THE CROWN ET LE SYNDROME D’ABERFAN › Jean-Pierre Naugrette

l suffit qu’un rai de lumière vienne caresser une petite batterie solaire correspondant à son éternel sac à main pour que ma statuette de la reine Élisabeth II d’Angleterre en robe rose bon- bon, sur une étagère, se mette à lever le bras et saluer. Statuette, marionnette, icône ? Un règne qui dépasse en longueur celui de Ila reine Victoria, quatorze Premiers ministres depuis Chur- chill, une popularité incroyable, que son deuil Jean-Pierre Naugrette est professeur récent – émouvante image d’elle seule, cour- de littérature anglaise du XIXe siècle bée en noir, dans la chapelle Saint-Georges du à l’université Sorbonne Nouvelle- ­ Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson château de Windsor, lors des obsèques du duc et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi d’Edimbourg – n’a fait que conforter. Elle a fêté traducteur et romancier. Dernier livre paru : L’Aronde et le Kayak, une ses 95 ans le 21 avril dernier. Une icône, assu- famille à Viroflay, 1930-1960 (Éditions rément, au sens où Andy l’avait saisie Les Deux Sœurs, 2019). en 1985 avec d’autres Reigning Queens (1) : elle › [email protected] « trône » parmi les représentations célèbres au même titre que Mao Tsé-Toung ou Jackie Kennedy. Une référence absolue, comme Sher- lock Holmes et le Dr Watson dans l’ère victorienne, points de repère indéboulonnables alors que tout s’écroule autour d’eux (2). Comme le

JUILLET-AOÛT 2021 JUILLET-AOÛT 2021 53 le modèle britannique

résume l’ancien Premier ministre travailliste Tony Blair, « elle a su pré- server l’aura de la Couronne tout en suivant la marche du monde » (3). Il sait de quoi il parle. Au moins à deux reprises, la reine et son trône ont peut-être été sauvés, curieusement, par deux Premiers ministres travaillistes.

Entre Poussin et les mineurs du pays de Galles

La série The Crown, notamment dans sa récente saison 3, plante bien le paysage d’une Angleterre qui, dans les années cinquante-soixante, se ressent encore des misères de la guerre. C’est l’époque où des ruines sont toujours visibles en plein Londres, où le smog industriel fait encore des victimes (4), où dans les maisons ouvrières et ailleurs, lorsque l’électri- cité s’éteint tout à coup, le père de famille bondit pour remettre une pièce d’un shilling dans un meter qui redonne aussitôt la lumière. Les conservateurs sont au pouvoir, avec les héritiers de Churchill que sont Anthony Eden, Harold Macmillan ou Alec Douglas-Home, issus des Public schools, des universités d’Oxford ou de Cambridge. De l’autre côté, il y a la classe ouvrière qui s’entasse dans des rues sales et sordides, dans des villes dominées par les cheminées d’usine et les terrils. Après le fiasco de Suez en 1956, l’Angleterre a perdu de sa superbe coloniale, sur fond de guerre froide et d’après-guerre de Corée. C’est dans ce contexte tristounet que les travaillistes arrivent au pou- voir en 1964 avec Harold Wilson. On pense que leur succès est dû en partie au scandale causé par l’affaire Profumo l’année précédente, que The Crown évoque dans sa saison 2. John Profumo, brillant ministre de la Guerre du gouvernement Macmillan, avait eu, bien que marié, une liaison avec la sulfureuse Christine Keeler, mannequin maîtresse d’Evgueni Ivanov, attaché naval russe à Londres. Aurait-elle eu accès à des secrets d’alcôve ou d’État ? La saison 3 représente Harold Wilson (Jason Watkins) en syndicaliste gris souris éberlué de se retrouver parmi les ors de Buckingham. Il prévient d’entrée la reine qu’il existe dans son cabinet des gens de gauche radicalement opposés à la monarchie et prêts à l’abattre. Né en 1916, Wilson, bien que travailliste, appartenait en

54 JUILLET-AOÛT 2021 JUILLET-AOÛT 2021 the crown et le syndrome d’aberfan

réalité à cet establishment que la série a tendance à gommer : ancien élève de Jesus College à Oxford, professeur d’histoire économique, membre du Parlement à 29 ans, il est le plus jeune ministre du gouvernement Attlee en 1947. C’est tout sauf un tribun de la plèbe : il a peine à haran- guer les foules, et semble plus à l’aise, avec son éternelle pipe, dans les conversations de salon. Il faut comprendre ce système qui permet à des hommes de gauche de se caler dans un establishment confortable, qui les élève, une fois carrière faite, à la Chambre des Lords pour devenir des Labour Peers : ce sera le cas de Wilson, qui deviendra Lord Wilson de Rievaulx. Impensable en France ! Lorsqu’on susurre à l’oreille de la reine que son Premier ministre pourrait bien être un agent du KGB converti au communisme après son voyage à Moscou en tant que président de la Commission du commerce, c’est tout le pouvoir qui vacille. Et si, se demande la reine (Olivia Colman, plus vraie que nature), cette souris timide était un redoutable agent secret, d’autant plus redoutable qu’il a l’air timide ? La série a le mérite de jouer finement la partie d’espionnage. Comme chez le Carré, l’espion n’est pas celui que l’on croit. Ce n’est pas Wilson, mais sir Anthony Blunt, conservateur des collec- tions royales, homosexuel spécialiste incontesté de Poussin. Non plus Oxford cette fois, mais Cambridge : dans les années trente, il a fait partie des fameux « Cambridge Five », étudiants antifascistes recrutés par Moscou. Le MI5, pour lequel il a travaillé pendant la guerre, le démasquera en 1963 : mais plutôt que de l’exposer, on le gardera à son poste. Le chassé-croisé entre Wilson et Blunt est révélateur. Calmant les ardeurs antiroyalistes de son parti, Wilson sera plusieurs fois invité au château de Balmoral, et s’entendra très bien avec sa souveraine. C’est même lui qui la préviendra d’un éventuel complot fomenté en 1968 par Lord Mountbatten (saison 3, épisode 5) visant à le renverser avec l’appui de Cecil King, directeur de la Banque d’Angleterre et du Daily Mirror : le danger, pour la monarchie, ne vient pas des travail- listes, mais des cercles restreints de la monarchie elle-même. Le 21 octobre 1966, dans un village minier du pays de Galles, un glissement de terril provoque la mort de 144 personnes dont 116 enfants ensevelis sous leur école. Le pays est en deuil. Tout le pays ? Non,

JUILLET-AOÛT 2021 JUILLET-AOÛT 2021 55 le modèle britannique

quelqu’un fait de la résistance à Buckingham Palace. La reine ne réagit pas, soulevant l’indignation de l’opinion publique. Seul Lord Snowdon, le mari de la princesse Margaret, se rend sur les lieux – mais il est pho- tographe de profession, et on peut le soupçonner d’être en quête de cli- chés. Il faudra toute la courtoisie, la diplomatie feutrée de Wilson pour convaincre la souveraine de manifester son intérêt, son émotion, et qu’elle se rende sur place huit jours après. Elle sera bien accueillie (sai- son 3, épisode 3). Mais, plus tard, Élisabeth déclarera que le grand regret de son règne, c’est d’avoir mis une semaine avant de se rendre à Aberfan, pour aider au travail du deuil national. Un travailliste, c’est aussi celui qui permet d’accomplir cet indispensable « travail » permettant d’arti- culer ce que Kantorowicz appelle « les deux corps du roi » : depuis les Tudor et Richard II, le roi (ou la reine) possède un corps terrestre et mortel (body natural), tout en incarnant un corps politique (body politic) immortel, celui du royaume, qu’il transmet à ses successeurs (5). Mais Dieu que le royaume souffre lorsque le premier corps donne l’impression de ne pas souffrir !

Tony Blair, Diana et The Queen

Le syndrome d’Aberfan dont souffre visiblement la reine se mani- feste de nouveau trente ans plus tard, en 1997, à la mort accidentelle de Diana. On connaît l’histoire : alors que le peuple anglais pleure la princesse défunte et que des vagues de fleurs déferlent aux grilles de Buckingham Palace, la reine fait la sourde oreille et campe sur ses terres écossaises de Balmoral. Aucun drapeau en berne ! Le film de Stephen Frears, The Queen (2006), avec Helen Mirren dans le rôle-titre, a mon- tré, avec une précision chirurgicale, les conflits de sentiments et les pres- sions affectives ou politiques ayant alors taraudé celle qui, de nouveau, semble déconnectée de son peuple. Comme Harold Wilson avant lui, Tony Blair (Michael Sheen) lui demande de sortir de sa forteresse, de son mur de silence mortifère, qui risque de faire s’écrouler la monarchie aussi sûrement que les murs du château de Windsor par l’incendie lors de cette que fut l’année 1992 pour elle et la famille

56 JUILLET-AOÛT 2021 JUILLET-AOÛT 2021 the crown et le syndrome d’aberfan

royale. Si elles n’étaient pacifiques, les fleurs s’entassant contre les grilles pourraient faire penser à une prise de la Bastille symbolique oppo- sant d’un côté les tenants de la « princesse du peuple » amie d’Elton John (6), adepte des missions caritatives (enfants malades du sida, envi- ronnement, etc.), belle et généreuse, de l’autre la reine officielle, racor- nie, glaciale, ne pensant qu’à ses corgis et ses chasses en Écosse. D’autant qu’une rumeur insistante, véhiculée par le père de Dodi ­Al-Fayed, veut que la princesse incontrôlable (et peut-être enceinte) ait été éliminée par les services secrets anglais sur ordre de Sa Majesté. Thèse complo- tiste ou complot ultime si son chef n’est autre que la souveraine elle- même ? Sans se prononcer sur cette question délicate, le film de Frears transforme le dépeçage d’un cerf en sinistre rituel auquel assiste la reine, comme si Diane chasseresse, pourchassée par les paparazzis, mais peut- être aussi par les siens, était devenue un animal trop dangereux lâché dans la nature. Sur ce plan, la série The Crown réécrit le film The Queen en mon- trant cette fois le prince Charles (un Josh O’ Connor cauteleux, fuyant, les épaules rentrées) assistant au dépeçage du même cerf, comme si elle déplaçait la responsabilité de la reine vers son fils, lui qui n’a cessé d’ai- mer Camilla Parker Bowles en cachette, et de tromper sa femme avant qu’elle ne le trompe à son tour. Du film à la série, une constante appa- raît, cependant. Dans les deux cas, un Premier ministre travailliste réussit à alerter sa souveraine des dangers que la monarchie encourait si elle ne manifestait pas un minimum de compassion. La reine estime que son peuple lui appartient. Le Premier ministre, élu du peuple, estime que c’est à la reine de l’incarner : ce n’est pas une rente ontolo- gique, c’est une démarche éthique permanente dans laquelle le corps en souffrance de la vieille reine est en jeu.

1. Deux sérigraphies ont été vendues le 1er avril dernier, l’une pour plus de 190 000 euros, et l’autre près de 325 000 euros. 2. Voir le poème de Vincent Starrett, « 221 b », où il décrit Sherlock Holmes et Watson perpétuellement installés au 221 b, Baker Street, en l’année 1895. Dans un article du Telegraph du 4 février 2008, Aislinn Simpson montre que 1/5 des adolescents britanniques pensent que Winston Churchill, Charles Dickens ou Gandhi sont des personnages de fiction, alors que Sherlock Holmes est réel. 3. Voir la série documentaire Au Service de Sa Majesté, huit épisodes de 45 minutes diffusés sur Histoire TV. 4. Voir le roman policier de Margery Allingham, La Nuit du tigre (The Tiger in the Smoke, 1952). 5. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique du Moyen-Âge, Princeton, 1957, Gallimard, 1989. 6. Lequel a chanté, lors de ses obsèques, une version de Candle in the Wind parfois accusatrice, en direc- tion de la famille royale.

JUILLET-AOÛT 2021 JUILLET-AOÛT 2021 57