2010 NOVEMBRE

N°15 4

FEMMES TRAVAIL, RETRAITES, ÉGALITÉ SALARIALE ACTU P11

1978-1979 LES LUTTES DE LA SIDÉDURGIE REPÈRES P25

CARDON LE TRAIT MOQUEUR CULTURE P34

DOSSIER EXTRÊMES DROITES EXEMPLAIREEN EMBUSCADE SOMMAIRE

Ingrid Hayes Éditorial Lame de fond P3

Pierre Rousset Philippines Deuxième congrès du Parti révolutionnaire des travailleurs (Mindanao) P4 Jean-Claude Laumonnier, Patrick Bonneau et Isabelle Devannes, Jean-Pierre Martin Trois contributions sur le thême La psychiatrie entre « État social » et « État pénal » ? P7 Stéphanie Treillet Femmes et Retraites P11

Commission nationale antifasciste Extrêmes droites Les connaître pour mieux les combattre P13 Éliane Berthier Conscience de classe contre Inconscience nationale P14 Éliane Berthier Succession Le Pen : enjeux et perspectives Entretien avec René Monzat P15 Antoine Sindelar FNJ Normalisation et posture contestataire P17 Alexandre Timbaud Des fachos 2.0 P18 D. Boulègue, G. Gérard, A. Timbaud Europe Des gouvernants sous pression des extrêmes droites islamophobes P19 L Gabriel Gérard L’antisionisme d’extrême droite Le masque de l’antisémitisme P20 Antoine Sindelar Histoire de réseaux (1) Ras l’front P21 Raoul Guerra Histoire de réseaux (2) No Pasaran : entretien avec Taz P22 Valentine Delion, Antoine Sindelar Antifascismes au présent (1) Création d’un collectif contre les Identitaires P22 Clément L. Antifascismes au présent (2) Chauny, après une manifestation réussie, envisageons la suite P23 Alexandre Timbaud Antifascismes au présent (3) Paris : La « riposte sociale » doit prendre de l’ampleur P24 Julian et Antoine Sindelar Antifascismes au présent (4) Pour mieux résister, le sud-ouest se coordonne P24

Ingrid hayes 1978-1979 Les luttes des sidérurgistes P25

Patrick Durand, Mazdak Kafaï, Laurence Lyonnais Des nanotechnologies à la société policière Entretien avec Pièces et Main-d’œuvre P29 Pierre Rousset Droit de réponse Ne pas prendre ses désirs pour la réalité P32

Stella Montebello Yves Cusset Une politique de l’accueil est-elle possible ? P33

Pierre Baton Cardon Le trait moqueur P34

© Photothèque Rouge/JMB

AVERTISSEMENT Comme il est de règle, les articles signés sont publiés sous la seule responsabilité de leurs auteurs. édito novembre 2010 n°15 I page 3

Lame de fond Par ingrid hayes

e mouvement contre la mobilisations s’appuyaient population. La politique raciste organisation ait au total été réforme des retraites a sur un secteur en lutte (issu et sécuritaire, malgré ses assez faible et n’ait pas surpris tout le monde, par sa du service public, cheminots, effets désastreux et durables, permis de bousculer les force, sa longévité, ses enseignants, et la jeunesse), n’y a pas suffi. Le mouvement rythmes de l’intersyndicale a formes, et le soutien massif et cela a marqué notre pour les retraites est la pesé lourd sur l’issue qu’il a gagné. Il s’agit de la compréhension de la concrétisation, la prévisible du mouvement. Lconfirmation du rejet des situation. C’est très différent manifestation publique de Reste à mener la discussion politiques libérales par une cette fois, au-delà du cas des cette rupture. C’est donc sur les conséquences sociales partie importante des jeunes, raffineries. également une protestation et politiques du déroulement des salariéEs, en raison des Aux secteurs mobilisés dans contre « le président des de cette séquence mais, souffrances qu’elles imposent la grève viennent s’ajouter riches ». Rien n’a été oublié, ni aussi, de son issue. Il faut mais aussi de l’injustice du regroupements la nuit du Fouquet’s, ni le prendre le temps de l’analyse système qu’elles incarnent et interprofessionnels, défendent. Cette intersyndicales locales, confirmation vient dans une assemblées générales, autant période nouvelle et ce n’est de cadres qui ont permis les pas rien : elle vaut comme centaines de blocages première réponse à ceux qui organisés chaque jour. En un veulent faire payer la crise à sens, le mouvement actuel la majorité de la population, épouse nettement les après le mouvement avorté frontières de classe : c’est en 2009. À la logique du tous celui du salariat, non contre tous, la mobilisation a seulement comme répondu directement sur le manifestation publique d’un terrain politique, fait statistique, mais revendiquant la solidarité également comme expression contre l’injustice sociale, et d’une réalité sociologique et lui donnant une réalité par politique. C’est ainsi que le ses pratiques et par sa passage de 60 à 62 ans de nature, posant de fait des l’âge légal de départ à la © Photothèque Rouge/JMB questions politiques globales, retraite a pu être considéré © Photothèque Rouge/JMB d’autant que la question des comme concernant tout le bouclier fiscal, ni l’affaire et de la réflexion. Le NPA a retraites est apparue monde. Du coup, nous Bettencourt et les liens étroits joué tout son rôle, au cœur clairement comme un choix aboutissons à ce que tout le avec les plus riches d’entre les des mobilisations. Il lui faut de société. salariat – ceux et celles qui riches. maintenant prendre la Il s’agit du mouvement social ont été salariéEs, qui le sont Pourtant, la loi est votée et mesure de ce que le le plus puissant depuis ou le seront – se retrouve sera, selon toute mouvement révèle mais, longtemps. Si l’entrée en d’un même côté. Et la mince vraisemblance, promulguée. Il surtout, modifie dans la grève a été difficile, il couche des privilégiés de la en aurait été autrement si la situation, dans le mouvement n’empêche qu’en nombre de fortune de l’autre. grève avait été générale. Et, syndical, dans la jeunesse, personnes mobilisées, on est Si le mouvement a été et s’il est évident que l’unité dans ce qui apparaît comme très au-delà de 1995. La demeure aussi politique, c’est syndicale a constitué un une nouvelle génération grève générale n’a pu se aussi en raison de la crise du facteur décisif pour que le combative. Et de ce que cela développer, mais le pouvoir sarkozyste et de mouvement ait lieu (de même nous donne comme tâches, mouvement de grève l’affaiblissement de sa base que la force du mouvement a en cohérence avec notre reconductible ou répétée a sociale, amputée notamment constitué un facteur décisif projet politique. o été, pour la première fois de secteurs importants des du maintien de l’unité depuis longtemps, réellement travailleurs modestes qui syndicale…), il est tout aussi interprofessionnel, unissant avaient cru aux promesses du évident que les grandes des secteurs du public et du candidat de 2007. Le centrales voulaient à tout privé, auxquels est venu sarkozysme est aujourd’hui prix éviter un affrontement s’ajouter le mouvement de la démuni, sans discours ni projet direct avec le pouvoir. Dès jeunesse. Depuis 1995, les à l’adresse de l’ensemble de la lors, le fait que l’auto- actu page 4 I novembre 2010 n°15

PHILIPPINES par Pierre Rousset Deuxième congrès du Parti révolutionnaire des travailleurs (Mindanao)

Le PRT a tenu en août dernier sont deuxième congrès. Implanté avant tout dans une zone où cohabitent les « trois peuples » de Mindanao, il occupe une place originale dans la gauche philippine – une gauche radicale où la question de l’unité n’est pas résolue.

e Parti révolutionnaire des tra­ renversée par une combinaison inédite de de la gauche marxiste philippine, non vail­leurs (Mindanao) – ou RPM-M mobilisation de masse majoritaire et de maoïste, de s’affirmer en dehors de ses rangs L pour utiliser son sigle tagalog – rébellion militaire minoritaire, et non pas et de gagner en envergure. Une décennie s’est réuni en congrès aux Philippines, dans à l’occasion d’une offensive des forces de plus tard, les ruptures se sont produites au une base de guérilla, sous la protection guérilla comme le prévoyait la direction du sein même du PCP. Cependant, dans un de quelques dizaines de combattants. parti. parti clandestin et en l’absence de débat Non par romantisme passéiste, mais par L’héritage du PCP est profondément ambi­ organisé à l’échelle nationale, les scissions nécessité : ses membres sont menacés par de valent. Il a incarné une grande tradition se sont produites en ordre dispersé. En nombreux groupes armés. Impossible dans révolutionnaire et militante, mais aussi plus du départ individuel de nombreux ces conditions de se retrouver comme tout des orientations et des pratiques très membres, diverses structures du PCP ont un chacun en ville, dans une salle même bureaucratiques. Il a connu de terribles pris leur indépendance. Ce fut le cas de discrète ; le danger est trop grand. purges internes, nourries par une peur commissions (front uni…) ou de secrétariats paranoïaque de l’infiltration. Alors qu’une (paysan…), mais aussi d’importantes unités Neuf ans après sa fondation en 2001, le réévaluation d’ensemble de ses références territoriales, régionales, dans le nord, le RPM-M a donc tenu son deuxième congrès devenait urgente, sa direction a refusé centre et le sud de l’archipel. en montagne, dans la grande île de l’organisation d’un débat en son sein avec Mindanao, au sud de l’archipel philippin. la tenue d’un congrès, provoquant de La crise du PCP a donc donné naissance à Comme son nom l’indique, il est en effet nombreux départs et plusieurs scissions plusieurs organisations révolutionnaires avant tout un parti « mindanaouin » : il dans les années 1980-1990. Depuis, ce parti souvent issues d’une histoire régionale. agit dans la région la plus militarisée du s’est engagé dans un cours hypersectaire, Il y a eu depuis des tentatives de regrou­ pays, marquée notamment par un très allant jusqu’à assassiner des cadres des pement (certaines sont en cours), mais long conflit entre le gouvernement et les autres mouvements de gauche. aujourd’hui encore, pour comprendre ce organisations militantes enracinées dans que sont les diverses composantes de la les populations musulmanes, les « Moros ». Dans leur majorité, les courants actuels gauche radicale aux Philippines, il faut Plutôt que de revenir ici sur le congrès lui- de la gauche radicale aux Philippines, y savoir d’où elles viennent : de quelle même – je renvoie pour cela au reportage compris le RPM-M, sont issus du Parti région, de quel secteur d’activité. déjà publié à ce sujet1 –, je voudrais tenter communiste. Tous ont été confrontés d’expliquer ce qui fait l’originalité du au même défi : préserver les traditions Le RPM-M vient de l’unité régionale RPM-M au sein de la gauche philippine. révolutionnaires d’antan tout en modifiant chargée pour le parti de l’intervention profondément les conceptions politiques dans le centre de Mindanao (d’où son nom, Les enfants rebelles du PCP et programmatiques héritées du PCP. Ils à l’épo­que : Central Mindanao Region ou Première clé d’explication : l’héritage con­ s’y sont attaqués avec plus ou moins de CMR). Cette région a rompu en bloc, en tra­dictoire du Parti communiste des Philip­ bonheur suivant les cas. Le RPM-M est 1993, avec la direction du PCP, emmenant pines. Ce parti, maoïste, a été le seul à l’une des organisations qui y a le mieux avec elle l’ensemble des structures sous même d’organiser dans les années 1970 réussi. sa responsabilité : parti clandestin, forces la résistance au régime dictatorial du de guérilla (qui a pris le nom d’Armée président Ferdinand Marcos. De ce fait, il Une nouvelle gauche pluraliste révolutionnaire du peuple, RPA), travail de a profondément marqué une génération Deuxième clé d’explication : la forme prise masse, formations légales… Particularité militante toute entière. Il s’est cependant par la crise du maoïsme philippin. Dans un essentielle, CMR avait la responsabilité révélé incapable, au début des années 1980, premier temps, un espace s’est dégagé qui a de comprendre que la dictature allait être permis à des composantes très minoritaires actu novembre 2010 n°15 I page 5 par Pierre Rousset Tableau simplifié de la gauche politique philippine et au Parti des travailleurs (PM) ; dans les Visayas au Parti révolutionnaire La gauche philippine comprend un grand nombre d’organisations et de des travailleurs-Philippines (RPM-P) ; dans la région Centre de Mindanao courants. En simplifiant, regroupons-les en trois «familles ». au Parti révolutionnaire des travailleurs-Mindanao (RPM-M). Le Parti marxiste-léniniste des Philippines (MLPP) provient d’une scission plus Le Parti communiste. Bien qu’affaibli, il reste la principale organisation tardive dans le Centre Luzon. Il existe d’autres organisations plus petites clandestine et la mieux armée. Il s’est engagé après les scissions de que l’on ne peut pas mentionner ici. 1993 dans un cours hypersectaire. Il dirige la Nouvelle Armée du peuple (NPA), le Front national démocratique (NDF) et un important « bloc » de La gauche marxiste et socialiste « indépendante ». Divers cou­ forces légales appelées « réaffirmistes » (RA), car elles ont « réaffirmé » la rants marxistes n’ont jamais appartenu au Parti communiste. Ils se sont validité des orientations définies en 1968 et dans les principaux textes dans une large part regroupés en 1985-1986 pour donner naissance à programmatiques du PCP. Les « réaffirmistes » ont des élus au Parlement. l’organisation socialiste Bisig. Cette dernière joue aujourd’hui un rôle important dans le parti légal « d’action citoyenne » Akbayan où se trouvent Les « rejectionnistes » (RJ). Ce sont les courants qui, au sein du PCP, ont aussi des composantes issues du PCP. Akbayan a des élus au Parlement. « rejeté » la ligne de 1968 et demandé une réévaluation de l’orientation du parti. Elles ont scissionné en 1993 et combinent souvent parti clandestin Un cadre unitaire rassemble toutes les organisations en dehors du PCP et parti (ou front) électoral légal. Dans la région de la capitale, les scissions et des « réaffirmistes » : Combat des masses (LnM), mais cette coalition ont notamment donné naissance au Parti de la force des masses (PLM) manque actuellement de dynamisme. o

Liens asiatiques d’extrême gauche dans ce pays –, un nouveau réseau régional de partis Les liens se renforcent aujourd’hui entre partis radicaux en Asie - et le radicaux voit progressivement le jour. Il bénéficie d’une expérience réseau de contacts asiatiques dont bénéficie le NPA, en , s’élargit précédente, celle de la Conférence internationale de solidarité Asie- parallèlement. Pacifique (Apisc) organisée une décennie durant par le Parti socialiste démocratique (DSP) d’Australie. Ce dernier étant entré en crise et ayant IIRF-Manila. L’expérience du tout jeune Institut international de recherche finalement scissionné, la Conférence a perdu son dynamisme. Le nouveau et de formation à Manille est à ce titre très intéressante. La maison mère réseau tente de ne pas trop dépendre de l’investissement d’une seule avait ouvert ses portes en 1982 à Amsterdam, organisant des sessions de organisation nationale pour mieux garantir sa pérennité. formation destinées à des militantEs venuEs de tous les continents. Elle vient de voir naître deux rejetons en Asie : à Manille (Philippines) d’abord Le Forum populaire Asie-Europe (AEPF) s’est réuni à Bruxelles, puis, plus récemment encore, à Islamabad (Pakistan). début octobre. Dans la foulée, une dizaine de délégués asiatiques se sont rendus à Paris prendre le pouls des luttes en cours pour les droits sociaux, En août dernier, l’IIRF-Manille a tenu sa seconde session de formation. On venant d’Indonésie, de Malaisie et des Philippines. Ils ont pu rencontrer des loge, mange et se réunit dans les locaux un peu exigus de l’Institut, quitte à chercheurs, le Comité catholique contre la faim et pour le développement dégager tables et chaises, puis à placer des poufs par terre pour faire de la (CCFD), le Centre Lebret, Droit au logement (DAL), les Roms et des migrants place aux 22 participantEs et intervenantEs (certains ne pouvant pas rester asiatiques, Ritimo et des militantEs d’Attac, Emmaüs et Solidaires. Le NPA durant les trois semaines complètes d’échanges militants). a aussi eu l’occasion de les rencontrer longuement. Les échanges ont été d’autant plus intéressants que le « climat social » français passionne Même si quelques Européens étaient là (Néerlandais et Français), l’essentiel dans bien des pays et que nous n’avions parfois encore jamais rencontré des présents venait de huit pays d’Asie soit, en plus des Philippines, le Japon, certaines de ces organisations (Indonésie), ou que nous n’avions encore Hongkong, Taïwan, l’Indonésie, le Bangladesh, le Pakistan et Sri Lanka. Porté jamais eu l’occasion de les recevoir en France (Malaisie, certains Philippins). par des militantEs proches de la Quatrième Internationale, l’IIRF-Manille est Le NPA a aujourd’hui des contacts plus ou moins réguliers dans une ouvert à diverses composantes de la gauche asiatique. Des organisations douzaine de pays asiatiques, avec une organisation politique dans un pays d’origines variées s’y retrouvent, y compris quatre courants philippins donné, parfois avec plusieurs. o invités à titre de participantEs ou d’intervenantEs.

L’IIRF-Manille contribue ainsi au développement de liens régionaux entre un nombre grandissant de partis. Une session de formation relativement longue assure une qualité d’échange que de courtes conférences ne permettent pas. Grâce à de telles activités, certaines organisations qui se connaissaient depuis longtemps commencent à collaborer plus étroitement que par le passé à un projet politique commun. Les sessions permettent aussi d’en inviter d’autres avec qui les rapports étaient restés ténus (ce fut ici le cas pour l’Indonésie) ou même d’en inviter venant de pays où il n’existait jusque tout récemment aucun contact (ce fut ici le cas pour le Bangladesh).

Réseau partidaire régional. Grâce à une impulsion donnée cette fois par le Parti socialiste de Malaisie (PSM) – la seule organisation significative DR actu page 6 I novembre 2010 n°15

Entre l’époque du PCP et aujourd’hui, Une situation incertaine à gauche le courant qui a constitué le RPM-M a Quatrième clé d’explication : la difficulté à du « lien » entre les « trois peuples » de connu une profonde évolution politique. constituer un parti à l’échelle de l’archipel Mindanao : la « nationalité majoritaire » Internationaliste et à la recherche d’une entier. La plupart des organisations philip­ aux Philippines (les « chrétiens » pour alternative au maoïsme, il a rejoint la pines sont principalement enra­cinées faire bref), les Moros (musulmans) et Quatrième Internationale où il joue un rôle dans un nombre limité de provinces les Lumads (tribus montagnardes), ces grandissant. De nouveaux secteurs d’activité et de secteurs sociaux, en fonction de dernières constituant toujours l’une des on été développés, comme le terrain leurs origines, même si elles ont élargi principales bases sociales du RPM-M, ce électoral. La conception de la lutte armée leurs réseaux militants. Le RPM-M est qui est assez original. s’est modifiée. La «question démocratique » conscient du problème et a impulsé un est devenue une préoccupation centrale dans regroupement avec d’autres structures Une nouvelle génération militante le fonctionnement du parti, les rapports aux régionales issues du PCP. Mais cette fusion Troisième clé d’explication : le passage de mouvements sociaux ou la reconnaissance a douloureusement échoué. C’est au tour du relais entre générations militantes. Plus du droit à l’autodétermination des commu­ Parti de la force des masses (PLM) de tenter encore que dans bien d’autres pays, il nautés tribales… l’aventure, dans la région de Manille. constitue un défi aux Philippines. Les cadres « historiques » de la gauche révolutionnaire Cependant, le RPM-M ne peut échapper La question de l’unité se pose et se ont combattu sous la dictature Marcos, aux contraintes imposées par la situation posera avec d’autres formations de la renversée en 1986, une situation que à Mindanao. Les pourparlers de paix avec gauche radicale, comme le Parti des n’a jamais vécue le gros des militantEs le gouvernement n’aboutissent pas. Il travailleurs (PM), à Manille encore, ou le actuelEs. Le congrès du RPM-M a montré doit toujours se protéger de nombreuses Parti marxiste-léniniste des Philippines que ce relais entre générations était bien menaces armées. Même si l’accent est mis (MLPP), originaire du Centre Luzon. engagé : la majorité des membres de la sur l’activité de masse légale, il reste donc nouvelle direction nationale sont « jeunes » un parti clandestin doté d’une force de Akbayan – le Parti d’action citoyenne –, (au sens de « postdictature »). guérilla au rôle « défensif ». légal, est devenu l’une des principales composantes de la gauche philippine. L’influence de courants qui n’ont jamais été au Parti communiste, comme Bisig, y est prépondérante, même s’il comprend aussi d’anciens du PCP. Lors des récentes élections présidentielles, Akbayan a soutenu la candidature de « Noynoy » Aquino, qui l’a emporté. Certains de ses cadres se retrouvent aujourd’hui avec des responsabilités para­ gouvernementales, tout en sachant que le nouveau régime ne rompra pas avec les élites. Cette « cohabitation » devrait en principe se terminer assez rapidement, une fois l’expérience faite, au risque sinon d’ouvrir une crise au sein du parti, d’affaiblir la gauche militante dans son ensemble.

La gauche radicale des Philippines reste la plus importante en Asie du Sud-Est, mais elle a perdu l’initiative politique depuis une vingtaine d’années – le cours hypersectaire du PCP y est pour beaucoup. Aucune organisation ne peut seule répondre à cette situation et la question de l’unité reste posée avec acuité. o

1. Ce reportage est publié dans le dernier numéro de la revue Inprecor. Il est aussi disponible sur le site europe-solidaire.org (article 18589). Voir aussi le message de solidarité au congrès (sur ESSF : article DR 18542). actu novembre 2010 n°15 I page 7 La Psychiatrie entre « État Social » et « État Pénal »

Dans quelques semaines, le Parlement sera saisi d’un projet de loi relatif « aux droits et à la protection de personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et à leurs modalités de prise en charge ». Ce texte marque l’aboutissement de l’orientation à la fois sécuritaire et gestionnaire engagée depuis 2005.Elle vise, en exploitant des faits divers dramatiques et les vieilles peurs de la « dangerosité » de la folie, à faire de la psychiatrie un outil de contrôle et de répression avant d’être un outil de soin. Les articles qui suivent veulent à la fois présenter cette contre-réforme dans le cadre des politiques sécuritaires et en montrer les conséquences. Psychiatrie : résister au tournant sécuritaire et gestionnaire par Jean-Claude Laumonier1

Le projet de loi sur les soins en devenu par la suite hôpital psychiatrique. de l’hôpital, dans les quartiers et les villes psychiatrie fait suite au discours L’essentiel du contenu de cette loi, tout juste (centres médico-psychologiques, hôpitaux de Nicolas Sarkozy, le 2 décembre « dépoussiérée » en 1990, perdure jusqu’à de jour, visites à domicile). Un véritable 2008, qui redéfinissait dans aujourd’hui. Cette loi créait en effet un lieu travail dans la cité, en lien avec les acteurs un sens sécuritaire l’équilibre spécifique où étaient accueillis les «aliénés ». sociaux, les professionnels de santé, les Elle les arrachait à l’enfer des lieux d’enfer­ élus, tel que l’avaient pensé les fondateurs entre soins à des personnes en 3 souffrance et protection de la mement de droit commun où étaient du « secteur », est resté l’apanage de quelques relégués dans des conditions inhumaines équipes engagées dans un professionnalisme société, en donnant une priorité tous les exclus et « déviants » de la société. militant. absolue au second aspect. Elle assignait de plus à ce lieu médicalisé une fonction de soin et d’assistance. Mais En 1982, le ministre communiste de la Santé Au cours des deux dernières années, des l’asile s’est constitué simultanément comme de l’époque, Jack Ralite, faisait un constat moyens considérables (70 millions d’euros) lieu d’exclusion, visant à protéger la société lucide : « Les réponses mises en œuvre ont été accordés pour l’enfermement : de la dangerosité supposée de celui qu’on jusqu’à présent reposent essen­tiellement caméras de surveillance, « sécurisation des désignait comme fou. L’aliéné devenait un sur un système psychiatrique dominé par établissements », création de « chambres être à part, irresponsable, que l’on pouvait une loi d’internement, la loi de 1838, et par d’isolement » et de quatre nouvelles « unités soumettre à des traitements contre sa un lieu spécifique de placement, l’hôpital pour malades difficiles ». Dans le même volonté et priver de liberté préventivement psychiatrique. » Il annonçait la suppression temps, le financement des activités de soins et pour une durée indéterminée. de cette loi et son remplacement « par un ne permet pas de maintenir les moyens Ce n’est qu’après le nazisme, les camps, texte de droit commun – non ségrégatif et existants (avant tout le personnel). De plus, l’extermination des ma­la­des mentaux discriminateur – protégeant la liberté et avec la réforme « Hôpital 2007 » suivie de la qu’est remis en cause ce statut de sous- affirmant la responsabilité des citoyens loi Bachelot « HPST »2, la primauté accordée à citoyen et de fait de « sous-homme » qui quels qu’ils soient ». Il annonçait également la rentabilité gestionnaire détruit les pratiques était celui du « malade mental ». C’est le développement de la psychiatrie dans soignantes. Une « fast-psychiatrie » rentable dans la résistance au nazisme que naît la la cité. Mais faute de volonté politique, se met en place à base de protocoles, de conception d’une psychiatrie « désaliéniste » ce programme ambitieux resta lettre traitements médicamenteux et de soins sans incarnée par la figure de Lucien Bonnafé. morte. La réforme de la loi de 1838 fut un consentement. S’appuyant sur le postulat qu’« un fou est timide toilettage qui n’en changea pas le un homme » le désaliénisme fut à l’origine fond. Quant au secteur psychiatrique, sa Entre soins, assistance de la psychiatrie « de secteur », qui visait à légalisation en 1986 ne l’empêcha pas d’être et ordre public déplacer le centre des soins en psychiatrie victime de la politique de restriction des Le débat sur la fonction de l’institution du lieu d’enfermement qu’était l’hôpital, à dépenses de santé menée tant par la droite psychiatrique est aussi ancien que la la cité. Mais dans la réalité, la politique de que par la gauche au pouvoir. psychiatrie elle-même et la loi du 30 juin secteur s’est souvent limitée au dévelop­ 1838, fondatrice de l’asile d’aliénés, pement d’activités de soins hors des murs actu page 8 I novembre 2010 n°15

« C’est le rôle des soignants que d’être en quelque sorte inconditionnels du malade et De l’État social à l’État pénal de sa guérison. Mais je ne peux pas, moi, me La mise en place des politiques libérales à la fin des années 1970 s’est traduite par mettre sur le même plan (…) Mon devoir, c’est la remise en cause de politiques publiques de protéger la société et nos compatriotes. » permettant l’accès à des droits sociaux, le N. Sarkozy, discours d’Antony, 2 décembre 2008. démantèlement de la protection sociale, la privatisation des services publics. Elle retrait du projet de loi sur l’hospi­talisation mais soit placée sur le terrain où elle s’accompagne de politiques répressives psychiatrique. Des réunions publiques sur doit l’être c’est-à-dire celui d’un choix de criminalisant et réprimant tous ceux que la les enjeux de la réforme de l’hospitalisation société qui concerne tous ses membres, loi sans pitié du marché et du profit laisse de sont déjà organisées dans plusieurs villes, en d’autres termes un choix politique. Il côté. Leur stigmatisation devient un moyen regroupant associations, partis et syndicats s’agit au fond de savoir quelle société nous de gouverner par des politiques populistes, signataires des appels. Elles permettent de voulons construire : une société où il n’y cherchant à détourner le malaise et la préparer des actions à l’occasion du débat a pas d’hommes et de femmes « en trop », colère sociale vers des boucs émissaires. parlementaire, avec un objectif, le retrait du même si « vivre ensemble » n’est parfois ni En psychiatrie, ce basculement de « l’État projet de loi. évident ni facile. o social » à « l’État pénal » a pour particularité Il est essentiel que la riposte ne se limite de se produire au sein même de l’institution. pas aux professionnels de la psychiatrie, Le « moins de social », c’est la disparition faute de moyens de tout le dispositif de prévention et de soins mis en place dans le cadre de la politique de secteur. Le « plus de pénal », c’est Sous le signe la législation répressive et le renforcement de tous les moyens de surveillance, de contrainte et d’enfermement (au besoin à de l’hypocrisie domicile). Malgré l’atonie et la résignation qui par Patrick Bonneau et Isabelle Devannes1 pèse aujourd’hui fortement parmi les professionnels de la psychiatrie, il est Le projet de réforme de la loi sur les hospitalisations sous contrainte indispensable de s’opposer au projet de loi sur représente une double imposture. Il prétend s’attacher « à la l’hospitalisation psychiatrique. On ne pourra protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques », combattre cette politique qu’en lui opposant mais viole les droits des patients et leurs libertés individuelles. Il une alternative. Celle-ci suppose : prétend améliorer l’accès aux soins, mais va continuer d’exclure du - l’abrogation de toute législation discri­ soin des milliers de malades. minatoire (y compris la loi actuelle de 1990) au profit d’une législation de droit commun. Le projet de loi soumet la psychiatrie à un la santé du patient et la protection de ses Cette dernière devrait notamment affirmer rôle de contrôle social et d’ordre public, droits fondamentaux. La vieille peur du l’impossibilité d’une privation de liberté au détriment d’une approche centrée sur « fou » et de son éventuelle dangerosité a ou d’un traitement imposé, sans un débat contradictoire devant un juge, au cours duquel la personne peut être assistée ; - l’aide au développement des associations de patients et à leur reconnaissance ; - la construction avec les moyens néces­ saires d’un véritable service de santé mentale dont le pivot serait l’équipe de soins présente sur le territoire, et non l’hôpital.

En s’appuyant sur l’acquis des différents appels publiés depuis deux ans4, la mobili­ sation doit aujourd’hui s’organiser pour le

1. J.-C. Laumonier est infirmier de secteur psychiatrique (retraité), membre de la commission nationale santé-sécu-social du NPA. 2. Hôpital Patients Santé et Territoires. 3. Le « grand renfermement » des xviie et xviiie siècles décrit par Michel Foucault. 4. « Contre les politiques de la peur », « Contre la nuit sécuritaire », « Pas de zéro de conduite… », jusqu’à l’actuel « Mais c’est un homme…. » : http://www. maiscestunhomme.org/ Phototheque rouge - Guy Laher actu novembre 2010 n°15 I page 9

été ressortie pour justifier cette nouvelle pris en charge mais tous sous contrainte, qu’il s’agit là de deux notions antinomiques. réforme sécuritaire. à seulement 10 % d’hospitalisation sous La contrainte peut être nécessaire, mais contrainte. Les 40 % de lits d’hospitalisation seulement dans certains cas et de façon très Libertés et droits foulés aux pieds fermés ces vingt dernières années auraient limitée dans le temps, et alors il ne s’agit Les actuelles hospitalisations d’office ou pu permettre de tirer un trait sur l’asilaire. plus à proprement parler de « soins » mais sur demande d’un tiers seraient remplacées Mais le démantèlement organisé des services d’un traitement d’urgence. par des « soins sans consentement » sur publics a interdit de créer suffisamment de demande du préfet, d’un tiers et même en lieux de soins ouverts, tels que les centres Un véritable soin nécessite l’adhésion du l’absence d’un tiers. L’entrée simplifiée (un médico-psychologiques et les hôpitaux de patient pour être efficace et s’inscrire dans seul certificat médical) dans ces fameux jour pour accueillir les patients. la durée. Il exige aussi une relation de « soins » débuterait par une véritable garde à confiance avec les soignants. Or, le projet vue psychiatrique allant jusqu’à 72 heures, Pire, avec les restructurations actuelles, de loi vise à transformer les soignants en sans avocat, sans contrôle a priori d’un juge. ces structures ferment. Difficile d’ob­ délateurs et en « matons » auxiliaires : ils La seule menace potentielle à l’ordre public tenir un rendez-vous en centre médico- devront signaler tout patient récalcitrant évaluée à partir de la « notoriété publique » psychologique, même pour les patients qui au directeur de l’établissement… qui pourrait déclencher une telle procédure ! La sortent d’hospitalisation, ce qui entraîne une préviendra le préfet… qui préviendra la psychiatrie devant être un des garants d’une discontinuité voire une rupture des soins. police… qui reconduira de force le patient illusoire société du risque zéro, ces soins Des centaines, des milliers de personnes à l’hôpital. pourraient vite être banalisés, voire devenir en souffrance psychique restent de ce fait une procédure systématique. livrées à elles-mêmes, une partie importante Les médecins devront détecter le « sus­ceptible Au terme de cette garde à vue serait décidée la allant grossir les rangs des SDF, une autre d’être dangereux ». Hyper-responsables dans modalité de ces « soins sans consentement » : se retrouvant en prison. Le projet de loi est la prédiction de la dangerosité, ils seraient hospitalisation à temps plein, partiel ou à sécuritaire, il ne remédie en rien à cette non- réduits à n’être plus que des petits contrôleurs domicile pour une durée indéfinie avec un assistance à personne en danger. Il ne prévoit de l’application de la peine. Car de quoi seront calendrier de visites médicales. Le directeur, nullement d’augmenter les moyens globaux faits ces soins contraints en ambulatoire ? dont le rôle de tiers actuel est de garantir dévolus à la psychiatrie, seuls les malades Manifestement, ils se limiteront à une prise de le bon déroulement administratif de la troublant l’ordre public étant éventuellement traitements médicamenteux. Exit la relation procédure, « réintroduirait » cette espèce de « contraints » à ces prétendus « soins », au thérapeutique. Les labos pharmaceutiques soin en cas d’absence au rendez-vous. détriment d’un service public psychiatrique voteront pour le projet, cela ne fait pas proposant des soins gratuits dans un esprit l’ombre d’un doute… o Un traitement spécial serait réservé de prévention globale et généraliste. aux patients ayant fait l’objet d’une prescription pour une hospitalisation en Qualité des soins remise en cause unité pour malades difficiles et à ceux Revenons sur ces fameux « soins » sous déclarés pénalement irresponsables. Tout contrainte : tous les professionnels savent changement dans leur modalité de soins nécessiterait l’avis d’un collège constitué de deux psychiatres et d’un cadre de santé nommé par le directeur. C’est la création d’un nouveau fichier psychiatrique ! Ce La psychiatrie publique fichage poursuivra les patients toute leur vie et la moindre incartade les rendra admissibles d’office aux «72 heures » de gravement menacée garde à vue et ses suites. Avec la loi HPST, par Jean Pierre Martin1 ces soins pourraient être faits tant par le public que par le privé, interrogeant sur les La psychiatrie a créé, avec la politique « de secteur2 », un service garanties offertes par le secteur lucratif en public généraliste unique qui permet l’accès aux soins gratuits en matière de libertés individuelles. ambulatoire et à l’hôpital, dans une protection sociale solidaire. C’est d’abord cet acquis qui est aujourd’hui gravement mis en cause. Accès aux soins limité La continuité des soins, notion clé en psychia­ La politique de secteur a créé un dispositif Même si son application est loin d’être trie, sera-t-elle réservée aux seuls patients territorialisé en amont et en aval de satisfaisante, dans le sens où le secteur placés sous ces soins sans consentement ? l’hospitalisation, qui permet d’accéder aux s’est développé en restant centré sur L’évolution de la psychiatrie et de ses soins soins sans passer par une hospitalisation l’hôpital là où il prônait son intégration a permis de passer du tout-enfermement et d’être suivi dans la durée après une dans les politiques de la ville, elle a permis de l’asile, où les patients étaient certes hospitalisation. Elle inscrit le soin psychia­ de déplacer le travail thérapeutique et trique comme un service public dans la d’accès aux soins hors de l’hôpital et dans 1. Patrick Bonneau est infirmier de secteur communauté en lien avec les politiques la continuité. psychiatrique. Isabelle Devannes est psychologue sanitaires et sociales locales, dans une clinicienne. Ils travaillent l’un et l’autre en Phototheque rouge - Guy Laher psychiatrie publique. perspective de rupture avec l’internement. actu page 10 I novembre 2010 n°15

de soins et d’insertion, souvent déjà exclus productivité soignante), devenue la véritable Or cette politique est en voie de destruc­tion. de la vie sociale, ils se trouvent à nouveau pensée unique de l’hôpital-entreprise. La loi HPST dite loi Bachelot et le rapport exclus du dispositif de soins et n’ont d’autre d’Édouard Couty (président de la commission ressource que de recourir à l’action caritative, Quel service public de la psychiatrie ? ministérielle Missions et organisation avec ses nouveaux lieux de relégation pour Que peut-on attendre de la psychiatrie de la santé mentale et de la psychiatrie), « nouvelles classes dangereuses ». Il n’est dès dans ce contexte ? Quel service public pro­ prolongeant les gouvernances Hôpital 2007, lors pas étonnant qu’apparaissent de nom­ mouvoir ? Si de nombreux professionnels clivent la continuité des soins, donc sa breuses « réactions thérapeutiques néga­ cèdent au nom du « réalisme », ou bien finalité d’intérêt général, dans une gestion tives » au traitement : le patient choisit plutôt résistent de façon uniquement conservatoire, maîtrisée et de traçabilité au plus grand de « rester malade que tomber guéri » (J.-B. la défense du service public n’appelle pas profit des laboratoires pharmaceutiques et du Pontalis). moins de nouvelles réponses de résistance management industriel, et organisent sa mise démocratique. en concurrence avec le privé. Dans le cadre Le soin psychique se trouve réduit à un d’une politique de santé mentale fondée sur cadre d’« accompagnement », comme le Entrer en résistance, c’est construire des l’ordre social et sécuritaire, le projet de loi sur définit par exemple le texte sur les services contre-pouvoirs à partir des acquis les plus la psychiatrie à venir envisage d’introduire d’intégration, d’accueil et d’orientation novateurs de la politique du « secteur ». Il le soin obligatoire à domicile et des lieux (SIAO) sous la houlette des préfets met­ faut garantir un accès aux soins libre et d’accueils hospitaliers de 72 heures fondés tant en place un nouveau fichage gratuit 24 heures sur 24 dans des structures sur la rétention sous contrainte, mesures social (expertise des troubles individuels, à proximité des lieux de vie quotidiens, en qui complètent les lois de rétention de sûreté gestion des traumatismes psychologiques : particulier pour les populations précaires et contre la récidive dans une idéologie de plans sociaux, ruptures de liens familiaux, qui se multiplient sous l’effet des politiques néolibérales. L’expérience des centres d’ac­ cueil montre que cela permet une écoute du patient et des ressources humaines qui l’entourent. La continuité, le temps à prendre, le rôle des tiers sont les conditions d’un prendre soin thérapeutique et de la recherche d’un consentement. L’utilisation de la contrainte ne devrait intervenir qu’après l’échec d’une négociation à engager des soins et elle ne peut être amalgamée à une quelconque dangerosité sociale. La psychiatrie doit rester un service public, en opposition avec les tentatives des gouvernements européens actuels d’en faire un marché privé fondé sur « un niveau de soins selon ses moyens ».

Ces points sont autant d’éléments de transition qui participent d’une autre psy­ chiatrie démocratique possible, laquelle ne pourra cependant se développer si des Phototheque du mouvement social/Pola financements adéquats et finalisés ne sont pas au rendez-vous. o criminalisation des comportements liés à la catastrophes naturelles et industrielles, souffrance psychique. effets du terrorisme…). Les réponses médica­ menteuses et psychologiques sont basées Tous les patients sont victimes de cette sur des critères de distribution (files actives, politique. Les « bons patients » (c’est-à- nombre de pôles d’activité, ratios de soignants, dire les patients acceptant les soins et protocoles de soin et d’organisation du leurs contraintes) dépendant des « bonnes travail). Le soin psy­chique et l’indépendance pratiques » de la psychiatrie (c’est-à-dire professionnelle sont profondément instru­ de pratiques normées sur l’efficience im­ mentalisés par la planification de la 1. Jean-Pierre Martin est psychiatre de service médiate) ne sont plus considérés comme des réduction des coûts (réduction des lits, public, membre des collectifs « Refus des politiques de la peur » et « Mais c’est un homme... » usagers mais comme des con­sommateurs, durées moyennes de séjour pensées en 2. Ainsi appelée, car elle a a créé des territoires dont les dépenses restant à leur charge termes comptables, tra­vail d’équipe limité à d’environ 70 000 habitants sur lesquels une équipe de soins unique travaille dans et hors de l’hôpital, s’aggravent d’année en année (franchises, l’addition d’une série de compétences ciblées, dans des lieux de soins situés dans la ville ou le forfait hospitalier, limitation des affections spécialisation par symptôme, rationalisation quartier, à domicile. 3 3. Affections de longue durée : maladies longues longue durée ). Quant aux patients qui du temps de travail, référence aux théories dont les soins sont remboursés jusqu’à maintenant réagissent négativement aux programmes fonctionnalistes du soin, augmentation de la à 100 % par la Sécurité sociale. actu novembre 2010 n°15 I page 11

par Stéphanie Treillet Femmes et retraites

Assez rapidement, la mobilisation unitaire pour la défense des retraites quarts des bénéficiaires du minimum contributif et de l’Aspas (ex minimum a donné une grande visibilité à la question des inégalités femmes- vieillesse). hommes sur ce terrain, et aux mécanismes par lesquels la contre- Plus globalement, et bien évidemment réforme Sarkozy-Fillon-Woerth est porteuse de nouvelles contrairement à ce qu’affirme le gouverne­ aggravations. Grâce à l’action des différentes organisations féministes1 ment, les femmes sont encore plus nom­ et aux argumentaires qu’elles ont diffusés depuis le début dans les breuses que les hommes à ne pas atteindre mobilisations de toutes sortes, cette dimension apparaît comme le nombre de trimestres suffisants, à être en inactivité ou au chômage au moment de concentrant les principaux aspects de l’injustice de la réforme. liquider leur droit à la retraite, et à devoir attendre 65 ans – 67 ans si la loi est appli­ n premier lieu, Fillon comme obligation de résultat et donc d’aucune quée –, pour toucher une pension sans Woerth ont déployé une suren­ sanction. Le dispositif évoqué aujourd’hui décote. E chère d’inventivité pour répondre par le gouvernement ne déroge en rien à Cette situation est la conséquence directe de par une série de mensonges2 aux arguments cette logique : il s’agirait d’imposer une la division sexuelle et sociale du travail. concernant les effets de la contre-réforme sur pénalité financière, d’ailleurs très faible, aux Outre le temps partiel, les femmes ont bien les femmes. entreprises qui ne présenteraient pas un plan plus souvent que les hommes, et contrai­ Le plus éhonté a consisté à nier, purement d’égalité professionnelle. Donc toujours rien rement aux affirmations du gouvernement, et simplement les inégalités en prétendant sur les résultats ! des carrières incomplètes, des périodes que les femmes avaient désormais en Et surtout, comment mieux mettre en d’interruption liées en particulier au fait que moyenne des carrières au moins aussi évidence ce que la majorité de la population les soins aux enfants, et surtout la complètes que les hommes ! a fort bien compris : que la question des responsabilité de l’organisation de ceux-ci, Ils ont ensuite dénié tout effet propre du retraites est inséparable de l’ensemble de la leur incombent encore largement pour la système de retraite existant, comme des condition salariale ? plus grande part. Le passage, pour le calcul précédentes contre-réformes (Balladur en de la pension dans le secteur privé, des 10 1993, Fillon en 2003) et bien sûr du projet De ce point de vue, en ce qui concerne la meilleures années de référence aux 25 actuel, dans les inégalités de pensions situation des femmes, les retraites ont un meilleures années lors de la contre-réforme subies par les femmes. Une grande partie de effet de loupe par rapport à l’ensemble des Balladur en 1993, les pénalise également leur argumentaire a consisté à en renvoyer inégalités professionnelles. Les contre- davantage car elles ont moins de « bonnes la seule responsabilité aux inégalités réformes précédentes qui ont eu pour effet années » au cours de leur carrière. salariales subies par les femmes au cours de d’allonger la durée de cotisation de 37,5 leur vie active. annuités à 40 (en 1993 pour le secteur privé, Les femmes sont plus nombreuses à être en 2003 pour le secteur public) ont dégradé touchées par ces différents mécanismes, Le reflet amplifié des inégalités le niveau des pensions des femmes. cela montre aussi tout ce qui, aujourd’hui, dans le travail Le temps partiel a joué un rôle central de ce menace tous les salariés, hommes ou Il s’agit là d’un argument plutôt étrange, point de vue. Il faut rappeler que son dont l’utilisation par le gouvernement développement en France à partir du début comme par le patronat peut s’avérer à des années 1980 est dû aux exonérations 1. Collectif national pour les droits des femmes double tranchant dans la bataille politique ciblées de cotisations employeurs que les (CNDF), Femmes égalité, Osez le féminisme, qu’ils mènent. différents gouvernements ont mis en place : Commission Genre et mondialisation d’Attac notamment. Les différentes organisations politiques En effet, attirer l’attention sur les inégalités aujourd’hui, un tiers des femmes salariées et syndicales parties prenantes de la campagne salariales entre les hommes et les femmes, le sont à temps partiel et les femmes unitaire ont également publié des argumentaires et c’est mettre en évidence de façon indéniable représentent 80 % des salariés à temps des tracts sur le sujet. Les arguments démontant tous ces mensonges sont le fait qu’en France celles-ci ont cessé de se partiel. L’extension du temps partiel a ainsi exposés en détail dans deux tribunes parues dans réduire, et que les salaires des femmes, en accompagné celle de la flexibilité dans le la presse : « Retraites un projet non seulement moyenne, stagnent depuis plusieurs années travail. De plus, les emplois à temps partiel injuste mais insultant pour les femmes » Christiane Marty, l’Humanité du 22 juin 2010 ; « Retraite des à 80 % de ceux des hommes. Les femmes sont sont très souvent des emplois précaires, et femmes : le mensonge comme seul argument », Le sur-représentées dans les emplois à faibles presque toujours des emplois à faibles Monde, 17 septembre 2010, Martine Billard, Danièle salaires. Les lois sur l’égalité professionnelle salaires. Le temps partiel est ainsi une des Bousquet, Marie-George Buffet, Anny Poursinoff, Christiane Marty, Caroline Mecary. votées depuis une quinzaine d’années sous causes principales de la pauvreté laborieuse 2. Sur ce sujet cf. « Retraites : la piste oubliée de l’em- les différents gouvernements n’ont eu qui concerne majoritairement les femmes, ploi des femmes », Christiane Marty, tribune publiée quasiment aucun effet, pour la bonne raison et plus encore de la pauvreté des retraitées. dans l’Humanité du 23 juin 2010, et le chapitre 9 du livre Retraites : l’heure de vérité, Attac-Fondation qu’elles ne s’accompagnent d’aucune Les femmes représentent ainsi les trois Copernic, Syllepse 2010. actu dossier page 12 I novembre 2010 n°15

© Phototheque Rouge/JMB

femmes, qui subissent des périodes de difficile la reconnaissance de la pénibilité, privé et aux six derniers mois dans le précarité et enchaînent les petits boulots à déjà largement sous-estimée, des métiers public, la défense des dispositifs familiaux très bas salaires. majoritairement féminins. de compensation des inégalités. Au-delà, la lutte pour une véritable égalité Aujourd’hui, les retraites des femmes en Pour une vraie retraite, professionnelle et un véritable plein-emploi droits propres sont en moyenne inférieures pour un vrai plein-emploi des femmes passe par la lutte contre la de 48 % à celles des hommes, et avec les Lutter contre ces injustices et ces précarité et le temps partiel, avec par dispositifs compensatoires (pension de inégalités, c’est d’abord bien sûr refuser la exemple pour ce dernier, des cotisations réversion, dispositifs familiaux), elles le sont totalité de la loi Fillon-Woerth et exiger employeurs calculées au taux des emplois à encore de 38 %. L’affirmation de Woerth son abrogation. Aucun aménagement ne temps plein, et une vraie réduction du selon laquelle ces dispositifs seraient peut la rendre acceptable, et l’amendement, temps de travail, sans flexibilité, sans suffisants pour rétablir une situation à connotation fortement patriarcale, intensification du travail, sans perte de d’égalité entre hommes et femmes dans les consistant à main­tenir la retraite à 65 ans salaire, avec embauches correspondantes. retraites est donc elle aussi mensongère. sans décote pour les mères de trois enfants Un véritable plein-emploi des femmes fait Certains ont d’ailleurs déjà été partiellement ayant arrêté de travailler, ne change partie des solutions alternatives pour un remis en cause en 2003 et en 2009, au nom évidemment pas sa logique. Vont de pair financement juste des retraites, tant il est de l’argument d’une égalité entre hommes et avec ce refus, l’exigence d’abrogation des vrai que la question de l’emploi et de la femmes… qui ressemble beaucoup à une conséquences des contre-réformes précé­ répartition capital/travail revenus est au égalisation par le bas ! dentes : un taux de rempla­cement de 75 % cœur de cette bataille. o Par ailleurs, le refus, dans la loi, de prendre des pensions par rapport au dernier en compte la pénibilité des métiers, collec­ salaire, le retour aux 37,5 annuités dans le tivement, pour ne reconnaître, a pos­tériori et privé comme dans le public, le retour aux au cas par cas, qu’un pourcentage individuel dix meilleures années de référence pour d’incapacité, aboutit à rendre encore plus le calcul des pensions dans le secteur dossier novembre 2010 n°15 I page 13 extrêmes droites : les connaître pour mieux les combattre Il est souvent à déplorer que les extrêmes droites Par la commission nationale antifasciste du NPA fascinent ou suscitent la curiosité plus qu’elles n’interrogent, et que leur critique soit limitée à un discours moraliste. Il est pourtant nécessaire de Chauny (Picardie)/DR dépassionner notre regard sur elles, afin de comprendre les relations comme les contradictions qui peuvent exister entre leurs différentes familles. C’est le seul moyen d’éclairer la manière dont les concepts qu’elles ont développés peuvent être utilisés par la droite classique ou comment elles récupèrent certains aspects du discours de gauche en le détournant à leur profit. L’arme principale des extrêmes droites est le brouillage du champ référentiel. C’est pour y voir plus clair que nous avons souhaité porter un Bordeaux/DR éclairage particulier sur cette famille politique. Le congrès du Front national à Tours, les 15 et 16 janvier 2011, sera à coup sûr un moment important de la vie politique française (et européenne). Les cartes de la galaxie d’extrême droite seront redistribuées. C’est pour mieux appréhender cette nouvelle donne que nous avons construit ce dossier. Il n’est évidemment pas exhaustif (il nous aurait fallu un numéro spécial) : tandis que la guerre entre et fera l’objet d’un article détaillé dans TEAN hebdo dans les prochaines semaines, certaines familles auraient mérité plus de développement (la frange radicale Lyon et ses groupuscules, l’activisme dans les stades, les soi-disants antisionistes ou l’influence sur la droite, avec par exemple, la création du Collectif droite populaire au sein de l’UMP, etc.). Pour ne pas en rester au constat et parce que l’extrême droite se combat sur le terrain, nous avons voulu revenir sur des mobilisations antifascistes, passées ou présentes, qui montrent qu’il est possible et nécessaire de passer à l’offensive. Les formes que doivent prendre celle-ci restant à débattre. dossier dossier page 14 I novembre 2010 n°15 novembre 2010 n°15 I page 15 par Éliane Berthier Conscience de classe contre inconscience nationale La création par le gouvernement d’un ministère de l’Identité nationale et de l’immigration, suivie par le débat sur l’identité nationale, attisent les braises racistes et tentent de détourner l’attention des travailleurs contre les immigrés. Si la gauche progressiste a su réagir, il reste à créer un cadre unitaire pour lutter contre cette banalisation de la rhétorique de l’extrême droite.

e 18 mai 2007, soit le jour même de l’ensemble des étrangers ? »3 Le ministre réussit point de vue de l’unité. Mais il n’existe pas la création du ministère de ici l’exploit de concentrer en une seule phrase encore de cadre unitaire concret et efficace L l’Identité nationale (par le tout l’essentiel des clichés xénophobes. Charmant. contre les discours et actions racistes et récent président Nicolas Sarkozy), huit Et d’ailleurs, onze des quinze « propositions » liberticides6 du gouvernement qui aurait historiens et démographes démissionnent de questions portent sur le rapport aux durablement dépassé le stade d’une des instances de la Cité nationale de l’histoire étrangers. Pour le reste, c’est l’élan cocardier contestation morale quand c’est sur le terrain de l’immigration (CNHI). Rejoints bientôt par qui prend le relais : Marianne, la Mar­seillaise politique qu’il nous faut essentiellement d’autres organisations scientifiques1, ils à l’école, « nos » vins, « nos » cathédrales. Il ne combattre. jugent inadmissible l’association des termes manque plus que « nos ancêtres les Gaulois » et À « l’intérêt national » qui relève de la pure immigration et identité nationale et « ma terre de France de Clovis et de Jeanne fiction, il s’agit d’opposer notre intérêt de condamnent fermement l’existence et les d’Arc » pour que ce « républicanisme national » classe au-delà des appartenances cul­ actions de ce ministère. En réponse aux renvoie à la rhétorique d’extrême droite. Le turelles, « ethniques » ou religieuses. Il nous stigmatisations et aux dérives démagogiques gouver­ne­ment ne fait preuve d’aucune faut traduire politiquement cet intérêt dont le « grand débat » n’est qu’une mani­ innovation intellectuelle en la matière. Il s’agit concret de tous les travailleurs français et festation, ils appellent à déconstruire ces plutôt du travail métapolitique de la Nouvelle immigrés, avec ou sans papier, dans notre mythes nationaux qui entravent toute Droite4 qui fait ici son œuvre dans le discours combat quotidien et unitaire pour l’égalité lecture d’une société et d’une histoire du gouvernement, en faisant émerger un des droits sociaux, politiques, juridiques, à complexe, transnationale et souvent en concept qu’elle était alors la seule à revendiquer la liberté de circulation et d’installation sur contradiction avec l’idée selon laquelle la comme réponse essentielle aux crises : le territoire à l’échelle européenne comme France serait la « patrie des droits de l’identité. Car, avant Sarkozy et son ministère, nationale. o l’homme » : impérialisme colonial, esclavage, seule l’extrême droite cherchait à rendre Vichy... Cette prise de position éthique doit « l’identité nationale » centrale dans le débat alimenter notre réflexion pour mener au politique général. combat politique. Car même sans chercher à mettre en œuvre Ce que la considère comme un programme politique de transformation principal danger pour les société européennes radicale de la société tendant vers une est assez éclairant : l’uniformisation cultu­relle « révolution nationale », les effets d’annonce faite de métissage, produit de la mondialisation du gouvernement attisent dangereusement libérale, expliquerait la montée des identités 1.Le réseau Terra (travaux, études, recherches sur les réfugiés et l’asile), l’Association française des les braises d’un national-populisme en politiques (au détriment de celles ethnico- anthropologues, etc. autorisant son discours au sommet de culturelles) mais surtout ferait progresser le 2.La réponse de Brice Hortefeux (tribune du Figaro, 1er juin 2007) à cette protestation ne manqua pas de l’État. Ce ministère et le « grand débat » qu’il sentiment d’appartenance de classe5... Son flatter l’extrême droite en usant de l’expression a lancé en novembre 2009 constituent, à « identité française » popularisée par l’Agrif de combat politique consiste essentiellement à . bien y regarder, une réponse symbolique à mettre au premier plan les notions d’identité 3.Extrait : « 1.7. Pourquoi intégrer les ressortissants la crise économique et sociale. étrangers accueillis dans notre République, puis dans nationale, de patrimoine, de tradition, de notre communauté nationale ? », Annexe à la Sous couvert de recueil des angoisses face à la culture figée et cherchent par là à rendre circulaire du 2 novembre 2009 aux préfets par Éric crise, le ministère de l’Identité nationale les Besson. caduque et inopérant le discours de classe, au 4. Pour la Nouvelle Droite, la Métapolitique est une détourne vers tout ce qui serait étranger à une profit d’un discours nationaliste clivant stratégie d’intervention dans les champs idéologiques « identité française »2 notamment les couches sociales les plus et culturels, préalable à une prise effective du pouvoir . Et c’est dans ce sens qu’il politique. La théorisation de ce « gramscisme de invite le bon peuple de France à s’interroger, à populaires. droite » a surtout été l’objet du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne partir du Guide pour la conduite des « grands (Grece), avec les travaux d’, Jacques débats » sur l’identité nationale en ces termes : Les forces progressistes (politiques, asso­ Marlaud ou Pierre Le Vigan. ciatives et syndicales) n’ont eu de cesse de 5.Alain de Benoist, « Nous et les autres, problématique « Comment éviter l’arrivée sur notre territoire de l’identité », Krisis, 2006. d’étrangers en situation irrégulière, aux condamner les déclarations et initiatives de 6. Projets et propositions de loi « Besson » et conditions de vie précaires génératrices de ce ministère, dangereuses en ce qu’elles « Hortefeux » : expulsion de Roms pour « raison ethnique », généralisation des peines planchers, désordres divers (travail clandestin, banalisent les idées et revendications des déchéances de nationalités marquant une dichotomie délinquance) et entre­tenant, dans une partie extrêmes droites. La manifestation du entre «français de souches» et « français de papiers», remise en cause du droit à la santé pour les migrants, de la population, la suspicion vis-à-vis de 4 septembre 2010 fut un début, au moins du atteinte au droit d’asile… dossier novembre 2010 n°15 I page 15

succession le pen : enjeux et perspectives Entretien avec René Monzat propos recueillis par Éliane Berthier

Observateur des extrêmes droites Front national ne pèse directement sur aucun nement politique et idéologique des depuis plus de 20 ans, René Monzat débat, aucun enjeu. Il soutient mollement sensibilités, les stratégies personnelles des l’opposition à la réforme des retraites, alors cadres, les recompo­sitions d’appareil, les rappelait en 2004 que ce courant, loin qu’une fraction de sa base est partisane d’une alliances intra courant (internes/externes) d’être une passade de la vie politique radicalisation du mou­vement, tandis qu’une vont être complètement redistribuées en française était au contraire une autre râle contre les manifestations et les fonction du résultat. tendance lourde, enracinée, présente grèves1. au niveau européen, appelée à durer Le FN a su durer car il a constitué l’expression Comment comprendre le pacte de non-agression et à progresser si une vraie alternative politique et militante de deux courants en conclu entre Marine Le Pen et le Bloc identitaire, de gauche ne voyait pas le jour. large intersection : d’une part une extrême alors que ces derniers pré­ten­dent se présenter à Alors que la principale force d’extrême droite xénophobe et sécuritaire et d’autre part la présidentielle de 2012 ? Par ailleurs, comment droite française s’apprête à changer une droite révolutionnaire, deux cou­rants décrypter les rapports de la Ligue de défense juive de leader, nous avons interrogé René politiques durables et qui continueront (LDJ) avec Marine Le Pen ? Monzat sur les enjeux et les d’ailleurs à exister même en cas de disparition Personne ne croit que les Identitaires puissent conséquences de ce congrès du FN. présenter un candidat « sérieux » en 2012. Ceux-ci sont fortement influencés par la historique. Loin de faire l’unanimité Marine Le Pen et Bruno Gollnisch préten­dant à la culture politique de la Nouvelle Droite (Grece), sur l’ensemble des points abordés, succession, comment peut-on interpréter leur tout comme le sont d’autres réseaux qui cette enrichissante interview s’inscrit positionnement programmatique, stra­té­gique et apparaissent actuellement pro-Gollnish. pleinement dans les débats de la gauche.

Selon toi, quels sont les enjeux du congrès du FN ? Qu’est-ce que le FN aujourd’hui ? Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’in­croyable longévité de la formation d’extrême droite, malgré ses crises successives provo­quant le départ de nombreux cadres ? L’enjeu unique est la possibilité d’un rebond et le risque d’une scission/disparition. Autrement dit, le FN peut–il survivre politi­quement à (Jean-Marie) Le Pen ? Certes, et malgré les apparences, le FN ne s’est jamais réduit à un fan-club de Jean-Marie Le Pen. Mais celui-ci est resté durant trois décennies la pièce maîtresse de la visibilité politique nationale du FN. Aujourd’hui le FN reste l’ombre de ce qu’il fut jusqu’en 1999, car il ne s’est pas remis de l’expulsion des partisans de Bruno Mégret, entraînant le départ de la majorité des cadres © DR du parti. Son récent regain d’adhésions ne lui a pas permis de regagner un nombre d’adhé­ leurs divergences idéologiques ? Quels sont les La Ligue de défense juive est un groupuscule rents à la hauteur de ses scores électoraux, la courants internes qui les soutiennent et/ou les d’extrême droite sioniste qui obéit à une diminution du nombre de ses élus pèse sur ses entourent ? logique d’alliance tout azimut contre l’en­nemi moyens financiers, il n’a plus de système de Il n’existe aucune différence réelle, l’enjeu arabo-islamiste. L’axe d’alliance compor­terait presse cohérent depuis l’arrêt de National unique, à ce stade, se limite à la succession ; les droites et extrêmes droites euro­péenne Hebdo, il a renoncé à ses ambitions de « qui » de Marine ou Bruno ? Le posi­tion­ contre leurs immigrés, l’État d’Israël contre les renouvellement intellectuel (fortes dans la Palestiniens, la Russie occupée à « buter les 1. Selon l’enquête Ipsos/Europe 1, les Français et les décennies 1990), et surtout les militants du grèves reconductibles du 12 octobre 2010, 48 % des Tchetchènes ». Front ne sont nulle part des représentants sympathisants FN souhaitent que les grèves s’arrêtent très vite, mais 42 % souhaitent qu’elles durent plus (associatifs ou syndicaux) de milieux ou de longtemps, proportion supérieure à celle des couches sociales plus larges que lui-même. Le l’ensemble des sympathisant de gauche (40%) ! dossier dossier page 16 I novembre 2010 n°15

de droite nuisent aux couches populaires, à la droite, la rengaine sur la « submersion majorité de l’électorat, il faut donc trouver un démographique » n’a plus de sens alors que le soutien au gouvernement sur d’autres sujets. Maghreb et la Turquie achèvent leur transition Donc on met le paquet sur la question de démographique rejoignant les taux de natalité l’insécurité, on monte une campagne pour européens. réactiver les représentations ancestrales sur Ensuite comprendre que dans la prochaine les gitans-manouches-chapardeurs alors mê­ décennie, les extrêmes droites européennes me que n’existe pas la moindre « demande » tenteront de se fédérer en particulier autour sociale en ce sens et que même l’extrême d’une reformulation culturaliste (islamo­ © ggas droite n’utilise pas ce thème. phobe) de l’opposition à l’immigration, en Les droites, sans majorité suffisante, se conjugaison avec un refus de l’adhésion de la retrouvent ensuite en alliance de fait avec le Turquie à l’Union européenne. Et ce pour parti local d’extrême droite qui dicte ses con­ deux raisons objectives : au-delà de l’extrême Les crises successives du FN ont débouché sur la ditions sur ses thèmes prioritaires en échange diversité des histoires et situations des création de nombreux groupuscules concurrents d’un soutien sur les autres questions. Ce stade immigrations et des différences de cultures Mouvement national républicain (MNR), Nouvelle ultime de porosité concerne le Dane­mark, la politiques et institutionnelles des différents Droite populaire (NDP), Parti de la France (PDF). Suède, la Hollande. États européens vis-à-vis de leurs populations Selon toi, quel est l’avenir de la tentative de Après des années de pratique, un couron­ immigrées, dans les principaux pays euro­ convergence que constitue le « comité de nement législatif, une utilisation renouvelée péens les populations symboles de résistance nationale » ? N’est-ce qu’une nouvelle des thématiques à chaque élection (elles l’immigration viennent de pays musulmans version de la lutte entre PFN et FN dans les années resservent à chaque fois parce que les raisons (Maghreb en France et en Belgique), Turquie 1970 ? L’émergence de la mouvance nationaliste- qui ont prévalu pour leur première utilisation en Allemagne, Pakistan au Royaume-Uni. autonome, que S. Ayoub cherche à coordonner, perdurent), cela modifie la réalité, renforce les L’autre raison est que le projet d’adhésion de la en constitue-t-elle « le bras armé » ? ghettos et discri­minations et donne inévi­ Turquie est mal géré par les instances À son apogée des années 1990, le FN avait tué, tablement lieu à des théorisations. Une européennes, comme si cette perspective neutralisé, ou satellisé la plupart des autres pratique d’État raciste et une rhétorique n’était qu’un des innombrables projets groupes ou groupuscules d’extrême droite. xénophobe renforcent et légitiment compor­ bureaucratiques menés en catimini. Aucun projet concurrent ne s’est développé tements et représentations racistes. Il n’y a pas Les conséquences sur la riposte sont lourdes : depuis les années 1970, pas même le MNR de besoin de passerelles, même si celles-ci se car quand nous manifestions dans le cadre de Bruno Mégret qui à sa création en 1999 multiplient inévi­tablement en conséquence de Ras l’Front, réseau en intersection organique emportait (sur le papier) la majorité des cadres ces évolutions de fond. avec le mouvement ouvrier syndical et les et la moitié des militants du FN. organisations politiques de gauche et L’agitation groupusculaire, les mini-conver­ Dans Voleurs d’avenir, tu conclus que l’espoir d’extrême gauche, nous le faisions aussi sur le gences reflètent les efforts des anciens cadres d’inverser cette tendance de progression socle des valeurs démocratiques issues de la issus du FN pour redéfinir des thématiques et ascendante des extrêmes droites (le plus souvent Révolution française et de la Résistance regagner dans leur famille politique une sorte nationales-libérales s’inscrivant dans « le choc partagées et formellement revendiquées par d’hégémonie intellectuelle. MNR, NDP et PDF des civilisations ») se pense à une dimension tout l’éventail politique hors FN. repré­sentent autant des générations de départ européenne. Quelles seraient, selon toi, les voies La constitution d’un cadre d’alliance pour que des orientations distinctes, sachant que de cette inversion de tendance ? riposter à l’extrême droite sera difficile. les divergences de culture politique entre eux En 2004 j’avais publié un diagnostic pes­ Aujourd’hui la gauche est divisée devant les sont plus faibles aujourd’hui que quand ils simiste, pointant la persistance des raisons questions posées par la visibilité religieuse des étaient réunis dans le FN des années 1990. qui à moyen terme alimentaient les extrêmes citoyens européens musulmans, l’acceptation droites européennes. Le FN français a sur ces d’élé­ments de mode de vie (dont le voile) et sur Comment comprendre la porosité de plus en plus entrefaites connu ses plus faibles résultats les rapports à entretenir avec les associations grande de la droite classique aux idées des depuis 30 ans. Nous avons décidé de dissoudre religieuses/communautaires musulmanes. extrêmes droites et particulièrement, en France, Ras l’Front qui avait été un instrument Les attitudes vis-à-vis de l’adhésion de la son aile sarkozyste ? Du débat sur l’identité efficace pour contenir la crois­sance du FN, et Turquie à l’UE ne sont pas unanimes à gauche nationale au principe de préférence nationale qui était pertinent face aux thématiques du ni dans le reste du champ politique (hors ED). comme axiome du programme du FN, existe-t-il FN et à son mode d’activités politique et des passerelles idéologiques durables en cours militante dans la période. Nous partagions Quelles seront selon toi les problèmes auxquels la de solidification ? Selon toi, quel est le rôle des l’idée qu’une nouvelle période de lutte contre gauche sera confrontée dans un avenir proche organisations comme Riposte laïque dans ce l’extrême droite pouvait survenir, mais que les concernant la définition des nouvelles tendances contexte ? thématiques et les moyens d’action seraient des extrêmes droites européennes ? La porosité n’est pas au départ une question alors différents de ce que nous avions connu. Nous serons confrontés à plusieurs problèmes d’affinité, mais résulte de ce que les Il faut comprendre la situation à long terme et complexes. Le discours que nous entendrons gouvernements et partis de droite sont à l’échelle euro­péenne si l’on veut agir effica­ ne sera pas forcément une caricature de droite prioritairement animés par le souci de se faire cement dans la situation nouvelle. extrême plus libérale, plus conservatrice, plus réélire et gèrent dans cet objectif les questions D’abord voir à quel point le contexte a changé. inégalitaire. Penser sur un axe unidimen­ à mettre au centre du débat public. Pour forcer La rhétorique sur « les immigrés prennent nos sionnel droite/gauche n’aurait pas grand sens, le trait, les politiques économiques et sociales emplois » est abandonnée même par l’extrême face à une droite révolutionnaire qui dossier novembre 2010 n°15 I page 17

retrouverait ses bases dans des couches courants comme Riposte laïque, obnubilés par Personne ne peut aujourd’hui proposer de populaires. C’était la tonalité du dernier l’islamisme, à organiser des initiatives com­ réponses à la fois pertinentes, cohérentes et discours de Le Pen le 1er mai : un discours munes avec l’extrême droite. capables de rassembler. Pour sortir des alliant défense des valeurs populaires L’adhésion de la Turquie, c’est construire une apories intellectuelles et des impasses ouvrières face aux capi­talisme, mondialisme, Europe politique et sociale avec une puissance politiques nous devrons d’emblée raisonner à libéralisme, ultra. Et par un FN prétendant musulmane de près de 80 millions d’habitants. l’échelle européenne et internationale. reprendre le flambeau contestataire d’une Cela aurait beaucoup de consé­quences pour Le mouvement ouvrier et la gauche ont des gauche amollie. Les syn­di­cats sont aujourd’hui l’Europe, cela affaiblirait dans le monde entier responsabilités particulières pour opposer à la plus outillés que les partis pour y répondre. la thématique de la guerre de civilisation, cela mondialisation libérale comme au repli La question d’une islamophobie instru­men­ aurait de grandes con­sé­quences pour la nationaliste, une altermondialisation poli­ti­ talisant des thèmes progressistes : je pense République laïque et la société de Turquie, cela que et sociale. ainsi à la question du statut des femmes en faciliterait l’évolution de l’islam européen. La généralisation de la reconnaissance des islam. La gauche a intellectuellement et Mais il est impossible de faire d’une attitude droits indépendamment des appartenances, politiquement implosé sur cette question. ou position politique concernant cette jusqu’à la reconnaissance du principe de Or de même que le centre de gravité écono­ adhésion un pré-requis de la lutte contre la droits politiques inhérents à la personne, est la mique passe en Asie, le centre de gravité du nouvelle extrême droite. riposte la plus radicale aux politiques et mouvement féministe de ce siècle risque de se pratiques administratives xénophobes du déplacer vers la zone arabo-musulmane où le racisme d’État. contraste est explosif entre la situation Lutter contre les assignations commu­nau­ d’oppression que des centaines de millions de taires et la communautarisation des espaces femmes subissent au nom de l’islam et le nationaux implique à mon sens de reconnaître développement économique, social et éduca­ que le droit de s’habiller comme on l’entend a tionnel de ces pays. Ce mouvement des la même valeur à Paris, Londres, Ryad ou femmes ne se fera pas contre la religion, mais Téhéran. Faute de quoi une partie de la gauche en large partie au nom des potentialités jouera le rôle de caution « laïque » d’un libératrices du message de Mahomet. Une communautarisme euro-chrétien. bonne partie du mouvement féministe Rien n’est joué, ni gagné ni perdu, mais de là français a adopté des positions qui lui font dépendra en bonne partie de ce que nous ignorer cette réalité aujourd’hui émergente. La serons capables de faire dans les quelques caricature de cette attitude pousse des © ggas années qui viennent ! o

Front national par Antoine Sindelar de la jeunesse Normalisation et posture contestataire

Pendant que les grands se Rachline est accusé d’organiser la purge recul de la retraite de 60 à 70 ans était battent entre marinistes et des éléments pro-Gollnisch des instances « une absolue nécessité », le FNJ 2010 gollnischiens pour la succession, dirigeantes et, dans la stratégie de respec­ dénonce le projet Woerth ! que font les jeunes du FN ? La tabilité de Marine Le Pen, d’édulcorer le Le très prolétaire Paul-Alexandre Martin discours du FNJ traditionnellement plus apporte le soutien du FNJ au « mouvement même chose. Parce que sur le radical que ses aînés. Autre reproche, social et aux travailleurs… français » pour fond, rien ne change. l’université d’été dont les JPG dénoncent la ensuite dénoncer les syndicats et ces lycéens vacuité idéologique (qui s’en plaindra ?) et grévistes « en quête de jouissance et L’arrivée de David Rachline au poste de le despotisme des marinistes. En plus, il n’y d’oisiveté ». Le nordiste Gianni Meli utilise coordinateur national du FNJ en 2009 avait même pas de messe organisée ! (sic) Et même des gros mots comme capital et sonne comme la prise en main de l’orga­ comme par hasard, cette université avait travail pour finir par dénoncer l’immigration nisation de jeunesse par l’appareil mariniste lieu dans le Pas-de-Calais, fief de Marine et préconiser «une politique d’encouragement pour le congrès de 2011. Pour contrer la Le Pen, sans que Gollnish soit invité. de la famille ». Le problème de financement chienlit qui menace le parti avec l’arrivée de Pour compenser son inanité militante et des retraites, c’est la faute de Simone Veil ! Fifille, les fans de Gogol ont fondé les JPG : son manque de relais dans la jeunesse, le Préférence nationale, anti-IVG, chienlit… mais non, pas des fans de Jean-Paul FNJ multiplie les communiqués comme sur Les jeunes marinistes veulent faire croire Gaultier, « les Jeunes pour Gollnisch ». les retraites par exemple. qu’ils sont différents ; non, ce sont toujours Fidèle de Marine Le Pen, décrit comme Alors que Le Pen déclarait, en 2003, qu’il des vieilles ganaches d’extrême droite. o arriviste et incompétent par ses opposants, fallait voter la réforme Fillon et que le dossier dossier page 18 I novembre 2010 n°15 Les Identitaires : des fachos 2.0 Par Alexandre Timbaud Principale mouvance issue d’Unité radicale, les identitaires se développent autour d’une stratégie multimédia rodée, d’une solidarité ethnique et d’implantations « alternatives ». La violence fait partie de leur stratégie pour attirer la frange radicale de la jeunesse nationaliste.

evenu parti politique lors de sa centriques » (identité régionale, nationale, questions comme l’écologie (en Bretagne au convention en octobre 2009, européenne) se traduit par la constitution moment de la « crise » des algues vertes), le D qui avait réuni plus de 600 de d’une constellation d’organisations locales sécuritaire, les références à des figures ses militants, à Orange (Vaucluse), le Bloc (Jeune Bretagne, Projet Apache, Nissa comme Proudhon et Péguy, l’abandon identitaire (BI) poursuit sa quête de respec­ Rebela, Rebeyne, Alsace D’abord…), sortes « officiel » de l’antisémitisme et même de tabilité et est désormais bien installé à de « branches » des Jeunesses identitaires, toute référence à la question du sionisme, la l’extrême droite de l’échiquier politique. placées sous l’égide du BI, et qui mènent maîtrise d’internet et des modes d’action qui Issus d’Unité radicale (organisation elle- actuellement la campagne « Une autre garantissent une bonne visibilité, et enfin le même issue notamment du GUD, elle sera jeunesse » avec manifestation nationale recours parfois assumé à la violence dissoute après l’attentat manqué contre d’envergure (150 manifestants) à Paris, le (organisation de tournoi de combat, mais Jacques Chirac en 2002 par un de ses aussi ponctuellement de petites « ») : membres, Maxime Brunerie), les tout cela explique l’attrait d’une frange de Identitaires se sont construits tout au la jeunesse pour la mouvance identitaire. long des années 2000 autour de deux Si le passage au terrain électoral s’est stratégies essentielles. Tout d’abord révélé peu fructueux lors des législatives celle des coups médiatiques, comme de 2007 et des municipales de 2008, les les fameuses « soupes au cochon » qui listes présentées et/ou soutenues par les sont un temps interdites par les Iden­titaires ont obtenu lors des régionales pouvoirs publics. Ensuite sur un de 2010 des scores non négligeables (Alsace « gramscisme de droite » hérité de la d’abord a frôlé les 5 %), et ont confirmé Nouvelle Droite qui se traduit par la l’implantation et le développement d’un constitution de différentes associations courant d’extrême droite alternatif au (Novopress, Solidarités des Français FN. Si le futur congrès de ce dernier pour la soupe au cochon, Comité (janvier 2011) voyait la victoire de d’entraide aux prisonniers européens Marine Le Pen, leurs relations jusqu’à il pour le soutien aux militants inculpés, y a peu très conflictuelles avec le FN Solidarité Kosovo…), et l’intervention (affrontements physiques lors de la sur des terrains qui ne sont pas campagne municipale à Nice en 2008) traditionnellement con­sidérés comme pourraient, d’un commun accord, se directement politiques (et en premier réchauffer un peu, même si certains lieu, les stades : les identitaires participent désaccords de fond persistent à l’animation de Kops à Nice, Lyon, dans (assimilation, rapport nation-ré­gions- la tribune Boulogne du PSG…). C’est dans eu­rope…). L’avenir dira si l’annonce cette optique qu’ont été ouvertes, sur le récente d’une candidature à la prési­ modèle des centres sociaux italiens, des dentielle de 2012 par le Bloc Identitaire « maisons identitaires » (la Maïoun à Nice peut être interprétée non pas comme une en 2004, qui a laissé la place en juin à Lou 23 octobre dernier. Cette « défense des volonté de renforcer un pôle concurrent du Bastioun, Ty-Breizh en Bretagne1) qui identités » (avec la dénonciation d’un « ra­ FN, mais comme une tactique permettant s’inscrivent dans une volonté d’implantation cisme antiblancs ») se traduit par un discours de mieux monnayer leur ralliement. o locale et de construction d’un tissu social différentialiste qui vise les communautés « alternatif », avec comme référence la issues de l’immigration extra-européenne, Casapound de Rome. Les Identitaires et en particulier les musulmans2. L’épisode s’inspirent surtout de la Ligue du Nord de l’apéro saucisson/pinard organisé le 1. Associés à la Vlaams Huis lilloise lors de sa fondation par le biais de Terre Celtique, les italienne, avec laquelle ils entretiennent 18 juin à Paris3 (fruit d’une association avec identitaires en ont depuis été exclus. des liens étroits. Riposte laïque qui n’a pas été reconduite 2. Voir par exemple la campagne « Ni voilée ni violée : touche pas à ma sœur ! », pour laquelle pour l’apéro républicain du 4 septembre) est Philipe Vardon, président de Nissa Rebela (devenu Une constellation d’organisations un bon exemple de la traduction en actes de Jouinessa Rebela) et dirigeant du BI, sera condamné. La défense des identités régionales, de ce discours et de l’habileté commu­ 3. Voir les articles parus sur le blog d’Abel Mestre et l’enracinement est prépondérante dans leur nicationnelle de cette mouvance. Ce discours Caroline Monnot : et sur le site de REFLEXes : dossier novembre 2010 n°15 I page 19

Europe des gouvernants sous pression des extrêmes droites islamophobes par Denis Boulègue, Gabriel Gérard, Alexandre Timbaud

Dans un contexte européen de progression générale des racismes1, la stigmatisation des musulmans, qui s’accommode parfaitement du « choc des civilisations » des élites néo-conservatrices, s’impose comme la forme la plus répandue de racisme au sein des extrêmes droites continentales.

epuis 2009, chaque élection en organisations d’extrême droite sont exclues Europe souligne que les droites de l’exercice du pouvoir. Néanmoins, que ce D populistes et les extrêmes droites soit aux Pays-Bas, avec le Parti de la liberté progressent. La majorité de ces organisations, de Geert Wilders (il assimile le Coran à inspirée par certains intellectuels issus de la « Mein Kampf »), en Belgique avec le Vlaams- Nouvelle Droite (, , Belang ou en Italie avec la Ligue du Nord, ce Robert Steu­ckers…), s’appuie sur les « com­ discours raciste sur « l’islamisation » de la mu­nau­ta­rismes » pour mieux les dénoncer et société s’impose. ainsi créer les conditions favorables à leur En Allemagne, l’extrême droite organise, projet de développement séparé des popu­ depuis deux ans, de nombreuses initiatives lations à l’échelle planétaire. sur la thématique anti-islam. Le mouvement Pour cela, ils focalisent leur discours sur la allemand Pro Köln (composante du réseau l’identité nationale. Ainsi, en Rhône-Alpes peur de l’islam, défini comme une idéologie des Villes contre l’islamisation) se veut le et Paca, l’affiche «non à l’islamisme » du FNJ conquérante, une culture ennemie, pour fer de lance de la protestation contre le (du « mariniste » David Rachline), à desti­ mieux cristalliser un « communautarisme projet de construction d’une mosquée à nation d’un électorat très ciblé, sous prétexte blanc » autour de la culture « chrétienne » ou Cologne. Fin mars 2010, la manifestation de s’attaquer à l’islam politique, pointe du « indo-européenne », selon les courants. de Duisburg (dans la Rhur) a été suivie d’un doigt les populations musul­manes, discré­ Les partis populistes, autoritaires et xéno­ « congrès européen contre l’islamisation » à ditant ainsi les tentatives lepénistes de phobes (le plus souvent nationaux-libéraux, Gelsenkirchen. rallier les « patriotes musul­mans ». Des régionalistes et identitaires) préconisent la En Suisse, la votation du 29 novembre 2009 infléchissements internes (ouvrant la voie (re)construction d’une iden­tité ethnicisée. Ils (initié par l’UDC et inspiré de la régle­ au soutien de la LDJ dans les prochains parlent d’échec de « l’inté­gration », dénoncent mentation « anti-minarets » de deux Länder mois) sont-ils en cours au FN, sous la la société multiculturelle et exploitent le autrichiens) a interdit la construction de pression de sa périphérie (les Identitaires thème de l’immigration. nouveaux lieux de culte musulmans. font de ce discours leur marque de fabrique3) ? L’influence grandissante de ces droites natio­ En Angleterre, l’EDL (English Defence nales et radicales oblige les partis majo­ritaires League, fondée en 2009 et liée au mou­ Les extrêmes droites, qui ne veulent à faire des choix : soit les intégrer dans des vement hooligan) organise plusieurs mani­ nullement changer le système, ont besoin de gouvernements de coalition (avec le risque de festations contre « l’islam radical » (le British trouver des boucs émissaires pour rallier à les légitimer un peu plus), soit les exclure de National Party se dit étranger à ces leurs idées. Elles reformulent leurs discours l’exercice du pouvoir tout en reprenant leur initiatives, mais cherche, en réalité, à selon le contexte et jouent sur les peurs, discours2 pour se faire réélire. contrôler le mouvement). accentuées par une crise économique sans précédent, à laquelle s’ajoute la crise du La position de l’extrême droite En France, la politique du gouvernement projet d’Europe libérale (UE), pour se en Europe Sarkozy-Besson-Hortefeux laisse peu d’espa­ développer et prospérer jusqu’à frapper En Scandinavie, le Danskfolkeparti a été ce à sa droite après l’adoption des lois anti- dans un certain nombre de pays aux portes capable de faire tomber le gouvernement voile et anti-burqa. Néanmoins, la marge du du pouvoir. o danois et d’imposer une législation restrictive FN (NDP, PDF, MNR) présente deux listes sur l’immigration et le droit d’asile. Le Parti « anti-minarets » en Lorraine et en Franche- du Progrès (FrP) est la deuxième force Comté aux élections régionales de mars 2010. 1. Consulter le rapport téléchargeable de la Commission européenne contre le racisme et politique en Norvège. Les Démocrates de Au même moment, le FN mène priori­ l’intolérance 2009. Il souligne la progression Suède font leur entrée au Parlement. tairement campagne sur les questions simultanée des racismes anti-tsiganes, anti-noirs, anti-juifs et anti-musulmans. Dans de nombreux pays d’Europe occi­ économiques et sociales (l’immigration étant 2. Voir les propos d’Angela Merkel sur l’échec du dentale, à l’exception notable de l’Italie, les la cause des difficultés), mais aussi sur multiculturalisme. Tout est à nous ! hebdo 74, p. 5 dossier dossier page 20 I novembre 2010 n°15

par Gabriel Gérard L’antisionisme d’extrême droite, le masque de l’antisémitisme

1 Depuis les années 1940 , une Maurice Bardèche écrit, un an après l’indé­ l’ennemi, et l’ennemi d’aujourd’hui en Fran­ mouvance se revendiquant de pendance algérienne, dans les colon­nes de ce, c’est la même chose qu’en Palestine. On « l’antisionisme » existe à Défense de l’ : « Le monde arabe est est contre l’occupation sioniste avec un côté l’extrême droite. Plus ou moins désormais notre voisin […] Or, l’hystérie antisémite qu’il faut appliquer partout où les audible selon le contexte, cet antiraciste empoisonne avec un soin jaloux juifs peuvent être présents ». « antisionisme » est un l’avenir des relations qui pourraient s’établir Des dirigeants du GUD des années 1990 antisémitisme. entre l’Europe et le bloc arabe, car il y a l’État toujours actifs (Châtillon, Penninque, d’Israël. En l’honneur de cette invention de Mahé…) s’accordent avec les « nouvelles l’antiracisme militant dont rien ne justifie le convergences » de Bouchet ou la « récon­ « Complots », « finance apatride » maintien dans l’aire géographique raciale des ciliation » version A. Soral (avec le soutien et « lobbies »2 Arabes, nous nous constituons stupidement de membres de l’Union des organisations En juin 2010, dans Droite ligne (pro- en adversaire du bloc arabe. » islamiques de France-UOIF et du Comité de Gollnisch), l’élu FN de Vénissieux (Rhône) En 1985, Alain de Benoist (Grece), dans la bienfaisance et de secours aux Palestiniens- écrit : « La politique d’im­ continuité de Jacques Benoist-Meschin, CBSP) afin de toucher un nouveau public (la migration est le résultat de l’asser­vissement (an­cien collaborateur de Vichy) considère le « liste antisioniste » de Dieudonné, le MDI de d’un système politique […] aux intérêts du monde arabe comme « l’allié naturel d’une Kémi Séba… sont des pièces du puzzle gros capital et des financiers apatrides. Tout Europe désireuse de se dégager de l’étau « antisystème »). À la contradiction apparente comme la suppression des frontières et des américano-soviétique, un acteur privilégié entre le discours anti-immigrés du GUD et monnaies nationales, l’immigration massive dans la recherche d’une Troisième voie ». son soutien au Hamas et à l’islam était pri­ et le métissage ont été annoncés dans un Tandis que le stalinisme s’effondre, Jean- vilégiée l’entente sur des valeurs communes : livre prémonitoire publié en 1905 : les Marie Le Pen, lors de la guerre du Golfe « On se retrouve dans les valeurs de la famille Protocoles des Sages de Sion »3. (1990), privilégie la position des radicaux et et de la tradition chères à l’islam. Ce qui est En juillet 2010, les nationalistes-révolu­ rompt avec le cycle « thatchéro-reaganien » paradoxal, c’est que l’islam peut être à la tionnaires (pro-Marine Le Pen) du cadre du FN : il dénonce le Nouvel Ordre mondial fois un allié et un ennemi. Autant la Syrie et frontiste consa­craient étasunien et soutient l’Irak de Saddam l’Irak sont des régimes nationalistes laïques Résistance (cf. la Une du n° de septembre 2010 Hussein. et on les soutient, autant l’islam peut être un ci-dessous) à la dénonciation des « nationaux- danger pour la civilisation européenne. Pour sionistes ». L’éditorial con­cluait : « On nous Lutte contre l’axe « américano- le Hamas, c’est le côté combat identitaire qui accusera sans doute de diviser le mouvement sioniste » et « nouvelles convergences » nous plaît »5. développe une de résistance national. Tout au contraire nous Le GUD cuvée 1990 s’oppose à l’impérialisme position assez proche. entendons le renforcer. Cela en dénonçant américain, proclame son « antisionisme » et En 2001, lors du congrès d’Unité radicale6, ceux qui ont fait le choix du national-sionisme. soutient l’Intifada. Son porte-parole, Benoît la dimension tactique du soutien du GUD C’est-à-dire ceux qui voudraient nous engager Fleury4, déclarait : « c’est pour désigner apparaît crûment : « Nos alliés objectifs sont dans des alliances improbables avec des les Palestiniens qui nous aident à déloger les lobbies qui n’ont eu de cesse, ces quarante Israéliens. On fait un bout de chemin avec dernières années, de nous lier les mains et de l’allié objectif et après on lui met une balle nous tirer dans le dos. C’est-à-dire aussi ceux dans la tête. »7 o qui voudraient nous voir prendre des voies […] 1. Défense de l’Occident, , Occident qui sont sans issues pour le mouvement (1964-1966), Parti nationaliste français (PNF), la national mais qui seraient fort utiles pour la Fédération d’action nationaliste et européenne (Fane), Troisième Voie, Groupe union défense (GUD) finance apatride et les lobbies ». - cuvée 1990 -, Unité radicale, l’Œuvre française, au sein du Front national. 2. De nombreuses citations de cadres nationalistes la géopolitique au service sont disponibles. Pour notre part, nous privilégions de la haine des juifs les plus récentes. Pour ceux et celles qui veulent en savoir plus, il est utile de se procurer l’ouvrage de Une partie de l’extrême droite est, dès les Jean-Paul Gautier « Les extrêmes droites en France » années 1960, admirative du pouvoir auto­ parues chez Syllepse en 2009. 3. Document antisémite monté par la police russe ritaire exercé par certains dirigeants décrivant un faux complot « judéo-maçonnique » nationalistes arabes (Europe action consa­ mondial. 4. Aujourd’hui, B. Fleury semble avoir changé crera un numéro à Nasser). François Duprat, d’« ennemi principal ». On le retrouverait parmi les VRP du négationnisme en France, fonde, signataires de l’appel «Raison garder ». 5. Jean-Paul Gautier, op. cit. dans cette même décennie, un fantomatique 6. Dissoute en juillet 2002. Rassemblement français pour la Palestine. 7. Le Monde, 16 juillet 2002. dossier novembre 2010 n°15 I page 21 histoire de réseaux (1) par Antoine Sindelar* Ras l’front : « Si nous devons être battus, c’est que nous n’aurons pas eu le courage de nous battre » En 1990, Politis publie l’appel « Le temps de la contre-offensive est venu » rédigé, entre autres, par Gilles Perrault. Signé par 250 personnalités (artistes, figures de la Résistance, militants…), ce texte sans concession fait le constat de la progression électorale du Front national depuis 1983 et de la nécessité d’une réponse politique face à ce danger. C’est de cet appel que naîtra le réseau © Ras l’front - 1995 antifasciste Ras l’front.

une époque où l’on débat d’intégrer C’était une époque de réseaux et Ras l’front a La scission du FN en 1998 fait croire à le FN dans le jeu démocratique, contribué à cet engagement politique en de­ certains que le combat est gagné ; le rebond À l’appel le caractérise comme un hors des partis » se souvient Anne. électoral du FN en 2002 donne raison à ceux parti fasciste. En faisant l’analyse des reculs qui ont continué. L’arrivée de nouveaux opérés par la gauche notamment en matière Réseau antifasciste militants donne un second souffle au réseau sociale et d’immigration, le texte martèle Le réseau se dote d’un journal, Ras l’front, qui qui voit refleurir des collectifs éteints, mal­ qu’on ne peut combattre efficacement le FN permet d’investir l’espace public, de s’opposer heu­reusement happés par l’accélération des en faisant des compromis douteux. Il reven­ aux militants FN et de reprendre du terrain attaques liberticides et xénophobes dès 2002. dique au contraire que « le combat antiraciste notamment sur les marchés. Et d’un symbole, C’est ce trop-plein qui explique l’épuisement ne sera gagné que par l’affirmation sans le triangle rouge emprunté aux déportés du réseau jusqu’à sa dissolution en 2008. compromis de nos propres valeurs ». En politiques des camps nazis, marqueur de C’est aussi la nécessité de refonder notre posant le problème sur le plan politique, résistance antifasciste. Le choix est fait de ne analyse et redéfinir nos modes d’action face l’appel tranche avec le discours moraliste de pas intervenir médiatiquement au niveau aux droites autoritaires et xénophobes au l’antiracisme de l’époque incarné par SOS national sous forme d’un porte-parole pouvoir et à des extrêmes droites euro­ Racisme. Pour Anne Tristan1, cette posture « antinomique avec l’idée d’un réseau pluraliste péennes toujours influentes. politique et pas seulement morale fait écho de collectifs » selon Anne. Ce qui n’empêche Si Ras l’front a contribué par son travail aux marches de 1983 et à leur revendication pas des coups d’éclat : le 1er Mai 1995, le unitaire de vigilance et d’action à maintenir toujours subversive d’égalité des droits. discours de Le Pen est perturbé par le des digues autour de l’extrême droite et à Le texte recueille de nombreuses signatures déploiement de banderoles (dont une du toit continuer à caractériser le FN comme un surtout après la profanation en mai 1990 du de l’Opéra). parti fasciste, le danger est toujours là. cimetière juif de Carpentras. Sont donc mis Impossible de citer toutes les initiatives des L’appel disait en 1990 que « leurs avancées en contact des gens d’horizons très divers, collectifs. Vigilance, mémoire, immigra­ sont faites de nos reculs ». Malheureusement déjà militants ou non, déterminés à agir tion, ordre moral, lois liberticides, contre le constat est toujours aussi vrai ; heureuse­ contre les idées du FN. Cela donne naissance les allian­ces FN-droite aux régionales de ment, grâce à l’école de formation antifasciste à des collectifs locaux, indépendants dans 1998, information aux élections prud’ho­ qu’a été Ras l’front, des bases ont été posées leurs actions mais liés par la charte du réseau males et HLM, participation au mouvement pour continuer à résister et enfin un jour ne (180 collectifs recensés en 1998). « C’était une anti­guerre et aux FSE, travail avec le plus reculer. o construction à partir du terrain, et non quel­ monde de la culture, sur internet, etc. Tous *Remerciements à Anne Tristan pour sa participation. que chose de centralisé. Il s’agissait d’irriguer les terrains sont investis avec plus ou moins 1. Cofondatrice du réseau Ras l’front, Anne Tristan a plein de ruisseaux antifascistes de même qu’à de bonheur dans la recherche de l’unité publié Au front, récit de son entrisme dans une section FN de Marseille en 1987, et Petit manuel de la fin des années 1950, plein de fosses à purin pour le harcèlement démocratique des combat contre le Front National avec René Monzat ont alimenté l’extrême droite alors moribonde. extrêmes droites. en 2003. Propos recueillis en octobre 2010. dossier dossier page 22 I novembre 2010 n°15 histoire de réseaux (2) Propos recueillis par Raoul Guerra. No Pasaran : Entretien avec Taz Peux-tu revenir sur la création du réseau aux autres. Il n’y a pas de bureau politique No Pasaran a bientôt 20 ans. Quel bilan tirez- No Pasaran ? ou de permanent qui décide tout à la place vous de l’expérience antifasciste radicale? Le point de départ est la création au début des des militants. Toutes les décisions sont C’est évidemment assez difficile à mesurer... années 1980 à Nanterre d’un collectif et prises lors de coordinations où se retrouvent Au niveau de la culture et plus précisément d’une revue antifasciste, REFLEXes - Réseau les militants et militantes du réseau. Nous du rock chez les jeunes, s’il n’y avait pas eu d’étude, de formation et de lutte contre disposons également d’un matériel commun toute cette mobilisation, ce harcèlement l’extrême droite et la xénophobie. Les et d’un journal No Pasaran au travers du­ entre autres du Scalp, les groupes de musique premiers numéros de la revue sont plutôt quel les groupes s’expriment. Par ailleurs, d’extrême droite s’exprimeraient plus consacrés aux questions sécuritaires et à l’appartenance à No Pasaran et à une autre facilement. En France, ils sont obligés de se l’immigration. Ce n’est que quelques années structure politique ou syndicale est possible cacher pour organiser des concerts clan­ plus tard, avec la disparition de deux revues à partir du moment où les gens ne parti­ destins alors qu’en Allemagne, ils ras­sem­ antifascistes Article 31 et Celsius que le tra­ cipent pas aux élections. blent plusieurs milliers de personnes. Grâce à vail de recherche et d’analyse sur l’extrême l’antifascisme radical des années 1980 et droite devient progressivement dominant. 1990, la tentative de créer une contre-culture Peu après, un groupe qui prend pour nom d’extrême droite (musique, BD...) est restée Scalp (Section carrément anti-Le Pen) se ultra confidentielle en France alors que dans constitue à Toulouse : il entend s’opposer au d’autres pays européens ou en Amérique du meeting que le FN s’apprête à organiser dans Nord, elle est parvenue à toucher une plus la ville. Ce groupe, qui devait être éphémère large partie de la population. se fixe pour but de dépasser le strict cadre de la manifestation « grand public » et de Et le sarkozysme dans tout ça ? marcher en direction du rassemblement du Le sarkozysme n’est pas un fascisme. Pour Front. Devant le succès, d’autres groupes nous le sarkozysme est la forme la plus pure verront rapidement le jour sur l’ensemble du de la droite ultra-libérale décomplexée et territoire, aidé en cela par les liens établis arrogante et c’est déjà suffisant. Elle n’hésite avec le groupe de rock « Bérurier noir » dont pas à venir chasser à l’extrême droite mais une partie du service d’ordre est membre des ce serait une erreur de la traiter de Scalp et de REFLEXes. No Pasaran, enfin, fascisme. o naît en 1992 et a pour but de mettre en réseau les différents groupes Scalp, les membres de REFLEXes et d’autres groupes antifascistes proches.

Peux-tu définir la ligne politique/idéologique antifascismes au présent (1) de No Pasaran ? Au départ, diverses sensibilités politiques composaient les groupes Scalp. C’est avec Création d’un collectif contre les identitaires la création du réseau No Pasaran que nous avons revendiqué notre appartenance à la Lyon possède une tradition Jean-Marie Le Pen possède de solides con­ mouvance libertaire et aux mouvements historique de l’extrême droite mais tacts à l’étranger lui permettant d’organiser sociaux. Se réclamant toujours aujourd’hui aussi de luttes et de résistance. Tour la Conférence internationale des orga­ d’un antifascisme radical, No Pasaran nisations patriotiques à Tokyo à l’été 2010. investit les luttes anticarcérales, anti­ d’horizon de la situation lyonnaise, Exclu en raison de propos jugés néga­tion­ capitalistes, contre les lois sécuritaires et marquée par une certaine tendance nistes, en juillet 2011, il devrait réintégrer combat l’homophobie et le sexisme. Nos à la violence. son poste en langues et civilisations japo­ militants sont partie prenante des luttes naises à Lyon III, fac connue pour sa complai­ sociales comme ce fut le cas lors de la lutte es différentes familles de l’ex­ sance envers des recherches douteuses. des précaires de Mc Do, lors du mouvement trême droite sont représentées Malgré un impact électoral important, le FN contre le CPE... Nous cherchons à mettre en L à Lyon : catholiques inté­gristes, (qui dispose d’un local ) est peu visible sur avant l’expérimentation et l’échange de soraliens d’Égalité et Réconci­liation, FN, l’agglomération hormis quelques collages. pratiques, pas uniquement avec la sphère Bloc identitaire... liber­taire, d’ailleurs (préparation et orga­ Avec un score de 15,22 % en 2010, Bruno Un activisme radical, nisation de contre-sommets, liens avec les Goll­nisch préside un groupe de dix-sept élus notamment des Identitaires teuffeurs). Du point de vue organisationnel, FN au conseil régional. Également député Les Identitaires ont par exemple mené des chaque groupe est autonome par rapport européen, le prétendant à la succes­sion de actions de harcèlement de bibliothèques qui dossier novembre 2010 n°15 I page 23

Propos recueillis par Raoul Guerra. antifascismes au présent (2) par Clément L. Chauny, après une manifestation réussie, envisageons la suite hauny (Aisne) était le théâtre Création du collectif devant le musée de la Résistance et de la depuis plusieurs mois (fin 2008 L’initiative fut prise par des militants Déportation à Tergnier (ville voisine) avait C et début 2009) de l’activisme libertaires (du groupe Union action révo­ pourtant permis au collectif de se présenter. d’un groupe de jeunes d’extrême droite lution autogestion) qui ont lancé l’idée La mani­festation a laissé une grande place proche des mouvements de - d’une manifestation chaunoise par la aux jeunes des quartiers populaires. Ceux néonazis. Ils arboraient des tenues ne diffusion de tracts et par Internet. La d’entre eux issus de l’immigration ont pu laissant aucun doute sur leur appartenance création du collectif antifasciste axonais a reprendre le « territoire » du centre-ville politique et se manifestaient par des insultes ensuite agrégé le NPA et les libertaires souvent occupé par les skinheads-néonazis. à caractère raciste, des saluts hitlériens et organisés dans la ville (CNT, FA) ; puis la Le passage devant l’usine Nexans, récem­ des provo­cations violentes envers les jeunes sphère associative (Ligue des droits de ment fermée pour sauvegarder les profits d’origine maghrébine causant des affron­ l’homme, Mémoire juive et éducation, SOS des actionnaires, a réaffirmé que les idées tements desquels ces derniers sortaient racisme...). L’élargissement fut faible au d’extrême droite germent souvent du souvent les plus durement sanctionnés niveau politique (Gauche unitaire et le sentiment d’impuis­sance face aux désastres devant les tribunaux. Parti de gauche). Il en fut de même au ni­ sociaux qui incite à chercher des boucs Ces jeunes fachos devenaient suffisamment veau syndical : Solidaires a très vite rallié émissaires. formés et organisés (notamment à travers la l’organisation de la manifestation puis création d’une association contre le racisme seule la CGT éduc’action les a rejoints. Une volonté éducative antiblancs dissoute depuis). Ils organisaient Le collectif a fait le choix d’éditer régu­ leur activité autour des deux lycées de la La manifestation, point d’orgue lièrement un bulletin : L’Aisne sans haine. Il ville et de la gare routière, par des rassem­ de la mobilisation se donne désormais pour objectif d’organiser blements hebdomadaires. Rassembler 400 personnes dans les rues de une fête multiculturelle avec des asso­ Les seules réponses institutionnelles de la ville fut une grande victoire, avec le ciations locales et de mener des actions l’État et des élus furent la surveillance et la soutien de militants de Paris et Lille. La éducatives dans les établissements scolaires répression. La presse locale a souvent classé peur des petits commerçants, la désin­ du département. o ces affrontements au rang des faits divers formation de la presse locale n’avaient pas sans aucune analyse approfondie. facilité les préparatifs. Un rassemblement

Par Valentine Delion et Antoine Sindelar festation pour témoigner de la solidarité antifascismes au présent (1) envers les camarades agressés et réaffirmer nos valeurs et déterminations communes anti­fascistes. Le 10 avril 2010, à l’appel de Création d’un collectif contre les identitaires ce collectif, 2 500 personnes défilaient dans les rues de Lyon pour une manif qui devaient accueillir une exposition sur les connaît au début 2010 une montée en passait symbo­liquement dans le quartier sans-papiers, ou monté un happening pro- puissance de la violence physique des JI Saint-Jean (lieu de la dernière agression) cochon au Quick Hallal de Villeurbanne en et des néonazis : agressions lors de la Gay que les fafs essaient de revendiquer comme mars dernier. Pride, attaque du rassemblement contre la leur territoire. Fins mélomanes, ils organisent des tenue du débat sur l’identité nationale, concerts de RAC (Rock Against Commu­ intimidation de militants sur les pentes de Le collectif se réunit depuis tous les mois nism) très discrets. Mais c’est surtout la Croix-Rousse, tags racistes, attaque pour réaliser une veille des actions fascistes, l’activité phy­sique qui les attire. Actifs au incendiaire d’un squat politique, agression la collecte de témoignages d’agressions, sein de kops de supporters de l’Olympique en mars de trois militants de la CNT l’organisation de la protection d’initiatives à lyonnais (Cosa Nostra Lyon, dissout en (coups, nerfs de bœuf, ceintures cloutées…) risques (RESF, pro-choix…), la production avril 2010, et Bad Gones), ils organisent agrémentée de « Lyon est fasciste » ou de matériel antifasciste unitaire et une aussi des matchs de foot, des randonnées « Sieg Heil »… initiative publique à moyen terme et autres combats de boxe avec leur bien- (conférence-débat, concert…) o nommé club, La Tor­gnole. Déjà célèbre Cette agression motiva diverses orga­ pour l’attaque d’une manifestation anti­ nisations à réagir de manière unitaire sous fas­ciste par les Jeunes Identitaires (JI) lors la forme d’un Réseau 69 de vigilance anti­ de leur rencontre nationale en 2004, Lyon fas­ciste et de l’organisation d’une mani­ dossier page 24 I novembre 2010 n°15 antifascismes au présent (3) Par Alexandre Timbaud paris : la « riposte sociale » doit prendre de l’ampleur e 9 mai était organisée à Paris, à Face à cela, des manifestations unitaires Cette présence marque un changement l’appel d’une quinzaine d’organi­ ont déjà eu lieu à Chauny, Lyon, Bordeaux… qualitatif dans l’histoire des mobilisations du L sa­tions (CNT, Scalp, Rlf MLV, AL, La manifes­tation parisienne du 9 mai 9 mai, dont le cadre unitaire peut et doit être FA, SUD-étudiants…) une manifesta­tion s’inscrivait donc à la fois dans la mobili­ un point d’appui chaque fois qu’une mobili­ antifasciste soutenue par la CGT Conti­ sation annuelle « traditionnelle » face à la sation sera nécessaire. Depuis trop longtemps nental, SUD-Rail et le NPA. Précédée la pré­sence de l’extrême droite dans la rue1, porté presque exclusivement par les orga­ veille d’un débat sur l’extrême droite mais aussi dans la nécessaire remobilisation nisations libertaires, il devra être élargi à (150 participants) cette initiative a mobi­ du mouvement social face à ce phénomène. d’autres forces, non seulement syndicales lisé un millier de personnes. mais aussi sociales et politiques. o Cette année, la « riposte sociale antifasciste » La présence au débat et à la manifestation 1. Cette date symbolique (qui marque la victoire sur avait lieu dans un contexte très particulier, de Didier Bernard, délégué CGT de Conti­ l’Allemagne nazie) est devenue, depuis 1994 et une celui d’un gouvernement à l’offensive sur le nental Clairoix, dont la lutte du printemps manifestation « anti-impérialiste » où un militant racisme et d’une crise économique aux 2009 était devenue symbolique du « Nous nationaliste trouva la mort, le rendez-vous annuel de l’extrême droite radicale : cette année quatre initiatives conséquences sociales désastreuses. Si les ne paierons pas leur crise ! », et d’un étaient organisées, dont celle du comité du 9 mai dernières élections ont montré un regain dirigeant de SUD-Rail, marquait la volonté réunissant le GUD, le Renouveau français, la NDP, les électoral de l’extrême droite institutionnelle de s’opposer à toute tentative de récupé­ Nationalistes Autonomes lorrains, et quelques anciens JNR, sous la houlette de Serge Ayoub (« Batskin »), soit au (et en premier lieu du FN), on assiste ration : les images de la lutte des Contis total 2 000 personnes. Chaque année, des contre- également depuis quelques mois à une avaient en effet été utilisées par les initiatives sont organisées, essentiellement à l’appel du résurgence de l’extrême droite radicale. organisateurs du 9 mai fasciste. courant libertaire.

ensuite fallu faire apparaître un mouve­ antifascismes au présent (4) ment antifasciste dans toute la ville, par notre présence systématique sous forme de contre-rassemblements face à chaque ma­ Pour mieux résister, le ni­fes­tation de l’extrême droite. Une des preuves de la vitalité de cette Sud-Ouest se coordonne dynamique antifasciste a été la mobili­sation pro-choix du 29 mai 2010. En réponse à une Par julian et antoine Sindelar initiative anti-avortement de l’association « Oui à la vie » et toute la nébuleuse de Saint- À Bordeaux, l’extrême droite constitue une ses militants formations physiques et débats Éloi, un appel unitaire allant des socialistes grande famille (à la limite de la consanguinité sur une guerre civile raciste (étude des aux anarchistes a été lancé pour défendre le tant les liens entre orgas sont multiples) avec Cahiers de Turner3) l’association développe un libre choix et le droit des femmes à disposer comme pivot l’église catholique intégriste discours anti­sémite, complotiste, nostalgique de leur corps. Finalement près de 3 000 per­ Saint-Éloi offerte en 2000 par Juppé aux de Pétain et du franquisme. Se revendiquant sonnes ont manifesté pour le droit à lefebvristes de la congrégation du Bon- d’un militantisme local « enraciné », elle n’est l’avortement et contre les intégristes catho­ Pasteur. Bloc identitaire, Dies Irae, FN… pas isolée : elle travaille en réseau avec liques, leur empêchant tout mouvement dans toutes les organisations de l’extrême droite d’autres structures en France comme Vox le centre-ville de Bordeaux. locale ont un lien, politique ou affinitaire, Populi à Tours ou le MAS à Paris. Sur cet élan, la même volonté s’affirme avec cette église. De l’avis même de David contre une messe annuelle contre l’avor­ Rachline1, dirigeant national du FNJ : « Il y a Rebond antifasciste tement qui aura lieu prochainement. De un bon esprit dans cette région. On travaille L’apparition à l’été 2009 du Forum étudiant plus la mise en place d’une coordination avec certains militants du Bloc identitaire, dans ce climat déjà bien délétère a motivé la des collectifs antifascistes du sud-ouest est d’Égalité et réconciliation, et du Forum volonté de leur opposer une réponse coor­ à l’œuvre, afin de répondre et de combattre étudiant2. » donnée. Parti des facs, un collectif informel plus efficacement et massivement l’extrême Célèbre pour son vin, Bordeaux l’est désor­ de militants politiques et syndicaux s’est droite dans la région. o mais aussi pour son association Dies Irae rapidement mis en place, profitant des 1. Source : blog du Monde, Droite(s) Extrême(s), (Jour de colère) au QG installé à l’église Saint- anciens réseaux antifas des années 1990 et 25 janvier 2010. Eloi. Dans un documentaire en camé­ra des nouveaux réseaux militants étudiants. 2. Structure nationaliste réunissant toute la jeunesse étudiante bordelaise de diverses organisations cachée diffusé sur France 2, on voit que c’est Il a d’abord fallu se réapproprier les murs d’extrême droite. bien à une organisation fasciste radicale plus de la fac, souillés plusieurs fois de tags 3. Roman raciste étatsunien de 1978 racontant une guerre civile raciste renversant le gouvernement des qu’à une association cultuelle catholique racistes et nationalistes (« La fac aux États-Unis et menant à l’extermination des juifs et traditionaliste que l’on a affaire. Proposant à français ») et informer par nos tracts. Il a « non-blancs ». repères novembre 2010 n°15 I page 25

Par Alexandre Timbaud 1978-1979, Par Ingrid Hayes Les luttes des sidérurgistes

Décembre 1978 : Usinor an­nonce à la fois pour le monde ouvrier Une crise qui vient de loin un plan de restruc­turation d’une comme groupe social et pour les La puissance du mouvement de résistance ampleur inédite, qui tou­che au organi­sations qu’il s’était initié en décembre 1978 et l’ampleur de la premier chef les bassins données. Dès lors, il faut défaite subie dès 1979 ont tendance à faire écran et masquer la période qui les a industriels de Denain et Longwy. enregistrer une dégradation du précédées. La crise de la sidérurgie était Les sidérurgistes, soutenus par la rapport de forces que pourtant une réalité en Lorraine depuis population, se lancent dans une l’alternance en 1981 ne vient pas une quinzaine d’années au moins. bataille qui dure plusieurs mois contrecarrer : malgré les L’organisation de la production sidérur­ pour empêcher le démantèlement promesses électorales, Fabius gique en Lorraine souffrait de deux maux de l’industrie sidérurgique. À choisit d’aggraver le processus de structurels, l’émiettement en petites Longwy, le niveau de mobilisation démantèlement industriel en unités et le faible investissement dans les et d’affrontement avec le 1984. Un bastion ouvrier et activités de transformation. Il aurait fallu pour y remédier résoudre deux contra­ patronat, les pouvoirs publics et syndical est donc mis à bas. dictions. La première opposait les sociétés les forces de l’ordre est élevé et Pourtant la force et les formes de sidérurgiques entre elles. De puissance implique des secteurs importants la mobilisation étaient en tant équivalente, elles n’ont vraiment entamé de la population non sidérur­giste. que telles porteuses d’espoir et le processus de regroupement nécessaire Cette lutte s’achève pourtant par d’avenir. Mais la situation au financement et à la cohérence de une défaite sur le plan du générale de la gauche politique l’investissement que tardivement et de maintien des instal­lations et syndicale, après la rupture du manière insuffisante. D’autre part il industrielles et de l’emploi. À bien programme commun en 1977, n’a existait une contradiction marquée et permanente entre sidérurgie et industrie des égards, il s’agit de la première pas permis de mettre en place les de transformation. En effet le patronat défaite qui matérialise l’entrée relais nationaux nécessaires pour sidérurgique a fait le choix de développer dans une nouvelle phase du l’emporter. D’un certain point de l’exportation plutôt que d’orienter la capitalisme (c’est la fin du vue, cette affaire constitue un production en direction du marché « compromis post-fordiste », dans concentré des impasses intérieur français. C’est marquée par ces la foulée de la crise économique empruntées par le PCF et la CGT, faiblesses que la sidérurgie française a révélée en 1973-1974), avec ce et un marqueur symbolique de affronté un marché mondial en pleine qu’elle implique de crise en germe leur déclin. réorganisation avec l’émergence de nouveaux pays producteurs, notamment le Japon, et de fortes variations des prix et Quelques dates ... de la demande. La crise se profile en 1961, avec un 12 décembre 1978 : annonce des 12 500 suppressions d’emploi à Usinor (dont l’essentiel à effondrement des prix et un ralentissement Longwy et Denain). de la demande. Les mines de fer (l’acier se 19 décembre 1978 : grève générale et manifestation de 30 000 personnes à Longwy à l’appel de fabrique à partir du minerai de fer) sont l’intersyndicale. frappées par de fortes réductions d’effec­tifs. 24 janvier 1979 : manifestation « les flammes de l’espoir » qui réunit 12 000 jeunes et En réaction, le mouvement des mineurs enseignants. démarre en 1963, avec notam­ment la longue 5 février 1979 (à titre d’exemple) : « Saccage » de la sous-préfecture de Briey par la CFDT et la grève du Trieux, qui se solde par un échec, CGC. Déchargement de 47 wagons de coke allemand par la CGT. même si les mineurs obtiennent des 17 mars 1979 : lancement de radio Lorraine Cœur d’Acier (LCA). compensations notables. La crise se propage 23 mars 1979 : marche sur Paris des sidérurgistes (200 000 manifestants). ensuite : la sidérurgie française se recom­ avril 1979 : tentative de grève avec occupation à Usinor, faible succès. pose, notamment à la suite de la « Convention 17 mai 1979 : manifestation contre le brouillage de LCA, répression par les CRS, émeutes. générale État-sidérurgie » en 1966 qui tente 24 juillet 1979 : signature de la Convention sociale, ensemble des mesures de compensation et d’imposer des regroupements. Mais dans le d’accompagnement des suppressions d’emplois. Elle marque la fin de la bataille pour l’emploi et même temps elle est déclassée à l’échelle le maintien de la sidérurgie. o repères page 26 I novembre 2010 n°15

et pas celui des acteurs eux-mêmes : séquestrations, mises à sac, sabota­ges, barrages de route, décharge­ment de marchandises produites hors de France, affrontements directs avec les forces de l’ordre sont autant de formes de mobilisation qui sortent les ouvriers des usines, dans un bassin mono-industriel marqué par une culture syndicale traditionnelle. Elles marquent par leur caractère specta­ culaire mais aussi par l’importance que revêtent, pour la CFDT minoritaire dans les usines, les actions hors entreprise et par le ralliement de la CGT - réputée plus légaliste et attachée aux « actions de masse » - aux « opérations coup-de-poing ». On peut définir celles-ci comme des actions ponctuelles et DR illégales, préparées clandestinement et réalisées au départ par un petit noyau de Une mobilisation exceptionnelle … militants. et une défaite historique Mais avant les opérations de ce type, la mondiale et les effectifs se réduisent. En Des historiens considèrent aujourd’hui mobilisation fut marquée par le caractère 1967, un plan professionnel est adopté qui que la lutte des sidérurgistes à Denain et extrêmement massif des manifestations de prévoit une diminution de 15 000 emplois surtout à Longwy en 1978-1979 se situe, rue, résultant de l’unité syndicale mais en cinq ans, mais avec l’engagement qu’il du point de vue des modes d’action aussi de l’implication de toutes les n’y aura pas de licenciements. En 1971, le utilisés, dans la continuité de Mai 68, tout générations et de toutes les couches d’une Plan de conversion Wendel-Sidelor qui en constituant une fin de cycle, la défaite population consciente que la mort de la prévoit 10 650 suppressions d’emplois en des sidérurgistes sonnant le glas des sidérurgie condamnait ce bassin mono- quatre ans est annoncé. En 1977, le « Plan « années 68 », caractérisées par « l’insubor­ industriel à une mort économique et Acier » qui prévoit 16 000 suppressions dination ouvrière1 ». Pourtant, il n’y eut sociale. La première a lieu le 19 décembre d’emplois en deux ans est mis en place avec quasiment pas de Mai 68 à Longwy, 1978 et rassemble 20 000 personnes sur les pour la première fois des licen­ciements sans notamment parce qu’il y avait eu une 100 000 que compte le bassin. C’est après reclassement. La bataille engagée par les longue grève l’année précédente. En outre, leur déclin, avec l’affaiblissement puis la sidérurgistes lorrains est perdue, même si la c’est au contraire la nouveauté des modes disparition de l’intersyndicale et l’inflexi­ Convention sociale prévoit des garanties d’action qui frappe les contemporains. bilité du patronat et du gouvernement, que permettant de limiter au maximum les En fait, si les filiations avec 68 sont les modes d’action se radicalisent. Les licenciements. En 1977, et notamment à nombreuses, c’est d’un point de vue général « opérations coup-de-poing » sont aussi l’instigation de la France, des mesures venues en contrepoint de la faiblesse de la anticrise sont prises par la CEE, avec mobilisation au sein de l’entreprise, malgré l’établissement de prix minima obligatoires les tentatives de la CGT, notamment au et des quotas de production par pays, tenant moment de l’occupation d’Usinor-Longwy. compte des capacités de production À Denain, de violents affrontements ont optimale, menant donc à des spécialisations lieu avec les CRS notamment les 7 et 8 par pays. C’est le Plan Davignon. En 1978, mars 1979. les sociétés sidérurgiques sont en état de La manifestation du 23 mars à Paris a faillite, à tel point que l’État en prend le connu un retentissement très important : contrôle financier le 20 septembre, en elle a marqué les mémoires, à tel titre que transformant les créances en participation c’est souvent le seul événement cité à au capital. Le gouvernement choisit de propos de la lutte des sidérurgistes en 1978- garder les installations performantes et de 1979. Démonstration de force qui sonne en faire disparaître les autres, sans augmenter réalité le glas de l’unité syndicale et de la les capacités de production. Sacilor annonce lutte elle-même, elle n’est vécue par les 8 500 suppressions d’emploi. Usinor con­ acteurs interrogés ni comme un baroud damne Denain et réorganise la pro­duction d’honneur ni comme une mobilisation en Lorraine. Le gouvernement annonce son identitaire de la CGT. La mobilisation « Plan de sauvetage », c’est-à-dire la plus parisienne en solidarité avec les sidérur­ forte réduction d’effectifs jamais réalisée gistes est inattendue par son ampleur. La dans la sidérurgie avec 21 750 emplois fin de la manifestation est pourtant supprimés en dix-huit mois, avec des licenciements. © photothèque Ihs-CGT 1. Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière, 2007. repères novembre 2010 n°15 I page 27

marquée par des affrontements qui font s’en prennent par exemple à la permanence issus des classes moyennes intellectuelles couler beaucoup d’encre, le pouvoir les d’un député socialiste, les licenciements se entrées au PCF dans la foulée de 681. attribuant aux militants « gauchistes », poursuivent. Dès lors, l’État se trouve en Celles-ci constituaient en quelque sorte le notamment issus de la CFDT, tandis que le position de gérer la désindustrialisation, fondement sociologique de la politique PCF et la CGT développeront la thèse d’une négociant les compensations sociales d’union de la gauche du PCF. Ce repli provocation organisée au plus haut sommet accordées aux sidérurgistes qui perdent sectaire et ouvriériste s’incarne symbo­ de l’état. Il s’avère que le rôle des forces de leur emploi. La reconversion promise n’a liquement dans le soutien de Georges l’ordre est réellement problématique, et que pas lieu, et le bassin de Longwy se retrouve Marchais à l’intervention soviétique en les événements ont vraiment terni l’image à nouveau saigné lorsque Daewoo, patron Afghanistan, fin 1979. À Longwy, durant de la puissante mobilisation des sidérur­ voyou présenté comme providentiel à son les mois de mobilisation, le PCF local opte gistes, notamment du fait de la couverture arrivée, à la fin des années 1980, est mis pour une ligne d’affirmation identitaire, qui en est faite par les médias. Il s’agit de la en liquidation judiciaire en janvier 2003. mâtinée de germanophobie2. dernière manifestation d’ampleur de sidérurgistes. La nuit du 17 au 18 mai 1979, Les enjeux politiques et syndicaux Conséquences syndicales c’est autre chose qui se joue à Longwy, Rupture du programme commun Dans un premier temps, l’unité CGT-CFDT, lorsqu’on assiste à l’affrontement entre les Surfant sur les aspirations de Mai 68, PS conclue en 1966 et réaffirmée en 1974, ne CRS et la population montée au relais TDF et PCF ont signé ensemble le « programme semble pas ébranlée par la rupture entre le pour protester contre le brouillage dont est commun » en 1972. Repris en main par PS et le PCF. Pourtant la dégradation du victime Radio Lorraine Cœur d’Acier (LCA, François Mitterrand, le PS, jusque-là contexte économique, la rupture de l’Union voir encadré), tandis que des émeutes plutôt tourné vers le centre, fait le choix de la gauche et l’échec électoral de 1978, durent jusqu’au matin. À partir du mois de juin 1979, on se trouve plutôt dans l’ordre du baroud d’honneur. Pourtant, il est notable que les équipes syndicales qui ont mené la lutte se retrouvent, pour partie, en opposition avec les directions confédérales. La sec­tion locale de la CFDT de Longwy conteste la signature par la CFDT nationale de la Convention sociale et poursuit tant bien que mal la mobilisation, tandis que la section d’Usinor-Dunkerque finit par être dissoute. Côté CGT, c’est la reprise en main de Radio LCA qui entraîne de fortes ten­ sions, ainsi que la mise à l’écart d’une série de syndicalistes qui refusent de rentrer dans le rang une fois que la confédération a sifflé la fin de la récréation. Le bilan de la mobilisation est très maigre du point de vue du maintien global des emplois (report d’une année de l’arrêt de la production à Denain, diminution d’un quart des licenciements prévus pour © Photothèque Ihs-CGT l’année 1979 à Longwy), et la décrue des effectifs reprend dès 1982. Cela dit, la de l’Union de la gauche, tandis que le PCF, ainsi que le recul de la conflictualité so­ lutte a contraint l’État à investir massi­ qui représente encore 20 % de l’électorat, ciale, nourrissent des difficultés et des vement pour faire passer le plan social et parie que cette union lui sera profitable. divergences qui vont notamment s’expri­ notamment obtenir la signature de la L’alternance est en marche. Pourtant, peu mer à propos du conflit dans la sidérurgie. CFDT : les mesures d’accompagnement et de temps avant les annonces dans la Lors de son 40e congrès, la CGT demeure de compensation inclues dans la Conven­ sidérurgie, les élections législatives en en parole dans le droit fil de l’unité tion sociale sont loin d’être négligeables, 1978 sont un échec pour la gauche, et d’action, mais l’ouverture qu’elle professe surtout au regard de ce qui se fait singulièrement pour le PCF qui entame à cette occasion pour tenter de réduire les aujourd’hui ! alors son déclin électoral, au bénéfice de difficultés qui ont existé à la CGT en Malgré une reprise de la lutte en 1984, son partenaire. Le constat précipite une 1977-1978 autour de la rupture du animée par des franges radicalisées qui crise interne jugulée au prix d’une reprise programme commun, donne lieu à des en main très ferme, alliant, à l’extérieur, inter­prétations contradictoires. S’ensuit 1. La reprise en main de la Fédération de Paris et un tournant sectaire vis-à-vis du PS et à presque immédiatement un raidissement l’affaire Fizsbin datent de 1979. l’interne, un repli ouvriériste qui se interne qui voit la mise à l’écart des 2. Le slogan du PCF à l’occasion des premières élections européennes en 1979 est « Non à l’Europe traduit notamment par la mise à l’écart allemande ». des intellectuels et des secteurs militants repères page 28 I novembre 2010 n°15

LCA, radio de lutte et de libre parole En 1977 débute en France ce qu’on a appelé le dirigeants confédéraux les plus en pointe mouvement des radios libres, dans le sillage, en termes d’ouverture et de démocratie. notamment, de la Grande-Bretagne et de l’Italie. Ce raidissement se nourrit des débats C’est un mouvement diversifié dont le point commun internes au PCF et n’est pas sans est la remise en cause du monopole d’État sur la conséquence sur les relations entretenues radio. Après quelques succès, il se retrouve aux avec la CFDT. Du côté de cette dernière, le prises avec la répression et peine à trouver un recentrage est en cours depuis 1977, avec second souffle. Il le trouve pour partie dans sa une réorientation stratégique progressive © Photothèque Ihs-CGT rencontre avec les mobilisations en cours, fondée sur le triple souci du réalisme, de matérialisée par la mise en place de radios syndicales la crédibilité et des résultats. La lutte des En effet, le mouvement syndical était et politiques, en 1979. sidérurgistes constitue l’expérience à d’une part en position de se battre pour Le secteur « propagande » de la CGT a un projet de l’aune de laquelle les divergences sont l’emploi, les salaires et les conditions de radio de lutte dans ses tiroirs. À Longwy, au début de mesurées. La CGT demeure sur une ligne travail contre un patronat sidérurgique en la lutte des sidérurgistes, la CFDT locale monte SOS de défense de l’emploi et des installations état de quasi-faillite, donc dans un Emploi, une radio dont la diffusion confidentielle est sidérurgiques, tandis que la CFDT est rapport de forces très dégradé. D’autre sans commune mesure avec son impact, prête à jouer la carte de la reconversion. part il avait le choix entre accepter la considérable. La puissante CGT du bassin ne compte La première brèche dans l’unité est modernisation capitaliste avec les déqua­ pas se laisser damer le pion par sa concurrente. La ouverte lors de la grande manifestation lifications et les réductions d’effectifs Confédération trouve là l’occasion de concrétiser son du 23 mars 1979 à Paris, organisée par la qu’elle entraîne, et défendre un statu quo projet et accorde à l’Union locale CGT de Longwy seule CGT, qui en fait une démonstration devenu intenable du point de vue des d’importants moyens pour lancer Lorraine Cœur de force, bénéficiant pour cela d’un fort intérêts du patronat sidérurgique. CGT et d’Acier, radio certes clandestine mais de fait protégée soutien du PCF. Le 24 juillet, la CFDT CFDT se sont retrouvées de part et d’autre de la répression par la population mobilisée, et signe la Convention sociale malgré le de ces contradictions. La contradiction animée par des journalistes professionnels, refus de sa section longovicienne, tandis entre maintien des installations et notamment Marcel Trillat et Jacques Dupont. Cette que la CGT campe sur une ligne de refus. modernisation renvoie aussi aux muta­ dernière caractéristique donne à une radio militante On voit bien dès lors que les dés sont jetés. tions du prolétariat sidérurgique, la CGT les traits d’une expérience techniquement très Chacune des deux confédérations joue sa syndiquant l’essentiel des ouvriers de réussie. Conçue pour préparer la « marche sur Paris » partition, avec notamment en ligne de métier, tandis que la CFDT était parvenue du 23 mars, elle s’installe dans la durée et devient à mire l’élection présidentielle de 1981, plus à s’implanter dans de nouvelles couches la fois une caisse de résonance pour les luttes en que la nécessité de défaire immédiatement salariées. o cours et un espace de libre parole dont la population les plans de démantèlement de la locale s’empare. LCA fonctionne selon le principe du sidérurgie. Les divergences politiques direct permanent, avec un téléphone branché dans s’enracinent également dans une forme le studio. Aux émissions consacrées aux d’impasse stratégique du mouvement mobilisations s’ajoutent des émissions culturelles, syndical à l’œuvre depuis le début des une revue de presse quotidienne, des débats de années 1960 s’agissant de la sidérurgie. société, une émission hebdomadaire animée par les © Photothèque Ihs-CGT immigrés… Du point de vue confédéral, la radio est victime de son succès : son ancrage dans la population lui donne une audience que n’atteindront pas les autres radios de lutte de la CGT, mais l’appropriation de l’outil par la population, doublée de l’ascendant exercé par les journalistes, font progressivement sortir LCA du contrôle de la CGT. Avec le déclin des luttes, les aspects plus généralistes prennent logiquement plus d’importance, et l’ouverture professée fait finalement de la radio un lieu de débat interne à la sphère cégéto-communiste. Il y a là une expérience très forte pour une série de syndicalistes, de femmes de sidérurgistes, non salariées, qui en sortent à jamais transformés. La reprise en main par la CGT est d’autant plus mal vécue qu’au-delà même de la brutalité des méthodes employées (notamment le licenciement des journalistes et la mise à l’écart des syndicalistes devenus peu fiables …), la radio incarnait ce qui tenait encore après l’échec de la bataille pour la sidérurgie. o en débats /en actions novembre 2010 n°15 I page 29

LCA, radio de lutte et de libre parole Des nanotechnologies à la société policière En 1977 débute en France ce qu’on a appelé le mouvement des radios libres, dans le sillage, notamment, de la Grande-Bretagne et de l’Italie. Rencontre avec Pièces C’est un mouvement diversifié dont le point commun propos recueillis par est la remise en cause du monopole d’État sur la patrick durand, Mazdak kafaï, radio. Après quelques succès, il se retrouve aux laurence lyonnais prises avec la répression et peine à trouver un et Main-d’œuvre second souffle. Il le trouve pour partie dans sa rencontre avec les mobilisations en cours, sur notre site accroît toujours plus l’inégalité des forces et politiques, en 1979. entre eux. Elle est la continuation de la Le secteur « propagande » de la CGT a un projet de En quoi les nanotechnologies, lutte de classes par d’autres moyens. radio de lutte dans ses tiroirs. À Longwy, au début de biotechnologies, sont-elles Ce qui est vrai de la technologie en principe la lutte des sidérurgistes, la CFDT locale monte SOS des technologies foncièrement l’est plus encore des biotechnologies et Emploi, une radio dont la diffusion confidentielle est différentes des autres ? Quels des nanotechnologies, qui touchent à sans commune mesure avec son impact, dangers présentent-elles ? l’essence du vivant et agissent à l’échelle considérable. La puissante CGT du bassin ne compte D’abord : que sont les technologies et de l’infiniment petit, manipulant les pas se laisser damer le pion par sa concurrente. La pourquoi faut-il s’y intéresser ? Marx a briques élémentaires de la matière : atomes, Confédération trouve là l’occasion de concrétiser son dit que les philosophes jusqu’à présent gènes, neurones. Qui plus est : l’actuelle projet et accorde à l’Union locale CGT de Longwy (jusqu’à lui) n’avaient fait qu’interpréter vague techno-industrielle combine bio d’importants moyens pour lancer Lorraine Cœur Pouvez-vous nous présenter le monde et qu’il convenait maintenant et nanotechnologies aux technologies de d’Acier, radio certes clandestine mais de fait protégée rapidement « Pièces et Main- de le transformer. Les technologies, qui l’information et de la communication et de la répression par la population mobilisée, et d’œuvre - site de bricolage pour s’appuient en amont sur les sciences et en aux neurotechnologies. Ce qu’un fameux animée par des journalistes professionnels, la construc­tion d’un esprit aval sur l’industrie, réalisent ce vœu. Non rapport de la National Science Foundation notamment Marcel Trillat et Jacques Dupont. Cette critique grenoblois » ? seulement elles transforment le monde nomme « les technologies convergentes pour dernière caractéristique donne à une radio militante Vous savez comme nous que lorsque le en général, mais elles transforment nos augmenter les performances humaines » (cf. les traits d’une expérience techniquement très doigt montre la lune, l’imbécile regarde le vies, nos villes, nos sociétés, jusqu’à « Converging technologies for improving réussie. Conçue pour préparer la « marche sur Paris » doigt. C’est pour cette raison, entre autres, notre condition humaine ; et elles les human performances », W. Bainbridge, M. du 23 mars, elle s’installe dans la durée et devient à que nous avons toujours refusé de parler de transforment plus que tout autre facteur. Roco, 2003). Ces performances « humaines » la fois une caisse de résonance pour les luttes en nous. De même qu’on connaît l’arbre à ses Il n’y a pas « d’évolution naturelle » des résultant de multiples hybridations cours et un espace de libre parole dont la population fruits, il suffit pour nous connaître de lire technologies. S’il existe une logique homme-machine sont bien sûr d’abord locale s’empare. LCA fonctionne selon le principe du nos écrits. En bref, Pièces et Main-d’œuvre, intrinsèque de leur développement, elles celles des dominants et classes dirigeantes, direct permanent, avec un téléphone branché dans atelier de bricolage pour la construction ne constituent pas, bien au contraire, un nos nouveaux surhommes. le studio. Aux émissions consacrées aux d’un esprit critique à Grenoble, agit depuis processus sans sujet. Chaque développement mobilisations s’ajoutent des émissions culturelles, l’automne 2000 de diverses manières : technologique a été un choix et l’objet Quelles sont les caractéristiques une revue de presse quotidienne, des débats de enquêtes, manifestations, réunions, livres, d’une bataille entre ses promoteurs et ses de ce que vous définissez comme société, une émission hebdomadaire animée par les tracts, affiches, brochures, interventions opposants. Entre ceux pour qui il constituait un « système » organisé autour de immigrés… Du point de vue confédéral, la radio est médiatiques et sur Internet, etc. un avantage et ceux qu’il dépossédait de la « technoscience » ? victime de son succès : son ancrage dans la Si l’on ne devait retenir qu’un élément leur autonomie, de leur liberté, de leur Localement, et plaisamment, nous avons population lui donne une audience que n’atteindront de notre pratique, c’est la nécessité de savoir-faire, de leurs liens sociaux, de leur nommé techno-gratin la collusion voire la pas les autres radios de lutte de la CGT, mais l’enquête critique pour reprendre pied, raison d’être tout simplement. On vit ces fusion du pouvoir dans ses divers aspects, l’appropriation de l’outil par la population, doublée saisir la réalité où nous baignons, procéder temps-ci un épisode de cette lutte autour qui étaient autrefois maintenus séparés : de l’ascendant exercé par les journalistes, font à l’analyse concrète de la situation concrète, des OGM. D’un côté les multinationales de politico-administratif, économique, scien­ progressivement sortir LCA du contrôle de la CGT. et combattre les carences d’information, l’agro-industrie calculent le bénéfice qu’elles tifique, militaro-policier. Ce que l’on Avec le déclin des luttes, les aspects plus généralistes de pensée et de réflexion aussi bien dans peuvent tirer de semences brevetées, et observe aujourd’hui, aussi bien aux États- prennent logiquement plus d’importance, et le cercle étroit de la militance que dans imposent aux agriculteurs une dépendance Unis, qui constituent encore le modèle des l’ouverture professée fait finalement de la radio un le public. Nous insistons sur le fait que complète à leur égard, y compris en « élites mondialisées », qu’à Grenoble, c’est lieu de débat interne à la sphère cégéto-communiste. l’apprentissage et la pratique de l’enquête sont employant des moyens policiers pour à la fois l’interchangeabilité des personnels Il y a là une expérience très forte pour une série de un impératif pour tous, individuellement et détecter d’éventuels fraudeurs ; de l’autre, dirigeants et leur cumul de fonctions dans syndicalistes, de femmes de sidérurgistes, non collectivement, et constituent le préalable à certains paysans défendent leur autonomie, ces différents domaines – successivement toute action. Quiconque s’y soustrait, non salariées, qui en sortent à jamais transformés. La la liberté de récolter leurs propres semences, ou simultanément – et, par ailleurs, leur seulement se prive des lumières nécessaires, constante interaction. On a affaire à une reprise en main par la CGT est d’autant plus mal et une organisation socio-économique moins mais renonce à son autonomie et se place de centralisée. Les deux camps s’affrontent, et classe consciente d’elle-même, compacte, vécue qu’au-delà même de la brutalité des méthodes ce fait en position subordonnée et passive l’avenir de l’agriculture nous dira qui aura structurée et constamment en position de employées (notamment le licenciement des par rapport à ceux qui enquêtent. Ou bien emporté cette bataille. conquête. Cela est vrai aussi bien du journalistes et la mise à l’écart des syndicalistes on parle sans savoir, ce qui revient à avoir En ce sens, la technologie est la général du Pentagone, par ailleurs devenus peu fiables …), la radio incarnait ce qui un effet nul ou hasardeux sur la réalité. Sur continuation de la guerre par d’autres consultant dans un cabinet privé auprès tenait encore après l’échec de la bataille pour la ce point, nous renvoyons à notre texte de moyens, entre le pouvoir et les sans- sidérurgie. o présentation : « Le secret, c’est de tout dire », pouvoir. Non seulement elle impose la en débats /en actions page 30 I novembre 2010 n°15

du gouvernement fédéral, mais aussi fondateur d’une entreprise vivant de marchés publics et privés, que de tel ingénieur du CEA grenoblois privatisant ses recherches sur fonds publics pour fonder sa propre entreprise, avant de recycler son savoir-faire pour devenir maire ou adjoint au maire de Grenoble. Localement, c’est ce qu’on appelle la technopole. Globalement c’est une des composantes de ce que Jacques Ellul appelle le « système technicien ».

Quel rapport avec le capitalisme et l’exploitation ? Si la technique remonte à la préhistoire, historiquement l’essor des technologies est consubstantiel au capitalisme. On ne peut pas dissocier les instruments de production et les rapports de production. Ces instruments de production déterminant certains rapports de production : division extrême du travail, centralisation, hiérar­ chie, mondialisation de l’économie, automatisation et informa­ti­­sation. De l’analyse même de Marx et d’Engels, il résulte que ce système ne peut subsister sans révolutionner constamment l’appareil de production, la production elle-même – ce qu’en termes contemporains on nomme recherche et développement, innovation, et pour être encore plus actuels l’économie de la connaissance, les services et les hautes technologies. Cela se traduit par l’accélération des flux économiques (et par l’accélération de l’accélération) et l’intensification de l’exploitation, avec des effets non moins accélérés sur la dégradation du milieu, l’épuisement des ressources et l’obsolescence de la main-d’œuvre. En clair : l’apparition d’une humanité superflue, même à titre modifie les conditions sociales et de myriades de capteurs électroniques d’armée de réserve du capital. Bref, une démocratiques de nos vies ? disséminés partout. En clair, il s’agit de perpétuelle intensification de l’exploitation, La police des populations, selon le nous saisir dans un filet numérique qui avec pour corollaire nécessaire une perpé­ dictionnaire, est l’organisation rationnelle agit à notre place, nous pilote et automatise tuelle intensification de l’aliénation afin de de l’ordre public. Cette rationalité culmine nos moindres mouvements. La société de masquer à ceux qui en sont victimes, les dans la technologie. Non pas seulement au contrôle, nous l’avons dépassée ; la société progrès de leur déshumanisation et de leur sens militaro-policier (vidéosurveillance, de surveillance, nous y sommes ; la société robotisation rampante. D’où la mythologie biométrie, fichage ADN, puçage électro­ de contrainte, nous y entrons. du progrès (technique) et le déferlement de nique, drones, armes nouvelles), mais Ceux qui trouveraient ces déclarations quincaillerie high tech (écrans). surtout dans la gestion de la « planète exagérées peuvent se reporter au site de Quelquefois la machine bogue, en Chine intelligente », suivant l’expression d’IBM. propagande d’IBM hébergé par Le Monde : ou en France, entraînant des vagues de Ce projet de gouvernance technologique suicides chez les néo-robots de Fox Com mondiale, soutenu aussi bien par les et de France Télécom Orange. gouvernements que par des élus locaux tels Vous avez relié les événements que Michel Destot, maire de Grenoble, vise la du quartier de la Villeneuve En quoi cette évolution « techno­ rationalité maximale de toute l’organisation cet été à Grenoble avec cette scien­tiste » du capitalisme humaine via l’interconnexion globale évolution. Pouvez-vous expliquer en débats /en actions novembre 2010 n°15 I page 31

et tape-à-l’œil. Ceci au détriment des témoignages concrets sur la situation. Pièces et main-d’œuvre ? couches populaires sommées de déguerpir. Ces récits récoltés ont été transcrits, Un site : relus, échangés, et ont fait apparaître les http://www.piecesetmaindoeuvre.com/ Quelles perspectives d’action ? lignes de force de la contestation et les Nous distinguons trois niveaux d’action. points faibles où appuyer. Seul le travail Des ouvrages : D’une part, il faut reprendre et approfondir préalable d’enquête permet de passer à u À la recherche du nouvel ennemi 2001- 2025 : rudiments d’histoire contem­poraine, la recherche historique, pour revenir sur une l’action. Vous avez pu le constater dans Pièces et Main d’œuvre, éditions L’Échappée partie occultée et diffamée – notamment le sabotage de l’opération de propagande (Dernier ouvrage paru). par la gauche – de l’histoire du mouvement du gouvernement en faveur des ouvrier : celle des luddites. L’historien nanotechnologies, à l’hiver 2009-2010. u Le téléphone portable, gadget de communiste E.P. Thompson a parmi les Pour que la moitié ou les deux tiers du destruction massive, éditions L’Échappée, premiers – en 1963, dans La formation de public, à Grenoble, Lyon ou Marseille, 2008, 96 p., 7 euros. la classe ouvrière anglaise – rompu avec le se lève en refusant la mascarade de u Terreur et possession : Enquête sur la mépris pour le luddisme issu de la tradition l’opération, il a fallu, durant des mois police des populations à l’ère technologique, marxiste. et des années, amasser et diffuser les éditions L’Échappée, 2008, 332 p., 14 euros. Les luddites, qui n’étaient pas comme on le enquêtes sur les nanotechnologies et sur dit souvent « des ennemis de la machine », les dispositifs d’acceptabilité. o u RFID : la police totale - Puces intelligentes et mouchardage électronique, récusaient la dissociation entre moyens éditions L’Échappée, 2008, 80 p., 6 euros. de production et rapports de production. Entre 1811 et 1813, ils ont mené une u Aujourd’hui le nanomonde - Nanotechno­ lutte dans quatre comtés anglais contre logies : un projet de société totalitaire, l’industrialisation du textile, au nom de éditions L’Échappée, 2008, 424 p., 15 euros. l’autonomie dont ils jouissaient comme artisans maîtres de leur production, de quelle est la relation entre les leur temps et de leur travail. Ils avaient quartiers populaires et ce que compris que la caserne industrielle vous dénoncez ? modifierait l’organisation sociale, le sens La Villeneuve, c’est la face cachée de la de leur travail, la vie de la communauté, technopole. Derrière la vitrine hightech les rapports de domination, et ferait d’eux d’une ville peuplée d’ingénieurs et cadres à les esclaves des machines. Leur exemple forts revenus, et dont les élus et décideurs a été suivi de nombreuses révoltes contre vantent partout « l’excellence » afin de l’industrialisation, notamment en France, stimuler « l’attractivité du territoire » que l’on peut retrouver dans le livre publié (pour attirer toujours plus de ces couches aux éditions l’Échappée cet automne, Les techniciennes), existe une autre réalité. Luddites en France. La relégation de ceux qui ne s’adaptent D’autre part, il y a urgence à réapprendre pas, ou pas assez vite, aux contraintes de à penser de façon autonome. Pour l’innovation dans des quartiers éloignés paraphraser Guy Debord, et rejoindre du centre-ville, comme Villeneuve. le vieux mouvement d’émancipation de Comme le disait un élu socialiste de l’éducation populaire, nous avons besoin Grenoble : « C’est la tyrannie de la réussite, de « lâcher des hommes libres dans le les pauvres cèdent la place aux riches ». monde ». Or la première des autonomies Quand on construit des résidences de est celle de la pensée. Les mouvements prestige à la place des anciens logements militants doivent lutter contre la casse de modestes du quartier ouvrier de Saint- l’éducation, créer des « écoles sauvages », Bruno, quand on utilise l’espace de la donner des outils au peuple pour qu’il Caserne de Bonne (ancien site militaire) réapprenne à lire, à écrire, à réfléchir ou de la friche Bouchayer-Viallet pour par lui-même. Nous tâchons pour notre implanter des quartiers bourgeois dont part de diffuser les méthodes de l’enquête le mètre carré vaut 3 500 euros, quand critique, pour que chacun, ou chaque on prépare Giant (Grenoble Isère Alpes groupe, soit capable pour lui-même de nanotechnologies), en transformant le reconstituer les éléments épars du puzzle. polygone scientifique (où sont implantés Et de l’enquête critique, on passe ensuite le CEA, Minatec et de nombreux centres à l’enquête-action – c’est le troisième de recherche) en « nouveau centre-ville », niveau de la fusée. Un exemple : le on traduit dans l’urbanisme, dans le mouvement mené avec succès par le LKP bâti et dans l’aménagement de la ville la en Guadeloupe n’est pas né spontanément. prééminence du pouvoir scientifique et Il a été le fruit d’un long travail d’enquête, industriel, qui se donne à voir dans des mené par des syndicalistes auprès de la constructions monumentales (gratte-ciel) population, pour recueillir des faits, des en débats/en actions page 32 I novembre 2010 n°15 Ne pas prendre ses désirs

pour la réalité par pierre rousset

Dans sa réponse à mon article sur les attaques dont la laïcité est veut « cingaliser » le Sri Lanka. La montée l’objet, Félix Boggio juge mes « appréciations disproportionnées ». Je des courants fondamentalistes de type crains pour ma part qu’il ne prenne ses désirs pour la réalité vu son salafistes se fait lourdement sentir dans le 1 monde musulman. Dans le monde chrétien, interprétation des « faits énoncés ». les églises les plus réactionnaires sont à l’offensive, en particulier contre le droit à Les faits affirme que « rien n’empêche celles qui, au l’avortement (Brésil, Nicaragua, Espagne, Amnesty International. Pour Félix, « il est regard du droit commun, se sentent lésées Italie, Pologne…). faux de prétendre que Claudio Cordone (…) par leur divorce confessionnel, de porter ait affirmé que le djihad défensif des talibans leur affaire devant des tribunaux de droit Je n’ai pas bien compris en quoi la logique soit compatible avec les droits humains. » commun ». Rien, vraiment ? Comme si dans du « maillon faible » de la chaîne des Faux ? En pleine polémique, le secrétaire la réalité, des rapports d’oppression oppressions que préconise Boggio conduisait général d’Amnesty International pèse ses redoutablement efficaces n’étaient pas à à des résultats différents de celle de « l’en­ mots. Pourtant, c’est lui-même – et pas l’œuvre : domination, menaces et rétorsions nemi principal » que je critiquais. Dans le moi ! – qui mentionne le « djihad défensif » (il y a eu des « crimes d’honneur » en cas de la Grande-Bretagne, par exemple, parmi les « points de vue » de Moazzam Grande-Bretagne…). On ne parle pas de elle fait disparaître à la vue celles qui Begg qu’il juge compatible avec les droits rapports entre individus libres et égaux ! subissent les oppressions combinées de la humains. Cela devrait interpeller mon xénophobie, du patriarcat familial, de la contradicteur. Cette même volonté de banalisation réaction religieuse… Sur le plan inter­ apparaît quand il évoque les négociations national, elle minimise (c’est un euphé­ ONU. Concernant les votes à la commission en Afghanistan avec les talibans. Il n’y misme) l’importance très actuelle du combat des droits de l’homme de l’ONU, Félix aurait, cette fois encore « rien d’incompatible pour la laïcité (la séparation des églises et de Boggio juge que la « diffamation des avec les droits humains ». Pourtant, tout le l’état)… religions » est condamnable en ce qu’elle monde (y compris Cordone) sait que les « camoufle le racisme » et ne voit pas là de droits humains – et singulièrement les Dans une large mesure, la « réponse » de « soutien aux persécutions [menées] au droits des femmes – risquent de faire les Felix Boggio ne discute pas mes positions, Pakistan. » Pourtant, c’est le Pakistan qui frais de cette négociation ; et que l’on ne mais d’autres qui me sont parfaitement présente, au nom de l’Organisation de la peut pas s’en remettre pour les défendre étrangères : celles attribuées aux Redeker Conférence islamique, lesdites résolutions ! aux forces de l’Otan et leurs alliés afghans ou Christopher Hitchens, celles qui justifient Comment alors prétendre alors que cela n’a qui les violent eux aussi. les guerres d’Irak et d’Afghanistan ou la rien à voir avec la criminalisation du xénophobie et l’islamophobie, la défense « blasphème » ? Enfin, du point de vue des révolutionnaires « aveugle » des Lumières (notons que leur (qui n’est pas celui du Pakistan), il serait critique « aveugle » ne vaut pas mieux !)... Grande-Bretagne. Pour Félix, aller devant très dangereux de justifier la condamnation C’est bien dommage. o une cour régie par la charia ne relèverait que de la « diffamation » des religions parce du libre choix de chacune et chacun. Or, ce qu’elle peut cacher le racisme. Si tel est le sont des familles très conservatrices qui problème, les lois antiracistes suffisent et il choisissent la charia qui considère qu’il n’y a ne faut pas ouvrir la voie à la criminalisation pas égalité entre hommes et femmes. De fait, liberticide du « blasphème ». les tribunaux britanniques entérinent ces décisions plutôt que de faire bénéficier les Enjeux opprimées (et les enfants) des droits et L’essentiel de la réponse de Félix Boggio protections contenus dans la loi commune. traite de la situation au Moyen-Orient – dont je ne parlais pas. Une façon il me Banalisation semble d’éviter de discuter directement de On perçoit à quel point Felix Boggio l’objet de mon article : les attaques contre la banalise à outrance l’inacceptable quand il laïcité. Or, il s’agit d’enjeux mondiaux. Le BJP hindouiste mène la charge pour 1. Pierre Rousset, « Laïcité et solidarités à l’heure de la confessionnaliser l’état indien alors que les Une version plus longue de cette crise capitaliste », Tout est à nous la revue, n°12. Felix dictatures militaires ont islamisé l’état réponse est disponible sur ESSF Boggio, « Retour sur les oppressions croisées », Tout est à nous la revue, n°13 pakistanais. L’extrême droite bouddhiste (article 18799). notes de lecture novembre 2010 n°15 I page 33 Une politique de l’accueil par pierre rousset par Stella Montebello est-elle possible ?

Sous le jour de l’actualité la droits de l’homme Prendre sa part de la misère du plus récente (l’expulsion de ne valent que pour monde, Yves Cusset, Les éditions Roms), le livre d’Yves Cusset, ceux qui « sont de la Transparence, 218 pages, Prendre sa part de la misère identifiés comme 20 euros. du monde, s’impose à notre citoyens d’une réflexion. La séparation entre nation » (Cusset). En éthique et politique y est ainsi se constituant, les pourrait s’énoncer ainsi : soulignée : ce qui est États-nations l’accueil ne peut être envisagé nécessaire en éthique produisent eux- à partir de l’État mais à partir – accueillir sans conditions – mêmes une sous- des « réseaux moléculaires » est politiquement impossible, humanité de sans- qui traversent la société civile et à l’inverse, ce qui est droit, d’apatrides, de et instituent à chaque possible politiquement parias, de bannis. On moment une socialité – accueillir à certaines ne peut que constater politique et des formes de conditions – contredit que le droit régalien civilité. C’est Agamben qu’il l’éthique. Comment en sortir ? des États de « choisir » faudrait suivre alors : « Pour Si accueillir a un sens éthique ses immigrés et de Agamben, la lutte politique à éminent, inconditionnel, en contrôler l’entrée des venir n’est plus une lutte des tant qu’ouverture à l’autre, étrangers est classes marquées d’intérêts hospitalité envers l’étranger, aujourd’hui plus fort divergents, mais une lutte horizon de partage, cela se que jamais. Et Yves pour une telle hospitalité, double dans les faits de Cusset remarque pour pour maintenir l’existence restrictions politiques « qui sa part que ce contrôle d’un espace commun de contredisent la radicalité de est proportionnel au rencontre entre singularités son intention éthique », flux du capital : « La quelconques contre le pouvoir frontières, nations, défiance production d’un capital de divorce entre citoyens qui souverain, bio-politique et et peur de l’intrus, crainte plus en plus mobile et peuvent en recevoir le pan-intégrateur de d’une menace pour la délocalisé exige que les bénéfice et les apatrides qui l’organisation étatique ».2 Cinq cohésion sociale… Une populations du globe soient en ne peuvent en rien recevoir lieux communs doivent être politique réelle pour les permanence contrôlées et l’assurance de droits à réinvestis pour que soit sans-droit, les sans-terre, les filtrées ». Toute une partie de appartenir à cette préservée en eux la forme apatrides, les sans-papiers, l’humanité qui fuit une communauté ? C’est pourquoi même du partage, de la pour toute cette humanité qui situation économique ou le livre se tourne avec civilité et de l’accueil : la ville, cherche à être accueillie politique se retrouve ainsi Habermas vers une l’école, l’Europe, la terre, et la est-elle alors envisageable ? privée de droits élémentaires, participation active, un demeure ou le chez-soi. Le livre parcourt plusieurs dans des zones de transit et prendre-part actif qui Au terme de ce trajet, nul philosophies à la recherche de d’enfermement, « exclue de définirait une inclusion doute, une politique de cette solution. Et d’abord l’intérieur ». politique : délibération l’accueil est bien possible à Levinas qui a développé une Pour traiter politiquement de collective, participation aux condition qu’elle ne parte de belle réflexion éthique sur la cette question, l’auteur se discussions publiques, espace l’État mais d’un rencontre avec autrui, et tourne vers « le sentiment démocratique. Cependant, là investissement des lieux accusé par contraste la ligne d’appartenance » que le encore, le livre traque les communs de la socialité par de partage entre vision philosophe américain Michael impasses d’une telle définition les acteurs sociaux eux- éthique et effectivité Walzer considère comme la communicationnelle et mêmes. Autant dire que le politique. L’éthique de condition même de l’État, le langagière du politique : vivre en commun n’est en Levinas donne un sens bien politique fondamental.1 « L’apatride se trouve dans la rien donné, il est une profond à l’hospitalité mais Que signifie appartenir à une situation de l’enfant qui arrive invention perpétuelle qui au-delà du politique. Avec communauté d’accueil ? À au monde, de l’enfant comme échappe par nature à la forme Hannah Arendt, et son livre partir de quel moment au infans » qui n’a pas la parole, État. o sur les Origines du contraire une communauté qui est toujours un intrus. On totalitarisme, L’impérialisme, d’accueil se sent-elle débordée en vient toujours à la question la question politique de et considère qu’elle ne peut non des conditions d’une l’accueil est au contraire au « accueillir toute la misère du discussion (qui suppose un premier plan. L’apatridie, monde » (Rocard) ? Considérer langage commun) mais d’un 1. Michael Walzer, Sphères de justice, phénomène majeur du l’appartenance comme un dialogue qui respecte l’altérité une défense du pluralisme et de xxe siècle, nous montre que bien fondamental substantiel, réciproque et auquel Yves l’égalité, traduction, P. Engel, Paris, Le Seuil, 1997. la forme même de l’État- remarque toutefois Yves Cusset donne le beau nom de 2. Voir Agamben : La communauté qui nation produit l’exclusion : les Cusset, ne conduit-il pas à un « civilité ». La thèse du livre vient, Le Seuil, 1990. culture page 34 I novembre 2010 n°15 Cardon, le trait moqueur par Pierre Baton

es éditions l’Échappée Dans sa préface Jean-Luc publient un recueil de Porquet (une autre des L dessins de Cardon, signatures du Canard enchaîné) dans une jolie et copieuse présente le travail de son édition. On y découvre une collègue et ami en ces termes : série de dessins aux inventions « C’est un monde en noir et graphiques souvent touchantes blanc. Les puissants contre la et la plupart du temps multitude. C’est aussi simple percutantes, bien que d’une que ça. Une vieille histoire, une grande sobriété graphique. On histoire d’une actualité reconnaît son trait, son style, brûlante. Chez Cardon, les entre mille. Depuis près de dominés portent la casquette 50 ans dont 36 passés au du prolo, et les dominants le Canard enchaîné, Cardon melon de la City. Archaïsme chronique la vie politique. volontaire et assumé, qui rend Mais, dans cet exercice, il lisible la ligne de démarcation. garde une distance et pose un […] Pour lui l’argent a toujours regard moqueur sur l’actualité la même odeur. L’argent, c’est sans s’y enfermer. Les premiers le sang des pauvres. » dessins publiés dans ce recueil Cardon c’est un style, il dessine actualité, de la vie politique Jean-Luc Porquet suggère que datent de 1974 et résistent bien un personnage en quelques (Chirac, Mitterand, Jospin, c’est parce que « les hommes de au temps, la plupart n’ont pas traits, le plus souvent de dos Rocard, Balladur, Mauroy...). dos nous tournent vraiment le atteint la date de péremption, (d’où le titre de l’ouvrage) et Pourquoi les représenter de dos », peut-être aussi parce que exercice difficile pour du pourtant on reconnaît sans dos ? L’auteur lui-même ne dans cette position, on peut dessin de presse. peine les héros de notre semble pas vraiment le savoir. plus facilement envisager de culture novembre 2010 n°15 I page 35

par Pierre Baton

Vu de dos. Trente ans de dessins politiques par derrière Cardon, éditions l’Échappée, 224 pages, 22 euros

mettre des coups de pied. Cardon a commencé par travailler comme ouvrier à l’Arsenal, à Lorient. Il en est sorti ouvrier électricien. C’est à la faveur du temps libre, durant son service militaire, qu’il fréquente les Beaux Arts. En 1961, il part pour Paris et travaille très vite pour divers titres à commencer par Bizarre de Jean-Jacques Pauvert. Puis ce sera Siné Massacre, France soir ou encore l’Humanité dimanche. En 1968, il participe à divers journaux qui agitent l’époque : L’Enragé et Action. En 1974, il entre au Canard. À 74 ans Cardon continue de livrer chaque semaine ses dessins dans ce qui devient le dernier dinosaure de la presse satirique. Histoire de continuer à se mettre les puissants à dos ?

Tout est à nous ! la revue 554755 mensuel du Nouveau Parti anticapitaliste Rédaction : 01 48 70 42 27 Diffusion : 01 48 70 42 31 [email protected] Administration : 01 48 70 42 28 2, rue Richard-Lenoir, 93100 Montreuil [email protected] Commission paritaire : 0514P11509 Tirage : 3 000 exemplaires Société éditrice : Nouvelle Société de presse, d’audiovisuel et de communication (NSPAC) SARL au capital de 3 500 euros (durée 60 ans) Gérant et directeur de publication : François Coustal Impression : Rotographie, Montreuil- sous-Bois Tél. : 01 48 70 42 22 Fax : 01 48 59 23 28 mail : [email protected] depuis le 2 septembre 2010, tout est à nous ! l’hebdo nouvelle formule