CHRONIQUES Ian Bernhardt Les Sud-Alrlcains blancs et l'apartheid

epuis que le président F. W. De Klerk a engagé l'Afrique du Sud sur une voie nouvelle, en février 1990, il devient de plus en plus à la mode, pour les Sud-Africains blancs, de s'opposer à l'apartheid. Même la monolithique Eglise réformée hol­ landaise, qui jusqu'alors, pour légitimer cette politique, appelait la théologie à la rescousse, a Un reconnu publiquement, dans la deuxième adversaire de l'apartheid semaine de novembre, qu'elle constituait un péché, la dénonçant comme un mal, contraire à la volonté du Tout-Puissant. C'est l'occasion, me semble-t-il, de rappeler que, durant presque quarante ans, la grande majorité des Blancs d'Afrique du Sud, ainsi que ceux qui, dans les communautés métisse, africaine et indienne ont accepté de coopérer avec eux, a tiré un profit important de ce système inique. Je revendique l'honneur d'avoir été, tout au long de ma vie, un adversaire de l'apartheid, et je crois que ce que j'ai vécu porte témoignage de cette terrible période. Bien que je sois né en 1930 à Windhoek, l'actuelle capitale de la Namibie, et que ma famille ait déménagé à Johannesburg en 1937, ce n'est qu'à l'âge de quinze ans que je fis la découvertedes Noirs. Même lorsque j'évoque sous ma plume des images de la Windhoek de mon enfance, tous les gens dont je me souviens sont des Blancs. Puis notre famille alla s'installer à Johannesburg, et, de toutes mes années de premier cycle, je ne revois que très peu de visages noirs, à l'exception de ceux d'une série de nounous et de jardiniers. Tous les autres sont des Blancs, sauf l'Indien,

204 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1991 LETIRE D'AFRIQUE DU SUD auquel on donnait le nom de Sammy, qui livrait des fruits et des légumes avec un vieux camion à la peinture verte qui s'écaillait. En 1944, un prêtre anglais aux yeux perçants, long comme une baguette de fusil - le père - vint dans notre école parler à un public en grande partie indifférent de la mission de Sophiatown dirigée par son ordre, la communauté de la Résurrection. Sur plus de 200 jeunes privilégiés fréquentant la Highlands North High School - entièrement réservée aux Blancs -, nous fûmes deux à répon­ Une visitequi change dre à une invitation à aller visiter la mission. Je ne lavie me rappelle pas qui arpenta avec moi les chaus­ sées grouillantes de monde de Sophiatown, où se bousculaient, en ce jour d'été brûlant, des peaux brunes, jaunes et noires ; mais ce trajet changea ma vie pour toujours. Depuis ce moment, ma mémoire est enrichie des rires et des larmes, des blasphèmes et des ivresses, des fureurs et des amitiés que je rencontrai sur cette route. La première leçon que j'appris de mes nouveaux amis fut que les hommes et les femmes noirs n'étaient pas de simples "gars", ou des "filles" - termes dont usaient communément mes parents, leur famille et leurs amis, quand ils s'adressaient à eux. Les quatre années suivantes, j'enseignai l'anglais, en cours du soir, à des hommes dont chacun avait l'âge d'être mon grand-père. J'entrai à Hashomer Hatsaïr, un mouvement de jeunesse sioniste qui militait en faveur d'un Etat binational - juif et arabe - de part et d'autre du Jourdain. Je devins délégué de la coordination lycéenne pour les services de la communauté auprès du Conseil de la jeunesse progressiste, où je subis l'influence d'Ishmail Meer. C'était un dirigeant du Mouvement du congrès indien, qui, plus tard, devenu avocat, fut obligé de s'installer dans un secteur rural du Natal, la politique répressive du

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gouvernement lui interdisant d'exercer sa profession dans les villes. C'est là que je fis aussi la rencontre de Ruth First, l'une des femmes les plus intelligentes qu'il m'ait été donné de connaître, assez intimidante, mais pleine d'indulgence pour mes naïvetés, à cause de mon allant. Elle épousa par la suite joe Slovo, qui dirige aujourd'hui le parti communiste d'Afrique du Sud, et connut une mort cruelle et absurde en ouvrant un colis piégé que lui avaient envoyé les services secrets de l'Etat sud-africain. Je quittai l'école en 1946 et fis l'expérience d'un peu moins de deux ans de vie universitaire avant Dès 1948, que le parti national n'arrive au pouvoir en 1948, l'effrayant système de et qu'il ne se mette, avec une accablante l'apartheid promptitude, à construire l'effrayant système de l'apartheid. Pendant ma dernière année de lycée, je participai aux activités du Club international, situé dans la cité de Johannesburg, et fréquenté par des gens de couleur. Nous avions alors un membre du conseil municipal de Johannesburg qui était communiste. Il y avait en ville de merveilleuses librairies radicales où l'on pouvait se procurer la Partisan Review, Masses and Main Stream, de la propagande politique en provenance d'Union soviétique, les romans d'Henry Miller, et même des exemplaires de Men Only, avec. ses discrètes photos de nus, en noir et blanc. On allait, bientôt, nous interdire tout cela, sous peine d'amendes, et parfois d'emprisonnement. De ce jour jusqu'à une date toute récente, un système répressif de censure nous a empêchés de voir la plupart des chefs-d'œuvre du cinéma moderne, de lire une grande partie de la littéra­ ture contemporaine, l'essentiel de ce qui s'est écrit à gauche ; aujourd'hui encore, Playboy et Penthouse sont confisqués dans les valises de ceux qui viennent visiter ce pays. La destruction du système d'éducation en faveur des Noirs d'Afrique du Sud - système qui

206 LETIRE D'AFRIQUE DU SUD promettait beaucoup - fut l'un des éléments les plus anciens, les plus stupides, les plus durables de la déplorable législation mise en place par le La prétendue parti national - et probablement aussi celui qui se infériorité des révéla le plus nuisible. J'eus la chance de suivre Noirs, les cours de l'université de Witwatersrand avant intellectuellement que l'on n'interdise - pour des décennies - aux étudiants noirs de s'y inscrire. A Witwatersrand, je pus personnellement prendre la mesure du mythe de la prétendue infériorité des capacités cérébrales des Noirs. Un jeune homme venant de Sophiatown, en particulier, se montrait infiniment meilleur que je ne l'étais en sciences économiques. Je rencontrai là beaucoup de Noirs qui sont devenus des amis pour la vie. Quand je repense aux jours que j'ai passés à l'université, j'ai du mal à réaliser que 1947 et 1948 étaient les années de l'immédiate après-guerre. A plus de 9 000 kilomètres du théâtre du conflit, je me liai aux jeunes Sud-Africains, hommes et femmes, qui revenaient de se battre, sur les champs de bataille d'Europe, débordant d'idéalisme, et développant des visions d'un nouvel ordre mondial très différentes des idées des jeunes Afrikaners conservateurs qui soutenaient le parti national. D'ailleurs, les nationalistes étaient opposés à l'entrée en guerre de l'Afrique du Sud aux côtés des Alliés, et nombre de leurs leaders sabotèrent activement l'effort de guerre à l'intérieur du pays. Beaucoup furent réquisitionnés pour leurs actes de trahison. Exercer une activité politique, à cette époque, était beaucoup plus rude que cela ne l'est aujourd'hui. Je me souviens parfaitement d'une campagne électorale à Vrededorp, une banlieue des environs de Johannesburg, au cours de laquelle nos adversaires politiques nous atta­ quèrent en nous lançant des briques et des morceaux de rochers. Nous avions trop peur pour leur rendre la pareille, et nous passions plutôt notre temps à tenter d'esquiver les pierres.

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Le dimanche soir, se tenaient des réunions politiques sur les marches de l'hôtel de ville, où se retrouvaient des gens de gauche et des gens de droite pour écouter des orateurs, à peu près comme cela se fait au coin de Hyde Park, à Londres. Invariablement, ces rassemblements finissaient par des affrontements violents et par l'intervention de la police. Un facteur qui venait compliquer les choses, pour ceux d'entre nous qui étaient juifs, était Israël et l'antisémitisme de beaucoup de ceux qui l'apartheid, en proie àla soutenaient le nouveau gouvernement. L'Etat réprobation d'Israël était né à peu près au même moment que le gouvernement de l'apartheid. Nombre de mes amis, un peu plus âgés que moi, allèrent combattre en Israël. On ne voulut pas de moi, parce que je n'avais aucun entraînement. Personne alors n'aurait voulu croire que, quel­ ques années plus tard, les dirigeants d'Israël traiteraient leur population arabe aussi mal que l'ont été les Noirs en Afrique du Sud, et que les deux régimes, en proie à la réprobation de la plupart des pays du monde civilisé, se tourne­ raient l'un vers l'autre pour S'épauler. Peu après avoir quitté l'université sans avoir obtenu de diplôme, je commençai à travailler pour un éditeur de revues spécialisées, me lançai avec passion dans le théâtre d'amateur et fis partie du comité de rédaction de la publication radicale Fighting Talk, à la demande de Ruth First. Je devins secrétaire du Cercle d'échanges de Bellevue, qui, tous les vendredis soir, réunissait 100 jeunes Blancs environ, entre dix-huit et vingt­ cinq ans. Certains d'entre eux étaient étudiants à l'université, d'autres venaient d'avoir leurs diplômes, d'autres enfin commençaient à gagner leur vie. Nous invitions des conférenciers, membres de l'une ou l'autre des organisations politiques noires, pour qu'ils viennent nous parler de leurs conditions de travail, là où ils vivaient.

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Une semaine, ce pouvait être , une autre, Oliver Tambo ou Ahmed Kathrada, Walter Sisulu ou Duma Nokwe. De temps en temps, nous faisions venir des chanteurs de folk ou des groupes de musique noire. Mon travail consistait à inviter les conférenciers et à les mettre au courant ; souvent, je les amenais aux réunions, et les raccompagnais ensuite. Une nuit, en reconduisant chez lui Duma Nokwe, le premier avocat noir d'Afrique du Sud, je perdis mon chemin, sur la petite colline, juste derrière l'endroit où habite maintenant Nelson Mandela. C'était avant qu'on ait installé l'électricité dans les rues de la township. Bien que je fusse passé maître dans l'art de trouver ma route au détour des coins obscurs de ce que l'on appelait à l'époque Orlando - avant qu'on ne rebaptise la zone Soweto -, je ratai un virage et faillis me faire très mal en manquant de quitter le flanc de la koppie (colline). Dès le début, les hommes de la Sûreté mirent beaucoup de zèle à relever les numéros d'im­ matriculation des véhicules garés dans les en­ Un harcèlement de virons de notre cercle de Bellevue. Les nouveaux plusen plus visiteurs, dans la semaine qui suivait, étaient pressant conviés à se rendre dans les bureaux de la police. Ce harcèlement se faisant toujours plus pressant, il devint de plus en plus difficile d'attirer d'autres membres. En fin de compte, notre nombre se réduisit à tel point que nous dûmes renoncer à l'entreprise. Mes parents et ma famille commençaient à faire pression sur moi pour que je mette des bornes à mon engagement, mais, vers la même époque, j'avais été élu au bureau national du Congrès des démocrates. Cette organisation faisait partie de l'alliance du Congrès qui comprenait le Congrès national africain, le Congrès indien d'Afrique du Sud et le Congrès métis. Bien que je susse que beaucoup de ceux avec lesquels je travaillais étaient membres du parti

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communiste, jamais on ne me demanda d'adhérer au parti. Je m'élevai contre la tendance à faire passer, lors des réunions du Congrès des démocrates, des motions de soutien, à l'occasion des événements de Corée ou d'Europe de l'Est. Il me semblait que ce n'était pas là l'affaire d'une organisation telle que la nôtre, confrontée à des problèmes locaux si urgents. Ces divergences ne tardèrent pas à disparaître, lorsque les divers mouvements du Congrès furent Pourcertains, interdits. Par la suite, on mit en prison tous ceux un exode detrente ans qui avaient été membres du parti communiste ; j'échappai donc à ce triste sort avec soulagement. Alors commença, pour mes amis et mes compagnons politiques les plus proches, l'exode de trente ans qui les conduisit en Amérique du Nord, en Angleterre, en Israël, et, plus récemment, en Australie. Durant ces quelques derniers mois, beaucoup sont revenus pour de brèves visites, un petit nombre pour se réinstaller. Comme il devenait dangereux d'exercer des acti­ vités politiques, et que j'avais maintenant une jeune femme, une fille et deux garçons encore bébés dont je devais me soucier, j'investis toute mon énergie dans des opérations de show-business où étaient impliqués des Sud-Africains noirs. Ce fut de nouveau le père Huddleston qui influa sur mes activités. Il était alors lié avec St. Peters, une école anglicane qui compte l'archevêque Desmond Tutu et Oliver Tambo parmi ses anciens étudiants distingués. Il organisait une donation d'instruments devant permettre à un ensemble de jazz de l'école de démarrer, et avait besoin d'un professeur de musique et d'un local pour les répétitions. Je trouvai ce qu'il fallait à la limite sud de la ville dans un bâtiment neuf qui abritait, sur deux de ses étages, un élevage intensif de poulets. Deux semaines environ après le début des répétitions, l'Italienà qui appartenait l'élevage, furieux, me

210 LEITRE D'AFRIQUE DU SUD téléphona pour me dire que le trompettiste du groupe était en train de tuer ses poulets. Je me précipitai pour enquêter et me rendis compte par moi-même que les gammes que faisait provoquaient effectivement de violentes névroses parmi les poulets. Aussi, nous dûmes déménager. Outre Masekela, devenu l'un des trompettistes compositeurs de jazz les plus célèbres du monde, le Huddleston Jazz Band comprenait également le J trombone Jonas Gwangwa, qui dirige actuel­ lement le groupe musical de l'ANe Amandla, et Zakes Mokae, l'acteur qui a remporté un prix Tony à Broadway. Je trouvai de nouveaux locaux à Dorkay House, le building d'Eloff Street appartenant à Dora Katzen, une femme qui n'affichait pas d'intérêt marqué pour la culture, mais dont le nom néanmoins reste immortalisé dans les annales de la musique sud-africaine. Dorkay House ne se contenta pas d'abriter le Huddleston Jazz Band : elle devint le haut lieu du théâtre et de la musique noirs à Johannesburg. Pour réunir des fonds, nous produisîmes une série de spectacles de variétés de jazz, nommés "Township Jazz", "Township Rock", "In Township Visiteurs d'outre-mer Tonite", etc. Présentés à l'hôtel de ville, ces et Sud-Africalns concerts explosèrent sur l'ensemble de la scène detoutes du spectacle de Johannesburg. Les talents cachés couleurs des townships se montraient capables de "faire un tabac" auprès des jeunes et des vieux. Sud­ Africains de toutes couleurs, aussi bien que visiteurs d'outre-mer, se pressaient désormais en masse à toutes les représentations. Nousdécidâmes alors de favoriser le développement d'une comédie musicale entièrement sud­ africaine, dans le genre de My Fair Lady et de West Side Story, qui faisaient fureur à l'étranger. En février 1959, nous lançâmes la production du King Kong de Leon Gluckman fondé sur l'histoire vraie d'un boxeur zoulou qui emprunta son

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surnom au gorille du film des années trente. Partout salué comme ce qui s'était fait de mieux depuis des décennies dans le théâtre sud-africain, King Kong fit salle comble à chacune de ses représentations, dans tout le pays. Il tint ensuite l'affiche, 'pendant près d'un an en 1961, en Angleterre. La vedette féminine du spectacle était Miriam Makeba, que l'on avait vue dans tous les concerts Au premier de jazz des townships. Je me souviens très bien rang, ungroupe debandits, le fusil de son concert de l'Alexandra Township, où elle surlesgenoux fut comme prise en otage par une célèbre bande de gangsters, les Spoilers. J'étais debout au foyer lorsque je remarquai que des gens dans le public quittaient la salle en toute hâte. J'allai voir ce qui se passait et tombai sur un groupe de bandits, assis au premier rang, le fusil sur les genoux. Miriam continuait à chanter, accompagnée uniquement par Sol Klaaste, notre talentueux pianiste. Il restait seul à taper comme un forcené sur son piano, tous les autres musiciens ayant pris la fuite. Je me précipitai au poste de police du coin, je dis aux policiers ce qui se passait et eus la certitude qu'ils ne viendraient pas au secours de Miriam. Les Spoilers avaient une terrible réputation de violence, la police noire, en ce temps-là, n'était armée que de matraques et pas du tout prête à affronter les gangsters les plus redoutés d'Afrique du Sud. Quand je revis Miriam Makeba, elle me remercia avec quelque raillerie de les avoir laissés seuls, Sol et elle, face aux bandits. Heureusement, les Spoilers avaient été contents du spectacle et Miriam et Sol s'en étaient tirés sans dommages. Miriam est devenue une chanteuse de folk universellement acclamée. Elle vit actuellement à Bruxelles et donne des concerts dans le monde entier. A la fin de cette année, elle reviendra en Afrique du Sud pour enregistrer, et j'attends avec impatience le plaisir de la revoir, pour la première fois depuis vingt-six ans.

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De nombreux autres enfants de Dorkay House - filles et garçons - ont acquis une grande renommée internationale : Abdulla Ibrahim, Letta Mbuli, , Chris McGregor, et quelques autres déjà cités dans cet article. Les choses ne sont pas allées aussi bien pour Dorkay House elle-même, en dépit du fait qu'elle continue à abriter l'Association de musique et Une lutte contre d'art dramatique africains, qui dirige depuis trente la Sûreté et les et un ans, sans interruption, une école de musique. autorités Exploit considérable, malgré d'énormes obstacles, de la part d'un groupe de professeurs et de mécènes qui se sont voués à cette tâche. Les autorités n'ont pas cessé de tenter de faire fermer Dorkay House, considérée comme un îlot d'activités culturelles échappant à la séparation des races au centre de la ville de l'apartheid. Nous fûmes engagés, à ce propos, dans une lutte continuelle - sans merci dans les années soixante, et avec des compromis dans les années soixante­ dix - contre la Sûreté et les autorités chargées de faire respecter l'apartheid en matière de logement. On nous notifiait constamment des ordres d'avoir à quitter Dorkay House et de nous installer dans l'une ou l'autre des townships. Nous résistâmes grâce à l'aide d'un certain nombre d'hommes de loi démocrates, et perdîmes beaucoup de temps et d'argent à subir ces actions judiciaires qui n'aboutirent pas. Il en fut de même pour les batailles successives qui nous opposèrent à la Sûreté. Nous aidâmes Lionel Rogosin, lauréat d'un prix académique, à réaliser son film Come Back Africa, avec Miriam Makeba. En fait, la carrière internationale de cette dernière débuta lorsque Rogosin l'amena à Cannes pour la première projection du film. Elle y rencontra Harry Belafonte qui patronna son entrée aux Etats-Unis, en 1960. Nous aidâmes ensuite Henning Carlsen à réaliser World of Strangers, de Nadine Gordimer, qui ne fut projeté pour la première fois en Afrique du

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Sud que l'année dernière. Je l'ai raté et ne l'ai donc jamais vu. J'en suis d'autant plus désolé que, juste après la sortie de chacun de ces deux films à l'étranger, je fus soumis à un interrogatoire approfondi de la part de la Sûreté à propos de mon rôle dans leur réalisation. On nous harcelait régulièrement sur le contenu de nos productions. Pour Sizwe Banzi is dead, Uneforte d'Athol Fugard, il nous fallut fonder un club et répression réserver les représentations exclusivement à ses membres. La répression, à cette époque, était particulièrement féroce. Il nous fut impossible de trouver un vrai théâtre, et, finalement, nous dûmes nous contenter de salles de cours à l'université, où nous transportions le spectacle d'un bâtiment à l'autre, guidant nos membres avec le faisceau de torches électriques. Avec le recul des années, ce harcèlement revêt un aspect plus comique que ce n'était le cas, sur le moment. Une représentation d'une comédie musicale, Meroya, que nous allions donner dans une salle paroissiale, fournit l'occasion d'un incident particulièrement drôle. Le spectacle ayant lieu dans des locaux de l'Eglise, nous décidâmes de ne pas tenir compte de la nécessité, pour y assister, d'appartenir au club. Juste avant le début de la représentation, quelqu'un de la congrégation me demanda de l'accompagner faire un tour à l'extérieur de la salle. La rue, à cet endroit, était bordée d'arbres. Quand nous fûmes dessous, l'ecclésiastique me montra du doigt un certain nombre d'hommes, massifs, en imperméable, perchés inconforta­ blement tout en haut des branches. Dès que je les eus aperçus, ces gaillards descendirent tant bien que mal, déclarèrent d'eux-mêmes qu'ils appartenaient à la Sûreté, et dirent qu'ils pensaient que nous contrevenions à la loi. Comme nous étions dans l'incapacité de prouver qu'il s'agissait là d'une réunion privée, réservée aux seuls membres du club, il nous parut

214 LETIRE D'AFRIQUE DU SUD préférable d'annuler la représentation, pour éviter des poursuites. Ces sortes de choses se produisaient très fré­ quemment, des fonctionnaires subalternes refusant de nous laisser utiliser des locaux parce que nous osions présenter des œuvres qui constituaient une provocation, d'un point de vue politique, et qui comprenaient, au milieu des Noirs, un ou deux acteurs blancs. Après le déclenchement des émeutes de Soweto - le 16 juin 1976 -, l'édifice de l'apartheid se mit à donner quelques signes d'affaiblissement. L'un La disparition de la des tout premiers changements fut la disparition discrimination de la discrimination raciale dans les théâtres raciale dans les - l'Open Space et le théâtre Baxter du Cap mon­ théâtres trant la voie, suivis par le théâtre du Marché de Johannesburg. Ces activités théâtrales, et d'autres opérant dans la perspective d'une puissante prise de conscience noire, attirèrent tous les fonds disponibles. Dorkay Bouse, qui n'avait jamais bénéficié de l'apport de beaucoup de ressources extérieures, dut cesser les siennes, à l'exception de l'école de musique. Je gagnais ma vie comme conseil en responsa­ bilités sociales auprès de grandes entreprises et conçus des opérations telles que le programme Shell de conduite automobile pour les femmes, la route à la renommée, les concours de chorales Ford. Nous nous sommes intéressés, Jo Dunstan et moi, durant les années quatre-vingt, aux problèmes de logement des défavorisés. Aujourd'hui, notre cabinet-conseil est très engagé sur ces ques­ tions touchant avant tout les habitants de com­ munes rurales, de cabanes, de foyers, et, plus généralement, les travailleurs des villes. Mon prochain article traitera de ces problèmes, dans une Afrique du Sud qui essaie, lentement et avec peine, de modifier ses mauvaises habitudes.• Cetarticle a été écrit avecla collaboration de Marie-Thérèse Malaval, et traduit de l'anglais par Jean-Louis LeGludic.

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