similaires, comme William Henry Hunt que nous avons déjà cité ou encore Ford Madox Brown qui, en 1846, déclare vouloir peindre « un Holbein du XIX siècle » où il substituerait ce qu'il appelle «la pureté de la couleur naturelle à sa profondeur scolastique » il n'en demeure pas moins que Dyce, dont nous avons évoqué le rayonne- ment et la position d'expert, pose des jalons essentiels. Les aspects de la personnalité que nous venons d'esquisser expliquent enfin pourquoi Dyce se sent des affinités avec William Holman Hunt et pourquoi il n'hésite pas à s'entremettre pour obtenir à la jeune confrérie le soutien que Ruskin eût pu spontanément lui accorder puisqu'elle se réclamait aussi à juste titre de lui.

Naïveté ou mauvaise foi préraphaélite?

En résumé, la Fraternité Préraphaélite se forme dans une période globalement assez confuse de creux pictural relatif où l'idéologie dominante représentée par la Royal Academy est à la fois oppressive et incontestée. Mais comme le font diversement observer Graham Reynolds, 47. POINTON — op. cit., 88. 48. Ibid., p. 73. 49. MMS Notes of Frescoes in Italy by Willliam Dyce, R.A. (Aberdeen Art Gallery, p. 812-829). 50. STALEY A. — William Dyce and Outdoor Naturalism, in Burlington Magazine, 473, nov. 1963. Deborah Cherry et Griselda Pollock il ne faut pas pour autant succomber à la propagande soigneusement diffusée par nos jeunes rebelles, et même entretenue jusqu'à ce jour. On peut en effet concevoir que dans un contexte extrêmement polémique, ces fougueux contesta- taires se soient laissés aller à condamner la plupart de leurs aînés sans voir que dans bien des domaines ils ne font que poursuivre des recherches et des remises en cause amorcées par eux. Quelques détails suffiront à faire ressortir la vanité de certaines de leurs prétentions. Alors qu'ils s'imaginent être les seuls à étudier les gravures reproduisant les fresques du Campo Santo de Pise (leur Bible visuelle pour un temps), il se trouve que Constable s'en sert (en les faisant agrandir à des fins pédagogiques) depuis 1836 pour illustrer ses cours sur les origines du paysage. Au moment où ils se targuent d'être les premiers à rassembler leurs travaux pour les soumettre à la critique collective de leurs camarades au sein du Cyclogra- phic Club, des associations analogues ont déjà fait leurs preuves. Notamment le Sketching Club de Girtin qui se baptise comme eux « The Brothers » ou la Drawing Society rassemblée autour de Cotman ou encore, plus près d'eux, The Sketching Society qui réunit Leslie, Cristall, Clarkson Stanfield, A.E. et J.J. Chalon entre autres. Ces derniers ont beau être parmi leurs principales bêtes noires, ils puisent avant eux des sujets pour leurs toiles dans les textes de poètes contemporains. Si la naissance de la Confrérie s'inscrit ainsi dans la gestation frondeuse d'un conflit de générations larvé, il convient de signaler que des sécessions semblables ont été tentées avant 1848. Dans le calme et le recueillement pour « The Ancients of Shoreham » (soit les disciples de Blake : John Linnell, Samuel Palmer, George Richmond et Edward Calvert) qui s'intéressent également aux «Primitifs» et élaborent un style qui, pour différer de celui d'un Nazaréen comme Retzsch, n'en est pas moins délibérément « archaïque ». Dans le tumulte en revanche pour « The Clique » : Dadd, Frith, Phillip, Egg et O'Neil qui dès 1837 se révoltent, quoique dans un désordre d'intentions, contre l'autorité sclérosante mise en place par Sir Joshua Reynolds.

51. REYNOLDS G. — Round the Galleries : the Pre-Raphaelites — Interpretation Without Perspective in Apollo, 379-80, juin 1984. Pour Cherry et Pollock, les Préraphaélites n'ayant pas défini de «programme» précis en 1848, ni rédigé de «manifeste», il faut aborder avec une extrême prudence les textes qui procèdent vers la fin du siècle à la refonte de la logique du mouvement a posteriori. 52. Cat. Joshua Cristall (1768-1847), p. 19-20, 1975. 53. QUENNEL P. — Romantic England, 1970; ROSENBLUM — Modern Painting & the Northern Romantic Tradition, p. 41-64, 1975; SELLARS J. — Samuel Palmer, 1974.

Chapitre 2

LA CONFRÉRIE PRÉRAPHAÉLITE

THE PRB « HARD EDGE » UNE ATTAQUE « EN RÈGLES » : SUS À RAPHAËL, REYNOLDS & CO. L'Académie Royale est bien la cible visée par ces nouveaux rebelles qui centrent leur animosité sur Raphaël ou, plus exactement, son école car Hunt précise — a posteriori il est vrai — que : «Le Préraphaélitisme n'est pas le Préraphaélisme. Raphaël dans la force de l'âge était un artiste engagé dans une voie des plus indépendantes et des plus audacieuses, eu égard aux conventions» . En clair, c'est l'emphase de la dernière manière qu'ils incrimi- nent. Hunt dénigre avec violence la toile qui clôt la production du maître, à savoir la Transfiguration « pour sa superbe indifférence à la simplicité de la vérité, les attitudes affec- tées et pompeuses de ses apôtres et l'afféterie dénuée de spiritualité du Sauveur» Péremptoire dans ce cas, il affirme que « ce tableau marque une étape insigne dans la déca- dence de l'art italien» et il désigne les sources et les effets de «l'infection» qu'elle a propagée : « la surabondance de sa production et la formation de nombreux assistants, le contraignirent à édicter des règles et des méthodes de travail. » « Ses disciples, avant même d'être laissés à eux-mêmes aggravèrent sa manière en manie. » « Les artistes qui travestirent ainsi servilement ce prince des peintres dans sa maturité, sont des Raphaélites » De là,

1. HUNT — Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, vol. I, p. 135. 2. HUNT — op. cit., vol. 1, p. 100. 3. Ibid., vol. 1, p. 136-37. Hunt condamne logiquement les conventions structurales de l'École de Bologne, perpétuées par les académies qui la prirent pour modèle : « Le Brun, Raphaël Mengs et Sir Joshua Reynolds jusqu'à notre époque », «parce qu'elles entravaient le développement futur de l'art» Avec un irrésistible bon sens, il justifie ce rejet par la nécessité à chaque époque, d'un renouvellement pictural qui soit le reflet du temps dans lequel l'artiste s'insère : «... je dirais que nous ne saurions trop nous appliquer à suivre le chemin que les générations d'artistes ont parcouru avant nous, pour accéder à l'excellence; toutefois, leur manière de traiter leurs sujets, quelle qu'en fût la perfection en leur temps, ne saurait être répétée. Si nous nous contentons de faire ce qu'ils ont si bien fait, je ne vois guère d'intérêt pour le monde à notre travail. Le langage qu'ils utilisaient était alors vivant, à présent c'est une langue morte : bien que leur œuvre contienne, d'un point de vue humain et artistique, tant d'étonnantes perfections, ce serait pour nous pure affectation que de répéter leur façon d'aborder des sujets sacrés et historiques [...]. Il nous faut opter pour la voie de la hardiesse; quelqu'un devra le faire bientôt, pourquoi ne le ferions-nous pas ensemble? Nous avancerons avec prudence, et non sans garder en mémoire l'enseignement de nos pères : c'est simplement plus de Nature que nous voulons. » Il s'insurge en particulier contre les règles dogmatiques et stérilisantes imposées par l'enseignement académique, en ce qui concerne, par exemple, la composition et l'éclairage d'un tableau : « Encore une fois, est-ce que les différentes parties de la composition doivent toujours être étagées pour culminer en pyramides? Pourquoi la lumière la plus vive devrait-elle toujours éclairer le personnage principal? Pourquoi systématiquement mettre dans l'ombre un coin du tableau? Pour quelle raison, le ciel dans un tableau en plein jour doit-il toujours être aussi noir qu'un ciel nocturne? » Contre ces lois rétrogrades en même temps que contre la sentimentalité béate, apprêtée et répétitive des «figures de cire peintes» que distillent les épigones contemporains de Raphaël, nos jeunes artistes partent en guerre. Leur campagne englobe tous les avatars du sentimentalisme — raphaélique ou non —, puisqu'ils proclament bruyamment «leur ferme intention de toujours combattre l'art frivole au goût du jour qui a pour toute ambition des "singeries", des "Livres de Beauté", des Enfants de Chœur dont la silhouette semble faite de cire fondue et recouverte d'un vêtement dont on ne saurait définir l'étoffe» Sont visés (parmi d'autres) les frères Chalon et Landseer, mais, là encore, n'en déplaise à Hunt, la croi- sade esthétique de la Confrérie a été inaugurée par un autre qu'eux.

THACKERAY: LA VOIX QUI CLAME DANS LE DÉSERT OU LA VOIE MOYENNE? Lorsqu'on passe en revue les types de tableaux, prisés et volontiers encouragés par le premier public victorien, on ne saurait qu'obtempérer aux injonctions de Hunt. Ce qu'a déjà 4. Ibid., vol. 1, p. 137 5. Ibid., vol. 1, p. 84, 85, 88 — collage de citations. 6. Ibid., vol. 1, p. 141. 7. Ibid., vol. 1, p. 142. fait Thackeray qui (en devançant pour ainsi dire l'appel) a le courage dès 1840 d'émettre des doutes sur le Raphaélitisme et «les beautés minaudières de Vierges de l'école raphaélique que certains peintres ne réussissent que trop bien à imiter» voire sur Raphaël lui-même qui, à l'âge de trente ans avait (selon lui) déjà perdu « la délicieuse innocence et la pureté qui faisaient le charme divin de son œuvre à vingt » C'est encore lui qui ironise sur le change- ment de goût que confirme à ses yeux, l'exposition de 1848 à l'Académie, où les Anglais ne peignent que « selon leur coeur » — délaissant les « grands sujets » inspirés de Hume, de Gibbon ou « des grandes figures historiques », pour ne plus cultiver que le pathétique et le familier: «une tragédie autour d'une tasse de thé ou une idylle autour d'une tartine beurrée» À leur nombre, certains des «rebelles» de la génération antérieure, dont William Frith qui (dans sa précieuse autobiographie) nous renseigne sur les « expériences artistiques » les plus en vogue dans sa jeunesse : les insipides « Books of Beauty », tant exécrés par les Préraphaélites — une des spécialités de Lady Blessington. C'est donc bien en vertu d'une mutation (sociale) du goût, perceptible dès 1839 d'après Thackeray — plutôt favorable à l'époque — que les murs de l'Académie ont fini par être envahis d'œuvres médiocres et stéréotypées au point de toutes se confondre comme l'affirme Dante Gabriel Rossetti en 1850 11 Dix ans avant lui, Thackeray (sous le pseudonyme de Michaël Angelo Titmarsh) donne libre cours à l'agacement que lui procurent le manque d'ima- gination des Académiciens et les sujets rebattus dans lesquels ils se complaisent en exploitant à outrance, pour prendre un exemple dans un domaine différent, le filon du pittoresque italien, l'un des succédanés du Grand Tour Titmarsh ne fait de cadeau à personne sauf à Turner qu'il prétend admirer13 sans le comprendre, ou à Etty qu'il feint de louer malgré lui S'il prend plaisir à s'acharner sur ceux qui s'obstinent à tirer par commodité leurs sujets de sources littéraires éculées comme Comus, Gil Blas ou pire, The Vicar of Wakefield — faisant toutefois une exception pour la splendide exécution de Choosing the Wedding Gown par celui qu'il bombarde en l'occurrence «His Majesty KING MULREADY » —, il se moque sans pitié des sujets dont Redgrave gratifie avec une régularité de métronome l'exposition annuelle de la Royal Academy. Après d'autres sujets plus ou moins sentimentaux comme The Rambler et surtout l'illustration de The Song of the Shirt, ce peintre persiste en effet à explorer le pathos féminin contemporain en produisant The Governess. Thackeray, de tout temps hostile à ce qu'il appelle «the namby-pamby quarter» (le style à l'eau de rose), se déchaîne très tôt contre l'avocat des « femmes en trop », rebaptisé méchamment « Frater Redgrave » — un faux apôtre à ses yeux. Voici pour commencer le commentaire acide qu'il administre à The Seamstress

8. THACKERAY — Works, vol. 13 (Essays, Reviews, etc.), p. 179, 1906. 9. Ibid., p. 196-197. 10. Cité in Ronald PEARSALL, Tell Me Pretty Maiden, The Victorian & Edwardian Nude, p. 60, 1980. 11. ROSSETTI — Works, p. 571, 1911. — « [... ] they are so closely resembling each other (though from different hands) as hardly to establish a separate recollection. » 12. THACKERAY — op. cit., p. 170. 13. Voir Fraser's Magazine, juin 1845. 14. Voirinfra notre développement sur le nu. 15. THACKERAY — op. cit, p. 232. 16. Célèbre poème de Hood qui fit pleurer non seulement Margot mais Thackeray lui-même : «the most startling lyric in our language, the "Song of the Shirt", a song as bitter and manly as it is exquisi- tely tender, a song of which the humour draws tears. » (Ibid., p. 219]. 17. Voir infra ch. 5, notre développement sur l'image de la prostituée à l'époque victorienne. en 1844 (où il se gausse des procédés symboliques laborieux, hérités de Hogarth dont les Préraphaélites vont eux-mêmes abuser) : «M. Redgrave a tout illustré, fors l'humour, la viri- lité et l'amertume» de sa source. Son ouvrière travaille, assise, à côté de son «petit lit» à son « petit ouvrage ». « Tard » : sa chandelle sur le point de s'éteindre et « l'horloge (détail poétique capital)» indique l'heure à l'instar de l'aube grise qui pointe et «fait songer au labeur, non loin, d'une autre chemisière» [...] «Celle qui figure devant nos yeux est jolie et blême. Elle tourne les blancs de ses beaux yeux fatigués vers le «beau petit plafond ». Elle est malade — un trait de génie de l'artiste nous l'a fait comprendre : quelques fioles rassemblées sur le manteau de la cheminée ! ». Et il conclut : « Que de prouesses intellectuelles ! » 18 Après avoir éreinté de plus belle un autre de ses tableaux de genre, The Marriage Morning et vitriolé avec une verve féroce des œuvres du même acabit, commises par d'autres artistes tel que Frank Stone — un ami intime pourtant —, il plante (au comble de l'exaspération) quelques bande- rilles dans The Governess en 1845 en déclarant tout de go que les faits divers, les demandes d'emploi et la rubrique nécrologique du Times pourraient fournir jour après jour des occasions également justifiées de faire couler des torrents de larmes : « We might weep down whole columns of close type. » Après quoi, il inflige à l'infortuné Redgrave, « le champion de l'inno- cence féminine souffrante » ce qui devrait être l'estocade finale : « Les jeunes élèves du Professeur sont en train de jouer dans le jardin ; elle est assise triste- ment dans la salle de classe — elle est là, assise, pauvre chérie. Le couvercle du piano est relevé près d'elle et (oh, pensée déchirante !), son recueil de musique est ouvert sur la parti- tion de « Home, sweet home ». Assise, elle se souvient de son cher foyer; dans sa main un faire-part au liseré noir. On lui a apporté son thé, du pain et du beurre sur un plateau. Elle a bu le thé; elle n'a pas touché le pain et le beurre. En voilà du pathétique! En voilà de l'art! »20 Titmarsh ne se prive pas pour autant d'égratigner tous les artistes qui se laissent aller à exploiter des recettes (quelles qu'elles soient et où qu'elles se situent dans la hiérarchie des genres). Ainsi il avoue être excédé par l'un de ses favoris, le distingué Charles Eastlake, fervent amateur de grâces paysannes italiennes ou grecques et zélateur dévoué des beautés patriciennes britanniques. Si Thackeray approuve le portrait de Miss Bury s'il apprécie dans l'ensemble les types féminins proposés par celui qui en 1850 va être élu Président de la Royal Academy, il n'hésite pas à déplorer leur insipidité et leur lassante ubiquité. Témoin, ce passage sévère réservé à une illustration de Comus : « le visage de cette dame est pur et beau, mais nous n'avons pas cessé de le voir depuis dix ans [...] Elle commence à nous ennuyer, cette douce et irréprochable créature » Par ailleurs Titmarsh est un adversaire déclaré de la hiérarchie des genres, surtout de ce qu'il appelle la formule dérivée de la sculpture classique qu'il tient pour «grisâtre,

18. THACKERAY — ibid., p. 219 19. Ibid., p. 219-20. 20. Ibid., p. 250. 21. ROBERTSON — Sir Charles Eastlake & The Victorian Art World, 1978. 22. Portrait reproduit en noir et blancs in ibid. :, p. 265. 23. THACKERAY — op. cit., p. 148, 255-56. Voir la gravure reproduite in ROBERTSON, op. cit., p. 75. 24. Ce qu'il reproche au modèle grec : « it carries corporeal beauty to the pitch of painful perfection, and deifies the body and bones truly : but by dint of sheer beauty, it leaves humanity altogether inhuman — quite heartless and passionless. » minérale, déprimante ». Le type de beauté correspondant, redéfini par Winckelmann, l'afflige et il voue aux gémonies « nez droits, yeux écarquillés, mentons ronds et lèvres supérieures courtes » en même temps que la Vénus de Médicis — « yonder simpering Venus de Médicis » — dont il ne comprend pas qu'elle puisse encore servir de canon de beauté, tout comme il ne conçoit pas que les tragédies grecques continuent de déterminer les codes du sublime La peinture d'histoire et la peinture mythologique de Benjamin West et de David Scott l'ennuient à périr; celle de David, Gérard, Gros ou Girodet en France lui semble égale- ment lugubre et uniformément « verdâtre ». mais alors, serait-ce qu'il appelle de ses vœux la couleur, le mouvement, la passion du romantisme? Erreur profonde. Titmarsh condamne avec horreur les excès des artistes de cette école, en Grande-Bretagne et ailleurs. Les Fran- çais surtout l'horripilent. Viennent en tête, Delacroix et Géricault . Mais il n'est pas moins irrité par la théâtralité de Martin ou de Haydon. Et quand enfin il se tourne vers un passé plus lointain, il ne cache pas son antipathie pour Michel-Ange dont les œuvres le... touchent trop ! En ce qui concerne Turner, il admet, perplexe et fasciné à la fois, qu'il reste pour lui : « un grand et terrible mystère ». La solution de tant d'apparentes contradictions est simple. Thac- keray, en dépit de sa jovialité et de son humour, est avant tout un moraliste, sinon un puritain. La passion, la sensualité, l'instinct, le sublime, le tragique, bref toutes les sensations fortes le troublent. D'où son parti-pris sardonique et paradoxal pour une peinture moyenne, rassu- rante, pour ne pas dire médiocre. Sous sa plume, on trouve en effet cette déclaration de prime abord surprenante (destinée aux Français) : «Je crois qu'au fond je préfère les jolis tableaux de troisième classe à vos tonitruantes machines de première classe » . Ce n'est pas par chau- vinisme. Ou pas seulement. Car la peinture que Titmarsh souhaite, on peut en déterminer les traits principaux. Il suffit de lire entre les lignes de ses critiques. Plus que les peintres anciens ou les artistes contemporains «installés», ce sont en vérité les nouveaux arrivants qu'il harangue (justifiant ainsi sans le savoir l'irruption imminente de la Confrérie) : «Je prétends que les jeunes peintres d'Angleterre dont ce périodique et moi-même avons été les premiers à saluer l'avènement [...] ne remplissent pas leur devoir. Ils vont à reculons — ou plutôt ils se laissent broyer par [...] l'Art Union. L'appât du gain les égare... ils se mettent au niveau du public au lieu d'essayer d'élever ce dernier jusqu'à eux. » Force est de comprendre que les jeunes artistes dont il suit avec attention la carrière les Stone, Chalon, Cope, Boxall, Frost, Severn, Elmore, Herbert, Redgrave, Frith et autres — le déçoivent. Landseer (Charles plus qu'Edwin, il est vrai), Leslie, Wilkie, Goodall, Baxter, ne sont pas davantage épargnés. Or ce sont ces peintres que les Préraphaélites accablent de leur dédain juvénile pour leurs sujets, selon eux, ineptes, compassés et complaisants, tout juste bons à satisfaire les goûts filandreux d'une « aristocratie » condamnée et, plus encore, d'une bourgeoisie inculte. Les Préraphaélites semblent donc être ceux que Thackeray attend. Seulement, il ne leur consacre pas une ligne (même s'il ne tarde pas à devenir un des proches amis de Millais). Ils correspondent nonobstant (à l'exception de Hunt peut-être) au profil «en creux» que 25. On the French School of Painting, Fraser's Magazine, 20, 1839, in : The Oxford Thackeray with Illustrations, The Paris Sketch Book & Art Criticisms, p. 47, déc. 1839. 26. Ibid., p. 57. 27. Ibid., p. 59. 28. THACKERAY — op. cit., p. 216. Pour plus d'information, voir ASLIN E. — The Rise and Progress of the Art Union of London, in Apollo 86, 12-16, 1967. Titmarsh trace des artistes selon son cœur avant leur apparition. Certes, il est hostile aux Nazaréens qu'il assimile à des Catholiques et dont il dénonce l'influence potentiellement désastreuse en France lors de ses visites au Louvre : « Prenez par exemple, le tableau du Chevalier Ziegler, Saint Luc peignant la Vierge [Salon de 1839]. St Luc porte une robe de moine mais avec des broderies très chic sur les manches. La Vierge trône au sein d'un immense nimbe ocre jaune, son fils dans les bras. Elle a l'air solennellement surnaturel. Comme St Luc, qui reluque son pinceau d'un œil intense et sinistrement mystique. C'est ce qu'on appelle de l'art Catholique. » Mais il profite surtout d'un hommage distrait à Lesueur pour accabler derechef... Raphaël vieillissant. À ses yeux, La Belle Jardinière « une « demoiselle dont la suffisance est à faire vomir [...] n'a absolument rien de céleste». Quant à Sainte Élisabeth, un tableau « achevé » deux ans avant la mort du peintre — « mal composé, mal dessiné, mal peint », guère plus qu'une « imitation médiocre de Titien » — il donne la preuve «qu'il était grand temps qu'il décède». Et Thackeray de lancer, triomphant: «Et voilà le meurtre perpétré » ! Ce qui ne l'empêche pas de se déclarer plutôt favorable aux tableaux religieux d'Eastlake et de Herbert. Du premier il apprécie Our Lord and the Little Children et The Salutation of the Aged Friar. Du second il porte aux nues Sir Thomas More and his daughter watching from the prisoner's room in the Tower four monks led away to execution (1844) où le code symbolique est déjà celui des Préraphaélites. Hélas, alors que nous eussions aimé savoir comment Thackeray percevait Christ in the House of His Parents, il semble s'être peu à peu désintéressé de l'Académie en particulier et de la peinture en général

REJETS EN TOUS GENRES

Dans la foulée de Thackeray, mais en se réclamant (avec une simplicité illusoire) des concepts protéiformes de « nature » et de « naturel », les Préraphaélites condamnent sans appel, quasiment tous les genres accrédités par l'Académie. Sont ainsi gaillardement vouées aux poubelles de l'Histoire les toiles grandiloquentes, «héroïques» ou «sublimes» de la peinture historique composée suivant les canons du « grand style » — le soi-disant « high art » — à l'exception cependant des exploits marginaux de l'apocalyptique John Martin, qui, méprisés par les académiciens, sont accueillis avec sympathie par Rossetti. Sont aussi condamnés les sempiternels scénarios tirés de The Vicar of Wakefield ou de G il Blas, sans oublier, bien entendu, « les beautés qui jouent de la prunelle » et « les Dalilas au sourire perfide » de Chalon, Edmund Thomas Parris, Charles Baxter, Frank Stone et autres; versions encadrées des innombrables gravures de jeunes filles rougissantes popularisées par des magazines comme The Keepsake, Friendship's Offering, Forget-me-Not, Gems of Beauty, Flowers of Loveliness etc.) qui contribuent à façonner le prototype de beauté féminine victo- rien, arrondi et mièvre, que le nouveau canon préraphaélite va pulvériser. 29. The Paris Sketch Book, éd. cit., p. 53-54. 30. Ibid., p. 60. 31. FISHER J.L. — The Aesthetic of the Mediocre : Thackeray and the Visual Arts, in : Victorian Studies 26, 71-82, automne 1982 et HIRSH Y.J. — Thackeray and the Arts, MPhil (Arts). Dans le domaine strictement pictural, The Sisters de Charles Baxter, un tableau fort applaudi, daté de 1845, illustre peut-être le mieux les caractéristiques du goût dominant de cette période, encore que ce même sujet soit traité (sous forme de portraits notamment) à maintes et maintes reprises par des artistes contemporains. Les jeunes sœurs dont le type physique n'est pas sans rappeler celui de la reine Victoria elle-même, sont de fait complé- mentaires. Présentées dans un cadre rond, elles incarnent les deux facettes majeures de la féminité rêvée... par les hommes évidemment. Une féminité en quelque sorte diurne et nocturne, publique et privée. Résumé de la difficile synthèse que l'éducation victorienne souhaiterait voir faire (spontanément sans doute) à ses filles : combiner l'innocence et le sérieux intrépides de la jeune fille de gauche — correctement vêtue, portant coiffe et ruban, qui fixe le spectateur sans ciller tout en entourant sa sœur d'un bras protecteur — avec la séduction très explicitement érotique de celle de droite aux cheveux dénoués dont le vêtement plus négligé a laissé à découvert en glissant, les rondeurs d'une épaule et d'un sein. Voilà comment une situation compromettante suivant les codes de l'époque, un incident, sinon impensable dans la vie courante, du moins par définition fugitif, se trouvent perpétués pour le plus grand plaisir du spectateur et l'édification des futurs «anges du foyer ». De cette sensiblerie ambiante et d'autres aberrations telles que le fini sombre et bitumi- neux de la peinture des années quarante, les dioramas bibliques ou les sujets mythologiques vides de sens, nos jeunes révoltés rejettent (avec plus ou moins de discernement) l'entière responsabilité sur Reynolds. La figure paternelle du prestigieux fondateur de la Royal Academy est arrachée de son piédestal et affublée avec une verve sacrilège autant que vengeresse du titre de « Sir Sloshua » ou « Sloshy Slosh », un sobriquet que Hunt prend soin d'expliciter pour nous : « Sous son règne vint la vogue des branches d'arbre tombantes, languides et brunes, sur le fond d'un ciel quasi nocturne, ou d'une colonne flanquée d'une tenture disposée artificielle- ment en guise d'arrière-plan pour un portrait éclairé par la lumière du jour; ses chétifs suiveurs imitent ces arrangements en si grand nombre que rares sont les salles dans une exposition où l'on ne puisse en compter vingt ou trente de ce genre [...] Les cinquante dernières années ont prouvé que son enseignement a été interprété comme un encourage- ment au manque d'originalité du traitement et à la négligence du rendu délicat de la nature, qui avait conduit les écoles précédentes à la grandeur. » Rappelons par équité que Blake a précédé et apparemment même guidé les Préraphaélites dans leur dénonciation rageuse du fondateur de l'Académie. William Michaël Rossetti témoigne de l'effet (qui, rétrospectivement, lui semble avoir été plutôt pernicieux) de l'ire blakienne sur son frère, Gabriel, qui : «... y découvrit les épigrammes et les sarcasmes les plus explicites (et, sans doute, en un sens, les plus irrationnels) contre des peintres tels que Corrège, Titien, Rubens, Rembrandt, Reynolds et Gainsborough — [...] que Blake tenait pour écœurants de surcharge, négli- gents ou coupables d'étouffer l'idée au profit de la simple virtuosité technique. » 32. Charles Baxter (1809-1879) The Sisters (Vctoria &Albert Museum). 33. HUNT — Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, vol. 1., p.82-84. 34. ROSSETTI W.M. — Family Latters with a Memoir, vol. 1, p. 109, Londres, 1885. Retours à la « nature » Retour (sous conditions) aux Primitifs Des rejets, dédains et censures que nous venons d'enregistrer, il résulte une stratégie majeure : faire table rase et revenir aux sources, mais de quelles sources exactement s'agit- il? Si l'on en croit son nom de guerre, le premier souci de la Fraternité consiste à revenir aux peintres qui ont précédé Raphaël mais si nos jeunes peintres se tournent, comme les Naza- réens avant eux, en priorité vers les Primitifs italiens et flamands, c'est avec les réserves déjà formulées par Dyce auxquelles Holman Hunt pour sa part, souscrit pleinement : il rechigne notamment à endosser pour sa production, l'étiquette de «Early Christian Style» et réprouve le manque de discrimination à cet égard, de son coreligionnaire, Dante Gabriel Rossetti. Hunt ose, quant à lui, faire la moue devant les chefs-d'œuvre de Van Eyck ou de Memling et rapporter sur un ton sévère que : « L'Adoration de l'Agneau Mystique» déçut mon attente, même si ce que cette œuvre devait à l'Apocalypse a touché Rossetti au point de lui inspirer un poème. La même chose vaut pour Memling ; il fut amené à aimer ces peintures plus que ne le justifiait leur valeur artistique, en raison du mystère de leurs sujets. » Rien de surprenant à ce que, dans le même ordre d'idées, Gabriel se laisse alors séduire par Le Triomphe de la Mort, car, comme le fait observer bien plus tard Violet Hunt, la fresque gigantesque que nous a laissée ce maître inconnu au Campo Santo de Pise annonce à plus d'un titre l'esprit un rien macabre des fantaisies médiévales auxquelles Dante Gabriel (suivi par Burne-Jones et Morris) va consacrer toute son énergie dans la seconde phase, poétique et picturale, de son travail Mais n'anticipons pas. Avant de faire cavaliers seuls, nos néophytes s'extasient de concert sur des gravures, dont justement, celles qui sont diffusées par Carlo Lasinio sous le titre de Pitture a fresco del Campo Santo di Pisa (1812), où figure Le Triomphe de la Mort. L'expédient est inévitable pour l'époque mais ses effets doivent être reconnus puisque le style de ces reproductions est la source évidente d'une ambiguïté fondamentale dans l'esthétique préraphaélite : celle qui réside dans la contradiction (plus ou moins consciemment perçue par les contemporains) entre l'angularité archaïsante des figures — ridiculisée de longue date par Punch 38 — et le naturalisme des décors. De quels documents illustrés les Préraphaélites disposent-ils en défi- nitive quand ils décident d'opérer leur fameux retour aux sources? En dehors du recueil de Lasinio déjà cité, ils peuvent accéder aux œuvres suivantes, mentionnées en note par G.F. Stephens dans « The Purpose and Tendency of Early Italian Art » — article publié sous le pseudonyme de John Seward dans le numéro 2 du Germ en février 1850, à savoir :

35. HUNT — op. cit., vol. 1, p. 193. 36. HUNT V. — The Wife of Rossetti, ch. 1, p. 15, 1931. 37. Titre complet Pitture a Fresco del Camposanto di Pisa designata da Giuseppe Rossi de incise del Professori Cav. G. Lasinio Figlio, Firenze, MDCCCXII. (voir édition de 1828 au Victoria & Albert Museum). 38. Punch est parmi les premiers à éreinter les projets de décoration du nouveau Palais de Westminster et à souligner la raideur des personnages, empruntée aux Primitifs... Cf. Advice to Aspiring Artists, in Punch 8, p. 103, 1845. 39. Germ, op. cit., p.58-64. l'Histoire de l'Art par les Monuments (1810-13) de Seroux d'Agincourt la Storia della Pittura Italiana de Giovanni Rossini datée de 1839, l'édition très coûteuse (mais de qualité), que produit William Young Ottley en 1826 (après The Italian Schools of Design de 1823), intitulée A Series of Plates engraved after the Paintings & Sculptures of the Most Eminent Masters of the Early Florentine School, ainsi qu'un autre recueil qui porte le titre de A collection of Fac-Similes of Sc arc e & Curious Prints (1826). Également accessibles, dès 1821, auraient été, de Lasinio à nouveau, le petit volume consacré à Ghiberti, Le tre porte del Battistero di San Giovanni di Firenze, ainsi que la monographie de Lady Calcott sur la Chapelle Arena, parue en 183542 Il est donc patent que la plupart des œuvres de Masaccio, Benozzo Gozzoli, Pinello, Aretino, Orcagna, Fra Angelico, Giotto, Ghirlandaio ou Ghiberti, ne leur sont familières que par le biais de gravures souvent déplorables. La fondation de The Arundel Society en 1848 remédie toutefois à cet état de choses en apportant progressivement une meilleure informa- tion au public anglais dans ce domaine. L'influence de cette société ne cesse de s'étendre jusqu'en 1869 Il ne faut pourtant pas négliger de signaler le contact direct qu'établissent Rossetti et Hunt en tout cas, lors de leur voyage conjoint en Belgique et en France44, avec les Primitifs flamands et allemands surtout. Une influence que certains des critiques britanni- ques les plus avertis ne manquent pas de noter, tel celui du Times qui les accuse de vouloir «se greffer sur les productions les plus folles et les plus grossières de l'école germanique primitive ». Ajoutons qu'au cours du même voyage, Rossetti découvre à Paris les œuvres de deux artistes français contemporains, Ingres et Flandrin, dont l'empreinte marque durable- ment son souvenir et sa pratique. Cependant, si les performances de Memling et de Van Eyck les hantent leur vie durant, il ne faudrait pas conclure pour autant que nos jeunes présomptueux leur vouent un culte inconditionnel. Bien au contraire. En enfants de leur siècle, ils se félicitent ingénument des progrès accomplis dans les domaines de l'anatomie et de la perspective depuis les temps reculés où leurs maîtres spirituels s'exprimaient. En dépit de leur enthousiasme pour les quattrocentistes, il ne saurait donc être question pour eux de les imiter scolairement ni surtout de refuser de voir leurs « défauts ». Le cas de Benozzo Gozzoli est ici exemplaire comme Hunt le précise avec quelque condescendance : «[...] nous ne dominions pas l'amusement que suscitaient en nous la gaucherie enfantine de leur perspective, leur déficience dans l'art du dessin, la faiblesse du traitement des ombres et lumières, leur ignorance de toute couleur, hormis le noir et le blanc, qui puisse différencier les types des races humaines, les variétés limitées de leur flore et les formes géométriques de leur paysage; ces simplicités, déjà démodées à l'époque du peintre, nous 40. Seroux d'Agincourt (1730-1814). Cet historien et antiquaire, ami de Vernet, Fragonard, Van Loo, Robert, etc. se voulait le « Winckelmann des temps de la barbarie. » 41. L'ouvrage de ce remarquable connaisseur, William Young Ottley compte cent vingt gravures. Il est également l'auteur de Inquiry into the Origin & the Early History of Engraving in Copper & Woof (from Finiguerra to Marc Antonio), British Gallery of Pictures (1818), ainsi que du Descriptive Cata- logue of the Pictures in the National Gallery (1826). 42. Description of the Chapel of the Annunziata dell'Arena, or Giotto's Chapel in Padua. 43. Voir COOPER R. — The Popularization of Renaissance Art in Victorian England, The Arundel Society, in Art History, vol. 1, 3, Sept. 1978. 44. ROSSETTI W.M. — The PRB Journal, 1843-53, p. 11, 1975 (rééd.). les consignions comme appartenant totalement au passé et aux revivalistes défunts de ce passé, avec lesquels nous avions résolu de n'avoir point affaire, ni de près ni de loin. » Et pourtant les premières œuvres que les membres de la Fraternité montrent au public sont bel et bien accueillies comme des reproductions fidèles de l'esprit des Primitifs italiens. Heureuses ou malheureuses, selon les optiques idéologiques définies plus haut qui marquent déjà la réception des peintures de Dyce. Ainsi La Vierge à l'Enfant que ce dernier expose en 1846, est, d'un côté, louée par l' Art Union pour ses qualités en quelque sorte synthétiques, puisqu'on y reconnaît «le sentiment que les primitifs s'efforçaient d'insuffler à leurs œuvres», expurgé des «erreurs qu'ils commirent» D'un autre côté, elle est attaquée par l'Illustrated London News sous prétexte qu'elle ne propose rien d'autre qu'une «imitation stérile du style de l'école ombrienne » ! Nous retrouvons ces contradictions dans les réactions que provoquent les premières toiles de la Confrérie. Au mois de mai 1849, l' Art Journal encense Lorenzo and Isabella de Millais parce que cette œuvre traduit, selon lui, « une pure aspiration dans l'esprit de l'école florentine» et il porte aux nues le tableau de Dante Gabriel Rossetti, The Girlhood of Mary Virgin : « le plus réussi en tant que pure imitation de l'art florentin primitif qu'il nous ait été donné de voir dans ce pays » . Solomon Hart, bientôt ennemi des Préraphaélites, abonde dans le même sens, en y saluant l'esprit de Giotto Toujours à propos de cette dernière toile, le « puriste » Orchard, dans le quatrième numéro du Germ, ajoute dans sa prose enfiévrée que : « les beaux arts refusent de façon catégorique toute impureté formelle et c'est tout aussi résolument qu'ils excluent les impuretés de la passion ou de l'expression» Emporté par son bel élan, il va jusqu'à condamner les écoles hollandaises et anglaises parce qu'elles ne s'inspirent d'après lui que du « côté animal de l'homme »

Vous avez dit « naturel » ? Il convient à ce stade de méditer cette déclaration de principe et de l'insérer enfin dans l'épi- neux contexte d'une définition du « naturel » que nous avons jusqu'ici délibérément différée. Nous partirons de l'ambiguïté fondamentale qui caractérise les prémisses posées par les fondateurs de la Confrérie : tout en se targuant de revenir aux primitifs italiens, ils préten- dent opérer avant tout un retour à la Nature, sans juger nécessaire de préciser le moins du monde ce qu'ils entendent exactement par «Nature» et «naturel». Une chose est sûre : en employant ce concept, ils ne songent pas à celui qu'utilise Vasari quand il oppose le « naturel » de la Renaissance aux conventions de la peinture byzantine. Il est probable en revanche que, compte tenu du contexte esthétique de la fin du XVIII siècle, ils visent les arti- fices rhétoriques du système pictural baroque. Nous sommes alors censés inférer que le «naturel» des quattrocentistes est synonyme de «dénué d'artifice», de «simple» au sens 45. HUNT — op. cit., vol. 1, p. 133. 46. Art Union 8, 181,1846. 47. Illustrated London News 8, 311, 1846. 48. Art Journal 11, 171, 1849. 49. GHOSE, Dante Gabriel Rossetti & Contemporary criticism, 1849-1882, p. 22, 1929. 50. The Athenaeum, p. 575, 1849. 51. Germ, op. cit., p. 150. 52. Ibid., p. 154. éthique autant qu'esthétique du terme. Autre certitude : les premiers Confrères utilisent ce même mot pour désigner — en l'opposant à l'idéalisation et la généralisation du « naturel » édictées par l'Académie — la reproduction scrupuleuse, ou mieux : respectueuse, du réel. Tel est le «naturel» cher au Ruskin des qu'ils se proposent de capter. Qu'on ne s'imagine pas pour autant avoir ici dissipé toutes les zones d'ombre. Car le mot « naturel » s'applique de surcroît, si l'on se rappelle la citation d'Orchard, à une notion sensi- blement différente qui procède de l'exacerbation des ferveurs religieuses des années trente et quarante. Dans ce cadre, le culte des Primitifs finit par jeter le discrédit sur toute technique qui serait trop exclusivement axée sur les apparences du monde matériel. Or, paradoxale- ment nos artistes (à leurs débuts tout au moins) partagent, c'est flagrant, cette méfiance d'ordre moral à l'égard du «réalisme» avec les conséquences programmatiques que nous allons examiner à présent. En quoi consiste donc le fameux « naturel » préraphaélite ?

Retour inconditionnel à la nature ? « Se détourner des écoles existantes pour revenir comme un enfant à la Nature elle- même» Ce mot d'ordre clamé par Hunt est l'écho de Ruskin qui, tout en glorifiant le «fini divin» de Perugino, du jeune Raphaël, de Pinturicchio ou de Giovanni Bellini54, ne conseille à aucun moment de les imiter car «le seul moyen authentique de suivre leurs traces, c'est de parvenir à une connaissance parfaite de la Nature elle-même » La peinture préraphaélite sera donc — à l'origine du moins — peinture de plein air ou ne sera pas ! Un Diktat naturaliste, générateur de rhumatismes douloureux et de moult mésaventures dues à l'inconstance des cieux britanniques et à l'omniprésence de moustiques et autres insectes perturbateurs. On ne saurait oublier les épreuves de Millais en Écosse ou de l'expédition Hunt-Rossetti à Knole-Park, d'où Gabriel écrit hargneusement à Tupper que « le froid ici est terrible quand il ne pleut pas et puis, quand il pleut, c'est la pluie qui est terrible» Le contact agonistique avec une nature qu'on veut explicitement posséder, est souvent amer, comme en témoignent les plaintes de Ford Madox Brown, qui, conscient de ses limites, s'exclame avec un mélange de désespoir et de dépit: «Mieux vaut être poète! Mieux encore, un simple amoureux de la Nature qui ne rêve pas de la posséder » De ce culte pointilleux et tourmenté, les modèles font aussi les frais. Ford Madox Brown raconte, à propos de son célèbre tableau, The Last of England, que sa femme, Emma, vient en 1853 « poser pour [lui] par le temps le plus inhumain. Cette œuvre représentant une scène en extérieur sans soleil, [il y travaillait] essentiellement en plein air quand la neige couvrait le sol ». Et tout le monde connaît le sort peu enviable fait à l'infortunée Élizabeth Siddall, posant stoïquement, des heures durant, dans une baignoire emplie d'eau glaciale. Séance exemplaire que le fils de Millais relate en ces termes : «Miss Siddal fut mise à rude épreuve alors qu'elle servait de modèle pour Ophélie. De façon à ce que l'artiste puisse obtenir le déploiement correct des vêtements dans l'eau et 53. HUNT — op. cit., vol. 1, p. 125. 54. RUSKIN — Works, IV, p. 137. 55. Ibid., p. 138. 56. ROSSETTI D.G. — Letters, vol. 1, p. 95. 57. ROSSETTI W.M. — Pre-Raphaelite Diaries & Letters, p. 189 (21 août 1855), 1900. 58. Ibid., p. 112. l'atmosphère ainsi que les effets aquatiques exacts, elle dut rester allongée dans une grande baignoire remplie d'eau, tenue à une température constante par des lampes qu'on avait disposées au dessous. Un jour, le tableau étant presque achevé, les lampes s'éteignirent, à l'insu de l'artiste, si profondément absorbé par sa tâche qu'il ne songeait à rien d'autre. La pauvre fut ainsi tenue flottante dans l'eau froide jusqu'à en être complètement engourdie. Elle ne s'en était [...] jamais plainte, mais le résultat fut qu'elle contracta un sérieux refroi- dissement et son père [...] écrivit à Millais, en menaçant de le poursuivre en justice pour exiger cinquante livres de dommages pour réparer sa négligence. Finalement l'affaire se solda par un compromis satisfaisant. Millais paya la note de frais du médecin et Miss Siddal, promptement remise, ne souffrit pas outre mesure de son bain froid. » La première femme de Hunt subit un martyre analogue (mais fatal) quand, malade et enceinte, elle pose pour Isabella and the Pot of Basil. Reconnaissons que les femmes ne sont pas les seules victimes de ce zèle maniaque. Les chèvres que Hunt sacrifie à l'accomplissement sinistrement ironique de son célèbre Scapegoat et les tristes veaux en passe de strangulation que Rossetti torture pour une œuvre qu'il ne termine d'ailleurs jamais, Found, sont connus, au même titre que les enfants recrutés pour servir de modèles aux anges de The Girlhood et que Rossetti finit par faire hurler de terreur. Fort heureusement, l'effort naturaliste des Préraphaé- lites s'étend plus souvent encore aux choses. Le mur du cimetière de Chiswick dans Found ou les fleurs d' (qui serviront à un cours de botanique) sont des illustrations fameuses de la fidélité sourcilleuse de la Confrérie à la « Nature » qui tend, comme on l'a maintes fois souligné, à l'hyperréalisme, tant le détail rivalise avec l'ensemble. Cette hantise du parfait, Hunt la pousse, lui, jusqu'au surréalisme. À noter que ce perfectionnisme pictural est censé trouver son pendant logique dans la poésie préraphaélite dont William Michaël Rossetti explique que : « l'idée-maîtresse [...] consistait à appliquer à l'écriture poétique les principes de strict réalisme et de vraisemblance dans le détail que les Préraphaélites respectaient dans leurs tableaux.

Retour à la « nature humaine » La stratégie du retour comporte un troisième volet, car les Préraphaélites entendent revenir (par delà le réalisme anatomique) à la «nature humaine», c'est-à-dire à la psychologie, au vécu des relations affectives, dont les toiles contemporaines, vouées au poncif d'une théâtra- lité douteuse, semblent fort peu se préoccuper. Hunt rappelle dans ses mémoires les conventions navrantes qui dominent la peinture au moment où se forme la Confrérie : «Des chevaliers, le sourcil froncé et l'œil fixe comme seuls savent le faire des figurants payés à l'heure, des personnages pieux, dont les larmes vitreuses coulent le long de leur joues révérencielles, des aubergistes toujours ronds et rubiconds, des paysans au teint inévi- tablement frais et rose, des bergères comme autant de fac-similés de jouets en porcelaine de Dresde, des couples domestiques toujours occupés à lire la Bible familiale à un cercle d'enfants des plus exemplaires. » La réorientation de l'épistémologie et de la fonction de la peinture par les Préraphaélites est une révolution idéologique radicale. En se faisant les apôtres d'un art pour tous, mis au 59. MILLAIS J.G. — The Life and Letters of Sir , vol. 1, p. 144, 1889. 60. Family Letters with a Memoir, vol. 2, p. 63. 61. HUNT — op. cit., vol. 1, p. 51. service de la diversité des êtres, ils prennent résolument position aux antipodes de l'esthé- tique classique. Ils s'inscrivent en revanche dans la mouvance scientifique d'une époque passionnée de phrénologie et de physiognomonie62, en voulant capter la mobilité (et le sens) de l'expression de chaque individu à un moment donné de son histoire. Hunt, lecteur assidu de Bell autant que de Ruskin63, rejette en conséquence le « type idéal » antique et le modèle académique en même temps que leur principal avatar dans la peinture de genre contempo- raine La lecture de Charles Bell — dont il recommande les ouvrages à Millais en 184865 — a dû être, comme le démontre fort à propos Julie F. Codell profondément détermi- nante. Deux courts passages complémentaires méritent d'être relevés dans The Anatomy and Philosophy of Expression as Connected with the Fine Arts Une observation d'abord, remettant en cause les conventions de la gestuelle classique : «Lorsqu'un homme serre le poing sous l'effet de la fureur, l'autre bras ne repose pas nécessairement, élégamment détendu » Une autre insistant sur le pouvoir révélateur de l'émotion : «Un visage qui d'ordinaire n'a rien de remarquable peut sous le choc de l'émotion devenir beau. C'est l'expression qui suscite l'affection et s'inscrit, agréablement ou désagréablement, dans le souvenir » Bell propose donc au peintre de s'attacher à l'étude scientifique et au rendu clinique de ces phénomènes en analysant, par exemple, les effets du chagrin sur une femme : «Imaginons les effets du chagrin sur une femme [...] (son corps) ploie, ses membres s'alanguissent, sans force, au point qu'elle respire à peine. mais pourquoi, par intervalles, lâche-t-elle un si long et profond soupir? Pourquoi son cou et sa gorge sont-ils saisis de convulsions? Qu'est-ce qui provoque ce gonflement et ce tremblement des lèvres, la pâleur mortelle du visage? Pourquoi sa main est-elle blême et froide comme la terre? Pourquoi, par intermittences, lorsque revient la douleur, la convulsion gagne-t-elle le corps tout entier pour simuler le paroxysme de la suffocation? » Dissection visuelle pour une sorte d'esthétique de la crispation. Ce sont des conseils que Hunt pour sa part n'oubliera plus. Quant à ses confrères, ils les suivent aussi, du moins au début. On ne peut manquer d'être frappé, en effet, par l'authenticité frémissante, presque douloureuse, qui émane des premiers figurants préraphaélites, malgré leur apparente raideur de novices. Peut-être cette sensation est-elle due au fait que les membres de la Confrérie se servent réciproquement de modèles. Faute de quoi payer des professionnels, mais aussi par choix. D'après William Michaël Rossetti, les signataires de la Confrérie communient alors 62. Dans la foulée des œuvres massives du pasteur zurichois Jean-Gaspard Lavater et du médecin alle- mand, F.G. Gall (auteur de la « théorie des bosses », fruit de ses travaux craniologiques et cranioscopiques). Cf. The Anatomy & Philosophy of Expression as Connected with the Fine Arts, le célèbre ouvrage de Charles Bell (auquel Ruskin se réfère dans Modern painters, vol. 2, part. 3). Parmi les travaux récents, voir en priorité COWLING, Tha Artist as Anthropologist, 1989. 63. HUNT — vol. 1, p. 100-101, 73. 64. HUNT — vol. 1, p. 86. 65. Stimulés par la lecture de Bell, Millais, puis Woolner vont faire examiner leur crâne par Donovan, le directeur de l'école de phrénologie fondée à Londres en 1840 (voir HUNT, vol. 1, p. 259). 66. CODELL J. — Expression over Beauty, in Victorian Studies, 255-290, Hiver 1986. 67. Édition de 1816. 68. BELL — op.cit., p. 8. 69. Ibid., p. 20. 70. Ibid, p. 88. dans un même dessein : « celui de capter par dessus tout l'expression [...] de la rendre aussi intense et réelle que possible, sans se préoccuper de la façon dont elle pourra être perçue, outrée, horrible, effrayante ou que sais-je d'autre encore» Pour cela, il faut plus que la disponibilité passive d'un modèle; il faut sa participation. Les tensions affectives complexes — certaines délibérées d'autres plus involontaires — dont les œuvres se chargent quand nos peintres se servent mutuellement de cobayes, expliquent d'après Albert Boime leur étrange magnétisme L'extraordinaire effort d'empathie auquel chaque artiste doit s'astreindre selon Ford Madox Brown, contribue sans conteste au caractère quasiment « implosif » de certaines toiles. Écoutons cet homme exigeant décrire l'ascèse mentale et les conditions requises pour l'élaboration d'un tableau historique : « Que l'artiste ne ménage ici ni son temps ni sa peine; qu'il s'efforce de dépasser ses capa- cités naturelles pour entrer dans la personnalité de chacun de ses acteurs, les étudier les uns après les autres, membre après membre, main après main, doigt après doigt, en notant la flexion de chaque articulation, la tension de chaque tendon, en cherchant la vérité à l'inté- rieur de lui-même et à l'extérieur dans la nature, afin d'éviter toute affectation et toute exagération dans l'espoir d'atteindre au pathétique et à la pureté du sentiment, avec patience et en toute simplicité du cœur. » C'est pourquoi dans cette période, l'ubiquité des acteurs du mouvement dérange et enchante à la fois. Dante Gabriel Rossetti tient souvent la vedette. Il est Rienzi dans le tableau de Hunt du même nom tandis que Millais et William Michaël posent pour les deux autres personnages principaux : au programme révolutionnaire explicite du sujet, contribuent ainsi plaisamment trois des membres fondateurs de la Confrérie. Gabriel figure encore, comme Chaucer, chez Madox Brown il est en outre le bouffon, Feste, dans l'œuvre de Deverell, inspirée de Twelfth Night, où l'artiste s'insère lui-même en prêtant ses traits au Duc Orsino, et où Liz Siddall fait sa première apparition : déguisée en page, elle incarne Viola. Deverell sert également de modèle pour Claudio dans Claudio and Isabella de Hunt, tandis que Liz devient sous le pinceau du même artiste la Sylvia de The Two Gent- lemen of Verona Millais pour sa part rassemble parenté, amis et connaissances dans Lorenzo and Isabella : William Michaël Rossetti prête en partie sa physionomie à Lorenzo; F.G. Stephens incarne l'inquiétant personnage de gauche qui tient un verre, Deverell assis sur sa gauche, tandis qu'on identifie sur le côté droit Rossetti tout au fond, buvant, et le père de Millais, un homme plus âgé, tenant une serviette; si l'on hésite à reconnaître Christina en 71. BELL — op. cit., p. 187. 72. STEIN R. — The Ritual of Interpretation, p. 128-130, 1975. 73. BOIME A. — Sources for Sir John Everett Millais'Christ in the House of His Parents, in Gazette des Beaux-Arts, 56, 78-79, 1975. 74. BROWN F.M. — On the Mechanism of a Historical Picture, in Germ 2, 71, Février 1850. 75. Titre « exhaustif » : Rienzi vowing to obtain justice for the death of his younger brother, slain in a skirmish between the Colonna and the Orsini factions. 76. Exposée en 1851 sous le titre interminable de: Geoffrey Chaucer reading the « Legend of Custance » to Edward III and his court at the palace of Sheen, on the anniversary of the Black prince 's forty-fith birthday. Deverell y figure aussi en page, W.M. Rossetti en troubadour, John Marshall en bouffon et la femme de Brown, Emma est la princesse. 77. Il s'agit de Valentine Rescuing Sylvia from Proteus qui illustre dans la scène 4 de l'Acte V, le moment où Valentin s'exclame : «Ruffian, let go that rude, un civil touch; thou friend of an ill- fashion ». la personne de la jeune fille qu'on voit à droite de ce dernier, l'identité du personnage féroce et grimaçant qui domine la composition au premier plan de son poing crispé et de sa jambe tendue est connue; il s'agirait d'un nommé Jack Harris. mais ce ne sont là que quelques exemples parmi de nombreux autres possibles. Plus important, toutefois, que l'identité des figurants nous semble le soin apporté au détail du langage du corps. Ainsi Millais tient dans Christ in the House of His Parents à étudier la musculature d'un véritable charpentier pour le rendu du bras de Joseph (même s'il donne à ce dernier la tête de son père). Il s'attache également à saisir ses personnages en mouvement, quitte à susciter chez le spectateur un sentiment de malaise. Pour cette raison peut-être, le corps tendu par la sollicitude, Marie et Joseph viennent encadrer en un équilibre instable, un Jésus dressé au centre, lui-même légèrement contorsionné pour recevoir le baiser rassurant de sa mère; de même l'apprenti à gauche se penche en avant comme pour mieux voir. Quant au jeune Jean-Baptiste, il s'approche de la droite, l'air concentré, en tenant précautionneuse- ment une coupe remplie d'eau dont il semble craindre de répandre le contenu. Brown sacrifie au même souci de « naturel » dans Chaucer at the Court of Edward III en créant l'impression d'une assistance passablement houleuse : des personnages chuchotent au premier plan; un autre a la bouche ouverte, un autre encore dans le plan moyen s'étire pour soulager les tensions d'une position assise trop prolongée ; un dernier enfin sur la droite s'est assoupi. Poussant la logique « réaliste » jusqu'au bout, il n'hésite pas à enregistrer des singu- larités physiques, de prime abord déplaisantes. Gaunt est gratifié d'un menton fuyant, indice de faiblesse, et Wickliff affligé de pieds disgracieux. Humaniser des personnages historiques abusivement magnifiés (ou édulcorés) par leurs prédécesseurs fait partie du programme préraphaélite, en vertu du principe démocratique que les « héros » ne sont pas différents des gens ordinaires. Brown semble avoir médité ce type de problématique bien avant ses cadets durant sa période de formation sur le conti- nent et il se joint à eux pour l'expliciter dans le Germ, la revue lancée par le groupe (dont il ne fait au demeurant jamais officiellement partie). Le projet d'ensemble, que nous venons d'ébaucher autour d'une remise en question de canons esthétiques sclérosés, vise donc à redéfinir la notion et les critères de la beauté. Charles Bell préconise une semblable révision depuis le début du siècle, notamment lorsqu'il prône les attraits de visages naturels dans ce passage capital : «N'est-il pas plus beau le tableau où l'anatomie est visible, la fragilité d'un visage rongé par le souci mise en évidence, l'arête d'un os frontal mise en valeur par la lumière, les veines dans leur course sur les tempes rendues perceptibles à l'instar des teintes délicate- ment transparentes de la peau ou des ombres portées flottantes de cheveux gris? » Ou quand il attire l'attention des artistes sur la profusion des signes qui distinguent les uns des autres les individus, jeunes ou vieux, masculins ou féminins, sains ou malades, vivants ou morts. En résumé, Bell propose à l'artiste de faire sienne la fameuse devise : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger ». Ni la souffrance, ni la maladie, ni la mort, ni même la laideur On conçoit que les Préraphaélites aient pu espérer, en répondant à l'appel 78. Brown étudie à Bruges sous Albert Gregorius, puis à Gand sous van Hansel et enfin sous Gustave, Baron Wappers à l'Académie d'Anvers (1837-39) avant de s'installer pour un temps à Paris (1840- 44)et partir plus tard pour l'Italie. 79. BELL — op. cit, p. 8 80. Ibid., p. 181. de Bell, atteindre ceux qu'ils mettent à l'honneur. Les gens «ordinaires», jusqu'ici exclus du monde réservé de l'art, ne devraient-ils pas spontanément déchiffrer un code qui s'enra- cine dans une langue commune ? Justice, Vérité, Vertu De plus, la peinture de ces jeunes artistes ne prétend-t-elle pas servir une cause juste? Le programme militant des Préraphaélites est à cet égard cohérent. Partis en guerre contre une pratique insipide et gratuite, reflet des goûts d'une minorité qu'ils condamnent, ils optent pour un contenu plutôt que pour un sujet. Leur objectif se résume en une formule lapidaire : «mettre l'art au service de la justice et de la vérité» Ils répondent ainsi aux vœux de Ruskin, leur maître à penser, qui estime que le devoir du peintre est indissociable de celui du prédicateur. Stephens, dans le numéro deux du Germ souligne que « les arts ont toujours été des guides moraux de la plus haute importance » et se campe, avec une juvénile emphase, en moralisateur puritain contre ce qu'il appelle : «La sensualité de l'esprit car la sensualité est une vilenie, qui répugne à la jeunesse et dégoûte dans la vieillesse, une déchéance en toutes occasions [...] Sans un cœur pur, rien ne saurait être fait qui soit digne de nous. » On croit entendre ici les accents hystériques d'Orchard que Hunt, pour sa part, ne renie jamais. Témoin ce passage de Pre-Raphaelitism and the Preraphaelite Brotherhood où la permanence du souci didactique, propre au Préraphaélitisme bon teint, est revendiquée plus pompeusement encore dans les dernières lignes de l'ouvrage : «L'art a pour objet, dans le culte d'une beauté sans fard, d'amener les hommes à distinguer entre ce qui, étant pur dans l'esprit, engendre la vertu, et ce qui, parade et pacotille, est source de la ruine d'une Nation ». Seddon confirme — si besoin était — cette tendance forcenée au prêche : « La plus haute vocation de l'art est de servir la religion et la pureté plutôt que les simples plaisirs animaux et la sensualité. C'est ce que les Préraphaélites sont réellement en train de faire à divers degrés, mais, plus que tout autre, Hunt qui se place à un niveau plus élevé que celui de la simple moralité. » Mais comme la citation précédente le sous-entend, tous les membres ou sympathisants du Préraphaélitisme ne souscrivent pas forcément à une telle conception de l'art, ou, en tout cas, pas pour longtemps. Les réflexions que Brown consigne dans son journal intime, tandis qu'il élabore en 1851 sa toile Pretty Baa Lambs, montrent que ce qui le préoccupe au premier chef, c'est l'étude de la luminosité, des effets de soleil sur les choses et les gens. Millais ne tarde pas non plus à s'écarter du didactisme prédicant de Hunt en concevant l'une de ses œuvres les plus envoûtantes, l'énigmatique Autumn Leaves de 1855. Une étape majeure Euphemia, la femme de Millais, note fort à propos dans son journal intime que : «Il désirait peindre un tableau plein de beauté et sans sujet». La solennité quasi liturgique 81. HUNT — op. cit., vol. 1, p. 172. 82. Germ, p. 63-64. 83. Ibid., p. 64. 84. HUNT — op. cit., vol. 2, p. 493. 85. SEDDON J.P. — Memoir & Letters of the late , Artist, p. 127, Londres, 1858. 86. Vide infra notre analyse de cette œuvre-charnière. de cette mise en scène, dont F.G. Stephens semble avoir été le seul à ressentir d'emblée l'exquise ferveur, relève pourtant encore de l'intensité mystique qui préside à la conception des premières œuvres de la Confrérie. On ne saurait trop souligner que les compositions les plus marquantes de cette période traduisent à son paroxysme l'atmosphère d'exaltation fiévreuse à la fois religieuse et affective dans laquelle nos néophytes travaillent et qu'illus- trent logiquement aussi, comme l'a fait observer Robin Ironside, la tension du dessin et la stridence des couleurs Or tous ces aspects sublimatoires procèdent des tendances puri- taines déjà relevées. Celles-ci expliquent du reste l'absence de toute tentative de représentation du nu dans la peinture de la première génération préraphaélite, qui s'intègre bien à cet égard dans ce que Kenneth Clark a joliment qualifié de : « the great frost of Victo- rian prudery. » Le nu « vêtu » ou « dévêtu » ? « Nude » or « naked » ? Si parmi leurs aînés, des peintres comme Etty, Mulready ou Watts pratiquent assidûment l'académie, la critique contemporaine n'est guère tendre pour ceux qui s'aventurent à exposer des toiles où figurent des hommes et des femmes nus, quels que soient les prétextes mythologiques invoqués. Les temps ont en effet changé depuis que Fuseli — néoclassique malgré lui, fasciné par la violence comme nombre de ses cadets romantiques — étalait sans vergogne à la Royal Academy des nus gigantesques et maniérés, hommes et femmes asso- ciés, tour à tour triomphants ou humiliés En France au début du siècle, Delacroix, Géricault, Vernet ou Boulanger ont beau s'emparer du Mazeppa de Byron pour le plaisir d'exhiber un beau corps nu masculin ligoté sur un cheval c'est un plaisir menacé, car le dix-neuvième va désormais privilégier le nu féminin. L'œuvre de Delacroix, qui s'acharne visiblement de préférence sur des corps de femmes en témoigne amplement. Tout comme celle d'Ingres au demeurant. Selon Margaret Walters il semble que ce soit bien autour de cette période que le terme de nu devient peu à peu synonyme de nu féminin. Comme si les hommes ne pouvaient plus supporter de se voir en costume d'Adam et cherchaient une réponse au trouble qu'ils éprouvent par rapport à leur propre corps dans celui de la femme. En Angleterre le problème est plus complexe encore. Songeons à la somptueuse et cruelle symphonie or et vermillon de Delacroix, La Mort de Sardanapale, également inspirée de Byron. Pivot de la lutte entre les classiques et les romantiques, exposée au Salon de 1827- 28, elle fait certes scandale et vaut à son auteur l'accusation (lancée par des Anglophobes comme Delécluze) d'être «Shakespearien». Paradoxalement, l'irruption en Angleterre au même moment d'une telle scénographie est totalement impensable : l'élan fiévreux des corps infléchis des concubines autour du lit-bûcher, jailli des rêveries érotiques du peintre, paraphrase d'une orgie sadique, y eût à coup sûr provoqué une insurrection; il suffit de songer à la censure qui frappe les toiles apocalyptiques, pourtant si édifiantes d'un Danby ou 87. The Crayon III, 324, Nov. 1856. 88. IRONSIDE R. — Pre-Raphaelite Painters, with a descriptive catalogue by John GERE, p. 13, 1948. 89. CLARK K. — The Nude, p. 150, 1956; 1960 Jeu de mot sur le nom du peintre Frost (« gel »). 90. Voir TOMORY P. — The Life & Art of Henry Fuseli, 1972 ou Gert SCHIFF, Füssli, 1980. 91. Le thème de Byron ( 1818) est traité d'abord par Géricault, puis par Delacroix en 1828, précédé par Vernet en 1825 et 1826 et bien d'autres artistes encore dont des musiciens (Hugo, Liszt, etc.). 92. The Nude Male, A Perspective, 1978. d'un Martin — « une inoubliable salade de corps moites » — alors que les rares nus qui y figurent (dérisoires par essence) ont souvent le bon goût d'être microscopiques. Plus incon- cevables encore en Albion — la patrie de l'anatomiste Stubbs pourtant — seraient sans doute les âpres dialogues qu'établit Géricault avec la chair mutilée de cadavres en décompo- sition. Qu'est-il donc arrivé au nu en Grande-Bretagne? Le nu blakien de toutes façons est resté marginal. Celui, plus éthéré — à la fois allégorique et maniériste — pratiqué par un disciple comme Calvert — est en voie de disparition. En Allemagne, il semble qu'une censure occulte analogue prévale après la mort d'Otto Runge Restent partout présents, les succédanés du nu classique. Or même dans ce domaine, comparé au nu français, le nu anglais reste bien sage. Quelques exceptions dans ce morne panorama : le nu délicatement érotique (mais accep- table) dont joue Maclise dans The Origin of the Harp 95 en 1842, et les nus audacieusement « modernes » que cumule William Etty. Beaucoup plus ouvertement sensuels, ils sont vus d'un très mauvais œil, mais l'artiste n'en a cure car le nu est sa seule et unique raison de vivre. Dans son journal le 9 juin 1849, Leslie — tout en nous livrant quelques indications précieuses sur les préventions esthétiques de l'époque — nous décrit avec sa tolérance habi- tuelle le bonheur du vieux maître entouré de ses « filles » (ses tableaux) rassemblées pour une rétrospective sur les murs de l'Adelphi : des nus dont il précise qu'ils sont plus chastes que les visages des jeunes filles vêtues de Greuze, quand bien même ses sujets seraient « aussi peu recommandables que ceux retenus par Titien, Corrège ou Rubens » (sic).Après quoi, il le met au rang des grands coloristes, rares dans une tradition académique britannique encore dominée par Lawrence. Anecdote célèbre : il rapporte aussi à propos d'Etty que ce grand passionné aurait été prêt à renoncer à son titre de ARA de crainte d'être exclu de la Classe du Nu, qu'abrite alors le poivrier — « the pepper-pot » — c'est-à-dire la coupole de la National Gallery où la Royal Academy réside jusqu'à son transfert en 1867 à Burlington House En vérité, méthodiste pratiquant qui, à la fin de sa vie, glisse vers le Catholicisme, Etty est convaincu de ce que le nu féminin est la quintessence du beau et du bon réunis. D'où la vocation qu'il nous décrit dans son autobiographie : «Convaincu de ce que la plus belle œuvre de Dieu, c'est LA FEMME, et que toute la beauté humaine s'y trouve concentrée, j'ai résolu de me consacrer à peindre, non point le produit du marchand de nouveautés ou de la modiste, mais la création divine la plus glorieuse... 97 » On soupçonne cet homme timide et notoirement disgracieux qui vit avec sa mère, sans jamais se marier, de satisfaire — faisant ainsi coup double — le voyeurisme de ses clients

93. PEARSALL, op. cit, p. 20. 94. Blake, dont les nus sont des reconstructions de souvenirs esthétiques laissés par des gravures gothi- ques, des gravures d'après Michel-Ange, parlait avec mépris de l'illusoire Déesse Nature, et détestait dessiner d'après le modèle vivant. Calvert est sur ce terrain son successeur le plus éloquent (voir la jeune fille callipyge qui figure de dos dans The Bride ou dans The Primitive City. Pour Otto Runge, voir le nu maniériste qui figure dans Le Grand Matin in (cf. Rudolf M. BISANZ, German Romanticism & Philip Otto Runge, 1970). 95. Cat. Daniel Maclise (1806-1870), 1972, n° 79. 96. LESLIE — op. cit., vol. 1, ch. IX. 97. William Etty (1787-1849) consigne cette profession de foi dans la brève autobiographie qu'il rédige en 1849 (cf. Dennis FARR, William Etty, p. 52-63, 1958). (surtout des nouveaux riches) et le sien propre tout en se garantissant des revenus confortables Etty compte parmi ses plus fidèles commanditaires un dénommé Joseph Gillot qui fait fortune dans la production en masse du bec de plume et un certain Daniel Grant, industriel de Manchester qui s'approprie Samson and Delilah ainsi que The Sirens. Rien de surprenant, à la réflexion. Les sujets classiques peuvent de prime abord paraître caducs pour des bourgeois qui n'ont souvent de l'Antiquité qu'une connaissance approxima- tive. Ainsi des artistes comme Daumier en France ou des journaux satiriques comme Punch en Angleterre, ont-ils beau jeu de les tourner en dérision, mais pour des parvenus en quête de légitimité, quelle aubaine, et quelle jouissance en prime ! Leur porte-parole le plus éloquent pourrait être Thackeray. Ce dernier, on l'a vu, se déclare insensible au nu néoclas- sique qu'il juge inhumain mais il n'est pas moins hostile au nu renaissant ou baroque qui ont le tort, en ce qui le concerne, de l'affecter trop profondément. Seulement, tout en refu- sant les catégories normatives de la hiérarchie des genres, il s'avoue sensible à la chair des nus d'Etty et se laisse aller au lyrisme (teinté de chauvinisme) que lui inspire la couleur d'une toile mythologique de 1840 où figure une Vénus «britannique» dont la carnation — « beautiful English flesh and blood » — éclipse le charme « italien » des modèles de Titien En glorifiant le chantre obstiné du nu, Thackeray sait qu'il risque d'indisposer la majorité (de plus en plus soupçonneuse) de ses lecteurs probables et du public de la Royal Academy. Le malheureux Etty a beau se défendre en disant que : « Les gens peuvent me juger lascif mais je n'ai jamais peint avec une intention lascive » la sensualité qui émane de ses toiles est reconnue par tous et vilipendée. Jusqu'à Thackeray qui décrète sa Sleeping Nymph «nue au point de ne pouvoir s'offrir au regard des visiteurs respectables d'une exposition 104 Cependant que le critique du Spectator, inflige au tableau intitulé The Sirens and Ulysses ce commentaire au vitriol : « une écœurante alliance de volupté et de révoltante putridité — éclatante par la couleur et admirable dans l'exécution mais conçue dans le pire des goûts » Thackeray ne nie pas les qualités incendiaires d'Etty dont certaines toiles lui laissent, selon sa propre expression, les yeux incandescents : — « eyes on fire », il déplore une épisodique vulgarité, mais il est suffisamment honnête (et esthète) pour exalter les mérites d'une palette et d'une « pâte » que d'aucuns — les plus perspicaces — ont rappro- chées de celles de Titien ou de Rubens.

98. Ce que commente un confrère, peu charitable, Thomas Uwins : « the old nobility and landed proprietors are gone out. Their place is supplied by railroad speculators, iron mine men, and grinders from Sheffield, etc., Liverpool and Manchester merchants and traders... The voluptuous character of Etty's work suits the degree of moral and mental intelligence of these people, and therefore his success. in GAUNT & F. Gordon RAE, Etty and the Nude, 1943, p. 22. 99. Voir MAAS — op. cit., p. 164. 100. Dans le Charivari par exemple (décembre 1841 à Janvier 1843). 101. «It carries corporeal beauty to a pitch of painful perfection, and deifies the body and bones truly; but, by dint of sheer beauty, it leaves humanity altogether inhuman - quite heartless and passionless ». Cité par FISHER, in op. cit., p. 70. 102. THACKERAY — op. cit., p. 157 : « the body of Venus, and indeed the whole picture is a perfect miracle of colour. Titian may have painted Italian flesh equally well, but he never, I think, could surpass the skill of Mr. Etty. The trunk of this voluptuous Venus is the most astonishing representation of beautiful English flesh and blood painted in the grandest and broadest style » ! 103. FARR — op. cit., p. 106-107. 104. THACKERAY — op. cit., p. 118. 105. The Spectator, 6 mai 1837. Peter Gay nous invite toutefois à ne pas exagérer la portée de la censure à l'époque victo- rienne. Il insiste notamment sur l'ubiquité — pédagogique selon lui — du nu qui s'affiche partout sous forme de statues plus ou moins décoratives, mais en l'occurrence il s'agit de nus idéalisés à la manière de Prud'hon ou de Canova. Encore que — Gay a raison de le souligner — ces derniers soient alors perçus comme éminemment érotiques. Les réactions de Dickens ou de Wordsworth de Heine ou de Flaubert, en font foi Lors de l'exposition de 1851, les allégories sagement hypocrites d'un Hiram Powers sortent sans trop souffrir des griffes de Mrs Grundy. Il n'en va pas de même pour les nus masculins rassemblés en 1854 dans le Crystal Palace reconstruit qui connaissent bien des avanies (au grand dam d'Owen Jones et de Digby Wyatt), à la suite des pressions exercées par un groupe qui signe : « 13 eminent persons » ! Cela tendrait à prouver que le nu féminin (quelque peu retouché) soulève au fond moins de problèmes que le nu masculin. N'est-ce pas déjà en soi révélateur? Que demandent en effet les distingués signataires? «Nous n'exigeons que peu de chose [...] le retrait des parties qui « dans la vie » devraient être cachées » et « nous souhaitons par ailleurs le retour à la feuille de vigne traditionnelle » C'est indéniable, tout ce qui évoque de façon trop concrète la sexualité et l'animalité dans l'homme fait peur. Mulready qui manifeste une prédi- lection presque égale à celle d'Etty pour le nu, a compris que l'hypocrisie ou pour employer un terme moins moral, la «distanciation» est de rigueur puisqu'il déclare que «la beauté et l'innocence féminine se doivent d'être [...] furtivement excitantes » Il ne suffit pas, en effet, de respecter en tous points les lois qu'impose la doctrine académique du sujet mytholo- gique (ou exotique) que résume en 1858 The Saturday Review en décrétant que « une Grace, une Nymphe ou une Vénus [...] est toujours [...] un être de convention, que nous n'associons qu'avec les galeries de peinture » —, il faut encore savoir calculer le seuil de tolérance des Tartuffes dangereux qui patrouillent dans les expositions Qu'il s'agisse d'une synthèse périlleuse ressort des conseils embrouillés que Mulready adresse à ses étudiants : «... Je devrais aussi préciser aux étudiants [...] récemment entrés dans la Classe de Nu de ne pas se laisser dominer complètement par le souvenir de la pureté des formes de l'art antique, lorsqu'ils ont le modèle sous les yeux, mais de penser aux différences [...] Je pour- rais, si l'étudiant était vraiment très intelligent, lui indiquer jusqu'à quel point il peut aller dans le traitement d'une figure du type d'Apollon, en penchant peut-être un peu plus que ne l'a fait le modèle vers l'Apollon Belvedere. Etc. » Quoi qu'il en soit, il semble que cet artiste ait trouvé la formule magique puisque la reine Victoria en personne est sa plus fervente admiratrice. Alors qu'on essaie d'éviter en 1853 à

106. GAY — The Bourgeois Experience, Victoria to Freud, Education of the Senses, vol. 1, p. 380, 381- 382, OUP, 1984. 107. Voir E. GEORGE in The Life and Death of Benjamin Robert Haydon (1786-1846), p. 138-139, OUP, 1948. 108. Ibid., p. 381-2. 109. Sur l'œuvre et les théories de ce sculpteur américain, voir REYNOLDS D.M. — "The Unveiled Soul" : Hiram Powers's Embodiment of the Idéal, in The Art Bulletin, p. 394-413, 1977. 110. Cité par Patrick BEAVER — The Crystal Palace, 1851-1936, A Portrait of Victorian Enterprise, p. 96, 1970. 111. HELENIAK — op. cit., p. 149. 112. Holy well-Street Revived, in Saturday Review VI, 180, 21 août 1858. 113. HELENIAK — op. cit., p. 149. 114. BORZELLO in The Artist's Model, p. 71, 1982. Gore House qu'elle se trouve nez à nez avec des dessins de nus de Mulready, elle passe outre et, non contente de s'extasier sur eux, les fait voir à ses... enfants. Après quoi, elle et Albert vont inclure des nus masculins et féminins dans les cadeaux qu'ils ont pour coutume d'échanger Le couple royal fait ici preuve d'un beau discernement, en regard des qualités très spécifiques du métier mulreadien, particulièrement sensibles dans le traitement soigné et délicat des chairs de ses dessins, craies et sanguines Sensible, il s'inquiète par ailleurs des effets moraux dévastateurs que la pose peut avoir sur les modèles dont il souhaite protéger à la fois la vertu et l'innocence 117 Chose curieuse, Thackeray qui se donne volon- tiers des allures de cynique est profondément choqué par la vulgarité du comportement des artistes et des modèles qu'il côtoie lors de ses séjours parisiens. La conclusion à l'emporte - pièce qu'il en tire — « Rien d'étonnant à ce que les Français soient de si mauvais peintres » — révèle à quel point la morale fait désormais partie intégrante du système de pensée victorien. En Angleterre, à l'évidence, les mœurs ne sauraient être aussi dissolues. Mulready en est la preuve vivante. Véritable père pour ses modèles, il est aussi un professeur dévoué qui compte un temps au nombre de ses étudiants le prude William Holman Hunt. Les travaux raides et froids de ce dernier ne font cependant guère honneur à la douceur exquise du modelé d'un maître qui se donne pour règle de prêcher par l'exemple. Pour conclure, il y aurait donc un nu acceptable? Il semble au fond que non, car les sujets de Sa Gracieuse Majesté ne partagent pas nécessairement le point de vue de leur souveraine et encore moins celui du Prince Consort. Pour Ruskin, les toiles de Mulready sont « abominables » — et leur auteur gratifié des aimables épithètes de « dégradé et bestial » ! Superbement illogique comme il sait l'être parfois, l'apôtre de l'étude sur le motif juge l'enseignement dispensé à la Royal Academy dans ce domaine parfaitement superflu et sans doute même scandaleux, dans la mesure où l'accès à l'étude du nu est traditionnellement considéré comme l'aboutissement, et donc le sommet, de la formation d'un artiste. Notons au passage que la Royal Academy a pris les devants en recrutant des modèles féminins dès 1769 alors qu'en France il faut attendre pour cela l'arrivée d'Ingres. Quand on jette incidemment un coup d'œil à ce qui se passe dans le monde artistique français durant la période de gestation qui nous intéresse, on peut remarquer d'étonnants parallèles. En dépit de la prééminence incontestable des thèmes classiques tirés de l'histoire et de la mythologie grecque ou romaine qui, à eux seuls, rendent l'étude du nu indispen- sable, en dépit des vogues romantique et orientaliste, tout aussi friandes de nus, d'autres aspirations s'ébauchent; formulées par des spécialistes contemporains d'art chrétien comme Victor Didron ou H. Grimouart de Saint-Laurent qui s'insurgent à peu près au même

115. HELENIAK — op. cit., p. 154. 116. « These human figures, often slightly idealized, were drawn over and over again, in different poses, in different lights, not only at the Academy's Life School but also, during the 1850s and 1860s, at the Kensington Life Academy, an informal academy which met three evenings a week in Kensington » [... ]Ibid., p. 153-4 117. Ibid., p. 158. 118. THACKERAY — Letters, vol. 1, p. 153. 119. HELENIAK — op cit., p. 153. 120. DIDRON V. — Paganisme dans l'Art Chrétien, in Annales Archéologiques publiées par Didron Ainé, Librairie Archéologique de Victor Didron, janvier-février 1852. 121. H. Grimouard de Saint-Laurent, «Du Nu dans l'Art Chrétien», Revue de l'Art Chrétien, Paris, 1859, Tome troisième, Librairie de Ch. Blériot (4 articles). moment que les Préraphaélites contre les « ravages » de la Renaissance. Didron en particu- lier note avec sévérité que : «... tout l'art de cette époque nous prouve qu'on savait à fond les joyeuses fredaines de Jupiter et d'Apollon, les escapades risquées de Vénus et des nymphes et qu'on ignorait ou qu'on prisait fort peu les actions de nos grands saints. [...] Cette éducation, cette vie païenne, qui a sa plus grosse source au XVI siècle, n'a cessé de couler jusqu'au XIX siècle; aujourd'hui encore, sauf de bien rares exceptions, tous les pays et tous les hommes de l'Europe sont un peu païens. » Or, précisément parce qu'ils souhaitent voir renaître un art authentiquement chrétien, ces hommes s'attellent à l'étude du problème du nu et définissent des théories assez semblables à celles qu'échafaudent dans le même temps (avec autant, sinon plus d'embarras) certains des peintres que nous connaissons déjà, tel John Rogers Herbert. Voici d'abord ce que décrète dans sa prose laborieuse H. Grimouard de Saint-Laurent : «Toute nudité complète dans les adultes doit toujours être proscrite de l'art Chrétien, comme peu modeste, comme notoirement dangereuse, comme ne tenant pas assez de compte de la fragilité humaine. Aucune raison valable ne la réclame jamais même dans les enfants; et aux mêmes titres, quoique d'un moindre degré, on ne devrait jamais non plus se la permettre, en les représentant. Toute nudité partielle qui n'est pas commandée par le sujet doit être évitée comme n'étant pas assez chaste, comme pouvant facilement dégénérer en des abus plus graves, comme suspectée de se rattacher à quelque mauvais penchant, tout au moins comme inutile au point de vue moral et religieux, comme de nature à détourner l'art de ses nobles aspirations, comme contraire aux habitudes des gens bien élevés dans la réalité de la vie. » On ne s'étonnera pas de voir Herbert faire chorus avec les détracteurs du nu de part et d'autre de la Manche et rejoindre le camp des bonnes âmes, qui prétendent de plus sauver de la perdition des modèles séduits par le simple appât du gain. Or le métier de modèle peut, toutes proportions gardées, être lucratif; les deux premières femmes à avoir été engagées touchent ainsi une demi-guinée par séance. Les Académiciens sont d'emblée assaillis par les scrupules que vont exprimer avec plus d'insistance leurs successeurs. L'équation modèle- prostituée est d'ores et déjà posée; les sommes d'argent versées aux « malheureuses », impli- citement censées représenter le prix de leur pudeur et peut-être même de leur vertu perdues. La présence de ces femmes semble avoir été pour quelques-uns une source de tourments, physiques et moraux, réels. Dans l'espoir d'éviter les situations délicates ou les incidents (qui ne manquent pas de se produire), les règlements sont très stricts et un académicien responsable veille à ce qu'ils soient respectés. Ainsi, les étudiants de moins de vingt ans (à moins d'être mariés) sont exclus de la Classe du Nu où le silence est de rigueur et tout contact avec le modèle (qui reste anonyme) proscrit. Quant aux places, elles sont distribuées par tirage au sort. Des améliorations dont on peut lire le détail dans les procès-verbaux des réunions du Conseil de l'Académie, sont peu à peu apportées pour assurer des conditions de travail moins épui- santes aux modèles (et à leurs étudiants). Autour de 1830, un tapis est installé et une lampe allumée durant le temps de pose du modèle auquel depuis 1829 on fournit deux robes de 122. DIDRON — op. cit., p. 315. 123. GRIMOUARD de SAINT LAURENT — op. cit., p. 189 (1 article). chambre de flanelle; on cherche autour de 1838 à trouver un système de chauffage idéal qui évite aux uns de grelotter et aux autres d'étouffer William Etty, on s'en doute, est le prin- cipal artisan de tous ces aménagements. Après qu'on lui eut demandé des conseils en 1837, il propose, entre autres, de remédier au système d'aération, multipliant les procédés plus ou moins ingénieux pour faciliter la pose du modèle Eût-on envisagé la solution préconisée en 1863 par John Rogers Herbert, que tous les problèmes soulevés par l'emploi des femmes eussent été caducs. Il suggère en effet tout bonnement d'exclure l'étude du nu féminin du cursus de l'Académie Une bonne frange du public britannique y souscrit pleinement. Le Times recevra un abondant courrier de Saints Georges d'occasion, ressassant le « triste » sort des modèles, exigeant la fin de leur «esclavage». Cette campagne sourde mais obstinée culmine vers la fin du siècle, en 1885, avec une série d'articles portant le titre idoine de «Seeking and Saving». Son porte-parole le plus éloquent : John Calcott Horsley. L'Acadé- micien rédige cette année-là un discours intitulé «La Religion et l'Art» qu'il adresse à un congrès ecclésiastique rassemblé à Portsmouth Etty a dû se retourner dans sa tombe mais il aura pu se consoler du surnom — « Clothes Horsley » — dont on affuble bientôt son confrère, avant que Whistler ne s'amuse à faire le calembour bien connu : « Horsley soit qui mal y pense ». Quarante années se seront écoulées depuis la mort d'Etty en 1849. Si le retour du balancier ne s'est pas encore complètement effectué, le peintre est soudain réhabilité en même temps que son sujet et sa «manière» lorsqu'en 1889 Gilbert Hamerton lui rend ce simple hommage : « il n'était pas un peintre de la pensée, mais celui de la beauté physique, celle que le nu rend la plus visible, ce qui suffisait à justifier son art » On comprend dès lors pourquoi il ne saurait être question au moment où la Confrérie se forme, de suivre l'exemple d'Etty. John Everett Millais ne cache pas pour autant la vénéra- tion que le vieux maître, trop tôt disparu, lui inspire. D'autres artistes restent visiblement sous son emprise : G.F. Watts, Edward Frost (l'un de ses protégés) Alfred Woolmer ou Alfred Stevens. Veillons cependant à ne pas déduire de leur abstention collective que l'éro- tisme est lettre morte pour tous nos jeunes aspirants. L'extase qui frappe Dante Gabriel au Louvre devant Le Concert Champêtre de Giorgione ou, plus encore, devant la mise en scène qu'Ingres organise autour de Roger délivrant Angélique n'a rien de particulièrement mystique à moins qu'on ne déplace ce terme vers l'acception plus vaste de «la mystique féminine». Plusieurs des éléments qui caractérisent la belle enchaînée d'Ingres coïncident avec les maniérismes rossettiens à venir : le plus frappant est sans conteste l'élongation du cou comme « lourde de sanglots refoulés ou de râles retenus » dont il gratifie bientôt systé- matiquement ses héroïnes hyperthyroïdiennes. Un fait demeure : rien dans sa production ou dans celle de ses camarades ne prépare la seule véritable révolution dans le traitement du nu, après les simples provocations des Baigneuses de Courbet. Il s'agit évidemment de celle qu'opère Manet avec une inso- lence tranquille en adressant des clins d'œil à Giorgione puis à Goya lorsqu'il conçoit en 124. BORZELLO — op cit. p. 22. 125. Ibid., p. 22-23. « Alongside the development of the life class went the development of life class paraphernalia. A throne to stand or sit on. Blocks for the heel to rest on while the model posed on the ball of the foot. Long sticks to place their hands on when reproducing the pose of a classical statue. Ropes to hold on when the pose demanded the hands be held above the head. » 126. Ibid., p.85 (Position of the Royal Academy in relation to the Fine Arts, § 4853). 127. Ibid., p. 77-78. 128. HAMERTON G. — Etty, in Portfolio Papers, p. 83-84, 1889. Qui d'autre que Ruskin, reconnu dès 1851 comme l'arbitre du goût de ce qui allait devenir l'ère victorienne, aurait osé parier sur la valeur et l'avenir d'un groupe de jeunes peintres écervelés et frondeurs qui s'octroyè- rent - à tort ou à raison - le titre provoquant de « Confrérie Préraphaélite » ? La critique de l'époque n'appréciait ni leur manière de peindre et de traiter les motifs, ni surtout le type de « beauté » que Rossetti, Hunt, Millais et les autres imposè- rent finalement à leurs contemporains, habitués aux avatars des modèles académiques de Reynolds et de ses émules au sein de l'Académie Royale britannique. Pourtant, moins de quarante ans plus tard, alors que les premiers signataires du pacte préra- phaélite s'étaient dispersés pour suivre des carrières personnelles, le Préraphaélitisme avec Sir Edward Burne-Jones comme chef de file triomphait en Europe et ailleurs pour la plus grande gloire de l'art britannique. C'est la trajectoire socio-esthétique, paradoxale en appa- rence, d'une révolte devenue l'instrument d'une « apothéose nationale », que cet ouvrage se propose de suivre en prenant pour points de repère les conflits qui se cristallisèrent autour de la femme.

Danielle Bruckmuller-Genlot, professeur à l'université des sciences humaines de Strasbourg, à consacré son Doctorat d'État aux Genèses et Gestions des Images Féminines Préraphaélites. Ce livre reprend sa thèse et s'inscrit dans une longue série d'articles et de conférences sur la production protéiforme d'une « école » qui occupe une place très singu- lière dans l'histoire de l'art occidental. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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