Cahiers d’études africaines

175 | 2004 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4707 DOI : 10.4000/etudesafricaines.4707 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2004 ISBN : 978-2-7132-2004-3 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 175 | 2004 [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2004, consulté le 08 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4707 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/etudesafricaines.4707

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© Cahiers d’Études africaines 1

SOMMAIRE

Une attente incessante Jean Rouch (1917-2004) Marc-Henri Piault

études et essais

Du mythe de l’isolat kabyle Nedjma Abdelfettah Lalmi

From Warriors to Urban Dwellers Ascari and the Military Factor in the Urban Development of Colonial Uoldelul Chelati Dirar

La commémoration du génocide au Rwanda Violence symbolique, mémorisation forcée et histoire officielle Claudine Vidal

Les administrateurs et les missionnaires face aux coutumes au Congo français Côme Kinata

Occupation of Public Space Anglophone Nationalism in Nantang Jua et Piet Konings

Une étrange familiarité Les exigences de l’anthropologie « chez soi » Fatoumata Ouattara

Quand l’application du droit national est déterminée par la demande locale Étude d’une résolution de conflit villageois au Bénin Erdmute Alber et Jörn Sommer

notes et documents

« La danse africaine », une catégorie à déconstruire Une étude des danses des WoDaaBe du Niger Mahalia Lassibille

chronique bibliographique

Calame-Griaule, Geneviève. – Contes tendres, contes cruels du Sahel nigérien. Paris, Gallimard (« Le langage des contes »), 2002, 293 p. Christiane Seydou

Chaillot, Christine. — The Ethiopian Orthodox Tewahedo Church Tradition. A Brief Introduction to Its Life and Spirituality Paris, Inter-Orthodox Dialogue, 2002, 256 p., annexes, cartes. Stéphane Ancel

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Chilver, E. M. & Röschenthaler, Ute (eds). – Cameroon’s Tycoon. Max Esser’s Expedition and its Consequences New York-Oxford, Berghahn Books (« Cameroon Studies » 3), 2001, 204 p. Yvette Monga

Englung, Harri. – From War to Peace on the Mozambique-Malawi Borderland Edinburgh University Press, International African Library series, 2002, XII + 217 p., index, bibl., cartes. Éric Morier-Genoud

Holder, Gilles. — Poussière, Ô poussière Paris, Société d’ethnologie, 2001, 503 p. Anne Doquet

Hussein Ahmed. — Islam in Nineteenth-Century Wallo, Ethiopia. Revival, Reform and Reaction Leiden-Boston-Köln, Brill (« Social, Economic and Political Studies of the Middle East and Asia », 74), 2001, 232 p. Eloi Ficquet

Le Pape, Marc & Salignon, Pierre (dir.). — Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000) Paris, Karthala/Médecins sans frontières, 176 p. Jean Copans

Pérouse de Montclos, Marc-Antoine. — L’aide humanitaire, aide à la guerre ? Bruxelles, Éd. Complexes, 2001, 208 p. Béatrice Pouligny

Perrot, Claude-Hélène (dir.). — Lignages et territoire en Afrique aux XVIIIe et XIXe siècles. Stratégies, compétition, intégration Paris, Éditions Karthala (« Hommes et sociétés »), Paris, 2000, 222 p. Pierre Kipré

Reid, Richard. — Political Power in Pre-colonial Buganda Oxford, James Currey ; Kampala, Fountain Publisher ; Athens, Ohio University Press (« Eastern African Studies »), 2002, 274 p., index, cartes, bibl. Henri Médard

Roche, Christian. – Le Sénégal à la conquête de son indépendance, 1939-1960. Chronique de la vie politique et syndicale, de l’Empire français à l’Indépendance Paris, Karthala, 2001, 286 p. Vincent Foucher

Saugestad, Sidsel. – The Inconvenient Indigenous. Remote Area Development in Botswana, Donor Assistance, and the First People of the Kalahari Uppsala: Nordic Africa Institute, 2001, 266 p., index, biblio. John R. Campbell

Schuerkens, Ulricke. – Du Togo allemand aux Togo et Ghana indépendants. Changement social sous régime colonial Paris, L’Harmattan, 2001, 619 p. Benjamin Nicholas Lawrance

Sommers, Marc. – Fear in Bongland. Burundi Refugees in Tanzania New York, Berghahn Books, 2001, p. 216. René Lemarchand

Surgy, Albert de. — Le phénomène pentecôtiste en Afrique noire. Le cas béninois Paris, L’Harmattan, 2001, 469 p. Christine Henry

Vincent, Jeanne-Françoise. – Femmes beti entre deux mondes. Entretiens dans la forêt du Cameroun Préfaces de Françoise Héritier et de Denise Paulme. Paris, Karthala, 2001, 242 p., photos. Michèle Dacher

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Une attente incessante Jean Rouch (1917-2004)

Marc-Henri Piault

« Voir ! disent-ils, tout est là… Oui, mais apprendre à voir, voilà le grand secret !… » Louis Delluc, Les Cinéastes.

1 Dernière lettre datée du 23 février 2004 Jean Jean, depuis que tu m’as donné un premier rendez-vous – c’était en décembre 1957 –, j’ai vite compris qu’il fallait t’attendre : tu es toujours en retard. Très vite aussi on s’est raconté tellement d’histoires en traînant entre Bouaké et Abidjan, entre Kumasi et Accra, Tamalé et Bolgatanga, entre Lomé et Parakou, entre Zaria et Sokoto, entre Nyamey, Birni’n Konni, Dongondutchi et Tahua, entre Saint-Tropez et Florence, entre la rue des Saints-Pères et le boulevard Saint-Germain… : je n’avais qu’à m’en souvenir pour que tu sois déjà là, même en ton absence. Toujours Vertov, Flaherty, Vigo, Kazan, Grémillon, Godard, Jünger, Éluard, Desnos, Leiris, Breton, Sartre, Camus, Gide, Griaule, Germaine… faisaient partie de la conversation, participaient au voyage. Parfois, surgissant à l’improviste à Accra ou bien aux Deux Magots, Jane nous bousculait, ses dérives croisaient les nôtres, arc-en-ciel surprenant qui barrait le ciel et soudain désignait une réalité criante, souffrante que nous aurions dû voir, entendre mais qu’elle avait perçue avant nous au travers de nos délires. Bon ! cette fois-ci tu es en avance, c’est pas très malin. Qu’est-ce que je peux faire ? Là, franchement, je suis embêté, j’ai pas eu le temps de me préparer et tu as oublié plein de gens, plein de rendez-vous, plein de choses à faire, de films à finir derrière toi. Arrêt sur image. Il va falloir penser un peu mieux au montage des prochaines séquences. Enfin, on va essayer de faire le mieux possible. Enfin, attends, on fera comme toujours, petit à petit sans doute mais pour toujours… JAGUAR ! Marc

2 J’ai écrit cette dernière lettre à Jean Rouch cinq jours après sa décision de rester définitivement au Niger. J’étais à Paris, au Musée de l’Homme, au Comité du film ethnographique, assis exactement à l’endroit où lui-même s’installait lorsqu’il venait travailler avec Françoise Foucault. Nous étions dans une sorte d’effervescence folle, de celle qu’il aimait à produire et à traverser. Françoise et Laurent Pellé mettaient la dernière main au Bilan du film ethnographique qui allait débuter une semaine plus tard et je commençais à réunir les films destinés à l’hommage rendu à Rouch le dernier jour du Bilan. On s’arrachait le téléphone, on montait et descendait l’escalier tordu qui

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sépare les deux salles (il vaudrait mieux dire « caissons ») de travail du Comité et vraiment Jean était presque là mais terriblement, exagérément en retard. On était exaspérés de ne pas pouvoir l’interpeller, lui demander tout ce qui n’était pas encore fait. Je ne pouvais accepter son absence, c’était inqualifiable, à la veille de ces événements une telle désinvolture de sa part approchait de l’indifférence, c’était une véritable provocation. On continuait à s’agiter à mettre les programmes en ordre, à faire défiler les bobines et les cassettes, à ouvrir des boîtes couvertes de poussière d’où sortaient soudain les images en fuite depuis je ne sais combien de temps, le téléphone sonnait sans arrêt, des visiteurs éberlués tentaient d’entrer dans le bureau, vite repoussés par nos grognements inquiétants et nos regards hagards. Soudain j’ai eu besoin de lui envoyer un message à la fois d’appel et de reproche.

3 Il me semble bien qu’à partir de ce moment-là je me suis calmé. Je n’avais plus besoin de m’étourdir pour étouffer une peine indicible ou surmonter les effets douloureux d’une disparition comme toujours inadmissible. Cette agitation même nous avait mis en présence des images de Rouch, celles qu’il avait tournées depuis plus de cinquante ans et celles où il apparaissait. Nous nous étions baignés d’une présence qui bousculait les chronologies et donnait corps vivant à la mémoire, faisant du souvenir et de l’image autre chose qu’une construction nostalgique, autre chose qu’une lamentation désespérée sur la disparition des êtres et des choses. Les images et le son nous entouraient et approfondissaient l’espace, le temps se parcourait en tous sens, spirale indéfinie comme une certaine pensée dogon cherche à nous le suggérer. Leur présence, les parcours incessants qu’elles offraient d’un endroit à l’autre, d’un personnage à un autre, d’une époque à une autre, tout cela surmontait le triste constat de raison hegelien selon lequel « l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit ». Le philosophe désabusé découvrait l’espace éternitaire qui serait celui d’une vérité absolue, celle qui abolit les contradictions et donc le devenir et la vie, celle justement dont le triste triomphe ne pouvait plus se répandre sur nous car sans cesse les questions d’aujourd’hui se trouvaient confortées ou troublées de questions et d’interrogations, de réponses d’hier, partielles, tranchantes, naïves, auxquelles répondaient encore les suggestions de demain. Le sens et l’achèvement ne s’épuisent jamais d’une seule et définitive réponse et le propos rouchien est celui de l’élaboration continue d’un mythe sans cesse à venir, à construire. Nous avions bien compris que les modèles ne sont autres que des leurres dont les articulations logiques tentent en vain de capter une réalité constamment au-delà des lignes de force de son apparaître. Certainement la vertu corrosive de l’image est de détourner l’attention de ce qu’elle semble montrer, ouvrant au regard, fatigué du réel, les mystérieux tours et détours des recompositions inachevées, des rapprochements et des montages rénovateurs de sens. Le cinéma-vérité, comme l’affirmait Rouch, est avant tout la vérité du cinéma, comme pour les créateurs-cinéastes de la Nouvelle vague, le cinéma était la vie. En cela le regard ne fait pas un travail d’inventaire, il se meut entre les mouvements des autres, il relie ce que les gestes et les comportements d’habitude séparent, il invente au sens fort une réalité constamment nouvelle qui se cache derrière les répétitions et les habitudes du réel ordinaire. En 1968, Eric Rohmer interviewait Jean Renoir et Henri Langlois dans la salle de la Cinémathèque française à Paris où ils avaient revu les premiers films des frères Lumière. Renoir déclarait alors : « Ces images laissent, contrairement à ce que l’on pourrait croire, toute liberté à l’interprétation. Devant elles je suis libre d’imaginer presque tout ce que je veux : je peux imaginer l’histoire de ces femmes, je peux imaginer la fatigue de ces chevaux… Je trouve que ce qui est grand, le plus grand dans

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l’œuvre de Lumière, c’est cette porte ouverte à notre imagination… » Ne pourrait-on dire que ce qui est grand également dans l’œuvre de Jean Rouch est d’avoir donné à l’imagination tout son pouvoir ?

4 L’entrecroisement des traces impossibles du renard pâle inscrit la vérité comme chimère épuisante mais nécessaire outrepassement des évidences. Vers une déconstruction permanente des certitudes, c’est à cela que menaient sans aucun doute les errances sur les innombrables routes et pistes du sahel ouest-africain par lesquelles Jean Rouch m’a d’abord initié à l’Afrique mais peut-être surtout à l’étonnement indispensable, sans cesse recommencé…

5 Certains cinéastes comme Jean-Luc Godard pensent que Jean Rouch a ouvert la voie de la Nouvelle vague au cinéma français et c’était, bien entendu, parce qu’il inventait une nouvelle façon de filmer en bouleversant des règles inadaptées à une situation de rencontre anthropologique. Rouch a également initié une nouvelle anthropologie même si cette discipline ne l’a pas vraiment réalisée : c’est qu’en effet il parle l’Afrique comme sa langue maternelle et ses contes sont naturellement enchantés, au point qu’on puisse presque se demander si l’Afrique n’aurait pas été inventée par Rouch. Sorti des façons conventionnelles de la considérer, il a réussi à en naturaliser des images surprenantes : on a cru qu’il ne faisait qu’enregistrer, alors qu’il offrait une magistrale dé-monstration de ce que pouvait devenir une anthropologie interactive, une anthropologie partagée, un espace ouvert à ce que Rorty appelle la conversation, espace de rencontre des différences reconnues et acceptées. Il a cassé et franchi les fortifications d’une anthropologie de conservation pour déboucher sur les préoccupations et les crises de sociétés vivant aujourd’hui et non pas dans l’écrin intangible de rituels de préservation. Peut-être n’a-t-il pas toujours poussé à leurs ultimes conséquences les propositions neuves dont, souvent le premier, il énonçait les principes, il n’en reste pas moins l’initiateur des principales orientations d’une anthropologie « échangiste » et vivante. Migrations internationales, situations urbaines, relations interraciales, relations de genre, données de la communication non verbale, constitution de l’ordinaire et de l’extraordinaire, parcours et formes spécifiques de l’émotion, du sentiment, construction de la croyance, formation et transformation des sociétés… que de pistes ouvertes depuis plus de cinquante ans ! Les histoires contrastées des sociétés et des cultures devraient s’y rencontrer et s’y mesurer, prenant conscience de leurs partages et de leurs distances ainsi que des enjeux qui les confrontent.

6 Quelle serait donc la place de Jean Rouch entre ethnologie et cinéma, entre réalité et fiction, entre réel et imaginaire ? L’ethnologue britannique Peter Loizos rend bien compte, sans y adhérer lui-même, du traitement qui lui est souvent réservé : « Sa réputation en tant qu’ethnographe est limitée aux spécialistes de l’Afrique de l’Ouest, des Songhay plus particulièrement, mais sa réputation dans le cinéma est internationale et elle est aussi forte parmi les documentaristes du réel que chez les réalisateurs de films ethnographiques »1. La qualité de « réalisateur de film ethnographique » est encore distinguée de celle d’ethnologue ou même d’ethnographe, comme si ces dernières dignités ne pouvaient s’accorder pleinement aux faiseurs d’images, tout juste bons à fournir des données et des illustrations aux « vrais » spécialistes d’un domaine seulement légitimé par l’écriture. Encore cette constatation est-elle le fait d’un ethnologue mais on aurait du point de vue des cinéastes ou plutôt des « experts » en cinéma, une appréciation inversée, reconnaissant en Rouch une

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inventivité filmique au-delà sinon malgré les pesanteurs qui seraient, pensent-ils, attachées à la catégorie inquiétante du « cinéma ethnographique ». On sait en effet qu’il y a une sorte de malentendu persistant à propos de ce que serait une ethnologie en image et qu’exprime parfaitement bien la réflexion un peu agacée du cinéaste australien Bob Conolly lorsqu’il déclare : « Il y a une manière de s’enfoncer dans la complexité anthropologique d’une culture qui peut être hypnotisante. Personnellement, la Nouvelle Guinée m’intéresse en tant qu’elle se rattache à moi- même ou à notre culture. Je me suis intéressé à ces gens non à partir d’une base théorique mais à partir des relations personnelles que j’avais établies avec eux en tant qu’individu et je crois qu’au bout du compte c’est payant. Il s’agit d’autre chose qu’une sorte de position anti-intellectuelle… Je m’intéresse peu aux films ethnographiques qui me semblent tristes. Il me vient à l’esprit ces films interminables, mornes, sans fin, où des gens taillent à la hache ; à la fin une voix très sonore annonce : “Boumpa aiguise sa hache !”. Les films ethnographiques qui m’intéressent traitent des relations d’une culture aux autres cultures »2.

7 On reconnaît bien là la méfiance fréquente des cinéastes à l’égard d’une attitude dont ils craignent des présuppositions théoriques qui seraient contraires à une bonne disposition à la sollicitation du réel. On sent également à l’œuvre les stéréotypes relatifs à une discipline qui serait arrogante et ne s’intéresserait qu’au « sauvage », au « primitif », à l’irrémédiablement différent et, armée de science, se refuserait à laisser entrevoir la subjectivité de l’auteur3. Sans doute l’anthropologie s’est souvent prêtée à de telles représentations (et peut-être encore aujourd’hui ?), mais je crois que beaucoup d’entre nous, suivant ainsi l’exemple donné par Rouch, défendraient une attitude et une entreprise qui serait parfaitement à l’aise dans la définition programmatique qu’offre Conolly de son travail. Rouch en effet ouvrait la voie à une anthropologie soucieuse de saisir les moments difficiles des transitions, les passages et les emprunts, les métissages, leurs succès et leurs échecs, tout autant que les dominations et les mises en ordre, les assimilations et les différentes formes de concertation ou de conflictualisation des rapports entre les personnes et les formations sociales.

8 Rouch se référait souvent au surréalisme où il trouvait sans doute une contestation des règles et de l’ordre apparent du monde ainsi qu’une revendication à l’urgence du « faire » en même temps qu’à l’irréductibilité de l’expérience personnelle. Quelque chose comme l’invention d’un certain regard qui aurait détourné une attention conventionnelle captive des habitudes et des modes de la pensée. Lorsque les aléas de l’histoire l’ont projeté en 1941 au Niger, destiné à y construire des routes et des ponts, il y a rencontré une réalité de la nature au-delà des apparences convenues. La foudre tuait les travailleurs de ses chantiers. Il se fit alors conduire auprès des personnes qui, à l’intérieur de la société concernée, les Songhay, savaient interpréter ces phénomènes et en connaissaient l’approche. Il découvrait le culte des holey et les phénomènes de la transe et de la possession. Il portait ainsi un regard respectueux et sans a priori normatif sur une réalité dont le sens appartenait d’abord à ceux qui en vivaient les événements. Son recours immédiat fut donc au savoir de l’autre, premier concerné et premier interprète des agencements possibles entre les faits. Soumis à l’exigence d’un regard prompt à accepter et reconnaître l’autre et son expérience, il entrait de plain- pied dans le champ d’une ethnologie accordant au discours autochtone son entière validité interprétative.

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9 Entre la leçon surréaliste et les voies de la connaissance africaines, il allait rapidement trouver la lanterne magique du cinéma : c’est qu’elle fait apparaître et reconnaître ce double qui sans cesse nous suit et que nous poursuivons, ce moi en l’autre et cet autre en nous que l’anthropologue essaie de faire dialoguer afin qu’ils se perçoivent mais qu’ils ne se confondent pas, qu’ils ne se dévorent pas.

10 La proximité, l’accompagnement, la fréquence, la durée des rencontres sont les conditions mêmes de l’établissement d’une situation anthropologique. Ce sont les exigences de l’ethno-cinéaste. Son entrée en ethnologie est initiée pour Rouch par l’intrusion sur les chantiers des routes nigériennes des esprits de la nature et en particulier de Dongo, maître de la foudre : dans le cours des rituels de la possession s’opère une sorte de partage-passage d’états, paradigme possible d’une compréhension de l’autre. Il apprend des Songhay que tout être humain a un double qui vit dans le domaine des génies gestionnaires de la nature : c’est ce qui paraît être « le domaine temporaire des magiciens et des sorciers »4, c’est évidemment le domaine de l’imaginaire qu’il parcourt constamment et à partir duquel se construit une ethnologie de contact et de participation. L’entrée en scène de l’ethno-cinéaste dans les méandres du ballet sacré de la possession le met à disposition du regard des possédés et des participants du culte, spectateurs à l’écoute, maîtres de cérémonie en attente de la parole et du geste des génies. Entre les adeptes du culte et l’observateur-participant, un jeu d’échanges accompagne les modifications réciproques. Les enfants des dieux peu à peu renversent leurs regards vers la pénombre des espaces troubles où circulent les esprits. Ceux-ci dans un mouvement symétriquement inverse et simultané s’incarnent dans le monde sensible et limité des vivants. Glissant dans l’ombre fragile des danseurs inspirés, l’homme à la caméra, « mangeur puis montreur de reflets » est à son tour inséré, approprié, modifié par le déroulement rituel. Rouch ne peut filmer que dans la mesure où sa caméra le montre et le dévoile à ceux-là mêmes qu’il tente de saisir dans leur exercice d’imaginaire. Alors le déroulement de la séquence fait passer de la démarche à la transe et l’observateur entre dans l’espace de la modification, « sur le terrain, le simple observateur se modifie, il n’est plus, quand il travaille, celui qui saluait les anciens à l’orée du village… »5. Lent cheminement d’une initiation plus ou moins volontaire, plus ou moins décidée, plus ou moins consciente : l’avancée en connaissance ne dépendra que de la pertinence et de la profondeur des questions posées, elle reste constamment à portée du désir de chacun.

11 C’est la ciné-transe, asymptotique à la possession des dieux, connivence sensible qui lie le geste à la parole et au rythme de la musique pour participer et joindre des intentions. Ne s’agit-il pas du même risque qu’encourait Michel Leiris dans son affrontement à l’écriture, de cette même fracture-vertige qui reconduit sans cesse l’énigme du mythe au fur et à mesure de sa dé-composition : « Réussir à raconter le mythe et l’illustrer, c’est possible à une condition : que ce mythe soit, comme les mythes africains, tellement incompréhensible, tellement poétique, qu’il sera plus étonnant que l’explication que l’on en donnera. Il sera une nouvelle énigme et ce sera gagné. Si le mythe devient quelque chose de très simple, à ce moment-là, le cycle est bouclé et le mythe meurt »6. La « ciné-transe » est un état qui se confond avec celui d’une imagination créatrice à l’œuvre, état qui est celui de la production poétique lorsqu’elle invente ses images. Elle donne un sens nouveau à des objets désormais situés dans des relations nouvelles, mais elle assure également le renouveau de l’inquiétude, la continuation d’une quête sans fin vers une vérité toujours à réinventer.

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12 Lorsque se présageaient difficilement encore les indépendances africaines, alors que l’ethnologie comme le cinéma continuaient d’entretenir des images exotiques sinon folklorisantes ou même archaïsantes ou tout au moins paternalistes de l’Afrique, Rouch, en même temps que Georges Balandier, découvrait les paysages de la contemporanéité. Il était l’un des rares pionniers qui, en France, ouvraient le chemin vers une anthropologie des sociétés complexes et industrielles, terrains jusqu’alors réservés à la sociologie : ces distinctions préservaient, au niveau même du classement des disciplines, l’apartheid politique et idéologique séparant le monde en sociétés « développées » et sociétés « en voie de développement ». C’était la persistance, en définitive, de la vieille idéologie du Progrès qui avait justifié la colonisation avant d’être masquée par celle, bien semblable, du développement qui conduit aux modélisations dominatrices de la globalisation. Rouch, au moment où il commence à travailler sur le terrain (rappelons que ses premières recherches datent des années 1940), bouleverse la posture ethnographique française alors préoccupée de décrire et éventuellement d’interpréter des sociétés dont on affectait de croire que l’histoire ne les aurait pas modifiées et où les « traditions », sinon la tradition, auraient dû faire système. Dès ses premiers articles, Rouch introduit la temporalité historique et le souci de retrouver une dynamique des populations et de leurs déplacements, de leurs migrations. Il prend en compte immédiatement les événements contemporains. C’est ainsi qu’il notera, par exemple, l’influence européenne sur les pratiques des pêcheurs sorkawa7.

13 Ses travaux sur les migrations, comme la plupart de ses films des années 1950, portent sur des situations contemporaines dans une Afrique en pleine transformation économique et politique. Témoin lucide de ces bouleversements qui se faisaient en compagnie et sous le regard vigilant des dieux, Rouch filmait à Accra, capitale de la Gold Coast qui allait devenir la première colonie africaine à gagner son indépendance sous le nom de Ghana. Avec des travailleurs immigrés venus du Niger et du Mali, il réalisait un film fondateur, un des films-cultes du cinéma et de l’anthropologie, Les Maîtres Fous8. Il y montre de jeunes travailleurs migrants songhay se livrant dans la périphérie de la cité à un rituel de possession, avatar colonial alors relativement récent des cultes qui avaient été ses premiers sujets d’étude.

14 Possession, migrations, aliénation coloniale sont les thèmes dominants de ce film et la perspective est résolument dynamique : le changement n’y apparaît ni comme un accident dramatique qui prendrait au dépourvu les sociétés africaines, ni comme une damnation tombée sur des sociétés tranquillement installées dans la pérennité d’une « tradition » immobile. Les travailleurs migrants ne sont pas des victimes, ils réagissent, se défendent, réorganisent leurs croyances et leurs systèmes d’appartenance. Ils relient ainsi le présent et ses transformations aux pratiques antérieures garantes d’une adaptation à l’environnement. C’est cette épopée que mettra en scène le film Jaguar9 : elle s’inscrit parfaitement dans le courant de l’initiation classique des jeunes guerriers songhay qui partent s’affronter à l’aventure de l’inconnu. Les Maîtres Fous montrent également que la religion est en acte et s’inscrit dans le cours d’une histoire à laquelle elle répond. Les esprits participent et expriment les avatars d’une histoire particulière qui s’écrit dans le rituel en désignant de nouveaux rapports entre les hommes et les groupes sociaux. Nous sommes loin des dieux immobiles et de l’éternité marmoréenne des mythes dont l’analyse faisait (fait encore parfois !) la gloire des ethnologues classiques.

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15 Rouch ne tente pas de montrer pour expliquer, faire comprendre, interpréter, il tente de rendre sensible la légitimité absolue du Je spécifique devant lequel il se trouve. Sans aucun doute a-t-il bien retenu la leçon rimbaldienne et c’est parce que pour lui Je est en permanence un autre improbable, malléable, qu’il est capable de rencontrer l’Autre comme un Je à part entière.

16 Accordant à ceux qui l’accueillent l’entière responsabilité de leurs dires, de leurs savoirs, de leurs croyances et de leurs comportements, Rouch a entrepris notamment, en filmant les cultes de possession songhay, non seulement d’identifier les dieux mais surtout d’en faire le portrait. Il est ainsi l’un des premiers à avoir saisi ces systèmes de projection comme réalité : la production des dieux n’est pas un simple fantasme mais une procédure concrète dont l’objet prend forme de vérité perceptible comme telle, tout autant que les données matérielles de la subsistance et de la reproduction.

17 En ces manières où se raconte la saga des hommes et des dieux, Rouch fait songer à Homère et à sa mise en scène des hommes et des dieux de la grécitude. Ce grand dialogue des hommes avec leur environnement, la mythologie en exprime les circonstances, les étapes, les événements, les productions. Les Grecs inscrivaient sur les pentes de l’Olympe toutes les formes possibles d’une réalité éventuelle. Ils croyaient à la réalité imaginaire et Rouch retrouvait en Afrique cette inscription du sens dans une projection cosmogonique autorisant, incitant les hommes à participer à l’équilibre général de l’univers. Faire, comme il l’a tenté, le portrait de Dongo, dieu du tonnerre, c’était bien prendre au sérieux l’imaginaire, lui reconnaître son statut créateur. Il s’agissait d’approcher la procédure signifiante songhay dans le cours même de ses opérations.

18 Filmant-regardant, Jean Rouch expose sa démarche, à la fois à ceux chez qui il travaille dont il intègre les commentaires, remarques et mises en question dans la dynamique narrationnelle du film, et à ceux que nous sommes, spectateurs-questionneurs de l’altérité offerte à notre regard. C’est ainsi l’élaboration progressive d’une posture, d’une démarche particulièrement originale et féconde et que je proposerais d’appeler un accompagnement phénoménologique, tentative constamment en cours, toujours à remettre en œuvre, pour comprendre la différence en s’approchant si près que l’on ressent vivre l’autre avec qui s’engage le dialogue, se développe la conversation. L’Autre ethnologisé n’est plus une curiosité archéologique, il prend le statut d’un sujet et il peut commencer à parler non seulement pour lui-même mais surtout s’adresser à nous. Dans Moi un Noir10, l’Afrique francophone est encore sous la domination coloniale, mais soudain les acteurs nous interpellent, nous situent : le spectateur est atteint par une parole délibérée qui franchit brusquement l’espace-temps de la colonisation, énonce une révolution en cours. Les regards de l’Occident ne sont plus protégés par une glace sans tain et il n’est plus évident de constituer un savoir indépendant des conditions de sa recherche et de sa restitution. Les images ne sont plus à sens unique, les estimations, les jugements, fondés ou non, peuvent être prononcés par toutes les parties.

19 L’anthropologie, cependant, ne peut se contenter d’offrir le langage de l’Autre qui n’est d’ailleurs pas suffisant à établir un objet de réalité. C’est le débat sans fin qui oppose les tenants critiques d’un objectivisme impossible à ceux qui prennent le risque d’exprimer un point de vue sur les choses. Le film – mais ni plus ni moins que le texte – sélectionne les faits et les saisit sous un certain angle. Néanmoins, les coordonnées relatives du regardant et du regardé, de l’écoutant et de l’écouté, peuvent apparaître dans le

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mouvement et les dispositions de la caméra, à travers l’expression des paroles, les modalités plus ou moins explicites de l’échange en cours, ce sont précisément les données de la « participation ». Dans ce projet qui fait de la recherche une dynamique permanente, Rouch a apporté non seulement le temps de voir et d’entendre mais il a soumis l’expérience de saisissement et de sa mise en ordre, à la critique de l’Autre. Anticipant il y a quelques années sur les développements technologiques, il déclarait que les rêves de Vertov et de Flaherty se combineraient dans une caméra participante « œil-oreille » qui passerait tout naturellement entre les mains de ceux qui jusqu’alors s’étaient toujours trouvés devant son objectif. Ainsi, disait-il, l’anthropologue ne monopoliserait plus l’observation et, à son tour, lui et sa culture seraient l’objet du regard de l’autre11.

20 Rouch ne veut pas faire croire qu’il n’est pas l’auteur de ses films : il revendique la spécificité de son propre regard, l’orientation particulière d’une compréhension personnelle de ce qu’il montre. La Pyramide humaine12, Jaguar ou La Chasse au lion à l’arc13 sont des films qui expriment une certaine vision, un regard proprement rouchien, cependant ceux qui s’y expriment parlent en leur nom propre. Ce ne sont pas des acteurs soumis à un scénario préconçu, ils contribuent au contraire à son élaboration et participent ainsi à la construction d’un lieu anthropologique d’interrogation. Ainsi en est-il particulièrement de l’expérience de Chronique d’un été14, réalisé avec Edgar Morin, où une sorte d’enquête sociologique sert de prétexte à l’entrée en réalisation du film au cours duquel une série de personnes et les réalisateurs eux-mêmes s’exposent et s’affrontent. Attitudes et comportements des « acteurs » mais aussi des réalisateurs se composent à l’image. Les méthodes de travail, la place de la caméra, son effet sur la sincérité ou le naturel des protagonistes font partie de la trame du film qui se construit de sa propre construction. Il y a ainsi un glissement de la réflexion à l’action, de la mise en place d’une situation, d’un climat psychologique à la performance elle-même. Il y a un jeu actif des protagonistes au cours même et dans la réalisation du film, une multiplicité d’actions et de motivations à l’œuvre pour parvenir à exprimer des sentiments et des attitudes dont l’apparition révèle et masque à la fois la personnalité et les désirs de chacun tout en révélant un ensemble de préoccupations profondes significatives d’une société à un moment donné. À ce niveau en particulier on va voir s’énoncer dans ce film qui date de 1960 des préoccupations dont l’expression prendra les quarante années qui nous en sépare pour se faire : alors qu’à l’époque l’approche sensible des individus marquait une avancée décisive vers ce qui allait bien plus tardivement se constituer comme une anthropologie de l’émotion, aujourd’hui frappe, au-delà de l’intelligence d’un véritable film-action, l’émergence d’un questionnement fondamental, et qui ne fera que s’amplifier jusqu’à nos jours, sur le sens même de la notion de travail. Il y apparaît une relativisation radicale des valeurs qui ont marqué les relations sociales et économiques occidentales depuis la fin du XVIIIe siècle.

21 Dans ce film étonnant, à plusieurs dimensions, à tiroirs pourrait-on dire, le spectateur navigue en fonction de ses propres repères et il y trouve sans cesse l’écho de préoccupations essentielles. Elles se construisent et se déploient de façon variable car l’intelligence de Rouch et de Morin est d’avoir permis de suivre les méandres d’implication des acteurs et des réalisateurs les uns avec les autres, proposant de cette façon une sorte d’anthropologie dynamique d’un groupe en formation, d’une société émergente où le réalisateur n’est plus démiurge ou savant montreur d’ombres mais médiateur impliqué par les effets de son entreprise. La situation échappe constamment à ses acteurs lors même qu’ils tentent de la définir. En ce sens certainement le film

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reflète quelques-unes des préoccupations d’un temps donné, mais il offre surtout un espace de réflexion constant sur les modalités et les formes de la construction d’un groupe à partir des personnes qui le constituent de manière plus ou moins délibérée.

22 On est bien passé d’une anthropologie de la compréhension universelle de la diversité du monde à partir des critères et des concepts de la rationalité occidentale à une anthropologie de la relation. L’enquêteur et l’enquêté y sont englobés dans une situation qui leur échappe au fur et à mesure qu’ils la définissent, une situation dont les déterminations et les identifications n’appartiennent à aucun point de vue privilégié, une situation dont les frontières et les constituants varient en fonction des regards qui la parcourent et des gestes qui l’agissent.

23 Ainsi, l’affect et le sentiment participent de la construction des rapports sociaux. Il ne s’agit plus seulement de s’interroger sur les constituants sociaux de la personne et donc sur l’ensemble des concepts et des valeurs identifiant un groupe donné mais le regard porte sur des gestes et des attitudes qui tiennent compte de ce qu’éprouvent les individus. Ne pourrait-on également penser que ces mêmes personnes comprennent à la mesure de leurs sentiments les valeurs des groupes auxquels elles appartiennent et qu’ainsi elles peuvent contracter des adhésions multiples et éventuellement contradictoires ? Leur histoire individuelle traverse des appartenances diverses. Celles- ci façonnent donc des personnalités aux allégeances complexes qui ne s’harmonisent pas nécessairement dans un espace de cohérence plus ou moins volontariste. Sans doute Rouch s’est-il arrêté sur ce chemin qui devrait mener à des interrogations sur la multiplicité des appartenances, sur l’hétérogénéité des formations sociales et de leurs propositions identitaires, sur les contradictions entre revendications communautaristes et développement de la personne qui se pointent à l’horizon de nos champs de recherche. Il aura néanmoins contribué à nous obliger à des remises en question radicales que suggèrent les effets miroir de tous ses films dont les vérités échappent constamment à toute définition univoque, à toute tentative d’ordonnancement d’une vérité.

24 Plongé dans le courant incessant et les détours, les tourbillons et les retours des images rouchiennes, il me semble maintenant l’emporter avec moi, le garder en moi. Non pas comme une image, un souvenir ou l’assurance d’un savoir, d’une expérience acquise, mais tout à fait comme un compagnon, plus ou moins discret, plus ou moins tolérant, plus ou moins accommodant mais toujours à distance élégante et pudiquement sarcastique. Je n’aurai cependant jamais ni le vrai commencement ni l’achèvement d’une entreprise destinée à échapper à toute définition, à tout enfermement et s’épanouissant sans cesse dans l’esprit et le regard de chacun et de tous ceux qui, comme moi, l’accompagnent à leur façon, d’un regard et d’un point de vue particuliers, précieusement irréductibles. Tous, nous nous renvoyons des expériences, des approches sinon même des reproches et des appropriations qui démontrent bien la troublante continuité, l’inquiétante présence-absence de celui qui a cherché à faire le portrait des dieux les plus fugitifs et fulgurants, masquant l’invisible dans le visible de la possession. S’approchant de la transe en y glissant son regard et les trébuchements de sa caméra, frôlant les étourdissements des chevaux des dieux, porté par le souffle des esprits, il aurait pu croire et faire croire à l’achèvement possible du voir. Recommençant sans cesse une quête vers l’unité impossible et inacceptable de la personne et du monde, seule sa démarche, chancelante et assurée continue de marquer la nécessité des cheminements plus que la certitude des directions et la vérité des

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issues. Il a transformé justement le « cinéma-vérité » en « vérité du cinéma ». Nous avons tous pris de lui des choses différentes qui n’étaient pas toujours de lui ou en lui mais que nous avons atteintes grâce ou à cause de lui. Ce paradoxe d’une vérité évanescente, inachevée sans fin, recommencée toujours, poursuivie, masquée, détournée, c’est bien ce qu’il nous aura laissé de plus agaçant et de plus merveilleux à fuir et à découvrir.

25 Ce fameux « faire comme si » dont ensemble nous avions, il y a longtemps, décidé d’assumer les exigeants faux-semblants, est plus que jamais à l’ordre du jour. Comme si nous allions nous retrouver tout à l’heure et décider encore d’inventer le monde…

NOTES

1. Peter LOIZOS, Innovation in Ethnographic Film. From Innocence to Self-consciousness, 1955-1985, Manchester, Manchester University Press, 1993, p. 46 (ma traduction). 2. Alain MOREL, « Rigueur et passion, entretien avec le cinéaste Bob Conolly », Terrain, 19, Paris, octobre 1992, p. 163. 3. On trouve la même méfiance avec cependant des propositions qui me paraissent parfaitement et légitimement « anthropologiques » de la part d’un autre grand cinéaste australien, Denis O’Rourke déclarant : « Parce que j’ai été en Papouasie-Nouvelle- Guinée, que j’ai aimé l’endroit et que mes films concernent des gens de couleur, j’étais supposé appartenir à cette école de cinéma que certains qualifient d’ethnographique. Je ne me considère pas moi-même comme réalisateur de films ethnographiques mais cela m’a pris un certain temps pour réaliser que toute cette question “ethnographie/éthique de vérité” était une fausse question : il y a la narration et la façon dont vous choisissez de la faire ne devrait aucunement être limitée par les écrits ou les interprétations théoriques de quelqu’un », Nick RODDICK, « O’Rourke’s Drift », Cinema Papers, mars 1986, p. 32. 4. « Entretien de Jean Rouch avec le Professeur Enricho Fulchignoni », Jean Rouch, une rétrospective, Ministère des Affaires étrangères, Paris, 1981, p. 28. 5. Ibid., p. 29. 6. Ibid., pp. 9-10. 7. Jean ROUCH, « Les Sorkawa, pêcheurs itinérants du moyen Niger », Africa, Londres, 1950, pp. 5-25. 8. Les Maîtres Fous, (1953-1954), Les Films de la Pléiade, 29 mn. Le film a inspiré notamment Jean Genet pour ses pièces Les Bonnes et Les Nègres. 9. Jaguar, (1954-1967), Les Films de la Pléiade, 91 mn. Ce film met en scène le voyage de trois jeunes gens venus du Niger et qui vont chercher du travail dans les pays de la côte, Côte-d’Ivoire et Ghana essentiellement. 10. Jean ROUCH, Moi un Noir (1957-1960), Films de la Pléiade/Pierre Braunberger, 70 mn. Vie quotidienne de jeunes travailleurs immigrés dans un faubourg d’Abidjan, Treichville.

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11. Jean ROUCH, « La caméra et les hommes », Pour une anthropologie visuelle, Paris, Éditions Claudine de France ; La Haye/New York, Mouton, 1979, pp. 53-71. 12. Jean ROUCH, La Pyramide humaine (1959-1961), Films de la Pléiade, 90 mn. À Abidjan, des lycéens découvrent qu’ils s’ignorent et tentent de s’expliquer et de franchir les barrières de couleur. 13. Jean ROUCH, La chasse au lion à l’arc (1958-1965), Les Films de la Pléiade/Pierre Braunberger, 88 mn. Un chasseur raconte aux enfants une longue chasse au lion, une chasse comme sans doute on n’en fera plus… 14. Jean ROUCH, Edgar MORIN, Chronique d’un été, 1960, Argos film/A. Dauman, 90 mn. Dans un Paris d’été, une enquête sur le bonheur tourne au sociodrame : comment parler de soi, de ses sentiments, de ses préoccupations devant une caméra. Les pièges du cinéma-vérité.

AUTEUR

MARC-HENRI PIAULT CNRS/Comité du Film ethnographique.

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études et essais

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Du mythe de l’isolat kabyle On the Myth of the Kabyle Cultural Island

Nedjma Abdelfettah Lalmi

1 Abordant la montagne méditerranéenne, Fernand Braudel (1990 : 39-46) la décrit comme « le refuge des libertés, des démocraties et des “républiques” paysannes [où] la vie des bas pays et des villes pénètre mal… [et] s’infiltre au compte-gouttes ». Il la voit qui « repousse la grande histoire, ses charges aussi bien que ses bénéfices ». Il y lit plus particulièrement une « géographie religieuse à part des univers montagneux, constamment à prendre, à conquérir, à reconquérir ». Mais aussitôt Braudel s’empresse de nuancer ce tableau : « Toutefois la vie se charge, écrit-il, de mêler indéfiniment l’humanité des hauteurs à celle des bas pays. Il n’y a pas, en Méditerranée, de ces montagnes cadenassées […] qui, n’ayant point de communications avec le rez-de- chaussée, doivent se constituer comme autant de mondes autonomes […]. La montagne méditerranéenne s’ouvre aux routes et l’on marche sur ces routes, si escarpées, sinueuses et défoncées qu’elles soient ; elles sont une route de prolongement de la plaine et de sa puissance à travers les hauts pays […]. La vie méditerranéenne est si puissante, en effet, qu’elle fait éclater en de multiples points, les obstacles du relief hostile. »

2 Comme en écho à ces propos, Jacques-Jawhar Vignet-Zunz (1994 : 201), dans un article sur la production de fukahâ1 dans les montagnes du Rif marocain, commence par mettre en exergue son expérience de terrain dans l’Algérie voisine et une des premières leçons qu’il y reçoit « entre science et politique », à savoir que « la campagne n’est pas un isolat, [qu’] il y a sans cesse des mouvements de retour, qui maintiennent entrouverte la porte entre monde paysan – ou villageois, ou rural, ou tribal même, comme on voudra – et le monde citadin », avant d’expliquer à quel point cela a constitué pour lui, en tant qu’ethnologue « tenté de construire l’identité de l’autre à coups de spécificités et d’irréductibilités, privilégiant la distinction sur la médiation […] un complet renversement de perspective ».

3 Mais ce renversement en est-il un seulement pour l’ethnologue ou le sociologue travaillant sur le terrain spécifique du citadin ou du rural sur un plan synchronique ? Ne l’est-il pas encore davantage pour l’historien de la rive sud de la Méditerranée ? La

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brève phrase de Vignet-Zunz (1994) lancée en hommage ou en clin d’œil à l’historien défunt algérien Abderrahim Taleb-Bendiab, « ce n’est pas seulement un phénomène contemporain », appelle une révolution dans les regards sur la relation entre les cités et leurs arrière-pays dans une histoire de la longue durée.

4 C’est que le consensus, pour tacite qu’il soit, est néanmoins bien enraciné au Maghreb, entre monde savant et monde du commun, sur le caractère fort des frontières entre citadin et rural, montagne et plaine, et encore plus entre montagne et ville, si fort qu’« une barrière sociale, culturelle, s’élève ainsi qui essaie de remplacer la barrière imparfaite de la géographie sans cesse franchie, celle-ci et de mille façons diverses » (Braudel 1990 : 51). Dans certains cas, la barrière est vraiment perçue, présentée ou vécue comme une barrière ethnique.

5 Il suffit, pour se rendre compte de cette culturalisation ou de cette ethnicisation de la frontière, de regarder comment depuis le XIXe siècle au moins s’égrènent à répétition les catégories « Turcs, Arabes, Maures, Juifs » des villes et « Berbères » des montagnes, comme des mondes irrémédiablement irréductibles, liés à des notions de « races » différentes, ou au moins d’« origines » distinctes des populations qui les occupent. Dans la notion de « hadri, beldi » ou autres catégories chères aux élites citadines maghrébines (Sidi Boumédiène 1998 : 25-38)2, l’excellence qui génère l’aptitude à l’urbanité ou, à l’inverse, l’aptitude à l’urbanité qui génère l’excellence est forcément fondée sur l’affirmation d’une origine ethnique allochtone de ses acteurs3. Les spécialistes du monde urbain épousent le plus souvent ce regard, notamment lorsqu’ils sont eux- mêmes originaires des médinas, perpétuant une vision orientalisante, qui donnerait plus de « noblesse » à l’objet « ville maghrébine ».

6 De leur côté, ceux qui s’intéressent aux « mondes berbères » ou les ruralistes de façon générale ne démentent nullement ce partage commode des territoires qui permet « d’isoler » plus facilement son objet. Quant aux élites berbères contemporaines, elles peuvent, elles aussi, trouver leur compte dans cette vision qui conforte un aussi grand désir « d’insularisation », de distinction radicale, que celui des élites citadines ; cela quitte à sacrifier « l’excellence » pour « l’authenticité » ou à fonder l’excellence sur des notions comme le « nif » ou sens de l’honneur, qui à son tour ne trouverait pas sa place dans le cadre citadin4.

7 Il résulte de l’interaction entre ces visions, une distribution et une orientation des notions d’ouverture et d’enfermement ou d’isolement, qui ne manquent pas de dogmatisme. L’ouverture n’est qu’exceptionnellement envisagée dans le rapport de l’urbain vers le rural ou inversement, mais seulement comme mettant en rapport l’interurbain, les cités prestigieuses entre elles, ou l’urbain avec différentes échelles de l’universel (telle cité historique avec le nord de la Méditerranée, avec l’Orient, etc.).

8 Pour mesurer les effets du renversement suggéré par Vignet-Zunz, l’exemple de la Kabylie, qu’on pourrait a priori voir comme cas extrême, nous a semblé des plus pertinents. Ayant travaillé au milieu des années 1990 sur la notion de « conflit de mémoire » dans la ville de Béjaïa (la « madînat at-târîkh »5 algérienne) entre citadins réputés « arabes » et néo-citadins réputés « berbères de Kabylie », et sur leurs usages de catégories issues de l’Histoire dans la négociation de leurs identités dans la ville (Abdelfettah Lalmi : 2000), nous nous trouvons particulièrement fondée à tenter de « tordre le cou aux évidences », selon le mot de Pierre Bourdieu.

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Mais où se trouve la Kabylie ?

9 La Kabylie terre de l’oralité, de la tiédeur religieuse, de l’absence séculaire de liens avec un État quelconque, des républiques villageoises, du droit coutumier et des célèbres assemblées démocratiques, de l’exhérédation des femmes, cet isolat qui aurait sauvé sa pureté originelle, cette terre si familière, où se trouve-t-elle ?

10 En posant cette question, il s’agit moins pour nous de sacrifier à des conventions pédagogiques, que de tenter de mettre le doigt sur les effets d’une illusion de connaître produite par un apparent surinvestissement6 de la Kabylie par les sciences humaines et essentiellement par l’ethnologie7. Les biais causés par cette impression de familiarité qui dispense de questions apparemment trop élémentaires, sont d’autant plus renforcés que de nombreux travaux portant sur cette région de l’Algérie s’appuient sur des documents de seconde main, et de nombreux auteurs peuvent avoir une fréquentation très sommaire du terrain.

11 Le problème de la définition du territoire kabyle, de ce qui est entendu physiquement par la Kabylie, ne se pose pas seulement pour le chercheur. La question a autant de réalité pour l’observateur extérieur que pour le regard inter-kabyle. Nous n’en voulons pour preuve que la surprise face à l’arrivée au devant de la scène, lors de ce qui a été appelé « le printemps noir »8, de sous-régions, dont le mouvement de revendication identitaire de Kabylie avait fait son deuil, les considérant comme perdues pour la cause berbère9.

12 C’est que la Kabylie n’a jamais constitué, en tant que telle, un territoire clairement défini, sauf pendant la guerre d’indépendance nationale algérienne (1954-1962). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est en effet seulement durant cette période, que le FLN/ALN a donné corps pour la première fois à un territoire administratif kabyle (la wilaya 3). Une fois au pouvoir, au lendemain de l’indépendance, il enterrera ce découpage, la cohésion escomptée dans le combat anti-colonial (aussi bien en Kabylie que dans les autres régions du pays), devenant une source d’inquiétude pour le jeune État national.

13 Autre paradoxe, tout au long des 132 ans de colonisation française (1830-1962), si le projet d’un département kabyle a bien été envisagé, le passage à l’acte n’a jamais eu lieu, et pour cause. Le découpage et même le morcellement de la Kabylie obéissaient à des nécessités politiques évidentes : jusqu’en 1865, longtemps après la prise d’Alger (1830) et celle de Béjaïa (ex-Bougie, 1833), on pouvait encore recenser des expéditions visant à une pacification effective de la Kabylie. Après cela et au bout d’une bien courte récréation, le pays s’embrasait de nouveau au moment de la célèbre insurrection de 1871. Mythe kabyle (Ageron 1960, 1973, 1976 ; Mahé 2001 ; Kaddache 1972 ; Hachi 1983) ou pas, c’est le choix d’une politique pragmatique de dispersion des forces et de déstructuration qui a primé.

14 Si le découpage en deux ensembles, Grande et Petite Kabylie, ou Haute et Basse Kabylie, date de cette époque où deux arrondissements sont créés autour de la nouvelle ville de Tizi Ouzou au nord et de la ville historique de Béjaïa au nord-est de l’Algérie, il faut bien voir qu’il ne constitue qu’un perfectionnement d’un système de quadrillage préexistant et qu’il se fait dans une certaine continuité avec l’héritage ottoman. Sous le règne ottoman, les régions correspondant à la Kabylie du Djurdjura et à la Kabylie

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maritime en plus de la ville de Béjaïa relèvent du dey d’Alger, alors que la Kabylie de la Soummam, des Babors, des Bibans et du Guergour relèvent du bey de Constantine.

15 Le retour à des configurations plus anciennes10 pourrait bien nous montrer ce que l’occultation d’une histoire de la longue durée peut empêcher de voir. Pour l’instant, il nous faut rappeler que le remodelage en cours depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, motivé par un souci d’efficacité administrative, n’en invoque pas moins des arguments de type culturel ou naturel : communauté du relief montagneux, de la pratique de la langue berbère, de la sédentarité, de l’existence d’une organisation municipale traditionnelle et d’un droit coutumier distinct du droit musulman, etc.

16 La confusion n’en règne pas moins et n’empêche pas que le souci de la définition de la Kabylie « proprement dite »11 taraude les observateurs du XIXe et même du XXe siècle. En 1882, Émile Masqueray (1882 : 206-261), par exemple, s’émeut de la propension à la réduction de la Kabylie. Invitant à relire Carette, il rappelle que « l’on a tendance à restreindre aujourd’hui le sens de “Kabylie” au massif du Djurdjura » et qu’il y a « quarante ans, on désignait par ce nom tout le pays montueux compris entre la mer depuis Dellys jusqu’à l’Oued Agrioun au Nord, les Isser, les Krachna et les Béni Djâd à l’Ouest, les Aoulâd Bellil (Hamza) et les Aoulâd Mokran (Medjana) au Sud, le Guergour et les ‘Amer au Sud-est et à l’Est ».

17 Mais il est déjà trop tard et il ne faut donc pas s’étonner de voir Georges Yver dans les pages de l’Encyclopédie de l’Islam, commencer par écrire que la Kabylie est certes « la région de l’ensemble du massif montagneux bordant le littoral algérien depuis l’embouchure de l’Isser, jusqu’à la frontière tunisienne », pour finir par décréter que la région du massif du Djurdjura « est la plus étendue, la mieux caractérisée » et que « [c]’est elle qui est désignée communément par Kabylie » (Yver 1927 : 635-641). En toute logique, l’article qu’il signe, intitulé « Kabylie », ne sera donc consacré qu’à cette seule portion de la région.

18 G. Yver est loin de constituer une exception, et la masse de productions sur la Kabylie jusqu’à nos jours ne porte en majeure partie que sur le massif du Djurdjura, ce qui donne lieu à ce que les linguistes appelleraient une métonymie. En d’autres termes, la partie est étudiée pour le tout, et ce n’est pas sans laisser des biais.

19 Dans ce choix, le critère de la conservation de la langue berbère ne prime pas, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, puisque des régions tout à fait berbérophones sont exclues de cette territorialisation. Ce qui est invoqué, c’est l’idée de pureté. Le Djurdjura est perçu comme le moins corrompu par la proximité ou l’échange avec l’autre, l’Arabe, en tant que langue, hommes et pratiques, ainsi qu’avec l’islam. Il est décrété « conservatoire kabyle », une sorte de réserve symbolique (au sens de la réserve indienne).

20 Pourtant les enquêtes menées successivement par Hanoteau en 1860 puis par Émile- Félix Gautier et Edmond Doutté (Gautier & Doutté 1913) en 1910 renseignent suffisamment sur la vitalité de la berbérophonie en Petite Kabylie. Pour le Guergour, par exemple, Michel Plault (1946) publie, bien plus tard encore, les résultats d’une enquête démentant les présages pessimistes antérieurs quant à l’avenir de la langue berbère dans cette région. Mais il persiste un certain refus d’entendre qu’il faut essayer de comprendre.

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Singularité kabyle et mythe kabyle

21 Dans ce débat sur le territoire kabyle, ce qui est en question c’est la nature et l’étendue de ce qu’on pourrait appeler une « singularité kabyle », mais aussi, bien sûr, la nature de l’explication historique de celle-ci, qu’on ne peut décemment pas chercher exclusivement dans les effets de la conquête coloniale à partir du XIXe siècle et dans ceux du « mythe kabyle »12. Pour exister, le mythe avait besoin d’une base de départ puisée dans le réel.

22 À notre sens, cette base est à rechercher dans une histoire de la longue durée, et, aussi surprenant que cela puisse paraître, tant le réflexe de la séparation systématique entre fait islamique et fait berbère au Maghreb fonctionne comme une évidence, elle est à rechercher dans le Moyen-Âge musulman et dans l’histoire islamique de la Kabylie. Il nous faut, en effet, retourner à une autre conquête, la conquête arabe, pour tenter de comprendre certains aspects du lent et long processus à l’origine de la singularisation kabyle, à laquelle il faut peut-être rendre sa dimension relative réelle en la replaçant dans le cadre plus large de l’histoire du Maghreb.

23 L’islamisation du Maghreb s’est accompagnée, comme chacun sait, de son arabisation progressive. Pas plus que pour les monothéismes qui y ont précédé l’islam, pas plus que les langues de beaucoup d’autres territoires islamisés, le berbère ne s’est alors constitué en langue de liturgie. Si ce rôle a pu exister, il a, en tout cas, eu tendance à « s’effilocher ». La langue du vainqueur dont le prestige s’affirmait, par ailleurs, par le rôle véhiculaire d’une brillante civilisation qu’elle tendait à acquérir, devenait un élément central de la sacralité musulmane… et des échanges économiques, de la vie publique.

24 Cela devait contribuer très fortement à confiner la langue berbère dans des sphères de plus en plus restreintes… et dans une certaine oralité, chez les populations qui en conservaient l’usage. Il y a aussi toutes celles qui allaient l’abandonner, notamment dans les villes où l’arabisation est le fruit d’une politique soutenue et d’un recours à une action missionnaire volontariste.

25 Au fur et à mesure que les villes maghrébines se développaient et s’arabisaient, leurs arrière-pays étaient désignés comme territoires de « qbaïl »13, c’est-à-dire de tribus. C’est ainsi qu’on peut trouver des qbaïls aussi bien autour de Béjaïa, Jijel, Tlemcen, Koléa, Cherchell, etc. Selon G. Yver (1927), c’est dans le Qirtâs (Ibn Abi Zar’ 1860), que le mot serait apparu pour la première fois comme un désignant ethnique. « Tribalité » et berbérité, ou fait tribal et fait berbère, deviennent alors des quasi-synonymes et dans l’actuelle Kabylie, « qbaïli » (homme de tribu) devient un ethnonyme par lequel les autochtones vont finir par s’auto-désigner. Le rapport universel d’opposition entre ville et campagne va alors se doubler d’une opposition qui va de plus en plus être perçue comme une opposition ethnique Kabyles/Arabes, du fait de l’arabisation progressive des villes.

26 Au risque d’alourdir quelque peu notre propos, il nous semble important de rappeler des éléments-clés de l’histoire médiévale de ce qui deviendra la Kabylie, rappel indispensable à notre effort d’historicisation. Vues de Kairouan (sud de la Tunisie) et par les premiers acteurs de la conquête arabe et islamique, les montagnes autour de Béjaïa sont appelées « el ‘adua » (l’ennemie) pour leur résistance (Féraud 2001 ; Cambuzat 1986)14. Il court même des explications fantaisistes sur l’origine du toponyme

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désignant la future cité-État. Béjaïa viendrait du mot arabe Baqâyâ15 (les restes, les survivants), parce qu’elle aurait servi de refuge aux chrétiens et juifs de Constantine et Sétif.

27 Mais les choses évoluent assez vite et il semble que ce pays difficile d’accès accueille très tôt le prosélytisme chiite fatimide. C’est de cette région que partiront les futurs fondateurs du Caire, les Ketama Senhadja (Dachraoui 1981). L’importance de la célébration de « Taεacurt » (l’achourah) en Kabylie serait un lointain témoignage de cette époque tumultueuse.

28 Les Fatimides s’installent dans l’Égypte, plus centrale et donc plus adaptée à leurs desseins politiques. Leurs vassaux berbères au Maghreb, les Zirides Senhadjas, rompent avec le chiisme et font acte d’allégeance au califat sunnite orthodoxe de Bagdad. En guise de vengeance, les maîtres du Caire envoient les Banû Hilâl au Maghreb, qu’ils leur donnent en « iqtâ’ » (fief).

29 Sous leur pression, mais aussi, comme l’expliquent Marc Côte (1991) et Abdallah Laroui (1970), sous l’effet de la nouvelle orientation des voies commerciales vers la Méditerranée, une des deux branches vassales des Fatimides, celle des Hammadites, transfère sa capitale du Hodna (hauts-plateaux au sud-est de l’Algérie)16 vers la côte méditerranéenne où elle fonde la ville de Béjaïa sur le site de la ville antique de Saldae.

30 Parmi les tribus qui occupent l’arrière-pays de cette cité, des sources médiévales, dont Ibn Khaldûn qui a été chambellan auprès des émirs hafsides dans la ville de Béjaïa (Lacoste 1985) et son frère Yahya17 citent les Zouaouas18. La lecture de ces sources par Émile-Félix Gautier (1952), mais aussi par un auteur moins partial et plus récent, le tunisien Salah Baïzig (1997) est édifiante. Elle nous donne à voir une relation « harmonieuse » entre les États berbères musulmans hammadite puis hafside et les tribus des alentours de Béjaïa. E.-F. Gautier parle d’un « royaume kabyle… une des faces du royaume senhadja », l’autre étant l’Ifriqya (actuelle Tunisie). Pour lui, la qualité de cette relation prouve que cet État n’était pas un étranger pour ces tribus, Béjaïa était « leur propre capitale ». Le principe de force de l’État hammadite, écrit-il, était la Kabylie : « Ikdjane, la Kal’a, Achir, Bougie résument l’histoire des Ketama-Senhadja et montrent la Kabylie dans son articulation essentielle. Les trois premiers points jalonnent sa frontière, le dernier marque le cœur. »

31 Loin de démentir E.-F. Gautier, Robert Brunschvig (1947 : 383) prolonge son affirmation pour les siècles qui suivent la chute de la dynastie hammadite (1152) : « Ne peut-on dire que Bougie a été du XIIe au XVe siècle la véritable grande cité kabyle au point où se raccordent les deux Kabylies et d’où elles communiquent le plus aisément avec l’extérieur ? Ce rôle de centre urbain, de grand déversoir kabyle, c’est Alger, à l’autre extrémité de la Grande Kabylie qui l’a assumé à partir du XVIe siècle, suite à l’intervention turque : du moment où Alger a crû, Bougie a décliné. » Comme Carette, il souligne que la différence sensible entre les deux villes était qu’à Béjaïa, les maîtres étaient des Berbères, des Nord-Africains19.

32 R. Brunschvig (1940 : 4, n. 2), s’appuyant sur le récit d’Ibn Al Athir (1901), nous montre les Almohades en 1152 obligés, pour prendre Béjaïa, d’affronter une « coalition de Berbères de la contrée ». On retrouvera les Zouaouas et les autres tribus de l’arrière- pays de Béjaïa, aux côtés de la dynastie hafside à chaque fois que ses représentants tenteront de s’autonomiser vis-à-vis de Tunis, mais aussi face aux incursions des Zianides tlemcéniens, des Mérinides fassis ou encore face aux Espagnols de Pedro de

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Navarro en 1510. Bien entendu, il ne s’agit pas pour nous d’idéaliser une relation sujets- État. Il s’agit simplement de constater l’existence d’un lien à l’État sur une longue durée (Hammadites, 1065-1152 ; Almohades, 1152-1230 ; Hafsides, 1230-1510, avec des intermèdes majorquin almoravide, tlemcénien zianide, fassi mérinide).

33 Ce lien ne se rompt pas totalement au moment de la prise de Béjaïa par les Espagnols en 1510 (El Merini 1868 ; Wintzer 1932). Certes, l’État hafside s’éteint au Maghreb central. Mais, d’une part, il ne s’éteint pas à Tunis, avec qui des rapports se maintiennent. D’autre part, naissent à ce moment des seigneuries locales, ce que les Espagnols ont appelé les « royaumes de Labbès, Koukou, Abdeldjebbar ». Le premier s’installe à la Qal’a des Ath ‘Abbès, ses descendants (les Mokrani, ancêtres du célèbre bachagha de l’insurrection de 1871) se transportent plus au sud dans la Medjana, de plus en plus près des lieux de naissance des royaumes ziride et hammadite. Le deuxième s’installe en Grande Kabylie, sur le territoire des Ath el qadi (ou des Belqadi)20, descendants du qadi el qudat21 et fameux biographe sous les Hafsides, Al Ghubrînî. Le dernier, dont sont issus les Ourabah du XIXe siècle, s’installe dans la vallée de la Soummam, à une trentaine de kilomètres de Béjaïa.

34 À titre d’exemple de « traces » ou d’indices du lien entre ces seigneuries et les villes de Tunis ou de Béjaïa, on peut rappeler deux récits, l’un rapporté par Joseph N. Robin (1999 : 42-43) et l’autre par Laurent-Charles Féraud (2001 : 120). Le premier relate la fuite d’une princesse ghubrinie (du royaume de Koukou), le second d’une princesse abbassie (du royaume des Labbès), chacune cherchant à sauver son bébé dans un contexte de crise de succession. Au-delà des similitudes frappantes dans la structure du récit, il nous semble significatif que la première se réfugie à Tunis, la seconde à Béjaïa, ce qui nous semble renseigner sur la survie de relations et de réseaux de solidarité entre la Kabylie et ces deux villes, sièges des États qui ont précédé l’arrivée des Espagnols. Il est en tout cas significatif que ce lien continue à garder une forte charge symbolique.

35 L’intérêt de cette question n’échappe pas au grand médiéviste Robert Brunschvig. Certes, il ne s’aventure pas à essayer d’y répondre, mais sa lucidité le pousse à affirmer que « le problème se pose pour la Grande et la Petite Kabylie […] de l’existence au XVIe siècle des royaumes de Koukou et des Béni Abbas dans des régions où le fractionnement en républiques jalouses de leur indépendance est la règle jusqu’au siècle dernier » (Brunschvig 1941 : 99). Le spécialiste de l’Ifriqya hafside ne manque pas de souligner « le haut intérêt » qu’il y aurait à comprendre « quel régime avait précédé celui des grands chefs regardés comme des monarques, qualifiés de sultans, de rois » (ibid.). La région, rappelle-t-il, a connu d’autres exemples de ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, des chefferies, comme ce cas cité par Ibn Khaldûn de l’exercice du pouvoir chez les Ath Iraten (Grande Kabylie) en 1340 par une femme aidée de ses fils22 (ibid.).

36 Le recours à la diachronie ne nous permettrait pas seulement d’établir et de comprendre le lien de ces seigneuries locales de la Kabylie avec les villes et les États. Il pourrait aussi nous aider à mieux cerner les relations de ces seigneuries avec les tribus kabyles elles-mêmes, ainsi que les liens entretenus par ces dernières avec les Cités et les États. Ce qu’il nous aiderait à connaître est loin d’être négligeable. On serait alors en mesure effectivement d’interroger la tension que connaissent les Kabyles en tant que communautés rurales luttant pour leur survie entre, d’une part, un combat pour leur autonomie face à l’hégémonisme de ces seigneuries (qui a pu se traduire, par exemple,

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par des politiques fiscales dues à un appauvrissement particulier (Luxardo 1981), des disputes relatives aux forêts et à leurs richesses (Braudel 1990) et, d’autre part, un soutien à ces mêmes seigneuries face à un État central qui va s’installer avec sa propre logique de « prédation », celui des Turcs ottomans.

37 Autrement dit, il nous paraît que la rupture avec un État central due à la faillite de ce dernier – l’État hafside disparaît du Maghreb central avec la prise de Béjaïa en 1510 par les Espagnols – peut contribuer à expliquer le développement d’un phénomène qui, à notre connaissance, n’a connu que des études synchroniques d’anthropologues ou de contemporanéistes, à savoir le phénomène des « républiques villageoises » kabyles et de leurs assemblées. Il ne s’agit pas, pour nous, de suggérer une naissance de « Tajmaεt »23 kabyle à cette époque, mais de nous demander s’il n’y a pas là un tournant dans son histoire. Il nous semble en effet important de rompre avec la vertigineuse illusion de l’immutabilité des formes et des contenus sur ce thème. Nous voyons dans l’interrogation des relations de ce qui deviendra la Kabylie à l’État ou à d’autres formes de centralisation politique avant les États ottoman puis colonial, une possibilité d’historiciser « Tajmaεt », de la réinsérer dans l’histoire de l’ensemble maghrébin où elle prendrait de la cohérence.

Du « miracle » Rahmânya au « miracle » de l’École française

38 Sur un tout autre plan, le recours à la diachronie permettrait d’interroger un autre « miracle » que celui des assemblées villageoises, le miracle « Rahmânya », cette célèbre confrérie qui avait déclenché, avec le bachagha Al Mokrani, l’insurrection de 1871 et que les auteurs du XIXe siècle, à l’instar de Louis Rinn, surnommaient « l’église kabyle » (Rinn 1884, 1891).

39 La fondation de la Rahmânya par le saint Sidi Abderrahmane Bouqobrine au XVIIIe siècle est souvent présentée par les auteurs qui, à juste titre, plaident pour la réhabilitation du religieux dans les études portant sur la Kabylie, comme le moment où cette région entre dans « l’universalité islamique et participe à un vaste mouvement de rénovation religieuse ». Or, cette vision qui, encore une fois, évacue l’histoire pré-ottomane, évacue aussi plusieurs siècles d’histoire religieuse de la Kabylie, et de liens avec les cités, notamment avec la Qal’a des Béni Hammâd, Béjaïa, Mahdya et Tunis à partir du Moyen-Âge. D’une certaine façon, elle prolonge elle aussi l’idée de l’isolat duquel la Kabylie serait sortie par l’action miraculeuse d’un seul homme, à son retour d’Orient… Elle conforte, en tout cas, l’idée d’une naissance excessivement tardive à la religion islamique.

40 On peut supposer que ce grossissement du fait Rahmânya est dû à son rôle au XIXe siècle et à la « médiatisation » qui s’en est alors suivie. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’approuver le scepticisme de Sami Bargaoui quant à ce « mystère de la relative imperméabilité d’une société pourtant musulmane, à tout message “exogène” et notamment à celui des confréries mystiques qui ont envahi le Maghreb dès l’époque médiévale » (Bargaoui 1999 : 249).

41 Les faits plaident, en effet, pour l’explication du « miracle » en question par l’existence d’un terreau multi-séculaire. Le plus saillant de ces faits est le séjour et l’enseignement à Béjaïa pendant plus de trente ans (1166-1198) de l’homme qui introduit le soufisme au

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Maghreb, l’andalou Abu Madyan Chou’aïb, connu sous le nom de Sidi Boumédiène24. Des gens comme Ibn Arabi s’y rendent et en témoignent (Dermenghem 1981) et Sidi Boumédiène lui-même rend hommage à « cette grande cité maritime où se coudoyaient Kabyles et Espagnols »25 (Brunschvig 1947). La plupart des saints patrons des cités maghrébines, représentatifs de cette rénovation qui marie malékisme et soufisme, tendance inaugurée par Sidi Boumédiène, ont au moins fait un séjour d’étude ou d’enseignement dans cette ville (ceux de Tlemcen, Marrakech, Tunis, Alger, Miliana, Tripoli…). Ceux qui n’y font pas de séjour avéré, affirment s’y être transportés en songe. Le prestige de la ville est tellement important que cela en devient presque un rite de passage. Il n’est pas jusqu’au cheikh Benalioua, fondateur de la ‘Alawiya au XXe siècle, qui ne perpétue l’usage.

42 Avant Sidi Boumédiène, c’est dans cette ville que la rencontre entre le Mehdi Ibn Tumert et le futur calife almohade Abdelmumène a lieu, ce qui fait dire à Boulifa (1925), que c’est dans le passage tumultueux du Mehdi qu’il faut situer les débuts du prosélytisme islamique en Kabylie. Boulifa rappelle qu’Ibn Tumert poursuivi par le sultan hammadite à Béjaïa trouve refuge dans la montagne kabyle et signale les traces de ce passage dans la toponymie et l’onomastique kabyles.

43 La montagne kabyle elle-même envoie ses ‘ulamas se former et professer, participer à l’encadrement des villes de Béjaïa et de Tunis en particulier : le fils d’Al Ghubrînî est mufti à Tunis, Abu Ar-Rûh Al Menguellâtî, cadi à Gabès… sans parler de ceux qui jouent un rôle actif dans les débats et réformes de l’islam maghrébin, dans la diffusion de textes qui deviendront des références centrales au Maghreb, comme le Mukhtassar d’Ibn Hâjib : (Al Menguellâtî, Al Mechdallî, Al Waghlîssî etc.). Dans la ville de Béjaïa, Abû Yahiâ Zakaryâ, (connu sous le nom de Sidi Yahia) à qui Ibn ‘Arabî consacre une notice élogieuse, après l’avoir rencontré, vient du pays zouaoua en Grande Kabylie26.

44 Enfin, en ce même XVIIIe siècle où naissait la Rahmânya, comme le rappelle Sami Bargaoui, le chadhélite Al Warthilânî (1908) écrivait sa fameuse Rihla, où il relatait qu’avant de se rendre à La Mecque, il avait fait son pèlerinage du Ramadan à Béjaïa, surnommée La Petite Mecque, en quête de « Ribât »27. Al Warthilânî accomplissait ainsi un pèlerinage très populaire, qui ne perdra de son importance qu’au XXe siècle, à en juger par la description qu’en fait l’archiduc autrichien Ludwig Salvatore von Habsburg-Toskana (1899).

45 Tout cela pour dire qu’il est difficile d’imaginer qu’une ville qui « donne le ton » sur un plan intellectuel et religieux pendant plusieurs siècles à l’échelle du Maghreb n’ait pas rayonné à l’échelle de son arrière-pays immédiat qui lui fournit pourtant une partie non négligeable de son élite savante (Al Ghubrînî s.d. ; Urvoy 1976 ; Brunschvig 1947). En évacuant un moment-clé (et un long moment) de l’histoire de la Kabylie, on aboutit à l’occultation d’un aspect fondamental, à savoir son lien à la ville et même aux villes (Achir, Qal’a, Béjaïa, Alger, Dellys, Jijel, Tunis, Mahdya…) et on conforte ainsi, bien entendu, sa représentation comme un isolat. Cela, bien sûr, n’est pas sans effets sur la connaissance de l’histoire de ses structures socio-politiques comme de son histoire religieuse.

46 Que l’on se situe dans la logique de la ré-appropriation du mythe kabyle ou dans celle de sa dénonciation, la seule relation à l’État qu’on prend en considération pour la nier ou l’affirmer est la relation à l’État étranger, turc ottoman ou colonial français. Or ce qui peut le mieux nous renseigner sur ce type de rapport, c’est l’histoire du lien aux États produits par la société autochtone. Le miracle Rahmânya se clarifierait et on

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comprendrait pourquoi son territoire, tel qu’il apparaît lors de l’insurrection de 1871, rappelle celui des Hammadites. Maraboutisme et « Tijmaεin »28 des républiques villageoises seraient alors à interpréter non pas comme les marqueurs d’une absence de l’État, mais peut-être comme des précurseurs d’un renouvellement politique interrompu.

47 Pour nous résumer, la singularité kabyle d’aujourd’hui, si elle doit quelque chose au mythe kabyle, n’en pose pas moins le problème des bases cachées de ce mythe. Si par exemple, cet autre miracle évoqué par Fanny Colonna, « le miracle kabyle » de la réussite de l’École française, a pu avoir lieu, ce n’est pas seulement parce que les Français en avaient besoin idéologiquement. Si la Kabylie s’est scolarisée en français avec succès, c’est peut-être tout simplement qu’elle l’avait fait pendant des siècles en arabe. Elle était en quelque sorte préparée. Mais changeons de perspective pour nous en rendre compte.

Guenzet… au bout du monde

48 Entre les villes de Sétif et Béjaïa, dans la partie occidentale et berbérophone du massif du Guergour, se situe Guenzet, modeste chef-lieu du territoire de la tribu des Ath Ya’la. Leurs voisins du village de Harbil raillent les Guenzatis pour leur situation excentrée et considèrent celle-ci comme une punition divine pour leur mauvaise langue. Quand les hivers sont rudes et qu’il neige normalement, Guenzet peut aujourd’hui encore se trouver dans un isolement presque total. À tel point qu’un récit du XIXe siècle d’une expédition punitive contre les Ath Ya’la parce qu’ils avaient hébergé le chérif insurgé Boubaghla29, montre toute l’hésitation des troupes françaises à aborder ce territoire du bout du monde.

49 Cet isolement fait apparaître comme plutôt paradoxal le portrait qu’en trace E. Carette (1848) dans Études sur la Kabylie proprement dite : on trouve à Guenzet, dit-il, des maisons à étages construites sur le modèle de celles d’Alger. Il y a plusieurs mosquées, dont une à minaret. Certains ménages guenzatis ou ya’laouis ont une vaisselle en cuivre, des domestiques, voire exceptionnellement des esclaves. Il y a enfin un artisanat actif et un marché hebdomadaire fréquenté par différentes tribus, voire par des gens venant de ce que les Ath Ya’la appellent « Tamurt n waεraben » (« le pays des Arabes »), c’est-à-dire le versant arabophone du Guergour ou les plaines du Sétifois.

50 Tout comme leurs voisins proches Ath Wertirane30 ou Ath ‘Abbas, les Ath Ya’la ont un fondouk à Constantine et même, selon certains témoins, dans la lointaine Mascara à l’ouest. Ces tribus ne sont pas les seules de la région à avoir une vocation à s’exporter. La toponymie précoloniale nous révèle l’existence d’un djame’31 des Ath Chebana à Alger, les célèbres Ath Melikeuch auraient même été les compagnons de Bologhîn Ibn Zîrî lors de la fondation d’Alger au Moyen-Âge. La pratique de l’« acheyed », qui mélange colportage, troc, travail saisonnier et activités d’enseignement de l’arabe et du Coran est encore dans les mémoires.

51 À y regarder de plus près, on voit d’ailleurs bien que le massif du Guergour se situe presque en droite ligne, à mi-chemin entre la première et la deuxième capitale du royaume médiéval hammadite : la Qal’a des Béni Hammâd et Béjaïa. Non loin de là, se trouve aussi Achir, la première capitale ziride, Gal’a ou la Qal’a des Ath Abbès (les

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Labbès des sources espagnoles) et la Medjana, fief des Mokrani. Ici passe le Triq essoltane (la route royale du Moyen-Âge, la route de la Mehalla)32.

52 Selon Ibn Khaldûn, les Ath Ya’la seraient partis de la Qal’a des Béni Hammâd, fuyant les Hilaliens vers la fin du XIe siècle (Gaïd 1990 ; Féraud 1868). Mais la région semble avoir connu une occupation humaine très ancienne et le massif du Guergour n’a pas manqué d’être la destination d’archéologues antiquisants (Leschi 1941). La tribu, comme toutes les tribus, est une longue histoire faite de mélanges et d’agrégations successives, d’éclatements aussi.

53 Le deuxième auteur à évoquer les Ath Ya’la est un homme du XVIe siècle. Il s’agit d’Al Marînî, dont le texte est retrouvé par Laurent-Charles Féraud, justement à Guenzet, dans la famille maraboutique des Aktouf. L’ouvrage est en quelque sorte une parole intérieure qui polémique ni plus ni moins avec Léon l’Africain, Marmol et autres sur leurs versions de l’occupation de Béjaïa par les Espagnols. Al Marînî (1868) y relate le récit de la destruction et du pillage de la ville, la résistance à l’occupation et évoque l’exode de ses habitants, dont de nombreux Andalous, réfugiés dans les montagnes kabyles, notamment chez les Ath Ya’la mais aussi chez les Zouaouas.

54 Le troisième texte date du XVIIIe siècle. Il s’agit de la fameuse Rihla d’Al Warthilânî, récit de voyage à La Mecque et chronique de la situation politique de la Kabylie à cette époque. Si on le redécouvre aujourd’hui, les lectures qu’on en fait laissent parfois perplexes. Elles servent à mettre en exergue une « tiédeur religieuse » propre à la Kabylie, là où l’auteur montre que cette tiédeur est plutôt bien partagée, s’époumonant, comme le montre de façon détaillée Sami Bargaoui, à dénoncer certaines « libertés » combattues par Ibn Tumert en son temps, aussi bien à Béjaïa que chez les Iwendajène d’Amizour, à Guenzet, sur le mont Boutaleb, à Sétif, dans le bordj turc de Zemmoura, chez les Oulâd Naïl, dans l’actuelle Tunisie… et même à Médine, c’est-à-dire aussi bien en territoire arabophone que berbérophone, citadin que rural, maghrébin qu’oriental.

55 Ce qu’on a, par ailleurs, tendance à lire comme la confirmation de perpétuels conflits entre les soffs33, où il intervenait comme marabout intercesseur, et donc comme soi- disant élément extérieur à la société kabyle, nous semble aussi peu convaincant. Al Warthilânî, acquis aux Turcs (contrairement à son père, semble-t-il, qui refusait de faire la prière derrière un imam payé par la Régence), s’en va pacifier la Kabylie pour l’amener à l’obéissance, après une fetwa des ‘ulamas de Béjaïa, qui rendait cette mission obligatoire pour tout ‘alem. Ce qu’il décrit, ce sont les divisions qui touchent y compris les lignages maraboutiques et les zaouias dans un processus de reconfiguration, de renégociation de la médiation entre le pouvoir central et les sociétés locales, nous semble-t-il.

56 Ce qu’il négocie, c’est aussi, comme le rappelle Bargaoui, sa propre place dans le processus en cours. Il suffit de repenser à l’importance du comité d’accueil qui vient à sa rencontre à l’entrée de Béjaïa pour s’en convaincre. Il y a là cadi et caïd, mais il y a surtout, les descendants des Mokrani de Béjaïa, ceux dont l’aïeul a transporté sa zaouia du village d’Ama’dan vers la ville, à la demande des Turcs. Les Mokrani règnent depuis sur la karasta, ou exploitation des bois de forêt pour le compte de la flotte turque (Féraud 1868-1869). C’est dire que les enjeux tant matériels que symboliques sont fondamentaux dans la démarche de ce « réformateur ».

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57 Ce qu’il nous donne à voir en tout cas, c’est un maillage plutôt serré du réseau des zaouias en Kabylie, à un moment décrit généralement comme celui où la naissance de la Rahmânya permet la naissance de cette région à l’universalité islamique.

Le Kabyle écrivant ou « la montagne savante »34

58 Qui dit réseau de zaouias, dit usages et circulation de l’écrit, points d’ancrage de cultures lettrées. Un de ces points d’ancrage, connu comme tel jusqu’à nos jours, est « beldat »35 Guenzet et plus largement le territoire des Ath Ya’la, où circule cet adage « Au pays des Béni Ya’la, poussent les ‘ulamas, comme pousse l’herbe au printemps ». Certains auteurs, comme Al Mehdi Bouabdelli, n’hésitent pas à comparer le niveau d’enseignement chez les Béni Ya’la à celui de la Zitouna et des Qarawiyine.

59 Comment et pourquoi de tels points d’ancrage se constituent-ils en montagne ? Jacques Vignet-Zunz nous semble avancer un modèle explicatif tout à fait applicable à la Kabylie. Étudiant la communauté des Jbala36 du sud-ouest marocain, il évoque : – la proximité « d’une vieille couronne urbaine remontant souvent à l’Antiquité et en tout cas à l’époque de l’étroite communication avec Al Andalus » ; – le recours à ces montagnes comme lieux de refuge par des princes idrissides abandonnant Fès dans des moments de crise ; – la retraite qu’y opère le « Qutb »37 Mulay Abdeslem Ben Mechich « introducteur du mysticisme au Maroc » ; – le djihad et la littérature à laquelle il donne lieu, face aux Portugais et aux Espagnols, et qui permettra l’ascension de nouveaux chérifs, avec attribution « d’Azibs » et de « Horms », fiefs comportant des mesures d’exemption d’impôts.

60 S’appuyant sur les travaux de L. Fontaine (1990, 1993), Vignet-Zunz (1994 : 206) propose aussi une explication économique des origines de l’implantation de l’écrit dans ces milieux montagnards : « … [i]l semble y avoir des indices concordants, de part et d’autre de la Méditerranée (et parfois assez loin en arrière de ses rivages), non pas d’une affinité précise entre l’altitude et l’ascèse de l’étude, mais d’une intense relation, en un temps T, entre une montagne et des cités proches (née d’un enchaînement de facteurs, notamment la demande forte, à un moment du passé de ces régions, de produits de la montagne ou en transit par la montagne…) créant les conditions d’une implantation de l’écrit là où on ne l’attendait pas nécessairement. »

61 De la couronne urbaine datant de l’Antiquité à l’étroite communication avec Al Andalus38, à l’usage des montagnes kabyles comme refuges par des élites de tout ordre durant les périodes de crises ou de guerres, à la présence d’un Qutb (le saint Sidi Boumédiène), à l’existence d’une littérature du djihad face notamment aux Espagnols39 et à l’émergence alors de nouveaux chérifs, tout correspond à la situation de la Kabylie pré-ottomane. Tout, y compris la relation économique impliquant un usage de l’écrit.

62 Si l’on admet que la montagne kabyle, comme les autres montagnes de la Méditerranée, a été « indispensable à la vie des villes, des plaines » (Braudel 1990 : 50), que la faim montagnarde a été « la grande pourvoyeuse de ces descentes… [permettant de renouveler] le stock humain d’en bas » (ibid. : 52), que depuis le Moyen-Âge au moins, elle fournit à l’État à Tunis ou à Béjaïa des migrations militaires40, car « toutes les montagnes, ou peu s’en faut, sont des “cantons suisses” » (ibid. : 53, 445 n. 116) ; si tout simplement l’on admet que la Kabylie a eu ses villes, ses liens aux villes et en particulier à Béjaïa, Dellys, Alger (et des villes de moindre importance, qu’on hésite à considérer

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comme telles), où elle exporte son surplus humain, ses matières premières venues de ses mines et carrières41, où elle écoule les ressources décrites par Al Idrissi pour le Moyen-Âge par exemple, comme elle écoule à partir du XVIIIe siècle le bois de ses forêts pour les besoins de la flotte ottomane. Si l’on admet que les assemblées villageoises sont peut-être la preuve du contraire de ce qu’on leur a toujours fait dire, à savoir, qu’elles sont justement la preuve de l’existence d’une relation en mutation à l’État et à d’autres formes de centralisation politique (ce dont l’arabisation des noms de fonctions dans les Tajmaεt, pourrait témoigner) 42 ; que le miracle « Rahmânya » est un moment certes important mais qui se situe dans une histoire religieuse antérieure longue de plusieurs siècles, un autre rapport peut alors aussi être dépoussiéré : le rapport à l’écrit.

63 Piégés par les effets du « mythe kabyle » qui divisent les lecteurs de la Kabylie en deux grosses catégories, ceux qui la surévaluent et ceux qui la sur-dévaluent, nous avons bien du mal à objectiver nos interrogations les plus élémentaires et à ne pas développer des « attentes » contradictoires envers cette région, attentes conformes aux représentations positives ou négatives dépréciatrices, comme le souligne Kamel Chachoua (2002).

64 S’accorder à dire, par exemple, en reprenant un modèle de Jack Goody, que la Kabylie a été un lieu de « scripturalité restreinte » interpelle, tant il nous semble tomber sous le sens : il est normal qu’un pays montagneux, rural, ne soit qu’un lieu de scripturalité restreinte avant le XXe siècle, avant la démocratisation de la scolarité somme toute bien récente à l’échelle universelle. Peut-être faut-il prendre les choses exactement dans le sens inverse et s’étonner positivement que, dans de telles conditions, il ait pu exister une culture lettrée et une pratique de l’écrit, dont nous avons tenté d’esquisser plus haut une explication des origines probables et qui reste à évaluer précisément et objectivement.

65 Plusieurs pistes s’offriraient aux chercheurs qui tenteraient cette évaluation. Si l’on s’en tient au Guergour, on peut par exemple noter l’étonnement des rapporteurs chargés de rédiger les procès-verbaux de la délimitation des territoires des différentes tribus de la commune, lors de l’entrée en application du Sénatus-consulte. Ces rapporteurs relèvent que la quasi-totalité des propriétaires ont des actes écrits et des contrats rédigés le plus souvent par des lettrés locaux ou par des cadis.

66 On peut rappeler tout l’intérêt de la bibliothèque du Cheikh Lmuhub, exhumée par les chercheurs de l’université de Béjaïa, Djamel-Eddine Mechhed et Djamil Aïssani, au milieu des années 1990. Non seulement le fonds étonne par la quantité des manuscrits (près de 500) qui le composent, mais aussi par leur variété. On y trouve entre autres, comme le soulignent les deux chercheurs, les traces d’un système de prêt et d’échange avec les ‘ulamas des localités environnantes. On y trouve un fonds de correspondance et même un manuscrit en berbère, outil pédagogico-ludique destiné aux enfants et servant à faire la transition entre l’usage de la langue maternelle et celui de la langue d’enseignement ; un cours de langue syriaque, des chroniques historiques locales à côté des classiques traités de fiqh, adab, astronomie, mathématiques, botanique, médecine, etc.

67 On peut aussi s’arrêter à l’usage curieux dans un tel cadre spatio-temporel, d’un terme spécial pour désigner les bibliothèques aussi bien dans le sens de meuble destiné à ranger les livres, que dans le sens (chez les cheikhs les plus aisés) de pièce consacrée aux livres et à l’étude. En effet, à Guenzet certaines familles recourent au terme de Tarma (avec un t emphatique) pour nommer la bibliothèque. Or voilà un mot qu’on

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retrouve en usage de l’Irak au Pérou43 dans des significations proches de meuble ou de pièce ou maison en bois, dont l’origine semble latine (tarum : bois d’aloès) et qui, dans l’arabe marocain, signifie aussi « placard à rayons et deux battants pratiqué dans l’épaisseur du mur » ou « grande armoire ».

68 Que ce mot soit arrivé dans les bagages de réfugiés andalous ou de lettrés béjaouis (Al Warthilânî, par exemple se dit descendant du saint Sidi Ali Al Bekkaï et est lié par des alliances matrimoniales aux descendants de Sidi Mhand Amokrane, saint patron de la ville), ou encore par des acteurs locaux dans leurs échanges ou déplacements ; qu’il soit le fruit d’échanges avec la garnison espagnole, peu importe. Il constitue de toute façon un indice de l’existence d’un lien au monde, au-delà des frontières de « Taddart »44.

69 Ce lien au monde et à la ville est confirmé par cet art du Guergour, art de synthèse entre les formes géométriques berbères et les motifs arrondis et floraux, qui a surpris Lucien Golvin (1955) dans son étude sur le tapis de cette région. Si Golvin privilégie l’influence de la lointaine Anatolie, Louis-Robert Godon (1996), dans son étude sur les portes et coffres des Ath Ya’la, regarde vers Béjaïa, dont le nom est d’ailleurs porté par des pièces de ces produits (serrures et cadenas de Bougie), ou vers Tunis et le sud de l’Espagne !

70 On peut encore lire un indice de ce lien dans ces épées retrouvées dans la mosquée de Tiqnicheout et rapportées, selon Féraud, par des guerriers des Ath Ya’la qui avaient participé à la défense de la ville côtière de Jijel contre une attaque normande. Il est dans l’existence d’une communauté d’orfèvres juifs à Taourirt n Ya’qub (la colline de Jacob) qui ne quittent les lieux qu’en 1850 (Bel 1917 cité dans Godon 1996 : 90). Il est aussi dans les chansons et poésies populaires et pour Béjaïa dans les paroles de Chérif Kheddam « Bgayeth telha, d erruh n leqbayel » (« Béjaïa est belle, elle est l’âme des Kabyles ») !

71 Il faut simplement se retenir de ne voir dans ces montagnes qu’un vaste réceptacle et regarder leur lien à l’extérieur dans une logique d’interaction. Ainsi, en évoquant ici l’Andalousie, nous n’entendons nullement, comme le veut un usage trop courant, affirmer l’idée que tout principe actif et fécondant est forcément allogène, ni conforter l’image d’un Maghreb ou d’une Kabylie dont la compétence ne dépasserait pas la capacité d’assimiler et de reproduire des apports extérieurs. Si toutes ces nuances et bien d’autres sont introduites, on peut alors mieux distinguer ce qui ressort d’une histoire politique contemporaine45 et ce qui ressort de « permanences » culturelles. Ainsi la revendication moderne de laïcité ou de sécularisation par exemple pourrait s’affranchir de la référence à une prétendue tiédeur religieuse traditionnelle. Elle ne pourrait qu’y gagner, car à nos yeux, elle n’a pas besoin de justifications par une présence endogène ancienne (osons le mot : traditionnelle), pour exister aujourd’hui et être légitime, d’autant qu’une lecture fine de l’histoire de ce stéréotype pourrait nous montrer qu’à l’origine il pourrait s’agir d’un moyen de stigmatisation par le pouvoir central turc pour justifier son action contre la région46. Cette revendication a encore moins besoin d’être portée comme un signe distinctif de la Kabylie par rapport au reste de l’Algérie ou du Maghreb pour être audible, ce qui, bien entendu, n’est nullement à lire comme la négation de toute singularité.

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NOTES

1. Exégètes, jurisconsultes, théologiens.

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2. Dans sa contribution intitulée « La citadinité, une notion impossible », le sociologue urbaniste Rachid SIDI BOUMÉDIÈNE (1998) analyse les usages idéologiques de la notion de « citadinité » dans les conflits urbains en Algérie. 3. Je nuancerais ce point de vue après avoir écouté l’historien moderniste tunisien Sami Bargaoui. Étudiant les évolutions dans les modes d’auto-désignation chez des groupes citadins tunisois d’origine turque en voie de tunisification, Bargaoui constate chez eux et chez les autres groupes de la ville une valorisation de l’autochtonie dans la définition de soi dans la Tunisie du XVIIe et XVIIIe siècles. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une référence à l’autochtonie berbère passée dans l’oubli. Bien entendu la revendication d’une origine extérieure (et donc conquérante) n’est pas une pratique propre aux sociétés maghrébines. Pour la France, par exemple, jusqu’à la révolution, comme le souligne Anne-Marie THIESSE (1999), il était de bon ton dans les milieux de la noblesse de s’attribuer des ancêtres francs. Cette thèse est alors délégitimée, parce que l’idée de la nation comme communauté originelle du peuple s’impose. 4. Alors qu’on peut parfaitement par exemple s’interroger sur le rapport entre la « tirugza » kabyle et la « redjla » des villes comme Alger (les deux termes renvoient à la notion de « sens de la virilité »). 5. Litt. ville de l’histoire, ville historique. 6. L’impression de surinvestissement se trouve amplifiée par le sous-investissement qui touche les autres régions de l’Algérie ou du Maghreb. La singularité en paraît si imposante, qu’elle interdit tout travail comparatif sur des objets communs. 7. Dans sa thèse, Alain MAHÉ (2001) fait le point sur les théories et les travaux qui ont pris la Kabylie comme objet depuis le XIXe siècle. 8. En 1980 avait eu lieu, ce qui avait été appelé « le printemps berbère », mouvement revendiquant la reconnaissance des langues populaires, dont le berbère, et des libertés démocratiques en Algérie. Ce mouvement était né en réaction à l’interdiction d’une conférence de l’écrivain défunt Mouloud Mammeri à l’université de Tizi Ouzou. En 2001, à l’approche de la date anniversaire du printemps berbère commémorant le 20 avril 1980, l’assassinat du jeune Guermah Massinissa dans une caserne de la gendarmerie, déclenchait ce qui a été appelé « le printemps noir », qui a donné naissance au mouvement dit des « ’arouchs » (plur. de ‘arch), du nom des anciennes confédérations tribales, durement réprimé. 9. Les régions berbérophones se trouvant dans les wilayas de Bouira, Sétif, Bordj Bou Arréridj, Jijel à l’est de l’Algérie, qui faisaient partie de la wilaya 3 historique. 10. Ces configurations nous montreraient qu’Alger, Dellys et ce qu’on appelle la Grande Kabylie représentent les confins occidentaux des royaumes médiévaux hammadite puis hafside. Les deux villes sont l’objet régulier de convoitises par les sultanats ouest-maghrébins almoravide (qui a fondé Dellys), mérinide et zyanide, tout au long du Moyen-Âge. Elles pourraient nous montrer que la Kabylie est envisagée, regardée par ses « découvreurs » du XIXe siècle seulement à partir d’un nouveau centre politique (Alger), ce qui condamne à perdre de vue la longue histoire de sa constitution même. 11. C’est le titre de l’ouvrage d’E. CARETTE (1848). 12. Ce qui semble défendu par la thèse de Ouali ILIKOUD (1999). 13. Les premiers auteurs coloniaux parlent d’ailleurs de Kabaïles, voir par exemple Édouard LAPÈNE (2003). 14. Marc CÔTE (1991) et P.-L. CAMBUZAT (1986) soulignent que Béjaïa a été prise tardivement. 15. Ce genre d’étymologie est courant et résulte sans doute d’un processus d’appropriation symbolique de l’espace par l’arabisation des toponymes pour légitimer les nouveaux venus. 16. L’arabisant du XIXe siècle, Auguste Cherbonneau, considère même que les villages kabyles sont conçus sur le modèle de la Kal’a des Béni Hammâd. 17. Connu comme historien des Abdelwadides de Tlemcen.

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18. Igawawen, devient en arabe Zouaouas, dont on tirera le nom de « zouaves », contingents militaires « indigènes » recrutés par les Français aux côtés des « Turcos » et des « Spahis ». Là encore, les Français prolongent une pratique antérieure, puisque les Zouaoua fournissaient des contingents au bey de Tunis. 19. Mais il y a lieu de s’interroger sur le rôle particulier des Belqadi dans la prise et la re- fondation d’Alger au XVIe siècle, voire dans sa gestion dans les premières décennies de la régence. 20. Belqadi : litt. Fils du qadi. 21. Litt. juge des juges, fonction équivalente à celle de chambellan. 22. Celle-ci vient rendre visite au sultan mérinide Abu el Hasan qui occupe alors Béjaïa. Brunschvig cite un autre exemple dans la Kabylie des Babors chez les Béni Tlilane, t. 2, p. 99. 23. La Djema’a (assemblée). 24. Considéré comme le saint patron de la ville de Tlemcen, Sidi Boumédiène n’y avait pourtant jamais vécu. Convoqué par le sultan almohade qui avait pris ombrage de son enseignement et s’inquiétait de sa réputation, il est mort sur le chemin au lieu-dit El Eubbad, où se trouve son mausolée construit plus tard par les Mérinides. 25. Brunschvig parle ici des Andalous, bien sûr. 26. Sidi Yahia est à Béjaïa l’objet d’un culte jusqu’au XIXe siècle, d’autant plus important comme le souligne Brunschvig, que la ville a été privée de la sépulture de Sidi Boumédiène, t. 2, p. 320. 27. Dans ce contexte, peut être traduit par retraite spirituelle. 28. Pluriel de tajmaεt, assemblée. 29. Au début du siècle, le pays des Ath Ya’la avait servi de refuge au chérif Benlahrache, membre de la confrérie derqawa et originaire du Maroc, insurgé contre le pouvoir turc. Benlahrache était parvenu à menacer la ville de Béjaïa. Il a été tué par les Mokrani, alors alliés aux Turcs. 30. Dont est originaire Al Warthilânî. 31. Une mosquée. 32. Expédition pour la perception de l’impôt. 33. Ligues, factions. 34. Nous empruntons l’expression à Jacques-Jawhar VIGNET-ZUNZ (1994). 35. La bourgade. Remarquons que la notion même suggère une idée d’urbanisation. 36. Le terme signifie montagnards, mais dans ce cas, comme le terme de Qbaïl, il devient ethnonyme. 37. Pôle, degré supérieur dans la hiérarchie soufie de l’intercession. 38. El Bekri signale déjà au XIe siècle la forte présence d’Andalous à Béjaïa. Par ailleurs, les Hammadites ont occupé la Sicile. Notons aussi que longtemps avant l’occupation espagnole, les Andalous chassés d’Europe n’occupent pas tous, loin s’en faut, les premiers rangs et ne s’installent pas systématiquement dans les villes. À Béjaïa, comme l’écrit Brunschvig, nombreux sont ceux qui s’installent en périphérie et même en montagne. 39. Pour rappel, une des figures de ce djihad était Abu Yahia Zakaria Az-zwawi. 40. Il y a fort à parier que les zouaves qui servent le bey de Tunis suivent des voies tracées par leurs ancêtres au Moyen-Âge. Sur les zouaves au service du bey de Tunis, voir Moundji SMIDA (s.d.). 41. « Dans les montagnes, en effet, se trouvent presque toutes les ressources du sous-sol méditerranéen » (BRAUDEL 1990). 42. Le recours à des termes arabes de amin, amin el umana, tamen (secrétaire, super-secrétaire, garant), kébir (dont les Français feront un lekbir : grand), et la tendance à la disparition des termes kabyles tels l’amoqrane (le grand), le mezouar (équivalent de major, premier amezouar, avec élision du a). 43. Le rôle de l’expansionnisme espagnol dans une telle universalisation nous semble évident. 44. Village, hameau.

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45. Une histoire de la colonisation, de la genèse du nationalisme algérien ou encore l’histoire des luttes politiques postérieures à l’indépendance. 46. La lecture d’un des premiers auteurs coloniaux, Joanny PHARAON (1835), nous conforte dans cette idée.

RÉSUMÉS

Ce que Charles-Robert Ageron a appelé le « mythe kabyle » n’a pas inventé la singularité kabyle. Il s’en est saisi et l’a fortement réinterprétée. Les besoins idéologiques avérés de la colonisation française ne sont pas seuls en cause. Les « spécialistes » de la Kabylie ont utilisé les grilles de lecture dominantes au XIXe siècle, qui regardaient les pays de montagne européens ou autres comme des isolats coupés des voies de la grande Histoire. Entre instrumentalisation consciente et sorte d’ingénuité, les éléments confortant ce modèle ont fait corps et se sont constitués en savoir clos et indiscutable. L’idée-force de ce savoir est que la Kabylie, demeurée sans liens avec les États et les cités, s’est organisée en univers autonome et fermé depuis des temps immémoriaux. Tout effort d’historicisation semble alors vain, particulièrement pour les périodes antérieures à la régence ottomane. Cette vision de la Kabylie est confortée par les études sur les villes souvent envisagées en rupture avec leurs arrière-pays, comme des implants d’origine toujours allochtone, image dans laquelle l’« idéologie citadine », qui se refuse à tout lien avec l’autochtonie, la fait refluer vers le monde rural, surtout montagnard. Partant d’une interrogation sur l’inscription territoriale de la Kabylie dans une histoire de la longue durée, nous essayons de montrer que les découpages motivés idéologiquement dans le passé et dans le présent, ou résultant des effets pervers de démarches savantes visant à isoler leur objet dans sa pureté maximale, ont rendu illisible le processus historique de sa formation.

What Charles-Robert Ageron called the “Kabyle myth” did not invent but significantly reinterpreted the peculiarity of the Kabyle. The ideological needs of French colonization in Algeria were not the only factor involved in this. The specialists of Kabylia used available grids of interpretation, which made them see mountainous areas in Europe or elsewhere as cultural islands far from the highways of world history. The points sustaining this model formed a closed corpus of knowledge taken to be obvious. The major idea in this corpus was that Kabylia had no relations with states and cities and was organized as an autonomous, closed unit for centuries on end. As a consequence, any attempt to write a history of this region’s place during what Gautier called the “obscure centuries” (the period prior to Ottoman rule) was in vain. This vision of Kabylia received backing from studies that usually saw North African cities as being cut off from the hinterland, as foreign implants. In this image, the “city-dwellers’ ideology” refused any relations with native cultures and pushed them back into rural, mountainous areas. As an inquiry into Kabylia’s place in a long-term history shows, the divisions that various groups in the past and present made for ideological reasons or that intellectual procedures deviously made by isolating the subject of inquiry in its maximal purity (the Kabyle mountains, the North African city) all overlook the relations between Kabylia and coastal cities during the Middle Ages. They thus make it impossible to understand this zone’s formation in history. Studying Kabylia and cities in a long process of historical contacts, including strife, unexpectedly sets this region’s fundamental characteristics in a new light.

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INDEX

Index géographique : Algérie, Béjaïa, Kabylie, Algeria, Kabylia Keywords : written culture, village republics Mots-clés : Sidi Boumédiène, islam, culture écrite, républiques villageoises

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From Warriors to Urban Dwellers Ascari and the Military Factor in the Urban Development of Colonial Eritrea* Des guerriers devenus résidents urbains. Les ascaris et le facteur militaire dans le développement urbain de l’Érythrée

Uoldelul Chelati Dirar

1 The aim of this article is to discuss the role played by the military component in the process of urbanisation which Eritrea experienced, between 1890 and 1941, under Italian colonialism. Two main points will be discussed. The first one is the role played by military priorities in determining lines of development in the early colonial urban planning in Eritrea. In this section I will analyse how the criteria of military defensibility, rather than economic or functional priorities, had a significant influence on the main patterns of early colonial settlements in Eritrea. The second point discussed in this article is the nature and extent of the interaction between colonial urban planning and Eritrean society. Here I will discuss how this interaction has reshaped the Eritrean social and economic landscape. In this context special attention will be given to the role of Eritrean colonial troops better known as ascari1. In fact, it is a key thesis of this article that Eritrean ascari played a crucial role in the composite set of relations and strategies which constituted the colonial milieu. Urban history of colonial Eritrea represents one of the preferred loci for the study of the development of the colonial milieu into which colonial soldiers were important actors as they were builders of social and territorial urban spaces.

2 A preliminary methodological remark which I would like to make is that the assessment of the real impact of Italian colonialism on Eritrean societies, both in terms of national identities and socio-economic development, is still a very controversial issue. The controversy turns on the assessment of the impact of colonialism on the history of the region, which is alternatively described in terms of a marginal accident in the longue durée of regional history or, on the opposite, as a substantial and dramatic rupture. This debate, which, to a certain extent, echoes the debate developed within post-colonial African historiography (Gann & Duignan 1967; Oliver & Atmore 1972; Hopkins 1973; Ajayi 1968, 1981: 497-509), is not just academic bickering but also bears

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heavy political implications. In fact, supporters of the first thesis, by putting more emphasis on the elements of continuity under the shadow of Greater Ethiopia’s narrative2, use this argument as a battering ram to unhinge the historical and political legitimacy of the state of Eritrea to exist3. On the other side, supporters of the second theory anchor the development of Eritrean nationalism and the historical legitimacy of Eritrea to exist as an independent state, to the founding role of the colonial experience (Yemane Mesghenna 1988; Jordan Gebremedhin 1989; Yohannes Ogbazghi 1991; Ruth Iyob 1995; Bereketeab Redie 2000).

3 In the light of this controversy, the first point to be discussed is the very notion of urbanisation in the Eritrean context. In fact, a clear definition of the concept of urban centres and urbanisation in “pre-colonial Eritrea” is crucial if we have to assess elements of change and continuity in relation to the introduction of Italian colonial rule over the region. An enlightening example of the conceptual and methodological issue underlying this topic can be found in Eleonora Onnis’ introduction to her thesis on the history of the town of , defended in 1957, where the author affirmed:

4 “The urban fact in Africa is strictly related to the European colonisation, even where indigenous pre-colonial centres existed. The only exception is Mediterranean Africa, where the old Islamic towns have their own history, their own past heritage that are reflected in their present adaptation. That gives an unmistakable mark to their present development, not really in the exterior aspect but rather on their rhythm of life” (ONNIS 1957: 4) (My translation).

5 This thesis, which yet stands as one of the most documented studies on the urban history of Asmara, clearly shows one of the main methodological problems in assessing urbanism in Africa, and in Eritrea in particular, which is a persistent neglect of pre- colonial urbanism4. In the introduction to Africa’s Urban Past, David Anderson and Richard Rathbone (2000: 9) stated that “urban history as a recognisable sub-field has not made a significant impact upon African historiography, and the reason for this needs to be addressed”. To this regard Eritrea offers a striking and, to a certain extent, extreme example of this general trend in urban history in Africa. As a partial explanation of this attitude of scholars dealing with Eritrea, an important specificity of the Eritrean case needs to be recalled. It is a matter of fact that the prolonged warfare, which has devastated the region from the early 1960s to the final achievement of Eritrean independence in 1991, has affected not only the socio-economic transformation of Eritrea, but also its cultural and scholarly development. Throughout all those years it has been extremely difficult to conduct extensive and intensive research on Eritrean history and, when research has been possible, priorities in the identification of lines of research were dictated by historical contingencies, which pushed to focus on political and military issues5. This can explain why, to quote one of the “latest” detailed studies on Eritrea’s urban history, we have to go back to 1957. In other words, an in-depth and updated study of the urban history of the region is still to be carried out6.

6 However, contrarily to what colonial7 and part of early post-colonial literature affirmed, the region corresponding to the present states of Eritrea and Ethiopia had experienced a long and intense indigenous tradition of urbanism which goes back to the 8th century B.C. (Fattovich 1988: 92; Schmidt & Curtis 2001). Archaeological investigations provide evidence showing that urban centres like the ancient port of Adulis (Anfray 1974) on the Red Sea, as well as the inland centres of Deqqi Mahari, Rora

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Laba (Conti Rossini 1922), Toqonda, Qohaito (Curtis & Yosef Libsekal 1997: 20-21; Wenig 1997: 20-21), Matara, Kaskase (Tringali 1973-1977), Yeha, and Axum (Munro-Hay 1991: 44-48) were all part of a complex network of economic, military, and social exchanges, which had its extremities in present Southern Ethiopia, South-Eastern Sudan, the Mediterranean world and the Indian Ocean (ibid.: 58-59). The same archaeological evidence clearly shows the existence of important and organised urban centres all over the region (Conti Rossini 1903; Arkeil 1954; Munro-Hay & Tringali 1993).

7 This trend continued till the 7th century when this impressive and highly sophisticated civilisation started to decline. Previous historiography tended to explain this decline by attributing it to the allegedly disruptive impact of the rise of Islam. The Arabo-Islamic civilisation would have surrounded Christian Abyssinia excluding it from its traditional religious and economic networks (Conti Rossini 1928: 280). However, there is more and more evidence supporting the ecological and geopolitical factors as determining ones (Munro-Hay 1991: 258-260; Butzer 1981). The former one being related to the excessive pressure on the land which made difficult the production of adequate food for the population, and the latter to the lessened relevance of the Red Sea in the system of international trade, due to the shift of trade routes to the Gulf region (Chaudhuri 1985; Risso 1995).

8 There are still serious gaps in the reconstruction of the history of the region encompassing present Eritrea between the 10th and 16th centuries. Nevertheless, it is possible to affirm that, though with discontinuity, due to different political and economic developments, urbanism continued to represent an important and tangible phenomenon in the history of the region, as demonstrated by archaeological evidences. Starting from the 13th century, an interesting development marked the urban history of the region. Abyssinian kings, in order to ensure their political and economic hegemony over the region, were forced to devise new strategies which they thought were useful in overcoming obstacles related to logistical factors. In fact, due to inadequate infrastructures for the movement of people and goods, it was extremely difficult for the royal court to exert a real control over the territory they claimed and to have their authority acknowledged by the population. One of the strategies introduced by Abyssinian monarchs to partially solve this problem were the so-called “wandering capitals” (Horvath 1969). Those roving capitals, according to accounts of contemporary sources (De Almeida 1954; Lobo 1735), could be described as a sort of huge encampment, composed of the royal court, noblemen, soldiers with their families, and slaves that wandered in a cyclical way around the territory over which the sovereign claimed authority (Pankhurst 1982: [I] 41-47).

9 The main factors regulating the rhythm of those peregrinations were, on the one hand, the cyclical alternation of the rainy season, which affected the practicability of routes and, on the other hand, the harvest season. In fact, such a huge mass of people, which, according to contemporary sources, could reach up to 100,000 people (Hovarth 1969: 209), needed a substantial supply of food that it was not able to produce by itself, due to its nomadic nature. Therefore, the burden of feeding those “capitals” rested entirely on the shoulders of the local peasantry, which could not escape this ordeal. In fact, to run away at such a critical time of the rural calendar would have implied the complete loss of the harvest and, therefore, would have jeopardised the food security of the community for the coming year. From this point of view, the exercise of power of those “capitals” could be more appropriately described in terms of a systematic pillaging of

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unarmed rural populations, often spatially and culturally remote from the civilisation and society that those capitals represented. This pattern of predatory behaviour on the side of the army has persisted till modern time, marking for ever the nature of relations between the army and the civilian population (Caulk 1978).

10 A further development of this attitude based on the exercise of political authority through the deployment of troops can be found in the development of centres, which local traditions attribute to immigrants referred to as Loggo and Chewa (Ayele Tekle- Haymanot 1965). Those originally were military settlements sent into the fringes of Abyssinian political power between the 14th and 15th centuries8 to exert political and territorial control over populations otherwise recalcitrant to central power and rather inclined to claim their own sovereignty (Conti Rossini 1904). Those military garrisons developed into permanent settlements through intermarriage with local population, and traces of these settlements can still be identified in different regions of Eritrea’s highlands9.

11 Between the 15th and 17th centuries, two important developments marked the urban history of the region. The first one is the growth of new urban centres in the region of present Eritrea, whose origins can be traced back to the late medieval period. This is the case of centres like Debarwa (Pankhurst 1982: [I] 65), Digsa Asmara (ibid.: 73-74), and Hirghigo (ibid.: 80). This flourishing of urban centres reflects the development of new important centres of political and economic power which marked the history of the region till the late 18th century. Debarwa and Digsa played a central role in the region as seats of the Bahr Negash (Lord of the Sea), a title which designated the ruler of the region stretching from the present Eritrean highlands to the coast of the Red Sea. Similarly Hirghigo and Massawa played a major role as seats of the Na’ib, a title indicating the main political authority along the coastal area and the eastern escarpments of Eritrea. In a broader context all those centres had their main material source of power in their being located along some of the most vital trading routes feeding the long distance trade between the coast of the Red Sea and the inland10.

12 Another relevant development in the urban history of the region was the establishment of the town of Gondar as capital of the Abyssinian court in 1636 (Pankhurst 1982: [I] 115). This had a significant impact on the urban history of the region, since Gondar acted for a long time as a dynamic economic and cultural centre. The establishment of Gondar had also a particular impact on the Christian population, as Gondar became a key religious and cultural centre, where people of Christian background, looking for higher education, used to go until the colonial period (Teshome Wagaw 1979: 11). However, already in the second half of the 18th century the political and administrative primacy of Gondar in the region had already been undermined by the development of centrifugal forces which led to a high degree of regional instability (Abir 1968: 30-33; Tadesse Beyene 1990). This is probably an important factor that can contribute in explaining the decadence of many urban centres in the region. New developments in Northeast Africa during the 19th century further accentuated that trend toward political fragmentation and urban decadence. In particular, the territory of present Eritrea, where converged the conflicting hegemonic ambitions of Egypt11, Ethiopia (Caulk 1971), and, later on, Italy, was ravaged by continuous warfare that depleted its human and material resources (Pankhurst 1968: 572-576).

13 An additional factor which contributed in making the life of ordinary people extremely difficult and precarious was banditry or sheftennät12. A traditional instrument of social

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mobility to which cadets of noble-family or ambitious common people resorted in order to improve their social status, Sheftennät, became, in the second half of the 19th century, a widespread phenomenon, marked by continuous and often unpredictable shifts of alliances (Fernyhough 1986). Warfare, instability, and the deriving insecurity of roads hampered the regular movement of goods and people, and limited the volume of economic exchanges, making the development of strong and structured urban centres (Pankhurst 1968: 573) much more difficult13.

14 Finally, what affected urbanism dramatically in the region was the disastrous Great Famine that ravaged the region between 1888 and 1892. This famine was the result of the simultaneous devastating impact of epidemics, drought, locust swarms and caterpillar pest (Pankhurst 1985: 69). The most devastating factor was the epidemic of rinderpest, which was spread by infected donkeys and mules brought from India by the Italian army to conduce its campaign of colonial expansion in the region (ibid.: 59). In a few months an estimated 90% of the cattle were infected and died, leaving pastoralist communities destitute and peasants deprived of oxen for ploughing. As a result, many villages were deserted (Wylde 1970: 127) and their surviving inhabitants forced into migration to areas where food and job opportunities were available14.

15 It is in this devastated scenario, marked by a high degree of social and political instability, that the beginning of Italian colonial presence in Eritrea has to be collocated. The demographic collapse caused by the Great Famine, together with widespread political fragmentation, made it impossible to establish lasting and effective political systems, and, consequently, made also impossible the development of a strong and cohesive anti-colonial opposition. On the opposite, this situation facilitated colonial penetration into Eritrea by making possible the implementation of an ambiguous, but effective, policy of alliances based on the principle of divide et impera. In fact, the early Italian colonial administration devised successful policies of social and political manipulation revolving around ethnicity, religion, and social stratification which, on the long term, also had a significant impact on the process of urbanisation.

Periodisation for Colonial Urbanism

16 Moving to colonial urbanism, the first methodological priority is to draft a tentative periodisation for patterns of urbanisation in colonial Eritrea. Though the process of urbanisation during the colonial period was quite complex, it is possible to divide it into two main phases: the Early period or Liberal (from 1885 to early 1920s) and the Fascist period, from the late 1920s to the crumbling of the Italian colonial “Empire” of in 1941.

The Liberal Period

17 To begin with, it has to be specified that, notwithstanding the traditional narrative focusing on the improvised nature of Italian colonialism (Del Boca 1976-1984; Miege 1976; Maione 1979), a more analytical and articulate approach is required. It is in fact apparent that, in spite of the undoubtedly weak and relatively underdeveloped nature of its metropolis, Italian colonialism had its own internal consistency, which can be detected in many of its policies. This is particularly true when it comes to issues like urban planning. From this point of view, the early colonial phase, which is known also

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as the “Liberal” period, could be further divided into two periods: first from 1885 to 1900, and second from 1901 to the 1920s.

18 The first period was characterised by a long and difficult process of administrative and political consolidation of territorial acquisitions. In this context colonisation was strictly related to “pacification” and control of the territory. For early Italian colonisers, Eritrea was a sort of virgin territory, an unknown land, which needed to be occupied, mapped and transformed, moulded in accordance with the needs of the newcomers15. In the original Italian plans, Eritrea was expected to become an outlet for the masses of destitute Italian farmers (Yemane Mesghenna 1988: 101-105), as well as a gateway to further expansion southward to Ethiopia. Therefore, to guarantee a safe and viable territory was the foremost priority. Safe and regular access to water, roads and administrative institutions was vital for a successful colonisation, and that, in a situation of perduring spread instability, could be insured only by the military (Rainero 1960: 45; Apollonio 1993: 128).

19 Heavily influenced by those contingencies, the development of urban centres in the early years of Italian colonial rule was to a certain extent artificial, as it did not reflect an economic or political development internal to the local society and was not even directly linked with any economic rationale on the part of the first nuclei of Italian settlers. It is in fact apparent that, at this stage, the determining factor in the identification of areas for colonial settlement was its military defensibility, which was assessed in terms of access to water and control of commanding locations (Baratieri 1988: 153). In other words, the landscape could be defined as the dictating factor in this early process of colonisation. As a consequence, main urban centres were developed around military fortifications. It was the case of the area of Bet Makha’e in Asmara, where the homonymous fort was built on top of the hill16. From Bet Makha’e started the expansion of a network of fortified centres which had Asmara as its ideal centre, and pivoting around it the towns of Keren, Agordat, Addi Ugri and Saganeiti, developed following the same military criteria (Zagnoni 1993: 150). The predominance of the military in the early administration and planning of colonial Eritrea is demonstrated also by the fact that, though Eritrea was officially declared an Italian colony on 1 January 1890, with Massawa as its capital, it was only in 1897 that the first civilian governor of the colony was appointed, in the person of Ferdinando Martini17.

20 Starting from the end of the 19th century, some substantial changes can be noticed in urban policies of Italian colonialism in Eritrea. After the first pioneering years, marked by repeated clashes with neighbouring Ethiopia and internal rebellion against colonial land policies (Tekeste Negash 1986; Caulk 1986), the colonial administration started enjoying a period of relative peace, marked by substantial changes in the organisation of urban areas. An important change was the transfer of the capital of the colony from Massawa to Asmara in 189918. Another episode that gave Italian urban planners the possibility to redesign the urban space of Asmara was an accidental fire in 1900, which caused the destruction of some 300 shelters in the indigenous district. This incident allowed colonial urban planners to reorganise the indigenous area in accordance with more European criteria (Onnis 1957: 176). However, the real starting point of this new trend was marked by the Decreto Reale (Royal Decree) no. 259 issued on 30 July 1901, which dealt with the granting of land for building purposes (Mori 1914: Vol. IV 653). This decree is important for two main reasons. First, it made the granting of land for building purposes conditional on the preparation of urban development plans. Second,

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it sanctioned a significant administrative anomaly by stating that decisions regarding the organisation of the territory and of urban areas in the colony were to be taken directly by the colonial administration and not by the Parliament. By so doing, the Decreto Reale no. 259 provided the colonial administration with a high degree of decisional autonomy, which, however, was counterbalanced by substantial budgetary constraints. In fact, the financial administration of the colony remained included in the main budget of the Ministry of Foreign Affairs and it was only in 1908 that the Italian government authorised a separate budget for the Colony, subject to the approval of the Parliament19.

21 The impact of the Decreto Reale no. 259 on urban policies is attested by the subsequent release of master plans for the main Eritrean urban centres. To mention some of them: Asmara in 190220, Agordat21 and Keren in 1903 22, the second part of Asmara’s master plan in 190823 and Adi Qayyeh in 1909 24. Significantly enough, as pointed out by the Italian scholar Stefano Zagnoni (1993: 151), the main lines of the early development of urban planning in Eritrea reflected partially the influence of the debate on the so- called “piccole città” (“small towns”), which had animated Italian intellectual milieus a few decades earlier. This debate, led by intellectuals like Carlo Cattaneo (1935) and Pacifico Valussi (1868), highlighted the relevance of the formation of small centres in what they defined as the best strategy for the establishment of organic links between main urban centres and rural areas25. The existence of this flow of social knowledge between the young Italian nation and its colonies is an interesting phenomenon which deserves further attention from scholars of Eritrea and Italian colonialism. In fact, it would be particularly interesting to investigate to what extent colonial urban planning has acted as a laboratory for the experimentation of new urban policies to be adopted later on in the colonial metropolis26. However, it has to be stressed that in this phase of colonial urban policies the process of formation of urban centres still tended to reflect more political and military priorities rather than the inner needs of a genuine economic development.

22 During the early years of Italian colonial rule over Eritrea, the dominant scheme for urban planning remained the orthogonal grid inherited by the ancient Roman urban tradition, with a substantial conceptual difference. In fact, in colonial urban planning the orthogonal grid was not considered as bound to infinite expansion, but, on the opposite, as spatially circumscribed and defined as an affirmation of colonial “order” vis-à-vis indigenous “disorder” (Zagnoni 1993: 151). In those years, for the first time, was also sanctioned the adoption of a partition of urban areas into zones. However, this partition was not based on a functional vision of urban planning but rather on a racial one. The process which led to this development is quite complex and deserves special attention. In fact, the first administrative materialisation of this new attitude toward colonial urban planning could be found in the Decreto governatoriale (Gubernatorial Decree) no. 798 of 23 October 190827, which first sanctioned the partition of the town of Asmara into four zones, without providing any further detail about their nature and repartition28. It was only two months later that colonial legislators felt the need to specify the racial nature of the newly introduced zonal system. This was stated in the Decreto governatoriale no. 814 of 19 December 1908 which, adducing generic “reasons of public order”, specified that the first zone was reserved to Italians and citizens of other [European] states, while in the second zone were allowed both Italians and sudditi coloniali (colonial subjects), or their equivalents 29. The third zone was reserved exclusively to colonial subjects and their equivalents. Finally, the fourth zone was

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defined as the suburbs and later on became the industrial zone30. In the intentions of colonial urban planners, those zones were expected to be rigidly partitioned with a minimum of social interaction, though no clear instructions were given on how to implement this policy.

23 A further development of colonial urban policies in Eritrea was the Decreto Reale no. 378 of 31 January 1909, which systematised in an organic way all matters related to the use and ownership of land in the colony31. An important section of this decree, from article 82 to article 97, dealt with urban land, for which detailed rules concerning the allocation of urban land and its utilisation where defined. In the decree, particular emphasis was given to architectural and spatial criteria to be observed in erecting houses. In this context it must be emphasised that Art. 91 stated that the real ownership of urban buildings was to be acknowledged only once municipal authorities had ascertained the real compliance of the building with new urban regulations.

24 The next important event in Eritrea’s urban planning was the release of master plans for the town of Asmara and Keren, which were drawn by engineer Cavagnari in 191432. The relevance of those plans, particularly the one for Keren, relies on the fact that, though they did not introduce any significant functional innovation, they deeply marked the topographic history of the two towns, and all subsequent plans had to refer to them (Onnis 1957: 193). The first aspect to be mentioned is that those plans reflected an urban growth now more linked to the real dynamism of the local economy, and no longer an artificial development piloted by colonial authorities33. However, the most important point is that the two master plans marked the beginning of a divergent pattern of urban development in which the European zone enjoyed a higher degree of urbanistic freedom, brightened by the presence of green areas and a more elaborate design of the space34. By contrast, the indigenous zone was subjected to a much stricter and plain geometric organisation of the space (Zagnoni 1993: 154). The release of those master plans also gave colonial legislators the opportunity to better define the racial nature of the organisation of urban spaces. In fact, Art. 5 of the Decreto Governatoriale (Gubernatorial decree) no. 1909 of 21 January 1914, which announced the release of Asmara’s master plan, specified that Eritreans and colonial subjects in general were not allowed to own or inherit any property in the European zone, where they were not even allowed to reside anymore, except in the position of servants or relatives35. To set the matter straight the decree also disposed for the sale, within a year, of properties owned by indigenous inside the first zone.

25 It seems that the release of the new master plan provided the legislator with the opportunity to intervene on some of the recent urban developments, which colonial administrators perceived as unacceptable contradictions maturated inside the colonial urban space. The analysis of the releases of building permissions between the years 1908-1914 provides a clear and quite interesting map of urban growth in Eritrea, which supports this theory. In fact, for those years administrative records report a significant amount of building permissions given to individuals, which the colonial jurisdiction labelled as colonial subjects or assimilated36. According to those administrative records, a composite section of colonial subjects managed to make their way into the colonial urban space after the release of the 1908 master plans. Among them, traders (many were immigrants from the Arab peninsula), some former ascari, and also a substantial percentage of immigrants from Tegray, including many women37. Due to the unclear nature of earlier curban regulations, many of those applicants obtained land in areas

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which were inhabited by Europeans. It seems that urban regulations issued in 1914 tried to put an end to this trend by setting clearer and more explicit racial bars in the definition of patterns of urban development which could ultimately lead to the “legal” eviction of indigenous residents from areas now reserved to Europeans.

26 After this period of intensive reorganisation and development of urban areas, urban growth in Eritrea slowed down substantially, as the result of the reached balance among demographic growth, urban expansion and economic development (Onnis 1957: 195). That balance marked the urban until the beginning of the activities for the preparation of the fascist invasion of Ethiopia of 1935.

The Fascist Period

27 Fascism introduced dramatic changes in Italian colonial policies, and this change is noticeable also in urban policies (Fuller 1991). Colonialism became a key component of the fascist regime’s foreign policy (Di Nolfo 1966: Carocci 1969; Goglia & Grassi (1981; Collotti et al. 2000) and played a great role in its symbolism of power (Mignemi 1988). Fascist propaganda used to put Italian colonial expansionism in a line of continuity with the colonial expansion of Ancient Rome and by so doing invested it with a mystical aura. In this perspective, urban planning became an important component of the fascist policy aimed at the establishment of a “total” society in which the image of an overwhelmingly and unchallengeably superior white race had to be affirmed through all possible means. In this context, architecture and urban planning were expected to play a central role in conveying and establishing, on a territorial basis, the totalitarian imperial dream of the fascist regime (Rava 1938). In the words of Enrico Rava38, one of the senior architects of the fascist period, urban planning was expected to become “not only art and science together, but the highest expression of the art of ruling” (Ciucci 1993: 109, my translation), of which the architect was expected to be the interpreter.

28 In the fascist perspective, architecture and urban planning were a sort of social laboratory, which was meant to inculcate the fascist totalitarian ideology both into metropolitan citizens and colonial subjects39. In the colonial territory this vision was asserted through a dichotomous discourse where the tidy, organised and disciplined European space was opposed to the indigenous space, perceived and described as messy, anarchic, and unruly. In other terms, the classical colonial discourse based on the contrast between “civilisation” and “barbarism” was proposed. Urban planning in the colonial territory had the additional task of disciplining not only the territory but also the indigenous population. In this context, to discipline essentially meant to wipe out the indigenous urban order, which was dumb for the deaf colonial architect that perceived it only in terms of disorder and filthiness40, deprived of any social rationale41. However, it is interesting to note that the main theorists of fascist urban planning, in spite of their negative perception of the indigenous organisation of the urban space, tried to incorporate some local architectural elements in their new master plans. Those local elements, once emptied of their original functional purpose, were proposed as decorative components, to add a local flavour to the fascist vision of the colonial space (Rava 1938: 1295). Nevertheless, this imperial dream of urban cleansing, which was partially implemented in Addis Ababa (Fuller 1996; Patassini 1993) and in other Ethiopian towns42, was much more difficult to implement in Eritrea. In fact, the Italian occupation of Eritrea had lasted longer and there the urban planning wished by fascism

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had to negotiate with a composite pre-existing colonial urban setting, which was not possible to ignore or sweep away.

29 The military preparation for the aggression of Ethiopia of October 1935, with the related sudden increase of the European population, contributed in making the urban planning of Asmara even more difficult. In the early 1930s Asmara was still a small town of 18,000 inhabitants, out of which 3,000 (17%) were Italians. In 1938 the size of Asmara’s population had skyrocketed to 98,000 inhabitants and the Italian community had increased dramatically to 53,000 (54%) (Consociazione Turistica Italiana 1938: 199). This sudden demographic growth reflected the fact that in the colonial perspective, Asmara had changed its political and strategic function and was now, together with the town of Dekamhare, the main operational and logistic headquarter for military activities launched by Fascism against Ethiopia from the so-called Scacchiere nord (the Northern Operational Theatre) (Fornaciari 1937: 23-24; Fossa 1938: 403). Therefore, it was urgent for the fascist regime to accommodate this mass of population, safeguarding, at the same time, criteria of racial prestige by avoiding embarrassing promiscuity between indigenous and Italian populations.

30 This uneasy task was given to the architect Vittorio Cafiero, sent to Eritrea in June 193843 by the Ministero dell’Africa Italiana44 (Ministry for Italian Africa) to accommodate this complex urban and social environment. Basically, Cafiero’s efforts were aimed at integrating the new districts, sprouted disorderedly in the wake of the invasion of Ethiopia, in the new functional and, at the same time, more segregationist fascist vision of urban space (Amoroso 1939). This was done by reorganising the town of Asmara along the earlier criterion of zone system, now adapted to the mutated demographic context. The result of this effort is depicted clearly in a study of the fascist scholar Mario Amoroso on the reorganisation of the colonial urban space. Amoroso reports of an Asmara divided between 53,000 nazionali (Italians) and 45,000 indigeni (Eritreans). In this highly Italianised Asmara, 3,742,500 square metres were allocated to the Italian population and 1,164,300 square metres to the indigenous one, which account for a density of 140 inhabitants per hectare in the European area and 380 inhabitants per hectare in the Eritrean area (ibid.: 391)45. Amoroso in his study makes clear that one of the main concerns of fascist urban planners was to counter the current trend toward an uncontrolled expansion of indigenous districts in the market area into European residential areas46. To contain this trend, the mixed zone was designed as a filter, a “diaphragm” in the words of the author, in which only the commercial or administrative segment of the Eritrean population would have been in contact with European districts. At the same time the zone reserved to the indigenous population was translated to the north-east in order to insulate it from the European area47.

31 However, it has to be emphasised that the implementation of racial bars in Colonial Eritrea both during the Liberal and the Fascist periods was never an easy process as it had to face many contradictions. Various factors concurred to that, among them the poor living conditions of many Italian settlers, which differed little from those of the so-called sudditi coloniali (Taddia 1988: 81). Moreover, many Italians had been living in official or semi-official conjugal relations with Eritrean women for a long time and were not always ready to give up their relationships at the simple request of the fascist authorities48.

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Ascari and Urbanisation

32 If a privileged link existed, connecting the composite set of colonial urban strategies and the Eritrean society, it can be identified in the ascari. The second part of this paper will demonstrate the centrality of ascari in Italian urban strategies both at a territorial and social level. The first aspect that emerges clearly is that, if little investigation has been done on the history of Eritrean colonial soldiers serving under Italian colonial rule49, even fewer efforts have been made in order to assess the role played by Eritrean ascari in the process of urbanisation in Eritrea50.

33 Nevertheless, there is a variety of reasons to justify an attentive and scrupulous investigation of this chapter of Eritrean history. There are figures first of all. Figures are always a sensitive issue for the historian, and this is particularly true in the case of Eritrean ascari. In fact, up to now, in spite of the frequently stated relevance of the recruitment of Eritreans in the colonial army, there are no detailed quantitative studies of this phenomenon and it is extremely difficult to extrapolate precise data from the colonial literature or from archival documents. A case in point is the ambivalent utilisation of the denomination Battaglioni Eritrei (Eritrean Battalions) in the military literature. In fact, often those battalions were not composed exclusively of Eritreans but included soldiers from neighbouring countries, particularly Ethiopia and Sudan. Moreover, after the Italian invasion of Ethiopia of 1935, there was an administrative and territorial reorganisation which substantially expanded Eritrea far beyond its present boundaries, including the whole Tegray and part of Wallo. However, though detailed calculations are still to be made, there are indications which suggest that approximately 130,000 Eritreans served in the Italian colonial army between the years 1890 and 1935 with an apex of roughly 60,000 during the campaign for the invasion of Ethiopia in 1935 (Killion 1998: 91). To fully appreciate the relevance of those figures, it has to be mentioned that the Eritrean population in 1935 was estimated to be around 600,000 (Tekeste Negash 1987: 51). Those figures show clearly that the ascari’s phenomenon had a substantial impact, directly or indirectly, on the whole Eritrean society.

34 The history of ascari goes parallel to the beginning of the Italian colonial expansion in Eritrea. The first official mention of the employment of colonial troops in Eritrea goes back to 24 December 1881, when a small platoon of local troops was organised in Assab with function of police in charge of the enforcement of law and order (Scardigli 1996: 8). However, systematic employment of local soldiers for military purposes started immediately after the occupation of Massawa in 1885. The first batch of troops were recruited among soldiers of sundry nationalities and irregular troops, generically known as bashi-buzuk51, which were serving in the Egyptian garrison in Massawa at the moment of the Italian occupation. This first force was put under the command of Aga Osman, a former Albanian officer of the Egyptian garrison in Massawa (Tracchia 1940: 187). In Spring 1887, also as a consequence of the disastrous defeat suffered at Dog’ali, Italian military authorities decided to reorganise this heterogeneous army of roughly 1,000 soldiers to make it more effective, though the main organisational features of the Ottoman army were retained (Vitale 1960: 125).

35 Generally speaking, the Italian use of colonial troops, in the early period, was marked by inconsistency, mainly due to the lack of complete trust in indigenous troops, which were suspected to defect easily to the enemy at the slightest reverse in combats’

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fortune (Tracchia 1940: 189). The first important change in attitude appeared in the Royal Decree of 11 December 1892, which included colonial troops in the Royal Italian Army, though with a separate and subaltern status52. The Italian attitude toward Eritrean ascari changed further after the military events of the 1890s, and particularly after the battle of , in 1896, when many Eritrean ascari fell under the fire of Emperor Menelik53.

36 After the Battle of Adwa, Eritrean ascari were not employed in military operations in Eritrea until the invasion of Ethiopia launched by Mussolini in October 1935. During this period Eritrean ascari were dispatched along different colonial fronts, namely, Somalia and Libya. Eritrean troops were repeatedly sent to Somalia in 1896, 1908, 1920, 1925, 1926 and 1927 (Vitale 1960: 133). By the time Italy launched its campaign against Libya in 1911, Eritrean troops were organised into nine battalions, increased to twelve in 1913 and later on to fifteen (ibid.: 135) 54. The protracted Libyan campaign represented a watershed in the history of Eritrean colonial troops as well as in the social history of Eritrea at large. From a military point of view, the performances of Eritrean ascari during this protracted and bloody campaign dispelled the last Italian doubts about their employability. However, from a social and economic point of view, the drainage of such a substantial amount of manpower from productive activities55 affected heavily the Eritrean economy and also introduced elements of tension between colonial authorities in Rome and the colonial administration in Eritrea, the latter being caught between the contrasting needs of supporting military operations in Libya and strengthening the Eritrean economy56.

37 Finally, the most significant employment of Eritrean ascari was in 1935 when the Italian Fascist regime launched a massive offensive to invade Haile Sellase’s Ethiopia. To this purpose, Italy raised a huge army of 200,000 soldiers out of which approximately 60,000 were Eritrean colonial soldiers (Badoglio 1937: 249). This campaign had a deep impact on many aspects of the Eritrean society, one of which, as will be discussed later, was definitely urbanisation.

38 Apart from this quantitative dimension other aspects made the military factor relevant to an analysis of the urbanisation process in Eritrea. The most important one was introduced by the Disposizione Ministeriale (Ministerial Provision) no. 39429 of 20 September 1908, known as Regolamento di disciplina per i militari indigeni del Regio Corpo di truppe Coloniali d’Eritrea (Disciplinary regulations for indigenous soldiers serving in the Royal Corp of Colonial troops of Eritrea). Article 31 of the above-mentioned decree, following an old local military tradition, allowed ascari to be joined by their families during military campaigns and also planned the building of entirely new districts in the growing urban centres which were reserved only to ascari’s families, the so-called campi-famiglia (family camps) (Mori 1914: Vol. VI 346). To enforce that policy the regulation made clear that those families which would have established their residence outside military camps would have not benefited from housing allowances normally paid to those families residing in the camps, not even the monthly 15 Italian lira usually paid to those families which, for exceptional reasons, had not found an accommodation in the camp. What is striking in the Italian policy of the campi-famiglia is that it went against the prevailing attitude of suspicion toward the establishment of permanent military settlements in urban areas which was common in the metropolitan territory. In fact, in Italy there was the shared fear that the concentration of troops in urban areas, in a period marked by tense social relations, could have created the possibility

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for insurrectional alliances between working class and soldiers (Del Negro 1989; Davis 1989).

39 The campi-famiglia’s policy, implemented after an initial period of Italian disinterest with regard to accommodation for ascari Wylde (1970: 124), contributed to the sudden growth of urban areas and gave a strong imprint to colonial urban planning in Eritrea. Those military camps, as described in the colonial literature and shown in contemporary iconographic materials, were huge encampments marked by geometrically designed roads57. According to the regulations, each family had its own house, which was built with bricks and had the roof made with stubble, hay and reed. The design was modelled after the local hut known in Italian sources as tucul58. Ascari were expected to build their houses by themselves59, under the supervision of Italian officers, and a basic rule was that building materials were to be, as much as possible, locally available60.

40 Finally, ascari and military in general played an important role in reshaping the colonial landscape through their involvement in the construction of infrastructures. In fact, the building of roads and railways was strictly related to the military and, at the same time, was a determining factor in urban growth61. Railways in particular were originally conceived mainly for military purposes and their design was heavily affected by the development of military events in the region (Astuto 1943: 161-163). In fact, in the original plans of governors Baratieri (Baratieri 1988: 157), first, and Martini (Martini 1895: Vol. I 608), later, the railway was mainly planned to serve for the quick and effective deployment of troops over the territory (Maggi 1996: 51). Also the first aeronautical infrastructures in Eritrea were built in the 1920s for military purposes and employing military manpower (Vitale 1960: 158-159). The first two airports were built in Massawa and Asmara in 1920 and, later on, others were opened in Keren, Agordat, Barentu and Thi’o (ibid.). This effort for the development of colonial infrastructures had a further boost when Fascist Italy started the preparation for the invasion of Ethiopia. To expedite the movement of people and goods, an impressive network of roads was also laid down and completed at an extremely fast pace62.

Toponymy

41 A further evidence of the relevance of the military in the urban history of colonial Eritrea is also attested by toponymy. The few existing studies on Eritrean toponyms focus mainly on pre-colonial period and, unfortunately, deal only with Tigrinya speaking areas (Conti Rossini 1938; Franchini 1983). However, a quick survey provides enough evidence of the colonial and military origin of many Eritrean villages and districts.

42 One of the most recurrent toponyms is Forto, the Eritrean corruption of the Italian forte, which stands for fort or military fortification. Almost all urban centres grown up during colonial time have their own Forto, which, actually, was the pivotal structure around which those centres expanded. That is the case of Agordat, Barentu, Keren63, Mendefera64 and Saganeiti. Some villages are simply named Forto and still bear evidences of military fortifications, built mainly on hilly or mountainous locations. This is the case, for example, of the homonymous village close to the town of Zalambessa on the border with Ethiopia. In Asmara there are places, like Forto Baldissera65 (former

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Fort Bet Makha’e) or Amba66 Galliano67 (Mount Galliano) that had, and in some cases still have, their name associated to those of Italian officers active in Eritrea.

43 Another frequent toponym used to denominate urban districts in Eritrea is Gheza Banda which could be translated, literally, as “House of the Band”. Bandas were irregular troops recruited on a local basis and often under the command of a local chief. Those Banda were employed by the Italians beside regular troops and were mainly used for activities of territorial police or for unconventional warfare (Tracchia 1940: 188). Those units were employed particularly during the fascist invasion of Ethiopia to fight the Ethiopian resistance68. Normally those Gheza Bandas indicate districts originally inhabited by those colonial troops and could be found, for instance, in Asmara and Keren. In Asmara there are two Gheza Banda, the first one is known as Gheza Banda Habasha69 (house of the Abyssinian Banda) and refers to a district originally inhabited by colonial irregular troops. The second one is known as Gheza Banda Telian (House of the Italian Banda). This refers to the fact that this district was originally inhabited by local troops that were later evicted and moved to the area known as Gheza Banda Habasha to make room for Italian troops (Onnis 1957: 137)70. Another interesting example of the relevance of toponymy is the locality of Addi Telleria, which is the result of the combination of the Tigrinya word Addi, which means village, and Telleria, the Tigrinya corruption for the Italian artiglieria corresponding to the English artillery. This testifies of areas originally assigned to artillery batteries or to troops manning artillery (Amanuel Sahle 1984).

44 In the town of Asmara there are still many other areas whose origin could be traced back to their military function. The most important, for example, is the downtown district known as Kommishtato, Tigrinya corruption for the Italian Campo cintato (enclosed camp). A popular Eritrean belief attributes the origin of this name to segregationist policies introduced by the Fascist regime in Eritrea in 1938. The etymology of the toponym Kommishtato would refer to the fascist decision to fence a residential area prevalently inhabited by Europeans, and make it inaccessible to Eritreans. However, the real origin of this name goes back to the earliest phase of the Italian occupation of Asmara. That area was in fact confiscated by General A. Baldissera in 1889 and transformed into a key military operational centre from where the Italian Army co-ordinated its occupation of the southern highlands of Eritrea (Baldissera 1897: 13; Zoppi 1935). Therefore, at this stage, its being fenced was inspired mainly by security reasons rather than by segregationist policies.

45 Another example of toponym related to the military is the district of Asmara known as Deposito (the Italian for warehouse) or Deposito invalidi (disabled’s warehouse). It refers to an area where there were military warehouses (Deposito), later on transformed into residences for disabled veterans (invalidi) or retired colonial troops. In the same way, the district of Villaggio Genio (Village of the Genio) refers to an area originally assigned to troops from the Engineers Corps (Genio in Italian), normally in charge of building and maintaining military infrastructures. Another example of urban settlement associated with the military is the so-called Villaggio Azzurro (Blue Village), which represents an interesting case of historical continuity. In fact, Villaggio Azzurro was built in the 1930s by fascists as a reward to decorated Eritrean war veterans and their families (Amoroso 1939: 393). Villaggio Azzurro takes its name from the blue colour of the ribbon used in the Italian army to attach military decorations and which, in the Italian tradition, was also both the symbol of military bravery and of the Savoia

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royal family71. A peculiarity of this district is the fact that it was a development of a military camp established in the area at the early stage of Italian colonialism, known as Campo Galliano, from the name of general Galliano (Paoli 1908: 57). Interestingly enough in the same area, later on, the Ethiopian military regime of the Derg built a residential camp for Eritrean soldiers enrolled in the elite corps known as commandos which was popularly named Campo Kunama, after the name of the ethnic group which was prevalently settled in that camp.

46 Similarly the two districts of Tabba, originally also known as Tabba Generali and Tabba Geltemtem, refer to areas where military convoys used to stop in order to rest and change their exhausted quadrupeds for fresh ones (Yshaq Yosef 1993: 35). In fact, Tabba is the local corruption of the Italian tappa, which literally means “stopping place” and in the military jargon referred to a place where soldiers could change their horses, leave or fix their carriage, and get food. The now disused toponym May Botoloni72 (Waters of the Battalion) refers to an area in old Asmara where there was a river used by colonial troops to water their horses and mules. In fact Botoloni (Amanuel Sahle 1984: 84) is the Tigrinya corrupted version for the Italian battaglione which means battalion (Yshaq Yosef 1993: 35). Finally another interesting example of toponym related to the military is the name of Haddish Addi (New Village), given both to a district in Asmara and to one in Mandefera. In the Tigrinya-speaking highlands of both Eritrea and Tegray, the name Haddish Addi indicates villages which were originated by migrations or displacement of a group from its original settlement (Conti Rossini 1938: 806). In the case of Eritrea, often, this name indicates military origins, as it bears evidence of the migration towards Eritrea of peoples from the Ethiopian regions of Tegray and Gojjam, looking for job opportunities and particularly for recruitment in the Italian colonial army. In this case, the name Haddish Addi testifies of an area given by the colonial authority to exogenous communities, through exceptional procedures of land allocation. By so doing the colonial administration circumvented the otherwise strict regulations of customary laws which, even in urban centres, allocated land to the original inhabitants through a complex system of inheritance (Conti Rossini 1916: 148).

Social Consequences of the Military on Urbanisation

47 In Eritrea the process of urban growth related to the settlement of colonial troops is also important for its economic and social implications. Apart from the human costs of this process in terms of forced dislocation of indigenous communities from their ancestral land, as in the case of Bet Makha’e, this process is also crucial for an understanding of some structural transformations of Eritrean society during the colonial period. From an economic point of view it has to be stressed that ascari as a social category were de facto a sort of elite, due to their pay which, particularly during military campaigns, was definitely beyond the average wages that Eritreans could earn in the colonial labour market (Vitale 1960: 101-102). As already mentioned this prompted serious imbalances in the Eritrean labour market. On one side it created a shortage in the availability of manpower for productive activities particularly in agriculture. Indicative of this situation are figures reported by G. Simonini (1940 quoted in Tekeste Negash 1987: 51), who in a very interesting study mentioned the dramatic shortage of manpower in the region of Särae where, out of a population of 111,664 inhabitants only 21,909 were gäbbar73 (farmers) when approximately 25,000 were

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recruited as ascari. The impact of this trend on colonial economy is demonstrated also by the fact that Colonial authorities were forced to introduce legislative measures aimed at encouraging the migration of manpower from neighbouring countries74 and at the same time curb wages in order to contain inflation (Guidotti & Gubellini 1936). This trend, beside affecting substantially the agricultural sector, also led to a reconfiguration of labour composition in Eritrea by stimulating a massive flux of immigrants from the destitute region of Tigray, ravaged by internecine conflicts and political instability (McCann 1985; Gebru Tareke 1996: 85-87). A further result of this process was also an increased involvement of women in agricultural production though they were still employed mainly in the framework of traditional agriculture (Taddia 1986: 258).

48 With regard to the urban factor, the massive enrolment of ascari had a significant impact on the development of urban centres, not only in quantitative but also in qualitative terms. In the racially-inspired urban planning of Italian colonialism, ascari were perceived as privileged actors acting as a sort of filter, or buffer, between European and indigenous districts. This function of buffer was at the same time physical and social. In fact, in the colonial urban planning special attention was given to ascari and their families (Amoroso 1939: 393) 75, whose “loyalty” to the colonial administration was rewarded with the allocation of land or housing facilities in urban areas76. The above-mentioned area known as Villaggio Azzurro is a case in point. It is interesting to note that in many cases those areas assigned to ascari were in the so- called mixed zone bordering the European zone. From this point of view it is possible to affirm that in colonial urban planning, districts inhabited by ascari were conceived as cultural and physical buffers between European and indigenous districts (Onnis 1957: 165).

49 However, in the colonial town ascari were given a more complex social role as they were expected to act as a social filter between colonial administration and colonial subjects. This was to be achieved through a complex and gradual process of co-optation of ascari in the colonial apparatus, which started from the very first stage, their recruitment. In fact, in the recruitment priority was given to married candidates, and this for two main reasons77. Married soldiers were expected to be more reliable, as family responsibilities would have kept them bound to respect their term of service and even renew it, thus providing the colonial army with a precious nucleus of senior and experienced soldiers. Moreover, the colonial administration looked at ascari’s families as an important element in the process of construction of the colonial subject. Particular attention was given to ascari’s children, which, due to their early and constant contact with the colonial administration were expected to grow loyal and dedicated to the colonial cause (Vitale 1960: 119). This is a pattern which can be observed at the very early stages of Italian colonial rule. An example of this is reported in Renato Paoli’s memoirs where he mentions the case of the former Fortino Vigano, located at the entrance of Asmara from the Massawa road. Paoli (1908: 55) reports that this former fort had been converted to a training centre for Eritrean scium-basci—a sort of non-commissioned officers—and that their families lived in the compound, where ascari’s children, also mentioned as diavoletti78, were the object of special attention on the side of Italian officers.

50 In this process of construction of ascari and their families as colonial subjects and privileged social actors, a special role was attributed to language policies. In fact, since

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the earliest period of Italian colonial rule over Eritrea, a particular emphasis was given to the teaching of the Italian language to colonial troops. Already in 1892 General Baratieri, then military governor of Eritrea, theorised the necessity of building and consolidating loyalty among ascari and their families through both the teaching of Italian and the free allocation of land (Baratieri 1988: 146). This policy was reiterated and clearly stated in the Disciplinary regulations for indigenous soldiers approved in 1908, which in Article 14 envisaged the necessity of teaching Italian to all ascari, thus establishing the command of this language as one of the main prerequisites for the eligibility to promotion (Mori 1914: Vol. VI 333). From those regulations it is possible to infer that, in the colonial strategy, the so-called campi famiglia were expected to be islands of Italianised Eritreans, mediating spatially and socially between the colonial authority and the rest of colonial subjects.

51 However, the final stage of this process of co-optation of ascari in the colonial apparatus was achieved through promotions, and the recruitment in the lower level of colonial civil service after their retirement from the army. Promotions were given to colonial soldiers on the basis of their military merit and of years of service. They consisted of decoration with special medals, concession of gun licences, and attribution of honorific titles borrowed from the local military tradition (Vitale 1960: 109)79.

52 Honorific titles like Saleqqa80, Balambaras81, ‘Ona82, Grazmacc83, and Fitawrari84 were awarded during very formal ceremonies in Asmara, normally held in the presence of the Governor of the colony, and usually in coincidence with the celebration of the festivities of Mäsqäl85 for Christians and ‘Eid el Fetr for Muslims 86. Decorations and promotions operated mainly at the level of the symbolism of power. However, a much more direct, and socially effective praxis of co-optation, was the recruitment of retired ascari in the colonial administration, where a variety of positions, ranging from interpreters, telephone and telegraph operators, to administrative clerks, were reserved to colonial subjects87.

53 This wide spectrum of social and administrative involvement in the colonial administration made the ascari the nucleus of an urban elite whose role in the development of Eritrean nationalism has still to be fully investigated88. It is in fact apparent that ascari’s massive employment in different fronts had a significant impact in their perception of religious, ethnic, and racial identities. Serving under the same flag, though being from different linguistic, religious and ethnic communities, they played an important role in smoothing, at least partially, consolidated localism and ethnic-based antagonisms, and paved the way for the development of a germinal Eritrean nationalist feeling89. Colonial urban policies, through the key mediation of ascari, played a further important role in the re-definition of ethnic, religious and national identities. At the same time, as mentioned earlier, those policies substantially influenced patterns of migration from neighbouring regions.

54 A precious instrument to understand those developments is the military documentation and particularly military regulations implemented by the Colonial army. In fact, those regulations used to put a lot of emphasis on the respect of the Italian flag90 as the main aspect in the definition of loyalty and allegiance. At the same time, religious, ethnic or regional identities, though respected and, to a certain extent, also used as criteria in the organisation of the army, tended to be confined to the sphere of private matters91. In fact ultimately those regulations tended to inculcate

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loyalty to platoons, battalions and divisions as the main factor for the development of solidarity and cohesion among colonial troops92.

55 Analysing the role of the military factor in the pre-colonial urban history of Ibadan, Ruth Watson (1999) states that “warfare generated an idea of political community. On the battlefield, warriors led their soldiers on the name of Ibadan”. Similarly, also with regard to colonial Eritrea, it can be affirmed that “warfare generated an idea of political community” though in this case the model of political community was suggested by an exogenous force, the colonial authority and ascari were led on the battlefield in the name of Italy. Nevertheless, though still little explored, this remains an important part of Eritrean history, crucial for an in-depth understanding of some of the roots of Eritrean nationalism.

56 In the light of what I have just exposed, it appears that the military factor played a crucial role in the urban history of colonial Eritrea. Therefore, the study of military urbanisation provides the analytical tools necessary for a correct assessment of Eritrean urban history and, generally speaking, for a better understanding of the Eritrean colonial milieu. The role of the military was crucial in reshaping both the physical and social landscapes of colonial Eritrea. In fact, on one side the military factor dictated priorities in the development of early colonial urban settlements and, on the other side the military was also crucial in determining the social and political make-up of the colonised society. In this process the centrality of Eritrean colonial ascari is apparent because of both the quantitative and qualitative dimension of their involvement. Finally the involvement of Eritrean ascari in the urbanisation process also bears heavy consequences for the development of Eritrean post-colonial society.

57 To this regard, colonial literature provides ample evidence of a policy of co-optation aimed at transforming colonial troops into privileged social actors destined to mediate between colonised and colonisers. In this process of construction of the colonial subject, urbanisation played a very important role. In fact, the urban space can be represented as the ideal social laboratory of colonialism, where ethnic, regional or national identities were moulded, renegotiated and finally redefined. Urbanised ascari were, again, central in this process of redefinition of identities as they were more exposed to colonial culture and also because part of their military training and discipline was specifically aimed at interiorising those new identities. As a result of this long and composite process, urbanised ascari can also be identified as a core component of the germinal Eritrean urban elite.

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NOTES

*. A draft version of this article was first presented at the international Workshop on “Urbanism and urbanisation in Eastern Africa, c.18th century to 1980”, organised in Nairobi (2-4 July 2001) by the British Institute for East Africa, to which I am deeply grateful for the financial and academic support it provided to my research. I am also most grateful to all friends and colleagues who patiently read this article and enriched it with their precious comments. 1. Ascari derives from the Arabic ‘askarī, which means soldier. 2. I am referring here to the well-established scholarly tradition developed both by Ethiopian scholars and Western Ethiopianists which describes the history of the region in terms of a continuous and consistent process of development of the Ethiopian nation-state from antiquity till the present time. Significant examples of this tradition are E. ULLENDORF (1960) S. RUBENSON (1976), GETACHEW HAILE (1986). 3. The latest developments of this theoretical approach could be found in the publications of TEKESTE NEGASH (1997), ALEMSEGHED ABBAY (1998) and P. HENZE (2000). 4. An interesting discussion of pre-colonial urbanism in Africa in C. COQUERY-VIDROVITCH (1992). For an updated analysis of urban history in Easter Africa see the Proceedings of the workshop on “Urbanism in Eastern Africa” edited by A. BURTON (2001-2002). 5. For a critical discussion of the development of Eritrean historiography, see BAIRU TAFLA (1994). 6. Relevant exceptions are R. PANKHURST (1982) and G. GRESLERI et al. (1993), which both cover important aspects of Eritrea’s urban history. Up to now the scholarly production on architectural and urbanistic aspects of Italian colonialism tended to focus more on the fascist period giving, therefore, priority to the “Imperial” architecture developed in Ethiopia, see M. TALAMONA (1985),

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A. BORALEVI (1986) and M. FULLER (1991, 1996). However, a new season of research focused on a more global approach to the urban history of Eritrea seems to unfold in the last recent years. I would like to mention the research project launched in 1997 by the Faculty of Architecture of the University of Torino, under the supervision of Anna Gilibert and focused on the training and activity of Italian architects and engineers working in Eritrea between 1907-1920. Unfortunately the project has been interrupted because of the Eritreo-Ethiopian conflict of 1998-2000 but there is hope that it will continue. Also very promising is the research project on the urban history of Asmara carried out by Francesca Locatelli, a PhD candidate at SOAS focusing on gender, race and urban space. Impressive is also the material presented in E. DENISON et al. (2003). 7. Indeed colonial literature did not entirely deny the existence of urban developments in ancient times but tended to attribute it mainly to the influence of foreign civilisations, particularly from the Arab Peninsula (CONTI ROSSINI 1928: 99-111). 8. The Italian colonial officer and scholar Ruffillo Perini, on the basis of oral tradition he collected in the area, suggests a later period for the arrival of the Chewa, which he dates back to the 17th century (PERINI 1905: 65). 9. The Italian scholar A. POLLERA (1935: 120) identified the existence of 66 villages whose origin was attributed to those military settlements. 10. To this regard an important theme in the history of the region, which has not been fully analysed yet, is the role of Muslim trading communities in the growth of urban centres. Important contributions in this direction in M. ABIR (1966), R. PANKHURST (1984), HUSSEIN AHMED (1985, 2001), J. MIRAN [Forthcoming 2004]. 11. On Egyptian ambition in the region see G. H. TALHAMI (1979) and ADHANA MENGSTEAB (1990). 12. Sheftennät derives from the root shäffäta which means to rebel against the authority. Sheftas in the local tradition refers both to common bandits as well as to the romantic character of the “social bandit” discussed by HOBSBAWM (1969). On the social and political implication of this form of banditry see R. CAULK (1984) and T. FERNYHOUGH (1986). 13. A partial exception can be found in the town of Massawa, which, under Egyptian occupation, experienced a process of substantial development of its infrastructures as well as of its economic activities in general (ODORIZZI 1911: 118-120; TALHAMI 1978). 14. F. MARTINI (1895: 38-40) reporting about his visit to Eritrea made in 1891, provides a vivid and appalling description of the masses of starving people coming from the region of Tegray who were dying of starvation and consumption at the outskirts of Massawa. 15. On the relationship between geography and Italian colonial conquests see E.CASTI MORESCHI (1998) and GAMBI (1994). 16. Later on the fort was renamed Fort Baldissera, in honour of the Italian general responsible for military operations in the Colony (BIZZONI 1897: 335). 17. Member of the Italian Parliament and former Minister of Education, Ferdinando Martini was initially a strong opponent of Italian colonial involvement in the region. It was only after his visit to Eritrea in 1891 as member of the Commission of Enquiry set up by the Italian Parliament that he changed his attitude and started supporting the cause of Italian colonial expansionism. On Martini colonial policies see the collection of articles by A. AQUARONE (1989). 18. The transfer of the capital of the colony to Asmara was not the result of a formal deliberation but was rather a de facto action taken by governor Martini. 19. A detail discussion of financial policies and investments in colonial Eritrea in I. TADDIA (1985). 20. Decreto Governatoriale no. 137 of 3 August 1902, in Bullettin Ufficiale della Colonia Eritrea, 9 August, 1902, no. 32, that included only the first part of the master plan for the town. 21. Decreto Governatoriale no. 196 of 29 April 1903, Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 2 May 1903, no. 18.

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22. Decreto Governatoriale no. 206 of May 9 1903, Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 16 May 1903, no. 20. 23. Decreto Governatoriale no. 798 of 23 October 1908, Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 1 November 1908, no. 42. 24. Decreto Governatoriale no. 938 of 16 August 1909, Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 1-5 August 1909, no. 33. 25. In a broader context this debate echoed a wider debate developed in European intellectual circles in the 19th century among intellectuals like Renan, Müller, and Burnouf supporting the theory of the determinant role of Aryan nomadic tribes in the development of European civilisation and intellectuals like Cattaneo, Thierry, and Guizot who argued that the Mediterranean urban model, based on communes, was to be considered a key element in the European civilisation (THOM 1990). 26. With regard to British colonial urban planning, Anthony D. KING (1976: 24) speaks in terms of “an example of comprehensive and positive planning theory put into practice by government many decades before this became feasible in the metropolitan society”. 27. First conceived by Governor Martini, this decree was developed and finalised later on by his successor Governor Giuseppe Salvago Raggi (ONNIS 1957: 176). 28. In fact, decree 798 provided only a cartographic description of zones 1 and 2, without specifying either their social or racial connotation. 29. The Decreto Governatoriale no. 787 of 8 October 1908 had established that Arabs, Egyptians [sic], and Indians were to be considered as assimilated to the status of colonial subjects. See Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 8 October 1908, no. 787. 30. Decreto Governatoriale no. 814 of 19 December 1908, Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 24 December 1908, no. 52. 31. “Ordinamento fondiario per la Colonia Eritrea”, Regio decreto no. 378, 31 January 1909, Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 15 July 1909, no. 28. 32. Odoardo Cavagnari was invited to Eritrea by Governor Salvago Raggi in 1911 to carry out feasibility studies for aspects of hydraulic engineering related to agricultural settlements. In 1914 Cavagnari was appointed director of the so-called Ufficio Tecnico of the Municipality of Asmara, the department in charge, among others, of urban planning. It was in this position that he designed the two above-mentioned master plans (PUGLISI 1953: 176). 33. Evidence of this development can be found in the appearance in the urban space of buildings reserved to the financial sector. This is the case of the branches of the Banca d’Italia (Central Bank) opened in Asmara (2 February 1914), Massawa (15 April 1914), Keren (16 August 1917) (TUCCIMEI 1999: 91-94). 34. The organisation of the urban space along racial lines and the use of green areas as territorial markers and barriers between indigenous and European districts is a practice common also to other colonial contexts. An example of this in D. N. RASTER (1973). With regard to French colonial urban planning, interesting analysis in P. RABINOW (1989) and G. WRIGHT (1991). 35. Decreto Governatoriale 21.01.1914 n. 1909, in Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 22 January1914, no. 4. 36. To this end, a precious resource is the Bullettino ufficiale delle Colonia Eritrea, which collects all the legislative as well as administrative decisions taken in, or regarding colonial Eritrea. Particularly with regard to building permissions the Bullettino Ufficiale provides detailed information concerning the surface allocated for building purposes, the sum paid for the purchase, as well as the district or region of origin of the purchaser. 37. This interesting phenomenon of substantial involvement of women in the urban growth of colonial Eritrea can be partially explained as a stratagem adopted by Italian officials to circumvent limitations introduced by Art. 158 of the above mentioned “Ordinamento fondiario

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per la Colonia Eritrea”, Regio decreto no. 378 of 31 January 1909. In fact, Art. 158 sanctioned that both civilian and military personnel of the colony were not entitled to apply for whatever form of land concession. Therefore, it seems that a common practice to avoid this legal obstacle was to register land for building purposes under the name of the indigenous partner that many Italian officers and colonial administrators used to have at that time. For this note I am indebted to Fratel Ezio Tonini of the Pavoni Library in Asmara. 38. The son of Maurizio Rava, an important colonial administrator and Governor of Somalia between 1 July 1931 and 7 March 1935, Enrico Rava devoted a great deal of energy to the development of an Italian colonial architecture with its own specific architectural features. 39. It is worth reminding that the hectic activity of urban planning and architectural re- definition of urban space witnessed in the colonial territory during the fascist period, was paralleled by a similarly intense activity in the colonial metropolis. In fact, between 1934 and 1937 authorities in charge of urban planning approved many new master plans for Italian towns and also launched works of substantial architectural reorganisation of urban areas (MIONI 1980). 40. Examples of this attitude in BOSIO (1937), GUIDI & VALLE (1937). Indeed fascist architects seem not to have benefited from the scholarly production developed in the “classical” Italian colonial literature, which could have provided them with a better understanding of the local concept of territory and urban space. I think particularly of studies like A. POLLERA (1913) and C. C ONTI ROSSINI (1916). 41. However, few critical voices among the choir of fascist architects and urban planners tried to develop a more balanced approach to local architectural and urban traditions. An example of this in R. PARTINI (1938). In this article the author points out that the dismissive approach toward indigenous architectural traditions might be a stereotype and as such in need of being revised. 42. Two main episodes gave fascist urban planners the opportunity to redesign Addis Ababa’s urban space. The first episode was the flight of the Emperor Haile Sellassie in front of the advancing Italian army, who left the capital in a state of anarchy and at the mercy of looters and arsonists. The second episode was the ruthless retaliation unleashed by the colonial administration against Ethiopian civilians after the attempted assassination of Marshal Graziani in February 1937. Both episodes led to the arson of indigenous districts with the destruction of hundreds of houses (BADOGLIO 1937: 203; POGGIALI 1971: 182). 43. Cafiero, an architect and member of the Consulta centrale per l’edilizia e l’urbanistica (Central Commission for Urban Planning and Building) was dispatched to Asmara after a master plan previously endorsed by the Colonial administration in Eritrea in 1937 had been invalidated by the Ministero dell’Africa Italiana on charge of procedural irregularities. Documental evidence of this episode in the Central State Archive (ACS) in Rome, see the director of MAI DGAff. Civili [Teruzzi] to Governo Asmara, Concorso piano regolatore centro Asmara, Roma, 29 December 1937, Telegram, ACS- MAI B. 103 f. 2. 44. Instituted in April 1937, the Ministero per l’Africa Italiana reflected a mutated perception of the role of colonial policies in the political vision of the fascist regime. The establishment of the new ministry made official, from an administrative point of view, the existence of large Italian colonial acquisitions in Africa and laid the foundation for their more effective social and economic control (MARINUCCI 1963: 134-136). 45. Actually Amoroso’s article is mainly based on a report submitted by architect Cafiero at the meeting of the Consulta Centrale per l’Edilizia e l’Urbanistica held in Rome on 5 April 1939. Copy of this report in the Central State Archive in Rome, Progetto del Piano Regolatore della città di Asmara Arch. Vittorio Cafiero ACS-MAI B. 106 f. 2 46. It is interesting to notice that the Italian scholar, referring to the development of indigenous districts into European areas, uses the verb incunearsi which in Italian means to wedge in,

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conveying very clearly how uneasy were fascist urban planners in their perception of the contact between colonisers and colonial subjects in urban context. 47. Progetto del Piano Regolatore della città di Asmara Arch. Vittorio Cafiero ACS-MAI B. 106 f. 2. 48. On the contradiction of Italian colonial racism see also: G. CAMPASSI (1987); L. GOGLIA (1985, 1992: 97-115); F. LE HUEROU (1994); G. BARRERA (1996); B. SORGONI (1998) and RUTH IYOB (2000). 49. The literature dealing with Eritrean ascari can basically be divided into two main categories: colonial and post-colonial. The abundant colonial literature, which as a genre continued largely after the end of Italian colonial rule, produced mainly in form of memoirs by former Italian officers, tends to focus on stereotypic representation of ascari, which are portrayed as loyal and brave servants of the Italian flag. A general patronising attitude is the main feature of this kind of production and little room is given to the analysis of social and cultural issues. On the other side, the scanty post-colonial production tends to focus on a more rigorous historiographic approach, but, unfortunately it is a very limited production (SCARDIGLI 1996), regrettably limited to the early years of Italian colonialism, and based only on archival sources. For a broad overview, see AMANUEL SAHLE (1988). For a brief review of part of the colonial production, see also UOLDELUL CHELATI DIRAR (1996). 50. This theme is partially developed in F. APOLLONIO (1993). 51. The name Basci Buzuk is of Turkish origin and meant literally “scatterbrained heads”. Originally those soldiers were part of the Ottoman army and were recruited on a local basis. They were mainly utilised for police activities, to collect tributes and to escort Ottoman authorities. C. G. PINI (1912: 75). 52. Regio Decreto no. 707 of 11 December 1892 n. 707, in A. MORI (1914: Vol. II, 555). 53. G. F. H. BERKELEY (1969: 345-346), in his detailed analysis of the battle of Adwa estimates losses among ascari in terms of about 2,000 killed and 958 wounded. Moreover, 406 of the Eritrean ascari made prisoners by Menelik were sent back mutilated of their right hand and left foot. 54. To contain the drainage of manpower many of those new battalions were strengthened with the recruitment of troops from neighbouring countries of Ethiopia, Yemen and Sudan. 55. A parallel development that led to a further exasperation of this trend was the outbreak of the First World War which led to an increased need for colonial troops to be dispatched over Italian colonial territory in Northeast Africa. 56. Documentary evidence of this can be found in the correspondence between the Governor of Eritrea Giuseppe Salvago Raggi, the Italian Minister of Foreign Affairs Di San Giuliano, and Ferdinando Martini (at the time minister of colonies) part of which is reproduced in the appendix to M. A. VITALE (1960: 198-204). Mention of this debate also in TEKESTE NEGASH (1987: 50). 57. Pictures of those campi-famiglia in L. GOGLIA (1998: 239 [pict. VII, 9]) and M. A. VITALE (1960: 112, 120). 58. The world tucul was borrowed by Italian colonial literature from the Arabic. In fact, in Tigrinya this kind of house was named agdo. It has to be emphasized that dwelling habits of Eritrean highlands tended to consider the agdo mainly as a temporary habitation (CONTI ROSSINI 1916: 147). 59. Pictures showing this building activity in R. PIANAVIA-VIVALDI (1901: 48-49). 60. This was done in order to minimise costs of production (VITALE 1960: 118). 61. The real dimension of the involvement of ascari and of Eritrean labour at large in building colonial infrastructures remains still a little investigated and controversial topic. JORDAN GEBRE- MEDHIN (1989: 60) seems to support the hypothesis of a massive involvement of Eritreans under schemes of forced labour. However, in his discussion of the subject he does not provide relevant figures and fails to put the phenomenon in an historic perspective. On the opposite, YEMANE MESGHENNA (1988: 183), in his analysis of colonial economic policies in Eritrea, supports the idea that the involvement of Eritrean labour was probably minimal, due to the massive recruitment in

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the colonial army, and he suggests a major role to be attributed to migrant labour from neighbouring countries. A similar argument, with abundance of figures, is developed in R. PANKHURST (1971). This paper deserves special attention because it also analyses in details the involvement of Italian labour in the building of infrastructures during the Fascist period with particular attention to the relations between employers and employees. 62. This activity, though depicted with extremely emphatic and propagandistic words, is documented in a copious literature produced during the colonial period (ARCANGELI 1936; BATTAGLINI 1938; COBOLLI GIGLI 1938, 1941). 63. In the case of Keren, military fortification were developed over pre-existing Egyptian structures (BIZZONI 1897: 192). 64. The Adi Ugri of colonial sources. 65. General Antonio Baldissera, dispatched to Eritrea in 1887, took part in the main military and diplomatic developments which led to the establishment of Eritrea as an Italian colony. Governor of the colony from 22 February 1896 to 3 March 1897, Baldissera planned the main military and civilian infrastructures of the colon, including Fort Bet Makha’e (PUGLISI 1953: 31). 66. Amba indicates a special orographic conformation of Eritrean and Ethiopian landscapes. It refers to mountains with a flat top and steep slopes. 67. Colonel Giuseppe Galliano, in Eritrea since 1887, took part in many of the colonial battles fought in Eritrea. He had a major role in the battle of Coatit (13 March 1895) and in the siege of Enda Yesus (8 December 1895-21 January 1896). He died in the Battle of Adwa (March 1, 1896). See G. PUGLISI (1953: 137). 68. There is a rich Italian colonial literature dealing with bandas. Among many: L. VALLAURI (1939); A. FERRARI (1940); L. FAZI (1968). 69. Habasha, derives from the Arabic habasha which means immigrants. It is used to indicate the Semitic speakers of both Eritrean and Ethiopian highlands. The origin of this name has been a very debated issue. Colonial literature tended to identify the Habasha with immigrants from the Arab peninsula which would have contributed to the development of local civilisation. More recent scholarly approach tends to suggest the opposite. On the controversial use of the ethnonim Habasha, see CONTI ROSSINI (1906), E. ULLENDORFF et al. (1971: 3-9); R. PANKHURST (2002). 70. Y SHAQ Y OSEF (1993: 63), on the basis of oral sources, suggests a different origin for this toponym. In fact he affirms that the area takes its name from the presence of officers of the Italian Military police known as Carabinieri who were presumably responsible for sections of the colonial army. 71. For this explanation I am indebted to the deep and meticulous knowledge of my friends and colleagues Giancarlo Stella and Alessandro Volterra. 72. In Tigrinya may means water. 73. Gäbbar from the root gäbära (to pay tribute) in the highlands of Eritrea and northern Ethiopia refers to free peasants who were subject to the payment of tribute. In a broader sense is used to indicate farmers. 74. Decreto Governatoriale no. 181 of 25 March 1903, “Immigrazioni operai, mano d’opera e contratto di lavoro”. On this aspect see also I. TADDIA (1986: 255). 75. A first step in this direction was the Gubernatorial proclamation of 20 June 1896, issued by Governor Baldissera. The proclamation stated that loyal ascari had to be rewarded with the allocation of land and houses in abandoned villages. In Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 3 July 1895, no. 77. 76. However, as pointed out to me by my friend and colleague, the late Dr Alexander Naty, this trend can be noticed mainly among some of the different ethnic groups which compose Eritrea. More precisely this tendency toward urbanisation in the colonial time seems to be more common among the inhabitants of Eritrean highlands. On the opposite, some populations like Kunama and

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Nara appear to have been left more or less extraneous to this phenomenon. An interpretation of this phenomenon can be the fact that in the western lowlands of Eritrea, where those populations are traditionally settled, there was much less demographic pressure and, consequently, fewer problems in accessing the land. Therefore, the push toward urbanisation was irrelevant. This can explain why very few members of those communities were absorbed in the colonial administration and even those who served as ascari, after their draft went back to their previous rural style of life. 77. It is worth noticing how those policies contradicted the main practice in use in the colonial metropolis where normally Italian officers and soldiers were discouraged from having family ties (DEL NEGRO 1988; CARDOZA 1989). 78. For the etymology of this word which in Italian means little evils, R. PIANAVIA-VIVALDI (1901: 34) suggests that its use in Eritrea derived rather from an Italian adaptation, by assonance, of the Arabic walad (pl. awlad), which means boys and commonly used in Massawa. 79. On the indigenous tradition of titles, see AYELE TEKLE-HAYMANOT (1965). 80. Commander of a thousand men. This title was given after ten years of service. 81. Commander of fortified places. This title was given after ten years of service. 82. This title, which in Saho language correspond to “chief of a tribe” or of a section of a tribe, was given only to Muslim soldiers and was an equivalent of balambaras. 83. Commander of the left wing of the Army. This title was given to already decorated soldiers, after fifteen years of service. 84. Commander of the vanguard. This title was given to already-decorated soldiers after twenty years of service. 85. Mäskäl, is the festivity of the Cross which the Orthodox tradition associates with the arrival of a relic from the Cross of Jesus Christ. This festivity also marks the end of the rainy season and has therefore an apotropaic function as auspices of fertility for the land (POLLERA 1926: 308-309). 86. Those festivities were sanctioned as official holidays of the colony by the Decreto Governatoriale no. 1628 of 10 September 1912, in Bullettino Ufficiale della Colonia Eritrea, 12 September 1912, no. 37. 87. Waiting for more detailed investigations, empirical evidences of ascari’s role as nuclei of an Eritrean urban elite can be found looking at biographical dictionaries (PUGLISI 1953; KILLION 1998; ROSSINI 1989). Another precious source of information is I. TADDIA (1996). 88. Some general reference to this theme in F. LE HUEROU (1999). A more complete discussion of the emergence of a germinal Eritrean bourgeoisie in the last period of Italian colonial rule in TADDIA (1986: 263). 89. It has to be recollected that a few decades earlier, after its unification, Italy had undergone a similar process of nation building which saw the involvement of the army as one of the privileged lieu where to weld the Italian national identity. Even more important is the fact that many of the officers involved in the colonial experience had been actively involved in that process in the motherland (GOOCH 1989: 9). 90. Regolamento di disciplina per i militari indigeni del Regio Corpo di truppe Coloniali d’Eritrea, Art. 9, pars. 33-34. 91. Ibid., Art. 8, par. 32. 92. Ibid., Art. 6, par. 24.

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ABSTRACTS

In the process of urbanisation experienced by Eritrea, between 1890 and 1941, under Italian colonialism a major role was played by the military component. Military priorities were crucial in determining lines of development in the early colonial urban planning in Eritrea as the criteria of military defensibility, rather than economic or functional priorities, had significantly influenced the main patterns of early colonial settlements in the region. The military factor was also important in determining the nature and extent of the interaction between colonial urban planning and Eritrean society. In this process a major role was played by Eritrean colonial troops, known as ascari. In virtue of their close relation with the colonial authority ascari became a sort of buffer between colonized and colonizers and, therefore, were partially involved in the colonial strategy aimed at reshaping the social and economic landscape of Eritrea. Ascari were instrumental in the colonial attempt to set up the composite set of relations and strategies which constituted the colonial milieu. Urban history of colonial Eritrea represents one of the ideal subjects for the study of the development of the colonial society in which colonial soldiers were important actors as builders of social and territorial urban spaces.

Le facteur militaire a joué un rôle important dans le processus d’urbanisation de l’Érythrée entre 1890 et 1941, pendant la période coloniale italienne. Les priorités militaires ont été plus déterminantes que les priorités économiques ou fonctionnelles dans le choix des lignes de développement dans l’urbanisme des débuts de la colonie. Le facteur militaire a également été décisif pour déterminer la nature et l’étendue de l’interaction entre l’urbanisme colonial et la société érythréenne. Les troupes coloniales érythréennes, connues sous le nom d’ascaris ont joué un rôle majeur dans ce processus. Du fait de leurs relations étroites avec les autorités, les ascaris sont devenus une sorte de tampon entre les colonisateurs et les colonisés et, pour cette raison, ont été en partie impliqués dans la stratégie coloniale qui visait à redéfinir le paysage économique et social de l’Érythrée. Les ascaris ont joué un rôle décisif dans la tentative menée par les autorités coloniales de mettre en place un ensemble de relations et de stratégies qui ont constitué le milieu colonial. L’histoire urbaine de l’Érythrée représente un sujet idéal pour l’étude du développement de la société coloniale dans laquelle les soldats coloniaux ont été des acteurs importants en tant que créateurs d’espaces urbains sociaux et territoriaux.

INDEX

Keywords: army, ascari, colonialism, colonial troops, elites, Italian colonialism, racism, toponymy, urban planning, urbanisation Mots-clés: armée, ascaris, colonialisme, troupes coloniales, élites, colonialisme italien, racisme, toponymie, urbanisme, urbanisation Geographical index: Eritrea, Érythrée

AUTHOR

UOLDELUL CHELATI DIRAR University of Asmara.

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La commémoration du génocide au Rwanda Violence symbolique, mémorisation forcée et histoire officielle

Claudine Vidal

1 Les commémorations publiques des désastres extrêmes, ravivant le souvenir des souffrances endurées, sont des rites fatalement cruels. Mais, à la douleur des souvenirs tragiques, les cérémonies commémoratives ajoutent les effets de leur propre violence symbolique, une violence dont la gravité et les formes diffèrent selon les cas mais qui peut, elle aussi, se révéler extrême. Il suffit de rappeler un ensemble de traits généraux, inhérents à de telles commémorations, pour comprendre qu’elles ne peuvent faire l’économie de cette violence.

2 La cérémonie commémorative, organisée par les pouvoirs, procède d’un inévitable rapport de force : d’abord parce qu’elle capte les paroles muettes des victimes pour leur donner un sens façonné par des finalités actuelles, ensuite parce qu’elle s’empare du deuil privé des survivants et le transforme en deuil collectif au nom de considérations qui sont formées en dehors d’eux. Sur ce dernier point, la violence symbolique exercée à l’encontre des individus endeuillés peut être tempérée par des formes et des discours qui respectent leurs souhaits et qui, tout au moins, ne briment pas leur propre travail de deuil. En outre, la commémoration figure le désastre en construisant une histoire officielle qui tend à interdire, supplanter ou refouler, selon les situations, une connaissance libre et plurielle de ce qui s’est passé. C’est pourquoi la mémorisation, ritualisée par la commémoration publique, est sélective : elle ne retient que certaines victimes, ou encore les hiérarchise, ce qui revient à exercer symboliquement une violence supplémentaire à l’égard des victimes exclues ou marginalisées. De fait, le pouvoir commémorateur effectue une récupération idéologique du désastre, en instrumentalise la représentation au profit de ses projets politiques. Une histoire comparative des commémorations des désastres extrêmes au XXe siècle (et sans doute à des périodes précédentes) mettrait en lumière comment chacune d’entre elles institue spécifiquement ces traits qui leur sont communs : par la diversité de leurs formes, de leurs messages, de la façon dont elles se composent avec l’environnement mental et

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politique, par la plus ou moins grande intensité de la violence symbolique qu’elles imposent aux individus1. L’État face au deuil des survivants 3 La guerre civile, qui commença au Rwanda en octobre 1990, demeura quasiment ignorée des médias internationaux jusqu’au génocide d’une partie de la population, les Rwandais tutsis, perpétré d’avril à juin 19942. La victoire, en juillet 1994, du Front patriotique rwandais (FPR) mit fin au génocide et à la guerre3. Début 1994, le pays comptait sept millions et demi d’habitants, le nombre des victimes du génocide et de la guerre a été estimé à un million et celui des réfugiés dans les pays limitrophes à deux millions. C’est chiffrer l’ampleur du désastre, ce n’est pas dire les deuils accablants, les haines, les angoisses qui ont investi la société rwandaise et que les commémorations ravivent.

4 La première commémoration nationale avait été précédée par des cérémonies locales d’inhumation, encadrées par des responsables religieux ou par des autorités administratives. Ces cérémonies révélèrent les divergences entre l’Église catholique et le pouvoir sur le sens à donner aux formes collectives du travail de deuil et du travail de mémoire qui devaient être entrepris. En dehors du FPR et de son armée victorieuse, l’Église était, à la fin de la guerre, la seule institution demeurant encore organisée. Une Église décimée – des prêtres tutsis, très peu avaient survécu, de nombreux prêtres hutus avaient choisi l’exil –, une Église accusée de collusion avec les auteurs du génocide – et dont de nombreux édifices avaient été un piège mortel pour les Tutsis qui avaient tenté de s’y abriter –, mais une Église qui conservait encore ses réseaux, son influence, ses bâtiments.

5 Les formes d’inhumation furent liées aux circonstances des massacres. Il y eut des tueries massives lorsque les victimes avaient été regroupées dans certains lieux, églises, bâtiments administratifs, paroisses, écoles. Selon les cas, les cadavres furent enterrés, ou encore le lieu du massacre resta tel quel. Les bourreaux procédèrent aussi, en ville et sur les collines, à des exécutions dispersées. Souvent, dans les habitations des victimes, les corps étaient laissés sur place ou jetés dans les fosses septiques. Des petits groupes en fuite furent tués au bord des routes, dans les champs, ils étaient parfois sommairement enterrés4.

6 Tout d’abord, ce furent des prêtres qui, peu après la fin de la guerre, prirent l’initiative d’inhumer religieusement et collectivement les corps dispersés sur les collines. L’accomplissement de ces cérémonies a été parfois explicitement lié au travail de deuil et de mémoire. Ainsi, dans le diocèse de Butare, la commission pour la relance des activités pastorales recommandait-elle de « dresser, dans chaque communauté [n.d.a. : il s’agit des communautés chrétiennes, non des communautés ethniques], une “liste de nos morts” [les guillemets sont dans le texte] pour lesquels chaque communauté peut prévoir un “monument” et une date spéciale de commémoration, pour marquer le lien avec nos morts et la communion des Saints »5. Dans l’esprit des rédacteurs de ce texte, le deuil public devrait concerner les victimes tutsies et les victimes hutues du génocide et de la guerre. Les rédacteurs ne l’ignoraient pas, leur conception d’un travail de deuil allait très au-delà des ressentiments intensément vécus par des populations traumatisées : ils demandaient que, dans leur proximité de voisinage, les habitants de tel ou tel quartier ou colline, de telle ou telle paroisse, reconnaissent publiquement la souffrance de chaque groupe. « Ce deuil sera sans doute le plus rude, car c’est le renoncement au penchant naturel à la vengeance et à la répulsion devant l’assassin des

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miens. Il faudra y mettre le temps qu’il faut (une éternité !), mais il faudra bien y parvenir […] »6.

7 Quelques mois plus tard, les autorités commencèrent à faire ouvrir des charniers et déterrer les ossements des victimes pour les inhumer dans des lieux choisis pour la circonstance. Les discours prononcés durant les cérémonies étaient radiodiffusés. Ce furent souvent des moments où la violence verbale l’emporta sur le deuil, des officiels stigmatisant les Hutus en bloc, ou des rescapés accusant publiquement tel ou tel assistant hutu à la cérémonie d’avoir participé au génocide. Un prêtre, André Sibomana, rédacteur en chef de Kinyamateka, ne manqua pas de relever le caractère violent de ces cérémonies. Il écrivait dans un éditorial du 6 avril 1995 : « Que peut-on faire pour que plus jamais cela ne se reproduise ? Au lieu de cette réflexion, la commémoration et l’inhumation des restes des victimes vont de pair avec l’incitation à la haine et à la vengeance »7.

8 Ainsi, peu de temps après le génocide, les inhumations organisées par des acteurs locaux (représentants du clergé, rescapés, autorités préfectorales) devinrent-elles l’objet de conflits entre deux logiques, l’une politique, celle de la « raison d’État », l’autre affective, celle des communautés constituées en « cercles de deuil »8. L’État imposa rapidement ses seules liturgies, et parfois même ordonna des exhumations là où des enterrements accompagnés de cérémonies avaient déjà eu lieu. Ainsi l’autorité étatique s’opposa-t-elle aux initiatives des communautés locales et ne laissa plus aux rescapés, qui avaient identifié le corps d’un parent, le libre choix de leur sépulture. Mais les responsables politiques allèrent beaucoup plus loin lorsqu’ils décidèrent, pour la seconde commémoration du génocide, en 1996, d’associer leur politique de la mémoire à l’exposition publique des cadavres : le choix d’une telle mise en scène transgressait de façon inouïe les rapports traditionnels aux morts. Les traditions funéraires rwandaises 9 Ce furent la colonisation et la christianisation du Rwanda qui introduisirent l’usage des cimetières. En effet, la culture rwandaise précoloniale, à l’exception des funérailles royales, environnées de longs rituels très élaborés, ne s’intéressait pas aux cadavres. Les corps, enveloppés dans une natte, étaient immédiatement après le décès soit portés et abandonnés dans la forêt, soit ensevelis près de l’habitation et, dans ce dernier cas, aucun signe ne marquait le lieu de l’inhumation : ni tombe, ni cérémonies9. Sur les collines, dans le monde paysan, la pratique d’enterrer les corps dans le domaine familial a d’ailleurs persisté jusqu’à nos jours. Les anciens Rwandais, s’ils ne fétichisaient en aucune façon la dépouille de leurs morts, ne les oubliaient pas pour autant. Le peu d’attention accordé au cadavre tenait essentiellement au fait que si la personne décédée avait physiquement disparu, elle continuait à exister dans le monde ancestral, un monde qui ne cessait de faire peser ses déterminations sur celui des vivants. C’est pourquoi le nom des parents disparus était intimement lié au culte des ancêtres, dont les procédures conservaient la mémoire des liens généalogiques entre les défunts et les vivants. Les Rwandais authentiquement christianisés10, qui ne pratiquaient plus les rites traditionnels, n’avaient cependant pas été influencés par le décorum funéraire occidental. En témoignent les cimetières auxquels n’est apporté aucun soin particulier et qui ne comportent que des croix de bois. Une attitude bien différente de celle qui consiste, par exemple en certaines régions de l’Afrique de l’Ouest, à exposer le cadavre somptueusement paré de même qu’à construire des tombeaux monumentaux.

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10 Synthétisant cette attitude, un interlocuteur rwandais nous disait : « Les Rwandais ont horreur des cadavres. » En temps ordinaire, la simplicité des pratiques d’inhumation ne faisait pas obstacle au travail de deuil car on savait comment la mort s’était produite et ce qu’était devenu le corps. Mais les rescapés du génocide eurent à éprouver un surcroît de souffrance : ignorer où se trouvaient les corps de leurs disparus. Beaucoup les recherchèrent11. Quand une fosse était ouverte dans un endroit où ils pensaient que les leurs avaient été massacrés, ils espéraient reconnaître quelque signe d’identification, un morceau de vêtement par exemple. D’autres tentaient de savoir auprès des voisins hutus où les corps avaient été enterrés. Des Rwandais, vivant à l’étranger, vinrent eux aussi chercher les restes de leur famille avec l’aide de témoins hutus. Enquêtes douloureuses et difficiles car les témoins, s’ils savaient quelque chose, craignant l’accusation d’avoir participé à la tuerie, redoutaient de parler. Néanmoins, cela nous fut raconté, certains purent localiser les corps. Parfois, les cadavres furent découverts là où les assassins les avaient tués ou jetés. Le profond espoir des survivants était de donner une sépulture à leurs disparus, très peu d’entre eux le réalisèrent12.

11 Cette recherche acharnée des corps n’était pas contradictoire avec la non-fétichisation coutumière du cadavre. Elle possédait une signification existentielle : la volonté de restituer aux défunts leur dignité humaine, dignité que les instigateurs et les exécutants du génocide avaient déniée tant par leur propagande que par la cruauté des souffrances qu’ils avaient infligées aux victimes. Ainsi, un survivant qui avait découvert les restes de sa famille et organisait leur inhumation : « Avec des amis et des connaissances, on va les transférer dans leur propriété et les enterrer là. Parce que l’on se dit qu’il est significatif de le faire. Ce sont nos parents. On les a tués, pourchassés comme du gibier, on les a enterrés comme des chiens. Il faut leur rendre leur dignité »13. Pour les autres endeuillés, ne put être apaisée cette souffrance qu’exprimait la veuve de Joseph Kavaruganda, un magistrat hutu – il était Président de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle – assassiné le 7 avril 1994 : « Beaucoup d’entre nous, comme moi-même, n’avons même pas eu le droit à la dépouille de nos morts jusqu’à aujourd’hui pour honorer, au moins, leur mémoire et – vous le savez bien – quand on retrouve le corps, ce n’est qu’un demi-mort. Sinon on est perdu définitivement » (Kavaruganda 1996). La violence d’État contre les cercles de deuil 12 La commémoration de 1996 opéra une rupture symbolique radicale avec les attitudes habituelles à l’égard des cadavres. Cette rupture avait été précédée par des pratiques publiques d’inhumation qui suscitèrent des réactions notamment de la part de certains milieux religieux, ainsi qu’en témoigne un texte édité, en 1995, par la Commission pour la relance des activités pastorales (CRAP) du diocèse de Butare.

13 Cette Commission avait, dès septembre 1994, incité les communautés chrétiennes à entretenir les fosses communes et prévoir des « monuments », car « pour guérir du mal, il faut en parler et le mettre en lumière et non l’occulter comme cela a eu lieu dans le passé »14. Un an plus tard, la Commission constatait que les fosses, se trouvant sur des terrains paroissiaux, avaient été entretenues et que des pierres tombales commençaient à être installées. Cependant, les rédacteurs regrettaient, qu’en certaines localités, les populations aient eu peur de parler : « On continue à cacher des endroits où furent ensevelies des victimes du génocide et des autres massacres. Ce refus d’indiquer ces lieux relève de la peur des représailles de la part des rescapés du génocide ou des forces de l’ordre15 ». La pastorale du deuil, telle que l’entendait la

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Commission, devait comprendre toutes les victimes, les victimes du génocide mais aussi les victimes tuées par l’armée du FPR, à titre de vengeance. Ces massacres, dénoncés par des observateurs et des religieux étrangers ainsi que par des Rwandais, étaient violemment niés par le FPR si bien que leur évocation faisait l’objet d’un tabou qu’il était dangereux de transgresser. Inciter à révéler l’emplacement des charniers contenant les restes de ces victimes pour en faire des sépultures consacrées, c’était opposer de front l’impératif religieux au calcul politique, c’était aussi vouloir que le travail de vérité soit total et n’exclut aucune catégorie de victimes. Les auteurs n’ignoraient évidemment pas que la mention « des autres massacres », aussi allusive fût-elle, violait la loi du silence, ils ne lui donnèrent pas d’autre développement, comme si cette mention n’avait de sens que pour les communautés chrétiennes. Par contre, ils se montrèrent autrement plus explicites à l’égard des pratiques gouvernementales.

14 Les critiques de la politique menée par le gouvernement durant l’année 1995 en matière d’inhumations locales des victimes du génocide sont résumées en une phrase : « L’horreur ne justifie pas l’horreur en retour. » Le texte procède à une description réaliste des inhumations. Le projet gouvernemental est, rappelle-t-il, d’ensevelir les morts en des emplacements qui deviendront des lieux du souvenir. Pour cela, sont rassemblés les restes découverts en divers endroits et déterrés les cadavres des fosses communes. L’ouverture de celles-ci et l’exhumation des corps créent des moments terribles. « Le procédé fait choc et fait frémir. Dans certaines régions, on a pu déterrer plus de 20 000 personnes à la fois. […] Une atmosphère de jugement dernier plane lorsque les vivants se trouvent face à ces masses de squelettes et de crânes qui nous donnent mauvaise conscience. » De tels spectacles sont effroyables, mais les rédacteurs leur reconnaissent un but immédiat : « Ce procédé, sans pudeur, on le sent, vise à dévoiler ce que les assassins de la mémoire et tous les fossoyeurs de la vérité tentent vainement de faire oublier chez nous ou à l’étranger. » Il reste que les autorités détruisent ce que le travail de vérité aurait pu avoir de positif : parce qu’à la violence passée, elles ajoutent de nouvelles violences.

15 Les exhumations sont ordonnées même si des cérémonies funéraires avaient déjà eu lieu : le travail de deuil déjà commencé se voit donc purement et simplement ignoré, de même ne sont pas respectés « les cheminements déjà accomplis par la population ». Elles sont pratiquées par des prisonniers et par la population, que celle-ci soit ou non d’accord : « L’usage de la contrainte pour exécuter ces déterrements et transports des corps n’est pas mesure rare. » Il n’y a pas de précautions prises qui indiqueraient le souci de respecter les restes des victimes : les squelettes sont traînés par les excavateurs « comme un fagot de bois derrière soi ». Ces opérations suscitent un climat de vengeance plus qu’une demande de justice. « Certains rescapés du génocide y trouvent occasion pour prononcer des paroles dures, “bons de colère” adressés aux présumés coupables. »

16 En septembre 1994, lorsqu’elle appelait à l’organisation de cérémonies funéraires, le collectif de relance des activités pastorales de Butare exprimait essentiellement la nécessité de commencer un travail de deuil. Un an plus tard, elle ajoute que de telles cérémonies participent aux « mesures de “Reconstruction-Réconciliation” de notre pays », reconnaît et loue « l’intention pédagogique de ces cérémonies officielles d’inhumations collectives ». Mais le texte affirme, sans ambiguïté, l’échec d’une pédagogie basée sur l’usage de la force : « Vu que ces cérémonies sont des moments de

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vérité où le peuple accepte son histoire et l’assume pour l’avenir, le recours à la violence pour les préparer sape certainement l’atteinte de ce but. »

17 Que propose le collectif de Butare ? Les rédacteurs rappellent qu’il y a eu polémique entre partisans et adversaires du déterrement mais pensent qu’elle doit être dépassée. Lorsque des fosses communes existent déjà dans des terrains paroissiaux ou communaux, le déterrement ne s’impose pas mais il faut ériger des pierres tombales. Dans certains cas, lorsque les corps ont été jetés dans des lieux insalubres, ou lorsque les fosses sont éparpillées, il faut rassembler les morts dans une sépulture qui, au niveau de la cellule ou du secteur16, sera le lieu du souvenir. L’essentiel est de construire une concertation, secteur par secteur, entre les autorités et toute la population, car « le respect dû aux morts incombe à chaque citoyen ». La « thérapie collective », que devraient réaliser les cérémonies officielles, exclut en fait toutes les formes de violence imposées, autoritairement, par des responsables politiques qui ne jugent pas nécessaire de « descendre sur le terrain ». Enfin, les cérémonies commémoratives ne devraient pas être purement laïques et devraient comporter, comme à Kigali le 7 avril 1995, un rituel spécial, prévoyant des formes de célébration œcuménique.

18 Pour les survivants du génocide, les inhumations collectives, entreprises par l’Église ou par les autorités, pouvaient aider au travail de deuil lorsqu’ils arrivaient à établir un lien entre les morts retrouvés et leurs propres disparus. Un survivant en témoignait : « J’ai essayé de chercher le corps de ma femme, des enfants, mais je n’ai pas réussi. Dernièrement, on a fait un enterrement de tous les restes des gens qui habitaient à Ngoma. Parce que ma femme a été massacrée à Ngoma, dans sa famille, avec ses parents, ses frères et ses sœurs, j’ai supposé que ma femme était enterrée parmi les autres. De toute la famille, on n’a pu retrouver qu’une petite fille, un parent rescapé avait reconnu les habits qu’elle portait ce jour-là. On l’a mise dans un cercueil. Il y a beaucoup d’os, de crânes, on ne peut pas s’en sortir, on les met dans des bâches en plastique, on les enterre. On a creusé des grands trous, on y a déposé tous les corps, à peu près 4 100 personnes : on avait compté les crânes. On les a enterrés, on a mis des croix »17. Le voyeurisme du cadavre 19 Le nouveau régime engagea une lutte ouverte contre l’influence d’une Église catholique dont la puissance n’avait fait que grandir depuis les années 1920. En même temps que les autorités politiques dénonçaient les compromissions bien réelles de la haute hiérarchie de l’Église avec le pouvoir avant avril 1994, qu’elles stigmatisaient l’attitude de nombreux ecclésiastiques refusant d’admettre qu’il y avait eu, parmi eux, des acteurs du génocide, elles entendaient que l’Église reconnaisse sa culpabilité et fasse publiquement preuve de repentir. Dans ce contexte d’affrontement, la commémoration du génocide constituait un enjeu symbolique crucial. Aussi, durant l’année 1995, avec ou sans l’assentiment des religieux, le pouvoir avait-il entièrement repris l’initiative des cérémonies locales d’inhumation collectives. Par ailleurs, le 1er novembre 1995, jour de la Toussaint, jusqu’alors férié, fut déclaré jour ordinaire.

20 Un journaliste américain qui, en 1995, eut des entretiens avec des responsables du FPR, rapporte que, pour ces derniers, les cérémonies d’inhumation devaient constituer des moments d’exhortation au repentir, repentir sans lequel aucune réconciliation ne pourrait avoir lieu18. Selon ce journaliste, les cérémonies devenaient une tribune où ce message politique prenait le pas sur le deuil et sur l’accompagnement religieux de

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l’assistance : « […] Les membres du nouveau gouvernement sillonnaient maintenant le pays pour répandre l’évangile de la réconciliation par l’aveu de responsabilité dans le génocide »19. Le vocabulaire de l’auteur suggère la volonté de donner aux actes commémoratifs le sens d’une religion laïque, intention que confirme la description d’une cérémonie à laquelle il a assisté20. « […] On dépouilla le tapis d’herbe tendre pour faire apparaître un charnier. On en retira les corps brisés et on les étendit sur un long présentoir. Convoqués par les chefs de leurs villages, les paysans des alentours étaient venus assister à la scène, et sentir l’odeur de la mort, tandis que le président Bizimungu arrivait avec une demi-douzaine de ministres et de nombreuses autres personnalités. Des soldats distribuèrent des gants en plastique transparent aux villageois et leur firent ranger les débris de cadavres dans des cercueils et emballer le reste dans de grandes feuilles de plastique vert. Puis il y eut des discours et des bénédictions. Un soldat m’expliqua que, dans son allocution, le président avait demandé aux paysans où ils se trouvaient lorsque ces morts avaient été tués dans leurs villages, puis ils les avaient exhortés au repentir. Après quoi les morts furent placés dans de nouvelles fosses communes et recouverts à nouveau de terre. »

21 Ce reportage confirme les observations de la Commission de relance des activités pastorales sur le parti de l’horreur choisi par les autorités. Dans un pays où la tradition n’avait rien construit sur la dépouille charnelle des défunts – ni attention donnée au cadavre, ni souvenir du corps conservé par une construction –, où seule importait la conservation du nom des disparus, garants de l’unité généalogique des vivants, l’exposition des cadavres mettait les assistants dans une situation qui excluait la possibilité de donner à la mort une signification humaine. La cérémonie, précisément par le choc de l’horreur, cet état de peur immense où tous les liens affectifs rassurants sont rompus, rendait à nouveau présente la dimension d’inhumanité du génocide. De plus, le discours officiel, tenant pour acquise la culpabilité collective des assistants hutus, signifiait, pour ceux qui l’entendaient, non pas le sentiment de culpabilité métaphysique que certains religieux tentaient de faire partager et de lier à l’expression du repentir, mais la menace que tout Hutu risquait d’être accusé de participation criminelle au génocide.

22 La commémoration nationale de 1996 maintint l’esprit des cérémonies d’inhumations collectives conduites localement par les autorités. D’immenses charniers, qui dissimulaient des milliers de cadavres, venaient d’être mis à jour, à Murambi, dans la préfecture de Gikongoro. Vingt-sept mille cadavres furent déterrés pour être réinhumés et mille huit cent soixante-quatre furent exposés dans les classes d’une ancienne école technique, posés sur des claies en bois et sur des bâches au sol21. Un rescapé raconta comment les Tutsis avaient été traîtreusement rassemblés dans le site de l’école et massacrés. Puis, en les montrant du doigt, il accusa des gens, qui étaient dans la foule, d’avoir tué. Après quoi, sous les applaudissements de la foule, il se tourna vers la tribune d’honneur et désigna l’évêque de Gikongoro, Mgr Augustin Misago, qui aurait, lui aussi, à rendre des comptes (Braeckman 1996).

23 Le 7 avril de cette année était un dimanche de Pâques. La Conférence des Évêques catholiques du Rwanda avait souhaité que la commémoration soit reportée au lundi 8 avril. « En tenant compte de la sensibilité de notre peuple, il convient que chacun des deux événements soit célébré avec un relief et un cachet propres : le jour de la joie pascale est à distinguer psychologiquement du jour de recueillement en mémoire de la perte de nos compatriotes »22. Cette requête des évêques avait suscité des discussions

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intenses au sein du clergé : elle correspondait aux vœux d’une hiérarchie et d’un parti soucieux de conserver les apparences d’une Église inébranlable, elle scandalisa un autre parti, engagé dans une autocritique sans complaisance pour « faire surgir une nouvelle manière d’être de l’Église »23, et qui associait la commémoration du génocide et les cérémonies pascales à une pastorale d’humilité et d’espérance24.

24 Le gouvernement n’accéda pas à la requête des évêques, maintint la date du 7 avril et conduisit une cérémonie purement civile : des religieux étaient présents, mais il n’y eut pas, comme en 1995, de bénédiction œcuménique. En Afrique noire, quelle que soit l’infinie diversité des pratiques funéraires traditionnelles et actuelles, quelle que soit la multiplicité des croyances religieuses, la relation aux morts est consubstantielle au sacré. C’est ainsi que, pour le faire comprendre, des intellectuels africains ont exprimé l’intensité de cette relation en expliquant que les religions africaines seraient d’abord culte des morts. Dans le contexte africain, il est impensable d’honorer les morts sans religion. À cet égard, la décision de désacraliser une cérémonie funéraire, prise par les autorités rwandaises en 1996, constituait une révolution mentale. De même que celle d’exhiber les cadavres. Quatre ans plus tard, à Murambi, où les corps sont toujours exposés, répondant à une journaliste qui lui faisait remarquer qu’il n’est pas dans la tradition africaine de laisser des morts sans sépulture, un représentant de la commission Mémorial du génocide répondait : « Le génocide non plus n’est pas dans la tradition africaine. Nous voulons décourager toute velléité de recommencer » (Thorin 2000).

25 En 1996, les ordonnateurs de la commémoration ont choisi de la submerger par la violence des émotions liées au spectacle des cadavres. Ce fut le même parti qui présida à la constitution d’autres mémoriaux du génocide. Ainsi, deux églises rurales, proches de Kigali, à l’intérieur desquelles furent massacrées des milliers de personnes, restèrent en l’état, montrant leurs murs défoncés par où les tueurs lançaient des grenades. Dans l’une de ces églises, l’église de Ntarama, les corps des victimes ont été laissés tels quels, à la place même où elles avaient été abattues.

26 La conception de ces mémoriaux donnait au génocide une immédiate évidence, physique et émotionnelle. Mais cette évidence ne se substituait-elle pas à une autre dimension, elle aussi essentielle : savoir comment, par quels cheminements politiques, ce crime d’État avait été perpétré, et avec quelles complicités actives et passives ? Ne faisait-elle pas obstacle au devoir de vérité et au travail d’histoire qui lui est intimement associé ? Des survivants tutsis ont exprimé leur ressentiment à l’égard d’un pouvoir qui traitait sans respect les ossements des victimes, parce qu’il ne s’agissait pas de leurs proches25. Ils ont aussi regretté que de telles cérémonies contribuent à replonger cruellement les participants dans la violence plutôt que de les aider à la dépasser. « Comment parler de la réconciliation si l’exposition des squelettes consiste à rappeler à certains que les autres ont tué les leurs ? C’est maintenir les uns dans une position de culpabilité éternelle, ce n’est pas seulement raviver la haine chez les autres, c’est ne pas permettre à leurs plaies de cicatriser. La haine grandissante d’un côté, de l’autre la peur permanente »26.

27 Maintenir le souvenir d’une tragédie tel que le génocide au Rwanda, mais pas seulement dans les cercles restreints de ceux qui ont à intervenir dans cette région, dépend largement des médias. Certains de ces médias s’en tiennent au voyeurisme des cadavres, les montrent en photographies, les décrivent, à quoi ils ajoutent le récit atroce d’un rescapé et se dispensent souvent d’aller plus loin dans l’analyse27. Or, les

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opinions publiques occidentales tendent à méconnaître, ou à oublier quelles furent les responsabilités de leurs propres États par rapport aux massacres. Il n’y a guère de chances non plus pour que le spectacle horrifiant des morts leur apprenne quoi que ce soit sur le génocide, sinon qu’au Rwanda aussi, les hommes sont capables du pire. Mémorisation forcée et histoire officielle du désastre 28 Le pouvoir utilisa les cérémonies commémoratives pour constituer publiquement une histoire officielle du désastre. La commémoration d’avril 1999, qui eut lieu dans la préfecture de Gikongoro, fut tout particulièrement consacrée à en indiquer le sens.

29 La commémoration reprit à nouveau l’histoire de la haine ethnique mais non plus en stigmatisant la seule politique coloniale qui avait instauré et exploité les divisions entre Hutus et Tutsis. Le discours officiel dénonça les politiciens rwandais hutus qui avaient exploité cette politique pour s’emparer du pouvoir et massacrer les Rwandais tutsis. En 1963, une attaque d’exilés tutsis, qui avait pourtant été rapidement repoussée, eut pour conséquence, en guise de représailles, le massacre de populations tutsies qui n’avaient aucun lien avec la guérilla. Les pires tueries, perpétrées par des bandes de tueurs organisés, avaient eu lieu dans la préfecture de Gikongoro. Deux dignitaires hutus de la Première République, André Nkeramugaba et Bonaventure Ubalijoro, qui furent respectivement l’un, préfet et député de Gikongoro, et l’autre, ancien chef des renseignements puis, de 1996 à 1998, président du Mouvement démocratique républicain28, avaient été récemment emprisonnés sous l’accusation d’avoir perpétré des crimes contre les Tutsis durant les années 1960. Bien que la loi organique sur le génocide, en vigueur au Rwanda, limitât la poursuite aux crimes ayant eu lieu entre octobre 1990 et décembre 1994, le procureur de la république de Kigali et le secrétaire général de Ibuka29 estimaient qu’il fallait étendre cette loi dans le temps. Le Président de la République, dans son discours de Kibeho, se félicita de leur arrestation car, s’ils avaient eu déjà dans le passé un plan de génocide – « Ils s’étaient fixé l’objectif d’exterminer les Tutsis jusqu’au nouveau-né. » –, ils n’avaient toujours pas abandonné ce plan. La leçon à tirer de cette double inculpation fut exprimée sans ambiguïté : les notables hutus des partis actuels n’étaient aucunement à l’abri d’accusations de génocide, accusations liées à leur passé30 – « De tels criminels ne se sont toujours pas amendés à ce jour. Bien au contraire. Nous apprenons qu’ils ne cessent de parcourir le Rwanda pour semer la division. Ils devraient être arrêtés dans la mesure du possible. »

30 À Kibeho, là où se déroulait la cérémonie, le 22 avril 1995, l’armée rwandaise avait tiré au fusil, à la mitrailleuse, au lance-grenades, des heures durant, sur une foule de déplacés hutus, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants, faisant un nombre considérable de morts. Le Président n’eut qu’un mot sur leur sort : il s’agissait de tueurs et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale31. C’était refuser le statut de victime à tout Hutu, quand bien même il n’aurait aucunement participé au génocide. La logique ethniste restait vivace au cœur du discours officiel : tout Hutu est suspect puisque son ethnie s’est rendue coupable du génocide32. Et toujours selon cette même logique, le Président fit part d’une « idée » sur laquelle les responsables du pays devraient réfléchir : les actes de génocide ayant été commis « au nom des Hutus », même si tous n’y avaient pas participé, les Hutus ne devraient-ils pas demander collectivement le pardon d’un crime commis en leur nom ? 33.

31 La qualité de victime ne pouvait donc être reconnue qu’aux seuls Tutsis : était annihilé le fait que de très nombreux Hutus ont été tués, eux et toute leur famille, sur ordre des

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responsables du génocide parce qu’ils étaient des opposants notoires à la politique de massacres. Dans certaines régions, également, de simples Hutus ont sauvé des Tutsis au péril de leur propre vie. Cependant, le discours des autorités ne donne pas à ces « justes » la place qui devrait leur revenir et suspecte de « négationnisme » les projets visant à rappeler cette vérité. En novembre 1999, l’association Ibuka terminait le recensement des victimes du génocide en préfecture de Kibuye. Il avait été décidé de ne pas distinguer victimes tutsies et victimes hutues, ce que dans son allocution aux cérémonies de présentation du recensement, le président d’Ibuka annonça en ces termes : « D’avril à juillet 1994, un génocide fut perpétré au Rwanda. Plusieurs personnes, des Batutsi en particulier et tous ceux qui pouvaient s’identifier à eux soit par alliance, amitié ou même par leur physionomie dans les milieux non familiers, y ont trouvé la mort la plus atroce »34. Il ne s’agissait pas d’identification. Certes, des Hutus ont été tués à cause de leur physique qui les désignait comme Tutsis à leurs assassins. Mais ceux qui perdirent la vie, parce qu’ils avaient cherché à protéger des Tutsis pour des raisons morales ou politiques, agissaient en êtres humains et non pas en Hutus « identifiés » à des Tutsis, autrement dit en simili-Tutsis s’opposant à des Hutus.

32 Le refus d’accepter publiquement que des Hutus aient été eux aussi victimes du génocide s’ajoutait à la négation des massacres massifs de populations hutues perpétrés par le FPR après sa victoire de juillet 1994. Enterrer publiquement les seules victimes du génocide privait les Hutus, dont les familles avaient été tuées par le FPR, de mener eux aussi leur deuil. Des fosses existaient où les restes de ces morts avaient été enterrés. Des témoins en connaissaient les emplacements, mais il aurait été dangereux de les montrer. C’est pourquoi des rumeurs circulaient sur l’existence de ces fosses. D’autres rumeurs, se basant sur le bon état des cadavres exhumés dans le cadre des cérémonies d’inhumation collective, laissaient soupçonner qu’il ne s’agissait pas des victimes du génocide mais de celles du FPR35.

33 Les commémorations du génocide, depuis 1996, non seulement excluent du deuil national les victimes hutues des « génocideurs », mais refusent explicitement le statut de victime aux très nombreux autres Hutus qui, sans avoir été des bourreaux, furent massacrés à titre de représailles et pour instaurer un climat de terreur. L’interdit jeté par les autorités politiques sur la reconnaissance de ces morts et l’impossibilité qui s’ensuivait de leur donner une sépulture réelle ou symbolique était source de souffrance, il contribuait aussi à ce que, pour une partie d’entre elles, les populations hutues n’acceptaient pas de partager la douleur des survivants tutsis du génocide. La privation de deuil, subie par la population hutue, aggravée par les contraintes de silence, endurcissait les réactions. À un prêtre du diocèse de Butare qui, à la fin de l’année 1994, demandait à tous de participer à une inhumation religieuse de Tutsis tués durant le génocide, il fut répondu : « Et nos morts de juillet ? »36. Des survivants hutus ont dit leur souffrance de se voir confisquer le droit à l’expression publique du deuil et de la douleur. En octobre 2000, fut organisé un sommet national sur l’unité et la réconciliation, il permit sans conteste un début de discussion. La question du droit au deuil pour tous, qui signifiait également exigence d’expression de toutes les vérités, fut ouvertement posée. Ainsi un participant hutu la formula-t-il : « On ne le dit pas assez fort, mais le problème de la mémoire des Hutus est un préalable pour que les gens puissent s’asseoir ensemble et discuter sincèrement sur les vrais problèmes du pays, parce que tant qu’une seule partie de la population du Rwanda sera autorisée à pleurer ses morts, à crier sa détresse, sans que l’autre partie puisse faire son deuil, la

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réconciliation devra attendre »37.

34 Les cérémonies commémoratives au Rwanda, loin d’euphémiser la violence interne du processus commémoratif, l’ont extériorisée et construite de façon explicite. En effet, à chaque commémoration, le pouvoir a instrumentalisé la représentation du génocide en fonction des conflits du moment et produit une histoire officielle qui donnait un prolongement idéologique aux rapports de force dans lesquels les autorités étaient engagées sur le moment38. Mais, au-delà des intentions politiques qui sous-tendent pour une large part l’ordonnancement des cérémonies, leurs rituels ainsi que les sites mémoriaux où sont exposés les cadavres, constituent une violence symbolique extrême à l’égard des représentations rwandaises de la mort et du deuil des survivants. Nul doute qu’une telle violence doit être mise en relation avec le travail de mémorisation forcée engagé par le pouvoir. J’ai emprunté la notion de « mémorisation forcée » à Paul Ricœur dont les longues et complexes enquêtes sur la mémoire m’ont confortée dans ma recherche. Aussi conclurai-je par une citation qui condense beaucoup mieux que je n’aurais su le faire ce qui me paraît être l’essentiel à comprendre des commémorations du génocide au Rwanda : « Histoire enseignée, histoire apprise, mais aussi histoire célébrée. À la mémorisation forcée s’ajoutent les commémorations convenues. Un pacte redoutable se noue ainsi entre remémoration, mémorisation et commémoration » (Ricœur 2000).

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VIDAL, C. 2001 « Les commémorations du génocide au Rwanda », Les Temps Modernes, 613, mars-avril-mai : 1-46. 2004 « Les humanitaires, témoins pour l’Histoire », Les Temps Modernes, 627, avril-mai-juin : 92-107.

NOTES

1. Je n’envisage pas de procéder à cette démarche comparative, mais je renvoie seulement aux travaux qui m’ont permis d’envisager ces traits généraux : Stéphane AUDOIN-ROUZEAU (2001), Georges BENSOUSSAN (1988), Luc CAPDEVILA & Danièle GOLDMAN (2002), Paul RICŒUR (2000), Tom SEGEV (1993). 2. La population rwandaise est répartie en trois catégories sociales : les Hutus, les Tutsis et les Twas. Ces catégories, qui préexistaient à la colonisation, se transmettaient en filiation paternelle. Elles ont eu des implications sociales et politiques bien différentes selon les périodes historiques. La majorité des Rwandais était d’origine hutue. Les Twas constituaient un ensemble ultra minoritaire : moins de 1 % de la population. 3. Organisation de la diaspora tutsie, le FPR a déclenché la guerre contre le régime du général président Habyarimana le 1er octobre 1990 en attaquant depuis l’Ouganda voisin. Mené par Paul Kagamé, il a pris le pouvoir à Kigali en juillet 1994. Sa victoire a mis fin au génocide des Tutsis. 4. Le fait que le Rwanda fut jonché de morts incita les photographes de presse à développer une esthétique du cadavre. Un exemple très significatif de cette esthétique : Giles PERESS (1995). Ce photographe, de l’agence Magnum, a regroupé dans cet ouvrage des clichés représentant les cadavres de victimes du génocide, ainsi que d’autres montrant des charniers dûs à l’épidémie de choléra qui frappa les camps de réfugiés rwandais au Congo/Zaïre en juillet 1994. 5. Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document no 2 : « Propositions concrètes pour le “travail de deuil” », 26 septembre 1994. 6. Ibid., document no 3, 12 décembre 1994. 7. Kinyamateka, 6 avril 1995, reproduit dans Le Soir, 6 avril 1995. 8. J’emprunte cette expression à Stéphane Audoin-Rouzeau. 9. Tout de suite après le décès, le corps était replié et lié en position fœtale puis enveloppé d’une natte avant d’être enterré ou emmené et laissé dans un lieu sauvage.

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Hormis ceux qui avaient procédé à la préparation du corps, personne ne voyait le cadavre. 10. La conversion des Rwandais (et des Burundais) au catholicisme avait été massive. Mais ce succès quantitatif (unique en Afrique noire) fut une victoire plus politique que religieuse. Les autorités traditionnelles, ralliées à l’Église catholique, imposèrent la nouvelle religion. Il s’ensuivit que beaucoup de « chrétiens », contraints à un christianisme de façade, pratiquèrent clandestinement la religion de leurs ancêtres. 11. La quête des corps disparus et la demande de rapatriement des corps dans les caveaux familiaux furent aussi une expression du deuil, en France, après la Première Guerre mondiale (AUDOUIN-ROUZEAU 2000). 12. Deux des femmes, rencontrées par les reporters, ont choisi d’être photographiées, l’une devant la tombe de son mari et celle de ses cinq enfants, tombes matérialisées par deux croix de ciment (QUÉMÉNER & BOUVET 1999 : 25), l’autre dans une pièce de sa maison, où elle a enterré ses morts et fait construire des stèles (ibid. : 76). « Ici, dans cette tombe, j’ai enterré mes enfants, mon mari, ma sœur et deux de mes frères. Dans celle-là, mon frère, celui qui habitait ici. Et là : sa femme. À côté, leur fils aîné. Là, au bout, c’est maman. » 13. J. R., entretien à Butare, 25 octobre 1995. 14. Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document no 2 : « Propositions concrètes pour le “travail de deuil” », sept. 1994. 15. Diocèse de Butare, ibid., Document no 11 : « Travail de deuil. Inhumation en dignité dans le contexte de “Reconstruction-Réconciliation” au Rwanda », sept.-oct. 1995. 16. Les circonscriptions territoriales du Rwanda sont les préfectures et les communes, ces dernières étant subdivisées en « secteurs », comprenant des « cellules » regroupant une cinquantaine de familles. 17. Entretien avec N. L., Butare, 31 octobre 1995. 18. Il s’agit de Philip GOUREVITCH (1998) dont les reportages au Rwanda ont été rassemblés dans un ouvrage. Cet ouvrage a fait l’objet d’une traduction en français (GOUREVITCH 2002). 19. « To spread the gospel of reconciliation through accountability » (GOUREVITCH 1998 : 250, 2002 : 282). 20. P. GOUREVITCH (2002 : 282). La cérémonie décrite se déroulait dans la préfecture de Gisenyi, durant l’été 1995. 21. Ces chiffres ont été donnés par un membre de la Commission Mémorial du génocide et des massacres au Rwanda et cités par Valérie THORIN (2000). 22. Conférence des Évêques catholiques du Rwanda, lettre du 12 février 1996, à Monsieur le ministre du Travail et des Affaires sociales, ayant pour objet une « requête relative au 7 avril 1996 » et signée de Mgr Thaddée Ntihinyurwa, Vice-président de la Conférence épiscopale. 23. Commission de relance des activités pastorales de Butare, document no 4, 11 novembre 1994. 24. Ainsi, dans le document no 8, édité pour Pâques 1995, la CRAP recommandait-elle : « […] Il faut d’abord, simplement et silencieusement, se rendre aux côtés des plus pauvres. Déplacement mental et physique des plus rudes, mais qui doit induire une forte créativité. Car, du point de vue évangélique, c’est une mise en perspective de l’histoire “par le bon bout” : voir la situation des plus touchés, et recréer l’espérance à partir de leur souffrance. »

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25. On peut lire, en écho à leur dégoût de ces pratiques et de la souffrance qu’elle engendre, ces réflexions de Georges BENSOUSSAN (1988 : 75) : « Reste que le voyeurisme du cadavre participe à sa façon, à l’atteinte portée à la notion de personne. […] Montrer […] l’être humain transformé en débris d’humanité, c’est non seulement manifester un attrait douteux pour cette transgression, mais c’est aussi participer, par le regard, à cette négation d’humanité. » 26. R. M., 10 novembre 2000, Bruxelles, Lettre à l’auteur. 27. En 1996, dans son article sur la commémoration nationale du génocide, C. BRAECKMAN (1996) écrivait « Des mains semblent encore griffer le sol, des bras se tendent vers les fenêtres, des jambes crispées disent la fuite, l’effroi, et les crânes fendus comme des coquilles d’œuf rappellent la force des machettes, l’intensité de la haine. » Quatre ans plus tard, sur le mémorial de Murambi, Valérie THORIN (2000) : « Corps figés dans l’attitude où la mort les a surpris, la bouche ouverte sur un cri […] crânes fracassés, doigts brisés, membres disloqués. Les enfants sont les plus émouvants. L’un d’eux serre sur sa poitrine un morceau du tissu chamarré du pagne de sa mère […]. » Dans ce même article, une photographie montre l’intérieur de l’église de Ntarama. En septembre 2000, le Post-Gazette consacrait un long reportage au Rwanda. Le premier chapitre consiste dans une description de plusieurs pages des deux églises- mémorial, accompagnée de photographies. L’auteur concluait : « Comprendre pourquoi ces mémoriaux existent aide à savoir jusqu’à quel point sont arrivées les rivalités ethniques au Rwanda. » Anita SRIKAMEWARAN & Martha RIAL, Post-Gazette, 24 septembre 2000. Toujours sur ce registre, Bernard DORAY, écrivait dans le Monde diplomatique de juillet 2000 : « Le génocide a laissé des traces indélébiles dans toutes les têtes. Ce qui se dit difficilement avec des mots résiste, par la réalité des ossements conservés et exposés, au négationnisme ou au simple désintérêt. » Il existe de très nombreux et très répétitifs exemples médiatiques de ces représentations spectaculaires du génocide. 28. Le Mouvement démocratique et républicain fut créé en 1991. C’était le plus important parti d’opposition hutue au régime du Président Habyarimana. Son président, Faustin Twagiramungu, fut Premier Ministre du gouvernement de juillet 1994, il démissionna et quitta le Rwanda. Bonaventure Ubalijoro remplaça ce dernier à la tête du MDR jusqu’à ce que le nouveau Premier ministre, Pierre-Célestin Rwigema, lui reprenne la direction du MDR. Il reste qu’à certains égards, ce parti était héritier de l’ancien parti unique lié à la première République, le Parmehutu (Parti du mouvement de l’émancipation hutu) si bien que ses notables pouvaient toujours encourir l’accusation de propager la haine à l’égard des Tutsis. 29. En 1995, fut organisée une association nationale des rescapés du génocide, elle prit le nom d’Ibuka, qui signifie « Souviens-toi ». Ibuka développera en propre des initiatives mémoriales mais les orientations politiques données aux commémorations resteront le fait du gouvernement, de même que les formes de leurs représentations publiques. 30. André Nkeramugaba mourut en prison. Bonaventure Ubalijoro fut remis en liberté en avril 2000 : rien n’avait pu être prouvé contre lui. Quant au Président de la République, Pasteur Bizimungu, il avait été connu en 1973 comme l’un des étudiants hutus les plus virulents des « Comités de salut public », comités qui réclamaient l’exclusion des Tutsis de l’Université, étudiants et enseignants, des postes de fonctionnaires qu’ils occupaient dans les ministères et dans les entreprises publiques. Considéré comme un proche du Président Habyarimana, il se brouilla cependant avec lui et rejoignit, en août 1990, les rangs du FPR en Ouganda.

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31. Sur le massacre des déplacés du camp de Kibeho, commis par l’Armée patriotique rwandaise le 22 avril 1995, je me permets de renvoyer à mon article « Les humanitaires, témoins pour l’Histoire » (VIDAL 2004). 32. Des personnalités de premier plan se livraient à des déclarations publiques qui revenaient à globaliser la culpabilité des Rwandais hutus. Ainsi, le 3 mars 1999, devant un parterre de représentants d’ONG, à l’Université libre de Bruxelles, l’ambassadeur du Rwanda en Belgique a soutenu qu’il y aurait eu deux millions de « génocideurs », autant dire tous les hommes adultes. 33. Le MDR (Mouvement démocratique et républicain, principal parti hutu) s’exécuta le 10 avril et demanda « pardon à tous les Rwandais pour les enseignements divisionnistes diffusés par certains de ses dirigeants qui les ont entraînés dans le génocide et les massacres », AFP, Kigali, 17 avril 1999. 34. Discours du président d’Ibuka aux cérémonies de présentation du Dictionnaire nominatif des Victimes du génocide en Préfecture de Kibuye. Texte sans date, transmis aux agences de presse. 35. Selon un médecin légiste qui travaillait dans le cadre de la Commission d’enquête de l’ONU, la faible décomposition des cadavres s’expliquait par les conditions dans lesquelles ils avaient été enterrés. 36. Entretien avec un prêtre de Butare, 3 novembre 1995. 37. « Sommet sur la réconciliation : un premier pas concluant mais prudent », AFP, Kigali, 20 octobre 2000. 38. Dans un travail précédent, j’ai analysé successivement les six premières commémorations et spécifié leurs implications politiques (VIDAL 2001).

RÉSUMÉS

Les commémorations publiques des désastres extrêmes sont des rites toujours cruels pour les individus car elles réveillent la douleur des souvenirs tragiques. Les pouvoirs, organisateurs des cérémonies commémoratives, mettent en scène un travail de deuil collectif et une histoire officielle de la tragédie. Une histoire comparative de ces commémorations montrerait comment les autorités instrumentalisent les formes et les messages des cérémonies en fonction de leurs projets politiques. Les commémorations du génocide au Rwanda sont analysées dans cette perspective.

The Commemoration of the Genocide in Rwanda. Symbolic Violence, Compulsory Memorization and Official History. – Public commemorations of disasters are always cruel ceremonies for those whose tragic memories are rearoused. Public authorities who organize such ceremonies stage a collective grief work and an official history of the tragedy. A comparative history of these commemorations would show how authorities use the forms and messages of ceremonies for their political purposes. The commemorations of the are analyzed from this perspective.

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INDEX

Mots-clés : génocide, genocide, commémoration, histoire officielle, violence symbolique, commemoration, official history, symbolic violence

AUTEUR

CLAUDINE VIDAL CNRS, Directeur de recherches émérite.

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Les administrateurs et les missionnaires face aux coutumes au Congo français

Côme Kinata

1 Loin de revenir sur de vieux procès, nous tenterons d’expliquer et d’analyser l’attitude des administrateurs et des missionnaires, tous deux agents de la colonisation française au Congo, devant deux problèmes : la polygamie (Node-Langlois 1974) et la sorcellerie. Pour les missionnaires, ce sont là les principaux obstacles à l’évangélisation, à la construction d’une chrétienté solide. Et pourtant, de nombreux séminaristes seront issus de ménages polygamiques. C’est le cas de l’Abbé Eugène Nkakou dont le père « Benoît Nkakou était un polygame invétéré, éloigné des sacrements depuis belle lurette » (Bikoumou s.d.).

2 Polygamie et sorcellerie sont des éléments de la coutume, celle-ci comprise comme l’ensemble des usages en vigueur avant l’occupation française. Le pouvoir temporel et le spirituel n’eurent pas la même approche de la question. Les bases équivoques d’une collaboration 3 Pour mieux comprendre les rapports entre l’administration coloniale et les missionnaires catholiques, il nous faut remonter à la fondation de la colonie. De Brazza et Augouard sont deux noms qui symbolisent l’imbrication de la colonisation et de l’évangélisation au Congo français.

4 La France veut reprendre possession de la côte et, précisément au moment où elle veut travailler à la suppression de la traite, elle va chercher le père Bessieux (des Pères du Saint-Esprit) au Cap des Palmes et l’amène au Gabon ; c’est en même temps pour la Congrégation du Saint-Esprit l’occasion de prendre pied dans cette partie de l’Afrique, et c’est à elle qu’on confiera le soin des premiers esclaves enlevés aux négriers. En 1873, cette Congrégation s’installe à Landana. À chaque fois qu’elle est en danger dans la personne de ses missionnaires, la seule présence des navires de guerre français en impose aux indigènes. Les missionnaires veulent-ils s’installer dans une contrée ? La France les y mène, comme elle le fera encore bientôt pour le père Augouard lorsqu’il

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entreprendra son second voyage au Stanley-Pool. D’un autre côté, la France a-t-elle besoin de l’influence des missionnaires acquise sur les populations ? Une situation qui menace de tourner au tragique, comme à Pointe-Noire, les missionnaires sont prêts à se dévouer pour épargner ainsi des vies humaines, ce qui est en faveur des indigènes. De Brazza, à son tour, a besoin de quelqu’un pour sauvegarder l’honneur du pavillon français qu’il a planté à Mfoa, il demande un missionnaire et celui-ci part. C’est l’occasion pour lui de construire l’Église. « Le 8 décembre 1880, De Brazza arrive à la Mission de Landana. Il n’arrive pas en inconnu car le Père Augouard a déjà fait sa connaissance à Libreville. Il raconte aux Pères les péripéties de son voyage et les bonnes dispositions des habitants de ces pays envers la France et les missionnaires français. Il ajoute qu’il avait laissé sur les bords du Stanley-Pool un poste français sous la garde du sergent Malamine. Ne sachant pas quand et comment il pourra retourner dans le Haut-Congo, il fait de vives instances auprès du Père Carrie pour qu’il envoie là-haut des missionnaires qui soutiendront l’honneur du pavillon en attendant que la France puisse officiellement prendre possession de ces nouvelles contrées » (Mizon cité dans Witwicki 1995 : 289).

5 Dans la suite, De Brazza facilitera l’installation des missionnaires et son second, Mizon, écrit de Franceville au père Augouard, le 8 octobre 1881 : « Dès que j’aurai vu De Brazza, je me rendrai à Brazzaville et je ferai tout ce qu’il sera possible pour vous faciliter l’établissement d’une mission dans le pays de Batékés, à l’endroit que vous me désignez dans votre lettre… Mon Père, vous travaillez pour le Dieu qui est le mien ; je travaille pour ma patrie qui est la vôtre ; nous réussirons à faire pénétrer la civilisation dans ces contrées et comme vous le dites, à y faire connaître et aimer le nom de notre France » (ibid.).

6 L’attitude des premiers missionnaires est complexe. Dans leur esprit, il est difficile de dissocier le succès de leur mission évangélisatrice de l’affermissement de la colonisation française. Mgr Augouard n’hésitait pas à menacer ceux qui pensaient autrement : « Le missionnaire n’est pas seulement utile dans les colonies, il est même nécessaire ; et la France se réserve de durs mécomptes si, transportant aux colonies l’anticléricalisme de la métropole, elle essaie de chasser ceux qui sont ses plus fermes soutiens à l’étranger, et dans les pays noirs en particulier. Notre gracieux bateau Léon XIII a déjà bien des fois promené la croix et le pavillon français sur nos grands fleuves. Il a eu l’honneur de convoyer la plupart des grandes expéditions militaires, qui ont promené fièrement le drapeau de la patrie et anéanti, enfin, l’infernale puissance du trop fameux Rabah ! » (Augouard 1906).

7 Les missionnaires ne refusent donc pas d’apporter leur concours à l’administration, même au risque de leur vie. Le seul critère qui détermine l’attitude de l’administration est de savoir si la mission est utile ou non à l’œuvre de colonisation. L’action scolaire ou sanitaire des missions est jugée utile et est donc soutenue par l’administration. Celle-ci est beaucoup plus réticente pour le combat contre la polygamie et la sorcellerie. Les missionnaires font passer ordinairement en priorité leurs objectifs et considèrent que l’administration se doit de leur apporter son soutien.

8 En raison des grands services que les missionnaires rendent à la colonie, ceux-ci se plaignent de lui donner beaucoup plus qu’ils ne reçoivent : allusion faite notamment à l’insuffisance des allocations du gouvernement aux écoles et à la soumission de la mission aux tarifs douaniers et impôts sur les terres et produits domaniaux au même titre que le commun des colons1. La sollicitude que la mission témoigne à l’action coloniale s’est manifestée dès la prise de possession du Congo par la France. Alors que

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cette dernière n’a encore aucun représentant officiel dans la colonie naissante, elle compte sur les missionnaires pour se renseigner sur les mouvements de Stanley, adversaire de taille de Savorgnan de Brazza lors de la course aux territoires2.

9 En 1905, de Brazza crut qu’il pouvait continuer à faire jouer aux missionnaires le rôle d’agents de renseignements. Quand il revint au Congo pour enquêter sur les abus qui se produisaient dans les concessions, notamment à la suite du scandale provoqué par Gaud et Toqué, il posa la question avec insistance : « Mais enfin, parle-moi des faits horribles qui se sont passés au Congo ! À qui la responsabilité ? »3. Ce à quoi Mgr Augouard répondit sèchement : « J’avoue, Monsieur le Commissaire général, que les faits déplorables se sont passés au Congo, et les missionnaires ont été les premiers à les signaler à qui de droit. Mais, croyez-moi, la faute est plus au système qu’aux hommes. On n’a pas voulu de la morale chrétienne : eh bien ! voilà la morale laïque dans toute sa splendeur. Vous avez dit à ces jeunes qu’il n’y avait pas de Dieu, et que la morale était une balançoire et que chacun devait vivre sa vie. Qui peut donc les arrêter ? La crainte du gendarme ? Mais ce sont eux qui sont les gendarmes et souvent les juges par-dessus le marché. Sans morale, sans religion, sans contrôle, que voulez-vous que deviennent dans la brousse ces jeunes gens abandonnés ? On s’explique alors que parfois ils n’aiment pas les missionnaires qui sont des témoins trop gênants » (Augouard 1906 : 125).

10 En décembre 1904, Mgr Augouard avait déjà répliqué au journal La Dépêche coloniale pour se défendre des accusations dont il était victime. Ce journal venait de publier un article affirmant que les missionnaires ne venaient au Congo que pour s’enrichir ! Mgr Augouard répondit : « Ni moi ni mes missionnaires ne recevons un centime de traitement, et c’est à nos frais que nous entretenons les nombreuses écoles du Haut-Congo où environ 1 400 enfants viennent apprendre le français » (ibid. : 130).

11 Mais les rôles sont partagés : à la Mission de se cantonner à l’évangélisation ; à l’administration de mettre de l’ordre dans sa colonie. Les objectifs poursuivis par l’administration coloniale sont partout les mêmes. Ces propos de J. R. de Benoist (1987 : 514), au sujet du Soudan français, le montrent : « De 1885 à 1905, les missionnaires sont considérés par les administrateurs comme des auxiliaires qui perçoivent une aide matérielle pour participer à la réalisation des objectifs primordiaux de la colonisation. C’est le temps de l’équivoque et de la déception des deux côtés : le rendement des œuvres missionnaires est, du point de vue colonial, très médiocre, la dépendance à l’égard de l’Administration empêche les Missionnaires de se consacrer librement à l’évangélisation. »

12 Après 1905, un ouragan secoue la France après la promulgation de la loi de 1905 consacrant la séparation de l’Église et de l’État. Cependant, l’ouragan ne souffla pas avec la même violence dans les colonies. Il n’y a pas eu persécution pure et dure mais seulement une attitude hostile de certaines individualités contre les ecclésiastiques. D’ailleurs, même en France, la démarcation du temporel et du spirituel est régie avec une certaine souplesse : « La séparation des Églises et de l’État n’est ni totale ni rigide. Elle ne l’a jamais été. Même en 1905 – époque laïque s’il en est – des passerelles ont été maintenues entre la République et les Églises. Et la République a toujours fait preuve d’une neutralité bienveillante, le degré de bienveillance variant toutefois selon la nature des forces politiques au pouvoir. Dès lors, trois grands traits caractérisent la laïcité à la française : 1. un effort de sécularisation du pouvoir politique ; 2. la liberté de conscience et de culte ;

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3. la neutralité bienveillante de la République à l’égard des Églises » (Luchire & Conac 1979 : 16-17).

13 Au Congo, cependant, l’administration coloniale durcit sa position face aux agissements des missionnaires. Elle condamne même les faits qu’elle tolérait et encourageait chez les Spiritains par le passé. La « tempête » qui s’abat sur le vicariat a pour centre de gravité la mission de Linzolo. Ici, les pères Doppler (Supérieur, économe et chargé de l’œuvre des catéchistes) et Pelé (chargé du ministère) provoquent, en 1905, la rage des autorités officielles pour les raisons suivantes.

14 En effet, une avalanche de plaintes des indigènes contre les deux missionnaires Doppler et Pelé parvient au gouvernement de Brazzaville. L’enquête « discrète et partiale »4 du commissaire général du gouvernement établit, par exemple, que le P. Doppler a engagé Nzoba en qualité de porteur, avec pour tout salaire deux pains de manioc quotidiens. De surcroît, le curé aurait intimé l’ordre à cet homme de se présenter quotidiennement à la mission pour y travailler comme charpentier. Ayant refusé, Nzoba aurait été pourchassé nuitamment par le missionnaire et se serait réfugié chez Makelou. Pour avoir refusé de livrer le fugitif, le prêtre aurait ligoté le protecteur puis l’aurait enfermé dans sa mission pendant plusieurs jours. Le P. Doppler aurait aussi sommé le chef du village de Nzoba de lui payer une amende de dix francs…

15 Par ailleurs, dans ses tournées apostoliques, le P. Doppler aurait obligé les « indigènes » à lui fournir gratuitement poules et cabris. Des menaces de poursuite judiciaire auraient été proférées contre les Spiritains, et Mgr Dérouet en aurait officiellement été saisi. L’administration afficha, vis-à-vis de la Mission, le même comportement qu’elle eut envers les autres colons et ne les reconnut pas en tant que missionnaires. Ces derniers eurent le droit d’ouvrir des établissements d’enseignement, pourvu que celui- ci fut dispensé en langue française et servit tout naturellement les intérêts coloniaux. Cette répartition des rôles ne tarda pas à être une source de conflits. Souvent, les objectifs de la colonisation heurtèrent ceux des missionnaires.

16 La loi de 1905 consacrant la séparation des Églises et de l’État a été ressentie comme un coup de massue par ces derniers. Des administrateurs zélés menèrent la vie dure aux missionnaires. Mgr Augouard, de son côté, rappelait régulièrement ce que l’administration lui devait. La querelle prit parfois un ton tragi-comique : en octobre 1905, l’évêque du Congo français souffrait d’un mal physique ayant conduit le médecin à lui prescrire de porter continuellement de la glace sur la tête. La mission n’avait pas les moyens d’exécuter la prescription. Elle eut recours à l’administration. Un jeune administrateur arrivé depuis peu de France ricana de façon goguenarde : « Oh ! L’évêque, là-haut, il se figure qu’il va sucer de la glace pour rien ? Il la paiera comme ses camarades » (Augouard 1914 : 130). Il fit parvenir à la mission la note de la glace consommée. Cette phrase parvint à l’évêque et ce fut pour lui l’occasion de rappeler les services que la mission rendait à l’administration : la mission depuis longtemps soignait gratuitement les Européens de Brazzaville. Leurs passages étaient consignés dans les registres. À la réception de la note, envoyée par le jeune bureaucrate, l’évêque demanda qu’on compulsât la liste des malades des trois derniers mois ; on glissa les résultats de ces laborieuses recherches dans une enveloppe, le tout étant estimé à 2 000 francs. Le montant de la glace étant de 96 francs, on demanda à l’administration de payer la différence. Souvent les attaques contre les missionnaires étaient soutenues par la presse en métropole : les compagnies concessionnaires installées au Congo français étaient tenues, rapportait-elle, par des francs-maçons contre qui les missionnaires

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luttaient souvent, à cause de leurs abus sur les indigènes. Mgr Augouard s’en prit violemment à Pierre Savorgnan de Brazza, lui aussi franc-maçon, qui voulait importer des musulmans d’Algérie. Selon Pierre Savorgnan de Brazza, il n’y avait que les musulmans pour civiliser l’Afrique. Cette déclaration, faite le 25 mai 1905 à la mission catholique de Brazzaville, provoqua une très vive réaction, et Mgr Augouard (ibid : 152) rétorqua : « Ces déclarations ont lieu d’étonner quand elles sortent de la bouche d’un ancien protégé de Pie IX. Vous êtes payé pour savoir que les musulmans ne travailleront jamais pour la France ; car vous-même, dans la Sangha, (comme Crampel au Chari), vous avez été trahi par le marabout que vous aviez fait venir du Sénégal. Quant à la question religieuse, n’oubliez pas que peut-être bientôt vous aurez à rendre vos comptes à celui dont vous semblez aujourd’hui ignorer l’existence »5.

17 À son retour d’Europe en 1908, Mgr Augouard rendit visite au gouverneur général et au lieutenant-gouverneur qui le reçurent de la façon la plus courtoise. Le 6 janvier 1909, les chefs de la colonie rendirent la visite de Mgr Augouard et restèrent avec lui pendant plus de deux heures. Au cours de l’entretien, « ils causèrent longuement de l’influence des missionnaires qui n’est pas à dédaigner pour la bonne marche des affaires et la prospérité de la colonie ; ils affirmèrent également que le gouvernement les laisserait tranquilles. Cette entente cordiale n’est-elle préférable à cette guerre religieuse qui ruine la France ? » (ibid : 278).

18 Mais la solidité de ces dispositions était sujette à caution. Un conflit s’installa entre l’administrateur et les missions religieuses (Cointet 1970 : 85)6. « Il est de règle au Congo que tous les pouvoirs civils, militaires et religieux doivent être en lutte perpétuelle. C’est une maladie très connue dans la colonie et qu’on appelle la congolaise » (ibid.).

19 L’administration pense en termes « d’évolution » alors que les Églises pensent en termes de « conversion ». Il en résulte pour l’indigène une véritable confusion des pouvoirs. Cette confusion des pouvoirs et l’empiètement des missionnaires sur l’administration avaient atteint leur paroxysme en 1931 et le chef de la subdivision de Mayama s’en plaignit auprès des chefs hiérarchiques pour transmettre à qui de droit : « Pour des motifs sur lesquels il est inutile d’insister ici, une confusion a été établie dans l’esprit des indigènes, entre l’autorité, tout court, et celle spirituelle, dont se prétendent investis des missionnaires appartenant à différentes confessions. L’indigène simple n’arrive plus à faire la discrimination entre le pouvoir de l’administrateur qu’il sait cependant réel et redoutable, et celui que le prêtre, se prétendant d’un pouvoir supérieur, déclare détenir. Il oscille entre les deux, presque toujours en opposition du fait que la proposition du dernier à vouloir s’imposer dans toutes les questions administratives, et, souvent, se met dans des cas punissables pour avoir désobéi au Chef administratif en obéissant à l’éducateur religieux. Il serait indispensable, pour arriver à une bonne marche de l’administration, que soient invités, une fois pour toutes, à ne plus se mêler des questions où ils n’ont rien à voir, les gens qui par leur caractère religieux doivent se préoccuper uniquement et suivant leurs préceptes du salut des âmes »7.

20 Jusqu’en 1932, les populations trouvèrent dans les missionnaires des protecteurs bienveillants. Mais, avec l’affaire Balali, elles comprirent bien vite la complicité longtemps voilée entre ces Blancs dont les mésententes se produisaient seulement sur des points mineurs ; dès lors, à Linzolo en septembre 1933, elles marquèrent leur désapprobation : désormais on désobéirait aussi bien à l’administrateur qu’au missionnaire qui était soupçonné de lui livrer le secret des confessions de ses fidèles.

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21 Le 24 septembre 1933, à la mission de Linzolo, lors des cérémonies organisées pour la célébration du cinquantenaire de la fondation de cette mission par Mgr Augouard, les Balali refusèrent tout cadeau de la Mission, même la nourriture (des porcs avaient été tués à leur intention). Les manifestants molestèrent tous ceux qui, comme les chefs Mpiaka et Siassia, avaient accepté quelque chose des Pères.

22 Finalement, avant de partir, quelques indigènes n’avaient rien trouvé de mieux que d’arracher d’un socle deux canons de fusil ; ils dirent alors que la guerre était de nouveau déclarée8. Jehan de Witte (1924) nous donne une preuve de la longue complicité entre administrateur et missionnaire sur tout ce qui pouvait menacer les intérêts français : « En 1920, sentant le besoin de lutter contre le prosélytisme des Protestants (Suédois, mais subissant l’influence allemande) qui ont envahi la colonie et dirigent une active propagande contre les établissements catholiques, M. Augagneur a fait rétablir les crédits destinés à soutenir les écoles des Pères du Saint-Esprit. »

23 Pourtant, conscient de cette situation et du danger que courait l’Église catholique, le pape Pie XI avait adressé, le 6 décembre 1929, des recommandations à tous les missionnaires : « Les missions ne doivent d’aucune manière faire du nationalisme, mais seulement du catholicisme, de l’apostolat. Elles doivent servir les âmes et seulement les âmes. En tout temps le nationalisme a été pour les missions un fléau et même, on peut le dire sans exagération, une malédiction. Pour tous les missionnaires, et plus simplement pour tous ceux qui, de quelque manière, s’occupent d’apostolat, depuis le plus humble prêtre jusqu’au Pape, le nationalisme, même s’il a paru parfois amener quelques avantages, a fini par ne produire à la longue que des dommages »9.

24 Pour atteindre ses objectifs, l’administration décida qu’il fallait, sur le terrain, « instituer et maintenir une bonne politique indigène » (de Benoist 1987 : 27). Tous les impératifs de cette politique devaient conduire à connaître et à respecter les structures et les coutumes de la société locale, indispensables à la stabilité des sociétés à coloniser. Mais cette position théorique ne résista pas toujours aux impératifs de la colonisation : « Les pionniers européens agirent d’abord presque sans contrôle de la métropole. Ils commirent des abus… La cause en fut toujours la même : le besoin de main- d’œuvre. Qu’il s’agisse de la construction de routes, de voies ferrées et de ports, ou de la récolte du caoutchouc, de l’exploitation des mines ou du service domestique des Blancs, toujours le recours au travail du noir parut indispensable » (Brunschwig 1963 : 180).

25 Outre les impératifs économiques, le respect des coutumes rencontrait d’autres obstacles sociaux tels la polygamie et la sorcellerie. Le problème de la polygamie fut le point majeur de friction en raison du respect dû à la coutume. La polygamie 26 Le point le plus sensible, parce qu’il mettait en cause les structures familiales et sociales, était le problème de la liberté des femmes. Les missionnaires y sont particulièrement attachés, car l’efficacité de leur apostolat en dépend en grande partie. Si la jeune fille reste sous la tutelle absolue de ses parents, de sa famille, des anciens, il y a peu de chances pour que ceux-ci la laissent suivre le catéchisme et recevoir le baptême, parce qu’ils savent qu’elle revendiquera la liberté de choisir son mari ou au moins de refuser celui auquel la coutume la destine. Une communauté chrétienne ne peut se bâtir de façon stable et solide que sur des foyers chrétiens (de Benoist 1987 : 289).

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27 Or, selon la coutume de la plupart des ethnies, le mariage est un contrat social entre deux familles dans lequel la femme n’a rien à dire. La jeune fille dépend d’un de ses ascendants, plus souvent d’un oncle que de son père. Son sort est réglé dès sa petite enfance, parfois même avant sa naissance. La compensation matrimoniale intégralement versée scelle définitivement cette union (Délicat 1993 : 195). L’administration respectant les coutumes indigènes, la Mission ne peut compter sur l’autorité temporelle pour l’imposition de la monogamie et de l’indissolubilité des mariages coutumiers et officiels, tel que l’exige le mariage chrétien : « Il ne faut pas confondre coutume et religion : le mariage religieux contracté par les parties devant le prêtre ne produit aucun effet civil. La religion catholique ne confère pas aux indigènes un statut particulier ou des droits civils nouveaux contraires à leurs coutumes »10.

28 Tous les administrateurs coloniaux réagissaient de la même manière devant les prêtres qui ne respectaient pas cette coutume. À Kindamba, en 1933, deux grandes catéchumènes dans un poste de brousse avaient été enlevées de force par des païens qui les avaient épousées. Le père Houchet les fit chercher et les ramena à la mission. Là dessus, vinrent palabre et plainte à la subdivision. Une lettre officielle somma le prêtre de renvoyer les deux fillettes et de les remettre aux « ayant-droit » (sic). Cela en vertu d’une circulaire dont voici un extrait : « Nous ne pouvons donner suite au vœu exprimé par les Missions touchant la faculté d’accorder aux femmes indigènes qui désireraient se convertir au christianisme, après leur mariage célébré sous l’empire de la coutume, la faculté de divorcer lorsque leur conviction nouvelle sera en opposition avec celle-ci… D’autre part, toutes les coutumes des sociétés primitives interdisent sous peines diverses l’abandon du domicile conjugal à la femme mariée ; il est inadmissible qu’une femme mariée suivant la coutume puisse quitter à son gré le domicile conjugal, sous prétexte qu’elle est chrétienne ou désireuse de le devenir »11.

29 Le gouverneur général de l’AEF, Raphaël Antonetti, perçoit les missions comme un facteur actif de dislocation des cadres traditionnels de la société indigène, qui rendait par voie de conséquence, plus difficile l’exercice du commandement. Les missionnaires, eux-mêmes, le reconnaissent et le gouverneur général rapporte le passage d’une lettre que venait de lui adresser le directeur d’une mission évangélique, montrant leur impuissance à conserver le contrôle des indigènes qu’ils ont déracinés : « Nous regrettons de ne pas être toujours arrivés au résultat désiré (respect des devoirs, non seulement envers l’autorité divine, mais aussi envers les autorités administratives). La tâche missionnaire est tellement difficile. L’indigène chrétien est exposé aux impressions de toutes sortes, surtout dans les grands centres. Jeté brusquement dans un milieu nouveau, il perd brusquement l’équilibre. Souvent trop payé pour son travail et possédant des ressources pour s’habiller et vivre comme un Blanc, il devient orgueilleux et perd le respect des autorités » (Antonetti 1930)12.

30 Le gouverneur général s’appuie sur ces considérations générales pour expliquer les mécomptes de l’organisation du commandement indigène. La polygamie est soutenue par l’administration, non pas seulement parce qu’elle est conforme aux coutumes mais aussi parce qu’elle règle un problème de société : pas de prostitution, chaque femme trouvant un époux. Pour toute évolution de la société indigène, l’administration considère que le point de départ doit être le respect de l’attachement des indigènes à leurs institutions et à leurs coutumes. Les résistances s’expliqueraient par le heurt

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d’habitudes profondément ancrées ; le père Scao en eut la preuve au milieu de ses ouailles : « Ils arrivent en grand nombre, s’assoient par terre, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, et l’exposition sommaire des principales vérités religieuses commence. Tout le monde écoute. Quand on arrive au précepte délicat entre tous : le ciel est fermé à ceux qui ont plusieurs femmes, alors ce sont des exclamations, des rires, des grattements de tête, qui traduisent admirablement le durus est hic sermo. La polygamie, voilà le grand obstacle à la conversion des Noirs » (Le Scao cité dans Délicat 1993 : 278).

31 Les candidats à la conversion avaient bien compris que le missionnaire portait atteinte à leur régime social et familial. Pour l’administration, il était clair qu’il fallait s’abstenir de toucher au cadre de l’organisation sociale indigène, d’autant que les démolisseurs seraient impuissants à le remplacer aussitôt par une organisation adéquate (Antonetti 1930). Dans sa circulaire du 8 novembre 1941 sur la politique indigène, le gouverneur général, Félix Éboué, estime que « missionnaires et administrateurs voudront, par l’entremise de ses cadres, élever la société indigène, la développer, la porter vers le bien, sans en déranger l’équilibre » (de Benoist 1988 : 187). C’est le germe d’où sortiront les recommandations de la Conférence de Brazzaville dont l’une demande « de faire évoluer les coutumes vers la liberté de la femme, notamment dans le choix d’un époux, de favoriser le mariage monogamique, de faire présider le tribunal connaissant des affaires familiales par un fonctionnaire européen qui appliquerait le cas échéant la coutume chrétienne » (ibid.). À l’anticléricalisme qui régnait dans les colonies, Félix Éboué avait substitué, dans les territoires dont il avait la responsabilité, la tolérance vis-à-vis des missionnaires. Il avait toujours considéré le christianisme comme un facteur d’évolution et de progrès. « L’enseignement des Missions chrétiennes touche une grande partie de la société indigène au Gabon, au Moyen-Congo et en Oubangui-Chari […]. La coutume indigène trouve dans cette diffusion des principes chrétiens sa plus inévitable raison d’évoluer. Devons-nous tenir l’enseignement missionnaire pour l’une de ces initiatives qui, forçant la coutume, risquent de déséquilibrer la société indigène et, partant, de la détruire ? J’estime que non » (ibid.).

32 Certes, rappelait Éboué, « Il n’est pas question de brûler les étapes. À l’image de l’évangélisation de la Gaule, c’est toute la société avec ses structures et ses coutumes qu’il faut faire évoluer par un mouvement si insensible… qu’aucune rupture n’apparaisse dans la tradition jusqu’au moment où on s’aperçoit que le travail est achevé. On considérera toujours que l’idéal est moins de former des spécimens de bons Chrétiens qu’embrasser la masse et de la conduire, dans son ensemble et avec ses cadres, à la conception chrétienne » (ibid.).

33 Le gouverneur général passait en revue les domaines où la collaboration des missionnaires était souhaitable : « Pour préserver de l’isolement et donner un milieu amical aux garçons métis, les Missions ont un rôle important à jouer », notamment par les formations scoutes. Félix Éboué se disait prêt à interdire le divorce et à sanctionner la bigamie chez les chrétiens : « Le droit, ici comme partout, ne précédera pas le changement, mais le consacrera. Le droit coutumier revêtu du christianisme prouvera que l’Afrique a été améliorée, mais non dénaturée » (ibid.).

34 Les missionnaires saisirent la balle au bond pour exiger des chrétiens le mariage civil sous le régime de la monogamie avant de célébrer le mariage religieux. Le gouverneur général Félix Éboué avait voulu seulement appliquer la disposition du code civil

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français. Le second point à combattre était la sorcellerie. Toute situation qu’on ne peut s’expliquer trouve son explication dans le kindoki, la sorcellerie. La sorcellerie 35 Devant un cas de maladie grave ou devant la mort, les réactions premières, pour tous les Congolais, relèvent non de la logique des sciences, mais de présupposés tout à fait autres. Malgré la présence des hôpitaux et des dispensaires, les gens continuent à chercher des réponses par les voies traditionnelles. Dans ces situations de crise, les questions que l’on se pose souvent sont pourquoi et par l’intervention de qui est-on malade ? Ces formes d’interrogations renvoient naturellement au schéma de la tradition, au kindoki, la sorcellerie comme code d’interprétation des causes de la maladie et d’autres déséquilibres sociaux. À l’opposé, la foi chrétienne ne semble pas apporter la solution adéquate. L’Église chrétienne, par son dogme, introduit plutôt des éléments de dilemme, un rejet qui laisse le chrétien dans un embarras profond. Si croire au kindoki n’est pas chrétien, devenir chrétien doit devoir alors signifier le refus des solutions offertes par la tradition. L’Église serait le lieu où l’on échappe au kindoki. Désillusion. Prêtre, l’abbé Fulbert Youlou devenu président de la République, emprunta d’autres attributs dans le stock culturel équatorial, en faisant confectionner des fétiches par des nganga téké. Il appelait cela des congolités, entendez des réalités congolaises.

36 Contre la sorcellerie, les moyens de lutte dépendaient de la positon des autochtones ; pour les missionnaires, ndoki, nkisi, nganga, tout est confondu dans le fétichisme. Nous nous sommes déjà appesantis sur les dangers de cette confusion, où même le guérisseur est pris pour un dangereux féticheur. C’était l’un des obstacles à la christianisation. Mais les Pères banalisaient la puissance des mangeurs d’âmes qui provoquaient angoisse et stupeur dans les consciences, cultivant plutôt chez le fidèle la confiance dans le dieu chrétien, source à leurs yeux d’une véritable sécurité. L’action missionnaire, elle, au-delà de la simple annonce de l’Évangile, visait à une transformation sociocritique, économique, morale et intellectuelle du milieu afin de le préparer à la pénétration des idées chrétiennes. La « déconstruction » de la conception du monde traditionnel tel que nous l’avons vu permettait de reconstruire un nouvel imaginaire pour aboutir à une nouvelle vision du monde. Cet enseignement suscitait chez les catéchumènes un élan de croisés qui déclaraient la guerre aux « fétiches » à travers l’autodafé de leurs autels. Les scènes furent nombreuses où les Pères ou les catéchistes intervenaient pour démolir les autels de ceux qui hésitaient à le faire de peur d’une vengeance des divinités sur eux. La destruction des autels était à la fois le moyen de prouver l’impuissance des esprits vis-à-vis du Dieu chrétien et un préalable indispensable à l’adhésion au catéchuménat. L’absence d’une sanction surnaturelle dans la longue durée procurait au néophyte un sentiment de sécurité qui pouvait renforcer son engagement chrétien.

37 Pour l’administration, il ne fallait pas fixer une ligne rigide de conduite à suivre à l’égard des sorciers avec la puissance desquels elle était obligée de compter. En effet, d’une façon générale, « Les pratiques de magie, l’exercice de l’art de guérir par des sortilèges, font partie intégrante de cet ensemble de coutumes et de traditions qui forment l’armature de la société indigène et que l’administration s’attache à respecter dans la mesure où elles ne heurtent pas violemment les principes essentiels de la civilisation telle que nous la concevons » (Somé 1998 : 47).

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38 L’intégration de cet élément de la coutume à l’ensemble de ce qu’il faut protéger se justifie surtout par le prestige et l’autorité que procure la sorcellerie à un chef indigène. L’administrateur des Colonies, Fournier, chef de la circonscription du Bas- Congo, notait : « La presque totalité des palabres sont réglées par les chefs qui, avec l’aide occulte des féticheurs, s’efforcent de les conserver pour eux, ne tenant pas du tout à ce que l’administration se mêle de leurs affaires ; cela dénote, évidemment, en même temps qu’un état d’esprit assez fâcheux, une certaine autorité chez les chefs Balali et Bacongo »13.

39 L’administrateur se console en estimant : « Que c’est la rançon du prestige et de l’influence du commandement indigène, et ce serait une erreur politique grave de tenter de réagir contre cet état de choses. Il doit suffire pour y remédier d’exercer une surveillance soutenue sur le commandement indigène »14.

40 Il faut soutenir et sauvegarder le prestige du chef, même établi sur des pratiques de « charlatanisme, si celles-ci ne donnent pas lieu à des abus trop criards, à des ordalies, à des cérémonies rituelles trop barbares »15. La crainte de leur pouvoir par les indigènes est un précieux adjuvant de l’autorité des chefs. En somme, la sorcellerie est une bonne chose tant qu’elle contribue à consolider et à sauvegarder l’autorité du chef indigène, serviteur du commandant colonial. Pour les missionnaires, il faut combattre le paganisme. Celui-ci n’est autre que la coutume indigène que l’administration coloniale doit défendre et respecter pour sauvegarder le commandement indigène et éviter les résistances à la colonisation. De tous les évangélisateurs occidentaux installés au Moyen-Congo, seuls ceux de l’Armée du Salut eurent du succès dans le combat contre la sorcellerie. En effet, après son succès dans le territoire de Boko, l’Armée du Salut lança une puissante propagande prétendant qu’un adepte amenant le drapeau de cette religion dans sa maison était protégé des esprits mauvais, des sorciers. La nouvelle religion avait touché le point sensible des Congolais. Plusieurs catholiques et protestants commencèrent à prier dans l’Armée du Salut. Mgr Paul Biéchy, Vicaire apostolique de Brazzaville, dut reconnaître en 1953, devant son clergé réuni à Kibouendé, que l’Armée du Salut avait su s’introduire dans les milieux qui étaient fermés aux catholiques et que toutes ses méthodes n’étaient pas à condamner.

41 Les religions chrétiennes ont été des facteurs de transformation sociale par leurs méthodes tendant à sortir l’individu du milieu ethnique où il vivait en relâchant les liens qui l’attachaient à ses coutumes, par la lente destruction des fétiches, mikisi. Par leur action éducative, que nous avons déjà évoquée, et le dualisme christianisme/ fétiche, elles ont provoqué un désarroi religieux parmi les populations. Cette évangélisation aux tendances antagonistes entre catholiques et protestants, auxquels sont venues s’ajouter les religions syncrétiques, se fit sur un terrain où l’institution administrative des chefferies tribales a manqué de possibilités d’adaptation et de la marge d’autonomie nécessaire à son efficacité. Il en a résulté un vide politique que combla très tôt l’Association amicale des originaires de l’Afrique équatoriale française, créée par André Matswa, galvanisant les espérances de tout le peuple congolais. Sur le plan des idées, l’évolution est donc nette vers ce qui arme les populations dans leur lutte contre le système colonial.

42 En dépit de ces accrochages, l’action missionnaire s’intégrait, en définitive, dans un projet de construction d’une société analogue aux sociétés occidentales, notamment

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française, considérée par les Spiritains comme le modèle de société chrétienne. Après l’indépendance du Moyen-Congo en 1960, les missions chrétiennes se sont détachées de l’environnement qui avait fondé leur prestige. De ce fait, un fléchissement de la pratique religieuse s’est fait sentir tandis que d’anciens chrétiens désabusés ont adapté le dogme chrétien aux conditions locales et ont commencé à créer leurs propres églises.

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NOTES

1. Mgr Carrie s’en plaint au cardinal préfet de la Propagande : Loango 25, Novembre 1899, 176-B-V Arch Cssp. 2. Mgr AUGOUARD (1914), Correspondances de… pp. 140-141. 3. Commandant du Gabon au Ministre : Avis du P. Carrie, supérieur de la Mission de Landana, sur les rapports Stanley-Brazza, 10 avril 1880, in Chérubin DÉLICAT (1993 : 227). 4. E. Telle, commissaire général du gouvernement p.i. à Derouet, provicaire apostolique, Brazzaville, 8 novembre 1905, 176-Bv III. CSSP. 5. En fait, il s’agit du discours prononcé à Brazzaville devant la mission venue enquêter sur les scènes horribles au Congo français. 6. Cointet fut témoin des événements. 7. Rapport du chef de la subdivision de Mayama repris dans Le rapport annuel de la Circonscription du Bas-Congo, 1931, Aix 4(2)D52. 8. Rapport de l’Administrateur-Maire de Brazzaville, Chef de la Circonscription du Pool, septembre 1933, cité dans Victor BATUMENI (1978 : 88). 9. Pape Pie XI, Le Siège apostolique et les missions, t. 1, pp. 103-104, cité par Christine Alix dans Marcel MERLE (1967 : 79). 10. Arrêt du 13 novembre 1924 de la Chambre d’homologation de la Cour d’appel de Dakar repris par J. R. DE BENOIST (1987 : 296). 11. Circulaire du lieutenant-gouverneur du Moyen-Congo, citée par le père J. B. HOUCHET (1933 : 243). 12. Lettre d’un directeur de mission évangélique au gouverneur général de l’AEF, en 1930, cité par ANTONETTI (1930) dans son rapport annuel. 13. Rapport annuel du Moyen-Congo, 1932, p. 65, Fonds Guernut, Boîte 40. 14. Ibid. 15. Ibid. Les ordalies sont ici le poison d’épreuve, nkasa, souvent mortel.

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RÉSUMÉS

L’évangélisation et la colonisation se sont confondues dans leurs actions et méthodes pour civiliser ou christianiser les Noirs. Souvent, c’étaient les administrateurs conquérants qui déblayaient le terrain pour les missionnaires. Mais, les deux ont travaillé dans un projet de construction d’une société analogue aux sociétés occidentales, notamment française, considérée par les Spiritains comme un modèle de société chrétienne. Pour atteindre cet objectif général, administrateurs et missionnaires n’eurent pas la même approche de la question, les uns disant respecter la coutume, polygamie et sorcellerie, les autres les considérant comme un obstacle à la christianisation.

Administrators and Missionaries Faced with Customs in the French Congo. – The actions and methods of colonization and evangelization were mixed in the effort to civilize or convert Africans to Christianity. Triumphant colonial administrators often prepared the grounds for missionary work. The two worked toward constructing a society similar to the Western, in particular French, one, which members of the order of the Holy Ghost Fathers (Spiritans) considered to be a model for a Christian society. To reach this general objective, administrators and missionaries did not have the same approach about whether to treat customs, polygamy and witchcraft with respect or to consider them to be a hindrance to the advance of Christianity.

INDEX

Mots-clés : sorcellerie, witchcraft, colonisation, colonization, coutume, missionnaires, administrateur, christianisation, évangélisation, polygamie, administrator, christianization, customs, evangelization, missionnaries Keywords : polygamy

AUTEUR

CÔME KINATA École Normale supérieure, Brazzaville.

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Occupation of Public Space Anglophone Nationalism in Cameroon

Nantang Jua and Piet Konings

1 In February 2002, we were sitting in a bar in Buea, the capital of the South West Province of Anglophone Cameroon, watching the Cameroon-Mali football semi-final in the African Cup of Nations that was being relayed in Cameroon by a French television channel. The winner of the match was to play Senegal, which had already qualified for the final by defeating . What struck us most during the match was the sudden change in attitude of our fellow viewers. Initially, they appeared to identify strongly with the national team, as was manifest in their comments on the prowess of Cameroon’s “Indomitable Lions”. However, as soon as the French commentator noticed that, whatever the outcome of the match, “la finale sera une affaire francophone”, almost reflexively and in unison, they shouted: “Cameroon is not a Francophone country!” Suddenly any identification with the national team seemed to have disappeared. Even a later remark by the commentator that one of the Cameroonian players was an Anglophone failed to change the mood and restore their enjoyment of the match.

2 The reaction of the Anglophone spectators reminded us of Hobsbawm’s observation (1990: 143) that the “imagined communities of millions seem more real than a team of eleven named people” and demonstrates the importance of identity politics in Cameroon. It also makes for an interesting comparison with the disengagement of the extreme nationalist leader Jean-Marie Le Pen from the French national team due to its multicultural character: “Je ne me reconnais pas dans cette équipe.” However, it clearly problematises Fardon’s “football argument”. With specific reference to the widespread identification in Africa with national football teams, he posits the development of national feelings “in all states that have been independent for more than thirty years… The annexation of a neighbouring state, no matter how modest, would soon show the reality of “national” identities’ (Fardon 1996: 94). To a large extent, the Cameroonian situation reflects Cahen’s thesis (1999) that African identification with national teams is simply an expression of the habit of living together in the same republic or, even

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better, of “constitutional patriotism” (Habermas) rather than of a strongly crystallised national consciousness. The imagination of a nation (B. Anderson 1983) usually requires a much longer historical process than Fardon is willing to accept–a process that state policies can only reinforce but never entirely determine. Cahen cautions that it would be an “erreur senghorienne” to assume that the state would precede the nation, in the sense of “producing” or at least “preparing” the nation. In his view, the state can only serve as a midwife for nationisme, the agenda of an ultra-minor elite to rapidly “fabricate” the nation. This is a project that is different from nationalism and opposed to existing ethnic and national identities (Cahen 1999: 153-155). That the Cameroonian post-colonial state’s nation-building project has failed is clearly evidenced by the fact that nationalist feelings are still rife in Anglophone territory more than forty years after reunification with Francophone Cameroon.

3 This study argues that the entry of Anglophone nationalism into public space during political liberalisation in the 1990s has posed a severe threat to the post-colonial nation-building project. Several Anglophone associations and pressure groups emerged that have protested against Anglophone marginalisation, assimilation and exploitation by the Francophone-dominated state in the post-colonial state. They proved capable of placing the “Anglophone problem” on the national and international agenda, laying claims to self-determination and autonomy in the form first of a return to the federal state and later the creation of an independent state.

4 Strikingly, both Francophone scholars and politicians have been inclined to perceive Anglophone nationalism as an unexpected, recent invention (Donfack 1998; Menthong 1998). They appear to have been convinced that the post-colonial state’s imposition of a project of nationisme upon the existing ethnic and national identities had effectively wiped out most traces of “Anglophoneness”, or what Edwin Ardener (1967: 292) referred to as a “distinctively British Cameroonian way of life”, from the public space. This is evidenced by a recent statement from the former vice-prime minister in charge of Housing and Town Planning, Hamadou Mustapha: “À un moment donné effectivement, on a commencé à oublier que les Anglophones étaient là; on a eu l’impression que les Anglophones s’étaient déjà francophonisés”1.

5 Francophone scholars and politicians also tend to attribute the emergence of Anglophone nationalism in the public space mainly to the mobilisation efforts of a few discontented elites who were denied a place at the “dining table” during political liberalisation (Sindjoun 1995; Nkoum-Me-Ntseny 1996; Menthong 1998). Their explanation in terms of opportunist entrepreneurs in search of a political market comes close to the government position on Anglophone nationalism. Probably on the assumption that government strategies of control, notably the frequent use of state violence, divide-and-rule tactics, and the co-optation of some Anglophone elites into the regime, would be effective, they claim that Anglophone nationalism will never witness an exponential growth in the public arena (Sindjoun 1995: 114).

6 In sharp contrast to such views, the first part of this study attempts to show that Anglophone nationalism is neither a recent invention nor a mere elitist project. It is instead the result of a long historical process of identity formation, going back as far as the beginning of colonialism when two territorial communities were created each with its own distinct cultural legacy. As Susungi (1991) aptly observed, one of its immediate consequences has been that the reunification episode was far from being the reunion of two prodigal sons who had been unjustly separated at birth, but was more like a

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loveless marriage arranged by the between two people who hardly knew each other. The most decisive factor in the construction of an Anglophone identity, however, has turned out to be the post-colonial nation-state project that led Anglophones to imagine Cameroon as a prison rather than as a nation.

7 The second part of the article describes how, in the face of persistent attempts by the Francophone-dominated state to contain the Anglophone danger and control Anglophone organisation, Anglophones resorted to less visible and controllable forms of protest in the 1990s, creating space for Anglophone identity and nationhood in national history, the arts, the international courts, in everyday life and even on the Internet. In this section, particular attention is devoted to what Billig (1995) has called “banal nationalism” – the representations and symbols of nationhood that are taken for granted such as flags, names, dates and language. The latter are often overlooked in the orthodox conceptions of nationalism that tend to concentrate on more spectacular forms such as separatist and extreme nationalist movements (Azaryahu & Kook 2002). The Emergence of Anglophone Nationalism in Public Space 8 Several authors have tried to explain the emergence and development of what has come to be called the “Anglophone problem” (Konings & Nyamnjoh 1997, 2000, 2003; Eyoh 1998; Jua 2003). Most agree that its roots may be traced back as far as the partitioning, after World War One, of the erstwhile German Protectorate (1884-1916) between the French and English victors, first as mandates under the and later as trusts under the United Nations. As a result of this partitioning, the British acquired two narrow and non-contiguous regions in the western part of the country, bordering Nigeria. The southern part and the focus of our study was christened Southern , and the northern part became known as Northern Cameroons2. Significantly, the British territory was much smaller than the French one, comprising only about one fifth of the total area and population of the former German colony (Mbuagbaw et al. 1987: 78-79). The partitioning of the territory into English and French spheres had some significant consequences for future political developments. Importantly, it laid the historical and spatial foundation for the construction of Anglophone and Francophone identities in the territory. The populations in each sphere came to see themselves as distinct communities, defined by differences in language and inherited colonial traditions of education, law, public administration and worldview. Second, while was incorporated into the as a distinct administrative unit, separate from neighbouring French Equatorial Africa, the British Cameroons was administered as part of Nigeria, leading to the blatant neglect of its socio-economic development and the increasing migration of Nigerians, notably the Igbo, to the where they came to dominate the regional economy.

9 With the approaching independence of Nigeria in 1960, the population of the British trust territory was to decide on its political future. It soon became evident that the majority of the Southern Cameroonians would opt for the creation of an independent state (Awasom 2000; Konings & Nyamnjoh 2003). That their expressed wish was eventually not honoured must be attributed to two main factors. First, internal divisions among the Anglophone political elite prevented them from rallying behind the majority option in the territory. Second, and even more importantly, the United Nations refused, with the complicity of the British, to put the option of an independent Southern Cameroons state to the voters in the UN-organised plebiscite of 11 February

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1961, on the grounds that the creation of another tiny state was politically undesirable (and likely to contribute to a further “Balkanisation” of Africa) and economically unviable (Konings & Nyamnjoh 2003). Being deprived of this preferred option, Southern Cameroonians were given what amounted to Hobson’s choice, that is a “choice” they had to accept whether they liked it or not: independence by joining Nigeria or reunification with Francophone Cameroon, which had become independent in 1960 under the new name of the Republic of Cameroon. In the end, they chose the lesser of the two evils. Their vote in favour of reunification appeared to be more a rejection of continuous ties with Nigeria, which had proved to be harmful to Southern Cameroonian development, than a vote for union with Francophone Cameroon, a territory with a different cultural heritage and at the time involved in a violent civil war (Joseph 1977).

10 By reuniting with the former French Cameroon, the Anglophone political elite had hoped to enter into a loose federal union as a way of protecting their territory’s minority status and cultural heritage (Konings & Nyamnjoh 1997, 2003). Instead, it soon became evident that the Francophone political elite preferred a highly centralised, unitary state as a means of promoting national unity and economic development. While the Francophone elite received strong support from the French during the constitutional negotiations, the Anglophone elite was virtually abandoned by the British, who deeply resented the Southern Cameroons option for reunification with Francophone Cameroon (Awasom 2000). As a result, a rumour quickly spread through the region that Charles de Gaulle looked upon the Southern Cameroons as “a small gift of the Queen of England to France” (Milne 1999: 432-448; Gaillard 1994). In the end, during the constitutional talks at Foumban in July 1961, the Francophone elite was only prepared to accept a highly centralised federation, which was regarded merely as a transitional phase to a unitary state. Such a federation demanded relatively few amendments to the 1960 constitution of the Republic of Cameroon. Interestingly, Pierre Messmer (1998: 134-135), one of the last French high commissioners in Cameroon and a close advisor of President , pointed out that he and others knew at the time that the so-called federal constitution provided merely a “sham federation”, which was “safe for appearance, an annexation of West Cameroon (the new name of the former Southern Cameroons)”3.

11 Under the new constitution, West Cameroon lost most of the limited autonomy it had enjoyed as part of the Nigerian federation (Ardener 1967; Stark 1976). Even worse, a few months after reunification, Ahidjo created a system of regional administration in which West Cameroon was designated as one of six regions, basically ignoring the political character of the country. These regions were headed by powerful federal inspectors who, in the case of West Cameroon, in effect overshadowed the prime minister with whom they were in frequent conflict concerning jurisdiction (Stark 1976). Besides, the West Cameroon government could barely function since it had to depend entirely on subventions from the federal government that controlled the major sources of revenue. When, in 1972, Ahidjo created a unitary state in blatant disregard of constitutional provisions, there was in reality little left of the federation, except perhaps in name (Benjamin 1972). What many regarded as one of the last visible symbols of the 1961 union was removed in 1984 when Ahidjo’s successor, , abolished the appellation “United Republic of Cameroon” and replaced it with “Republic of

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Cameroon”, which significantly was the name of the Francophone part of the country when it became independent in 1960.

12 An even more decisive factor for the development of the Anglophone problem, however, was the nation-state project after reunification. For the Anglophone population, nation-building has been driven by the firm determination of the Francophone political elite to dominate the Anglophone minority in the post-colonial state and to erase the cultural and institutional foundations of Anglophone identity (Eyoh 1998). Several studies have shown that Anglophones have regularly been relegated to inferior positions in the national decision-making process and have been constantly underrepresented in ministerial as well as senior- and middle-level positions in the administration, the military and parastatals (Kofele-Kale 1986; Takougang & Krieger 1998). A few recent examples seem to substantiate Anglophone allegations of systematic discrimination in the recruitment for government posts. In February 2003 it was announced that there were only 57 Anglophone youths among the more than five thousand new recruits joining the police academies4. The next month records show that there were only 12 Anglophones among the 172 new recruits into the Customs Department. And, even more significantly, these Anglophones were only given junior staff positions while all the senior staff positions went to Francophones5. There is also general agreement that Anglophones have been exposed to a carefully considered policy aimed at eroding their language and institutions even though Francophone political leaders had assured their Anglophone counterparts during the constitutional talks on reunification that the inherited colonial differences in language and institutions were to be respected in the bilingual union. And, last but not least, the relative underdevelopment of the Anglophone region shows that it has not benefited sufficiently from its rich resources, particularly oil. Gradually, this created an Anglophone consciousness: the feeling of being recolonised and marginalised in all spheres of public life and thus of being second-class citizens in their own country.

13 While there is a general tendency among Anglophones to blame the Francophone elite for the entire Anglophone problem, it cannot be denied that Anglophone political leaders bear an important share of the responsibility for the Anglophone predicament. Apparently, when they realised that their influence within the federated state of West Cameroon was beginning to be whittled down, the federal arrangements no longer suited their designs. They started competing for Ahidjo’s favours and aspiring to positions of power within the single party and the federal government and eventually within the unitary state, thus blatantly neglecting the defence of West Cameroon’s autonomy and interests (Kofele-Kale 1986; Eyoh 1998).

14 The co-optation of the Anglophone elite into the “hegemonic alliance” (Bayart 1979) and the autocratic nature of the post-colonial regimes prevented Anglophones from openly organising in defence of their interests until the political liberalisation process in the early 1990s. The newly created Anglophone movements were then able to place the Anglophone problem on the national and international agenda6. While the Buea Declaration, issued after the historic First All Anglophone Conference (AAC I) in April 1993, still called for a return to a two-state federation, the Biya government’s persistent refusal to enter into any negotiations caused a growing radicalisation of Anglophone movements. In the so-called Bamenda Proclamation, adopted by the Second All Anglophone Conference (AAC II) held in Bamenda from 29 April to 1 May 1994, it was stipulated that “should the government either persist in its refusal to engage in

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meaningful constitutional talks or fail to engage in such talks within a reasonable time, the Anglophone leadership would proclaim the revival of the independence and sovereignty of the Anglophone territory and take all measures necessary to secure, defend and preserve the independence, sovereignty and integrity of the said country” (Konings & Nyamnjoh 1997: 218-220).

15 Following the AAC II, the Anglophone movements provocatively re-introduced the name of Southern Cameroons to refer to the Anglophone territory so as to “make it clear that our struggles are neither of an essentially linguistic character nor in defence of an alien colonial culture… but are aimed at the restoration of the autonomy of the former Southern Cameroons which has been annexed by the Republic of Cameroon”7. The umbrella organisation of all the Anglophone movements was subsequently named the Southern Cameroons National Council (SCNC). The SCNC leadership soon adopted a secessionist stand, striving for an independent Southern Cameroons state through peaceful negotiation with the regime, the “sensitisation” of the regional population and a diplomatic offensive. Widespread euphoria could be felt in Anglophone Cameroon when a SCNC delegation returned from a mission to the United Nations in 1995. During rallies attended by huge crowds in several Anglophone towns, the delegation displayed a large UN flag, claiming it had received it from the UN to show that the Southern Cameroons was still a UN trust territory and that independence was only a matter of time8.

16 From 1996 onwards, however, Anglophone movements appeared to rapidly lose their initial momentum. Two factors were mainly responsible for this unfortunate development. First, the Biya government proved capable of neutralising the Anglophone movements to a large extent by employing a number of long-standing tactics including divide-and-rule, co-opting Anglophone leaders into the regime, and severe repression. Second, there was the problem of leadership. With the resignation of the founding fathers from the leadership, the SCNC lacked competent and committed leadership. Given the leadership problem and the government’s persistent reluctance to enter into any negotiations, a conflict developed within the Anglophone movements between the doves–those who continued to adhere to a negotiated separation from La République du Cameroun9–and the hawks–those who had come to the conclusion that the independence of Southern Cameroons would only be achieved through armed struggle. The Southern Cameroons Youth League (SCYL) in particular opted for the latter strategy (Konings & Nyamnjoh 2000).

17 However, it would be a grave error to assume that the Anglophone movements became fully paralysed or even defeated by divisive and repressive government tactics and their own organisational and strategic shortcomings. Of late, Anglophone struggles appear to have acquired a new impetus. On 30 December 1999, Justice Frederick Alobwede Ebong, a SCNC activist with close ties to the SCYL, took over the Cameroon Radio and Television (CRTV) station in Buea, proclaiming the restoration of the independence of the Ex-British Southern Cameroons. This was followed by the nomination of a provisional government and the announcement of a coat of arms, a flag and a national anthem (Konings & Nyamnjoh 2003).

18 Significantly, owing to these and previous events, an increasing number of pro- government Anglophone and Francophone elite now acknowledge, after long years of public denial, that there is indeed an Anglophone problem. In January 1999, President Paul Biya for the first time admitted, albeit in a dismissive fashion, that such a problem

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existed, even if he perceived it as one created by a handful of hotheads and vandals. Still, he has not yet shown any interest in negotiating with Anglophone movements in spite of regular appeals by Anglophone, Francophone and international dignitaries to solve the Anglophone problem through dialogue10.

19 Faced with determined attempts by the Biya government to control Anglophone organisations and deconstruct the Anglophone identity, Anglophone nationalists have increasingly adopted less visible and less controllable strategies to place the Anglophone problem in the public space. Bringing Back Anglophone Identity into Historical Space 20 The regime and organic scholars (Ahidjo 1968; Forje 1981; Fogui 1990) have often attempted to historicise Cameroon only in terms of its present mobilisation needs, in particular the construction of a national consciousness as part of the nation-building project11. They are, therefore, engaged in an impressive dose of historical amnesia– willed acts of selective remembrance of the past so as to erase Anglophone identity and heritage from national history. Anglophone nationalist leaders and scholars, in turn, have quickly recognised the importance of rediscovering Anglophone history as an invaluable political resource in combating the regime and raising the consciousness of the Anglophone population. They have therefore attempted to bring back Anglophone identity into the historical space, strongly contesting some of the myths created by the regime and organic scholars. We have only room here for a few examples.

21 One myth is that “Cameroon has always been one and no more”12. In creating this myth, the regime and organic scholars attempt to dismiss the role of the colonial state in “inventing” Cameroon itself and in creating two distinct communities on Cameroonian territory. Unlike Ardener (1967), they are arguing that Cameroon was already in existence before colonial rule and that colonialism only fostered a rupture in the pre-colonial conviviality and cordiality traditions that were “determining ancestral values”. Consequently, Anglophones should “transcend historical barriers” and return to the original situation in which all people in Cameroon lived together amicably and peacefully (Nkoum-Me-Ntseny 1996). Anglophone nationalists have instead constantly argued that the colonial state was far more important than the (largely mythical) pre- colonial state in mapping out the historical trajectory of the post-colonial state (Konings & Nyamnjoh 2003).

22 A second myth is that reunification signified a long-awaited reunion of people separated for many years by arbitrarily imposed colonial borders and thus was warm- heartedly and freely embraced by both parties (Donfack 1998: 35). Anglophone nationalists have instead provided sufficient evidence that the people in both territories were reluctant to reunite. Not only had the two communities gone through two completely different colonial experiences prior to reunification but they had also lived longer apart than together in a body politic. The idea of reunification, which had been mainly propagated by the radical nationalist party in Francophone Cameroon, the Union des populations du Cameroun (UPC), and Francophone immigrants in Anglophone Cameroon (Joseph 1977; Awasom 2000), had for a long time remained a mere slogan in Anglophone Cameroon and had simply been rejected by the French colonial administration and the majority of the Francophone political elite. Many Anglophones did eventually vote for reunification but only after they had been forced by external forces to abandon their preferred option of creating an independent state. The idea of unification was not debated in Francophone governmental circles until February 1958

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when the French High Commissioner, Jean Ramadier, assured Alcam, the territory’s parliament, of “independence as well as the union of the two Cameroons”–most probably a tactical strategy to appropriate the cherished slogans of the UPC rebels and deprive them of their ideological platform. His caution that these issues fell within the reserved competence of the French government was superfluous because Anglophone Cameroon was terra incognita to the parliamentarians. Even when Ahmadou Ahidjo replaced André-Marie Mbida as prime minister in the course of that year, reunification was still seen as “un ajout du haut commissaire” (Gaillard 1994: 84-89). Even on the eve of the UN-organised plebiscite in Anglophone Cameroon in February 1961, reunification remained low on Ahidjo’s list of political preferences which, according to a United States intelligence report, were as follows: (i) to lose in both the Southern and Northern Cameroons; (ii) to win in the Northern Cameroons where his ethnic and religious brothers, the Fulbe Muslims, were in power, and to lose in the Southern Cameroons ruled by an elite with close ethnic ties to his opponents in the southwestern part of Francophone Cameroon; (iii) to win in both regions; or (iv) to win in the Southern Cameroons and lose in the Northern Cameroons13. This shows that Ahidjo, whose power position was still weak in Francophone Cameroon in the time preceding reunification, was more concerned with reinforcing his electoral base than with reunification per se (Awasom 2000; Konings & Nyamnjoh 2003). He did not want to upset the current situation and thereby cause a shift in power relations.

23 A third myth is that the 1961 Foumban Conference was a historic event where estranged brothers mutually agreed upon a federal constitution for a reunified Cameroon. However, for Anglophone nationalists, the conference was an occasion where the Francophone majority used its superior bargaining strength to control negotiations and enforce a form of federation far below Anglophone expectations. Lack of respect by Francophones for even the minimal “consensus” arrived at in Foumban has been traumatic for Anglophones and has come to play an essential role in their collective identity and psychopathology.

24 A fourth myth is that the unitary state was the outcome of the massive vote by the Cameroonian people as voluntarily expressed in the 1972 referendum. Anglophone nationalists have instead pointed out that, given growing Anglophone disillusionment with the union, the referendum results were more likely a manifestation of the regime’s autocratic nature than of the Anglophone population’s support. In other words, fear prevented Anglophones from expressing their objective interests. The ballot box was far from secret, election results were fixed beforehand, and it was neither politically wise nor politically safe to hold and express views different from those of the president, let alone oppose in word or deed any of his plans or actions. In 1991, Solomon Tandeng Muna, who was prime minister of the federated state of West Cameroon and vice-president of the federal republic at the time of the referendum, admitted in a radio interview that he had not dared to reveal to Ahidjo the true feelings of Anglophones about the referendum because it would have been tantamount to signing his own death warrant (Boh & Ofege 1991: 16).

25 Strikingly, Anglophone nationalists have also been deeply concerned with naming and the removal of historical documents by the government. Although such issues may initially appear somewhat “banal”, they turn out to be closely connected with the symbolic construction and preservation of Anglophone identity and heritage.

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26 Anglophone nationalists refuse to recognise the government’s designation of 20 May, the date of the inauguration of the unitary state in 1972, as the country’s National Day. Since the early 1990s, they have continued to boycott celebrations, declaring it a “Day of Mourning” and a “Day of Shame”. They also indict the regime for declaring 11 February, the day of the 1961 plebiscite, as Youth Day. They see the persistent failure of the government to highlight the historical significance of this day as a conscious attempt to reconfigure the nation’s history. They have thus called upon the Anglophone population to mark 11 February as the “Day of the Plebiscite” and 1 October as the “Day of Independence” as alternative days of national celebration. On these days, Anglophone activists have frequently attempted to hoist the federation, the United Nations or independent Southern Cameroons flags–attempts that were often brutally challenged by the security forces.

27 Anglophones have also continuously resisted government attempts to change the historical names of localities in their territory. They have particularly opposed the change of name of Victoria, a coastal town named after Queen Victoria (Courade 1976), into Limbe, the name of a river that flows through the town. This renaming of localities in Anglophone Cameroon has often been presented as a government attempt to promote what Mobutu has referred to in Zaire as “authenticité”. Government failure to implement a similar policy in Francophone Cameroon is clear proof that its avowed goal was to erase the Anglophone identity and history14. Anglophone nationalists have re-introduced the name of Victoria during political liberalisation. Even Anglophones who tend to support the government’s project of nationisme seem to be ambivalent in their attitude towards renaming. While they usually attempt to erase the name Victoria from the public space, they sometimes appear to align with the “subversives” by respecting the name of the local football club, Victoria United, and maintaining the name of their own local college network, the Victoria Old Boys’ Association (VOBA).

28 Whatever the motivation, the removal of certain documents by the central government from the archives in Buea was also seen by Anglophones as an attempt to erase the institutional memory of Anglophone Cameroon. Anglophone perception was strengthened by the belief that the archives were a repository for documents that could give the regional population an insight into what really transpired before, during and after the Foumban Conference. It was even rumoured that one of these documents envisaged secession should Anglophones be discontent with the outcome of the conference after a stipulated period of time. Remarkably, in the wake of the death in 1999 of , the Anglophone architect of reunification, another rumour rapidly spread in Anglophone Cameroon that this particular document, almost the holy grail of Anglophone nationalism, which the government wanted to remove from the Buea archives, had actually been in the custody of Foncha after reunification. He was said to have handed it over to Augustine Ngom Jua, his successor as prime minister in 1965. Following Jua’s dismissal in 1967, it would have been recovered from his office, sealed, and returned to Foncha who had hidden it in a relative’s grave in the Mankon Catholic cemetery in Bamenda. Ambassador (retired) Henry Fossung, a leader of one of the SCNC factions, claimed that Foncha had given it to him shortly before his death. Arguably, this is a variant of “grave digging” by a leader in quest of legitimacy. However, it acquires some respectability when it is placed in the perspective of a deep Anglophone concern with its past and identity. Creating Space for Anglophone Identity in Arts

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29 Art forms, as Karin Barber (1987: 4) has observed, “do not merely reflect an already constituted consciousness, giving us a window to something already fully present, they are themselves important means through which consciousness is articulated and communicated”. Confronted with severe state repression, Anglophone nationalists have resorted to the arts to create public space for the Anglophone problem and raise Anglophone consciousness and action. In this section, we focus on Anglophone dramatists and performers who have played a major role in this respect (Lyonga et al. 1993; Ako 2001).

30 Among the growing number of Anglophone playwrights15, two in particular have identified with the Anglophone struggles: Bate Besong and Epie Ngome. Bate Besong, Anglophone Cameroon’s most versatile and charismatic playwright and poet, has always maintained that the Anglophone creative writer “must arouse his Anglophone constituency from the apathy and despair into which it has ‘sunk’ and transform his writing into ‘hand grenades’ to be used against Francophone oppressors” (Ngwane 1993: 35). A cursory overview of his own writing leaves one in no doubt that Bate Besong has lived up to his own prescriptions. His Beasts of No Nation (1990) is a bitter indictment of the Francophone exploitation of the Anglophones who are reduced to “night soilmen” (a metaphor for slavery). Throughout the play, the Francophones are presented as reckless destroyers of the nation because of their unbridled appetites and moral insensitivity. They are “ravenous wolves” or “roaring lions” seeking to devour all that crosses their path. They are “locusts” who “eat tons of green”. They are “thieves of no nation” who belong to a secret cult of “greed, grab and graft”. The exploited “Anglos”, however, are going to demand their full civil rights or, what the dramatist calls, their “identification papers”. The narrator, a kind of priest who will lead the down-trodden Anglos to the New Jerusalem, makes it clear that they will have their freedom–perhaps a nation of their own–or death. And the leitmotiv that runs through the play is: “A hero goes to war to die” (Ako 2001).

31 For his part, Epie Ngome in What God Has Put Asunder (1992) uses an extended marriage metaphor to denounce the union between Anglophone and Francophone Cameroon and the unitary state. It is the story of Weka, a child brought up in an orphanage run by Reverend Gordon and Sister Sabeth. When Weka reaches marriageable age, two suitors ask for her hand in marriage. One is Miché Garba and the other Emeka, who grew up in the orphanage with Weka. Despite Emeka’s solid claims over Weka as a childhood friend, Garba has his way although Weka accepts him reluctantly. Weka soon discovers that Garba is no good: he maltreats and neglects her and cannot tolerate her questioning attitude. He exploits the rich cocoa farms left by her father and squanders the money on his concubines. When she can stand him no longer, Weka escapes with her children to her father’s compound to rebuild his dilapidated house and their shattered lives. Garba pursues her there, threatening to forcefully take them back to his house.

32 Clearly, the marriage metaphor relates to the political union between Anglophone Cameroon and its Francophone counterpart, with Weka standing for the former West Cameroon, Emeka for Nigeria, and Garba for La République du Cameroun. Weka’s parents represent the British government that relinquished responsibility over the Southern Cameroons. Reverend Gordon and the orphanage stand for the United Nations trusteeship mandate over Southern Cameroons. Garba’s neglectful but exploitative attitude towards Weka represents the attitude of the Francophone leadership towards

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Anglophone Cameroon, behaviour that has come to represent the central grievance in what Anglophones have identified as the Anglophone problem in Cameroon (Ambanasom 1996: 218-222). The major suffering inflicted by Miché Garba on Weka symbolises the creation of the unitary state in 1972: “Once the festivities were over, he brought a fleet of trucks and bundled all my children and me out of our house. His drivers gathered all our staff trampling and damaging many things and so he forced me to settle in with him. Since then, he has been forcing my children to learn his own mother tongue and to forget mine with which they grew up; I must abide by the customs of his clan, not mine, and…in short he has simply been breathing down my neck since then” (Ngome 1992: 53).

33 Both playwrights have contributed in no small way to the overall education of Anglophones, which will only be achieved, as Bate Besong highlights in his Requiem for the Last Kaiser (1991), when Anglophones “will break the chains that hold them in bondage” and “choose the side of the long suffering people of Agidigi (Anglophone Cameroon)”.

34 Anglophone plays by these and other writers have been made accessible to ordinary Cameroonians by various theatre groups including the Yaoundé Theater Troupe and the Flame Players (Doho 1996). They have not only played in Yaoundé and other Francophone towns, but have also toured both Anglophone provinces and some groups have even performed in Europe. Plays staged by the Mountain Mourners in Germany have contributed inordinately to bringing the Anglophone plight to international attention. Placing Anglophone Identity in Virtual Space 35 Following political liberalisation, the Anglophone private press served for some time as the standard bearer of Anglophone nationalism (Konings & Nyamnjoh 2000). Unsurprisingly, the government quickly sought to muzzle it as part of its strategy to erase Anglophone identity from public space. In reaction, “new creoles” have emerged among Anglophone nationalists–men who have access to virtual space, enabling them to contest the state’s power of policing speech (J. Anderson 1995). The Anglophone youth in the diaspora, notably in the United States, have underscored the importance of the Internet. The SCNC-North America (NA) has actually played a vanguard role in creating websites on the Internet16. The name of the main site was changed17 in July 2001 as “part of its ongoing strategy to unite the forces of Southern Cameroons’ liberation in the diaspora and on the home front”, providing them as well as visitors with “a one-stop-source to learn and update themselves about Southern Cameroons, one of the only African countries still under colonialism and seeking for ways to effect its independence”18. It is considered to be the largest Cameroonian site, receiving, at its peak, more than 500 hits a day. It registered more than 700 members in its first month of existence19.

36 Since its members were regularly engaged in ideological and strategic warfare, the management of the site decided to introduce gate keeping, seeking to orient discussions towards the achievement of the independence of Southern Cameroons. To this end, it became more and more preoccupied with fostering political correctness, going to the extent of “unsubscribing” members with alternative views.

37 The site’s new policy is to raise Anglophone consciousness and to promote the visibility of the Anglophone cause inside and outside Cameroon. One of its most successful activities has been the posting of declassified documents from the British archives,

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which provide ample evidence of the alleged British betrayal of the Southern Cameroons in the pre-reunification era. It aimed to make the Cameroonian and British people aware of the refusal of the British government to protect Southern Cameroonian interests against the Ahidjo regime supported by the French and to solicit their support for the renewed struggle for the independence of Southern Cameroons.

38 Interestingly, the raising of consciousness is often combined with action. For example, the site reported extensively on what happened during and after the SCNC-organised celebrations of “Independence Day” on 1 October 2001, thus frustrating the government’s attempts to control information to the outside world and cover up certain activities. Despite government orders banning all demonstrations throughout the Anglophone region, a considerable number of SCNC activists decided to march in the North West Province of Anglophone Cameroon on that day, defying the massive police and army presence. At Kumbo, five peaceful demonstrators were killed and many more were injured. Over 200 SCNC activists were arrested in Bamenda and elsewhere, including the new SCNC leaders. Significantly, when Anglophone magistrates eventually ordered the release of the detainees, court orders were flouted by the regime. The BSCNation site sent this information to other websites as a form of e-protest. Pressure for the release of the detainees was reinforced by its management’s organisation of a protest march on the Cameroon Embassy in Washington. This combination of virtual and real modes of protest eventually caused the Cameroonian government to release the activists.

39 Another example of cooperation between the site management and the SCYL in May 2002 was a spectacular action called “Operation Stamp Your Identity”. Eighteen thousand bumper stickers calling for the creation of a federal republic in Anglophone Cameroon were printed in the United States and sent to Anglophone Cameroon. They were symbolically flagged in Anglophone towns on 20 May 2002, the day that Cameroon celebrated its 30th anniversary of the unitary state.

40 These examples show how cooperation between the new creoles and activists has proved to be successful in advancing the Anglophone cause and raising the consciousness of the national and international community. Expansion of Anglophone Identity into Legal Space 41 Anglophone nationalism still lacks international recognition. This has prevented Anglophone nationalists from presenting their case before international courts. Several attempts to sue Britain in British courts for its “treacherous” role during the decolonisation process have been to no avail. However, the decision of the Nigerian and Cameroonian governments to submit their dispute over the oil-rich peninsula of Bakassi to the International Court of Justice (ICJ) in The Hague for adjudication in 1994 offered Anglophone nationalists an opportunity to access legal space (Weiss 1996). They claimed that Bakassi was neither a part of Cameroon nor of Nigeria but instead belonged to the Southern Cameroons.

42 In 2001, the Ex-British Southern Cameroons Provisional Administration created a new body, the Southern Cameroons People’s Organisation (SCAPO), for the specific purpose of pursuing legal avenues to address “the claims of the peoples of Southern Cameroons to self-determination and independence from La République du Cameroun”. SCAPO, led by the SCNC chairman and chancellor of the provisional administration Dr Martin Luma, and Dr Kevin Gumne, rapidly filed a lawsuit against the Nigerian government in the Federal

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High Court in Abuja “for the purpose of obtaining judicial relief to restrain the government of the Federal Republic of Nigeria from treating or continuing to treat or regard the Southern Cameroons or the people of that territory as an integral part of La République du Cameroun”20. SCAPO had two reasons for taking Nigeria to court in its legal battles for the recognition of an independent Southern Cameroons state. First, the trust territory of Southern Cameroons had been administered by Britain as an integral part of Nigeria. Consequently, SCAPO was inclined to regard Nigeria as a co-conspirator with Britain in the process that led to the annexation of the Southern Cameroons by La République du Cameroun. Second, Nigeria had ratified the OAU Banjul Charter of Human Rights that lays down in Article 20 the right of all colonised or oppressed people to free themselves from the bonds of domination by resorting to any means recognised by the international community.

43 In the end, SCAPO scored a landmark victory when, in March 2002, the Nigerian Federal High Court ruled that “the Federal Republic of Nigeria shall be compelled to place before the ICJ and the UN General Assembly and ensure diligent persecution to the conclusion the claims of the peoples of Southern Cameroons to self-determination and their declaration of independence”. It also placed a perpetual injunction, restraining “the government of the Federal Republic of Nigeria from treating the Southern Cameroons and all the peoples of the territory as an integral part of La République du Cameroun”21.

44 This ruling may pave the way for international recognition of the Anglophone struggle for the creation of an independent state. Yet, it cannot be overlooked that Nigeria had an interest in the court’s ruling if one takes into account the ongoing hearings in the Bakassi case at the ICJ. This was clearly recognised by the Nigerian Federal High Court when it ordered the Nigerian government to submit to the ICJ the question of whether it is the Southern Cameroons and not La République du Cameroun that ought to share a maritime boundary with the Federal Republic of Nigeria? Experiencing Anglophone Identity in Everyday Space 45 Anglophones are daily reminded of their national identity and homeland in language, in individual and collective experiences, and in stereotyping. They tend to perceive themselves as different from Francophones and are equally categorised and treated as “others” by Francophones, manifest already in the constant use of “we” and “they” in everyday speech for designating or delineating each other’s homeland (Billig 1995: 93-95). Undoubtedly, feelings of being different tend to raise the individual and collective consciousness of Anglophones in everyday space and to create open or secret support for Anglophone movements.

46 Given the widespread belief in the country that Anglophones have become the greatest danger to the regime’s nation-building project and even to the regime itself during political liberalisation, it is not surprising that the Francophone political elites are inclined to exclude them from the homeland and incite the Francophone population against them. The Lord Mayor of Yaoundé, Emah Basile, referred to Anglophones as “enemies in the house”. As such, they should either voluntarily “go across our borders” as Mbombo Njoya, the former minister of territorial administration and present Sultan of Foumban, once remarked or be chased away (Ngniman 1993: 51). Francophones tend to refer to Anglophones as “Anglo-fools”, Biafrans or Nigerians. By using the term Biafran, they are expressing their strong belief that Anglophones are inclined to be secessionists. By using the term Nigerian, they point to the colonial link between the

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Southern Cameroons and Nigeria. We recently heard the story that when told by a visitor that he hailed from Kumba, the economic capital of the South West Province in Anglophone Cameroon, the Cameroonian Ambassador to Belgium, Isabelle Bassong, exclaimed: “Oh, Kumba, donc vous êtes moitié Nigérien et moitié Camerounais.”

47 Even Anglophones who speak impeccable French and have lived in Francophone Cameroon for a long time are constantly reminded of the fact that they are different. A young, well-educated Anglophone woman interviewed by Eyoh (1998: 263) expressed her frustration with the situation as follows: “No matter how bilingual you are, if you enter an office and demand something in French, because of your accent, the messenger may announce your arrival simply as ‘une Anglo’ or respond in a manner to mock. You know that stereotypes are a normal part of life in Cameroon and the world over. But the constant reminder that as an Anglophone you are different creates the impression that we are second-class citizens. That is what irritates Anglophone elites. You can imagine the frustration of older and less educated Anglophones who have to deal with a bureaucracy which operates mostly in French and state officials who are so rude to the people they are supposed to serve.”

48 In a column of a well-known Cameroonian paper, Le Messager, a French journalist reports the experience of a young Anglophone who had just returned to Cameroon after a five-year stay in South Africa and was made to feel like a stranger in his own so- called bilingual country. When he came to pay in a large bakery in , he received a cool reception from one of the Francophone cashiers: “What do you want? Stop speaking English. We don’t speak that language here. Return to where you come from, ”22.

49 Anglophone identity and consciousness are raised by almost daily confrontations with overbearing Francophone government officials and oppressive Francophone gendarmes and structures both in the Francophone region and in their own region. Francophone prefects and sub-prefects posted in Anglophone Cameroon often do not speak a word of English and tend to behave like chefs de terre or part of commandement (Mbembe 2001: 106-117), relegating, just as in the colonial era, the Anglophone population to the position of subjects rather than citizens (Mamdani 1996). Moreover, Anglophone “subversives” are regularly tried in Francophone rather than in Anglophone courts and are subjected to different treatment in Francophone cells than Francophone prisoners. Following a conflict over a love affair between a villager and a Francophone gendarme officer in the North West Province of Anglophone Cameroon, he and several other villagers were arrested by gendarmes and subsequently charged with being SCNC activists. In clear violation of Cameroon’s Penal Code, they were neither imprisoned on Anglophone territory where the arrests had taken place nor tried under common law. They were instead transferred to a prison in Bafoussam, a town in Francophone Cameroon. The gendarmes told them: “You will be judged in Bafoussam. You say you hate France and anything French, but you have no choice.” They were instantly and provocatively reminded of their otherness in prison when the Francophone authorities told them that “Anglophones can never receive the same treatment as Francophones, even in hell” (Jua 2003: 103).

50 Unsurprisingly, stereotypes are commonplace in Cameroon to mark the assumed differences in values and attitudes between Anglophones and Francophones. In an article on Francophone “Anglophobia”, Ngome (1993: 28) provided some striking examples of such stereotyping:

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“Anglophones see Francophones as fundamentally fraudulent, superficial and given to bending rules: cheating of exams, jumping queues, rigging elections and so on… The Francophones are irked by what they see as the Anglophone air of self- righteousness and intellectual superiority.”

51 In his pamphlet The Path to Social Justice, Ngam Chia (1990: 2) stresses the Francophone “neo-colonial” mentality that compares most unfavourably with Anglophone independent-mindedness: “The Francophone psycho-social background is neo-colonised and as such one must not expect them to be as independent-minded as the Anglophones. For instance, Anglophones see themselves as people who can live without depending on Britain and France for aid, but the Francophones do not even believe that they can run a simple administration in the civil service without the so-called expert direction from France. To blame them, nevertheless, is to condemn the deep French cultural alienation of Francophone Cameroon.”

52 Anglophone leaders have made use of such stereotypes to rally the Anglophone population behind them in their pursuit of autonomy, either in the form of a return to the federal state or outright secession. For example, the 1993 Buea Declaration tended to blame the “wicked” Francophones as a whole for the plight of the “poor” Anglophones, and compared both in rather idealised terms: the former, in full solidarity, were seen to agree among themselves about oppressing the latter who, by their very nature, were considered peace-loving, open to dialogue, and committed to freedom (All Anglophone Conference 1993: 29-30). Of course, such a demagogic approach–which is commonplace in ethno-regional discourse–seems to highlight the seemingly insurmountable gap between Anglophones and Francophones that allegedly prevents both parties from living together peacefully in the union. This approach may be efficient in mobilising Anglophones but has hardly helped their struggles against their real enemy, the Francophone-dominated unitary state that has allies and opponents in all parts of the country. In addition, it tends to project a frozen and geographically restricted idea of being Anglophone, denies the existence of various ethnic links between Francophones and Anglophones, and creates serious obstacles to any Francophone sympathy for the Anglophone cause (Konings & Nyamnjoh 2003).

53 In this study, it has been argued that the entry of Anglophone nationalism into the public space during political liberalisation has posed a major challenge to the post- colonial state’s nation-building project. More than anything else, it has questioned whether Cameroon has indeed progressed from a state of national unity to one of national integration (Biya 1987). Little wonder that it has formed the start of a vehement collision course with the government in power whose head, Paul Biya, has repeatedly remarked “Le Cameroun sera uni ou ne sera pas” (“Cameroon is one and must remain united”).

54 One has, however, to be extremely careful when claiming that Anglophone nationalism, which has been crucial to the course of democratisation in Cameroon and has placed Anglophones at the centre of the political debate, is a recent invention by some disgruntled Anglophone elites. Ample evidence has instead been provided here to show that Anglophone nationalism is, in fact, the result of a long process of Anglophone identity formation and is currently feeding on the multiple grievances of Anglophones in the post-reunification era.

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55 Although Anglophone resistance has been a permanent feature of Cameroon’s post- colonial biography (Konings & Nyamnjoh 2003), it was not until political liberalisation that the Anglophone elite started mobilising and organising the regional population. Capitalising on traumatic Anglophone experiences of “otherness” and second-class citizenship in the Francophone-dominated post-colonial state, they began to lay claims to autonomy and self-determination, in the form first of a return to a federal state and later in the creation of an independent state. Confronted with persistent government attempts to deconstruct Anglophone identity and to suppress Anglophone organisation, Anglophone nationalists have increasingly resorted to less obtrusive forms of resistance, creating public space for Anglophone identity and nationhood in the historical, artistic, virtual, legal and everyday domains.

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NOTES

1. See Jeune Afrique Économie, 207, 20 November 1995, p. 3. 2. During the 1961 UN-organised plebiscite, the Northern Cameroons voted for integration into Nigeria. For the history of the Northern Cameroons, see, for instance, LE VINE (1964) and WELCH (1966). 3. Following reunification, the Federal Republic of Cameroon consisted of the federated state of East Cameroon (former French Cameroon) and the federated state of West Cameroon (former Southern Cameroons). 4. The Herald, 17 February 2003. 5. The Herald, 22 March 2003. 6. For the various Anglophone movements, see KONINGS & NYAMNJOH (2003). 7. SCNC press release reprinted in the Cameroon Post, 16-23 August 1994, p. 3. 8. The SCNC leaders alleged (i) that the proper procedures for the enactment and amendment of the federal constitution had not been followed by Ahidjo; and (ii) that Francophone Cameroon had seceded from the union in 1984 when the Biya government unilaterally changed the country’s name from the United Republic of Cameroon to the Republic of Cameroon – the name of independent Francophone Cameroon prior to reunification. From this perspective, they often claimed that the Trust Territory of Southern Cameroons had never really ceased to exist or had been revived. They

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therefore still believed in continued UN responsibility for the Southern Cameroons. See KONINGS & NYAMNJOH (2003). 9. Reference to the incumbent regime as the government of La République du Cameroun, the name adopted by Francophone Cameroon at independence, has become a key signifier in the replotting of the country’s constitutional history as a progressive consolidation of the recolonisation and annexation of Anglophone Cameroon by the post-colonial Francophone-dominated state. See EYOH (1998: 264). 10. For example, during his visit to Cameroon in May 2000, the UN Secretary-General Kofi Annan pleaded for dialogue between the Anglophone and Francophone leaders. 11. MONGA (1996: 89) noted that the Council of Higher Education and the National Council on Cultural Affairs in Cameroon stipulated that the role of the intellectual was to contribute in a concrete way to the formation of a national consciousness. 12. This claim was once again made by the Minister of Defence, Ahmadou Ali, in his address to the National Assembly in April 2000. See The Herald, 7 April 2000, p. 3. Recently, a renowned Cameroonian political scientist and member of cabinet, Elvis Ngolle Ngolle, argued in The Post (22 January 2001) that “Cameroon came into existence before the colonial master split us into two. Thank God, in 1961, we came together again because what God has put together, man was not supposed to put asunder”. Though the concepts of nation and state are confounded in this argument, it has good political purchase among those who argue that Cameroon predated the colonial state. 13. US State Department, Intelligence Report, 8423, 10 March 1961. 14. It is quite revealing that memories of French colonisation are carefully preserved, manifest in names like Avenue Général de Gaulle in Douala. 15. For a discussion of the role of Anglophone writers and dramatists in the post- reunification Cameroonian literature, see, for instance, LYONGA et al. (1993). 16. http://www.southerncameroons.org or [email protected]. 17. It was changed to http://www.yahoo.groups.com/group/BSCNation. 18. Cited in http://www.yahoo.groups.com/group/BSCNation/messages/ 975 and 5977. 19. Interview with the moderator on 23 May 2002. 20. Cited in http://yahoo.groups.com/group/BSCNation/message/6830. 21. West Africa, 31 March 2002, p. 19. 22. John Fru Ndi is the charismatic Anglophone founder and chairman of the largest opposition party in Cameroon, the Social Democratic Front (SDF). See Le Messager, 30 November 2001, p. 6.

ABSTRACTS

The article examines the historical process leading to the emergence of Anglophone nationalism in public space during the current liberalisation process in Cameroon. Anglophone nationalism poses a severe threat to the post-colonial state’s nation-building project that has been driven by the firm determination of the Francophone political elite to dominate the Anglophone minority and to erase the cultural and institutional foundations of Anglophone identity. Persistent attempts by the Francophone-dominated state to control the newly created Anglophone

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movements have made Anglophone nationalists resort to less obtrusive forms of resistance, creating public space for an Anglophone identity and nationhood in historical, artistic, virtual, legal and everyday domains.

Occupation de l’espace public. Le nationalisme anglophone au Cameroun. – Cet article examine le processus historique qui a abouti à l’émergence d’un nationalisme anglophone dans l’espace public au cours du processus actuel de libéralisation au Cameroun. Le nationalisme anglophone représente une sérieuse menace pour le projet de construction de la nation entrepris par l’État post-colonial, projet motivé par la ferme résolution de l’élite politique francophone de dominer la minorité anglophone et d’effacer les fondements culturels et institutionnels de l’identité anglophone. Les tentatives récurrentes de l’État, dominé par des francophones, visant à contrôler les mouvements anglophones récemment créés ont incité les nationalistes anglophones à recourir à des formes de résistance moins ostentatoires en créant un espace public pour une identité et un nationalisme anglophones dans les domaines historique, artistique, virtuel, légal et dans la vie de tous les jours.

INDEX

Mots-clés: construction de la nation, nation-building, Anglophone identity, Anglophone nationalism, public space, identité anglophone, nationalisme anglophone, espace public.

AUTHORS

NANTANG JUA African Studies Centre, Leiden University.

PIET KONINGS African Studies Centre, Leiden University.

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Une étrange familiarité Les exigences de l’anthropologie « chez soi »

Fatoumata Ouattara

« Le parcours de l’ethnologie, qui postule au départ qu’il y a du même chez l’autre, aboutit à un constat que lui imposent ses nouveaux terrains (ceux de l’ethnologie à domicile) : il y a de l’autre dans le même » (Augé 1989 : 23).

1 Indigenous anthropology, insider anthropology, anthropology at home, native anthropology, ethnographie chez soi, endo-ethnologie, sont autant d’expressions utilisées dans la littérature anthropologique pour indiquer la proximité, l’implication, voire l’appartenance (culturelle, linguistique, sociale ou professionnelle) du chercheur à son terrain d’étude. Dans la mesure où j’ai effectué des enquêtes dans ma société d’origine, et même dans le village d’origine de mes parents, mes travaux recèlent ce type d’étiquette. Je suis tentée d’en ajouter une autre : « anthropologie chez soi ». Elle a l’avantage, à mon goût, de parer aux distinctions classiques que l’on établit entre l’ethnographie et l’ethnologie. Le terme « anthropologie » nous écarte du vieux débat de la discipline sur la question du Grand Partage (distinction entre un « eux » et un « nous ») et conduit à ne pas durcir l’opposition entre sociologie et anthropologie tant les modalités de production des données de terrain sont souvent analogues, et ce indépendamment des conditions de naissances des deux disciplines (Olivier de Sardan 1995). Quelle que soit la place du chercheur par rapport à son objet d’étude, la description tout comme l’interprétation des faits qu’il étudie implique de sa part vigilance méthodologique et épistémologique. Si l’altérité du chercheur peut produire des biais (ibid.), son implication sur un terrain, préalable à la recherche, peut également influer sur la perception de la réalité qu’il tente de restituer. Mais, si les biais consécutifs à l’altérité font souvent l’objet d’une réflexion épistémologique, les risques interprétatifs encourus par l’implication et/ou l’appartenance au terrain sont en revanche rarement développés. Les chercheurs africanistes francophones sont plus discrets que leurs homologues de culture scientifique anglophone. En France par exemple, la tenue d’un colloque organisé sur ce thème en 1983 reste le seul témoin de l’intérêt que les chercheurs ont à l’égard d’un tel sujet. Quant aux productions

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scientifiques, l’article de l’anthropologue malien Mamadou Diawara (1985) reste la seule publication à ce jour chez les africains africanistes francophones sur un thème aussi controversé. En somme, la discrétion des chercheurs africains francophones (nombreux à effectuer des recherches dans leurs sociétés, voire dans leurs régions ou même au sein de leurs villages d’origine) sur les conditions méthodologiques et épistémologiques de production de leurs données s’explique. On y reviendra. En ce qui me concerne, au risque de faire dans le narcissisme, mon argument a donc pour objectif de contribuer au débat sur les conditions méthodologiques et épistémologiques de la description dans un contexte de proximité culturelle au milieu. Je présenterai dans un premier temps quelques situations concrètes qui mettent en évidence l’ambivalence de la position du chercheur dans une implication spécifique sur le terrain. Je discuterai ensuite les différentes positions quant à la faisabilité ou la non-faisabilité sur la question de l’appartenance du chercheur au milieu étudié. Enfin, je tenterai d’élargir le débat en introduisant un point de vue critique sur la manipulation des identités plurielles qu’induit toute situation d’enquête. Les exigences d’un terrain1 où proximité rime avec parenté

2 Les Senufo sont répartis en plusieurs sous-groupes (une trentaine environ) répartis sur trois pays de l’Afrique occidentale : le sud-ouest du Burkina Faso, le nord de la Côte- d’Ivoire et le sud du Mali. Au Burkina Faso, les Senufo sont localisés au sud-ouest du pays dans la province du Kénédougou caractérisée par un climat tropical de type sud- soudanien. C’est dans cette région que sont situés les Nanerge dont la population compte environ 70 000 personnes.

3 Actuellement environnés au nord-ouest par les Senufo du Folona (Mali), au sud par les Tagwa (un sous-groupe Senufo) et à l’est par les Bobo, les Nanerge cohabitent avec d’autres populations non senufo : les Bolon dans la partie nord de Ndorola, les Samogo principalement localisés dans la région de Samorogouan. Depuis quelques années, on assiste à l’arrivée de migrants de culture mossi dans la zone. L’agriculture reste la principale activité économique. Outre les cultivateurs, il existe d’autres catégories sociales. – Les forgerons : la complémentarité entre agriculteurs et forgerons en tant que fabriquants d’outils agricoles est incontestable. Cela étant, une autre complémentarité semble se manifester à l’occasion de rituels villageois notamment lors de l’initiation et des funérailles. Cette complémentarité multidimensionnelle existe entre forgerons et agriculteurs dans d’autres sous-groupes senufo (Sindzingre 1981 : 106). – Les Peul : à l’origine, les agriculteurs les auraient fait venir à leurs côtés pour s’occuper essentiellement du cheptel. De ce fait, ils ne cultivaient pas la terre, ils recevaient des céréales des agriculteurs en retour de l’entretien et du gardiennage des bœufs. Comme pour les forgerons, on compare leur arrivée à celle d’une nouvelle épouse, cela en raison de la démarche de sollicitation et de l’attribution de la tâche en fonction de la division sociale du travail. Mais depuis, de nombreux Peul ont abandonné cette fonction de gardiennage. En effet, ils se sont sédentarisés (contrairement au nomadisme qui caractérise les Peul) et se sont mis à la pratique de l’agriculture. Comme ailleurs2, ils ont aussi adopté de nombreux traits du mode de vie des agriculteurs (langue, tatouage, habillement). – Les cordonniers et les potières : les hommes sont des cordonniers (tannage des peaux animales, fabrication d’objets en peau, sacs, amulettes, etc.) et les femmes pratiquent la poterie. Si, par le passé, les activités de la poterie et de la cordonnerie leur permettaient de vivre, ils reconnaissent que l’introduction des objets industriels en plastique et en émail (ustensiles de cuisine) a entraîné la

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dévalorisation de leur travail artisanal. Tout rapport sexuel et toute alliance matrimoniale sont proscrits avec un membre de ce groupe. Cette endogamie est donc contrainte et forcée puisque ce sont les autres qui ne veulent pas d’eux.

4 La situation de départ pose comme terrain d’enquête Silorola, un village senufo- nanerge. Il s’agit du village d’origine de mes parents dans lequel j’ai eu l’occasion de passer quelques vacances scolaires dans mon enfance. À Silorola et dans les villages environnants, je suis connue et présentée d’abord comme la fille d’untel, appartenant à tel lignage, dans tel quartier, etc. Et, cette reconnaissance du lien de filiation, de la résidence facilite généralement mes premiers contacts avec mes interlocuteurs. Il est indéniable que ces contacts familiers et immédiats ont été un avantage car, en situation de totale altérité, le chercheur met souvent des semaines sinon des mois avant d’établir les liens qui lui permettront d’entrer dans son enquête (Copans 1998a : 26-27). Mais, confrontée aux autres exigences de l’enquête, cette familiarité a priori trouve rapidement ses limites et le problème consiste alors à réussir à conjuguer respect des normes de sociabilité, appartenance familiale et postures d’enquête (Diawara 1985). C’est bien là que commencent les problèmes. De telles exigences contradictoires conduisent très rapidement à faire des choix afin de construire la « juste » distance.

5 L’une des premières difficultés à laquelle je me suis trouvée confrontée à Silorola a été celle du choix du logement. Quand j’y allais pour des raisons exclusivement familiales, j’étais hébergée chez une parente au sein de mon patrilignage ou de mon matrilignage. Et c’est ainsi que j’ai procédé, lors d’un premier séjour d’enquête effectué pour ma maîtrise en 1990. En résidant chez ma parente, je croyais, naïvement, qu’il suffisait d’expliquer clairement le but de mon séjour (c’est-à-dire expliquer ce en quoi consiste l’ethnographie), pour que tout malentendu sur ma présence soit dissipé. Mais je me rendis bien vite à l’évidence : il ne suffisait pas d’expliquer ce en quoi consistait mon travail pour parer aux éventuels malentendus et aux difficultés. Par la suite, je décidai alors de rompre avec cette habitude et la résidence solitaire m’est apparue comme une nécessité pour instaurer une certaine distance par rapport à la famille. Construire la « bonne » distance 6 Dans une telle relation de proximité filiale, je fis la demande d’un lieu d’hébergement auprès du chef du quartier, en spécifiant que cette solution contribuerait au bon déroulement de mon travail. Une maison inhabitée, construite par mon père et servant de « case de passage » aux étrangers reçus par le chef du quartier me fut alors allouée. De fait, l’occupation de cette demeure me conférait un double statut : si j’étais la « propriétaire » des lieux (par mon père), j’avais aussi un statut d’étrangère puisque je ne séjournais pas continuellement au village. Et, comme on le verra plus loin, mes interlocuteurs m’ont octroyé, en fonction des circonstances, l’un ou l’autre statut. Donc, contrairement à la démarche classique de l’ethnologue « étranger » qui va loger au sein d’une famille pour réduire la distance avec les « enquêtés », j’ai dû, au contraire, choisir un logement solitaire afin d’instaurer une certaine distance. Mais d’autres choix de distanciation furent nécessaires.

7 Ainsi, ma participation active aux rites m’a posé non seulement un problème d’observation, mais aussi un problème d’éthique. En effet, le sacrifice annuel aux génies du village, dans le bois sacré, offre l’occasion à tout enfant du village d’offrir en sacrifice un poulet pour demander santé, protection et réussite auprès des génies. Tout natif peut prendre part à de tels rites. Mais, lors des célébrations du mois de mars 1994, je n’y participai pas activement comme une autochtone. J’avais demandé l’autorisation

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de prendre des photos. L’autorisation me fut donnée, mais en contrepartie, on me demanda de sacrifier un poulet pour remercier les génies et les ancêtres. Cependant, certains membres de mon patrilignage me firent remarquer qu’en tant que « fille du village », je n’avais pas à demander une quelconque autorisation pour assister ou photographier les rites. Sans doute, mais cette démarche m’avait permise de pouvoir changer de poste d’observation afin d’observer l’ensemble de la cérémonie. Tantôt, je me suis tenue près du sacrificateur pour pouvoir enregistrer ce qu’il disait ou prendre une photographie, tantôt je prenais place au côté des chanteuses ou des enfants s’activant à griller les volailles qui venaient d’être égorgées.

8 J’avais fait l’expérience du problème bien connu de l’observation participante, selon lequel la participation comme acteur est un obstacle à l’observation d’ensemble. Par exemple, lors des funérailles d’une grand-mère classificatoire, alors que j’aurais dû procéder à la distribution des graines de coton et de cauris, comme tout petit-enfant d’un défunt doit le faire, je choisis de me mettre du côté des observateurs. Il est évident que s’il s’était agi d’un parent très proche, cette démarche aurait été intenable à tout point de vue. Mais je me trouvais dans un milieu où il était facile d’avoir un lien de parenté avec de nombreuses personnes. Choisir de jouer le jeu de la parenté m’aurait sans doute conduite à passer beaucoup de temps à régler des affaires de funérailles et donc à ne pas être là où il « aurait fallu » pour pouvoir observer ce qui se passait ailleurs au même moment.

9 L’appareil photographique a été un bon moyen pour imposer cette posture de distanciation. Il m’a parfois servi d’alibi pour ne pas avoir à participer activement comme une « parente ». D’une manière générale, ce choix d’adopter une posture d’observation « passive » n’a concerné que les rites. Dans d’autres circonstances, je m’activais, et, par exemple, après une journée de travail aux champs, je recevais mon panier d’épis de maïs comme tout autre femme ayant participé à la récolte. En revanche, certaines de mes attitudes ont incontestablement posé des problèmes à mes proches. Conquérir son autonomie 10 En effet, certaines exigences familiales vont à l’encontre des exigences de l’enquête. Mes contacts avec certains informateurs ont ainsi suscité l’intervention de ma parentèle, qui me conseillait d’éviter de rendre visite à des personnes qu’elles jugeaient sorcières et susceptibles de me faire du mal. « L’étranger ne connaît pas les buissons dangereux du village », disaient-ils pour signifier le danger éventuel que je courrais à fréquenter ces personnes.

11 Mes visites fréquentes au groupe des cordonniers et des potières (Cili) ont ainsi été jugées comme un manque de prudence de ma part. Ces personnes sont considérées comme souillées et susceptibles de contaminer les autres. Les normes locales demandent donc qu’on limite les contacts avec toute personne appartenant à ce groupe. Ces conceptions relatives à la transmission de la souillure des Cili sont telles qu’après la visite d’une jeune potière chez moi, un adolescent refusa d’occuper le siège qu’elle venait de quitter. Il ne manqua pas de me rappeler, non sans dégoût, que les Cili étaient des gens « gâtés » et que je devrais éviter de pousser les contacts avec eux au point de les recevoir chez moi. De même, le doyen de mon patrilignage me recommanda plus d’une fois d’arrêter mes visites dans ce quartier. Il considérait qu’en tant que descendant direct de celui qui, autrefois, a donné l’hospitalité à ces Cili, il était

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bien placé pour me dire tout ce qui les concernait. Aussi, il disait qu’à cause de leur « infériorité », ils pouvaient m’attaquer en sorcellerie.

12 Bien entendu, cette mise à l’écart d’une part non négligeable de la population locale n’était pas méthodologiquement acceptable et, contrairement aux attentes de mes « parents », je continuai à travailler avec les Cili.

13 Toute enquête suppose, entre autres, le conformisme du chercheur aux exigences locales des hiérarchies et aux normes de conduites sociales relatives à son sexe (Copans 1998a : 26). Mais, dans ma situation, devais-je adopter toutes les conduites attendues d’une femme ? Les exigences de l’enquête impliquaient de passer outre certains codes de la bienséance locale à l’égard des « parents ». Par exemple, je dérogeai à la règle des visites quotidiennes et matinales, que me réclamait le doyen de mon patrilignage. De même, compte tenu de son pouvoir, je m’arrangeais pour ne pas lui communiquer le nom des personnes avec qui j’allais prendre contact, afin qu’il ne s’oppose pas à mes démarches. Le conformisme aux normes de conduite locales en matière de respect aurait évidemment limité une diversité des interlocuteurs qui est une procédure sine qua non à toute enquête socio-anthropologique.

14 Comme de nombreux anthropologues, j’étais souvent sollicitée pour fournir des médicaments. Mais il y avait plus que cela. Il semble qu’au début, mon intérêt ethnographique ait été perçu par une bonne partie des villageois comme le préalable à une opération de développement. Certains ont pensé que la fille du village allait atténuer les dures conditions de vie des paysans en faisant construire une route3 ! À leurs yeux, si je m’intéressais à mon village, ce ne pouvait être que pour contribuer à son développement. Et, selon certains, le fait que je sois installée en France semblait aller dans ce sens. Communément, « les ethnologues n’ont pas a priori la dépense ostentatoire mais ils ne peuvent se défaire des images attachées par la coutume à celui qui vient des villes ou plus lointainement du monde des toubabs […] » (Copans 1998a : 52).

15 Les anthropologues complètement étrangers à leurs terrains n’échappent pas, eux non plus, aux attentes implicites et aux sollicitations du milieu. Mais ces attentes sont beaucoup plus nombreuses et explicites à l’égard du chercheur autochtone4. Et, fréquemment, je devais expliquer le but de ma mission pour esquiver un certain nombre de malentendus. Il me fallait souvent préciser que mon travail s’effectuait dans le cadre d’une formation et que je n’étais pas salariée.

16 On sait depuis longtemps que l’image du chercheur totalement neutre et extérieur à la réalité, qu’il tente d’observer, n’est qu’un leurre. Toute la difficulté pour le chercheur consiste à se familiariser avec les « formes du dialogue ordinaire » tout en instaurant simultanément une distance d’observation (Althabe 1990). Les stratégies de distanciation par rapport aux interlocuteurs constituent ce que Gérard Althabe a nommé « l’opération fondatrice ». « L’absence de vigilance à l’égard de la perspective engendrée par l’opération fondatrice a des effets singulièrement négatifs dans la pratique d’enquête, cela d’autant plus que chercheur et sujets vivent dans un même monde social, partagent normes et codes, un langage surtout. Dans sa rencontre avec les sujets, l’ethnologue court le risque de perdre son autonomie, de se voir imposer par ses interlocuteurs des réponses que seule la démarche d’investigation peut fournir. […] Il lui faut donc reconquérir en permanence son autonomie ; celle-ci passe par la distance qu’il réintroduit dans chaque rencontre, les représentations que les sujets lui donnent de leur monde social ou de celui des autres étant replacées dans la

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problématique de l’édification du mode de communication et interprétées dans ce cadre » (Althabe 1990).

17 Proche de son terrain, le chercheur doit donc adopter en permanence des stratégies d’autonomie. Mais, quoi qu’il fasse, il prend part à l’univers social qu’il tente d’étudier. « Dès son arrivée, il est impliqué, le plus souvent à son insu, dans un réseau d’alliances et d’oppositions, il est placé dans une position qui se transformera dans le cours de l’enquête » (Althabe 1990). Se dés-impliquer 18 Au village, le lien de parenté implique d’office l’anthropologue dans les stratégies locales et notamment en cas de conflit entre familles. Ainsi, à Silorola, un conflit entre deux grandes familles avait finalement conduit à la création d’un deuxième groupement villageois. Pendant la période de tension engendrée par cette situation, mon enquête fut considérée comme une forme « d’espionnage » destinée à soutenir mon lignage d’origine. Compte tenu de la tension, j’évitai d’aborder le sujet du conflit avec les gens au cours des entretiens et en dehors de ceux-ci. Bien que m’intéressant aux signes de richesse à travers les formes de reconnaissance sociale, j’évitai de me rendre sur les sites de vente du coton afin d’écarter toute suspicion sur ma démarche. Elles renvoient toutes deux à des éthiques différentes. Mais ma présence sur les « marchés de coton » ne pouvait qu’amplifier la suspicion sur mon éventuelle implication dans les stratégies mises en place par ma famille d’appartenance à l’occasion de ce conflit. Les différentes stratégies de distanciation que j’ai prises à l’égard de ce conflit se sont imposées comme une nécessité pour établir la coopération minimale requise pour l’enquête de terrain. À cette occasion, j’ai senti à quel point mon statut d’autochtone me faisait courir le risque d’être « prise »5 ou « empêtrée » dans des enjeux et des stratégies de parenté, dont je n’avais même pas connaissance. Le chercheur natif n’est pas seulement accueilli à bras ouverts parce qu’on l’attend pour apporter le développement dans le village. Bien plus qu’un étranger, il suscite la méfiance par sa connaissance des « affaires » locales et son implication possible dans les enjeux locaux. Gérer les codes du savoir-vivre 19 D’emblée, je fus bien accueillie par les vieilles personnes qui se plaignent souvent du désintérêt croissant des jeunes envers les coutumes locales : « Les jeunes de maintenant ne s’asseyent plus auprès des vieux pour apprendre6… » Du coup, le chercheur autochtone que je suis est mis dans une position d’apprenti, d’élève, de candidat à l’initiation. « Comment enquêter selon des “normes scientifiques”, donc étrangères au terrain, dans une société qui a son propre système d’apprentissage ? Alors que le maître, en tant que “mère du savoir”, décide du contenu de son enseignement et le dispense selon des modalités déterminées, le chercheur mûrit son projet, formule ses hypothèses et se rend chez un spécialiste qu’il appelle son “informateur” » (Diawara 1985).

20 La disponibilité apparente de mes informateurs trouve sa limite dans la confrontation de ces formes de savoir : pendant que l’informateur cherche ou veut m’initier « à l’ancienne », je tente de contrôler l’entretien tout en cherchant à lui faire produire des énoncés.

21 En tant qu’élève, selon les canons de transmission du savoir local, j’aurais dû écouter les « vieux » sans trop poser de questions. Or, la position d’ethnographe conduit à mettre en question cette prémisse populaire. Souvent, j’étais amenée, par exemple, à

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poser des questions pour orienter un entretien dans la ligne de pensée de mon objet de recherche. Or, cette attitude jugée impertinente selon les conceptions locales de la bienséance et de la transmission du savoir surprenait mes interlocuteurs. Elle a même déplu ! C’est ainsi que D., qui était pour moi un grand-père classificatoire, s’énerva un jour et, au bout d’une quinzaine de minutes, refusa de poursuivre l’entretien. Je venais l’interroger sur la généalogie de son lignage (le mien également) et les relations de parenté. Après m’avoir cité quelques noms d’ancêtres, il se contenta de me dire qu’un individu appartenait à son patrilignage et en dépendait totalement. Il vit, dans mes questions suivantes, une mise en question de ce qu’il venait de dire, et le bavardage prit une tournure de remontrances. Les conceptions locales veulent que la transmission du savoir ne se fasse qu’auprès d’un seul maître. Une conception locale qui ne peut se conjuguer avec une posture de questionnement scientifique.

22 De telles incompréhensions dépendent aussi du thème de l’entretien. En effet, certains sujets abordés antérieurement comme la question des enfants handicapés et/ou celle de la richesse des génies, bien qu’impliquant des conceptions locales, ne sont pas des sujets banals de discussion quotidienne. Certaines personnes (chasseurs, accoucheuses traditionnelles et vieilles personnes en l’occurrence) sont plus compétentes que d’autres pour pouvoir en parler. Le fait de m’intéresser à de tels thèmes m’amenait explicitement à les aborder avec des traditionistes7 nanerge. Et, quand je commençai à m’intéresser à un sujet aussi ordinaire que siige (les codes relatifs à la honte et au savoir-vivre) (Ouattara 1999), cela surprit plus d’un de mes interlocuteurs. À leurs yeux, je ne pouvais pas être ignorante de « ma culture » au point de ne pas savoir ce que recouvrait cette notion si importante à tout un chacun. Mais comme je persistais à recueillir l’avis de différentes personnes sur cette question, les gens et notamment certaines vieilles personnes pensèrent que je devais plutôt m’intéresser aux conceptions de naguère et aux différences avec celles qu’on professe aujourd’hui, bref au changement social. Cela n’était pas si éloigné de mes préoccupations. En effet, la dimension synchronique du phénomène de siige n’était pas la seule qui m’intéressait. En somme, la nature des interactions avec les informateurs est aussi fonction du thème étudié par le chercheur travaillant dans sa propre société : « The local anthropologist may not be taken seriously by informants if he probes types of behavior that informants view as commonly shared knowledge, such as marriage customs, or he may be considered intolerably crude in broaching other topics, such as sexual practices. Recognized as a member of the society within which he conducts research, he is subject to the cultural expectations of his informants. To challenge certain norms may mean risking estrangement or ostracism. Because of his sensitivity to people’s expectations, he is likely to have better relationships than the foreign anthropologist, although, as Colson stated, “the rude foreigner” may be able to crash through the barriers and ask the kinds of questions that may not be appropriate. People are willing to respond since they realize that the anthropologist, a sort of “innocent child”, does not know » (Fahim et al. 1980).

23 Cela suffit-il à expliquer pourquoi de nombreux chercheurs travaillant dans leurs sociétés choisissent des sujets souvent singuliers ? J’ai moi-même fait un choix de distanciation avec la « banalité » à un moment donné avec le thème des enfants handicapés (dits « enfants génies » ou « enfants serpents ») ; un sujet tellement éloigné de la réalité quotidienne qu’il semblait même mystérieux8. Manipuler des identités plurielles

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24 Pouvais-je me contenter de tenir la place qu’une femme nanerge tient habituellement dans l’espace public ? On sait qu’il y a des espaces typiquement féminins et d’autres qui sont réservés aux hommes. Or, pour mieux appréhender la réalité sociale (Kintz 1988), la démarche ethnographique conduit à franchir ces frontières de « genre » et de ce fait, j’ai partagé, alternativement, les espaces des femmes et ceux des hommes.

25 De même, ma fréquentation des « cabarets » de bière de mil transgressait les normes locales de prudence à cause de ma vulnérabilité (due à mon âge) vis-à-vis des pratiques d’empoisonnement. Mais de tels lieux sont, on le sait, propices à créer des situations où l’on aborde plus librement certains sujets que l’on évite en d’autres circonstances. Il aurait été dommage de travailler sur les codes du savoir-vivre sans prendre en considération les multiples contextes sociaux de leur mise en pratique.

26 La traversée de tous ces espaces sociaux a donné l’occasion à mes interlocuteurs de m’imputer plusieurs identités : ainsi, tantôt j’étais considérée comme une des leurs, tantôt j’étais vue comme une étrangère.

27 J’aurais moi-même du mal à faire la liste des situations dans lesquelles mes interlocuteurs n’ont pas hésité à m’octroyer une identité européenne. Un exemple me revient : lors de mes premiers séjours d’enquête à Silorola, je m’efforçais de m’habiller en pagne afin de ne pas choquer mes interlocuteurs par le port de pantalon. Mais un jour, alors que je devais me rendre en brousse, je décidai de mettre un pantalon. Ce changement de style vestimentaire provoqua les remarques de mes hôtes. La réaction des hommes comme des femmes fut unanime. Ils me signalèrent que j’étais mieux en pantalon qu’en pagne et qu’ils s’étaient bien rendu compte que je n’étais pas habituée à me vêtir ainsi. Les femmes surtout trouvaient que ma démarche était trop rapide pour le port du pagne et qu’elles préféraient que je m’habille comme j’avais coutume de le faire. Cet exemple montre comment, bien que natif de sa localité d’enquête, un anthropologue n’est pas toujours vu par ses interlocuteurs comme quelqu’un qui partage forcément les mêmes valeurs. Ce type de situation démontre bien la facilité des enquêtés à concevoir et à accepter l’altérité de l’anthropologue, que celui-ci soit un « autochtone » ou un « étranger ».

28 Cependant, certains événements donnent l’occasion pour l’un comme pour les autres, de manipuler les registres d’identités multiples. Prenons la délicate question de l’excision. Bien que sa pratique ne soit pas légale au Burkina, elle existe encore en milieu senufo comme dans d’autres régions du pays. Aussi, sachant l’illégalité de la pratique de l’excision et surtout les risques encourus, la vieille exciseuse me rappela qu’en tant que fille du village, je devrais approuver l’excision et de ce fait ne pas la dénoncer auprès des autorités. Elle savait par de précédentes discussions que je désapprouvais cette pratique. Par ailleurs, d’autres parentes jugeaient ma position sur l’excision comme une conséquence de mon adhésion à la culture européenne. Si je ne dissimulais pas mon opinion sur l’excision, je me gardais cependant d’en faire un motif de « sensibilisation ». Mes seuls aveux ne suffisaient pas à dissuader mes interlocuteurs de ma connivence avec les autorités. La durée et certains choix furent nécessaires à la construction de la confiance. Par exemple, choisir de ne pas fréquenter les fonctionnaires et notamment les agents de santé du village était une des conditions de l’établissement de cette confiance. Si les choix s’établissent en fonction de l’objet d’étude, ils ne sont pas sans conséquences sur les résultats d’enquête.

29 Les cas de figure que je viens de rappeler mettent en évidence les aléas d’une étrange proximité. Quelle que soit sa relation de départ avec les gens chez qui il travaille, le

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chercheur met en œuvre des stratégies marquant une dés-implication dans les jeux sociaux et les enjeux locaux même si ceux-ci l’intéressent dans la mesure où ils éclairent ou constituent son objet d’étude. Pour définir une telle position, Michel Naepels (1998) a recours à la notion d’atopie9 empruntée à la psychanalyse. Il voit dans cette atopie « un horizon, qui ne distingue nullement l’ethnologue du sociologue, et qui décrit la transmutation de l’exigence d’objectivation propre aux sciences sociales dans la réalité de leur fabrique, l’enquête. Un usage habile de cette extériorité de l’enquêteur, c’est-à-dire de ce flottement […] maîtrisé (mais en tout cas réfléchi) d’identité ». Et je conviens avec cet auteur « qu’une telle atopie ne peut jamais être tenue empiriquement pour acquise… » (ibid.). La notion d’atopie implique que le chercheur ne se contente pas de la case dans laquelle ses interlocuteurs le mettent. Si j’accepte de jouer tous les rôles que l’on attend d’une fille du village, je m’éloigne de fait de certaines postures méthodologiques, voire d’une éthique professionnelle. Le prix à payer d’un point de vue personnel est peut-être le sentiment d’imposture : on n’est pas là où les autres voudraient que l’on soit. La langue et le sens commun 30 La pratique de la langue locale était un avantage indéniable dans la mesure où je pouvais m’adresser directement aux gens sans avoir recours à un interprète. Cela étant, mon niveau de connaissance de la langue nanerge ne me permettait pas de saisir le sens de tous les propos, en l’occurrence les proverbes et les dictons. D’ailleurs, a posteriori, les interprétations que j’ai pu faire de la question de l’enfant-génie et de la notion de fatigue semblent avoir souffert de cette insuffisance linguistique. À l’époque, toutes les pistes ne furent pas exploitées pour mener à terme l’interprétation des conceptions locales sur les enfants handicapés et sur une certaine forme de richesse qui serait attribuée par les génies. On pourrait sans doute, à cet égard, parler de « sur- interprétation » (Olivier de Sardan 1996). Il a fallu que je m’imprègne davantage de la réalité sociale – durée et fréquence des séjours – pour me rendre compte de ces insuffisances.

31 En travaillant sur le thème des enfants handicapés, j’avais entrepris – par mesure de prudence – de procéder à la traduction littérale de tous les entretiens. Or, on sait à quel point la traduction mot à mot peut abonder en faux sens ! À l’époque, je n’avais pas la compétence qui me permettait d’accéder à tous les niveaux de la langue senufo. Ainsi, il est arrivé que le sens de certains bavardages m’échappe complètement, et cela en dépit du fait que je puisse les traduire littéralement. C’est ainsi qu’une expression fut traduite par « enfant qui fatigue ». L’interprétation des matériaux de cette enquête fut axée sur la notion de fatigue jusqu’à en faire une problématique. En fait, l’enfant handicapé est désigné comme un enfant-génie ou comme un enfant qui fait souffrir ses parents. Cette souffrance est évoquée pour justifier le retard du développement psychomoteur de l’enfant, ce qui en soi est un signe de souffrance pour une mère. Je n’insinue pas ici que l’interprétation préalablement établie sur les pratiques et les représentations en rapport avec les malformations des jeunes enfants soit fausse, mais que la non-adéquation de la traduction sémiologique n’a pas permis l’accès à une compréhension totale du phénomène.

32 Le séjour de longue durée sur le terrain m’a permis de remédier à cette incompétence. Une anecdote aidera peut-être à saisir les progrès réalisés dans la connaissance de la langue. Vers la fin de mon long séjour, je me trouvai un soir en compagnie de jeunes gens du village. Le thème de la conversation tournait autour de la jalousie dont

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quelqu’un qui réussissait trop bien pouvait faire l’objet. Un des participants choisit d’abréger son opinion par un dicton dont la traduction en français peut donner la forme suivante : « Une maison n’attache pas une autre. » Comme je ne posais aucune question sur le sens de cette phrase, alors que j’avais l’habitude de le faire auparavant, un des participants s’empressa de me demander si j’avais bien compris le sens de ce qui venait d’être dit. C’est ainsi que je lui expliquai que cela semblait signifier que les jaloux et par conséquent les sorciers sont toujours des proches sinon appartenant à la même famille que leur victime. L’avis fut unanime sur les progrès que j’avais réalisés dans la compréhension de la langue car ce n’était pas le cas pendant mes premiers séjours. Parler une langue est une chose, mais en saisir tous ses niveaux en est une autre, que seule une longue familiarité rend possible.

33 Ces quelques situations concrètes illustrent la complexité des situations dans lesquelles se trouve le chercheur autochtone. Par rapport à ses interlocuteurs, il doit faire des choix en fonction de sa position relative. En somme, il s’agit là de questions qui concernent précisément le débat sur « l’anthropologie chez soi ». État des lieux du débat sur l’ethnographie « chez soi »Quand l’implication au terrain devient une barrière au positivisme 34 Le débat par rapport à la proximité culturelle du chercheur – notamment quand il est originaire d’une contrée du Sud – peut être résumé en trois tendances.

35 Selon la première tendance, du fait de sa relation d’appartenance (ou d’un quelconque autre lien de proximité), le chercheur serait incapable d’avoir une distance nécessaire et suffisante pour accéder à la signification de la réalité sociale qu’il observe. Le célèbre ethnographe anglais E.-E. Evans-Pritchard (1969 : 16) s’élevait contre l’appartenance culturelle du chercheur à son terrain d’étude en notant que « […] l’expérience a prouvé qu’il est plus facile d’observer les peuples dont la culture diffère totalement de la nôtre, l’étrangeté et les particularités de leur mode de vie nous étant rapidement évidentes, ce qui fait que l’interprétation bénéficiera d’une grande objectivité […] ». De ce point de vue, les liens de familiarité du chercheur avec la population d’enquête le priverait du coup de toute capacité de distanciation permettant d’expliquer et d’interpréter les faits qu’il est amené à étudier. Selon cette position, la proximité du chercheur à son terrain serait une entrave à la rupture épistémologique. L’anthropologie chez soi se trouve déconsidérée. L’implication au terrain en tant que garantie de la qualité des données 36 Aux antipodes de la position précédente, la seconde conception soutient au contraire la proximité culturelle du chercheur. La proximité devient alors un prédicat méthodologique. Dans un texte présenté au symposium « Témoignages et méthodes : le chercheur dans sa propre culture » qui s’est tenu du 12 au 14 novembre 1982 au Musée de l’Homme à Paris, un des participants (Sari 1982) proclamait que « […] les observateurs des sciences humaines doivent être issus de leurs propres sociétés. Ils sont mieux placés pour en discerner le moindre souffle […] ». De même, en le décrivant comme l’héritier de la situation coloniale et des rapports de domination nord/sud, le philosophe béninois Paulin Hountondji pense que l’anthropologue africain a un avantage sur son collègue issu de la société occidentale, quand tous les deux mènent des recherches dans une société proche du premier. « Il a […] sur ses pairs occidentaux, un immense avantage : celui de connaître souvent, de l’intérieur, les peuples dont il parle, leur culture et leur langue, pour avoir grandi en leur sein et avoir lui-même appris à voir le monde comme eux, à sentir et à penser comme eux, ce qui lui rend

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infiniment plus aisée l’interprétation immanente des phénomènes qu’il décrit » (Hountondji 1993). Des chercheurs occidentaux soutiennent aussi cette conception. Ils pensent par exemple que les sociétés africaines seraient mieux étudiées par des Africains qui en sont issus. Ce point de vue suppose en fait que la proximité ou l’appartenance à une société posent de fait l’accessibilité à l’appréhension de l’émique qui s’y rapporte. Mais l’appartenance du chercheur à la société étudiée peut-elle être un gage de la qualité des données recueillies ? Une posture critique : des avantages et des inconvénients… Questionner les univers sociaux

37 Une troisième tendance se place dans une posture critique et n’opte ni pour ni contre la pratique de l’ethnographie chez soi. Suffit-il de défendre ou de stigmatiser l’anthropologie chez soi ? Il est certain que circonscrit dans ces termes, le débat sur une anthropologie chez soi devient rapidement stérile en s’encombrant d’illusions idéologiques. Car la proximité du chercheur à son terrain implique des avantages mais également des inconvénients. L’anthropologue malien Mamadou Diawara (1985) est sans doute le premier ethnologue ouest-africain à avoir abordé la question en ces termes. Après avoir exposé avec finesse les problèmes de méthode qu’il avait rencontrés en menant des enquêtes sur l’histoire orale au sein de sa société d’appartenance, ce chercheur dépasse à juste raison la « vision mécaniste » des deux tendances qui viennent d’être évoquées succinctement. Il a le mérite de rappeler que « la recherche africaniste navigue […] entre deux écueils : celui de l’ethnologie classique, pour qui la distanciation est la source de l’objectivité, et celui de nationaux qui revendiquent le monopole de la vérité scientifique, au nom de leur appartenance culturelle même. Ces deux conceptions procèdent d’une vision mécaniste du rapport du chercheur à son objet d’étude ». Ainsi que j’en ai moi-même fait l’expérience, le degré d’appartenance à une société est une question relative. Et la dichotomie entre « ethnologie chez soi » et « ethnologie chez l’autre » est très discutable. Il ne peut s’agir d’une opposition stable et de nombreuses voix se sont élevées contre une telle classification dichotomique basée sur l’identité des chercheurs par rapport à leurs terrains (Fahim et al. 1980 ; Augé 1989 ; Lenclud 1992 ; Narayan 1993).

38 En soulignant la quasi relativité de l’appartenance à la société dans laquelle on effectue des recherches de terrain, Kirin Narayan (1993) s’élève contre la distinction entre une anthropologie qualifiée d’indigène et une autre qui serait non indigène. Après avoir montré qu’une telle distinction dichotomique était fortement liée au contexte de naissance même de la discipline (à partir du rôle d’informateurs potentiels, certains ressortissants des sociétés traditionnellement étudiées sont devenus des anthropologues), cette anthropologue métisse ironise sur le fait qu’on pourrait la considérer comme une anthropologue à moitié indigène10. Plus sérieusement, elle montre que quel que soit le lien qu’il partage avec les gens qu’il étudie, un anthropologue manipule des identités diverses dans ses textes, ne serait-ce que son engagement dans une communauté intellectuelle et cet autre dans le monde de tous les jours. Cet auteur suppose que chaque anthropologue doit être pensé comme étant pris dans une mouvance d’identification au sein d’un champ constitué par une communauté d’interpénétration et par des relations de pouvoir.

39 L’anthropologue français Marc Augé s’interrogeait lui aussi, à juste titre, sur une telle opposition (ethnologie chez soi et une autre effectuée en dehors de chez soi) en

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soulignant que, quel que soit le terrain abordé, il est toujours question d’ethnologie de soi et de celle des autres : « Comment penser ensemble “ethnologie chez soi, ethnologie chez l’autre” ? […] Si l’on postule qu’elle est possible chez soi et chez l’autre, cela relativise la différence existant entre ce soi et cet autre. Employés absolument ces termes (soi et l’autre) n’ont de valeur que relationnelle et relative et semblent donc indiquer que, quel que soit le point d’observation retenu, une double approche est permise : une auto- ethnologie (dont l’objet serait l’observateur lui-même ou son entourage immédiat) et une “allo-ethnologie”, l’extériorité de l’objet étant alors appréciée en fonction de sa distance (géographique, culturelle, sociale…) au point d’observation, ou, si l’on préfère, à l’observateur » (Augé 1989).

40 Il ramenait donc le débat à une question de méthode : « Il y a une vingtaine d’années, on entendait parfois dire que lorsque les Africains, par exemple, apporteraient leur contribution à l’ethnologie de l’Afrique, notre vision de celle-ci en serait renouvelée. Il n’en a rien été et c’est heureux. Et la raison n’en est pas, comme il est dit quelquefois, que les intellectuels africains se trouvent, du fait de leur formation et de leur éloignement prolongé du milieu d’origine, dans une situation analogue aux observateurs européens. Cela peut être vrai […]. Mais la question n’est pas là, ou pas toute là. Ce n’est qu’un point de méthode » (ibid.).

41 À mon avis, poser la faisabilité ou la non-faisabilité d’une anthropologie « chez soi » revient à considérer toute société étudiée comme un tout homogène. Cette tendance pourrait peut-être s’expliquer par le contexte même de la naissance de la discipline anthropologique et qui a considéré les sociétés « primitives » comme des homogènes. « […] C’est parce que les ethnologues sont, par métier, des individus qui étudient d’autres sociétés que les leurs, qu’ils éprouvent la tentation de les opposer en bloc à celles dont ils proviennent et préfèrent, en revanche, utiliser le singulier pour parler de la société moderne » (Lenclud 1992).

42 Certes, comme le souligne Mara Viveros (1990 : 11), une anthropologue colombienne : « Un des risques auquel on est exposé quand on fait de l’anthropologie chez soi, c’est de rester aveugle à sa propre culture. Comment s’étonner de ce que nous vivons quotidiennement dans la société dans laquelle nous sommes nés ? Comment avoir le regard étonné de l’étranger quand on étudie le comportement d’une population qui participe de sa propre culture ? Le chercheur a un double statut, d’acteur et d’observateur de la société. Comment passer de l’un à l’autre sans mélanger les genres ? »

43 Traditionnellement, l’expérience ethnographique est perçue comme le contact avec une société autre que celle dont le chercheur est originaire. Cette distance culturelle est souvent brandie comme une garantie nécessaire à l’« objectivité » requise pour appréhender les faits sociaux. Tout se passe donc comme si la distance culturelle protégeait l’ethnologue des « illusions du savoir immédiat et de la transparence du social » (Lenclud 1992). Si l’on fait fi des conditions historiques de naissance de la sociologie et de l’anthropologie, il va de soi que certaines modalités de production de leurs données sont analogues (Olivier de Sardan 1995). La « rupture épistémologique » devient alors aussi un prédicat épistémologique recommandable aussi bien au sociologue qu’à l’anthropologue (Bourdieu et al. 1983). Les revers auxquels peut conduire tout aussi bien l’étonnement induit par la distance culturelle que des risques de biais de l’« enclicage » qu’implique la proximité du chercheur à son terrain sont des questions souvent abordées dans les débats de méthode socio-anthropologique (Olivier de Sardan 1995, 2000).

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44 Cela étant, le lien d’appartenance à une société ne signifie pas nécessairement que le chercheur en partage tout l’espace culturel ou qu’il adhère au sens commun des enquêtés. Le fait de parler la langue ne suffit pas non plus à se préserver des biais auxquels est confronté le chercheur en situation d’altérité culturelle la plus totale. Autrement dit, la tendance à exotiser le « réel des autres » guette autant le chercheur étranger à la culture que celui qui en est issu. Le recours aux descriptions « exotisantes » en situation d’endo-ethnologie nous rappelle fort heureusement les biais encourus par la distance sociale. En fait, le chercheur qui travaille dans sa société d’origine cumule proximité culturelle et distance sociale. Les travers de celle-ci ont été remarquablement soulignés par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989). On voit bien comment dans une telle posture (proximité culturelle et distance sociale) il devient difficile d’avoir une position dichotomique entre la « rupture épistémologique » (Bourdieu et al. 1983) nécessaire dans le partage du sens commun et la vigilance par rapport à l’exotisation dans la distance culturelle. Le chercheur dans sa propre société est concerné par ces deux conditions méthodologiques.

45 Le point de vue culturaliste qui soutient l’homogénéité (culturelle et sociale) prétend implicitement que le chercheur ne peut se placer exclusivement que dans un rapport d’altérité ou de proximité par rapport à la société étudiée. En outre, revendiquer un lien de proximité préalable entre le chercheur et son terrain, revient aussi à poser la réalité sociale comme quelque chose qui se donne à voir. Or, la production des données est aussi conditionnée par la construction de l’objet. Pour chercher, il faut avoir une idée de ce que l’on recherche. Cette disposition requiert une formation scientifique et non une identité sociale. Le chercheur autochtone comme n’importe quel autre chercheur est soumis lui aussi à une épreuve de traduction sémiologique, qui exige de lui une posture méthodologique, donc scientifique par rapport au sens commun.

46 La relation d’enquête est aussi un rapport dialectique entre altérité et familiarité. Altérité au moins conceptuelle et rapport de classes qui requiert une familiarité nécessaire pour accéder à une meilleure explication de la réalité sociale des autres. La pratique ethnographique implique des choix méthodologiques par rapport à ces questions épistémologiques. Ces choix s’opèrent en fonction du degré de familiarité et/ ou d’altérité qui existe dès le départ entre l’enquêteur et le milieu enquêté. J’ai, pour ma part, fait des choix ayant pour but de pallier les risques de la « surinterprétation » et les biais de l’« enclicage » induits par mon lien de départ avec le milieu enquêté. Appartenir à une société est une chose, mais être en mesure de la comprendre et de la décrire en termes anthropologiques en est une autre.

47 Je conclurai cet article par une citation de Clifford Geertz (1986 : 90), qui me paraît particulièrement éclairante : « […] Le sens, exact ou demi exact, qu’on acquiert, de qui sont vraiment […] vos informateurs, ne vient pas du fait qu’ils vous ont accepté comme tel, qui fait partie de votre propre biographie, non de la leur. Il vient de la capacité à analyser leurs modes d’expression, ce que j’appellerais leurs systèmes symboliques, qu’une telle acceptation vous permet d’arriver à développer. Comprendre la forme et la contrainte des vies intérieures des indigènes, […] ressemble plus à saisir un proverbe, discerner une allusion, comprendre une plaisanterie – ou, comme je l’ai suggéré, lire un poème – que cela ne ressemble à atteindre une communion. »

48 Certes, « Le baobab n’est pas le même arbre raconté par la souris qui trotte devant ses racines, par l’éléphant qui vient en brouter les feuilles et par l’aigle qui le survole en

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quête de sa proie11 ». Mais il est nécessaire qu’au moment de leur rencontre, la souris, l’éléphant et l’aigle utilisent un langage commun pour se comprendre mutuellement. De la même manière, s’il est difficile de contester que le discours du chercheur dépende de sa position par rapport au terrain, ce discours doit avant tout relever du discours anthropologique. Mon rôle consiste moins à donner la preuve de mon identité senufo qu’à essayer de décrire la réalité sociale dans un discours anthropologique.

49 L’appartenance du chercheur à la communauté dans laquelle il effectue des enquêtes ne saurait donc être le gage d’une posture idéale pour recueillir des données de qualité (Olivier de Sardan 2000). Soit. Mais pour ce qui concerne le débat sur l’anthropologie chez soi, moins se cantonner dans des jugements de valeur que d’aborder la question sous l’angle d’observations méthodologique. La nécessité de suspendre les jugements de valeur s’impose ici afin d’accéder à un questionnement épistémologique productif sur la relation au terrain. Autrement dit, la question réside moins dans le fait d’être en accord ou en désaccord avec la validité de l’« endo-ethnologie » – quelle que soit la dénomination qu’on adopte – que dans la lucidité du chercheur sur son positionnement méthodologique et épistémologique. Le pari consistera évidemment à ce qu’une telle interrogation n’engage le chercheur sur la voie d’un narcissisme narratif.

50 Mais, en définitive, il apparaît que la discrétion des chercheurs africanistes africains sur les conditions de production de données dans des sociétés d’où ils sont eux-mêmes issus est tributaire de rapports (entre eux et leurs homologues européens) consécutifs à la colonisation. Et, la balle est dans le camp des chercheurs africains pour rompre avec ces spectres des rapports coloniaux qui les cantonnent souvent dans des positions de production de données brutes (Mbembe 2000).

51 Dans une certaine mesure, ce rapport entre « anthropologie et colonisation » apparaît dans la réaction de Archie Mafeje (1996) au contenu de Anthropology and Africa, un ouvrage publié par Sally Falk Moore (1994). Il s’agit d’une critique fondée essentiellement sur la légitimité des anthropologues africains dans les productions scientifiques internationales à partir de supposés implicites de l’ouvrage. Outre la critique de « ses références dans lesquelles les Africains brillent par leur absence », Archie Mafeje reproche en somme à Sally Falk Moore d’être une partisane de la stigmatisation des anthropologues africains qui investiguent leurs sociétés. En réponse, Sally Falk Moore (1996) reconnaît que « la réflexion sur l’anthropologie a toujours été liée à la situation politique et historique du moment », mais cela étant, elle considère le débat sur le rapport « anthropologie et colonisation » dépassé et regrette de « perdre son temps dans des querelles de chiffonniers » en dépit « de problèmes sérieux à débattre sur les méthodes et les modèles… ». Pour sa part, Jean Copans (1998b) rappelle avec raison le caractère déplaisant et non scientifique de ce débat. De toute évidence, il y a lieu de dépolitiser le débat pour envisager une légitimité des chercheurs africains dans la communauté scientifique internationale. Les postures de vigilance méthodologique, épistémologique et théorique sont à tout le moins fondamentales pour la quête d’une légitimité dans le champ scientifique international.

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NOTES

1. Les recherches conduites dans un tel rapport au terrain ont été faites dans le cadre d’un mémoire de maîtrise (Conceptions sociales associées aux malformations physiques et psychiques des enfants, 1991), d’un mémoire de DEA (Conceptions et pratiques des formes de richesse sociale et matérielle, 1993) et de ma thèse (OUATTARA 1999). 2. Dans le Folona, voir BINGER (1892 : 114, 210) et DEMBELE (1992 : 18). 3. Une ceinture de collines rend l’accès du village difficile aux véhicules surtout en période d’hivernage. 4. Déjà en tant qu’émigrant de retour dans son village, il doit procéder à la distribution de cadeaux. Jean COPANS (1998a : 48) cite « Man Without Pigs » (L’Homme sans cochons), un film de Chris Owen (1990, couleur, 59 minutes) dépeignant le retour d’un Papou de Nouvelle-Guinée et docteur en anthropologie dans son village. Comme il n’a pas de cochons, qui est le signe de prestige et de richesse, ce retour suscite le mépris. 5. Ce terme est emprunté à Jeanne FAVRET-SAADA (1985, 2000) qui l’utilise au sens de l’implication « choisie » par le chercheur dans les procès verbaux de la sorcellerie. Or, ce n’était nullement mon ambition. 6. Une des variantes, en milieu bambara rapportée par Mamadou DIAWARA (1985) : « Oh ! ça fait si longtemps que je ne parle plus. Il n’y a plus d’oreille pour écouter mes paroles, ces paroles sans importance ! ». 7. Pour une analyse fine et critique du concept de « tradition », je ne peux que renvoyer le lecteur intéressé à cet article de Gérard LENCLUD (1994). Mais citons au passage comment il en fait une synthèse éclairante à partir des travaux de Pascal Boyer. « Ainsi, selon Boyer, un énoncé traditionnel ne le serait-il aucunement en raison d’une qualité portée par lui (une essence), lui conférant le privilège d’être transmis et donc conservé, mais en fonction du seul contexte dans lequel il est proféré. » 8. Un philosophe béninois, Paulin Hountondji, expliquait de tels choix en termes historiques : « Fidèle à cette quête de l’exotique qui a longtemps caractérisée

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l’ethnographie européenne, l’anthropologue africain a eu souvent tendance à appeler l’attention sur ce qui, dans sa propre culture, pouvait apparaître aux autres comme singulier, pittoresque, bizarre. Il a appris, en somme, à se regarder lui-même avec les yeux des autres, se faisant, le plus naturellement du monde, le chantre de sa propre différence » (HOUNTONDJI 1993). L’ouvrage au titre évocateur Au pays de fons. Us et coutumes du Dahomey de Maximilien QUENUM (1999) me paraît un exemple d’exotisme à outrance d’une société dont l’auteur est lui-même originaire. 9. Notons que Michel NAEPELS (1998) parle plutôt de désintérêt. Mais à mon avis, il s’agit plutôt de désimplication car une posture de désintérêt me semble difficilement atteignable. 10. En effet, Kirin NARAYAN (1993) a des racines germaniques par son grand-père maternel, américaines par sa grand-mère maternelle, et indiennes par son père. Vivant aux États-Unis et menant des enquêtes en Inde, elle rappelle sa diversité culturelle marquée par ses origines pour montrer comment, en situation d’enquête en Inde, elle est alternativement vue comme une étrangère ou bien comme une « fille du coin » : « I invoke these threads of a culturally tangled identity to demonstrate that a person may have many strands of identification available, strands that may be tugged into the open or stuffed out of sight. A mixed background such as mine perhaps marks one as inauthentic for the label “native” or “indigenous” anthropologist ; perhaps those who are not clearly “native” or “non-native” should be termed “haies” instead. […] Yet, two halves cannot adequaly account for the complexity of an identity in which multiple countries, regions, religions, and classes may come together. » 11. Proverbe d’un vieux Dogon à Bankass, rapporté par Marilou MATHIEU dans un exposé « L’écriture de la thèse en sciences sociales. Les affres du chercheur impliqué dans l’objet de sa recherche… » dans le cadre du séminaire Écriture et ethnographie, EHESS, Marseille, 8 avril 1998.

RÉSUMÉS

Dès lors que l’anthropologue mène des recherches de terrain dans sa société d’origine, voire dans son village natal, sa recherche est qualifiée d’« anthropologie chez soi ». Or, quelle que soit la place du chercheur par rapport à son objet d’étude, la description et l’interprétation des faits qu’il étudie requiert de sa part vigilance méthodologique et épistémologique. Si l’altérité du chercheur peut produire des biais, son implication sur un terrain, préalable à la recherche, peut également influer sur la perception de la réalité qu’il tente de restituer. Cependant, si les biais consécutifs à l’altérité font souvent l’objet d’une réflexion épistémologique, les risques interprétatifs encourus par l’implication et/ou l’appartenance au terrain sont en revanche rarement développés. L’objectif de cet article consiste à contribuer au débat sur les conditions méthodologiques et épistémologiques de la description dans un contexte de proximité culturelle au milieu à partir d’une expérience personnelle. Celle-ci met en évidence l’ambivalence de la position du chercheur dans une implication spécifique sur le terrain. Le chercheur dont la proximité au terrain se définit par les liens de parenté développe diverses stratégies pour contourner les risques d’être saisi dans les rouages de la filiation et des liens de parenté.

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Construire la distance vis-à-vis des liens pré-établis, se dés-impliquer de certains réseaux locaux et gérer les codes du savoir-vivre local sont autant de postures à prendre en compte pour parvenir à une construction critique de l’objet d’étude en situation « d’anthropologie chez soi ».

A Strange Familiarity. Requirements for an “anthropology at home”. – “Anthropology at home” refers to the field studies that anthropologists conduct in their own societies or hometowns. Regardless of the anthropologist’s place in relation to the subject, the description and interpretation of the facts being studied requires methodological and epistemological vigilance. The otherness of researchers can skew results, but their prior implication in the field can also affect how they perceive what they are trying to describe. Although the bias of the first sort has often come under an epistemological critique, few analyses have been made of the interpretative risks of the researcher’s implication or affiliation with the group under study. A personal experience among the Senufo is used to contribute to a discussion of the methodological and epistemological conditions for describing a context in close cultural proximity. Light is thus shed on the ambivalence of the anthropologist’s position. The researcher whose proximity consists in family ties develops various strategies to elude the risks of being trapped in the web of kin relationships. Keeping a distance from preestablished ties, “dis-involving” oneself from certain local networks and managing codes of local social conventions are tactics for successfully constructing a critical inquiry into a subject in an “anthropology at home”.

INDEX

Mots-clés : méthodologie, methodology, Senufo, anthropologie, enquête, observation participante, survey, anthropology Keywords : participant observation

AUTEUR

FATOUMATA OUATTARA IRD, Socio-anthropologie de la santé, SHADYC, Marseille.

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Quand l’application du droit national est déterminée par la demande locale Étude d’une résolution de conflit villageois au Bénin When Implementation of National Law is Determined by Local Demand. A Study of Conflict Resolution in a Benin Village

Erdmute Alber et Jörn Sommer

1 Depuis le milieu des années 1980, il est devenu courant de parler d’« État faible » lors des discussions politico-scientifiques sur l’État en Afrique. Pourtant, une analyse plus profonde fait apparaître deux perspectives différentes. L’une envisage l’État national africain dans le contexte de son environnement extérieur, donc à travers ses relations internationales, et pose la question de sa souveraineté dans un contexte où une proportion gigantesque des budgets étatiques est dominée par les crédits internationaux, les fonds provenant de l’aide au développement et les droits de douanes (Tetzlaff 1989 ; Bierschenk 1993 ; Jackson & Roseberg 1985). L’autre met en relief les problèmes auxquels sont confrontés les États africains dans leur environnement intérieur, c’est-à-dire les difficultés rencontrées lorsque les États tentent de faire respecter leur autorité. Dans ce contexte, l’argument avancé est que l’État manque de légitimité et qu’il est donc obligé d’imposer le droit national par la force. Cette pratique a été rendue impossible par le manque de ressources organisationnelles et matérielles ainsi que par les possibilités de résistance et de retranchement de la part des populations.

2 Nous exposerons ici les problèmes émanant du degré d’autorité de l’État à travers l’exemple béninois1. Nous soutiendrons que les approches habituelles de la compréhension de la légitimité (ou du manque de légitimité) ne suffisent pas à expliquer des cas précis dans lesquels la population se place en dehors de la loi nationale. Nous proposerons une approche complémentaire d’explication de ces cas précis en mettant un accent particulier sur les processus selon lesquels les protagonistes au niveau local traitent leurs intérêts conflictuels. Nous développerons

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également la thèse selon laquelle la réalité judiciaire doit occuper une place centrale dans l’appréciation de la légitimité d’un État de droit démocratique. Dans un premier temps, nous résumerons les arguments existants concernant la légitimité pour ensuite présenter une étude de cas dont l’analyse mènera à des considérations théoriques.

Le manque de légitimité de l’État

3 Les trois causes principales du manque de légitimité de l’État, telles qu’elles sont couramment identifiées dans la littérature, sont les structures informelles, la corruption et l’arbitrage de la politique africaine que J.-F. Bayart (1989) appelle la « politique du ventre ». Il démontre que les responsables politiques africains ne s’intéressent pas prioritairement aux intérêts de la population, et attire l’attention sur le phénomène de l’enrichissement personnel et de satisfaction de leur clientèle comme maxime primordiale d’action. Comme « antidote » (Chabal 1986 ; Bayart 1989), la discussion propose, en particulier, le développement des formes d’organisations non gouvernementales, une presse indépendante, des débats publics ou l’implantation d’organisations non gouvernementales et de droits de l’homme.

4 Les discussions sur le sujet font apparaître que même les structures officielles d’États formellement démocratiques subissent des pertes de légitimité au niveau local de l’administration si elles sont trop centralisées. Les représentants de l’État national au niveau local sont très souvent nommés par le gouvernement. Même si la tenue d’élections législatives et présidentielles est garantie au niveau national, ces représentants locaux ne disposent pas, de ce fait, de légitimation démocratique directe.

5 Une décentralisation démocratique est alors proposée comme possibilité de solution. Les défendeurs de cette doctrine en attendent, selon D. Davis et al. (1994 : 253), « a greater ability for officials familiar with local-level problems to tailor development plans to particular needs ; the greater representation of political, religious, ethnic and tribal groups in the process for formulating these development plans ; and enhanced systems for public accountability ».

6 Une autre thèse explique le manque de légitimité par la non-conformité des normes locales et communautaires aux principes d’interaction souhaités par l’État. Cette thèse peut être illustrée par l’échec des tentatives visant à appliquer le droit foncier européen sur toute l’étendue de l’Afrique (Münkner 1997)2.

7 Les problèmes rencontrés par un État ne disposant que de peu de ressources matérielles et organisationnelles pour substituer la légitimité de son pouvoir par la force ont été décrits, de façon exemplaire, par Spittler (1981) et Scott (1985). Ils ont mis en relief les formes diverses de retranchement et de résistance passive des paysans face à des administrations faibles mais despotiques.

8 Nous proposons de compléter la discussion actuelle par notre modèle fondé sur les processus d’interactions stratégiques aux niveaux micro et local. Les argumentations présentées plus haut étaient fondées sur une perception trop accentuée de la « légitimité par procédés » (Luhmann 1969), c’est-à-dire sur l’hypothèse selon laquelle certains procédés démocratiques de formation de volontés collectives pourraient motiver des individus à se soumettre à des décisions de l’État indépendamment de leur contenu. En avançant une contradiction des valeurs entre perceptions judiciaires étatiques et locales ou communautaires, ils prennent également trop peu en

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considération le fait que, aux niveaux micro et local, les valeurs et perceptions judiciaires sont également controversées.

9 Selon nos observations, ce sont tout d’abord les processus judiciaires et les processus de négociations locales, imprégnés de pouvoir et de conflits, qui déterminent de quelle manière les protagonistes peuvent éviter ou affronter le droit de l’État. Lors de ces processus de négociations entre protagonistes locaux et institutions de l’État, les limites de la communauté sont clairement définies.

10 Dans la manière de traiter certains conflits locaux, il est démontré que la faiblesse de l’État, quand il s’agit de régler les activités locales, ne réside pas principalement, ni même exclusivement, dans ses structures internes et, aux yeux de la population, illégitimes. En dehors de ces structures, des sections de la population ont plutôt tendance à rester attachées à leurs propres arènes, en les défendant contre l’ingérence des institutions de l’État sans avoir recours aux modes de solution de conflits (médiateur ou juge) proposés par celui-ci. Corruption et arbitrage ne jouent qu’un rôle mineur, voire négligeable, dans de tels cas. En restant attaché à ses propres arènes, on produit des normes et des interprétations communes qui font qu’un recours à la justice de l’État serait interprété comme un abandon de la communauté et passible de sanctions par celle-ci3.

11 Dans la mesure où les différentes offres de règlement de conflits locaux ne sont pas simplement alignées de façon neutre et où les individus ne peuvent librement choisir l’une des alternatives, le modèle de « institution shopping » proposé par T. Bierschenk (1994) ne s’applique généralement pas à la description des situations de conflits. Selon nos observations, les institutions considérées pour le règlement de conflits sont soumises à des hiérarchisations et à des évaluations internes. De ce fait, l’analyse de conflits locaux peut expliquer plus d’une faiblesse de l’État à régler les activités locales, et elle n’a besoin ni de recourir aux explications de destruction de la légitimité de l’État par la corruption dans l’administration, ni à la construction d’une résistance communautaire (passive ou active) contre certaines notions illégitimes de la loi de l’État.

Analyse d’un conflit local

12 Le cas étudié ici s’est produit au nord de la République du Bénin, dans une région longtemps négligée par l’État et qui n’a bénéficié d’aucune aide au développement. Jusqu’à ce jour, la plupart des fonctionnaires sont originaires du sud du pays, ce qui a entretenu non seulement le contraste Nord-Sud, mais également la conviction locale selon laquelle l’État, ce sont « les autres », les gens venus du Sud ou ceux qui vivent « comme les Européens ».

13 La destruction du studio de photographie appartenant à Adam Sonkoro dans le village d’Alafia en mai 1997 marque le point culminant préliminaire d’un conflit de politique de parti et de pouvoir villageois. Une bagarre et probablement des morts sont évités de justesse. Adam Sonkoro s’adresse au C/CU4, le chef régional de l’administration territoriale de l’État. Mais il n’y a pas lieu de demander un dédommagement ni une autre forme de réparation malgré le fait que le coupable, Imorou Sacca, reconnaît expressément son crime. Les conflits personnels et villageois ayant abouti à cet acte de violence continuent à couver.

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14 Adam Sonkoro est un jeune célibataire. Il déclare avoir passé son enfance d’abord dans la capitale régionale de Kandi, ville dont est originaire son père et où vécurent ses parents. Pendant sa scolarité, il vécut chez d’autres membres de la famille répartis dans différentes localités du Bénin, à Banikoara (dont est originaire sa grand-mère maternelle) et au sud du pays, dans la capitale, Porto Novo, puis, de nouveau à Kandi. Son père est mort en 1983. Sans y avoir connu trop de succès, selon ses propres termes, Adam Sonkoro abandonna l’école avant d’obtenir un brevet officiel de fin d’études. Il essaya de se débrouiller dans le secteur informel. Dans un premier temps, il travailla chez un frère aîné à Malanville comme racoleur de passagers de taxi, plus tard il deviendra coiffeur et ensuite petit commerçant. Dans le cadre de ces activités, il voyagea jusqu’au Nigeria.

15 Il acheta une caméra et, sans formation, devint photographe. La concurrence des localités importantes comme Kandi étant trop forte pour lui, il s’installa à Alafia, qu’il considérait comme le village de sa mère et, pour cette raison, comme un environnement social propice qui allait lui faciliter la vie quotidienne et économique. Il insistait sur le fait qu’il n’y était pas, selon les coutumes « baatombou », un étranger, mais qu’il y avait des liens parentaux5.

16 Dans un premier temps, il habita dans la concession d’un riche cousin croisé6, Karim Tobura, une des personnalités les plus aisées et respectées de la localité. Ce dernier était, à l’époque, maire d’Alafia, mais fut remplacé, en 1990, par son secrétaire car il ne remplissait pas la nouvelle condition exigée pour tous les maires : parler et écrire le français. Il occupe jusqu’à aujourd’hui d’autres fonctions dans différentes associations de la commune.

17 Lors d’une discussion sur la politique des partis, un désaccord profond s’installa entre Adam Sonkoro, membre du parti FARD-Alafia7 et Karim Tobura qui appartenait, comme plusieurs personnes influentes de la localité, au parti UDS8. Adam Sonkoro espionna aux réunions d’UDS dans la maison de Karim Tobura et rapporta les débats aux réunions du FARD-Alafia à Kandi. Karim Tobura l’apprit et, lorsqu’une mobylette prêtée par l’UDS disparut de sa concession, Adam Sonkoro fut secrètement soupçonné de l’avoir volée. Il n’y eut pourtant pas de dispute ouverte, mais ce dernier quitta la concession de son plein gré. Personne n’en parla. Lors d’une discussion entre eux, Adam Sokoro précisa qu’il était parti uniquement parce que, en sa qualité de photographe, il recevait trop de clients chez lui et ne voulait pas déranger le chef de la concession. La discussion eut lieu en présence du Baa N’Goobi, chef de la famille et chef traditionnel du village9.

18 Pour des raisons de politique de partis, la discorde s’intensifia parce qu’Adam Sonkoro avait prit la tête d’un groupe de jeunes hommes qui critiquaient continuellement la politique menée au village. Ils reprochaient aux détenteurs de postes de pratiquer des détournements et de manquer de transparence dans l’exécution de leurs fonctions. Cette élite était accusée d’être un club de vieux mafieux cherchant à se maintenir au pouvoir de façon intrigante et menaçante. Le groupe de jeunes gens avançait que les villageois avait du mal à se faire une opinion parce que les membres de ce « club de vieux » se couvraient les uns les autres, ce qui empêchait une rotation démocratique des élites au village. Selon des personnes extérieures, ces critiques étaient souvent fondées, mais il fut reproché aux jeunes hommes d’enfreindre les règles en vigueur au village et de formuler leurs critiques de façon maladroite.

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19 La rumeur selon laquelle Adam Sonkoro commercialisait des pièces détachées de bicyclettes volées se répandit au village. En peu de temps, il enregistra une baisse importante de son chiffre d’affaires, et son commerce commença à perdre de l’argent10. Des alliés de Karim Tobura s’adressèrent au nouveau propriétaire d’Adam Sonkoro pour lui demander de les aider à trouver une solution à un « problème familial » et d’interdire à Adam Sonkoro de rentrer chez lui pour le forcer à quitter le village. Le propriétaire, indigné, refusa et informa Adam Sonkoro de cette exigence.

20 Pendant une nuit de mai 1997, à l’apogée de cette dispute, le nouveau studio de photographie d’Adam Sonkoro, construit de bois et de tôles sur une place centrale du village juste à côté du marché, fut détruit. C’était le premier studio de photographie d’Alafia ; il était particulièrement fréquenté par les jeunes. L’auteur de cet acte, Imorou Sacca, cousin croisé de Karim Tobura et premier maire d’Alafia, est maintenant le président de différentes associations de la commune et appartient donc à l’élite politique critiquée par Adam Sonkoro. Il avait annoncé son acte au préalable en guise de menace et d’avertissement. À l’époque, lorsque Karim Tobura avait prit ses fonctions de maire, Imorou Sacca travaillait à ses côtés comme délégué, et y était resté de longues années. Ils entretinrent une relation de bonne camaraderie. Lorsque Adam Sonkoro photographia les débris du studio pour constituer une preuve, Imorou Sacca apparut, fier de son acte, pour se faire photographier devant les dégâts.

21 Quand les amis d’Adam Sonkoro apprirent cet incident, ils s’armèrent pour bâtonner Imorou Sacca, mais Sonkoro le leur interdit11. Il s’adressa plutôt au C/CU de Kandi et montra la photo du studio délabré. Il insista pour que l’affaire soit arbitrée par le maire d’Alafia qui lui était subordonné conformément à la législation en vigueur. Quand ce dernier refusa – en tant que membre de l’élite politique, il avait été régulièrement accusé par Adam Sonkoro et était donc concerné par l’affaire – le C/CU convoqua, ensemble, Adam Sonkoro et le maire. On demanda à Adam Sonkoro s’il voulait confier le cas à la justice, c’est-à-dire à la jurisprudence nationale, ou s’il préférait une solution à l’amiable. Il opta pour la seconde solution et une réunion fut donc convoquée à Alafia dans la concession du Baa N’Goobi. Différents membres de l’élite politique du village, Adam Sonkoro et ses amis y prirent part, mais quelques femmes de la famille demandèrent également la parole.

22 Quand Adam Sonkoro demanda ce qu’il avait fait pour susciter tant d’agressivité, Imorou Sacca répondit qu’ils étaient tous deux égaux (c’est-à-dire qu’ils appartenaient à la même famille). Il ajouta toutefois qu’Adam Sonkoro avait l’intention de l’éloigner, ainsi que ses gens, du pouvoir, qu’il avait changé de camp mais qu’ils avaient le pouvoir de le chasser du village. Adam Sonkoro répondit alors que personne ne lui avait expliqué ce qu’il avait fait de mal ni même donné de conseils et que, de ce fait, il était injuste de le traiter ainsi. Son adversaire lui proposa ensuite de compenser financièrement le dommage causé. Adam Sonkoro refusa en précisant qu’il serait inconvenant, dans de telles circonstances, d’accepter l’argent d’un parent, ce qui à ses yeux revenait à vendre sa famille. Finalement, le Baa N’Goobi leva la séance en demandant simplement une réconciliation et l’oubli de la dispute.

23 La dispute ne s’arrêta pas pour autant car on continua d’essayer de priver Adam Sonkoro de la base économique de son existence au village. Un projet d’aide au développement élaboré par le ministère du Développement rural et financé par la Banque Mondiale, offrait alors des crédits destinés à des projets économiques en milieu rural aux déscolarisés et aux diplômés ne pouvant trouver du travail en milieu urbain.

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Adam Sonkoro réussit à se faire promettre des fonds dans le cadre de ce programme pour la création d’un élevage de volailles à Alafia. Il avait déjà fait construire des poulaillers et acheté de la provende lorsqu’il fut dénoncé auprès de l’administration du projet pour vouloir utiliser ces fonds à d’autres fins. On le traita de voleur et de vaurien, et l’argent qui lui était destiné fut provisoirement bloqué. Grâce à ses relations familiales au ministère, quelques mois plus tard, l’argent fut débloqué. Adam Sonkoro affirma que, pendant ce laps de temps, il s’était senti très menacé, et avait même pensé que l’on souhaitait l’empoisonner. Il refusa pourtant, comme auparavant, de quitter le village.

La pluralité des stratégies de résolution de conflits

24 Dans le contexte villageois, il existe pour les protagonistes, à chaque étape d’évolution, de nombreuses possibilités pour faciliter la résolution des conflits : les soupçons et la diffusion de rumeurs dans le village, premier outil utilisé par les adversaires d’Adam Sonkoro ; l’auto-justice brutale, appliquée pour la destruction du studio de photographie et également utilisée comme menace à d’autres moments ; l’aide des autorités villageoises ou du chef traditionnel (dans le cas présent, le Baa N’Goobi). Mais, comme il y a généralement plusieurs chefs du fait de la complexité de la structure des autorités dans les villages baatombou, nul ne détient le monopole d’arbitrage des conflits, et la personne à laquelle on s’adressera n’est pas connue d’avance. Normalement, on peut se décider pour une personne précise en fonctions des relations personnelles ou familiales. Le recours à une autorité villageoise représente donc une stratégie de résolution de conflit dans le cadre d’un « public librement choisi »12. Il ne s’agit donc pas d’une recherche de solutions de conflits devant un corps institutionnel fixe. Les acteurs peuvent également faire appel auprès des instances de l’État à l’extérieur du village. Celui qui prend cette décision quitte alors le cadre communautaire de recherche de solutions. Deux possibilités s’offrent alors à lui : les forces de sécurité (au Bénin, gendarmerie et police) et, à un niveau plus élevé, la justice, puis l’administration territoriale, donc le préfet, le C/CU ou le sous-préfet. Du point de vue des villageois, les deux alternatives sont jugées différemment : les forces de sécurité et la justice ont la réputation d’être corruptibles – il est généralement entendu que celui qui fait appel à ces instances doit payer des pots-de-vin13. De plus, ces instances apportent leur propre dynamique aux cas conflictuels, peu influençables par les protagonistes au niveau du village. Une fois que le conflit est présenté à la gendarmerie, les chances d’un règlement à l’amiable sont très réduites, et cela va à l’encontre de toutes les coutumes villageoises.

25 Celui qui s’adresse aux forces de sécurité ou à la justice quitte indiscutablement la normalité et peut être sanctionné par la communauté (pas d’élection aux postes officiels, perte de confiance, diffamations, etc.). Il est en revanche plus facile pour les protagonistes de faire appel à une instance en dehors du cadre villageois dans le cas où la personne inculpée est étrangère au village (par exemple, un éleveur, un travailleur migrant ou un commerçant).

26 La situation est différente dans le cas d’un recours à l’administration territoriale de l’État. Faire appel à elle plutôt qu’aux forces de sécurité signifie généralement moins de violence institutionnelle, coûte moins cher, et surtout, laisse ouverte la possibilité de résoudre le conflit à l’amiable, sans l’ingérence d’institutions de l’État. D’une manière

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générale, en faisant appel à un tel représentant de l’État, le protagoniste renforce sa propre position – comme dans le cas d’Adam Sonkoro – sans que l’apaisement soit compromis.

27 Ces différentes possibilités de résolution de conflits (soupçons, rumeurs, menaces, violence, auto-justice, appel aux autorités villageoises, implication d’autorités de l’État, gendarmerie et justice) ne coexistent pas de façon neutre. En changeant les séquences, elles peuvent être combinées très différemment et rendent possibles ou empêchent des arrangements ultérieurs à l’amiable. Si l’on décide de faire appel à l’administration territoriale, le conflit sera moins aggravé que si l’on a recours aux forces de sécurité car les protagonistes villageois maintiennent partiellement leur influence sur la manière de procéder dans le futur ainsi que l’option d’une possible désescalade dans une séquence suivante.

28 Il existe également des possibilités de combinaisons synchronisées. Rumeurs et soupçons ne précèdent pas seulement la violence réellement appliquée ; ils accompagnent des processus conflictuels sous des formes diverses à toutes les étapes de l’escalade. Toute action dans le contexte de ce conflit ne devient compréhensible à sa juste valeur que devant la menace réelle de violence. Elle est toujours présente, et elle est considérée par une partie de la population comme une alternative normale et légitime d’action.

Pluralité des interprétations du conflit

29 Dans le cas présenté, ce n’est pas seulement le conflit même qui est mis en appréciation, mais aussi la définition de la situation, c’est-à-dire la question de savoir de quel type de conflit il s’agit.

30 Le conflit peut en effet être interprété comme une querelle familiale invoquant au premier plan le respect des normes familiales, surtout l’obligation de respect des jeunes et le devoir de responsabilité des vieux. Il peut également s’agir d’un conflit politique posant la question de la rotation des élites démocratiques ou celle de l’obligation de service, comme la gestion transparente. Dans le cas d’une dispute familiale, la définition du statut familial des personnes concernées est déterminante. Étant donné qu’Adam Sonkoro, contrairement à ses adversaires, n’a que des liens maternels avec le village, il court le risque de se voir attribuer le statut d’étranger et donc de se voir privé de ses droits dans le cadre familial. Cette situation est accentuée par le fait qu’il s’est installé au village il y a peu d’années et qu’il n’y est pas devenu sédentaire en fondant une famille. S’il s’agit d’une querelle politique, en revanche, les alliances potentielles et le nombre de partisans politiques lui confèrent une influence importante.

31 Imorou Sacca interprète le conflit dans le cadre des normes familiales en avançant ces accusations sous les termes « nous sommes égaux ». Adam Sonkoro, en revanche, cherche à ne pas fixer la définition de la situation. À l’extérieur – devant le C/CU par exemple – ou devant nous – les anthropologues –, il présente le conflit comme une querelle politique entre jeunes et vieux, entre innovateurs marginalisés et establishment figé. Même s’il nie devant les vieux qu’il s’agit d’un conflit familial, il s’efforce dans l’interaction avec son adversaire de rester dans le contexte familial. C’est la raison pour laquelle il est obligé de refuser l’offre de remboursement du dommage faite par son adversaire ; c’est aussi pourquoi son excuse devant l’assemblée, invoquant le fait « que

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personne ne lui avait donné de conseils », pouvait être justifiée. Le désir exprès d’Adam Sonkoro de ne pas se fixer sur la définition de la situation joue également un rôle sur le choix des institutions. L’option de faire appel à la justice a été rejetée du fait qu’elle aurait déchiré les liens familiaux. En revanche, même après avoir fait appel au C/CU, il peut essayer d’arranger l’affaire à l’amiable dans un cadre familial car il a renoncé à l’escalade. Même le choix du Baa N’Goobi, en tant qu’arbitre, lui laisse la possibilité de considérer l’affaire comme un conflit familial et comme une querelle politico- villageoise car le Baa N’Goobi réunit en sa personne les postes de chef de famille et de chef traditionnel.

32 Deux choses sont remarquables dans ce conflit entre Imorou Sacca et Adam Sonkoro, et nécessitent des explications : en dépit du fait qu’il était indéniablement dans ses droits au regard des normes judiciaires de l’État, Adam Sonkoro ne s’est pas adressé à l’État pour forcer Imorou Sacca à lui payer une réparation financière. Il s’est plutôt efforcé de trouver un arrangement à l’amiable.

33 Il est également remarquable qu’Imorou Sacca n’ait pas considéré son adversaire comme un étranger, bien qu’une telle approche ait été concevable. De cette façon, il aurait pu le traiter de manière plus brutale et même le faire renvoyer du village, acte légitimé par la communauté. Mais il est frappant qu’il ait parlé d’Adam Sonkoro en tant qu’« égal ».

34 Le premier point s’explique, à notre avis, par le fait qu’Adam Sonkoro, qui ne reconnaissait pas les hiérarchies ni les règles régissant la communauté villageoise- familiale à Alafia, n’était pourtant pas en position de faire appel à l’État de droit contre la communauté. Celui-ci ne pouvait lui offrir pouvoir et droit qu’une seule fois, mais il ne pouvait rien faire pour qu’il soit accepté par la communauté. En revanche, par un appel à la gendarmerie ou à la justice, il aurait complètement gâché sa réputation sociale au village. Il devait éviter cela car il ne cherchait pas seulement une réparation financière, il souhaitait aussi continuer d’être un protagoniste politique à Alafia.

35 Une telle décision aurait pu avoir pour lui des conséquences économiques sérieuses. Après avoir ainsi quitté la communauté, il n’aurait probablement plus eu de clients dans son studio de photographie. Par ailleurs, il se serait davantage exposé à des dangers, tel qu’un empoisonnement ou une attaque, sans qu’une proportion suffisante de la population villageoise l’ait désapprouvé14.

36 Adam Sonkoro ne pouvait donc pas jouir de son pouvoir de sanction s’il souhaitait rester dans la communauté. Le problème d’Imorou Sacca était complémentaire : étant donné que sa force dans le conflit résidait essentiellement dans les règles traditionnelles de la communauté, il ne pouvait risquer que son adversaire invoque l’État de droit. Le présenter comme étranger signifiait une possible escalade du conflit, ce qu’il ne voulait pas tenter.

37 Ainsi le conflit analysé est arrivé à un point mort où l’agresseur a finalement offert le dédommagement, mais la victime a dû le refuser afin que cette dispute reste au niveau familial et interne au village. Pourtant, le problème complexe des disputes politiques a continué de couver sans qu’aucune solution ait été trouvée.

38 En tant qu’acteurs stratégiques dans une situation incertaine, les deux protagonistes poursuivaient en même temps deux objectifs : d’une part, l’acquisition du plus grand avantage pour soi-même et, d’autre part, le maintien de la situation sous contrôle afin d’éviter les escalades. Chacun a agi en tenant compte, dans ses attentes, des actions de

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l’autre. Ainsi, Adam Sonkoro n’a pas fait appel à la justice pour ne pas provoquer le niveau supérieur du pouvoir villageois, pour « éviter des morts », comme il dit. En détruisant le studio de photographie, comme escalade expresse du côté d’Imorou Sacca, celui-ci avait probablement pensé que son adversaire allait définitivement quitter le village. Comme aucun des deux acteurs ne pouvait être sûr de la réaction de l’autre, ils ont essayé de se mettre mutuellement à l’épreuve. En ce faisant, les deux ont cherché à maintenir le flou et à ne pas obstruer les voies de l’accalmie. Le conflit entre Adam Sonkoro et Imorou Sacca peut donc être considéré comme un processus d’escalade et de désescalade.

39 Faire appel au Baa N’Goobi représente un acte particulièrement apaisant dans le présent cas15. N’ayant aucun pouvoir de sanctionner pour forcer les adversaires à se réconcilier, il peut quand même le leur demander. Tant que les deux protagonistes sont intéressés par une désescalade du conflit, ils peuvent, de cette manière, se retirer du conflit sans perdre la face.

40 Là où il n’y a pas d’institution de médiation, on cherche normalement à éviter les conflits. Dans notre exemple, le Baa N’Goobi n’a pas de prestige dans un des quartiers du village. Si Adam Sonkoro était originaire de ce quartier, ses adversaires n’auraient probablement pas agi de façon aussi offensive. Autrement dit, si le conflit s’était déroulé dans son village paternel, ni ses adversaires ni lui-même n’auraient agi si violemment puisque tous savaient qu’Adam Sonkoro se serait défendu et serait resté sur place au lieu de quitter le village.

« Institution shopping »

41 La coexistence de différents « fournisseurs » de règlements de conflits peut, en effet, être désignée comme structure politique polycéphale (Bierschenk 1993) offrant aux acteurs la possibilité de choisir entre différentes institutions de règlement et de médiation. Dans leur décision, chacun des protagonistes prend en compte la réaction probable de son adversaire.

42 Les personnes proposant le règlement de conflits ne sont pourtant pas placées au même niveau, et un ordre hiérarchique peut s’appliquer. Si les forces de sécurité ou la justice interviennent, un conseil de famille ne peut pas s’opposer aux décisions prises. Pourtant, les protagonistes ne peuvent pas faire simplement appel à l’instance qui lui accorde la décision la plus favorable. Dans ce cas, un adversaire pourrait essayer d’interpréter le choix de certaines instances de l’État comme un renoncement à la communauté et une infraction à ses principes de désescalade de conflit. Si la communauté accepte cette interprétation, elle a la possibilité de sanctionner celui qui a fait ce choix. Étant donné que les adversaires sont obligés de prendre en compte l’interprétation de leur acte par des tiers, sans qu’ils puissent être sûrs de la réaction de l’adversaire et de l’appréciation de leurs actes par la communauté, le processus de négociation est mené à tâtons.

43 Pour deux raisons, nous jugeons problématique l’utilisation de la métaphore de « institution shopping » pour désigner les processus de négociation. La comparaison métaphorique est fondée sur l’image d’une relation bilatérale, comme c’est le cas entre vendeur et acheteur. La métaphore prétend installer une relation analogue entre les institutions de règlement de conflits et un protagoniste qui fait son choix.

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44 Nous pensons, a contrario, que le processus de négociation à tâtons se déroule dans l’interaction des hypothèses d’action et d’appréciation entre les deux parties en conflit concernant le choix de l’institution de règlement. Pour ce faire, les protagonistes combinent des actions stratégiques et des interprétations d’actions conflictuelles. Il en résulte que, contrairement à la métaphore de « institution shopping », la relation devient au moins tripartite : entre l’offre institutionnelle d’une part, et l’une et l’autre personne en conflit d’autre part.

45 La métaphore implique la présentation d’une gamme d’offres de vente équivalente au choix relativement libre par l’acheteur qui distingue selon son goût et son niveau d’information. Cela contredit notre observation d’une hiérarchie interne entre les institutions médiatrices. Il est impossible de faire d’abord appel à la justice et de recourir ensuite aux possibilités d’apaisement de conflits qui sont offertes aux villageois.

L’État producteur et l’État protecteur

46 Celui qui recommande une thérapie face à la faiblesse diagnostiquée d’un État en misant essentiellement sur la démocratisation (au sens le plus large du terme) ou sur la décentralisation de cet État, doit partir de l’hypothèse selon laquelle les procédés démocratiques sont soit légitimés, soit aboutissent à une répartition des droits et des biens pour laquelle la majeure partie de la population fait moins de résistance. Comme il n’y a guère de raisons que la population soit amenée à approuver les procédés pour des raisons de « tradition », « Affekt » ou « Wertbindungen » selon la terminologie de Max Weber (1972 : 19), il vaut la peine d’examiner les modèles de légitimité fondés sur la théorie du contrat afin de déterminer ce qu’on peut apprendre sur la résolution de conflits dans des pays ouest-africains comme le Bénin, car ces modèles supposent que les actions visent des objectifs16.

47 James Buchanan (1984 : 98 ss.) a attiré l’attention sur la nécessité d’établir une distinction entre l’État protecteur du droit, le « protective state », et l’État qui produit des biens publics comme la sécurité sociale, les infrastructures, etc., le « productive state ». Se soumettre au premier peut être rationnel car il réduit les frais élevés de conflits continuels entre des individus. Un État purement « protecteur » ne se légitime d’abord, dans ce modèle, que par la consolidation de l’ordre basé sur la force et le pouvoir. Cela ne nécessite pas de procédés démocratiques de formation d’opinion et de législation, qui ne servent qu’à un niveau supérieur de l’organisation de l’État, plus précisément à la production de biens publics par le « productive state », pour simuler des relations complexes d’échanges et légitimant ainsi l’ordre constitué de cette manière.

48 Cette distinction entre deux fonctions séparées de l’action de l’État comprend donc deux légitimations différentes de l’ordre de l’État. Suivant l’argumentation de Buchanan, il en découle, eu égard à la question de la faiblesse de l’État que nous avons défini comme faiblesse de légitimation au début de notre article, l’obligation d’établir scrupuleusement une distinction entre faiblesses de légitimation de l’« État protecteur » et de l’« État producteur ».

49 Cette distinction n’est pourtant pas établie dans la discussion concernant la faiblesse des États africains, comme nous l’avons exposé au début. Toute proposition de thérapie visant le renforcement de la légitimité de l’État comme la démocratisation, la

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décentralisation, la lutte contre la corruption, la liberté de la presse, etc. concerne le niveau de l’État productif, tandis que la fonction fondamentale de l’État protecteur n’est pas touchée. La problématique présentée trouve pourtant ses causes dans la faiblesse de légitimation de l’État protecteur comme l’a démontré l’étude de cas d’Alafia.

50 Le manque de demandes de règlements de conflit par l’État, comme il a été démontré par l’exemple du conflit entre Adam Sonkoro et Imorou Sacca, ne s’explique pas par un déficit de démocratie, mais par le rapport entre coûts et profits tel qu’il est calculé par les protagonistes. Comme les instigateurs de conflits ne tirent pas de bénéfice d’une médiation par l’État, ils (et leurs partisans) ont intérêt à ce que le reste de la population (locale) sanctionne négativement le recours au système judiciaire étatique. Cette « exclusion volontaire » de l’État a pour effet que les avantages d’une réglementation étatique de conflits ne sont pas accessibles pour une grande partie de la population qui aurait effectivement bénéficié du droit de l’État.

51 Les mécanismes de réglementations non gouvernementales de conflits comportent des possibilités d’apaisement, comme notre étude de cas l’a démontré, et ainsi les coûts du conflit peuvent être limités malgré une disposition générale très forte de recourir à la violence. L’effet de ces mécanismes fait apparaître l’offre de l’État protecteur, qui est de garantir droit et ordre, comparativement peu attractive : les protagonistes n’ont pas de raison plausible de se soumettre collectivement à l’État protecteur étant donné qu’au niveau du village, on dispose des moyens pour limiter les conflits et, avant tout, la violence. Une telle soumission légitime serait pourtant nécessaire dans toute situation dans laquelle l’État voudrait faire passer ses normes de droit sans qu’il puisse imposer leur respect par la force ou, en général, par des sanctions négatives.

L’État faible

52 La faiblesse de l’État en matière de gestion de l’action sociale locale s’explique dans notre étude de cas par les processus qui limitent la demande de droit de l’État. Plus précisément, la cause réside dans le manque d’intérêt, de volonté et de possibilités qu’ont les protagonistes à faire appel à l’État protecteur. Ce modèle touche à ses limites au moment où l’État insiste pour imposer son droit indépendamment des demandes respectives.

53 On trouve également des exemples au Bénin. À l’époque de la dictature sous Mathieu Kérékou17, on savait quels étaient les conflits qui ne devaient pas être réglés localement, toute infraction étant passible de sanctions. Il était interdit de régler des cas de vol sans avoir recours à la gendarmerie. Les délégués ou les maires pouvaient être démis de leur fonction ou devaient payer une amende en cas d’infraction. Les instances supérieures de l’État s’assuraient, dans la mesure de leurs possibilités, que les cas relevant de leur compétence leur étaient signalés : le dénouement de ces affaires leur offrait toujours la possibilité d’obtenir des pots-de-vin qui leur auraient échappé si elles avaient été résolues ailleurs.

54 La volonté démontrée par l’État de contrôler le règlement de conflits sans qu’il y ait une véritable demande se heurte inévitablement à une forte résistance de la part de la population. Il est important, dans ce contexte, de se rappeler le modèle de l’État africain des paysans proposé par Spittler (1981). Ce type d’État essaie de compenser son

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manque de légitimité par l’arbitraire et par des formes despotiques de pouvoir, tandis que les paysans résistent passivement par des stratégies de retrait.

55 Le relèvement du seuil d’intervention de l’État n’est compréhensible que si on l’interprète comme un effort consenti par l’État pour se légitimer davantage aux yeux de la population, face à la pression d’élections libres. Comme il ne dispose pas de ressources économiques suffisantes, il ne lui reste qu’à essayer de ne pas donner une impression négative, et donc à se retirer des arènes des conflits dans lesquelles sa présence n’est pas directement exigée. La demande de justice à rendre par l’État est tellement faible que le relèvement d’interventions judiciaires au niveau local signifie un affaiblissement de l’État. Notre résultat démontre de ce fait que l’hypothèse courante selon laquelle le processus de démocratisation renforce l’État par l’accroissement de sa légitimité est trop simple.

Le droit national

56 La notion allemande de Rechtsstaat désigne un État dont l’action n’est pas seulement délimitée par le droit, mais vise également l’application du droit. Comparé à la notion française (ou anglaise) d’« État constitutionnel », qui ne prend en considération que le premier aspect, il est évident que le blocage du droit de l’État par des communautés locales est effectivement un problème de l’État. L’État de droit ne se mesure pas par l’imposition formelle d’institutions démocratiques ou d’un droit national respectant les droits de l’homme, mais uniquement par la prise en compte de la réalité judiciaire au niveau local.

57 Savoir comment les communautés échappent au droit de l’État est donc la question centrale. Déjà Eric Wolf (1955) avait décrit la tendance générale d’un certain type de communautés locales à se fermer à toute influence étrangère afin de ne pas mettre en danger la communauté par l’adoption d’alternatives culturelles. Un ensemble de rites, schémas psychologiques et punitions appliqués contre des déviationnistes assuraient la continuité et la cohésion interne de la communauté.

58 Notre étude de cas fait ressortir le fait que le rejet de l’influence étrangère, dans ce cas- ci l’influence étatique au niveau local, n’est pas nécessairement total, mais tout à fait sélectif. Le droit de l’État est sélectivement rejeté, mais l’adoption de nouvelles technologies économiques et l’établissement de relations « clientélistes » avec l’extérieur ne posent pas de problème : ceux qui cherchent à asseoir leur position de force à l’intérieur de la communauté par un recours aux normes communautaires se montrent particulièrement dynamiques dans des activités économiques.

59 Eric Wolf (1955 : 459) démontre que la communauté n’existe pas indépendamment de l’environnement qu’elle écarte, mais comme « active denial » ; elle ne se constitue qu’en se démarquant.

60 Le droit de l’État n’est jamais absent, il est l’option refusée qui ne devient applicable qu’au retrait de la communauté. Les processus conflictuels de la communauté peuvent éviter que le droit de l’État pénètre la communauté18.

61 La manière (dans notre présente étude de cas) dont une personne critique certains faits au sein de la communauté tout en prenant soin de ne pas se faire exclure par celle-ci, ainsi que l’effet négatif que cela exerce sur les possibilités d’action du détracteur, peut être désignée dans la terminologie d’Albert Hirschman comme une option entre « exit »

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et « voice ». Afin de supprimer l’option « voice » de la critique, les détenteurs du pouvoir menacent le détracteur par l’option « exit », l’exclusion. Entre-temps, Hirschman (1992 : 344) a lui-même relativisé ses thèses des options entre « exit » et « voice », et il a signalé que leur apparition complémentaire peut être tout à fait puissante dans des processus de démocratisation19. Cette réflexion est particulièrement importante dans la discussion de processus de démocratisation dans des communautés locales, car dans ce contexte il y a en principe deux options différentes de « exit » : soit quitter la localité, ce qui ne permettra pas de continuer de critiquer, soit continuer à y séjourner, mais dans une position de marginalisé et de critique potentiel.

62 Un État désireux d’offrir à ses citoyens le droit dont la demande est pourtant boycottée de la manière décrite plus haut par des communautés, devrait être au moins capable de permettre aux individus de continuer à vivre dans la localité en tant que marginalisés. Cette exigence ne peut pas se limiter à la protection du corps, mais doit également comprendre la protection de la propriété20. Nous avons mis l’accent sur la menace corporelle car l’intégrité corporelle est une condition fondamentale pour d’autres droits. Le cas d’Alafia a démontré que la peur de la violence corporelle empêche la personne de faire appel aux institutions de l’État de droit pour la protection de sa propriété.

63 L’État béninois ne peut même pas garantir l’intégrité corporelle. Cela tient d’une part au fait que l’État n’a pas de possibilité de contrôle en cas d’assassinat secret ni de moyen d’intimidation, et, d’autre part, au fait que la population locale a tendance à recourir à des règlements et des violences non étatiques en cas de conflit. La faiblesse de l’État béninois ne réside pas, dans ce cas, dans le fait qu’il n’est pas en mesure d’exercer effectivement une certaine force, mais qu’il ne peut pas garantir le monopole de force.

64 Hormis les menaces proférées contre le corps d’une personne et sa propriété, les communautés disposent de divers autres moyens de sanction contre leurs membres qui tenteraient de faire appel au droit de l’État (par exemple, faire honte à quelqu’un, propager des ragots à son égard, l’affubler de surnoms, etc.). Cette problématique de réalité judiciaire restreinte nous semble être d’actualité dans de nombreuses discussions politiques puisque beaucoup de conseillers politiques étrangers, venus avec l’intention de renforcer l’État de droit, n’y accordent pas assez souvent d’importance. Nous évoquons comme exemple la discussion actuelle sur le nouveau droit civil au Bénin. Il s’agit d’un projet de loi appuyé au niveau international et actuellement présenté au parlement pour consultation21.

65 Ce nouveau droit civil remplacera l’actuelle base juridique dans les domaines du mariage, du divorce et de l’héritage, fondée sur le droit matrimonial français de 1958 ainsi que le coutumier du Dahomey de 1933. Le coutumier du Dahomey est un ensemble de différents usages et coutumes de diverses ethnies de la colonie du Dahomey, réunis et fixés par écrit par l’administration coloniale22. La juridiction sur la base du coutumier du Dahomey est réalisée dans la pratique toujours en vigueur par la présence des conseillers non juridiques qui exposent le droit coutumier à l’ethnie en question.

66 Le nouveau droit vise à uniformiser la juridiction dans le pays tout entier et à fixer des normes juridiques valables pour tous les citoyens et citoyennes du Bénin. Il stipule entre autres, contrairement à la pratique actuelle qui reconnaît également les mariages conclus selon un droit coutumier et non devant une institution de l’État, que seuls les mariages civils célébrés par l’État seront reconnus à l’avenir. Cette disposition vise à

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empêcher la pratique très répandue qui consiste à célébrer des mariages selon le droit islamique devant des dignitaires islamiques, ou selon le droit coutumier. Elle vise également à évincer certaines pratiques habituelles telles que l’exigence de dotes exorbitantes. Le premier objectif du nouveau projet de loi est lié à la lutte contre la polygamie, très répandue, car le projet stipule que chaque mariage civil est monogame si les conjoints ne l’ont pas expressément défini comme polygame.

67 Cela rendra la nouvelle loi certes plus moderne, mais le problème de ce projet de loi réside dans le fait que seuls les mariages civils célébrés par l’État seront reconnus par lui. À l’heure actuelle, environ 98 % des mariages ne sont pas civils et se trouvent ainsi hors de la portée des droits garantis par l’État. Une femme quittée par son mari n’a donc pas la possibilité, si elle n’appartient pas à la minorité des personnes dont le mariage a été célébré par l’État, de porter plainte contre son mari pour obtenir le paiement d’une pension. Contrairement à l’intention projetée, cette nouvelle mesure réduira le nombre de cas où le droit de l’État sera applicable, faisant décroître la possibilité d’interventions étatiques dans le champ judiciaire. L’interdiction de toute cérémonie matrimoniale, sans acte de mariage obtenu par l’État, vise donc à éviter une telle situation et à étendre la portée de l’État. Étant donné que ce ne sont pas les deux partenaires qui tireront profit de cette nouvelle loi, son acceptation devient improbable, et les mariages sans acte officiel de l’état civil continueront sans doute à se faire encore longtemps.

68 Le projet de loi ne tient pas non plus compte du fait que, pour les raisons évoquées plus haut, seule une minorité de femmes aura le courage de faire appel au droit de l’État pour résoudre leurs conflits. Afin de renforcer leur position, il serait plutôt souhaitable de créer des institutions qui modifient la réalité judiciaire en facilitant l’accès des femmes à la justice d’un point de vue social et économique.

69 L’exemple du nouveau droit civil au Bénin démontre que la réalisation d’un État de droit ne nécessite pas seulement la création de droits démocratiques respectant les droits de l’homme, mais également celle de conditions sociales les rendant réellement applicables à toute la population. Notre étude du cas d’Alafia a rendu évident que la réalisation d’un État de droit ne dépend pas à elle seule, dans un État faible comme le Bénin, de la modification, de l’amélioration, de la démocratisation ou de la décentralisation de la politique locale, mais de l’attrait et de la protection offerts par l’État pour que le citoyen puisse s’adresser à lui contre les intérêts des communautés. Une condition préliminaire minimale en serait la capacité des institutions de l’État de détenir le monopole du pouvoir de façon à ce que l’intégrité des personnes soit largement garantie.

70 Ce n’est que de cette manière que l’on pourra étendre la portée du droit national et repousser les domaines occupés par le droit local et non national et les pratiques locales.

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NOTES

1. Cette contribution s’appuie sur nos recherches (individuelles) au Borgou (Bénin). L’étude de cas présentée plus bas fait l’objet d’une recherche menée lors d’un séjour commun en mars 1998. Les noms de localités et de personnes ont été modifiés pour garantir l’anonymat des personnes concernées. Nous remercions Inge Petersen pour la traduction de ce texte, Thomas Bierschenk, Georg Elwert, Simon Paulenz et Martin Staude pour leurs critiques concernant les premières versions. 2. H.-H. MÜNKNER (1997 : 11) décrit les différentes causes ayant empêché les tentatives coloniales d’introduire le droit foncier européen en Afrique. L’une d’elles réside pour lui dans les perceptions de valeurs. Il décrit le droit africain essentiellement comme anti-individualiste, sacré, hiérarchique et transmis verbalement et donc contraire à la perception européenne du droit. L’incapacité de l’administration coloniale française de gérer les terres selon leurs principes « was based on lack of knowledge of indigenous social organization and wrong assessment of the powers of local chiefs ». 3. La notion de « communauté » joue un rôle central dans nos réflexions sans que nous ayons la possibilité d’élucider le terme théorique dans sa totalité. Dans cet article, nous définissons la communauté comme espace social, à l’intérieur duquel un sens de cohésion communautaire subjectif dirige l’action sociale de telle manière qu’il crée – par sa délimitation de la société – ses

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propres normes qui sont partiellement libres et indépendantes des normes et des perceptions de droit de la société et, souvent, de l’État. Nous ne partons pas du principe d’essence communautaire (avec des caractéristiques comme celles que R. REDFIELD (1947) les a définies pour « folk society »). Nous suivons plutôt H. JOAS (1993) qui, contrairement à la tradition européenne qui oppose toujours la communauté à la société qui la supplante (TÖNNIES 1963), met l’accent sur sa nouvelle genèse. Nous accordons de l’importance aux processus qui construisent la communauté. Pour une analyse plus détaillée de cette « communauté » et sa genèse dans le processus de redistribution de biens détournés, voir J. SOMMER (2000). 4. Le Bénin est constitué de six départements ayant chacun un préfet à sa tête. Ces départements sont divisés en sous-préfectures, s’il s’agit d’un district rural, ou en circonscriptions urbaines pour les villes. « C/CU » est l’abréviation habituelle pour désigner le chef de circonscription urbaine. Jusqu’à ce niveau de l’administration, les fonctionnaires sont nommés par le gouvernement. Au niveau administratif inférieur, ils sont élus par la population : les maires de chaque commune et les délégués dans les petits villages ou quartiers. Le C/CU de Kandi, nommé par le gouvernement, est donc le représentant de l’État qui, dans la hiérarchie, est supérieur au maire élu de la localité d’Alafia qui appartient à la circonscription de Kandi. 5. Pour l’ethnie des Baatombou, à laquelle appartient la majorité de la population d’Alafia et également Adam Sonkoro, la distinction entre « village de la mère » et « village du père » est très importante car elle joue un rôle dans les relations sociales et particulièrement pour les droits et devoirs reconnus à une personne au village. Les avantages des liens étroits avec les parents maternels consistent en ce qu’ils facilitent et rendent plus agréable la vie quotidienne pour l’individu respectif : s’il habite dans le même village que sa famille maternelle, il peut jouir non seulement d’affection personnelle et de sympathie émotionnelle de la part de ses parents, mais aussi de leur serviabilité et des services économiques gratuits. Pour la famille paternelle, particulièrement entre frères en situation concurrentielle, cela n’est valable qu’avec des restrictions. Pourtant, le village du père est considéré comme la localité à laquelle l’individu appartient véritablement. 6. Selon la conception normative des Baatombou, les cousins ou cousines croisés entretiennent des relations de plaisanterie et ont une proximité émotionnelle qui comprend, avant tout, des obligations mutuelles. Un cousin croisé est moralement obligé de loger son cousin chez lui. 7. Le FARD-Alafia a été fondé en 1994 pour rassembler divers politiciens du nord du Bénin qui étaient jusque-là dispersés dans plusieurs petits partis. Par leurs discours régionalistes s’opposant à « l’hégémonie du sud du Bénin » ils ont, du premier coup, gagné la majorité absolue lors des élections législatives de 1995 au nord du Bénin. Depuis la victoire électorale de Matthieu Kérékou aux élections présidentielles de 1996, ce parti appartient à la coalition gouvernementale. 8. Entre 1991 et 1996, l’UDS faisait partie de la coalition du gouvernement du président béninois Nicéphore Soglo. Son président fondateur, N’Diaye, originaire de la sous-préfecture de Kandi à laquelle appartient Alafia, était à cette époque ministre du Développement rural. Il était devenu populaire par l’élaboration de nombreux projets de développement dans la région, dont un important projet néerlandais d’aide au développement dans la commune d’Alafia. 9. La désignation de « chefferie traditionnelle » ne suggère pas qu’il s’agit ici d’une institution précoloniale non historique. Comme partout en Afrique, la chefferie chez les Baatombou a également connu de nombreux processus de transformation (ALBER 1994, 1997). Lors de ces processus de transformation, à l’époque précoloniale et coloniale, beaucoup de nouvelles chefferies ont été créées. La création de nouveaux postes de chef visait à éviter des conflits : souvent les anciens chefs n’ont pas été destitués, mais de nouveaux postes ont été rajoutés (ALBER 1997). À Alafia, trois postes de chef traditionnel existent également. 10. Au Bénin, l’acquisition de biens volés pour usage personnel est punissable. Pour sa propre sécurité, tout acquéreur devrait, en principe, se faire confirmer par écrit par le maire, que son

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achat ne présente pas de risques. Comme c’est trop compliqué, des rumeurs sur le commerce de marchandises volées ont comme résultat la perte de clients pour les vendeurs. 11. Ce genre de bastonnade en guise de punition est extrêmement brutal au Bénin et aboutit souvent au décès de la victime. Toutes les personnes concernées le savent très bien. Quelques mois seulement auparavant, un vieil homme avait été exécuté de cette façon à Alafia. Cet acte avait été déclenché par un différend chronique entre deux quartiers du village. Le vieil homme avait l’habitude d’aller de temps en temps dans l’autre quartier pour y traiter les gens de sauvages qui ripostent, à chaque dispute, en bastonnades. Pour cette raison, un groupe d’hommes de ce quartier envisageait son exécution et s’y préparait en appliquant des moyens magiques, et appelait le vieil homme pour l’abattre. 12. La notion de public librement choisi a été introduite par H. ADRIAN (1975 : 189). Elle attire l’attention sur le fait que, chez les Baatombou, « il n’y a pas de corps institutionnel au niveau villageois recevant des litiges pour appréciation » et que, de ce fait, les conflits seraient normalement facilités « par la création d’un public librement choisi ». 13. Dans les cas de conflits que nous avons analysés, les pots-de-vin ont été évités uniquement parce que les personnes concernées ne se sont pas adressées directement aux forces de sécurité, mais se sont assurées de l’assistance de personnalités influentes que nous proposons d’appeler « big men ». Ainsi, nous avons suivi un conflit entre éleveurs peul et baatombou à la suite duquel un Peul avait été tué par un Baatombou en mars 1998 au cours d’une dispute. Afin d’éclaircir cette affaire, ses amis se sont adressés à un représentant peul puissant de Parakou qui, lui, a fait appel à la gendarmerie. S’ils étaient allés directement à la gendarmerie – le représentant peul en est convaincu – ils auraient dû payer au moins 60 000 CFA en pots-de-vin, uniquement pour que les gendarmes se rendent dans le village concerné. Ainsi, le représentant peul ne leur a payé que les frais de carburant. T. BIERSCHENK (1993) a également insisté sur le fait que les pots-de-vin importants, normalement réclamés aux citoyens s’adressant à l’administration, les obligeaient à se tourner, dans un premier temps, vers des connaissances ou des membres de leur famille au sein de l’Administration qui ne les réclament pas directement. Cela entraîne la constitution de réseaux de dépendance. Nous avons pourtant observé que l’appel lancé aux représentants de l’administration du territoire de l’État n’est pas toujours lié à l’acquittement de pots-de-vin. Bien qu’il y ait encore de nombreuses recherches à effectuer sur la corruption, il n’est pas trop tôt pour insister sur la nécessité d’établir une distinction entre les différentes institutions de l’État. 14. Il y a toujours quelques personnes qui désapprouvent la violence mais, comme le démontrent les agressions violentes contre des étrangers en Allemagne, les agresseurs sont seulement dissuadés et doivent s’attendre à une résistance active de beaucoup de personnes et à des sanctions négatives provoquées par leurs actes. Ces sanctions ne sont pas forcément infligées par l’État auquel les agresseurs auraient pu être dénoncés, mais elles comportent tout un arsenal de sanctions sociales informelles. 15. Il ne faut pas généraliser le fait que le chef traditionnel d’Alafia prend la fonction de frein de secours, et que les autorités correspondantes dans le Borgou ont également des fonctions de conciliateur. Il y a d’autres exemples, comme le village Kpakérou, où le chef traditionnel a demandé expressément à la gendarmerie l’autorisation de battre à mort un homme non désiré au village. Une recherche est indispensable pour définir les processus menant les titulaires de postes à intervenir pour aggraver ou calmer un conflit, non seulement dans la région de nos études de cas mais en général. 16. Nous soulignons que nous ne supposons pas que toute action humaine s’explique par des analyses de coûts basées sur des modèles de « choix rationnels ». Nous affirmons pourtant que l’action rationnelle est une des différentes alternatives et – cela étant une question empirique – qu’elle prévaut dans le cadre du sujet traité. 17. Nous nous référons à la période allant de 1972 à 1989 comme l’époque de la dictature, étant donné qu’il n’y avait pas d’élections libres au niveau national, et que le parti PRPB au pouvoir

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revendiquait le monopole politique. T. BIERSCHENK (1994 : 184) a démontré, à juste titre, qu’il n’est pas possible de déduire les activités locales à partir des évolutions politiques nationales et que particulièrement au Bénin des phases de dictature nationale étaient en corrélation avec des poussées de démocratisation au niveau local. 18. Comme les rapports de force entre les protagonistes locaux eux-mêmes, et entre les acteurs locaux et l’État varient, cette délimitation n’est pas toujours réalisable. Les communautés sous leur forme actuelle sont tout à fait marquées également par les interventions antérieures de l’État. 19. Dans une analyse sur l’effondrement de la RDA en 1989, HIRSCHMAN (1992 : 344) écrit : « Que la lutte pour l’émigration jusqu’alors défendue puisse évoquer des sentiments de capacité chez des gens qui commencent à prendre en considération d’autres options, entre autres la possibilité de ne pas réagir par la fuite à un État détestable, mais de tenter directement de modifier la situation par l’opposition. Ce type de combinaison entre émigration et opposition est apparu particulièrement puissant dans le cas de l’Allemagne. » 20. Quand nous parlons de protection de la propriété, cela ne va pas dans le sens d’un monopole sur tous les droits réclamés par une personne, mais dans le sens de propriété à engagement social. C’est-à-dire que différents droits sur un objet peuvent être dispersés et les droits d’une personne peuvent correspondre aux devoirs d’une autre. Dans notre contexte, il faut signaler qu’un État de droit ne peut pas laisser à l’appréciation des communautés la décision sur les obligations sociales de propriété. 21. Du côté allemand, y participent la Fondation Friedrich Ebert et également la Fondation Konrad Adenauer. 22. Cet ensemble ne tient nullement compte du fait que ce sont particulièrement les droits coutumiers « traditionnels » qui sont continuellement soumis à des transformations.

RÉSUMÉS

Dans le Borgou, une région du nord-est du Bénin, le droit public et la pratique du droit dans le village divergent. En dessous d’un certain seuil d’escalade des conflits, l’État n’impose pas ses normes juridiques, mais ne fait que les proposer et fait dépendre leur application de la demande locale. Cette demande se trouve cependant limitée dans les villages par le fait que certains acteurs font appel à des idéologies communautaires qui ne sont pas nécessairement traditionnelles. Ils mobilisent pour cela des normes qui permettent de sanctionner cette simple demande de manière négative. Les réformes du droit, qui visent à toucher la réalité, doivent donc tenir davantage compte de la demande villageoise. Les projets de réforme du droit de la famille au Bénin en offrent un exemple actuel. Pour illustrer ces thèses fondées en théorie, le cas exemplaire d’un procès villageois fait l’objet d’une analyse. La base empirique de ces thèses repose sur plusieurs enquêtes et recherches menées dans différents villages de la région.

In Borgu, a region in north-eastern Benin, public law diverges from practices in villages. Below a threshold in the escalation of conflicts, the state does not impose its legal rules. It merely proposes them while letting their application depend on local demand. However, this demand is limited because certain parties appeal to community-based ideologies, which are not necessarily traditional. For this purpose, these actors apply rules for negatively sanctioning appeals to state law. Law reforms that are intended to affect reality, such as current plans for family law in Benin,

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must pay more attention to local demands. To illustrate these propositions grounded in theory, an exemplary village lawsuit is analyzed. This study is based on empirical data from several surveys and field research conducted in various villages in the region.

INDEX

Index géographique : Bénin, Baatombu, Borgou, Benin Keywords : community, conflict, traditional law, state Mots-clés : conflit, État, communauté, droit traditionnel

AUTEURS

ERDMUTE ALBER Université de Bayreuth.

JÖRN SOMMER Association for Innovation Research and Consultancy, Berlin.

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notes et documents

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« La danse africaine », une catégorie à déconstruire Une étude des danses des WoDaaBe du Niger

Mahalia Lassibille

1 La danse africaine est un terme souvent rencontré de nos jours : les cours de danse africaine se multiplient en France ; des chorégraphes expliquent s’en inspirer ; des ouvrages et des articles, spécialisés ou non, la mentionnent, la caractérisent et la différencient d’autres disciplines. Pourtant, l’évidence de l’utilisation de ce terme mérite d’être questionnée. Qu’est-ce que la danse africaine ? Comment la définir ? À quoi correspond ce terme ? Quels en sont les enjeux ? Une ethnographie singulière… 2 Dans le cadre de mes recherches anthropologiques, je me suis particulièrement intéressée aux danses des WoDaaBe du Niger, pasteurs nomades qui appartiennent au groupe des Peuls. Je me suis ainsi rendue quatre fois au Niger entre 1994 et 1999 où j’ai suivi leurs campements et observé leurs danses. Devant ces manifestations, et à partir de ma formation en danse, il m’est apparu comme essentiel d’étudier cette pratique non du point de vue occidental, mais de celui des WoDaaBe, et d’envisager ainsi leurs conceptions de la danse. Cette approche permet de ne pas enfermer et figer leurs danses au sein de nos représentations et interprétations. Peut-on parler de « danse » ? 3 La première question fondamentale qui s’est posée alors concernait l’utilisation du mot « danse ». En effet, l’élan premier amène à utiliser ce terme pour des manifestations qui correspondent à ce vocable dans notre société. Or, les ethnologues ont peu à peu pris conscience de l’ethnocentrisme que cela induit inévitablement. Il nous arrive d’appeler « danse » une activité qui, aux yeux du groupe concerné, n’y correspond pas1. Il est par conséquent essentiel de connaître les mots utilisés par les WoDaaBe pour désigner ce que nous appelons « danse ».

4 Les WoDaaBe utilisent essentiellement deux termes, fijjo (le jeu) et gamol (la danse), auxquels certains ajoutent un troisième, bamol (la danse/la tresse)2. Ces différents mots nous ouvrent ainsi des champs de compréhension bien plus vastes que ceux posés par

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le seul terme « danse », et il est essentiel de les explorer afin de mieux cerner les conceptions des WoDaaBe.

5 Le premier mot, « jeu », peut s’expliquer par la définition de la danse pour les WoDaaBe. Quand j’ai demandé à Bazo, un ancien d’une soixantaine d’années3, ce qu’était la danse pour lui, ce qui la définissait, il m’a répondu par une formule étonnante pour moi dans un premier temps, sans doute par ethnocentrisme : « La danse, c’est la joie. [Weltaare : welt- (être content, heureux, se réjouir)]. La joie qu’on ressent dans la danse, nous en parlons jusqu’à l’année d’après. » Ibi, un jeune homme reconnu pour ses talents en danse4, ajoute : « C’est la joie pour toutes les danses… Chacun ressent de la joie. C’est cela le fijjo, le jeu. Il n’y a pas de tristesse. C’est la joie. » Il relie l’entière joie ressentie au mot « jeu ». Et cette joie s’explique aisément dans le cadre de vie des WoDaaBe. Dans la région soudano-sahélienne où ils vivent, où pendant neuf à dix mois de l’année, le soleil brûle tout et l’eau est rare et incertaine, les WoDaaBe vont de pâturages en pâturages, de puits en puits avec leurs zébus pour trouver les éléments nécessaires à leur subsistance. Les campements sont dispersés, la vie sociale se raréfie. Les Peuls nomades attendent alors l’hivernage. Et, dès que les pluies arrivent, les groupes éparpillés se retrouvent pour différentes fêtes. Ils vont réaliser leurs danses pendant les quelques jours et nuits que durent les réunions d’hivernage. Les danses constituent ainsi un événement important dans leur existence qui cristallise la joie que les WoDaaBe ressentent. « Pendant la danse, on exprime la joie, la joie d’être ensemble », dit Ibi. Ce sont des fijBe, des « jeux » où les WoDaaBe se retrouvent et s’amusent.

6 Mais ces manifestations sont aussi des gamBe, des « danses ». Quelles en sont les formes ? Les WoDaaBe réalisent différentes danses et nous ne pouvons toutes les décrire et les analyser ici sans courir le risque d’une simplification. Nous allons donc nous centrer sur la danse la plus importante aux yeux des Peuls nomades, la geerewol. « La geerewol est le plus important des jeux des WoDaaBe. La geerewol est supérieure en force à toutes les autres » (Ibi).

7 Les danseurs de geerewol, qui sont obligatoirement de jeunes hommes, commencent par se parer. Ils ôtent leur chemise et placent plusieurs grands sautoirs de perles blanches qu’ils croisent sur leur buste. Ils enveloppent leurs jambes dans un pagne et enserrent leurs hanches d’une bande de tissu blanc qu’ils agrémentent de ceintures de perles. Ensuite, les jeunes hommes recouvrent leur visage d’une poudre rouge en prenant soin de réaliser un ovale régulier. Ils soulignent leurs yeux de khôl, noircissent leurs lèvres et dessinent plusieurs motifs noirs sur leur visage, un point de chaque côté des ailes du nez, des croix à la commissure des lèvres, une ligne verticale sur le menton… Ils installent aussi de longs pendentifs de laiton qui encadrent leur visage et entourent leurs avant-bras de liens de cuir où sont accrochés des poils blancs. Les danseurs insèrent également une plume d’autruche blanche dans un bandeau rigide et la placent sur leur tête. Enfin, les jeunes hommes installent des bracelets composés de plusieurs anneaux à leur cheville et prennent une hachette cérémonielle à la main pour se rendre au lieu de danse.

8 Une fois arrivés, et après avoir salué les anciens et entonné leur chant de lignage, les danseurs s’alignent épaule contre épaule, face aux hommes et aux femmes rassemblés. Tout en interprétant un chant continu où ils glissent leurs phrases mélodiques les uns après les autres, les jeunes hommes réalisent différentes expressions du visage : ils écarquillent leurs yeux, regardent vers le haut, vers le bas et louchent. Les jeunes

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hommes soulèvent aussi leurs lèvres et font apparaître leurs dents. En même temps, pieds parallèles (sixième position), ils soulèvent lentement leurs talons et lèvent leurs bras dans la diagonale avant. Puis, ils reviennent pieds plats, ramènent leurs bras le long du corps, et recommencent. Tout comme pour les expressions du visage, les danseurs ne réalisent pas ces mouvements simultanément. Un jeune homme s’élève sur demi-pointe, puis un autre le suit. On observe ainsi une ligne qui monte et descend de façon continue et répétée. Les danseurs interprètent cette chorégraphie pendant plusieurs dizaines de minutes sans s’arrêter. Puis, ils entreprennent une deuxième partie où, hachette cérémonielle à la main, ils cessent de chanter et frappent le sol de leur pied droit, ce qui fait retentir leurs bracelets de cheville. Dans le silence, on n’entend plus que le son des bracelets qui résonnent. Les danseurs alternent ces deux parties de geerewol pendant des heures5 jusqu’à ce que deux ou trois jeunes filles parées se présentent devant eux. Tandis qu’ils réalisent les expressions du visage décrites, une des jeunes filles s’avance lentement vers la ligne en balançant son bras droit d’avant en arrière à chaque pas. Lors d’un dernier balancement, elle élit le plus beau des danseurs. Une fois que la deuxième électrice a fait de même, la danse se termine immédiatement et l’assemblée se disperse6.

9 La geerewol fait partie de ce que l’on désigne par « danse africaine » et même « danse africaine traditionnelle », danse transmise de génération en génération. « Moi, j’ai dansé, mon frère a dansé, mon père a dansé, même mon grand père a dansé. On a toujours dansé de père en fils », a dit un chef. Pourtant, un certain nombre de traits ne correspondent pas aux caractéristiques habituellement attribuées à la « danse africaine traditionnelle ». Qu’est-ce qui fait la spécificité de la geerewol, si importante aux yeux des WoDaaBe ? Ni djembés ni déhanchements…

10 Nous pouvons tout d’abord remarquer qu’il n’y a, dans la geerewol, aucun instrument de musique, caractéristique que l’on retrouve dans toutes les danses des WoDaaBe. Les chants sont le seul accompagnement musical réalisé par les danseurs eux-mêmes, ce qui nous amène à intégrer le chant au sein de la chorégraphie. Dans les danses des WoDaaBe, la voix fait partie du geste et le mouvement est la continuité de la voix. Danse et chant sont réunis en un même souffle. Nous ne trouvons donc pas les percussions pourtant tellement associées à la danse africaine dans les écrits des historiens de la danse et des danseurs notamment (Vaillat 1942 : 13 ; Lifar 1966 : 6 ; Tierou 1983 : 88). De plus, la danse africaine a été caractérisée par des mouvements précis, gestes de bassins, vibrations et tremblements, sauts…, et par une importante rapidité. Alphonse Tierou (2001), par exemple, définit la danse africaine par le dooplé7 et explique : « C’est par le dooplé que les danseurs africains sont passés maîtres dans l’art de faire vibrer les épaules, la poitrine et la tête. Il a fait d’eux de véritables spécialistes des hanchements, des déhanchements, des mouvements pelviens » (Tierou 2001 : 64). Léandre Vaillat (1942 : 13) décrit également « la danse nègre » par : « Les trémoussements ou les rotations d’épaule, les coups de tête en arrière, le tremblement du torse, l’agitation du postérieur, l’alternance des coups de talons avec le trépignement des pieds à plat… En dansant, ils font des mouvements d’hommes sportifs et même des mouvements moins naturels, comme la vibration du dos, du torse, du cou et des mains ou encore la rotation du bassin, des épaules, de la tête et du cou… » Ces traits de mouvements, attribués à la danse africaine de façon ancienne, peuvent être considérés comme des qualités uniques ou des défauts condamnables selon les auteurs.

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F. de Menil (1905 : 133) mentionne, quant à lui, les importantes « saltations des nomades ». Or, tous ces mouvements sont absents de la geerewol et des danses des WoDaaBe. Les danseurs ne réalisent pas de mouvements de bassin, pas d’ondulations du buste ou de travail de sternum. Ils n’effectuent pas de grands sauts, de relâchés ou de grands mouvements de tête. Les jeunes hommes montent sur demi-pointe et balancent leurs bras avec lenteur. La lenteur est d’ailleurs une qualité valorisée par les WoDaaBe. Ibi a expliqué : « Nous dansons lentement. Nous ne nous précipitons pas… (Il imite ceux qui dansent vite et rit). Non, ce n’est pas bien. » Les chants disent ainsi : « Travaillez doucement. La danse n’a point de hâte » (Labatut 1974 : 84). En même temps, les danseurs réalisent des expressions du visage qui ont fasciné les Occidentaux. Les ethnologues les ont désignées par les mots « sourires », « mimiques », voire « grimaces », vocabulaire ethnocentrique qui ne reconnaissait pas la dimension chorégraphique de ces expressions du visage. Car, pour les désigner, les WoDaaBe parlent de berdi (wers- : écarter) et daneeri (raan- : blanc). Ils ne font pas référence à des sourires mais à des expressions dont les mouvements sont déterminés : les danseurs écartent les lèvres et les paupières au point de montrer le blanc de leurs dents et de leurs yeux. Ce sont des expressions du visage chorégraphiées. Elles n’accompagnent pas le mouvement mais font partie intégrante de la chorégraphie. Mais que se joue-t-il dans ces expressions du visage ? Qu’est ce que les WoDaaBe cherchent à y montrer ? Des danses pour être beaux… 11 Ibi explique : « Les jeunes se rassemblent et dansent en ligne pour faire ressortir leur beauté, leur charme. » Le but de la danse est explicitement esthétique. Les jeunes hommes cherchent à mettre en avant leur beauté et leur charme dans la geerewol. En effet, pour définir la beauté chez les WoDaaBe, Bazo a dit : « Être beau, c’est avoir un nez droit et fin, les dents et les yeux blancs, un long cou, un grand front, un corps mince. Il faut aussi être grand. Il faut posséder toutes ces qualités pour être beau. » Et ces critères physiques sont parfaitement mis en scène et valorisés dans la chorégraphie décrite. Les danseurs alignés montrent, dans leurs expressions du visage, le blanc de leurs dents et de leurs yeux, but contenu dans les termes les désignant. Cette partie chorégraphique expose ainsi de façon centrale les critères de beauté des WoDaaBe. En réalisant ces expressions du visage, les danseurs de geerewol s’élèvent sur demi-pointe, dans un contrôle important du poids du corps. Les trois masses formées par la tête, la cage thoracique et le bassin s’alignent, et le corps entier des danseurs s’oriente sur le chemin de la verticalité. Les jambes tendues, les talons soulevés, une tension axiale ascensionnelle, une quête de l’élévation, de l’étirement apparaissent. « Nous nous levons. [Miin imaaki] », confirme Ibi. Cette chorégraphie tend à allonger et à étirer les corps, matériellement et dans l’effet qu’elle crée. Elle met en scène la grandeur et la minceur des jeunes hommes. Certes, les danseurs descendent de demi-pointe, mais ce passage au sol réamorce immédiatement la verticalité. L’élévation et l’allongement prennent à nouveau naissance. Les danseurs réalisent ces mouvements avec des parures qui valorisent également les critères de beauté des WoDaaBe. La base de maquillage rouge, les lèvres maquillées de noir, le khôl font ressortir la blancheur des dents et des yeux des danseurs. Les pendentifs de laiton qui encadrent le visage ont pour effet de l’allonger. Les pagnes serrés autour des jambes, les colliers de perles sur le buste nu mettent en valeur la minceur des jeunes hommes et tendent à allonger les corps. La parure entière est construite selon une ligne verticale qui procure une impression de grandeur et de finesse. La plume d’autruche blanche que les danseurs placent au sommet de leur tête intensifie l’effet créé. La chorégraphie et la parure

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agissent en interaction et valorisent la beauté des danseurs. La beauté devient ainsi une référence centrale de la geerewol. Elle constitue le but explicite du mouvement, l’idéal à atteindre, caractéristique essentielle car, comme l’explique la kinésiologie, la projection et la motivation du danseur sont fondamentales dans la formation du geste. Elles donnent une couleur particulière aux mouvements (Louppe 1997). Et chez les WoDaaBe, c’est la beauté qui est à l’origine du geste, qui devient le moteur d’émergence de la chorégraphie. Elle est au centre du projet chorégraphique. La place de la beauté revêt un caractère d’autant plus important que la geerewol se clôture par l’élection du plus beau danseur. L’acte final de la danse est constitué par la mise en avant d’un jeune homme selon des critères de beauté physique. « Dans la geerewol, l’important, c’est la beauté physique. Le critère pour l’élection, ce sont les traits physiques » (Bazo). L’élection établit et institutionnalise la place de la beauté dans la danse. Ajoutons que, pendant la geerewol, une vieille femme vient se moquer des plus vilains danseurs. Elle désigne même le plus laid d’entre eux. L’affirmation esthétique est ainsi matérialisée dans toutes ses dimensions, valorisation de la beauté et dénonciation de la laideur, ce qui lui donne une place spécifique chez les WoDaaBe.

12 Or, cette recherche esthétique va à l’encontre des buts attribués à la danse africaine, généralement des buts magiques, spirituels ou religieux (Prudhommeau 1986 : 83), une recherche d’alliance avec la nature. Par exemple, Paul Nettl (1966 : 9) différencie « les danses d’imitation [qui] plongent leurs racines dans la mentalité magique du primitif » comme la danse africaine, et « les danses esthétiques devenues pur spectacle ». A. Tierou (2001 : 68) différencie également danse africaine traditionnelle et danse classique occidentale en ces termes : « L’une vise l’élévation, la verticalité (toujours plus haut, sur la demi-pointe ou sur la pointe du pied ; le danseur classique combat glorieusement les effets de la pesanteur), l’autre compose harmonieusement avec la pesanteur et fait des lignes courbes, brisées et spiralées ses lignes directrices. On peut par exemple observer dans sa danse des mouvements anguleux, arrondis, les pieds en dedans, les mains en demi-lune, le corps rentré, voûté, recourbé dans une sorte d’interrogation, le visage ne cherchant nullement le ciel. L’une privilégie la beauté formelle, l’autre fait de l’épanouissement intérieur, des vertus éducatives, des aspirations spirituelles son cheval de bataille »8. Les danses des WoDaaBe ne tendent pas à développer des courbes ou des mouvements anguleux. Ce ne sont pas des danses « terriennes » où le corps adhère au sol dans une acceptation de la pesanteur. Elles correspondent plutôt à une quête de la ligne9, de l’élévation et de l’étirement. Les Peuls nomades ne recherchent pas non plus dans leurs danses une efficience magique. Elles ont comme finalité essentielle la beauté formelle, aspiration fondamentale à leurs yeux. Si l’on se limite aux critères précédents pour définir la danse africaine traditionnelle et la danse classique occidentale en ces termes, alors les danses des WoDaaBe se rapprochent plus de la danse classique que de la danse africaine.

13 Les traits de mouvements et les conceptions des WoDaaBe ne recoupent pas ces différentes caractéristiques souvent utilisées pour définir « la danse africaine » et auxquelles nous nous référons assez facilement. La « danse africaine » est en effet une catégorie opératoire dans nos pratiques. Cette étude ethnographique d’un groupe particulier nous montre que ces caractéristiques correspondent plutôt à un ensemble de représentations qui leur sont attribuées et nous amène à déconstruire la catégorie de « danse africaine ». Si ces traits peuvent exister pour certaines danses, ils ne peuvent

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définir « la danse africaine ». L’utilisation du singulier pour la désigner, dans une vision unitaire et globalisante, renforce cette perspective de représentation. « La tradition », un phénomène dynamique 14 « La danse africaine » ainsi considérée ne peut exister, tout comme il serait impossible de caractériser « la danse occidentale » par la seule danse classique. Cela nous amène à remettre en question la notion de « danse africaine » et même de « danse africaine traditionnelle ». Ce que nous traduisons par « tradition » se dit chez les WoDaaBe la fina tawa woDaaBe (ce que les WoDaaBe ont trouvé en naissant). Ainsi, des danses sont considérées comme « récentes » par les anciens alors qu’elles sont « traditionnelles » et appartiennent à la fina tawa woDaaBe pour les jeunes qui les ont effectivement trouvées en naissant. Cette conception de la « tradition » intègre très rapidement les évolutions et offre une grande possibilité de transformation. La « tradition » chez les WoDaaBe n’est pas figée mais correspond, dans sa conception même, à un phénomène mouvant et dynamique. Les danses dites « traditionnelles » sont par conséquent, elles aussi, en constant mouvement et possèdent une capacité importante de composition contrairement à l’image de répétition et de fixité qui est souvent véhiculée.

15 Ce développement nous permet ainsi de considérer que les termes de « danse africaine » et « danse africaine traditionnelle » font appel à un ensemble de représentations nous amenant à catégoriser, à caractériser un type de danse. Ces catégories correspondent à des constructions sociales et culturelles résultant d’une histoire complexe10. Les traits attribués à la danse africaine existent depuis longtemps dans les récits rapportés par les explorateurs et les premiers ethnologues, et ils ont fait l’objet d’une appropriation par différents acteurs, autant occidentaux qu’africains, danseurs, chorégraphes, publics, médias ou instances politiques… Cette image a été intégrée, transformée, valorisée, utilisée économiquement et culturellement. Car « la danse africaine » correspond notamment à une représentation indispensable pour que l’idée d’un métissage dans le phénomène de création soit possible. « La danse africaine » est ainsi une construction dans toutes les dimensions de son appréhension. De par les conceptions que les WoDaaBe développent au sujet de leurs danses, n’est-il pas essentiel d’envisager aujourd’hui, en anthropologie notamment, non pas « la danse africaine » mais des danses dans leur singularité au sein du contexte propre où elles s’expriment, à travers le mouvement et le mouvement dansé ?

BIBLIOGRAPHIE

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KAEPPLER, A. 1985 « Structured Movement System in Tonga », in P. SPENCER (dir.), Society and the Dance, New York, Cambridge University Press : 92.

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VAILLAT, L. 1942 Histoire de la danse, Paris, Plon.

NOTES

1. Adrienne KAEPPLER (1985) notamment remet explicitement en question la notion de danse. Elle explique que, dans beaucoup de sociétés, il n’y a pas de concept traduit ainsi. Des mouvements peuvent être catégorisés séparément du point de vue autochtone s’ils sont réalisés pour les dieux ou pour un public humain, et, inversement, il est difficile de séparer des activités que les personnes assemblent. 2. Nous nous référons pour ces traductions au dictionnaire de C. SEYDOU (1998) et à celui de D. NOYÉ (1989). La traduction gamol par « danse » est certes problématique. Wamgo (danser) peut faire référence à la forme du geste. Il faut également noter que la mention du terme bamol (tresse), peut venir d’une homonymie entre la racine, wam- (danser) et wam- (tresser). 3. Bazo vit en ville depuis la sécheresse de 1973 pendant laquelle il a perdu son troupeau. Il habite dans un village à quelques kilomètres de Niamey afin d’« être en brousse », comme il le dit. Il fait la route tous les jours jusqu’à Niamey où il travaille comme artisan. 4. Ibi est un burwowo, un bon danseur qui donne de l’entrain aux autres par sa danse. Je l’ai rencontré en brousse puis je l’ai retrouvé à Niamey où il travaille désormais pendant plusieurs mois de l’année.

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5. La geerewol peut comprendre une troisième partie chorégraphique où les danseurs, tout en répondant le refrain au coryphée, avancent leur pied et lèvent leur bras droit tenant leur hachette cérémonielle. Puis, ils baissent leur bras, ramènent leur pied et réalisent plusieurs montées sur demi-pointe avec des expressions du visage rapides. Puis, ils recommencent. 6. Une description détaillée a été possible à partir des observations réalisées sur le terrain, des entretiens menés avec les WoDaaBe et du film que j’ai effectué en 1999. 7. Le dooplé est, explique Alphonse TIEROU (2001 : 63), un mouvement de base où « le danseur ou la danseuse est debout, genoux fléchis. Les pieds, parallèles et posés bien à plat, adhèrent fermement au sol... Le torse est en légère flexion postéro-antérieure. Les bras sont collés le long du corps, légèrement portés vers l’avant, les mains restent ouvertes, en demi-lune ou fermées. Le regard fixe l’horizon ». 8. De la même façon, Germaine PRUDHOMMEAU (1986 : 11) différencie deux esthétiques : une angulaire qui est celle des danses primitives et une linéaire, celle de la danse classique, arabe et de la danse féminine du Japon. 9. Notons qu’en plus d’un axe de mouvement, la ligne correspond à une organisation spatiale fondamentale. Si les WoDaaBe réalisent aussi des danses en cercle, ils considèrent celles en ligne comme les plus importantes, ce qui remet en question l’importance du cercle dans la « danse africaine » (TIEROU 1983 : 15). 10. Georgiana GORE (2001 : 29-36) questionne à ce sujet la contribution des textes historiques dans la constitution des représentations actuelles développées sur les « danses ouest-africaines ».

RÉSUMÉS

La danse africaine connaît un développement important et une visibilité croissante en Occident. Pourtant, cette appellation ne va pas sans poser de questions quant à son contenu et à la catégorisation qu’elle implique. L’étude ethnographique des danses des WoDaaBe, Peuls nomades du Niger, constitue une assise pour y réfléchir. Elle permet de considérer, à partir de la pratique et des conceptions des acteurs, que les caractéristiques utilisées pour définir la « danse africaine » et la « danse africaine traditionnelle » correspondent à un ensemble de représentations. Ces catégories, définies de façon unitaire, constituent des constructions sociales et culturelles devenues opératoires dans nombre de nos pratiques et de nos références.

“African Dance”, a Category to Deconstruct: A Study of the WoDaaBe Dances in Niger. — “African dance” is gaining in visibility and importance in the West. But this phrase raises questions about its contents and implied categories. An ethnological study of the dances of the WoDaaBe, nomadic Fula in Niger, leads us to consider, on the basis of actors, practices and conceptions, that the characteristics used to define “African dances” and “African traditional dances” correspond to a set of ideas. Defined in a unitary way, these categories are social and cultural constructs that are operational in many of our practices and references.

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INDEX

Mots-clés : Peuls Bororos, WoDaaBe, danse africaine, représentations, Bororos Fula, African dance, cognitive representations

AUTEUR

MAHALIA LASSIBILLE École des hautes études en sciences sociales, Paris.

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chronique bibliographique

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Calame-Griaule, Geneviève. – Contes tendres, contes cruels du Sahel nigérien. Paris, Gallimard (« Le langage des contes »), 2002, 293 p.

Christiane Seydou

1 L’intérêt de Geneviève Calame-Griaule pour le conte a été immédiat, dès sa rencontre avec le monde dogon, puisque déjà en 1954, elle nous donnait la traduction de quelques contes et fables dogon dans un article du Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, intitulé « Ésotérisme et fabulation au Soudan »1. Et, c’est ainsi que, durant près de cinquante ans, cet intérêt n’a cessé de susciter sa recherche – comme en attestent ses nombreuses publications dans le domaine de l’analyse des contes et sa direction de l’ura du cnrs « Langage et culture en Afrique de l’Ouest » – ainsi que son enseignement – avec l’introduction, par ses soins, de « la littérature traditionnelle de l’Afrique » dans des cursus universitaires et des formations doctorales. Sa longue fréquentation de la littérature orale africaine, soutenue par sa double formation de grammairienne- linguiste et d’ethnologue l’a tout naturellement conduite à inscrire sa recherche dans une perspective ethnolinguistique qu’elle s’est attachée à défendre et à revendiquer tout au long de sa carrière.

2 Ses intéressantes études vouées à l’analyse d’un thème de contes ou d’un conte particulier dans telle ou telle société ouest-africaine, n’ont pas fini d’alimenter la réflexion des spécialistes du genre « conte », mais ce nouvel ouvrage, destiné à un plus large public, est particulièrement bienvenu. C’est en effet la première fois que Geneviève Calame-Griaule publie un recueil de ces contes qui, pour bon nombre d’entre eux, avaient fait l’objet de ses travaux de recherche, mais n’avaient pas encore été réunis et diffusés en tant que tels et pour eux-mêmes. Certes la collection « Le langage des contes », dirigée chez Gallimard par Nicole Belmont, s’adresse à un public averti et sans doute curieux des divers types d’analyse concernant le genre « conte », mais elle intéresse tout autant les nombreux lecteurs que passionnent la richesse et la variété de ce patrimoine de l’humanité le plus populaire et le mieux partagé. Ce corpus de contes du Sahel nigérien ne pouvait donc trouver meilleure place.

3 Il s’agit plus précisément de contes recueillis entre les années 1970 et 1978 auprès des Isawaghen, population résidant principalement dans la palmeraie d’In Gall et les salines

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de Teggida-n-Tesemt. Considérés comme d’origine songhay mais vivant en symbiose avec les Touaregs nomades de la région, les Isawaghen parlent une langue, la tasawaq, qui appartient à un fond songhay archaïque mais est influencée par la tamasheq de ses voisins touaregs.

4 Dans un avant-propos et une présentation de cette population et de sa littérature orale, Geneviève Calame-Griaule décrit, avec une précision que l’émotion du souvenir rend d’autant plus réaliste et évocatrice, ce monde dans lequel le lecteur se trouve ainsi guidé progressivement de plus en plus intimement, jusqu’à l’évocation de ce plaisir partagé des soirées de contes.

5 Elle expose alors la place du conte dans la vie sociale et elle en étudie les thèmes, les personnages ainsi que la forme, étude qu’enrichissent considérablement l’étendue et la profondeur de ses connaissances en ce domaine de la littérature orale de l’Afrique de l’Ouest.

6 Enfin, avant de nous livrer les textes de contes eux-mêmes, elle présente d’une façon très vivante et avec une grande sensibilité le vécu et la personnalité de chaque narrateur (trois femmes âgées et un homme de la classe des forgerons), son répertoire et son style, sa gestuelle et sa voix, nous mettant ainsi de la meilleure manière en condition d’« écoute », par lecture interposée, de ces récits qui prennent leur « goût », leur saveur particulière de leur situation d’énonciation, orale et publique.

7 Ainsi introduit au monde des contes des Isawaghen, le lecteur prend alors d’autant plus de plaisir à plonger dans une lecture éclairée que vient encore compléter, pour chaque texte, un commentaire final qui apporte de précieux renseignements, nécessaires à sa juste compréhension, en explicite le sens et en précise les thèmes ou les motifs analogues rencontrés dans d’autres aires de l’Afrique de l’Ouest. Ce commentaire est nourri des nombreuses études antérieures consacrées par Geneviève Calame-Griaule à la plupart de ces thèmes de contes, en particulier à ceux qui sont apparus comme les plus originaux par rapport aux corpus déjà connus : Blanche-Neige au soleil, Œdipe au Sahel, Peau d’ânesse… Il est en effet tout à la fois surprenant et d’autant plus intéressant de retrouver ici un écho de contes européens qui nous sont des plus familiers, et même de bon nombre des motifs qui leur sont liés, et de voir comment chaque culture les utilise selon son propre appareil de représentations. Et dès lors que l’on se penche sur l’interprétation européenne ou africaine de ces histoires, on voit se déployer un champ de signification qui s’enrichit de cette double interprétation et invite à une réflexion plus générale sur les structures de l’imaginaire et les articulations des notions dans les différents systèmes de pensée.

8 La variété des contes que nous offre ce recueil illustre bien l’étendue du champ d’expression et de fonctions de ce genre. Selon le contexte, les circonstances, la qualité du public, la personnalité du narrateur (son âge, son vécu, ses goûts, son talent), etc., se déploie cet éventail de contes : contes merveilleux, romanesques, moralisateurs, facétieux, satiriques, fables animalières, chantefables…, l’ensemble traduisant l’importance accordée à ce genre narratif dans le maintien des représentations et des repères socioculturels et, par là-même, dans le fonctionnement de la société à travers ses réseaux relationnels et les principaux problèmes qu’ils y suscitent.

9 Mais surtout, ce qui est le plus frappant dans cet ouvrage, c’est cette force d’évocation de la parole du conte, dont Geneviève Calame-Griaule témoigne tout au long de son voyage à rebours dans ses souvenirs de « terrain », ravivés par sa « plongée dans le puits du passé » à l’écoute des voix de ces conteurs. Sa longue familiarité avec le monde

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du conte ouest-africain fait que le regard distancié de l’analyse savante n’y émousse en rien la spontanéité du plaisir pris à suivre l’extravagance (au sens étymologique du terme) propre au discours de ce genre littéraire, tout autant que celui né des relations humaines, la relation entre enquêteur et enquêté cédant ici le pas à cette complicité profonde que partagent instantanément narrateur et auditeurs sitôt que, avec un « il était une fois », s’ouvrent grandes les portes de l’imaginaire et se déroulent les chemins du conte.

NOTES

1. Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, 16 (3-4), 1954, pp. 307-321.

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Chaillot, Christine. — The Ethiopian Orthodox Tewahedo Church Tradition. A Brief Introduction to Its Life and Spirituality Paris, Inter-Orthodox Dialogue, 2002, 256 p., annexes, cartes.

Stéphane Ancel

1 Christine Chaillot est une laïque attachée au patriarcat grec orthodoxe œcuménique de Constantinople et fondatrice de l’association du Dialogue inter-orthodoxe. Hérault du rapprochement entre l’Église éthiopienne et le patriarcat de Constantinople, elle a pu ainsi rencontrer les plus grandes instances de cette Église et parcourir l’Éthiopie chrétienne. Conjuguant le récit de voyage avec une étude systématique, elle nous présente ses expériences, ses rencontres et son travail sur l’Église éthiopienne et ses caractéristiques contemporaines.

2 Elle nous offre un ouvrage clair et concis, recommandable à tous ceux qui voudront appréhender les diverses facettes du christianisme éthiopien tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Se voulant être une introduction et donc ouvert à un large public, l’ouvrage va de la présentation de l’organisation interne de l’Église éthiopienne aux différents aspects que peut prendre le christianisme dans la vie de tous les jours des simples fidèles.

3 Une première partie sur l’administration ecclésiastique permet de comprendre les enjeux actuels d’une institution qui représente la plus grosse communauté chrétienne de toute l’Afrique de l’Est. Après une introduction historique que nous regretterons un peu courte, l’auteure nous présente les différents aspects de la hiérarchie ecclésiastique. Cet exposé reste clair malgré la complexité des rouages d’une telle administration.

4 L’auteure a pris le parti de séparer l’administration centrale du haut clergé de l’administration locale, qui sera exposée plus loin dans l’ouvrage. Ainsi présente-t-elle dans cette première partie les sphères décisionnelles du patriarcat, en établissant

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l’ensemble des responsabilités de chaque personnalité, conseil ou institution. La présentation du conseil des paroisses (Parish Council), qui gère les politiques de l’ensemble des paroisses ou encore de l’histoire des mouvements de jeunesse et du mahbär qedusan raviront les spécialistes tant il est vrai que ces institutions n’ont que peu été décrites auparavant. La diaspora éthiopienne ainsi que l’Église érythréenne n’ont pas été oubliées. Les actions des missions éthiopiennes aux Antilles nous permettent de comprendre comment une église largement considérée comme attachée à un territoire, la seule Éthiopie, peut prétendre au prosélytisme, soit en suivant sa propre diaspora, soit en s’implantant là où d’autres, comme les fidèles du rastafarisme, ont revendiqué un attachement particulier à l’Église éthiopienne.

5 La deuxième partie du livre, plus axée sur la vie spirituelle permet au lecteur de découvrir l’univers religieux des simples fidèles. L’auteure nous fait part autant de ses expériences que de ses lectures, ce qui lui permet de nous proposer un tableau complet des rituels et de la liturgie éthiopienne sans en oublier la dimension sociologique. Les périodes de jeûne, ainsi que l’ensemble des formes que peut prendre le culte des saints, en passant par la vie monastique : l’auteure n’oublie rien des facettes fondamentales du christianisme éthiopien.

6 Le livre est complété par des annexes qui instruisent le lecteur. Les cartes sont nombreuses. Les schémas représentant la hiérarchie ecclésiastique, ainsi que le plan de l’intérieur d’une église sont de bons compléments à l’exposé. On regrettera toutefois de les trouver à la fin de l’ouvrage et non à l’endroit où ils sont développés dans le texte. Le livre se termine par une bonne bibliographie que nous tiendrons pour exhaustive.

7 Cet ouvrage a la vocation de toucher un large public. Cela ne va pas sans quelques contradictions. Certaines parties combleront les spécialistes mais dérouteront le plus large public devant la masse d’informations présentées. Certains problèmes liés à la pagination du livre peuvent perdre le lecteur. Les chapitres et leurs sous-sections restent peu visibles. Le système de numérotation dans le chapitre sur le mahbär qedusan est défaillant si bien qu’on ne sait pas s’il s’agit d’un classement des différentes fonctions de ce conseil ou d’une exposition des différents éléments en faisant partie. De même, les spécialistes seront déroutés par la décision de l’auteure d’utiliser une transcription des termes amhariques ou guèzes non scientifique, peu probante et aléatoire, ne permettant pas de distinguer trois des voyelles de l’amharique ! L’absence totale de notes en bas de page est préjudiciable.

8 Bon complément à l’ouvrage de Kirsten Stoffrengen-Pedersen, le livre de C. Chaillot permet d’avoir à sa disposition une présentation de l’Église éthiopienne, certes moins érudite, mais plus axée sur une étude de terrain, sur un christianisme original et vivant, tel qu’il est pratiqué par les Éthiopiens eux-mêmes. C’est ici que réside toute la valeur de son travail.

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Chilver, E. M. & Röschenthaler, Ute (eds). – Cameroon’s Tycoon. Max Esser’s Expedition and its Consequences New York-Oxford, Berghahn Books (« Cameroon Studies » 3), 2001, 204 p.

Yvette Monga

1 En 1999, l’annonce de la privatisation de la Cameroon Development Cooporation (CDC), une agro-industrie datant de la période allemande déclencha une vive agitation chez certains membres de la communauté bakweri, réunis au sein d’une organisation dénommée Bakweri Land Claims Commissions (BLCC). Se prévalant de leur statut d’« autochtones », ils estimaient avoir un droit de regard sur le sort de leurs « terres ancestrales » et se disaient décidés à faire valoir ce droit. Les racines de cette polémique plongent dans le passé colonial du pays, et de la région du Mont Cameroun en particulier. L’ouvrage, dirigé par Chilver et Röschenthaler sur l’expédition de Max Esser au Cameron en 1896, s’inscrit de plain-pied dans ce débat contemporain. Paru chez Berghahn Books dans la collection « Cameroon Studies », Cameroon’s Tycoon propose à travers l’expédition de Max Esser au Cameroun, et des témoignages d’acteurs et observateurs contemporains, le récit de la mise en place et des conséquences humaines de la politique des grandes plantations capitalistes au Cameroun. L’ouvrage, de 204 pages au total, comprend trois grandes parties, deux appendices, deux planches historiques commentées, un index de mots-clés et de nombreuses photos dont certaines provenant d’albums de famille des descendants de Max Esser.

2 Banquier issu de la vieille et haute bourgeoisie de Cologne, ce dernier dispose de par sa naissance et son mariage d’un réseau social étendu lui permettant de mobiliser aisément des capitaux susceptibles d’être investis dans des entreprises coloniales (première partie). Son expédition de 1896 à Sao Tome et Principe et au Cameroun, s’inscrit dans cette optique financière (deuxième partie). En 1896, Max Esser est en partance pour un voyage d’exploration de chemin de fer dans le sud de l’Angola. Mais il se laisse convaincre, semble-t-il aisément, par l’explorateur Eugen Zintgraff et Jesco Von Puttkamer – le nouveau gouverneur du Cameroun –, de faire un détour par ce protectorat pour explorer la faisabilité d’un genre d’investissement colonial alors

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moins populaire que les chemins de fer : la création de grandes plantations cacaoyères employant une main-d’œuvre africaine et des capitaux allemands. Sa mission au Cameroun comporte deux volets précis : évaluer l’aptitude des sols volcaniques de la région du Mont Cameroun à la cacaoculture et les conditions d’accès à la terre d’une part ; et d’autre part trouver une solution à la Arbeiterfrage, la question cruciale de l’approvisionnement des plantations allemandes en main-d’œuvre bon marché.

3 Au terme de son expédition, Max Esser obtient une concession qui deviendra la West Afrikanische Pflangzungsgesellschaft Victoria (WAPV), dont il sera le premier directeur (1897-1908). Il se rend par ailleurs dans l’Hinterland du pays et signe avec le vieil allié de Zintgraff, fon Galega de Bali, un accord autorisant le recrutement de travailleurs bali pour les grandes plantations allemandes du Mont Cameroun. Celles-ci remportent un énorme succès financier traduit par la hausse de leurs valeurs boursières. Plusieurs autres plantations capitalistes seront créées par la suite sur les flancs du Mont Cameroun grâce aux terres expropriées des populations locales bakweri. Mais le bilan économique et humain de ces plantations allait s’avérer plus controversé (troisième partie). En effet, certains hommes d’affaires coloniaux, les partis de gauche et même des administrateurs coloniaux en poste au Cameroun critiquent vivement cette politique de mise en valeur pour son coût humain et social onéreux comparé à la médiocre rentabilité des plantations.

4 Cameroon’s Tycoon est indéniablement une source historique de première main, avec des récits annotés d’acteurs et de témoins contemporains, ainsi qu’une riche sélection bibliographique. Il est à ce titre un outil de référence pour le chercheur intéressé par l’histoire économique et sociale du Cameroun allemand, au même titre que Middlemen of the Cameroon de Austen & Derrick1. Mais sa portée ne se limite pas à cette seule fonction académique.

5 Cameroon’s Tycoon est aussi une narration d’où se dégage une sensibilité subtile, et surtout un air de tragédie qui renvoie inéluctablement le lecteur au Monde s’effondre de Chinua Acheba2. Il apparaît en effet comme le récit d’un souverain, fon Galega, décrit comme noble et fier par ses alliés, vain et ambitieux par ceux qui l’aiment moins. Et celui de son peuple, les Bali, tantôt décrits comme de valeureux guerriers, tantôt vilipendés comme étant veules et retors. En autorisant le recrutement de travailleurs pour les plantations allemandes du Mont Cameroun, en échange de l’extension de son pouvoir sur les chefferies avoisinantes et ses ennemis politiques, Galega est loin de se douter qu’il signe l’arrêt de mort de milliers de ses sujets et esclaves. En 1913, seulement dix-sept ans après le passage de Max Esser, un administrateur en poste dans cette région résume ainsi le bilan humain de la politique des grandes plantations capitalistes allemandes : « The flower of the Bali nation lies on the Cameroon Mountain » (p. 161). Quand aux Bakweri qui « cédèrent » leurs terres pour la création de ces grandes plantations, certains de leurs descendants paraissent résolus, plus d’un siècle après les faits à faire valoir leurs droits sur leurs « terres ancestrales ».

6 En définitive, à travers la privatisation de la CDC, Max Esser – et tout autre partisan de la politique des grandes plantations au Cameroun –, comme un fantôme du passé, revient hanter la mémoire du futur de cette région. Dans un pays où les esprits sont souvent frappés d’amnésie par la tyrannie du quotidien, l’ouvrage de Chilver et Röschenthaler offre en miroir les images de ce passé meurtri et épelle, comme pour les exorciser, les noms de ces fantômes.

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NOTES

1. Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1999. 2. Paris, F. Nathan (« Nouvelles Éditions africaines »), 1983.

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Englung, Harri. – From War to Peace on the Mozambique-Malawi Borderland Edinburgh University Press, International African Library series, 2002, XII + 217 p., index, bibl., cartes.

Éric Morier-Genoud

1 Ce livre est l’étude anthropologique d’un village mozambicain, de son déplacement au Malawi à l’arrivée de la guerre au début des années 1980, et de son retour au pays après les accords de paix en 1992 – accord entre le gouvernement du FRELIMO et le mouvement de rébellion armée de la RENAMO. L’auteur a vécu sur le terrain 18 mois entre 1992 et 1993, il y est retourné en 1996 et a fait entre-temps une recherche dans les archives nationales du Malawi. Son travail a été mené dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie à l’université de Manchester. Retravaillée, cette dernière nous donne ce livre de sept chapitres qui suivent une logique chronologique et thématique. Harri Englung s’est fixé trois buts avec son ouvrage. Tout d’abord, il veut intervenir dans les débats sur la guerre au Mozambique. Ensuite, il veut contribuer aux études sur les réfugiés et l’anthropologie des communautés transfrontalières. Enfin, il veut amener une contribution théorique aux discussions sur la notion de « capital social ». L’ambition est grande ; le résultat plutôt probant. La lecture est, elle, rendue difficile par la richesse et la multiplication des informations et des détails.

2 Pour commencer, notons que la force de ce livre est double. D’une part l’auteur a fait un travail de terrain intensif et il en résulte une connaissance profonde du lieu d’étude et des gens qui y habitent. Englung nous emmène dans la famille du chef, aux réunions du village et jusque dans les brouilles de famille, voire dans les conflits de couple. Des problèmes a priori extérieurs et connus dans leurs origines (la guerre, le pluralisme politique, la libéralisation économique) nous sont ainsi présentés dans leur dynamique locale, voire familiale, et cela enrichit grandement notre compréhension. D’autre part, l’auteur a une approche dynamique et historique. Ajoutée à sa démultiplication stratégique des études de cas, son approche évite les travers d’une certaine anthropologie et, plus encore, d’une certaine littérature sur les réfugiés qui tend à essentialiser les états et les statuts. C’est d’ailleurs à ce niveau que la contribution de Harri Englung est la meilleure. L’auteur démontre en effet que les réfugiés ne forment

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pas une masse de victimes ayant souffert passivement de la guerre et attendant tout aussi passivement leur retour au pays. Les réfugiés sont, au contraire, des individus, hommes et femmes, qui sont insérés dans des relations sociales dynamiques, qui ont vécu des expériences très diverses, qui établissent des stratégies multiples et qui opèrent, in fine, des retours au pays graduels ou tactiques, dans la majeure partie des cas hors de tout programme de rapatriement.

3 Harri Englung nous montre tout aussi habillement que les frontières en général, et la frontière mozambicano-malawienne en particulier, ne génèrent pas d’identité simple. À l’opposé d’une littérature post-moderne à la mode qui imagine une identité de frontière singulièrement fluide, l’auteur nous rappelle l’efficacité de la séparation étatique même si elle est plus relative en certains lieux. Dans la mesure où les individus sont insérés dans des relations et des structures sociales, locales et nationales, il n’est en effet guère possible aux individus de faire abstraction de cette réalité ou de l’instrumentaliser totalement. Comme le dit l’auteur, si les identités ne sont pas primordiales, elles ne sont pas pour autant totalement variables, même lorsque l’on vit à cheval sur une frontière. Identité, relations sociales : cela nous amène à la deuxième contribution du livre, à savoir sa discussion du concept de « capital social ». S’opposant ici à l’individualisme méthodologique autant qu’au culturalisme que certains auteurs ont investi dans la notion, Englung approche le concept (qui recouvre les normes, la confiance, la moralité) en termes historiques et relationnels. Pour l’auteur, le capital social n’existe pas en tant que tel ; il se constitue au travers de relations sociales en même temps qu’il structure ces mêmes relations. Il se construit et évolue aussi avec le temps, la moralité étant notoirement historique. Dans le cas du village mozambicain en question, l’auteur nous montre comment le capital social évolue et comment il est nécessaire à la constitution du pouvoir. Il nous montre aussi son rôle dans l’articulation d’autorités externes à la communauté. Le capital social éclaire enfin de manière étonnante plusieurs dynamiques historiques, notamment pourquoi certains secteurs du village invitèrent la guérilla de la RENAMO alors que la communauté n’avait pas eu de problèmes particuliers avec le régime du FRELIMO.

4 Finalement, la contribution la moins originale du livre concerne l’analyse de la guerre post-coloniale. Englung nous présente une analyse détaillée de la guerre dans son village d’étude et il confirme par-là diverses recherches antérieures qui soulignaient déjà les variations locales et les éléments internes d’un conflit trop longtemps réduit à son élément de déstabilisation externe. Mais l’auteur n’apporte en cela pas grand chose de neuf (sans compter qu’il n’a pas lu la littérature en portugais). Son argument sur le caractère indissociable et sur l’entrelacement des facteurs internes et externes finit aussi par lasser à force d’être répété sans pour autant constituer une piste de recherche claire. Ce qui nous amène au problème principal du livre, à savoir la démultiplication des axes d’investigation et des arguments. Si l’on peut dire, la richesse du livre constitue aussi sa faiblesse. Il est en effet difficile pour le lecteur de suivre trois arguments qui s’entrecroisent constamment alors même que l’abondance de détails force à de grands efforts pour ne pas se perdre dans les arbres généalogiques, le nom des personnes, des villages et de leurs unités. De même, le désir d’intervenir également dans trois littératures différentes ne peut qu’affaiblir certaines interventions. Le travail de Englung est par exemple clairement orienté sur la question des réfugiés et la problématique de la frontière. Son intervention dans la littérature sur la guerre en est du coup affaiblie, car elle aurait nécessité une autre recherche ou, du moins, une

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recherche supplémentaire, centrée sur cette problématique seule. Il est plus que probable que Harri Englung ait péché par ambition. Il aurait mieux fait de choisir un argument central et subordonner les autres. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage reste très riche, très stimulant et donc vivement recommandé à tous ceux qui s’intéressent à la problématique des réfugiés, à la discussion sur le « capital social » et au Mozambique plus particulièrement.

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Holder, Gilles. — Poussière, Ô poussière Paris, Société d’ethnologie, 2001, 503 p.

Anne Doquet

1 En prenant comme objet d’étude la cité-État Sama du Pays Dogon, Gilles Holder introduit un concept jusqu’alors absent de l’anthropologie politique africaniste. C’est en effet comme une cité-État qu’est décrite la petite ville de Kani-Gogouna, située au cœur d’une des régions favorites de l’ethnologie française. L’ouvrage se présente sous forme de trois livres, relativement indépendants les uns des autres, qui illustrent respectivement la fondation, la constitution et l’évolution de cette cité-État.

2 Le premier livre est consacré aux questions de l’identité dans l’histoire et de l’histoire dans l’identité. L’identité y est lue comme un enjeu politique pour les Saman, qui se définissent dans une histoire guerrière. La précision et la rigueur de cette restitution de l’histoire permettent de comprendre la complexité identitaire des Saman, tels qu’ils se définissent eux-mêmes ou tels qu’ils sont qualifiés de l’extérieur. Dotés dans le temps comme dans l’espace d’ethnonymes variables dénotant le flou identitaire qui entoure ce peuple peu étudié, les Saman s’auto-définissent comme « ceux de Djenné », et par conséquent comme héritiers de sa civilisation urbaine, ses pratiques musulmanes et son organisation politique. Avec un souci du détail rare, l’auteur déchiffre chaque étape de leur longue migration constituée de ruptures et de défaites, mais qui s’achève par une victoire et par leur installation sur le plateau dogon. Cette vision diachronique du temps est légitimée par l’importante place que lui concèdent les Saman : l’histoire est en effet un facteur de légitimation territoriale, dans la mesure où c’est par leur passé guerrier et par la fondation de leur cité qu’ils se définissent. Au temps linéaire de l’histoire se superpose par suite le mouvement cyclique du mythe. À la croisée de l’histoire et du mythe, mais aussi de l’islam et du paganisme, du « Livre » et du « Fétiche », les Saman font montre de leur sentiment de former un peuple culturellement singulier, ce qui amène l’auteur à parler de Nation.

3 Le deuxième livre décrit la fondation de cette cité, illustrant ainsi la réalisation de la nation. Partant de la morphologie de la localité, enceinte-frontière, Holder examine l’appréhension de l’espace de la cité par la périphérie et le centre et décrit le jeu

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d’alliance entre Saman et Dogon qui le légitiment. Au sein de cette anthropologie de l’espace sont éclairées les notions de citadinité et surtout de citoyenneté, qui sous tendent la question de l’esclavage. La question du territoire de la cité-État est alors envisagée sous l’angle de sa souveraineté politique, la cité se légitimant non par des droits sur la terre, mais par des droits sur des hommes, en particulier par l’usage de captifs publics. L’espace politique est ensuite suivi dans l’histoire, la période du Kalhifat des Fulbe de Hamdallaye ayant induit un glissement des institutions vers une plus grande autonomie politique.

4 Consacré à l’exercice de cette cité-État, le troisième livre est dominé par l’idée de Force chez les Saman, concept déterminant dans la constitution et le maintien de leur organisation politique. En tant que production logique de l’autorité, la Force, incarnée par un roi sacré, devait être proclamée sans être utilisée. Lorsque son usage fut imposé par l’histoire, la cité-État se disloqua au profit de nouvelles formes d’organisation politique, tel l’État-territoire. L’ouvrage s’achève enfin par l’interprétation des grands rites royaux, notamment celui du régicide, qui ramènent le lecteur aux différents concepts-clés précédemment traités : l’histoire, le mythe, l’identité, et la réalisation spatiale et temporelle de la cité-État, et constituent l’ultime témoignage de l’existence de cette nation sama.

5 On ne peut que féliciter Gilles Holder pour la rigueur et la précision de son écriture dans la restitution de l’histoire de cette cité-État un peu oubliée. On peut néanmoins regretter que la formation historique de l’auteur prenne le pas sur la perspective anthropologique de l’ouvrage et notamment que le travail ne fasse que peu de place aux représentations contemporaines de l’identité saman. Lorsque Holder écrit que les « principes sous-jacents de la cité-État demeurent » (p. 36) ou que « l’idée de citoyenneté n’a pas encore totalement disparu » (p. 472), il laisse quelque peu le lecteur sur sa faim quant aux résidus identitaires de cette cité. De même, les extraits d’entretiens qui émaillent l’ouvrage sont peu circonstanciés, alors que la période d’enquête en déterminait sans doute l’orientation. On peut également regretter le manque d’entretiens sur la perception que les Dogon ont des Saman aujourd’hui, même si l’auteur, présent sur le terrain au cours d’une période particulièrement délicate, s’en justifie (p. 22).

6 On ne peut cependant que louer le travail d’analyse méticuleux de Gilles Holder, qui décortique les mécanismes socio-politiques originaux de cette localité, mécanismes à propos desquels les grilles de l’anthropologie classique ne sont pas opératoires. D’aucuns pourront juger abusive la qualification de cité-État et encore plus de nation pour la petite ville de Kani-Gogouna. L’argumentation est pourtant précise et l’on ne peut, quoi qu’il en soit, qu’être persuadé qu’à la typologie classique de l’anthropologie africaniste faisaient jusqu’à présent défaut les termes pour qualifier une telle configuration. Au-delà d’une connaissance approfondie des Saman « inconnus », Poussière, Ô, poussière invite donc l’anthropologie politique, encore aujourd’hui entachée d’ethnocentrisme, à élargir la panoplie des structures politiques possibles des sociétés africaines. En outre, cet ouvrage a le mérite d’illustrer le caractère hétérogène et fluctuant de l’identité, en présentant une petite société dont les expressions identitaires, jonglant avec l’Histoire et le mythe, tout autant qu’avec le Livre et le Fétiche, allient des catégories traditionnellement réservées à des types de sociétés particuliers.

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7 Ainsi, le livre de Gilles Holder bat en brèche, par la rigueur de son argumentation, la conception unifiante et idéalisée du Pays Dogon héritée de l’école de Marcel Griaule, et en cela il participe au renouveau en cours de l’anthropologie des Dogon. Contribuant à éclairer les mouvements identitaires dans l’histoire d’une région toujours envisagée en dehors de l’histoire, il déconstruit l’appréhension anthropologique habituelle d’une culture souvent envisagée comme un isolat.

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Hussein Ahmed. — Islam in Nineteenth-Century Wallo, Ethiopia. Revival, Reform and Reaction Leiden-Boston-Köln, Brill (« Social, Economic and Political Studies of the Middle East and Asia », 74), 2001, 232 p.

Eloi Ficquet

1 Attendue depuis plusieurs années, la publication de la thèse de Hussein Ahmed, soutenue à l’Université de Birmingham en 1984, est parue dans la luxueuse et prestigieuse collection « Social, Economic and Political Studies of the Middle East and Asia » aux éditions Brill. Quelques articles en avaient déjà été extraits, disséminés dans des actes de colloques. La synthèse de ces textes, l’enrichissement des descriptions et l’adjonction de passages inédits font que cette étude marque une avancée notable dans la connaissance de l’islam éthiopien.

2 L’auteur souligne d’entrée les lacunes et les préjugés qui minent l’historiographie de l’islam. On lui sait gré de ne pas ressasser, comme beaucoup de ses prédécesseurs sur le sujet, la litanie des lieux communs de l’histoire musulmane et de l’Éthiopie, depuis la première hégire à Aksum jusqu’à la guerre sainte de l’imam Grañ. Sans ignorer les problèmes posés par ces épisodes emblématiques de l’installation et de l’expansion de l’islam dans l’espace politique et idéologique éthiopien, son étude se concentre sur le XIXe siècle. Cette période, connue pour avoir marqué la reconstitution et la rénovation de l’autorité impériale éthiopienne au sortir d’une longue convalescence, a aussi été celle d’un renouveau de l’islam à la périphérie de l’État chrétien, par le déploiement de réseaux confrériques.

3 Pour rendre compte des entrelacs entre histoires religieuse et politique, cet ouvrage porte sur une région centrale des hautes terres, le Wällo, qui présente une situation de mixité inter-religieuse exceptionnelle en pays de langue et de culture amharique. L’auteur insiste cependant peu sur cette configuration originale, et se borne à rendre compte des processus d’islamisation de ce territoire. Tandis que sa thèse était à l’origine intitulée Clerics, Traders and Chiefs, désignant les acteurs de la propagation de

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l’islam, la présente publication comporte un sous-titre lui aussi ternaire : « Revival, Reform and Reaction » indiquant les phases idéologiques de ces dynamiques historiques. Le problème de la périodisation est précisément au cœur de cette enquête. Pour en étayer le propos, Hussein Ahmed se réfère aux processus plus anciens de pénétration de l’islam en Éthiopie, qui ont fait l’objet de modélisations par des islamologues éthiopisants aussi distingués que Enrico Cerulli, J. Spencer Trimingham ou Franz Dombrowski. Un rappel précis de ces discussions est proposé, mettant l’accent sur les problèmes d’établissement d’une chronologie de la pénétration religieuse, de mesure de sa vitesse, de détermination des rôles respectifs des agents religieux, politiques et économiques. L’auteur s’appuie pour cela sur le débat théorique qui s’est tenu par articles interposés entre Robin Horton et Humphrey Fisher dans la revue Africa (de Londres) à propos de l’islamisation en Afrique. Le premier supposait que l’adhésion à l’islam nécessitait des conditions préalables de réceptivité dans les systèmes de pensées des populations converties ; le second cherchait à mettre au jour les étapes d’une adhésion progressive par imprégnation puis propagande réformatrice.

4 Par sa tentative de révision des périodisations existantes pour en produire une nouvelle, Hussein Ahmed nous amène à questionner la nécessité qu’éprouve la raison historienne à distinguer des phases pour rendre compte de phénomènes de conversion qui ne sont pas forcément linéaires. Au terme de son raisonnement l’auteur reconnaît implicitement que tous les répertoires de la pensée religieuse (du rigorisme à l’occultisme) sont simultanément disponibles, mais plus ou moins sollicités selon les positions des acteurs dans le champ social.

5 De plus, en empruntant des modélisations de l’histoire de l’islam en Afrique fondées sur l’hypothèse d’un substrat païen, fermé sur lui-même, submergé par les afflux d’une religion universelle, cette réflexion fait peu de cas de la présence antérieure et hégémonique d’un État chrétien sur les hautes terres d’Éthiopie. Cette donnée modifie pourtant considérablement les paramètres de l’islamisation. Certes, le passé chrétien du Wällo, au temps où ce territoire formait sous le nom d’Amhara le cœur du royaume chrétien médiéval, n’est pas ignoré. Mais la question de la relation de l’islam au christianisme n’est quasiment pas abordée en termes théoriques, sauf à opposer deux modèles de pouvoirs, deux idéologies concurrentes et inconciliables. À vouloir caler son objet dans les cadres de la pensée islamologique, l’auteur tend à perdre de vue l’idiosyncrasie de son terrain, caractérisé par des dynamiques de conversions identitaires, religieuses et politiques.

6 L’analyse de l’histoire religieuse du Wällo moderne est partagée en trois parties, correspondant aux trois catégories d’acteurs et de processus mentionnées plus haut, sans hiérarchisation de leur importance.

7 Les réseaux de l’islam confrérique connurent un renouveau international à la fin du XVIIIe siècle. Ce sont surtout des soufis promoteurs des ordres qādirī et shādhili qui s’installèrent dans la région. Pour en rendre compte, l’auteur restitue les biographies de trois saints majeurs, Shaykh Muhammad Shāfī, Sayyid Bushrā, Shaykh Jacfar Bukko, d’après leurs hagiographies recueillies sous formes de traditions manuscrites ou orales. Ils sont à la fois remémorés comme promoteurs d’un enseignement formel et rigoriste de l’islam mystique et célébrés par des cultes ésotériques associant récitation de litanies mystiques (dhikr) et pratiques exorcistes. Les sanctuaires (zāwiyya) des deux premiers, à Jäma Negus et à Gäta, sont les plus anciens et parmi les plus vénérés régionalement. La recherche de la grâce (baraka) transmise par les saints fondateurs à

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leurs descendants et la sollicitation de leur pouvoir thaumaturgique (karāma) génèrent une intense activité rituelle, attirant de nombreux pèlerins, parmi lesquels les chrétiens ne sont pas rares. Les autres sanctuaires, qui présentent des caractéristiques similaires, sont rapidement recensés et la seule carte proposée est hélas trop approximative pour mesurer leur répartition dans chaque district et leur juxtaposition avec les lieux saints chrétiens.

8 Ce maillage assez dense de centres religieux n’aurait pu s’implanter sans l’appui des réseaux commerciaux. La description du « bazar » (emporium) commercial de Däwwäy est peut-être la partie la plus réussie de l’ouvrage. Ce vaste ensemble de places de marché, au sud-est de la région, forme un espace d’échanges entre hautes et basses terres, ouvert aux trafics de la mer Rouge. Les commerçants n’ont pas été des agents directs de l’islamisation, mais ils ont joué un rôle de facilitateur, d’une part en permettant la diffusion des éléments matériels de la culture musulmane, d’autre part en redistribuant une part de la prospérité pour entretenir une classe cléricale.

9 Pour finir, la dimension politique de l’islam est examinée. L’adoption de cette religion par les chefferies du Wällo d’ascendance oromo avait été un moyen d’échapper à leur absorption inexorable dans le royaume amhara-chrétien. Les empereurs Téwodros II et Yohannes IV ont achevé l’intégration de ce territoire et la résorption de son altérité par des campagnes militaires opiniâtres. À la synthèse des travaux abondants sur ces deux règnes, l’auteur ajoute quelques données nouvelles, recueillies auprès d’érudits locaux au début des années 1980. Son approche se conclut par une analyse précise des mouvements de résistance musulmans contre la politique de christianisation forcée par Yohannes. Pour corriger la représentation du Wällo comme fer de lance d’un islam fanatique menaçant l’intégrité nationale il s’en prend surtout aux interprétations trop partiales de Zewde Gabre-Sellassie, descendant et biographe de Yohannes, qui réduisait l’islam wällo à une « minority of sheikhs and fakirs, who used the instrument of religious fervour for their own political ends »1. La symbiose inter-religieuse qui commença à s’élaborer sous le règne de Menilek II, et prit forme au cours du XXe siècle, est placée hors du cadre chronologique de l’étude. Son esquisse aurait permis d’ouvrir la perspective sur un champ d’interrogations qui reste fertile.

10 Dans l’ensemble, l’histoire de l’islam au Wällo par Hussein Ahmed propose des éclairages satisfaisants sur une région d’Éthiopie encore mal connue en raison de sa situation complexe de carrefour des peuples et des confessions de ce pays. Le lecteur curieux de connaître les ressorts de l’islam éthiopien moderne y trouvera un exposé clair, malgré les quelques raccourcis que nous avons notés, constituant un complément utile aux classiques du genre2. Le chercheur éthiopisant y trouvera matière à comparaison, regrettant que les données hagiographiques commentées ne soient pas directement accessibles sous formes d’annexes.

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NOTES

1. Z. GABRE-SELLASSIE, Yohannes IV of Ethiopia. A Political Biography, Oxford, Clarendon Press, 1975. 2. Islam in Ethiopia, de J. S. Trimingham (London, Oxford University Press, 1952) reste à ce jour la seule référence offrant un panorama complet. En français, L’Islam en Éthiopie de J. Cuoq (Paris, Éditions latines, 1981) s’arrête au XVIe siècle.

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Le Pape, Marc & Salignon, Pierre (dir.). — Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000) Paris, Karthala/Médecins sans frontières, 176 p.

Jean Copans

1 Le contenu de ce petit recueil de neuf textes correspond bien à son sous-titre. Mais l’intérêt des informations et des analyses, l’originalité du projet ne doit pas masquer quelques interrogations et quelques constats paradoxaux. Il y a d’abord des témoignages : de victimes civiles du conflit mais aussi d’intervenants humanitaires. Il y a ensuite des analyses sociologiques des causes et du déroulement socio-politique du conflit avec là encore des témoignages des humanitaires sur leur action personnelle et collective. Cette variété des auteurs ainsi que des lieux originaires de la parole, le terrain, la France, est pertinente car elle démontre assez brutalement la complémentarité des deux points de vue. Qui de fait sont peut-être plus nombreux puisque l’un des observateurs extérieurs, le sociologue R. Bazenguissa-Ganga, est originaire du Congo et qu’il est l’auteur reconnu déjà, spécialiste en quelque sorte, de plusieurs études sur cette guerre « civile ».

2 Le projet qui a donné naissance à cet ouvrage trouve sa justification dans la volonté de l’organisation humanitaire d’analyser ses propres pratiques, y compris sa perception des phénomènes qui l’ont conduite à intervenir. Cette analyse se confronte (ou plutôt se juxtapose) à celles des sociologues qui produisent une double analyse, des événements congolais d’une part, des événements humanitaires et de la perception des événements congolais par les humanitaires de l’autre. La qualité des textes est tout à fait remarquable depuis les cadrages globaux des événements, le conflit congolais (R. Bazenguissa-Ganga), l’action humanitaire sur le terrain (M. Le Pape) jusqu’aux témoignages et auto-analyses des infirmières, médecins et logisticiens. Une des

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questions centrales de ce dernier point concerne les viols et les violences sexuelles qui ont fortement marqué ce conflit brazzavillois.

3 Le président de Médecins sans frontières (MSF), J. H. Bradol, ouvre l’ouvrage par un texte assez remarquable qui, malheureusement, n’explicite pas toute la démarche de MSF, y compris le rôle des sociologues qui ont été sollicités par cet organisation, M. Le Pape étant par ailleurs un membre de son conseil d’administration, à l’écoute des ambiguïtés, des erreurs d’appréciation ou d’analyse des humanitaires. Or force est de constater le caractère partiel de la démarche. Le sociologue n’a pas conduit d’enquête autonome, sur le terrain, pendant l’action elle-même. Il s’agit d’une sociologie des perceptions et des impressions, au second degré, et au final, peu critique. Comme il semble s’agir ici d’une première (en tout cas pour MSF) je n’aurai pas l’outrecuidance de faire la « fine bouche ». Mais ce type d’ouvrage pose tout de même deux séries de problèmes, relevant d’une part de la méthode des sciences sociales, d’autre part de la déontologie de ces mêmes disciplines. La sociologie n’est pas un commentaire « savant », c’est aussi et surtout une critique des sources : pour diverses raisons, d’opportunité, de possibilité, d’autorisation cette dernière n’a pas été conduite. On pourrait donc voir dans les contributions sociologiques non seulement un éclairage spécialisé mais aussi comme une forme d’alibi rhétorique d’observateurs extérieurs « neutres ». En ce qui concerne la déontologie l’interrogation est encore plus impliquée : elle laisse entendre une responsabilité politique (au sens noble du terme) du témoin humanitaire puisqu’il est en première ligne et non compromis avec l’une des parties prenantes du conflit. Mais les humanitaires sont peut-être plus ethno- centriques que les journalistes puisque au-delà de la description et de l’analyse, ils s’engagent par leur pratique dans l’histoire sociale et culturelle locale. J. H. Bradol évoque certes toutes ces questions dans son introduction mais on ne peut s’interdire de penser qu’une observation plus ou moins participante des sociologues aurait conforté avec plus de poids, mais aussi de manière plus distanciée, cette première tentative d’auto-analyse d’une grande organisation humanitaire. Elle n’est valable évidemment que pour ce terrain africain qui résiste toujours à l’objectivation de ses pratiques de violence.

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Pérouse de Montclos, Marc- Antoine. — L’aide humanitaire, aide à la guerre ? Bruxelles, Éd. Complexes, 2001, 208 p.

Béatrice Pouligny

1 Récemment, « l’humanitaire » faisait la une des journaux en France. Le rapport d’une mission d’évaluation conjointe du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et de l’ONG Save the Children Fund, révélait que des travailleurs humanitaires appartenant à quarante organisations avaient utilisé leur position de pouvoir pour obtenir les faveurs sexuelles de réfugiés mineurs en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée. Dans la foulée, Sylvie Brunel, présidente démissionnaire de l’organisation française Action contre la Faim, donnait un entretien au quotidien Libération : « Les organisations humanitaires sont devenues un business. » Le tour très personnel pris par la polémique (alors qu’elle n’apportait aucun élément novateur, sur le fond) n’a guère aidé le grand public à saisir les enjeux d’un débat récurrent depuis une vingtaine d’années. Le petit ouvrage de M.-A. Pérouse de Montclos cherche à combler cette lacune. Il en éclaire une dimension fondamentale, dont l’auteur formule explicitement le postulat de départ : « La distribution des secours entretient tous les jours des “liaisons dangereuses” avec la guerre et contribue, à sa manière, à alimenter les conflits » (p. 14).

2 Pour ce faire, l’auteur analyse les différents ressorts de la relation entre aide humanitaire et guerre ainsi que les pratiques diverses mises en œuvre par les protagonistes des conflits (détournements, vols...). Avec raison, il propose de prendre du recul historique pour aborder les situations concernées et rappelle que ce sont moins les réalités de la guerre que les analyses qui en sont proposées qui ont le plus souvent changé. Sa critique des différents usages qui sont faits des notions de « nouveauté » et d’« irrationalité » est particulièrement bienvenue. Du reste, le chapitre sur les « nouvelles » guerres est sans doute l’un des plus réussis. On peut regretter que M.-A. Pérouse de Montclos n’ait pas rappelé à l’occasion que l’usage du registre humanitaire, comme tel, n’était pas nouveau dans la panoplie diplomatique1.

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Les pratiques d’ingérence sont elles-mêmes anciennes. L’argument humanitaire, de plus en plus fréquemment avancé pour les justifier, a souvent été utilisé dans le passé2. Là non plus, la fin de la bipolarité n’a pas toujours constitué la rupture annoncée.

3 L’auteur appuie sa démonstration sur des exemples essentiellement empruntés à la Corne de l’Afrique, ce qui fait regretter qu’il n’ait pas fait le pari de fonder son argument sur les deux ou trois pays qu’il connaît le mieux et d’en proposer une analyse plus fouillée, sur le temps long. Cela aurait sans doute donné plus de poids à sa démonstration (en éclairant notamment les articulations diverses entre dynamiques locales et aide humanitaire) et permis de rassembler de façon plus convaincante ses remarques sur l’impact à moyen-long terme de l’aide humanitaire sur les rapports de force et modes de structuration des espaces politiques, sociaux et économiques locaux. Cette option aurait également donné plus de force à un propos souvent décousu, à force de trop vouloir embrasser ; les parties consacrées aux opérations de paix, à l’usage des sanctions ou encore à la justice internationale sont, du reste, les moins convaincantes.

4 Enfin, on peut regretter que M.-A. Pérouse de Montclos rende aussi peu justice à l’évolution des analyses et des actions des acteurs de l’humanitaire eux-mêmes depuis une décennie. Cette évolution passe par une diversification croissante des modalités d’intervention et des options politiques, y compris au sein de mouvements internationaux comme Médecins sans frontières. De même, les organisations sont animées de nombreux débats internes, révélateurs entre autres choses de la pluralité des acteurs, des motivations et des pratiques de l’humanitaire dont tente de rendre compte notamment le travail récent de Pascal Dauvin et Johanna Siméant3.

NOTES

1. Pour une analyse de l’idéologie de l’humanitaire à travers l’histoire, voir P. DE SENARCLENS, L’humanitaire en catastrophe, Paris, Presses de Sciences Po (« La bibliothèque du citoyen »), 1999. 2. Au XIXe siècle, des expéditions militaires furent menées au nom de l’humanitaire et justifiées comme telles (cf. notamment la position d’un juriste français, Antoine ROUGIER, « La théorie de l’intervention d’humanité », Revue générale de droit international public, 1910, pp. 469-471). Plus récemment, on peut penser aux interventions indienne à l’est du Pakistan en 1971, vietnamienne dans le Cambodge de Pol Pot et tanzanienne dans l’Ouganda d’Amin Dada en 1979. 3. Le travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.

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Perrot, Claude-Hélène (dir.). — Lignages et territoire en Afrique aux XVIIIe et XIXe siècles. Stratégies, compétition, intégration Paris, Éditions Karthala (« Hommes et sociétés »), Paris, 2000, 222 p.

Pierre Kipré

1 Pour la défense et l’illustration de la tradition orale comme source importante de l’histoire africaine, voici un livre qui nous dit ce que l’on peut tirer de ce type de sources lorsqu’on les pratique bien. Claude-Hélène Perrot, l’une des meilleures spécialistes des sources orales africaines, nous en administre la preuve avec une équipe de chercheurs confirmés et dont les travaux ont montré leur grande connaissance de ces sources orales. Le thème choisi est celui de l’histoire de l’occupation humaine de l’espace ; ce n’est pas le plus facile, surtout lorsqu’à la différence de l’histoire européenne, on ne dispose ni de cartulaire ni d’actes notariés ni de rapports administratifs ou de statistiques. Nous reviendrons sur les problèmes de méthode que nous suggère cet ouvrage.

2 Voici un ensemble d’études qui vient à son heure dans une Afrique déchirée par des conflits liés notamment à l’affirmation d’identités parcellaires et aux problèmes fonciers. Interrogeant le passé, nos auteurs en effet partent de l’hypothèse que, dans le temps long des deux siècles qui précèdent l’emprise coloniale, l’histoire des sociétés africaines déroule en permanence un jeu de contradictions, de stratégies et de rivalités multiformes entre les lignages pour la maîtrise de l’espace ; le moyen principal ici n’est pas la guerre (ou très peu), mais « la capitalisation des hommes que les dirigeants s’efforcent d’attirer à eux de diverses manières » (p. 5) pour les intégrer dans leur communauté ; car, « devenir plus nombreux c’est garantir sa survie, c’est se rendre plus efficace dans la maîtrise de l’environnement, plus apte à s’étendre dans l’espace » (p. 14).

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3 Le livre choisit de vérifier l’hypothèse en analysant l’histoire insuffisamment vulgarisée de neuf communautés d’Afrique noire aux XVIIIe et XIXe siècles. Ce n’est pas l’histoire de toute l’Afrique comme pourrait le laisser croire le titre de l’ouvrage. Mais, géographiquement, l’espace d’études est assez large : quatre communautés d’Afrique de l’Ouest (les Nyabwa, Toura, Baoulé et Anyi de Côte-d’Ivoire) et cinq d’Afrique centrale (les Punu et Ambaama du Gabon, les Beembe du Congo, les Bamoun du Cameroun). Au- delà de cette approche spatiale, le choix des communautés est surtout fondé sur les caractères essentiels des sociétés. On a ainsi trois communautés à organisation étatique (les Baoulé, les Anyi, les Bamoun) et six qui sont dites « sans État ». On aurait souhaité ici un rappel de quelques concepts généraux (par exemple l’État, la société lignagère, etc.) et les raisons de cette distinction entre les deux formes d’organisation de la société globale. Car, il y a dans toutes études une constante qui est le rôle incontournable du lignage ; et les auteurs montrent bien que c’est le premier niveau de proximité et d’organisation sociale à ce moment de l’histoire africaine ; même dans les États constitués.

4 Les sources dont dispose l’équipe de Claude-Hélène Perrot sont des sources orales. Ce n’est pas le lieu ici de dire pourquoi nous partageons les remarques, dans l’introduction, sur la valeur de cette source. D’autres ont montré ailleurs1 l’actualité et la pertinence d’une enquête « au ras du sol », dans le secret des lignages et sans se laisser abuser par les trompettes qui entourent les grands personnages de l’histoire politique. Nous aimons ce changement d’échelle. Comme l’annonçait Ph. Ariès2, « les variations de natalité, de longévité, de la répartition des densités, des mouvements de populations sont comme des manifestations dénombrables des changements plus profonds et plus secrets de la mentalité humaine, de l’idée que l’homme se fait de lui- même ». On comprend donc que Claude-Hélène Perrot et son équipe posent un problème immédiat : « Le surplus d’hommes nécessité par l’expansion constatée provient-il d’un accroissement naturel de la population ou d’un afflux d’étrangers ? » (p. 154). Exploitant plus avant encore le corpus de sources orales, un chercheur lèvera peut-être un jour un coin du voile de ces « changements plus profonds et plus secrets de la mentalité humaine ».

5 Nous aimons aussi cette reconstitution généalogique à partir de laquelle C.-H. Perrot avait déjà tiré la notion de « génération de lignages » dans sa thèse3 sur les Anyi. Elle montre comment « les récits sont davantage manipulés que les généalogies, dans lesquelles les contradictions et les invraisemblances demeurent plus visibles » (p. 158). On peut regretter que toutes les contributions n’aient pas repris le concept qui est, à mon avis, très prometteur au plan méthodologique. Car il y a un profit « pré- statistique » à tirer de ces généalogies pour donner une estimation de la charge démographique à telle ou telle époque ; c’est aussi cette dimension qui explique, objectivement, pourquoi et comment tel lignage (ou même l’ensemble des lignages d’une région) s’appauvrit ou s’enrichit en ressources humaines, développe ou non des stratégies plus dynamiques. On voit par-là, au plan méthodologique, les perspectives qu’ouvre cet ouvrage, à la faveur d’une relecture des traditions orales, notamment les généalogies.

6 Dans le détail des contributions, les idées foisonnent ; des thèses fortes aussi. Ainsi par exemple, contre ceux des ethno-anthropologues qui ont voulu prouver que les sociétés africaines ont des règles immuables, la plupart des contributeurs montrent qu’il faut se garder des visions uniformisantes et surtout d’un certain égalitarisme primitif dont le

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lignage rendrait compte. Il faut se méfier du rappel des coutumes dans les traditions orales. Dans les faits, il semble que celles-ci soient souvent transgressées, surtout en période de crise (crise alimentaire, pénurie de bras, guerres, etc.) Comme dans la belle thèse de H. Fôtè-Memel sur l’esclavage dans les sociétés lignagères de Côte-d’Ivoire (1988), on voit en œuvre l’inégalité sociale, les stratégies élaborées qui traduisent l’inégal dynamisme des lignages dans l’occupation de l’espace.

7 Sous ce rapport, Zézé Béké (« Les Nyabwa et les paradoxes de l’intégration », pp. 23-39) montre les nombreuses segmentations de lignages-villages chez les Nyabwa ; il montre aussi la répartition différenciée des effectifs, les stratégies d’accroissement du lignage par absorption d’étrangers ; et c’est apparemment un gage de sécurité et de puissance puisque, installés à la lisière des zones de conflits, les villages spécifiquement étrangers ont des obligations d’assistance militaire de leurs hôtes. Pour Zézé Béké, il faut se garder de croire en une hospitalité intuitive et mécaniquement intégrative de l’étranger dans cette société patrilinéaire. Car, le « paradoxe de l’intégration » des hôtes vient précisément de ce que la communauté nyabwa veut à la fois accroître son poids démographique tout en préservant les lignées fondatrices d’un dépérissement qui profiterait aux étrangers intégrés. Même si Zézé Béké n’insiste pas assez sur toutes les séquences temporelles du phénomène, on voit bien le mode d’intégration par lequel le Nyabwa tente de maintenir l’étranger dans une situation de dépendance, dont ce dernier s’accommode mal au fil du temps : « Les villages issus d’étrangers ont toujours cherché à se rendre indépendants », écrit-il (p. 35). À la lumière des incidents qui ont éclaté en 1995-1999 entre Nyabwa et les populations allogènes (baoulé, sénoufo, mossi) dans la région nyabwa, on peut se demander si la même logique ne prévaut pas encore ; l’histoire aiderait ainsi à comprendre l’actualité.

8 Dans sa contribution sur les Toura (« Propriété foncière et parenté sociale en pays toura », pp. 39-54), Gilbert Gonnin montre le caractère pacifique des acquisitions de terres par les lignages étrangers venus du pays mahou, en deux grandes vagues de migrants. Mais on voit aussi que cette installation s’est réalisée « par segmentation des lignages, suivie de micro-migrations » qui permettent l’essaimage sur un espace plus important. On comprend que « la parenté autour d’une propriété foncière commune transcende celle qui est issue de la communauté d’interdits » (p. 43) et que « la solidarité villageoise l’emporte sur celle des lignages lorsque les membres de ces derniers se trouvent répartis entre plusieurs localités » (p. 45). La contribution nous présente les modes d’accès à la terre : accès libre parce que la terre abonde ; acquisitions de terres mises en gage ou achetées (sommets dénudés de montagnes, grottes ou points d’eau particuliers) en apparence improductives mais en fait destinées à des cultes particuliers. Partout, dans cette région-refuge, le village s’ouvre aux nouveaux venus pour accroître la capacité de défense ; il cherche même à en attirer à lui (par exemple les guerriers sahoumin très recherchés par tous les villages). Parfois aussi, surtout au XIXe siècle, est autorisée la création d’un village exclusivement constitué d’étrangers et politiquement autonome, le village d’autochtones ne gardant que le pouvoir religieux (pouvoir du luhumin ou chef de terre qui appartient au lignage- fondateur). On note alors un lent processus par lequel les nouveaux venus, plus dynamiques, finissent par « phagocyter » les lignages anciens.

9 Le cas des Punu du Gabon qu’étudie Monique Koumba-Manfoumbi (« Stratégies d’expansion des domaines claniques punu », pp. 57-72) est révélateur des mêmes modes d’expansion territoriale fondés sur l’intégration de clans étrangers. Mais ici, on a aussi

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le recours aux relations matrimoniales (utilisation de ceux qu’on appelle « enfants des mains » qui sont les enfants d’hommes libres et de captives ; jeu des concessions foncières à titre de compensation) et à l’achat d’esclaves (souvent des Pygmées). À propos de ce peuple du Sud-Ouest du Gabon venu du Kasaï (au Sud-Ouest de l’actuelle RDC) en passant par l’actuel Congo vers le XIIe siècle, l’auteure nous indique les principales phases de sa migration jusqu’à son implantation au Gabon au début du XVIIIe siècle ; la segmentation des différents clans explique l’apparition de nouveaux villages dans la seconde moitié de ce siècle. On voit ainsi se constituer des espaces claniques souvent d’un seul tenant et dont l’auteure nous donne une bonne cartographie ; cela permet de comprendre pourquoi et comment les stratégies d’occupation des terres par les clans les moins peuplés sont une réponse aux stratégies d’extension des clans les plus riches en hommes. Les premiers comblent leur déficit par des achats d’esclaves — principalement des femmes —, surtout lorsque ces clans sont sur les voies de la traite négrière. Dans cette société qui est matrilinéaire, les enfants nés de l’union d’un homme libre (souvent chef de village ou notable) et d’une captive — « enfants de mains » — sont les fondateurs de ces nouveaux villages après le milieu du XVIIIe siècle ; il s’agit de villages créés pour le compte de leur père. L’auteure note enfin que certains clans tirent partie des conflits intralignagers pour étendre leur domaine initial.

10 C’est en privilégiant « les rivalités lignagères chez les Ambaama du Gabon » que Guy- Claver Loubamono-Bessacque aborde la question de l’expansion territoriale (pp. 73-83). Contre l’idée que les populations africaines seraient avant tout guerrières et sans cesse en mouvement, l’auteure montre que, pour accroître le lignage chez les Ambaama, il faut parler de rivalités (actions politiques, pratiques magiques par recours au ongenge, etc.) plus tôt que de conflits armés. Et tous les lignages n’ont pas une égale habileté ici pour affirmer leur puissance et leur autorité.

11 Dans le dernier exemple de sociétés lignagères sans État, Benjamin Kala-Ngoma (« La filiation paternelle et son utilisation par les Beembe matrilinéaires dans la conquête de la terre », pp. 85-107) nous montre comment les lignages de cette communauté du Congo ont joué de toutes les opportunités qu’offrait la filiation paternelle (le Kimwana) dans une société matrilinéaire. Surtout au XIXe siècle, il s’agit de contourner les devoirs vis-à-vis des oncles maternels et d’étendre de manière autonome l’espace occupé par le lignage paternel. Kala-Ngoma apporte un éclairage sur les transformations de la vie familiale et pense même que, loin de toute influence occidentale, on a eu l’amorce d’une « nucléarisation » de la famille avec l’accroissement du pouvoir du père par rapport à celui dévolu aux oncles maternels au XVIIIe siècle.

12 Le livre nous montre les formes variées de compétitions et rivalités entre lignages qui, dans les sociétés à organisation étatique, visent aussi à étendre les terres occupées. Le premier exemple est celui des Baoulé-Aïtou que présente Fabio Viti (« La construction de l’espace politique baulé — le cas de l’AÏtu nvlé », pp. 113-151). Le nvlé, selon F. Viti, est un système lié aux phases du peuplement baoulé depuis le XVIIIe siècle ; il est le résultat de stratégies que les lignages ont mis en œuvre pour s’accaparer ou contrôler des espaces plus ou moins importants. Dans l’Aïtu, un des « micro-États » du monde baoulé, ce sont deux anua initiaux (des clans familiaux d’homogénéité assez lâche), les Ahalé et les Amanzi, qui essaiment au cœur de la savane arborée par déploiement de huit akpaswa (groupements homogènes de parenté ou de résidence). Depuis l’installation entre les rivières Kan et Akpra (entre Tiébissou et Sakassou) au début du

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XVIIIe siècle, l’extension de l’occupation a suivi des directions précises. On voit ainsi une disposition défensive des villages « qui évoque l’ordre de bataille de l’armée asante » (p. 123). Les toponymes montrent que les populations autochtones et des étrangers ont été intégrés aux nouveaux établissements par tous les moyens possibles (usage de la force, alliances matrimoniales, accords contractuels de type clientéliste, etc.). À partir de quoi s’est bâti un nouvel édifice politique, le Aïtu nvlé. Comme d’autres auteurs avant lui Fabio Viti montre l’expansion vers la partie centrale du V baoulé (le Ngonda) ; il la situe dans les années 1780-1800 comme prolongement du premier peuplement baoulé des années 1730-1760. La deuxième phase de peuplement s’explique par la pression démographique, l’attrait de l’or de Kokumbo, la vitalité des échanges avec le Bas- Bandama.

13 L’intérêt de cette contribution ne réside pas seulement dans l’exposé des mécanismes d’occupation d’un territoire, avec alternance de périodes d’expansion et de repli ; il est aussi dans l’articulation entre pouvoir et territoire chez les Baoulé autant que dans la discussion sur le concept d’autochtonie chez les Baoulé. Ainsi par exemple, Fabio Viti montre que chez les Baoulé l’autochtonie est moins fondée sur le droit du premier occupant que sur le rôle fondateur que permet « un travail symbolique et politique » pour l’occupation réelle du sol (« La légitimité de la spoliation des droits sur le sol et la négation de l’autochtonie sont certainement les traits les plus marquants d’une politique baoulé de la terre », écrit F. Viti, p. 144). Les clans les plus dynamiques finissent ainsi par s’imposer, sinon par faire respecter leur autonomie et à se constituer en territoire politique aux XVIIIe et XIXe siècles. La même logique semble encore à l’œuvre dans la colonisation agraire du Sud-Ouest ivoirien actuel. Les liens de dépendance personnelle, les alliances diverses sont un puissant levier d’intégration des nouveaux venus et de « phagocytose » des premiers occupants.

14 Dans le cas des Anyi qu’elle présente ici (« L’appropriation de l’espace, enjeu de pouvoir chez les Anyi du Ndéniè »), C.-H. Perrot note qu’il s’agit de mécanismes qui ne se comprennent que dans la longue durée. L’édification de six royaumes anyi au XVIIIe siècle et leur consolidation se sont effectuées en même temps que l’occupation de l’espace ; « les nouveaux villages sont dotés d’un statut et intégrés, à un degré ou un autre, dans la hiérarchie politique en forme de pyramide du monde akan » (p. 154). Fabio Viti a constaté le même mécanisme dans le nvlé baoulé. Toutefois, C.-H. Perrot montre qu’il ne s’agit pas d’un mouvement continu au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, chez les Anyi, note-t-on qu’aux périodes d’expansion (fondation simultanée de nombreux villages par exemple sous Koa Tumassi vers 1750/1770 et sous Tiémélé Kotobulalé après 1850) succèdent des moments de stagnation. Zézé Béké et G. Gonnin ont fait ressortir cet aspect chez les Niabwa et les Toura ; mais chez les Anyi, l’expansion territoriale est doublée d’expansion politique par le recours à la stratégie d’installation des fils de chefs (« installer autour de soi des sièges de fils ou de petits- fils », p. 168), surtout à partir des agglomérations qui ont un excédent démographique. Pour contourner les contraintes liées à la seule fécondité des femmes du lignage dans ce système matrilinéaire, on a eu recours à l’intégration des étrangers (intégration volontaire ou forcée). Pour C.-H. Perrot, il n’y a donc pas d’équilibre permanent qui assurerait une reproduction des mécanismes sociaux par le biais de savants agencements ; au contraire, il y a « la constance avec laquelle les lignages en présence essaient de bouleverser cet équilibre à leur profit » (p. 170). Le dynamisme démographique (natalité, élargissement des dépendants, capacité d’exploitation de

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l’environnement naturel, etc.) permet le contrôle effectif d’un territoire et l’exercice d’un pouvoir politique au détriment des clans ou lignages les moins actifs. Le Ndenyè l’emportera ainsi sur les cinq autres royaumes au début du XXe siècle.

15 Claude Tardits (« L’espace, indicateur historique. L’exemple bamoun », pp. 176-203) et Aboubacar Njiasse Njoya (« Les objectifs de la politique foncière des rois bamoun au XIXe siècle. La paix sur les frontières et la sécurité alimentaire », pp. 205-222) étudient le cas du royaume bamoun. C. Tardits nous présente ainsi le mode d’installation des princes de ce royaume des hauts plateaux du Cameroun occidental. Le système s’apparenterait aux apanages de l’Europe médiévale si le lien lignager très fort n’apportait au pouvoir royal ce supplément d’autorité et de prestige ; celui-ci en fait le centre de gravité de tous les lignages qui lui sont rattachés directement (lignages princiers) ou symboliquement (lignages « palatins » qui rompent même avec leur parenté d’origine lorsqu’ils sont agrégés à la lignée royale par des alliances matrimoniales). L’intérêt du système réside dans le fait qu’il soit utilisé comme mode d’expansion territoriale en même temps que mode d’organisation de la communauté politique, le ngu. Ici, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le système anyi. La construction de la société politique, la conquête et l’organisation de l’espace se sont appuyés l’un sur l’autre en utilisant les possibilités qu’offrait la parenté. Mais est-ce toujours le même schéma au cours des deux siècles ? N’y a-t-il pas des temps forts et des moments de rupture dans ces mécanismes ? C. Tardits ne le dit pas.

16 C’est la contribution de A. N. Njoya qui fait mieux ressortir les enjeux et les phases de ce qu’il faut bien appeler la politique foncière des rois bamoun. On voit que l’expansion territoriale est d’abord une réponse au manque de terres cultivables consécutif au mode d’attribution décrit par C. Tardits ; surtout que les bénéficiaires ne sont pas que des princes mais aussi des serviteurs royaux. Dans la première moitié du XIXe siècle, la politique de conquête militaire du roi Mbuombo vient régler une crise foncière probablement de plus en plus insupportable et due à un fort excédent démographique sous ses prédécesseurs. A. N. Njoya montre ainsi comment ces conquêtes font « multiplier par six ou sept » la superficie du royaume auparavant de forme circulaire et d’un rayon de 15 km autour de Foumban (p. 214). Mais en même temps, le bel équilibre que pouvait laisser voir le système traditionnel d’installation de princes est rompu ; les appétits de pouvoir s’aiguisent ; les complots et révolutions de palais se multiplient au point qu’un usurpateur d’origine servile prend le pouvoir quelque temps. Les successeurs de Mbuombo prennent l’habitude de faire surtout confiance à leurs serviteurs les plus loyaux au détriment des princes. Les raisons de cette attitude sont l’insécurité grandissante des frontières du royaume, la multiplication des rivalités entre les princes que l’on prend soin de retenir près du palais royal, le rôle déterminant des cultivateurs libres dans la sécurité alimentaire. La seconde moitié du XIXe siècle est ainsi une phase de rupture et de contradictions sociales ; elle impose des ajustements de la politique foncière et des anciennes règles sociales. Les réformes foncières du célèbre roi Njoya (plantations d’arbres fruitiers, garantie de propriété foncière après dix ans de mise en valeur, dispersion des princes et des serviteurs les plus loyaux) marquent bien cette obligation de rupture pour accroître les espaces cultivés.

17 Au total, cet ouvrage est d’un intérêt certain pour relativiser plusieurs idées reçues. Sur les modalités d’occupation des terres, il faut retenir que les migrations ne s’opèrent pas de manière continue ; on a des phases d’expansion et des phases de stagnation ; et chacune correspond à des moments de l’histoire démographique des peuples. Les

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migrations des XVIIIe et XIXe siècles ne sont pas le fait des seuls lignages identifiables à travers les traditions orales ; il faut bien décrypter celles-ci pour s’apercevoir qu’il y a eu des adjonctions de personnes étrangères, soit volontairement soit par absorption de populations soumises soit par exploitation des opportunités de l’échange marchand (achat d’esclaves par exemple). Bien avant l’ère coloniale, on ne peut pas parler de lignage « pure », même lorsque les traditions orales tentent de gommer les traces de ces agrégations.

18 Nous avons quelques regrets. En effet, on ne voit pas toujours d’où viennent les « étrangers » ni pourquoi (en dehors du cas des esclaves). On ne voit pas non plus ce qui explique le dynamisme moindre de certains lignages, tout le monde étant soumis aux mêmes règles sociales. Faut-il voir ici le résultat de la transgression systématique de ces règles ? Est-ce l’action particulière de personnalités fortes dans certains lignages ? Par ailleurs, on aurait aimé avoir quelques cartes, notamment sur l’aire matrimoniale de certains de ces peuples et sur les pistes du commerce des esclaves. Enfin, on regrettera de ne pas toujours avoir une liste significative des sources orales, même si nous savons que les auteurs en ont largement présenté certaines ailleurs.

19 Mais on ne peut pas toujours relever tous les défis ; et les auteurs de cet ouvrage en avaient plusieurs à relever sur un sujet aussi ardu que celui des stratégies des lignages lors de l’occupation de l’espace aux XVIIIe et XIXe siècles. Certaines de ces stratégies ont encore cours à l’époque contemporaine et expliquent peut-être les conflits fonciers qui émaillent les temps présents. Il suffit déjà que C.-H. Perrot et ses collègues aient prouvé que cet aspect de l’histoire démographique peut être étudié à partir des traditions orales africaines et pour les siècles antérieurs. C’est un véritable tour de force à saluer et c’est une approche à prendre en compte plus souvent en histoire de l’Afrique noire.

NOTES

1. Jérôme BOURDIEU, Gilles POSTEL-VINAY, Paul-André ROSENTAL et Akiko SUWA-EISENMANN, « Migrations et transmissions inter-générationnelles dans la France du XIXe et du début du XXe siècle », Annales, histoire, sciences sociales, tome 55, no 4, juillet-août 2000, pp. 749-789. 2. Histoire des populations françaises et leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle, Paris, Éditions du Seuil (« coll. Point »), 1971. 3. Les Anyi-Ndényè et le pouvoir aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Publ. de la Sorbonne ; Abidjan, CEDA, 1982.

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Reid, Richard. — Political Power in Pre-colonial Buganda Oxford, James Currey ; Kampala, Fountain Publisher ; Athens, Ohio University Press (« Eastern African Studies »), 2002, 274 p., index, cartes, bibl.

Henri Médard

1 Ce livre est tiré d’une thèse de doctorat intitulée Economic and Military Changes in Nineteenth-Century Buganda soutenue en 1996. Malgré le nouveau titre (choix de l’éditeur), il est peu question de pouvoir politique dans cet ouvrage, qui porte surtout sur l’économie et la guerre. Ces thèmes servent à éclairer l’histoire politique du Buganda sans cependant s’y attarder. Au contraire, l’originalité principale de ce livre est précisément de traiter d’autre chose que de l’histoire politique de cet État.

2 Le Buganda est le royaume de l’Afrique des Grands Lacs qui a donné son nom à l’Ouganda actuel. Leur géographie est très différente, le royaume étendait son influence plus au sud et moins au nord que la république actuelle. D’une taille sensiblement égale au royaume du Burundi ou du Rwanda, il s’agit de l’État dont l’hégémonie sur la région est la plus importante au XIXe siècle. Trois aspects du Buganda ont particulièrement retenu l’attention du public : d’abord le Nil qui prend l’une de ses sources dans ce royaume, puis la nature très centralisée et hiérarchisée de cette société, et enfin le mouvement de conversion au christianisme et à l’islam qui secoue ce royaume dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le Buganda précolonial est donc un sujet classique de l’histoire et de l’anthropologie africaine. Dans les années 1960, c’est sans doute la région la mieux étudiée d’Afrique, mais à partir de la dictature d’Idi Amin Dada (1971-1979), les études cessent pratiquement pour reprendre seulement dans les années 1990. Aujourd’hui, les recherches se multiplient à nouveau sur cette région, à un rythme soutenu.

3 Cet ouvrage est donc l’un des premiers fruits publiés de cette seconde vague de recherches des années 1990. Son originalité est d’aborder différents aspects de la culture ganda délaissés depuis 1911. Ce travail s’appuie sur une utilisation équilibrée des sources : les écrits de Baganda, les archives coloniales, celles des missionnaires

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protestants (de la Church Missionary Society) et, ce qui est plus rare, les archives des missionnaires catholiques des Pères Blancs à Rome. Dans son livre, Richard Reid montre un Buganda beaucoup moins uniforme que l’on ne l’a perçu jusqu’alors. Une large place est laissée aux particularismes régionaux qui ne sont pas négligeables.

4 Les thèmes abordés sont très variés. L’ouvrage traite d’abord la question de l’agriculture au Buganda. L’auteur tente notamment de remettre en cause, en ce qui concerne les années 1880, la théorie d’un Buganda à l’abri de la famine ou de la disette grâce à la culture de la banane à laquelle on prête des propriétés fabuleuses. Puis il s’attache à la question de l’élevage et cherche à montrer que celui-ci joue un rôle beaucoup plus important que l’on ne l’écrit habituellement. Il insiste sur l’importance des épizooties durant les années 1880. Il s’occupe ensuite de la chasse, puis de l’artisanat et des artisans. Il étudie la question de la main-d’œuvre, du vaste et imposant réseau routier, des impôts et de l’esclavage. Plus loin, il fait un panorama du commerce. Il finit sur la guerre. Il se penche sur l’étude des tactiques, de l’armement. Il insiste sur les effets néfastes de l’adoption des armes à feu sur la capacité militaire des armées ganda. Les questions navales sont particulièrement développées. Le Buganda connaît au XIXe siècle une grande expansion sur le Lac Victoria. Il insiste sur le déclin de la puissance du Buganda dès le règne de Muteesa (1857-1884), généralement présenté comme le summum de l’histoire du Buganda. Richard Reid place cette apogée au début du XIXe siècle, durant le règne de Kamanya, le grand-père de Muteesa.

5 Cette étude est une mine de renseignements sur divers aspects de la vie des Baganda. Avant sa publication, pour s’informer sur beaucoup de thèmes qui y sont abordés, par exemple l’esclavage, la production du fer ou le travail des potiers, il fallait se référer à l’ouvrage de John Roscoe publié en 1911 et à celui d’Apolo Kagwa élaboré au même moment, mais en luganda1. Maintenant, il suffit de se référer au livre de Richard Reid ; on y trouve facilement, par exemple, les paragraphes concernant le tissu d’écorce et les références à ces deux ouvrages, complétées par des sources plus disparates, certaines non publiées et difficiles à trouver. Tous ces éléments sont analysés honnêtement et minutieusement.

6 L’approche des échanges me paraît cependant incomplète. L’auteur les réduit quasiment aux échanges marchands effectués sur les marchés. Il accorde peu de place aux colporteurs dont l’importance est pourtant attestée dans le reste de la région des Grands Lacs, même si les sources restent assez lacunaires concernant le Buganda. Ces derniers, à mon avis, jouent un bien plus grand rôle que les marchés dans les échanges commerciaux de cette partie de l’Afrique. Richard Reid, lui, considère que les marchés sont nombreux, anciens et bien répartis dans l’ensemble du royaume du Buganda. À mon sens, en dehors des zones frontalières, l’ancienneté de ces institutions est contestable. Il faut admettre que les sources sont contradictoires et qu’il est difficile de trancher. En revanche, on ne peut pas comprendre les échanges dans la région si l’on ignore l’échange social. L’échange social est un échange de biens et de services auquel s’ajoute une dimension symbolique forte. La relation sociale est au moins aussi importante que l’échange au sens strictement économique. Le commerce est seulement l’un des modes de circulation des biens au Buganda. Ceux-ci circulent aussi à travers les systèmes politique et judiciaire, les liens de clientèle, de parenté et de fraternité de sang. Les échanges au Buganda sont le fruit d’extractions liées au rapport de force, au don et au contre-don et évidemment à l’achat et à la vente. Tous ces modes peuvent même être combinés en savants mélanges. Toute la gamme des échanges possibles est

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pratiquée, mais les Baganda préfèrent l’échange social (ce qui ne signifie pas qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils soient incapables de pratiquer les autres modes d’échange). Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’échange marchand est indéniablement en expansion mais il faut attendre le XXe siècle ou, au plus tôt, les années 1890 pour qu’il devienne dominant. Il est à cet égard regrettable que Richard Reid n’ait pas utilisé les travaux éclairants de David Newbury2 sur le Rwanda et la région du Kivu.

7 D’autres ouvrages sur la région, en cours de publication, risquent d’apporter des éclairages légèrement différents de celui de Richard Reid3. En outre, si les recherches de Neil Kodesh sur l’histoire ancienne du Buganda (avant le XIXe siècle) aboutissent, une grande partie de la perception actuelle des fondements historiques de ce royaume sera bouleversée. Certaines thèses du présent ouvrage sont d’autant plus vulnérables que Richard Reid commet des imprudences dans l’interprétation des périodes anciennes, notamment celle des rois fondateurs du Buganda (Kintu, Cwa, Kimera). Il est souvent préférable de considérer les références à ces périodes fortement mythiques comme une charte atemporelle ou comme reflétant des enjeux des XVIIIe, XIXe ou XXe siècles. Il est difficile de s’en servir comme d’un élément permettant d’établir l’ancienneté d’une pratique ou d’une revendication (pp. 62, 78-81). Richard Reid n’utilise pas les travaux de Jean-Pierre Chrétien4 et par conséquent ne prend pas toujours garde aux déformations que le prestige d’une généalogie hamitique apporte aux récits d’origines (p. 48, par exemple). Cela étant, l’ouvrage de Richard Reid craint assez peu l’usure, ses caractéristiques font qu’indépendamment de la remise en cause de certaines de ses idées, son livre sera utile, voire indispensable, aux autres chercheurs.

NOTES

1. J. ROSCOE, The Baganda. London, Franck Cass, 1965 [1911] ; A. KAGWA, Ekitabo kye Mpisa za Baganda, Mengo Apolo, Kagwa Press, 1907. Traduction abrégée en anglais : A. KAGWA, Customs of the Baganda, New York, AMS Press, 1969 [1934]. 2. D. S. NEWBURY, King and Clans. Ijwi Island and the lake Kivu rift, 1780-1840, Madison, The University Press of Wisconsin, 1991 ; et « Lake Kivu Regional Trade in the Nineteenth Century », Journal des Africanistes, 1980, 50 (2), pp. 6-30. 3. Les travaux de Holly Hanson ou les miens, par exemple. 4. J.-P. CHRÉTIEN, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubiers, 2000 ; Burundi l’histoire retrouvée. 25 ans de métier d’historien en Afrique, Paris, Karthala, 1993.

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Roche, Christian. – Le Sénégal à la conquête de son indépendance, 1939-1960. Chronique de la vie politique et syndicale, de l’Empire français à l’Indépendance Paris, Karthala, 2001, 286 p.

Vincent Foucher

1 Comme l’indique le sous-titre, Christian Roche propose une chronique politique et syndicale du Sénégal de 1939 à l’indépendance. L’auteur note dans son avant-propos que c’est de son expérience d’enseignant dans le secondaire qu’il a déduit la nécessité de fixer les événements, de « classer, analyser et expliquer de nombreux faits politiques et syndicaux » plutôt que de s’engager dans une histoire sociale ou culturelle du politique. Il est donc difficile de résumer ici le propos du livre, puisque Roche s’attache à la narration des « faits », produisant une histoire peu problématisée, au ras de l’archive, assez sèche à la lecture.

2 Les textes traitant de l’histoire politique du Sénégal sur ce mode factuel ne manquant pas (Traoré, Lo & Alibert, Nzouankeu, Hesseling, Zuccarelli, Ly), on doit se demander quel est l’apport de l’ouvrage de Roche. Sur les faits politiques qu’il relate, Roche apporte souvent des précisions intéressantes et retrace le contexte métropolitain et AOFien de la vie politique sénégalaise – il le fait d’ailleurs parfois dans trop de détail et semble perdre de vue son sujet sénégalais. Enfin, par rapport à ses prédécesseurs, Roche fait montre d’un intérêt certain pour les aspects locaux des luttes politiques. Mais ce souci des « arènes locales » se traduit par des changements fréquents et parfois énigmatiques de focale, qui projettent un peu trop rapidement le lecteur des coulisses de l’Assemblée nationale française aux réunions des syndicalistes de Ziguinchor.

3 Par ailleurs, des questions essentielles restent non traitées. Ces silences tiennent parfois au choix opéré par Christian Roche de produire une chronique politique : ce

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type de travail aboutit presque nécessairement à une histoire politique par le haut ; sur les arènes locales n’apparaissent souvent que les élites africaines – « évoluées » et chefs de canton – et l’on n’apprend rien ici sur la manière dont les populations rurales et urbaines vivent les changements politiques. Mais à lire l’ouvrage par rapport au cahier des charges que l’auteur s’est fixé, on reste déçu. Si Roche est précis sur les aspects institutionnels, d’autres facteurs, importants pour une histoire par le haut de la vie politique sénégalaise, comme l’extension de la franchise électorale, le rôle politique de l’administration coloniale ou encore la place de l’Église et des marabouts n’apparaissent qu’en filigrane.

4 Il s’agit en fait en grande partie d’un problème de sources. Roche utilise presque exclusivement les archives d’Aix-en-Provence, les archives de l’État colonial, dont il n’interroge jamais la valeur documentaire, la « neutralité ». Centré sur Aix, Roche néglige les archives françaises rassemblées aux Archives nationales du Sénégal : pour faire une histoire politique du Sénégal après 1945, peut-on se passer des séries 20 G et 21 G, essentielles sur les élections et la vie politique nationale, ou de la série 11 D, particulièrement riche sur les scènes politiques locales ? Et d’autres sources, au moins aussi importantes, n’ont pas été employées – les archives privées rassemblées à Aix, par exemple, ou encore les archives de l’Institut Charles de Gaulle et de l’Office inter- universitaire de recherche socialiste, dont Florence Bernault a montré l’utilité dans ses travaux sur la vie politique de l’AEF. Quid de la presse de l’époque, citée dans les sources, mais presque jamais dans le corps du texte ? Quid des sources orales ? Des nombreux témoins encore vivants, Roche n’a sollicité que l’universitaire et homme politique Assane Seck. Quid enfin, des importantes sources de seconde main, en particulier en langue anglaise (Morgenthau, Chafer, Echenberg) ?

5 Le caractère assez incomplet des sources employées par Roche n’est pas sans conséquence dans l’établissement des « faits ». Ainsi, traitant de la mutinerie des tirailleurs sénégalais au camp de Thiaroye, Roche décalque sans les discuter les rapports apologétiques de l’administration française. À d’autres reprises, quand l’établissement des « faits » serait utile, Roche esquive l’exercice – pourquoi mentionner sans plus de commentaire les interprétations anachroniques des séparatistes casamançais sur certains épisodes de l’après-1945 (la mort de Victor Diatta, l’autonomie promise par Senghor aux hommes politiques casamançais) ?

6 Enfin, on regrettera l’absence d’index, qui aurait pu faire de cet ouvrage une source factuelle utile. Mais on regrettera surtout que, poursuivant son intérêt pour les questions politiques locales, Christian Roche n’ait mis son positivisme au service d’un sujet plus novateur, en explorant par exemple en détail une de ces arènes locales très mal connues de la politique sénégalaise entre 1945 et 1960 – la Casamance, par exemple, dont il a étudié la conquête par les Français dans un précédent ouvrage.

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Saugestad, Sidsel. – The Inconvenient Indigenous. Remote Area Development in Botswana, Donor Assistance, and the First People of the Kalahari Uppsala: Nordic Africa Institute, 2001, 266 p., index, biblio.

John R. Campbell

1 This is a carefully considered and well-written anthropological analysis of an evolving relationship between the government of Botswana, the Norwegian Agency for International Development (NORAD)–the principal donor–, and a diverse group of peoples (and aid recipients) referred to as Bushman/Basarwa/San (by outsiders, including the dominant Tswana ethnic group) or as the “First People of the Kalahari” (by indigenous political spokesmen). The book examines assistance to the San provided under the Bushman Development Programme (1974-1977) and its successor the Remote Area Development Programme (RADP). The name change reflects a substantive change of focus from a concern to meet the needs of “Bushmen” into a general welfare program aimed at the rural poor or “Remote Area Dwellers”. The author was attached to the program as a “NORAD Expert” in the early 1990s.

2 The author provides a theoretical framework to analyze a development program as the outcome of a conflict of interest between a nation state and its indigenous minorities. The relevance of the concept of ethnicity and of “Indigenous Peoples” (IPs) is made by drawing upon the history of Norwegian-Sami relations (one that evolved through stages similar to those in Botswana). This relation informed NORAD thinking even if it was not reflected in its policy towards, and understanding with, Botswana. Thus Part One discusses the relevance of the concept of ethnicity and the ramifications of international recognition of IPs who pose a challenge to the nation state. Part Two provides an overview of literature about IPs, their socio-cultural organization, and the relation between San and Bantu groups in the Kalahari. Part Three describes the evolution of government action towards the San, including donor involvement; while

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Part Four looks at events that occurred after the first international San conference in the region.

3 The Inconvenient Indigenous is a well-documented study that challenges development planners and social scientists to rethink the basic categories and relations that underpin development policy, namely the incompatibility between building a unified and unitary nation through policies and programs that consistently fail to recognize and address the concerns and needs of its ethnic minorities. Saugestad demonstrates the complexity of the issues by exploring the perceptions and actions of the three sets of actors involved. The author argues that the Bantu-majority “has been able, under the guise of a culturally neutral ideology, to establish a cultural hegemony that curbs the possibilities to exert influence for those who do not share the same cultural premises” (p. 35). The net effect has been a process of growing poverty and social marginalization of the San.

4 From the donors’ point of view the key problem derives from the assumption that a development program targeted at “the poor” can assist disadvantaged social groups. As Saugestad shows, in Botswana “the redefinition of the target group stressing marginality and poverty had entirely different implications for the type of processes initiated, and the kind of relationship that was established with the target group” (p. 123). In short, the emphasis shifted away from a concern with the rights of the San to a concern to assimilate them and to make them more like “settled” and “civilized” groups. Furthermore, as the definition of the target group widened, it proved impossible to sustain a focus on the needs of the San with the result that the gulf between the San and better-off groups widened.

5 What of the San? Saugestad observes that to the extent that policy is concerned only to assimilate the San (as clients) and not integrate them as citizens (with rights), the effect is to further marginalize them (one might add, to the point of cultural extinction). Thus a “culture-neutral” policy has failed to address the needs of the San and to deliver sustainable economic benefits to them. RADP has, however, reinforced San dependence on powerful brokers. It is to the authors’ credit that the diverse voices and perspectives of the San are incorporated in the study (these views are also useful to understand her assessment of international assistance to the San).

6 Saugestad has written an important book, the significance of which lies well beyond its contribution to the literature on development or the San. The Inconvenient Indigenous documents the myriad links between donor policies–which are pursued inconsistently and for far too short a period–and recipient government programs, a process that has predictable consequences for the survival of ethnic minorities.

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Schuerkens, Ulricke. – Du Togo allemand aux Togo et Ghana indépendants. Changement social sous régime colonial Paris, L’Harmattan, 2001, 619 p.

Benjamin Nicholas Lawrance

1 With the historiography of Togo as miminal as it is, this new work by Schuerkens should by all accounts be of importance and originality. With the exceptional recent flourish of Ewe and borderland studies, particularly the three excellent works by Emmanuel Akyeamong1, Sandra Greene2 and Paul Nugent 3, there is otherwise comparatively little written about the post-1914 colonial history of Togo. And while the majority of that which does exist is francophone, there is nothing at all, with the sole exception of my recent doctoral thesis4, that does what Schuerkens attempts to do, that is to reunite the partitioned former Germany colony as a unit of anthropological cum historical analysis.

2 In a simple sequential style, the author examines first the German colonial period (1884-1914) with an emphasis on German colonial ideology, the chieftaincy, and the introduction of currency; second, the sojourn of France in Togo (1914-1960), following the traditional historical concern with the implementation of la politique d’association; and finally, the mandate of Britain in Togoland (1914-1957). After extensive deliberations, Schuerkens arrives at the conclusion that as each of the colonial powers had their distinctive interpretations of how to develop their colonial projects, the impact of each regime was marked but distinctly different. In an addendum just as perplexing as it is unexciting, she adds that the regions of German Togoland that came under British “tutelage” maintained a distinctly British developmental model after independence, while those under French mandate tended toward the French model.

3 Reuniting the former German colony is certainly a laudable scholarly objective. Few historians, and sadly even fewer Africanists of a non-historical bent, realize the extent

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of the implications and the impact of the rapid change in colonial administrations in Togo, and to a lesser extent Cameroon. Between 1884 and 1960 certain southern- dwelling Ewe communities (dukowo) lived under six different regimes in the course of one lifetime: 1. German; 2. British occupation; 3. French mandate; 4. Vichy France; 5. French UN Trusteeship; 6. French Union followed by independence. In fact even today there remain alive a few elderly men and women who can recollect the arrest and imprisonment of the German governor in 1914. Indeed an historical study sensitive to the implications of the historical developments on the ground for the our understanding of the “colonial encounter” would be hard pressed to look further a field than southern Togo as a site of complex social historical narratives.

4 Scheurkens displays little interest in the more important historical struggles in colonial Togo, however. How else can one account for the complete absence of any discussion of the Lomé women’s revolt of 1933, the Kabre migrations, the growth of cocoa farming in Akposso/Buem, or the Lawson-Adjigo chieftaincy dispute ? Moreover, while the historiography of Togo is limited and thus a reluctance on the part of the author to engage might otherwise be excused, the historiographical debates concerning the impact of colonialism are rich, rewarding and deeply contested. The recent work of Berry5 on chieftaincy in Ghana, for example, directly pertains to the wider objectives of this study. While Miles’, Asiwaju’s and Nugent’s research6 on borderlands and the choices faced by colonial subjects in frontier zones is another example of a set of key historical debates for which the experience of Togo, and in particular the ethnic groups divided by the mandate border, namely the Ewe, Akposso, Dagomba, Mamprussi and so forth, sheds new and important light.

5 Unfortunately Schuerkens does little to bring to the foreground the complexities of the colonial experience in the very unusual colonial situation afforded by Togo and the lessons learned from it for wider Africanist scholarship. The key fault lies in her exclusive use of colonial archives produced for the League of Nations and United Nations Organization, all of which post-date German rule. Neither archival deposits in Togo and Ghana (which are extensive and accessible) nor oral interviews conducted in the field form part of the analysis. This negligence, coupled with the superabundance of Appendices (pp. 371-603) the vast majority of which are but reprinted official texts, demands that Schuerkens’ work be relegated to old-style positivist colonial history. Furthermore, the organization of the narrative and its heavy emphasis on colonial administrative divisions and justice means that this volume is much better situated among administrative sociology than historical anthropology.

NOTES

1. E. K. AKYEAMPONG, Between the Sea and the Lagoon: An Eco-social History of the Anlo of Southeastern Ghana, c. 1850 to Recent Times, Oxford, James Curry, 2001. 2. S. E. GREENE, Sacred Sites and the Colonial Encounter, Indianapolis, Indiana University Press, 2002.

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3. P. NUGENT, Smugglers, Secessionists and Loyal Citizens on the Ghana-Togo Frontier: The Life of the Borderlands since 1914, Athens, OH, Ohio University Press, 2002. 4. B. N. LAWRANCE, Shaping States, Subverting Frontiers: Social Conflict and Political Consolidation among the Ewe dukowo in the Togoland Mandates, 1919-1945, Ph.D. Thesis, Stanford University, 2002. 5. S. S. BERRY, “Unsettled Accounts: Stool Debts, Chieftaincy Disputes and the Question of Asante Constitutionalism”, Journal of African History, 39, 1998, pp. 39-62. 6. William F. S MILES, Hausaland Divided: Colonialism and Independence in Nigeria and Niger, Ithaca, Cornell University Press, 1994 ; A. I. ASIWAJU, “The Alaketu of Ketu and the Onimeko of Meko: The Changing Status of two Yoruba Rulers under French and British Rule”, in M. CROWDER & O. IKIME (eds.), West African Chiefs: Their Changing Status under Colonial Rule and Independence, New York, Africana Publishing Corp, 1970; and P. NUGENT, “Arbitrary Lines and the People’s Minds: a Dissenting View on Colonial Boundaries in West Africa”, in P. NUGENT & A. I. ASIWAJU (eds.), African Boundaries: Barriers, Conduits and Opportunities, London & New York, Francis Pinter, 1996, pp. 36-41; P. NUGENT & A. I. ASIWAJU (eds.), Western Yorubaland Under European Rule: A Comparative Analysis of French and British Colonialism, London, Longman, 1976.

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Sommers, Marc. – Fear in Bongland. Burundi Refugees in Tanzania New York, Berghahn Books, 2001, p. 216.

René Lemarchand

1 Sur environ trois millions et demi de refugiés enrégistrés dans le continent africain, plus d’un demi-million proviennent du Burundi. L’exode de centaines de milliers de paysans hutu vers les territoires avoisinants est l’une des conséquences les plus tragiques et les plus méconnues des tueries qui, jusqu’à ce jour, ensanglantent le Burundi. De 1965 à 1972 environ 150 000 ont pris la fuite vers la Tanzanie, d’autres vers le Rwanda et le Congo, rejoints en 1993-1994 par un flot d’environ 350 000 Hutu fuyant la terrible répression qui suivit l’assassinat de Melchior Ndadaye. Aujourd’hui, selon les estimations les plus fiables, 350 000 vivent dans l’ouest de la Tanzanie dans les camps aménagés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR)1. À ceux- là s’ajoutent des dizaines de réfugiés non recensés, installés dans diverses localités urbaines, la plupart à Dar-es-Salaam.

2 Trop souvent ignorée des travaux sur les migrations forcées, c’est cette catégorie marginale de refugiés urbains (self-settled urban refugees) d’origine hutu que Marc Sommers s’efforce de sortir de l’ombre, pour en saisir les visages, les psychoses et les angoisses, les représentations qu’ils se font d’eux-mêmes et du monde qui les entoure, les stratégies de survie, et les espoirs que beaucoup nourrissent d’un retour au pays natal. Résultat de vingt mois de travail sur le terrain par un anthropologue déjà familier des problèmes des camps de réfugiés, ce livre aux dimensions modestes ajoute un important complément d’observations à l’ouvrage classique de Liisa Malkki2. En mettant au jour les profondes divisions qui traversent l’univers mental de ces laissés- pour-compte – doublement déracinés – en particulier leur capacité à transposer et reconstruire, dans le cadre urbain de Dar-es-Salaam, leurs appartenances régionales, le travail de Sommers démystifie l’image anonyme et monolithique des réfugiés comme autant de pions identiques les uns aux autres, en même temps qu’il ouvre de nouveaux aperçus sur la dynamique des luttes de factions qui ne cessent de sévir aussi bien en dedans qu’au dehors des camps du HCR.

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3 Kuogopa (avoir peur), kujificha (se cacher) : deux termes qui reviennent constamment dans la bouche de ses principaux informateurs – John, William et James, tous trois « assistants tailleurs » dans une échoppe de Dar-es-Salam – et nous donnent la mesure de leur marginalité : tenaillés par la peur de l’inconnu, contraints à vivre incognito pour échapper aux délateurs, ils ne sont que trop conscients de leur statut de « clandestins ». L’usage du mot Bongoland, qui évoque dans l’argot local (lugha ya wahini) un monde de tracas et de difficultés de toutes sortes, traduit bien la précarité de leur condition. D’où la nécessité d’entretenir des relations de confiance avec des protecteurs, et l’importance des réseaux d’amis pour souder de nouvelles solidarités. Réapparaît ainsi, dans le contexte de la clandestinité urbaine, ce trait caractéristique de la société traditionelle que sont les relations de patron à client. L’église pentacostale de Dar-es-Salaam n’est pas seulement un lieu de « patronage » privilégié ; c’est aussi l’institution autour de laquelle se tissent de nouveaux réseaux. Mais cela n’exclut aucunement le recours à des stratégies de survie. Celles-ci sont régies par un certain nombre de règlements tacites : « [N]e jamais mentionner quoi que ce soit à propos du statut de réfugié », « identifier les visiteurs », « observer les conventions du pays d’accueil », « beaucoup mentir », « donner des réponses vagues » (pp. 139-141). Mieux que personne, les « tailleurs assistants » de Sommers ont maîtrisé les règles de la « débrouille ».

4 Comme le souligne l’auteur, cette peur quasi-permanente et obsessionnelle qui fait partie du quotidien des clandestins – de ceux qu’il appelle « undercover urbanites » – est profondément enracinée dans l’histoire du Burundi. Les horreurs du génocide de 1972 continuent à accaparer la conscience collective des réfugiés, à nourrir leurs craintes et leurs phantasmes, à définir leur attitude vis-à-vis de l’Autre, le Tutsi, incarnation du mal. Sommers s’inspire ici largement de la contribution de Liisa Malkki. En proposant la notion d’histoire-mythe (mythico-histories) pour mettre en lumière l’enchevêtrement de la réalité et de la fiction dans le contexte des récits de rescapés des massacres de 1972, Malkki ouvre à l’auteur de nouvelles pistes de recherches. Laissant de coté la question de savoir si ces mythico-histories sont une stratégie d’origine « Palipehutiste »3 destinée à convaincre l’enquêteur ou un fait social enraciné dans la conscience des locuteurs, Sommers s’interroge sur le discours des « sous-ethnicités » (« sub- ethnicities ») régionales.

5 Son analyse met au jour un clivage persistant entre ce qu’il appelle les Imbo et les Banyaruguru, les uns originaires de la plaine lacustre (Imbo) et les autres des hauts plateaux du nord du Burundi. Dans ce contexte, le terme Banyaruguru intrigue quelque peu le lecteur, dans la mesure où les Banyaruguru se rapportent essentiellement à un sous-groupe tutsi dans l’historiographie du pays. Mais cela n’invalide pas nécessairement la thèse de l’auteur. L’émergence de prismes identitaires inédits, nés des contraintes de l’environnement, n’est pas un phénomène nouveau. C’est plutôt dans la forme que revêt ce phénomène dans le contexte urbain de Dar-es-Salaam que réside la nouveauté. Pour Sommers, le clivage imbo-banyaruguru correspond à des représentations culturelles distinctes – les Imbo se réclamant d’une plus grande pureté ethnique en tant que Hutu par rapport aux Banyaruguru, plus vulnérables aux influences tutsi – sur lesquelles se superposent des sensibilités politiques différentes, les uns (Imbo) apparemment plus proches du parti Ubumwe (Unité) et les autres du Palipehutu. On ne peut s’empêcher d’accueillir avec un certain scepticisme l’argument selon lequel l’attirance des Banyaruguru pour le Palipehutu irait de pair avec leur

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proximité géographique et culturelle avec les Tutsi. Mais si l’argument ne convainc guère au niveau de l’analyse, celui-ci n’est probablement pas dénué de signification lorsqu’on le replace dans l’imaginaire des luttes de factions au sein de la diaspora urbaine. En mettant l’accent sur les formes de représentation qui opposent un sous- groupe à un autre, l’auteur dévoile en même temps les modes de causalité qui émergent de l’imaginaire politique des uns et des autres.

6 L’argument de Sommers demanderait à être confronté à la thèse « révisionniste » développée par Simon Turner dans son enquête sur le camp de réfugiés de Lukole4, à savoir que la notion d’une « mythico-history » univoque, et de tendance palipehutiste, ne prend pas suffisamment en compte les différentes formes d’imaginaire politique entretenues par les luttes de factions. Sans entrer dans une plus longue discussion, alors que pour Maalki les récits du génocide de 1972 conditionnent l’engagement politique, pour Turner ce sont les luttes d’influence au sein des camps de réfugiés qui déterminent la forme et le contenu des récits.

7 L’apport de Marc Sommers à notre compréhension de l’univers des réfugiés va bien au delà de la description minutieuse, parfois émouvante, du vécu quotidien de ses informateurs ; il se situe également au niveau de l’analyse théorique dans la mesure où il complète, sans nécessairement infirmer, l’argumentaire de Liisa Malkki. Pour ceux d’entre nous qui s’intéressent à l’avenir du Burundi, et que ne cesse d’inquiéter la fragmentation et l’âpreté des luttes de factions entre « bandes armées » hutu, parmi lesquelles opèrent de nombreux réfugiés en provenance de la Tanzanie, le livre de Sommers ouvre de nouvelles et fascinantes voies de recherche.

NOTES

1. On doit souligner que ce chiffre ne comprend pas les descendants des 150 000 réfugiés du génocide de 1972, aujourd’hui privés de l’assistanat du HCR ; en tout c’est à environ 400 000 que se chiffre la population globale des réfugiés de 1972, répartie en grande partie dans les camps d’Ulyankulu, Katumba et Mishamo, dans l’est de la Tanzanie. environ 2 000 naissances sont enregistrées mensuellement dans les camps de réfugiés du HCR, et probablement autant dans les autres. Je dois cette information à Joel Frushone du US Committee for Refugees. 2. L. H. MALKII, Purity and Exile : Violence, Memory, and National Cosmology among Hutu Refugees in Tanzania, Chicago, University of Chicago Press, 1995. 3. Référence au Parti pour la Libération du peuple hutu (Palipehutu), connu pour sa tendance « ethniciste », fondé en 1980 par Rémy Gahutu. 4. Simon TURNER, The Barriers of Innocence : Humanitarian Intervention and Political Imagination in a Refugee Camp for Burundians in Tanzania (Ph.D. Dissertation, International Development Studies, Roskilde University, décembre 2002). Il est à souhaiter que cet excellent travail soit bientôt accessible sous forme de publication.

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Surgy, Albert de. — Le phénomène pentecôtiste en Afrique noire. Le cas béninois Paris, L’Harmattan, 2001, 469 p.

Christine Henry

1 Ce livre est le deuxième d’une série de trois que A. de Surgy consacre au christianisme béninois. Le premier, déjà paru chez Karthala, traite du christianisme céleste comme exemple des Églises qualifiées par l’auteur de « prophétiques », c’est-à-dire qui mettent l’accent sur le don de prophétie et comportent dans leur hiérarchie une classe de visionnaires. Le deuxième, dont il s’agit ici, rend compte d’Églises « de caractère pentecôtiste ». Le troisième, paru chez L’Harmattan en 2002, est consacré aux Églises trop originales pour se laisser ranger dans l’une ou l’autre de ces catégories. On comprend qu’il n’y a pas vraiment de principe analytique à la source de la classification que l’auteur opère dans le champ considéré. Le terme « pentecôtiste » étant utilisé dans son sens large (et non historique), on peut se demander en quoi les Églises que l’auteur appelle « prophétiques » sont moins « pentecôtistes » que d’autres ? Il faut reconnaître que la classification adoptée recouvre un usage local : les Églises dont il est question dans ce livre sont celles que les Béninois appellent « évangéliques ». En dehors du Renouveau charismatique catholique dont l’auteur traite également dans cet ouvrage, les Églises considérées ont en commun d’appartenir à la mouvance protestante, de se ressembler en de nombreux points et d’entretenir entre elles de nombreux liens. Les fidèles de ces Églises évangéliques, qui naviguent volontiers de l’une à l’autre, fréquentent les mêmes librairies chrétiennes, les mêmes campagnes d’évangélisation, suivent des pasteurs formés dans les mêmes centres bibliques, écoutent les mêmes prédicateurs venus de l’étranger et la même radio : Radio Maranatha, un puissant véhicule de la doxa évangélique dont il n’est malheureusement pas question dans cet ouvrage. Certaines Églises sont de création ancienne, d’autres récente ; beaucoup sont d’origine étrangère, d’autres sont nées localement de scissions d’Églises préexistantes. Dans cette multitude changeante, A. de Surgy trace une ligne de partage entre les Églises « modérées dans leur liturgie et leurs activités », qui « mettent surtout l’accent

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sur l’enseignement et sur l’intériorité de la foi » et celles, souvent qualifiées de « chaudes » et « vivantes », « soucieuses d’efficacité et enclines à l’ostentation » qui « mettent l’accent sur les manifestations spirituelles et les “miracles” » (p. 15). L’auteur nous prévient que sans négliger les premières il traitera surtout des secondes.

2 Un premier chapitre, intitulé « L’implantation des Églises pentecôtistes et évangéliques » (pp. 17-62), brosse rapidement l’historique d’un grand nombre de dénominations sans permettre au lecteur de comprendre ce qui sous-tend la dynamique du mouvement évangélique béninois. Ensuite l’auteur développe en autant de chapitres la série de thèmes suivante : les motifs de la conversion, la doctrine, les cultes, la guérison, les campagnes d’évangélisation, les miracles. L’exposé est moins illustré que bâti de nombreux extraits d’entretiens, de témoignages, de prédications ou de prières. Au fil des pages, le lecteur fréquente toute une faune de fidèles et de pasteurs et s’instruit à leur contact autant des problèmes quotidiens des Béninois que des activités de leurs Églises. Ces témoignages sont la partie la plus intéressante de l’ouvrage au point que l’on déplore parfois que l’auteur poursuive le fil de son discours et ne nous fasse pas entrer plus avant dans le vécu de ses interlocuteurs. L’appartenance ecclésiale du locuteur cité est toujours mentionnée, on peut ainsi constater qu’une grande quantité d’exemples provient de l’Église Monde pour Christ. On se prend à regretter que l’auteur n’ait pas choisi, comme pour le premier volume de la série, de traiter d’une Église particulière comme exemple des Églises évangéliques, ce qui aurait évité certaines généralisations dont la portée est réduite par l’existence de contre-exemples.

3 On apprendra sans étonnement que rares sont les fidèles qui ont adhéré à une Église pour des raisons de doctrine ; le plus souvent c’est pour résoudre une difficulté, guérir d’une maladie ou d’un mal-être, que, sur les conseils d’un ami ou d’un membre de sa famille, une personne se présente sur une paroisse. Il est plus surprenant d’apprendre que la plupart des pasteurs ou membres de l’encadrement, que l’auteur appelle « serviteurs de Dieu », le deviennent à la suite d’une « élection » divine se manifestant le plus souvent par une vision. Ce fait, s’il est vraiment avéré pour la majorité des cadres, rendrait encore plus artificielle l’analyse séparée des Églises évangéliques et de celles dites prophétiques.

4 Au fil des chapitres, le lecteur suit le fidèle tout au long des nombreux cultes qu’il fréquente : cultes du dimanche, cultes d’intercession, de guérison, dans les campagnes d’évangélisation et dans les rassemblements internationaux qu’organisent ces Églises toujours soucieuses de « réveiller » leurs brebis. Un important corpus de données nous est ainsi présenté, que malheureusement l’auteur jalonne de réflexions qui sont plus souvent des jugements de valeur que des analyses.

5 Un dernier chapitre dégage ce qui, pour l’auteur, semble être les trois préoccupations majeures de ces dénominations : le Diable, l’argent et leur insertion dans la société. Il laisse aussi le lecteur sur sa faim. En ce qui concerne le troisième thème, cette partie reprend un article, paru en 2000, chez Karthala, dans l’ouvrage collectif de A. Corten et A. Mary : Imaginaires politiques et pentecôtistes, qui était déjà très insuffisant sur le sujet. Par exemple, bien que l’auteur signale que Mathieu Kérékou, le chef de l’État, est revenu sur la scène politique en converti d’une Église évangélique, rien dans son ouvrage ne permet de comprendre les raisons d’un tel fait ni d’en apercevoir ses inévitables prolongements et conséquences. Comme pour le domaine politique aucune information ne nous est donnée sur les relations de ces Églises avec la sphère

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économique alors que la doctrine de la prospérité qui, depuis les États-Unis, a gagné le mouvement pentecôtiste béninois n’est pas sans conséquence sur la position des fidèles.

6 Enfin, une conclusion nous livre l’opinion de l’auteur sur ces Églises, opinion qui était déjà de manière plus ponctuelle présente au travers de l’ensemble du livre. Au début de l’ouvrage, A. de Surgy nous avait dit que son « premier souci [était] d’apporter au public une information qui lui manque pour apprécier sans préjugé le phénomène religieux contemporain en Afrique Noire » (p. 8). Ce public-là peut sans état d’âme refermer le livre en se dispensant de lire la conclusion qui d’ailleurs ne lui est pas adressée. En effet, elle est destinée à tous ces chrétiens évangéliques béninois qui l’ont « accueilli comme des frères », afin qu’ils puissent « faire retour sur eux-mêmes pour s’interroger tant sur les buts qu’ils poursuivent que sur la puissance qui les pousse à aller de l’avant » (p. 431). A. de Surgy a une foi chrétienne et à partir d’elle une conception de ce que la foi chrétienne devrait être au Bénin qui n’est pas celle des évangéliques, et, en cela bien semblable à ses « frères en Christ », il trouve la sienne supérieure à la leur. Cette dispute (ou soliloque ?) théologique n’aurait pas dû trouver sa place dans un ouvrage scientifique.

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Vincent, Jeanne-Françoise. – Femmes beti entre deux mondes. Entretiens dans la forêt du Cameroun Préfaces de Françoise Héritier et de Denise Paulme. Paris, Karthala, 2001, 242 p., photos.

Michèle Dacher

1 Jeanne-Françoise Vincent avait réalisé de 1967 à 1971 dix-sept entretiens avec des femmes beti, travail qui avait été publié en 1976 sous le titre Traditions et transitions : entretiens avec des femmes beti du Sud-Cameroun, Berger-Levrault-ORSTOM. Comme on lui en proposait une réédition en 1998, elle résolut d’y ajouter une nouvelle série d’interviews qui permettrait de mesurer l’évolution des femmes beti durant ces trente dernières années. J.-F. Vincent a choisi de nous livrer « nature » les vingt-sept entretiens menés avec ces villageoises, âgées pour la plupart, afin de restituer leur spontanéité et l’extraordinaire liberté de pensée et d’expression dont elles témoignent. Les questions de l’enquêtrice furent suffisamment ouvertes pour laisser aux informatrices une relative liberté quant aux choix des thèmes qui leur tenaient le plus à cœur et une totale liberté quant à leurs appréciations, ce qui autorisa un large éventail de réponses nuancées et même contradictoires.

2 Pour faciliter la lecture de ce matériau brut, forcément répétitif, Jeanne-Françoise Vincent a rédigé une synthèse des entretiens de 1967-1971 regroupant les sujets abordés et les opinions émises. Se dessine ainsi un tableau de la société beti telle qu’elle fonctionnait à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. De même, elle a écrit une post-face aux entretiens de 1998 en indiquant les enseignements de ces nouveaux témoignages : elle montre les convergences avec les conversations anciennes et souligne les attitudes nouvelles qui révèlent l’évolution de la mentalité féminine beti. Enfin, un index extrêmement précis permet de retrouver toutes les occurrences où chaque sujet fut abordé.

3 Le thème favori des femmes concerne leur situation au sein de la société traditionnelle et particulièrement leur condition d’épouse. Mariées par leurs parents, elles étaient

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généralement livrées à la famille de leur mari vers cinq ou six ans et élevées chez lui. Les relations conjugales commençaient lorsqu’elles avaient été réglées cinq fois et elles prenaient fin sur leur initiative, dès qu’elles étaient ménopausées. Au début du siècle la grande polygamie était très importante, les femmes pouvaient être prêtées, données en gage, abandonnées, elles n’avaient aucun droit à la parole, elles pouvaient subir quantité de mauvais traitements, y compris être mises à mort pour accompagner leur défunt mari dans l’autre monde : elles étaient traitées, disent-elles, comme des esclaves ou des animaux. L’arrivée des missionnaires allemands, puis français, changea leur statut et leurs conditions de vie : le catholicisme leur a donné leur dignité de femmes. Malgré tout, quelques-unes regrettent certains aspects positifs qu’elles associent à cette époque ancienne : convivialité, entraide, respect des jeunes pour les adultes, harmonie des rapports sociaux, mais aussi abondance des nourritures (gibier, poissons, fruits), joie, danse, gaîté...

4 Le deuxième thème abordé, davantage, semble-t-il, sur l’initiative de l’enquêtrice, concerne les anciens rites féminins. Le plus important, le plus ancien et le plus répandu était le mevungu, rite de purification pratiqué lorsque les malheurs s’accumulaient dans un village ou sur une personne : baisse de la natalité, mort des enfants, baisse du rendement des plantations, accroissement des vols. Il était dirigé par une cheftaine à qui on reconnaissait la possession d’un evu puissant, un pouvoir qui pouvait être négatif (sorcellerie) ou positif (don de voyance). Dans ces rites, strictement interdits aux hommes, la féminité était exaltée. La guérison de celles à qui on attribuait la responsabilité de leur malheur et l’initiation des postulantes, partie la plus secrète du rituel, étaient suivies d’une grande fête ouverte à tous. Il existait d’autres rites féminins de disculpation pour les femmes accusées de sorcellerie (le ngas) ou d’initiation à la sexualité (l’onguda).

5 Les croyances dans la magie et la sorcellerie s’articulaient autour de l’evu, la « glande de la sorcellerie » possédée par chacun, mais qui restait endormie si elle n’était pas activée par un autre possesseur d’evu. Pour certaines informatrices, il n’existe qu’une espèce d’evu, forcément mauvaise ; pour d’autres, l’evu pouvait être une source de puissance bénéfique, ainsi de celui possédé par les chefs, les cheftaines du rite mevungu, les guérisseurs, ou les prêtres catholiques.

6 Un autre thème très intéressant concerne les réactions à la christianisation, laquelle intervint dès le début du siècle avec l’arrivée des missionnaires. Ceux-ci endoctrinèrent en priorité les enfants et les femmes ; ils interdirent toutes les croyances et les pratiques traditionnelles, qui ne méritaient pas à leurs yeux le nom de religion, ainsi que la polygamie, au grand dam des hommes et à l’avantage des femmes ; ils placèrent un certain nombre d’entre elles dans les sixa, ces internats agricoles où elles travaillaient très dur au profit de la mission, apprenaient la « doctrine » et se mariaient chrétiennement, échappant ainsi à des unions non désirées. Quelles que soient les raisons avancées de la christianisation massive et relativement rapide de la population, on a du mal à comprendre pourquoi les hommes, qui étaient d’une part les dominants de la société et d’autre part les grands perdants de ce bouleversement social, n’empêchèrent pas leurs femmes et leurs enfants de s’approcher des prêtres et pourquoi, ils se laissèrent convertir à leur suite. Bien que les femmes soient toutes en faveur de la monogamie, certaines se demandent si elle ne constitue pas une des causes de l’inflation actuelle des prestations matrimoniales – ce que les maris font « payer » à

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leur femme – de l’inconduite des jeunes filles, de la montée de l’individualisme, bref de tous les maux de la société contemporaine.

7 Les entretiens de 1998 révèlent que, trente ans plus tard, les femmes sont préoccupées par les mêmes questions que leurs mères ou grands-mères, mais que leurs attitudes ont subtilement évolué. Inquiètes des maux de la société actuelle, elles portent un regard moins négatif sur la société ancienne, considérant par exemple que les femmes d’aujourd’hui travaillent plus qu’autrefois. Elles déplorent que, malgré l’interdiction de l’Église, la polygamie n’ait pas disparu. Toutes estiment que le christianisme les a libérées. Cependant, en ce qui concerne leurs croyances et leurs rites anciens, quelques-unes osent maintenant penser que le christianisme a peut-être eu tort de tout détruire, car finalement les Beti eux aussi croyaient en un Dieu suprême, ils avaient une vraie religion dans laquelle ils se sentaient en communion avec la nature, relation qu’ils n’ont pas retrouvée dans le catholicisme. Toutes croient toujours à la puissance meurtrière de l’evu. Beaucoup pensent que la sorcellerie s’est adaptée à la société moderne (les sorciers sont maintenant capables de se rendre en une nuit en Europe pour assister à un match international de football !), qu’elle s’est globalement accrue et qu’elle est définitivement liée à la nature humaine. Mais la plupart estiment qu’il existe aussi de bons evu, tel celui des prêtres, et que l’evu suprême pourrait bien être le Saint- Esprit. Celui-ci n’est toutefois pas capable de protéger contre la sorcellerie et le baptême n’empêche ni d’être sorcier ni d’être ensorcelé. Ainsi les croyances traditionnelles continuent d’exister vigoureusement à côté du dogme catholique, ébauchant parfois un début de syncrétisme. En conclusion, les femmes de 1998 sont beaucoup moins sûres que leur mère que les changements actuels constituent un progrès. Par ailleurs, l’auteur souligne une constante d’une génération à l’autre : le désintérêt pour la sexualité.

8 Pour le lecteur africaniste, il est passionnant de comparer le vécu de ces femmes avec ce qu’il connaît dans d’autres sociétés : il peut y découvrir d’étonnantes convergences de la pensée africaine (par exemple sur les catégories causales de l’infortune), aussi bien que des attitudes sociales très différentes (par exemple en ce qui concerne les réactions à la christianisation).

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